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-The Project Gutenberg eBook of Feuilles mortes, by Jacques Morel
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Feuilles mortes
-
-Author: Jacques Morel
-
-Illustrator: Casimacker
-
-Release Date: November 23, 2021 [eBook #66805]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at
- https://www.pgdp.net (This book was produced from images made
- available by the HathiTrust Digital Library.)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FEUILLES MORTES ***
-
-
-
-
- “Petite Bibliothèque de la Famille”
-
- JACQUES MOREL
-
- Feuilles Mortes
-
- ROMAN ILLUSTRÉ
- D’après les dessins de CASIMACKER
-
- [Illustration]
-
- PARIS
- LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
- 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
-
- Droits de propriété et de traduction réservés
-
-
-
-
-ROMANS PUBLIÉS DANS CETTE COLLECTION
-
-Brochés: 3 fr. 50.--Cartonnés: 5 fr.
-
-
- Un Peu, Beaucoup, Passionnément (Couronné par
- l’Académie Française) par Mme Lescot.
- Fêlure d’Ame par Mme Lescot.
- Les Vaines promesses par Mme Lescot.
- Au Lys d’Argent par Fr. Deschamps.
- Ordre du Roi par G. de Beauregard.
- Insaisissable Amour par Marion Crawford.
- Le Baiser sur la Terrasse par Marion Crawford.
- Le Beau Fernand (Couronné par l’Acad. Franç.) par Mme de Bovet.
- Les Retours du Cœur par J.-H. Rosny, de l’Académie des Goncourt.
- Mademoiselle Mignon par J.-S. Winter.
- Une Reine des Fromages et de la Crème par Mme de Longgarde.
- Jouets du Destin par Mme de Longgarde.
- Une Réputation sans tache par Mme de Longgarde.
- Le Supplice d’une Mère par Arthur Dourliac.
- Liette par Arthur Dourliac.
- Bibelot par May Armand Blanc.
- La Maison des Roses par May Armand Blanc.
- Aimer c’est vaincre par Mme P. Caro.
- Muets Aveux (Couronné par l’Acad. Franç.) par Jacques Morel.
- Kernevez (Couronné par l’Acad. Franç.) par Mlle Pape-Carpantier.
- L’Oiseleur par Mlle Béatrice Harraden.
- L’Eau dormante par Mlle Blanche Legrand.
- L’Amour fait peur par Mlle Blanche Legrand.
- Micheline par Augustin Filon.
- L’Affaire Leavenworth par A.-K. Green.
- Femme de Lettres par Mary Floran.
- Le Roman d’un Loyaliste par Miss Jewett.
- La Bienfaitrice par Mlle Louise Zeyss.
- L’Orgueilleuse Beauté par Mme Albérich-Chabrol.
- L’Offensive (Cour. par l’Acad. Franç.) par Mme Albérich-Chabrol.
- Part à Deux par Mme Albérich-Chabrol.
- Les Medlicotts par Curtis Yorke.
- Le Mirage par Paul Béral.
- De Peur d’Aimer par Mme Albérich-Chabrol.
- Le Choix de Ginette par Mlle C. Trouessart.
- Au Plus Digne par Mme Albérich-Chabrol.
- L’Enfant Millionnaire par Katharina Green.
- La Tabatière du Cardinal par Henry Harland.
- Coupable par W. Le Queux.
- Ma Grande par Paul Margueritte.
- Haine de Femme par Marion Crawford.
- Le Sequin d’Or par Anne Osmont.
- Criminelle par Amour par Mlle L. Zeyss.
- Le Voueur par M. Ch. Géniaux.
- Le Trèfle Rouge par Norbert Sevestre.
- Nicole à Marie par Gaston Bergeret.
- Mirage de Bonheur par Camille Pert.
- L’Inutile Route par M. La Bruyère.
- Le Patrimoine Perdu par Anthony Hope.
- Le Destin d’Hélène par Jean Relecq.
- Les Demoiselles du Noël Fleuri par Blanche Legrand.
- Maison Hantée par Maryan.
-
-
-
-
-[Illustration]
-
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-
-
-_Feuilles Mortes_
-
-
-Juin 1907.
-
-Aujourd’hui j’ai quarante ans--l’âge où une femme ne reste jeune qu’à
-condition de le vouloir passionnément. Moi je ne veux rien. Je me laisse
-aller au fil des jours, m’efforçant de ne pas trop penser et de vivre
-tranquillement ma vie présente. Sans doute ma réputation d’indifférence
-aux vanités féminines doit être bien établie, car tout à l’heure, en
-visite, une jeune mariée de vingt-deux ans, un peu bébête, s’est écriée
-sans penser à mal: «On dit que vous avez été si jolie!»
-
-«On dit...» Ce mot m’a fait rêver. Restée seule après le départ de ma
-petite oie blanche, je me suis approchée de la glace, et, sans
-amertume--mais aussi, je l’avoue, sans aucun plaisir--j’ai cherché à
-retrouver dans mes traits fanés le visage rayonnant de jadis, dans mes
-bandeaux au ton de vermeil éteint, d’argent qui se dédore, les cheveux
-blonds si brillants et si doux. Ma peau s’est plissée de mille rides
-imperceptibles, mes dents ont perdu leur éclat, mon teint, d’un rose
-délicat, a tourné au jaune pâle--je ressemble à un de ces pastels mal
-encadrés dont le soleil et la poussière ont mangé la couleur et terni le
-velouté: quelque chose s’est fêlé dans la paroi trop mince qui me
-protégeait de la vie, dans le verre transparent et fragile de mon
-bonheur. Et je songe à la petite Geneviève aux yeux bleus, aux joues
-rondes, dont le regard curieux interrogeait l’avenir avec tant de
-confiance.
-
-Dois-je le raconter, cet avenir d’alors, devenu mon passé? Parfois je me
-dis qu’il vaudrait mieux oublier. Alors je ferme mon âme aux souvenirs,
-j’écarte loyalement les regrets stériles. Mais à ce jeu, mon cœur se
-vide: joies, tendresses, douleurs d’autrefois--chaque jour je les sens
-qui se dessèchent un peu plus, qui se détachent de moi comme des
-feuilles mortes menacées par le vent de l’oubli. Est-ce donc si mal de
-les ramasser une à une, à mesure qu’elles tombent, pour pouvoir, quand
-je serai très vieille, en respirer encore l’odeur mélancolique--pour
-être sûre que _cela_, du moins, me restera toujours?
-
-
-
-
-I
-
-
-Mon enfance est très loin, très vague; je me rappelle les gens et les
-choses, mais rien d’intime, de personnel--pas de ces terreurs nerveuses,
-de ces chagrins violents qui laissent des traces profondes. Une petite
-vie tout unie, calme comme la figure de Julie, que je retrouve mêlée à
-tous les menus événements de mon existence--une figure sans âge, avec un
-bon regard dans un masque couturé par la petite vérole. Telle elle
-m’apparaît aujourd’hui, à soixante-sept ans, telle--ou à peu près--elle
-devait être à vingt-sept ou vingt-huit lorsque, papa étant resté
-veuf--ma mère venait de mourir en me mettant au monde après dix années
-de mariage--personne ne s’étonna de voir Julie demeurer près d’un homme
-encore jeune et s’installer dans ses fonctions de bonne à tout faire,
-auxquelles elle adjoignit en mon honneur celles de nourrice sèche.
-
-Je me souviens d’un lapin blanc en verre filé dont les yeux rouges me
-ravissaient d’admiration et qu’on me donnait pour jouer, le matin, dans
-mon lit,--d’une promenade au Luxembourg pendant laquelle une petite
-fille qui courait avec moi sur la terrasse s’arrêta tout à coup et me
-demanda: «Pourquoi tu n’as pas de maman?» La question m’humilia, sans
-m’attrister, et je répondis fièrement: «J’en ai une, seulement elle est
-en portrait et papa met des fleurs devant.» Ce fut tout. Jamais je
-n’avais pensé qu’une maman en chair et en os pût être indispensable à
-l’existence.
-
-Quoi encore? Mon entrée à la pension de Mme Laurent, une veuve qui
-habitait notre maison. Je venais d’avoir six ans; les boutons de mon
-tablier noir s’accrochaient dans mes boucles, par derrière, et me
-tiraient les cheveux toutes les fois que je baissais la tête--j’avais
-très peur et un peu envie de pleurer, Mme Laurent me prit la main et me
-conduisit à ma place en disant: «Asseyez-vous là, ma petite Geneviève.»
-Au son de sa voix, mon cœur se fondit d’admiration et de respect. J’ai
-su depuis qu’elle était vulgaire et boulotte, qu’elle louchait
-affreusement, qu’elle possédait tout juste son brevet simple et que son
-prétendu veuvage cachait une triste histoire de jeunesse. Mais pendant
-longtemps, elle incarna pour moi ce qu’il y a de plus beau, de plus
-savant et de meilleur.
-
-Les années se passent; je me vois, un soir d’hiver, assise dans notre
-salle à manger, apprenant l’_Histoire ecclésiastique_ de l’abbé
-Gautier--un vilain livre cartonné, veiné de rose et de jaunâtre. «Qui
-était Tertullien?» La question est imprimée en italique. Et je répète
-tout haut avec ardeur: «Tertullien était un prêtre de Carthage qui passa
-à Rome durant les persécutions de l’empereur Sévère et y défendit les
-chrétiens avec une éloquence et une érudition rares... Tertullien était
-un prêtre... etc.» Près de moi, Julie tricote, silencieuse et placide,
-mais je devine qu’elle m’admire--sans comprendre évidemment «qui était
-Tertullien.» Devant le poêle allumé, des châtaignes bouillottent
-doucement dans un pot de terre brune; par la porte entr’ouverte arrive
-une bonne odeur de bouillon, et Julie quitte de temps en temps son
-tricot pour aller surveiller les œufs au lait qui «prennent» sur le
-couvercle de la marmite--combinaison économique qui a l’avantage d’user
-le moins de charbon possible et l’inconvénient de communiquer à la crème
-une légère saveur de viande bouillie. Comme je ne connais pas d’autre
-mode de cuisson, je m’imagine que c’est là le goût particulier des œufs
-au lait, et je ne les aime pas beaucoup. En revanche, j’adore les
-châtaignes, et je les couve de l’œil tout en passant de Tertullien à
-Origène. Mais voilà le bruit de la clef dans la serrure: c’est papa qui
-rentre. Bien vite je saute à bas de ma chaise et je cours dans
-l’antichambre en criant: «Papa, je sais très bien mon _Histoire
-ecclésiastique_, et il y a des marrons bouillis!...»
-
-Maintenant j’ai douze ans, et papa commence à s’inquiéter de «mes
-études.» La méthode de la pauvre Mme Laurent lui semble incohérente et
-décousue: je suis très ferrée sur les Pères de l’Église, mais j’ignore
-les premiers éléments de la littérature française; je connais par leurs
-noms--et quels noms!--toutes les figures de rhétorique, mais je n’ai que
-de vagues notions d’histoire naturelle. Mon admiration pour le phénix
-des maîtresses faiblit un peu; quelques coups de sonde, naïvement jetés,
-m’ont révélé dans ses connaissances des lacunes graves--notamment le
-jour où elle n’a pas pu m’expliquer le sens du mot «ubiquité». «Il faut
-trouver autre chose...» dit Papa. Cette petite phrase a des résultats
-prodigieux. Adieu les bouquins surannés de l’abbé Gautier, adieu les
-tabliers noirs, les pupitres peints en acajou, les notes de conduite,
-d’«ordre et tenue». Je ne suis plus une écolière; je travaille seule à
-la maison, dans de jolis livres aux couleurs gaies, en mettant mes
-coudes sur la table tant que je veux, et, deux fois par semaine, Julie
-me conduit au cours de Mlle Verdy...
-
-Chère Mlle Verdy! Même encore aujourd’hui, après vingt-huit ans, je n’ai
-qu’à fermer les yeux pour évoquer sa haute silhouette, son port de tête
-un peu altier, sa figure aux traits trop grands, son sourire moqueur et
-bon--la bouche de Voltaire avec des yeux d’une douceur infinie, des yeux
-pétillants de malice et brillants de tendresse, des yeux myopes qui
-savaient voir tout au fond des âmes. Comme elle les connaissait, nos
-âmes d’enfants, comme elle s’entendait à les manier sans heurt et sans
-bruit! Pas de grandes phrases, jamais un mot de morale: une petite tape
-sur l’épaule, un baiser bien chaud et bien maternel--parfois une façon
-gentille et drôle de «blaguer» les plus sottes--et voilà les vanités à
-bas, les paresses secouées, les cœurs, surtout, conquis, subjugués.
-Jusqu’alors, je n’avais été qu’une enfant douce, un peu sauvage,
-outrageusement gâtée par Julie, adorée par mon père qui gémissait de me
-voir trop peu--ses fonctions de sous-chef à l’administration des
-Finances le tenaient absent neuf heures par jour--sans grande direction
-morale, poussant droit malgré tout comme une petite plante saine. Avec
-Mlle Verdy je connus «l’idéal». Oui, en vérité, de douze à dix-huit ans,
-j’ai remué plus de pensées généreuses, j’ai fait plus de pas sur le
-chemin de la perfection que dans tout le reste de mon existence. Et si,
-par la suite, ce beau feu s’est ralenti, s’il m’est arrivé de sourire en
-pensant à mes enthousiasmes d’alors, du moins j’ai gardé de ces années
-le «coup de pouce» indélébile, l’empreinte qui ne s’efface jamais.
-
-Il me semble que c’était hier... Voici la salle de cours, claire et
-gaie, les deux fenêtres ouvrant sur un jardin où, l’été, on entendait
-glousser des poules; voici la grande table verte et la place où
-s’asseyait Mlle Verdy, tandis que nous lisions tout haut nos
-devoirs--pauvres devoirs de petites filles, trop souvent semés de
-phrases emphatiques et creuses. Nous lisions d’une voix tremblante, en
-jetant des regards éperdus vers ce long visage austère, impassible en
-apparence; nous lisions--soudain la bouche railleuse se plissait, l’œil
-brun s’allumait gaîment, et pan!--d’un coup d’épingle nos belles
-périodes boursouflées crevaient, s’étalaient en loques piteuses... A ce
-régime, les pédantes guérissaient vite. Mais aussi, pour les timides,
-que d’encouragements, que de paroles bienveillantes! Et parfois le mot
-ardemment attendu: «C’est bien, vous êtes une bonne fille...» Après
-cette louange suprême, rien ne pouvait plus nous émouvoir; nous planions
-au-dessus des vanités de ce monde, et si l’Académie en corps était venue
-nous offrir ses félicitations, nous l’aurions reçue avec indifférence...
-
-Six années pendant lesquelles j’ai connu le bonheur complet deux fois
-par semaine--c’est beaucoup, peut-être, pour une seule vie... L’autre
-jour, je passais devant la chère vieille maison d’où Mlle Verdy a
-disparu depuis longtemps, hélas! En levant les yeux vers le second
-étage, j’ai vu des fenêtres dégarnies, un large écriteau: la tentation
-m’a prise de ressusciter le meilleur de ma jeunesse, et j’ai demandé à
-visiter l’appartement. Quand je me suis trouvée dans l’escalier large et
-nu, que j’ai senti sous mes pieds les marches de pierre inégales, sous
-ma main le froid grenu de la rampe en fer forgé, le passé m’a ressaisie
-brusquement--j’ai cru me revoir, fillette de quinze ans, escaladant ces
-mêmes étages quatre à quatre, mes cheveux dans le dos et ma serviette
-sous le bras... Mais, sitôt les portes ouvertes, dès le seuil de
-l’antichambre, mes illusions se sont envolées. D’autres gens avaient
-vécu là, semant des souvenirs étrangers aux miens, perçant des portes
-dans _mes_ murs, cachant _mes_ papiers sous des tentures
-«modern-style»--jusqu’au pauvre jardin détruit, remplacé par des
-bâtiments vitrés d’où montait un brouhaha de voix et de rires, mêlé à
-une odeur de pipe. «Oh! qu’est-ce qu’on a fait des arbres?... et les
-poules?...» A ces mots presque involontaires, la concierge qui suivait,
-bavarde et empressée, m’a lancé un regard soupçonneux: «Des poules,
-Madame? Je n’en ai jamais connu ici; nous n’avons que des apprentis
-graveurs, des jeunes gens bien convenables... Voilà déjà trois dames qui
-me parlent des poules, et aussi d’un cours de demoiselles où elles
-venaient dans le temps... Tout ça ne fait pas louer l’appartement...»
-Évidemment, des compagnes inconnues m’avaient précédée dans ce
-pèlerinage sentimental et la bonne femme se méfiait de ces chercheuses
-de souvenirs. J’ai calmé sa mauvaise humeur par le meilleur des
-arguments--en tirant ma bourse--et sans plus s’occuper de moi, elle m’a
-laissée errer de pièce en pièce, le cœur serré, essayant de redonner un
-peu de vie à toutes ces choses dont l’âme avait changé, quand la mienne
-voulait rester fidèle...
-
-
-
-
-II
-
-
-Un soir de juillet, mon avenir se décida. J’étais assise à la fenêtre de
-notre petit salon, haut perché dans une bicoque de la rue de
-Chanaleilles; devant moi je regardais le ciel rose, où des étoiles
-bleuâtres s’allumaient une à une; derrière moi j’entendais la voix de
-notre vieil ami, le docteur Garnier, qui chapitrait mon père.
-
-«Je t’assure, disait-il, que tu ne te retrouveras tout à fait d’aplomb
-qu’après un mois de séjour à la mer--et pas à Trouville, tu m’entends,
-ni même en Bretagne, mais dans le Midi, le plus loin possible, à
-Saint-Jean-de-Luz ou à Biarritz...
-
---Biarritz! Peste, comme tu y vas! Mais c’est une plage de
-millionnaires!» s’écria papa.
-
-Quatre mois auparavant, par un aigre vent de mars, il avait pris froid
-en revenant du ministère sur l’impériale d’un omnibus; de bronchite en
-grippe, de grippe en point pleurétique, il avait traîné tout le
-printemps, faisant de courtes apparitions à son bureau et retombant
-malade presque aussitôt. Maintenant il allait mieux, mais je
-m’inquiétais de le voir rester plus maigre que de coutume, et c’était
-moi qui, ce soir, avais invité le docteur Garnier à rompre notre
-tête-à-tête familial. Dix-huit ans, un brevet supérieur tout frais
-cueilli--ce sont des titres sérieux aux privilèges d’une maîtresse de
-maison. Papa lui-même, me sachant raisonnable, m’avait remis les cordons
-de la bourse, et je connaissais mieux que personne les ressources de
-notre budget de vacances. C’est pourquoi je me crus autorisée à
-intervenir dans le débat.
-
-«Soyez tranquille, docteur, dis-je d’un ton péremptoire; nous irons sur
-la côte basque, puisqu’il le faut. On ne dépense jamais plus d’argent
-qu’on n’en a, et je me charge de trouver à nous loger partout, même à
-Biarritz...»
-
-Tous deux rirent de mon assurance--et par le fait j’ignorais totalement
-ce que coûteraient le voyage et le séjour dans ces parages lointains.
-Mais j’étais à l’âge heureux où l’on se persuade que vouloir c’est
-pouvoir. Dès le lendemain, je me mis à consulter les indicateurs, à
-compulser les guides et les cartes; il y eut des lettres échangées, de
-longs conciliabules avec Julie, des calculs très ardus où mon algèbre ne
-me servait à rien--je n’ai jamais su faire une addition sans compter sur
-mes doigts. Ces préliminaires durèrent quinze jours, au bout desquels
-j’exhibai triomphalement ce que j’appelais «mon dossier».
-
-«Nous irons à Guéthary, papa: c’est un petit trou entre Biarritz et
-Saint-Jean-de-Luz--juste l’endroit rêvé... Voici les lettres de la
-maîtresse d’hôtel qui s’engage à nous prendre pour 6 francs par jour,
-tout compris--et je suis sûre que c’est très propre chez elle: vois
-comme elle a une jolie écriture... et pas une faute d’orthographe!...
-Voilà le prix des billets d’aller et retour, valables soixante jours;
-c’est plus qu’il n’en faut... voilà le total de ce que nous dépenserons
-là-bas: tu vois qu’il nous reste encore cent quarante francs d’aléa, en
-comptant les trois cents francs d’économie que nous avons faits cet
-hiver et que j’ajoute à ton traitement... et voilà l’itinéraire du
-voyage: nous pouvons visiter Angoulême et Bordeaux...»
-
-Tout était prévu, jusqu’à l’entretien et à la nourriture de Julie qui
-devait rester seule à Paris. Papa mit son lorgnon, lut les lettres,
-vérifia les chiffres.
-
-«C’est parfait, dit-il. Et se tournant vers le docteur Garnier, dont
-j’avais encore une fois requis la présence:
-
-«Qu’en penses-tu, toi?»
-
-Notre ami eut un bon sourire goguenard:
-
-«Je pense que Geneviève est un financier en jupons, doublé d’un
-graphologue étonnant qui sait juger de la propreté d’un hôtel d’après
-l’écriture de sa propriétaire... Je pense surtout que tu as encore une
-assez fichue mine, que ton pouls n’est pas fameux, ton appétit non plus,
-et que plus tôt vous partirez vers ce paradis, mieux cela vaudra...»
-
-Trois jours après nous étions en route pour Guéthary.
-
-Que c’est bon d’être jeune! Je n’avais vu la mer qu’à Dieppe, je ne
-m’étais jamais avancée dans le Midi plus loin que Fontainebleau. Mon
-père, à cinquante-trois ans, n’était pas beaucoup plus blasé que moi.
-Notre voyage fut un enchantement. Les remparts d’Angoulême, la noble
-façade romane de l’église Saint-Pierre, toute blanche dans le soleil du
-matin, la vallée de la Charente, avec la courbe molle du fleuve coupée
-çà et là par des rideaux de peupliers--puis Bordeaux, les bateaux du
-port aux mâts enchevêtrés, le grand pont sur l’eau rougeâtre de la
-Garonne--enfin Guéthary, la gare surplombant presque la plage, l’Océan,
-tout de suite, vous accueillant par sa lumière, par le bruit de ses
-vagues, par sa bonne odeur d’iode et de sel... Deux heures à peine après
-notre arrivée, je regardais papa installé sur le sable, la tête à
-l’ombre d’une petite estacade, les jambes voluptueusement étalées. Il me
-semblait le voir engraisser!
-
-Une semaine de repos complet, de chaleur et de grand air suffit à mon
-malade pour retrouver l’appétit et le sommeil. Nous passions nos
-journées entières sur la plage, encore déserte à cette époque; le ciel
-de juillet s’étendait sans un nuage et, au-dessus des galets, une petite
-buée transparente dansait en tremblotant dans l’air surchauffé. Mais
-nous n’en avions cure: «Je me sens devenir lézard», murmurait papa en
-rampant sur le dos et sur les coudes pour suivre le soleil à mesure que
-l’ombre le gagnait. Quant à moi, j’avais renoncé à l’abri d’ombrelles
-illusoires, et je laissais consciencieusement les taches de rousseur
-éclore sur mes joues et jusque sur mes mains, tandis que mes yeux
-s’emplissaient du bleu de la mer, et mon âme d’une allégresse inconnue.
-
-Tout le jour nous restions ainsi, seuls maîtres du ciel, de l’eau et de
-la terre jusqu’à l’heure où, du bord de l’horizon, une petite voile
-blanche, puis deux, puis dix, puis une vingtaine, apparaissaient, se
-dirigeant toutes vers nous. L’une après l’autre, nous les regardions
-approcher, grossir peu à peu, comme de grands oiseaux aux ailes
-étendues. A vingt mètres du bord, d’un seul coup, les ailes tombaient,
-la voile se repliait, et dans la barque devenue soudain lourde et noire,
-on voyait s’agiter des hommes halant sur de grandes perches. Alors, du
-haut de la falaise, dévalant vers le petit port silencieux, c’était la
-nuée des gamins, des femmes, des tout petits, le grouillement des
-silhouettes agiles, le grincement du cabestan, les cris rythmés scandant
-l’effort des hommes qui, par six, par dix, d’une épaulée superbe,
-hissaient leurs barques le long des dalles en pente. Des groupes se
-formaient; d’un bateau à l’autre on comparait, on échangeait sa pêche.
-Puis lentement, d’un pas cadencé, tous remontaient vers le village,
-chargés de paniers où les poissons luisaient en éclairs d’argent.
-Quelques femmes portaient les corbeilles sur leur tête, le torse cambré
-en arrière comme des canéphores antiques. En moins d’une heure tout
-était redevenu vide et muet. Et papa, se tournant vers moi, disait:
-
-«Voilà qu’il est temps d’aller dîner.»
-
-Un matin, comme nous descendions gaîment, sous le feuillage ténu des
-tamaris, le raidillon qui mène à la mer, l’aspect insolite d’un superbe
-parapluie-tente adossé contre l’estacade--tel un gros champignon rouge
-poussé en une nuit dans le sable jaune--nous arrêta dans notre élan.
-
-«On nous a pris notre coin!»
-
-Ce fut mon premier cri. Papa, moins égoïste ou plus philosophe, haussa
-les épaules.
-
-«Bah! la plage est à tout le monde.»
-
-Malgré moi, j’étais déçue: je voyais déjà notre solitude envahie.
-Pourtant, la semaine écoulée, je dus avouer que la propriétaire du
-parapluie n’était pas gênante. Tout le jour, elle restait blottie sous
-son abri, et comme elle habitait sur la falaise, de l’autre côté du
-port, nous ne la voyions jamais que de loin--et de dos, silhouette noire
-et menue suivant toujours un chemin opposé au nôtre.
-
-«Je crois vraiment qu’elle nous évite», disait papa. Et il riait, à demi
-vexé. Si peu sociable que l’on soit, on n’aime pas à jouer le rôle
-d’intrus. Le hasard, d’ailleurs, nous réservait une revanche, tout en
-forgeant le premier anneau de ce qu’Hoffmann eût appelé «la chaîne de ma
-destinée».
-
-Ce jour-là, nous étions allés chercher la mer chez elle, tout au bout
-des rochers: nous avions pataugé dans les mares grouillantes d’une vie
-obscure et vague où, parmi d’étranges fleurs qui remuent, on voit filer
-comme des flèches les crevettes au corps diaphane. Puis nous nous étions
-avisés qu’il allait être midi, que nous avions grand’faim et que la
-marée montait. Très vite, grisés par l’air et le soleil, les lèvres
-salées, les cheveux collés aux tempes, nous revenions, en trébuchant sur
-les algues visqueuses où le pied n’a pas de prise, en nous écorchant les
-mains aux petits coquillages secs et durs qui hérissent le roc--mais
-enfin nous revenions et, pour couper au plus court, nous prenions le
-chemin du port, quand papa me poussa le coude. Doucement, à pas lents,
-un pliant sous le bras, un livre à la main, «notre ennemie» montait
-devant nous.
-
-C’était une bien petite ennemie--ni jeune, ni redoutable. Tandis que
-nous la dépassions, tout en saluant d’un geste poli, j’avais eu le temps
-de voir une figure maigre, deux beaux yeux bruns, des bandeaux blancs...
-Déjà nous l’avions devancée de dix pas et nous grimpions lestement la
-côte. Soudain un bruit sec, un cri étouffé nous firent tourner la tête:
-entre son pliant, qui roulait loin d’elle, et son livre qu’elle n’avait
-pas lâché, la vieille petite dame gisait, étalée sur la pierre grise et
-dure.
-
-D’un bond, je fus près d’elle, et comme papa courait pour me rejoindre:
-
-«Prenez garde, monsieur, dit-elle d’une voix faible, ces dalles sont
-très glissantes... Je crois que je me suis cassé la cheville»,
-ajouta-t-elle en essayant de sourire. Et elle s’évanouit.
-
- * * * * *
-
-Que serait-il advenu de moi si je ne m’étais pas trouvée là pour relever
-Mme Chardin, quand elle tomba sur le port de Guéthary?... C’est le
-secret des dieux, écrit dans le livre des vies qui ne seront jamais
-vécues. Pour le moment, ni papa ni moi ne songions guère à l’avenir.
-
-Les premières minutes d’effarement passées, et la blessée remontée chez
-elle, le médecin, qu’on avait envoyé chercher à Saint-Jean-de-Luz,
-reconnut qu’il n’y avait pas de fracture, mais une simple entorse.
-L’année précédente, notre bonne Julie s’étant foulé le poignet, j’étais
-devenue, sous la direction du docteur Garnier une masseuse assez
-experte. Je crus donc pouvoir offrir mes services à Mme Chardin qui les
-accepta simplement, sans phrases: elle se trouvait seule, avec une
-cuisinière trop vieille pour être d’une aide efficace... Et comme, un
-peu gênée malgré tout par cette intimité subite, je lui tendais la main
-pour prendre congé, elle m’attira vers elle et m’embrassa. Le pacte
-était conclu--nous n’avions plus d’«ennemie».
-
-Dès lors, notre vie de tous les jours fut modifiée. Papa, optimiste
-incorrigible, ne songeait même pas à regretter nos longues flâneries sur
-la plage.
-
-«Qui sait? nous allions peut-être commencer à nous ennuyer!... Il ne
-faut pas être trop sauvages, vois-tu, fillette, et je ne suis pas fâché
-que tu aies l’occasion de sortir un peu de notre petite coquille...»
-
-J’en sortais, et de très bonne grâce. Chaque matin, j’allais passer une
-demi-heure près de ma malade. Qu’elle eût bien ou mal dormi, qu’elle
-souffrît peu ou beaucoup, je la trouvais toujours souriante, ses cheveux
-blancs bien lissés, ses grands yeux pleins de feu et de vie. Jamais je
-ne l’entendais se plaindre, même quand, après le massage, je lui faisais
-exécuter les mouvements de la cheville, si douloureux aux chairs
-meurtries, aux tendons froissés. Je me rappelais, en pareille
-occurrence, les cris que la souffrance avait arrachés à Julie, pourtant
-plus jeune et plus endurcie. Mme Chardin pâlissait un peu, serrait les
-dents--et c’était tout. Même, un jour, elle s’excusa de sa défaillance
-passagère au moment de son accident: «C’était si bête de m’évanouir!...
-mais j’ai un vieux cœur qui n’est pas très solide...» Elle souffrait, en
-effet, par intervalles, de crises d’étouffements, peu graves,
-pensait-elle. D’ailleurs, en principe, elle s’occupait le moins possible
-de sa santé. Les trente minutes réglementaires à peine écoulées, elle me
-renvoyait gaîment.
-
-«Allez pêcher la crevette, mon petit docteur... Et n’oubliez pas de
-revenir à cinq heures, pour le thé... Perrine m’a promis un plum-cake et
-des galettes salées...»
-
-Docile,--un peu gourmande aussi,--je reparaissais à l’heure dite,
-escortée par mon père que Mme Chardin avait invité une fois pour toutes.
-Alors, nous passions des moments délicieux.
-
-Encore un souvenir vivant et lointain, un éclair dans la brume... Le
-salon clair, tendu d’étoffes anglaises, meublé de jonc et de bois
-laqué--car notre nouvelle amie est chez elle; une parente éloignée lui a
-légué jadis ce petit Ermitage où elle nous accueille toute frêle et
-gaie, étendue sur sa chaise longue, entre le piano et la table à thé.
-Nous causons, sans nous lasser. Elle se laisse aller à nous raconter un
-peu de sa vie--ses premières années de ménage, si heureuses, dans cette
-paisible ville d’Amiens où son mari était professeur; son veuvage
-prématuré, son retour à Paris pour l’éducation de son fils--ce grand
-fils sur qui elle a reporté toute sa tendresse et tout son orgueil.
-Avant trente ans, le voilà presque un savant, diplômé de l’École des
-Hautes Études, chargé depuis dix-huit mois d’une mission scientifique à
-Angkor, en Indo-Chine. «Il doit revenir au printemps prochain, et pour
-longtemps, j’espère...» A cette pensée, quel bon sourire éclaire son
-visage fatigué!... Mais déjà elle craint de nous importuner en nous
-entretenant d’elle-même. Peu à peu la conversation dévie. Les revues
-nouvelles sont à portée de la main; Mme Chardin sait tout, a tout lu,
-s’intéresse à tout. La liberté de ses jugements et de ses opinions
-effare un peu papa, plutôt timide et conservateur par nature; pour moi,
-j’aime cet esprit vigoureux qui me rappelle celui de Mlle Verdy... Voilà
-qu’on parle d’art; j’en ai le goût et l’instinct, mais peu de culture
-esthétique. «Cela s’acquiert, dit Mme Chardin; il suffit de regarder des
-images... vous viendrez en voir chez moi... Et la musique?...» Sans
-savoir comment, je me trouve au piano, devant un volume des _Échos de
-France_; je chante la vieille mélodie: «Au bord d’une fontaine.»... Le
-soleil baisse à l’horizon; par la fenêtre ouverte, je vois la mer moirée
-d’or, j’entends le bruit assourdi du flot qui monte. Une sensation de
-paix profonde, de bonheur subtil m’envahit jusqu’à l’âme, tandis que
-j’achève la chanson mélancolique:
-
- Félicité passée
- Qui ne peut revenir,
- Tourment de ma pensée,
- Que n’ai-je en vous perdant, perdu le souvenir!
-
-A dix-huit ans, ce sont là des mots vides de sens; pourtant, j’y ai mis
-tout ce que je ne comprends pas, sans doute, car Mme Chardin dit à voix
-basse: «C’est bien... c’est très bien...» Et soudain, entre nous trois,
-tombe un silence très doux...
-
-
-
-
-III
-
-
-Si je me suis attardée à ces souvenirs, c’est qu’ils marquent pour moi
-un des tournants de la route inconnue que nous suivons tous en aveugles:
-de distance en distance, seulement, il nous est permis de nous
-retourner; alors les étapes parcourues nous apparaissent d’un seul coup,
-en pleine lumière--comme si le jour naissait derrière nous à mesure que
-nous marchons vers la nuit.
-
-Sans le savoir, j’atteignais une ces étapes. Jusqu’alors, ma vie avait
-oscillé entre deux pôles: d’un côté, papa et Julie--le «chez nous»
-paisible et doux de mon enfance; de l’autre, Mlle Verdy--l’enthousiasme,
-la lutte, la gloire finale de l’«examen supérieur»! Maintenant je le
-tenais, ce fameux brevet; il sommeillait au fond de mon tiroir et il
-m’avait apporté plus de déceptions que de joies. Mon existence me
-semblait sans but: naïvement, je croyais n’avoir plus rien à
-apprendre--car ceci se passait en des temps très anciens où les
-princesses de science n’étaient encore que des Belles au bois dormant,
-où l’on voyait très peu de doctoresses et pas du tout d’avocates. Autour
-de moi, personne pour me conseiller; nous étions presque sans famille.
-Papa, originaire de Bretagne, possédait aux environs de Nantes quelques
-vagues cousins que nous voyions tous les cinq ans, et je ne me
-connaissais, pour ma part, d’autres ascendants que deux tantes de ma
-mère, excellentes vieilles filles, dévotes et momifiées, dont la société
-m’ennuyait beaucoup.
-
-C’est dans cette heure de solitude intellectuelle que Mme Chardin
-apparut à mon horizon. Et mon âme avide de tendresse et d’admiration se
-donna tout de suite à elle.
-
-Dès notre retour de Guéthary dans le grand Paris chaud et désert des
-jours d’août, j’avais pris l’habitude de lui écrire souvent. Elle-même
-ne devait revenir qu’au mois d’octobre et se trouvait un peu isolée
-là-bas; elle me répondit longuement--des lettres exquises, pleines de
-jeunesse et d’entrain, en dépit de ses soixante ans, de son cœur
-détraqué et de sa cheville encore invalide. «Je suis retournée hier à la
-plage--disait-elle--toute branlante et boitillante, au bras de ma
-vieille Perrine. En revoyant la dalle, cause stupide de ma chute, mon
-premier mouvement, je l’avoue, a été plein de rancune. Et puis j’ai
-pensé à vous, ma petite Geneviève; je me suis dit que, sans cette
-vilaine pierre, nous aurions très probablement passé l’une à côté de
-l’autre sans nous parler jamais. Alors j’ai failli m’écrier: «Cette
-dalle est le plus beau jour de ma vie!»
-
-J’avais souri, heureuse au fond de son affectueux badinage. Bien plus
-tard, je compris tout ce que ces mots contenaient d’espoirs secrets,
-demeurés inavoués, qui devaient m’être révélés dans un grand jour
-d’angoisse...
-
-Octobre arriva, et je revis Mme Chardin, guérie enfin pour tout de bon.
-Par un hasard singulier--Paris réserve de ces surprises--elle demeurait
-rue Barbet-de-Jouy, à cent mètres de notre maison, si près que je fus
-autorisée à me rendre seule chez elle. Julie grogna un peu. Elle avait
-des idées très arrêtées, cette chère Julie, sur la respectabilité des
-jeunes filles. La première fois que, prête à sortir sans escorte, je
-m’approchai d’une glace pour mettre mon chapeau, j’aperçus derrière moi
-le reflet d’une bonne figure inquiète dont l’expression grondeuse me fit
-rire. Bien vite je me retournai pour l’embrasser.
-
-«Tu as l’air d’une poule qui a couvé un canard!... Sérieusement, est-ce
-que tu crois qu’on va m’enlever entre la boutique du fruitier et celle
-de l’herboriste?...»
-
-Sans se dérider, Julie secoua la tête.
-
-«Pardi! je sais bien qu’il ne vous arrivera rien... au moins
-aujourd’hui--depuis mes quinze ans, elle refusait obstinément de me
-tutoyer--Mais c’est égal, ça ne se fait pas!...»
-
-Que de choses _ne se faisaient pas_ dans ce temps-là! Heureusement, Mme
-Chardin, toute libérale qu’elle fût, connaissait mieux encore que Julie
-le code des convenances mondaines. Avec un tact infini, sans s’imposer à
-nous, sans chercher à m’accaparer, elle me proposa pour l’hiver tout un
-plan dont l’ensemble m’enchanta et qui reçut la pleine approbation de
-papa, trop heureux de ne pas me laisser seule et désœuvrée pendant ses
-longues journées d’absence.
-
-Chaque mardi, j’allais la prendre rue Barbet-de-Jouy, et elle me
-conduisait à la Sorbonne, où venait de s’ouvrir une série de cours sur
-l’Histoire de l’Art; chaque samedi, nous visitions ensemble les musées
-et les expositions. Et comme, une fois par mois, papa s’accordait
-l’innocente distraction d’un Dîner Breton où il retrouvait de vieux
-camarades, il fut convenu que, ces jours-là, je dînerais avec Mme
-Chardin. J’esquivais ainsi certaines soirées passées entre la tante
-Olympe et la tante Cornélie, soirées dont le bézigue à trois faisait
-tous les frais--à moins qu’on ne m’employât à tailler des étoffes très
-laides, ou à dévider d’éternels écheveaux de cette laine grise et morne
-réservée aux «œuvres de bienfaisance».
-
-Chez Mme Chardin, rien de pareil. Je ne sais comment elle s’y prenait
-pour faire le bien, et sans les indiscrétions de Perrine, devenue très
-vite l’amie intime de Julie, nous aurions pu la croire uniquement
-absorbée par des préoccupations artistiques et intellectuelles. Avec une
-fortune médiocre et une santé chétive, elle avait su créer, en elle et
-autour d’elle, cette harmonie raffinée qui est mieux que du luxe. Quand
-je la regardais, assise près de sa fenêtre dans une bergère Louis XVI
-aux tons fanés, sous le jour pâle que filtraient les grands rideaux de
-tulle blanc, j’avais l’impression qu’elle faisait partie d’un tout très
-délicat, que sa personne menue, corps, âme et le reste, n’était pas
-seulement là, au fond du vieux fauteuil, mais éparse dans l’atmosphère
-ambiante--et qu’on en respirait le parfum, subtil comme celui d’une rose
-sèche. Le soir, à la lumière de la lampe, elle prenait une apparence
-plus concrète; pourtant, quoique sa voix fût vive et gaie, ses gestes
-restaient discrets, plutôt rares. Doucement, de ses doigts maigres, elle
-tournait les pages de quelque livre d’art--car elle avait tenu sa
-promesse, et une bonne part de notre temps se passait à «regarder des
-images».
-
-En peu de semaines, grâce aux cours de la Sorbonne et à nos stations
-dans les musées, j’avais appris à voir--chose plus difficile qu’on ne le
-pense généralement. Mme Chardin n’en demandait pas davantage: elle ne
-haïssait rien tant que le snobisme et les admirations toutes faites. Ma
-sincérité l’amusait. Quand je lui avouai que je ne comprenais pas bien
-la _Joconde_, et que la _Bethsabée_ de Rembrandt m’impressionnait
-surtout par la longueur de son torse et la laideur de ses jambes, elle
-se mit à rire.
-
-«Mon Dieu, c’est une opinion comme une autre, et je suis sûre au moins
-que vous ne l’avez pas trouvée dans Taine... Mais pour cette fois, c’est
-vous qui avez tort, ma pauvre Geneviève; vous confondez le _beau_ avec
-le _joli_, et si vous les examiniez d’un peu plus près, ces deux femmes
-laides...»
-
-Un coup de sonnette l’interrompit. Nous étions assises toutes les deux
-devant un beau feu de bois--elle au coin de la cheminée, dans sa
-bergère, moi sur un tabouret bas, rôtissant à la flamme claire mes mains
-et mon visage--et nous devisions en attendant le dîner que Perrine
-tardait un peu à nous servir. Au bruit violent du timbre, j’avais
-sursauté, prête à me lever. Mme Chardin me mit la main sur l’épaule.
-
-«Restez donc tranquille, petite sauvage; personne ne doit venir nous
-déranger ce soir... On apporte le journal, sans doute... j’entends une
-voix d’homme... Comment, c’est toi, Philippe!...
-
---Mais oui, ma tante...»
-
-Le robuste garçon, très blond et très barbu, qui entrait en coup de
-vent, s’arrêta soudain à ma vue. D’un bond, j’avais quitté mon tabouret
-et je me tenais debout, prodigieusement gauche et gênée--du moins je le
-pensais. Quant à Mme Chardin, elle contemplait le nouveau venu avec
-stupéfaction.
-
-«Qu’est-ce que cela signifie?... Je te croyais à Nice pour tout l’hiver.
-Avant-hier encore, tu m’écrivais...
-
---Oui, avant-hier... Mais depuis... j’ai changé d’avis; je suis revenu
-subitement... Des affaires, tu comprends...»
-
-C’était la voix bredouillante d’un petit petit garçon pris en faute. Un
-coup d’œil du côté de Philippe--puisque Philippe il y avait--me le
-montra tout rouge, d’une rougeur de blond qui avait envahi jusqu’à la
-racine de ses cheveux courts et frisés. Mme Chardin sourit,
-imperceptiblement, et je vis une lueur de malice passer dans ses yeux
-que je connaissais déjà si bien. Tout de suite, elle avait repris son
-aisance habituelle.
-
-«En ce cas, tu vas dîner avec nous. Tu venais pour cela, je pense...
-
---Mais oui, ma tante...»
-
-Encore! Décidément Philippe n’était pas éloquent. Plus il semblait
-timide et empêtré, plus je me sentais redevenir brave. Quand Mme Chardin
-songea enfin à nous présenter l’un à l’autre: «Mon neveu Philippe
-Noizelles... Ma petite amie, Geneviève Rodier...» je saluai sans le
-moindre embarras. D’ailleurs, au même moment, Perrine ouvrait la porte
-de la salle à manger, ce qui mit fin à toutes les cérémonies.
-
-«Pas plus que les Muses, pas moins que les Grâces», a dit, je crois,
-Brillat-Savarin en évaluant le chiffre de convives propre à donner au
-repas la perfection voulue. Nous étions bien un nombre sacré, ce
-soir-là, à la table de Mme Chardin, mais il me sembla d’abord que la
-troisième Grâce, sous la forme de Philippe Noizelles, n’ajoutait rien au
-charme de notre tête-à-tête habituel. Non qu’il fût laid ou
-antipathique. Vu en pleine lumière, avec son teint frais, ses traits
-réguliers, ses yeux gris clairs et honnêtes, il plaisait par un grand
-air de jeunesse et de bonté. Jeune, il l’était beaucoup plus que je ne
-l’avais cru--vingt-deux ou vingt-trois ans à peine--et bon de la tête
-aux pieds--bon par le son de sa voix, par la douceur de son regard, bon
-jusque dans sa façon de vous verser à boire et de vous passer la
-corbeille à pain. Seulement la timidité le paralysait, et pendant près
-d’un quart d’heure, le dîner fut plutôt morne.
-
-Peu à peu, cependant, grâce aux efforts de Mme Chardin, la conversation
-prit un tour assez animé--moins «intellectuel» peut-être que de coutume.
-Philippe, évidemment, possédait une culture plus scientifique que
-littéraire; tout frais émoulu de l’École centrale, il sortit de son
-mutisme dès que sa tante l’eut amené sur un terrain familier, et il se
-mit à décrire avec feu un nouveau moteur qu’on venait d’aménager dans
-son usine--une grande filature près de Lille dont la mort de ses parents
-l’avait fait propriétaire, mais qu’il ne dirigeait pas seul, à cause de
-son jeune âge.
-
-«Si tu voyais quelle jolie machine! Pas trop grosse, pas encombrante, et
-douce, et silencieuse!... Un vrai bijou!...»
-
-Son enthousiasme m’amusait. Maintenant je le trouvais gentil et pas sot,
-malgré son air candide. Il mangeait de grand appétit, riait d’un rire
-d’enfant et se dégelait à vue d’œil. Seul, le nom de Nice avait gardé le
-pouvoir de le faire devenir écarlate, et la moindre allusion à son
-séjour dans le Midi lui causait un malaise évident--pour quelle raison?
-A vrai dire, cela m’intriguait un peu...
-
-«Et François, ma tante? Il va bien? Si je ne te demandais pas de ses
-nouvelles, c’est que j’ai reçu tout dernièrement une lettre de lui... Il
-me parlait de son prochain retour. A-t-il fixé une date?»
-
-Mme Chardin soupira.
-
-«Pas encore... Pourtant il espère avoir fini son travail en janvier, ce
-qui lui permettrait de revenir en mars... Mais je n’ose pas trop y
-compter. C’est si loin, ce pays d’Angkor! Tout au fond de la
-Cochinchine, sur la frontière du Cambodge!...
-
---Ce bon François! dit Philippe, je serai joliment content de le
-revoir!»
-
-Et se tournant vers moi:
-
-«Vous ne le connaissez pas, mademoiselle, mon cousin François? C’est la
-gloire de la famille, vous savez!... Quant à moi, personnellement, je
-lui dois une fameuse chandelle... Sans lui, je ne sais pas si j’aurais
-passé mon bachot... Pour les sciences, je ne dis pas; mais le latin!...
-Tu te rappelles, ma tante, les versions qu’il me faisait piocher le
-dimanche?...»
-
-Mme Chardin sourit, sans répondre. Et soudain, l’idée me vint que,
-jusqu’alors, elle s’était montrée singulièrement réservée au sujet de
-son fils. Elle en parlait rarement, et nulle part, chez elle, je n’avais
-vu en évidence rien qui ressemblât à un portrait ou à une photographie.
-Discrétion d’âme et finesse de goût, horreur instinctive des sentiments
-étalés et des vilains cadres en peluche--c’est ainsi, du moins, qu’en y
-pensant pour la première fois, j’interprétai l’abstention volontaire de
-ma vieille amie, sans comprendre qu’il y avait encore dans son silence
-autre chose de plus complexe et de plus délicat...
-
-Dans le salon, près de la table, je feuilletais un _Rembrandt_, tandis
-que Philippe Noizelles buvait son café, adossé à la cheminée, en causant
-avec sa tante. Il y eut un petit silence: Mme Chardin venait d’ouvrir
-son journal. Alors, sur mes cheveux, sur mon front baissé, je sentis
-peser un regard, timide d’abord et lointain, puis peu à peu plus proche
-et plus hardi. Et tout à coup:
-
-«Est-ce indiscret de demander à voir, mademoiselle?»
-
-Il se tenait devant moi, de l’autre côté de la table; c’étaient ses yeux
-qui cherchaient les miens--deux yeux si bons que je ne pus m’empêcher de
-leur sourire. Il se pencha pour regarder la planche que
-j’étudiais--justement la _Bethsabée_--et l’examina un moment d’un air
-perplexe.
-
-«Je crois que je connais ça... Ah! oui, Rembrandt... Elle est plutôt
-laide, cette bonne femme... Oh! je dois avoir tort, ajouta-t-il bien
-vite; je n’entends pas grand’chose à la peinture...
-
---Alors pourquoi en parles-tu? dit gaîment Mme Chardin qui se
-rapprochait de nous, le _Temps_ à la main. Tu ferais mieux de fumer une
-cigarette; nous t’y autorisons toutes les deux.»
-
-Philippe secoua la tête.
-
-«Oui... mais moi je sais que l’odeur du tabac te fait mal... Aussi,
-maintenant, quand je viens chez toi, je n’apporte plus de cigarettes...
-Et comme il n’y en a pas ici, je suis sûr de ne pas succomber à la
-tentation...»
-
-Avec quelle bonhomie le brave garçon avouait son petit sacrifice! Mme
-Chardin en fut touchée; mais elle semblait surtout préoccupée de
-«distraire» son neveu: on voyait qu’elle n’avait pas encore perdu
-l’habitude de le traiter comme un enfant. Elle me proposa de chanter
-«pour remplacer la cigarette», disait-elle.
-
-Et tout de suite le bon Philippe prit feu à cette idée.
-
-«Je vous en prie, mademoiselle... J’aime tant la musique! Les mélodies
-de Gounod, surtout...»
-
-J’aurais préféré du Schumann... Mais Mme Chardin avait déjà ouvert un
-cahier et attaquait une ritournelle, au hasard. Docilement je commençai:
-
- Ah! si vous saviez comme on pleure...
-
-Je chantais mal, sans entrain. Philippe Noizelles était assis derrière
-moi et je ne pouvais pas le voir; seulement, de temps à autre, je
-l’entendais pousser de petits soupirs.
-
- Vous entreriez peut-être même
- Tout simplement...
-
-Mon auditeur demeurait plus muet qu’une carpe. Un peu surprise de ce
-silence inusité, je me tournai vers lui et je restai confondue.
-Immobile, le regard fixe et--Dieu me pardonne!--les larmes aux yeux, il
-semblait pétrifié par l’extase.
-
-«Mademoiselle... oh! mademoiselle!... Vous avez une voix délicieuse...
-Comme c’est joli, cette musique!... Voulez-vous être très bonne, et m’en
-chanter encore?...»
-
-Comment résister à cette explosion de ferveur naïve? Après tout, moi
-aussi, j’avais aimé ces mélodies, devenues banales par leur grâce même.
-Philippe «retardait» seulement de quelques années. D’ailleurs il y avait
-dans ses moindres paroles une simplicité, une sincérité absolue qui
-lui donnaient beaucoup de charme. Et puis--pourquoi ne pas
-l’avouer?--j’étais flattée d’une telle admiration. Un peu hésitante, je
-consultai Mme Chardin du regard.
-
-«Continuons,» dit-elle d’un ton résigné.
-
-Et je continuai. Le recueil entier y passa: _Medjé_, la _Chanson du
-Printemps_, l’_Envoi de fleurs_--tout un flot d’harmonie éperdue que
-Philippe recevait cette fois en pleine figure car il était venu
-s’asseoir en face de moi. Je gardais les yeux rivés sur ma musique,
-gênée par son regard candide et ravi--émue peut-être par l’hommage
-inattendu de cet enthousiasme juvénile qui ne s’adressait plus seulement
-à Gounod...
-
-Dix heures sonnaient, et je chantais encore, quand papa entra dans le
-salon de notre amie. Il venait me prendre, comme toujours, en sortant de
-son Dîner Breton et, au premier abord, il parut surpris de trouver là un
-jeune homme inconnu; mais Mme Chardin, avec son tact ordinaire, eut vite
-fait de lui expliquer, sans en avoir l’air, que la présence de son neveu
-était toute fortuite.
-
-«Ce grand garçon est venu me demander à dîner, au moment où je le
-croyais à l’autre bout de la France... N’est-ce pas, Philippe?»
-
-Elle semblait fatiguée, un peu nerveuse et, contre son habitude,
-n’insista pas pour nous retenir après qu’on eut pris le thé.
-
-«Je crains que cette séance de musique n’ait été trop longue pour vous,
-lui dis-je en l’embrassant. Si vous voulez vous reposer demain, nous
-n’irons pas au Louvre... Et même, mardi, nous pourrions manquer la
-Sorbonne...
-
---Manquer la Sorbonne! A quoi pensez-vous, petite paresseuse!...»
-
-Nous étions dans l’antichambre, et Philippe Noizelles enfilait son
-pardessus--une belle pelisse doublée de fourrure qui lui donnait
-l’aspect d’un jeune boyard très blond.
-
-«Vous suivez des cours à la Sorbonne, Mademoiselle?»
-
-Il demandait cela au hasard--pour le plaisir de parler sans doute. Et
-moi, machinalement aussi, je lui dis le nom du professeur, tandis que
-nous prenions congé de Mme Chardin.
-
-«A bientôt, ma tante; je pars demain pour Lille, mais je n’y resterai
-qu’un jour ou deux...»
-
-Sur le seuil de la porte cochère, discrètement, il nous salua, papa et
-moi, et s’éloigna dans la nuit d’hiver, d’un pas ferme et leste.
-
-«Un solide gaillard!» fit papa, non sans une secrète admiration d’homme
-maigre. Puis, après un moment de réflexion: «D’où diable sort-il, ce
-neveu-là?»
-
-Je me mis à rire.
-
-«Mais, du pays des neveux, je pense... Oh! il est bien gentil, je
-t’assure; seulement, c’est dommage qu’il n’aime pas assez la peinture,
-et qu’il aime trop la musique de Gounod...»
-
-Et soudain, je me sentis rougir, effleurée d’un remords: en songeant au
-bon regard confiant qui, tout à l’heure, se fixait sur moi, je venais de
-comprendre que, peut-être, l’ombre d’une moquerie, de ma part, était
-déjà une sorte de trahison.
-
-
-
-
-IV
-
-
-Le mardi suivant, quand j’arrivai rue Barbet-de-Jouy, je trouvai Mme
-Chardin toute prête à sortir, coiffée d’une de ces capotes en dentelle
-noire, mi-chapeau, mi-fanchon, qui semblaient faites pour elle seule et
-qui encadraient si bien la soie pâle de ses cheveux. Elle tenait à la
-main une lettre, nouvellement reçue sans doute, car malgré sa réserve
-ordinaire, elle prit à peine le temps de me dire bonjour et s’écria, en
-levant vers moi un visage radieux:
-
-«Enfin! Écoutez ce que m’écrit mon fils, le 5 janvier: «Sauf
-empêchement, j’espère pouvoir quitter Angkor dans trois semaines et
-m’embarquer au commencement de février...» Le commencement de février...
-nous y sommes! En ce cas, il arriverait ici vers le 15 mars...
-
---Seulement? comme c’est long!» fis-je sans penser à mal. Je songeais
-simplement à la durée du voyage. Mme Chardin me regarda un moment, avec
-un drôle de petit sourire, puis mettant la précieuse lettre dans sa
-poche:
-
-«Partons pour la Sorbonne, dit-elle gaîment; je relirai la prose de mon
-fils en cachette, avant qu’on éteigne le gaz et qu’on commence les
-projections...»
-
-Mais nous avions dû nous mettre en retard, car nous trouvâmes le
-professeur en chaire et la salle déjà plongée dans l’obscurité. Au lieu
-de descendre jusqu’à ma place habituelle, là où quelques lampes, posées
-sur une table, permettaient aux élèves de prendre des notes, je me
-glissai sans bruit entre les gradins supérieurs, après avoir tant bien
-que mal installé Mme Chardin. Trébuchant et tâtonnant, je cherchais à me
-caser moi-même, quand il me sembla voir une des ombres que je frôlais se
-lever, me saluer d’un geste timide, puis disparaître et s’aplatir contre
-le mur le plus proche, laissant disponible un coin de banc très dur sur
-lequel je m’assis prestement, non sans surprise: dans cette silhouette
-polie, un peu massive, j’avais cru reconnaître Philippe Noizelles.
-
-On a beau être la moins extravagante des jeunes filles, à dix-huit ans
-il est permis d’avoir de l’imagination. La mienne se mit à trotter, au
-grand dommage de mes facultés esthétiques. Ni la voix exquise du
-professeur, ni l’intérêt du sujet--Botticelli et les _quattrocentistes_
-italiens--ni la vue des projections, un peu confuses peut-être--c’était
-à cette époque un procédé tout nouveau et encore dans l’enfance--mais
-nombreuses et variées, ni rien enfin de ce qui me captivait d’habitude
-ne parvenait cette fois à fixer mon attention. «Qu’est-ce que ce jeune
-homme peut bien venir faire ici? je le croyais à Lille... Tiens! le
-_Printemps_ qui apparaît la tête en bas!... C’est vrai qu’il habite
-Paris ordinairement, mais il ne doit pas beaucoup fréquenter la
-Sorbonne... Ah! c’est trop fort! On parle d’une _Vierge à la grenade_,
-et c’est un renard de Pisanello qui est au tableau. Après tout,
-peut-être que je me suis trompée, et que ce n’est pas lui... Comme elle
-est jolie, cette Vénus debout sur sa coquille!... Si, ce doit être lui:
-j’ai reconnu sa barbe...» Pour la première fois, le cours me parut long;
-je m’apercevais que j’étais très mal assise, et à deux reprises je
-bâillai discrètement. Enfin la lumière reparut, et soudain, saisie d’une
-étrange appréhension, au lieu de regarder à gauche pour dissiper mes
-doutes, je bondis--autant qu’on peut bondir entre deux rangs de vieilles
-dames et des gradins de bois--vers la droite et vers Mme Chardin que
-j’apercevais de loin, un peu en détresse parmi les remous de la sortie.
-
-Nous venions d’atteindre les premières marches de l’escalier, et nous
-commencions à descendre, quand, derrière nous, j’entendis quelques «hum!
-hum!» discrets, suivis de ces paroles prononcées d’une voix persuasive:
-
-«Tu devrais accepter mon bras, ma tante: je t’assure que ce serait
-beaucoup plus commode...»
-
-Comme tout cela me paraît loin--loin et proche! La vieille cour
-universitaire--pas celle d’aujourd’hui, celle d’autrefois, toute noire
-et revêche--dorée par un froid soleil de février, sous le ciel d’un bleu
-aigre; les bons yeux gris qui me regardaient si gentiment, si tendrement
-déjà, avec une nuance d’humilité, le visage mécontent de Mme Chardin
-tourné vers son neveu--et moi-même, coiffée d’un de ces hideux chapeaux
-tromblons, affublée d’une de ces grotesques _tournures_ à la mode de
-1886--jolie, sans doute, malgré tout, mais surprise et un peu
-troublée...
-
-La même scène se renouvela souvent: au Louvre, où le professeur nous
-avait envoyées étudier les primitifs italiens; au Trocadéro, où j’étais
-allée, sous la conduite de ma vieille amie, dessiner quelques moulages;
-au Salon des Pastellistes, à l’Exposition des œuvres de Manet--partout,
-en un mot, nous étions sûres de voir surgir Philippe, à moins qu’il ne
-fût là d’avance, campé devant un tableau qu’il ne regardait pas et l’œil
-rivé sur la porte d’entrée. Par quelles ruses de sauvage le cher garçon
-parvenait-il ainsi à découvrir nos traces? Certes, ce n’était pas sa
-tante qui lui donnait rendez-vous. En vain Philippe essayait de
-l’attendrir par ses attitudes recueillies, en vain il mettait une
-application touchante à étudier la Vierge de Cimabue--«un peu raide»,
-avouait-il--ou à envisager sans frémir les plus effarantes esquisses de
-Manet--Mme Chardin n’était pas dupe de ces engouements subits: à chaque
-rencontre, je voyais son front se rembrunir et ses yeux devenir plus
-noirs. Quant à moi...
-
-Quant à moi, je ne pouvais plus me dissimuler la cause des incartades de
-Philippe et, si peu coquette que je fusse, j’acceptais sans trop
-d’étonnement les hommages de mon timide admirateur. Jamais nos modernes
-ingénues ne pourraient s’imaginer à quel point j’étais naïve. Élevée
-comme une petite sauvage, aussi isolée du monde en plein Paris qu’une
-nonne au fond d’un couvent de province--voilà qu’à peine sortie de ma
-vie d’enfant, d’écolière ignorante, je rencontrais l’amour tel qu’il
-apparaît dans les romans anglais. Ainsi Dickens et Rhoda Broughton
-possédaient le secret de la vie? A vrai dire, j’en avais parfois douté,
-mais maintenant il fallait bien le croire. Une seule entrevue, quelques
-paroles échangées, un peu de musique--et tout de suite la grande
-passion. Pendant tout un mois, je nageai en plein conte bleu, sans trop
-savoir moi-même ce que je pensais, mais heureuse de me savoir aimée. Pas
-une fois l’idée ne m’effleura que Philippe, selon toute apparence, était
-riche, et que ma dot se réduisait à zéro. Deux seuls nuages
-obscurcissaient mon ciel: le mécontentement visible de Mme Chardin et
-l’ignorance totale de mon pauvre papa. Retenue par une sorte de pudeur
-plus forte que ma franchise habituelle, je n’osais pas lui raconter mes
-«aventures»; mais je me souviens qu’un soir, bourrelée de remords en
-songeant à l’abîme de dissimulation où je me sentais enfoncer, je me mis
-à pleurer toute seule dans mon lit. Ah! oui, j’étais déplorablement
-«XIXe siècle»--et je ne le regrette pas.
-
-Subitement, le 1er mars, les choses prirent une face nouvelle.
-L’Exposition des Aquarellistes ouvrait ce jour-là et j’avais passé ma
-matinée à essayer de ressusciter, par d’innocents artifices, mon chapeau
-d’hiver à l’agonie. J’en fus pour mes frais: Philippe ne parut pas. Le
-surlendemain, au Musée du Luxembourg où nous visitions quelques
-acquisitions récentes, je le cherchai des yeux sans plus de succès. Sans
-doute sa tante lui avait fait comprendre qu’il la mettait dans un cruel
-embarras. Mais alors il allait sûrement se décider à parler. J’attendis
-d’abord avec confiance. Mme Chardin semblait tranquillisée, satisfaite,
-et ne songeait qu’à m’initier à l’art d’Extrême-Orient, dont elle
-m’avait jusqu’alors peu parlé. Nous feuilletions des albums, nous
-pénétrions dans des collections particulières: je ne voyais plus que
-Bouddhas, Sivas et fleurs de lotus. Entre temps je me sentais
-épiée--discrètement, affectueusement, mais enfin épiée--et je veillais à
-ce que rien ne vînt trahir le sentiment de déception que commençaient à
-me causer le silence prolongé, la disparition totale de Philippe.
-Était-il possible que mon gentil roman finît ainsi dès les premières
-pages? Un incident fortuit vint me donner la clef de l’énigme--du moins
-je le crus.
-
-Papa, retenu à la maison par un gros rhume--il se méfiait des rhumes
-depuis sa bronchite de l’année précédente--m’avait priée un matin
-d’aller demander à Mme Chardin quelques _Revues des Deux-Mondes_. En
-montant l’escalier, je rencontrai Perrine qui revenait du marché et qui
-m’introduisit sans penser à mal. Dès l’antichambre, un bruit de voix me
-frappa; une canne et un pardessus pendaient au porte-manteau: Mme
-Chardin n’était pas seule. Et comme j’hésitais à entrer, je l’entendis
-qui disait:
-
-«Mais non, ce n’est pas sérieux... Tu es trop jeune... il faut attendre
-encore... Vous êtes deux enfants...»
-
-Sans écouter davantage je frappai assez fort et presque en même temps
-j’ouvris la porte du salon. Philippe était là, debout devant sa tante
-qui rougit très fort à ma vue. Lui était devenu pâle et tournait vers
-moi des yeux suppliants. Je balbutiai: «Oh! pardon... Papa m’a
-envoyée... c’est pour les revues que vous lui aviez promises...» Mme
-Chardin ne perdait jamais la tête. Elle se leva, m’emmena dans sa
-chambre, m’ouvrit la bibliothèque en riant de mes excuses et de ma
-confusion... Cinq minutes après, je me retrouvais sur le trottoir de la
-rue Barbet-de-Jouy avec quatre brochures saumon sous le bras, cajolée,
-embrassée--mais bel et bien mise à la porte. Malgré tout je me sentais
-heureuse. J’avais entrevu Philippe, je savais qu’il pensait toujours à
-moi. Pauvre garçon, comme il m’avait regardée! A cette idée mon cœur
-s’emplit d’une sorte de pitié tendre--une envie de rire et de pleurer
-tout à la fois. Sans doute c’était cela l’amour. Je songeai: «Que dire à
-papa?... Rien encore... Mme Chardin ne peut plus guère tarder à
-parler... Elle nous trouve trop jeunes. C’est le dernier argument des
-parents: après ils cèdent toujours...» Derrière un mur doré par la
-lumière du matin, sur un arbre que je ne voyais pas, dans l’air encore
-aigrelet où flottait un peu de printemps, un merle siffla gaîment.
-Évidemment il se moquait de moi et de mon assurance enfantine. Pourtant
-les événements devaient me donner raison.
-
-La semaine suivante, Mme Chardin, au lieu de la dépêche d’arrivée
-qu’elle attendait, reçut de son fils, devant moi, une lettre qui parut
-la bouleverser. Il s’était bien embarqué en février, mais il s’arrêtait
-à Java, où les Hollandais faisaient des fouilles merveilleuses, et son
-retour se trouvait retardé de trois mois. «Trois mois!...» répétait Mme
-Chardin, sans essayer de cacher son immense désappointement. A dix
-reprises, je la vis relire cette malheureuse lettre. Parfois les larmes
-lui venaient aux yeux et elle haussait les épaules avec une sorte
-d’irritation passionnée. Son humeur parut s’altérer, traverser une crise
-mystérieuse. Un soir, Perrine fit irruption, une paire de gants à la
-main, dans la salle à manger où nous achevions un repas mélancolique.
-
-«Madame, c’est encore à M. Philippe! Il les a oubliés ce matin, et il
-n’a pas repris son parapluie qu’il avait laissé hier...»
-
-Il venait donc tous les jours!... Je regardai Mme Chardin: elle semblait
-excédée, infiniment triste et lasse. Avec la mine d’une coupable, elle
-murmura quelques mots vagues et renvoya du geste Perrine déconfite. Que
-signifiaient cette mauvaise volonté, cette répugnance évidente? Pourquoi
-nous faire porter, à Philippe et à moi, la peine de son chagrin
-maternel? Toute la soirée je boudai, révoltée à mon tour et presque
-muette; ma vieille amie se plongeait dans une rêverie soucieuse. Elle me
-laissa partir le cœur gros, sans un mot d’encouragement... Et voilà que
-le lendemain matin, on apportait à Papa un mot d’elle, écrit évidemment
-au saut du lit: «Cher Monsieur, pourrais-je vous prier de venir me voir
-dimanche, à dix heures et demie, pour un entretien sérieux? Je m’excuse
-de ne pas monter moi-même chez vous, mais je crains un peu vos étages.
-
-«Si Geneviève veut venir vous rejoindre vers midi, j’espère que nous
-aurons le plaisir de déjeuner ensemble.»
-
-Papa sembla surpris d’abord, puis après une seconde de réflexion: «Elle
-veut sans doute me consulter pour cette inscription de rente au
-Grand-Livre dont elle me parlait l’autre jour», dit-il tranquillement.
-Mais moi j’avais compris...
-
-De nouveau ma vie m’apparaît dans le recul du passé... Le dimanche
-matin, onze heures. Papa est parti sans défiance; je me coiffe devant ma
-glace, la fenêtre ouverte, car mes seuls voisins sont les moineaux qui
-jacassent éperdument et mon ami le merle qui chante à plein gosier. Le
-soleil inonde ma chambre et je brosse des rayons d’or dans mes cheveux,
-tout en me regardant comme si je me voyais pour la première fois. Ainsi
-c’est moi--c’est cette petite personne-là qu’on demande en mariage?...
-Il me semble que je rêve, tandis que je rassemble machinalement les
-mèches blondes qui fuient entre mes doigts et retombent en masses
-lourdes jusqu’à ma taille...
-
-Une heure. J’ai trouvé papa très ému, très surpris--très heureux; Mme
-Chardin sérieuse et triste--pourquoi, mon Dieu, pourquoi?--mais calme.
-Elle m’a mis les deux mains sur les épaules et a plongé ses yeux au fond
-des miens: «Philippe est le meilleur garçon de la terre: je crois qu’il
-vous rendra heureuse. Et vous, ma chérie, êtes-vous sûre, bien sûre de
-l’aimer?» On dirait qu’elle veut en douter. Le «oui» s’étrangle dans ma
-gorge, mais mon regard a dû répondre pour moi. Comment ne l’aimerais-je
-pas? Il m’aime, et je ne connais que lui?...
-
-Et maintenant _il_ est là--mon fiancé est là. Non, pas encore mon
-fiancé: il a demandé à me parler seul à seule. «Après, vous
-déciderez...». Nous sommes assis l’un en face de l’autre dans le salon
-d’où papa et Mme Chardin se sont éclipsés discrètement. Je n’ose pas le
-regarder; j’entends à peine ses premiers mots: «Avant tout, il faut que
-je vous dise... J’ai peur de ne pas être digne de vous...» Mes yeux se
-lèvent effarés; quelle confession terrible va-t-il me faire? La vue de
-ce bon visage tendre et timide me rassure; un peu d’assurance me
-revient, à mesure qu’il se trouble davantage. «La première fois que je
-vous ai vue, ici... vous vous rappelez peut-être que je revenais de
-Nice?... Eh bien, je n’y étais pas parti... seul...» Cette fois j’ai
-compris, et je rougis, je rougis, un peu choquée, à demi surprise, et
-touchée de l’angoisse que reflète le regard gris posé sur le mien.
-«J’avais des amis, des fous... J’ai voulu faire comme eux... par
-gloriole, pour me prouver que j’étais un homme... Et puis, là-bas, je me
-suis vite aperçu qu’on se moquait de moi... je suis parti furieux, vexé,
-mais si vous saviez... si vous saviez comme j’avais peu de chagrin!...
-Et tout de suite, je vous ai vue... Maintenant, cela me paraît si loin,
-si bête, cette... mauvaise chose... maintenant que je sais ce que c’est
-que...» Il voudrait dire: «que d’aimer»; mais sa voix tremble et se
-brise. «Pourrez-vous me pardonner, dites?... C’est ma seule folie... et
-je ne vous connaissais pas!...» Comme il est bon! Comme il est honnête!
-Comme il a l’air malheureux! Un grand élan m’entraîne vers lui--un élan
-de cette pitié tendre que j’éprouve toujours à sa vue. De jalousie, je
-ne sens pas l’ombre, rien que le désir de le rassurer, de le consoler.
-Et sans répondre, je lui souris, je lui tends la main, qu’il prend comme
-un fou, en pleurant presque de joie...
-
-
-
-
-V
-
-
-Si j’écrivais un roman, je mettrais peut-être ici: «Deuxième partie»...
-Et j’aurais tort. La vie ne se divise pas ainsi en morceaux bien nets
-assemblés bout à bout: c’est une trame bizarre, tissée par une main
-fantaisiste qui s’amuse à enchevêtrer les fils sans qu’on puisse voir où
-l’un finit, où l’autre commence. Parfois cependant un nœud se forme,
-laissant après lui une trace longtemps visible--secousse violente et
-imprévue, crise d’âme qui ébranle l’être moral et le change de fond en
-comble. Mon mariage ne fut pas une de ces crises; pendant bien des jours
-encore je devais rester celle que papa appelait «sa petite fille», celle
-que Julie annonçait pompeusement: «Mademoiselle Geneviève et son
-mari»... Sans doute j’étais trop jeune pour devenir autre chose qu’une
-_femme-enfant_, et Philippe, presque enfant lui-même, ne pouvait guère
-m’apprendre à vivre, aveuglé qu’il était par une admiration, une
-tendresse naïves.
-
-Nos premières semaines de tête à tête eurent pour cadre Florence,
-Fiesole--toute la douceur d’un mois de mai toscan, toute la splendeur
-d’un art encore à peine deviné. J’en fus comme éblouie. Du Palais Pitti
-au Musée des Offices, du Bargello à Sainte-Marie Nouvelle, Philippe me
-suivait, docile et bon, heureux de me voir heureuse et toujours--oh!
-toujours de mon avis.
-
-«J’aime mieux le _David_ de Verrocchio que celui de Donatello: et toi?
-
---Moi aussi...
-
---Ces petits anges de Fra Angelico, est-ce que tu ne les trouves pas
-délicieux?
-
---Adorables, ma chérie...»
-
-Je ne me lassais pas de le prendre à témoin, sans jamais recueillir
-autre chose qu’un écho de mes propres enthousiasmes. Un matin, après une
-longue station au Palais Riccardi, l’écho me répondit d’une voix bizarre
-et je fus effarée de voir Philippe tout pâle, les yeux rouges, la bouche
-contractée...
-
-«Qu’est-ce que tu as?... Es-tu malade?...»
-
-Il secoua la tête et voulut rire; mais il ne put que bâiller--bâiller
-sans contrainte, cette fois, de tout son cœur et de toutes ses dents
-blanches. Alors un remords me saisit:
-
-«Tu as faim!... Quelle heure est-il donc? Une heure moins cinq! C’est
-inouï... Pourquoi ne disais-tu rien?
-
---Oh! fit-il, avec son bon sourire d’adoration, j’y ai bien pensé,
-depuis midi un quart... Mais _tu_ t’amusais tant!...»
-
-Le même soir, nous avions pour voisin de table d’hôte un ingénieur
-milanais--un petit homme maigre et noir comme une taupe, avec des
-moustaches de chat et des yeux d’écureuil. Philippe eut vite fait de
-reconnaître en lui un confrère, et la conversation, banale d’abord, prit
-bientôt un tour technique tout à fait spécial. L’Italien, gentil, mais
-bavard et un peu crampon, nous avait suivis après le dîner jusque dans
-le salon. Silencieuse, absorbée en apparence dans la contemplation d’un
-_Magazine_ vieux de trois ans, je guettais du coin de l’œil mon
-Philippe, et j’observais son geste animé, son regard brillant--plus rien
-de l’expression tendre et résignée que je lui voyais si souvent au cours
-de nos promenades artistiques. Vers dix heures, son interlocuteur prit
-enfin congé, et il revint s’asseoir près de moi, encore tout plein de
-son sujet.
-
-«C’est un garçon très intelligent, figure-toi... Voilà dix-huit mois
-qu’il dirige ici une fabrique de taffetas, tu sais, cette petite soie
-fine qu’on appelle du _florence_... Il m’a donné des détails très
-curieux sur les machines... Et je lui parlais de nos filatures du
-Nord...»
-
-Mes yeux s’ouvraient tout grands, un peu papillotants, sans doute;
-j’étouffai un bâillement derrière ma main. A cette vue, Philippe
-s’arrêta court.
-
-«Oh! tu as sommeil, ma pauvre chérie... Et moi qui suis là, à te
-raser...
-
---Bah! lui dis-je, nous sommes quittes... Rappelle-toi, ce matin, devant
-les fresques de Benozzo...»
-
-Je riais, mais un peu de tristesse me venait à nous sentir si différents
-l’un de l’autre...
-
-La veille de notre départ, je voulus monter au Belvédère du Jardin
-Boboli, pour dire adieu à Florence. Il faisait encore grand jour, mais
-le soleil baissait sur l’horizon: devant nous, les hauteurs de Fiesole
-et de Vallombrosa s’empourpraient de teintes roses et violettes; à nos
-pieds, l’Arno déroulait ses eaux boueuses moirées d’or et plus loin le
-Dôme, aux murs blancs et noirs, semblait un gigantesque joujou en
-dominos à demi écrasé par l’énorme coupole, à demi caché par l’ombre
-svelte du Campanile. Une cloche sonna, puis une autre, puis une
-troisième--et soudain de toute la ville s’éleva la voix des carillons,
-les uns lourds et graves, aux vibrations lentes, les autres argentins,
-pressés, joyeux, se répondant, se mêlant, s’entre-croisant en accords
-exquis, en dissonances plus exquises encore, qui montaient jusqu’à nous
-par bouffées, avec l’odeur des orangers et la saveur du vent venu des
-montagnes. Presque émue, l’âme pleine de choses confuses et tendres, je
-me tournai vers Philippe.
-
-«Ah! fis-je à demi-voix, tu entends?...»
-
-Il avait tiré sa montre et la remettait à l’heure avec soin.
-
-«Oui, j’entends... Les cloches sonnent à sept heures: je retardais de
-huit minutes...»
-
-Pauvre Philippe!... Je vois encore sa main un peu courte, aux doigts
-agiles de mécanicien, maniant délicatement le petit remontoir d’or,
-tandis qu’au-dessous de nous, les sons retombaient en s’éteignant, un à
-un, comme des oiseaux qui se posent...
-
-Nous devions revenir sans nous presser, en passant par les lacs. A
-Lugano, Philippe trouva une lettre de sa tante--de tante Lydie: que ce
-nom de vieux pastel lui allait bien! Nous parlions souvent d’elle, et
-mon mari me disait les soins maternels dont elle l’avait entouré pendant
-les années où, orphelin de sa mère--la propre sœur de Mme Chardin--un
-peu négligé par son père, dont la vie de gros industriel lillois
-absorbait sans doute les facultés affectives, il s’était trouvé, pauvre
-petit garçon riche, jeté entre les quatre murs d’un grand lycée
-parisien.
-
-«Je passais tous mes dimanches chez elle, et tu ne peux pas te figurer
-ce qu’elle a été pour moi--elle et François, d’ailleurs... ils sont
-aussi bons l’un que l’autre... Le voilà qui revient, François; il doit
-arriver ces jours-ci... Et dis donc, c’est lui qui va être surpris!...
-Depuis deux mois qu’il était toujours en route, et que sa mère et lui ne
-correspondaient que par dépêches, il a dû apprendre mon mariage en
-arrivant... En voilà une nouvelle! Lui qui m’appelait toujours «le
-gosse»... Il a sept ans de plus que moi, tu sais, et il est joliment
-plus fort en toutes choses... Mais c’est égal, maintenant, je ne
-changerais pas avec lui!...»
-
-Sa main serrait tendrement mon bras, ses yeux gris me souriaient, pleins
-d’amour et de confiance. Je le sentis très bon, fier de moi,
-passionnément dévoué. Et je pensai: «Comme il m’aime!» Moi aussi, je
-l’aimais bien...
-
-Ce fut le lendemain de notre retour que je fis la connaissance de mon
-cousin François.
-
-Ma première soirée, soirée d’émotions heureuses et de réminiscences
-enfantines, avait été consacrée à papa; tante Lydie, toujours discrète,
-s’était réservé la seconde. J’éprouvai un singulier plaisir à revoir la
-maison de la rue Barbet-de-Jouy; avais-je donc, à mon insu, laissé un
-peu de moi-même derrière ces murs, encore étrangers l’année précédente?
-Quand Perrine nous ouvrit la porte, je faillis lui sauter au cou, et
-j’entrai impétueusement dans le salon, toute à la joie de retrouver ma
-vieille amie. D’abord je ne vis qu’elle--sa figure blanche, aux cheveux
-blancs, qui me souriait du fond de la bergère--et ce fut seulement après
-l’avoir embrassée que je songeai à relever la tête. Un grand garçon,
-debout près de la cheminée, fixait sur nous des yeux tranquilles.
-
-«Bonjour, gosse», dit-il à Philippe qui s’avançait vers lui, les mains
-tendues. Et bien vite, avec un geste d’excuse:
-
-«Oh! pardon, c’est une mauvaise habitude; mais je vous promets que je ne
-le ferai plus, madame... ma cousine... Geneviève, n’est-ce pas?
-Appelez-moi François aussi, voulez-vous? Autant commencer tout de suite,
-puisqu’il faudra bien finir par là...»
-
-Sa voix était agréable. Il me parut maigre et long, dominant Philippe
-d’une demi-tête, avec un regard brun de myope, un lorgnon, une bouche
-large aux belles dents, le nez assez court, la barbe grêle--laid en
-somme, et très différent de sa mère. Pourtant il me plut, et je me
-sentis soulagée d’un grand poids. J’avais toujours vaguement redouté ce
-cousin phénomène que je me figurais très savant, très supérieur, un peu
-dédaigneux, peut-être. Et voilà qu’il me semblait l’avoir toujours
-connu. Il nous complimenta gentiment, sans témoigner un étonnement de
-mauvais goût: après tout, j’avais dix-neuf ans, mon mari en avait
-vingt-trois, et six semaines de vie commune nous donnaient l’illusion de
-passer pour un vieux ménage. François le comprit sans doute et sembla
-nous prendre extraordinairement au sérieux, ce qui augmenta le
-ravissement de Philippe.
-
-Plus d’une fois, pendant le dîner, il m’arriva d’appeler mon nouveau
-cousin «monsieur». Quant à «tante Lydie», cela venait tout seul. Mme
-Chardin semblait avoir repris tout son entrain, elle n’avait d’yeux et
-d’oreilles que pour son fils qui, lui, bavardait de tout son cœur, sans
-contrainte et sans art, non pas comme un «brillant causeur» tout bourré
-d’anecdotes et de récits de voyage, mais comme un brave garçon, heureux
-de se retrouver à la table de famille. Il avait avec Philippe des façons
-de grand frère taquin à travers lesquelles on sentait percer une réelle
-tendresse.
-
-«Eh bien, mon vieux, je te retrouve ingénieur, marié, chef d’usine, un
-vrai patriarche! Les affaires vont bien, à Lille?»
-
-On parla quelque temps de la filature, _notre_ filature: combien cela me
-semblait étrange! François insistait sur les questions d’ordre général,
-le taux des salaires, le nombre et l’état d’esprit des ouvriers: pour la
-première fois, en l’écoutant, j’avais l’impression que toutes ces choses
-pouvaient se discuter en termes clairs, accessibles aux simples mortels.
-
-«Oh! mais, dit tout à coup Philippe, nous allons ennuyer Geneviève, si
-nous continuons à parler machines...»
-
-Je protestai vivement.
-
-«D’abord vous ne parlez pas machines... Et puis vous n’êtes pas ennuyeux
-du tout... Quand je me rappelle ton ingénieur de Florence, avec tous ses
-mots techniques!...»
-
-Le nom de Florence, d’ailleurs, avait suffi pour faire dévier la
-conversation. François se mit à évoquer son premier voyage en Italie.
-
-«J’avais quinze ans... Tu te souviens, maman?... Le belvédère du Jardin
-Boboli, la ville en bas, le soleil couchant derrière Fiesole... et les
-cloches, surtout!... Il me semble que je n’en ai plus jamais ni nulle
-part entendu de pareilles...»
-
-Mes cloches de Florence! J’allais crier: «Moi aussi, je les connais; moi
-aussi je les aime...» Un sentiment inconnu,--une sorte de pudeur
-subite--m’arrêta dans mon élan. Pourquoi? Je n’aurais pas pu le dire.
-
-Philippe, cependant, friand d’émotions exotiques, essayait d’arracher à
-son cousin quelque histoire de pirates, quelque savoureux récit de
-chasse. Peine perdue: François n’avait pas le moindre trait d’héroïsme à
-son actif.
-
-«Mais les tigres? insista Philippe; tu as pourtant dû voir des tigres,
-là-bas, dans la brousse...»
-
-François sourit drôlement.
-
-«Des tigres? Je n’en ai connu qu’un... très intimement, par exemple...
-Je l’ai même nourri de mon lait, ou tout au moins de lait de chèvre,
-pendant près de six semaines... Il avait deux mois; mon boy l’avait
-ramassé, à moitié mort, après une battue des indigènes. Un amour de
-bête!... Malheureusement, j’ai dû le renvoyer très vite à sa jungle
-natale: il me dévorait toutes mes pantoufles, sans trop s’inquiéter si
-mes pieds étaient dedans... Tu vois que j’ai couru des dangers
-terribles.
-
---Oh! dit Philippe, déçu, tu n’es pas sérieux!
-
---Mais si, je t’assure... Tu ne me trouveras que trop sérieux, tout à
-l’heure, quand je vous montrerai mes photographies... Si tu crois que tu
-vas échapper à la petite conférence!»
-
-Et comme nous sortions de table, il courut chercher ses précieuses
-planches. C’étaient les soubassements d’un grand temple de Java, le
-Bôrô-Boudour, déblayés l’année précédente par un ingénieur hollandais,
-et qu’il fallait enfouir de nouveau, sous peine de compromettre la
-solidité de l’édifice.
-
-«Une occasion unique, expliqua François, j’avais juste le temps d’aller
-les voir avant l’enterrement définitif. C’est la cause de mon retard--ce
-retard qui t’a tant navrée, ma pauvre maman! Viens les regarder tout de
-même, ces vilains bonshommes, pour me prouver que tu ne leur en veux
-pas...»
-
-Il avait installé son carton sur une petite banquette, et entraînait,
-d’un geste câlin, tante Lydie qui résistait un peu, comme si vraiment
-elle eût gardé rancune aux innocentes figures de pierre. Elle finit
-pourtant par s’asseoir et par se pencher, à demi curieuse, à demi
-hostile, sur les photographies que François, accroupi par terre à la
-turque et ses longues jambes repliées sous lui, nous tendait l’une après
-l’autre.
-
-«C’est l’histoire du Bouddha Çakya-Sinha... Ne faites pas attention à
-ces noms sauvages, ma cousine, regardez seulement ces sculptures qui
-datent du VIIIe au Xe siècle... à peu près l’époque de Charlemagne. Vous
-voyez que les Hindous de Java ne travaillaient pas mal, dans ces temps
-reculés...»
-
-Philippe restait debout derrière nous et ne disait plus grand’chose.
-
-«Pauvre ami, pensai-je; voilà les exhibitions artistiques qui
-recommencent... il va bien s’ennuyer...»
-
-Tout doucement, en cachette, je glissai ma main dans la sienne, pour lui
-adoucir les amertumes de la mythologie bouddhique, et je sentis qu’il la
-pressait avec reconnaissance. Nous faisions cercle autour de la cheminée
-où brûlait un joli petit feu de bois--le thermomètre fantasque ayant
-choisi cette première semaine de juin pour descendre subitement de dix
-degrés. N’était-ce pas devant un feu semblable que je me chauffais,
-l’hiver précédent, quand le coup de sonnette de Philippe était venu
-changer toute mon existence?...
-
-Soudain, comme un écho à mes souvenirs, le timbre fêlé de l’antichambre
-résonna. Je tressaillis: cette fois ce n’était pas Philippe; je le
-tenais là, près de moi, sa bonne main confiante posée sur la mienne...
-Perrine entra, apportant le journal et une lettre pour François que
-celui-ci prit machinalement. Mais dès qu’il y eut jeté les yeux:
-
-«Oh! s’écria-t-il, c’est trop fort! Regarde cette lettre-là, maman:
-c’est celle que tu m’as écrite à la fin de janvier, la dernière, quand
-tu me croyais toujours à Angkor... Elle a couru après moi, à Saïgon, à
-Java... Et je crois bien qu’elle a dû faire le tour du monde--en me
-tournant le dos... Oui... voilà un timbre de Sydney... Moi je suis
-revenu par Malacca et Ceylan...»
-
-Il s’était levé et s’approchait de la lampe pour mieux déchiffrer les
-grimoires de la poste.
-
-«Plus de quatre mois!... Et la voilà revenue rue Barbet-de-Jouy... Vous
-permettez?» fit-il en se tournant vers moi. Il ajouta gaîment: «C’est
-très pressé...» Mais déjà sa mère l’avait arrêté d’un geste.
-
-«Tu ne vas pas la lire maintenant... c’est stupide... Donne-la-moi...»
-
-Elle semblait agitée, inquiète. François retint le petit carré de papier
-que les doigts maigres de tante Lydie avaient déjà saisi.
-
-«Pourquoi?... Laisse-moi au moins la regarder... Tu m’as déjà demandé
-trois fois depuis mon retour si je l’avais reçue... Elle m’intrigue,
-cette lettre... D’ailleurs elle est à moi: c’est mon nom qui est sur
-l’adresse...
-
---Oui, mais c’est moi qui l’ai écrite... Donne, je te dis...»
-
-Avec un petit rire nerveux, elle tira un peu plus fort, parvint à saisir
-l’enveloppe, et, prestement, la jeta dans le feu.
-
-«Oh! ma tante!» s’écria Philippe. J’étais demeurée stupide. François fit
-un mouvement instinctif vers la cheminée, puis s’arrêta et regarda sa
-mère. Dans ses yeux, je vis passer une angoisse subite, la crainte d’une
-crise imprévue, d’un accès de démence. Mais non. Tante Lydie avait
-repris sa place et, les pincettes à la main, attisait tranquillement la
-flamme, tandis que noircis, semés d’étincelles mouvantes, les minces
-feuillets se tordaient en crépitant et s’envolaient par bribes
-impalpables...
-
-«Qu’est-ce que tu as fait, maman? Qu’est-ce que tu me disais dans cette
-lettre?...»
-
-La demande était naïve et presque involontaire. Mme Chardin releva la
-tête.
-
-«Des bêtises, fit-elle, redevenue très calme. Tu peux supposer ce que tu
-voudras... un crime que j’aurais commis autrefois; un vieux remords dont
-j’ai pris mon parti et dont je renonce à te faire part...»
-
-Elle plaisantait. François n’insista pas.
-
-«Revenons au Bôrô-Boudour, dit-il, après un petit silence. Avez-vous
-remarqué la douceur de ce type hindou?... Et la finesse de tous ces
-détails, les serpents, les moutons, les feuilles d’arbres...»
-
-J’admirai le tact avec lequel il dissimulait sa préoccupation évidente.
-Mais malgré ses efforts, un peu de contrainte pesa sur notre soirée.
-
-Seule, tante Lydie semblait parfaitement à l’aise, comme délivrée d’une
-obsession ancienne. Ce fut elle qui me proposa de déchiffrer à quatre
-mains le quintette de César Franck, alors presque inconnu du public.
-François tournait les pages, et je m’aperçus vite qu’il était bon
-musicien. Philippe écoutait sans enthousiasme. A onze heures on apporta
-le thé, suivant les anciens rites--après quoi nous prîmes congé.
-
-«Au revoir, Geneviève», dit mon cousin.
-
-Je lui tendis la main et je répondis bravement: «Au revoir, François...»
-Puis je me mis à rire: cela me semblait tout drôle.
-
-Dans la rue, Philippe resta un moment sans parler.
-
-«Je n’aurais pas cru, murmura-t-il enfin, que ma tante avait des secrets
-pour son fils... C’est bizarre, ce qu’elle a fait... Mais tout cela ne
-nous regarde pas. Comment le trouves-tu, ton nouveau cousin? Gentil,
-hein?... Et savant, et pas poseur... Je suis content qu’il soit revenu;
-nous passerons de bonnes soirées, tu verras... Seulement, c’est bien
-laid, toutes ces photographies... Et puis, cette machine que vous avez
-jouée, c’est très ennuyeux... Pourquoi n’as-tu pas chanté du Gounod?»
-
-
-
-
-VI
-
-
-Que dire de mes premières années de femme? Elles ne sont que le
-prolongement de ma vie de jeune fille--d’enfant paisible, contente de
-peu, jouissant de tout. Dans cette existence calme, presque vide, ouatée
-par Philippe d’une tendresse plus aveugle que celle de papa, aussi
-soumise et moins grondeuse que celle de Julie, quelques images très
-nettes jalonnent le chemin de mes souvenirs...
-
-Un de nos déjeuners en tête à tête, dans notre belle salle à manger de
-la rue de Médicis. Les meubles neufs--buffet monumental, table carrée,
-crédence vaguement Henri II--sentent bon l’encaustique et le miel; la
-verrerie de fin cristal brille d’un éclat discret, et dans la panse
-ventrue d’une carafe, je vois se refléter le carré minuscule de la
-fenêtre ouverte et les arbres du Luxembourg. Philippe boit son café
-lentement, à petits coups, comme un gros chat blond un peu gourmand; moi
-je croque des amandes fraîches, «moins blanches que mes dents», prétend
-galamment mon mari. Les coques vertes et veloutées s’amassent dans mon
-assiette; je les taillade distraitement du bout de mon couteau d’argent,
-et Philippe me demande à quoi je pense, «d’un air si sérieux».
-
-«C’est que je ne me rappelle plus... je n’ai pas l’habitude d’aller
-seule en omnibus, tu sais... Pour la rue de Sèze, c’est bien
-Panthéon-Courcelles?...»
-
-Philippe se met à rire.
-
-«Tu veux prendre un omnibus? Eh bien, et la voiture?»
-
-La voiture!... J’oublie toujours que nous sommes riches. Quand je me
-suis mariée, papa venait d’être nommé chef de bureau, aux appointements
-de huit mille francs: un Pactole! Jusqu’alors nous avions vécu fort à
-l’aise avec six mille. Aussi je suis un peu effarée de voir Philippe me
-remettre, chaque mois, la moitié de ce que je dépensais en un an. Que
-faire de tous ces beaux billets bleus? Ils m’intimident presque. Et la
-femme de chambre, en joli petit tablier brodé, qui s’obstine à vouloir
-me coiffer et m’habiller! Et la cuisinière, qui a des moustaches, et qui
-me propose parfois des plats dont j’ignore même le nom! Et son mari, le
-grand Théodore, bête comme une oie, mais si décoratif avec ses favoris
-de magistrat ou d’amiral! Je ne me sens pas plus grosse qu’une souris
-devant eux. D’ailleurs j’ai constaté que, grâce à ce personnel imposant,
-les billets de cent francs ne duraient pas beaucoup plus longtemps que
-jadis les pièces de cent sous. Et comme j’ai à cœur de bien gérer nos
-revenus, j’ai protesté contre l’adjonction d’un cheval et d’un cocher.
-Nous avons seulement un coupé au mois--coupé dont les coussins moelleux
-me paraissent, je dois l’avouer, infiniment plus agréables que les
-noyaux de pêche de Panthéon-Courcelles. On ignorait encore, à cette
-époque lointaine, les raffinements de l’automobilisme. La voiture! Où
-avais-je la tête? Je me lève de table avec un empressement enfantin.
-
-«C’est vrai, elle doit être ici à une heure. J’ai juste le temps de
-m’habiller si je veux arriver chez Georges Petit avant la foule...»
-
-Philippe ne dit rien, et plie sa serviette d’un air mélancolique. Un
-petit remords me prend de l’abandonner si vite. Les jours précédents,
-nous flânions sur le balcon après le déjeuner: les cigarettes fumées
-près de moi n’ont pas, paraît-il, le même goût que les autres.
-
-«Pourquoi ne viens-tu pas? C’est une collection superbe; il y a des
-Fragonards exquis...
-
---Oh! dit Philippe, si j’y allais, ça ne serait pas pour les Fragonards,
-ça serait pour être avec toi... Mais tu verras mieux les tableaux sans
-moi... Et puis, j’ai rendez-vous à deux heures et demie avec ce
-fabricant de Vimoutiers...»
-
-Il est très occupé, mon bon Philippe. Depuis notre mariage, il prend
-tout à fait au sérieux son métier de filateur, et le temps n’est plus
-des longues escapades à Nice!... L’usine lui appartient, mais il en a
-confié la direction à son associé, un ingénieur de quarante ans, habile
-et probe, qui conduit à merveille la machinerie et le personnel;
-pourtant il va lui-même chaque semaine passer vingt-quatre heures à
-Lille. A Paris, il a ses bureaux--raison sociale Noizelles et Mauroy--où
-il reçoit les commandes et traite en personne avec les autres
-industriels. Je sais combien ses fonctions l’absorbent et surtout--oh!
-surtout combien les expositions l’ennuient. Fallait-il qu’il fût
-amoureux de moi, l’autre hiver, pour se mettre au régime des œuvres
-d’art à haute dose! Ce souvenir m’attendrit un moment; je l’embrasse,
-et, d’un ton indécis:
-
-«Si tu veux, je resterai un peu... j’ai bien le temps, après tout...»
-
-Ses yeux me sourient avec reconnaissance.
-
-«Mais non; va, ma chérie, va t’amuser... Et passe donc prendre tante
-Lydie: je suis sûr qu’elle sera enchantée de t’accompagner...»
-
-Décidément, ma vie n’est pas changée. Philippe a sa filature comme papa
-avait son ministère. Le fonctionnement de l’usine ne m’intéresse pas
-beaucoup plus que celui de la Dette Inscrite; mais je suis forcée de
-reconnaître que la toile a sur l’administration des Finances des
-avantages pécuniaires indéniables. Pendant ce temps, je cours les musées
-et les conférences avec ma vieille amie, devenue la meilleure des
-tantes--qu’ai-je à demander de plus? Je ne demande rien, et je me trouve
-aussi heureuse qu’avant mon mariage...
-
-Chez tante Lydie, un jour d’hiver. Il pleut à torrents; aucune visite
-n’est à craindre. Perrine vient d’apporter le thé, accompagné d’un
-superbe kugelhopf que je lorgne avec complaisance, car j’ai une vraie
-faim de petite fille.
-
-«Allez avertir monsieur François que le goûter est servi...»
-
-C’est à Perrine que ce discours s’adresse; mais la vieille bonne, un peu
-dure d’oreille, est sortie sans rien entendre et Mme Chardin fait mine
-de se lever. Je la préviens bien vite.
-
-«Ne vous dérangez pas, tante...»
-
-Un coup discret à une porte fermée, une voix d’homme qui me dit:
-«Entrez...» et me voilà dans le bureau de François. J’aime beaucoup
-cette petite pièce claire, haute de plafond, ces murs qui disparaissent
-derrière les livres, cette table dont le désordre esthétique me
-plaît--involontairement, je songe aux papiers de Philippe, toujours si
-bien rangés, au superbe et horrible encrier de bronze «Renaissance» que
-les ouvriers de l’usine lui ont offert à l’occasion de notre mariage et
-dans lequel il ne trempe sa plume qu’avec respect...
-
-«Le thé vous attend, François...»
-
-A ma voix, il s’est retourné très vite.
-
-«Tiens, dit-il, vous étiez là? Justement, j’ai quelque chose à vous
-montrer... Une belle image!...» ajoute-il avec un sourire taquin. Un peu
-plus, il m’appellerait «gosse», moi aussi. Pourtant j’ai tout près de
-vingt ans!
-
-L’image, c’est une aquarelle persane du XVIe siècle--une petite
-princesse aux chairs d’ambre, vêtue d’or et de cobalt, debout dans un
-jardin de rêve où courent des gazelles. François la caresse du regard:
-un ami la lui a prêtée pour la comparer à des miniatures hindoues.
-
-«J’aurais dû la rendre hier, mais je pensais bien un peu vous voir
-aujourd’hui, et je savais qu’elle vous plairait.»
-
-Il parle d’un ton assuré. Et la petite princesse me plaît, en effet. Je
-m’attarde à la regarder, tandis que François m’en détaille les
-perfections avec une délicatesse infinie. Soudain, par la porte restée
-ouverte, tante Lydie apparaît, blanche et menue.
-
-«Eh bien! et ce thé?... Vous voulez donc le laisser refroidir?...»
-
-Elle semble mécontente, un peu fâchée; parfois, elle a ainsi de ces
-sautes d’humeur que nous attribuons à sa mauvaise santé. Docilement,
-nous la suivons dans le salon où les tasses fument, pleines d’un liquide
-exquis et tellement bouillant que François se brûle la langue à la
-première gorgée.
-
-«Tu vois que ce n’était pas la peine de tant nous presser, maman,»
-dit-il en versant dans son thé, pour le rendre buvable, la moitié du pot
-à crème. Je ris, puis nous nous taisons tous les trois... Le feu pétille
-et flambe, mêlant une lueur rouge au crépuscule bleuâtre; dehors, on
-entend le bruit de la pluie qui frappe violemment les vitres. Il fait
-bon, j’ai chaud jusqu’à l’âme, et le kugelhopf de Perrine est
-délicieux...
-
-Un autre souvenir, deux ans plus tard. Philippe est très sociable; il
-aime à me voir en robe de velours noir, avec les diamants qu’il m’a
-donnés, entourée de femmes moins jolies que moi--c’est lui qui le dit.
-Au cours d’une de ces soirées, j’ai rencontré une ancienne compagne
-d’études, perdue de vue depuis quelques années. Thérèse Leblanc--_alias_
-Mme Debray--a épousé un chimiste, préparateur à la Sorbonne, et possède
-un petit garçon de dix-huit mois. J’ai promis d’aller la voir, car elle
-est mon aînée, et au jour dit, je me rends rue des Écoles.
-
-Thérèse habite un petit cinquième clair et gentil, tout pareil à celui
-où j’ai passé ma jeunesse, sauf qu’on y voit moins d’arbres et que le
-chant des merles y est remplacé désavantageusement par la corne des
-tramways. Elle m’accueille un doigt sur la bouche:
-
-«Bébé dort; vous pouvez venir le regarder...»
-
-Et tout de suite je suis admise à contempler l’ange--un ange de fortes
-dimensions, joufflu, frisé, rouge comme une pomme, et dont les gros
-poings fermés gardent dans le sommeil un air batailleur.
-
-«C’est dommage que vous ne voyiez pas ses yeux, chuchote Thérèse; mais
-au moins nous pourrons causer tranquillement. Il est quelquefois un peu
-fatigant...»
-
-Fatigant! Je le crois sans peine: Thérèse, jeune fille, passait pour
-maigre; maintenant elle est réduite à sa plus simple expression--vêtue
-par surcroît d’une pauvre petite robe de rien du tout. Déjà l’autre soir
-elle m’avait paru mal habillée; aujourd’hui, près d’elle, j’ai honte de
-mes fourrures, et le froufrou de ma jupe doublée de soie me semble
-presque insolent. Thérèse, heureusement, n’en a cure: elle est toute à
-la joie de me montrer son appartement, qu’elle trouve le plus beau du
-monde, son salon, qui sert aussi de bureau, et--merveille des
-merveilles--le «laboratoire d’Eugène», aménagé à deux pas de la chambre
-à coucher.
-
-«N’ayez pas peur, dit-elle en souriant, nous n’avons pas d’explosifs:
-Eugène ne s’occupe que de chimie organique et biologique...»
-
-Eugène, c’est M. Debray. Invisible et présent, il règne comme un dieu
-dans le cœur, dans la pensée et dans les discours de sa femme. Les
-syllabes inharmonieuses de son nom prennent un son caressant en passant
-par cette bouche aux lèvres sérieuses; les termes de chimie les plus
-ardus font briller comme des étoiles ces yeux bruns dévorants. Thérèse,
-d’ailleurs, est dans son élément. A quatorze ans, elle nous émerveillait
-par ses aptitudes scientifiques et rien dans les travaux de son mari ne
-lui demeure étranger. C’est elle qui lui sert de préparateur; elle
-connaît par leurs noms tous les instruments cornus et biscornus dont il
-se sert. Sur un coin de table, j’aperçois des feuillets couverts de
-formules qu’elle a écrites sous sa dictée. J’en demeure ébahie, presque
-effrayée.
-
-«Vous ne devez pas avoir le temps de penser à autre chose!...»
-
-Elle rit.
-
-«Oh! mais si... Et bébé?... Et la maison, qu’il faut bien surveiller?...
-Et mon piano?... Eugène veut que je ne me rouille pas trop; lui aussi
-est musicien. Quand il est fatigué d’analyses et de synthèses, il prend
-son violon et nous jouons une sonate de Beethoven...»
-
-En revenant à pas lents, le long du boulevard Saint-Michel, je me dis
-que je viens de toucher de la main le bonheur sur terre, le bonheur pur,
-dégagé de toute idée d’ambition ou de lucre: Thérèse est fière de son
-mari, mais elle sait qu’il sera toujours pauvre et elle ne rêve pas
-encore à l’Académie des Sciences. Et lui--je l’ai entrevu l’autre soir:
-laid, un peu lourd, des yeux d’enfant ou de savant qui s’éclairent
-joliment en rencontrant ceux de sa femme. Ils vivent l’un pour l’autre,
-ils pensent l’un avec l’autre; leurs cerveaux ne font qu’un comme leurs
-cœurs. Quelles douces soirées ils doivent passer, seuls tous les
-deux!... Un malaise vague me vient en y songeant. Vais-je regretter de
-ne pas avoir épousé M. Debray? Non certes: j’ai toujours détesté la
-chimie. Thérèse est la femme qu’il fallait à cet homme--la seule entre
-dix mille. Ils ont eu la chance de se rencontrer. Voilà tout.
-
-Voilà tout... Mon bon Philippe! Comme il est tendre pour moi! Comme il
-s’ingénie à me faire plaisir! Hier encore il m’a menée aux Français,
-entendre Hamlet--lui qui ne peut pas souffrir Shakespeare. Avant-hier,
-nous dînions chez papa--il a joué aux échecs toute la soirée. Dimanche,
-c’était chez tante Lydie; nous avons classé des photographies de Java et
-d’Angkor--il ne devait pas s’amuser beaucoup. Mercredi, François est
-venu, comme tous les mercredis, et il m’a fait déchiffrer du Wagner
-jusqu’à minuit--Philippe s’endormait sur son journal... Et ce soir? Ce
-soir nous ne sortons pas; Philippe a des comptes à vérifier et des
-lettres à écrire. Si je l’aidais? Si j’essayais, comme Thérèse, de me
-mêler aux occupations journalières de mon mari? Cette idée me sourit un
-instant; mais je me rappelle vite une ou deux tentatives du même genre
-dont le seul souvenir suffit à me donner la migraine. Que faire? J’ai
-l’esprit trop abstrait, sans doute, et Philippe est concret jusqu’aux
-moelles. L’autre jour, à table, il devenait presque éloquent en me
-narrant son dernier voyage à Lille: les affaires marchent bien, l’usine
-a plus de commandes qu’elle ne peut en fournir, les gros marchands de
-toiles de Roubaix assiègent nos portes... Tout cela devrait m’intéresser
-bien plus que les origines de l’art khmer...
-
-Que vient faire ici l’art khmer, et pourquoi le souvenir du ménage
-Debray s’associe-t-il dans mes rêves à celui de ces têtes colossales,
-sculptées en plein roc, qui sourient si mystérieusement sur les murs
-d’Angkor? François me les a montrées cet été, à l’Exposition,
-reproduites en béton et en ciment; il en riait un peu: «C’est bête,
-disait-il, ce temple de carton, dans un champ de foire... Et pourtant,
-avec beaucoup d’imagination, vous arriverez peut-être à vous figurer ce
-qu’est ma vie, là-bas, au milieu de ces choses...» Il voyage toujours,
-François. L’hiver suivant, il doit aller au Japon: depuis quatre ans que
-je suis mariée, je ne l’ai jamais vu rester plus de huit ou dix mois de
-suite à Paris. Sa mère paraît déçue. «Cette maudite thèse,»
-soupire-t-elle, «quand donc cessera-t-il d’y travailler!» La thèse
-passée, ce serait, peut-être, une suppléance au Collège de France...
-Tante Lydie se cramponne à cet espoir avec ténacité. Elle a vieilli, ces
-derniers temps, et je la crois malade; mais elle ne se plaint
-jamais--surtout quand François est là. Pendant les absences de son fils
-elle devient casanière, presque sauvage; les musées la fatiguent, les
-expositions l’effraient. C’est à peine si elle consent, de loin en loin,
-à venir dîner chez nous, seule avec papa, comme autrefois...
-
-Le soir, dans mon salon--un salon «raté», que Philippe a fait meubler à
-grands frais par des tapissiers en renom. Les ouvriers ont accroché
-beaucoup de rideaux, cloué beaucoup de tapis, drapé beaucoup de
-tentures: nous en avons pour notre argent, mais l’ensemble est
-déplorable, et les quelques jolis bibelots, les deux ou trois meubles
-anciens que j’ai essayé de brocanter se noient dans un océan de
-banalité. Papa, toujours le même, maigre et sec, droit comme un jeune
-homme--il n’a pas soixante ans, d’ailleurs, et grisonne à peine--est
-attablé à l’échiquier avec son gendre qu’il adore--et qu’il bat à plate
-couture, ce dont Philippe, en qualité de mathématicien, se montre assez
-humilié. Assise en face de moi, tante Lydie tend frileusement ses mains
-à la flamme; je vois ses yeux creux et cernés, avec une petite
-bouffissure à peine visible au-dessus de la pommette, j’entends sa
-respiration légère, un peu courte. Comme elle a changé! Son regard, où
-je lisais jadis tant de sympathie tendre, se voile maintenant et
-s’attriste quand il rencontre le mien. Pourquoi?... Mon cœur se serre à
-l’idée de quelque chose d’inconnu, d’impalpable, qui semble se glisser
-entre nous deux...
-
-«Déchiffrons-nous les _Éolides_, tante, ou le _Chasseur Maudit?_...»
-
-Ni l’un ni l’autre; elle se sent fatiguée, sans entrain; moi-même, je
-n’ai nulle envie de jouer ou de chanter; mon piano s’assourdit, ma voix
-se perd et s’étouffe dans toutes ces draperies. Ah! nos murs de la rue
-de Chanaleilles, trop nus, peut-être, mais pleins de résonances
-joyeuses! Et les boiseries blanches de la rue Barbet-de-Jouy, le plafond
-très haut vers lequel les sons s’élèvent, parmi les soies semées de
-fleurettes et les pastels aux tons éteints! Ce soir, plus que jamais, en
-voyant ma vieille amie exilée de sa bergère, pelotonnée dans un lourd
-fauteuil, je comprends que nos vies ont divergé, que, par quelque
-étrange maléfice, notre nouvelle parenté, au lieu de me rapprocher
-d’elle, nous a rendues un peu plus étrangères l’une à l’autre. Et j’en
-souffre, tandis que nous échangeons des propos distraits...
-
-«A la Reine!» s’écrie Philippe. Papa manœuvre un pion, se frotte les
-mains, et, triomphalement:
-
-«Échec et mat, mon garçon!... Ah çà! que diable vous enseignait-on à
-l’École Centrale?...»
-
-La partie est finie; papa s’en va, emmenant Mme Chardin qu’il reconduit
-en voiture. Maintenant nous sommes seuls, Philippe et moi. Il se plante
-au milieu du salon, regarde autour de lui d’un air content.
-
-«On est bien, chez soi... N’est-ce pas, ma chérie?»
-
-Un baiser me dispense de lui répondre... Car justement je songeais avec
-terreur: «Est-ce que je m’ennuierais chez moi... chez nous?...»
-
-Hélas! oui, je m’ennuie... Quelque chose manque à notre vie, et nous le
-savons bien, quoique nous n’en parlions jamais... Cinq ans de ménage:
-j’ai vingt-quatre ans; je ne suis plus «trop jeune pour une maman»,
-comme disait notre vieux docteur au moment de mon mariage. C’est aussi,
-sans doute, l’avis du destin mystérieux qui préside aux existences
-humaines: vers la fin de cette cinquième année, un espoir s’éveille en
-moi, vague d’abord, puis plus précis. Philippe rayonne; papa
-s’assombrit: il pense à sa pauvre petite femme et craint le même sort
-pour moi. Julie sent renaître son âme de vieille nourrice sèche.
-
-«C’est moi qui viendrai le soigner, n’est-ce pas, mademoiselle
-Geneviève?...»
-
-_Mademoiselle!_ Je ris comme une folle à ce lapsus malencontreux. Mais
-Julie ne s’émeut pas: elle est comme le sage, qui ne s’étonne de rien.
-Elle m’avoue qu’elle attend un garçon; moi aussi. Je le vois déjà en
-culotte, comme mon ami Jacques Debray, le fils de Thérèse; j’espère
-qu’il sera très remuant, très beau, très blond, et je me promets tout
-bas de ne pas en faire un ingénieur...
-
-[Illustration]
-
-Qu’est-il arrivé? Un accident bête, le choc brusque d’une voiture--de ce
-fameux coupé de louage que j’aimais tant... Je me retrouve dans mon lit,
-après des jours de souffrances aiguës, et plusieurs semaines pendant
-lesquelles ma vie n’a tenu qu’à un fil. Maintenant je vais mieux; mais
-je sais qu’il faut renoncer pour cette fois à mon rêve de maternité, et
-je me sens triste à mourir. Des visages amis m’entourent; Julie promène
-par la chambre sa bonne figure impassible et grêlée; derrière ce front
-placide, je devine un regret inexprimé, et pour cela, j’aime ma vieille
-bonne un peu plus qu’avant. Papa et Philippe ne pensent qu’à moi; ils
-ont passé par d’affreuses angoisses, et ils sont si heureux de me voir
-guérie qu’ils n’en demandent pas davantage. Tante Lydie arrive, tout
-oppressée, mais tendre comme autrefois, et aussi le docteur Garnier,
-rose et frais, avec sa belle tête de lion aimable sur son corps puissant
-de Breton.
-
-«Pauvre gamine»! fait-il en me caressant la joue. Il est venu pour
-rencontrer le grand spécialiste qui m’a soignée.
-
-La visite est longue, l’examen minutieux; les deux médecins sont d’avis
-que tout va pour le mieux et que je pourrai me lever dans quelques
-jours. Malgré ces paroles rassurantes, je leur trouve un air apitoyé qui
-n’est pas naturel. Philippe les a reconduits et cause longuement avec
-eux.
-
-«Qu’est-ce qu’ils disent, Julie? Va écouter ce qu’ils disent, je t’en
-prie...»
-
-L’honnête Julie garde un silence désapprobateur et me borde
-soigneusement dans mon lit où je m’agite beaucoup trop. Enfin, voilà
-Philippe! Il est un peu pâle, mais ses yeux me sourient sans effort.
-Tout de suite, je l’interroge, anxieuse.
-
-«Pourquoi avez-vous tant parlé dans l’antichambre? Est-ce que les
-médecins sont inquiets, dis?... Est-ce qu’ils me trouvent plus malade?»
-
-Un étonnement sincère se peint dans le bon regard ému.
-
-«Plus malade? Quelle idée!... Mais tu es guérie, bien guérie. Garnier
-m’a encore répété que tu te lèverais jeudi... Ils ne doivent plus
-revenir, ainsi!...
-
---Alors pourquoi me plaignent-ils? Je vois bien qu’ils me plaignent...
-Est-ce que... ils pensent peut-être que je ne pourrai plus avoir de
-bébé?...»
-
-Philippe baisse la tête et chiffonne entre ses doigts le coin du drap
-brodé.
-
-«Pas d’ici quelque temps... assez longtemps, même... Dans quatre ans,
-cinq ans... on ne sait pas...»
-
-Un grand froid me passe sur le cœur.
-
-«Quatre ou cinq ans?... Oh! ils ont dit «jamais», n’est-ce pas? Je suis
-sûre qu’ils ont dit «jamais...»
-
-Pas de réponse. Je vois Julie hocher la tête. Comme il sait mal mentir,
-mon mari! Sans rien dire, il m’attire vers lui, pose ma tête contre son
-épaule, et sur mes yeux qui se remplissent de larmes, je sens ses lèvres
-s’appuyer doucement, tendrement.
-
-«Ne te désole pas, ma chérie... Il faut espérer quand même; les médecins
-ne sont pas infaillibles... Et puis, enfin, nous pouvons être heureux
-sans cela... Voilà des années que nous sommes bien heureux...»
-
-Heureux? Je ne sais plus. Il me semble tout à coup que ma vie est
-absurde, vaine, sans but, que je n’aime rien ni personne, que ces
-années, dont le pauvre Philippe parle avec tant de ferveur, ont glissé
-sur moi sans presque laisser de trace... Cet enfant qui n’est pas
-venu--qui ne viendra pas--je comprends maintenant que je le désirais
-avec passion, que lui seul aurait pu combler tout le vide de mon cœur...
-Et je pleure, sous les baisers de Philippe, comme si quelque chose
-venait de se briser en moi.
-
-
-
-
-VII
-
-
-Ma convalescence fut courte et je repris mes forces assez vite. Trois
-semaines après la visite des médecins, Philippe put m’emmener jusqu’au
-Bois en voiture--une autre voiture, un autre cheval, un autre cocher
-dont la consigne était de ne galoper jamais et de trotter le moins
-possible. Nous suivions au pas le bord du lac encore désert, escortés
-d’un grand cygne qui nageait de conserve avec nous. Le soleil de mai,
-jeune et clair, filait à travers la verdure bleuâtre des pins, mettant
-aux troncs roux de larges taches roses; une odeur de sève émanait des
-pousses nouvelles et des marronniers en fleurs. Philippe se pencha vers
-moi:
-
-«Tu es bien? Tu n’as pas froid?»
-
-Le vent s’était levé, chassant devant mes yeux une mèche folle: d’un
-doigt délicat, il la ramena derrière mon oreille.
-
-«Tes jolis cheveux! dit-il; j’espère qu’ils ne vont pas tomber... Si on
-était obligé de les couper, cela te changerait tant!...»
-
-Il s’agissait bien de mes cheveux! En réalité, sans que personne pût
-s’en apercevoir, j’avais prodigieusement changé. Mon âme sommeillait,
-encore engourdie par le bien-être physique succédant aux heures de
-souffrance; mais dès que j’eus repris ma vie normale, je dus m’avouer
-que je n’étais plus la même.
-
-Ce fut au Luxembourg, où j’avais rencontré Thérèse Debray, que je fis la
-connaissance d’un autre «moi» jusqu’alors insoupçonné. Nous étions
-assises au bas de la terrasse de l’est, sur d’inconfortables chaises de
-paille. Thérèse, noire, fluette et coiffée d’un affreux chapeau,
-s’apprêtait à céder aux injonctions de sa fille--un second exemplaire de
-poupon phénomène dont l’appétit de six mois avait des exigences
-formidables--quand le gros Jacques, qui depuis un moment courait autour
-de nous en chassant la poussière avec ses pieds «pour faire comme les
-autruches», buta contre une pierre et s’étala tout de son long. Cris
-aigus, mains écorchées, genoux en sang--la pauvre autruche éclopée vint
-se réfugier dans le sein maternel, au grand mécontentement de la petite
-sœur dont la table était déjà servie et qui se mit à hurler de
-désespoir. Thérèse ne savait plus auquel entendre.
-
-«Donnez-m’en un,» lui dis-je. J’essayais d’attirer Jacques, mais sa mère
-m’arrêta.
-
-«Non, il saigne; il vous tacherait. Gardez bébé un moment, voulez-vous?
-Justement elle est toute propre!... Moi je mènerai mon bonhomme jusqu’au
-bassin et je laverai ses égratignures...»
-
-Et tandis qu’elle courait, traînant après elle son garçon qui boitait et
-pleurnichait, je restai sur ma chaise, un peu empêtrée, les bras raides,
-les yeux fixés sur mon nourrisson rouge de fureur. Cette fureur
-impuissante, tout d’abord, me parut comique. L’enfant gigotait avec
-rage; je m’enhardis à la tenir debout, à la faire sauter sur mon genou;
-puis, comme elle criait toujours, j’approchai sa joue de la mienne. Tout
-de suite elle se calma: je sentis une bouche minuscule, chaude et
-baveuse, se coller à mon oreille et téter--téter éperdument avec des
-ronrons de joie.
-
-«Pauvre petit chat bête!...» murmurai-je. Au contact de cette chair à la
-fois tiède et fraîche, de ce corps blotti contre moi, une grande
-détresse m’avait prise. C’était donc vrai que jamais, jamais... Et
-soudain monta en moi un sentiment mauvais de révolte, d’envie contre
-Thérèse. Oui, cette femme maigre, au corsage mal agrafé, qui là-bas,
-assise en plein soleil sur une margelle de pierre, trempait son mouchoir
-dans l’eau, je me mis à l’envier furieusement, pour tout ce que la vie
-lui avait donné de meilleur qu’à moi,--pour son existence laborieuse et
-utile, pour ses enfants débordants de santé, pour son mari, qu’elle
-aimait d’un amour si rare et si complet...
-
-«Rendez-la-moi, ma pauvre Geneviève... Tiens, elle ne pleure plus!...
-Mais elle vous a sucé la joue... Oh! la petite sale!»
-
-Avec un rire heureux, Thérèse reprit sa fille qui, comprenant qu’on
-l’avait dupée, recommençait à crier de plus belle. Jacques, secoué
-encore de gros sanglots, réclamait piteusement son goûter. Je me levai
-pour partir.
-
-«Comment, déjà! s’écria Thérèse. Attendez un peu; quand les enfants
-auront mangé... tous les deux, nous serons tranquilles: bébé s’endort
-toujours après son repas... Regardez comme elle s’en donne, cette grosse
-gourmande...»
-
-Elle levait vers moi des yeux brillants de fierté. Sa glorieuse impudeur
-de nourrice me sembla révoltante: positivement, l’espace d’une minute,
-j’eus l’impression que je la détestais. Honteuse, gênée, je prétextai un
-rendez-vous pour pouvoir m’enfuir plus vite.
-
-Le soir de ce jour-là, j’étais assise près de la fenêtre ouverte pendant
-que Philippe fumait, debout sur le balcon. Le soleil venait de se
-coucher; par delà les masses sombres des platanes et des marronniers,
-derrière la silhouette du palais dont le profil noir se détachait à
-angle aigu sur le ciel clair, un nuage d’or montait et je le suivais des
-yeux, vaguement, presque sans penser.
-
-«Comme on voit bien la tour Eiffel! s’écria Philippe. Quand nous nous
-sommes mariés, tu te rappelles? elle n’était pas encore commencée... Tu
-prétendais qu’elle serait affreuse, qu’elle te gâterait ta belle vue. Et
-maintenant...
-
---Maintenant je persiste à penser qu’elle _est_ affreuse, et je la
-regarde le moins possible. Voilà tout.»
-
-J’avais parlé sèchement, contre mon habitude. Il faut dire aussi que
-l’admiration professionnelle de Philippe pour ce chandelier colossal
-m’avait toujours paru fâcheuse.
-
-«Moi je trouve qu’elle fait très bien là, continua-t-il paisiblement. Et
-puis c’est si nouveau, si grandiose... En deux ans à peine, avoir achevé
-une construction unique au monde!... J’en causais, l’autre jour, avec un
-des ingénieurs qui ont dirigé les travaux...»
-
-Immobile, les mains sur les genoux, je m’efforçais de ne pas écouter,
-cherchant des yeux mon joli nuage de tout à l’heure; mais le nuage
-s’était dissipé, les étoiles s’allumaient une à une, l’ombre
-s’épaississait autour de nous, et la voix de Philippe s’élevait
-toujours, tranquille et bonne.
-
-«C’est prodigieux, tout le fer qui entre là dedans... sept millions de
-kilogrammes, tu sais... Et les rivets! Tu ne devinerais jamais combien
-il y en a: deux millions cinq cent mille! Et qui pèsent...»
-
-Incapable de me contenir, je me bouchai vivement les oreilles:
-
-«Oh! assez, assez! Ne me parle plus de cette horreur!... Je la déteste;
-elle me fait l’effet d’une fausse note dans notre horizon... Et ton fer,
-tes rivets... si tu savais comme ça m’est égal!... Tais-toi, je t’en
-prie, si tu n’as pas autre chose à me dire...»
-
-Philippe se tut, comme je le lui demandais; il se tut subitement. La
-nuit était tout à fait venue; je ne voyais plus que le point rouge du
-cigare trouant le noir environnant. Un silence délicieux s’étendit sur
-moi, à peine rompu par le roulement assourdi des voitures et le pied
-ferré des chevaux claquant sur le pavé de bois. Je songeais à Thérèse,
-au bébé que j’avais tenu contre moi, au vilain sentiment de jalousie qui
-m’avait mordue, qui me mordait encore à ce souvenir. «Je deviens
-méchante... oui, méchante... Philippe ne dit plus rien; j’ai dû lui
-faire de la peine... Pauvre garçon...»
-
-Une lumière vive, subite, me fit tressaillir: Théodore, bien stylé comme
-toujours, venait, à neuf heures juste, de tourner le commutateur
-électrique--une nouveauté, cet éclairage, tout récemment installé chez
-nous. Mon salon m’apparut, banal et froid: du même coup, mes velléités
-de remords s’envolèrent. Philippe rentrait, son cigare éteint à la main.
-Gentiment, il s’approcha de moi, me baisa au front.
-
-«J’ai peur que ta sortie d’aujourd’hui ne t’ait fatiguée... Le docteur
-Garnier te trouve nerveuse, anémiée; il te conseille un changement
-d’air, pas trop brusque... Fontainebleau est excellent, paraît-il...
-Voudrais-tu passer l’été aux environs de Fontainebleau?»
-
-Il était bon--inlassablement! Comment ne pas s’efforcer de lui faire
-plaisir?
-
-«Mais oui, je veux bien... Papa prendra ses vacances avec nous, n’est-ce
-pas?
-
---Bien sûr... Nous pourrions demander aussi tante Lydie; le voyage de
-Guéthary est devenu trop fatigant pour elle... Et si François revient au
-mois d’août, nous tâcherons de le caser... Il faudra louer une grande
-maison...»
-
-J’avais accepté toutes ses combinaisons, approuvé tous ses projets; sa
-bonne figure redevenait souriante et heureuse. Qu’il avait l’âme peu
-compliquée! Et combien peu il pensait à lui-même! Une honte me vint de
-l’avoir brusqué tout à l’heure. Mais déjà, sans doute, il n’y songeait
-plus. Comme un enfant, il examina ses lampes électriques, vérifia l’état
-des fils, éteignit et ralluma à plusieurs reprises. Puis, satisfait de
-son inspection, il s’installa commodément, son journal à la main, et se
-plongea dans la seule lecture qui pût le passionner. Je le regardais, un
-peu alourdi par l’approche de la trentaine--il serait gros à quarante
-ans--avec ses cheveux blonds toujours drus et frisés, sa barbe dorée,
-presque trop longue pour mon goût--il en était si fier que je n’avais
-jamais osé le lui dire--son teint frais et reposé, son joli nez droit...
-Il baissait la tête en lisant et je ne pouvais voir ses yeux; mais je le
-jugeais mieux quand j’échappais à l’influence de son regard tendre, un
-peu humble, toujours quêtant un sourire que je n’aurais pas pu lui
-refuser... Tel qu’il se tenait là, tranquille et fort, c’était mon mari,
-mon excellent mari, qui m’avait prise pauvre pour me faire riche, qui me
-resterait fidèle jusqu’à la mort, près duquel je vieillirais, seule,
-sans attendre autre chose de la vie... «Et ce sera ainsi, pensai-je,
-toujours, toujours ainsi...» Je me revis enfant, jeune fille, assise à
-notre vieille table, en face de papa--qui, lui aussi, lisait son
-journal--travaillant à mes devoirs, le cerveau plein d’idées, le cœur
-plein de rêves... Qu’avais-je donc alors de plus que maintenant? Et
-malgré tout, ce fut un regret rapide, poignant--une nostalgie du passé
-si violente que je faillis pleurer...
-
-Il disait vrai, mon vieux docteur: j’étais en train de me détraquer. Mes
-nerfs, ébranlés par la secousse physique et morale que je venais de
-subir, s’en allaient à la débandade comme des fous. J’essayai de fixer
-mon attention sur l’ouvrage que je tenais à la main--une de ces vagues
-broderies dont l’inanité apparaît plus clairement à chaque point qu’on y
-ajoute. Cette pauvre pâture ne suffit pas à mon esprit inquiet. Il
-fallait m’occuper, pourtant, à tout prix: qu’allais-je devenir si je
-prenais ainsi l’existence en dégoût?
-
-«La charité, les enfants des autres, puisque je ne dois pas en avoir à
-moi?... J’essayerai... Philippe m’aidera, il est si bon!... Mais je n’ai
-pas encore envie de les aimer, ces petits que je ne connais pas... La
-musique... Ah! par exemple, je ne dois pas compter sur Philippe pour
-cela... ni pour le choix des lectures... Si François était à Paris, je
-lui demanderais de m’indiquer des ouvrages d’art anglais sur l’Inde...
-l’anglais, c’est plus long à lire... ou même des livres hollandais sur
-Java: avec ce que je sais d’allemand, j’arriverais peut-être à apprendre
-le hollandais... C’est une idée; cet été, quand il reviendra, je lui en
-parlerai... Du hollandais! Qu’est-ce que Philippe dira? Il me croira
-tout à fait folle...»
-
-A demi amusée par cette pensée baroque, je levais la tête, j’ouvrais la
-bouche, prête à plonger mon mari dans la stupéfaction, quand je le vis
-plier rapidement son journal, la mine affairée.
-
-«Il faut profiter des derniers cours: les cotons sont mous, les chanvres
-ont baissé de neuf centimes... Je vais télégraphier à Lille pour les
-achats de matières premières...»
-
-Quand les cotons mollissaient--je le savais par expérience--rien
-n’existait plus pour Philippe. A quoi bon lui parler d’autre chose?
-J’enfilai mon aiguille et, sans mot dire, je me remis à mon plumetis...
-
-Le mois de juin fut employé à chercher la maison rêvée. Philippe
-possédait aux environs de Lille une grande propriété de famille, dans un
-pays affreux, que nous n’aimions ni l’un ni l’autre et dont le climat,
-d’ailleurs, était assez malsain. Habituellement, nous nous installions
-tout l’été à Bellevue; mon ingénieur s’accordait seulement un mois de
-vacances que nous passions à voyager, soit en Suisse, soit sur la côte
-basque où nous visitions tante Lydie dans son Ermitage de Guéthary.
-Quant à l’Italie, notre voyage de noces avait suffi à me prouver que
-nous n’y goûterions jamais ensemble les mêmes jouissances, et, le cœur
-gros, je l’avais rayée de nos itinéraires. Cette année, moins que
-jamais, je ne devais songer à me fatiguer; mais si Florence était le
-Paradis perdu, si les Pyrénées étaient trop loin, Bellevue était
-vraiment un peu trop près, et puisque la Faculté ordonnait les environs
-de Fontainebleau, nous obéirions à la Faculté.
-
-Ce fut à Marlotte, sur la lisière de la forêt, dans une petite rue
-tortueuse et charmante, que nous trouvâmes le cottage idéal, envahi par
-le lierre de la base au faite, assez vaste pour loger une famille de dix
-personnes, et dont le jardin--un vrai parc--commençait devant un champ
-de blé pour s’enfoncer dans l’épaisseur des bois. Nous avions la plaine,
-nous avions les arbres, nous avions les fleurs--des bégonias aux pétales
-charnus, de beaux glaïeuls pourpres en plates-bandes, et, massées autour
-de la maison, de grosses touffes d’hortensias bleus--tout cela peigné,
-ratissé avec amour par le propriétaire qui s’intitulait pompeusement
-«horticulteur-pépiniériste». Du premier coup d’œil, Philippe fut
-conquis; moi aussi, d’ailleurs: il aimait la nature à sa façon, et moi
-de toutes les façons.
-
-La location conclue, il fallut organiser nos «séries». Tante Lydie, qui
-composait la première à elle toute seule, se laissa convaincre assez
-facilement: Guéthary, elle le comprenait bien, n’était plus possible
-pour elle. Sur l’honneur, elle promit de venir passer avec nous le mois
-de juillet.
-
-«Car, ajouta-t-elle, en août il faut que je revienne à Paris pour
-recevoir François.»
-
-Philippe protesta.
-
-«Comment? Mais nous comptons bien, au contraire, qu’il viendra te
-rejoindre, et que vous resterez ensemble un mois, deux mois si vous
-voulez... Et surtout, tu sais, n’y mets pas de discrétion: nous avons
-six chambres d’amis!
-
---Six! C’est beaucoup... même pour deux», dit tante Lydie en riant.
-
-Elle n’avait pris aucun engagement, et quand elle arriva, escortée de sa
-fidèle Perrine, j’eus tout de suite l’impression qu’elle ne s’installait
-pas pour longtemps...
-
-Ce furent des semaines de repos et de paix. Le plus souvent nous étions
-seules; Philippe partait le matin pour Paris et ne rentrait qu’à l’heure
-du dîner. Nous restions des journées entières sans sortir du jardin,
-assises sous un petit kiosque rustique assez laid d’où l’on découvrait
-toute la plaine: à nos pieds l’or roussâtre des blés, le vert cendré des
-avoines, où les coquelicots mettaient de larges touches rouges et les
-bleuets de légères taches bleues; puis la route, déserte et
-poussiéreuse, d’autres champs encore, et, à l’horizon, dans la brume
-d’été, les grands peupliers qui bordent la vallée du Loing. Des
-papillons blancs tournoyaient et de grosses mouches, en nous frôlant
-l’oreille d’un bourdonnement bref, semblaient nous chuchoter un secret
-au passage...
-
-«J’ai peur que tu ne mènes une vie un peu austère», me confia Philippe,
-qui nous avait surprises un soir déchiffrant _mezzo-voce_ le troisième
-acte de _Tristan_; «ma tante n’est plus gaie comme autrefois, et elle te
-fait chanter une diable de musique... Si c’est ça votre façon de vous
-amuser quand je n’y suis pas!...»
-
-En réalité, et quoi qu’en pensât mon mari, je ne m’ennuyais pas--j’étais
-même beaucoup moins triste que les mois précédents. Par quel miracle la
-société d’une femme âgée et malade m’apportait-elle plus de réconfort
-que celle d’un homme jeune, plein de vie et d’entrain? Pourquoi ce
-sentiment de solitude intellectuelle, dont j’avais souffert parfois
-jusqu’à l’énervement dans nos soirées de tête-à-tête conjugal, ne
-m’effleurait-il pas durant ces longues journées de réclusion quasi
-monastique? Sans doute, le grand air, le calme absolu, agissant sur mes
-nerfs affaiblis, me rendaient peu à peu l’appétit, le sommeil et la
-gaîté, mais la présence et la conversation de tante Lydie faisaient plus
-que tout le reste. Depuis bien longtemps, je ne l’avais pas eue ainsi à
-moi seule, et je la retrouvais, au fond, toujours la même,--aussi
-enthousiaste, aussi éprise du beau et du bon. Nous causions,
-interminablement; son esprit lucide était comme une source où le mien
-s’abreuvait après une longue période d’aridité--et malgré le gros
-chagrin, la déception irréparable que ce dernier printemps m’avait
-apportés, la vie m’apparaissait de nouveau bonne, utile et digne d’être
-vécue.
-
-«Ah! tante, m’écriai-je un soir, quel dommage de ne pas pouvoir vous
-garder toujours là, près de moi!...»
-
-Elle resta un moment sans répondre: dans ses yeux je vis passer cette
-ombre étrange que je connaissais... Puis, haussant doucement les
-épaules:
-
-«Que voulez-vous, ma pauvre petite, il faut savoir se contenter du
-présent... Moi aussi, allez, j’ai bien joui de ces heures d’intimité...»
-
-Déjà elle en parlait au passé, comme si le retour de François eût dû
-forcément l’éloigner de nous. Cependant Philippe combinait des
-itinéraires fantastiques pour que son cousin pût s’arrêter à Marlotte.
-Mais c’était à Paris, chez elle, que tante Lydie voulait le revoir
-d’abord. Quand elle ouvrit la bienheureuse dépêche, datée de Marseille,
-qui lui annonçait enfin l’arrivée de son fils, je compris que rien au
-monde ne l’empêcherait de partir, quoiqu’elle fût souffrante, éprouvée
-par la chaleur d’août.
-
-«Tu reviendras, n’est-ce pas?... vous reviendrez tous les deux?...
-disait Philippe.
-
---Mais oui, mais oui...»
-
-Elle nous quitta, toute frémissante d’impatience et de joie... Deux
-jours après, je recevais la lettre la plus tendre et la plus désolée:
-François avait fait bon voyage, il viendrait nous voir bientôt... Quant
-à un second séjour près de nous, il fallait y renoncer: Perrine était
-brouillée avec ma cuisinière!
-
-«Des histoires de bonnes? Mais c’est idiot! s’écria Philippe à l’ouïe de
-ce secret plein d’horreur. Moi qui m’étais arrangé pour passer mes
-vacances ici en même temps que François... Et maintenant, on ne peut pas
-lui demander de venir tout seul, de quitter sa mère après quinze mois de
-séparation... Que le diable emporte les fidèles serviteurs!...»
-
-Tout au fond de moi, je restai intimement convaincue que ces querelles
-ancillaires n’étaient qu’un vain prétexte, et que notre tante obéissait
-à des mobiles inconnus. Une fois de plus je me heurtais à ce mur
-invisible qu’un mauvais génie semblait s’amuser à élever entre elle et
-moi. Après tant de jours passés cœur à cœur, j’en souffris comme d’une
-trahison--quoiqu’un obscur instinct m’avertît que c’était peut-être
-mieux ainsi, et que je ne devais pas lui garder rancune...
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Papa vint remplacer tante Lydie, et son arrivée consola Philippe, que la
-défection de François avait rendu un peu morose. Tous deux entreprirent
-de consacrer leurs loisirs à explorer la forêt: Philippe _voulait_
-marcher beaucoup parce qu’il se trouvait trop gros, et papa _pouvait_
-marcher indéfiniment parce qu’il restait très maigre. Ils partaient
-ensemble dès l’aurore, me laissant faire la grasse matinée et compléter
-ma cure de repos.
-
-J’étais assise comme les autres jours sous un grand catalpa--j’aime ces
-larges feuilles entre lesquelles filtre toujours un peu de soleil--et
-j’achevais de déchiffrer quatre pages de Thérèse Debray, dont la
-philosophie coutumière semblait pour une fois en déroute: une coqueluche
-malencontreuse les avait retenus à Paris jusqu’à cette époque tardive;
-maintenant les enfants allaient mieux, mais le médecin leur défendait la
-mer--d’où résiliation d’une location déjà conclue au Tréport, vacances
-compromises, été désorganisé de fond en comble... Tout de suite l’idée
-me vint de les recueillir, de les héberger pour un grand mois. «Voilà de
-quoi remplir nos six chambres... et de quoi me guérir, j’espère, des
-vilaines pensées qui m’ont traversé l’esprit... Maintenant je suis plus
-raisonnable: il faut savoir s’habituer au bonheur des autres...»
-
-Le bonheur des autres... Je levai la tête: autour de moi tout était
-paix, silence et confort; un vent délicieux soufflait de la forêt,
-l’ombre du catalpa tremblait en taches légères, vertes sur l’herbe
-verte, lilas sur le sol rose--je pensai à Thérèse et à son mari
-rôtissant dans leur petit cinquième, avec leurs enfants à peine guéris;
-j’eus honte de les avoir enviés, cette fois encore, presque
-inconsciemment. «Et pourtant, ce bien-être qui m’entoure, n’est-ce pas
-très peu de chose?... Dès qu’ils seront ici, ils en jouiront comme moi,
-plus que moi: je peux leur donner ce que j’ai, mais ce qu’ils ont est à
-eux, bien à eux--rien qu’à eux...»
-
-Tandis que je rêvais ainsi, la lettre de Thérèse entre les doigts, la
-grille du jardin grinça sur ses gonds--elle grinçait toujours malgré les
-flots d’huile dont l’abreuvait Théodore, le parfait valet de chambre aux
-favoris d’amiral. Je m’étais retournée languissamment; mais à la vue du
-nouvel arrivant, je fus debout d’un bond et je courus à sa rencontre.
-
-«François! Quelle bonne surprise! Comme c’est gentil d’être venu!...
-Philippe va être bien content...
-
---Et vous, demanda-t-il, êtes-vous contente?
-
---Vous le voyez bien», fis-je en serrant joyeusement les deux grandes
-mains qui se tendaient vers moi--étonnée moi-même de sentir ma
-mélancolie s’évaporer comme un brouillard au soleil.
-
-Lui cependant, tout en me suivant vers la maison, s’excusait d’arriver
-ainsi à l’improviste.
-
-«J’aurais dû vous prévenir, mais c’est hier soir seulement que je me
-suis décidé... Je me reprochais presque de m’éloigner, ne fût-ce qu’une
-demi-journée, tant ma mère semble heureuse de m’avoir... Elle a
-terriblement changé, ma pauvre maman», ajouta-t-il d’un air triste.
-
-Il s’était assis près de moi, sous le catalpa, et fourrageait le sable
-du bout de sa canne, distrait en apparence et plus nerveux qu’à
-l’ordinaire. Sans doute il attendait quelque démenti réconfortant,
-quelque appréciation optimiste au sujet de sa mère. Mais j’ai toujours
-été inhabile à exprimer ce que je ne pense pas. Un petit silence passa
-entre nous. Alors, levant la tête, il me dit:
-
-«Vous aussi... Philippe m’a écrit... j’ai su que vous aviez failli
-mourir...»
-
-Sa voix hésita, trembla un peu: peut-être venait-il de
-comprendre--j’avais prodigieusement rougi--tout ce que cette allusion,
-pourtant discrète, à mes misères passées, éveillait en moi d’ombrageuses
-pudeurs féminines. J’essayai de plaisanter pour cacher mon embarras.
-
-«Oh! c’est de l’histoire ancienne!... Vous voyez bien que je ne suis pas
-morte du tout...»
-
-Il me regardait, étrangement sérieux.
-
-«Oui, je le vois... mais vous n’êtes plus tout à fait la même... Vous
-n’avez plus vos yeux d’enfant...»
-
-C’était vrai: mon âme d’autrefois, mon âme puérile m’avait quittée, et
-mes yeux, à mon insu, reflétaient l’âme nouvelle, un peu inquiète,
-contre laquelle je me débattais depuis des mois... Comment François
-pouvait-il découvrir cela si vite?
-
-«Oh! tenez, poursuivit-il avec une véhémence soudaine, il y a des
-moments où je me dis que je mène une vie absurde... A quoi sert de
-partir toujours?... pour vérifier des textes, pour courir les pagodes en
-comparant d’éternels Bouddhas qui se ressemblent tous... si on risque,
-au retour, de trouver sa mère malade, méconnaissable... et d’autres...»
-
-Il s’arrêta brusquement. Je l’écoutais, touchée qu’il pût associer en
-pensée le souci visible que lui causait la santé de tante Lydie avec les
-dangers déjà lointains courus par ma petite personne, déçue aussi de ce
-ton pessimiste auquel il ne m’avait pas habituée. Allais-je donc perdre
-l’ami gaîment taquin, le conseiller au goût délicat sur qui j’avais
-compté pour m’aider à passer des heures moins désœuvrées, un hiver moins
-morose? Ce regret d’égoïsme naïf, à peine conscient, François sembla le
-deviner, car l’ombre de son ancien sourire vint éclairer son regard
-indécis de myope, derrière le lorgnon qu’il ne quittait jamais.
-
-«Quel sauvage je suis devenu, ma pauvre Geneviève! Il ne faut pas m’en
-vouloir, voyez-vous: c’est l’effet de l’âge... Et Philippe?... Il va
-bien, j’espère?...»
-
-Je me mis à rire.
-
-«Trop bien... au moins à son avis... Il prétend qu’il engraisse...
-D’ailleurs, vous allez pouvoir en juger par vous-même...»
-
-Harassés et joyeux, mes deux promeneurs surgissaient justement au détour
-de la petite allée qui, du jardin, menait tout droit dans la forêt.
-
-«Ah! s’écria Philippe, du plus loin qu’il nous aperçut, le voilà, enfin,
-ce grand vagabond!»
-
-Et comme toujours, avant toute chose, il m’embrassa--un vrai baiser de
-mari sonore et tendre. Puis se tournant vers son cousin, les bras
-ouverts:
-
-«A ton tour, maintenant: tu ne l’esquiveras pas, mon vieux, l’accolade
-fraternelle!...»
-
-Fut-ce le reflet de la verdure environnante, ou le contraste de la bonne
-figure épanouie qui s’approchait de la sienne? François me parut soudain
-très pâle. Pourtant il répondit affectueusement à l’étreinte de
-Philippe, et serra la main de papa qu’il avait souvent rencontré chez
-nous. Pendant le déjeuner, il reprit toute sa gaîté et subit avec
-entrain l’assaut habituel de questions plus ou moins saugrenues sur le
-Japon, d’où il venait. Les femmes ressemblaient-elles aux mousmés des
-estampes? Voyait-on vraiment le Fuji-Yama de partout? Mangeait-on
-toujours des nids d’hirondelles, et du riz avec des petites
-baguettes?... Oui, tout était vrai, et bien d’autres choses encore...
-
-«Seulement, avoua-t-il, j’aurais dû comprendre, au retour, que la
-traversée de la mer Rouge en juillet était une pure folie... Tout s’est
-bien passé, heureusement; il n’y avait pas de dames à bord, ce qui
-permettait les infractions les plus invraisemblables à la «tenue
-correcte» de rigueur: j’ai dormi deux nuits sur le pont dans une
-baignoire--pleine... Quant au capitaine, il commandait la manœuvre en
-manches de chemise, avec un panama et un voile vert...
-
---Quel tableau!» m’écriai-je en riant de bon cœur. On avait servi le
-café sur la terrasse, et je me tenais debout devant François, un sucrier
-à la main. Il y plongea deux doigts distraits, tandis que son regard se
-fixait sur moi, attentif, presque attendri...
-
-«Je savais bien qu’ils reviendraient... dit-il enfin.
-
---Qui cela? demandai-je innocemment.
-
---Vos yeux... vos yeux de petite fille... Tâchez de les garder le plus
-longtemps possible: qu’est-ce que nous deviendrons, nous autres, qui
-sommes déjà vieux, quand vous vous aviserez de ne plus être jeune?...»
-
-Tout en parlant, il portait sa tasse à ses lèvres, et je ne pus voir
-s’il avait souri, ou s’il parlait sérieusement. Philippe s’était
-rapproché, un porte-cigares ouvert à la main.
-
-«Tu restes aussi pour le dîner, n’est-ce pas?...»
-
-François déclara que c’était impossible: sa mère l’attendait à sept
-heures. Et comme papa suggérait l’idée d’une dépêche:
-
-«Une dépêche?... Sans qu’elle soit prévenue?... Mais nous risquerions de
-la rendre tout à fait malade...»
-
-Il demeurait irréductible. La journée s’acheva paisiblement--trop chaude
-pour qu’on songeât à sortir du jardin. Nous devisions, nonchalamment
-étendus dans de grands fauteuils de jonc, et je ne pouvais m’empêcher de
-remarquer que les propos étaient tout autres qu’à l’ordinaire. Papa, fin
-lettré, nourri de solides humanités dans un vieux collège de Saint-Malo,
-prisait infiniment la culture intellectuelle. Il consacrait ses loisirs
-à lire un peu de tout, et pouvait sur bien des points donner la réplique
-à François--au grand ébahissement de Philippe qui découvrait chez son
-beau-père une érudition jusqu’alors insoupçonnée.
-
-«Comment, s’écria-t-il, vous connaissez ça aussi?...»
-
-Ça, c’était une traduction récente de _Sacountâlâ_, à propos de laquelle
-papa, peu documenté d’ailleurs, demandait quelques éclaircissements.
-
-«C’est renversant! répétait Philippe. Que mon vieux savant de cousin
-s’occupe de littérature hindoue... rien de plus naturel. Mais vous, un
-bureaucrate, un financier!... Vous ne m’aviez jamais dit que vous vous
-intéressiez à ces choses-là...»
-
-Papa se mit à rire.
-
-«Mon bon Philippe, vous ne me l’avez jamais demandé...»
-
-Un peu honteuse, je l’avoue, des étonnements sans fin où se plongeait
-mon mari, je regardai François à la dérobée, guettant sur son visage
-quelque sourire involontaire qui m’eût blessée au point le plus sensible
-de mon amour-propre conjugal. Mais non: il restait impassible--habitué
-peut-être à de pareilles boutades--et même, quand il parla, je crus
-m’apercevoir qu’il s’efforçait d’amener la conversation sur un terrain
-plus concret... Cinq minutes après, les dieux de l’Olympe bouddhique
-avaient déserté l’ombrage du catalpa et Philippe racontait comment il
-venait d’obtenir, non sans peine, un permis du Ministre de la Guerre
-pour visiter, à Fontainebleau, le Polygone de tir et l’École
-d’application...
-
-Vers cinq heures, quelques gros nuages, tempérant un peu l’ardeur du
-soleil, nous permirent de reconduire François à la gare. Il marchait
-près de moi, la tête basse, de nouveau sérieux et presque triste. Je ne
-pus m’empêcher de lui montrer que je compatissais à son angoisse
-secrète.
-
-«Vous êtes inquiet, n’est-ce pas?... Inquiet à cause de ma tante?...»
-
-Tout de suite il parla, comme malgré lui.
-
-«Oui, depuis mon retour... j’ai eu un tel coup en la revoyant, si vous
-saviez!... un tel remords de l’avoir laissée... Est-ce que vous la
-trouvez aussi... Est-ce que vous croyez?...»
-
-Il n’osait formuler sa pensée. De vagues paroles m’échappèrent, qui
-devaient sonner bien faux, car je le vis secouer la tête.
-
-«Non, vous n’êtes pas sincère... Mais je ne veux plus voyager, au moins
-de longtemps... Cet hiver je resterai près d’elle: j’ai assez de
-documents maintenant pour rédiger ma thèse...
-
---Alors nous reprendrons nos mercredis? fis-je, soudain joyeuse.»
-
-Il hésita un moment.
-
-«Pas tous... à cause de ma mère, vous comprenez... Elle sortira de moins
-en moins... Pourtant j’irai chez vous quelquefois, quand vous voudrez
-bien de moi... J’aime à voir des gens heureux...»
-
-Ce dernier mot me frappa: toujours le bonheur des autres! François,
-moins égoïste que moi, paraissait résigné à s’en contenter. De nouveau
-ma pensée se reporta vers les Debray.
-
-«Des gens heureux? Je vous en montrerai la semaine prochaine, si vous
-revenez ici... En attendant, vous n’avez qu’à vous retourner pour
-regarder Philippe...»
-
-Le bon rire de mon mari résonnait à quelques pas derrière nous. Mais
-François ne se retourna pas; il fixa sur moi ses yeux devenus très
-graves.
-
-«Philippe... et _vous_, je pense?...» insista-t-il.
-
-Je me sentis rougir. Qu’allait-il croire? Comment avais-je pu lui
-laisser supposer un instant que je n’étais pas heureuse?... Et tandis
-que j’hésitais à répondre, j’eus l’impression subite que mon silence
-même semblait parler pour moi, et qu’il était déjà trop tard pour le
-détromper...
-
-Nous arrivions au seuil de la gare. Le signal retentit; sur nos talons,
-papa et Philippe se hâtaient avec de grands gestes.
-
-«Voilà le train, cria Philippe tout essoufflé; dépêchons-nous: nous
-n’avons que le temps de traverser...»
-
-Et comme nous courions presque, butant contre les rails, il ajouta pour
-la vingtième fois:
-
-«Alors, décidément, tu ne veux pas rester?...»
-
-François eut un petit haussement d’épaules impatienté. Au détour de la
-voie, un flocon de fumée blanche apparaissait déjà. Ce fut la bousculade
-inévitable--et inutile--des départs; la chasse au wagon vide, la
-portière brusquement refermée--et la minute bête où l’on se regarde, de
-haut en bas et de bas en haut, sans trop savoir que se dire. Je
-souriais--François aussi, je crois; mais son regard scrutateur
-continuait à m’interroger...
-
-«Au moins, lançai-je quand le train s’ébranla, promettez-nous de revenir
-bientôt.»
-
-Sa réponse se perdit dans le bruit strident du sifflet...
-
-Toute la soirée un scrupule me hanta, près de la table où «mes deux
-hommes» poursuivaient leur éternelle partie. Avec remords, je regardais
-les traits calmes de Philippe et sa main courte déplaçant les pièces sur
-l’échiquier; avec contrition, je me répétais qu’il était le modèle des
-gendres, le plus tendre des maris--et moi la plus sotte et la plus
-ingrate des femmes. La question de François, le ton dont il l’avait
-faite--et, de ma part, ce mutisme absurde, quand il aurait fallu
-répondre très vite, répondre en riant, comme pour rejeter bien loin
-toute idée de mélancolie... Quel sentiment bizarre m’avait ainsi fermé
-la bouche? Embarras, surprise--ou seulement impuissance de feindre?...
-
-Sans bruit je m’étais levée, et debout, adossée à l’embrasure de la
-porte, je regardais la nuit chaude et silencieuse, le ciel où quelques
-étoiles brillaient entre de gros nuages mous frangés d’argent. Une odeur
-lourde montait des héliotropes; sur la lisière de la forêt, la note
-plaintive d’un crapaud tintait, argentine et monotone comme un glas
-lointain... Je me sentis mécontente de moi, le cœur serré d’un étrange
-malaise dont l’étreinte abolissait jusqu’au souvenir de la bonne journée
-que je venais de passer...
-
-Cette impression pénible se dissipa les jours suivants. Thérèse avait
-accepté notre invitation avec reconnaissance; les préparatifs de son
-arrivée et l’installation de sa smalah m’occupèrent tout le reste de la
-semaine. Vers le milieu d’août, la maison jusqu’alors si calme se mit à
-bourdonner comme une ruche.
-
-«Voilà notre Thébaïde transformée en pouponnière», disait papa, ravi
-d’ailleurs de cette métamorphose. Moi-même, par raison d’abord et bien
-vite par tendresse, j’étais devenue l’esclave des enfants: la grosse
-Hélène ne voulait plus s’endormir que sur mes genoux. Philippe, lui,
-s’amusait franchement, sans arrière-pensée, jouant avec Jacques, mettant
-au service de Thérèse sa complaisance infatigable, professant, enfin,
-une admiration naïve pour M. Debray qu’il semblait croire inaccessible
-aux préoccupations des simples mortels et qu’il obligeait chaque
-jour, entre la poire et le fromage, à de petites conférences
-chimico-biologiques. Le pauvre homme, aussi modeste que savant, semblait
-parfois gêné d’être toujours mis sur la sellette; néanmoins il se
-prêtait de bonne grâce aux désirs de son hôte.
-
-Thérèse et moi, nous passions nos après-midi sous le catalpa; souvent je
-la regardais, plus fraîche et moins maigre que de coutume dans sa blouse
-de batiste blanche, occupée à coudre quelque objet de layette ou à
-repriser les jerseys de son fils, dont les fonds de culotte se
-volatilisaient aussi rapidement que si on les avait fait passer par
-l’alambic paternel. Tout en glissant son aiguille à travers les mailles
-de laine gros bleu, elle parlait;--nous causions de notre passé
-d’écolières, de Mlle Verdy, morte subitement l’année qui suivit mon
-mariage, et dont le souvenir lui était aussi cher qu’à moi.
-
-«Vous rappelez-vous comme elle blaguait gentiment nos petites vanités,
-littéraires ou autres?... «Geneviève est à peu près sûre d’entrer à
-l’Académie française; quant à vous, ma pauvre Thérèse, je crois qu’il
-faut vous contenter de l’Académie des Sciences...»
-
-Ces folies déjà lointaines amenaient sur nos lèvres un sourire attendri.
-
-«Ce n’était pas déjà si mal prophétiser, dis-je, au moins pour vous: M.
-Debray se chargera de vous représenter à l’Institut... Moi, par exemple,
-j’ai menti à ma vocation, et si je devais compter sur Philippe pour me
-conduire à la gloire...»
-
-Je m’arrêtai, un peu honteuse; mais Thérèse était trop fine pour relever
-de pareils propos. Elle s’était prise d’une amitié très vive pour
-Philippe, et lui-même, timide avec la plupart des femmes, trouvait en
-elle des manières toutes simples et une affectueuse camaraderie qui le
-ravissaient.
-
-Donc Thérèse affecta de ne pas entendre ma phrase malencontreuse. Sans
-faire semblant de rien, absorbée en apparence par son ravaudage
-maternel, elle trouva moyen de donner un petit coup de barre à la
-conversation, et je m’aperçus tout à coup que nous étions plongées dans
-les considérations les plus édifiantes sur la bonté, la douceur, la
-patience et autres vertus évangéliques.
-
-«La bonté, voyez-vous, ma petite Geneviève, c’est le premier élément de
-bonheur dans un ménage... sans elle, quoi qu’on en pense, la vie
-conjugale devient odieuse...»
-
-Qui donc plus que moi savait apprécier le caractère idéal de mon mari?
-Légèrement agacée par cette mercuriale indirecte, j’essayai de devenir
-taquine.
-
-«Pauvre Thérèse! On dirait que vous êtes la victime d’un tyran
-domestique... Il est donc bien méchant, M. Debray?...»
-
-Une expression indéfinissable passa dans les yeux noirs de Thérèse.
-
-«Oh! dit-elle, lui...»
-
-Ce ne furent que deux mots. Mais ces mots contenaient un poème
-d’admiration, de confiance aveugle, de soumission volontaire. La sage
-petite personne, l’amie aux prudents conseils s’évanouissait pour
-laisser paraître l’amoureuse ingénue qui résume dans un seul être toutes
-les perfections de l’univers.
-
-«Mon Dieu, pensai-je, qu’on est heureux de pouvoir aimer comme cela...»
-
-Sans le vouloir, Thérèse venait de me faire sentir le néant des pâles
-joies que, tout à l’heure, elle s’appliquait à me vanter si fort...
-
-François renouvela sa visite dans le courant du mois. Il nous trouva
-tous réunis, et je ne remarquai plus en lui ces allures pessimistes et
-découragées qui m’avaient frappée la première fois. Sa mère, nous
-dit-il, allait beaucoup mieux,--ce qui suffisait à expliquer qu’il eût
-repris sa gaîté naturelle. D’emblée il conquit les bonnes grâces de
-Jacques en l’initiant à la fabrication de certaines «cocottes»
-japonaises, au bec pointu et aux ailes mobiles, que le gamin, plus
-adroit qu’un singe, eut vite fait d’aligner par douzaines sous les yeux
-écarquillés de sa petite sœur. A table, on oublia de parler chimie;
-François, à propos d’un voyage en Allemagne, ayant prononcé le nom de
-Bayreuth, M. Debray bondit: cet homme paisible se révélait tout à coup
-wagnérien farouche. Soudain--c’était encore le temps des luttes
-héroïques--un vent de folie sembla souffler autour de la table: Thérèse
-et son mari, François et moi, nous nous rejetions comme des balles les
-noms scandinaves aux syllabes sonores, nous ergotions sur les symboles
-du _Ring_, nous fredonnions des bribes de motifs--papa, profane, mais
-sympathique, riait de tout son cœur; Philippe nous écoutait bouche bée.
-Il n’avait jamais soupçonné chez le savant cette frénésie musicale, et
-quand Thérèse, en confidence, lui eût avoué «qu’Eugène jouait très
-joliment du violon»:
-
-«Mais alors, s’écria-t-il, pourquoi n’avez-vous pas apporté votre
-instrument?... Moi aussi, j’aime beaucoup la musique... Vous auriez
-accompagné Geneviève, et elle nous aurait chanté l’_Ave Maria_ de
-Gounod, ou bien ce joli morceau, vous savez... l’enfant malade qui meurt
-en disant: «Bonne nuit...» La sérénade de Borga, Bréda...
-
---Braga», dit François. Il y eut un silence. Et subitement, du salon où
-les enfants restaient consignés sous la garde d’une bonne, la voix de
-Jacques s’éleva, aiguë et plaintive:
-
-«Maman! oh! maman!... Hélène qui mange mes cocottes!...»
-
-Tout le reste du jour, jusqu’au départ de François qui, cette fois, nous
-avait réservé sa soirée, notre petit cénacle fut très gai. M. Debray,
-décidément mis en confiance, continuait à bavarder sur toutes sortes de
-sujets étrangers à son laboratoire; Thérèse, par contre, me parut moins
-expansive que de coutume: elle souriait, mais parlait peu, et semblait
-observer notre cousin avec un mélange bizarre de sympathie et de
-méfiance. Ou bien elle s’adressait à Philippe, toujours rayonnant de
-contentement paisible.
-
-Un moment, François se trouva seul avec moi. Désignant du geste Thérèse
-et son mari qui, repris par leur commune passion scientifique, se
-penchaient tous deux pour examiner la même feuille de chêne où luisait
-la trace mince d’un limaçon:
-
-«Ce sont eux, demanda-t-il, les heureux que vous vouliez me faire
-connaître?...»
-
-Je vis qu’il se souvenait de mes paroles maladroites, et, brûlant de
-réparer ma faute, je le regardai bien en face.
-
-«Oui, ce sont eux,--mais c’est moi aussi... c’est vous, j’espère; c’est
-nous tous... Vous n’en avez jamais douté, n’est-ce pas?...»
-
-Combien j’étais sincère, en ce moment où une sorte de griserie joyeuse
-me montait du cœur aux lèvres! Il le comprit, sans doute, car ses yeux
-s’adoucirent, presque paternels.
-
-«Non, fit-il, je n’en doutais pas... Mais je suis content de vous
-l’entendre dire.»
-
-Quand il partit, à neuf heures passées, une brume légère détrempait
-l’herbe et les routes; papa et Philippe l’escortèrent seuls jusqu’à son
-train, munis d’une lanterne et de deux parapluies. Dans le chemin qui
-longeait la maison, je vis s’éloigner la petite lumière vacillante,
-j’écoutai décroître le bruit de leurs voix, puis je refermai la
-persienne que j’avais poussée pour les suivre de l’oreille et du regard.
-Thérèse, assise près de la table, feuilletait une revue; le piano, resté
-ouvert avec la partition de _Siegfried_ sur le pupitre, me parut
-étrangement triste, le salon étrangement vide. Silencieuse, je me mis à
-ranger la musique éparse çà et là...
-
-«Il est presque toujours absent, n’est-ce pas, monsieur Chardin?...»
-
-Je me retournai vers Thérèse, sans bien comprendre pourquoi elle me
-posait cette question-là plutôt qu’une autre.
-
-«Oui, jusqu’à présent, il a beaucoup voyagé, mais la santé de sa mère
-nous inquiète un peu, et je doute qu’il reparte cet hiver...
-
---Ah!» fit Thérèse. Et froidement--à contre-cœur, semblait-il--elle
-ajouta:
-
-«C’est un charmant garçon.»
-
-
-
-
-IX
-
-
-Je revins de Marlotte entièrement guérie et pétrie de bonnes
-résolutions. L’activité dévorante de Thérèse avait fait honte à ma
-paresse: je devais m’occuper coûte que coûte, secouer l’inertie morale
-et intellectuelle où je m’enlizais l’année précédente--surtout éviter
-ces vagues rêveries qui énervent l’âme et émoussent la volonté. «Rêver,
-maintenant... à quoi bon? Ma vie ne changera guère; je n’ai plus
-grand’chose à attendre--ni à craindre...» Je le croyais! Et dans cette
-assurance candide, je m’efforçais, après le naufrage de mes espérances
-maternelles, d’établir le bilan des joies qui me restaient. «Philippe...
-papa... Dieu merci, il est encore assez jeune, mon cher papa: et
-d’ailleurs son grand-père, auquel il ressemble, paraît-il, trait pour
-trait, a vécu quatre-vingt-douze ans... La pauvre tante Lydie?... J’ai
-bien peur de ne pas pouvoir la conserver aussi longtemps. Mais François
-est pour nous comme un frère... Et l’amitié de Thérèse, de son mari, de
-ses enfants...» Mon cœur un peu sauvage n’en demandait pas plus. «Petit
-lapin!...» m’appelait papa quand, tout enfant, je jouais à me dorloter
-sur ses genoux, la tête enfouie sous sa veste et risquant un œil de
-temps à autre pour me replonger bien vite dans ma cachette... Du petit
-lapin de jadis, j’avais gardé le goût de me terrer dans les coins
-étroits, de me blottir dans les tendresses profondes et durables.
-«L’amour de Philippe--sans parler des autres affections qui
-m’entourent--n’est-ce pas un de ces nids où rien de mauvais ne peut
-m’atteindre?...» A force de me chapitrer ainsi, je me sentais devenir la
-femme la plus raisonnable de la terre--une vraie perfection. Et puis, il
-fallait bien prouver à François que je n’étais pas malheureuse...
-
-Ce fut lui, naturellement, que je consultai dès que je voulus «chercher
-de l’ouvrage». Il repoussa comme extravagante et inutile mon idée
-d’apprendre le hollandais--j’y avais déjà renoncé _in petto_. Tante
-Lydie m’offrit de traduire des romans anglais. Nous dînions chez elle ce
-soir-là, peu de jours après la rentrée, et j’avais été heureusement
-surprise de lui trouver la mine moins défaite, les yeux plus brillants:
-la présence de son fils, et surtout l’assurance qu’il était près d’elle
-pour longtemps, avaient opéré ce miracle.
-
-«Les romans, c’est trop amusant, tante. Il me faut quelque chose de
-difficile, qui me prenne beaucoup de temps...
-
---Elle est effrayante! déclara Philippe. Hier, elle avait entrepris de
-m’aider à vérifier ma balance du mois... Seulement elle comptait tout de
-travers... Une petite femme qui se vante d’avoir adoré l’algèbre!...»
-
-Je haussai les épaules.
-
-«L’algèbre, oui... les formules abstraites. Mais j’ai les chiffres en
-horreur...
-
---Comme c’est drôle! dit mon mari. Moi je n’ai compris la théorie que du
-jour où je l’ai mise en pratique... et même, les chiffres ne me diraient
-rien du tout s’ils ne représentaient pas des valeurs marchandes...»
-
-Tandis qu’il parlait, mes yeux, errant à travers le salon, venaient de
-rencontrer un petit dessin à la sanguine--un profil de femme au nez fin,
-au menton gras, payé cent sous par Mme Chardin chez un brocanteur naïf.
-Dans un coin du papier, caché sous d’imperceptibles moisissures,
-l’encadreur avait découvert le monogramme d’Antoine Watteau... «Quand
-vous voudrez, Madame, disait-il souvent, nous avons acquéreur à cinq
-mille francs...» Je songeai: «Deux lettres tracées sur une feuille
-jaunie... et le nez retroussé, le menton à fossette sont devenus, eux
-aussi, des «valeurs marchandes»... Faut-il donc toujours en arriver là?»
-
-Justement, tante Lydie, comme pour répondre à ma pensée, appuyait de
-commentaires bienveillants les dernières paroles de Philippe et je
-l’entendais porter aux nues les industriels, les hommes forts et
-actifs--jusqu’à traiter «d’inutile mandarin» son fils qui ne semblait
-guère s’en émouvoir. Un peu déçue, un peu troublée, je l’écoutai quelque
-temps discourir sur ce mode inaccoutumé, puis d’un ton plaintif je
-m’écriai:
-
-«Tout cela est bel et bon, mais vous ne m’avez toujours pas indiqué ce
-que je pourrais faire cet hiver...»
-
-François se pencha vers moi.
-
-«Vous êtes prête à tout? demanda-t-il gaîment.
-
---A tout.
-
---Aucun travail ne vous rebutera?
-
---Aucun...»
-
-Tante Lydie s’agita dans sa bergère: on eût dit que ce badinage
-l’impatientait. Mais François poursuivait d’un ton solennel:
-
-«Vous accepterez mes conseils aveuglément?
-
---Aveuglément!...» répétai-je. Et je levai vers lui, tout en riant, des
-yeux où devait se lire une confiance absolue... Deux petits coups secs
-résonnèrent sur la table: c’était tante Lydie qui fermait brusquement
-son étui à lunettes.
-
-«Tu es absurde! dit-elle à son fils. Laisse donc Geneviève choisir
-elle-même ce qui lui convient... D’ailleurs je ne vois pas pourquoi elle
-ne finirait pas par s’intéresser aux comptes de son mari...»
-
-François rougit,--fâché sans doute, à trente-six ans, que sa mère le
-rembarrât comme un gamin. Pourtant il se tut, pendant que Philippe
-disait bonnement:
-
-«Mais, ma tante, je ne tiens pas du tout à la faire travailler, moi!...
-Je ne demande qu’une chose, c’est qu’elle s’amuse... que ce soit en
-jouant du piano, en tricotant des bas ou en traduisant de l’anglais, du
-russe, du chinois... tout ce qu’elle voudra...»
-
-L’incident fut clos. Nous commencions à connaître ce que Philippe
-appelait «les lubies de ma tante». Seulement, dans l’antichambre où
-François nous reconduisait, je lui dis en confidence:
-
-«Vous penserez à moi, n’est-ce pas?...»
-
-D’abord il me regarda sans répondre, comme s’il ne comprenait pas bien.
-Puis il eut un sourire singulier.
-
-«A vous? Oh! oui, je vous promets d’y penser... et de vous trouver ce
-que vous cherchez...»
-
-Le mercredi suivant, il apportait un livre qu’il me tendit
-triomphalement--un petit livre relié en toile grise, grand comme la
-main, épais comme le doigt, avec des tranches rouges et un titre
-anglais.
-
-«Oh! fis-je, il n’est pas gros...»
-
-Mais quand je l’eus ouvert, ma moue dédaigneuse se changea en grimace:
-trois cents pages de papier pelure, imprimées en caractères minuscules.
-
-Philippe se penchait sur mon épaule.
-
-«Sapristi! quel grimoire!... A ta place, j’aimerais mieux un «copie de
-lettres...»
-
-François vit mon effarement et me rassura.
-
-«C’est un ouvrage de vulgarisation, très clair, très facile... une
-histoire succincte, mais complète, de l’art bouddhique, avec la liste de
-tous les monuments connus... Mon éditeur m’avait demandé de le traduire,
-mais je n’ai pas le temps... Le manuscrit doit être livré en mai; j’ai
-calculé que cela ne représente pas plus de deux pages par jour... ce
-n’est pas un travail démesuré pour vous, puisque vous lisez couramment
-l’anglais...»
-
-Indécise, je feuilletais le petit volume; il me semblait plus joli,
-moins rébarbatif.
-
-«Il y a des mots hindous!... mais le texte a l’air facile, en effet...
-Et puis, vous m’aiderez bien un peu? demandai-je timidement.
-
---Oh! tant que vous voudrez», fit-il avec élan. Puis soudain, d’un ton
-tranquille: «Mais, je suis sûr que vous n’aurez pas du tout besoin de
-moi.»
-
-Le sort en était jeté. Dès le lendemain, je me mis à l’ouvrage. Jamais
-hiver ne me parut plus court. Mes matinées se passaient à lire les pages
-que je devais traduire, à élucider les passages obscurs. Le soir, je
-rédigeais, d’une grosse écriture bien nette. J’avais transporté mon
-bureau dans le cabinet de Philippe, qu’une maladie grave de son associé
-obligeait aussi à un surcroît de besogne, et nous travaillions sagement
-tous les deux, sortant peu, refusant trois invitations sur quatre. De
-temps à autre, il m’arrivait de le consulter, car il savait bien
-l’anglais,--il le parlait même beaucoup mieux que moi. Mais les termes
-d’art et d’architecture ne lui étaient pas familiers, et il me faisait
-faire des contre sens. Je dus renoncer à utiliser ses lumières.
-
-Tantôt chez nous, tantôt rue Barbet-de-Jouy, je soumettais mon travail à
-François qui le relisait, le révisait et me donnait toutes les
-explications désirées, le plus simplement et le plus clairement du
-monde, en illustrant ses démonstrations de force gravures et
-photographies. Peu à peu j’étais devenue très experte en la matière, et
-les mots de «topes» et de «lâts», les noms de «Parambanan» et de
-«Tyandi-Sevou» sortaient de mes lèvres avec une facilité qui faisait la
-joie de Philippe--ces vocables inconnus lui paraissant des plus
-comiques.
-
-«Écoute, ma tante... non, mais écoute un peu... si on ne dirait pas un
-vieux professeur de sanscrit!...»
-
-Et il riait--sans trouver beaucoup d’écho. Tante Lydie s’était de
-nouveau assombrie, et sa santé laissait encore à désirer. Malgré tout,
-nous passions de bons moments; les jours fuyaient avec une rapidité
-vertigineuse.
-
-Un après-midi que je m’étais attardée à ma table de travail, cherchant à
-rattraper ma soirée perdue la veille au théâtre, Thérèse vint me
-surprendre, escortée de ses deux enfants qu’elle ne quittait jamais.
-Hélène marchait seule maintenant; en la voyant rouler vers moi comme une
-toupie, toute ronde, les bras écartés, chancelant encore sur ses grosses
-jambes, je pensai: «Le mien aurait presque son âge...» Mais ce ne fut
-qu’un éclair douloureux: je n’avais plus le temps de m’absorber dans des
-regrets sans fin.
-
-«Qu’est-ce que vous devenez donc? s’enquit Thérèse. Voilà des siècles
-qu’on ne vous a vue...»
-
-C’était vrai; je négligeais un peu mes amis depuis quelque temps.
-Humblement, je m’excusai: nous avions mené, tout l’hiver, une vraie vie
-de sauvages; mon mari avait des affaires et des rapports par-dessus la
-tête.
-
-«Et moi aussi, voyez, je travaille...»
-
-Non sans orgueil, je montrais les feuillets amoncelés devant moi, le
-dictionnaire anglais grand ouvert. Thérèse manifesta d’abord une
-curiosité sympathique: elle me croyait occupée à traduire quelque
-ouvrage de droit commercial ou industriel. Quand elle eut compris qu’il
-ne s’agissait ni de la culture du chanvre en Angleterre, ni de la
-question des «trusts», elle sembla se désintéresser de mes efforts. En
-vain j’essayai de lui faire admirer mon manuscrit aux trois quarts
-achevé, et les belles petites notes alignées au bas des pages, à l’encre
-rouge: elle regardait, elle m’écoutait parler; mais sur sa figure aux
-traits mobiles, je lisais une indifférence voulue, excessive--une
-«indifférence passionnée» si l’on peut ainsi dire.
-
-Jacques furetait partout, suivi de sa petite sœur qui ne le quittait pas
-d’une semelle et qu’il morigénait de la belle façon.
-
-«Laisse ça, Nénette... veux-tu bien laisser ça, petite vilaine...»
-
-Nénette se mit à crier: toute branlante, tendue dans un effort comique,
-elle essayait d’agripper sur la console un bibelot que Jacques venait de
-saisir prestement «pour qu’elle ne le casse pas», disait-il.
-
-«Dieu! que ces enfants sont insupportables!...»
-
-Thérèse se leva et prit des mains de son fils l’objet en litige--une
-statuette d’ivoire finement travaillée, sorte d’ange bouddhique, les
-ailes au dos et foulant aux pieds un serpent.
-
-«Regardez, dis-je, comme c’est curieux, cette influence chrétienne...»
-
-François, quelques jours auparavant, m’avait fait comprendre les causes
-d’une similitude au premier abord inexplicable... Mais déjà Thérèse
-reprenait son expression absente.
-
-«Oh! vous savez, moi, l’art hindou... je n’y connais rien...»
-
-Un peu dépitée, je parlai d’autre chose. Et tout de suite elle redevint
-affectueuse et gaie. Quand elle partit, après une heure de causerie
-amicale, agrémentée de quelques gronderies, caresses--et autres
-préoccupations maternelles,--j’avais presque oublié le début de sa
-visite.
-
-Pourtant, dès que, restée seule, je voulus me remettre au travail, je me
-sentis gênée, vaguement malheureuse, comme si Thérèse eût laissé après
-elle une odeur de blâme. La petite idole d’ivoire me regardait de ses
-yeux fixes. Je fermai mon cahier et, le menton sur mes mains, je me
-plongeai dans des réflexions moroses. «Thérèse est absurde... elle
-voudrait que tous les ménages fussent pareils au sien... Parce qu’elle
-travaille avec son mari, pour son mari, aux mêmes choses que son mari,
-elle ne conçoit pas qu’une autre femme puisse comprendre la vie
-différemment... C’est comme tante Lydie, qui me conseille maintenant de
-lire les articles économiques de la _Revue des Deux-Mondes_... Philippe
-n’en demande pas tant, lui... ce bon Philippe! Il est content, je ne
-m’ennuie plus... nous nous occupons chacun de notre côté... Pourquoi
-donc les autres veulent-ils nous empêcher de vivre à notre guise?...»
-
-J’eus un geste d’impatience, et, rouvrant livre et dictionnaire, je
-repris où je l’avais laissée la description du temple d’Ellorah...
-
-Avant la date fixée, ma traduction était finie, parachevée, prête pour
-l’impression. Je la remis à François le dernier mercredi d’avril, après
-notre dîner de famille. Nous étions tous réunis, y compris papa et tante
-Lydie elle-même qu’un ascenseur nouvellement installé avait hissé
-jusqu’à notre cinquième. Quoiqu’elle eût semblé, au début, plutôt
-hostile à ma grande entreprise, elle me félicita gentiment de l’avoir
-menée à bien. Papa, qui me savait paresseuse et qui s’était montré
-sceptique, ne cachait pas son étonnement. Quant à Philippe, il
-m’admirait, comme toujours, sans réserve.
-
-«Elle a lestement enlevé ça, hein?... Et quelle persévérance! Je l’ai
-vue, moi, je l’ai vue à l’ouvrage...» répétait-il avec fierté.
-
-François tournait et retournait les bienheureuses pages; peut-être
-avait-il compris combien il m’en coûtait de les voir partir, emportant
-avec elles tout ce monde enchanté de la science et du rêve où j’avais
-vécu plusieurs mois... Il sourit--quelle bonté dans ce sourire!
-N’était-ce pas ainsi que Mlle Verdy me regardait jadis, au moment où
-dans ses yeux, sur ses lèvres, je lisais d’avance--je sentais venir la
-phrase tant attendue: «C’est bien, vous êtes une bonne fille...»?
-
-Cette phrase, François ne la prononça pas; mais je m’imaginai qu’il la
-pensait. Et devinant le regret que je n’avais pourtant pas exprimé:
-
-«Ce n’est pas fini, dit-il; nous aurons encore la correction des
-épreuves...»
-
-Une seconde période commença, période ravissante où je connus la joie de
-voir imprimées en toutes lettres ces lignes sorties, sinon de mon
-cerveau, du moins de mes doigts, où je m’initiai au mystère des signes
-cabalistiques qu’on trace dans les marges, sur un papier qui boit, avec
-une plume qui crache. François relisait après moi tous les placards, sûr
-d’y trouver encore des fautes qu’il me signalait ensuite malicieusement.
-«Les femmes n’ont pas «l’œil typographique», assurait-il. Et je me
-piquais au jeu, tout heureuse quand je ne lui avais laissé à glaner que
-quelques virgules omises ou quelques accents mal placés. Entre temps il
-se rendait lui-même chez l’éditeur, car j’avais bien spécifié qu’on ne
-prononcerait pas mon nom et qu’il dirigerait seul la publication,
-rédigée par «un de ses élèves». Cette nouvelle phase de notre
-collaboration donna lieu à quelques palabres dans le vieux salon Louis
-XVI, sous les yeux résignés de tante Lydie qui considérait évidemment
-tout cela comme un jeu puéril et sans utilité.
-
-«Et ta thèse?» demanda-t-elle un jour, de ce ton demi-moqueur,
-demi-fâché qu’elle prenait maintenant assez souvent.
-
-«Ma thèse? mais elle avance, maman... et plus que tu ne crois. Tu sais,
-si je mettais bout à bout toutes les heures que j’ai perdues depuis dix
-ans, en Cochinchine et ailleurs, rien qu’à dormir après mon déjeuner...
-j’arriverais à un joli total--de quoi corriger vingt volumes d’épreuves
-in-folio... A Paris, on met les bouchées doubles... on dévore le
-travail...
-
---Oui, murmura tante Lydie, mais la vie vous dévore, aussi...»
-
-L’âpreté de son accent me frappa; je la regardai--dévorée, en effet,
-semblait-il, par cette vie qu’elle sentait fuir trop vite... Un moment,
-je crus avoir pénétré le fond de son âme; malade, plus atteinte qu’elle
-ne voulait l’avouer, elle nourrissait une idée fixe, presque morbide: la
-thèse, le doctorat, le séjour à Paris stable, définitif--la paix pour
-les années qui lui restaient. Tout ce qui détournait son fils de ce but
-ardemment désiré lui paraissait, à elle, négligeable--presque nuisible.
-De là--du moins je le pensai--cette irritation latente qu’elle laissait
-parfois paraître, dès que ma pauvre traduction revenait sur le tapis.
-
-J’en ressentis quelques remords--au point de n’éprouver qu’un plaisir
-incomplet, le jour où François m’apporta le premier exemplaire de notre
-volume enfin paru. Un bien joli petit exemplaire, pourtant, plus
-pimpant, moins austère que l’original britannique, et sur lequel
-brillaient en lettres d’or les noms de François Chardin--l’éditeur
-l’avait exigé--et de _Georges Naville_--mes deux initiales à moi,
-accostées de syllabes quelconques. Philippe se mit à rire: ce nouvel
-avatar de sa femme l’amusait prodigieusement. Je riais aussi;
-j’examinais les tranches, le dos, le plat, le titre--je me déclarais
-ravie...
-
-«Vous n’avez pas l’air aussi heureuse que je l’aurais cru», dit
-simplement François.
-
-Rien ne lui échappait! Quelque chose dans le son de sa voix me fit
-craindre de l’avoir peiné. Confusément, j’essayai de lui expliquer mes
-scrupules--son temps gâché, sa thèse retardée par ma faute, la
-désapprobation visible de sa mère--toutes ces idées qui, depuis quelques
-semaines, me tourbillonnaient dans la tête, et qui venaient aujourd’hui,
-comme un essaim de vilains oiseaux noirs, se poser sur ma joie
-présente... Philippe m’écoutait avec stupeur.
-
-«Quelle drôle d’imagination tu as!... tu ne penses qu’à te tourmenter...
-Je suis sûr que ces bêtises ne lui ont pas fait perdre une heure de
-travail... n’est-ce pas, mon vieux? Et quant à ma tante, tu sais combien
-elle est devenue nerveuse...»
-
-Il employait souvent ce terme vague qui résume tout un ordre de
-sensations et de phénomènes inconnus aux natures placides. François
-soupira:
-
-«Oh! si j’étais sûr qu’elle fût seulement nerveuse!... Mais Philippe a
-raison, Geneviève; vous pouvez mettre votre conscience en repos: ma
-thèse est finie depuis hier...
-
---Finie! m’écriai-je. Oh! que je suis contente!... Alors je ne regrette
-plus rien...»
-
-Plus rien. Toute la soirée je me sentis joyeuse. Les fenêtres, grandes
-ouvertes sur le ciel mauve de juin où tremblaient de petites étoiles
-bleues, laissaient pénétrer, avec la lueur indécise du crépuscule d’été,
-l’odeur indéfinissable du Luxembourg et de la rue--mélange d’acacias en
-fleurs, de mousse de bière, de poussière chaude et de gazon fraîchement
-arrosé. Nous causions--ou plutôt je parlais presque seule, un peu
-excitée, bavarde contre mon habitude. Philippe fumait un gros cigare;
-François roulait des cigarettes d’un tabac blond qui sentait le caramel,
-et les laissait s’éteindre l’une après l’autre, distrait sans doute par
-quelque pensée étrangère à nous, car il ne disait pas grand’chose. Un
-peu avant onze heures, il se leva pour partir. Nous étions restés dans
-l’obscurité pour mieux goûter la douceur de la nuit. Les lampes
-allumées, je le vis debout près de la table, maniant le petit livre que
-j’y avais posé soigneusement. Il se tourna vers moi.
-
-«Si vous vouliez... si cela vous était égal, j’aimerais emporter cet
-exemplaire là... Je vous en ferai envoyer d’autres par le libraire... Et
-puis, avouez que j’ai bien mérité une petite dédicace de votre main...
-Tous les auteurs le font, vous savez», ajouta-t-il en souriant--d’un
-sourire presque timide.
-
-Il ne m’avait pas habituée à de telles cérémonies.
-
-«Oh! dis-je, moi, je veux bien... quoique je ne sois pas un auteur «pour
-de bon...»
-
-Et tout d’un trait, j’écrivis sur la feuille de garde:
-
-«A mon cher maître et ami, son élève reconnaissant.
-
-«G. N.»
-
-«Bravo! Parfait! approuva Philippe qui pouffait de rire derrière moi.
-Comme cela, personne ne pourra soupçonner que le traducteur n’est pas un
-petit jeune homme...»
-
-François lut de tout près, sans lorgnon, les mots que je venais de
-tracer; son regard, quand il le forçait ainsi, semblait toujours un peu
-étrange... Puis, après s’être assuré que l’encre était bien sèche, il
-referma doucement le volume, le glissa dans la poche de sa jaquette,
-prit congé de nous et s’en alla... Alors seulement, je m’aperçus qu’il
-avait oublié de me dire merci.
-
-
-
-
-X
-
-
-L’été qui suivit s’organisa d’une façon à la fois imprévue et monotone.
-L’associé de Philippe, malade depuis près d’un an, avait fini par
-mourir, laissant des enfants mineurs, une veuve inhabile aux affaires et
-un frère, ingénieur capable et expérimenté, mais dont l’intronisation
-comme codirecteur offrait quelque difficulté, à cause de son caractère
-entier, peu sympathique au personnel. Philippe, sans cesse appelé à
-l’usine pour discuter ces questions délicates, dut abandonner
-momentanément la partie commerciale et administrative qu’il s’était
-réservée. Il confia ses bureaux de Paris à un vieil employé blanchi
-sous le harnais et m’emmena passer les mois de vacances à
-Saint-Maurice-Lille--dans cette grande maison où son père était né--tout
-contrit, le pauvre garçon, de m’offrir une si triste campagne et une
-atmosphère si enfumée.
-
-«Tu sais, me proposa-t-il quelques jours avant notre départ, si tu
-préfères aller en Bretagne avec les Debray, tu es libre...»
-
-Je souris, touchée de son abnégation, et, refoulant de mon mieux le gros
-soupir qui me montait aux lèvres:
-
-«Comment peux-tu croire, dis-je, que je voudrais te quitter pendant si
-longtemps? Puisque je n’ai pas de cure d’air à faire cette année,
-profitons-en pour ne pas nous séparer...»
-
-Ses bons yeux, où j’avais vu passer l’effroi candide de me voir accepter
-son offre, s’éclairèrent d’une gratitude infinie.
-
-«Alors, c’est bien vrai? Tu aimes mieux venir? Que tu es gentille, ma
-chérie!... Moi, vois-tu, j’ai toujours peur que tu ne t’ennuies... Mais
-je peux bien te l’avouer, maintenant: je ne sais pas ce que je serais
-devenu tout ce temps-là sans toi...»
-
-Je bouclai donc mes malles pour Saint-Maurice, sinon avec beaucoup de
-joie, du moins avec le ferme propos d’être raisonnable et de ne pas
-entraver, par de vaines récriminations, les affaires de mon mari.
-Pourtant j’allais me trouver bien seule dans ce pays inhospitalier: les
-Debray, tous deux anémiés et surmenés, s’octroyaient trois mois de mer à
-l’extrême pointe du Finistère--un prix décerné fort à propos par
-l’Académie des Sciences leur permettait cette folie--et tante Lydie, que
-son fils avait enfin décidée à consulter, partait pour les eaux de
-Bagnoles. «Mauvaise circulation...» diagnostiquaient les médecins.
-François, de toute la saison, ne pouvait songer à quitter sa mère. Papa,
-lui, me demeurait fidèle; mais l’administration barbare lui accordait
-tout juste trente jours. Le reste du temps, je devrais me résigner à
-vivre sur mon propre fonds intellectuel. Philippe serait très occupé--et
-d’ailleurs...
-
-Sans vouloir achever ma pensée, je réunis une bonne provision de
-livres--parmi lesquels deux ou trois ouvrages sur l’art hindou--et de
-musique--beaucoup de Wagner, hélas! et pas trace de Gounod. La veille de
-mon départ, j’achetai _Parsifal_, que je connaissais peu, mais dont
-François parlait toujours avec recueillement, et je le glissai à la hâte
-dans une valise restée ouverte, entre mes corsages de batiste et les
-gilets blancs de Philippe.
-
-«C’est un peu gros, pensai-je, et un peu dur... Bah! la batiste se
-repasse très bien, et le piqué aussi...»
-
-Tel fut le viatique dont je me munis pour affronter la fumée des usines,
-la monotonie des champs de betteraves et la société des habitants de
-Lille.
-
-Malgré tant de précautions, l’été me parut long. Et, chose étrange, je
-n’ai gardé de ces quelques mois que des souvenirs imprécis. Alors que de
-l’hiver précédent, si studieux et si calme pourtant, je me rappelle
-encore, après quatorze ans, les moindres détails--jusqu’à la robe que je
-portais le jour où je commençai ma traduction, jusqu’à la couleur
-jaunâtre des épreuves imprimées, à leur bonne odeur de papier humide et
-d’encre fraîche--mon séjour à Saint-Maurice n’a laissé dans ma mémoire
-que des images vagues, grises comme le ciel toujours voilé, malgré les
-splendeurs de juillet et le soleil d’août. Je ne sais si je m’ennuyais;
-en tous cas, je n’éprouvais aucun besoin de distraction, et l’annonce
-d’une visite, la perspective d’une relation nouvelle provoquaient
-toujours de ma part un petit mouvement de recul, une attitude défensive
-qui déconcertaient Philippe.
-
-«Nous appelons ça «l’épaule rennaise», disait papa en riant. Il
-reconnaissait bien, lui, le vieux sang de nos ancêtres bretons, et le
-geste instinctif du sauvage qui se met en garde contre l’ennemi.
-
-Non, je ne m’ennuyais pas. Mais, sans même m’en rendre compte, je vivais
-une existence irréelle et comme transitoire. Ma pensée, malgré moi,
-vagabondait toujours en deçà ou au delà du présent; cette maison--la
-mienne, après tout--me semblait étrangère; ce grand jardin triste
-prenait l’aspect d’un décor de rêve. Philippe, seul vivant et affairé au
-milieu de la mélancolie ambiante, m’apparaissait encore plus différent
-de moi qu’aux premiers jours de notre mariage. «Sans doute, me
-disais-je, dans ce temps-là, nous étions bien jeunes... deux enfants:
-tante Lydie n’avait pas tort... En sept ans, on évolue, on se
-transforme... Mais pourquoi la vie commune, au lieu de nous façonner
-deux âmes pareilles, nous éloigne-t-elle chaque jour l’un de l’autre?...
-Ou bien est-ce moi qui m’éloigne de lui--moi seule qui change, tandis
-qu’il reste le même?...»
-
-J’avais de nouveau perdu cette sérénité, cette quiétude d’esprit,
-reconquise à grand’peine quelques mois auparavant et que j’attribuais à
-la toute-puissance du travail. Pour la retrouver, j’essayai de reprendre
-mes livres, et je commençai la lecture d’une étude sur les poèmes
-védiques. Mais dans mon ardeur inconsidérée, j’avais choisi une édition
-trop savante, bourrée de considérations sur l’histoire et la
-linguistique qui me rebutèrent très vite.
-
-«Ce sera pour l’hiver prochain,» pensai-je--comptant bien demander à
-François de me guider dans ce labyrinthe. En attendant, j’en étais
-réduite à me nourrir de romans, triste pâture, plus énervante que saine.
-Restait _Parsifal_: je m’y plongeai éperdument. Dix fois, vingt fois, je
-revis la partition, découvrant à chaque page, dans ce pâle reflet qu’est
-une réduction «piano et chant», des beautés dont la révélation
-m’enchantait et que je devais garder pour moi seule. Parfois,
-j’étouffais un peu de toute cette admiration rentrée, et je me disais
-qu’il eût été bon d’avoir autour de moi, tournant mes pages et mêlant
-leur voix à la mienne, des fervents tels que les Debray, François ou sa
-mère. Mais tous étaient loin. Papa, je le sentais bien, m’écoutait avec
-plus de complaisance paternelle que de sens esthétique. Quant à
-Philippe, dont l’attrait pour la musique était aussi réel que son
-incapacité absolue à la comprendre, je redoutais par-dessus tout ses
-jugements et ses réflexions. Aussi, dès que je voyais poindre à
-l’horizon son visage réjoui, vermeil sous le chapeau de paille, ou que
-j’entendais résonner dans le vestibule son pas solide d’homme bien
-portant, je fermais rapidement mon piano et Wagner disparaissait dans
-les profondeurs du casier. Que les femmes qui n’ont jamais entretenu de
-commerce secret avec quelque demi-dieu, à l’insu d’un mari profane, me
-jettent la première pierre!
-
-Heures lentes, songes sans but... Cette saison ne me fut pas bonne. Un
-seul épisode est resté gravé profondément dans mon esprit--un incident
-qui faillit achever de me démoraliser.
-
-Je gardais, dans une jolie petite bourse, trois cents francs payés par
-l’éditeur de l’_Art Bouddhique_. François me les avait apportés en
-riant, et mon premier mouvement avait été de les refuser; puis je
-m’étais ravisée, curieuse tout à coup de palper cet argent
-«gagné»,--pensant aussi qu’il serait beaucoup mieux placé dans la poche
-de quelque besogneux que dans la caisse d’un grand libraire parisien. En
-arrivant à Saint-Maurice, je songeai tout de suite au meilleur moyen
-d’employer mon trésor.
-
-«Donne-le à notre orphelinat», dit Philippe.
-
-Ce mot me déplut; il me rappelait les affreuses petites brassières
-grisâtres que je confectionnais jadis sous la direction de mes
-grand’tantes Olympe et Cornélie,--toutes deux, les pauvres femmes, s’en
-étaient allées depuis, dans un monde meilleur, tricoter pour les
-chérubins nécessiteux.--Et puis je savais que l’orphelinat de l’usine,
-luxueusement installé et pourvu d’un nombre incalculable de dames
-patronesses, fonctionnait à merveille et n’avait nullement besoin de mon
-insignifiante obole. Ce qu’il me fallait, c’étaient des pauvres
-authentiques, inconnus de la charité officielle,--des pauvres à moi
-toute seule, comme mon argent. Je ne le cachai pas à Philippe.
-
-«Et Dieu sait que les misères ne doivent pas manquer ici», ajoutai-je en
-songeant à la ville triste, au climat ingrat, au labeur incessant de la
-fourmilière humaine qui grouillait par les rues.
-
-M. Louis Mauroy, le nouvel associé, dînait chez nous ce soir-là,--un
-beau garçon à la moustache blonde, à la raie impeccable, portant haut sa
-tête correcte et dédaigneuse. Je le connaissais déjà, ayant eu
-l’occasion de le recevoir à Paris; une fois entre autres il s’était
-rencontré avec François, et j’avais pu assister à la plus belle éclosion
-d’antipathie spontanée entre ces deux hommes--notamment au cours d’une
-longue discussion sur les réformes sociales dont notre cousin était
-sorti vaincu en apparence, mais plein de mépris pour les arguments
-antédiluviens de son adversaire.
-
-«Jamais je n’ai rencontré de cœur aussi sec, ni d’esprit aussi étroit»,
-m’avait-il confié, encore tout hérissé d’indignation généreuse. Je
-pensais exactement de même, sans trop oser l’avouer toutefois, car je
-savais Philippe féru d’admiration pour ce camarade plus ancien et plus
-brillant que lui.
-
-Quand M. Mauroy m’entendit parler des misères de Lille, un sourire
-sceptique effleura sa jolie moustache.
-
-«Si j’osais vous donner un conseil, madame,--cette formule polie, qu’il
-savait allier avec l’accent le plus impertinent du monde, avait le don
-de m’exaspérer,--je dirais comme Noizelles: tenez-vous-en à
-l’orphelinat... La caisse est surveillée par des personnalités de toute
-confiance, les enquêtes sont faites avec soin: au moins on est sûr de ne
-pas perdre son argent... Tandis que si vous vous lancez dans la charité
-particulière, ces gaillards-là auront vite fait d’abuser de votre
-bonté...»
-
-«Bonté», prononcé par lui, prenait des intonations presque insultantes
-et devenait si évidemment synonyme de «bêtise» que je n’hésitai plus:
-dès le lendemain, grâce au zèle de ma vieille Julie, venue en
-villégiature chez nous avec papa et qui valait à elle seule tout un
-bureau de bienfaisance, je me mis à la recherche d’une famille
-pauvre,--ne fût-ce que pour prouver à M. Mauroy que je me souciais peu
-de ses «conseils».
-
-Après quelques déboires--ces braves gens, il faut bien l’avouer,
-n’étaient pas tous des saints--je finis par mettre la main sur une de
-ces détresses noires auxquelles on ne croit pas, tant qu’on ne les a pas
-touchées du doigt: six enfants, échelonnés de sept ans à quinze
-jours--la mère anémiée, presque mourante de fatigues et de privations;
-le père gagnant deux francs par jour à boucher des bouteilles dans une
-fabrique d’apéritifs--«d’impératifs», disait la femme, pauvre créature
-héroïque, qui parvenait encore à maintenir dans son taudis quelque chose
-de la propreté flamande.
-
-Mes trois cents francs tombèrent dans cet océan de misère comme une
-petite pierre dans un grand lac; je les dépensai joyeusement, heureuse
-de les avoir gagnés moi-même, sûre que François m’aurait approuvée
-d’employer ainsi «notre argent». A ma troisième visite, je rencontrai
-Wavrin, le mari--sorte de colosse hirsute et bonasse dont le regard bleu
-pâle reflétait un étonnement perpétuel. Il me salua gauchement--j’étais
-beaucoup plus intimidée que lui--et tandis que je balbutiais quelques
-bonnes paroles, avec le sentiment de mon impuissance et la honte de me
-sentir trop riche, je voyais ses grosses mains tortiller sa casquette
-d’un geste machinal. Je compris bien vite qu’il était venu exprès pour
-me parler. Ce fut long, diffus; mais, sa femme aidant, il finit par
-s’expliquer. Pendant vingt ans, depuis sa quatorzième année, il avait
-travaillé à la filature--Noizelles, Mauroy et Cie--d’abord comme
-apprenti, puis comme ouvrier étireur à six francs par jour.
-
-«Ben, ça marchait tout de même, on n’était pas trop malheureux...
-jusqu’à la mort de M. Jean Mauroy, un ben brave homme!... Mais M. Louis,
-c’est pas du bon monde... Il m’a renvoyé, rapport à la politique...»
-
-A travers ses explications confuses, je devinai qu’il avait subi
-l’influence d’un camarade, un Parisien malin et beau parleur.
-
-«Leblond, qu’il s’appelait, grommela la femme; un farceur... je te l’ai
-toujours dit...»
-
-L’homme rit doucement, d’un rire naïf.
-
-«Farceur, je ne sais pas... Mais il causait... oh! ce qu’il causait
-bien!... Quand il nous payait la chope au _Coq Hardi_, qu’il nous lisait
-les journaux de Paris, et qu’il commençait à dire sur les patrons, sur
-les salaires, et que nous étions tous des poires... ben ça... c’était
-épatant... Moi, je ne comprenais pas toujours... je ne suis pas très
-vif, vous savez... Faut croire qu’il parlait trop... Y avait pas huit
-jours que M. Louis était directeur qu’il l’a fait venir... Leblond, M.
-Louis, vous comprenez... et qu’il lui a flanqué son compte... L’autre a
-voulu se fâcher; il a causé aux camarades, mais les camarades ne
-voulaient plus rien savoir... Alors, moi, j’ai dit: «T’as raison, et le
-patron n’est pas chic...» Le lendemain... ben, vlà!... c’était mon
-tour.»
-
-Je le regardais, étonnée qu’il n’eût pas plus de rancune et qu’il contât
-sa mésaventure d’un ton si placide.
-
-«A-t-on renvoyé d’autres ouvriers? demandai-je.
-
---Non, Leblond et moi, seulement... Les autres avaient peur, je vous
-dis... Moi, si j’avais su, bien sûr, j’aurais rien dit non plus...
-Leblond s’est tiré des pieds: il avait des amis... et puis il est
-garçon... maintenant il est en Belgique, à Courtrai, avec une bonne
-place... Mais moi, j’ai la femme et les fieux: pas moyen de déménager
-tout ça... On n’a pas rigolé les premiers temps... Pas le sou à la
-maison... et dans les filatures, personne n’a voulu de moi quand on a su
-que j’étais renvoyé de chez Noizelles et Mauroy... A la fin, j’ai trouvé
-les «impératifs»... Mais quarante sous par jour pour huit, ça n’est pas
-gras, avec une femme malade... Et alors, Madame, si c’était un effet de
-votre bonté de parler à M. Noizelles, pour qu’on me reprenne... Je suis
-un bon ouvrier, vous savez, ben rangé, pas noceur... Et tant qu’à la
-politique... ben... pourvu qu’ils ne crèvent pas de faim, ici, je
-penserai tout ce qu’on voudra...»
-
-Il me regardait, de ses yeux de chien résigné, sans haine, un peu
-bête... D’un grand élan, je promis mon appui, me fiant au bon cœur de
-Philippe, à mon influence sur lui: je les laissai pleins d’espoir. Tout
-le long du vilain chemin poudreux qui, des faubourgs de Lille, me
-ramenait à Saint-Maurice, je marchais, contente, un peu exaltée. Pour la
-première fois, j’allais essayer mon pouvoir de femme, mettre à l’épreuve
-ce grand amour que je sentais sans cesse autour de moi. Non que j’eusse
-l’intention d’user d’adresse ou de coquetterie: je voulais seulement
-plaider de toute mon âme la cause de Wavrin. Le juge n’était pas
-terrible; et puis, j’avais le bon droit de mon côté.
-
-«Et Mauroy?... Bah! je m’en moque. Entre son associé et sa femme,
-Philippe n’hésitera pas... Hier encore, j’entendais dire qu’on manquait
-d’ouvriers...» Plus j’y songeais, moins la réussite me semblait
-douteuse... Et je me réjouissais à l’idée que nous serions unis,
-Philippe et moi, dans un même sentiment de pitié...
-
-Le soir, après le repas, je présentai ma requête. Nous avions royalement
-dîné--malgré moi je me rappelais la soupe au pain noir et les deux raves
-que j’avais vues ce jour-là sur la table des Wavrin. Philippe allumait
-un excellent cigare et marchait à pas lents près de moi sous les
-marronniers du jardin. Papa, ses vacances écoulées, nous avait quittés
-la veille, et nous nous retrouvions en tête à tête pour un grand mois.
-
-«Tu sais, dis-je, j’ai trouvé le placement de mes trois cents francs...
-Et j’ai bien autre chose à te demander...»
-
-Il me regarda en souriant.
-
-«Quel ton solennel! Est-ce que je t’ai jamais rien refusé?
-
---Oh! ce n’est pas d’argent qu’il s’agit...»
-
-Je commençai mon récit, le plus nettement que je pus,--émue malgré tout
-de la responsabilité subite que je sentais peser sur moi. Philippe
-m’écoutait en silence, sa bonne figure soudain rembrunie; du coin de
-l’œil, dans le crépuscule humide qui s’épaississait autour de nous, je
-le voyais mâchonner son cigare d’un air préoccupé.
-
-«C’est une affaire, murmura-t-il enfin; une vraie affaire... J’en
-parlerai à Mauroy... je doute qu’il consente, d’ailleurs...
-
---Qu’il consente! m’écriai-je impétueusement. Tu ne peux donc pas
-décider cela tout seul?»
-
-Il parut surpris, presque choqué.
-
-«Mais non, pas du tout... C’est lui qui a la haute main sur le
-personnel, comme son frère... moi je ne m’en suis jamais occupé... Et
-puis, voyons, tu veux que je réintègre sans le consulter un ouvrier
-qu’il a renvoyé pour des raisons graves? Ce serait un procédé
-inqualifiable...»
-
-La raison parlait par sa bouche--elle parlait même d’un ton inusité.
-Jusqu’alors j’étais restée absolument étrangère à toute une partie de sa
-vie; je n’avais connu que le mari très bon, l’amoureux très faible... Et
-voilà que subitement je me heurtais à M. Philippe Noizelles, de la
-maison Noizelles et Mauroy... Un petit frisson me passa entre les deux
-épaules: était-ce le brouillard qui tombait des arbres trop drus, trop
-verts, ou le découragement qui s’abattait sur moi comme un manteau de
-glace? Tous les arguments irrésistibles que j’avais préparés
-s’envolèrent de ma mémoire; j’essayai pourtant de décrire le misérable
-intérieur des Wavrin, les enfants chétifs, la femme exténuée... Philippe
-m’arrêta: évidemment il ne voulait pas se laisser attendrir.
-
-«Nous en reparlerons demain, dit-il, quand j’aurai vu Mauroy...»
-
-Le lendemain, au lieu de me tenir, comme de coutume, à la porte du
-jardin, je l’attendis dans le salon, énervée, inquiète. Et dès qu’il
-parut sur le seuil, je compris que je ne serais pas la plus forte, et
-que le patron l’emporterait, cette fois, sur le mari.
-
-«C’est impossible, tout à fait impossible... Mauroy connaît très bien
-ton protégé--trop bien!... Il a refusé catégoriquement de le
-reprendre... J’en suis désolé pour toi, ma chérie...»
-
-Il s’avançait, sympathique et consolant: je me dérobai à son baiser.
-
-«Pour moi!... C’est à eux que je pense. Tu n’as donc pas dit combien ils
-sont malheureux?...»
-
-Alors, avec un grand geste impuissant:
-
-«Que veux-tu?... C’est très triste, en effet... surtout pour la femme,
-pour les enfants... Mais le mari n’est pas intéressant: Mauroy l’a
-surveillé... il allait dans les réunions publiques, il recevait des
-journaux socialistes... C’est un homme dangereux...»
-
-Dangereux, le pauvre Wavrin! Je revis les yeux de chien, naïfs et
-soumis; j’entendis la voix traînante, un peu rauque: «Pourvu qu’ils ne
-crèvent pas de faim, ici, je penserai tout ce qu’on voudra...» Mon cœur
-se serra de pitié.
-
-«Oh! Philippe, on t’a trompé, je t’assure... Il n’a pas l’air méchant;
-il a promis de ne plus s’occuper de politique... Et puis il avoue
-lui-même qu’il n’y comprenait rien... C’est ce Leblond qui lui avait
-monté la tête... Mais si tu le voyais! Si tu voyais tous ces petits!
-Veux-tu que je t’y mène, dis?... Veux-tu parler toi-même à Wavrin?...»
-
-Il se raidit, avec l’entêtement des faibles.
-
-«Non, je ne peux pas... j’aurais l’air de faire une enquête, de blâmer
-mon associé... Et pour tout ce qui touche au personnel, je m’en rapporte
-absolument à lui... Il a voulu faire un exemple: l’homme se trouve
-chargé de famille; c’est fâcheux, mais nous n’y pouvons rien... Que
-diable! nous avons bien le droit d’être stricts sur les questions de
-discipline!...»
-
-Je n’en croyais pas mes oreilles: quelle autorité ce despote prenait sur
-lui!
-
-«Stricts!... Dis donc sans pitié, sans cœur... Ce n’est pas de toi que
-je parle: je sais que tu es bon. Mais ton Mauroy, vois-tu, je le
-déteste... François le savait bien...»
-
-Philippe, qui parcourait le salon de long en large, élevant la voix pour
-se donner du courage, s’arrêta soudain.
-
-«Qu’est-ce que François vient faire là dedans?... Je te répète que j’ai
-en Mauroy la plus grande confiance... Et tu pourrais me faire l’amitié
-de prendre mon avis, plutôt que celui de François, qui ne l’a vu qu’une
-fois...»
-
-Il semblait tout à fait fâché; je sentis ma cause perdue: des larmes me
-vinrent aux yeux.
-
-«Ces pauvres gens! fis-je; c’est affreux!... Moi qui leur avais presque
-promis...»
-
-Il y eut un petit silence. Philippe, honteux sans doute de son mouvement
-d’humeur, s’était rapproché de moi.
-
-«Écoute, tu viens de dire toi-même que je ne suis pas méchant... Toi, ma
-petite amie, tu es trop bonne... Je crois que ce Wavrin t’a enjôlée;
-mais il faut se méfier de ces citoyens-là...»
-
-C’était encore, toujours Mauroy qui parlait. Pourtant je n’osai plus
-protester, tandis qu’il continuait:
-
-«Si la femme et les enfants te tiennent tant au cœur, je te donnerai
-tout l’argent que tu voudras... Ce n’est pas moi qui t’empêcherai jamais
-de faire la charité!... Seulement ne me parle plus des ouvriers... C’est
-une question de principe, tu sais... Les femmes n’entendent rien à
-cela... Est-ce que je m’occupe de tes broderies, moi, de ton anglais, de
-toutes tes petites affaires?... Embrasse-moi, et ne nous disputons
-plus...»
-
-Son regard, redevenu tendre et humble, cherchait le mien avec
-insistance. Ainsi, c’était lui-même qui réclamait la «séparation des
-pouvoirs»...? Sans rien dire, je l’embrassai, comme il me le demandait.
-Mais j’eus l’impression que le fossé creusé entre nous--invisible pour
-lui--venait de s’élargir un peu davantage...
-
-L’incident ne tourna pas au tragique. La femme de Wavrin, grâce à un
-régime fortifiant, s’était relevée assez vite; deux des enfants, plus
-malingres que les autres, furent envoyés par mes soins au sanatorium de
-Berck. Quant à «mon ami l’anarchiste»--c’était le beau Mauroy qui,
-paraît-il, le surnommait ainsi--il m’annonça la semaine suivante qu’il
-retrouvait enfin à se placer comme étireur dans une usine de Roubaix.
-
-«Et merci tout de même, Madame, de ce que vous avez fait pour nous...
-C’est pas qu’on en veuille à M. Noizelles: on l’aime ben, par ici...
-seulement, n’est-ce pas, à la filature, on sait ben _qui qui_ commande,
-maintenant...»
-
-Le rouge me monta aux joues. Et soudain, comme un éclair, cette pensée
-me vint, rapide, imprévue: «Si François était chef d’industrie, je suis
-sûre qu’il ne se laisserait pas «commander» par un Mauroy...»
-
-Septembre s’avançait. Chaque soir, une brume malsaine envahissait le
-jardin, nous retenant au logis. Tante Lydie nous écrivait de Paris: elle
-se sentait mieux, après sa saison de Bagnoles, et François achevait
-d’imprimer sa thèse. Les Debray, sur la plage de Morgat, vivaient comme
-des huîtres béates; Thérèse avait engraissé d’un kilo--en trois
-mois!--et prétendait tourner à l’obésité. Jacques était plus noir qu’une
-taupe; Hélène devenait si grosse «qu’on ne savait plus de quel côté la
-regarder»... Mes lettres, à moi, devaient être extrêmement gaies, car
-Thérèse ajoutait: «Je suis bien contente de voir que vous ne vous
-ennuyez pas...»
-
-Et le 2 octobre, Philippe revint de l’usine tout joyeux.
-
-«Voilà nos règlements de comptes terminés: tu peux commencer tes
-malles... Tu ne seras pas fâchée de revoir Paris, hein?... Moi non plus,
-d’ailleurs. Pourtant, l’été a passé plus vite que je ne l’aurais cru.»
-
-
-
-
-XI
-
-
-Ma première visite fut pour tante Lydie: il me tardait de la revoir et
-de vérifier ses dires, car l’expérience m’avait appris à ne pas la
-croire sur parole quand elle prétendait aller mieux. Cependant, dès la
-porte d’entrée, Perrine m’accueillit par un large sourire de bon augure.
-
-«Madame est sortie! annonça-t-elle presque triomphalement. Monsieur
-François l’a emmenée en voiture, après le déjeuner... même qu’il était
-déjà parti ce matin, tout seul. Il paraît qu’il est en train de passer
-quelque chose comme un examen...»
-
-Sa thèse! François passait sa thèse sans nous avoir prévenus. Et moi qui
-m’étais promis d’y assister!... Ma première idée fut de redescendre bien
-vite, de retrouver mon coupé ou tout au moins un fiacre quelconque, et
-de courir à bride abattue vers la Sorbonne. Mais arriverais-je à temps?
-Justement Perrine me montrait la grande horloge de l’antichambre.
-
-«Ils doivent rentrer entre cinq et six heures, madame... Si vous voulez
-les attendre, je pense qu’ils ne tarderont pas.»
-
-Elle m’introduisit dans le salon et disparut en m’adressant un petit
-sourire amical. Restée seule, je me sentis étrangement déçue, presque
-blessée. Pourquoi François ne m’avait-il pas conviée à cette soutenance?
-Pourquoi me privait-il du plaisir de l’entendre disserter sur des
-matières connues, dans des termes devenus familiers à mon oreille? Il ne
-pouvait pas ignorer mon retour, car ma dernière lettre à sa mère
-mentionnait exactement--cela, j’en étais sûre--la date de notre arrivée.
-Me sachant revenue depuis deux jours, il aurait eu largement le temps de
-m’avertir, s’il l’avait voulu...
-
-Je regardai autour de moi. Un dernier rayon de soleil rouge glissait
-entre les rideaux de tulle, mettant une touche de fard à la joue du
-Watteau, avivant l’or éteint des cadres et les cuivres ciselés de la
-console. Sur le petit bureau en bois de rose, l’étui à lunettes de tante
-Lydie reposait à travers les pages d’une revue grande ouverte; les
-coussins de la bergère gardaient l’empreinte de son corps menu... Un
-apaisement me vint à la vue de ces choses tranquilles, toujours les
-mêmes, qui semblaient me souhaiter la bienvenue de si bon cœur; je
-commençai à excuser François, à comprendre qu’il eût préféré passer ce
-dernier examen sans auditoire et, pour ainsi dire, incognito. Non qu’il
-fût timide; mais je le savais nerveux à l’excès, méfiant de lui,
-paralysé par la moindre critique. Me croyait-il donc bien sévère?
-
-Cette idée me fit sourire. Pelotonnée dans un petit fauteuil bas--la
-bergère m’inspirait une sorte de respect involontaire--je ne songeais
-plus qu’à jouir de l’harmonie ambiante, qu’à respirer l’atmosphère
-calmante et douce du cher vieux salon que j’aimais tant. Tous ces
-objets, auxquels depuis huit ans je m’étais habituée à mêler un peu de
-mon âme, ne m’avaient jamais paru plus vivants qu’aujourd’hui, tandis
-que sans ennui, presque sans pensée, je regardais vaguement l’aiguille
-dorée de la pendule cheminer sur le cadran d’émail enguirlandé de roses
-peintes.
-
-Le cliquetis d’un trousseau de clefs m’arracha subitement à cette sorte
-de torpeur délicieuse. «Les voilà...», pensai-je. Et je souriais, toute
-ma mauvaise humeur décidément envolée, à l’idée que Perrine, un peu
-sourde, ne les avait pas entendus rentrer et ne viendrait pas les
-avertir de ma présence. J’attendis un moment, l’oreille aux aguets,
-étonnée de ne percevoir aucun bruit de voix, rien qu’un large pas que je
-connaissais bien. Une grande demi-minute s’écoula--le temps moral
-d’accrocher un chapeau, d’enlever un pardessus--puis la porte s’ouvrit
-et François entra, seul, en habit et cravate blanche. Cette tenue,
-officielle et obligatoire, qui remplace la robe et le bonnet carré du
-temps jadis, aurait suffi à m’apprendre d’où il venait. Malgré sa
-myopie, il m’aperçut tout de suite et me reconnut dans la pénombre
-envahissante.
-
-«Comment, dit-il, c’est vous?...»
-
-Il semblait à peine surpris de me trouver là.
-
-«Je suis bien fâché que vous ayez attendu... Ma mère sera de retour dans
-un moment... elle a voulu à toute force me déposer ici et se faire
-conduire par la voiture chez je ne sais quel fournisseur... probablement
-pour me prouver qu’elle peut revenir seule et monter l’escalier sans
-moi... Toujours terrible, vous savez... D’ailleurs Bagnoles paraît lui
-avoir fait du bien, momentanément... Et vous?... Avez-vous passé de
-bonnes vacances?...»
-
-Tout en parlant par petites phrases brèves, il s’était rapproché de la
-cheminée, comme pour chercher des allumettes; puis sans achever son
-mouvement, il revint vers moi et s’assit entre mon fauteuil et la
-fenêtre. J’avais de bons yeux: malgré la demi-obscurité, je fus frappée
-de sa pâleur. Pourtant il souriait.
-
-«Vous regardez mon habit. N’est-ce pas que je suis ridicule?
-
---Mais non, dis-je; vous êtes superbe: vous avez l’air d’un marié...»
-
-Il eut un petit rire sans gaîté.
-
-«Ah! oui, ce sont mes noces, à moi... mes noces avec cette vieille
-fiancée revêche qu’on appelle la Sorbonne... Car je suis docteur depuis
-une heure... Vous le soupçonniez bien un peu?»
-
-Une bouffée de rancune me remonta au cœur.
-
-«Oui, je l’ai deviné tout à l’heure, à travers les explications confuses
-de Perrine... Et je vous en veux de ne pas m’avoir avertie plus tôt:
-j’aurais été si heureuse d’assister à votre thèse!...
-
---Vraiment?...» murmura-t-il, comme étonné.
-
-C’en était trop; je protestai.
-
-«Voyons, François, ne vous moquez pas de moi... Avouez plutôt que vous
-m’avez oubliée...»
-
-Cette idée, soudain, me parut absurde; à lui aussi, sans doute, car il
-secoua doucement la tête.
-
-«Non je ne vous ai pas oubliée...
-
---Alors, vous ne saviez pas que nous étions revenus?»
-
-Lentement, par degrés, le crépuscule montait autour de nous.
-
-«Mais si, je le savais... Et si je ne vous ai pas prévenue, c’est
-justement parce que j’étais sûr que vous voudriez venir... Ce n’est pas
-très aimable, ce que je vous dis là; j’aurais dû inventer un prétexte
-quelconque... Mais je ne pourrais pas vous mentir... Vous ne m’en voulez
-pas, dites?... Je suis stupide, quand je dois me «produire» en public;
-la moindre émotion, le moindre... enfin, j’ai besoin de tout mon
-sang-froid...»
-
-Je ne le voyais plus qu’en silhouette sur le gris pâle de la fenêtre;
-ses propos étaient décousus, sa franchise presque blessante, et
-pourtant, à mesure qu’il parlait, je sentais mon ressentiment se fondre
-en une sorte de crainte vague, incompréhensible, mêlée d’un remords
-confus, plus inexplicable encore.
-
-«Oh! fis-je en essayant de rire, est-ce que, vraiment, vous avez eu peur
-de moi?...»
-
-Il ne répondit pas... Maintenant, la nuit était tout à fait venue. Je me
-tus aussi, ne sachant plus que dire. Il me semblait que notre silence
-était plein de choses inconnues, presque dangereuses.
-
-A ce moment, la sonnette de la porte d’entrée tinta deux fois secouée
-par une main impatiente. Le feu brûlait dans l’âtre--soudain je me
-rappelai la première apparition de Philippe, puis, un autre soir, la
-lettre apportée par Perrine, l’enveloppe maculée de signes, venue de si
-loin, le mouvement brusque de tante Lydie, et les fragments de papier
-brûlé s’envolant parmi les cendres et les étincelles...
-
-Toutes ces images, évoquées à la fois, s’évanouirent avec les dernières
-vibrations du bruit grêle qui traversait l’ombre environnante. François
-s’était levé brusquement, comme un coupable.
-
-«Voilà maman...» dit-il à demi-voix. Avant que la vieille bonne eût
-achevé _pede lento_ le voyage de la cuisine à l’antichambre, il avait eu
-le temps d’allumer deux lampes, et quand sa mère entra, il se tenait
-debout devant la cheminée, à trois pas de moi, correct, presque
-cérémonieux dans ses vêtements de soirée.
-
-Les yeux noirs de tante Lydie nous enveloppèrent d’un regard rapide.
-Mais ce ne fut qu’un éclair. Je m’étais levée à mon tour pour courir à
-sa rencontre: je m’extasiais sur sa bonne mine--moins bonne, à vrai
-dire, que je ne m’y attendais; je la félicitais du succès de son
-fils--prise d’un besoin fiévreux de parler beaucoup et d’y voir très
-clair. Elle, cependant, sans enlever son chapeau, s’était assise dans la
-bergère, et, les mains tendues vers la flamme par un mouvement familier,
-elle m’écoutait, serrant un peu les lèvres, luttant visiblement contre
-le désir de faire chorus à mes congratulations. L’orgueil maternel finit
-par l’emporter.
-
-«Oui, laissa-t-elle échapper, il paraît que son livre est remarquable...
-Ces messieurs le lui ont répété sur tous les tons. Je n’aurais jamais
-cru qu’on pût recevoir un candidat avec des paroles aussi flatteuses...»
-
-François l’interrompit.
-
-«Un candidat?... Mais, ma pauvre maman, une thèse n’est pas un bachot...
-Et tout ce qui s’est passé aujourd’hui est une pure formalité... Songe
-donc que parmi «ces messieurs», comme tu dis, je comptais au moins deux
-anciens camarades... un peu plus âgés que moi, c’est vrai... Docteur à
-trente-sept ans: non, vraiment, il n’y a pas de quoi crier à l’enfant
-prodige...»
-
-Il riait, du même rire désabusé que tout à l’heure. Sa mère hocha la
-tête et parla d’autre chose. Je lui donnai des nouvelles de Philippe, de
-sa santé, toujours excellente; de ses affaires, sur lesquelles j’avais
-des notions plus vagues. Une ou deux fois, je fis allusion à la
-succession Mauroy, et je regardai François, craignant que ce nom
-n’éveillât en lui quelque souvenir: pour rien au monde, je n’aurais
-voulu être amenée à raconter l’histoire des Wavrin. Mais il ne semblait
-même pas nous entendre; il restait silencieux, adossé à la cheminée, les
-yeux fixés sur les dessins du tapis ou rivés à son lorgnon qu’il avait
-enlevé et dont il essuyait les verres avec soin.
-
-Six heures et demie sonnèrent. Je m’avisai tout à coup que tante Lydie
-était toujours en chapeau et François toujours en habit, ce qui donnait
-à notre réunion quelque chose de froid et de guindé. Et pour la première
-fois, parmi ces vieux meubles amis, autour de ce foyer où si souvent je
-les avais surpris tous deux dans l’intimité de la robe de chambre et du
-veston, j’eus l’impression très nette que je n’étais pas «chez moi».
-
-«Oh! fis-je, il est tard; il faut que je m’en aille... Philippe doit
-m’attendre...»
-
-Philippe ne rentrait jamais avant sept heures. Mais dans ma détresse
-soudaine, j’avais besoin de m’affirmer que quelqu’un, là-bas, désirait
-mon retour...
-
-«Et puis, j’ai peur de vous gêner. Vous devez être fatigués tous les
-deux... François doit avoir hâte de se mettre en pantoufles...»
-
-J’attendais une dénégation polie qui ne vint pas. Tante Lydie protesta
-mollement. Peut-être, après tout, était-elle vraiment lasse. Pourtant
-elle prit la peine de me reconduire jusqu’à l’antichambre, et quand je
-me penchai pour l’embrasser, son baiser me parut très tendre. Mais
-François serra distraitement la main que je lui tendais. Son regard
-fuyait le mien avec obstination.
-
-«Amitiés à Philippe...» me lança-t-il, juste au moment où la porte
-allait se refermer.
-
-Il était temps: depuis le commencement de ma visite, il n’avait pas
-encore prononcé le nom de son cousin.
-
-Je marchais à travers les rues paisibles; par-dessus la nuit bleuâtre,
-le ciel restait clair, avec de grands reflets roses où se noyait la
-lumière pâle des réverbères, indécis et clignotants comme d’humbles
-chandelles. Jeune fille, j’avais adoré cette heure fugitive du
-crépuscule parisien, quand j’y sentais flotter toutes les joies du jour
-écoulé, mêlées d’obscures promesses pour le lendemain. Mais aujourd’hui
-mon cœur était plein de pensées troubles. Après ces mois d’été sans fin,
-tissés d’ennui et de mélancolie, j’avais couru d’instinct, naïvement, à
-l’endroit où j’espérais trouver le plus de réconfort. Et voilà que je me
-heurtais à l’inconnu. Ce n’était plus seulement la nervosité de tante
-Lydie, cette humeur capricieuse de malade à laquelle j’avais fini par
-m’habituer: François aussi semblait vouloir se dérober, devenir lointain
-et inaccessible. «Comme il a changé, depuis que je le connais!...» Je me
-rappelais ses façons amicales, ses taquineries fraternelles, son
-entrain, surtout, et cette gaîté naturelle qui contrastait si drôlement
-avec son air tranquille. «Tout cela s’est éteint... Sans doute il est
-moins jeune et la santé de sa mère le préoccupe beaucoup... Mais l’hiver
-dernier, nous passions encore de bien bons moments, tous ensemble...
-C’était si gentil, ce travail en commun! Il restait si affectueux, si
-complaisant... Tandis que ce soir...» Ce soir--je cherchais en vain à me
-le dissimuler--François s’était montré très désagréable. Quelle
-réception bizarre, après trois mois! Ce sourire contraint, ces
-mouvements indécis et nerveux--et cette voix qui parlait dans l’ombre...
-«Je ne pourrais pas vous mentir... j’ai besoin de tout mon
-sang-froid...» Moi, j’avais eu peur, un moment, peur de quoi?
-
-Soudain un soupçon me traversa l’esprit--un soupçon terrifiant que je
-repoussai de toutes mes forces. Le cœur battant, les joues en feu, je me
-mis à marcher très vite, comme pour piétiner cette chose mauvaise et
-coupable. «C’est fou, c’est indigne... pour lui, pour moi, pour
-Philippe... Tous ces romans que j’ai lus pendant l’été m’ont détraqué la
-cervelle... François était éreinté, surmené; je le gênais, peut-être...
-et il me l’a un peu trop laissé voir... Voilà bien de quoi me monter
-l’imagination!...» J’allais droit devant moi; je scandais mes pensées
-d’un pas bref, avec la sensation d’écraser des nichées de petits
-serpents... Entre la place Saint-Sulpice et la rue de Tournon, j’avais
-achevé l’hécatombe, et quand j’arrivai devant ma porte, je me sentais la
-conscience plus tranquille.
-
-Philippe venait de rentrer; il me suivit dans ma chambre et resta
-derrière moi pendant que j’enlevais mon chapeau.
-
-«Eh bien, tu as vu ma tante? Comment va-t-elle?
-
---Mais pas mal du tout, il me semble... Et tu sais: François a passé sa
-thèse aujourd’hui...
-
---Ah! bah!... quel cachottier!... Enfin, les voilà tranquilles,
-maintenant. Cette fameuse suppléance au Collège de France, est-ce qu’il
-va s’en occuper?
-
---Je ne sais pas», dis-je, les bras levés, luttant contre une épingle
-récalcitrante qui s’entortillait dans ma voilette. Philippe vint à mon
-aide et profita de l’occasion pour m’embrasser, comme d’habitude. Cette
-fois je rougis. S’il avait pu deviner ce que je pensais tout à l’heure!
-
-«Nous les féliciterons mercredi, fit-il. Car je suppose que tu leur as
-demandé de venir dîner mercredi avec ton père?»
-
-Je dus avouer que j’avais complètement oublié de les inviter.
-
-«Ah çà! de quoi donc avez-vous parlé alors?...»
-
-J’ouvrais un tiroir pour y ranger mes gants.
-
-«Oh! nous n’avons pas dit grand’chose, en effet... Ils sont rentrés tard
-et je ne suis pas restée bien longtemps... Mais tu as raison, et je vais
-écrire tout de suite à tante Lydie. J’enverrai aussi un mot aux Debray,
-quoique ce soit un peu court...»
-
-Le lendemain soir, à la même heure, comme j’achevais de lire une réponse
-affirmative de Thérèse, Philippe me rapporta la nouvelle que sa tante
-viendrait, mais seule.
-
-«François est entré dans mon bureau cet après-midi, pour me voir un
-moment et pour me prier de l’excuser près de toi. Il a je ne sais quel
-repas de corps mercredi...»
-
-L’excuse était valable. Mais j’avais compté sur cette soirée d’intimité
-pour retrouver notre François de jadis--de toujours--et dissiper
-définitivement les fantômes de mon imagination. Lui absent, je restais
-dans le doute--un doute énervant et malsain.
-
-Mon dîner eut lieu. Tante Lydie, choyée, dorlotée, parut ravie de
-connaître les Debray, qu’elle n’avait pas encore rencontrés. Je la
-regardais sourire, ses beaux yeux fatigués toujours pleins d’une flamme
-intérieure, tandis que le savant lui parlait de son fils.
-
-«Sa thèse a fait sensation à la Sorbonne, Madame, et les échos en sont
-parvenus jusqu’à nos repaires de scientifiques. Est-ce que nous n’aurons
-pas le plaisir de le voir ce soir?»
-
-Déjà Thérèse, d’un coup d’œil, avait parcouru le salon. Je devinai
-qu’elle s’étonnait de ne pas voir François et, malgré moi, un peu de
-chaleur me monta au visage. Oh! cette maudite pensée!
-
-On expliqua l’absence du nouveau docteur, et le temps se passa le mieux
-du monde. Papa, suivant une coutume déjà ancienne, courtisa sa vieille
-amie--honni soit qui mal y pense!--M. Debray avoua qu’il avait apporté
-son violon--et même deux sonates de Bach. Ce fut une débauche de musique
-sévère que Philippe supporta, non sans stoïcisme. Un peu avant dix
-heures, tante Lydie m’appela d’un signe.
-
-«Je vais m’en aller: il faut être raisonnable... Mais avant que je
-parte, vous seriez gentille de me chanter quelque chose...»
-
-Chanter? Depuis bien des mois--oui, de tout l’hiver précédent--elle ne
-m’avait adressé pareille requête. J’ouvris un cahier de Schumann et, au
-hasard, en jouant moi-même la partie de piano, je dis deux ou trois
-lieds. Au moment où j’achevais la petite mélodie si courte et si
-poignante: «O chanson douce et tendre...» l’idée me vint tout à coup
-que, si François eût été là, sa mère ne m’aurait pas demandé de
-chanter... Mes doigts tremblèrent; j’agrémentai de quelques fausses
-notes la phrase délicate qui, longtemps après que la voix s’est tue,
-prolonge la mélancolie des paroles. Quand je me retournai, tante Lydie
-était debout, prête au départ. Elle semblait émue.
-
-«Cela m’a fait plaisir de vous entendre, ma chérie... Merci de cette
-bonne soirée...»
-
-Puis elle prit congé, avec sa grâce habituelle. Comme papa lui offrait
-de la reconduire:
-
-«Non, chuchota-t-elle, Perrine est là: mais ne le dites pas!... Je ne
-veux pas avoir trop l’air de la vieille dame qui ne peut plus sortir
-sans sa bonne...»
-
-Les jours qui suivirent, je fus saisie d’une activité dévorante. Je
-réorganisais mon appartement, je furetais chez les marchands de meubles
-anciens, à la recherche de quelque occasion merveilleuse; j’avais
-entrepris--chose plus merveilleuse encore!--de forcer Thérèse à devenir
-coquette. A nous deux, et sans dépasser son budget assez restreint, nous
-avions réussi à combiner la plus jolie toilette qu’elle eût jamais
-portée, y compris le chapeau, sorti tout entier de mes mains et dont je
-n’étais pas peu fière. Elle se laissait guider, mais sans enthousiasme.
-
-«Voyez-vous, ma pauvre Geneviève, je serais bien étonnée si vous
-réussissiez à faire de moi une femme élégante... Il y a dans ma personne
-un je ne sais quoi qui répugne à l’esthétique féminine... D’ailleurs,
-Eugène s’occupe si peu de ces choses-là!...»
-
-[Illustration]
-
-Je riais, je l’embrassais--et je repartais, avide de futilités dont
-j’avais honte au fond de moi-même. Et tandis que je m’agitais ainsi dans
-le vide, l’idée que j’espérais vaincre continuait à me hanter, malgré
-mes efforts pour la chasser. Dès que je montais en voiture, ou que je
-m’installais au piano,--le soir, aussi, quand je lisais, assise près du
-bureau de mon mari, l’«idée» se glissait en moi, tantôt insinuante et
-perfide, tantôt aiguë et lancinante. Des mots, des regards, des
-intonations de la mère ou du fils me revenaient en mémoire: «Tel jour,
-dans telle circonstance, il a dit...»
-
-«As-tu des nouvelles de ma tante? demandait Philippe. Il faudra passer
-chez elle, un de ces jours...»
-
-J’y allais, le cœur plein d’arrière-pensées, l’esprit aux aguets,
-cherchant des sous-entendus dans les moindres phrases et jusque dans les
-silences de tante Lydie. C’est à peine si j’osais m’informer de
-François. J’appris pourtant qu’il était définitivement en possession de
-la suppléance rêvée, et qu’il professait au Collège de France un cours
-d’Histoire de l’Art bouddhique.
-
-«Le jeudi matin, expliqua sa mère. Toutes ses soirées du mercredi vont
-être prises, maintenant...»
-
-Quelques jours après, Philippe me raconta qu’il avait reçu encore une
-visite de son cousin.
-
-«J’ai peur que nous ne puissions pas les voir beaucoup cet hiver...
-François a l’air tout désorienté; ce nouvel enseignement l’effraie un
-peu... Et puis, c’est désolant: ma tante recommence à l’inquiéter... Les
-médecins qu’il a vus à Bagnoles ne lui ont pas caché que, malgré le bon
-effet des eaux, elle restait dans un état précaire. Elle a eu, ces
-jours-ci, quelques accidents au cœur qui l’ont beaucoup frappée... On
-lui défend de sortir le soir, et même de recevoir chez elle...»
-
-J’écoutais, plus attristée que surprise: tout s’organisait comme je
-l’avais prévu.
-
-«Moi, vois-tu, continuait Philippe, je crois qu’il s’assomme, à Paris,
-ce pauvre François... Il m’a dit qu’après sa thèse, on lui avait offert
-la direction d’une nouvelle École qu’on va fonder à Saïgon... Sa mère
-n’en a rien su. Il me l’a répété deux ou trois fois: «C’est à cause
-d’elle que j’ai refusé... sans elle, je serais parti tout de suite...»
-Ah! comme ça vous empoigne un homme, cette vie de voyages et
-d’aventures!...»
-
-Il en paraissait pourtant bien las, de cette vie nomade, quand je
-l’avais vu à Marlotte, au retour de sa dernière mission. Pourquoi la
-regrettait-il, à l’heure présente? Pourquoi choisissait-il Philippe pour
-confident--Philippe dont il connaissait la nature expansive et
-bavarde?... De nouveau, je rougis: toujours, encore l’«idée». Comment
-échapper à cette obsession maladive?
-
-Déjà je me fatiguais de la chasse aux antiquailles, et mon rôle de
-modiste en chambre me semblait fastidieux. J’essayai de me remettre à
-lire, à travailler l’anglais. Mais je trouvais dans mon buvard les pages
-raturées de ma traduction, faite pour François. Quand je levais la tête,
-la petite idole, donnée par François, me souriait béatement. Mes livres
-ne parlaient que d’art hindou et de poèmes védiques... «Ce n’est pas
-possible, pensais-je en bouleversant d’une main impatiente les rayons de
-ma bibliothèque; j’ai dû penser à autre chose, m’occuper d’autre chose,
-l’hiver dernier.» D’instinct, j’écartais les romans. Enfin je ramenai un
-volume d’aspect rassurant: un de ces braves bouquins, modestement vêtus
-de carton mastic, que je me rappelais avoir compulsés quand je préparais
-mon examen supérieur. «_La Littérature française au XVIIe siècle.
-Morceaux choisis..._ Quel bon souvenir! Il y avait des tas de choses
-amusantes, là dedans...» Je m’étais rapprochée de la fenêtre, et je
-feuilletais rapidement: les poètes, Malherbe, Corneille, Racine,--les
-prosateurs, Pascal, la Bruyère, Mlle de Scudéry. «Oh! ces pages si
-drôles du _Grand Cyrus_!... Et Mme de Lafayette...» Mes yeux
-s’arrêtèrent sur un passage souligné au crayon: sans doute la subtilité,
-jadis, m’en avait plu:
-
-«Les femmes jugent d’ordinaire de la passion qu’on a pour elles,
-continua-t-il, par le soin qu’on prend de leur plaire et de les
-chercher; mais ce n’est pas une chose difficile, pour peu qu’elles
-soient aimables: ce qui est difficile, c’est de ne pas s’abandonner au
-plaisir de les suivre, c’est de les éviter, par la peur de laisser
-paraître au public, et même à elles-mêmes, les sentiments que l’on a
-pour elles.»
-
-Et plus bas, marquée d’une croix, cette phrase bien faite pour séduire
-une enfant romanesque:
-
-«Les paroles les plus obscures d’un homme qui plaît donnent plus
-d’agitation que des déclarations ouvertes d’un homme qui ne plaît pas.»
-
-D’un geste brusque, je refermai le livre. Décidément, le XVIIe siècle
-lui-même était plein d’embûches, et ce n’était pas dans la _Princesse de
-Clèves_ qu’il fallait chercher un refuge contre l’«idée»...
-
-
-
-
-XII
-
-
-«Philippe, je t’en prie, donne-moi quelque chose à faire... je voudrais
-travailler pour toi.
-
---Encore ta marotte, ma chérie...»
-
-Il s’approchait, souriant, pour me dire au revoir, son chapeau sur la
-tête, sa serviette sous le bras. Vraiment, il engraissait beaucoup
-depuis quelques mois: sans doute le travail de bureau l’alourdissait, et
-il venait de passer à Lille des vacances trop sédentaires.
-
-«Ce n’est pas une marotte, dis-je. Il pleut, je suis enrhumée, je ne
-sortirai pas aujourd’hui... j’ai peur de m’ennuyer.»
-
-Malgré moi, ma voix prenait des intonations plaintives. Philippe me
-regarda, soudain plus sérieux.
-
-«T’ennuyer?... Oh! le vilain mot! Voilà longtemps que je ne l’avais
-entendu... L’année dernière, tu ne t’ennuyais pas...»
-
-Quelle remarque malencontreuse! Je feignis de bouder, pour qu’il ne me
-vît pas rougir. Et lui, par pure complaisance, finit par extraire de ses
-tiroirs toute une correspondance échangée avec un grand magasin de
-Londres.
-
-«Le bonhomme ne savait pas bien le français, et j’ai préféré lui écrire
-dans sa langue; mais je voudrais verser les traductions au dossier... Tu
-peux me faire cela, si tu veux... ce sera toujours du temps de gagné...»
-
-Restée seule, je me mis à l’ouvrage; mais dès les premières phrases je
-butai contre des termes inconnus et barbares, m’embrouillant dans les
-«bills», et dans les «notes», dans les «pounds» qu’il fallait réduire en
-kilogrammes et dans les livres sterling qu’il fallait convertir en
-francs...
-
-«_By your favour_... par votre honorée du...»
-
-C’était très ennuyeux. Je levai la tête, et tristement, à travers la
-pluie qui fouettait les vitres, je regardai l’horizon morne du
-Luxembourg désert et trempé... Ma pensée dévia, s’égara dans les
-sentiers défendus. Depuis notre retour, François restait invisible.
-«L’autre jour, chez sa mère, en partant... Perrine avait entr’ouvert la
-porte de son bureau: j’ai cru le voir... mais je n’en suis pas sûre...
-Autrefois, il venait toujours prendre le thé dans le salon avec nous...
-Voyons, où en étais-je?» D’une main languissante, je saisis mon
-dictionnaire; je constatai qu’«expiration» voulait bien dire «échéance»,
-et qu’il s’agissait d’un «billet à ordre», à moins que ce ne fût un
-«effet à endosser»... «Il me semble que c’est la même chose,
-d’ailleurs... Quel casse-tête!... Ah! j’oubliais la date de la lettre:
-_16 th. August_... Aujourd’hui nous sommes au?... 8 décembre. Déjà!...
-Dans trois semaines, c’est le jour de l’an... Je me demande si nous
-dînerons chez tante Lydie comme les autres années, ou si elle prendra
-prétexte de sa santé pour ne pas nous recevoir...» Je me rappelai le 1er
-janvier précédent. François m’avait donné des fleurs. «En me les
-offrant, il m’a regardée...» Un moment, je crus revoir, derrière le
-lorgnon, le sourire amical des yeux bruns... «Quel supplice, d’avoir
-pensé à cela, et de ne plus pouvoir m’empêcher d’y penser... quand,
-peut-être, toutes ces chimères n’existent que dans mon imagination...»
-C’était la crise de sagesse et de raison qui commençait. Chaque jour
-j’essayais ainsi de me prouver que je me trompais, que François avait
-toujours eu pour moi des attentions fraternelles et rien d’autre--rien
-d’autre... Puis mon esprit recommençait à s’agiter dans le même cercle
-étroit, comme l’écureuil affolé qui voit tourner devant lui,
-indéfiniment, les barreaux de la cage sans issue. Mon travail n’avançait
-pas vite. Quand Philippe, le soir, me demanda ses lettres, il s’étonna
-de voir que j’en avais traduit cinq à peine, sur les vingt que contenait
-le paquet.
-
-«Ce n’est pourtant pas bien compliqué: il ne s’agit que d’argent à
-donner ou à recevoir...
-
---Justement, dis-je: l’argent, les questions d’argent, les termes
-d’argent... je n’y comprends rien... Et puis tout ce jargon
-commercial... c’est si ennuyeux!...»
-
-Philippe prit un air piqué.
-
-«Alors, ma petite, il faut renoncer à mettre le nez dans mes affaires...
-Que diable! tu sais bien que je vends du fil, moi, et que je ne suis bon
-qu’à gagner de l’argent... Tout le monde ne peut pas s’occuper de
-sanscrit et de «brahmafouchtra»...
-
-Il s’arrêta, haussa les épaules et, attirant à lui l’encrier monumental,
-il y trempa sa plume d’un geste bourru. J’étais stupéfaite de cette
-mauvaise humeur, si rare chez lui--plus stupéfaite encore du
-rapprochement inattendu qu’il venait d’établir entre mon manque évident
-d’aptitudes commerciales et les études de son cousin. Soupçonnait-il
-donc que, dans mon esprit, «ceci» pût nuire à «cela»?
-
-Troublée, anxieuse, je m’installai à ma place habituelle et j’ouvris le
-tome IV de _Monte-Cristo_: une vraie lecture de convalescente, d’autant
-plus anodine pour moi que je savais quasiment par cœur tous les romans
-d’Alexandre Dumas. Le silence tomba sur nous. C’était un fait assez
-ordinaire. Pourtant, ce soir-là, Philippe manifestait une sorte de
-malaise; de temps à autre, il me regardait à la dérobée. A la fin il me
-demanda:
-
-«Pourquoi ne dis-tu rien?
-
---Mais, fis-je d’un ton distrait, tu vois bien que je lis...»
-
-Il y eut une petite pause. Puis, de nouveau:
-
-«Tu ne fais plus jamais de musique, quand nous sommes seuls... Ça ne me
-gêne pas, tu sais... Et même si tu voulais jouer du Wagner...»
-
-D’où lui venait, tout à coup, cette intuition que sa présence à lui
-n’était pas compatible avec le plaisir que j’aurais pu éprouver à jouer
-du Wagner? Je l’assurai que j’en jouais souvent dans la journée--ce qui
-n’était plus très exact: je me méfiais de ce grand bouleverseur
-d’âmes--mais que, le soir, je préférais me reposer. Alors il se remit à
-ses paperasses, tandis que je reprenais courageusement l’histoire
-merveilleuse d’Edmond Dantès.
-
-«Et je saurai pourquoi le comte de Monte-Cristo parle devant nous des
-enfants qu’on déterre dans son jardin...»
-
-Comme j’achevais de lire ces paroles horrifiques, j’entendis de nouveau
-la voix de mon mari.
-
-«C’est singulier, tout de même, que nous voyions si peu François... Sauf
-ces deux petites visites qu’il m’a faites... Il n’est pas venu ici une
-seule fois, n’est-ce pas?»
-
-Évidemment, et presque à l’insu de Philippe, l’enchaînement logique de
-ses pensées l’avait ramené de mon mutisme actuel à nos soirées animées
-de jadis--au temps où je déchiffrais _Siegfried_ sous la direction de
-François... Je sentis que je devenais de toutes les couleurs.
-
-«Non, dis-je enfin d’une voix aussi ferme que je pus. Il doit être très
-occupé avec ce nouveau cours. Et puis, tu sais bien qu’il ne quitte plus
-beaucoup sa mère, maintenant...
-
---Ah! oui, c’est vrai, murmura Philippe. Cette pauvre tante!...»
-
-Chose étrange, son visage, tout à l’heure un peu morose, s’était
-éclairci subitement.
-
-«T’ai-je répété ce que les médecins avaient dit? «Elle peut vivre encore
-dix ans, ou disparaître tout d’un coup...» Comme c’est triste!»
-acheva-t-il en soupirant--sans que je pusse savoir si c’était de chagrin
-en songeant à sa tante, ou de soulagement à l’idée que l’absence de
-François s’expliquait en effet d’une façon toute naturelle. Puis il
-termina tranquillement sa besogne sans plus s’interrompre.
-
-Cette fois j’essayai en vain de poursuivre ma lecture et de m’intéresser
-aux angoisses de la belle Mercédès ou aux tribulations de la vertueuse
-Valentine. Dans toutes les paroles de Philippe, j’avais senti percer une
-obscure jalousie. Par quel sortilège cette inquiétude naissait-elle en
-lui au moment même où François semblait vouloir disparaître de notre
-vie? Sans doute, la transition avait été trop rapide, l’équilibre trop
-brusquement rompu entre le passé et le présent; Philippe en ressentait
-une crainte vague, la peur instinctive d’un danger que sa raison
-n’envisageait pas encore... Comme l’«idée» gagnait, de proche en proche!
-Mentalement, je comptais tous ceux qu’elle avait déjà touchés: tante
-Lydie, d’abord, la première et depuis bien longtemps; puis François,
-moins prompt peut-être que sa mère à voir clair en lui-même; Thérèse,
-aussi, dont le blâme discret aurait dû m’avertir plus tôt--moi, enfin,
-aveugle à plaisir pendant tant de jours, trop clairvoyante maintenant
-pour mon repos. Et Philippe, à son tour... «Il ne doit pas souffrir,
-pensai-je, ce serait très injuste...» Je regardai son dos puissant, sa
-nuque blonde et frisée, l’ombre de sa main large qui courait sur le
-papier; mon cœur se serra d’une pitié, d’une tristesse infinies. Que
-faire, s’il m’interrogeait? Je savais, j’ai toujours su me taire, garder
-au fond de moi mes tourments et mes rêves. Mais j’étais incapable de
-ruse ou de mensonge, et si Philippe avait plongé ses yeux dans les miens
-en me disant: «Voilà ce que je pense, et toi, le penses-tu?...» Je
-sentais avec terreur que je lui aurais répondu: «Oui...»
-
-Il ne me le dit pas, ni ce jour-là, ni les autres jours. Le monstre
-devait, pour cette fois, l’avoir effleuré d’une griffe légère, car rien
-ne put me faire supposer qu’il eût gardé un doute quelconque au sujet de
-son cousin. Même, un soir qu’il rentrait plus tard que de coutume, il ne
-me cacha pas qu’il avait profité d’une course dans le faubourg
-Saint-Germain pour monter chez sa tante.
-
-«Justement François était là; il m’a encore répété tout bas, dans
-l’antichambre, combien rarement il osait quitter sa mère... C’est vrai
-qu’elle n’a pas bonne mine... Pourtant il reste convenu que nous dînons
-avec eux le 1er janvier...»
-
-Dans moins de quinze jours je reverrais François. Philippe parlait tout
-naturellement. Je reçus un petit choc--puis je fus étonnée de me
-découvrir moins d’appréhension que de joie. L’interdit était levé,
-j’allais sortir de ce long cauchemar--et qui sait? Peut-être qu’un seul
-regard suffirait pour dissiper l’odieux malentendu, pour me rendre
-l’ami, dans lequel mon imagination s’obstinait à voir autre chose qu’un
-ami... Tout valait mieux, en somme, que le doute maladif où je me
-débattais depuis des mois.
-
-Bientôt je crus n’avoir que trop de raisons d’être rassurée.
-
-C’était exactement le 31 décembre, un dimanche. Mauroy était venu de
-Lille à Paris pour les inventaires de fin d’année, et Philippe, leur
-travail achevé, l’avait ramené déjeuner à la maison. Mon antipathie
-persistait toujours; néanmoins je m’efforçai de faire bonne mine à notre
-hôte et même de flatter ses instincts de Flamand fin gourmet et gros
-mangeur. Le repas fut à la fois délicat et abondant, et Mauroy--sauf
-quelques menues pierres jetées à travers les plates-bandes de mon
-«socialisme»--se montra presque aimable. Je voyais arriver sans trop
-d’impatience le moment de passer au salon où le café nous attendait.
-Comme nous nous levions de table, Mauroy se mit à parler d’une première
-sensationnelle--les _Revenants_ d’Ibsen--à laquelle il avait assisté la
-veille.
-
-«Et même... au fait, c’est une bonne histoire, Noizelles!... Je vais
-vous raconter ça...»
-
-Je le savais cancanier comme une vieille femme, le joli Monsieur Mauroy,
-et je m’apprêtai à écouter sa «bonne histoire» d’une oreille distraite,
-tout en lui offrant, avec sa tasse de café, un petit verre de cognac
-choisi par lui, non sans quelque attendrissement.
-
-«Je la connais, madame, votre fine champagne... c’est une pure
-merveille...»
-
-Il élevait, d’un geste élégant, la liqueur dorée à la hauteur de son
-œil, attendant visiblement la disparition de l’immuable Théodore, qui
-achevait de grouper avec art les carafons de cristal. La porte enfin
-refermée sur le dos majestueux de notre valet de chambre, Mauroy se
-rapprocha de Philippe.
-
-«Inutile de parler devant les domestiques, n’est-ce pas?... Oh!
-d’ailleurs, n’allez pas vous imaginer des scandales... Un petit «potin»,
-tout au plus... Vous rappelez-vous Lartigues?
-
---Non, dit Philippe, il n’est pas de mon temps...
-
---C’est vrai, vous êtes un gamin... Moi, je l’ai eu comme camarade... Un
-toqué, noceur comme pas un... Il a fait une grosse fortune en
-Cochinchine, dans les chemins de fer, et maintenant il ne fait plus
-grand’chose, je crois, que s’amuser... Des prétentions artistiques et
-littéraires avec cela... Bref, hier soir, j’étais bien tranquillement
-dans ma stalle, à me raser--car c’est crevant, vous savez, ce
-chef-d’œuvre--quand j’aperçois, dans une belle loge, Lartigues, en
-compagnie de deux dames et d’un monsieur... Les dames, oh!...»
-
-Mauroy eut un geste discret. Je m’étais assise et j’écoutais, poliment,
-tout en me demandant quel intérêt pouvaient avoir pour nous les bonnes
-fortunes de M. Lartigues.
-
-«Le décolletage, le maquillage, les diamants... toute la lyre, mon
-cher... Mais ce qui m’intriguait c’était l’autre monsieur, qui se tenait
-au fond de la loge... J’aurais juré que je l’avais rencontré tout autre
-part que dans le monde où l’on s’amuse--un grand, maigre, brun, avec un
-lorgnon...»
-
-Philippe écarquillait les yeux à cette description. Je le vis ouvrir la
-bouche, puis la refermer sans rien dire: il avait eu la même idée que
-moi, une idée absurde, invraisemblable... Mauroy se mit à rire.
-
-«Tiens, vous avez l’air médusé, maintenant, mon bon Noizelles... Allons,
-je ne veux pas vous faire languir trop longtemps... Pendant l’entr’acte,
-je me suis heurté dans le couloir à Lartigues et à son ami, lequel ami
-on m’a présenté dans les règles, et qui n’est autre que votre cousin, M.
-Chardin... J’ai bien compris qu’il me reconnaissait tout de
-suite--Lartigues, d’ailleurs, s’est chargé de mettre les points sur les
-i en nommant «Noizelles et Mauroy»--et que ma vue lui était
-désagréable... sans pouvoir discerner si cette impression fâcheuse
-tenait à ma personne ou aux circonstances... particulières dans
-lesquelles il se trouvait... On n’aime pas toujours, n’est-ce pas, à
-tenir sa famille au courant de ses petites frasques...»
-
-Dieu! que je détestais cet homme, et son rire affecté, et la
-satisfaction visible qu’il éprouvait à distiller la médisance!...
-Philippe, cependant, sur la mine effarée de qui je lisais de la surprise
-et de l’incrédulité, mêlées à une sorte de joie timide--Philippe riait
-aussi, d’un rire un peu gêné.
-
-«Voyons, voyons, Mauroy, qu’est-ce que vous nous racontez là?... Mon
-cousin François est un savant, presque un sage... Et puis, enfin, il
-n’est pas assez riche pour mener la grande vie...»
-
-Mauroy leva les deux mains.
-
-«Que voulez-vous? Je dis ce que j’ai vu... Ce que je peux vous affirmer,
-c’est que votre «sage» est resté toute la soirée dans la loge de ces
-dames, dont l’une s’affichait franchement avec Lartigues, mais dont
-l’autre--la plus jolie, ma foi!--lui coulait de fort doux regards... Ils
-sont partis ensemble, pour souper en partie carrée, probablement... Tous
-les mêmes, ces amis du peuple!... Car ce qui m’amuse dans l’aventure,
-c’est le contraste entre ces divertissements plutôt... légers, et les
-idées humanitaires--les vôtres, madame... dont M. Chardin paraissait
-féru, la première fois que je l’ai rencontré dans ce salon... Oh! je
-m’en souviens... je m’en souviens parfaitement...»
-
-J’avais pâli, de colère et de honte; je restais les yeux fixés sur cette
-bouche fine, sur cette moustache fanfaronne d’où tombaient des mots de
-sarcasme et de rancune. Sans doute ma figure devait être étrange, car je
-rencontrai tout à coup le regard de Philippe fixé sur moi avec une
-expression inquiète, presque irritée. Et d’une voix sèche que je ne lui
-connaissais pas, il coupa sans façon la parole à son associé.
-
-«A propos, Mauroy, nous n’avons pas réglé cette question des ouvriers,
-vous savez... Venez donc dans mon bureau: nous serons mieux pour
-causer...»
-
-Combien de temps dura leur conférence? Je ne pourrais pas le dire.
-J’étais restée assise à la même place, tirant machinalement l’aiguille,
-m’appliquant même à ma broderie--un amour de tablier destiné à parer les
-trois ans et la frimousse de ma grosse amie Hélène. Je suivais les fils,
-je comptais les points. «Alors, c’est à cela qu’aboutissent mes doutes,
-mes scrupules, mes angoisses?... Tout ce roman de passion discrète et
-d’exil volontaire se termine par une histoire d’actrice et de
-cabaret?... Et ce bon fils, qui n’ose pas venir passer une heure chez
-nous de peur de quitter sa mère malade, et qu’on rencontre au théâtre,
-avec des viveurs... lui, François...» Je le vis tel que je le
-connaissais,--sa figure mince, sa grande bouche et ses yeux moqueurs,
-penchés vers une femme peinte, aux cheveux teints, lui parlant, lui
-souriant... Une sorte de spasme me souleva le cœur--spasme de dégoût,
-sans doute. «C’est grotesque, grotesque et révoltant...» Brusquement je
-me rappelai le jour de mes fiançailles, les aveux de Philippe, son émoi
-en me contant ce qu’il appelait «sa seule folie»... Combien j’avais vite
-pardonné, combien j’avais peu souffert!... Et maintenant... «Ah!
-maintenant, par exemple, je n’ai rien à pardonner, et me voilà bien
-tranquille... Philippe aussi, je suppose... Et Thérèse, si elle
-savait!... Pourquoi donc avions-nous tous imaginé cette chose
-absurde?... Les braves gens sont vraiment trop romanesques, et la vie
-est trop laide, aussi... J’étais folle, cent fois folle... Quand je
-pense qu’hier, que ce matin encore, j’essayais d’oublier des mots, des
-regards...» Une rougeur profonde me montait lentement aux joues, au
-front. J’enfouis dans mes deux mains ma figure brûlante, j’aurais voulu
-me cacher à tout le monde et à moi-même. Et un regret indéfinissable me
-venait, non seulement du passé pur de toute pensée mauvaise, mais de ces
-heures toutes proches où je m’étais crue si malheureuse. Il me semblait
-que j’aurais mieux aimé revoir François, l’esprit encore plein de
-remords et d’inquiétude, que de le revoir après ce que je savais
-maintenant... «Demain, quand je lui parlerai, quand il me répondra, ce
-ne sera plus lui... Les autres hommes peuvent avoir des goûts bas, des
-passions grossières, mais lui...» Quel temple lui avais-je donc élevé en
-moi-même pour éprouver cette sensation d’écroulement subit? «Je sais
-bien que c’est mieux ainsi, pour moi, pour nous... beaucoup mieux... Et
-pourtant...»
-
-Je tressaillis. Des voix parlaient derrière la porte: Philippe et Mauroy
-rentraient dans le salon.
-
-«Excusez-moi, madame, si je brusque mon départ... Je dois être à Lille
-ce soir, pour passer la journée de demain en famille...»
-
-Cet être odieux avait une femme et des enfants, qu’il aimait, dit-on.
-Avec une sorte de répugnance, je lui serrai la main. Et tandis qu’il
-s’éloignait, je l’entendais répéter, d’une voix froide et mesurée que
-démentait la rudesse de ses paroles:
-
-«Soyez tranquille: ces mauvais drôles seront tenus à l’œil, et à la
-moindre réclamation... bonsoir! De la poigne, mon cher, toujours de la
-poigne: il n’y a que ça...»
-
-Maintenant Philippe était revenu près de moi. Il rôdait çà et là,
-s’asseyait, tisonnait le feu, puis recommençait à marcher, les mains
-dans ses poches, l’air préoccupé. Je songeais: «Il faudrait lui parler,
-faire allusion à cette... chose...» Mais aucun son ne sortait de mes
-lèvres, et je continuais à pencher la tête sur ma broderie. Près de la
-fenêtre où j’étais assise, il s’arrêta, rajusta le pli d’un rideau, puis
-tambourina sur la vitre et déclara:
-
-«Je crois qu’il neigera demain.
-
---Oui, fis-je; le temps s’est refroidi, et les nuages sont très noirs.»
-
-Nouveau silence, accompagné du même petit tapotement des doigts contre
-le carreau. Tous mes nerfs vibraient à la fois. Pourtant je ne dis rien,
-et ce fut Philippe qui parla.
-
-«C’est drôle, hein, cette histoire?»
-
-Gauchement, sans se retourner, il essayait de me voir.
-
-«Quelle histoire?» demandai-je. Dans le désarroi de mes pensées, je ne
-trouvais qu’un immense désir de me taire--de me taire et d’oublier.
-Cette fois, Philippe fit un demi-tour vers moi.
-
-«Tu sais bien ce que je veux dire: l’histoire que Mauroy nous a
-racontée... Au premier moment, j’en étais confondu... Est-ce que tu
-aurais cru ça de François?...»
-
-J’esquissai un geste évasif. Philippe, continuait, très vite:
-
-«Je m’explique, maintenant, cette disparition totale que je ne
-comprenais pas bien... Oui, oui, c’est évident... Quoique, vraiment, je
-m’étonne qu’il aille chercher ses distractions dans ce monde-là...
-N’est-ce pas?...»
-
-Pourquoi toutes ces questions?
-
-«Chacun prend son plaisir où il le trouve, dis-je, et François n’a de
-comptes à rendre à personne...»
-
-Mon indifférence sonnait faux, ma voix aussi. Philippe s’en aperçut,
-sans doute, car je le sentis soudain plus nerveux.
-
-«Personne?... Eh bien, et sa mère?... C’est vrai qu’à son âge on ne peut
-plus le traiter comme un petit garçon... Et c’est tout de même moins
-fâcheux que s’il était devenu amoureux... d’une femme mariée, par
-exemple...»
-
-Il prononça ces derniers mots entre ses dents, en tiraillant
-machinalement le gland d’une embrasse--un de ces glands hideux, en soie,
-avec des petits fils d’or, dont le tapissier avait parsemé notre
-malheureux salon. Puis tout de suite, comme effrayé de ce qu’il venait
-d’articuler:
-
-«Tu devrais tâcher, fit-il sans la moindre transition, d’être un peu
-plus aimable avec Mauroy...»
-
-J’étais excédée, à bout de forces.
-
-«Aimable! m’écriai-je... Polie, oui; j’espère l’être toujours et je
-crois que je l’ai été aujourd’hui... Mais ne me demande pas d’être
-aimable... c’est plus fort que moi: je l’ai en horreur!...»
-
-J’avais posé mon ouvrage sur mes genoux et je parlais avec passion, la
-tête levée, cette fois, regardant Philippe bien en face.
-
-Il changea de couleur.
-
-«Oui, tu me l’as déjà dit... et ce n’est guère gentil pour moi,
-puisqu’il est mon associé et mon ami... Mais tu pourrais au moins ne pas
-te singulariser... ne pas choisir le moment où il raconte... des
-choses... pour le dévisager, fixement, avec une figure... Si tu t’étais
-vue!... Et tu crois que c’est poli, cela, dis?... Tu crois que c’est
-poli?...»
-
-Pauvre Philippe! Il venait de se trahir... Ce qui le hantait, depuis le
-début de cet entretien incohérent, c’était le souvenir du regard de
-détresse surpris dans mes yeux pendant le récit de Mauroy. De nouveau je
-détournai la tête, j’enfilai mon aiguille d’une main tremblante, avec
-l’effroi qu’il n’en dit davantage... Mais il était le moins brutal des
-hommes. Et j’avais l’impression qu’il ne voulait pas, qu’il n’osait pas
-savoir... Lentement, comme irrésolu, il quitta la fenêtre, fit encore
-deux ou trois tours. Puis, d’une voix mal assurée:
-
-«Allons, je m’en vais... Ce n’est pas un dimanche pareil aux autres,
-aujourd’hui: il faut que tous les comptes soient finis ce soir pour
-l’échéance... Au revoir», ajouta-t-il en se rapprochant un peu.
-
-«Au revoir», murmurai-je.
-
-Sans le regarder, je lui tendais le front. Je sentis qu’il y posait un
-baiser moins tendre que de coutume. Il sortit, j’entendis la porte se
-refermer--et je restai seule, les yeux troubles et le cœur serré. Ce
-misérable commérage, en nous meurtrissant l’un et l’autre, nous
-laissait--moi bien plus malheureuse, et Philippe tout à fait jaloux.
-
-
-
-
-XIII
-
-
-Il ne neigeait pas, le lendemain, malgré les pronostics de Philippe,
-mais le ciel était d’un gris de plomb, et jamais plus triste 1er janvier
-ne se leva sur Paris.
-
-Ce jour de trêve et d’affairement, de joie intime et de vie intense, où
-la bonté court les rues, où des âmes vêtues de papier blanc s’échangent
-contre des cœurs noués de faveurs roses--ce jour qui revient chaque
-année et qui ne ressemble à rien, m’avait inspiré jadis une tendresse
-mêlée de crainte. Enfant, il m’arrivait, les nuits de Saint-Sylvestre,
-de rester éveillée, les paupières grandes ouvertes dans le noir qui
-pique les yeux, pour entendre sonner les douze coups de minuit. Alors
-j’avais l’impression qu’un mystère venait de s’accomplir; la sensation
-de l’inconnu m’envahissait toute, et je m’endormais, en rêvant à ce
-lendemain qui n’en était plus un, à cet aujourd’hui auquel je ne croyais
-pas encore. Puis venait le réveil, l’extase des baisers et des cadeaux
-reçus ou donnés--car j’en donnais aussi, témoin certaines pantoufles de
-tapisserie, à carreaux violets et verts, confectionnée en cachette sous
-la direction de Mme Laurent et que papa chaussa trois ans avec
-héroïsme--les pralines de la tante Cornélie, le Jules Verne de la tante
-Olympe--que d’ivresses!
-
-Tout cela était loin, ce matin-là... Je glissai à mon doigt, non sans
-une sorte de honte, la bague trop riche, trop brillante, que j’avais
-trouvée dans l’écrin traditionnel, et Philippe, enlevant de sa poche son
-étui de maroquin à demi usé, le remplaça par le porte-cigarettes en
-argent que je venais de lui offrir. D’un accord tacite, nous avions
-repris nos allures habituelles, et, quoi que nous pussions penser de ce
-début d’année morose, la journée se déroula suivant les rites consacrés.
-
-Nous déjeunions chez papa. Ce fut un apaisement pour moi que de
-retrouver une fois de plus ma petite salle à manger, mon poêle de
-faïence brune, et la chère figure grêlée de ma bonne Julie. Elle avait
-juste la place de tourner autour de la table, et je me rappelai qu’aux
-premiers temps de mon mariage, papa disait:
-
-«Quand j’aurai six petits-enfants, il faudra pourtant que je
-déménage...»
-
-Hélas! les petits-enfants n’étaient pas venus, et la salle à manger
-était bien assez grande pour nous trois. Malgré tout, je me sentais
-contente, baignée des souvenirs du passé, et j’oubliais un peu la
-contrainte qui pesait sur moi depuis la veille. Au dessert, on sonna:
-c’était notre vieux docteur Garnier, célibataire impénitent et plus
-mélancolique qu’il ne lui plaisait de l’avouer, qui, ce jour-là,
-promenait sa nostalgie familiale à tous les foyers amis. Il accepta sans
-trop se faire prier la moitié d’une superbe poire, et se mit à la peler
-méthodiquement, tout en me guettant de ses yeux bleus, si clairs et si
-perçants qu’ils semblaient, d’un seul regard, vous ausculter le cœur et
-vous disséquer le cerveau.
-
-«Un peu pâlotte, la petite fille, cette année, fit-il avec brusquerie.
-Est-ce que les vilains nerfs ne vont pas, eh?...»
-
-Naturellement, je devins cramoisie, et je répondis en riant que mes
-nerfs allaient très bien, que je ne m’étais jamais mieux portée...
-
-«Voyons, dit papa, tu ne viens pas ici en consultation: laisse donc ces
-enfants tranquilles...»
-
-Le docteur mangeait sa poire avec son couteau, comme un vrai paysan,
-malgré sa cravate blanche à l’ancienne mode et sa rosette à la
-boutonnière. Il but une bonne rasade de vieux bourgogne, se leva, me
-prit par le menton, et s’adressant à Philippe:
-
-«Ce petit museau-là, voyez-vous, je le connais depuis qu’il est au
-monde, et si vous n’aviez pas eu l’air d’un bien brave garçon, je me
-serais opposé à ce qu’on vous le confie... ah! mais oui... Jusqu’à
-présent, ça va: mais je vous surveille... gare à vous!...»
-
-Il plaisantait; pourtant, Philippe ne rit pas, et moi, gênée de ce
-badinage malencontreux, j’essayai de me dégager, ce qui me valut une
-tape sur la joue et un baiser d’oncle. Puis le terrible ami prit congé,
-«pour ne pas faire attendre son cheval», disait-il--et aussi parce qu’il
-lui tardait de courir distribuer les jouets dont il avait rempli sa
-voiture.
-
-Nos visites, à nous, étaient peu nombreuses: quelques rares collatéraux,
-et trois ou quatre ingénieurs ou gros industriels chez qui Philippe
-déposait sa carte. Papa, de son côté, avait des devoirs à remplir envers
-ses collègues. Il descendit l’escalier avec nous, refusa énergiquement
-de monter dans le coupé, et partit d’un pas élastique en nous disant: «A
-ce soir.» Nous devions, en effet, comme tous les ans, le retrouver chez
-les Chardin... Écartant cette pensée importune, je le suivis du regard,
-tandis qu’il s’éloignait, portant lestement ses soixante-deux ans, la
-canne sous le bras et le col de son pardessus relevé jusqu’aux oreilles.
-
-«Comme il est mince! Il a l’air d’un jeune homme!» m’écriai-je avec
-fierté. Et Philippe, qui fermait la portière, murmura:
-
-«C’est vrai, il n’engraisse pas... il a de la chance, lui!...»
-
-Sans le vouloir, je venais de toucher un point sensible. Mais alors que
-dire? De quoi parler? Allions-nous devenir comme ces ménages où chacun
-pèse ses mots et surveille ceux de l’autre? Découragée, je me rejetai au
-fond de la voiture, et le petit lancinement sourd, interrompu quelques
-heures, s’éveilla de nouveau en moi. «A ce soir.» Que serait ce dîner?
-Je cherchai mon inquiétude des jours précédents, mais elle avait
-disparu, me laissant au cœur une saveur amère. «Ce sera un vrai dîner de
-jour de l’an: une bonne tante qui reçoit ses bons neveux... et son fils
-qui s’ennuie vertueusement en famille, au lieu de... Comme c’est
-étrange! Comme nous connaissons peu la vie des hommes!...» Le cheval
-trottait, d’un pas égal; notre tournée se poursuivait: toujours les
-mêmes paroles, toujours les mêmes questions--et les mêmes chocolats
-qu’on offrait à la ronde, dans des sacs ou dans des coupes, pralinés, à
-la pistache ou à la crème... En passant rue des Écoles, je levai la
-tête, et je vis de la lumière aux fenêtres des Debray.
-
-«Ils sont là... Si nous montions? Nous avons fini nos visites, et tante
-Lydie ne nous attend guère avant sept heures?...»
-
-Philippe ne fit pas d’objections--sans doute, il était encore moins
-pressé que moi d’arriver chez sa tante--et je sautai vivement sur le
-trottoir: j’avais soif d’un peu de gaîté, d’autre chose que ces salons
-guindés et cette voiture morne. Dans l’escalier, un bruit de voix
-enfantines nous guida tout de suite vers les régions supérieures; mais
-ces voix, je dois l’avouer, n’avaient rien de céleste. Derrière la porte
-du cinquième, c’était un tel sabbat de hurlements, un tel déchaînement
-de joie sauvage, que Philippe hésita un moment avant de sonner.
-
-«Je crois qu’ils sont en famille...» dit-il.
-
-En famille--ah! certes, ils l’étaient. Un grand-père, deux grand’mères,
-deux sœurs de M. Debray, un frère de Thérèse, et sept ou huit neveux et
-nièces, parmi lesquels Jacques, surgissant tout à coup, se jeta sur moi
-comme une bombe, tandis qu’Hélène roulait entre les jambes de Philippe
-ahuri.
-
-«Geneviève! M. Noizelles!... Oh! comme c’est gentil!» s’écria Thérèse.
-Elle était tout joie, tout sourires, et relativement paisible au milieu
-de ce vacarme affolant. Notre arrivée ramena un peu de calme: peut-être
-intimidions-nous les enfants; peut-être en avait-on rangé quelques-uns
-dans des armoires, car l’appartement semblait à peine assez grand pour
-les contenir tous. Quant aux divers parents, que nous connaissions peu
-ou point, ils nous accueillirent amicalement--avec charité, pour ainsi
-dire. Nous avions l’air si seuls, si misérables, malgré ma belle robe de
-velours marron et la redingote impeccable de Philippe! Involontairement,
-en regardant ces gens heureux, en suivant des yeux ces petites ombres
-turbulentes qui recommençaient à se poursuivre de l’antichambre à la
-cuisine et du salon au laboratoire, je mesurais tout le vide de ma
-vie--de _notre_ vie, puisque mon mari était aussi dénué de famille que
-moi. Des frères, des sœurs, une mère, des enfants--tant de tendresses
-que je n’avais pas connues, que je ne connaîtrais jamais!
-
-«Vous êtes nombreux...» ne pus-je m’empêcher de dire à Thérèse. Elle se
-mit à rire.
-
-«Oh! nous attendons encore mes deux beaux frères... Mais mon frère--elle
-baissa la voix--vous savez qu’il est divorcé, le pauvre garçon... Les
-deux petits blonds, là-bas, sont à lui: sa femme a les deux autres
-aujourd’hui... Il n’y a jamais de bonheur complet...»
-
-Je devinai qu’elle cherchait à me consoler, en me montrant le ver caché
-dans le beau fruit qui faisait mon envie. Pourtant, de ce malheur-là, il
-me semblait que j’aurais encore pu me contenter, si on avait bien voulu
-me donner les deux petits blonds!...
-
-L’heure s’avançait: je fis signe à Philippe.
-
-«Partir?... déjà!... Qu’est-ce qui vous presse donc tant? demanda
-Thérèse.
-
---Mais... nous dînons chez notre tante...
-
---Ah! oui... Madame Chardin.»
-
-En prononçant ce nom, la voix de Thérèse se glaça. Si elle avait su!...
-L’idée qu’elle jugeait faussement une situation imaginaire me fut
-insupportable, et je me levai, bien décidée cette fois à m’en aller. Il
-fallait serrer une douzaine de mains; tout le monde était debout, et la
-robuste carrure de M. Debray remplissait la porte.
-
-«Range-toi donc... gros ours», lui dit sa femme.
-
-Il s’effaça en souriant--tous deux échangèrent un regard plein d’amour.
-Et je compris que ceux-là n’avaient rien à se cacher, et qu’ils
-pouvaient penser tout haut, sans crainte de se blesser jamais...
-
-La rue nous parut froide, au sortir de cette atmosphère surchauffée.
-Nous avions décidé de faire à pied le court trajet qui nous restait, et
-nous allions, côte à côte, échangeant des remarques indifférentes sur
-les étalages, sur les passants qui se hâtaient, le nez rouge, les mains
-pleines de paquets. Devant les boutiques foraines, une foule se
-pressait, bruyante et joyeuse; boulevard Saint-Germain, ce fut la
-station habituelle chez le fleuriste: je choisis une gerbe de roses
-admirables, d’un rouge sombre, presque noir, avec des gouttes d’eau
-brillant çà et là sur le velouté des pétales. A mesure que nous nous
-rapprochions de la rue Barbet-de-Jouy, je me demandais comment j’avais
-pu passer ainsi cette longue journée, sachant ce qui m’attendait au
-bout. En même temps un désir fou me prenait d’être là, d’en finir...
-
-«Comme tu marches vite!» remarqua Philippe.
-
-Lui, instinctivement, ralentissait le pas... Pourtant nous arrivions, et
-sept heures sonnaient quand Perrine nous introduisit dans le salon.
-
-«Les voilà», dit papa.
-
-Il était assis près de la bergère, et debout, accoudé au dossier,
-François... Un petit nuage passa devant mes yeux; je me penchai pour
-embrasser tante Lydie.
-
-«Bonjour, mignonne... Oh! les belles roses, mon bon Philippe!»
-
-Ses narines pâles, un peu pincées, se dilatèrent avec délices pour
-aspirer le parfum des fleurs. Elle avait beaucoup changé, depuis ma
-dernière visite.
-
-«Donne-les-moi, maman; tu sais bien que c’est moi la «demoiselle de la
-maison...»
-
-François enleva le bouquet des mains de sa mère, tandis que celle-ci me
-tendait une grosse touffe de violettes de Parme qu’elle venait de
-prendre sur sa petite table. Je remarquai bien que c’était elle, cette
-fois, et non pas lui qui me les offrait... Mais j’avais de la peine à
-coordonner mes pensées. On échangeait des paroles banales et des gestes
-convenus; Philippe s’approchait affectueusement de sa tante. Et
-François, là-bas, le dos tourné, avec des mouvements délicats, presque
-féminins, disposait les branches de roses dans un vase de vieux Sèvres.
-Il m’avait dit bonjour... probablement--je n’en savais plus rien.
-Presque aussitôt on annonça le dîner; tante Lydie se leva, en s’appuyant
-sur papa. Et comme Philippe attendait que son cousin m’offrît le bras:
-
-«Passez toujours sans moi, dit François: je suis en train de me battre
-avec une feuille que je ne peux pas lâcher...»
-
-Dix secondes après, il nous rejoignait à table. Tout de suite, j’eus
-l’impression qu’il serait très gai. Il semblait redevenu bavard, et
-taquinait doucement sa mère, qui souriait d’un sourire silencieux et
-fatigué. Papa lui donnait la réplique en toute innocence; quant à
-Philippe, dont j’étais seule à remarquer la gêne indéfinissable, il
-m’épiait involontairement, et je le voyais se rasséréner peu à peu en
-m’écoutant rire et causer comme de coutume. A vrai dire, je ne savais
-plus trop moi-même ce que j’éprouvais, tant les choses et les gens
-m’apparaissaient semblables à eux-mêmes--différents de ce que je rêvais
-depuis trois mois.
-
-Quelqu’un parla: c’était papa.
-
-«Avez-vous lu l’article de Sarcey? Il écume, ce pauvre homme, en
-constatant le succès des _Revenants_... Et, ma foi, je me demande si
-c’est bien scénique, cette pièce si passionnante à lire.
-
---Mais, fit tante Lydie, François pourra vous le dire, puisqu’il l’a
-entendue...»
-
-Je vis une rougeur rapide monter au visage de François: évidemment, il
-se rappelait la rencontre fâcheuse, le nom de notre associé--le nôtre,
-prononcés si mal à propos. Craignait-il donc qu’un de nous deux n’allât
-raconter à sa mère quelle société il lui avait préférée ce soir-là?
-Philippe me regardait: je restai calme, le cœur alourdi par une sorte de
-mépris soudain. Et l’autre idée--l’«idée» chimère, l’«idée»
-fantôme--s’effaçait de ma pensée, lentement, lentement...
-
-Autour de moi, on discutait Ibsen. Tante Lydie s’était animée; Philippe
-avouait ne rien comprendre au symbolisme. J’entendis François qui riait,
-et ce rire me parut inconvenant, odieux. Combien je le sentais loin de
-moi en ce moment! Avec une insouciance voulue, je me jetai dans la
-mêlée, et le dîner s’acheva bruyamment. Philippe semblait tout heureux,
-délivré de ses soupçons et de ses doutes. Comme nous traversions la
-large embrasure qui séparait la salle à manger du salon, il glissa
-doucement son bras autour de ma taille, et murmura tout près de mon
-oreille:
-
-«Bonne année, n’est-ce pas, chérie?...»
-
-C’était plus qu’un souhait--presque une prière. Touchée malgré moi,
-poussée, peut-être, par je ne sais quel obscur sentiment de défi,
-j’achevai le mouvement qu’il ébauchait--j’effleurai de mes lèvres la
-bonne joue qui se tendait vers moi. François nous suivait, et je savais
-qu’il nous avait vus. Sans doute, il s’en souciait fort peu. Pourtant,
-presque aussitôt, j’eus honte de ce baiser, si innocent qu’il fût, et je
-courus m’asseoir près de tante Lydie.
-
-«L’échiquier est prêt! s’écriait papa. Allons, Philippe, alignons-nous,
-mon ami: vous m’avez battu, la dernière fois, et vous me devez une
-revanche...»
-
-Tous deux s’installèrent à leur jeu. François, dont l’entrain était
-tombé subitement, marchait de long en large, silencieux et morose. «Il
-s’ennuie, pensai-je, il attend notre départ... Et quand la pauvre tante
-sera couchée, avec Perrine à portée de la voix, il ira terminer sa
-soirée ailleurs...» Je ne croyais pas si bien deviner. Nous étions
-sortis de table depuis un quart d’heure à peine, quand il s’approcha,
-l’air gêné, du coin où nous causions, tout doucement, sa mère et moi.
-
-«Vous m’excuserez... commença-t-il. Je ne te l’avais pas dit, maman?...
-Ce pauvre Vernon m’a supplié de revenir le voir ce soir... Il est bien
-malade, et si seul, le malheureux garçon!... Je n’ai pas osé refuser...»
-
-Tante Lydie leva sur lui des yeux pénétrants... Comment ne devinait-elle
-pas le mensonge dans cette contenance gauche, dans cette voix troublée?
-Mais non: la confiance l’aveuglait, elle si clairvoyante d’ordinaire.
-
-«Vas-y, mon petit, puisque tu l’as promis... Philippe et Geneviève ne
-t’en voudront pas, j’espère...»
-
-Comment donc! Le prétexte était admirable: François aurait pu rendre des
-points au Bon Samaritain... Mon cœur battait à grands coups,
-l’indignation me serrait la gorge. Pourtant je sus me dominer, et, lui
-tendant la main, sans écouter les mots qu’il murmurait:
-
-«Bonsoir, dis-je d’une voix claire; ce serait trop égoïste à nous de
-vous retenir, quand on vous attend avec tant d’impatience. Partez vite,
-et... bien des choses à votre ami malade...»
-
-J’avais mis dans cette dernière phrase toute l’ironie dont j’étais
-capable--une pauvre petite ironie, bien tremblante et bien maladroite.
-Alors François me regarda...
-
-Oh! quel regard, tout à coup--suppliant, douloureux, presque
-désespéré... Un moment, je fus bouleversée jusqu’à l’âme. Puis une vague
-de colère chassa mon émotion. Je songeai: «Comme il a honte!...» Déjà il
-avait pris congé, et quitté le salon, sans que papa, tout absorbé par le
-jeu, songeât même à s’en étonner. Philippe, au contraire, le suivit d’un
-œil furtif, moitié surpris, moitié content. Et tante Lydie, toujours
-vaillante, s’efforça de sourire et de causer, malgré la fatigue visible
-qui pesait sur elle et la préoccupation qui, parfois, la laissait
-rêveuse, arrêtant la parole sur ses lèvres. Était-ce l’ancienne crainte
-qui la hantait--cette crainte qui, je le comprenais maintenant, s’était
-dressée peu à peu entre elle et moi comme une barrière? Ou bien la
-brusque sortie de son fils venait-elle d’éveiller en elle une autre
-sorte de méfiance, la peur d’une ennemie moins candide que moi? Je ne
-savais plus--j’essayais de ne plus penser, de prononcer des paroles
-indifférentes, tandis que mon cœur, encore une fois, s’emplissait
-d’angoisse.
-
-Ce fut une paisible veillée de jour de l’an. Le dernier pion de Philippe
-enlevé, son roi décidément mis en échec, papa se leva, vainqueur et
-magnanime. Il était neuf heures et demie, tante Lydie tombait de
-sommeil, les bûches se mouraient au fond de la cheminée--nous n’avions
-plus qu’à partir.
-
-Dans la voiture qui nous ramenait, Philippe se mit à siffloter entre ses
-dents. La fugue de son cousin, la tranquillité que j’affectais depuis le
-début de la soirée, avaient visiblement dissipé toutes ses inquiétudes,
-et ce fut en riant à demi qu’il se tourna vers moi.
-
-«Dis donc, François avait l’air bien pressé de s’en aller, ce soir... Ma
-foi, je crois que Mauroy n’avait pas tort, et qu’il y a anguille sous
-roche... Tous les mêmes, ces vieux garçons! Les hommes mariés valent
-bien mieux, vois-tu...»
-
-Il se rapprochait, confiant et câlin.
-
-«Ah! laisse-moi,» fis-je en me reculant d’un geste instinctif,
-irraisonné. Je le sentis tressaillir, s’écarter à son tour.
-
-«Tiens, murmura-t-il, tu ne m’embrasses plus, maintenant que nous sommes
-seuls...»
-
-Et, de tout le reste du trajet, il ne desserra pas les dents.
-
-[Illustration]
-
-
-
-
-XIV
-
-
-Oui, l’année commençait mal... Le 2 janvier, Philippe sortit très tôt,
-et, retenu par un rendez-vous réel ou supposé, ne rentra pas déjeuner.
-Je passai une journée vague et fiévreuse; j’inventai des rangements, des
-courses, des visites, poursuivie, harcelée par deux pensées, toujours
-les mêmes: le remords de faire souffrir mon mari, et la terreur de
-m’avouer que ma souffrance, à moi, ne venait pas uniquement de ce
-remords... Nous dînions en ville, ce qui nous évita une soirée de
-tête-à-tête. En étions-nous donc déjà là? La paix de mon ménage
-était-elle compromise? Et pourquoi? Pour qui?...
-
-Le mercredi, 3 janvier, c’était «mon jour».
-
-Philippe m’avait quittée à l’heure habituelle--soucieux et froid. Et,
-presque tout de suite, des flocons de neige commencèrent à
-tomber--rares, d’abord, et légers comme des brins de duvet, puis plus
-serrés et plus lourds, puis drus, pressés, formidables. La rue, le
-Luxembourg, les arbres, les toits, tout devint blanc, tout se confondit
-avec la terre, avec le ciel, avec l’air lui-même qui n’était plus qu’un
-rideau opaque d’atomes tournoyants. Mon salon, cependant, sentait bon le
-mimosa et les violettes; un feu splendide brûlait dans la cheminée, et
-sur la petite table, autour du samovar, les tasses de porcelaine fine
-luisaient, rangées en bataille. Tous ces préparatifs me parurent vains:
-personne ne viendrait, ni à pied, ni en voiture.
-
-Je regrettai les visiteurs--même les indifférents, dont le défilé
-m’aurait forcée pour un moment à sortir de mon idée fixe. Que faire de
-ce long après-midi? Lire? J’en étais écœurée. Jouer du piano? Chaque
-note égrène un souvenir, et la pensée vagabonde comme une folle,
-entraînée par le rythme des doigts. Écrire?... J’avais quelques parentes
-en Bretagne, quelques amies en province, épaves de ma vie de jeune
-fille. Résolument, je me mis à ma correspondance. De temps à autre, je
-relevais la tête, je regardais la neige s’amonceler sur le balcon,
-s’écraser contre les vitres avec un bruit mou.
-
-«Philippe aura bien de la peine à revenir...» pensais-je.
-
-A quatre heures, il faisait nuit. Je cessai d’écrire et je restai
-immobile, accoudée sur mon buvard, sans avoir le courage de me lever
-pour donner de la lumière. Une grande apathie m’engourdissait,
-m’endormait l’âme--mortelle comme le froid dans les steppes de Russie.
-Dehors, un silence, mortel aussi, s’étendait sur toutes choses...
-Théodore, solennel et digne, entra, portant la théière--une théière de
-dix-huit tasses au moins. Pour moi toute seule! Puis il alluma
-l’électricité, ferma les rideaux. Je m’étais retournée.
-
-«Madame désire?...»
-
-Il se tenait debout, à demi incliné--image même de la correction.
-
-«Il neige toujours? demandai-je.
-
---Abondamment, Madame,--Théodore s’exprimait avec élégance et
-facilité--et si je ne craignais de déplaire à Madame, je dirais que
-Madame ne doit pas s’attendre à recevoir beaucoup de...»
-
-Le timbre de l’antichambre, strident et impérieux, vint lui couper la
-parole en lui donnant le plus complet démenti. Mais rien ne l’étonnait.
-Il disparut, du même pas discret et mesuré. Puis le battant de la porte
-se rouvrit avec lenteur, poussé par sa main respectueuse, et sa voix,
-devenue neutre et impersonnelle, annonça pompeusement:
-
-«Monsieur Chardin!...»
-
-Je crus avoir mal entendu. Mais non: c’était bien François qui entrait
-dans ce salon dont il n’avait pas franchi le seuil depuis plus de six
-mois--François mouillé jusqu’aux genoux, crotté jusqu’aux chevilles, et
-dont le chapeau, qu’il tenait à la main, se hérissait de poils
-incohérents. Je me sentis pâlir. Et tout de suite, je me rappelai qu’il
-s’était chargé lui-même, par sa conduite étrange, de calmer mes craintes
-et mes scrupules. Ne devais-je pas l’accueillir comme jadis, avant que
-ces folles idées m’eussent traversé l’esprit? Il s’avançait vers moi.
-
-«Bonjour, François; c’est vraiment bien aimable à vous, par ce temps...»
-
-Non, ce n’était pas aimable, c’était absurde. Et l’expression tendue de
-son visage, sa poignée de main cérémonieuse, rendaient plus sensible
-encore l’extravagance de sa démarche. Nous nous tenions l’un devant
-l’autre comme deux étrangers. Une irritation sourde me saisit. Que
-venait-il faire, alors? Pourquoi m’imposait-il sa présence, puisque
-notre intimité fraternelle était bien morte--puisque la vie l’entraînait
-chaque jour plus loin de moi?... J’eus un geste poli:
-
-«Approchez-vous donc du feu, pendant que je verse le thé... Vous devez
-avoir besoin de vous chauffer--et de vous sécher.»
-
-Machinalement, il s’assit au coin de la cheminée; il enleva ses gants
-humides pour prendre la tasse que je lui offrais. Ses doigts tremblaient
-un peu--de froid, sans doute; tous ses traits semblaient figés dans une
-raideur voulue. Il regarda ses bottes boueuses, dont les traces
-maculaient mon tapis, ses vêtements trempés qui commençaient à fumer;
-pour la première fois, il parut s’apercevoir que sa tenue laissait
-peut-être à désirer.
-
-«Oh! fit-il, pardon... je suis à peine présentable... Ma seule excuse,
-c’est que je pensais bien trouver votre salon vide... On me dit que
-Philippe est sorti, malgré la neige... J’espérais le voir aussi»,
-ajouta-t-il après une pause.
-
-Le nom de Philippe dans la bouche de François me fut insupportable. Je
-songeai: «S’il savait ce qui se passe entre nous... à cause de lui...»
-Un flot de honte, de pudeur empourpra mes joues. Mais François ne me
-voyait pas. Il avait posé près de lui sa tasse encore pleine, et il
-regardait le feu d’un air distrait.
-
-«Comment va ma tante?» demandai-je précipitamment.
-
-Ses yeux s’assombrirent, tandis qu’il répondait:
-
-«Pas bien; la soirée de lundi l’a beaucoup fatiguée... Aujourd’hui,
-cependant, elle semblait un peu mieux... C’est dur, de vivre ainsi: j’en
-arrive à me reprocher tous les instants que je passe loin d’elle...»
-
-Je savais qu’il aimait tendrement sa mère, et que sa tristesse n’était
-pas feinte. Seulement, je crus le revoir, l’avant-veille, s’évadant avec
-désinvolture de notre réunion familiale... Ce mauvais souvenir
-m’endurcit le cœur: un sourire sceptique effleura mes lèvres. Et juste à
-ce moment, comme pour répondre à ma pensée, François parla, d’une voix
-changée.
-
-«Geneviève, on vous a dit du mal de moi... Mais vous n’auriez pas dû le
-croire...»
-
-Ces mots qu’il prononçait, je n’avais pas voulu les lire, l’autre soir,
-dans le regard qu’il m’avait lancé en partant; il les pensait depuis
-qu’il était entré--je devinai qu’il était venu pour me les dire... Toute
-mon assurance me quitta; mes oreilles s’emplirent d’un bourdonnement
-confus.
-
-«Je ne comprends pas... balbutiai-je.
-
---Si, vous comprenez... Vous avez vu cet homme, ce Mauroy... il vous a
-raconté... Et vous l’avez cru tout de suite; je sais que vous l’avez
-cru... Maintenant il faut m’écouter...»
-
-J’essayais de faire bonne contenance.
-
-«François, vous ne devez pas... je ne veux pas que vous me parliez de
-ces choses...
-
---Mais moi, je le veux», dit-il lentement, les yeux toujours fixés sur
-la flamme dont le reflet dansant illuminait les verres de son lorgnon.
-Sa figure restait froide, presque rigide; seule, sa parole brève
-trahissait un effort pour demeurer calme.
-
-«J’ai connu Lartigues à Saïgon... A Paris, je l’ai retrouvé; nous nous
-voyons--pas bien souvent; c’est un garçon intelligent et cultivé, mais
-quelquefois mauvais plaisant... L’autre jour--j’étais à table, quand on
-m’a apporté ce billet de sa part. Je voulais refuser: c’est ma pauvre
-maman qui m’a supplié d’accepter... elle me sait fatigué, surmené...
-malheureux... Car je suis malheureux, Geneviève», murmura-t-il, comme
-malgré lui.
-
-Je frissonnai. Qu’allait-il dire? Ramassée dans mon fauteuil, les mains
-serrées l’une contre l’autre, je l’écoutais sans oser remuer.
-
-«En arrivant au théâtre, j’ai trouvé Lartigues avec ces femmes... il m’a
-accueilli par de grands éclats de rire en s’écriant: «Partie carrée, mon
-cher, partie carrée... Vous voilà déshonoré! Qu’est-ce que va penser le
-Collège de France?...» Je ne pouvais pas me donner le ridicule de
-m’enfuir: je suis resté... Quand j’ai rencontré Mauroy, j’ai compris
-bien vite, à son air gouailleur, qu’il s’empresserait de tout conter
-chez vous... Et je suis resté, encore, parce que j’ai pensé que,
-peut-être, ce serait mieux ainsi... qu’il valait mieux qu’on crût...»
-
-Brusquement il s’interrompit, puis reprit, avec une agitation
-croissante:
-
-«Seulement, lundi, quand je suis parti, quand vous m’avez dit au
-revoir... quand j’ai deviné que vous me croyiez capable de vous quitter,
-ma mère, vous... vous tous... pour courir à quelque basse aventure... en
-vous disant un mensonge grossier... j’ai senti que le courage me
-manquait... Écoutez, Geneviève: j’ai trente-sept ans, je ne suis pas un
-saint... j’ai pu quelquefois, dans ma vie... chercher... me tromper...
-Mais j’ai toujours eu le dégoût de ce qui est vil... Et maintenant...
-oh! maintenant...»
-
-Comme sa voix tremblait!
-
-«Je vous jure--vous entendez: je vous jure que j’ai un ami malade,
-mourant... qu’il s’appelle Vernon... et que j’allais chez lui le soir du
-1er janvier. J’ai menti, pourtant, quand j’ai dit qu’il m’attendait, car
-ce n’est pas lui qui m’avait demandé de revenir... mais je suis sorti...
-je ne pouvais plus... Et puis, peu importe. Vous me croyez, n’est-ce
-pas? Dites-moi que vous me croyez», implora-t-il avec angoisse.
-
-Il fallait répondre, je relevai la tête: François était méconnaissable,
-blanc jusqu’aux lèvres--et encore ce regard... Une sorte de lumière
-m’envahit, m’inonda: «Ce n’était pas vrai; on m’avait trompée...»
-Terrifiée de ce que j’éprouvais, je tentai misérablement de ruser avec
-moi-même.
-
-«Mais je vous crois, François, m’écriai-je; je vous crois... Mon Dieu!
-ne prenez donc pas les choses au tragique...»
-
-Je riais, d’un petit rire forcé, nerveux... Et tout à coup, ma vue se
-brouilla; je sentis des larmes que je ne pouvais pas retenir déborder,
-rouler sur mes joues, emportant avec elles la contrainte horrible où je
-vivais depuis trois jours... D’un geste rapide, je me détournai. Mais il
-était trop tard: François venait de se lever, les yeux presque égarés.
-
-«Oh! fit-il d’une voix étouffée, qu’est-ce que... qu’est-ce que vous...
-pourquoi pleurez-vous?...»
-
-Pouvais-je le lui dire?... A travers le nuage qui m’aveuglait, je le vis
-faire un mouvement vers moi--puis s’éloigner, brusquement, comme s’il
-fuyait--puis je ne le vis plus. Il était parti. Je savais qu’il ne
-reviendrait pas--et lui... que savait-il?... Alors seulement je pensai à
-Philippe, et le remords, de nouveau, s’abattit sur moi.
-
-Il rentra, Philippe,--un peu moins sombre qu’en partant. Sans doute, le
-pauvre garçon, pendant les heures qu’il passait seul, s’efforçait de
-lutter contre cet état de malaise vague qui répugnait à sa nature
-confiante et joyeuse. Il s’approcha du feu, comme François tout à
-l’heure, et s’adossa à la cheminée, en présentant alternativement chacun
-de ses pieds à la flamme.
-
-«Quel temps! Il ne neige plus, mais les rues sont dans un état!... Je
-suppose que tu n’as eu personne?...»
-
-Je ne mentais jamais.
-
-«Si, François est venu...»
-
-Le pied gauche de Philippe se rabaissa vivement et frappa la dalle de
-marbre.
-
-«François?... Il choisit un drôle de jour pour faire ses visites...
-Et... qu’est-ce qu’il t’a dit?»
-
-Quel supplice de ne pouvoir se taire, de sentir la vérité s’échapper de
-soi comme une source amère qui brûle et qui fait mal!
-
-«Mais... d’abord, sa mère ne va pas très bien... Et puis... il m’a parlé
-de cette histoire, tu sais, au théâtre... Mauroy n’avait pas compris, et
-tout cela n’est qu’un malentendu absurde...»
-
-J’avais déchargé mon cœur, en partie, du poids qui l’étouffait. Mais
-Philippe n’en avait pas l’air plus heureux, au contraire. Il se passa
-les doigts dans la barbe, mordit furieusement sa moustache; puis, d’un
-ton sec:
-
-«Je croyais que François ne devait de comptes à personne... Il paraît
-qu’il a éprouvé le besoin de t’en rendre, à toi... J’avoue que je ne
-trouve pas très convenable de choisir une jeune femme pour ce genre de
-confidences... D’ailleurs, rien ne prouve qu’il ait dit la vérité... Et
-puis enfin, ses petites affaires ne nous regardent pas...»
-
-Sa voix sonnait avec des intonations méprisantes. Je me rappelai la
-bonne et tendre amitié de jadis, l’admiration naïve que Philippe
-professait pour son cousin... Avais-je donc brisé cela, aussi, sans le
-vouloir?
-
-
-
-
-XV
-
-
-Ce fut le début d’une période trouble qui dura de longues semaines.
-Désormais, je ne pouvais plus douter, ni me mentir à moi-même. Près de
-l’être excellent dont l’amour m’avait tant donné--lentement, sans que
-j’aie pu m’en défendre, mon cœur s’était laissé prendre tout entier. Le
-mal était profond, irréparable. Il ne s’agissait ni d’un entraînement
-passager, ni d’une séduction savante: j’avais rencontré l’homme qu’entre
-tous j’aurais choisi, «parce que c’était lui, parce que c’était moi»...
-Seulement je l’avais rencontré trop tard.
-
-Cette idée me causait une sorte de révolte. Pourquoi la vie s’était-elle
-jouée de moi? A dix-huit ans, un hasard avait placé sur ma route
-l’amoureux juvénile et rougissant--celui qui occupe un moment le rêve
-des jeunes filles, auquel les femmes, plus tard, n’accordent qu’un
-souvenir à demi attendri, à demi amusé... Et tout de suite, l’amoureux
-s’était changé en mari, le rêve était devenu réalité. Quelle folie! Nous
-ne pensions pas avec le même cerveau, nous ne parlions pas la même
-langue. Pendant huit ans, j’avais vécu près de lui, amicale sans effort,
-douce et passive par nature. Mais ce que j’avais de meilleur, mes
-enthousiasmes, mes désirs confus--toute mon âme passionnée, enfantine,
-un peu folle--il ne les connaissait pas. A vrai dire, il n’en aurait su
-que faire. Il s’était cru heureux: ce que je lui donnais lui
-suffisait--et moi j’étouffais de ne pouvoir donner davantage. Alors un
-autre était venu...
-
-Et cet autre aurait pu venir le premier--et tout, tout aurait changé...
-J’avais beau lutter contre une telle pensée, je la sentais s’infiltrer
-en moi comme un poison. Mon imagination s’épuisait à revivre un passé
-fictif, à me reconstruire une existence illusoire,--et je ne sortais de
-ces songeries malsaines que pour retomber dans le présent sans joie:
-François était malheureux, Philippe souffrait par ma faute--que faire?
-
-Avec Philippe, peut-être, un peu d’adresse aurait suffi. Sa jalousie
-restait vague, honteuse d’elle-même; sa confiance en moi demeurait
-absolue. Si j’avais voulu, la moindre attention, l’ombre d’un sourire...
-Mais je ne pouvais pas: ma conscience répugnait à ces roueries
-féminines--innocentes, dit-on. Plus je me sentais coupable de ne pas
-aimer mon mari comme il méritait d’être aimé, et plus je me repliais,
-glacée par une sorte de loyauté farouche--incapable même de laisser voir
-l’affection réelle que je lui gardais. Et l’atmosphère de tristesse et
-de gêne allait s’épaississant autour de nous.
-
-Maintenant, je n’osais plus faire que de courtes apparitions rue
-Barbet-de-Jouy, et seulement les jours où je savais François retenu au
-Collège de France--je m’étais aperçue que Philippe connaissait aussi ces
-jours-là, et l’heure exacte des cours. Tante Lydie me recevait, de plus
-en plus frêle, de plus en plus perdue parmi les coussins de la grande
-bergère. Malgré sa vaillance, la force physique lui manquait, parfois,
-pour cacher sa détresse morale; dans ses yeux devenus immenses, je
-lisais clairement, quand elle les fixait sur moi, tout ce qu’elle
-m’avait tu pendant des années: pitié, tendresse, rancune
-involontaire--et par-dessus tout, regret déchirant de ce qui aurait pu
-être... Nous ne parlions jamais de son fils.
-
-Souvent, je me réfugiais chez Thérèse pour trouver un peu d’oubli.
-L’exubérance des enfants m’égayait malgré moi; le parfum de joie, de
-travail et d’amour qu’on respirait dans cette maison, pénétrait mon
-esprit malade comme un air salubre. Mais un jour que je soulevais le
-rideau de la fenêtre pour montrer à Hélène un petit moineau perché sur
-l’appui du balcon, je vis, de l’autre côté de la rue des Écoles,
-François qui causait, la serviette sous le bras, avec un vieux monsieur
-décoré. Il écoutait, sa haute taille un peu penchée, la tête inclinée à
-droite, dans une attitude que je connaissais bien. L’idée que j’étais
-là, si près de lui, et qu’il ne le savait pas, me traversa le cœur comme
-une flèche aiguë...
-
-«Pourquoi tu regardes toujours, puisque le «zoiseau» est parti?»
-demandait Hélène. De sa grosse menotte impérieuse, elle me força à
-détourner le visage, puis elle contempla son doigt d’un air dégoûté en
-disant: «Pourquoi ça mouille, ton «zyeux»?...»
-
-Thérèse était derrière moi; je connaissais sa vue perçante, je la savais
-observatrice--d’ailleurs, la silhouette de François devait lui être
-familière, car elle avait eu, plus d’une fois, l’occasion de le
-rencontrer au sortir du Collège de France. Son silence même me prouva
-qu’elle l’avait aperçu; je me rappelai ses réticences, ses reproches
-muets,--une grande confusion douloureuse m’envahit. Sans oser lever la
-tête, je déposai par terre Hélène qui se cramponnait à mon cou, et je
-m’éloignai de la fenêtre. Alors je sentis la main maigre de Thérèse se
-poser sur mon bras.
-
-«Installez-vous donc près de la petite table; Jacques va vous montrer
-son album: depuis que vous l’avez fait dessiner l’autre jour, il ne rêve
-plus que de travailler avec vous. Il vous aime trop, vous savez: j’en
-deviens jalouse...»
-
-Chère Thérèse! Elle m’avait devinée: du fond de son âme sévère et
-droite, elle me blâmait; mais je sentais qu’elle me plaignait aussi,--je
-savais qu’elle ne douterait jamais de moi. Et dans sa candeur, pour me
-consoler, pour me soutenir, elle m’offrait un des biens les plus
-précieux qu’elle connût--l’amour innocent de son petit Jacques.
-
-Le soir, rentrée chez nous, je mesurais l’étendue des ravages faits en
-moi et autour de moi. La présence de Philippe ravivait mes remords et me
-causait en même temps une sorte d’irritation latente. Le timbre de sa
-voix sonore éveillait dans mon souvenir l’écho d’une autre voix plus
-douce et plus sourde; je ne pouvais regarder sa main carrée, aux
-phalanges courtes, sans revoir aussitôt les longs doigts qui savaient si
-bien tourner au vol la page d’une partition, ou marquer du bout de
-l’ongle les fautes omises dans la marge d’une épreuve imprimée... Et ce
-travail de comparaison involontaire s’appliquait à chaque mot, à chaque
-geste--obsession dont j’avais honte, mais qu’il m’était impossible de
-vaincre. Philippe en subissait, peut-être, l’influence déprimante, car
-son humeur changeait, devenait inégale. D’ailleurs, il avait mille
-ennuis auxquels, malheureusement, des circonstances fâcheuses
-m’empêchaient de compatir.
-
-L’usine, là-bas, s’agitait: c’était le système de la «poigne» qui
-commençait à porter ses fruits. Les ouvriers, jusqu’alors assez
-paisibles, sauf quelques exceptions turbulentes, donnaient maintenant,
-en toute occasion, les preuves d’un «esprit détestable». Chaque semaine,
-Philippe revenait de Lille plus mécontent et plus grognon.
-
-«C’est inconcevable! répétait-il; encore des plaintes, des
-réclamations... J’ai beau leur dire que ça ne me regarde pas, que je
-n’ai pas à contrôler les actes de mon associé... ils s’entêtent à venir
-me trouver. Pendant les vingt-quatre heures que je passe à la filature,
-mon bureau ne désemplit pas... Et pas toujours polis, avec cela... Ah!
-nous vivons dans un drôle de temps!...»
-
-J’aurais voulu faire chorus, lui donner au moins la satisfaction de me
-sentir en communion d’idées avec lui, sur ce sujet qui lui tenait tant
-au cœur. Mais, là encore, nous étions séparés par un monde. Si ignorante
-que je fusse des questions ouvrières, mon instinct me disait que Mauroy
-devait commettre bien des injustices, ignorer volontairement bien des
-misères. Et puis, la façon simpliste dont Philippe concevait son propre
-rôle me déplaisait--je n’aimais pas cette habitude de se dérober, de
-fuir les responsabilités: si ces pauvres gens s’adressaient à lui, c’est
-qu’ils le jugeaient, avec raison, meilleur que l’autre... Une ou deux
-fois, j’essayai de parler en ce sens: mais Philippe protesta vivement:
-la vieille querelle de l’été précédent allait recommencer.
-
-«Alors, dis-je, excédée, pourquoi me demandes-tu mon avis?...»
-
-Des silences moroses suivaient, pendant lesquels je me replongeais dans
-mes rêveries. Combien la bonté de François était plus intelligente, plus
-largement humaine! Je l’avais entendu conter des épisodes de ses
-voyages, de ses fouilles--des conflits avec les _boys_ ou les
-terrassiers tonkinois: comme il savait comprendre et manier ces âmes
-primitives! A la place de Philippe, sûrement, il aurait agi, au lieu de
-se buter à des scrupules mesquins... Et moi, j’aurais cru en lui, de
-toute la puissance de cette foi sans laquelle l’amour des femmes
-s’éteint et se meurt...
-
-Au commencement de mars, la situation parut s’aggraver à Lille.
-Philippe, appelé par dépêche, partit précipitamment et ne rentra que le
-surlendemain, à onze heures du soir, très excité.
-
-«Cette fois, s’écria-t-il, c’est complet! Ces animaux-là ne respectent
-plus rien... Sous prétexte de députation, ils se sont introduits à
-quatre ou cinq chez Mauroy, et comme il leur tenait tête, le chef, celui
-qui parlait au nom de ses camarades, l’a traité de «mufle», de «rosse»,
-et de «sale bourgeois»...
-
-Dans une vision rapide, Mauroy m’apparut assis à son bureau, insolent et
-gourmé, recevant à travers sa jolie figure, comme un soufflet, l’injure
-grossière--méritée, peut-être... J’ébauchai un sourire aussitôt
-réprimé--pas assez vite cependant pour que Philippe n’eût le temps de le
-saisir au passage.
-
-«Tu ris? tu trouves ça drôle?... Tu aimerais à entendre qualifier ton
-mari de «rosse» et de «mufle»?...
-
-«Oh! fis-je tranquillement, tu sais bien qu’on ne te dira jamais ces
-vilaines choses-là... Mais j’avoue que Mauroy...»
-
-Ma réticence parut l’irriter.
-
-«Ah! oui, Mauroy, ta bête noire... tu es enchantée de ce qui lui arrive,
-hein? Et tu penses qu’on n’aurait pas dû renvoyer l’ouvrier?...»
-
-Je haussai les épaules, agacée à mon tour.
-
-«Mais si!... Je comprends bien qu’un patron... ou qui que ce soit, ne
-supporte pas qu’on vienne l’insulter en face... Seulement, je ne peux
-pas m’empêcher de penser que la fameuse poigne de ton associé ne lui
-sert pas à grand’chose pour conduire les hommes... et qu’un peu plus
-d’humanité, ou simplement de justice, aurait peut-être empêché cet
-incident... regrettable...
-
---L’humanité! la justice!... En voilà des grands mots! grogna
-Philippe... Je voudrais les voir, tes philanthropes, aux prises avec
-deux ou trois cents gaillards mal embouchés, toujours furieux!... Et
-puis, si tu crois que c’est agréable pour moi de revenir éreinté,
-embêté... et de trouver une femme qui me rit au nez, qui a l’air de se
-soucier de mes affaires comme de...»
-
-Il se montait peu à peu, énervé par ma désapprobation évidente, et aussi
-par d’autres griefs qu’il avait dû ruminer en chemin.
-
-«Je sais bien, va! poursuivit-il en ouvrant sa pelisse, en enlevant
-machinalement son foulard, je sais bien d’où vient ton antipathie pour
-Mauroy... surtout depuis le jour où il a déjeuné ici... Et toutes ces
-belles idées dont ta tête est farcie, je sais bien de qui tu les
-tiens... Pas de moi, c’est sûr!... Je te l’ai déjà dit: je ne suis pas
-un penseur... ni un savant, ni un artiste... je suis un brave garçon qui
-fabrique du fil... Tu n’en demandais pas davantage, pourtant, quand tu
-m’as épousé...»
-
-Je le voyais devant moi, trapu, solide, sa bonne figure durcie par une
-expression têtue et chagrine. Tout ce que je refoulais depuis des
-semaines me monta aux lèvres, irrésistiblement...
-
-«Quand je t’ai épousé, ripostai-je, j’étais une enfant...»
-
-Ces paroles à peine échappées, j’aurais voulu les reprendre, tant je les
-sentis cruelles. Philippe se rapprocha, les traits contractés.
-
-«Ah! vraiment, une enfant?... Et tu ne savais pas ce que tu faisais?...
-Et maintenant, tu le regrettes?... C’est bien cela que tu veux dire,
-n’est-ce pas?... Répète-le donc, après huit ans de mariage... huit ans
-pendant lesquels tu n’as rien eu à me reprocher... rien, tu
-m’entends!... Et toi... Tiens, je ne sais pas ce que je te dirais, si
-je...»
-
-Sa voix s’étranglait. Avec un geste de colère, il se détourna et sortit
-du salon; des portes battirent, une clef tourna violemment--il
-s’enfermait dans son bureau. Je regardai autour de moi: la pelisse et le
-foulard, jetés à la volée, s’étalaient en désordre sur un fauteuil; la
-pendule marquait minuit un quart... Alors, cachant mon visage dans mes
-mains, je me mis à pleurer, de pitié, de douleur et de repentir.
-
-Une sorte de détente suivit cette scène. Nous n’étions faits, ni l’un ni
-l’autre, pour vivre sur le pied de guerre, et les yeux rouges, l’air
-malheureux de Philippe me causaient une peine profonde, une honte
-insurmontable. Pourquoi le rendre victime de ma souffrance égoïste?
-Pourquoi gâcher ainsi le peu de joies que je pouvais encore lui donner,
-les longs jours qui nous restaient à passer côte à côte? Ma conscience
-eut un grand sursaut de courage: je m’efforçai d’oublier ma propre
-misère; je le laissai croire à un accès d’humeur passager, maladif--je
-l’amenai à se dire qu’il aurait mieux compris, s’il m’avait laissé
-achever ma pensée... Hélas! elle tenait tout entière, ma pensée, dans
-ces quelques mots imprudents jaillis du fond de mon être. Mais il était
-si confiant, le pauvre Philippe! Il mettait tant d’ardeur à s’aveugler
-lui-même, à se raccrocher aux moindres bribes d’espoir!... Maintenant
-j’avais de nouveau peur de le tromper; je ne voulais pas qu’il me rendît
-tout son cœur, puisque le mien ne m’appartenait plus... Et dans cette
-lutte perpétuelle contre son chagrin, à lui, contre ma conscience, à
-moi, les heures passaient, lourdes et incertaines...
-
-Un matin, de bonne heure, nous étions attablés, Philippe et moi, devant
-un chocolat mélancolique, lorsque Théodore, entr’ouvrant la porte de la
-salle à manger, annonça d’une voix moins assurée qu’à l’ordinaire:
-«Mademoiselle Perrine...» Derrière lui apparaissait la figure de la
-vieille bonne, bouleversée, lamentable.
-
-«Ah! Monsieur Philippe!... Ah! Madame...»
-
-Elle sanglotait. D’un même mouvement, nous nous étions levés tous les
-deux.
-
-«Mon Dieu! Perrine, qu’est-ce qu’il y a?...»
-
-Et déjà nous avions deviné sa réponse: tante Lydie était morte, la
-veille au soir, presque subitement.
-
-«Hier soir!... s’écria Philippe. Et vous avez attendu jusqu’à ce
-matin?... Ma pauvre tante! moi qui aurais tant voulu...»
-
-Perrine s’essuyait les yeux.
-
-«Ce n’est pas ma faute, Monsieur... Tous ces jours-ci, elle allait
-mieux... Hier elle avait bien dîné, elle était gaie... et puis, vers les
-dix heures, il paraît qu’elle a commencé à délirer, à divaguer...
-Monsieur François m’a envoyée chercher le médecin. Alors, moi, j’ai
-demandé s’il fallait aussi passer vous prévenir... Mais il a dit comme
-ça: «Non, j’aime mieux être seul...»
-
-François! Être près de lui, pleurer ensemble--Philippe y
-consentirait-il? Je le regardai--très ému, très pâle, il écoutait le
-récit entrecoupé des derniers moments de sa tante.
-
-«Ma bonne Perrine... c’est bien triste, nous sommes bien malheureux.
-Dites à Monsieur François... ou plutôt attendez-moi... attendez-nous,
-reprit-il avec effort; nous allons vous reconduire en voiture...»
-
-Ainsi il m’emmenait--il pensait qu’il _devait_ m’emmener... Sans oser le
-remercier, je courus m’habiller, mettre un chapeau--mes mains
-tremblaient tellement que je ne pouvais parvenir à boutonner mes gants.
-Puis ce fut la course rapide dans un fiacre hélé au passage, à travers
-les rues où la vie s’éveillait, sous un clair soleil de mars. D’un œil
-vague, je regardais défiler les boutiques aux volets à peine ouverts,
-les charrettes pleines de légumes, de violettes et de giroflées.
-Perrine, assise en face de nous, se mouchait bruyamment sans rien dire.
-Philippe aussi restait silencieux: je devinais que sa peine s’était
-doublée d’une gêne sans nom--comme la mienne se compliquait d’une joie
-douloureuse, inavouable... Étions-nous donc condamnés à ne plus pouvoir
-éprouver un sentiment simple?
-
-Pourtant, lorsque Perrine, après nous avoir introduits presque
-furtivement, nous eut laissés seuls en chuchotant: «Je vais prévenir
-Monsieur...», le chagrin nous prit à la gorge--un chagrin vrai, pur de
-toute pensée égoïste. Quel silence écrasant, absolu, dans ce salon que
-la seule présence de tante Lydie suffisait jadis à remplir! Tout avait
-un air étrange: la lumière matinale à travers le blanc des rideaux, la
-pendule, arrêtée par hasard et qui semblait morte, elle aussi--la
-bergère, vide à tout jamais, et les lunettes sur la table en bois de
-rose... Mon cœur se serra. François venait d’entrer sans bruit. Il alla
-droit à son cousin; d’un élan brusque il le prit aux épaules, il se
-pencha pour l’embrasser. Alors je vis Philippe se raidir, comme malgré
-lui.
-
-«Mon pauvre ami...» balbutia-t-il seulement.
-
-François avait senti le recul instinctif, la froideur soudaine. Il
-tourna vers moi son visage douloureux; je lus dans ses yeux une détresse
-infinie. Que pouvais-je faire? Je le regardai, de toute mon âme--je lui
-tendis les deux mains. Il les saisit en murmurant: «Merci...»--puis il
-les laissa retomber avec une sorte de crainte. Quelque chose de plus
-fort que l’amour avait passé sur lui. Sa pâleur, ses traits décomposés
-firent taire pour un moment la rancune de Philippe qui se rapprocha,
-presque affectueux. Nos voix s’élevaient à peine, comme si nous avions
-craint de réveiller celle qui dormait...
-
-«Veux-tu... pouvons-nous la voir?» demanda tout bas mon mari.
-
-La voir?... En venant, je n’avais pensé qu’à François. Jamais encore je
-ne m’étais trouvée face à face avec la mort. Et cette forme immobile que
-je devinais là, tout près, ce n’était pas la chère vieille femme que
-j’avais aimée, pétrie de passion, de charme et de vie--c’était une chose
-inconnue, terrible, dont l’idée seule me glaçait d’horreur. Je restais
-immobile; Philippe me montra la porte subitement ouverte--béante,
-énorme, sur le noir de la chambre:
-
-«Viens-tu?»
-
-Les dents serrées, la sueur au front, je le suivais, quand François
-m’arrêta, d’un geste à peine ébauché, plein de compassion, de tendresse
-involontaire.
-
-«N’entrez pas, fit-il doucement; vous allez vous trouver mal...»
-
-Philippe s’était retourné.
-
-«Tu as peur?... Il faut surmonter cela, ma chérie: il faut essayer
-d’être brave...»
-
-François me regardait sans rien dire--d’un long regard indulgent et
-navré. A la fin il se détourna, il prit le bras de Philippe.
-
-«Laisse-la, je t’en prie... allons près de ma pauvre maman...»
-
-Quand ils reparurent, Philippe seul essuyait de grosses larmes.
-
-«Oh! dis-je, avec honte, avec douleur--je suis lâche, François, je n’ose
-pas... Et pourtant, vous savez que je l’aimais bien...»
-
-Il secoua la tête: son calme semblait étrange.
-
-«Oui, je le sais... Elle aussi vous aimait... Ce n’est pas votre faute:
-on souffre comme on peut... Moi, vous voyez, je ne pleure pas... J’ai
-beau me dire: «Hier soir, encore, elle était assise là... et maintenant
-je ne la verrai plus... je serai seul, toujours seul...»
-
-Un sanglot secoua son grand corps; mais ses yeux restèrent secs. Il
-s’approcha de la petite table, contempla la bergère, posa une main
-caressante sur l’étui à lunettes. J’avais le cœur déchiré; Philippe se
-mordait les lèvres, partagé entre sa propre émotion, la pitié que lui
-inspirait son cousin, et le désir de m’emmener au plus vite. Sa bonté
-naturelle l’emporta.
-
-«Si tu as besoin de moi, commença-t-il, pour ces tristes démarches...»
-
-Autrefois il se serait installé près de lui, il ne l’aurait quitté ni
-jour ni nuit, plutôt que de le laisser en proie à ce désespoir morne.
-François comprit, sans doute, quel abîme séparait le passé du présent...
-
-«Non, merci; je préfère tout régler moi-même... D’ailleurs j’ai trouvé
-un papier... Elle désire reposer à Amiens, près de mon père... conduite
-seulement par moi--et par toi... Elle ne vous connaissait pas encore»,
-ajouta-t-il sans faire un mouvement vers moi.
-
-Philippe hésita un moment. Puis d’une voix troublée:
-
-«Nous irons... tous les trois... Mon beau-père aussi, peut-être...»
-
-Pauvre papa! Il ignorait encore la mort de sa vieille amie. Ne
-devions-nous pas monter près de lui, l’avertir nous-mêmes? Philippe
-saisit ce prétexte pour partir tout de suite.
-
-«Je reviendrai, ce soir... demain...
-
---Quand tu voudras...» murmura François.
-
-Nous étions dans l’escalier--lui, sur le seuil, nous regardait
-descendre... Puis la serrure se referma doucement. En bas, le ciel était
-pur, l’air vif--nous nous hâtions pour trouver papa encore au logis.
-
-«C’était plus qu’une tante, dit gravement Philippe; presque une mère...
-depuis bientôt vingt ans que j’ai perdu la mienne... Et pour toi aussi,
-elle a été très bonne... Je croyais... j’avais pensé que tu voudrais la
-voir encore une fois. Si j’avais su...»
-
-Il n’acheva pas. Je l’écoutais à peine. Au fond de mon cœur endolori,
-j’entendais le bruit de cette porte qui venait de se fermer entre moi et
-François--cette porte derrière laquelle il restait seul--toujours
-seul...
-
-
-
-
-XVI
-
-
-Les trois jours suivants passèrent comme un mauvais rêve. Philippe était
-parti pour Amiens avec François; il voulait m’éviter les formalités de
-ce voyage lugubre et je ne devais le rejoindre que le lendemain, en
-compagnie de papa. Mais une grippe violente, une sorte de bronchite,
-avait retenu papa au dernier moment--et moi, désolée de le quitter,
-incapable pourtant de résister au désir qui m’attirait comme un aimant
-vers la douleur de François, j’étais arrivée le matin, seule et
-inquiète, dans cette ville indifférente, pour trouver Philippe aux
-prises avec d’autres complications: une lettre de Mauroy, renvoyée de
-Paris à Amiens, des menaces de grève, deux dépêches échangées--le pauvre
-garçon en perdait la tête.
-
-«Je voudrais bien pouvoir te reconduire à Paris avant de repartir pour
-Lille... Et ton père qui n’est pas là... Que de soucis, mon Dieu!»
-
-Au milieu de tout cela, la grande figure noire et triste de François,
-son regard qui fuyait le mien et dont je devinais l’angoisse muette sans
-pouvoir y répondre--puis le déjeuner hâtif à l’hôtel, la cérémonie, la
-cruauté de ce cimetière inconnu où _elle_ avait voulu venir retrouver le
-compagnon de sa jeunesse, mais où nous ne sentions nous, que l’horreur
-de l’abandonner... Oui, ce furent de ces moments dont le souvenir laisse
-une trace douloureuse.
-
-Maintenant tout était fini, et nous attendions le départ du train qui
-devait nous remmener. Fuyant la promiscuité des salles communes, nous
-venions de nous réfugier dans un compartiment retenu la veille, sûrs
-d’être seuls au moins pendant les deux heures que durerait le voyage. Je
-regardais François assis en face de moi, la tête appuyée au drap gris
-des coussins, les yeux clos--dans un état d’accablement et d’énervement
-indicible. Philippe semblait agité; il consultait sa montre, il
-regardait l’horloge de la gare.
-
-«Encore dix minutes... me dit-il à demi-voix. Décidément, je crois que
-je ne recevrai rien de Mauroy aujourd’hui... J’aime beaucoup mieux
-revenir à Paris avec toi... Demain, à la première heure, je filerai sur
-Lille... mais vraiment, il faut... il faut d’abord que je me repose un
-peu... Et puis, je veux savoir comment va ton père...»
-
-Il n’avouait pas sa pensée secrète, mais je l’avais devinée, et dans
-toute la sincérité de mon âme, je trouvais meilleur aussi qu’il fût là,
-près de moi--entre nous... Ses yeux ne quittaient pas le cadran
-pneumatique dont l’aiguille avançait par petites saccades... Moins
-neuf... moins huit--soudain un pas pressé résonna sur l’asphalte du
-quai; une tête haletante, ébouriffée, surgit à la portière.
-
-«Monsieur Noizelles?... On m’envoie de l’hôtel, Monsieur... c’est une
-dépêche qui vient d’arriver pour vous...»
-
-Philippe saisit le papier bleu, le déchira brusquement, et me le tendit
-après l’avoir parcouru.
-
-«Présence indispensable; ouvriers réclament entrevue avec vous ce
-soir-même: tâchez être à Lille avant sept heures, ou je ne réponds de
-rien.--Mauroy.»
-
-Sept heures--il était quatre heures... Philippe hésita quelques
-secondes--pas plus--puis, en toute hâte, il descendit, avisa un employé
-qui passait, revint vers moi.
-
---J’ai un train pour Lille dans un quart d’heure... celui-ci va
-partir... Tu pourrais peut-être...»
-
-Il hésita, comme honteux de ce qu’il allait dire.
-
-«Tu pourrais... venir avec moi...»
-
-Mon cœur se serra.
-
-«Oh! Philippe, c’est impossible! Et papa?... J’étais presque inquiète,
-tu sais, ce matin, quand je l’ai laissé...»
-
-Instinctivement, nous parlions bas; pourtant François nous entendit. Il
-sortit de sa torpeur.
-
-«Qu’est-ce qu’il y a? demanda-t-il avec une sorte d’impatience. Tu
-restes?... tu ne viens pas à Paris?...»
-
-Philippe, debout sur le marchepied, expliquait rapidement la situation.
-François se leva; qu’il semblait las, et maigre, et grand, dans cet
-étroit wagon!
-
-«Alors, tu es obligé... Geneviève préfère peut-être voyager seule... Je
-vais chercher un autre compartiment...»
-
-D’une main fébrile il avait pris son chapeau, il se préparait à
-descendre. Philippe devint très rouge.
-
-«Mais, fit-il, c’est aujourd’hui samedi... tout est bondé... ce serait
-bien pénible pour toi... et puis...»
-
-Un cri bref lui coupa la parole.
-
-«En voiture, messieurs, en voiture...»
-
-On fermait les portières. Philippe eut juste le temps de sauter en
-arrière sur le quai; dans ses yeux honnêtes, je lisais l’inquiétude, la
-tristesse, la gêne, et aussi une confiance invincible... Le train
-s’ébranla.
-
-«Je t’écrirai, dit-il; je compte rester au moins deux jours... Et
-toi...»
-
-Mais déjà nous filions à toute vapeur. Je me penchai pour voir encore
-cette silhouette immobile qui s’éloignait, rapetissait, disparaissait au
-détour de la voie, puis je me rassis, blottie dans mon coin, contemplant
-obstinément la fuite des arbres, la ronde des champs et des prés--et les
-nuages blancs qui couraient à travers le ciel bleu, très vite, très
-vite...
-
-Un long moment s’écoula. François semblait retombé dans son immobilité,
-là-bas, sur la banquette qui me faisait face. Le soleil baissait,
-frappant les vitres de rayons presque aveuglants. J’avais
-chaud--j’écartai un peu le voile de crêpe, épais et rude, dont les plis
-me frôlaient la joue. C’est à peine si j’osais remuer la tête; ce
-silence prolongé m’oppressait. Il me semblait que j’aurais dû parler,
-mais j’avais peur de mon émotion: mon cœur battait trop fort... Et
-toujours des arbres, des prés, des champs passaient, jusqu’à m’éblouir,
-jusqu’à m’écœurer...
-
-«Comme vos cheveux sont blonds, dans tout ce noir...»
-
-Cette voix blanche, sans timbre, cette voix lointaine, était-ce bien
-celle de François? Je tressaillis, tournée vers lui, cette fois. Il
-s’était redressé, l’air un peu halluciné.
-
-«Qu’est-ce que j’ai dit?... Je rêvais, je crois... Pourtant, non, je ne
-dormais pas... Voilà trois nuits que je n’ai dormi...»
-
-Il pressait de ses doigts ses paupières meurtries.
-
-«Vous devez être bien fatigué...» dis-je, timidement, gauchement--sans
-pouvoir traduire l’immense compassion qui m’étreignait.
-
-«Fatigué... je ne sais pas... mon cerveau bat la campagne... Tout à
-l’heure, je pensais... c’est si étrange de vous voir ainsi, seule avec
-moi... en deuil comme moi...»
-
-Son regard se posa longuement sur mes vêtements noirs, sur ce voile que
-j’avais mis pour lui--et qui semblait d’une fille bien plus que d’une
-nièce.
-
-«Je suis content... oui, je suis content que vous portiez _son_ deuil...
-Vous n’avez jamais su combien elle vous aimait... moi, je le savais,
-quoiqu’elle ne me l’ait pas dit... Et le soir de sa mort... c’était
-mercredi... il me semble qu’il y a si longtemps!...»
-
-Les paroles lui venaient, rapides, involontaires--sans suite apparente.
-
-«Mercredi... quand elle a commencé à divaguer... si vous saviez!...
-C’est pour cela que je n’ai pas envoyé chercher Philippe... Tout à coup,
-elle me dit: «La lettre... où est la lettre?... Tu ne l’as pas lue?...
-Elle est brûlée?...» J’ai deviné tout de suite qu’elle parlait de cette
-lettre revenue d’Angkor... qu’elle a jetée au feu devant vous... J’y
-avais pensé si souvent depuis--depuis que j’avais compris bien des
-choses!... En la voyant si anxieuse, si égarée, j’ai dit: «Oui, elle est
-brûlée, je ne l’ai pas lue...» Alors... oh! qu’elle me faisait mal!...
-alors elle a répété deux fois: «Tu ne dois pas... tu ne dois pas
-l’aimer... il est trop tard... elle est la femme de Philippe... dis-moi
-que tu ne l’aimes pas...» Et je l’ai dit, Geneviève... Je savais qu’elle
-allait mourir... Je la tenais tout contre moi... j’ai dit tout bas:
-«Non, je ne l’aime pas...» Même dans un pareil moment, il m’a semblé que
-je m’arrachais le cœur... Elle ne m’a pas cru: un peu de raison lui
-revenait... tout en haletant, en étouffant, elle a murmuré:
-«Pardonne-moi... pardonne-moi de n’avoir pas su te la garder...» C’était
-toute notre vie... tout ce que nous avions souffert, ces dernières
-années, elle et moi, l’un près de l’autre... sans nous le dire...»
-
-Il eut encore ce geste nerveux de la main sur le front.
-
-«Ah! j’ai parlé, n’est-ce pas?... oui, j’ai parlé... Ce n’est pas ma
-faute... je voulais m’en aller, vous laisser seule, quand le train est
-parti... Rester deux heures ainsi, avec vous... c’était impossible... On
-ne peut pas se taire toujours, Geneviève... Et puis, vous le savez
-bien... puisque je vous ai vue pleurer... pleurer sur moi--il y avait de
-quoi me rendre fou...»
-
-J’étais comme folle moi-même--je ne songeais plus à me détourner, à me
-cacher--j’écoutais, j’écoutais... Et il continuait, de cette voix de
-rêve, avec ces yeux vagues qui semblaient ne pas me voir...
-
-«Vous le savez bien, que je ne pense qu’à vous, que je ne vis qu’en
-vous... depuis si longtemps... J’ai cherché quelquefois à me rappeler...
-Ce n’est pas tout de suite--non... La première fois, je me souviens que
-j’ai dit à ma mère: «Quelle femme délicieuse il a trouvée, ce gosse de
-Philippe!...» J’avais vu seulement que vous étiez jolie... et jeune,
-jeune!... je ne pensais pas à vous aimer autrement qu’une gentille
-petite sœur... Pourtant, cette année-là, déjà... quand je suis parti,
-j’ai eu de la peine à vous quitter... et quand je suis revenu... j’ai
-pensé que je ferais mieux de repartir encore... J’aurais pu rester, vous
-savez, à ce moment-là--ma thèse était plus avancée que je ne l’avouais.
-Mais je croyais qu’il suffirait de mettre la mer entre vous et moi... je
-me disais: «Cela passera...» Et je m’en allais toujours... Seulement, à
-mon dernier voyage, quand vous avez été malade... Oui, je me rappelle:
-la lettre de Philippe m’est arrivée à Tokio, chez le consul... J’étais
-avec lui: j’ai ouvert l’enveloppe tout en causant... je vois encore les
-premiers mots: «Geneviève a failli mourir ces jours-ci; elle n’est pas
-encore hors de danger: nous sommes bien inquiets...» Tout a tourné
-autour de moi... j’ai entendu une voix effarée qui disait: «Qu’est-ce
-que vous avez?... Mais qu’est-ce que vous avez?...» J’avais--que je me
-trouvais mal, tout simplement... sans songer seulement que la lettre
-datait déjà d’un mois...»
-
-Il s’arrêta... Entendre ces choses, dites par lui, c’était plus que je
-ne pouvais supporter. Un soupir entr’ouvrit mes lèvres.
-
-«François... oh! François... je vous en prie...»
-
-Mais lui, presque violemment:
-
-«Non, laissez-moi dire... songez que j’étouffe depuis des années... je
-ne peux plus... il faut que vous sachiez tout--tout ce que j’ai pensé
-quand j’ai compris comme cela, d’un seul coup, ce que vous étiez devenue
-pour moi... Ma première sensation a été une sorte de bonheur,
-figurez-vous... de bonheur douloureux... Je vous croyais très heureuse,
-et je me résignais à souffrir pour vous... par vous, sans que vous le
-sachiez... C’était très doux, presque héroïque... Mais à peine vous
-avais-je revue--j’ai été un bien pauvre héros, ce jour-là, à
-Marlotte--j’ai cru deviner que la vie vous avait déçue... Alors,
-voyez-vous, j’ai été perdu... Je ne pouvais plus partir à cause de ma
-mère. J’ai encore lutté tout un hiver: je m’imaginais que je pourrais
-vous faire un peu de bien... et puis j’ai eu peur de vous en faire
-trop... je ne savais plus... Quand nous avons eu fini ce petit livre,
-j’étais à bout de forces... Ces trois lignes de dédicace que vous avez
-écrites... les seules de votre main, peut-être, que j’aurai jamais...
-savez-vous que je les porte toujours sur moi?... C’est fou, dites?...
-mais ce n’est pas compromettant--un monsieur qui se promène partout avec
-le premier feuillet de l’_Art Bouddhique_ sur son cœur...»
-
-Il souriait--d’un sourire qui me déchira. De nouveau, je me rejetai
-contre les coussins poussiéreux, je ramenai mon voile entre lui et
-moi--écrasée, anéantie par une angoisse impossible à définir. Le train
-ne s’arrêtait pas--ne devait pas s’arrêter. Dans une gare que nous
-traversions en coup de tonnerre, je vis l’heure--cinq heures seulement:
-la moitié du trajet...
-
-François s’était tu un moment, calmé, semblait-il, par tous ces
-souvenirs qu’il venait d’évoquer. Mais bientôt je l’entendis qui
-reprenait, d’un ton plus bas, plus frémissant:
-
-«Cette année... oh! cette dernière année, j’ai souffert... Je voyais ma
-pauvre maman dépérir et se ronger de chagrin--de mon chagrin que je ne
-pouvais plus lui cacher... J’étais bien décidé à ne plus vous voir... et
-je comprenais avec désespoir que la vie sans vous me devenait odieuse...
-Et puis, il y a eu ce 1er janvier... Vous ne pouvez pas vous imaginer ce
-que cette soirée a été pour moi... pendant ce dîner où j’ai tant ri...
-et après, vos soupçons... et ce baiser... que vous... que j’avais vu...
-Ah! il était loin, mon héroïsme, quand je me suis sauvé chez mon ami
-Vernon... Et cette visite que je vous ai faite... Et ce que j’ai cru
-comprendre... J’étais fou, n’est-ce pas?... Geneviève, dites-moi que
-j’étais fou... ou bien alors... écoutez-moi... Si vous vouliez, nous
-pourrions peut-être encore être heureux... C’est une pensée qui ne me
-quitte plus... une pensée qui tue le sommeil, qui tue les larmes... Si
-vous vouliez... si vous vouliez...»
-
-Une terreur folle me vint--de sa voix devenue rauque et saccadée, de ce
-qu’il disait, de ce que j’allais entendre...
-
-«François... oh! François...» murmurai-je encore, avec un tel regard
-d’agonie, une telle ardeur de supplication qu’il s’interrompit soudain:
-un moment, je vis ses yeux d’autrefois--ses yeux amis--rayonner à
-travers ce masque d’homme, tragique et tourmenté, que je ne
-reconnaissais plus.
-
-«Comme vous tremblez! dit-il doucement. Vous avez peur?... peur de
-moi!... Vous croyez que je veux vous proposer de mentir... de
-tromper?... Mais vous ne comprenez donc pas?... Vous ne sentez donc pas
-toute la tendresse... toute l’adoration qu’il y a en moi... pour vous...
-vous qui me semblez à peine une femme... une enfant... mon enfant à
-moi... très pure et très chère...»
-
-C’était lui qui tremblait, maintenant. Et moi, misérable créature, je
-luttais contre la joie divine que me causaient ses paroles--cette joie
-qu’on n’éprouve qu’une fois et que je n’avais jamais, jamais connue près
-d’un autre...
-
-«Non, reprit-il passionnément; plutôt que de vous demander rien de
-bas... de honteux... j’aimerais mieux ne plus vous revoir... Mais vous
-pourriez... j’ose à peine penser à cela... vous pourriez aller trouver
-Philippe, loyalement... et lui dire que... la vie avec lui... que vous
-voulez le quitter... que le divorce...»
-
-Il s’arrêta, incapable de continuer.
-
-«Oh! m’écriai-je avec effroi, taisez-vous... je ne pourrais pas...
-laissez-moi...»
-
-Je me cachai le visage pour échapper à ce regard, à cette voix... Mais
-il parlait toujours, fiévreux, affolé.
-
-«Je sais que c’est mal... que c’est indigne... Philippe m’a aimé comme
-un frère... Mais il ne m’aime plus, je l’ai bien senti, allez, tous ces
-jours-ci... j’ai bien compris qu’il avait deviné... qu’il n’était pas
-heureux, lui non plus... Est-il heureux, dites?... Et vous, êtes-vous
-heureuse?... Vous ne répondez pas... vous ne savez pas mentir... Alors,
-à quoi bon perdre trois vies? Pourquoi ne voulez-vous pas qu’il
-comprenne... qu’il consente?... Écoutez: vous iriez chez votre père...
-moi, je partirais, pour un an... et puis je reviendrais... pour vous
-emmener... On m’offre toujours cette école de Saïgon; mais pour vous, je
-ne voudrais pas... c’est trop loin, trop malsain... J’aimerais mieux
-l’Italie... je parle couramment l’italien... j’ai un ami, professeur à
-Rome, qui désire revenir en France--il me céderait sa chaire... C’est un
-peu dur de s’expatrier... mais avec vous... avec vous...»
-
-Son exaltation m’épouvantait... Et cette vie qu’il m’offrait--à laquelle
-il semblait croire... Un gémissement m’échappa.
-
-«Vous me torturez, François... vous me torturez...»
-
-Il s’était rapproché de moi--j’entendais craquer ses mains serrées l’une
-contre l’autre.
-
-«Songez donc que c’est lui... lui, Philippe, qui vous a prise à moi...
-Songez que ma mère vous avait choisie, elle qui savait que je _devais_
-vous aimer... Songez que s’il n’était pas venu, comme un enfant, se
-jeter à la traverse... ou que si j’étais revenu, moi, quatre mois plus
-tôt... sans ce malheureux voyage à Java... depuis six ou sept ans vous
-seriez ma femme... j’aurais toujours près de moi vos chers yeux, votre
-chère petite figure... votre petite âme que je connais si bien... et qui
-me connaît aussi... Et vous voulez que je vive avec cette idée-là, qui
-me poursuit jour et nuit?... Vous voulez que je renonce à essayer de
-vous reprendre... maintenant que je suis seul au monde... maintenant que
-ma pauvre maman...»
-
-La voix lui manqua--ces larmes qu’il n’avait pas pu verser depuis trois
-jours l’étouffaient, lui montaient à la gorge en sanglots désespérés. Il
-se leva brusquement; il alla se réfugier à l’autre bout du wagon, le
-front appuyé contre la vitre--je voyais ses épaules remuer
-convulsivement, je devinais qu’il se mordait les doigts pour s’empêcher
-de crier... La tête perdue, je le suivis, je vins m’asseoir en face de
-lui.
-
-«Oh! je vous en supplie... écoutez-moi... ne pleurez pas... vous me
-faites mourir de chagrin... J’essayerai... je vous promets d’essayer de
-parler à... de faire ce que vous me demandez...»
-
-Le nom de mon mari n’avait pas voulu sortir de mes lèvres. François se
-retourna, une lueur d’espoir sur son visage ravagé.
-
-«Vous voulez... oh! que vous êtes bonne... merci...»
-
-Il pouvait à peine articuler quelques mots: je le sentis plus près de
-mon cœur, avec ses pauvres yeux gonflés derrière son lorgnon humide,
-qu’il ne l’avait jamais été au temps où nous riions ensemble--que ce
-temps était loin!... Ses mains qui frémissaient s’approchèrent des
-miennes--puis se reculèrent, comme s’il n’osait pas me toucher. J’étais
-glacée, frissonnante.
-
-«Merci... murmura-t-il encore. Mais je suis brisé... vous aussi... C’est
-trop... pardon, ma pauvre petite...»
-
-Le jour baissait--le train pressait son allure en approchant de Paris.
-Vers le couchant, un gros nuage noir barrait l’horizon jaune. Nous
-aurions dû être moins malheureux, et pourtant une tristesse affreuse
-nous enveloppait. François ne disait plus rien; mais je sentais son
-regard sur moi--un regard où il y avait encore presque autant de douleur
-que d’amour... Pourrions-nous jamais sortir de cet abîme d’amertume et
-de regrets?
-
-Nous arrivions. Il se pencha vers moi.
-
-«Vous... vous m’avertirez... vous me ferez savoir...»
-
-Il chuchotait, avec un air de honte que je ne lui connaissais pas et qui
-me fit mal. Je dis «oui» de la tête. Et ce fut tout. Le train
-s’arrêtait. Avant que François tentât de me retenir, j’ouvris la
-portière, je sautai, je me perdis dans la foule--comme une coupable qui
-s’enfuit.
-
-
-
-
-XVII
-
-
-Le coupé, la figure impassible du cocher de louage m’attendaient à la
-porte de la gare. Où donc allais-je? Ah! oui, chez papa. Ce matin, en
-partant, je lui avais promis--je m’étais promis à moi-même de revenir le
-soir prendre de ses nouvelles. Et maintenant, c’est à peine si je
-pouvais me souvenir qu’il était malade et qu’il m’attendait. Inerte et
-sans force au fond de la voiture, je revivais ces deux terribles heures,
-minute par minute, mot par mot... Mon Dieu! comme il m’aimait! De quelle
-passion profonde et tendre! Que de rêves sans espoir, que d’années
-perdues--les plus belles d’une vie d’homme--pour moi, pour mon humble
-_moi_! J’étais cause qu’il avait souffert ainsi--lui, François... Cette
-idée me bouleversait toute, abolissait dans ma cervelle endolorie
-jusqu’au souvenir du souffle glacial qui venait de passer sur nous,
-pendant ces dernières minutes si mornes... Rien--non, rien ne pourrait
-m’empêcher de tout quitter pour aller à lui, pour lui rendre, sinon le
-passé éteint, gâché, au moins l’avenir qui lui restait. Et moi--hélas!
-je savais trop bien le peu que valait mon sacrifice. A ce mot terrible
-de «divorce», j’avais crié, j’avais tenté une lutte dérisoire--mais au
-moment même où ma conscience se révoltait ainsi, je sentais mon cœur
-déjà complice de la chère voix désespérée qui m’implorait... Ce que
-j’avais promis, je le tiendrais tout de suite--tout de suite... Je ne
-vivrais pas plus longtemps dans une pareille angoisse: sans attendre le
-retour de Philippe, je partirais dès le lendemain--dès maintenant, même,
-si papa était en état de m’entendre, je lui dirais tout, je le
-supplierais de me reprendre, de me garder, jusqu’à ce que...
-
-La voiture s’arrêta--j’étais arrivée. Ma vieille maison--la loge
-éclairée par un bec de gaz en papillon, l’escalier sans tapis--que
-j’avais été heureuse là! Mes jambes tremblaient; pourtant je montai les
-cinq étages d’une haleine--je frappai. En entrant, je vis que Julie
-avait sa figure placide des bons jours, j’entendis le rire sonore du
-docteur Garnier. Papa était assis dans son lit, bien confortablement; un
-joli petit feu de coke brûlait au fond de la cheminée--une lumière
-paisible tombait de la lampe coiffée d’un abat-jour vert que j’avais
-toujours connu... Les deux hommes tournèrent la tête.
-
-«Te voilà, fillette?... pas trop fatiguée de ce pénible voyage?... Tu
-vois: je suis ressuscité... Eh bien, et Philippe?... Il n’est donc pas
-avec toi?»
-
-Philippe--c’était la première pensée qui lui venait à ma vue.
-Hâtivement, confusément, j’expliquai pourquoi mon mari était resté;
-puis, coupant court aux questions inquiètes de papa sur la filature, sur
-une grève possible:
-
-«Alors, tu vas mieux?... Ce ne sera rien?...
-
---Rien du tout, dit le docteur; la fièvre est tombée, les bronches ne
-sont même pas prises... Mais, saperlipopette! C’est toi qui aurais
-besoin d’être soignée, petite!... Quelle figure tu as!...»
-
-Je m’étais penchée sur le lit, en relevant mon grand voile noir, et mon
-visage apparaissait dans le rond lumineux projeté par la lampe. Papa me
-caressa la joue d’un air attristé.
-
-«Elle a du chagrin... moi aussi. Nous aimions tous la chère tante Lydie.
-J’ai tant regretté ce matin de ne pas pouvoir partir!... Et votre pauvre
-cousin?... Comment supporte-t-il ce coup? Il va se trouver bien seul,
-maintenant...»
-
-Quel supplice! Il me semblait que l’œil aigu du docteur, fixé sur moi,
-lisait à livre ouvert dans ma pensée... Pourtant j’aurais dû me rappeler
-que, de toute sa vie affairée de praticien, jamais il n’avait eu
-l’occasion de rencontrer François, dont il ignorait même l’existence.
-Mais mon âme était à vif, et le moindre regard me faisait mal. Je
-répondis au hasard, par des phrases banales. Notre vieil ami se levait,
-en secouant sa crinière blanche.
-
-«Allons, je m’en vais; on n’a plus besoin de moi ici: encore un jour de
-lit, trois jours de chambre--pas de drogues, et il n’y paraîtra plus...
-Quant à toi, gamine, surveille tes nerfs. C’est très triste de perdre
-une bonne tante; pourtant il n’y a pas de quoi se rendre malade...
-surtout quand il vous reste un brave et excellent mari comme le tien,
-que diable!»
-
-Il partit, jovial et bourru, nous laissant seuls dans le silence et la
-tiédeur de la chambre bien close.
-
-«Est-ce bête, dit papa, ce rhume qui est arrivé juste pour m’empêcher de
-t’accompagner à Amiens!»
-
-Je l’écoutais à peine--sans songer même que sa présence auprès de moi,
-pendant ce voyage, aurait changé la face des choses... Réfugiée dans
-l’ombre, au coin du feu, sur une chaise basse, je me répétais: «Il faut
-parler, tout avouer... mais comment?...» J’avais la bouche sèche, les
-mains moites, les tempes serrées; j’appuyais ma tête contre le marbre de
-la cheminée dont je sentais l’angle dur et froid, un peu éraflé du bout,
-m’entrer dans la joue, et cette sensation éveillait en moi des souvenirs
-d’enfance--remords puérils, peccadilles à mourir de rire, confessées à
-cette même place, versées en tremblant dans l’oreille du plus indulgent
-des pères... Aujourd’hui, que dirait-il, quand il saurait?... Justement,
-voilà qu’il s’agitait sur ses oreillers, qu’il me cherchait des yeux.
-
-«Comme tu es silencieuse!... Cela t’ennuie, n’est-ce pas, que Philippe
-ait été forcé de partir si brusquement?... Répète-moi donc un peu: je
-n’ai pas très bien compris dans quelles circonstances il a reçu cette
-dépêche...»
-
-Combien il était loin de moi, de l’idée fixe qui me martelait le crâne!
-D’une voix troublée, j’essayai de lui répondre, de rassembler mes
-souvenirs dans mon cerveau vide. «Il faut parler, pourtant, me
-disais-je, il faut parler...» Au lieu de cela, je devais raconter les
-lettres de Mauroy, le télégramme arrivant au dernier moment... Je revis
-Philippe sur le quai de la gare d’Amiens, et le regard qu’il m’avait
-lancé, tandis que le train m’emportait, seule avec François--un frisson
-me passa dans les moelles. Papa m’écoutait, pensif.
-
-«C’est toujours ennuyeux, ces conflits avec les ouvriers, dit-il enfin.
-Heureusement que Philippe est le plus conciliant des hommes!... Pauvre
-garçon! il doit être bien perplexe...»
-
-Un sourire indulgent, affectueux, éclairait sa longue figure maigre aux
-yeux paisibles. Mon cœur défaillit. «Ce mari si bon, que tu aimes tant,
-je veux le quitter demain--le quitter parce que j’en aime un autre... et
-je compte sur toi pour m’y aider...» Prononcer ces mots-là, tout à coup,
-sans préparation--était-ce possible?... Je me sentis submergée par un
-immense découragement. Au-dessus de ma tête, sur la cheminée, la vieille
-pendule en forme de lyre grinça, gémit, puis sonna sept coups sourds et
-faibles. Julie venait d’entrer, apportant une tasse de bouillon.
-
-«Tu vois, dit papa, voilà tout ce qu’on me permet pour ce soir... Je
-devrais t’offrir de faire la dînette près de moi, puisque tu es seule;
-mais j’ai besoin de réparer ma mauvaise nuit, et, ma foi, je crois bien
-que je vais dormir...»
-
-Il but, à petites gorgées, éloigna sa lampe, se carra dans son lit...
-Non, je ne troublerais pas sa quiétude--au moins pas tout de suite. Je
-m’en allai sans avoir rien dit. Mon baiser d’adieu, cependant, devait
-avoir quelque chose de fiévreux, d’inusité, car papa lui-même sembla
-s’apercevoir soudain de mon agitation. Il m’attira contre lui, me câlina
-un moment.
-
-«Voyons, voyons, ne te tourmente pas... Demain, j’en suis sûr, tu vas
-recevoir une lettre de Philippe t’annonçant que tout est arrangé, qu’il
-n’y aura pas de grève... Bonsoir, ma petite fille... et n’oublie pas de
-m’apporter des nouvelles dès que tu en auras--de bonnes nouvelles... A
-demain.»
-
-Demain. Que serait demain? J’avais laissé passer l’heure de l’aveu.
-Maintenant j’étais de nouveau dans la voiture, puis chez moi--ce chez
-moi que j’avais quitté depuis douze heures à peine et qui m’apparaissait
-étranger, presque hostile. Dans la salle à manger, Théodore, prévenu que
-«Monsieur» ne rentrerait pas, enlevait silencieusement le couvert de
-Philippe--en un tour de main, l’assiette, le verre, l’argenterie, la
-serviette, tout avait disparu: j’étais seule en face d’une place vide.
-J’éprouvais un étrange serrement de cœur--allais-je donc pouvoir
-supprimer ainsi mon mari de mon existence?... Mes tempes bourdonnaient,
-les bouchées s’arrêtaient dans mon gosier--l’eau même me paraissait
-amère. Et toujours j’entendais la voix de François, toujours je voyais
-les yeux inquiets de Philippe--inquiets, mais si confiants... Je
-repoussai le plat que le valet de chambre me présentait d’un geste
-arrondi.
-
-«Non, merci... je n’ai plus faim...»
-
-Il fallait en finir, mettre l’irréparable entre moi et mon passé...
-Pourtant j’avais encore une nuit à rester sous mon toit. Mais je voulais
-agir bien vite, me prouver à moi-même que tout cela n’était pas un rêve.
-Écrire--une lettre pour Philippe que je laisserais, bien en vue, sur son
-bureau--et, le lendemain matin, partir pour toujours... Papa, cette
-fois, m’accueillerait, m’entendrait coûte que coûte. Une réflexion
-rapide me traversa l’esprit: «Si je l’avais trouvé plus mal ce soir,
-pourtant, je serais restée, sans avoir besoin de chercher un
-prétexte...» Puis j’eus horreur d’une telle pensée.
-
-Dans ma chambre, où je m’étais réfugiée, je me déshabillais rapidement,
-en m’efforçant de ne songer qu’aux circonstances matérielles de mon
-départ. Cette robe de deuil que je quittais--la plus simple de
-toutes--je la remettrais demain; je n’emporterais ni bijoux, ni argent:
-ma vieille maison me verrait revenir, pauvre comme j’étais partie. Je
-regardai autour de moi; tout ce luxe banal, tout ce confort qui
-m’entourait depuis mon mariage, non seulement je ne le regretterais pas,
-mais je serais heureuse de m’en évader--oui, heureuse. A satiété je me
-répétais: «Heureuse, heureuse...» Et je marchais çà et là comme une
-somnambule, passant un peignoir, enlevant mes bagues--pour la dernière
-fois... Enfin j’étais prête--assise devant ma table, une plume à la
-main, une feuille de papier devant moi: j’écrivais à Philippe...
-
-J’écrivais--non: les yeux fixes, je regardais cette feuille encore
-blanche sur laquelle j’allais tracer les mots qui me délieraient à
-jamais. Chacun de ces mots devait porter; Philippe devait comprendre
-tout de suite que rien ne pourrait me ramener à lui. Je me sentais
-soudain l’esprit lucide et froid--d’un froid mortel. Ce qui
-m’embarrassait, c’était la formule du début. «Mon cher Philippe...»
-Impossible! «Mon bon Philippe...» Quelle ironie! Et puis j’aurais l’air
-de spéculer sur sa bonté. Mieux valait ne rien mettre, commencer sans
-préambule... Et d’un seul trait, fiévreusement, j’écrivis:--après treize
-ans, il me semble que les lignes sont encore là, devant mes yeux:
-
-«Pardonne-moi le chagrin que je vais te causer. Quand tu liras cette
-lettre, je serai partie, parce que je crois que nous ne pouvons plus
-vivre ensemble. Je sais combien je suis ingrate, combien tu as toujours
-été bon pour moi; mais tu dois bien comprendre, surtout depuis ces
-derniers temps, que nous ne sommes pas heureux. Tu m’as demandé toi-même
-un soir si je regrettais de t’avoir épousé: eh bien! oui, je le
-regrette. Je pense que je me suis trompée, que j’étais trop jeune, que
-nous ne nous connaissions pas assez. Pendant près de huit ans, j’ai
-réfléchi, j’ai observé: nous n’avons pas un goût, pas une idée en
-commun, nous pensons en tout différemment; l’intimité intellectuelle
-entre nous est impossible. Ce sont des choses auxquelles tu n’attaches
-pas d’importance, je le sais; malheureusement, pour moi, elles sont la
-raison même de l’existence. Je ne crois pas qu’on puisse dire qu’on
-s’aime, simplement parce qu’on est mari et femme, quand on ne vit pas en
-communion constante de cœur et d’âme. C’est pour cela que je te quitte,
-que je retourne chez mon père. Je te jure que je n’ai rien fait de mal:
-crois-moi, Philippe, je t’en prie, et, encore une fois, pardonne-moi.
-J’espère que, de ton côté, tu referas ta vie, et que tu trouveras une
-autre femme, meilleure que moi, car je désire de tout mon cœur que tu
-sois heureux.
-
-«GENEVIÈVE».
-
-C’était tout--j’avais dit ce que j’avais à dire. Maintenant il fallait
-prendre une enveloppe, y mettre le nom de Philippe... Mais d’abord il
-fallait relire.
-
-«Pardonne-moi le chagrin que je vais te causer...» Le chagrin... J’eus
-la vision soudaine de Philippe revenant chez lui--chez nous--après deux
-journées fatigantes et pénibles, l’esprit un peu inquiet--se reprochant
-cette inquiétude même et comptant bien la dissiper près de moi... Il
-entrait: tout droit dans ma chambre, d’abord, puis dans le salon--sans
-me trouver--, dans son bureau... Il voyait la lettre, il l’ouvrait... Je
-me mis à trembler de la tête aux pieds. Philippe, lire cela!... Mais
-c’était criminel, c’était fou--mais j’aurais aussi bien pu me cacher
-dans l’ombre pour le tuer, quand il rentrerait... Avec égarement, je
-parcourais ces phrases sorties de ma plume: je ne les reconnaissais
-plus--elles m’apparaissaient monstrueuses d’inconscience et d’égoïsme.
-«Tu as toujours été très bon pour moi...» Cette bonté, dont le souvenir
-m’accablait tout à coup... «Je regrette de t’avoir épousé... je me suis
-trompée... j’étais trop jeune...» Déjà je l’avais vu, à cette seule
-idée, presque affolé de colère et de douleur... «L’intimité
-intellectuelle, l’union des âmes...» C’était vrai--vrai pour moi. Mais
-lui, pauvre cœur simple et tendre, que retiendrait-il de toutes ces
-subtilités, sinon que je ne l’avais jamais aimé, et que j’avais vécu
-huit ans près de lui sans rien lui livrer de mes pensées?... «Je te jure
-que je n’ai rien fait de mal...» Pourrait-il me croire, lui dont la
-jalousie mise en éveil devinerait du premier coup, parmi tant de raisons
-que je lui donnais, l’unique raison que je ne voulais pas lui donner--la
-seule qui comptât pour lui comme pour moi? Non, il ne me croirait pas:
-il me soupçonnerait des pires hontes, et je l’aurais mérité, moi qui
-osais lui dire, après l’avoir bien torturé: «Je désire que tu sois
-heureux...»--moi qui avais pu être à ce point cruelle, hypocrite et
-lâche... Oh! oui lâche, surtout. «Allez à lui, loyalement...» Ces mots,
-je les entendais encore. Et au lieu de cela, je me sauvais comme une
-voleuse, en laissant derrière moi la maison vide et le foyer ruiné... Un
-grand élan de révolte me souleva contre moi-même: je saisis la lettre
-indigne, je la déchirai en dix morceaux, en cent morceaux--j’aurais
-voulu l’anéantir... Et tout à coup il me sembla que ce que je détruisais
-là, de mes mains, c’était l’amour de François--cet autre amour dont
-j’avais fait une part de ma propre vie. Alors mon cœur éclata: je posai,
-en pleurant, ma tête sur les débris du papier déchiqueté--et je
-souhaitai d’être morte.
-
-Combien de temps demeurai-je ainsi?... J’avais perdu la notion de
-l’heure. Parfois, une petite vague d’espoir montait en moi: si
-j’essayais au moins de parler à mon mari? Si je pouvais l’amener--non
-plus de cette façon brutale et dure, mais doucement, par degrés--à
-m’écouter, à me comprendre et, qui sait? à consentir?... Lui aussi
-devait souffrir de cette existence tourmentée... Puis le flot
-d’illusions retombait, se perdait dans une marée de désespérance. Non,
-mille fois non--Philippe ne s’attendait pas à recevoir de moi une
-pareille blessure. Le doute avait pu l’effleurer, troublant un moment
-son repos; mais d’où venait ce doute? Sur quoi portait-il exactement?
-Lui-même n’aurait su le dire. De la tristesse, du malaise, quelques
-bouderies, une brève querelle--c’était tout. Sa nature loyale répugnait
-au soupçon: aujourd’hui encore, tandis qu’il nous regardait partir,
-j’avais bien compris qu’il se faisait scrupule de ses craintes, qu’il
-luttait bravement contre une méfiance indigne de lui--indigne de nous,
-pensait-il... Quoi qu’il pût pressentir ou deviner, il persistait à
-croire en moi, de toute la force de sa foi candide--en moi qui rêvais de
-l’abandonner, qui venais d’écrire cette affreuse lettre... Je gémis,
-d’angoisse et de remords. L’horreur même du coup que j’avais failli
-porter m’ouvrait les yeux sur ma mauvaise action: d’un seul regard, j’en
-sondais toute la vilenie--je savais que je ne la commettrais pas.
-
-Philippe! Si amer que fût le présent, rien ne pouvait empêcher que je
-n’eusse été sa femme, que je ne lui eusse donné les premières années de
-ma jeunesse--trop vite, peut-être, mais librement, de mon plein gré.
-J’étais devenue son bien, sa chose: de quel droit voulais-je me
-reprendre? Quelle raison invoquer pour le quitter, pour le trahir? Tout
-ce que nous nous étions promis l’un à l’autre, il l’avait tenu--et au
-delà. Sa tendresse ne s’était jamais démentie; le bonheur qu’il pouvait
-donner, il me l’avait prodigué avec joie, heureux de me croire heureuse:
-si ce bonheur ne me suffisait pas, c’était ma faute et non la sienne.
-Longtemps j’avais vécu de cette vie douce et facile, un peu pâle--sans
-lumière et sans ombre. L’ombre était venue, maintenant--l’ombre d’un
-grand amour triste qui me cachait le reste du monde. Mais ce n’était pas
-une raison pour sacrifier Philippe.
-
-Lentement, la résignation m’envahissait, morne et glacée. Tous ces liens
-qui me retenaient captive--pitié, justice, respect de la parole donnée,
-pudeur d’honnête femme--je les sentais se resserrer, me blesser l’âme;
-mais je renonçais à les rompre. Des noms, des choses me traversaient
-l’esprit. Papa--quelle folie d’avoir songé à troubler sa vieillesse
-paisible! Quelle déception cruelle je lui avais préparée--combien
-j’aurais souffert de son blâme... Thérèse--la farouche petite puritaine,
-qui se faisait une si haute idée des devoirs de l’épouse--devoirs bien
-faciles pour elle, hélas!--qui voyait chaque jour près d’elle l’exemple
-de son frère abandonné par une femme indigne... Elle ne m’aurait pas
-pardonné: nulle part je n’aurais retrouvé une amitié semblable, ni ces
-caresses d’enfants qui m’avaient si souvent consolée... Julie, même, ma
-vieille Julie--son honnête visage se serait détourné de moi...
-
-Était-ce donc la peur qui me conseillait--la peur basse du scandale, les
-complications misérables d’un divorce? Non--en dehors des êtres que
-j’aimais, l’opinion du monde m’était indifférente, et je connaissais
-assez bien Philippe pour savoir qu’il ne m’eût jamais gardée malgré moi:
-à condition d’écraser son cœur, de perdre sa vie, j’étais libre, je
-tenais son sort dans ma main. Seulement, j’avais vu le mal: j’avais
-compris qu’il ne _fallait_ pas, que je ne _devais_ pas... Tante Lydie
-aussi le pensait,--pauvre tante Lydie! jusqu’à son lit de mort...
-François, sans doute, s’en souviendrait.
-
-Je relevai la tête--depuis longtemps je ne pleurais plus. Oui,
-François--j’irais à lui, demain. Je lui devais une réponse: je la lui
-porterais... C’est lui qui serait malheureux--lui et moi. Une douceur
-étrange, une sorte de joie amère me pénétra. Souffrir ensemble--nous ne
-pouvions plus nous permettre que cette façon-là de nous aimer...
-
-
-
-
-XVIII
-
-
-Quand je me retrouvai dans la rue, le lendemain matin, vers dix heures,
-il me sembla que des années venaient de passer sur moi. J’allais subir
-une rude épreuve; pourtant je ne songeais pas à m’y soustraire. La honte
-avait pu m’inspirer l’idée d’écrire à Philippe, de fuir sans l’avoir
-revu--mais je n’étais pas honteuse de ce que je devais dire à François.
-Je voulais seulement l’aider à comprendre, être près de lui pour lui
-adoucir un peu l’âpreté du devoir, pour qu’il ne fût pas seul à porter
-un fardeau trop lourd. Et je m’effrayais de me trouver si faible.
-
-Le temps était merveilleux: cette fin de mars avait la mollesse de l’été
-avec la fraîcheur du printemps. L’air matinal sentait bon; derrière les
-grilles du Luxembourg, tout était gaîté, soleil et gazouillements;
-par-dessus le haut mur des Carmes, les arbres montraient leurs bourgeons
-roux gonflés de sève. Je marchais parmi cette joie sans qu’elle pût me
-pénétrer. Rue de Chanaleilles, dans le grand jardin, un merle
-chantait--comme le jour de mes fiançailles avec Philippe... Oui, j’avais
-suivi ce même trottoir, longé ces mêmes maisons, pour gagner la grande
-cour, le vieil escalier; tante Lydie m’attendait avec papa--émue de quel
-sentiment complexe, je le comprenais maintenant... Aujourd’hui tante
-Lydie n’était plus là; ce n’était pas elle--ce n’était pas un fiancé que
-je venais chercher... Un instant, je fus frappée de ma présence insolite
-dans ce logis où, désormais, François vivait seul... Mais pouvais-je me
-laisser arrêter par une pareille misère?...
-
-«Je voudrais parler à Monsieur François...»
-
-Perrine ne parut ni surprise, ni choquée; son âme simple de brave fille
-s’émut seulement de me voir enveloppée de ce crêpe qui symbolisait notre
-deuil à tous. Elle soupira et, la mine contrite, me conduisit à travers
-le salon jusqu’à la chambre de tante Lydie.
-
-«Monsieur, dit-elle en ouvrant la porte, c’est madame Philippe.»
-
-Elle m’appelait souvent ainsi, dans son langage de vieille servante
-familière. Cette fois, ce nom me parut sortir de la bouche même du
-destin. C’était bien «madame Philippe», en effet, qui entrait--et
-personne d’autre.
-
-François se tenait assis devant le bureau de sa mère, classant des
-lettres, rangeant de menus objets. En me voyant, il se leva.
-
-«Oh! dit-il à voix basse, vous êtes venue vous-même... déjà!... Alors...
-c’est non, n’est-ce pas?»
-
-Il était d’une pâleur mortelle; pourtant je compris que je n’avais plus
-devant moi le pauvre être désemparé de la veille, mais un homme qui
-pouvait souffrir--et qui s’y attendait. Je joignis les mains dans un
-geste instinctif de supplication.
-
-«C’est impossible, François... impossible!... Je n’aurais pas dû vous
-promettre... ce serait une infamie; Philippe serait trop malheureux...
-Et il le mérite si peu! Il est si bon--si bon et si confiant!... Malgré
-tout ce que vous pouvez croire, il n’est pas préparé... il ne s’attend
-pas... C’est vrai que je n’ai pas été très gentille avec lui, ces
-derniers temps... pourtant il... il m’aime toujours, il croit en moi...
-il ne soupçonne rien de grave... Et moi!... C’est déjà trop de vous
-avoir écouté... Ce que vous me demandiez--lui dire brutalement... ou
-bien partir, l’abandonner... ce serait trop cruel, trop injuste... je ne
-peux pas--je vous assure que je ne peux pas... Et puis, il y a papa...
-Il ne se doute de rien; il aime Philippe comme un fils. Ce serait un tel
-coup pour lui, si, vous saviez!... Et il faudrait le quitter, lui
-aussi... il n’a plus que moi, il n’est plus jeune... J’aurais dû
-comprendre cela tout de suite, vous dire non... ne pas vous laisser
-croire...»
-
-François secoua tristement la tête.
-
-«Je n’y croyais pas... Non--même quand je vous parlais, même quand vous
-m’avez promis d’essayer, je n’y croyais pas, parce que, voyez-vous, je
-sentais bien que c’était mal--très mal... Je le sentais confusément...
-je ne pouvais plus penser: cette journée atroce, cette longue
-insomnie... j’étais fou, j’avais la fièvre... Mais cette nuit, j’ai
-dormi--oui, comme une masse, comme une brute... Et quand je me suis
-réveillé, seul ici pour la première fois... quand je suis entré dans
-cette chambre...»
-
-Il promena autour de lui un regard désolé.
-
-«Car il y a quelqu’un dont vous ne me parlez pas, Geneviève... Pour la
-laisser mourir tranquille, je lui avais menti... c’était presque un
-serment, mon mensonge... Vous y avez pensé aussi, n’est-ce pas?»
-
-Une fois de plus, nous nous étions compris.
-
-«Oui, dis-je; j’y ai pensé... Et vous savez bien que vous n’auriez
-jamais songé à me proposer une pareille chose, si... si elle était
-encore là...»
-
-Il frissonna et, sourdement...
-
-«Non, c’est vrai... c’est horrible... c’est comme si j’avais voulu
-profiter de sa mort... Et pourtant, malgré tout... si vous aviez été
-moins loyale, moins bonne... si vous vous étiez décidée à parler, à
-rompre... j’aurais été assez lâche, je crois, pour accepter le fait
-accompli... Les hommes sont ainsi, Geneviève.»
-
-Sa voix s’était troublée. Devais-je donc être plus forte que lui?
-
-«Mais, repris-je avec angoisse, cette vie dont vous parliez n’était pas
-possible... Songez donc à tout ce qu’il aurait fallu détruire autour de
-nous... Moi, je ne peux pas vous expliquer... Faire du mal à Philippe...
-il m’aurait semblé que nous nous mettions à deux pour frapper un
-enfant... Nous nous serions fait l’effet de deux complices... nous
-n’aurions pas été heureux...»
-
-Il m’écoutait, les yeux fixés, là-bas, au fond de la chambre, sur le lit
-de sa mère--vide de ce vide muet et glacé des choses mortes.
-
-«Non, peut-être, dit-il lentement; pas _très_ heureux...»
-
-Et je sentis dans son accent un regret si poignant de cette ombre de
-bonheur--comparée à ce qui lui restait--que des larmes me brûlèrent les
-paupières.
-
-«D’ailleurs, poursuivit-il d’un ton morne, à quoi bon parler de ces
-choses... puisque j’étais sûr d’avance que vous y renonceriez de
-vous-même... que vous ne pourriez même pas essayer de faire le mal...»
-
-Je n’avais pas le droit de me laisser juger ainsi.
-
-«François, murmurai-je humblement, vous me croyez meilleure que je ne
-suis... j’ai essayé. Je voulais m’en aller aujourd’hui même, me réfugier
-chez papa... et j’ai écrit une lettre pour Philippe... Je l’ai déchirée,
-mais je l’avais écrite... une lettre si dure, si méchante!...»
-
-Un grand choc le secoua: il vint à moi, passionnément.
-
-«Vous avez fait cela... vous!... Oh! vous ne deviez pas... vous aviez
-tort... mais... c’est trop doux... trop doux et trop amer de penser que,
-pour moi... Chère petite... chère petite...»
-
-Sur son visage bouleversé, une sorte de joie luttait avec la honte.
-
-«Je suis bien coupable, Geneviève: j’aurais dû avoir le courage de
-disparaître de votre vie sans rien dire... Vous ne pourrez plus penser à
-moi sans remords, et moi je ne me pardonnerai jamais...»
-
-Je m’étais assise, accablée par une immense lassitude. Il me contempla
-avec douleur.
-
-«Comme vous êtes pâle! Quelle pauvre petite figure malheureuse... Dire
-que c’est moi qui suis cause que vous souffrez... moi qui aurais voulu
-vous épargner jusqu’à l’apparence d’un chagrin... Oh! je ne peux pas...
-je ne peux pas supporter cela... Je partirai; je dois partir... Ç’avait
-été ma première pensée, quand je me suis trouvé seul... j’avais tout
-combiné, avant cet accès de démence... Et depuis ce matin...»
-
-De nouveau, son regard parcourut les objets familiers qui l’entouraient;
-il revint au bureau, feuilleta une liasse de papiers jaunis.
-
-«Voyez, je prenais congé du passé... je remuais de vieux souvenirs...
-toute une correspondance échangée entre mes parents... Ah! ils se sont
-bien profondément aimés!... Mon père est mort jeune, mais je ne le
-plains pas... On donnerait vingt ans de sa vie pour recevoir de
-pareilles lettres...»
-
-Un moment il rêva, sans paraître se rappeler ma présence. Une peine
-sourde, immense, montait en moi.
-
-«Vous voulez partir, François?...»
-
-Ma voix s’éleva comme une plainte. Et cependant, je savais bien que ce
-départ était la seule solution possible... Il se retourna vers moi.
-
-«Oui, dit-il résolument... tout de suite, demain--pour Guéthary,
-d’abord, où j’ai quelques affaires à terminer--puis, je pense, pour
-Saïgon... Les congés de Pâques vont me permettre de régler ma situation
-au Collège de France et d’écrire au Ministère qu’on veuille bien me
-considérer comme candidat à la direction de la nouvelle École... On m’a
-répété cent fois que je n’avais pas de concurrent sérieux, que ma
-nomination était toute prête... J’espère qu’on m’enverra le plus tôt
-possible à mon poste...»
-
-Maintenant il semblait possédé d’une hâte fiévreuse d’être là-bas--dans
-cet affreux pays. Je l’interrogeai craintivement.
-
-«Saïgon?... Mais vous disiez que c’était malsain...
-
---Malsain... pour vous...
-
---Oh!...» fis-je avec effroi. Il comprit ma pensée: une douceur triste
-passa dans ses yeux.
-
-«Rassurez-vous... ce n’est pas la mort que je vais chercher... Je n’ai
-jamais vécu longtemps de suite à Saïgon même, mais je suis plus habitué
-qu’un autre à ce genre de climat... C’est la seule chance qui me reste
-d’être bon à quelque chose... Je travaillerai; les jeunes gens
-m’aimeront bien, peut-être... Et puis, je reviendrai quelquefois en
-France, tous les trois ou quatre ans. Seulement... je ne vous verrai
-pas... Il vaudra mieux que je ne vous voie pas... au moins pas avant
-longtemps, plus tard... quand nous serons très vieux...
-
---Ah! m’écriai-je, je voudrais être vieille... bien vieille... tout de
-suite... et que vous ne partiez pas!...»
-
-La tête rejetée contre le dossier de mon fauteuil, je pleurais
-doucement, sans bruit--en me cachant un peu. Il m’avait vue, pourtant;
-je le sentais là, derrière moi--penché près de mon oreille.
-
-«Geneviève, suppliait-il, soyez bonne... songez que c’est mon devoir...
-qu’il le faut, absolument... Ne m’enlevez pas le peu de force qui me
-reste... laissez-moi croire que je n’ai pas troublé votre vie pour
-toujours... que vous pouvez encore être tranquille, heureuse. Avec cette
-pensée-là, voyez-vous... et le souvenir de ce que vous m’avez dit... de
-ce que vous avez voulu faire pour moi... il me semble que je ne serais
-pas trop malheureux... Mais quand je vous vois pleurer... c’est si
-cruel!... et je ne sais plus, alors... je ne sais plus...»
-
-Oh! cette voix triste, tendre... ces paroles navrantes! J’étais venue le
-consoler, et je le désespérais, lui qui allait partir si loin, pour si
-longtemps--et qui ne recevrait jamais de ces belles lettres d’amour pour
-lesquelles il aurait sacrifié vingt ans d’existence... D’un grand
-effort, je renfonçai mes larmes.
-
-«Pardonnez-moi, François... je ne peux pas m’empêcher... maintenant...
-Mais je comprends tout ce que vous faites pour moi, pour mon repos...
-combien vous êtes bon... et je vous promets de ne pas rendre votre
-sacrifice inutile... de tâcher... d’essayer...»
-
-Ma voix se perdit dans un murmure confus. C’était tout l’héroïsme dont
-j’étais capable. Il le comprit, sans doute, car il se détourna, fit
-quelques pas, revint à moi d’un air inquiet.
-
-«Et maintenant... Oh! je souffre de vous dire cela... mais le monde est
-si méchant!... maintenant... il faut nous séparer... J’ai des amis; on
-peut venir à cause de mon deuil... Je ne veux pas qu’on vous trouve
-ici... chez moi, Geneviève.»
-
-D’un mouvement brusque, je m’étais levée, rougissant malgré mon
-angoisse--je lui tendais les deux mains. Doucement, sans les presser, il
-les enferma dans les siennes; puis, m’attirant tout près de lui, il
-inclina vers moi son visage où je lisais une tendresse infinie.
-
-«Et pourtant, vous le savez bien, vous, n’est-ce pas, que vous êtes en
-sûreté avec moi?... Écoutez... il y a une phrase que je vous ai entendue
-dire, une fois, à propos de je ne sais quel roman: «Je ne comprends pas
-comment une femme qui a reçu un baiser d’un autre homme peut reparaître
-devant son mari...» Vous étiez devenue toute rouge, d’avoir osé
-articuler cela... rouge comme maintenant... chère petite âme candide...
-Eh bien... moi non plus, Geneviève, je ne le comprends pas. Mais vous
-voulez bien... ce n’est pas mal, de vous regarder encore un peu...
-longtemps... pour la dernière fois...»
-
-Gravement, sans oser remuer, sans pouvoir parler, je le regardais
-moi-même--je sentais ma douleur grandir, grandir tellement qu’elle
-semblait s’élever très haut, planer au-dessus de nous... Je vis ses yeux
-se voiler, ses lèvres frémir.
-
-«Pour la dernière fois... oh! que c’est dur, mon enfant chérie... Je
-devrais vous dire de ne plus penser à moi... mais c’est trop... Vous ne
-m’oublierez pas... pas tout à fait, dites... quand vous ne me verrez
-plus?...»
-
-Je demeurai muette--incapable de prononcer une syllabe. Il luttait pour
-ne pas me donner encore une fois le spectacle de sa détresse.
-
-«Non... non... je ne veux pas être égoïste et lâche comme hier...
-j’aurai du courage... j’en ai en ce moment, je vous assure... Pourtant,
-si vous voulez ne pas garder de moi un souvenir trop lamentable... il
-faut partir... maintenant... pendant que je peux encore vous sourire...»
-
-Quel sourire!... C’est ainsi que je le revois toujours--debout devant
-moi, avec ses yeux pleins d’amour dans sa figure pâle, et sa bouche
-tremblante qui souriait pour ne pas pleurer...
-
-
-
-
-XIX
-
-
-Octobre 1907.
-
-Mes souvenirs me font mal--ils me font peur. Je craignais d’oublier, et
-voilà que je viens de revivre les moindres détails de ma vie avec une
-intensité qui m’épouvante. Ma mémoire est trop fidèle. Parmi ces
-feuilles mortes que je croyais ramasser, j’ai trouvé des branches
-vivaces--des rameaux couverts d’épines dont les pointes aiguës me
-blessent et me déchirent. Dois-je les laisser retomber? Il me semble au
-contraire que je voudrais les serrer dans mes mains, pour me sentir
-souffrir encore...
-
-Après l’adieu de François, je ne sais plus bien... Pourtant, je me
-rappelle distinctement le retour de Philippe.
-
-Il revient le surlendemain; il m’a écrit, comme papa le prévoyait, que
-tout allait bien--qu’il avait pu, cette fois, s’entendre avec Mauroy
-pour donner satisfaction aux ouvriers... Je l’attends--je sais ce que je
-peux lui dire, et ce que je lui cacherai toujours; ces deux journées de
-lutte contre moi-même m’ont vieillie et mûrie--et puis, j’ai promis à
-François que son sacrifice ne serait pas inutile. Pour cela, je dois me
-résigner--non à mentir, mais à ne pas laisser voir le fond de mon âme.
-Philippe ne soupçonnera jamais ce que j’ai voulu faire; pour qu’il vive
-en paix, je garderai ce secret qui m’étouffe. Ce sera ma punition--et
-non la moins dure.
-
-Philippe est là. Qu’il me paraît jeune--comme ses yeux sont clairs! Il
-est mon aîné de quatre ans, mais j’ai vécu plus que lui, maintenant...
-Nous sommes assis tous les deux dans son bureau; il m’a raconté ses
-efforts, la mauvaise volonté de Mauroy; il avoue que le caractère de son
-associé est quelquefois difficile--j’essaie de l’écouter avec intérêt.
-Au milieu de tout cela, je devine dans son esprit, je vois dans son
-regard une inquiétude--je sens venir un nom que je redoute et qu’il
-faudra pourtant bien prononcer... Enfin il parle.
-
-«Demain, je passerai prendre des nouvelles de François... Il semblait si
-énervé, si souffrant... l’autre jour... quand je vous ai quittés... Je
-crains qu’il n’ait de la peine à reprendre le dessus...»
-
-Il est bon, comme toujours. Et puis, il ruse, inconsciemment--pour
-savoir. Mais j’ai pesé d’avance tous mes mots.
-
-«Si tu allais le voir, tu ne le trouverais pas: il doit être depuis hier
-à Guéthary. Je l’ai revu... il était plus calme... Il compte rester
-là-bas une quinzaine de jours... puis il partira pour Saïgon...
-
---Pour Saïgon? fait vivement Philippe. Il recommence à voyager? Il doit
-séjourner longtemps?...
-
---Oh! oui... plusieurs années... Il s’est décidé à accepter ce poste de
-directeur d’École qu’on lui offrait: tu sais bien que, s’il avait refusé
-d’abord, c’était uniquement à cause de sa mère.
-
---C’est vrai... il me l’avait dit...» murmure Philippe. Il paraît agité,
-heureux--sans oser l’avouer. Je lis dans sa pensée comme dans un clair
-miroir. Et soudain, le miroir se ternit d’une buée légère.
-
---Tu l’as revu?... Où cela?... Ici?...
-
---Non: rue Barbet-de-Jouy...»
-
-Cette fois, Philippe me regarde d’un air troublé.
-
-«Ah! tu es allée... chez lui...
-
---Oui, dis-je simplement. Et j’ajoute: Je l’ai trouvé dans la chambre de
-sa mère, où il rangeait des papiers...»
-
-Un silence. Philippe a rougi: ma réponse l’a touché, au point le plus
-sensible de son brave cœur--il comprend tout ce que son soupçon
-inexprimé a d’offensant pour moi. Je l’observe; assis dans son fauteuil
-à dossier de cuir, il contemple distraitement son bel encrier, sa main
-joue avec la petite pelle d’ivoire qu’il remue dans la poudre bleue...
-C’est là, à cette même place, qu’il aurait trouvé ma lettre... Un grand
-remords me saisit, et aussi une joie de lui avoir évité cette peine
-atroce. Doucement, je viens derrière lui, je l’embrasse sur le front.
-Alors il se retourne, il me prend la tête, il plonge ses yeux dans les
-miens, sans que je les baisse. Et il me rend mon baiser, tendrement,
-avec confiance... Qu’il y ait eu entre son cousin et moi un sentiment
-involontaire, une sympathie intellectuelle un peu trop vive--cela, il le
-croit--cela seulement: il s’y résigne, quoiqu’il en souffre. Mais il
-sait, il voit que ma conscience me permet de le regarder en face. Et
-puis, enfin, François s’en va. Son nom ne sera plus jamais prononcé...
-
-Si, pourtant. Quelques semaines plus tard. Furtivement, pendant tout ce
-temps, j’ai guetté l’annonce d’une nomination officielle que
-j’attends--pour ne pas rester ainsi dans l’inconnu... La nouvelle a dû
-m’échapper, malgré tout. Un soir, Philippe rentre avec une figure
-contrainte, émue--rien qu’à le voir, j’ai deviné...
-
-«Je viens de recevoir la visite de François, dit-il, du ton le plus
-naturel qu’il peut. Il m’a fait ses adieux... on lui demande de partir,
-précipitamment... plus tôt qu’il ne pensait... et il craint de ne
-pouvoir venir ici comme il en avait l’intention.»
-
-Pas un mot de plus. Je comprends tout ce que cette démarche a dû coûter
-à François; je comprends aussi que pour moi, pour lui--pour notre
-honneur à tous les deux--il _devait_ mettre encore une fois sa main dans
-celle de Philippe. Et maintenant, c’est bien fini, je pense... Il me
-semble que je tombe dans un trou noir... Mais je veux être brave--brave
-comme lui.
-
-La vie reprend, lente et tranquille. Pour échapper à l’inaction--au
-rêve, je me suis décidée à penser aux autres: j’essaye de faire un peu
-de bien--pas comme mes vieilles tantes, ni comme «ces dames» de
-l’orphelinat de Lille--mais à ma façon, toute seule. J’ai commencé assez
-froidement, dans l’espérance égoïste de me fuir moi-même; puis j’y
-prends goût: les pauvres ne me font plus peur--j’apprends à leur parler;
-je leur consacre une assez grande partie de mon temps. L’autre part, je
-la donne à Thérèse. Je sais qu’elle a tout deviné: elle ne m’a pas parlé
-du départ de François, mais j’ai senti en elle une recrudescence
-d’affection qui me fait chaud à l’âme. Les enfants m’appellent «tante
-Geneviève»--je les aime presque autant, je crois, que s’ils étaient à
-moi.
-
-Philippe est redevenu vivant et joyeux; ses seuls ennuis lui viennent de
-l’usine, où Mauroy continue soigneusement à entretenir le «mauvais
-esprit» dont gémit mon mari. Mais j’ai renoncé aux discussions sur ce
-point, et nous n’avons plus aucun sujet de querelles. Je joue du
-Mozart--Philippe l’admet--je chante du Gounod, et j’ouvre bien rarement
-les partitions de Wagner--surtout celle de _Tristan_. Papa a pris sa
-retraite. Il ne vieillit pas et continue à battre Philippe aux échecs
-tous les mercredis soirs.
-
-De Cochinchine, rien--pas un signe, pas un mot. C’est le silence absolu.
-Philippe ne fait aucune réflexion à ce sujet. Lui non plus n’écrit
-jamais à son cousin. Cette affection fraternelle s’est rompue, sans
-secousse--au moins apparente. C’est peut-être un bien. Pourtant, il y a
-toujours, dormant au plus profond de mon cœur, une souffrance vague, un
-désir fou de savoir, et cette nostalgie de l’être aimé qui va en
-croissant, au lieu de diminuer... Trois ans, quatre ans--déjà. J’ai
-trente et un ans; j’ai maigri, pâli--je ne suis plus tout à fait «la
-jolie petite madame Noizelles...» Mais je m’en soucie peu.
-
-Et un soir--oh! pourrai-je écrire cela?... Un soir, nous sommes tous les
-deux, Philippe et moi, dans le salon. Un soir de juin. Il fait encore
-grand jour; la fenêtre est ouverte. Je suis assise au piano, promenant
-vaguement mes doigts sur les touches; je regarde Philippe qui lit son
-journal en fumant. Tout à coup je le vois tressaillir; je l’entends
-pousser un cri étouffé. Le papier lui échappe des mains. Je me lève
-brusquement, envahie par une peur étrange.
-
-«Qu’est-ce que c’est?» dis-je.
-
-Déjà Philippe a ressaisi la feuille que j’allais prendre. Il la tient
-ferme, pliée--ses yeux sont singuliers.
-
-«C’est... c’est... une mauvaise nouvelle... Attends; ne lis pas...»
-
-Tout mon sang se glace.
-
---Une nouvelle... d’où?...
-
---De Saïgon...» balbutie Philippe. Et il lâche le journal--ou je le lui
-arrache des mains. D’abord je ne vois rien. Tout est trouble. Et puis
-là--dans le coin, en bas, à droite--quelques lignes:
-
-«Nous avons le regret d’apprendre la mort presque subite de M. François
-Chardin, directeur de l’École Indo-Chinoise, décédé à Saïgon, des suites
-d’un accès de fièvre pernicieuse. Monsieur Chardin n’avait pas encore
-quarante-deux-ans; depuis la fondation de notre jeune École, il la
-dirigeait avec une grande compétence et un dévoûment à toute épreuve. La
-science française perd en lui un de ses plus distingués représentants.»
-
-Les mots--les mots effrayants sont là--bien nets, cette fois. Je les
-relis--je m’assieds. Je les relis encore... Suis-je folle? Non. Je sens
-le regard de Philippe fixé sur moi. Mes mains sont froides, ma gorge
-serrée; mais ma tête est solide... Il s’est trouvé mal, lui, autrefois,
-en apprenant que j’avais failli mourir... Moi, je sais qu’il est mort,
-et je ne m’évanouis pas... Seulement je vois ses yeux, son pauvre
-sourire héroïque--j’entends sa voix... «Ce n’est pas la mort que je vais
-chercher... Nous nous reverrons plus tard, quand nous serons très
-vieux...» Oh! François, mon ami!... vous qui m’aimiez tant--et que
-j’aime toujours--vous ne serez jamais vieux... et je ne vous reverrai
-plus...
-
-Maintenant je pleure--avec la sensation horrible de ne pas
-oser--d’étouffer, de broyer la douleur affreuse qui me tord le cœur. Il
-ne faut pas... il ne faut pas... maintenant... Quel silence! Je relève
-la tête: Philippe est pâle, tremblant, comme pétrifié. Mais sur ses
-joues, je vois deux grosses larmes... Et il me dit, tout bas, presque
-humblement.
-
-«Moi aussi... je l’aimais bien...»
-
-Pauvre Philippe!
-
-Je suis malade--très malade, d’une bienheureuse grippe qui n’a aucun
-rapport apparent avec les peines morales, mais qui est suivie d’une
-grande dépression nerveuse. Le docteur Garnier parle de neurasthénie et
-m’envoie dans la montagne--seule--s’il savait ce que la solitude est
-devenue pour moi!... Philippe ne peut pas--ne veut pas m’accompagner. Il
-n’est plus jaloux--est-on jaloux d’un mort?--mais il comprend qu’en ce
-moment nous serions malheureux l’un par l’autre. Alors, Thérèse, qui ne
-se sépare jamais de ses enfants, m’amène Jacques, tout grandelet, un peu
-anémié par une croissance subite.
-
-«Si j’osais, dit-elle, je vous demanderais de le prendre avec vous...
-cela lui ferait tant de bien!...»
-
-Ils sont tous très bons pour moi... Je pars avec mon cher petit Jacques,
-mon compagnon fidèle et tendre... Et je reviens guérie--de corps, sinon
-d’âme. Et la vie recommence encore...
-
-A quoi bon continuer? Voilà neuf ans de ces heures cruelles... Tout
-s’adoucit. On ne peut plus être heureux, mais on se laisse reprendre par
-l’existence quotidienne, monotone, banale--consolante, pourtant. J’ai
-cru m’enlizer dans cette torpeur. Philippe absent, parti en Amérique
-pour plusieurs mois, en quête de nouveaux capitaux--l’usine périclitait,
-et il a dû finir par se séparer de Mauroy--j’ai cru pouvoir évoquer sans
-danger le passé, pendant que j’étais seule avec moi-même, et j’ai écrit
-ces pages--ces pages que mon mari ne pourrait pas lire...
-
-Il me semble que j’ai eu tort--il me semble que c’est mal. Cette paix
-que je cherche--non pas tant pour moi que pour l’homme excellent dont
-l’affection m’entoure depuis vingt ans, dont la délicatesse a respecté
-mes souffrances les plus secrètes--cette paix, ce n’est pas ainsi que je
-l’obtiendrai...
-
-Allons, un peu de courage!... Je suis assise près de la cheminée, mon
-manuscrit sur les genoux; la flamme monte, danse--m’invite et me
-fascine... Encore un regard à ces lignes sorties de mon cœur, encore un
-adieu à mon cher souvenir--à mon cher remords. Et puis--au feu, mes
-douleurs; au feu, mes tendresses: puisque les feuilles desséchées
-s’obstinent à ne pas vouloir mourir tout à fait--leurs cendres,
-peut-être, ne ressusciteront plus.
-
-Paris, 1907-1910.
-
-
-FIN
-
-
-297-11.--Corbeil. Imp. F. LEROY.
-
-
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FEUILLES MORTES ***
-
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-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation's website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
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-Literary Archive Foundation
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- The Project Gutenberg eBook of Feuilles Mortes, by Jacques Morel.
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-
-<div style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of Feuilles mortes, by Jacques Morel</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
-at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
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-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: Feuilles mortes</p>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Jacques Morel</div>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Illustrator: Casimacker</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: November 23, 2021 [eBook #66805]</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div>
-
-<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)</div>
-
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FEUILLES MORTES ***</div>
-<p class="c small">“Petite Bibliothèque de la Famille”</p>
-
-<p class="c large"><i>JACQUES MOREL</i></p>
-
-<h1><i>Feuilles Mortes</i></h1>
-
-<p class="c"><span class="xsmall">ROMAN ILLUSTRÉ</span><br />
-<i>D’après les dessins de CASIMACKER</i></p>
-
-<div class="c"><img src="images/illu2.jpg" alt="" /></div>
-<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br />
-LIBRAIRIE HACHETTE ET C<sup>IE</sup><br />
-79, <span class="small">BOULEVARD SAINT-GERMAIN</span>, 79</p>
-
-<p class="c xsmall">Droits de propriété et de traduction réservés</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em i">ROMANS PUBLIÉS DANS CETTE COLLECTION</p>
-
-<p class="c"><span class="sc">Brochés : 3 fr. 50. — Cartonnés : 5 fr.</span></p>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td class="drap"><i>Un Peu, Beaucoup, Passionnément</i> (Couronné par l’Académie
-Française)</td>
-<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">Lescot</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Fêlure d’Ame</i></td>
-<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">Lescot</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Les Vaines promesses</i></td>
-<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">Lescot</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Au Lys d’Argent</i></td>
-<td class="r"><div>par Fr. <span class="sc">Deschamps</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Ordre du Roi</i></td>
-<td class="r"><div>par G. <span class="sc">de Beauregard</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Insaisissable Amour</i></td>
-<td class="r"><div>par Marion <span class="sc">Crawford</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Le Baiser sur la Terrasse</i></td>
-<td class="r"><div>par Marion <span class="sc">Crawford</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Le Beau Fernand</i> (Couronné par l’Acad. Franç.)</td>
-<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">de Bovet</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Les Retours du Cœur</i></td>
-<td class="r"><div>par J.-H. <span class="sc">Rosny</span>, de l’Académie des Goncourt.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Mademoiselle Mignon</i></td>
-<td class="r"><div>par J.-S. <span class="sc">Winter</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Une Reine des Fromages et de la Crème</i></td>
-<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">de Longgarde</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Jouets du Destin</i></td>
-<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">de Longgarde</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Une Réputation sans tache</i></td>
-<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">de Longgarde</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Le Supplice d’une Mère</i></td>
-<td class="r"><div>par Arthur <span class="sc">Dourliac</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Liette</i></td>
-<td class="r"><div>par Arthur <span class="sc">Dourliac</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Bibelot</i></td>
-<td class="r"><div>par <span class="sc">May Armand Blanc</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>La Maison des Roses</i></td>
-<td class="r"><div>par <span class="sc">May Armand Blanc</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Aimer c’est vaincre</i></td>
-<td class="r"><div>par Mme P. <span class="sc">Caro</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Muets Aveux</i> (Couronné par l’Acad. Franç.)</td>
-<td class="r"><div>par Jacques <span class="sc">Morel</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Kernevez</i> (Couronné par l’Acad. Franç.)</td>
-<td class="r"><div>par Mlle <span class="sc">Pape-Carpantier</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>L’Oiseleur</i></td>
-<td class="r"><div>par Mlle Béatrice <span class="sc">Harraden</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>L’Eau dormante</i></td>
-<td class="r"><div>par Mlle Blanche <span class="sc">Legrand</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>L’Amour fait peur</i></td>
-<td class="r"><div>par Mlle Blanche <span class="sc">Legrand</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Micheline</i></td>
-<td class="r"><div>par Augustin <span class="sc">Filon</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>L’Affaire Leavenworth</i></td>
-<td class="r"><div>par A.-K. <span class="sc">Green</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Femme de Lettres</i></td>
-<td class="r"><div>par Mary <span class="sc">Floran</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Le Roman d’un Loyaliste</i></td>
-<td class="r"><div>par Miss <span class="sc">Jewett</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>La Bienfaitrice</i></td>
-<td class="r"><div>par Mlle Louise <span class="sc">Zeyss</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>L’Orgueilleuse Beauté</i></td>
-<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">Albérich-Chabrol</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>L’Offensive</i> (Cour. par l’Acad. Franç.)</td>
-<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">Albérich-Chabrol</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Part à Deux</i></td>
-<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">Albérich-Chabrol</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Les Medlicotts</i></td>
-<td class="r"><div>par Curtis <span class="sc">Yorke</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Le Mirage</i></td>
-<td class="r"><div>par Paul <span class="sc">Béral</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>De Peur d’Aimer</i></td>
-<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">Albérich-Chabrol</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Le Choix de Ginette</i></td>
-<td class="r"><div>par Mlle C. <span class="sc">Trouessart</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Au Plus Digne</i></td>
-<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">Albérich-Chabrol</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>L’Enfant Millionnaire</i></td>
-<td class="r"><div>par <span class="sc">Katharina Green</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>La Tabatière du Cardinal</i></td>
-<td class="r"><div>par <span class="sc">Henry Harland</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Coupable</i></td>
-<td class="r"><div>par W. <span class="sc">Le Queux</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Ma Grande</i></td>
-<td class="r"><div>par Paul <span class="sc">Margueritte</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Haine de Femme</i></td>
-<td class="r"><div>par Marion <span class="sc">Crawford</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Le Sequin d’Or</i></td>
-<td class="r"><div>par Anne <span class="sc">Osmont</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Criminelle par Amour</i></td>
-<td class="r"><div>par Mlle L. <span class="sc">Zeyss</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Le Voueur</i></td>
-<td class="r"><div>par M. Ch. <span class="sc">Géniaux</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Le Trèfle Rouge</i></td>
-<td class="r"><div>par <span class="sc">Norbert Sevestre</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Nicole à Marie</i></td>
-<td class="r"><div>par <span class="sc">Gaston Bergeret</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Mirage de Bonheur</i></td>
-<td class="r"><div>par <span class="sc">Camille Pert</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>L’Inutile Route</i></td>
-<td class="r"><div>par M. <span class="sc">La Bruyère</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Le Patrimoine Perdu</i></td>
-<td class="r"><div>par <span class="sc">Anthony Hope</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Le Destin d’Hélène</i></td>
-<td class="r"><div>par <span class="sc">Jean Relecq</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Les Demoiselles du Noël Fleuri</i></td>
-<td class="r"><div>par Blanche <span class="sc">Legrand</span>.</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><i>Maison Hantée</i></td>
-<td class="r"><div>par <span class="sc">Maryan</span>.</div></td></tr>
-</table>
-<div class="break"></div>
-
-<div class="c top4em"><img src="images/illu1.jpg" alt="" /></div>
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em xlarge"><i>Feuilles Mortes</i></p>
-
-
-<p class="date">Juin 1907.</p>
-
-<p>Aujourd’hui j’ai quarante ans — l’âge
-où une femme ne reste jeune qu’à
-condition de le vouloir passionnément.
-Moi je ne veux rien. Je me laisse aller au
-fil des jours, m’efforçant de ne pas trop
-penser et de vivre tranquillement ma vie
-présente. Sans doute ma réputation d’indifférence
-aux vanités féminines doit être
-bien établie, car tout à l’heure, en visite,
-une jeune mariée de vingt-deux ans, un
-peu bébête, s’est écriée sans penser à
-mal : « On dit que vous avez été si
-jolie ! »</p>
-
-<p>« On dit… » Ce mot m’a fait rêver.
-Restée seule après le départ de ma petite
-oie blanche, je me suis approchée de la
-glace, et, sans amertume — mais aussi, je
-l’avoue, sans aucun plaisir — j’ai cherché
-à retrouver dans mes traits fanés le visage
-rayonnant de jadis, dans mes bandeaux au
-ton de vermeil éteint, d’argent qui se
-dédore, les cheveux blonds si brillants et si
-doux. Ma peau s’est plissée de mille rides
-imperceptibles, mes dents ont perdu leur
-éclat, mon teint, d’un rose délicat, a tourné
-au jaune pâle — je ressemble à un de ces
-pastels mal encadrés dont le soleil et la
-poussière ont mangé la couleur et terni le
-velouté : quelque chose s’est fêlé dans la
-paroi trop mince qui me protégeait de la
-vie, dans le verre transparent et fragile de
-mon bonheur. Et je songe à la petite Geneviève
-aux yeux bleus, aux joues rondes,
-dont le regard curieux interrogeait l’avenir
-avec tant de confiance.</p>
-
-<p>Dois-je le raconter, cet avenir d’alors,
-devenu mon passé ? Parfois je me dis qu’il
-vaudrait mieux oublier. Alors je ferme
-mon âme aux souvenirs, j’écarte loyalement
-les regrets stériles. Mais à ce jeu, mon cœur
-se vide : joies, tendresses, douleurs d’autrefois — chaque
-jour je les sens qui se dessèchent
-un peu plus, qui se détachent de moi
-comme des feuilles mortes menacées par le
-vent de l’oubli. Est-ce donc si mal de les
-ramasser une à une, à mesure qu’elles
-tombent, pour pouvoir, quand je serai très
-vieille, en respirer encore l’odeur mélancolique — pour
-être sûre que <i>cela</i>, du moins,
-me restera toujours ?</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">I</h2>
-
-
-<p>Mon enfance est très loin, très vague ; je
-me rappelle les gens et les choses,
-mais rien d’intime, de personnel — pas de
-ces terreurs nerveuses, de ces chagrins violents
-qui laissent des traces profondes. Une
-petite vie tout unie, calme comme la figure
-de Julie, que je retrouve mêlée à tous les
-menus événements de mon existence — une
-figure sans âge, avec un bon regard
-dans un masque couturé par la petite
-vérole. Telle elle m’apparaît aujourd’hui, à
-soixante-sept ans, telle — ou à peu près — elle
-devait être à vingt-sept ou vingt-huit
-lorsque, papa étant resté veuf — ma mère
-venait de mourir en me mettant au monde
-après dix années de mariage — personne ne
-s’étonna de voir Julie demeurer près d’un
-homme encore jeune et s’installer dans ses
-fonctions de bonne à tout faire, auxquelles
-elle adjoignit en mon honneur celles de
-nourrice sèche.</p>
-
-<p>Je me souviens d’un lapin blanc en verre
-filé dont les yeux rouges me ravissaient
-d’admiration et qu’on me donnait pour
-jouer, le matin, dans mon lit, — d’une promenade
-au Luxembourg pendant laquelle
-une petite fille qui courait avec moi sur la
-terrasse s’arrêta tout à coup et me demanda :
-« Pourquoi tu n’as pas de maman ? » La
-question m’humilia, sans m’attrister, et je
-répondis fièrement : « J’en ai une, seulement
-elle est en portrait et papa met des
-fleurs devant. » Ce fut tout. Jamais je
-n’avais pensé qu’une maman en chair et
-en os pût être indispensable à l’existence.</p>
-
-<p>Quoi encore ? Mon entrée à la pension de
-Mme Laurent, une veuve qui habitait
-notre maison. Je venais d’avoir six ans ; les
-boutons de mon tablier noir s’accrochaient
-dans mes boucles, par derrière, et me
-tiraient les cheveux toutes les fois que je
-baissais la tête — j’avais très peur et un peu
-envie de pleurer, Mme Laurent me prit la
-main et me conduisit à ma place en disant :
-« Asseyez-vous là, ma petite Geneviève. »
-Au son de sa voix, mon cœur se fondit
-d’admiration et de respect. J’ai su depuis
-qu’elle était vulgaire et boulotte, qu’elle louchait
-affreusement, qu’elle possédait tout
-juste son brevet simple et que son prétendu
-veuvage cachait une triste histoire de
-jeunesse. Mais pendant longtemps, elle
-incarna pour moi ce qu’il y a de plus beau,
-de plus savant et de meilleur.</p>
-
-<p>Les années se passent ; je me vois, un
-soir d’hiver, assise dans notre salle à manger,
-apprenant l’<i>Histoire ecclésiastique</i> de
-l’abbé Gautier — un vilain livre cartonné,
-veiné de rose et de jaunâtre. « Qui était
-Tertullien ? » La question est imprimée en
-italique. Et je répète tout haut avec ardeur :
-« Tertullien était un prêtre de Carthage
-qui passa à Rome durant les persécutions
-de l’empereur Sévère et y défendit les chrétiens
-avec une éloquence et une érudition
-rares… Tertullien était un prêtre… etc. »
-Près de moi, Julie tricote, silencieuse et
-placide, mais je devine qu’elle m’admire — sans
-comprendre évidemment « qui était
-Tertullien. » Devant le poêle allumé, des
-châtaignes bouillottent doucement dans un
-pot de terre brune ; par la porte entr’ouverte
-arrive une bonne odeur de bouillon, et
-Julie quitte de temps en temps son tricot
-pour aller surveiller les œufs au lait qui
-« prennent » sur le couvercle de la marmite — combinaison
-économique qui a
-l’avantage d’user le moins de charbon possible
-et l’inconvénient de communiquer à
-la crème une légère saveur de viande
-bouillie. Comme je ne connais pas d’autre
-mode de cuisson, je m’imagine que c’est là
-le goût particulier des œufs au lait, et je ne
-les aime pas beaucoup. En revanche,
-j’adore les châtaignes, et je les couve de
-l’œil tout en passant de Tertullien à Origène.
-Mais voilà le bruit de la clef dans la
-serrure : c’est papa qui rentre. Bien vite je
-saute à bas de ma chaise et je cours dans
-l’antichambre en criant : « Papa, je sais très
-bien mon <i>Histoire ecclésiastique</i>, et il y
-a des marrons bouillis !… »</p>
-
-<p>Maintenant j’ai douze ans, et papa commence
-à s’inquiéter de « mes études. » La
-méthode de la pauvre Mme Laurent lui
-semble incohérente et décousue : je suis
-très ferrée sur les Pères de l’Église, mais
-j’ignore les premiers éléments de la littérature
-française ; je connais par leurs noms — et
-quels noms ! — toutes les figures de rhétorique,
-mais je n’ai que de vagues notions
-d’histoire naturelle. Mon admiration pour
-le phénix des maîtresses faiblit un peu ;
-quelques coups de sonde, naïvement jetés,
-m’ont révélé dans ses connaissances des
-lacunes graves — notamment le jour où
-elle n’a pas pu m’expliquer le sens du mot
-« ubiquité ». « Il faut trouver autre chose… »
-dit Papa. Cette petite phrase a des résultats
-prodigieux. Adieu les bouquins surannés
-de l’abbé Gautier, adieu les tabliers noirs,
-les pupitres peints en acajou, les notes de
-conduite, d’« ordre et tenue ». Je ne suis
-plus une écolière ; je travaille seule à la
-maison, dans de jolis livres aux couleurs
-gaies, en mettant mes coudes sur la table
-tant que je veux, et, deux fois par semaine,
-Julie me conduit au cours de Mlle Verdy…</p>
-
-<p>Chère Mlle Verdy ! Même encore aujourd’hui,
-après vingt-huit ans, je n’ai qu’à
-fermer les yeux pour évoquer sa haute
-silhouette, son port de tête un peu altier,
-sa figure aux traits trop grands, son sourire
-moqueur et bon — la bouche de Voltaire
-avec des yeux d’une douceur infinie, des
-yeux pétillants de malice et brillants de tendresse,
-des yeux myopes qui savaient voir
-tout au fond des âmes. Comme elle les connaissait,
-nos âmes d’enfants, comme elle
-s’entendait à les manier sans heurt et sans
-bruit ! Pas de grandes phrases, jamais un
-mot de morale : une petite tape sur l’épaule,
-un baiser bien chaud et bien maternel — parfois
-une façon gentille et drôle de
-« blaguer » les plus sottes — et voilà les vanités
-à bas, les paresses secouées, les cœurs,
-surtout, conquis, subjugués. Jusqu’alors, je
-n’avais été qu’une enfant douce, un peu
-sauvage, outrageusement gâtée par Julie,
-adorée par mon père qui gémissait de me
-voir trop peu — ses fonctions de sous-chef à
-l’administration des Finances le tenaient
-absent neuf heures par jour — sans grande
-direction morale, poussant droit malgré
-tout comme une petite plante saine. Avec
-Mlle Verdy je connus « l’idéal ». Oui, en
-vérité, de douze à dix-huit ans, j’ai remué
-plus de pensées généreuses, j’ai fait plus de
-pas sur le chemin de la perfection que dans
-tout le reste de mon existence. Et si, par
-la suite, ce beau feu s’est ralenti, s’il m’est
-arrivé de sourire en pensant à mes enthousiasmes
-d’alors, du moins j’ai gardé de ces
-années le « coup de pouce » indélébile,
-l’empreinte qui ne s’efface jamais.</p>
-
-<p>Il me semble que c’était hier… Voici la
-salle de cours, claire et gaie, les deux fenêtres
-ouvrant sur un jardin où, l’été, on entendait
-glousser des poules ; voici la grande table
-verte et la place où s’asseyait Mlle Verdy,
-tandis que nous lisions tout haut nos
-devoirs — pauvres devoirs de petites filles,
-trop souvent semés de phrases emphatiques
-et creuses. Nous lisions d’une voix
-tremblante, en jetant des regards éperdus
-vers ce long visage austère, impassible en
-apparence ; nous lisions — soudain la bouche
-railleuse se plissait, l’œil brun s’allumait
-gaîment, et pan ! — d’un coup d’épingle nos
-belles périodes boursouflées crevaient, s’étalaient
-en loques piteuses… A ce régime, les
-pédantes guérissaient vite. Mais aussi, pour
-les timides, que d’encouragements, que de
-paroles bienveillantes ! Et parfois le mot
-ardemment attendu : « C’est bien, vous êtes
-une bonne fille… » Après cette louange
-suprême, rien ne pouvait plus nous émouvoir ;
-nous planions au-dessus des vanités
-de ce monde, et si l’Académie en corps était
-venue nous offrir ses félicitations, nous
-l’aurions reçue avec indifférence…</p>
-
-<p>Six années pendant lesquelles j’ai connu
-le bonheur complet deux fois par semaine — c’est
-beaucoup, peut-être, pour une seule
-vie… L’autre jour, je passais devant la
-chère vieille maison d’où Mlle Verdy a
-disparu depuis longtemps, hélas ! En levant
-les yeux vers le second étage, j’ai vu
-des fenêtres dégarnies, un large écriteau :
-la tentation m’a prise de ressusciter le meilleur
-de ma jeunesse, et j’ai demandé à visiter
-l’appartement. Quand je me suis trouvée
-dans l’escalier large et nu, que j’ai senti
-sous mes pieds les marches de pierre
-inégales, sous ma main le froid grenu de la
-rampe en fer forgé, le passé m’a ressaisie
-brusquement — j’ai cru me revoir, fillette
-de quinze ans, escaladant ces mêmes étages
-quatre à quatre, mes cheveux dans le dos
-et ma serviette sous le bras… Mais, sitôt
-les portes ouvertes, dès le seuil de l’antichambre,
-mes illusions se sont envolées.
-D’autres gens avaient vécu là, semant des
-souvenirs étrangers aux miens, perçant des
-portes dans <i>mes</i> murs, cachant <i>mes</i> papiers
-sous des tentures « <span lang="en" xml:lang="en">modern-style</span> » — jusqu’au
-pauvre jardin détruit, remplacé par des
-bâtiments vitrés d’où montait un brouhaha
-de voix et de rires, mêlé à une odeur de pipe.
-« Oh ! qu’est-ce qu’on a fait des arbres ?…
-et les poules ?… » A ces mots presque involontaires,
-la concierge qui suivait, bavarde
-et empressée, m’a lancé un regard soupçonneux :
-« Des poules, Madame ? Je n’en ai
-jamais connu ici ; nous n’avons que des
-apprentis graveurs, des jeunes gens bien
-convenables… Voilà déjà trois dames qui
-me parlent des poules, et aussi d’un cours
-de demoiselles où elles venaient dans le
-temps… Tout ça ne fait pas louer l’appartement… »
-Évidemment, des compagnes
-inconnues m’avaient précédée dans ce pèlerinage
-sentimental et la bonne femme se
-méfiait de ces chercheuses de souvenirs. J’ai
-calmé sa mauvaise humeur par le meilleur
-des arguments — en tirant ma bourse — et
-sans plus s’occuper de moi, elle m’a laissée
-errer de pièce en pièce, le cœur serré,
-essayant de redonner un peu de vie à
-toutes ces choses dont l’âme avait changé,
-quand la mienne voulait rester fidèle…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">II</h2>
-
-
-<p>Un soir de juillet, mon avenir se décida.
-J’étais assise à la fenêtre de notre
-petit salon, haut perché dans une bicoque
-de la rue de Chanaleilles ; devant moi je
-regardais le ciel rose, où des étoiles bleuâtres
-s’allumaient une à une ; derrière moi
-j’entendais la voix de notre vieil ami, le
-docteur Garnier, qui chapitrait mon père.</p>
-
-<p>« Je t’assure, disait-il, que tu ne te
-retrouveras tout à fait d’aplomb qu’après un
-mois de séjour à la mer — et pas à Trouville,
-tu m’entends, ni même en Bretagne,
-mais dans le Midi, le plus loin possible,
-à Saint-Jean-de-Luz ou à Biarritz…</p>
-
-<p>— Biarritz ! Peste, comme tu y vas ! Mais
-c’est une plage de millionnaires ! » s’écria
-papa.</p>
-
-<p>Quatre mois auparavant, par un aigre
-vent de mars, il avait pris froid en revenant
-du ministère sur l’impériale d’un omnibus ;
-de bronchite en grippe, de grippe en point
-pleurétique, il avait traîné tout le printemps,
-faisant de courtes apparitions à son bureau
-et retombant malade presque aussitôt.
-Maintenant il allait mieux, mais je m’inquiétais
-de le voir rester plus maigre que de
-coutume, et c’était moi qui, ce soir, avais
-invité le docteur Garnier à rompre notre tête-à-tête
-familial. Dix-huit ans, un brevet supérieur
-tout frais cueilli — ce sont des titres
-sérieux aux privilèges d’une maîtresse de
-maison. Papa lui-même, me sachant raisonnable,
-m’avait remis les cordons de la
-bourse, et je connaissais mieux que personne
-les ressources de notre budget de vacances.
-C’est pourquoi je me crus autorisée à intervenir
-dans le débat.</p>
-
-<p>« Soyez tranquille, docteur, dis-je d’un
-ton péremptoire ; nous irons sur la côte
-basque, puisqu’il le faut. On ne dépense
-jamais plus d’argent qu’on n’en a, et je me
-charge de trouver à nous loger partout,
-même à Biarritz… »</p>
-
-<p>Tous deux rirent de mon assurance — et
-par le fait j’ignorais totalement ce que
-coûteraient le voyage et le séjour dans ces
-parages lointains. Mais j’étais à l’âge heureux
-où l’on se persuade que vouloir c’est
-pouvoir. Dès le lendemain, je me mis à
-consulter les indicateurs, à compulser les
-guides et les cartes ; il y eut des lettres échangées,
-de longs conciliabules avec Julie, des
-calculs très ardus où mon algèbre ne me
-servait à rien — je n’ai jamais su faire une
-addition sans compter sur mes doigts. Ces
-préliminaires durèrent quinze jours, au bout
-desquels j’exhibai triomphalement ce que
-j’appelais « mon dossier ».</p>
-
-<p>« Nous irons à Guéthary, papa : c’est un
-petit trou entre Biarritz et Saint-Jean-de-Luz — juste
-l’endroit rêvé… Voici les lettres
-de la maîtresse d’hôtel qui s’engage à nous
-prendre pour 6 francs par jour, tout compris — et
-je suis sûre que c’est très propre
-chez elle : vois comme elle a une jolie écriture…
-et pas une faute d’orthographe !…
-Voilà le prix des billets d’aller et retour,
-valables soixante jours ; c’est plus qu’il n’en
-faut… voilà le total de ce que nous dépenserons
-là-bas : tu vois qu’il nous reste encore
-cent quarante francs d’aléa, en comptant les
-trois cents francs d’économie que nous avons
-faits cet hiver et que j’ajoute à ton traitement…
-et voilà l’itinéraire du voyage : nous
-pouvons visiter Angoulême et Bordeaux… »</p>
-
-<p>Tout était prévu, jusqu’à l’entretien et
-à la nourriture de Julie qui devait rester
-seule à Paris. Papa mit son lorgnon, lut les
-lettres, vérifia les chiffres.</p>
-
-<p>« C’est parfait, dit-il. Et se tournant vers
-le docteur Garnier, dont j’avais encore une
-fois requis la présence :</p>
-
-<p>« Qu’en penses-tu, toi ? »</p>
-
-<p>Notre ami eut un bon sourire goguenard :</p>
-
-<p>« Je pense que Geneviève est un financier
-en jupons, doublé d’un graphologue étonnant
-qui sait juger de la propreté d’un hôtel
-d’après l’écriture de sa propriétaire… Je
-pense surtout que tu as encore une assez
-fichue mine, que ton pouls n’est pas
-fameux, ton appétit non plus, et que plus
-tôt vous partirez vers ce paradis, mieux
-cela vaudra… »</p>
-
-<p>Trois jours après nous étions en route
-pour Guéthary.</p>
-
-<p>Que c’est bon d’être jeune ! Je n’avais vu
-la mer qu’à Dieppe, je ne m’étais jamais
-avancée dans le Midi plus loin que Fontainebleau.
-Mon père, à cinquante-trois ans,
-n’était pas beaucoup plus blasé que moi.
-Notre voyage fut un enchantement. Les
-remparts d’Angoulême, la noble façade
-romane de l’église Saint-Pierre, toute blanche
-dans le soleil du matin, la vallée de la
-Charente, avec la courbe molle du fleuve
-coupée çà et là par des rideaux de peupliers — puis
-Bordeaux, les bateaux du
-port aux mâts enchevêtrés, le grand pont
-sur l’eau rougeâtre de la Garonne — enfin
-Guéthary, la gare surplombant presque la
-plage, l’Océan, tout de suite, vous accueillant
-par sa lumière, par le bruit de ses
-vagues, par sa bonne odeur d’iode et de sel…
-Deux heures à peine après notre arrivée, je
-regardais papa installé sur le sable, la
-tête à l’ombre d’une petite estacade, les
-jambes voluptueusement étalées. Il me semblait
-le voir engraisser !</p>
-
-<p>Une semaine de repos complet, de chaleur
-et de grand air suffit à mon malade
-pour retrouver l’appétit et le sommeil. Nous
-passions nos journées entières sur la plage,
-encore déserte à cette époque ; le ciel de
-juillet s’étendait sans un nuage et, au-dessus
-des galets, une petite buée transparente
-dansait en tremblotant dans l’air surchauffé.
-Mais nous n’en avions cure : « Je
-me sens devenir lézard », murmurait papa
-en rampant sur le dos et sur les coudes
-pour suivre le soleil à mesure que l’ombre
-le gagnait. Quant à moi, j’avais renoncé à
-l’abri d’ombrelles illusoires, et je laissais
-consciencieusement les taches de rousseur
-éclore sur mes joues et jusque sur mes
-mains, tandis que mes yeux s’emplissaient
-du bleu de la mer, et mon âme d’une allégresse
-inconnue.</p>
-
-<p>Tout le jour nous restions ainsi, seuls
-maîtres du ciel, de l’eau et de la terre jusqu’à
-l’heure où, du bord de l’horizon, une
-petite voile blanche, puis deux, puis dix,
-puis une vingtaine, apparaissaient, se dirigeant
-toutes vers nous. L’une après l’autre,
-nous les regardions approcher, grossir peu
-à peu, comme de grands oiseaux aux ailes
-étendues. A vingt mètres du bord, d’un
-seul coup, les ailes tombaient, la voile se
-repliait, et dans la barque devenue soudain
-lourde et noire, on voyait s’agiter des hommes
-halant sur de grandes perches. Alors,
-du haut de la falaise, dévalant vers le petit
-port silencieux, c’était la nuée des gamins,
-des femmes, des tout petits, le grouillement
-des silhouettes agiles, le grincement du
-cabestan, les cris rythmés scandant l’effort
-des hommes qui, par six, par dix, d’une
-épaulée superbe, hissaient leurs barques le
-long des dalles en pente. Des groupes se
-formaient ; d’un bateau à l’autre on comparait,
-on échangeait sa pêche. Puis lentement,
-d’un pas cadencé, tous remontaient vers le
-village, chargés de paniers où les poissons
-luisaient en éclairs d’argent. Quelques
-femmes portaient les corbeilles sur leur
-tête, le torse cambré en arrière comme des
-canéphores antiques. En moins d’une heure
-tout était redevenu vide et muet. Et papa,
-se tournant vers moi, disait :</p>
-
-<p>« Voilà qu’il est temps d’aller dîner. »</p>
-
-<p>Un matin, comme nous descendions
-gaîment, sous le feuillage ténu des tamaris,
-le raidillon qui mène à la mer, l’aspect
-insolite d’un superbe parapluie-tente adossé
-contre l’estacade — tel un gros champignon
-rouge poussé en une nuit dans le sable
-jaune — nous arrêta dans notre élan.</p>
-
-<p>« On nous a pris notre coin ! »</p>
-
-<p>Ce fut mon premier cri. Papa, moins
-égoïste ou plus philosophe, haussa les
-épaules.</p>
-
-<p>« Bah ! la plage est à tout le monde. »</p>
-
-<p>Malgré moi, j’étais déçue : je voyais déjà
-notre solitude envahie. Pourtant, la semaine
-écoulée, je dus avouer que la propriétaire
-du parapluie n’était pas gênante. Tout le
-jour, elle restait blottie sous son abri, et
-comme elle habitait sur la falaise, de l’autre
-côté du port, nous ne la voyions jamais que
-de loin — et de dos, silhouette noire et
-menue suivant toujours un chemin opposé
-au nôtre.</p>
-
-<p>« Je crois vraiment qu’elle nous évite »,
-disait papa. Et il riait, à demi vexé. Si peu
-sociable que l’on soit, on n’aime pas à jouer
-le rôle d’intrus. Le hasard, d’ailleurs, nous
-réservait une revanche, tout en forgeant le
-premier anneau de ce qu’Hoffmann eût
-appelé « la chaîne de ma destinée ».</p>
-
-<p>Ce jour-là, nous étions allés chercher la
-mer chez elle, tout au bout des rochers :
-nous avions pataugé dans les mares grouillantes
-d’une vie obscure et vague où, parmi
-d’étranges fleurs qui remuent, on voit filer
-comme des flèches les crevettes au corps
-diaphane. Puis nous nous étions avisés qu’il
-allait être midi, que nous avions grand’faim
-et que la marée montait. Très vite,
-grisés par l’air et le soleil, les lèvres salées,
-les cheveux collés aux tempes, nous revenions,
-en trébuchant sur les algues visqueuses
-où le pied n’a pas de prise, en nous
-écorchant les mains aux petits coquillages
-secs et durs qui hérissent le roc — mais
-enfin nous revenions et, pour couper au
-plus court, nous prenions le chemin du
-port, quand papa me poussa le coude. Doucement,
-à pas lents, un pliant sous le bras,
-un livre à la main, « notre ennemie » montait
-devant nous.</p>
-
-<p>C’était une bien petite ennemie — ni
-jeune, ni redoutable. Tandis que nous la
-dépassions, tout en saluant d’un geste poli,
-j’avais eu le temps de voir une figure maigre,
-deux beaux yeux bruns, des bandeaux
-blancs… Déjà nous l’avions devancée de
-dix pas et nous grimpions lestement la
-côte. Soudain un bruit sec, un cri étouffé
-nous firent tourner la tête : entre son
-pliant, qui roulait loin d’elle, et son livre
-qu’elle n’avait pas lâché, la vieille petite
-dame gisait, étalée sur la pierre grise et
-dure.</p>
-
-<p>D’un bond, je fus près d’elle, et comme
-papa courait pour me rejoindre :</p>
-
-<p>« Prenez garde, monsieur, dit-elle d’une
-voix faible, ces dalles sont très glissantes… Je
-crois que je me suis cassé la cheville »,
-ajouta-t-elle en essayant de sourire. Et elle
-s’évanouit.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Que serait-il advenu de moi si je ne m’étais
-pas trouvée là pour relever Mme Chardin,
-quand elle tomba sur le port de Guéthary ?… C’est
-le secret des dieux, écrit dans le livre
-des vies qui ne seront jamais vécues. Pour
-le moment, ni papa ni moi ne songions
-guère à l’avenir.</p>
-
-<p>Les premières minutes d’effarement passées,
-et la blessée remontée chez elle, le
-médecin, qu’on avait envoyé chercher à
-Saint-Jean-de-Luz, reconnut qu’il n’y avait
-pas de fracture, mais une simple entorse.
-L’année précédente, notre bonne Julie
-s’étant foulé le poignet, j’étais devenue,
-sous la direction du docteur Garnier une
-masseuse assez experte. Je crus donc pouvoir
-offrir mes services à Mme Chardin qui
-les accepta simplement, sans phrases : elle
-se trouvait seule, avec une cuisinière trop
-vieille pour être d’une aide efficace… Et
-comme, un peu gênée malgré tout par
-cette intimité subite, je lui tendais la main
-pour prendre congé, elle m’attira vers
-elle et m’embrassa. Le pacte était conclu — nous
-n’avions plus d’« ennemie ».</p>
-
-<p>Dès lors, notre vie de tous les jours fut
-modifiée. Papa, optimiste incorrigible, ne
-songeait même pas à regretter nos longues
-flâneries sur la plage.</p>
-
-<p>« Qui sait ? nous allions peut-être commencer
-à nous ennuyer !… Il ne faut pas être
-trop sauvages, vois-tu, fillette, et je ne suis
-pas fâché que tu aies l’occasion de sortir
-un peu de notre petite coquille… »</p>
-
-<p>J’en sortais, et de très bonne grâce. Chaque
-matin, j’allais passer une demi-heure
-près de ma malade. Qu’elle eût bien ou mal
-dormi, qu’elle souffrît peu ou beaucoup, je
-la trouvais toujours souriante, ses cheveux
-blancs bien lissés, ses grands yeux pleins de
-feu et de vie. Jamais je ne l’entendais se
-plaindre, même quand, après le massage,
-je lui faisais exécuter les mouvements de la
-cheville, si douloureux aux chairs meurtries,
-aux tendons froissés. Je me rappelais,
-en pareille occurrence, les cris que la souffrance
-avait arrachés à Julie, pourtant plus
-jeune et plus endurcie. Mme Chardin pâlissait
-un peu, serrait les dents — et c’était
-tout. Même, un jour, elle s’excusa de sa
-défaillance passagère au moment de son
-accident : « C’était si bête de m’évanouir !…
-mais j’ai un vieux cœur qui n’est pas très
-solide… » Elle souffrait, en effet, par intervalles,
-de crises d’étouffements, peu graves,
-pensait-elle. D’ailleurs, en principe, elle
-s’occupait le moins possible de sa santé.
-Les trente minutes réglementaires à peine
-écoulées, elle me renvoyait gaîment.</p>
-
-<p>« Allez pêcher la crevette, mon petit
-docteur… Et n’oubliez pas de revenir à cinq
-heures, pour le thé… Perrine m’a promis
-un <span lang="en" xml:lang="en">plum-cake</span> et des galettes salées… »</p>
-
-<p>Docile, — un peu gourmande aussi, — je
-reparaissais à l’heure dite, escortée par
-mon père que Mme Chardin avait invité
-une fois pour toutes. Alors, nous passions
-des moments délicieux.</p>
-
-<p>Encore un souvenir vivant et lointain,
-un éclair dans la brume… Le salon clair,
-tendu d’étoffes anglaises, meublé de jonc
-et de bois laqué — car notre nouvelle amie
-est chez elle ; une parente éloignée lui a
-légué jadis ce petit Ermitage où elle nous
-accueille toute frêle et gaie, étendue sur sa
-chaise longue, entre le piano et la table
-à thé. Nous causons, sans nous lasser. Elle
-se laisse aller à nous raconter un peu de sa
-vie — ses premières années de ménage, si
-heureuses, dans cette paisible ville d’Amiens
-où son mari était professeur ; son veuvage
-prématuré, son retour à Paris pour l’éducation
-de son fils — ce grand fils sur qui elle a
-reporté toute sa tendresse et tout son orgueil.
-Avant trente ans, le voilà presque un savant,
-diplômé de l’École des Hautes Études, chargé
-depuis dix-huit mois d’une mission scientifique
-à Angkor, en Indo-Chine. « Il doit revenir
-au printemps prochain, et pour longtemps,
-j’espère… » A cette pensée, quel
-bon sourire éclaire son visage fatigué !…
-Mais déjà elle craint de nous importuner
-en nous entretenant d’elle-même. Peu à
-peu la conversation dévie. Les revues nouvelles
-sont à portée de la main ; Mme Chardin
-sait tout, a tout lu, s’intéresse à tout.
-La liberté de ses jugements et de ses opinions
-effare un peu papa, plutôt timide
-et conservateur par nature ; pour moi,
-j’aime cet esprit vigoureux qui me rappelle
-celui de Mlle Verdy… Voilà qu’on parle
-d’art ; j’en ai le goût et l’instinct, mais peu
-de culture esthétique. « Cela s’acquiert, dit
-Mme Chardin ; il suffit de regarder des
-images… vous viendrez en voir chez moi…
-Et la musique ?… » Sans savoir comment,
-je me trouve au piano, devant un volume
-des <i>Échos de France</i> ; je chante la vieille
-mélodie : « Au bord d’une fontaine. »…
-Le soleil baisse à l’horizon ; par la fenêtre
-ouverte, je vois la mer moirée d’or, j’entends
-le bruit assourdi du flot qui monte.
-Une sensation de paix profonde, de bonheur
-subtil m’envahit jusqu’à l’âme, tandis
-que j’achève la chanson mélancolique :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i3">Félicité passée</div>
-<div class="verse i3">Qui ne peut revenir,</div>
-<div class="verse i3">Tourment de ma pensée,</div>
-<div class="verse">Que n’ai-je en vous perdant, perdu le souvenir !</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">A dix-huit ans, ce sont là des mots vides
-de sens ; pourtant, j’y ai mis tout ce que je
-ne comprends pas, sans doute, car
-Mme Chardin dit à voix basse : « C’est
-bien… c’est très bien… » Et soudain, entre
-nous trois, tombe un silence très doux…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">III</h2>
-
-
-<p>Si je me suis attardée à ces souvenirs,
-c’est qu’ils marquent pour moi un
-des tournants de la route inconnue que
-nous suivons tous en aveugles : de distance
-en distance, seulement, il nous est permis
-de nous retourner ; alors les étapes parcourues
-nous apparaissent d’un seul coup,
-en pleine lumière — comme si le jour naissait
-derrière nous à mesure que nous marchons
-vers la nuit.</p>
-
-<p>Sans le savoir, j’atteignais une ces étapes.
-Jusqu’alors, ma vie avait oscillé entre deux
-pôles : d’un côté, papa et Julie — le « chez
-nous » paisible et doux de mon enfance ;
-de l’autre, Mlle Verdy — l’enthousiasme,
-la lutte, la gloire finale de l’« examen supérieur » !
-Maintenant je le tenais, ce fameux
-brevet ; il sommeillait au fond de mon
-tiroir et il m’avait apporté plus de déceptions
-que de joies. Mon existence me semblait
-sans but : naïvement, je croyais
-n’avoir plus rien à apprendre — car ceci se
-passait en des temps très anciens où les
-princesses de science n’étaient encore que
-des Belles au bois dormant, où l’on voyait
-très peu de doctoresses et pas du tout d’avocates.
-Autour de moi, personne pour me
-conseiller ; nous étions presque sans famille.
-Papa, originaire de Bretagne, possédait aux
-environs de Nantes quelques vagues cousins
-que nous voyions tous les cinq ans,
-et je ne me connaissais, pour ma part,
-d’autres ascendants que deux tantes de ma
-mère, excellentes vieilles filles, dévotes et
-momifiées, dont la société m’ennuyait
-beaucoup.</p>
-
-<p>C’est dans cette heure de solitude intellectuelle
-que Mme Chardin apparut à mon
-horizon. Et mon âme avide de tendresse et
-d’admiration se donna tout de suite à
-elle.</p>
-
-<p>Dès notre retour de Guéthary dans le
-grand Paris chaud et désert des jours d’août,
-j’avais pris l’habitude de lui écrire souvent.
-Elle-même ne devait revenir qu’au mois
-d’octobre et se trouvait un peu isolée là-bas ;
-elle me répondit longuement — des lettres
-exquises, pleines de jeunesse et d’entrain,
-en dépit de ses soixante ans, de son cœur
-détraqué et de sa cheville encore invalide.
-« Je suis retournée hier à la plage — disait-elle — toute
-branlante et boitillante, au
-bras de ma vieille Perrine. En revoyant
-la dalle, cause stupide de ma chute,
-mon premier mouvement, je l’avoue, a été
-plein de rancune. Et puis j’ai pensé à vous,
-ma petite Geneviève ; je me suis dit que,
-sans cette vilaine pierre, nous aurions très
-probablement passé l’une à côté de l’autre
-sans nous parler jamais. Alors j’ai failli
-m’écrier : « Cette dalle est le plus beau jour
-de ma vie ! »</p>
-
-<p>J’avais souri, heureuse au fond de son
-affectueux badinage. Bien plus tard, je
-compris tout ce que ces mots contenaient
-d’espoirs secrets, demeurés inavoués, qui
-devaient m’être révélés dans un grand jour
-d’angoisse…</p>
-
-<p>Octobre arriva, et je revis Mme Chardin,
-guérie enfin pour tout de bon. Par un
-hasard singulier — Paris réserve de ces
-surprises — elle demeurait rue Barbet-de-Jouy,
-à cent mètres de notre maison, si
-près que je fus autorisée à me rendre seule
-chez elle. Julie grogna un peu. Elle avait
-des idées très arrêtées, cette chère Julie, sur
-la respectabilité des jeunes filles. La première
-fois que, prête à sortir sans escorte,
-je m’approchai d’une glace pour mettre
-mon chapeau, j’aperçus derrière moi le
-reflet d’une bonne figure inquiète dont
-l’expression grondeuse me fit rire. Bien
-vite je me retournai pour l’embrasser.</p>
-
-<p>« Tu as l’air d’une poule qui a couvé un
-canard !… Sérieusement, est-ce que tu crois
-qu’on va m’enlever entre la boutique du
-fruitier et celle de l’herboriste ?… »</p>
-
-<p>Sans se dérider, Julie secoua la tête.</p>
-
-<p>« Pardi ! je sais bien qu’il ne vous
-arrivera rien… au moins aujourd’hui — depuis
-mes quinze ans, elle refusait obstinément
-de me tutoyer — Mais c’est égal,
-ça ne se fait pas !… »</p>
-
-<p>Que de choses <i>ne se faisaient pas</i> dans ce
-temps-là ! Heureusement, Mme Chardin,
-toute libérale qu’elle fût, connaissait mieux
-encore que Julie le code des convenances
-mondaines. Avec un tact infini, sans s’imposer
-à nous, sans chercher à m’accaparer,
-elle me proposa pour l’hiver tout un plan
-dont l’ensemble m’enchanta et qui reçut
-la pleine approbation de papa, trop heureux
-de ne pas me laisser seule et désœuvrée
-pendant ses longues journées d’absence.</p>
-
-<p>Chaque mardi, j’allais la prendre rue
-Barbet-de-Jouy, et elle me conduisait
-à la Sorbonne, où venait de s’ouvrir une
-série de cours sur l’Histoire de l’Art ; chaque
-samedi, nous visitions ensemble les musées
-et les expositions. Et comme, une fois par
-mois, papa s’accordait l’innocente distraction
-d’un Dîner Breton où il retrouvait de
-vieux camarades, il fut convenu que, ces
-jours-là, je dînerais avec Mme Chardin.
-J’esquivais ainsi certaines soirées passées
-entre la tante Olympe et la tante Cornélie,
-soirées dont le bézigue à trois faisait tous
-les frais — à moins qu’on ne m’employât
-à tailler des étoffes très laides, ou à dévider
-d’éternels écheveaux de cette laine
-grise et morne réservée aux « œuvres de
-bienfaisance ».</p>
-
-<p>Chez Mme Chardin, rien de pareil. Je
-ne sais comment elle s’y prenait pour faire
-le bien, et sans les indiscrétions de Perrine,
-devenue très vite l’amie intime de Julie,
-nous aurions pu la croire uniquement
-absorbée par des préoccupations artistiques
-et intellectuelles. Avec une fortune médiocre
-et une santé chétive, elle avait su créer, en
-elle et autour d’elle, cette harmonie raffinée
-qui est mieux que du luxe. Quand je la
-regardais, assise près de sa fenêtre dans une
-bergère Louis XVI aux tons fanés, sous le
-jour pâle que filtraient les grands rideaux
-de tulle blanc, j’avais l’impression qu’elle
-faisait partie d’un tout très délicat, que
-sa personne menue, corps, âme et le reste,
-n’était pas seulement là, au fond du vieux
-fauteuil, mais éparse dans l’atmosphère
-ambiante — et qu’on en respirait le parfum,
-subtil comme celui d’une rose sèche. Le
-soir, à la lumière de la lampe, elle prenait
-une apparence plus concrète ; pourtant,
-quoique sa voix fût vive et gaie, ses gestes
-restaient discrets, plutôt rares. Doucement,
-de ses doigts maigres, elle tournait les
-pages de quelque livre d’art — car elle
-avait tenu sa promesse, et une bonne part
-de notre temps se passait à « regarder des
-images ».</p>
-
-<p>En peu de semaines, grâce aux cours de
-la Sorbonne et à nos stations dans les
-musées, j’avais appris à voir — chose plus
-difficile qu’on ne le pense généralement.
-Mme Chardin n’en demandait pas davantage :
-elle ne haïssait rien tant que le snobisme
-et les admirations toutes faites. Ma
-sincérité l’amusait. Quand je lui avouai
-que je ne comprenais pas bien la <i>Joconde</i>,
-et que la <i>Bethsabée</i> de Rembrandt m’impressionnait
-surtout par la longueur de son
-torse et la laideur de ses jambes, elle se
-mit à rire.</p>
-
-<p>« Mon Dieu, c’est une opinion comme
-une autre, et je suis sûre au moins que vous
-ne l’avez pas trouvée dans Taine… Mais
-pour cette fois, c’est vous qui avez tort, ma
-pauvre Geneviève ; vous confondez le <i>beau</i>
-avec le <i>joli</i>, et si vous les examiniez d’un
-peu plus près, ces deux femmes laides… »</p>
-
-<p>Un coup de sonnette l’interrompit.
-Nous étions assises toutes les deux devant
-un beau feu de bois — elle au coin de la
-cheminée, dans sa bergère, moi sur un
-tabouret bas, rôtissant à la flamme claire
-mes mains et mon visage — et nous devisions
-en attendant le dîner que Perrine tardait
-un peu à nous servir. Au bruit violent
-du timbre, j’avais sursauté, prête à me
-lever. Mme Chardin me mit la main sur
-l’épaule.</p>
-
-<p>« Restez donc tranquille, petite sauvage ;
-personne ne doit venir nous déranger ce
-soir… On apporte le journal, sans doute…
-j’entends une voix d’homme… Comment,
-c’est toi, Philippe !…</p>
-
-<p>— Mais oui, ma tante… »</p>
-
-<p>Le robuste garçon, très blond et très
-barbu, qui entrait en coup de vent, s’arrêta
-soudain à ma vue. D’un bond, j’avais quitté
-mon tabouret et je me tenais debout, prodigieusement
-gauche et gênée — du moins
-je le pensais. Quant à Mme Chardin, elle
-contemplait le nouveau venu avec stupéfaction.</p>
-
-<p>« Qu’est-ce que cela signifie ?… Je te
-croyais à Nice pour tout l’hiver. Avant-hier
-encore, tu m’écrivais…</p>
-
-<p>— Oui, avant-hier… Mais depuis… j’ai
-changé d’avis ; je suis revenu subitement… Des
-affaires, tu comprends… »</p>
-
-<p>C’était la voix bredouillante d’un petit
-petit garçon pris en faute. Un coup d’œil
-du côté de Philippe — puisque Philippe il y
-avait — me le montra tout rouge, d’une rougeur
-de blond qui avait envahi jusqu’à la
-racine de ses cheveux courts et frisés.
-Mme Chardin sourit, imperceptiblement,
-et je vis une lueur de malice passer dans
-ses yeux que je connaissais déjà si bien.
-Tout de suite, elle avait repris son aisance
-habituelle.</p>
-
-<p>« En ce cas, tu vas dîner avec nous. Tu
-venais pour cela, je pense…</p>
-
-<p>— Mais oui, ma tante… »</p>
-
-<p>Encore ! Décidément Philippe n’était pas
-éloquent. Plus il semblait timide et empêtré,
-plus je me sentais redevenir brave.
-Quand Mme Chardin songea enfin à nous
-présenter l’un à l’autre : « Mon neveu Philippe
-Noizelles… Ma petite amie, Geneviève
-Rodier… » je saluai sans le moindre embarras.
-D’ailleurs, au même moment, Perrine
-ouvrait la porte de la salle à manger, ce
-qui mit fin à toutes les cérémonies.</p>
-
-<p>« Pas plus que les Muses, pas moins que
-les Grâces », a dit, je crois, Brillat-Savarin
-en évaluant le chiffre de convives propre
-à donner au repas la perfection voulue.
-Nous étions bien un nombre sacré, ce soir-là,
-à la table de Mme Chardin, mais il me
-sembla d’abord que la troisième Grâce, sous
-la forme de Philippe Noizelles, n’ajoutait
-rien au charme de notre tête-à-tête habituel.
-Non qu’il fût laid ou antipathique.
-Vu en pleine lumière, avec son teint frais,
-ses traits réguliers, ses yeux gris clairs et
-honnêtes, il plaisait par un grand air de
-jeunesse et de bonté. Jeune, il l’était beaucoup
-plus que je ne l’avais cru — vingt-deux
-ou vingt-trois ans à peine — et bon
-de la tête aux pieds — bon par le son de sa
-voix, par la douceur de son regard, bon
-jusque dans sa façon de vous verser à boire
-et de vous passer la corbeille à pain. Seulement
-la timidité le paralysait, et pendant
-près d’un quart d’heure, le dîner fut plutôt
-morne.</p>
-
-<p>Peu à peu, cependant, grâce aux efforts
-de Mme Chardin, la conversation prit un
-tour assez animé — moins « intellectuel »
-peut-être que de coutume. Philippe, évidemment,
-possédait une culture plus scientifique
-que littéraire ; tout frais émoulu de
-l’École centrale, il sortit de son mutisme
-dès que sa tante l’eut amené sur un terrain
-familier, et il se mit à décrire avec feu un
-nouveau moteur qu’on venait d’aménager
-dans son usine — une grande filature près
-de Lille dont la mort de ses parents l’avait
-fait propriétaire, mais qu’il ne dirigeait pas
-seul, à cause de son jeune âge.</p>
-
-<p>« Si tu voyais quelle jolie machine ! Pas
-trop grosse, pas encombrante, et douce, et
-silencieuse !… Un vrai bijou !… »</p>
-
-<p>Son enthousiasme m’amusait. Maintenant
-je le trouvais gentil et pas sot, malgré
-son air candide. Il mangeait de grand
-appétit, riait d’un rire d’enfant et se dégelait
-à vue d’œil. Seul, le nom de Nice avait
-gardé le pouvoir de le faire devenir écarlate,
-et la moindre allusion à son séjour dans le
-Midi lui causait un malaise évident — pour
-quelle raison ? A vrai dire, cela
-m’intriguait un peu…</p>
-
-<p>« Et François, ma tante ? Il va bien ? Si
-je ne te demandais pas de ses nouvelles, c’est
-que j’ai reçu tout dernièrement une lettre
-de lui… Il me parlait de son prochain retour.
-A-t-il fixé une date ? »</p>
-
-<p>Mme Chardin soupira.</p>
-
-<p>« Pas encore… Pourtant il espère avoir
-fini son travail en janvier, ce qui lui permettrait
-de revenir en mars… Mais je n’ose
-pas trop y compter. C’est si loin, ce pays
-d’Angkor ! Tout au fond de la Cochinchine,
-sur la frontière du Cambodge !…</p>
-
-<p>— Ce bon François ! dit Philippe, je
-serai joliment content de le revoir ! »</p>
-
-<p>Et se tournant vers moi :</p>
-
-<p>« Vous ne le connaissez pas, mademoiselle,
-mon cousin François ? C’est la
-gloire de la famille, vous savez !… Quant
-à moi, personnellement, je lui dois une
-fameuse chandelle… Sans lui, je ne sais
-pas si j’aurais passé mon bachot… Pour
-les sciences, je ne dis pas ; mais le latin !…
-Tu te rappelles, ma tante, les versions qu’il
-me faisait piocher le dimanche ?… »</p>
-
-<p>Mme Chardin sourit, sans répondre. Et
-soudain, l’idée me vint que, jusqu’alors,
-elle s’était montrée singulièrement réservée
-au sujet de son fils. Elle en parlait rarement,
-et nulle part, chez elle, je n’avais vu
-en évidence rien qui ressemblât à un portrait
-ou à une photographie. Discrétion
-d’âme et finesse de goût, horreur instinctive
-des sentiments étalés et des vilains
-cadres en peluche — c’est ainsi, du moins,
-qu’en y pensant pour la première fois,
-j’interprétai l’abstention volontaire de
-ma vieille amie, sans comprendre qu’il
-y avait encore dans son silence autre
-chose de plus complexe et de plus délicat…</p>
-
-<p>Dans le salon, près de la table, je feuilletais
-un <i>Rembrandt</i>, tandis que Philippe
-Noizelles buvait son café, adossé à la cheminée,
-en causant avec sa tante. Il y eut un
-petit silence : Mme Chardin venait d’ouvrir
-son journal. Alors, sur mes cheveux, sur
-mon front baissé, je sentis peser un regard,
-timide d’abord et lointain, puis peu à peu
-plus proche et plus hardi. Et tout à coup :</p>
-
-<p>« Est-ce indiscret de demander à voir,
-mademoiselle ? »</p>
-
-<p>Il se tenait devant moi, de l’autre côté de
-la table ; c’étaient ses yeux qui cherchaient
-les miens — deux yeux si bons que je ne
-pus m’empêcher de leur sourire. Il se pencha
-pour regarder la planche que j’étudiais — justement
-la <i>Bethsabée</i> — et l’examina
-un moment d’un air perplexe.</p>
-
-<p>« Je crois que je connais ça… Ah ! oui,
-Rembrandt… Elle est plutôt laide, cette
-bonne femme… Oh ! je dois avoir tort,
-ajouta-t-il bien vite ; je n’entends pas grand’chose
-à la peinture…</p>
-
-<p>— Alors pourquoi en parles-tu ? dit gaîment
-Mme Chardin qui se rapprochait de
-nous, le <i>Temps</i> à la main. Tu ferais mieux
-de fumer une cigarette ; nous t’y autorisons
-toutes les deux. »</p>
-
-<p>Philippe secoua la tête.</p>
-
-<p>« Oui… mais moi je sais que l’odeur
-du tabac te fait mal… Aussi, maintenant,
-quand je viens chez toi, je n’apporte plus
-de cigarettes… Et comme il n’y en a pas
-ici, je suis sûr de ne pas succomber à la
-tentation… »</p>
-
-<p>Avec quelle bonhomie le brave garçon
-avouait son petit sacrifice ! Mme Chardin
-en fut touchée ; mais elle semblait surtout
-préoccupée de « distraire » son neveu : on
-voyait qu’elle n’avait pas encore perdu
-l’habitude de le traiter comme un enfant.
-Elle me proposa de chanter « pour remplacer
-la cigarette », disait-elle.</p>
-
-<p>Et tout de suite le bon Philippe prit feu
-à cette idée.</p>
-
-<p>« Je vous en prie, mademoiselle…
-J’aime tant la musique ! Les mélodies de
-Gounod, surtout… »</p>
-
-<p>J’aurais préféré du Schumann… Mais
-Mme Chardin avait déjà ouvert un cahier
-et attaquait une ritournelle, au hasard.
-Docilement je commençai :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2">Ah ! si vous saviez comme on pleure…</div>
-</div>
-
-<p>Je chantais mal, sans entrain. Philippe
-Noizelles était assis derrière moi et je ne
-pouvais pas le voir ; seulement, de temps à
-autre, je l’entendais pousser de petits soupirs.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2">Vous entreriez peut-être même</div>
-<div class="verse i4">Tout simplement…</div>
-</div>
-
-<p>Mon auditeur demeurait plus muet
-qu’une carpe. Un peu surprise de ce silence
-inusité, je me tournai vers lui et je restai
-confondue. Immobile, le regard fixe et — Dieu
-me pardonne ! — les larmes aux yeux,
-il semblait pétrifié par l’extase.</p>
-
-<p>« Mademoiselle… oh ! mademoiselle !…
-Vous avez une voix délicieuse… Comme
-c’est joli, cette musique !… Voulez-vous
-être très bonne, et m’en chanter encore ?… »</p>
-
-<p>Comment résister à cette explosion de
-ferveur naïve ? Après tout, moi aussi,
-j’avais aimé ces mélodies, devenues banales
-par leur grâce même. Philippe « retardait »
-seulement de quelques années. D’ailleurs
-il y avait dans ses moindres paroles une
-simplicité, une sincérité absolue qui lui
-donnaient beaucoup de charme. Et puis — pourquoi
-ne pas l’avouer ? — j’étais
-flattée d’une telle admiration. Un peu hésitante,
-je consultai Mme Chardin du regard.</p>
-
-<p>« Continuons, » dit-elle d’un ton résigné.</p>
-
-<p>Et je continuai. Le recueil entier y passa :
-<i>Medjé</i>, la <i>Chanson du Printemps</i>, l’<i>Envoi
-de fleurs</i> — tout un flot d’harmonie éperdue
-que Philippe recevait cette fois en
-pleine figure car il était venu s’asseoir en
-face de moi. Je gardais les yeux rivés sur
-ma musique, gênée par son regard candide
-et ravi — émue peut-être par l’hommage
-inattendu de cet enthousiasme juvénile qui
-ne s’adressait plus seulement à Gounod…</p>
-
-<p>Dix heures sonnaient, et je chantais
-encore, quand papa entra dans le salon de
-notre amie. Il venait me prendre, comme
-toujours, en sortant de son Dîner Breton
-et, au premier abord, il parut surpris de
-trouver là un jeune homme inconnu ; mais
-Mme Chardin, avec son tact ordinaire, eut
-vite fait de lui expliquer, sans en avoir
-l’air, que la présence de son neveu était
-toute fortuite.</p>
-
-<p>« Ce grand garçon est venu me demander
-à dîner, au moment où je le croyais
-à l’autre bout de la France… N’est-ce pas,
-Philippe ? »</p>
-
-<p>Elle semblait fatiguée, un peu nerveuse
-et, contre son habitude, n’insista pas pour
-nous retenir après qu’on eut pris le thé.</p>
-
-<p>« Je crains que cette séance de musique
-n’ait été trop longue pour vous, lui dis-je
-en l’embrassant. Si vous voulez vous reposer
-demain, nous n’irons pas au Louvre…
-Et même, mardi, nous pourrions manquer
-la Sorbonne…</p>
-
-<p>— Manquer la Sorbonne ! A quoi pensez-vous,
-petite paresseuse !… »</p>
-
-<p>Nous étions dans l’antichambre, et Philippe
-Noizelles enfilait son pardessus — une
-belle pelisse doublée de fourrure qui
-lui donnait l’aspect d’un jeune boyard très
-blond.</p>
-
-<p>« Vous suivez des cours à la Sorbonne,
-Mademoiselle ? »</p>
-
-<p>Il demandait cela au hasard — pour le
-plaisir de parler sans doute. Et moi, machinalement
-aussi, je lui dis le nom du professeur,
-tandis que nous prenions congé de
-Mme Chardin.</p>
-
-<p>« A bientôt, ma tante ; je pars demain
-pour Lille, mais je n’y resterai qu’un jour
-ou deux… »</p>
-
-<p>Sur le seuil de la porte cochère, discrètement,
-il nous salua, papa et moi, et
-s’éloigna dans la nuit d’hiver, d’un pas
-ferme et leste.</p>
-
-<p>« Un solide gaillard ! » fit papa, non sans
-une secrète admiration d’homme maigre.
-Puis, après un moment de réflexion :
-« D’où diable sort-il, ce neveu-là ? »</p>
-
-<p>Je me mis à rire.</p>
-
-<p>« Mais, du pays des neveux, je pense…
-Oh ! il est bien gentil, je t’assure ; seulement,
-c’est dommage qu’il n’aime pas assez
-la peinture, et qu’il aime trop la musique
-de Gounod… »</p>
-
-<p>Et soudain, je me sentis rougir, effleurée
-d’un remords : en songeant au bon regard
-confiant qui, tout à l’heure, se fixait sur
-moi, je venais de comprendre que, peut-être,
-l’ombre d’une moquerie, de ma part,
-était déjà une sorte de trahison.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">IV</h2>
-
-
-<p>Le mardi suivant, quand j’arrivai rue
-Barbet-de-Jouy, je trouvai Mme Chardin
-toute prête à sortir, coiffée d’une de
-ces capotes en dentelle noire, mi-chapeau,
-mi-fanchon, qui semblaient faites pour elle
-seule et qui encadraient si bien la soie pâle
-de ses cheveux. Elle tenait à la main une
-lettre, nouvellement reçue sans doute, car
-malgré sa réserve ordinaire, elle prit à peine
-le temps de me dire bonjour et s’écria, en
-levant vers moi un visage radieux :</p>
-
-<p>« Enfin ! Écoutez ce que m’écrit mon
-fils, le 5 janvier : « Sauf empêchement,
-j’espère pouvoir quitter Angkor dans trois
-semaines et m’embarquer au commencement
-de février… » Le commencement de
-février… nous y sommes ! En ce cas, il
-arriverait ici vers le 15 mars…</p>
-
-<p>— Seulement ? comme c’est long ! » fis-je
-sans penser à mal. Je songeais simplement
-à la durée du voyage. Mme Chardin me
-regarda un moment, avec un drôle de petit
-sourire, puis mettant la précieuse lettre
-dans sa poche :</p>
-
-<p>« Partons pour la Sorbonne, dit-elle
-gaîment ; je relirai la prose de mon fils en
-cachette, avant qu’on éteigne le gaz et qu’on
-commence les projections… »</p>
-
-<p>Mais nous avions dû nous mettre en
-retard, car nous trouvâmes le professeur en
-chaire et la salle déjà plongée dans l’obscurité.
-Au lieu de descendre jusqu’à ma
-place habituelle, là où quelques lampes,
-posées sur une table, permettaient aux
-élèves de prendre des notes, je me glissai
-sans bruit entre les gradins supérieurs,
-après avoir tant bien que mal installé
-Mme Chardin. Trébuchant et tâtonnant,
-je cherchais à me caser moi-même, quand
-il me sembla voir une des ombres que je
-frôlais se lever, me saluer d’un geste timide,
-puis disparaître et s’aplatir contre le mur
-le plus proche, laissant disponible un coin
-de banc très dur sur lequel je m’assis prestement,
-non sans surprise : dans cette
-silhouette polie, un peu massive, j’avais
-cru reconnaître Philippe Noizelles.</p>
-
-<p>On a beau être la moins extravagante
-des jeunes filles, à dix-huit ans il est permis
-d’avoir de l’imagination. La mienne se
-mit à trotter, au grand dommage de mes
-facultés esthétiques. Ni la voix exquise du
-professeur, ni l’intérêt du sujet — Botticelli
-et les <i>quattrocentistes</i> italiens — ni la vue
-des projections, un peu confuses peut-être — c’était
-à cette époque un procédé tout
-nouveau et encore dans l’enfance — mais
-nombreuses et variées, ni rien enfin de ce
-qui me captivait d’habitude ne parvenait
-cette fois à fixer mon attention. « Qu’est-ce
-que ce jeune homme peut bien venir faire
-ici ? je le croyais à Lille… Tiens ! le <i>Printemps</i>
-qui apparaît la tête en bas !… C’est
-vrai qu’il habite Paris ordinairement, mais
-il ne doit pas beaucoup fréquenter la Sorbonne…
-Ah ! c’est trop fort ! On parle d’une
-<i>Vierge à la grenade</i>, et c’est un renard de
-Pisanello qui est au tableau. Après tout,
-peut-être que je me suis trompée, et que
-ce n’est pas lui… Comme elle est jolie, cette
-Vénus debout sur sa coquille !… Si, ce doit
-être lui : j’ai reconnu sa barbe… » Pour la
-première fois, le cours me parut long ; je
-m’apercevais que j’étais très mal assise, et
-à deux reprises je bâillai discrètement.
-Enfin la lumière reparut, et soudain, saisie
-d’une étrange appréhension, au lieu de
-regarder à gauche pour dissiper mes doutes,
-je bondis — autant qu’on peut bondir entre
-deux rangs de vieilles dames et des gradins
-de bois — vers la droite et vers Mme Chardin
-que j’apercevais de loin, un peu en
-détresse parmi les remous de la sortie.</p>
-
-<p>Nous venions d’atteindre les premières
-marches de l’escalier, et nous commencions
-à descendre, quand, derrière nous, j’entendis
-quelques « hum ! hum ! » discrets, suivis
-de ces paroles prononcées d’une voix
-persuasive :</p>
-
-<p>« Tu devrais accepter mon bras, ma
-tante : je t’assure que ce serait beaucoup
-plus commode… »</p>
-
-<p>Comme tout cela me paraît loin — loin
-et proche ! La vieille cour universitaire — pas
-celle d’aujourd’hui, celle d’autrefois,
-toute noire et revêche — dorée par un froid
-soleil de février, sous le ciel d’un bleu
-aigre ; les bons yeux gris qui me regardaient
-si gentiment, si tendrement déjà, avec une
-nuance d’humilité, le visage mécontent de
-Mme Chardin tourné vers son neveu — et
-moi-même, coiffée d’un de ces hideux chapeaux
-tromblons, affublée d’une de ces
-grotesques <i>tournures</i> à la mode de 1886 — jolie,
-sans doute, malgré tout, mais surprise
-et un peu troublée…</p>
-
-<p>La même scène se renouvela souvent :
-au Louvre, où le professeur nous avait
-envoyées étudier les primitifs italiens ; au
-Trocadéro, où j’étais allée, sous la conduite
-de ma vieille amie, dessiner quelques moulages ;
-au Salon des Pastellistes, à l’Exposition
-des œuvres de Manet — partout, en
-un mot, nous étions sûres de voir surgir
-Philippe, à moins qu’il ne fût là d’avance,
-campé devant un tableau qu’il ne regardait
-pas et l’œil rivé sur la porte d’entrée. Par
-quelles ruses de sauvage le cher garçon
-parvenait-il ainsi à découvrir nos traces ?
-Certes, ce n’était pas sa tante qui lui donnait
-rendez-vous. En vain Philippe essayait
-de l’attendrir par ses attitudes recueillies,
-en vain il mettait une application touchante
-à étudier la Vierge de Cimabue — « un peu
-raide », avouait-il — ou à envisager sans
-frémir les plus effarantes esquisses de
-Manet — Mme Chardin n’était pas dupe
-de ces engouements subits : à chaque rencontre,
-je voyais son front se rembrunir et
-ses yeux devenir plus noirs. Quant à moi…</p>
-
-<p>Quant à moi, je ne pouvais plus me dissimuler
-la cause des incartades de Philippe
-et, si peu coquette que je fusse, j’acceptais
-sans trop d’étonnement les hommages
-de mon timide admirateur. Jamais nos
-modernes ingénues ne pourraient s’imaginer
-à quel point j’étais naïve. Élevée
-comme une petite sauvage, aussi isolée du
-monde en plein Paris qu’une nonne au
-fond d’un couvent de province — voilà
-qu’à peine sortie de ma vie d’enfant, d’écolière
-ignorante, je rencontrais l’amour tel
-qu’il apparaît dans les romans anglais.
-Ainsi Dickens et Rhoda Broughton possédaient
-le secret de la vie ? A vrai dire, j’en
-avais parfois douté, mais maintenant il
-fallait bien le croire. Une seule entrevue,
-quelques paroles échangées, un peu de
-musique — et tout de suite la grande passion.
-Pendant tout un mois, je nageai en
-plein conte bleu, sans trop savoir moi-même
-ce que je pensais, mais heureuse de
-me savoir aimée. Pas une fois l’idée ne
-m’effleura que Philippe, selon toute apparence,
-était riche, et que ma dot se réduisait
-à zéro. Deux seuls nuages obscurcissaient
-mon ciel : le mécontentement
-visible de Mme Chardin et l’ignorance
-totale de mon pauvre papa. Retenue par
-une sorte de pudeur plus forte que ma
-franchise habituelle, je n’osais pas lui
-raconter mes « aventures » ; mais je me
-souviens qu’un soir, bourrelée de remords
-en songeant à l’abîme de dissimulation où
-je me sentais enfoncer, je me mis à pleurer
-toute seule dans mon lit. Ah ! oui, j’étais
-déplorablement « <small>XIX</small><sup>e</sup> siècle » — et je ne le
-regrette pas.</p>
-
-<p>Subitement, le 1<sup>er</sup> mars, les choses
-prirent une face nouvelle. L’Exposition
-des Aquarellistes ouvrait ce jour-là et
-j’avais passé ma matinée à essayer de ressusciter,
-par d’innocents artifices, mon
-chapeau d’hiver à l’agonie. J’en fus pour
-mes frais : Philippe ne parut pas. Le surlendemain,
-au Musée du Luxembourg où
-nous visitions quelques acquisitions
-récentes, je le cherchai des yeux sans plus
-de succès. Sans doute sa tante lui avait fait
-comprendre qu’il la mettait dans un cruel
-embarras. Mais alors il allait sûrement se
-décider à parler. J’attendis d’abord avec
-confiance. Mme Chardin semblait tranquillisée,
-satisfaite, et ne songeait qu’à
-m’initier à l’art d’Extrême-Orient, dont
-elle m’avait jusqu’alors peu parlé. Nous
-feuilletions des albums, nous pénétrions
-dans des collections particulières : je ne
-voyais plus que Bouddhas, Sivas et fleurs
-de lotus. Entre temps je me sentais épiée — discrètement,
-affectueusement, mais
-enfin épiée — et je veillais à ce que rien ne
-vînt trahir le sentiment de déception que
-commençaient à me causer le silence prolongé,
-la disparition totale de Philippe.
-Était-il possible que mon gentil roman
-finît ainsi dès les premières pages ? Un
-incident fortuit vint me donner la clef de
-l’énigme — du moins je le crus.</p>
-
-<p>Papa, retenu à la maison par un gros
-rhume — il se méfiait des rhumes depuis
-sa bronchite de l’année précédente — m’avait
-priée un matin d’aller demander à
-Mme Chardin quelques <i>Revues des Deux-Mondes</i>.
-En montant l’escalier, je rencontrai
-Perrine qui revenait du marché et qui
-m’introduisit sans penser à mal. Dès l’antichambre,
-un bruit de voix me frappa ; une
-canne et un pardessus pendaient au porte-manteau :
-Mme Chardin n’était pas seule.
-Et comme j’hésitais à entrer, je l’entendis
-qui disait :</p>
-
-<p>« Mais non, ce n’est pas sérieux… Tu
-es trop jeune… il faut attendre encore…
-Vous êtes deux enfants… »</p>
-
-<p>Sans écouter davantage je frappai assez
-fort et presque en même temps j’ouvris la
-porte du salon. Philippe était là, debout
-devant sa tante qui rougit très fort à ma
-vue. Lui était devenu pâle et tournait vers
-moi des yeux suppliants. Je balbutiai : « Oh !
-pardon… Papa m’a envoyée… c’est pour
-les revues que vous lui aviez promises… »
-Mme Chardin ne perdait jamais la tête.
-Elle se leva, m’emmena dans sa chambre,
-m’ouvrit la bibliothèque en riant de mes
-excuses et de ma confusion… Cinq minutes
-après, je me retrouvais sur le trottoir de la
-rue Barbet-de-Jouy avec quatre brochures
-saumon sous le bras, cajolée, embrassée — mais
-bel et bien mise à la porte. Malgré
-tout je me sentais heureuse. J’avais entrevu
-Philippe, je savais qu’il pensait toujours à
-moi. Pauvre garçon, comme il m’avait
-regardée ! A cette idée mon cœur s’emplit
-d’une sorte de pitié tendre — une envie de
-rire et de pleurer tout à la fois. Sans doute
-c’était cela l’amour. Je songeai : « Que dire
-à papa ?… Rien encore… Mme Chardin ne
-peut plus guère tarder à parler… Elle nous
-trouve trop jeunes. C’est le dernier argument
-des parents : après ils cèdent toujours… »
-Derrière un mur doré par la lumière
-du matin, sur un arbre que je ne voyais
-pas, dans l’air encore aigrelet où flottait un
-peu de printemps, un merle siffla gaîment.
-Évidemment il se moquait de moi et de
-mon assurance enfantine. Pourtant les
-événements devaient me donner raison.</p>
-
-<p>La semaine suivante, Mme Chardin, au
-lieu de la dépêche d’arrivée qu’elle attendait,
-reçut de son fils, devant moi, une
-lettre qui parut la bouleverser. Il s’était
-bien embarqué en février, mais il s’arrêtait
-à Java, où les Hollandais faisaient des
-fouilles merveilleuses, et son retour se
-trouvait retardé de trois mois. « Trois
-mois !… » répétait Mme Chardin, sans
-essayer de cacher son immense désappointement.
-A dix reprises, je la vis relire cette
-malheureuse lettre. Parfois les larmes lui
-venaient aux yeux et elle haussait les
-épaules avec une sorte d’irritation passionnée.
-Son humeur parut s’altérer, traverser
-une crise mystérieuse. Un soir,
-Perrine fit irruption, une paire de gants à
-la main, dans la salle à manger où nous
-achevions un repas mélancolique.</p>
-
-<p>« Madame, c’est encore à M. Philippe !
-Il les a oubliés ce matin, et il n’a pas
-repris son parapluie qu’il avait laissé
-hier… »</p>
-
-<p>Il venait donc tous les jours !… Je regardai
-Mme Chardin : elle semblait excédée,
-infiniment triste et lasse. Avec la mine
-d’une coupable, elle murmura quelques
-mots vagues et renvoya du geste Perrine
-déconfite. Que signifiaient cette mauvaise
-volonté, cette répugnance évidente ? Pourquoi
-nous faire porter, à Philippe et à moi,
-la peine de son chagrin maternel ? Toute
-la soirée je boudai, révoltée à mon tour et
-presque muette ; ma vieille amie se plongeait
-dans une rêverie soucieuse. Elle me
-laissa partir le cœur gros, sans un mot
-d’encouragement… Et voilà que le lendemain
-matin, on apportait à Papa un mot
-d’elle, écrit évidemment au saut du lit :
-« Cher Monsieur, pourrais-je vous prier de
-venir me voir dimanche, à dix heures et
-demie, pour un entretien sérieux ? Je
-m’excuse de ne pas monter moi-même
-chez vous, mais je crains un peu vos
-étages.</p>
-
-<p>« Si Geneviève veut venir vous rejoindre
-vers midi, j’espère que nous aurons le
-plaisir de déjeuner ensemble. »</p>
-
-<p>Papa sembla surpris d’abord, puis après
-une seconde de réflexion : « Elle veut sans
-doute me consulter pour cette inscription
-de rente au Grand-Livre dont elle me parlait
-l’autre jour », dit-il tranquillement.
-Mais moi j’avais compris…</p>
-
-<p>De nouveau ma vie m’apparaît dans le
-recul du passé… Le dimanche matin,
-onze heures. Papa est parti sans défiance ;
-je me coiffe devant ma glace, la fenêtre
-ouverte, car mes seuls voisins sont les moineaux
-qui jacassent éperdument et mon
-ami le merle qui chante à plein gosier. Le
-soleil inonde ma chambre et je brosse des
-rayons d’or dans mes cheveux, tout en me
-regardant comme si je me voyais pour la
-première fois. Ainsi c’est moi — c’est cette
-petite personne-là qu’on demande en
-mariage ?… Il me semble que je rêve, tandis
-que je rassemble machinalement les
-mèches blondes qui fuient entre mes doigts
-et retombent en masses lourdes jusqu’à ma
-taille…</p>
-
-<p>Une heure. J’ai trouvé papa très ému,
-très surpris — très heureux ; Mme Chardin
-sérieuse et triste — pourquoi, mon
-Dieu, pourquoi ? — mais calme. Elle m’a
-mis les deux mains sur les épaules et a
-plongé ses yeux au fond des miens : « Philippe
-est le meilleur garçon de la terre : je
-crois qu’il vous rendra heureuse. Et vous,
-ma chérie, êtes-vous sûre, bien sûre de
-l’aimer ? » On dirait qu’elle veut en douter.
-Le « oui » s’étrangle dans ma gorge, mais
-mon regard a dû répondre pour moi.
-Comment ne l’aimerais-je pas ? Il m’aime,
-et je ne connais que lui ?…</p>
-
-<p>Et maintenant <i>il</i> est là — mon fiancé est
-là. Non, pas encore mon fiancé : il a
-demandé à me parler seul à seule. « Après,
-vous déciderez… ». Nous sommes assis
-l’un en face de l’autre dans le salon d’où
-papa et Mme Chardin se sont éclipsés
-discrètement. Je n’ose pas le regarder ;
-j’entends à peine ses premiers mots :
-« Avant tout, il faut que je vous dise… J’ai
-peur de ne pas être digne de vous… » Mes
-yeux se lèvent effarés ; quelle confession
-terrible va-t-il me faire ? La vue de ce bon
-visage tendre et timide me rassure ; un peu
-d’assurance me revient, à mesure qu’il se
-trouble davantage. « La première fois que
-je vous ai vue, ici… vous vous rappelez
-peut-être que je revenais de Nice ?… Eh
-bien, je n’y étais pas parti… seul… » Cette
-fois j’ai compris, et je rougis, je rougis, un
-peu choquée, à demi surprise, et touchée de
-l’angoisse que reflète le regard gris posé
-sur le mien. « J’avais des amis, des fous…
-J’ai voulu faire comme eux… par gloriole,
-pour me prouver que j’étais un homme…
-Et puis, là-bas, je me suis vite aperçu qu’on
-se moquait de moi… je suis parti furieux,
-vexé, mais si vous saviez… si vous saviez
-comme j’avais peu de chagrin !… Et tout de
-suite, je vous ai vue… Maintenant, cela me
-paraît si loin, si bête, cette… mauvaise
-chose… maintenant que je sais ce que c’est
-que… » Il voudrait dire : « que d’aimer » ;
-mais sa voix tremble et se brise. « Pourrez-vous
-me pardonner, dites ?… C’est ma
-seule folie… et je ne vous connaissais
-pas !… » Comme il est bon ! Comme il est
-honnête ! Comme il a l’air malheureux !
-Un grand élan m’entraîne vers lui — un
-élan de cette pitié tendre que j’éprouve
-toujours à sa vue. De jalousie, je ne sens
-pas l’ombre, rien que le désir de le rassurer,
-de le consoler. Et sans répondre, je lui souris,
-je lui tends la main, qu’il prend comme
-un fou, en pleurant presque de joie…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">V</h2>
-
-
-<p>Si j’écrivais un roman, je mettrais peut-être
-ici : « Deuxième partie »… Et
-j’aurais tort. La vie ne se divise pas ainsi
-en morceaux bien nets assemblés bout à
-bout : c’est une trame bizarre, tissée par
-une main fantaisiste qui s’amuse à enchevêtrer
-les fils sans qu’on puisse voir où l’un
-finit, où l’autre commence. Parfois cependant
-un nœud se forme, laissant après lui
-une trace longtemps visible — secousse
-violente et imprévue, crise d’âme qui
-ébranle l’être moral et le change de fond
-en comble. Mon mariage ne fut pas une
-de ces crises ; pendant bien des jours
-encore je devais rester celle que papa appelait
-« sa petite fille », celle que Julie annonçait
-pompeusement : « Mademoiselle
-Geneviève et son mari »… Sans doute
-j’étais trop jeune pour devenir autre chose
-qu’une <i>femme-enfant</i>, et Philippe, presque
-enfant lui-même, ne pouvait guère m’apprendre
-à vivre, aveuglé qu’il était par
-une admiration, une tendresse naïves.</p>
-
-<p>Nos premières semaines de tête à tête
-eurent pour cadre Florence, Fiesole — toute
-la douceur d’un mois de mai toscan, toute
-la splendeur d’un art encore à peine deviné.
-J’en fus comme éblouie. Du Palais Pitti au
-Musée des Offices, du Bargello à Sainte-Marie
-Nouvelle, Philippe me suivait, docile
-et bon, heureux de me voir heureuse et
-toujours — oh ! toujours de mon avis.</p>
-
-<p>« J’aime mieux le <i>David</i> de Verrocchio
-que celui de Donatello : et toi ?</p>
-
-<p>— Moi aussi…</p>
-
-<p>— Ces petits anges de Fra Angelico,
-est-ce que tu ne les trouves pas délicieux ?</p>
-
-<p>— Adorables, ma chérie… »</p>
-
-<p>Je ne me lassais pas de le prendre à
-témoin, sans jamais recueillir autre chose
-qu’un écho de mes propres enthousiasmes.
-Un matin, après une longue station au
-Palais Riccardi, l’écho me répondit d’une
-voix bizarre et je fus effarée de voir Philippe
-tout pâle, les yeux rouges, la bouche
-contractée…</p>
-
-<p>« Qu’est-ce que tu as ?… Es-tu
-malade ?… »</p>
-
-<p>Il secoua la tête et voulut rire ; mais il ne
-put que bâiller — bâiller sans contrainte,
-cette fois, de tout son cœur et de toutes ses
-dents blanches. Alors un remords me saisit :</p>
-
-<p>« Tu as faim !… Quelle heure est-il donc ?
-Une heure moins cinq ! C’est inouï…
-Pourquoi ne disais-tu rien ?</p>
-
-<p>— Oh ! fit-il, avec son bon sourire
-d’adoration, j’y ai bien pensé, depuis midi
-un quart… Mais <i>tu</i> t’amusais tant !… »</p>
-
-<p>Le même soir, nous avions pour voisin
-de table d’hôte un ingénieur milanais — un
-petit homme maigre et noir comme une
-taupe, avec des moustaches de chat et des
-yeux d’écureuil. Philippe eut vite fait de
-reconnaître en lui un confrère, et la conversation,
-banale d’abord, prit bientôt un
-tour technique tout à fait spécial. L’Italien,
-gentil, mais bavard et un peu crampon, nous
-avait suivis après le dîner jusque dans le
-salon. Silencieuse, absorbée en apparence
-dans la contemplation d’un <i>Magazine</i> vieux
-de trois ans, je guettais du coin de l’œil mon
-Philippe, et j’observais son geste animé, son
-regard brillant — plus rien de l’expression
-tendre et résignée que je lui voyais si souvent
-au cours de nos promenades artistiques. Vers
-dix heures, son interlocuteur prit enfin
-congé, et il revint s’asseoir près de moi,
-encore tout plein de son sujet.</p>
-
-<p>« C’est un garçon très intelligent, figure-toi…
-Voilà dix-huit mois qu’il dirige ici
-une fabrique de taffetas, tu sais, cette petite
-soie fine qu’on appelle du <i>florence</i>… Il m’a
-donné des détails très curieux sur les
-machines… Et je lui parlais de nos filatures
-du Nord… »</p>
-
-<p>Mes yeux s’ouvraient tout grands, un peu
-papillotants, sans doute ; j’étouffai un bâillement
-derrière ma main. A cette vue,
-Philippe s’arrêta court.</p>
-
-<p>« Oh ! tu as sommeil, ma pauvre chérie…
-Et moi qui suis là, à te raser…</p>
-
-<p>— Bah ! lui dis-je, nous sommes quittes…
-Rappelle-toi, ce matin, devant les fresques
-de Benozzo… »</p>
-
-<p>Je riais, mais un peu de tristesse me
-venait à nous sentir si différents l’un de
-l’autre…</p>
-
-<p>La veille de notre départ, je voulus
-monter au Belvédère du Jardin Boboli, pour
-dire adieu à Florence. Il faisait encore
-grand jour, mais le soleil baissait sur l’horizon :
-devant nous, les hauteurs de Fiesole
-et de Vallombrosa s’empourpraient de
-teintes roses et violettes ; à nos pieds,
-l’Arno déroulait ses eaux boueuses moirées
-d’or et plus loin le Dôme, aux murs
-blancs et noirs, semblait un gigantesque
-joujou en dominos à demi écrasé par
-l’énorme coupole, à demi caché par l’ombre
-svelte du Campanile. Une cloche
-sonna, puis une autre, puis une troisième — et
-soudain de toute la ville s’éleva
-la voix des carillons, les uns lourds
-et graves, aux vibrations lentes, les autres
-argentins, pressés, joyeux, se répondant,
-se mêlant, s’entre-croisant en accords
-exquis, en dissonances plus exquises
-encore, qui montaient jusqu’à nous par
-bouffées, avec l’odeur des orangers et la
-saveur du vent venu des montagnes. Presque
-émue, l’âme pleine de choses confuses et
-tendres, je me tournai vers Philippe.</p>
-
-<p>« Ah ! fis-je à demi-voix, tu entends ?… »</p>
-
-<p>Il avait tiré sa montre et la remettait à
-l’heure avec soin.</p>
-
-<p>« Oui, j’entends… Les cloches sonnent à
-sept heures : je retardais de huit minutes… »</p>
-
-<p>Pauvre Philippe !… Je vois encore sa main
-un peu courte, aux doigts agiles de mécanicien,
-maniant délicatement le petit
-remontoir d’or, tandis qu’au-dessous de
-nous, les sons retombaient en s’éteignant,
-un à un, comme des oiseaux qui se
-posent…</p>
-
-<p>Nous devions revenir sans nous presser,
-en passant par les lacs. A Lugano, Philippe
-trouva une lettre de sa tante — de tante
-Lydie : que ce nom de vieux pastel lui allait
-bien ! Nous parlions souvent d’elle, et mon
-mari me disait les soins maternels dont
-elle l’avait entouré pendant les années où,
-orphelin de sa mère — la propre sœur de
-Mme Chardin — un peu négligé par son
-père, dont la vie de gros industriel lillois
-absorbait sans doute les facultés affectives,
-il s’était trouvé, pauvre petit garçon riche,
-jeté entre les quatre murs d’un grand lycée
-parisien.</p>
-
-<p>« Je passais tous mes dimanches chez
-elle, et tu ne peux pas te figurer ce qu’elle a
-été pour moi — elle et François, d’ailleurs…
-ils sont aussi bons l’un que l’autre… Le
-voilà qui revient, François ; il doit arriver
-ces jours-ci… Et dis donc, c’est lui qui va
-être surpris !… Depuis deux mois qu’il était
-toujours en route, et que sa mère et lui ne
-correspondaient que par dépêches, il a dû
-apprendre mon mariage en arrivant… En
-voilà une nouvelle ! Lui qui m’appelait
-toujours « le gosse »… Il a sept ans de
-plus que moi, tu sais, et il est joliment plus
-fort en toutes choses… Mais c’est égal,
-maintenant, je ne changerais pas avec
-lui !… »</p>
-
-<p>Sa main serrait tendrement mon bras,
-ses yeux gris me souriaient, pleins d’amour
-et de confiance. Je le sentis très bon, fier de
-moi, passionnément dévoué. Et je pensai :
-« Comme il m’aime ! » Moi aussi, je l’aimais
-bien…</p>
-
-<p>Ce fut le lendemain de notre retour que
-je fis la connaissance de mon cousin
-François.</p>
-
-<p>Ma première soirée, soirée d’émotions
-heureuses et de réminiscences enfantines,
-avait été consacrée à papa ; tante Lydie,
-toujours discrète, s’était réservé la seconde.
-J’éprouvai un singulier plaisir à revoir la
-maison de la rue Barbet-de-Jouy ; avais-je
-donc, à mon insu, laissé un peu de moi-même
-derrière ces murs, encore étrangers
-l’année précédente ? Quand Perrine nous
-ouvrit la porte, je faillis lui sauter au cou,
-et j’entrai impétueusement dans le salon,
-toute à la joie de retrouver ma vieille amie.
-D’abord je ne vis qu’elle — sa figure blanche,
-aux cheveux blancs, qui me souriait du
-fond de la bergère — et ce fut seulement
-après l’avoir embrassée que je songeai à
-relever la tête. Un grand garçon, debout
-près de la cheminée, fixait sur nous des
-yeux tranquilles.</p>
-
-<p>« Bonjour, gosse », dit-il à Philippe qui
-s’avançait vers lui, les mains tendues. Et
-bien vite, avec un geste d’excuse :</p>
-
-<p>« Oh ! pardon, c’est une mauvaise habitude ;
-mais je vous promets que je ne le
-ferai plus, madame… ma cousine… Geneviève,
-n’est-ce pas ? Appelez-moi François
-aussi, voulez-vous ? Autant commencer
-tout de suite, puisqu’il faudra bien finir
-par là… »</p>
-
-<p>Sa voix était agréable. Il me parut maigre
-et long, dominant Philippe d’une demi-tête,
-avec un regard brun de myope, un
-lorgnon, une bouche large aux belles dents,
-le nez assez court, la barbe grêle — laid en
-somme, et très différent de sa mère. Pourtant
-il me plut, et je me sentis soulagée
-d’un grand poids. J’avais toujours vaguement
-redouté ce cousin phénomène que je
-me figurais très savant, très supérieur, un
-peu dédaigneux, peut-être. Et voilà qu’il me
-semblait l’avoir toujours connu. Il nous
-complimenta gentiment, sans témoigner un
-étonnement de mauvais goût : après tout,
-j’avais dix-neuf ans, mon mari en avait
-vingt-trois, et six semaines de vie commune
-nous donnaient l’illusion de passer
-pour un vieux ménage. François le comprit
-sans doute et sembla nous prendre extraordinairement
-au sérieux, ce qui augmenta
-le ravissement de Philippe.</p>
-
-<p>Plus d’une fois, pendant le dîner, il
-m’arriva d’appeler mon nouveau cousin
-« monsieur ». Quant à « tante Lydie »,
-cela venait tout seul. Mme Chardin semblait
-avoir repris tout son entrain, elle
-n’avait d’yeux et d’oreilles que pour son
-fils qui, lui, bavardait de tout son cœur,
-sans contrainte et sans art, non pas comme
-un « brillant causeur » tout bourré d’anecdotes
-et de récits de voyage, mais comme
-un brave garçon, heureux de se retrouver
-à la table de famille. Il avait avec Philippe
-des façons de grand frère taquin à travers
-lesquelles on sentait percer une réelle tendresse.</p>
-
-<p>« Eh bien, mon vieux, je te retrouve
-ingénieur, marié, chef d’usine, un vrai
-patriarche ! Les affaires vont bien, à Lille ? »</p>
-
-<p>On parla quelque temps de la filature,
-<i>notre</i> filature : combien cela me semblait
-étrange ! François insistait sur les questions
-d’ordre général, le taux des salaires, le
-nombre et l’état d’esprit des ouvriers : pour
-la première fois, en l’écoutant, j’avais l’impression
-que toutes ces choses pouvaient se
-discuter en termes clairs, accessibles aux
-simples mortels.</p>
-
-<p>« Oh ! mais, dit tout à coup Philippe,
-nous allons ennuyer Geneviève, si nous
-continuons à parler machines… »</p>
-
-<p>Je protestai vivement.</p>
-
-<p>« D’abord vous ne parlez pas machines…
-Et puis vous n’êtes pas ennuyeux du tout…
-Quand je me rappelle ton ingénieur de
-Florence, avec tous ses mots techniques !… »</p>
-
-<p>Le nom de Florence, d’ailleurs, avait
-suffi pour faire dévier la conversation.
-François se mit à évoquer son premier
-voyage en Italie.</p>
-
-<p>« J’avais quinze ans… Tu te souviens,
-maman ?… Le belvédère du Jardin Boboli,
-la ville en bas, le soleil couchant derrière
-Fiesole… et les cloches, surtout !… Il me
-semble que je n’en ai plus jamais ni nulle
-part entendu de pareilles… »</p>
-
-<p>Mes cloches de Florence ! J’allais crier :
-« Moi aussi, je les connais ; moi aussi je
-les aime… » Un sentiment inconnu, — une
-sorte de pudeur subite — m’arrêta dans mon
-élan. Pourquoi ? Je n’aurais pas pu le dire.</p>
-
-<p>Philippe, cependant, friand d’émotions
-exotiques, essayait d’arracher à son cousin
-quelque histoire de pirates, quelque savoureux
-récit de chasse. Peine perdue : François
-n’avait pas le moindre trait d’héroïsme
-à son actif.</p>
-
-<p>« Mais les tigres ? insista Philippe ; tu
-as pourtant dû voir des tigres, là-bas, dans
-la brousse… »</p>
-
-<p>François sourit drôlement.</p>
-
-<p>« Des tigres ? Je n’en ai connu qu’un…
-très intimement, par exemple… Je l’ai
-même nourri de mon lait, ou tout au moins
-de lait de chèvre, pendant près de six
-semaines… Il avait deux mois ; mon boy
-l’avait ramassé, à moitié mort, après une
-battue des indigènes. Un amour de bête !…
-Malheureusement, j’ai dû le renvoyer très
-vite à sa jungle natale : il me dévorait toutes
-mes pantoufles, sans trop s’inquiéter si mes
-pieds étaient dedans… Tu vois que j’ai
-couru des dangers terribles.</p>
-
-<p>— Oh ! dit Philippe, déçu, tu n’es pas
-sérieux !</p>
-
-<p>— Mais si, je t’assure… Tu ne me trouveras
-que trop sérieux, tout à l’heure,
-quand je vous montrerai mes photographies…
-Si tu crois que tu vas échapper à la
-petite conférence ! »</p>
-
-<p>Et comme nous sortions de table, il
-courut chercher ses précieuses planches.
-C’étaient les soubassements d’un grand
-temple de Java, le Bôrô-Boudour, déblayés
-l’année précédente par un ingénieur hollandais,
-et qu’il fallait enfouir de nouveau,
-sous peine de compromettre la solidité de
-l’édifice.</p>
-
-<p>« Une occasion unique, expliqua François,
-j’avais juste le temps d’aller les voir
-avant l’enterrement définitif. C’est la cause
-de mon retard — ce retard qui t’a tant
-navrée, ma pauvre maman ! Viens les
-regarder tout de même, ces vilains bonshommes,
-pour me prouver que tu ne leur
-en veux pas… »</p>
-
-<p>Il avait installé son carton sur une petite
-banquette, et entraînait, d’un geste câlin,
-tante Lydie qui résistait un peu, comme si
-vraiment elle eût gardé rancune aux innocentes
-figures de pierre. Elle finit pourtant
-par s’asseoir et par se pencher, à demi
-curieuse, à demi hostile, sur les photographies
-que François, accroupi par terre à la
-turque et ses longues jambes repliées sous
-lui, nous tendait l’une après l’autre.</p>
-
-<p>« C’est l’histoire du Bouddha Çakya-Sinha…
-Ne faites pas attention à ces noms
-sauvages, ma cousine, regardez seulement
-ces sculptures qui datent du <small>VIII</small><sup>e</sup> au <small>X</small><sup>e</sup> siècle…
-à peu près l’époque de Charlemagne.
-Vous voyez que les Hindous de Java ne
-travaillaient pas mal, dans ces temps
-reculés… »</p>
-
-<p>Philippe restait debout derrière nous et
-ne disait plus grand’chose.</p>
-
-<p>« Pauvre ami, pensai-je ; voilà les exhibitions
-artistiques qui recommencent… il va
-bien s’ennuyer… »</p>
-
-<p>Tout doucement, en cachette, je glissai
-ma main dans la sienne, pour lui adoucir
-les amertumes de la mythologie bouddhique,
-et je sentis qu’il la pressait avec reconnaissance.
-Nous faisions cercle autour de la
-cheminée où brûlait un joli petit feu de
-bois — le thermomètre fantasque ayant
-choisi cette première semaine de juin pour
-descendre subitement de dix degrés. N’était-ce
-pas devant un feu semblable que je me
-chauffais, l’hiver précédent, quand le coup
-de sonnette de Philippe était venu changer
-toute mon existence ?…</p>
-
-<p>Soudain, comme un écho à mes souvenirs,
-le timbre fêlé de l’antichambre
-résonna. Je tressaillis : cette fois ce n’était
-pas Philippe ; je le tenais là, près de moi,
-sa bonne main confiante posée sur la
-mienne… Perrine entra, apportant le
-journal et une lettre pour François que
-celui-ci prit machinalement. Mais dès qu’il
-y eut jeté les yeux :</p>
-
-<p>« Oh ! s’écria-t-il, c’est trop fort ! Regarde
-cette lettre-là, maman : c’est celle que tu m’as
-écrite à la fin de janvier, la dernière, quand
-tu me croyais toujours à Angkor… Elle a
-couru après moi, à Saïgon, à Java… Et je
-crois bien qu’elle a dû faire le tour du
-monde — en me tournant le dos… Oui…
-voilà un timbre de Sydney… Moi je suis
-revenu par Malacca et Ceylan… »</p>
-
-<p>Il s’était levé et s’approchait de la lampe
-pour mieux déchiffrer les grimoires de la
-poste.</p>
-
-<p>« Plus de quatre mois !… Et la voilà
-revenue rue Barbet-de-Jouy… Vous permettez ? »
-fit-il en se tournant vers moi. Il
-ajouta gaîment : « C’est très pressé… »
-Mais déjà sa mère l’avait arrêté d’un geste.</p>
-
-<p>« Tu ne vas pas la lire maintenant…
-c’est stupide… Donne-la-moi… »</p>
-
-<p>Elle semblait agitée, inquiète. François
-retint le petit carré de papier que les doigts
-maigres de tante Lydie avaient déjà saisi.</p>
-
-<p>« Pourquoi ?… Laisse-moi au moins la
-regarder… Tu m’as déjà demandé trois fois
-depuis mon retour si je l’avais reçue… Elle
-m’intrigue, cette lettre… D’ailleurs elle est
-à moi : c’est mon nom qui est sur
-l’adresse…</p>
-
-<p>— Oui, mais c’est moi qui l’ai écrite…
-Donne, je te dis… »</p>
-
-<p>Avec un petit rire nerveux, elle tira un
-peu plus fort, parvint à saisir l’enveloppe,
-et, prestement, la jeta dans le feu.</p>
-
-<p>« Oh ! ma tante ! » s’écria Philippe. J’étais
-demeurée stupide. François fit un mouvement
-instinctif vers la cheminée, puis
-s’arrêta et regarda sa mère. Dans ses yeux,
-je vis passer une angoisse subite, la crainte
-d’une crise imprévue, d’un accès de
-démence. Mais non. Tante Lydie avait
-repris sa place et, les pincettes à la main,
-attisait tranquillement la flamme, tandis
-que noircis, semés d’étincelles mouvantes,
-les minces feuillets se tordaient en crépitant
-et s’envolaient par bribes impalpables…</p>
-
-<p>« Qu’est-ce que tu as fait, maman ?
-Qu’est-ce que tu me disais dans cette
-lettre ?… »</p>
-
-<p>La demande était naïve et presque involontaire.
-Mme Chardin releva la tête.</p>
-
-<p>« Des bêtises, fit-elle, redevenue très
-calme. Tu peux supposer ce que tu voudras…
-un crime que j’aurais commis autrefois ;
-un vieux remords dont j’ai pris mon
-parti et dont je renonce à te faire part… »</p>
-
-<p>Elle plaisantait. François n’insista pas.</p>
-
-<p>« Revenons au Bôrô-Boudour, dit-il,
-après un petit silence. Avez-vous remarqué
-la douceur de ce type hindou ?… Et la finesse
-de tous ces détails, les serpents, les moutons,
-les feuilles d’arbres… »</p>
-
-<p>J’admirai le tact avec lequel il dissimulait
-sa préoccupation évidente. Mais malgré
-ses efforts, un peu de contrainte pesa sur
-notre soirée.</p>
-
-<p>Seule, tante Lydie semblait parfaitement
-à l’aise, comme délivrée d’une obsession
-ancienne. Ce fut elle qui me proposa de
-déchiffrer à quatre mains le quintette de
-César Franck, alors presque inconnu du
-public. François tournait les pages, et je
-m’aperçus vite qu’il était bon musicien.
-Philippe écoutait sans enthousiasme. A onze
-heures on apporta le thé, suivant les anciens
-rites — après quoi nous prîmes congé.</p>
-
-<p>« Au revoir, Geneviève », dit mon
-cousin.</p>
-
-<p>Je lui tendis la main et je répondis bravement :
-« Au revoir, François… » Puis je
-me mis à rire : cela me semblait tout drôle.</p>
-
-<p>Dans la rue, Philippe resta un moment
-sans parler.</p>
-
-<p>« Je n’aurais pas cru, murmura-t-il enfin,
-que ma tante avait des secrets pour son
-fils… C’est bizarre, ce qu’elle a fait… Mais
-tout cela ne nous regarde pas. Comment le
-trouves-tu, ton nouveau cousin ? Gentil,
-hein ?… Et savant, et pas poseur… Je suis
-content qu’il soit revenu ; nous passerons
-de bonnes soirées, tu verras… Seulement,
-c’est bien laid, toutes ces photographies…
-Et puis, cette machine que vous avez jouée,
-c’est très ennuyeux… Pourquoi n’as-tu pas
-chanté du Gounod ? »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VI</h2>
-
-
-<p>Que dire de mes premières années de
-femme ? Elles ne sont que le prolongement
-de ma vie de jeune fille — d’enfant
-paisible, contente de peu, jouissant de
-tout. Dans cette existence calme, presque
-vide, ouatée par Philippe d’une tendresse
-plus aveugle que celle de papa, aussi soumise
-et moins grondeuse que celle de Julie,
-quelques images très nettes jalonnent le
-chemin de mes souvenirs…</p>
-
-<p>Un de nos déjeuners en tête à tête, dans
-notre belle salle à manger de la rue de
-Médicis. Les meubles neufs — buffet monumental,
-table carrée, crédence vaguement
-Henri II — sentent bon l’encaustique et le
-miel ; la verrerie de fin cristal brille d’un
-éclat discret, et dans la panse ventrue d’une
-carafe, je vois se refléter le carré minuscule
-de la fenêtre ouverte et les arbres du
-Luxembourg. Philippe boit son café
-lentement, à petits coups, comme un gros
-chat blond un peu gourmand ; moi je
-croque des amandes fraîches, « moins
-blanches que mes dents », prétend galamment
-mon mari. Les coques vertes et veloutées
-s’amassent dans mon assiette ; je les
-taillade distraitement du bout de mon
-couteau d’argent, et Philippe me demande
-à quoi je pense, « d’un air si sérieux ».</p>
-
-<p>« C’est que je ne me rappelle plus… je
-n’ai pas l’habitude d’aller seule en omnibus,
-tu sais… Pour la rue de Sèze, c’est bien
-Panthéon-Courcelles ?… »</p>
-
-<p>Philippe se met à rire.</p>
-
-<p>« Tu veux prendre un omnibus ? Eh bien,
-et la voiture ? »</p>
-
-<p>La voiture !… J’oublie toujours que nous
-sommes riches. Quand je me suis mariée,
-papa venait d’être nommé chef de bureau,
-aux appointements de huit mille francs :
-un Pactole ! Jusqu’alors nous avions vécu
-fort à l’aise avec six mille. Aussi je suis un
-peu effarée de voir Philippe me remettre,
-chaque mois, la moitié de ce que je dépensais
-en un an. Que faire de tous ces beaux
-billets bleus ? Ils m’intimident presque. Et
-la femme de chambre, en joli petit tablier
-brodé, qui s’obstine à vouloir me coiffer et
-m’habiller ! Et la cuisinière, qui a des
-moustaches, et qui me propose parfois des
-plats dont j’ignore même le nom ! Et son
-mari, le grand Théodore, bête comme une
-oie, mais si décoratif avec ses favoris de
-magistrat ou d’amiral ! Je ne me sens pas
-plus grosse qu’une souris devant eux.
-D’ailleurs j’ai constaté que, grâce à ce personnel
-imposant, les billets de cent francs
-ne duraient pas beaucoup plus longtemps
-que jadis les pièces de cent sous. Et comme
-j’ai à cœur de bien gérer nos revenus, j’ai
-protesté contre l’adjonction d’un cheval et
-d’un cocher. Nous avons seulement un
-coupé au mois — coupé dont les coussins
-moelleux me paraissent, je dois l’avouer,
-infiniment plus agréables que les noyaux
-de pêche de Panthéon-Courcelles. On
-ignorait encore, à cette époque lointaine,
-les raffinements de l’automobilisme. La
-voiture ! Où avais-je la tête ? Je me lève de
-table avec un empressement enfantin.</p>
-
-<p>« C’est vrai, elle doit être ici à une heure.
-J’ai juste le temps de m’habiller si je veux
-arriver chez Georges Petit avant la foule… »</p>
-
-<p>Philippe ne dit rien, et plie sa serviette
-d’un air mélancolique. Un petit remords
-me prend de l’abandonner si vite. Les
-jours précédents, nous flânions sur le balcon
-après le déjeuner : les cigarettes fumées
-près de moi n’ont pas, paraît-il, le même
-goût que les autres.</p>
-
-<p>« Pourquoi ne viens-tu pas ? C’est une
-collection superbe ; il y a des Fragonards
-exquis…</p>
-
-<p>— Oh ! dit Philippe, si j’y allais, ça ne
-serait pas pour les Fragonards, ça serait
-pour être avec toi… Mais tu verras mieux
-les tableaux sans moi… Et puis, j’ai rendez-vous
-à deux heures et demie avec ce fabricant
-de Vimoutiers… »</p>
-
-<p>Il est très occupé, mon bon Philippe.
-Depuis notre mariage, il prend tout à fait
-au sérieux son métier de filateur, et le
-temps n’est plus des longues escapades à
-Nice !… L’usine lui appartient, mais il en
-a confié la direction à son associé, un ingénieur
-de quarante ans, habile et probe, qui
-conduit à merveille la machinerie et le
-personnel ; pourtant il va lui-même chaque
-semaine passer vingt-quatre heures à Lille.
-A Paris, il a ses bureaux — raison sociale
-Noizelles et Mauroy — où il reçoit les commandes
-et traite en personne avec les autres
-industriels. Je sais combien ses fonctions
-l’absorbent et surtout — oh ! surtout combien
-les expositions l’ennuient. Fallait-il
-qu’il fût amoureux de moi, l’autre hiver,
-pour se mettre au régime des œuvres d’art
-à haute dose ! Ce souvenir m’attendrit un
-moment ; je l’embrasse, et, d’un ton indécis :</p>
-
-<p>« Si tu veux, je resterai un peu… j’ai
-bien le temps, après tout… »</p>
-
-<p>Ses yeux me sourient avec reconnaissance.</p>
-
-<p>« Mais non ; va, ma chérie, va t’amuser…
-Et passe donc prendre tante Lydie : je suis
-sûr qu’elle sera enchantée de t’accompagner… »</p>
-
-<p>Décidément, ma vie n’est pas changée.
-Philippe a sa filature comme papa avait
-son ministère. Le fonctionnement de
-l’usine ne m’intéresse pas beaucoup plus
-que celui de la Dette Inscrite ; mais je suis
-forcée de reconnaître que la toile a sur
-l’administration des Finances des avantages
-pécuniaires indéniables. Pendant ce temps,
-je cours les musées et les conférences avec
-ma vieille amie, devenue la meilleure des
-tantes — qu’ai-je à demander de plus ? Je
-ne demande rien, et je me trouve aussi
-heureuse qu’avant mon mariage…</p>
-
-<p>Chez tante Lydie, un jour d’hiver.
-Il pleut à torrents ; aucune visite n’est
-à craindre. Perrine vient d’apporter le thé,
-accompagné d’un superbe kugelhopf que
-je lorgne avec complaisance, car j’ai une
-vraie faim de petite fille.</p>
-
-<p>« Allez avertir monsieur François que le
-goûter est servi… »</p>
-
-<p>C’est à Perrine que ce discours s’adresse ;
-mais la vieille bonne, un peu dure d’oreille,
-est sortie sans rien entendre et Mme Chardin
-fait mine de se lever. Je la préviens
-bien vite.</p>
-
-<p>« Ne vous dérangez pas, tante… »</p>
-
-<p>Un coup discret à une porte fermée, une
-voix d’homme qui me dit : « Entrez… » et
-me voilà dans le bureau de François.
-J’aime beaucoup cette petite pièce claire,
-haute de plafond, ces murs qui disparaissent
-derrière les livres, cette table dont le
-désordre esthétique me plaît — involontairement,
-je songe aux papiers de Philippe,
-toujours si bien rangés, au superbe
-et horrible encrier de bronze « Renaissance »
-que les ouvriers de l’usine lui ont
-offert à l’occasion de notre mariage et
-dans lequel il ne trempe sa plume qu’avec
-respect…</p>
-
-<p>« Le thé vous attend, François… »</p>
-
-<p>A ma voix, il s’est retourné très vite.</p>
-
-<p>« Tiens, dit-il, vous étiez là ? Justement,
-j’ai quelque chose à vous montrer… Une
-belle image !… » ajoute-il avec un sourire
-taquin. Un peu plus, il m’appellerait
-« gosse », moi aussi. Pourtant j’ai tout près
-de vingt ans !</p>
-
-<p>L’image, c’est une aquarelle persane du
-<small>XVI</small><sup>e</sup> siècle — une petite princesse aux chairs
-d’ambre, vêtue d’or et de cobalt, debout
-dans un jardin de rêve où courent des
-gazelles. François la caresse du regard : un
-ami la lui a prêtée pour la comparer à des
-miniatures hindoues.</p>
-
-<p>« J’aurais dû la rendre hier, mais je pensais
-bien un peu vous voir aujourd’hui, et
-je savais qu’elle vous plairait. »</p>
-
-<p>Il parle d’un ton assuré. Et la petite
-princesse me plaît, en effet. Je m’attarde à
-la regarder, tandis que François m’en
-détaille les perfections avec une délicatesse
-infinie. Soudain, par la porte restée ouverte,
-tante Lydie apparaît, blanche et menue.</p>
-
-<p>« Eh bien ! et ce thé ?… Vous voulez
-donc le laisser refroidir ?… »</p>
-
-<p>Elle semble mécontente, un peu fâchée ;
-parfois, elle a ainsi de ces sautes d’humeur
-que nous attribuons à sa mauvaise santé.
-Docilement, nous la suivons dans le salon
-où les tasses fument, pleines d’un liquide
-exquis et tellement bouillant que François
-se brûle la langue à la première gorgée.</p>
-
-<p>« Tu vois que ce n’était pas la peine de
-tant nous presser, maman, » dit-il en versant
-dans son thé, pour le rendre buvable,
-la moitié du pot à crème. Je ris, puis nous
-nous taisons tous les trois… Le feu pétille
-et flambe, mêlant une lueur rouge au crépuscule
-bleuâtre ; dehors, on entend le
-bruit de la pluie qui frappe violemment les
-vitres. Il fait bon, j’ai chaud jusqu’à l’âme,
-et le kugelhopf de Perrine est délicieux…</p>
-
-<p>Un autre souvenir, deux ans plus tard.
-Philippe est très sociable ; il aime à me voir
-en robe de velours noir, avec les diamants
-qu’il m’a donnés, entourée de femmes
-moins jolies que moi — c’est lui qui le dit.
-Au cours d’une de ces soirées, j’ai rencontré
-une ancienne compagne d’études, perdue
-de vue depuis quelques années.
-Thérèse Leblanc — <i>alias</i> Mme Debray — a
-épousé un chimiste, préparateur à la
-Sorbonne, et possède un petit garçon de
-dix-huit mois. J’ai promis d’aller la voir,
-car elle est mon aînée, et au jour dit, je me
-rends rue des Écoles.</p>
-
-<p>Thérèse habite un petit cinquième clair
-et gentil, tout pareil à celui où j’ai passé
-ma jeunesse, sauf qu’on y voit moins
-d’arbres et que le chant des merles y est
-remplacé désavantageusement par la corne
-des tramways. Elle m’accueille un doigt
-sur la bouche :</p>
-
-<p>« Bébé dort ; vous pouvez venir le regarder… »</p>
-
-<p>Et tout de suite je suis admise à contempler
-l’ange — un ange de fortes dimensions,
-joufflu, frisé, rouge comme une pomme, et
-dont les gros poings fermés gardent dans le
-sommeil un air batailleur.</p>
-
-<p>« C’est dommage que vous ne voyiez pas
-ses yeux, chuchote Thérèse ; mais au moins
-nous pourrons causer tranquillement. Il
-est quelquefois un peu fatigant… »</p>
-
-<p>Fatigant ! Je le crois sans peine : Thérèse,
-jeune fille, passait pour maigre ; maintenant
-elle est réduite à sa plus simple expression — vêtue
-par surcroît d’une pauvre
-petite robe de rien du tout. Déjà l’autre soir
-elle m’avait paru mal habillée ; aujourd’hui,
-près d’elle, j’ai honte de mes fourrures, et
-le froufrou de ma jupe doublée de soie me
-semble presque insolent. Thérèse, heureusement,
-n’en a cure : elle est toute à la joie
-de me montrer son appartement, qu’elle
-trouve le plus beau du monde, son salon,
-qui sert aussi de bureau, et — merveille
-des merveilles — le « laboratoire d’Eugène »,
-aménagé à deux pas de la chambre à coucher.</p>
-
-<p>« N’ayez pas peur, dit-elle en souriant,
-nous n’avons pas d’explosifs : Eugène ne
-s’occupe que de chimie organique et biologique… »</p>
-
-<p>Eugène, c’est M. Debray. Invisible et
-présent, il règne comme un dieu dans le
-cœur, dans la pensée et dans les discours
-de sa femme. Les syllabes inharmonieuses
-de son nom prennent un son caressant en
-passant par cette bouche aux lèvres sérieuses ;
-les termes de chimie les plus ardus font
-briller comme des étoiles ces yeux bruns
-dévorants. Thérèse, d’ailleurs, est dans son
-élément. A quatorze ans, elle nous émerveillait
-par ses aptitudes scientifiques et
-rien dans les travaux de son mari ne lui
-demeure étranger. C’est elle qui lui sert de
-préparateur ; elle connaît par leurs noms
-tous les instruments cornus et biscornus
-dont il se sert. Sur un coin de table,
-j’aperçois des feuillets couverts de formules
-qu’elle a écrites sous sa dictée. J’en demeure
-ébahie, presque effrayée.</p>
-
-<p>« Vous ne devez pas avoir le temps de
-penser à autre chose !… »</p>
-
-<p>Elle rit.</p>
-
-<p>« Oh ! mais si… Et bébé ?… Et la maison,
-qu’il faut bien surveiller ?… Et mon piano ?…
-Eugène veut que je ne me rouille pas trop ;
-lui aussi est musicien. Quand il est fatigué
-d’analyses et de synthèses, il prend son
-violon et nous jouons une sonate de
-Beethoven… »</p>
-
-<p>En revenant à pas lents, le long du boulevard
-Saint-Michel, je me dis que je viens
-de toucher de la main le bonheur sur terre,
-le bonheur pur, dégagé de toute idée
-d’ambition ou de lucre : Thérèse est fière
-de son mari, mais elle sait qu’il sera toujours
-pauvre et elle ne rêve pas encore à
-l’Académie des Sciences. Et lui — je l’ai
-entrevu l’autre soir : laid, un peu lourd, des
-yeux d’enfant ou de savant qui s’éclairent
-joliment en rencontrant ceux de sa femme.
-Ils vivent l’un pour l’autre, ils pensent l’un
-avec l’autre ; leurs cerveaux ne font qu’un
-comme leurs cœurs. Quelles douces soirées
-ils doivent passer, seuls tous les deux !…
-Un malaise vague me vient en y songeant.
-Vais-je regretter de ne pas avoir épousé
-M. Debray ? Non certes : j’ai toujours
-détesté la chimie. Thérèse est la femme
-qu’il fallait à cet homme — la seule entre
-dix mille. Ils ont eu la chance de se rencontrer.
-Voilà tout.</p>
-
-<p>Voilà tout… Mon bon Philippe ! Comme
-il est tendre pour moi ! Comme il s’ingénie
-à me faire plaisir ! Hier encore il m’a menée
-aux Français, entendre Hamlet — lui qui
-ne peut pas souffrir Shakespeare. Avant-hier,
-nous dînions chez papa — il a joué
-aux échecs toute la soirée. Dimanche,
-c’était chez tante Lydie ; nous avons classé
-des photographies de Java et d’Angkor — il
-ne devait pas s’amuser beaucoup. Mercredi,
-François est venu, comme tous les
-mercredis, et il m’a fait déchiffrer du
-Wagner jusqu’à minuit — Philippe s’endormait
-sur son journal… Et ce soir ? Ce
-soir nous ne sortons pas ; Philippe a des
-comptes à vérifier et des lettres à écrire.
-Si je l’aidais ? Si j’essayais, comme Thérèse,
-de me mêler aux occupations journalières
-de mon mari ? Cette idée me sourit
-un instant ; mais je me rappelle vite une ou
-deux tentatives du même genre dont le seul
-souvenir suffit à me donner la migraine.
-Que faire ? J’ai l’esprit trop abstrait, sans
-doute, et Philippe est concret jusqu’aux
-moelles. L’autre jour, à table, il devenait
-presque éloquent en me narrant son dernier
-voyage à Lille : les affaires marchent
-bien, l’usine a plus de commandes qu’elle
-ne peut en fournir, les gros marchands de
-toiles de Roubaix assiègent nos portes…
-Tout cela devrait m’intéresser bien plus
-que les origines de l’art khmer…</p>
-
-<p>Que vient faire ici l’art khmer, et pourquoi
-le souvenir du ménage Debray s’associe-t-il
-dans mes rêves à celui de ces têtes
-colossales, sculptées en plein roc, qui sourient
-si mystérieusement sur les murs
-d’Angkor ? François me les a montrées cet
-été, à l’Exposition, reproduites en béton et
-en ciment ; il en riait un peu : « C’est bête,
-disait-il, ce temple de carton, dans un
-champ de foire… Et pourtant, avec beaucoup
-d’imagination, vous arriverez peut-être
-à vous figurer ce qu’est ma vie, là-bas,
-au milieu de ces choses… » Il voyage toujours,
-François. L’hiver suivant, il doit
-aller au Japon : depuis quatre ans que je
-suis mariée, je ne l’ai jamais vu rester plus
-de huit ou dix mois de suite à Paris. Sa
-mère paraît déçue. « Cette maudite thèse, »
-soupire-t-elle, « quand donc cessera-t-il d’y
-travailler ! » La thèse passée, ce serait,
-peut-être, une suppléance au Collège de
-France… Tante Lydie se cramponne à cet
-espoir avec ténacité. Elle a vieilli, ces derniers
-temps, et je la crois malade ; mais elle
-ne se plaint jamais — surtout quand François
-est là. Pendant les absences de son fils
-elle devient casanière, presque sauvage ;
-les musées la fatiguent, les expositions
-l’effraient. C’est à peine si elle consent, de
-loin en loin, à venir dîner chez nous, seule
-avec papa, comme autrefois…</p>
-
-<p>Le soir, dans mon salon — un salon
-« raté », que Philippe a fait meubler à
-grands frais par des tapissiers en renom.
-Les ouvriers ont accroché beaucoup de
-rideaux, cloué beaucoup de tapis, drapé
-beaucoup de tentures : nous en avons pour
-notre argent, mais l’ensemble est déplorable,
-et les quelques jolis bibelots, les deux
-ou trois meubles anciens que j’ai essayé
-de brocanter se noient dans un océan de
-banalité. Papa, toujours le même, maigre
-et sec, droit comme un jeune homme — il
-n’a pas soixante ans, d’ailleurs, et grisonne
-à peine — est attablé à l’échiquier avec son
-gendre qu’il adore — et qu’il bat à plate
-couture, ce dont Philippe, en qualité de
-mathématicien, se montre assez humilié.
-Assise en face de moi, tante Lydie tend frileusement
-ses mains à la flamme ; je vois
-ses yeux creux et cernés, avec une petite
-bouffissure à peine visible au-dessus de la
-pommette, j’entends sa respiration légère,
-un peu courte. Comme elle a changé ! Son
-regard, où je lisais jadis tant de sympathie
-tendre, se voile maintenant et s’attriste
-quand il rencontre le mien. Pourquoi ?…
-Mon cœur se serre à l’idée de quelque
-chose d’inconnu, d’impalpable, qui semble
-se glisser entre nous deux…</p>
-
-<p>« Déchiffrons-nous les <i>Éolides</i>, tante, ou
-le <i>Chasseur Maudit ?</i>… »</p>
-
-<p>Ni l’un ni l’autre ; elle se sent fatiguée,
-sans entrain ; moi-même, je n’ai nulle
-envie de jouer ou de chanter ; mon piano
-s’assourdit, ma voix se perd et s’étouffe
-dans toutes ces draperies. Ah ! nos murs
-de la rue de Chanaleilles, trop nus, peut-être,
-mais pleins de résonances joyeuses !
-Et les boiseries blanches de la rue Barbet-de-Jouy,
-le plafond très haut vers lequel
-les sons s’élèvent, parmi les soies semées
-de fleurettes et les pastels aux tons éteints !
-Ce soir, plus que jamais, en voyant ma
-vieille amie exilée de sa bergère, pelotonnée
-dans un lourd fauteuil, je comprends
-que nos vies ont divergé, que, par quelque
-étrange maléfice, notre nouvelle parenté,
-au lieu de me rapprocher d’elle, nous a
-rendues un peu plus étrangères l’une à
-l’autre. Et j’en souffre, tandis que nous
-échangeons des propos distraits…</p>
-
-<p>« A la Reine ! » s’écrie Philippe. Papa
-manœuvre un pion, se frotte les mains, et,
-triomphalement :</p>
-
-<p>« Échec et mat, mon garçon !… Ah çà !
-que diable vous enseignait-on à l’École
-Centrale ?… »</p>
-
-<p>La partie est finie ; papa s’en va, emmenant
-Mme Chardin qu’il reconduit en voiture.
-Maintenant nous sommes seuls,
-Philippe et moi. Il se plante au milieu du
-salon, regarde autour de lui d’un air content.</p>
-
-<p>« On est bien, chez soi… N’est-ce pas,
-ma chérie ? »</p>
-
-<p>Un baiser me dispense de lui répondre…
-Car justement je songeais avec terreur :
-« Est-ce que je m’ennuierais chez moi…
-chez nous ?… »</p>
-
-<p>Hélas ! oui, je m’ennuie… Quelque
-chose manque à notre vie, et nous le savons
-bien, quoique nous n’en parlions jamais…
-Cinq ans de ménage : j’ai vingt-quatre ans ;
-je ne suis plus « trop jeune pour une
-maman », comme disait notre vieux docteur
-au moment de mon mariage. C’est
-aussi, sans doute, l’avis du destin mystérieux
-qui préside aux existences humaines :
-vers la fin de cette cinquième année, un
-espoir s’éveille en moi, vague d’abord,
-puis plus précis. Philippe rayonne ; papa s’assombrit :
-il pense à sa pauvre petite femme
-et craint le même sort pour moi. Julie sent
-renaître son âme de vieille nourrice sèche.</p>
-
-<p>« C’est moi qui viendrai le soigner,
-n’est-ce pas, mademoiselle Geneviève ?… »</p>
-
-<p><i>Mademoiselle !</i> Je ris comme une folle à
-ce lapsus malencontreux. Mais Julie ne
-s’émeut pas : elle est comme le sage, qui ne
-s’étonne de rien. Elle m’avoue qu’elle
-attend un garçon ; moi aussi. Je le vois
-déjà en culotte, comme mon ami Jacques
-Debray, le fils de Thérèse ; j’espère qu’il
-sera très remuant, très beau, très blond,
-et je me promets tout bas de ne pas en
-faire un ingénieur…</p>
-
-<div class="c"><img src="images/illu3.jpg" alt="" /></div>
-<p>Qu’est-il arrivé ? Un accident bête, le choc
-brusque d’une voiture — de ce fameux coupé
-de louage que j’aimais tant… Je me retrouve
-dans mon lit, après des jours de souffrances
-aiguës, et plusieurs semaines pendant lesquelles
-ma vie n’a tenu qu’à un fil. Maintenant
-je vais mieux ; mais je sais qu’il
-faut renoncer pour cette fois à mon rêve
-de maternité, et je me sens triste à mourir.
-Des visages amis m’entourent ; Julie promène
-par la chambre sa bonne figure
-impassible et grêlée ; derrière ce front placide,
-je devine un regret inexprimé, et pour
-cela, j’aime ma vieille bonne un peu plus
-qu’avant. Papa et Philippe ne pensent qu’à
-moi ; ils ont passé par d’affreuses angoisses,
-et ils sont si heureux de me voir guérie
-qu’ils n’en demandent pas davantage.
-Tante Lydie arrive, tout oppressée, mais
-tendre comme autrefois, et aussi le docteur
-Garnier, rose et frais, avec sa belle tête
-de lion aimable sur son corps puissant de
-Breton.</p>
-
-<p>« Pauvre gamine » ! fait-il en me caressant
-la joue. Il est venu pour rencontrer
-le grand spécialiste qui m’a soignée.</p>
-
-<p>La visite est longue, l’examen minutieux ;
-les deux médecins sont d’avis que
-tout va pour le mieux et que je pourrai
-me lever dans quelques jours. Malgré ces
-paroles rassurantes, je leur trouve un
-air apitoyé qui n’est pas naturel. Philippe
-les a reconduits et cause longuement avec
-eux.</p>
-
-<p>« Qu’est-ce qu’ils disent, Julie ? Va
-écouter ce qu’ils disent, je t’en prie… »</p>
-
-<p>L’honnête Julie garde un silence désapprobateur
-et me borde soigneusement dans
-mon lit où je m’agite beaucoup trop. Enfin,
-voilà Philippe ! Il est un peu pâle, mais
-ses yeux me sourient sans effort. Tout de
-suite, je l’interroge, anxieuse.</p>
-
-<p>« Pourquoi avez-vous tant parlé dans
-l’antichambre ? Est-ce que les médecins
-sont inquiets, dis ?… Est-ce qu’ils me trouvent
-plus malade ? »</p>
-
-<p>Un étonnement sincère se peint dans le
-bon regard ému.</p>
-
-<p>« Plus malade ? Quelle idée !… Mais tu
-es guérie, bien guérie. Garnier m’a encore
-répété que tu te lèverais jeudi… Ils ne doivent
-plus revenir, ainsi !…</p>
-
-<p>— Alors pourquoi me plaignent-ils ? Je
-vois bien qu’ils me plaignent… Est-ce que…
-ils pensent peut-être que je ne pourrai plus
-avoir de bébé ?… »</p>
-
-<p>Philippe baisse la tête et chiffonne entre
-ses doigts le coin du drap brodé.</p>
-
-<p>« Pas d’ici quelque temps… assez longtemps,
-même… Dans quatre ans, cinq
-ans… on ne sait pas… »</p>
-
-<p>Un grand froid me passe sur le cœur.</p>
-
-<p>« Quatre ou cinq ans ?… Oh ! ils ont dit
-« jamais », n’est-ce pas ? Je suis sûre qu’ils
-ont dit « jamais… »</p>
-
-<p>Pas de réponse. Je vois Julie hocher la
-tête. Comme il sait mal mentir, mon mari !
-Sans rien dire, il m’attire vers lui, pose
-ma tête contre son épaule, et sur mes yeux
-qui se remplissent de larmes, je sens ses
-lèvres s’appuyer doucement, tendrement.</p>
-
-<p>« Ne te désole pas, ma chérie… Il faut
-espérer quand même ; les médecins ne sont
-pas infaillibles… Et puis, enfin, nous
-pouvons être heureux sans cela… Voilà
-des années que nous sommes bien heureux… »</p>
-
-<p>Heureux ? Je ne sais plus. Il me semble
-tout à coup que ma vie est absurde, vaine,
-sans but, que je n’aime rien ni personne,
-que ces années, dont le pauvre Philippe
-parle avec tant de ferveur, ont glissé sur
-moi sans presque laisser de trace… Cet
-enfant qui n’est pas venu — qui ne viendra
-pas — je comprends maintenant que je le
-désirais avec passion, que lui seul aurait
-pu combler tout le vide de mon cœur… Et
-je pleure, sous les baisers de Philippe,
-comme si quelque chose venait de se briser
-en moi.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VII</h2>
-
-
-<p>Ma convalescence fut courte et je repris
-mes forces assez vite. Trois semaines
-après la visite des médecins, Philippe
-put m’emmener jusqu’au Bois en voiture — une
-autre voiture, un autre cheval, un
-autre cocher dont la consigne était de ne
-galoper jamais et de trotter le moins possible.
-Nous suivions au pas le bord du lac
-encore désert, escortés d’un grand cygne
-qui nageait de conserve avec nous. Le soleil
-de mai, jeune et clair, filait à travers la
-verdure bleuâtre des pins, mettant aux
-troncs roux de larges taches roses ; une
-odeur de sève émanait des pousses nouvelles
-et des marronniers en fleurs. Philippe
-se pencha vers moi :</p>
-
-<p>« Tu es bien ? Tu n’as pas froid ? »</p>
-
-<p>Le vent s’était levé, chassant devant mes
-yeux une mèche folle : d’un doigt délicat,
-il la ramena derrière mon oreille.</p>
-
-<p>« Tes jolis cheveux ! dit-il ; j’espère qu’ils
-ne vont pas tomber… Si on était obligé de
-les couper, cela te changerait tant !… »</p>
-
-<p>Il s’agissait bien de mes cheveux ! En
-réalité, sans que personne pût s’en apercevoir,
-j’avais prodigieusement changé. Mon
-âme sommeillait, encore engourdie par le
-bien-être physique succédant aux heures
-de souffrance ; mais dès que j’eus repris
-ma vie normale, je dus m’avouer que je
-n’étais plus la même.</p>
-
-<p>Ce fut au Luxembourg, où j’avais rencontré
-Thérèse Debray, que je fis la connaissance
-d’un autre « moi » jusqu’alors
-insoupçonné. Nous étions assises au bas
-de la terrasse de l’est, sur d’inconfortables
-chaises de paille. Thérèse, noire, fluette et
-coiffée d’un affreux chapeau, s’apprêtait
-à céder aux injonctions de sa fille — un
-second exemplaire de poupon phénomène
-dont l’appétit de six mois avait des
-exigences formidables — quand le gros
-Jacques, qui depuis un moment courait
-autour de nous en chassant la poussière
-avec ses pieds « pour faire comme les autruches »,
-buta contre une pierre et s’étala
-tout de son long. Cris aigus, mains écorchées,
-genoux en sang — la pauvre autruche
-éclopée vint se réfugier dans le sein
-maternel, au grand mécontentement de la
-petite sœur dont la table était déjà servie et
-qui se mit à hurler de désespoir. Thérèse
-ne savait plus auquel entendre.</p>
-
-<p>« Donnez-m’en un, » lui dis-je. J’essayais
-d’attirer Jacques, mais sa mère m’arrêta.</p>
-
-<p>« Non, il saigne ; il vous tacherait. Gardez
-bébé un moment, voulez-vous ? Justement
-elle est toute propre !… Moi je mènerai
-mon bonhomme jusqu’au bassin et je
-laverai ses égratignures… »</p>
-
-<p>Et tandis qu’elle courait, traînant après
-elle son garçon qui boitait et pleurnichait,
-je restai sur ma chaise, un peu empêtrée,
-les bras raides, les yeux fixés sur mon
-nourrisson rouge de fureur. Cette fureur
-impuissante, tout d’abord, me parut comique.
-L’enfant gigotait avec rage ; je m’enhardis
-à la tenir debout, à la faire sauter sur
-mon genou ; puis, comme elle criait toujours,
-j’approchai sa joue de la mienne.
-Tout de suite elle se calma : je sentis une
-bouche minuscule, chaude et baveuse, se
-coller à mon oreille et téter — téter éperdument
-avec des ronrons de joie.</p>
-
-<p>« Pauvre petit chat bête !… » murmurai-je.
-Au contact de cette chair à la fois tiède
-et fraîche, de ce corps blotti contre moi,
-une grande détresse m’avait prise. C’était
-donc vrai que jamais, jamais… Et soudain
-monta en moi un sentiment mauvais de
-révolte, d’envie contre Thérèse. Oui, cette
-femme maigre, au corsage mal agrafé, qui
-là-bas, assise en plein soleil sur une margelle
-de pierre, trempait son mouchoir dans
-l’eau, je me mis à l’envier furieusement,
-pour tout ce que la vie lui avait donné de
-meilleur qu’à moi, — pour son existence
-laborieuse et utile, pour ses enfants débordants
-de santé, pour son mari, qu’elle
-aimait d’un amour si rare et si complet…</p>
-
-<p>« Rendez-la-moi, ma pauvre Geneviève…
-Tiens, elle ne pleure plus !… Mais elle
-vous a sucé la joue… Oh ! la petite sale ! »</p>
-
-<p>Avec un rire heureux, Thérèse reprit sa
-fille qui, comprenant qu’on l’avait dupée,
-recommençait à crier de plus belle. Jacques,
-secoué encore de gros sanglots, réclamait
-piteusement son goûter. Je me levai pour
-partir.</p>
-
-<p>« Comment, déjà ! s’écria Thérèse.
-Attendez un peu ; quand les enfants auront
-mangé… tous les deux, nous serons tranquilles :
-bébé s’endort toujours après son
-repas… Regardez comme elle s’en donne,
-cette grosse gourmande… »</p>
-
-<p>Elle levait vers moi des yeux brillants
-de fierté. Sa glorieuse impudeur de nourrice
-me sembla révoltante : positivement,
-l’espace d’une minute, j’eus l’impression
-que je la détestais. Honteuse, gênée, je
-prétextai un rendez-vous pour pouvoir
-m’enfuir plus vite.</p>
-
-<p>Le soir de ce jour-là, j’étais assise près
-de la fenêtre ouverte pendant que Philippe
-fumait, debout sur le balcon. Le soleil
-venait de se coucher ; par delà les masses
-sombres des platanes et des marronniers,
-derrière la silhouette du palais dont le
-profil noir se détachait à angle aigu sur le
-ciel clair, un nuage d’or montait et je le
-suivais des yeux, vaguement, presque sans
-penser.</p>
-
-<p>« Comme on voit bien la tour Eiffel !
-s’écria Philippe. Quand nous nous sommes
-mariés, tu te rappelles ? elle n’était pas
-encore commencée… Tu prétendais qu’elle
-serait affreuse, qu’elle te gâterait ta belle
-vue. Et maintenant…</p>
-
-<p>— Maintenant je persiste à penser qu’elle
-<i>est</i> affreuse, et je la regarde le moins possible.
-Voilà tout. »</p>
-
-<p>J’avais parlé sèchement, contre mon
-habitude. Il faut dire aussi que l’admiration
-professionnelle de Philippe pour ce
-chandelier colossal m’avait toujours paru
-fâcheuse.</p>
-
-<p>« Moi je trouve qu’elle fait très bien là,
-continua-t-il paisiblement. Et puis c’est si
-nouveau, si grandiose… En deux ans à
-peine, avoir achevé une construction unique
-au monde !… J’en causais, l’autre jour,
-avec un des ingénieurs qui ont dirigé les
-travaux… »</p>
-
-<p>Immobile, les mains sur les genoux, je
-m’efforçais de ne pas écouter, cherchant
-des yeux mon joli nuage de tout à l’heure ;
-mais le nuage s’était dissipé, les étoiles
-s’allumaient une à une, l’ombre s’épaississait
-autour de nous, et la voix de Philippe
-s’élevait toujours, tranquille et bonne.</p>
-
-<p>« C’est prodigieux, tout le fer qui entre
-là dedans… sept millions de kilogrammes,
-tu sais… Et les rivets ! Tu ne devinerais
-jamais combien il y en a : deux millions
-cinq cent mille ! Et qui pèsent… »</p>
-
-<p>Incapable de me contenir, je me bouchai
-vivement les oreilles :</p>
-
-<p>« Oh ! assez, assez ! Ne me parle plus de
-cette horreur !… Je la déteste ; elle me fait
-l’effet d’une fausse note dans notre horizon… Et
-ton fer, tes rivets… si tu savais
-comme ça m’est égal !… Tais-toi, je t’en
-prie, si tu n’as pas autre chose à me dire… »</p>
-
-<p>Philippe se tut, comme je le lui demandais ;
-il se tut subitement. La nuit était tout
-à fait venue ; je ne voyais plus que le point
-rouge du cigare trouant le noir environnant.
-Un silence délicieux s’étendit sur moi,
-à peine rompu par le roulement assourdi
-des voitures et le pied ferré des chevaux
-claquant sur le pavé de bois. Je songeais à
-Thérèse, au bébé que j’avais tenu contre
-moi, au vilain sentiment de jalousie qui
-m’avait mordue, qui me mordait encore à ce
-souvenir. « Je deviens méchante… oui,
-méchante… Philippe ne dit plus rien ; j’ai
-dû lui faire de la peine… Pauvre garçon… »</p>
-
-<p>Une lumière vive, subite, me fit tressaillir :
-Théodore, bien stylé comme toujours,
-venait, à neuf heures juste, de tourner
-le commutateur électrique — une nouveauté,
-cet éclairage, tout récemment installé
-chez nous. Mon salon m’apparut,
-banal et froid : du même coup, mes velléités
-de remords s’envolèrent. Philippe
-rentrait, son cigare éteint à la main. Gentiment,
-il s’approcha de moi, me baisa au
-front.</p>
-
-<p>« J’ai peur que ta sortie d’aujourd’hui ne
-t’ait fatiguée… Le docteur Garnier te trouve
-nerveuse, anémiée ; il te conseille un changement
-d’air, pas trop brusque… Fontainebleau
-est excellent, paraît-il… Voudrais-tu
-passer l’été aux environs de Fontainebleau ? »</p>
-
-<p>Il était bon — inlassablement ! Comment
-ne pas s’efforcer de lui faire plaisir ?</p>
-
-<p>« Mais oui, je veux bien… Papa prendra
-ses vacances avec nous, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>— Bien sûr… Nous pourrions demander
-aussi tante Lydie ; le voyage de Guéthary
-est devenu trop fatigant pour elle… Et si
-François revient au mois d’août, nous tâcherons
-de le caser… Il faudra louer une
-grande maison… »</p>
-
-<p>J’avais accepté toutes ses combinaisons,
-approuvé tous ses projets ; sa bonne figure
-redevenait souriante et heureuse. Qu’il avait
-l’âme peu compliquée ! Et combien peu il
-pensait à lui-même ! Une honte me vint de
-l’avoir brusqué tout à l’heure. Mais déjà,
-sans doute, il n’y songeait plus. Comme un
-enfant, il examina ses lampes électriques,
-vérifia l’état des fils, éteignit et ralluma à
-plusieurs reprises. Puis, satisfait de son inspection,
-il s’installa commodément, son
-journal à la main, et se plongea dans la
-seule lecture qui pût le passionner. Je le
-regardais, un peu alourdi par l’approche de
-la trentaine — il serait gros à quarante
-ans — avec ses cheveux blonds toujours
-drus et frisés, sa barbe dorée, presque trop
-longue pour mon goût — il en était si fier
-que je n’avais jamais osé le lui dire — son
-teint frais et reposé, son joli nez droit… Il
-baissait la tête en lisant et je ne pouvais voir
-ses yeux ; mais je le jugeais mieux quand
-j’échappais à l’influence de son regard
-tendre, un peu humble, toujours quêtant
-un sourire que je n’aurais pas pu lui refuser…
-Tel qu’il se tenait là, tranquille et
-fort, c’était mon mari, mon excellent mari,
-qui m’avait prise pauvre pour me faire
-riche, qui me resterait fidèle jusqu’à la
-mort, près duquel je vieillirais, seule, sans
-attendre autre chose de la vie… « Et ce sera
-ainsi, pensai-je, toujours, toujours ainsi… »
-Je me revis enfant, jeune fille, assise à notre
-vieille table, en face de papa — qui, lui
-aussi, lisait son journal — travaillant à
-mes devoirs, le cerveau plein d’idées, le
-cœur plein de rêves… Qu’avais-je donc alors
-de plus que maintenant ? Et malgré tout, ce
-fut un regret rapide, poignant — une nostalgie
-du passé si violente que je faillis
-pleurer…</p>
-
-<p>Il disait vrai, mon vieux docteur : j’étais
-en train de me détraquer. Mes nerfs, ébranlés
-par la secousse physique et morale que
-je venais de subir, s’en allaient à la débandade
-comme des fous. J’essayai de fixer
-mon attention sur l’ouvrage que je tenais
-à la main — une de ces vagues broderies
-dont l’inanité apparaît plus clairement à
-chaque point qu’on y ajoute. Cette pauvre
-pâture ne suffit pas à mon esprit inquiet.
-Il fallait m’occuper, pourtant, à tout prix :
-qu’allais-je devenir si je prenais ainsi l’existence
-en dégoût ?</p>
-
-<p>« La charité, les enfants des autres, puisque
-je ne dois pas en avoir à moi ?…
-J’essayerai… Philippe m’aidera, il est si
-bon !… Mais je n’ai pas encore envie de les
-aimer, ces petits que je ne connais pas…
-La musique… Ah ! par exemple, je ne dois
-pas compter sur Philippe pour cela… ni
-pour le choix des lectures… Si François
-était à Paris, je lui demanderais de m’indiquer
-des ouvrages d’art anglais sur l’Inde…
-l’anglais, c’est plus long à lire… ou même
-des livres hollandais sur Java : avec ce que
-je sais d’allemand, j’arriverais peut-être à
-apprendre le hollandais… C’est une idée ;
-cet été, quand il reviendra, je lui en parlerai…
-Du hollandais ! Qu’est-ce que Philippe
-dira ? Il me croira tout à fait folle… »</p>
-
-<p>A demi amusée par cette pensée baroque,
-je levais la tête, j’ouvrais la bouche, prête
-à plonger mon mari dans la stupéfaction,
-quand je le vis plier rapidement son journal,
-la mine affairée.</p>
-
-<p>« Il faut profiter des derniers cours : les
-cotons sont mous, les chanvres ont baissé
-de neuf centimes… Je vais télégraphier à
-Lille pour les achats de matières premières… »</p>
-
-<p>Quand les cotons mollissaient — je le
-savais par expérience — rien n’existait plus
-pour Philippe. A quoi bon lui parler d’autre
-chose ? J’enfilai mon aiguille et, sans mot
-dire, je me remis à mon plumetis…</p>
-
-<p>Le mois de juin fut employé à chercher
-la maison rêvée. Philippe possédait aux
-environs de Lille une grande propriété de
-famille, dans un pays affreux, que nous
-n’aimions ni l’un ni l’autre et dont le climat,
-d’ailleurs, était assez malsain. Habituellement,
-nous nous installions tout l’été
-à Bellevue ; mon ingénieur s’accordait seulement
-un mois de vacances que nous passions
-à voyager, soit en Suisse, soit sur la
-côte basque où nous visitions tante Lydie
-dans son Ermitage de Guéthary. Quant à
-l’Italie, notre voyage de noces avait suffi à
-me prouver que nous n’y goûterions jamais
-ensemble les mêmes jouissances, et, le
-cœur gros, je l’avais rayée de nos itinéraires.
-Cette année, moins que jamais, je
-ne devais songer à me fatiguer ; mais
-si Florence était le Paradis perdu, si
-les Pyrénées étaient trop loin, Bellevue
-était vraiment un peu trop près, et
-puisque la Faculté ordonnait les environs
-de Fontainebleau, nous obéirions à la Faculté.</p>
-
-<p>Ce fut à Marlotte, sur la lisière de la
-forêt, dans une petite rue tortueuse et charmante,
-que nous trouvâmes le cottage idéal,
-envahi par le lierre de la base au faite,
-assez vaste pour loger une famille de dix
-personnes, et dont le jardin — un vrai
-parc — commençait devant un champ de
-blé pour s’enfoncer dans l’épaisseur des
-bois. Nous avions la plaine, nous avions
-les arbres, nous avions les fleurs — des
-bégonias aux pétales charnus, de beaux
-glaïeuls pourpres en plates-bandes, et,
-massées autour de la maison, de grosses
-touffes d’hortensias bleus — tout cela peigné,
-ratissé avec amour par le propriétaire
-qui s’intitulait pompeusement « horticulteur-pépiniériste ».
-Du premier coup d’œil,
-Philippe fut conquis ; moi aussi, d’ailleurs :
-il aimait la nature à sa façon, et moi
-de toutes les façons.</p>
-
-<p>La location conclue, il fallut organiser
-nos « séries ». Tante Lydie, qui composait
-la première à elle toute seule, se laissa convaincre
-assez facilement : Guéthary, elle le
-comprenait bien, n’était plus possible pour
-elle. Sur l’honneur, elle promit de venir
-passer avec nous le mois de juillet.</p>
-
-<p>« Car, ajouta-t-elle, en août il faut que
-je revienne à Paris pour recevoir François. »</p>
-
-<p>Philippe protesta.</p>
-
-<p>« Comment ? Mais nous comptons bien,
-au contraire, qu’il viendra te rejoindre, et
-que vous resterez ensemble un mois, deux
-mois si vous voulez… Et surtout, tu sais,
-n’y mets pas de discrétion : nous avons six
-chambres d’amis !</p>
-
-<p>— Six ! C’est beaucoup… même pour
-deux », dit tante Lydie en riant.</p>
-
-<p>Elle n’avait pris aucun engagement, et
-quand elle arriva, escortée de sa fidèle Perrine,
-j’eus tout de suite l’impression qu’elle
-ne s’installait pas pour longtemps…</p>
-
-<p>Ce furent des semaines de repos et de
-paix. Le plus souvent nous étions seules ;
-Philippe partait le matin pour Paris et ne
-rentrait qu’à l’heure du dîner. Nous restions
-des journées entières sans sortir du
-jardin, assises sous un petit kiosque rustique
-assez laid d’où l’on découvrait toute
-la plaine : à nos pieds l’or roussâtre des
-blés, le vert cendré des avoines, où les
-coquelicots mettaient de larges touches
-rouges et les bleuets de légères taches
-bleues ; puis la route, déserte et poussiéreuse,
-d’autres champs encore, et, à
-l’horizon, dans la brume d’été, les grands
-peupliers qui bordent la vallée du Loing.
-Des papillons blancs tournoyaient et de
-grosses mouches, en nous frôlant l’oreille
-d’un bourdonnement bref, semblaient nous
-chuchoter un secret au passage…</p>
-
-<p>« J’ai peur que tu ne mènes une vie un
-peu austère », me confia Philippe, qui nous
-avait surprises un soir déchiffrant <i lang="it" xml:lang="it">mezzo-voce</i>
-le troisième acte de <i>Tristan</i> ; « ma
-tante n’est plus gaie comme autrefois, et
-elle te fait chanter une diable de musique…
-Si c’est ça votre façon de vous amuser quand
-je n’y suis pas !… »</p>
-
-<p>En réalité, et quoi qu’en pensât mon
-mari, je ne m’ennuyais pas — j’étais même
-beaucoup moins triste que les mois précédents.
-Par quel miracle la société d’une
-femme âgée et malade m’apportait-elle plus
-de réconfort que celle d’un homme jeune,
-plein de vie et d’entrain ? Pourquoi ce sentiment
-de solitude intellectuelle, dont j’avais
-souffert parfois jusqu’à l’énervement dans
-nos soirées de tête-à-tête conjugal, ne
-m’effleurait-il pas durant ces longues journées
-de réclusion quasi monastique ? Sans
-doute, le grand air, le calme absolu, agissant
-sur mes nerfs affaiblis, me rendaient
-peu à peu l’appétit, le sommeil et la gaîté,
-mais la présence et la conversation de tante
-Lydie faisaient plus que tout le reste. Depuis
-bien longtemps, je ne l’avais pas eue ainsi
-à moi seule, et je la retrouvais, au fond,
-toujours la même, — aussi enthousiaste,
-aussi éprise du beau et du bon. Nous causions,
-interminablement ; son esprit lucide
-était comme une source où le mien s’abreuvait
-après une longue période d’aridité — et
-malgré le gros chagrin, la déception
-irréparable que ce dernier printemps
-m’avait apportés, la vie m’apparaissait
-de nouveau bonne, utile et digne d’être
-vécue.</p>
-
-<p>« Ah ! tante, m’écriai-je un soir, quel
-dommage de ne pas pouvoir vous garder
-toujours là, près de moi !… »</p>
-
-<p>Elle resta un moment sans répondre :
-dans ses yeux je vis passer cette ombre
-étrange que je connaissais… Puis, haussant
-doucement les épaules :</p>
-
-<p>« Que voulez-vous, ma pauvre petite, il
-faut savoir se contenter du présent… Moi
-aussi, allez, j’ai bien joui de ces heures
-d’intimité… »</p>
-
-<p>Déjà elle en parlait au passé, comme si
-le retour de François eût dû forcément
-l’éloigner de nous. Cependant Philippe
-combinait des itinéraires fantastiques pour
-que son cousin pût s’arrêter à Marlotte.
-Mais c’était à Paris, chez elle, que tante
-Lydie voulait le revoir d’abord. Quand elle
-ouvrit la bienheureuse dépêche, datée de
-Marseille, qui lui annonçait enfin l’arrivée
-de son fils, je compris que rien au monde
-ne l’empêcherait de partir, quoiqu’elle fût
-souffrante, éprouvée par la chaleur d’août.</p>
-
-<p>« Tu reviendras, n’est-ce pas ?… vous
-reviendrez tous les deux ?… disait Philippe.</p>
-
-<p>— Mais oui, mais oui… »</p>
-
-<p>Elle nous quitta, toute frémissante d’impatience
-et de joie… Deux jours après, je
-recevais la lettre la plus tendre et la plus
-désolée : François avait fait bon voyage, il
-viendrait nous voir bientôt… Quant à un
-second séjour près de nous, il fallait y
-renoncer : Perrine était brouillée avec ma
-cuisinière !</p>
-
-<p>« Des histoires de bonnes ? Mais c’est
-idiot ! s’écria Philippe à l’ouïe de ce secret
-plein d’horreur. Moi qui m’étais arrangé
-pour passer mes vacances ici en même
-temps que François… Et maintenant, on ne
-peut pas lui demander de venir tout seul,
-de quitter sa mère après quinze mois de
-séparation… Que le diable emporte les
-fidèles serviteurs !… »</p>
-
-<p>Tout au fond de moi, je restai intimement
-convaincue que ces querelles ancillaires
-n’étaient qu’un vain prétexte, et que
-notre tante obéissait à des mobiles inconnus.
-Une fois de plus je me heurtais à ce
-mur invisible qu’un mauvais génie semblait
-s’amuser à élever entre elle et moi.
-Après tant de jours passés cœur à cœur,
-j’en souffris comme d’une trahison — quoiqu’un
-obscur instinct m’avertît que c’était
-peut-être mieux ainsi, et que je ne devais
-pas lui garder rancune…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VIII</h2>
-
-
-<p>Papa vint remplacer tante Lydie, et son
-arrivée consola Philippe, que la défection
-de François avait rendu un peu
-morose. Tous deux entreprirent de consacrer
-leurs loisirs à explorer la forêt : Philippe
-<i>voulait</i> marcher beaucoup parce qu’il
-se trouvait trop gros, et papa <i>pouvait</i> marcher
-indéfiniment parce qu’il restait très
-maigre. Ils partaient ensemble dès l’aurore,
-me laissant faire la grasse matinée et compléter
-ma cure de repos.</p>
-
-<p>J’étais assise comme les autres jours sous
-un grand catalpa — j’aime ces larges feuilles
-entre lesquelles filtre toujours un peu de
-soleil — et j’achevais de déchiffrer quatre
-pages de Thérèse Debray, dont la philosophie
-coutumière semblait pour une fois
-en déroute : une coqueluche malencontreuse
-les avait retenus à Paris jusqu’à
-cette époque tardive ; maintenant les
-enfants allaient mieux, mais le médecin
-leur défendait la mer — d’où résiliation
-d’une location déjà conclue au Tréport,
-vacances compromises, été désorganisé de
-fond en comble… Tout de suite l’idée me
-vint de les recueillir, de les héberger pour
-un grand mois. « Voilà de quoi remplir
-nos six chambres… et de quoi me guérir,
-j’espère, des vilaines pensées qui m’ont
-traversé l’esprit… Maintenant je suis plus
-raisonnable : il faut savoir s’habituer au
-bonheur des autres… »</p>
-
-<p>Le bonheur des autres… Je levai la tête :
-autour de moi tout était paix, silence et
-confort ; un vent délicieux soufflait de la
-forêt, l’ombre du catalpa tremblait en
-taches légères, vertes sur l’herbe verte, lilas
-sur le sol rose — je pensai à Thérèse et à
-son mari rôtissant dans leur petit cinquième,
-avec leurs enfants à peine guéris ;
-j’eus honte de les avoir enviés, cette fois
-encore, presque inconsciemment. « Et pourtant,
-ce bien-être qui m’entoure, n’est-ce
-pas très peu de chose ?… Dès qu’ils seront
-ici, ils en jouiront comme moi, plus que
-moi : je peux leur donner ce que j’ai, mais
-ce qu’ils ont est à eux, bien à eux — rien
-qu’à eux… »</p>
-
-<p>Tandis que je rêvais ainsi, la lettre de
-Thérèse entre les doigts, la grille du jardin
-grinça sur ses gonds — elle grinçait toujours
-malgré les flots d’huile dont l’abreuvait
-Théodore, le parfait valet de chambre
-aux favoris d’amiral. Je m’étais retournée
-languissamment ; mais à la vue du nouvel
-arrivant, je fus debout d’un bond et je courus
-à sa rencontre.</p>
-
-<p>« François ! Quelle bonne surprise !
-Comme c’est gentil d’être venu !… Philippe
-va être bien content…</p>
-
-<p>— Et vous, demanda-t-il, êtes-vous contente ?</p>
-
-<p>— Vous le voyez bien », fis-je en serrant
-joyeusement les deux grandes mains qui se
-tendaient vers moi — étonnée moi-même
-de sentir ma mélancolie s’évaporer comme
-un brouillard au soleil.</p>
-
-<p>Lui cependant, tout en me suivant vers
-la maison, s’excusait d’arriver ainsi à
-l’improviste.</p>
-
-<p>« J’aurais dû vous prévenir, mais c’est
-hier soir seulement que je me suis décidé…
-Je me reprochais presque de m’éloigner, ne
-fût-ce qu’une demi-journée, tant ma mère
-semble heureuse de m’avoir… Elle a terriblement
-changé, ma pauvre maman »,
-ajouta-t-il d’un air triste.</p>
-
-<p>Il s’était assis près de moi, sous le catalpa,
-et fourrageait le sable du bout de sa canne,
-distrait en apparence et plus nerveux
-qu’à l’ordinaire. Sans doute il attendait
-quelque démenti réconfortant, quelque
-appréciation optimiste au sujet de sa mère.
-Mais j’ai toujours été inhabile à exprimer
-ce que je ne pense pas. Un petit silence passa
-entre nous. Alors, levant la tête, il me dit :</p>
-
-<p>« Vous aussi… Philippe m’a écrit… j’ai
-su que vous aviez failli mourir… »</p>
-
-<p>Sa voix hésita, trembla un peu : peut-être
-venait-il de comprendre — j’avais prodigieusement
-rougi — tout ce que cette
-allusion, pourtant discrète, à mes misères
-passées, éveillait en moi d’ombrageuses
-pudeurs féminines. J’essayai de plaisanter
-pour cacher mon embarras.</p>
-
-<p>« Oh ! c’est de l’histoire ancienne !…
-Vous voyez bien que je ne suis pas morte
-du tout… »</p>
-
-<p>Il me regardait, étrangement sérieux.</p>
-
-<p>« Oui, je le vois… mais vous n’êtes plus
-tout à fait la même… Vous n’avez plus vos
-yeux d’enfant… »</p>
-
-<p>C’était vrai : mon âme d’autrefois,
-mon âme puérile m’avait quittée, et mes
-yeux, à mon insu, reflétaient l’âme nouvelle,
-un peu inquiète, contre laquelle je
-me débattais depuis des mois… Comment
-François pouvait-il découvrir cela si vite ?</p>
-
-<p>« Oh ! tenez, poursuivit-il avec une véhémence
-soudaine, il y a des moments où je
-me dis que je mène une vie absurde…
-A quoi sert de partir toujours ?… pour
-vérifier des textes, pour courir les pagodes
-en comparant d’éternels Bouddhas qui se
-ressemblent tous… si on risque, au retour,
-de trouver sa mère malade, méconnaissable…
-et d’autres… »</p>
-
-<p>Il s’arrêta brusquement. Je l’écoutais,
-touchée qu’il pût associer en pensée le
-souci visible que lui causait la santé de
-tante Lydie avec les dangers déjà lointains
-courus par ma petite personne,
-déçue aussi de ce ton pessimiste auquel il
-ne m’avait pas habituée. Allais-je donc
-perdre l’ami gaîment taquin, le conseiller
-au goût délicat sur qui j’avais compté pour
-m’aider à passer des heures moins désœuvrées,
-un hiver moins morose ? Ce regret
-d’égoïsme naïf, à peine conscient, François
-sembla le deviner, car l’ombre de son
-ancien sourire vint éclairer son regard
-indécis de myope, derrière le lorgnon qu’il
-ne quittait jamais.</p>
-
-<p>« Quel sauvage je suis devenu, ma pauvre
-Geneviève ! Il ne faut pas m’en vouloir,
-voyez-vous : c’est l’effet de l’âge… Et Philippe ?…
-Il va bien, j’espère ?… »</p>
-
-<p>Je me mis à rire.</p>
-
-<p>« Trop bien… au moins à son avis…
-Il prétend qu’il engraisse… D’ailleurs, vous
-allez pouvoir en juger par vous-même… »</p>
-
-<p>Harassés et joyeux, mes deux promeneurs
-surgissaient justement au détour de la
-petite allée qui, du jardin, menait tout
-droit dans la forêt.</p>
-
-<p>« Ah ! s’écria Philippe, du plus loin qu’il
-nous aperçut, le voilà, enfin, ce grand vagabond ! »</p>
-
-<p>Et comme toujours, avant toute chose,
-il m’embrassa — un vrai baiser de mari
-sonore et tendre. Puis se tournant vers son
-cousin, les bras ouverts :</p>
-
-<p>« A ton tour, maintenant : tu ne l’esquiveras
-pas, mon vieux, l’accolade fraternelle !… »</p>
-
-<p>Fut-ce le reflet de la verdure environnante,
-ou le contraste de la bonne figure
-épanouie qui s’approchait de la sienne ?
-François me parut soudain très pâle. Pourtant
-il répondit affectueusement à l’étreinte
-de Philippe, et serra la main de papa qu’il
-avait souvent rencontré chez nous. Pendant
-le déjeuner, il reprit toute sa gaîté et
-subit avec entrain l’assaut habituel de questions
-plus ou moins saugrenues sur le
-Japon, d’où il venait. Les femmes ressemblaient-elles
-aux mousmés des estampes ?
-Voyait-on vraiment le Fuji-Yama de partout ?
-Mangeait-on toujours des nids
-d’hirondelles, et du riz avec des petites
-baguettes ?… Oui, tout était vrai, et bien
-d’autres choses encore…</p>
-
-<p>« Seulement, avoua-t-il, j’aurais dû comprendre,
-au retour, que la traversée de la
-mer Rouge en juillet était une pure folie…
-Tout s’est bien passé, heureusement ; il
-n’y avait pas de dames à bord, ce qui permettait
-les infractions les plus invraisemblables
-à la « tenue correcte » de rigueur :
-j’ai dormi deux nuits sur le pont dans une
-baignoire — pleine… Quant au capitaine,
-il commandait la manœuvre en manches
-de chemise, avec un panama et un voile
-vert…</p>
-
-<p>— Quel tableau ! » m’écriai-je en riant
-de bon cœur. On avait servi le café sur la
-terrasse, et je me tenais debout devant
-François, un sucrier à la main. Il y
-plongea deux doigts distraits, tandis que
-son regard se fixait sur moi, attentif, presque
-attendri…</p>
-
-<p>« Je savais bien qu’ils reviendraient…
-dit-il enfin.</p>
-
-<p>— Qui cela ? demandai-je innocemment.</p>
-
-<p>— Vos yeux… vos yeux de petite fille…
-Tâchez de les garder le plus longtemps
-possible : qu’est-ce que nous deviendrons,
-nous autres, qui sommes déjà vieux, quand
-vous vous aviserez de ne plus être
-jeune ?… »</p>
-
-<p>Tout en parlant, il portait sa tasse à ses
-lèvres, et je ne pus voir s’il avait souri, ou
-s’il parlait sérieusement. Philippe s’était
-rapproché, un porte-cigares ouvert à la
-main.</p>
-
-<p>« Tu restes aussi pour le dîner, n’est-ce
-pas ?… »</p>
-
-<p>François déclara que c’était impossible :
-sa mère l’attendait à sept heures. Et comme
-papa suggérait l’idée d’une dépêche :</p>
-
-<p>« Une dépêche ?… Sans qu’elle soit prévenue ?…
-Mais nous risquerions de la
-rendre tout à fait malade… »</p>
-
-<p>Il demeurait irréductible. La journée
-s’acheva paisiblement — trop chaude pour
-qu’on songeât à sortir du jardin. Nous
-devisions, nonchalamment étendus dans
-de grands fauteuils de jonc, et je ne pouvais
-m’empêcher de remarquer que les propos
-étaient tout autres qu’à l’ordinaire.
-Papa, fin lettré, nourri de solides humanités
-dans un vieux collège de Saint-Malo,
-prisait infiniment la culture intellectuelle.
-Il consacrait ses loisirs à lire un peu de
-tout, et pouvait sur bien des points donner
-la réplique à François — au grand ébahissement
-de Philippe qui découvrait chez
-son beau-père une érudition jusqu’alors
-insoupçonnée.</p>
-
-<p>« Comment, s’écria-t-il, vous connaissez
-ça aussi ?… »</p>
-
-<p>Ça, c’était une traduction récente de
-<i>Sacountâlâ</i>, à propos de laquelle papa, peu
-documenté d’ailleurs, demandait quelques
-éclaircissements.</p>
-
-<p>« C’est renversant ! répétait Philippe.
-Que mon vieux savant de cousin s’occupe
-de littérature hindoue… rien de plus naturel.
-Mais vous, un bureaucrate, un financier !…
-Vous ne m’aviez jamais dit que
-vous vous intéressiez à ces choses-là… »</p>
-
-<p>Papa se mit à rire.</p>
-
-<p>« Mon bon Philippe, vous ne me l’avez
-jamais demandé… »</p>
-
-<p>Un peu honteuse, je l’avoue, des étonnements
-sans fin où se plongeait mon mari,
-je regardai François à la dérobée, guettant
-sur son visage quelque sourire involontaire
-qui m’eût blessée au point le plus sensible
-de mon amour-propre conjugal. Mais non :
-il restait impassible — habitué peut-être à
-de pareilles boutades — et même, quand
-il parla, je crus m’apercevoir qu’il s’efforçait
-d’amener la conversation sur un terrain
-plus concret… Cinq minutes après,
-les dieux de l’Olympe bouddhique avaient
-déserté l’ombrage du catalpa et Philippe
-racontait comment il venait d’obtenir, non
-sans peine, un permis du Ministre de la
-Guerre pour visiter, à Fontainebleau, le
-Polygone de tir et l’École d’application…</p>
-
-<p>Vers cinq heures, quelques gros nuages,
-tempérant un peu l’ardeur du soleil, nous
-permirent de reconduire François à la gare.
-Il marchait près de moi, la tête basse, de
-nouveau sérieux et presque triste. Je ne
-pus m’empêcher de lui montrer que je
-compatissais à son angoisse secrète.</p>
-
-<p>« Vous êtes inquiet, n’est-ce pas ?…
-Inquiet à cause de ma tante ?… »</p>
-
-<p>Tout de suite il parla, comme malgré
-lui.</p>
-
-<p>« Oui, depuis mon retour… j’ai eu un
-tel coup en la revoyant, si vous saviez !…
-un tel remords de l’avoir laissée… Est-ce
-que vous la trouvez aussi… Est-ce que vous
-croyez ?… »</p>
-
-<p>Il n’osait formuler sa pensée. De vagues
-paroles m’échappèrent, qui devaient sonner
-bien faux, car je le vis secouer la tête.</p>
-
-<p>« Non, vous n’êtes pas sincère… Mais je
-ne veux plus voyager, au moins de longtemps…
-Cet hiver je resterai près d’elle :
-j’ai assez de documents maintenant pour
-rédiger ma thèse…</p>
-
-<p>— Alors nous reprendrons nos mercredis ?
-fis-je, soudain joyeuse. »</p>
-
-<p>Il hésita un moment.</p>
-
-<p>« Pas tous… à cause de ma mère, vous
-comprenez… Elle sortira de moins en
-moins… Pourtant j’irai chez vous quelquefois,
-quand vous voudrez bien de moi…
-J’aime à voir des gens heureux… »</p>
-
-<p>Ce dernier mot me frappa : toujours le
-bonheur des autres ! François, moins
-égoïste que moi, paraissait résigné à s’en
-contenter. De nouveau ma pensée se
-reporta vers les Debray.</p>
-
-<p>« Des gens heureux ? Je vous en montrerai
-la semaine prochaine, si vous revenez
-ici… En attendant, vous n’avez qu’à
-vous retourner pour regarder Philippe… »</p>
-
-<p>Le bon rire de mon mari résonnait à
-quelques pas derrière nous. Mais François
-ne se retourna pas ; il fixa sur moi ses yeux
-devenus très graves.</p>
-
-<p>« Philippe… et <i>vous</i>, je pense ?… »
-insista-t-il.</p>
-
-<p>Je me sentis rougir. Qu’allait-il croire ?
-Comment avais-je pu lui laisser supposer
-un instant que je n’étais pas heureuse ?…
-Et tandis que j’hésitais à répondre, j’eus
-l’impression subite que mon silence même
-semblait parler pour moi, et qu’il était déjà
-trop tard pour le détromper…</p>
-
-<p>Nous arrivions au seuil de la gare. Le
-signal retentit ; sur nos talons, papa et Philippe
-se hâtaient avec de grands gestes.</p>
-
-<p>« Voilà le train, cria Philippe tout essoufflé ;
-dépêchons-nous : nous n’avons que le
-temps de traverser… »</p>
-
-<p>Et comme nous courions presque, butant
-contre les rails, il ajouta pour la vingtième
-fois :</p>
-
-<p>« Alors, décidément, tu ne veux pas
-rester ?… »</p>
-
-<p>François eut un petit haussement
-d’épaules impatienté. Au détour de la voie,
-un flocon de fumée blanche apparaissait
-déjà. Ce fut la bousculade inévitable — et
-inutile — des départs ; la chasse au wagon
-vide, la portière brusquement refermée — et
-la minute bête où l’on se regarde, de
-haut en bas et de bas en haut, sans trop
-savoir que se dire. Je souriais — François
-aussi, je crois ; mais son regard scrutateur
-continuait à m’interroger…</p>
-
-<p>« Au moins, lançai-je quand le train
-s’ébranla, promettez-nous de revenir bientôt. »</p>
-
-<p>Sa réponse se perdit dans le bruit strident
-du sifflet…</p>
-
-<p>Toute la soirée un scrupule me hanta,
-près de la table où « mes deux hommes »
-poursuivaient leur éternelle partie. Avec
-remords, je regardais les traits calmes de
-Philippe et sa main courte déplaçant les
-pièces sur l’échiquier ; avec contrition, je
-me répétais qu’il était le modèle des gendres,
-le plus tendre des maris — et moi la plus
-sotte et la plus ingrate des femmes. La
-question de François, le ton dont il l’avait
-faite — et, de ma part, ce mutisme absurde,
-quand il aurait fallu répondre très vite,
-répondre en riant, comme pour rejeter bien
-loin toute idée de mélancolie… Quel sentiment
-bizarre m’avait ainsi fermé la bouche ?
-Embarras, surprise — ou seulement
-impuissance de feindre ?…</p>
-
-<p>Sans bruit je m’étais levée, et debout,
-adossée à l’embrasure de la porte, je regardais
-la nuit chaude et silencieuse, le ciel
-où quelques étoiles brillaient entre de gros
-nuages mous frangés d’argent. Une odeur
-lourde montait des héliotropes ; sur la
-lisière de la forêt, la note plaintive d’un
-crapaud tintait, argentine et monotone
-comme un glas lointain… Je me sentis
-mécontente de moi, le cœur serré d’un
-étrange malaise dont l’étreinte abolissait
-jusqu’au souvenir de la bonne journée que
-je venais de passer…</p>
-
-<p>Cette impression pénible se dissipa les
-jours suivants. Thérèse avait accepté notre
-invitation avec reconnaissance ; les préparatifs
-de son arrivée et l’installation de sa
-smalah m’occupèrent tout le reste de la
-semaine. Vers le milieu d’août, la maison
-jusqu’alors si calme se mit à bourdonner
-comme une ruche.</p>
-
-<p>« Voilà notre Thébaïde transformée en
-pouponnière », disait papa, ravi d’ailleurs de
-cette métamorphose. Moi-même, par raison
-d’abord et bien vite par tendresse, j’étais
-devenue l’esclave des enfants : la grosse
-Hélène ne voulait plus s’endormir que sur
-mes genoux. Philippe, lui, s’amusait franchement,
-sans arrière-pensée, jouant avec
-Jacques, mettant au service de Thérèse sa
-complaisance infatigable, professant, enfin,
-une admiration naïve pour M. Debray
-qu’il semblait croire inaccessible aux
-préoccupations des simples mortels et qu’il
-obligeait chaque jour, entre la poire et le
-fromage, à de petites conférences chimico-biologiques.
-Le pauvre homme, aussi
-modeste que savant, semblait parfois gêné
-d’être toujours mis sur la sellette ; néanmoins
-il se prêtait de bonne grâce aux
-désirs de son hôte.</p>
-
-<p>Thérèse et moi, nous passions nos après-midi
-sous le catalpa ; souvent je la regardais,
-plus fraîche et moins maigre que de coutume
-dans sa blouse de batiste blanche,
-occupée à coudre quelque objet de layette
-ou à repriser les jerseys de son fils, dont
-les fonds de culotte se volatilisaient aussi
-rapidement que si on les avait fait passer
-par l’alambic paternel. Tout en glissant son
-aiguille à travers les mailles de laine gros
-bleu, elle parlait ; — nous causions de notre
-passé d’écolières, de Mlle Verdy, morte
-subitement l’année qui suivit mon mariage,
-et dont le souvenir lui était aussi cher qu’à
-moi.</p>
-
-<p>« Vous rappelez-vous comme elle blaguait
-gentiment nos petites vanités, littéraires
-ou autres ?… « Geneviève est à peu
-près sûre d’entrer à l’Académie française ;
-quant à vous, ma pauvre Thérèse, je
-crois qu’il faut vous contenter de l’Académie
-des Sciences… »</p>
-
-<p>Ces folies déjà lointaines amenaient sur
-nos lèvres un sourire attendri.</p>
-
-<p>« Ce n’était pas déjà si mal prophétiser,
-dis-je, au moins pour vous : M. Debray se
-chargera de vous représenter à l’Institut…
-Moi, par exemple, j’ai menti à ma vocation,
-et si je devais compter sur Philippe pour
-me conduire à la gloire… »</p>
-
-<p>Je m’arrêtai, un peu honteuse ; mais
-Thérèse était trop fine pour relever de
-pareils propos. Elle s’était prise d’une amitié
-très vive pour Philippe, et lui-même, timide
-avec la plupart des femmes, trouvait en elle
-des manières toutes simples et une affectueuse
-camaraderie qui le ravissaient.</p>
-
-<p>Donc Thérèse affecta de ne pas entendre
-ma phrase malencontreuse. Sans faire semblant
-de rien, absorbée en apparence par
-son ravaudage maternel, elle trouva moyen
-de donner un petit coup de barre à la conversation,
-et je m’aperçus tout à coup que
-nous étions plongées dans les considérations
-les plus édifiantes sur la bonté, la
-douceur, la patience et autres vertus évangéliques.</p>
-
-<p>« La bonté, voyez-vous, ma petite Geneviève,
-c’est le premier élément de bonheur
-dans un ménage… sans elle, quoi qu’on en
-pense, la vie conjugale devient odieuse… »</p>
-
-<p>Qui donc plus que moi savait apprécier
-le caractère idéal de mon mari ? Légèrement
-agacée par cette mercuriale indirecte,
-j’essayai de devenir taquine.</p>
-
-<p>« Pauvre Thérèse ! On dirait que vous
-êtes la victime d’un tyran domestique… Il
-est donc bien méchant, M. Debray ?… »</p>
-
-<p>Une expression indéfinissable passa dans
-les yeux noirs de Thérèse.</p>
-
-<p>« Oh ! dit-elle, lui… »</p>
-
-<p>Ce ne furent que deux mots. Mais ces
-mots contenaient un poème d’admiration,
-de confiance aveugle, de soumission volontaire.
-La sage petite personne, l’amie aux
-prudents conseils s’évanouissait pour
-laisser paraître l’amoureuse ingénue qui
-résume dans un seul être toutes les perfections
-de l’univers.</p>
-
-<p>« Mon Dieu, pensai-je, qu’on est heureux
-de pouvoir aimer comme cela… »</p>
-
-<p>Sans le vouloir, Thérèse venait de me
-faire sentir le néant des pâles joies que,
-tout à l’heure, elle s’appliquait à me vanter
-si fort…</p>
-
-<p>François renouvela sa visite dans le courant
-du mois. Il nous trouva tous réunis,
-et je ne remarquai plus en lui ces allures
-pessimistes et découragées qui m’avaient
-frappée la première fois. Sa mère, nous
-dit-il, allait beaucoup mieux, — ce qui
-suffisait à expliquer qu’il eût repris sa
-gaîté naturelle. D’emblée il conquit les
-bonnes grâces de Jacques en l’initiant à la
-fabrication de certaines « cocottes » japonaises,
-au bec pointu et aux ailes mobiles,
-que le gamin, plus adroit qu’un singe, eut
-vite fait d’aligner par douzaines sous
-les yeux écarquillés de sa petite sœur.
-A table, on oublia de parler chimie ; François,
-à propos d’un voyage en Allemagne,
-ayant prononcé le nom de Bayreuth,
-M. Debray bondit : cet homme paisible se
-révélait tout à coup wagnérien farouche.
-Soudain — c’était encore le temps des luttes
-héroïques — un vent de folie sembla souffler
-autour de la table : Thérèse et son mari,
-François et moi, nous nous rejetions comme
-des balles les noms scandinaves aux syllabes
-sonores, nous ergotions sur les symboles
-du <i>Ring</i>, nous fredonnions des bribes de
-motifs — papa, profane, mais sympathique,
-riait de tout son cœur ; Philippe nous écoutait
-bouche bée. Il n’avait jamais soupçonné
-chez le savant cette frénésie musicale,
-et quand Thérèse, en confidence, lui eût
-avoué « qu’Eugène jouait très joliment du
-violon » :</p>
-
-<p>« Mais alors, s’écria-t-il, pourquoi n’avez-vous
-pas apporté votre instrument ?… Moi
-aussi, j’aime beaucoup la musique… Vous
-auriez accompagné Geneviève, et elle nous
-aurait chanté l’<i lang="la" xml:lang="la">Ave Maria</i> de Gounod, ou
-bien ce joli morceau, vous savez… l’enfant
-malade qui meurt en disant : « Bonne
-nuit… » La sérénade de Borga, Bréda…</p>
-
-<p>— Braga », dit François. Il y eut un silence.
-Et subitement, du salon où les enfants restaient
-consignés sous la garde d’une bonne,
-la voix de Jacques s’éleva, aiguë et plaintive :</p>
-
-<p>« Maman ! oh ! maman !… Hélène qui
-mange mes cocottes !… »</p>
-
-<p>Tout le reste du jour, jusqu’au départ de
-François qui, cette fois, nous avait réservé
-sa soirée, notre petit cénacle fut très gai.
-M. Debray, décidément mis en confiance,
-continuait à bavarder sur toutes sortes de
-sujets étrangers à son laboratoire ; Thérèse,
-par contre, me parut moins expansive que
-de coutume : elle souriait, mais parlait peu,
-et semblait observer notre cousin avec un
-mélange bizarre de sympathie et de
-méfiance. Ou bien elle s’adressait à Philippe,
-toujours rayonnant de contentement paisible.</p>
-
-<p>Un moment, François se trouva seul
-avec moi. Désignant du geste Thérèse et
-son mari qui, repris par leur commune
-passion scientifique, se penchaient tous
-deux pour examiner la même feuille de
-chêne où luisait la trace mince d’un
-limaçon :</p>
-
-<p>« Ce sont eux, demanda-t-il, les heureux
-que vous vouliez me faire connaître ?… »</p>
-
-<p>Je vis qu’il se souvenait de mes paroles
-maladroites, et, brûlant de réparer ma
-faute, je le regardai bien en face.</p>
-
-<p>« Oui, ce sont eux, — mais c’est moi
-aussi… c’est vous, j’espère ; c’est nous
-tous… Vous n’en avez jamais douté, n’est-ce
-pas ?… »</p>
-
-<p>Combien j’étais sincère, en ce moment
-où une sorte de griserie joyeuse me montait
-du cœur aux lèvres ! Il le comprit, sans
-doute, car ses yeux s’adoucirent, presque
-paternels.</p>
-
-<p>« Non, fit-il, je n’en doutais pas… Mais
-je suis content de vous l’entendre dire. »</p>
-
-<p>Quand il partit, à neuf heures passées,
-une brume légère détrempait l’herbe et les
-routes ; papa et Philippe l’escortèrent seuls
-jusqu’à son train, munis d’une lanterne et
-de deux parapluies. Dans le chemin qui
-longeait la maison, je vis s’éloigner la petite
-lumière vacillante, j’écoutai décroître le
-bruit de leurs voix, puis je refermai la persienne
-que j’avais poussée pour les suivre
-de l’oreille et du regard. Thérèse, assise
-près de la table, feuilletait une revue ; le
-piano, resté ouvert avec la partition de
-<i>Siegfried</i> sur le pupitre, me parut étrangement
-triste, le salon étrangement vide.
-Silencieuse, je me mis à ranger la musique
-éparse çà et là…</p>
-
-<p>« Il est presque toujours absent, n’est-ce
-pas, monsieur Chardin ?… »</p>
-
-<p>Je me retournai vers Thérèse, sans bien
-comprendre pourquoi elle me posait cette
-question-là plutôt qu’une autre.</p>
-
-<p>« Oui, jusqu’à présent, il a beaucoup
-voyagé, mais la santé de sa mère nous
-inquiète un peu, et je doute qu’il reparte
-cet hiver…</p>
-
-<p>— Ah ! » fit Thérèse. Et froidement — à
-contre-cœur, semblait-il — elle ajouta :</p>
-
-<p>« C’est un charmant garçon. »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">IX</h2>
-
-
-<p>Je revins de Marlotte entièrement guérie
-et pétrie de bonnes résolutions. L’activité
-dévorante de Thérèse avait fait honte à
-ma paresse : je devais m’occuper coûte que
-coûte, secouer l’inertie morale et intellectuelle
-où je m’enlizais l’année précédente — surtout
-éviter ces vagues rêveries qui
-énervent l’âme et émoussent la volonté.
-« Rêver, maintenant… à quoi bon ? Ma vie
-ne changera guère ; je n’ai plus grand’chose
-à attendre — ni à craindre… » Je le croyais !
-Et dans cette assurance candide, je m’efforçais,
-après le naufrage de mes espérances
-maternelles, d’établir le bilan des joies qui
-me restaient. « Philippe… papa… Dieu
-merci, il est encore assez jeune, mon cher
-papa : et d’ailleurs son grand-père, auquel
-il ressemble, paraît-il, trait pour trait, a
-vécu quatre-vingt-douze ans… La pauvre
-tante Lydie ?… J’ai bien peur de ne pas pouvoir
-la conserver aussi longtemps. Mais
-François est pour nous comme un frère…
-Et l’amitié de Thérèse, de son mari, de ses
-enfants… » Mon cœur un peu sauvage n’en
-demandait pas plus. « Petit lapin !… »
-m’appelait papa quand, tout enfant, je
-jouais à me dorloter sur ses genoux, la
-tête enfouie sous sa veste et risquant un
-œil de temps à autre pour me replonger
-bien vite dans ma cachette… Du petit lapin
-de jadis, j’avais gardé le goût de me terrer
-dans les coins étroits, de me blottir dans
-les tendresses profondes et durables.
-« L’amour de Philippe — sans parler des
-autres affections qui m’entourent — n’est-ce
-pas un de ces nids où rien de mauvais
-ne peut m’atteindre ?… » A force de me chapitrer
-ainsi, je me sentais devenir la femme
-la plus raisonnable de la terre — une vraie
-perfection. Et puis, il fallait bien prouver à
-François que je n’étais pas malheureuse…</p>
-
-<p>Ce fut lui, naturellement, que je consultai
-dès que je voulus « chercher de
-l’ouvrage ». Il repoussa comme extravagante
-et inutile mon idée d’apprendre le
-hollandais — j’y avais déjà renoncé <i lang="it" xml:lang="it">in
-petto</i>. Tante Lydie m’offrit de traduire des
-romans anglais. Nous dînions chez elle ce
-soir-là, peu de jours après la rentrée, et
-j’avais été heureusement surprise de lui
-trouver la mine moins défaite, les yeux
-plus brillants : la présence de son fils, et
-surtout l’assurance qu’il était près d’elle
-pour longtemps, avaient opéré ce miracle.</p>
-
-<p>« Les romans, c’est trop amusant, tante.
-Il me faut quelque chose de difficile, qui me
-prenne beaucoup de temps…</p>
-
-<p>— Elle est effrayante ! déclara Philippe.
-Hier, elle avait entrepris de m’aider à vérifier
-ma balance du mois… Seulement elle
-comptait tout de travers… Une petite
-femme qui se vante d’avoir adoré
-l’algèbre !… »</p>
-
-<p>Je haussai les épaules.</p>
-
-<p>« L’algèbre, oui… les formules abstraites.
-Mais j’ai les chiffres en horreur…</p>
-
-<p>— Comme c’est drôle ! dit mon mari. Moi
-je n’ai compris la théorie que du jour où je
-l’ai mise en pratique… et même, les chiffres
-ne me diraient rien du tout s’ils ne représentaient
-pas des valeurs marchandes… »</p>
-
-<p>Tandis qu’il parlait, mes yeux, errant à
-travers le salon, venaient de rencontrer un
-petit dessin à la sanguine — un profil de
-femme au nez fin, au menton gras, payé
-cent sous par Mme Chardin chez un brocanteur
-naïf. Dans un coin du papier, caché
-sous d’imperceptibles moisissures, l’encadreur
-avait découvert le monogramme
-d’Antoine Watteau… « Quand vous voudrez,
-Madame, disait-il souvent, nous avons
-acquéreur à cinq mille francs… » Je songeai :
-« Deux lettres tracées sur une feuille
-jaunie… et le nez retroussé, le menton à
-fossette sont devenus, eux aussi, des « valeurs
-marchandes »… Faut-il donc toujours
-en arriver là ? »</p>
-
-<p>Justement, tante Lydie, comme pour
-répondre à ma pensée, appuyait de commentaires
-bienveillants les dernières paroles
-de Philippe et je l’entendais porter aux
-nues les industriels, les hommes forts et
-actifs — jusqu’à traiter « d’inutile mandarin »
-son fils qui ne semblait guère s’en
-émouvoir. Un peu déçue, un peu troublée,
-je l’écoutai quelque temps discourir sur ce
-mode inaccoutumé, puis d’un ton plaintif
-je m’écriai :</p>
-
-<p>« Tout cela est bel et bon, mais vous ne
-m’avez toujours pas indiqué ce que je pourrais
-faire cet hiver… »</p>
-
-<p>François se pencha vers moi.</p>
-
-<p>« Vous êtes prête à tout ? demanda-t-il
-gaîment.</p>
-
-<p>— A tout.</p>
-
-<p>— Aucun travail ne vous rebutera ?</p>
-
-<p>— Aucun… »</p>
-
-<p>Tante Lydie s’agita dans sa bergère : on
-eût dit que ce badinage l’impatientait. Mais
-François poursuivait d’un ton solennel :</p>
-
-<p>« Vous accepterez mes conseils aveuglément ?</p>
-
-<p>— Aveuglément !… » répétai-je. Et je levai
-vers lui, tout en riant, des yeux où devait
-se lire une confiance absolue… Deux petits
-coups secs résonnèrent sur la table : c’était
-tante Lydie qui fermait brusquement son
-étui à lunettes.</p>
-
-<p>« Tu es absurde ! dit-elle à son fils.
-Laisse donc Geneviève choisir elle-même
-ce qui lui convient… D’ailleurs je ne vois
-pas pourquoi elle ne finirait pas par s’intéresser
-aux comptes de son mari… »</p>
-
-<p>François rougit, — fâché sans doute, à
-trente-six ans, que sa mère le rembarrât
-comme un gamin. Pourtant il se tut, pendant
-que Philippe disait bonnement :</p>
-
-<p>« Mais, ma tante, je ne tiens pas du
-tout à la faire travailler, moi !… Je ne demande
-qu’une chose, c’est qu’elle s’amuse…
-que ce soit en jouant du piano, en tricotant
-des bas ou en traduisant de l’anglais, du
-russe, du chinois… tout ce qu’elle voudra… »</p>
-
-<p>L’incident fut clos. Nous commencions
-à connaître ce que Philippe appelait « les
-lubies de ma tante ». Seulement, dans
-l’antichambre où François nous reconduisait,
-je lui dis en confidence :</p>
-
-<p>« Vous penserez à moi, n’est-ce pas ?… »</p>
-
-<p>D’abord il me regarda sans répondre,
-comme s’il ne comprenait pas bien. Puis il
-eut un sourire singulier.</p>
-
-<p>« A vous ? Oh ! oui, je vous promets d’y
-penser… et de vous trouver ce que vous
-cherchez… »</p>
-
-<p>Le mercredi suivant, il apportait un
-livre qu’il me tendit triomphalement — un
-petit livre relié en toile grise, grand comme
-la main, épais comme le doigt, avec des
-tranches rouges et un titre anglais.</p>
-
-<p>« Oh ! fis-je, il n’est pas gros… »</p>
-
-<p>Mais quand je l’eus ouvert, ma moue
-dédaigneuse se changea en grimace : trois
-cents pages de papier pelure, imprimées en
-caractères minuscules.</p>
-
-<p>Philippe se penchait sur mon épaule.</p>
-
-<p>« Sapristi ! quel grimoire !… A ta place,
-j’aimerais mieux un « copie de lettres… »</p>
-
-<p>François vit mon effarement et me rassura.</p>
-
-<p>« C’est un ouvrage de vulgarisation, très
-clair, très facile… une histoire succincte,
-mais complète, de l’art bouddhique, avec la
-liste de tous les monuments connus… Mon
-éditeur m’avait demandé de le traduire,
-mais je n’ai pas le temps… Le manuscrit doit
-être livré en mai ; j’ai calculé que cela ne
-représente pas plus de deux pages par
-jour… ce n’est pas un travail démesuré
-pour vous, puisque vous lisez couramment
-l’anglais… »</p>
-
-<p>Indécise, je feuilletais le petit volume ;
-il me semblait plus joli, moins rébarbatif.</p>
-
-<p>« Il y a des mots hindous !… mais le texte
-a l’air facile, en effet… Et puis, vous m’aiderez
-bien un peu ? demandai-je timidement.</p>
-
-<p>— Oh ! tant que vous voudrez », fit-il avec
-élan. Puis soudain, d’un ton tranquille :
-« Mais, je suis sûr que vous n’aurez pas du
-tout besoin de moi. »</p>
-
-<p>Le sort en était jeté. Dès le lendemain,
-je me mis à l’ouvrage. Jamais hiver ne me
-parut plus court. Mes matinées se passaient
-à lire les pages que je devais traduire, à
-élucider les passages obscurs. Le soir, je
-rédigeais, d’une grosse écriture bien nette.
-J’avais transporté mon bureau dans le cabinet
-de Philippe, qu’une maladie grave de
-son associé obligeait aussi à un surcroît de
-besogne, et nous travaillions sagement
-tous les deux, sortant peu, refusant trois
-invitations sur quatre. De temps à autre,
-il m’arrivait de le consulter, car il savait
-bien l’anglais, — il le parlait même beaucoup
-mieux que moi. Mais les termes d’art
-et d’architecture ne lui étaient pas familiers,
-et il me faisait faire des contre sens. Je
-dus renoncer à utiliser ses lumières.</p>
-
-<p>Tantôt chez nous, tantôt rue Barbet-de-Jouy,
-je soumettais mon travail à François
-qui le relisait, le révisait et me donnait
-toutes les explications désirées, le plus simplement
-et le plus clairement du monde,
-en illustrant ses démonstrations de force
-gravures et photographies. Peu à peu j’étais
-devenue très experte en la matière, et les
-mots de « topes » et de « lâts », les noms
-de « Parambanan » et de « Tyandi-Sevou »
-sortaient de mes lèvres avec une facilité qui
-faisait la joie de Philippe — ces vocables
-inconnus lui paraissant des plus comiques.</p>
-
-<p>« Écoute, ma tante… non, mais écoute
-un peu… si on ne dirait pas un vieux professeur
-de sanscrit !… »</p>
-
-<p>Et il riait — sans trouver beaucoup
-d’écho. Tante Lydie s’était de nouveau
-assombrie, et sa santé laissait encore à désirer.
-Malgré tout, nous passions de bons
-moments ; les jours fuyaient avec une rapidité
-vertigineuse.</p>
-
-<p>Un après-midi que je m’étais attardée à
-ma table de travail, cherchant à rattraper ma
-soirée perdue la veille au théâtre, Thérèse vint
-me surprendre, escortée de ses deux enfants
-qu’elle ne quittait jamais. Hélène marchait
-seule maintenant ; en la voyant rouler vers
-moi comme une toupie, toute ronde, les bras
-écartés, chancelant encore sur ses grosses
-jambes, je pensai : « Le mien aurait presque
-son âge… » Mais ce ne fut qu’un éclair douloureux :
-je n’avais plus le temps de m’absorber
-dans des regrets sans fin.</p>
-
-<p>« Qu’est-ce que vous devenez donc ?
-s’enquit Thérèse. Voilà des siècles qu’on
-ne vous a vue… »</p>
-
-<p>C’était vrai ; je négligeais un peu mes
-amis depuis quelque temps. Humblement,
-je m’excusai : nous avions mené, tout
-l’hiver, une vraie vie de sauvages ; mon
-mari avait des affaires et des rapports par-dessus
-la tête.</p>
-
-<p>« Et moi aussi, voyez, je travaille… »</p>
-
-<p>Non sans orgueil, je montrais les feuillets
-amoncelés devant moi, le dictionnaire
-anglais grand ouvert. Thérèse manifesta
-d’abord une curiosité sympathique : elle
-me croyait occupée à traduire quelque
-ouvrage de droit commercial ou industriel.
-Quand elle eut compris qu’il ne s’agissait
-ni de la culture du chanvre en Angleterre,
-ni de la question des « <span lang="en" xml:lang="en">trusts</span> », elle sembla
-se désintéresser de mes efforts. En
-vain j’essayai de lui faire admirer mon
-manuscrit aux trois quarts achevé, et les
-belles petites notes alignées au bas des
-pages, à l’encre rouge : elle regardait, elle
-m’écoutait parler ; mais sur sa figure aux
-traits mobiles, je lisais une indifférence
-voulue, excessive — une « indifférence passionnée »
-si l’on peut ainsi dire.</p>
-
-<p>Jacques furetait partout, suivi de sa petite
-sœur qui ne le quittait pas d’une semelle
-et qu’il morigénait de la belle façon.</p>
-
-<p>« Laisse ça, Nénette… veux-tu bien laisser
-ça, petite vilaine… »</p>
-
-<p>Nénette se mit à crier : toute branlante,
-tendue dans un effort comique, elle essayait
-d’agripper sur la console un bibelot que
-Jacques venait de saisir prestement « pour
-qu’elle ne le casse pas », disait-il.</p>
-
-<p>« Dieu ! que ces enfants sont insupportables !… »</p>
-
-<p>Thérèse se leva et prit des mains de son
-fils l’objet en litige — une statuette d’ivoire
-finement travaillée, sorte d’ange bouddhique,
-les ailes au dos et foulant aux pieds
-un serpent.</p>
-
-<p>« Regardez, dis-je, comme c’est curieux,
-cette influence chrétienne… »</p>
-
-<p>François, quelques jours auparavant,
-m’avait fait comprendre les causes d’une
-similitude au premier abord inexplicable…
-Mais déjà Thérèse reprenait son expression
-absente.</p>
-
-<p>« Oh ! vous savez, moi, l’art hindou…
-je n’y connais rien… »</p>
-
-<p>Un peu dépitée, je parlai d’autre chose.
-Et tout de suite elle redevint affectueuse et
-gaie. Quand elle partit, après une heure de
-causerie amicale, agrémentée de quelques
-gronderies, caresses — et autres préoccupations
-maternelles, — j’avais presque
-oublié le début de sa visite.</p>
-
-<p>Pourtant, dès que, restée seule, je voulus
-me remettre au travail, je me sentis gênée,
-vaguement malheureuse, comme si Thérèse
-eût laissé après elle une odeur de
-blâme. La petite idole d’ivoire me regardait
-de ses yeux fixes. Je fermai mon
-cahier et, le menton sur mes mains, je me
-plongeai dans des réflexions moroses.
-« Thérèse est absurde… elle voudrait
-que tous les ménages fussent pareils au
-sien… Parce qu’elle travaille avec son mari,
-pour son mari, aux mêmes choses que son
-mari, elle ne conçoit pas qu’une autre
-femme puisse comprendre la vie différemment…
-C’est comme tante Lydie, qui me
-conseille maintenant de lire les articles
-économiques de la <i>Revue des Deux-Mondes</i>…
-Philippe n’en demande pas tant,
-lui… ce bon Philippe ! Il est content, je ne
-m’ennuie plus… nous nous occupons chacun
-de notre côté… Pourquoi donc les
-autres veulent-ils nous empêcher de vivre
-à notre guise ?… »</p>
-
-<p>J’eus un geste d’impatience, et, rouvrant
-livre et dictionnaire, je repris où je l’avais
-laissée la description du temple d’Ellorah…</p>
-
-<p>Avant la date fixée, ma traduction était
-finie, parachevée, prête pour l’impression.
-Je la remis à François le dernier mercredi
-d’avril, après notre dîner de famille. Nous
-étions tous réunis, y compris papa et tante
-Lydie elle-même qu’un ascenseur nouvellement
-installé avait hissé jusqu’à notre cinquième.
-Quoiqu’elle eût semblé, au début,
-plutôt hostile à ma grande entreprise, elle
-me félicita gentiment de l’avoir menée à
-bien. Papa, qui me savait paresseuse et
-qui s’était montré sceptique, ne cachait pas
-son étonnement. Quant à Philippe, il
-m’admirait, comme toujours, sans réserve.</p>
-
-<p>« Elle a lestement enlevé ça, hein ?… Et
-quelle persévérance ! Je l’ai vue, moi, je
-l’ai vue à l’ouvrage… » répétait-il avec
-fierté.</p>
-
-<p>François tournait et retournait les bienheureuses
-pages ; peut-être avait-il compris
-combien il m’en coûtait de les voir partir,
-emportant avec elles tout ce monde
-enchanté de la science et du rêve où j’avais
-vécu plusieurs mois… Il sourit — quelle
-bonté dans ce sourire ! N’était-ce pas ainsi
-que Mlle Verdy me regardait jadis, au
-moment où dans ses yeux, sur ses lèvres,
-je lisais d’avance — je sentais venir la
-phrase tant attendue : « C’est bien, vous
-êtes une bonne fille… » ?</p>
-
-<p>Cette phrase, François ne la prononça
-pas ; mais je m’imaginai qu’il la pensait.
-Et devinant le regret que je n’avais pourtant
-pas exprimé :</p>
-
-<p>« Ce n’est pas fini, dit-il ; nous aurons
-encore la correction des épreuves… »</p>
-
-<p>Une seconde période commença, période
-ravissante où je connus la joie de
-voir imprimées en toutes lettres ces lignes
-sorties, sinon de mon cerveau, du moins
-de mes doigts, où je m’initiai au mystère
-des signes cabalistiques qu’on trace dans
-les marges, sur un papier qui boit, avec une
-plume qui crache. François relisait après
-moi tous les placards, sûr d’y trouver
-encore des fautes qu’il me signalait ensuite
-malicieusement. « Les femmes n’ont pas
-« l’œil typographique », assurait-il. Et je
-me piquais au jeu, tout heureuse quand je
-ne lui avais laissé à glaner que quelques
-virgules omises ou quelques accents mal
-placés. Entre temps il se rendait lui-même
-chez l’éditeur, car j’avais bien spécifié
-qu’on ne prononcerait pas mon nom et
-qu’il dirigerait seul la publication, rédigée
-par « un de ses élèves ». Cette nouvelle
-phase de notre collaboration donna lieu à
-quelques palabres dans le vieux salon
-Louis XVI, sous les yeux résignés de tante
-Lydie qui considérait évidemment tout
-cela comme un jeu puéril et sans utilité.</p>
-
-<p>« Et ta thèse ? » demanda-t-elle un jour,
-de ce ton demi-moqueur, demi-fâché qu’elle
-prenait maintenant assez souvent.</p>
-
-<p>« Ma thèse ? mais elle avance, maman…
-et plus que tu ne crois. Tu sais, si je mettais
-bout à bout toutes les heures que j’ai
-perdues depuis dix ans, en Cochinchine et
-ailleurs, rien qu’à dormir après mon déjeuner…
-j’arriverais à un joli total — de quoi
-corriger vingt volumes d’épreuves in-folio…
-A Paris, on met les bouchées doubles…
-on dévore le travail…</p>
-
-<p>— Oui, murmura tante Lydie, mais la
-vie vous dévore, aussi… »</p>
-
-<p>L’âpreté de son accent me frappa ; je la
-regardai — dévorée, en effet, semblait-il,
-par cette vie qu’elle sentait fuir trop vite…
-Un moment, je crus avoir pénétré le fond
-de son âme ; malade, plus atteinte qu’elle
-ne voulait l’avouer, elle nourrissait une
-idée fixe, presque morbide : la thèse, le
-doctorat, le séjour à Paris stable, définitif — la
-paix pour les années qui lui restaient.
-Tout ce qui détournait son fils de ce but
-ardemment désiré lui paraissait, à elle, négligeable — presque
-nuisible. De là — du moins
-je le pensai — cette irritation latente qu’elle
-laissait parfois paraître, dès que ma pauvre
-traduction revenait sur le tapis.</p>
-
-<p>J’en ressentis quelques remords — au
-point de n’éprouver qu’un plaisir incomplet,
-le jour où François m’apporta le premier
-exemplaire de notre volume enfin
-paru. Un bien joli petit exemplaire, pourtant,
-plus pimpant, moins austère que l’original
-britannique, et sur lequel brillaient
-en lettres d’or les noms de François Chardin — l’éditeur
-l’avait exigé — et de <i>Georges
-Naville</i> — mes deux initiales à moi, accostées
-de syllabes quelconques. Philippe se
-mit à rire : ce nouvel avatar de sa femme
-l’amusait prodigieusement. Je riais aussi ;
-j’examinais les tranches, le dos, le plat,
-le titre — je me déclarais ravie…</p>
-
-<p>« Vous n’avez pas l’air aussi heureuse
-que je l’aurais cru », dit simplement François.</p>
-
-<p>Rien ne lui échappait ! Quelque chose
-dans le son de sa voix me fit craindre de
-l’avoir peiné. Confusément, j’essayai de
-lui expliquer mes scrupules — son temps
-gâché, sa thèse retardée par ma faute, la
-désapprobation visible de sa mère — toutes
-ces idées qui, depuis quelques semaines,
-me tourbillonnaient dans la tête, et qui
-venaient aujourd’hui, comme un essaim de
-vilains oiseaux noirs, se poser sur ma joie
-présente… Philippe m’écoutait avec stupeur.</p>
-
-<p>« Quelle drôle d’imagination tu as !… tu
-ne penses qu’à te tourmenter… Je suis sûr
-que ces bêtises ne lui ont pas fait perdre une
-heure de travail… n’est-ce pas, mon vieux ?
-Et quant à ma tante, tu sais combien elle
-est devenue nerveuse… »</p>
-
-<p>Il employait souvent ce terme vague qui
-résume tout un ordre de sensations et de
-phénomènes inconnus aux natures placides.
-François soupira :</p>
-
-<p>« Oh ! si j’étais sûr qu’elle fût seulement
-nerveuse !… Mais Philippe a raison, Geneviève ;
-vous pouvez mettre votre conscience
-en repos : ma thèse est finie depuis
-hier…</p>
-
-<p>— Finie ! m’écriai-je. Oh ! que je suis
-contente !… Alors je ne regrette plus rien… »</p>
-
-<p>Plus rien. Toute la soirée je me sentis
-joyeuse. Les fenêtres, grandes ouvertes sur
-le ciel mauve de juin où tremblaient de
-petites étoiles bleues, laissaient pénétrer,
-avec la lueur indécise du crépuscule d’été,
-l’odeur indéfinissable du Luxembourg et
-de la rue — mélange d’acacias en fleurs,
-de mousse de bière, de poussière chaude et
-de gazon fraîchement arrosé. Nous causions — ou
-plutôt je parlais presque seule, un
-peu excitée, bavarde contre mon habitude.
-Philippe fumait un gros cigare ; François
-roulait des cigarettes d’un tabac blond qui
-sentait le caramel, et les laissait s’éteindre
-l’une après l’autre, distrait sans doute par
-quelque pensée étrangère à nous, car il ne
-disait pas grand’chose. Un peu avant onze
-heures, il se leva pour partir. Nous étions
-restés dans l’obscurité pour mieux
-goûter la douceur de la nuit. Les lampes
-allumées, je le vis debout près de la table,
-maniant le petit livre que j’y avais posé soigneusement.
-Il se tourna vers moi.</p>
-
-<p>« Si vous vouliez… si cela vous était
-égal, j’aimerais emporter cet exemplaire là…
-Je vous en ferai envoyer d’autres par
-le libraire… Et puis, avouez que j’ai bien
-mérité une petite dédicace de votre main…
-Tous les auteurs le font, vous savez »,
-ajouta-t-il en souriant — d’un sourire presque
-timide.</p>
-
-<p>Il ne m’avait pas habituée à de telles cérémonies.</p>
-
-<p>« Oh ! dis-je, moi, je veux bien… quoique
-je ne sois pas un auteur « pour de
-bon… »</p>
-
-<p>Et tout d’un trait, j’écrivis sur la feuille
-de garde :</p>
-
-<p>« A mon cher maître et ami, son élève
-reconnaissant.</p>
-
-<p class="sign">« G. N. »</p>
-
-<p>« Bravo ! Parfait ! approuva Philippe qui
-pouffait de rire derrière moi. Comme cela,
-personne ne pourra soupçonner que le traducteur
-n’est pas un petit jeune homme… »</p>
-
-<p>François lut de tout près, sans lorgnon,
-les mots que je venais de tracer ; son regard,
-quand il le forçait ainsi, semblait toujours
-un peu étrange… Puis, après s’être assuré
-que l’encre était bien sèche, il referma doucement
-le volume, le glissa dans la poche
-de sa jaquette, prit congé de nous et s’en
-alla… Alors seulement, je m’aperçus qu’il
-avait oublié de me dire merci.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">X</h2>
-
-
-<p>L’été qui suivit s’organisa d’une façon
-à la fois imprévue et monotone.
-L’associé de Philippe, malade depuis près
-d’un an, avait fini par mourir, laissant des
-enfants mineurs, une veuve inhabile aux
-affaires et un frère, ingénieur capable et
-expérimenté, mais dont l’intronisation
-comme codirecteur offrait quelque difficulté,
-à cause de son caractère entier, peu
-sympathique au personnel. Philippe, sans
-cesse appelé à l’usine pour discuter ces
-questions délicates, dut abandonner momentanément
-la partie commerciale et
-administrative qu’il s’était réservée. Il
-confia ses bureaux de Paris à un vieil
-employé blanchi sous le harnais et m’emmena
-passer les mois de vacances à Saint-Maurice-Lille — dans
-cette grande maison
-où son père était né — tout contrit, le pauvre
-garçon, de m’offrir une si triste campagne
-et une atmosphère si enfumée.</p>
-
-<p>« Tu sais, me proposa-t-il quelques jours
-avant notre départ, si tu préfères aller en
-Bretagne avec les Debray, tu es libre… »</p>
-
-<p>Je souris, touchée de son abnégation, et,
-refoulant de mon mieux le gros soupir qui
-me montait aux lèvres :</p>
-
-<p>« Comment peux-tu croire, dis-je, que je
-voudrais te quitter pendant si longtemps ?
-Puisque je n’ai pas de cure d’air à faire
-cette année, profitons-en pour ne pas nous
-séparer… »</p>
-
-<p>Ses bons yeux, où j’avais vu passer
-l’effroi candide de me voir accepter son
-offre, s’éclairèrent d’une gratitude infinie.</p>
-
-<p>« Alors, c’est bien vrai ? Tu aimes
-mieux venir ? Que tu es gentille, ma chérie !…
-Moi, vois-tu, j’ai toujours peur que
-tu ne t’ennuies… Mais je peux bien te
-l’avouer, maintenant : je ne sais pas ce
-que je serais devenu tout ce temps-là sans
-toi… »</p>
-
-<p>Je bouclai donc mes malles pour Saint-Maurice,
-sinon avec beaucoup de joie, du
-moins avec le ferme propos d’être raisonnable
-et de ne pas entraver, par de vaines
-récriminations, les affaires de mon mari.
-Pourtant j’allais me trouver bien seule
-dans ce pays inhospitalier : les Debray, tous
-deux anémiés et surmenés, s’octroyaient
-trois mois de mer à l’extrême pointe du
-Finistère — un prix décerné fort à propos
-par l’Académie des Sciences leur permettait
-cette folie — et tante Lydie, que son fils
-avait enfin décidée à consulter, partait pour
-les eaux de Bagnoles. « Mauvaise circulation… »
-diagnostiquaient les médecins.
-François, de toute la saison, ne pouvait
-songer à quitter sa mère. Papa, lui, me
-demeurait fidèle ; mais l’administration
-barbare lui accordait tout juste trente jours.
-Le reste du temps, je devrais me résigner
-à vivre sur mon propre fonds intellectuel.
-Philippe serait très occupé — et d’ailleurs…</p>
-
-<p>Sans vouloir achever ma pensée, je réunis
-une bonne provision de livres — parmi
-lesquels deux ou trois ouvrages sur l’art
-hindou — et de musique — beaucoup de
-Wagner, hélas ! et pas trace de Gounod.
-La veille de mon départ, j’achetai <i>Parsifal</i>,
-que je connaissais peu, mais dont François
-parlait toujours avec recueillement, et je
-le glissai à la hâte dans une valise restée
-ouverte, entre mes corsages de batiste et les
-gilets blancs de Philippe.</p>
-
-<p>« C’est un peu gros, pensai-je, et un
-peu dur… Bah ! la batiste se repasse très
-bien, et le piqué aussi… »</p>
-
-<p>Tel fut le viatique dont je me munis
-pour affronter la fumée des usines, la monotonie
-des champs de betteraves et la société
-des habitants de Lille.</p>
-
-<p>Malgré tant de précautions, l’été me
-parut long. Et, chose étrange, je n’ai gardé
-de ces quelques mois que des souvenirs
-imprécis. Alors que de l’hiver précédent, si
-studieux et si calme pourtant, je me rappelle
-encore, après quatorze ans, les moindres
-détails — jusqu’à la robe que je portais le
-jour où je commençai ma traduction, jusqu’à
-la couleur jaunâtre des épreuves
-imprimées, à leur bonne odeur de papier
-humide et d’encre fraîche — mon séjour
-à Saint-Maurice n’a laissé dans ma mémoire
-que des images vagues, grises comme le
-ciel toujours voilé, malgré les splendeurs
-de juillet et le soleil d’août. Je ne sais si je
-m’ennuyais ; en tous cas, je n’éprouvais
-aucun besoin de distraction, et l’annonce
-d’une visite, la perspective d’une relation
-nouvelle provoquaient toujours de ma part
-un petit mouvement de recul, une attitude
-défensive qui déconcertaient Philippe.</p>
-
-<p>« Nous appelons ça « l’épaule rennaise »,
-disait papa en riant. Il reconnaissait bien,
-lui, le vieux sang de nos ancêtres bretons,
-et le geste instinctif du sauvage qui se met
-en garde contre l’ennemi.</p>
-
-<p>Non, je ne m’ennuyais pas. Mais, sans
-même m’en rendre compte, je vivais une
-existence irréelle et comme transitoire. Ma
-pensée, malgré moi, vagabondait toujours
-en deçà ou au delà du présent ; cette maison — la
-mienne, après tout — me semblait
-étrangère ; ce grand jardin triste prenait
-l’aspect d’un décor de rêve. Philippe,
-seul vivant et affairé au milieu de la mélancolie
-ambiante, m’apparaissait encore plus
-différent de moi qu’aux premiers jours de
-notre mariage. « Sans doute, me disais-je,
-dans ce temps-là, nous étions bien jeunes…
-deux enfants : tante Lydie n’avait pas tort…
-En sept ans, on évolue, on se transforme…
-Mais pourquoi la vie commune, au lieu de
-nous façonner deux âmes pareilles, nous
-éloigne-t-elle chaque jour l’un de l’autre ?…
-Ou bien est-ce moi qui m’éloigne de lui — moi
-seule qui change, tandis qu’il reste le
-même ?… »</p>
-
-<p>J’avais de nouveau perdu cette sérénité,
-cette quiétude d’esprit, reconquise à grand’peine
-quelques mois auparavant et que
-j’attribuais à la toute-puissance du travail.
-Pour la retrouver, j’essayai de reprendre
-mes livres, et je commençai la lecture d’une
-étude sur les poèmes védiques. Mais dans
-mon ardeur inconsidérée, j’avais choisi une
-édition trop savante, bourrée de considérations
-sur l’histoire et la linguistique qui
-me rebutèrent très vite.</p>
-
-<p>« Ce sera pour l’hiver prochain, » pensai-je — comptant
-bien demander à François
-de me guider dans ce labyrinthe. En attendant,
-j’en étais réduite à me nourrir de
-romans, triste pâture, plus énervante que
-saine. Restait <i>Parsifal</i> : je m’y plongeai
-éperdument. Dix fois, vingt fois, je revis
-la partition, découvrant à chaque page,
-dans ce pâle reflet qu’est une réduction
-« piano et chant », des beautés dont la révélation
-m’enchantait et que je devais garder
-pour moi seule. Parfois, j’étouffais un peu
-de toute cette admiration rentrée, et je me
-disais qu’il eût été bon d’avoir autour de
-moi, tournant mes pages et mêlant leur
-voix à la mienne, des fervents tels que les
-Debray, François ou sa mère. Mais tous
-étaient loin. Papa, je le sentais bien, m’écoutait
-avec plus de complaisance paternelle
-que de sens esthétique. Quant à Philippe,
-dont l’attrait pour la musique était
-aussi réel que son incapacité absolue à la
-comprendre, je redoutais par-dessus tout
-ses jugements et ses réflexions. Aussi, dès
-que je voyais poindre à l’horizon son visage
-réjoui, vermeil sous le chapeau de paille,
-ou que j’entendais résonner dans le vestibule
-son pas solide d’homme bien portant,
-je fermais rapidement mon piano et Wagner
-disparaissait dans les profondeurs du casier.
-Que les femmes qui n’ont jamais entretenu
-de commerce secret avec quelque demi-dieu,
-à l’insu d’un mari profane, me jettent
-la première pierre !</p>
-
-<p>Heures lentes, songes sans but… Cette
-saison ne me fut pas bonne. Un seul
-épisode est resté gravé profondément dans
-mon esprit — un incident qui faillit achever
-de me démoraliser.</p>
-
-<p>Je gardais, dans une jolie petite bourse,
-trois cents francs payés par l’éditeur de
-l’<i>Art Bouddhique</i>. François me les avait
-apportés en riant, et mon premier mouvement
-avait été de les refuser ; puis je m’étais
-ravisée, curieuse tout à coup de palper cet
-argent « gagné », — pensant aussi qu’il
-serait beaucoup mieux placé dans la poche
-de quelque besogneux que dans la caisse
-d’un grand libraire parisien. En arrivant à
-Saint-Maurice, je songeai tout de suite au
-meilleur moyen d’employer mon trésor.</p>
-
-<p>« Donne-le à notre orphelinat », dit
-Philippe.</p>
-
-<p>Ce mot me déplut ; il me rappelait les
-affreuses petites brassières grisâtres que je
-confectionnais jadis sous la direction de
-mes grand’tantes Olympe et Cornélie, — toutes
-deux, les pauvres femmes, s’en
-étaient allées depuis, dans un monde meilleur,
-tricoter pour les chérubins nécessiteux. — Et
-puis je savais que l’orphelinat de
-l’usine, luxueusement installé et pourvu
-d’un nombre incalculable de dames patronesses,
-fonctionnait à merveille et n’avait
-nullement besoin de mon insignifiante
-obole. Ce qu’il me fallait, c’étaient des
-pauvres authentiques, inconnus de la charité
-officielle, — des pauvres à moi toute
-seule, comme mon argent. Je ne le cachai
-pas à Philippe.</p>
-
-<p>« Et Dieu sait que les misères ne doivent
-pas manquer ici », ajoutai-je en songeant
-à la ville triste, au climat ingrat, au labeur
-incessant de la fourmilière humaine qui
-grouillait par les rues.</p>
-
-<p>M. Louis Mauroy, le nouvel associé,
-dînait chez nous ce soir-là, — un beau garçon
-à la moustache blonde, à la raie impeccable,
-portant haut sa tête correcte et
-dédaigneuse. Je le connaissais déjà, ayant
-eu l’occasion de le recevoir à Paris ; une
-fois entre autres il s’était rencontré avec
-François, et j’avais pu assister à la plus
-belle éclosion d’antipathie spontanée entre
-ces deux hommes — notamment au cours
-d’une longue discussion sur les réformes
-sociales dont notre cousin était sorti vaincu
-en apparence, mais plein de mépris pour
-les arguments antédiluviens de son adversaire.</p>
-
-<p>« Jamais je n’ai rencontré de cœur aussi
-sec, ni d’esprit aussi étroit », m’avait-il
-confié, encore tout hérissé d’indignation
-généreuse. Je pensais exactement de même,
-sans trop oser l’avouer toutefois, car je
-savais Philippe féru d’admiration pour ce
-camarade plus ancien et plus brillant que lui.</p>
-
-<p>Quand M. Mauroy m’entendit parler des
-misères de Lille, un sourire sceptique
-effleura sa jolie moustache.</p>
-
-<p>« Si j’osais vous donner un conseil,
-madame, — cette formule polie, qu’il savait
-allier avec l’accent le plus impertinent du
-monde, avait le don de m’exaspérer, — je
-dirais comme Noizelles : tenez-vous-en à
-l’orphelinat… La caisse est surveillée par
-des personnalités de toute confiance, les
-enquêtes sont faites avec soin : au moins
-on est sûr de ne pas perdre son argent…
-Tandis que si vous vous lancez dans la
-charité particulière, ces gaillards-là auront
-vite fait d’abuser de votre bonté… »</p>
-
-<p>« Bonté », prononcé par lui, prenait des
-intonations presque insultantes et devenait
-si évidemment synonyme de « bêtise » que
-je n’hésitai plus : dès le lendemain, grâce
-au zèle de ma vieille Julie, venue en villégiature
-chez nous avec papa et qui valait à
-elle seule tout un bureau de bienfaisance,
-je me mis à la recherche d’une famille pauvre, — ne
-fût-ce que pour prouver à M. Mauroy
-que je me souciais peu de ses « conseils ».</p>
-
-<p>Après quelques déboires — ces braves
-gens, il faut bien l’avouer, n’étaient pas
-tous des saints — je finis par mettre la
-main sur une de ces détresses noires auxquelles
-on ne croit pas, tant qu’on ne les a
-pas touchées du doigt : six enfants, échelonnés
-de sept ans à quinze jours — la
-mère anémiée, presque mourante de fatigues
-et de privations ; le père gagnant deux
-francs par jour à boucher des bouteilles
-dans une fabrique d’apéritifs — « d’impératifs »,
-disait la femme, pauvre créature
-héroïque, qui parvenait encore à maintenir
-dans son taudis quelque chose de la propreté
-flamande.</p>
-
-<p>Mes trois cents francs tombèrent dans
-cet océan de misère comme une petite
-pierre dans un grand lac ; je les dépensai
-joyeusement, heureuse de les avoir gagnés
-moi-même, sûre que François m’aurait
-approuvée d’employer ainsi « notre argent ».
-A ma troisième visite, je rencontrai Wavrin,
-le mari — sorte de colosse hirsute et bonasse
-dont le regard bleu pâle reflétait un étonnement
-perpétuel. Il me salua gauchement — j’étais
-beaucoup plus intimidée que lui — et
-tandis que je balbutiais quelques bonnes
-paroles, avec le sentiment de mon impuissance
-et la honte de me sentir trop riche,
-je voyais ses grosses mains tortiller sa
-casquette d’un geste machinal. Je compris
-bien vite qu’il était venu exprès pour me
-parler. Ce fut long, diffus ; mais, sa femme
-aidant, il finit par s’expliquer. Pendant
-vingt ans, depuis sa quatorzième année, il
-avait travaillé à la filature — Noizelles,
-Mauroy et Cie — d’abord comme apprenti,
-puis comme ouvrier étireur à six francs par
-jour.</p>
-
-<p>« Ben, ça marchait tout de même, on
-n’était pas trop malheureux… jusqu’à la
-mort de M. Jean Mauroy, un ben brave
-homme !… Mais M. Louis, c’est pas du
-bon monde… Il m’a renvoyé, rapport à la
-politique… »</p>
-
-<p>A travers ses explications confuses, je
-devinai qu’il avait subi l’influence d’un camarade,
-un Parisien malin et beau parleur.</p>
-
-<p>« Leblond, qu’il s’appelait, grommela la
-femme ; un farceur… je te l’ai toujours
-dit… »</p>
-
-<p>L’homme rit doucement, d’un rire naïf.</p>
-
-<p>« Farceur, je ne sais pas… Mais il causait…
-oh ! ce qu’il causait bien !… Quand
-il nous payait la chope au <i>Coq Hardi</i>, qu’il
-nous lisait les journaux de Paris, et qu’il
-commençait à dire sur les patrons, sur les
-salaires, et que nous étions tous des poires…
-ben ça… c’était épatant… Moi, je ne comprenais
-pas toujours… je ne suis pas très vif,
-vous savez… Faut croire qu’il parlait
-trop… Y avait pas huit jours que M. Louis
-était directeur qu’il l’a fait venir… Leblond,
-M. Louis, vous comprenez… et qu’il lui a
-flanqué son compte… L’autre a voulu se
-fâcher ; il a causé aux camarades, mais les
-camarades ne voulaient plus rien savoir…
-Alors, moi, j’ai dit : « T’as raison, et le
-patron n’est pas chic… » Le lendemain…
-ben, vlà !… c’était mon tour. »</p>
-
-<p>Je le regardais, étonnée qu’il n’eût pas
-plus de rancune et qu’il contât sa mésaventure
-d’un ton si placide.</p>
-
-<p>« A-t-on renvoyé d’autres ouvriers ?
-demandai-je.</p>
-
-<p>— Non, Leblond et moi, seulement…
-Les autres avaient peur, je vous dis… Moi,
-si j’avais su, bien sûr, j’aurais rien dit non
-plus… Leblond s’est tiré des pieds : il avait
-des amis… et puis il est garçon… maintenant
-il est en Belgique, à Courtrai, avec
-une bonne place… Mais moi, j’ai la femme
-et les fieux : pas moyen de déménager
-tout ça… On n’a pas rigolé les premiers
-temps… Pas le sou à la maison… et dans
-les filatures, personne n’a voulu de moi
-quand on a su que j’étais renvoyé de chez
-Noizelles et Mauroy… A la fin, j’ai trouvé
-les « impératifs »… Mais quarante sous
-par jour pour huit, ça n’est pas gras, avec
-une femme malade… Et alors, Madame, si
-c’était un effet de votre bonté de parler à
-M. Noizelles, pour qu’on me reprenne…
-Je suis un bon ouvrier, vous savez, ben
-rangé, pas noceur… Et tant qu’à la politique…
-ben… pourvu qu’ils ne crèvent pas
-de faim, ici, je penserai tout ce qu’on
-voudra… »</p>
-
-<p>Il me regardait, de ses yeux de chien
-résigné, sans haine, un peu bête… D’un
-grand élan, je promis mon appui, me fiant
-au bon cœur de Philippe, à mon influence
-sur lui : je les laissai pleins d’espoir. Tout
-le long du vilain chemin poudreux qui, des
-faubourgs de Lille, me ramenait à Saint-Maurice,
-je marchais, contente, un peu
-exaltée. Pour la première fois, j’allais
-essayer mon pouvoir de femme, mettre à
-l’épreuve ce grand amour que je sentais
-sans cesse autour de moi. Non que j’eusse
-l’intention d’user d’adresse ou de coquetterie :
-je voulais seulement plaider de toute
-mon âme la cause de Wavrin. Le juge
-n’était pas terrible ; et puis, j’avais le bon
-droit de mon côté.</p>
-
-<p>« Et Mauroy ?… Bah ! je m’en moque.
-Entre son associé et sa femme, Philippe
-n’hésitera pas… Hier encore, j’entendais
-dire qu’on manquait d’ouvriers… » Plus
-j’y songeais, moins la réussite me semblait
-douteuse… Et je me réjouissais à l’idée que
-nous serions unis, Philippe et moi, dans un
-même sentiment de pitié…</p>
-
-<p>Le soir, après le repas, je présentai ma
-requête. Nous avions royalement dîné — malgré
-moi je me rappelais la soupe au
-pain noir et les deux raves que j’avais vues
-ce jour-là sur la table des Wavrin. Philippe
-allumait un excellent cigare et marchait
-à pas lents près de moi sous les marronniers
-du jardin. Papa, ses vacances
-écoulées, nous avait quittés la veille, et
-nous nous retrouvions en tête à tête pour
-un grand mois.</p>
-
-<p>« Tu sais, dis-je, j’ai trouvé le placement
-de mes trois cents francs… Et j’ai bien
-autre chose à te demander… »</p>
-
-<p>Il me regarda en souriant.</p>
-
-<p>« Quel ton solennel ! Est-ce que je t’ai
-jamais rien refusé ?</p>
-
-<p>— Oh ! ce n’est pas d’argent qu’il s’agit… »</p>
-
-<p>Je commençai mon récit, le plus nettement
-que je pus, — émue malgré tout de la
-responsabilité subite que je sentais peser sur
-moi. Philippe m’écoutait en silence, sa
-bonne figure soudain rembrunie ; du coin
-de l’œil, dans le crépuscule humide qui
-s’épaississait autour de nous, je le voyais
-mâchonner son cigare d’un air préoccupé.</p>
-
-<p>« C’est une affaire, murmura-t-il enfin ;
-une vraie affaire… J’en parlerai à Mauroy…
-je doute qu’il consente, d’ailleurs…</p>
-
-<p>— Qu’il consente ! m’écriai-je impétueusement.
-Tu ne peux donc pas décider
-cela tout seul ? »</p>
-
-<p>Il parut surpris, presque choqué.</p>
-
-<p>« Mais non, pas du tout… C’est lui qui a
-la haute main sur le personnel, comme
-son frère… moi je ne m’en suis jamais
-occupé… Et puis, voyons, tu veux que je
-réintègre sans le consulter un ouvrier qu’il
-a renvoyé pour des raisons graves ? Ce
-serait un procédé inqualifiable… »</p>
-
-<p>La raison parlait par sa bouche — elle
-parlait même d’un ton inusité. Jusqu’alors
-j’étais restée absolument étrangère à toute
-une partie de sa vie ; je n’avais connu que
-le mari très bon, l’amoureux très faible…
-Et voilà que subitement je me heurtais à
-M. Philippe Noizelles, de la maison Noizelles
-et Mauroy… Un petit frisson me
-passa entre les deux épaules : était-ce le
-brouillard qui tombait des arbres trop drus,
-trop verts, ou le découragement qui s’abattait
-sur moi comme un manteau de glace ?
-Tous les arguments irrésistibles que j’avais
-préparés s’envolèrent de ma mémoire ;
-j’essayai pourtant de décrire le misérable
-intérieur des Wavrin, les enfants chétifs,
-la femme exténuée… Philippe m’arrêta :
-évidemment il ne voulait pas se laisser
-attendrir.</p>
-
-<p>« Nous en reparlerons demain, dit-il,
-quand j’aurai vu Mauroy… »</p>
-
-<p>Le lendemain, au lieu de me tenir,
-comme de coutume, à la porte du jardin,
-je l’attendis dans le salon, énervée, inquiète.
-Et dès qu’il parut sur le seuil, je compris
-que je ne serais pas la plus forte, et que le
-patron l’emporterait, cette fois, sur le mari.</p>
-
-<p>« C’est impossible, tout à fait impossible…
-Mauroy connaît très bien ton protégé — trop
-bien !… Il a refusé catégoriquement de
-le reprendre… J’en suis désolé pour toi, ma
-chérie… »</p>
-
-<p>Il s’avançait, sympathique et consolant :
-je me dérobai à son baiser.</p>
-
-<p>« Pour moi !… C’est à eux que je pense.
-Tu n’as donc pas dit combien ils sont malheureux ?… »</p>
-
-<p>Alors, avec un grand geste impuissant :</p>
-
-<p>« Que veux-tu ?… C’est très triste, en
-effet… surtout pour la femme, pour les
-enfants… Mais le mari n’est pas intéressant :
-Mauroy l’a surveillé… il allait dans
-les réunions publiques, il recevait des journaux
-socialistes… C’est un homme dangereux… »</p>
-
-<p>Dangereux, le pauvre Wavrin ! Je revis
-les yeux de chien, naïfs et soumis ; j’entendis
-la voix traînante, un peu rauque :
-« Pourvu qu’ils ne crèvent pas de faim, ici,
-je penserai tout ce qu’on voudra… » Mon
-cœur se serra de pitié.</p>
-
-<p>« Oh ! Philippe, on t’a trompé, je t’assure…
-Il n’a pas l’air méchant ; il a promis
-de ne plus s’occuper de politique… Et puis il
-avoue lui-même qu’il n’y comprenait rien…
-C’est ce Leblond qui lui avait monté la
-tête… Mais si tu le voyais ! Si tu voyais tous
-ces petits ! Veux-tu que je t’y mène, dis ?…
-Veux-tu parler toi-même à Wavrin ?… »</p>
-
-<p>Il se raidit, avec l’entêtement des faibles.</p>
-
-<p>« Non, je ne peux pas… j’aurais l’air de
-faire une enquête, de blâmer mon associé…
-Et pour tout ce qui touche au personnel,
-je m’en rapporte absolument à lui… Il a
-voulu faire un exemple : l’homme se trouve
-chargé de famille ; c’est fâcheux, mais nous
-n’y pouvons rien… Que diable ! nous
-avons bien le droit d’être stricts sur les
-questions de discipline !… »</p>
-
-<p>Je n’en croyais pas mes oreilles : quelle
-autorité ce despote prenait sur lui !</p>
-
-<p>« Stricts !… Dis donc sans pitié, sans
-cœur… Ce n’est pas de toi que je parle : je
-sais que tu es bon. Mais ton Mauroy, vois-tu,
-je le déteste… François le savait bien… »</p>
-
-<p>Philippe, qui parcourait le salon de long
-en large, élevant la voix pour se donner du
-courage, s’arrêta soudain.</p>
-
-<p>« Qu’est-ce que François vient faire là
-dedans ?… Je te répète que j’ai en Mauroy
-la plus grande confiance… Et tu pourrais
-me faire l’amitié de prendre mon avis, plutôt
-que celui de François, qui ne l’a vu
-qu’une fois… »</p>
-
-<p>Il semblait tout à fait fâché ; je sentis
-ma cause perdue : des larmes me vinrent
-aux yeux.</p>
-
-<p>« Ces pauvres gens ! fis-je ; c’est affreux !…
-Moi qui leur avais presque promis… »</p>
-
-<p>Il y eut un petit silence. Philippe, honteux
-sans doute de son mouvement d’humeur,
-s’était rapproché de moi.</p>
-
-<p>« Écoute, tu viens de dire toi-même que
-je ne suis pas méchant… Toi, ma petite
-amie, tu es trop bonne… Je crois que ce
-Wavrin t’a enjôlée ; mais il faut se méfier
-de ces citoyens-là… »</p>
-
-<p>C’était encore, toujours Mauroy qui parlait.
-Pourtant je n’osai plus protester, tandis
-qu’il continuait :</p>
-
-<p>« Si la femme et les enfants te tiennent
-tant au cœur, je te donnerai tout l’argent
-que tu voudras… Ce n’est pas moi qui
-t’empêcherai jamais de faire la charité !…
-Seulement ne me parle plus des ouvriers…
-C’est une question de principe, tu sais…
-Les femmes n’entendent rien à cela… Est-ce
-que je m’occupe de tes broderies, moi,
-de ton anglais, de toutes tes petites affaires ?…
-Embrasse-moi, et ne nous disputons
-plus… »</p>
-
-<p>Son regard, redevenu tendre et humble,
-cherchait le mien avec insistance. Ainsi,
-c’était lui-même qui réclamait la « séparation
-des pouvoirs »…? Sans rien dire, je
-l’embrassai, comme il me le demandait.
-Mais j’eus l’impression que le fossé creusé
-entre nous — invisible pour lui — venait
-de s’élargir un peu davantage…</p>
-
-<p>L’incident ne tourna pas au tragique. La
-femme de Wavrin, grâce à un régime fortifiant,
-s’était relevée assez vite ; deux des
-enfants, plus malingres que les autres,
-furent envoyés par mes soins au sanatorium
-de Berck. Quant à « mon ami l’anarchiste » — c’était
-le beau Mauroy qui,
-paraît-il, le surnommait ainsi — il m’annonça
-la semaine suivante qu’il retrouvait
-enfin à se placer comme étireur dans une
-usine de Roubaix.</p>
-
-<p>« Et merci tout de même, Madame, de ce
-que vous avez fait pour nous… C’est pas
-qu’on en veuille à M. Noizelles : on l’aime
-ben, par ici… seulement, n’est-ce pas, à la
-filature, on sait ben <i>qui qui</i> commande,
-maintenant… »</p>
-
-<p>Le rouge me monta aux joues. Et soudain,
-comme un éclair, cette pensée me
-vint, rapide, imprévue : « Si François était
-chef d’industrie, je suis sûre qu’il ne se
-laisserait pas « commander » par un Mauroy… »</p>
-
-<p>Septembre s’avançait. Chaque soir, une
-brume malsaine envahissait le jardin, nous
-retenant au logis. Tante Lydie nous écrivait
-de Paris : elle se sentait mieux, après
-sa saison de Bagnoles, et François achevait
-d’imprimer sa thèse. Les Debray, sur la
-plage de Morgat, vivaient comme des
-huîtres béates ; Thérèse avait engraissé d’un
-kilo — en trois mois ! — et prétendait
-tourner à l’obésité. Jacques était plus noir
-qu’une taupe ; Hélène devenait si grosse
-« qu’on ne savait plus de quel côté la regarder »…
-Mes lettres, à moi, devaient être
-extrêmement gaies, car Thérèse ajoutait :
-« Je suis bien contente de voir que vous ne
-vous ennuyez pas… »</p>
-
-<p>Et le 2 octobre, Philippe revint de l’usine
-tout joyeux.</p>
-
-<p>« Voilà nos règlements de comptes terminés :
-tu peux commencer tes malles…
-Tu ne seras pas fâchée de revoir Paris,
-hein ?… Moi non plus, d’ailleurs. Pourtant,
-l’été a passé plus vite que je ne l’aurais
-cru. »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XI</h2>
-
-
-<p>Ma première visite fut pour tante Lydie :
-il me tardait de la revoir et de vérifier
-ses dires, car l’expérience m’avait appris
-à ne pas la croire sur parole quand elle prétendait
-aller mieux. Cependant, dès la porte
-d’entrée, Perrine m’accueillit par un large
-sourire de bon augure.</p>
-
-<p>« Madame est sortie ! annonça-t-elle presque
-triomphalement. Monsieur François
-l’a emmenée en voiture, après le déjeuner…
-même qu’il était déjà parti ce matin, tout
-seul. Il paraît qu’il est en train de passer
-quelque chose comme un examen… »</p>
-
-<p>Sa thèse ! François passait sa thèse sans
-nous avoir prévenus. Et moi qui m’étais
-promis d’y assister !… Ma première idée fut
-de redescendre bien vite, de retrouver mon
-coupé ou tout au moins un fiacre quelconque,
-et de courir à bride abattue vers
-la Sorbonne. Mais arriverais-je à temps ?
-Justement Perrine me montrait la grande
-horloge de l’antichambre.</p>
-
-<p>« Ils doivent rentrer entre cinq et six
-heures, madame… Si vous voulez les attendre,
-je pense qu’ils ne tarderont pas. »</p>
-
-<p>Elle m’introduisit dans le salon et disparut
-en m’adressant un petit sourire amical. Restée
-seule, je me sentis étrangement déçue,
-presque blessée. Pourquoi François ne
-m’avait-il pas conviée à cette soutenance ?
-Pourquoi me privait-il du plaisir de l’entendre
-disserter sur des matières connues,
-dans des termes devenus familiers à mon
-oreille ? Il ne pouvait pas ignorer mon
-retour, car ma dernière lettre à sa mère
-mentionnait exactement — cela, j’en étais
-sûre — la date de notre arrivée. Me sachant
-revenue depuis deux jours, il aurait eu largement
-le temps de m’avertir, s’il l’avait
-voulu…</p>
-
-<p>Je regardai autour de moi. Un dernier
-rayon de soleil rouge glissait entre les
-rideaux de tulle, mettant une touche de fard
-à la joue du Watteau, avivant l’or éteint
-des cadres et les cuivres ciselés de la console.
-Sur le petit bureau en bois de rose,
-l’étui à lunettes de tante Lydie reposait à
-travers les pages d’une revue grande ouverte ;
-les coussins de la bergère gardaient l’empreinte
-de son corps menu… Un apaisement
-me vint à la vue de ces choses tranquilles,
-toujours les mêmes, qui semblaient
-me souhaiter la bienvenue de si bon cœur ;
-je commençai à excuser François, à comprendre
-qu’il eût préféré passer ce dernier
-examen sans auditoire et, pour ainsi dire,
-incognito. Non qu’il fût timide ; mais je le
-savais nerveux à l’excès, méfiant de lui,
-paralysé par la moindre critique. Me croyait-il
-donc bien sévère ?</p>
-
-<p>Cette idée me fit sourire. Pelotonnée dans
-un petit fauteuil bas — la bergère m’inspirait
-une sorte de respect involontaire — je ne
-songeais plus qu’à jouir de l’harmonie
-ambiante, qu’à respirer l’atmosphère calmante
-et douce du cher vieux salon que
-j’aimais tant. Tous ces objets, auxquels
-depuis huit ans je m’étais habituée à mêler
-un peu de mon âme, ne m’avaient jamais
-paru plus vivants qu’aujourd’hui, tandis
-que sans ennui, presque sans pensée, je
-regardais vaguement l’aiguille dorée de la
-pendule cheminer sur le cadran d’émail
-enguirlandé de roses peintes.</p>
-
-<p>Le cliquetis d’un trousseau de clefs
-m’arracha subitement à cette sorte de
-torpeur délicieuse. « Les voilà… », pensai-je.
-Et je souriais, toute ma mauvaise humeur
-décidément envolée, à l’idée que Perrine,
-un peu sourde, ne les avait pas entendus
-rentrer et ne viendrait pas les avertir de
-ma présence. J’attendis un moment, l’oreille
-aux aguets, étonnée de ne percevoir aucun
-bruit de voix, rien qu’un large pas que je
-connaissais bien. Une grande demi-minute
-s’écoula — le temps moral d’accrocher un
-chapeau, d’enlever un pardessus — puis la
-porte s’ouvrit et François entra, seul, en
-habit et cravate blanche. Cette tenue, officielle
-et obligatoire, qui remplace la robe et
-le bonnet carré du temps jadis, aurait suffi
-à m’apprendre d’où il venait. Malgré sa
-myopie, il m’aperçut tout de suite et me
-reconnut dans la pénombre envahissante.</p>
-
-<p>« Comment, dit-il, c’est vous ?… »</p>
-
-<p>Il semblait à peine surpris de me trouver
-là.</p>
-
-<p>« Je suis bien fâché que vous ayez attendu…
-Ma mère sera de retour dans un moment…
-elle a voulu à toute force me déposer ici et
-se faire conduire par la voiture chez je ne
-sais quel fournisseur… probablement pour
-me prouver qu’elle peut revenir seule et
-monter l’escalier sans moi… Toujours terrible,
-vous savez… D’ailleurs Bagnoles
-paraît lui avoir fait du bien, momentanément…
-Et vous ?… Avez-vous passé de bonnes
-vacances ?… »</p>
-
-<p>Tout en parlant par petites phrases brèves,
-il s’était rapproché de la cheminée, comme
-pour chercher des allumettes ; puis sans
-achever son mouvement, il revint vers moi
-et s’assit entre mon fauteuil et la fenêtre.
-J’avais de bons yeux : malgré la demi-obscurité,
-je fus frappée de sa pâleur. Pourtant
-il souriait.</p>
-
-<p>« Vous regardez mon habit. N’est-ce
-pas que je suis ridicule ?</p>
-
-<p>— Mais non, dis-je ; vous êtes superbe :
-vous avez l’air d’un marié… »</p>
-
-<p>Il eut un petit rire sans gaîté.</p>
-
-<p>« Ah ! oui, ce sont mes noces, à moi…
-mes noces avec cette vieille fiancée revêche
-qu’on appelle la Sorbonne… Car je suis
-docteur depuis une heure… Vous le soupçonniez
-bien un peu ? »</p>
-
-<p>Une bouffée de rancune me remonta au
-cœur.</p>
-
-<p>« Oui, je l’ai deviné tout à l’heure, à
-travers les explications confuses de Perrine…
-Et je vous en veux de ne pas m’avoir avertie
-plus tôt : j’aurais été si heureuse d’assister
-à votre thèse !…</p>
-
-<p>— Vraiment ?… » murmura-t-il, comme
-étonné.</p>
-
-<p>C’en était trop ; je protestai.</p>
-
-<p>« Voyons, François, ne vous moquez pas
-de moi… Avouez plutôt que vous m’avez
-oubliée… »</p>
-
-<p>Cette idée, soudain, me parut absurde ;
-à lui aussi, sans doute, car il secoua doucement
-la tête.</p>
-
-<p>« Non je ne vous ai pas oubliée…</p>
-
-<p>— Alors, vous ne saviez pas que nous
-étions revenus ? »</p>
-
-<p>Lentement, par degrés, le crépuscule
-montait autour de nous.</p>
-
-<p>« Mais si, je le savais… Et si je ne vous
-ai pas prévenue, c’est justement parce que
-j’étais sûr que vous voudriez venir… Ce
-n’est pas très aimable, ce que je vous dis
-là ; j’aurais dû inventer un prétexte quelconque…
-Mais je ne pourrais pas vous
-mentir… Vous ne m’en voulez pas, dites ?…
-Je suis stupide, quand je dois me « produire »
-en public ; la moindre émotion,
-le moindre… enfin, j’ai besoin de tout mon
-sang-froid… »</p>
-
-<p>Je ne le voyais plus qu’en silhouette sur
-le gris pâle de la fenêtre ; ses propos étaient
-décousus, sa franchise presque blessante, et
-pourtant, à mesure qu’il parlait, je sentais
-mon ressentiment se fondre en une sorte de
-crainte vague, incompréhensible, mêlée
-d’un remords confus, plus inexplicable
-encore.</p>
-
-<p>« Oh ! fis-je en essayant de rire, est-ce
-que, vraiment, vous avez eu peur de
-moi ?… »</p>
-
-<p>Il ne répondit pas… Maintenant, la nuit
-était tout à fait venue. Je me tus aussi, ne
-sachant plus que dire. Il me semblait que
-notre silence était plein de choses inconnues,
-presque dangereuses.</p>
-
-<p>A ce moment, la sonnette de la porte
-d’entrée tinta deux fois secouée par une
-main impatiente. Le feu brûlait dans
-l’âtre — soudain je me rappelai la première
-apparition de Philippe, puis, un autre soir,
-la lettre apportée par Perrine, l’enveloppe
-maculée de signes, venue de si loin, le
-mouvement brusque de tante Lydie, et les
-fragments de papier brûlé s’envolant parmi
-les cendres et les étincelles…</p>
-
-<p>Toutes ces images, évoquées à la fois,
-s’évanouirent avec les dernières vibrations
-du bruit grêle qui traversait l’ombre environnante.
-François s’était levé brusquement,
-comme un coupable.</p>
-
-<p>« Voilà maman… » dit-il à demi-voix.
-Avant que la vieille bonne eût achevé <i lang="it" xml:lang="it">pede
-lento</i> le voyage de la cuisine à l’antichambre,
-il avait eu le temps d’allumer deux lampes,
-et quand sa mère entra, il se tenait debout
-devant la cheminée, à trois pas de moi, correct,
-presque cérémonieux dans ses vêtements
-de soirée.</p>
-
-<p>Les yeux noirs de tante Lydie nous enveloppèrent
-d’un regard rapide. Mais ce ne
-fut qu’un éclair. Je m’étais levée à mon tour
-pour courir à sa rencontre : je m’extasiais
-sur sa bonne mine — moins bonne, à vrai
-dire, que je ne m’y attendais ; je la félicitais
-du succès de son fils — prise d’un besoin
-fiévreux de parler beaucoup et d’y voir
-très clair. Elle, cependant, sans enlever
-son chapeau, s’était assise dans la bergère,
-et, les mains tendues vers la flamme par
-un mouvement familier, elle m’écoutait,
-serrant un peu les lèvres, luttant visiblement
-contre le désir de faire chorus à mes
-congratulations. L’orgueil maternel finit
-par l’emporter.</p>
-
-<p>« Oui, laissa-t-elle échapper, il paraît que
-son livre est remarquable… Ces messieurs
-le lui ont répété sur tous les tons. Je n’aurais
-jamais cru qu’on pût recevoir un candidat
-avec des paroles aussi flatteuses… »</p>
-
-<p>François l’interrompit.</p>
-
-<p>« Un candidat ?… Mais, ma pauvre maman,
-une thèse n’est pas un bachot… Et tout ce
-qui s’est passé aujourd’hui est une pure formalité…
-Songe donc que parmi « ces messieurs »,
-comme tu dis, je comptais au moins
-deux anciens camarades… un peu plus âgés
-que moi, c’est vrai… Docteur à trente-sept
-ans : non, vraiment, il n’y a pas de quoi
-crier à l’enfant prodige… »</p>
-
-<p>Il riait, du même rire désabusé que tout
-à l’heure. Sa mère hocha la tête et parla
-d’autre chose. Je lui donnai des nouvelles
-de Philippe, de sa santé, toujours excellente ;
-de ses affaires, sur lesquelles j’avais
-des notions plus vagues. Une ou deux
-fois, je fis allusion à la succession Mauroy,
-et je regardai François, craignant que ce
-nom n’éveillât en lui quelque souvenir :
-pour rien au monde, je n’aurais voulu être
-amenée à raconter l’histoire des Wavrin.
-Mais il ne semblait même pas nous entendre ;
-il restait silencieux, adossé à la cheminée,
-les yeux fixés sur les dessins du tapis
-ou rivés à son lorgnon qu’il avait enlevé et
-dont il essuyait les verres avec soin.</p>
-
-<p>Six heures et demie sonnèrent. Je m’avisai
-tout à coup que tante Lydie était toujours
-en chapeau et François toujours en
-habit, ce qui donnait à notre réunion quelque
-chose de froid et de guindé. Et pour la
-première fois, parmi ces vieux meubles
-amis, autour de ce foyer où si souvent je
-les avais surpris tous deux dans l’intimité
-de la robe de chambre et du veston, j’eus
-l’impression très nette que je n’étais pas
-« chez moi ».</p>
-
-<p>« Oh ! fis-je, il est tard ; il faut que je
-m’en aille… Philippe doit m’attendre… »</p>
-
-<p>Philippe ne rentrait jamais avant sept
-heures. Mais dans ma détresse soudaine,
-j’avais besoin de m’affirmer que quelqu’un,
-là-bas, désirait mon retour…</p>
-
-<p>« Et puis, j’ai peur de vous gêner. Vous
-devez être fatigués tous les deux… François
-doit avoir hâte de se mettre en pantoufles… »</p>
-
-<p>J’attendais une dénégation polie qui ne
-vint pas. Tante Lydie protesta mollement.
-Peut-être, après tout, était-elle vraiment
-lasse. Pourtant elle prit la peine de me
-reconduire jusqu’à l’antichambre, et quand
-je me penchai pour l’embrasser, son baiser
-me parut très tendre. Mais François serra
-distraitement la main que je lui tendais.
-Son regard fuyait le mien avec obstination.</p>
-
-<p>« Amitiés à Philippe… » me lança-t-il,
-juste au moment où la porte allait se refermer.</p>
-
-<p>Il était temps : depuis le commencement
-de ma visite, il n’avait pas encore prononcé
-le nom de son cousin.</p>
-
-<p>Je marchais à travers les rues paisibles ;
-par-dessus la nuit bleuâtre, le ciel restait
-clair, avec de grands reflets roses où se
-noyait la lumière pâle des réverbères, indécis
-et clignotants comme d’humbles chandelles.
-Jeune fille, j’avais adoré cette heure
-fugitive du crépuscule parisien, quand j’y
-sentais flotter toutes les joies du jour écoulé,
-mêlées d’obscures promesses pour le lendemain.
-Mais aujourd’hui mon cœur était
-plein de pensées troubles. Après ces mois
-d’été sans fin, tissés d’ennui et de mélancolie,
-j’avais couru d’instinct, naïvement,
-à l’endroit où j’espérais trouver le plus de
-réconfort. Et voilà que je me heurtais à
-l’inconnu. Ce n’était plus seulement la nervosité
-de tante Lydie, cette humeur capricieuse
-de malade à laquelle j’avais fini par
-m’habituer : François aussi semblait vouloir
-se dérober, devenir lointain et inaccessible.
-« Comme il a changé, depuis que je
-le connais !… » Je me rappelais ses façons
-amicales, ses taquineries fraternelles, son
-entrain, surtout, et cette gaîté naturelle qui
-contrastait si drôlement avec son air tranquille.
-« Tout cela s’est éteint… Sans doute
-il est moins jeune et la santé de sa mère le
-préoccupe beaucoup… Mais l’hiver dernier,
-nous passions encore de bien bons
-moments, tous ensemble… C’était si gentil,
-ce travail en commun ! Il restait si affectueux,
-si complaisant… Tandis que ce
-soir… » Ce soir — je cherchais en vain à
-me le dissimuler — François s’était montré
-très désagréable. Quelle réception bizarre,
-après trois mois ! Ce sourire contraint, ces
-mouvements indécis et nerveux — et cette
-voix qui parlait dans l’ombre… « Je ne
-pourrais pas vous mentir… j’ai besoin de
-tout mon sang-froid… » Moi, j’avais eu
-peur, un moment, peur de quoi ?</p>
-
-<p>Soudain un soupçon me traversa l’esprit — un
-soupçon terrifiant que je repoussai de
-toutes mes forces. Le cœur battant, les
-joues en feu, je me mis à marcher très vite,
-comme pour piétiner cette chose mauvaise
-et coupable. « C’est fou, c’est indigne…
-pour lui, pour moi, pour Philippe… Tous
-ces romans que j’ai lus pendant l’été m’ont
-détraqué la cervelle… François était éreinté,
-surmené ; je le gênais, peut-être… et il me
-l’a un peu trop laissé voir… Voilà bien de
-quoi me monter l’imagination !… » J’allais
-droit devant moi ; je scandais mes pensées
-d’un pas bref, avec la sensation d’écraser
-des nichées de petits serpents… Entre la
-place Saint-Sulpice et la rue de Tournon,
-j’avais achevé l’hécatombe, et quand j’arrivai
-devant ma porte, je me sentais la conscience
-plus tranquille.</p>
-
-<p>Philippe venait de rentrer ; il me suivit
-dans ma chambre et resta derrière moi
-pendant que j’enlevais mon chapeau.</p>
-
-<p>« Eh bien, tu as vu ma tante ? Comment
-va-t-elle ?</p>
-
-<p>— Mais pas mal du tout, il me semble…
-Et tu sais : François a passé sa thèse
-aujourd’hui…</p>
-
-<p>— Ah ! bah !… quel cachottier !… Enfin,
-les voilà tranquilles, maintenant. Cette
-fameuse suppléance au Collège de France,
-est-ce qu’il va s’en occuper ?</p>
-
-<p>— Je ne sais pas », dis-je, les bras levés,
-luttant contre une épingle récalcitrante qui
-s’entortillait dans ma voilette. Philippe vint
-à mon aide et profita de l’occasion pour
-m’embrasser, comme d’habitude. Cette fois
-je rougis. S’il avait pu deviner ce que je
-pensais tout à l’heure !</p>
-
-<p>« Nous les féliciterons mercredi, fit-il.
-Car je suppose que tu leur as demandé de
-venir dîner mercredi avec ton père ? »</p>
-
-<p>Je dus avouer que j’avais complètement
-oublié de les inviter.</p>
-
-<p>« Ah çà ! de quoi donc avez-vous parlé
-alors ?… »</p>
-
-<p>J’ouvrais un tiroir pour y ranger mes
-gants.</p>
-
-<p>« Oh ! nous n’avons pas dit grand’chose,
-en effet… Ils sont rentrés tard et je ne suis
-pas restée bien longtemps… Mais tu as raison,
-et je vais écrire tout de suite à tante
-Lydie. J’enverrai aussi un mot aux Debray,
-quoique ce soit un peu court… »</p>
-
-<p>Le lendemain soir, à la même heure,
-comme j’achevais de lire une réponse affirmative
-de Thérèse, Philippe me rapporta
-la nouvelle que sa tante viendrait, mais
-seule.</p>
-
-<p>« François est entré dans mon bureau
-cet après-midi, pour me voir un moment
-et pour me prier de l’excuser près de toi. Il
-a je ne sais quel repas de corps mercredi… »</p>
-
-<p>L’excuse était valable. Mais j’avais compté
-sur cette soirée d’intimité pour retrouver
-notre François de jadis — de toujours — et
-dissiper définitivement les fantômes de
-mon imagination. Lui absent, je restais
-dans le doute — un doute énervant et malsain.</p>
-
-<p>Mon dîner eut lieu. Tante Lydie, choyée,
-dorlotée, parut ravie de connaître les
-Debray, qu’elle n’avait pas encore rencontrés.
-Je la regardais sourire, ses beaux yeux
-fatigués toujours pleins d’une flamme
-intérieure, tandis que le savant lui parlait
-de son fils.</p>
-
-<p>« Sa thèse a fait sensation à la Sorbonne,
-Madame, et les échos en sont parvenus
-jusqu’à nos repaires de scientifiques. Est-ce
-que nous n’aurons pas le plaisir de le voir
-ce soir ? »</p>
-
-<p>Déjà Thérèse, d’un coup d’œil, avait parcouru
-le salon. Je devinai qu’elle s’étonnait
-de ne pas voir François et, malgré moi, un
-peu de chaleur me monta au visage. Oh !
-cette maudite pensée !</p>
-
-<p>On expliqua l’absence du nouveau docteur,
-et le temps se passa le mieux du
-monde. Papa, suivant une coutume déjà
-ancienne, courtisa sa vieille amie — honni
-soit qui mal y pense ! — M. Debray avoua
-qu’il avait apporté son violon — et même
-deux sonates de Bach. Ce fut une débauche
-de musique sévère que Philippe supporta,
-non sans stoïcisme. Un peu avant dix
-heures, tante Lydie m’appela d’un signe.</p>
-
-<p>« Je vais m’en aller : il faut être raisonnable…
-Mais avant que je parte, vous
-seriez gentille de me chanter quelque
-chose… »</p>
-
-<p>Chanter ? Depuis bien des mois — oui,
-de tout l’hiver précédent — elle ne m’avait
-adressé pareille requête. J’ouvris un cahier
-de Schumann et, au hasard, en jouant moi-même
-la partie de piano, je dis deux ou
-trois lieds. Au moment où j’achevais la
-petite mélodie si courte et si poignante :
-« O chanson douce et tendre… » l’idée me
-vint tout à coup que, si François eût été là,
-sa mère ne m’aurait pas demandé de chanter…
-Mes doigts tremblèrent ; j’agrémentai
-de quelques fausses notes la phrase délicate
-qui, longtemps après que la voix s’est
-tue, prolonge la mélancolie des paroles.
-Quand je me retournai, tante Lydie était
-debout, prête au départ. Elle semblait
-émue.</p>
-
-<p>« Cela m’a fait plaisir de vous entendre,
-ma chérie… Merci de cette bonne soirée… »</p>
-
-<p>Puis elle prit congé, avec sa grâce habituelle.
-Comme papa lui offrait de la reconduire :</p>
-
-<p>« Non, chuchota-t-elle, Perrine est là :
-mais ne le dites pas !… Je ne veux pas avoir
-trop l’air de la vieille dame qui ne peut plus
-sortir sans sa bonne… »</p>
-
-<p>Les jours qui suivirent, je fus saisie
-d’une activité dévorante. Je réorganisais
-mon appartement, je furetais chez les marchands
-de meubles anciens, à la recherche
-de quelque occasion merveilleuse ; j’avais
-entrepris — chose plus merveilleuse encore ! — de
-forcer Thérèse à devenir coquette.
-A nous deux, et sans dépasser son budget
-assez restreint, nous avions réussi à combiner
-la plus jolie toilette qu’elle eût jamais
-portée, y compris le chapeau, sorti tout
-entier de mes mains et dont je n’étais pas
-peu fière. Elle se laissait guider, mais sans
-enthousiasme.</p>
-
-<p>« Voyez-vous, ma pauvre Geneviève, je
-serais bien étonnée si vous réussissiez à
-faire de moi une femme élégante… Il y a
-dans ma personne un je ne sais quoi qui
-répugne à l’esthétique féminine… D’ailleurs,
-Eugène s’occupe si peu de ces choses-là !… »</p>
-
-<div class="c"><img src="images/illu4.jpg" alt="" /></div>
-<p>Je riais, je l’embrassais — et je repartais,
-avide de futilités dont j’avais honte au fond
-de moi-même. Et tandis que je m’agitais
-ainsi dans le vide, l’idée que j’espérais
-vaincre continuait à me hanter, malgré
-mes efforts pour la chasser. Dès que je
-montais en voiture, ou que je m’installais
-au piano, — le soir, aussi, quand je lisais,
-assise près du bureau de mon mari, l’« idée »
-se glissait en moi, tantôt insinuante et perfide,
-tantôt aiguë et lancinante. Des mots,
-des regards, des intonations de la mère
-ou du fils me revenaient en mémoire :
-« Tel jour, dans telle circonstance, il a
-dit… »</p>
-
-<p>« As-tu des nouvelles de ma tante ?
-demandait Philippe. Il faudra passer chez
-elle, un de ces jours… »</p>
-
-<p>J’y allais, le cœur plein d’arrière-pensées,
-l’esprit aux aguets, cherchant des sous-entendus
-dans les moindres phrases et
-jusque dans les silences de tante Lydie.
-C’est à peine si j’osais m’informer de François.
-J’appris pourtant qu’il était définitivement
-en possession de la suppléance
-rêvée, et qu’il professait au Collège de
-France un cours d’Histoire de l’Art bouddhique.</p>
-
-<p>« Le jeudi matin, expliqua sa mère.
-Toutes ses soirées du mercredi vont être
-prises, maintenant… »</p>
-
-<p>Quelques jours après, Philippe me
-raconta qu’il avait reçu encore une visite
-de son cousin.</p>
-
-<p>« J’ai peur que nous ne puissions pas les
-voir beaucoup cet hiver… François a l’air
-tout désorienté ; ce nouvel enseignement
-l’effraie un peu… Et puis, c’est désolant :
-ma tante recommence à l’inquiéter… Les
-médecins qu’il a vus à Bagnoles ne lui ont
-pas caché que, malgré le bon effet des eaux,
-elle restait dans un état précaire. Elle a eu,
-ces jours-ci, quelques accidents au cœur
-qui l’ont beaucoup frappée… On lui défend
-de sortir le soir, et même de recevoir chez
-elle… »</p>
-
-<p>J’écoutais, plus attristée que surprise :
-tout s’organisait comme je l’avais prévu.</p>
-
-<p>« Moi, vois-tu, continuait Philippe, je
-crois qu’il s’assomme, à Paris, ce pauvre
-François… Il m’a dit qu’après sa thèse, on
-lui avait offert la direction d’une nouvelle
-École qu’on va fonder à Saïgon… Sa
-mère n’en a rien su. Il me l’a répété deux
-ou trois fois : « C’est à cause d’elle que j’ai
-refusé… sans elle, je serais parti tout de
-suite… » Ah ! comme ça vous empoigne
-un homme, cette vie de voyages et d’aventures !… »</p>
-
-<p>Il en paraissait pourtant bien las, de
-cette vie nomade, quand je l’avais vu à
-Marlotte, au retour de sa dernière mission.
-Pourquoi la regrettait-il, à l’heure présente ?
-Pourquoi choisissait-il Philippe
-pour confident — Philippe dont il connaissait
-la nature expansive et bavarde ?…
-De nouveau, je rougis : toujours, encore
-l’« idée ». Comment échapper à cette obsession
-maladive ?</p>
-
-<p>Déjà je me fatiguais de la chasse aux
-antiquailles, et mon rôle de modiste en
-chambre me semblait fastidieux. J’essayai
-de me remettre à lire, à travailler l’anglais.
-Mais je trouvais dans mon buvard les
-pages raturées de ma traduction, faite pour
-François. Quand je levais la tête, la petite
-idole, donnée par François, me souriait
-béatement. Mes livres ne parlaient que
-d’art hindou et de poèmes védiques… « Ce
-n’est pas possible, pensais-je en bouleversant
-d’une main impatiente les rayons de
-ma bibliothèque ; j’ai dû penser à autre
-chose, m’occuper d’autre chose, l’hiver
-dernier. » D’instinct, j’écartais les romans.
-Enfin je ramenai un volume d’aspect rassurant :
-un de ces braves bouquins, modestement
-vêtus de carton mastic, que je me
-rappelais avoir compulsés quand je préparais
-mon examen supérieur. « <i>La Littérature
-française au <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle. Morceaux
-choisis…</i> Quel bon souvenir ! Il y avait
-des tas de choses amusantes, là dedans… »
-Je m’étais rapprochée de la fenêtre, et je
-feuilletais rapidement : les poètes, Malherbe,
-Corneille, Racine, — les prosateurs, Pascal,
-la Bruyère, Mlle de Scudéry. « Oh ! ces
-pages si drôles du <i>Grand Cyrus</i> !… Et
-Mme de Lafayette… » Mes yeux s’arrêtèrent
-sur un passage souligné au crayon :
-sans doute la subtilité, jadis, m’en avait
-plu :</p>
-
-<p>« Les femmes jugent d’ordinaire de la
-passion qu’on a pour elles, continua-t-il,
-par le soin qu’on prend de leur plaire et
-de les chercher ; mais ce n’est pas une
-chose difficile, pour peu qu’elles soient
-aimables : ce qui est difficile, c’est de ne
-pas s’abandonner au plaisir de les suivre,
-c’est de les éviter, par la peur de
-laisser paraître au public, et même à
-elles-mêmes, les sentiments que l’on a
-pour elles. »</p>
-
-<p>Et plus bas, marquée d’une croix, cette
-phrase bien faite pour séduire une enfant
-romanesque :</p>
-
-<p>« Les paroles les plus obscures d’un
-homme qui plaît donnent plus d’agitation
-que des déclarations ouvertes d’un
-homme qui ne plaît pas. »</p>
-
-<p>D’un geste brusque, je refermai le livre.
-Décidément, le <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle lui-même était
-plein d’embûches, et ce n’était pas dans la
-<i>Princesse de Clèves</i> qu’il fallait chercher
-un refuge contre l’« idée »…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XII</h2>
-
-
-<p>« Philippe, je t’en prie, donne-moi quelque
-chose à faire… je voudrais
-travailler pour toi.</p>
-
-<p>— Encore ta marotte, ma chérie… »</p>
-
-<p>Il s’approchait, souriant, pour me dire
-au revoir, son chapeau sur la tête, sa serviette
-sous le bras. Vraiment, il engraissait
-beaucoup depuis quelques mois : sans
-doute le travail de bureau l’alourdissait, et
-il venait de passer à Lille des vacances trop
-sédentaires.</p>
-
-<p>« Ce n’est pas une marotte, dis-je. Il
-pleut, je suis enrhumée, je ne sortirai pas
-aujourd’hui… j’ai peur de m’ennuyer. »</p>
-
-<p>Malgré moi, ma voix prenait des intonations
-plaintives. Philippe me regarda, soudain
-plus sérieux.</p>
-
-<p>« T’ennuyer ?… Oh ! le vilain mot !
-Voilà longtemps que je ne l’avais entendu…
-L’année dernière, tu ne t’ennuyais pas… »</p>
-
-<p>Quelle remarque malencontreuse ! Je feignis
-de bouder, pour qu’il ne me vît pas
-rougir. Et lui, par pure complaisance, finit
-par extraire de ses tiroirs toute une correspondance
-échangée avec un grand magasin
-de Londres.</p>
-
-<p>« Le bonhomme ne savait pas bien le
-français, et j’ai préféré lui écrire dans sa
-langue ; mais je voudrais verser les traductions
-au dossier… Tu peux me faire cela,
-si tu veux… ce sera toujours du temps de
-gagné… »</p>
-
-<p>Restée seule, je me mis à l’ouvrage ; mais
-dès les premières phrases je butai contre
-des termes inconnus et barbares, m’embrouillant
-dans les « <span lang="en" xml:lang="en">bills</span> », et dans les
-« <span lang="en" xml:lang="en">notes</span> », dans les « <span lang="en" xml:lang="en">pounds</span> » qu’il fallait
-réduire en kilogrammes et dans les livres
-sterling qu’il fallait convertir en francs…</p>
-
-<p>« <i lang="en" xml:lang="en">By your favour</i>… par votre honorée
-du… »</p>
-
-<p>C’était très ennuyeux. Je levai la tête, et
-tristement, à travers la pluie qui fouettait
-les vitres, je regardai l’horizon morne du
-Luxembourg désert et trempé… Ma pensée
-dévia, s’égara dans les sentiers défendus.
-Depuis notre retour, François restait invisible.
-« L’autre jour, chez sa mère, en partant…
-Perrine avait entr’ouvert la porte de
-son bureau : j’ai cru le voir… mais je n’en
-suis pas sûre… Autrefois, il venait toujours
-prendre le thé dans le salon avec
-nous… Voyons, où en étais-je ? » D’une
-main languissante, je saisis mon dictionnaire ;
-je constatai qu’« expiration » voulait
-bien dire « échéance », et qu’il s’agissait
-d’un « billet à ordre », à moins que ce
-ne fût un « effet à endosser »… « Il me
-semble que c’est la même chose, d’ailleurs…
-Quel casse-tête !… Ah ! j’oubliais la date de
-la lettre : <i lang="en" xml:lang="en">16 th. August</i>… Aujourd’hui
-nous sommes au ?… 8 décembre. Déjà !…
-Dans trois semaines, c’est le jour de l’an…
-Je me demande si nous dînerons chez
-tante Lydie comme les autres années, ou
-si elle prendra prétexte de sa santé pour ne
-pas nous recevoir… » Je me rappelai le
-1<sup>er</sup> janvier précédent. François m’avait
-donné des fleurs. « En me les offrant, il
-m’a regardée… » Un moment, je crus
-revoir, derrière le lorgnon, le sourire amical
-des yeux bruns… « Quel supplice,
-d’avoir pensé à cela, et de ne plus pouvoir
-m’empêcher d’y penser… quand, peut-être,
-toutes ces chimères n’existent que dans
-mon imagination… » C’était la crise de
-sagesse et de raison qui commençait.
-Chaque jour j’essayais ainsi de me prouver
-que je me trompais, que François avait
-toujours eu pour moi des attentions fraternelles
-et rien d’autre — rien d’autre… Puis
-mon esprit recommençait à s’agiter dans
-le même cercle étroit, comme l’écureuil
-affolé qui voit tourner devant lui, indéfiniment,
-les barreaux de la cage sans issue.
-Mon travail n’avançait pas vite. Quand
-Philippe, le soir, me demanda ses lettres,
-il s’étonna de voir que j’en avais traduit
-cinq à peine, sur les vingt que contenait le
-paquet.</p>
-
-<p>« Ce n’est pourtant pas bien compliqué :
-il ne s’agit que d’argent à donner ou à
-recevoir…</p>
-
-<p>— Justement, dis-je : l’argent, les questions
-d’argent, les termes d’argent… je n’y
-comprends rien… Et puis tout ce jargon
-commercial… c’est si ennuyeux !… »</p>
-
-<p>Philippe prit un air piqué.</p>
-
-<p>« Alors, ma petite, il faut renoncer à mettre
-le nez dans mes affaires… Que diable !
-tu sais bien que je vends du fil, moi, et
-que je ne suis bon qu’à gagner de l’argent…
-Tout le monde ne peut pas s’occuper de
-sanscrit et de « brahmafouchtra »…</p>
-
-<p>Il s’arrêta, haussa les épaules et, attirant
-à lui l’encrier monumental, il y trempa sa
-plume d’un geste bourru. J’étais stupéfaite
-de cette mauvaise humeur, si rare chez lui — plus
-stupéfaite encore du rapprochement
-inattendu qu’il venait d’établir entre mon
-manque évident d’aptitudes commerciales
-et les études de son cousin. Soupçonnait-il
-donc que, dans mon esprit, « ceci » pût
-nuire à « cela » ?</p>
-
-<p>Troublée, anxieuse, je m’installai à
-ma place habituelle et j’ouvris le tome IV
-de <i>Monte-Cristo</i> : une vraie lecture de
-convalescente, d’autant plus anodine pour
-moi que je savais quasiment par cœur tous
-les romans d’Alexandre Dumas. Le silence
-tomba sur nous. C’était un fait assez ordinaire.
-Pourtant, ce soir-là, Philippe manifestait
-une sorte de malaise ; de temps à
-autre, il me regardait à la dérobée. A la fin
-il me demanda :</p>
-
-<p>« Pourquoi ne dis-tu rien ?</p>
-
-<p>— Mais, fis-je d’un ton distrait, tu vois
-bien que je lis… »</p>
-
-<p>Il y eut une petite pause. Puis, de nouveau :</p>
-
-<p>« Tu ne fais plus jamais de musique,
-quand nous sommes seuls… Ça ne me
-gêne pas, tu sais… Et même si tu voulais
-jouer du Wagner… »</p>
-
-<p>D’où lui venait, tout à coup, cette intuition
-que sa présence à lui n’était pas compatible
-avec le plaisir que j’aurais pu
-éprouver à jouer du Wagner ? Je l’assurai
-que j’en jouais souvent dans la journée — ce
-qui n’était plus très exact : je me méfiais
-de ce grand bouleverseur d’âmes — mais
-que, le soir, je préférais me reposer. Alors
-il se remit à ses paperasses, tandis que je
-reprenais courageusement l’histoire merveilleuse
-d’Edmond Dantès.</p>
-
-<p>« Et je saurai pourquoi le comte de
-Monte-Cristo parle devant nous des
-enfants qu’on déterre dans son jardin… »</p>
-
-<p>Comme j’achevais de lire ces paroles
-horrifiques, j’entendis de nouveau la voix
-de mon mari.</p>
-
-<p>« C’est singulier, tout de même, que
-nous voyions si peu François… Sauf ces
-deux petites visites qu’il m’a faites… Il
-n’est pas venu ici une seule fois, n’est-ce
-pas ? »</p>
-
-<p>Évidemment, et presque à l’insu de Philippe,
-l’enchaînement logique de ses pensées
-l’avait ramené de mon mutisme actuel à
-nos soirées animées de jadis — au temps où
-je déchiffrais <i>Siegfried</i> sous la direction de
-François… Je sentis que je devenais de
-toutes les couleurs.</p>
-
-<p>« Non, dis-je enfin d’une voix aussi
-ferme que je pus. Il doit être très occupé
-avec ce nouveau cours. Et puis, tu sais bien
-qu’il ne quitte plus beaucoup sa mère,
-maintenant…</p>
-
-<p>— Ah ! oui, c’est vrai, murmura Philippe.
-Cette pauvre tante !… »</p>
-
-<p>Chose étrange, son visage, tout à l’heure
-un peu morose, s’était éclairci subitement.</p>
-
-<p>« T’ai-je répété ce que les médecins
-avaient dit ? « Elle peut vivre encore dix
-ans, ou disparaître tout d’un coup… »
-Comme c’est triste ! » acheva-t-il en soupirant — sans
-que je pusse savoir si c’était de
-chagrin en songeant à sa tante, ou de soulagement
-à l’idée que l’absence de François
-s’expliquait en effet d’une façon toute
-naturelle. Puis il termina tranquillement
-sa besogne sans plus s’interrompre.</p>
-
-<p>Cette fois j’essayai en vain de poursuivre
-ma lecture et de m’intéresser aux angoisses
-de la belle Mercédès ou aux tribulations de
-la vertueuse Valentine. Dans toutes les
-paroles de Philippe, j’avais senti percer une
-obscure jalousie. Par quel sortilège cette
-inquiétude naissait-elle en lui au moment
-même où François semblait vouloir disparaître
-de notre vie ? Sans doute, la transition
-avait été trop rapide, l’équilibre trop
-brusquement rompu entre le passé et le
-présent ; Philippe en ressentait une crainte
-vague, la peur instinctive d’un danger que
-sa raison n’envisageait pas encore… Comme
-l’« idée » gagnait, de proche en proche !
-Mentalement, je comptais tous ceux qu’elle
-avait déjà touchés : tante Lydie, d’abord,
-la première et depuis bien longtemps ; puis
-François, moins prompt peut-être que sa
-mère à voir clair en lui-même ; Thérèse,
-aussi, dont le blâme discret aurait dû
-m’avertir plus tôt — moi, enfin, aveugle à
-plaisir pendant tant de jours, trop clairvoyante
-maintenant pour mon repos. Et
-Philippe, à son tour… « Il ne doit pas
-souffrir, pensai-je, ce serait très injuste… »
-Je regardai son dos puissant, sa nuque
-blonde et frisée, l’ombre de sa main large
-qui courait sur le papier ; mon cœur se
-serra d’une pitié, d’une tristesse infinies.
-Que faire, s’il m’interrogeait ? Je savais,
-j’ai toujours su me taire, garder au fond de
-moi mes tourments et mes rêves. Mais
-j’étais incapable de ruse ou de mensonge,
-et si Philippe avait plongé ses yeux dans
-les miens en me disant : « Voilà ce que je
-pense, et toi, le penses-tu ?… » Je sentais
-avec terreur que je lui aurais répondu :
-« Oui… »</p>
-
-<p>Il ne me le dit pas, ni ce jour-là, ni les
-autres jours. Le monstre devait, pour cette
-fois, l’avoir effleuré d’une griffe légère, car
-rien ne put me faire supposer qu’il eût
-gardé un doute quelconque au sujet de son
-cousin. Même, un soir qu’il rentrait plus
-tard que de coutume, il ne me cacha pas
-qu’il avait profité d’une course dans le faubourg
-Saint-Germain pour monter chez
-sa tante.</p>
-
-<p>« Justement François était là ; il m’a
-encore répété tout bas, dans l’antichambre,
-combien rarement il osait quitter sa mère…
-C’est vrai qu’elle n’a pas bonne mine…
-Pourtant il reste convenu que nous dînons
-avec eux le 1<sup>er</sup> janvier… »</p>
-
-<p>Dans moins de quinze jours je reverrais
-François. Philippe parlait tout naturellement.
-Je reçus un petit choc — puis je fus
-étonnée de me découvrir moins d’appréhension
-que de joie. L’interdit était levé,
-j’allais sortir de ce long cauchemar — et
-qui sait ? Peut-être qu’un seul regard
-suffirait pour dissiper l’odieux malentendu,
-pour me rendre l’ami, dans lequel mon
-imagination s’obstinait à voir autre chose
-qu’un ami… Tout valait mieux, en somme,
-que le doute maladif où je me débattais
-depuis des mois.</p>
-
-<p>Bientôt je crus n’avoir que trop de raisons
-d’être rassurée.</p>
-
-<p>C’était exactement le 31 décembre, un
-dimanche. Mauroy était venu de Lille à
-Paris pour les inventaires de fin d’année,
-et Philippe, leur travail achevé, l’avait
-ramené déjeuner à la maison. Mon antipathie
-persistait toujours ; néanmoins je
-m’efforçai de faire bonne mine à notre
-hôte et même de flatter ses instincts de
-Flamand fin gourmet et gros mangeur. Le
-repas fut à la fois délicat et abondant, et
-Mauroy — sauf quelques menues pierres
-jetées à travers les plates-bandes de mon
-« socialisme » — se montra presque aimable.
-Je voyais arriver sans trop d’impatience le
-moment de passer au salon où le café nous
-attendait. Comme nous nous levions de
-table, Mauroy se mit à parler d’une première
-sensationnelle — les <i>Revenants</i> d’Ibsen — à
-laquelle il avait assisté la veille.</p>
-
-<p>« Et même… au fait, c’est une bonne
-histoire, Noizelles !… Je vais vous raconter
-ça… »</p>
-
-<p>Je le savais cancanier comme une vieille
-femme, le joli Monsieur Mauroy, et je
-m’apprêtai à écouter sa « bonne histoire »
-d’une oreille distraite, tout en lui offrant,
-avec sa tasse de café, un petit verre de cognac
-choisi par lui, non sans quelque attendrissement.</p>
-
-<p>« Je la connais, madame, votre fine champagne…
-c’est une pure merveille… »</p>
-
-<p>Il élevait, d’un geste élégant, la liqueur
-dorée à la hauteur de son œil, attendant
-visiblement la disparition de l’immuable
-Théodore, qui achevait de grouper avec art
-les carafons de cristal. La porte enfin
-refermée sur le dos majestueux de notre
-valet de chambre, Mauroy se rapprocha de
-Philippe.</p>
-
-<p>« Inutile de parler devant les domestiques,
-n’est-ce pas ?… Oh ! d’ailleurs, n’allez
-pas vous imaginer des scandales… Un petit
-« potin », tout au plus… Vous rappelez-vous
-Lartigues ?</p>
-
-<p>— Non, dit Philippe, il n’est pas de mon
-temps…</p>
-
-<p>— C’est vrai, vous êtes un gamin… Moi,
-je l’ai eu comme camarade… Un toqué,
-noceur comme pas un… Il a fait une grosse
-fortune en Cochinchine, dans les chemins
-de fer, et maintenant il ne fait plus grand’chose,
-je crois, que s’amuser… Des prétentions
-artistiques et littéraires avec cela…
-Bref, hier soir, j’étais bien tranquillement
-dans ma stalle, à me raser — car c’est
-crevant, vous savez, ce chef-d’œuvre — quand
-j’aperçois, dans une belle loge, Lartigues,
-en compagnie de deux dames et d’un
-monsieur… Les dames, oh !… »</p>
-
-<p>Mauroy eut un geste discret. Je m’étais
-assise et j’écoutais, poliment, tout en me
-demandant quel intérêt pouvaient avoir
-pour nous les bonnes fortunes de M. Lartigues.</p>
-
-<p>« Le décolletage, le maquillage, les diamants…
-toute la lyre, mon cher… Mais ce
-qui m’intriguait c’était l’autre monsieur,
-qui se tenait au fond de la loge… J’aurais
-juré que je l’avais rencontré tout autre part
-que dans le monde où l’on s’amuse — un
-grand, maigre, brun, avec un lorgnon… »</p>
-
-<p>Philippe écarquillait les yeux à cette description.
-Je le vis ouvrir la bouche, puis la
-refermer sans rien dire : il avait eu la même
-idée que moi, une idée absurde, invraisemblable…
-Mauroy se mit à rire.</p>
-
-<p>« Tiens, vous avez l’air médusé, maintenant,
-mon bon Noizelles… Allons, je ne
-veux pas vous faire languir trop longtemps…
-Pendant l’entr’acte, je me suis
-heurté dans le couloir à Lartigues et à son
-ami, lequel ami on m’a présenté dans les
-règles, et qui n’est autre que votre cousin,
-M. Chardin… J’ai bien compris qu’il me
-reconnaissait tout de suite — Lartigues,
-d’ailleurs, s’est chargé de mettre les points
-sur les i en nommant « Noizelles et Mauroy » — et
-que ma vue lui était désagréable…
-sans pouvoir discerner si cette impression
-fâcheuse tenait à ma personne ou aux circonstances…
-particulières dans lesquelles
-il se trouvait… On n’aime pas toujours,
-n’est-ce pas, à tenir sa famille au courant
-de ses petites frasques… »</p>
-
-<p>Dieu ! que je détestais cet homme, et son
-rire affecté, et la satisfaction visible qu’il
-éprouvait à distiller la médisance !… Philippe,
-cependant, sur la mine effarée de qui
-je lisais de la surprise et de l’incrédulité,
-mêlées à une sorte de joie timide — Philippe
-riait aussi, d’un rire un peu gêné.</p>
-
-<p>« Voyons, voyons, Mauroy, qu’est-ce
-que vous nous racontez là ?… Mon cousin
-François est un savant, presque un sage…
-Et puis, enfin, il n’est pas assez riche pour
-mener la grande vie… »</p>
-
-<p>Mauroy leva les deux mains.</p>
-
-<p>« Que voulez-vous ? Je dis ce que j’ai vu…
-Ce que je peux vous affirmer, c’est que
-votre « sage » est resté toute la soirée dans
-la loge de ces dames, dont l’une s’affichait
-franchement avec Lartigues, mais dont
-l’autre — la plus jolie, ma foi ! — lui coulait
-de fort doux regards… Ils sont partis
-ensemble, pour souper en partie carrée, probablement…
-Tous les mêmes, ces amis du
-peuple !… Car ce qui m’amuse dans l’aventure,
-c’est le contraste entre ces divertissements
-plutôt… légers, et les idées humanitaires — les
-vôtres, madame… dont M. Chardin
-paraissait féru, la première fois que je
-l’ai rencontré dans ce salon… Oh ! je m’en
-souviens… je m’en souviens parfaitement… »</p>
-
-<p>J’avais pâli, de colère et de honte ; je
-restais les yeux fixés sur cette bouche fine,
-sur cette moustache fanfaronne d’où tombaient
-des mots de sarcasme et de rancune.
-Sans doute ma figure devait être
-étrange, car je rencontrai tout à coup le
-regard de Philippe fixé sur moi avec une
-expression inquiète, presque irritée. Et
-d’une voix sèche que je ne lui connaissais
-pas, il coupa sans façon la parole à son
-associé.</p>
-
-<p>« A propos, Mauroy, nous n’avons pas
-réglé cette question des ouvriers, vous
-savez… Venez donc dans mon bureau :
-nous serons mieux pour causer… »</p>
-
-<p>Combien de temps dura leur conférence ?
-Je ne pourrais pas le dire. J’étais restée
-assise à la même place, tirant machinalement
-l’aiguille, m’appliquant même à ma
-broderie — un amour de tablier destiné à
-parer les trois ans et la frimousse de ma
-grosse amie Hélène. Je suivais les fils, je
-comptais les points. « Alors, c’est à cela
-qu’aboutissent mes doutes, mes scrupules,
-mes angoisses ?… Tout ce roman de passion
-discrète et d’exil volontaire se termine
-par une histoire d’actrice et de cabaret ?… Et
-ce bon fils, qui n’ose pas venir passer une
-heure chez nous de peur de quitter sa mère
-malade, et qu’on rencontre au théâtre, avec
-des viveurs… lui, François… » Je le vis tel
-que je le connaissais, — sa figure mince,
-sa grande bouche et ses yeux moqueurs,
-penchés vers une femme peinte, aux cheveux
-teints, lui parlant, lui souriant… Une
-sorte de spasme me souleva le cœur — spasme
-de dégoût, sans doute. « C’est grotesque,
-grotesque et révoltant… » Brusquement
-je me rappelai le jour de mes fiançailles,
-les aveux de Philippe, son émoi en
-me contant ce qu’il appelait « sa seule folie »…
-Combien j’avais vite pardonné, combien
-j’avais peu souffert !… Et maintenant…
-« Ah ! maintenant, par exemple, je n’ai rien
-à pardonner, et me voilà bien tranquille…
-Philippe aussi, je suppose… Et Thérèse, si
-elle savait !… Pourquoi donc avions-nous
-tous imaginé cette chose absurde ?… Les
-braves gens sont vraiment trop romanesques,
-et la vie est trop laide, aussi… J’étais
-folle, cent fois folle… Quand je pense
-qu’hier, que ce matin encore, j’essayais
-d’oublier des mots, des regards… » Une
-rougeur profonde me montait lentement
-aux joues, au front. J’enfouis dans mes
-deux mains ma figure brûlante, j’aurais
-voulu me cacher à tout le monde et à moi-même.
-Et un regret indéfinissable me venait,
-non seulement du passé pur de toute pensée
-mauvaise, mais de ces heures toutes proches
-où je m’étais crue si malheureuse. Il
-me semblait que j’aurais mieux aimé revoir
-François, l’esprit encore plein de remords
-et d’inquiétude, que de le revoir après ce
-que je savais maintenant… « Demain, quand
-je lui parlerai, quand il me répondra, ce ne
-sera plus lui… Les autres hommes peuvent
-avoir des goûts bas, des passions grossières,
-mais lui… » Quel temple lui avais-je donc
-élevé en moi-même pour éprouver cette sensation
-d’écroulement subit ? « Je sais bien
-que c’est mieux ainsi, pour moi, pour
-nous… beaucoup mieux… Et pourtant… »</p>
-
-<p>Je tressaillis. Des voix parlaient derrière
-la porte : Philippe et Mauroy rentraient
-dans le salon.</p>
-
-<p>« Excusez-moi, madame, si je brusque
-mon départ… Je dois être à Lille ce soir,
-pour passer la journée de demain en
-famille… »</p>
-
-<p>Cet être odieux avait une femme et des
-enfants, qu’il aimait, dit-on. Avec une sorte
-de répugnance, je lui serrai la main. Et
-tandis qu’il s’éloignait, je l’entendais
-répéter, d’une voix froide et mesurée que
-démentait la rudesse de ses paroles :</p>
-
-<p>« Soyez tranquille : ces mauvais drôles
-seront tenus à l’œil, et à la moindre réclamation…
-bonsoir ! De la poigne, mon cher,
-toujours de la poigne : il n’y a que ça… »</p>
-
-<p>Maintenant Philippe était revenu près de
-moi. Il rôdait çà et là, s’asseyait, tisonnait
-le feu, puis recommençait à marcher, les
-mains dans ses poches, l’air préoccupé. Je
-songeais : « Il faudrait lui parler, faire allusion
-à cette… chose… » Mais aucun son ne
-sortait de mes lèvres, et je continuais à pencher
-la tête sur ma broderie. Près de la
-fenêtre où j’étais assise, il s’arrêta, rajusta
-le pli d’un rideau, puis tambourina sur la
-vitre et déclara :</p>
-
-<p>« Je crois qu’il neigera demain.</p>
-
-<p>— Oui, fis-je ; le temps s’est refroidi, et
-les nuages sont très noirs. »</p>
-
-<p>Nouveau silence, accompagné du même
-petit tapotement des doigts contre le carreau.
-Tous mes nerfs vibraient à la fois. Pourtant
-je ne dis rien, et ce fut Philippe qui parla.</p>
-
-<p>« C’est drôle, hein, cette histoire ? »</p>
-
-<p>Gauchement, sans se retourner, il essayait
-de me voir.</p>
-
-<p>« Quelle histoire ? » demandai-je. Dans le
-désarroi de mes pensées, je ne trouvais
-qu’un immense désir de me taire — de me
-taire et d’oublier. Cette fois, Philippe fit un
-demi-tour vers moi.</p>
-
-<p>« Tu sais bien ce que je veux dire :
-l’histoire que Mauroy nous a racontée…
-Au premier moment, j’en étais confondu…
-Est-ce que tu aurais cru ça de François ?… »</p>
-
-<p>J’esquissai un geste évasif. Philippe,
-continuait, très vite :</p>
-
-<p>« Je m’explique, maintenant, cette disparition
-totale que je ne comprenais pas
-bien… Oui, oui, c’est évident… Quoique,
-vraiment, je m’étonne qu’il aille chercher
-ses distractions dans ce monde-là… N’est-ce
-pas ?… »</p>
-
-<p>Pourquoi toutes ces questions ?</p>
-
-<p>« Chacun prend son plaisir où il le
-trouve, dis-je, et François n’a de comptes à
-rendre à personne… »</p>
-
-<p>Mon indifférence sonnait faux, ma voix
-aussi. Philippe s’en aperçut, sans doute, car
-je le sentis soudain plus nerveux.</p>
-
-<p>« Personne ?… Eh bien, et sa mère ?…
-C’est vrai qu’à son âge on ne peut plus le
-traiter comme un petit garçon… Et c’est
-tout de même moins fâcheux que s’il était
-devenu amoureux… d’une femme mariée,
-par exemple… »</p>
-
-<p>Il prononça ces derniers mots entre ses
-dents, en tiraillant machinalement le gland
-d’une embrasse — un de ces glands hideux,
-en soie, avec des petits fils d’or, dont le
-tapissier avait parsemé notre malheureux
-salon. Puis tout de suite, comme effrayé de
-ce qu’il venait d’articuler :</p>
-
-<p>« Tu devrais tâcher, fit-il sans la moindre
-transition, d’être un peu plus aimable avec
-Mauroy… »</p>
-
-<p>J’étais excédée, à bout de forces.</p>
-
-<p>« Aimable ! m’écriai-je… Polie, oui ;
-j’espère l’être toujours et je crois que je l’ai
-été aujourd’hui… Mais ne me demande pas
-d’être aimable… c’est plus fort que moi : je
-l’ai en horreur !… »</p>
-
-<p>J’avais posé mon ouvrage sur mes genoux
-et je parlais avec passion, la tête levée, cette
-fois, regardant Philippe bien en face.</p>
-
-<p>Il changea de couleur.</p>
-
-<p>« Oui, tu me l’as déjà dit… et ce n’est
-guère gentil pour moi, puisqu’il est mon
-associé et mon ami… Mais tu pourrais au
-moins ne pas te singulariser… ne pas choisir
-le moment où il raconte… des choses…
-pour le dévisager, fixement, avec une
-figure… Si tu t’étais vue !… Et tu crois que
-c’est poli, cela, dis ?… Tu crois que c’est
-poli ?… »</p>
-
-<p>Pauvre Philippe ! Il venait de se trahir…
-Ce qui le hantait, depuis le début de cet
-entretien incohérent, c’était le souvenir du
-regard de détresse surpris dans mes yeux
-pendant le récit de Mauroy. De nouveau je
-détournai la tête, j’enfilai mon aiguille
-d’une main tremblante, avec l’effroi qu’il
-n’en dit davantage… Mais il était le moins
-brutal des hommes. Et j’avais l’impression
-qu’il ne voulait pas, qu’il n’osait pas
-savoir… Lentement, comme irrésolu, il
-quitta la fenêtre, fit encore deux ou trois
-tours. Puis, d’une voix mal assurée :</p>
-
-<p>« Allons, je m’en vais… Ce n’est pas un
-dimanche pareil aux autres, aujourd’hui :
-il faut que tous les comptes soient finis ce
-soir pour l’échéance… Au revoir », ajouta-t-il
-en se rapprochant un peu.</p>
-
-<p>« Au revoir », murmurai-je.</p>
-
-<p>Sans le regarder, je lui tendais le front.
-Je sentis qu’il y posait un baiser moins
-tendre que de coutume. Il sortit, j’entendis
-la porte se refermer — et je restai seule,
-les yeux troubles et le cœur serré. Ce misérable
-commérage, en nous meurtrissant
-l’un et l’autre, nous laissait — moi bien
-plus malheureuse, et Philippe tout à fait
-jaloux.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XIII</h2>
-
-
-<p>Il ne neigeait pas, le lendemain, malgré
-les pronostics de Philippe, mais le ciel
-était d’un gris de plomb, et jamais plus
-triste 1<sup>er</sup> janvier ne se leva sur Paris.</p>
-
-<p>Ce jour de trêve et d’affairement, de joie
-intime et de vie intense, où la bonté court
-les rues, où des âmes vêtues de papier
-blanc s’échangent contre des cœurs noués
-de faveurs roses — ce jour qui revient
-chaque année et qui ne ressemble à rien,
-m’avait inspiré jadis une tendresse mêlée
-de crainte. Enfant, il m’arrivait, les nuits
-de Saint-Sylvestre, de rester éveillée, les
-paupières grandes ouvertes dans le noir qui
-pique les yeux, pour entendre sonner les
-douze coups de minuit. Alors j’avais l’impression
-qu’un mystère venait de s’accomplir ;
-la sensation de l’inconnu m’envahissait
-toute, et je m’endormais, en rêvant à
-ce lendemain qui n’en était plus un, à cet
-aujourd’hui auquel je ne croyais pas
-encore. Puis venait le réveil, l’extase des
-baisers et des cadeaux reçus ou donnés — car
-j’en donnais aussi, témoin certaines
-pantoufles de tapisserie, à carreaux violets
-et verts, confectionnée en cachette sous la
-direction de Mme Laurent et que papa
-chaussa trois ans avec héroïsme — les pralines
-de la tante Cornélie, le Jules Verne de
-la tante Olympe — que d’ivresses !</p>
-
-<p>Tout cela était loin, ce matin-là… Je
-glissai à mon doigt, non sans une sorte de
-honte, la bague trop riche, trop brillante,
-que j’avais trouvée dans l’écrin traditionnel,
-et Philippe, enlevant de sa poche son étui
-de maroquin à demi usé, le remplaça par
-le porte-cigarettes en argent que je venais de
-lui offrir. D’un accord tacite, nous avions
-repris nos allures habituelles, et, quoi que
-nous pussions penser de ce début d’année
-morose, la journée se déroula suivant les
-rites consacrés.</p>
-
-<p>Nous déjeunions chez papa. Ce fut un
-apaisement pour moi que de retrouver une
-fois de plus ma petite salle à manger, mon
-poêle de faïence brune, et la chère figure
-grêlée de ma bonne Julie. Elle avait juste
-la place de tourner autour de la table, et je
-me rappelai qu’aux premiers temps de mon
-mariage, papa disait :</p>
-
-<p>« Quand j’aurai six petits-enfants, il
-faudra pourtant que je déménage… »</p>
-
-<p>Hélas ! les petits-enfants n’étaient pas
-venus, et la salle à manger était bien assez
-grande pour nous trois. Malgré tout, je me
-sentais contente, baignée des souvenirs du
-passé, et j’oubliais un peu la contrainte qui
-pesait sur moi depuis la veille. Au dessert,
-on sonna : c’était notre vieux docteur Garnier,
-célibataire impénitent et plus mélancolique
-qu’il ne lui plaisait de l’avouer,
-qui, ce jour-là, promenait sa nostalgie
-familiale à tous les foyers amis. Il accepta
-sans trop se faire prier la moitié d’une
-superbe poire, et se mit à la peler méthodiquement,
-tout en me guettant de ses yeux
-bleus, si clairs et si perçants qu’ils semblaient,
-d’un seul regard, vous ausculter le
-cœur et vous disséquer le cerveau.</p>
-
-<p>« Un peu pâlotte, la petite fille, cette
-année, fit-il avec brusquerie. Est-ce que les
-vilains nerfs ne vont pas, eh ?… »</p>
-
-<p>Naturellement, je devins cramoisie, et je
-répondis en riant que mes nerfs allaient
-très bien, que je ne m’étais jamais mieux
-portée…</p>
-
-<p>« Voyons, dit papa, tu ne viens pas ici
-en consultation : laisse donc ces enfants
-tranquilles… »</p>
-
-<p>Le docteur mangeait sa poire avec son
-couteau, comme un vrai paysan, malgré sa
-cravate blanche à l’ancienne mode et sa
-rosette à la boutonnière. Il but une bonne
-rasade de vieux bourgogne, se leva, me
-prit par le menton, et s’adressant à Philippe :</p>
-
-<p>« Ce petit museau-là, voyez-vous, je le
-connais depuis qu’il est au monde, et si
-vous n’aviez pas eu l’air d’un bien brave
-garçon, je me serais opposé à ce qu’on vous
-le confie… ah ! mais oui… Jusqu’à présent,
-ça va : mais je vous surveille… gare à
-vous !… »</p>
-
-<p>Il plaisantait ; pourtant, Philippe ne rit
-pas, et moi, gênée de ce badinage malencontreux,
-j’essayai de me dégager, ce qui
-me valut une tape sur la joue et un baiser
-d’oncle. Puis le terrible ami prit congé,
-« pour ne pas faire attendre son cheval »,
-disait-il — et aussi parce qu’il lui tardait de
-courir distribuer les jouets dont il avait
-rempli sa voiture.</p>
-
-<p>Nos visites, à nous, étaient peu nombreuses :
-quelques rares collatéraux, et
-trois ou quatre ingénieurs ou gros industriels
-chez qui Philippe déposait sa carte.
-Papa, de son côté, avait des devoirs à
-remplir envers ses collègues. Il descendit
-l’escalier avec nous, refusa énergiquement
-de monter dans le coupé, et partit d’un pas
-élastique en nous disant : « A ce soir. »
-Nous devions, en effet, comme tous les
-ans, le retrouver chez les Chardin… Écartant
-cette pensée importune, je le suivis du
-regard, tandis qu’il s’éloignait, portant lestement
-ses soixante-deux ans, la canne
-sous le bras et le col de son pardessus
-relevé jusqu’aux oreilles.</p>
-
-<p>« Comme il est mince ! Il a l’air d’un
-jeune homme ! » m’écriai-je avec fierté. Et
-Philippe, qui fermait la portière, murmura :</p>
-
-<p>« C’est vrai, il n’engraisse pas… il a de
-la chance, lui !… »</p>
-
-<p>Sans le vouloir, je venais de toucher un
-point sensible. Mais alors que dire ? De
-quoi parler ? Allions-nous devenir comme
-ces ménages où chacun pèse ses mots et
-surveille ceux de l’autre ? Découragée, je
-me rejetai au fond de la voiture, et le petit
-lancinement sourd, interrompu quelques
-heures, s’éveilla de nouveau en moi. « A
-ce soir. » Que serait ce dîner ? Je cherchai
-mon inquiétude des jours précédents,
-mais elle avait disparu, me laissant au
-cœur une saveur amère. « Ce sera un vrai
-dîner de jour de l’an : une bonne tante qui
-reçoit ses bons neveux… et son fils qui
-s’ennuie vertueusement en famille, au lieu
-de… Comme c’est étrange ! Comme nous
-connaissons peu la vie des hommes !… »
-Le cheval trottait, d’un pas égal ; notre
-tournée se poursuivait : toujours les mêmes
-paroles, toujours les mêmes questions — et
-les mêmes chocolats qu’on offrait
-à la ronde, dans des sacs ou dans des
-coupes, pralinés, à la pistache ou à la
-crème… En passant rue des Écoles, je levai
-la tête, et je vis de la lumière aux fenêtres
-des Debray.</p>
-
-<p>« Ils sont là… Si nous montions ? Nous
-avons fini nos visites, et tante Lydie ne
-nous attend guère avant sept heures ?… »</p>
-
-<p>Philippe ne fit pas d’objections — sans
-doute, il était encore moins pressé que moi
-d’arriver chez sa tante — et je sautai vivement
-sur le trottoir : j’avais soif d’un peu
-de gaîté, d’autre chose que ces salons
-guindés et cette voiture morne. Dans l’escalier,
-un bruit de voix enfantines nous
-guida tout de suite vers les régions supérieures ;
-mais ces voix, je dois l’avouer,
-n’avaient rien de céleste. Derrière la porte
-du cinquième, c’était un tel sabbat de hurlements,
-un tel déchaînement de joie sauvage,
-que Philippe hésita un moment avant
-de sonner.</p>
-
-<p>« Je crois qu’ils sont en famille… » dit-il.</p>
-
-<p>En famille — ah ! certes, ils l’étaient.
-Un grand-père, deux grand’mères, deux
-sœurs de M. Debray, un frère de Thérèse,
-et sept ou huit neveux et nièces, parmi lesquels
-Jacques, surgissant tout à coup, se
-jeta sur moi comme une bombe, tandis
-qu’Hélène roulait entre les jambes de Philippe
-ahuri.</p>
-
-<p>« Geneviève ! M. Noizelles !… Oh !
-comme c’est gentil ! » s’écria Thérèse. Elle
-était tout joie, tout sourires, et relativement
-paisible au milieu de ce vacarme
-affolant. Notre arrivée ramena un peu de
-calme : peut-être intimidions-nous les
-enfants ; peut-être en avait-on rangé quelques-uns
-dans des armoires, car l’appartement
-semblait à peine assez grand pour
-les contenir tous. Quant aux divers parents,
-que nous connaissions peu ou point, ils
-nous accueillirent amicalement — avec
-charité, pour ainsi dire. Nous avions l’air
-si seuls, si misérables, malgré ma belle
-robe de velours marron et la redingote
-impeccable de Philippe ! Involontairement,
-en regardant ces gens heureux, en suivant
-des yeux ces petites ombres turbulentes qui
-recommençaient à se poursuivre de l’antichambre
-à la cuisine et du salon au laboratoire,
-je mesurais tout le vide de ma vie — de
-<i>notre</i> vie, puisque mon mari était
-aussi dénué de famille que moi. Des frères,
-des sœurs, une mère, des enfants — tant
-de tendresses que je n’avais pas connues,
-que je ne connaîtrais jamais !</p>
-
-<p>« Vous êtes nombreux… » ne pus-je
-m’empêcher de dire à Thérèse. Elle se mit
-à rire.</p>
-
-<p>« Oh ! nous attendons encore mes deux
-beaux frères… Mais mon frère — elle baissa
-la voix — vous savez qu’il est divorcé, le
-pauvre garçon… Les deux petits blonds,
-là-bas, sont à lui : sa femme a les deux
-autres aujourd’hui… Il n’y a jamais de
-bonheur complet… »</p>
-
-<p>Je devinai qu’elle cherchait à me consoler,
-en me montrant le ver caché dans
-le beau fruit qui faisait mon envie. Pourtant,
-de ce malheur-là, il me semblait que
-j’aurais encore pu me contenter, si on
-avait bien voulu me donner les deux petits
-blonds !…</p>
-
-<p>L’heure s’avançait : je fis signe à Philippe.</p>
-
-<p>« Partir ?… déjà !… Qu’est-ce qui vous
-presse donc tant ? demanda Thérèse.</p>
-
-<p>— Mais… nous dînons chez notre tante…</p>
-
-<p>— Ah ! oui… Madame Chardin. »</p>
-
-<p>En prononçant ce nom, la voix de Thérèse
-se glaça. Si elle avait su !… L’idée
-qu’elle jugeait faussement une situation
-imaginaire me fut insupportable, et je me
-levai, bien décidée cette fois à m’en aller.
-Il fallait serrer une douzaine de mains ;
-tout le monde était debout, et la robuste
-carrure de M. Debray remplissait la porte.</p>
-
-<p>« Range-toi donc… gros ours », lui dit sa
-femme.</p>
-
-<p>Il s’effaça en souriant — tous deux échangèrent
-un regard plein d’amour. Et je compris
-que ceux-là n’avaient rien à se cacher,
-et qu’ils pouvaient penser tout haut, sans
-crainte de se blesser jamais…</p>
-
-<p>La rue nous parut froide, au sortir de
-cette atmosphère surchauffée. Nous avions
-décidé de faire à pied le court trajet qui
-nous restait, et nous allions, côte à côte,
-échangeant des remarques indifférentes sur
-les étalages, sur les passants qui se hâtaient,
-le nez rouge, les mains pleines de paquets.
-Devant les boutiques foraines, une foule se
-pressait, bruyante et joyeuse ; boulevard
-Saint-Germain, ce fut la station habituelle
-chez le fleuriste : je choisis une gerbe de
-roses admirables, d’un rouge sombre, presque
-noir, avec des gouttes d’eau brillant
-çà et là sur le velouté des pétales. A mesure
-que nous nous rapprochions de la rue
-Barbet-de-Jouy, je me demandais comment
-j’avais pu passer ainsi cette longue journée,
-sachant ce qui m’attendait au bout.
-En même temps un désir fou me prenait
-d’être là, d’en finir…</p>
-
-<p>« Comme tu marches vite ! » remarqua
-Philippe.</p>
-
-<p>Lui, instinctivement, ralentissait le pas…
-Pourtant nous arrivions, et sept heures
-sonnaient quand Perrine nous introduisit
-dans le salon.</p>
-
-<p>« Les voilà », dit papa.</p>
-
-<p>Il était assis près de la bergère, et debout,
-accoudé au dossier, François… Un petit
-nuage passa devant mes yeux ; je me penchai
-pour embrasser tante Lydie.</p>
-
-<p>« Bonjour, mignonne… Oh ! les belles
-roses, mon bon Philippe ! »</p>
-
-<p>Ses narines pâles, un peu pincées, se
-dilatèrent avec délices pour aspirer le parfum
-des fleurs. Elle avait beaucoup changé,
-depuis ma dernière visite.</p>
-
-<p>« Donne-les-moi, maman ; tu sais bien que
-c’est moi la « demoiselle de la maison… »</p>
-
-<p>François enleva le bouquet des mains
-de sa mère, tandis que celle-ci me tendait
-une grosse touffe de violettes de Parme
-qu’elle venait de prendre sur sa petite table.
-Je remarquai bien que c’était elle, cette
-fois, et non pas lui qui me les offrait…
-Mais j’avais de la peine à coordonner mes
-pensées. On échangeait des paroles banales
-et des gestes convenus ; Philippe s’approchait
-affectueusement de sa tante. Et François,
-là-bas, le dos tourné, avec des mouvements
-délicats, presque féminins, disposait
-les branches de roses dans un vase de
-vieux Sèvres. Il m’avait dit bonjour… probablement — je
-n’en savais plus rien.
-Presque aussitôt on annonça le dîner ;
-tante Lydie se leva, en s’appuyant sur papa.
-Et comme Philippe attendait que son
-cousin m’offrît le bras :</p>
-
-<p>« Passez toujours sans moi, dit François :
-je suis en train de me battre avec une
-feuille que je ne peux pas lâcher… »</p>
-
-<p>Dix secondes après, il nous rejoignait à
-table. Tout de suite, j’eus l’impression qu’il
-serait très gai. Il semblait redevenu bavard,
-et taquinait doucement sa mère, qui souriait
-d’un sourire silencieux et fatigué.
-Papa lui donnait la réplique en toute
-innocence ; quant à Philippe, dont j’étais
-seule à remarquer la gêne indéfinissable,
-il m’épiait involontairement, et je le
-voyais se rasséréner peu à peu en m’écoutant
-rire et causer comme de coutume. A
-vrai dire, je ne savais plus trop moi-même
-ce que j’éprouvais, tant les choses et les gens
-m’apparaissaient semblables à eux-mêmes — différents
-de ce que je rêvais depuis
-trois mois.</p>
-
-<p>Quelqu’un parla : c’était papa.</p>
-
-<p>« Avez-vous lu l’article de Sarcey ? Il
-écume, ce pauvre homme, en constatant le
-succès des <i>Revenants</i>… Et, ma foi, je me
-demande si c’est bien scénique, cette pièce
-si passionnante à lire.</p>
-
-<p>— Mais, fit tante Lydie, François pourra
-vous le dire, puisqu’il l’a entendue… »</p>
-
-<p>Je vis une rougeur rapide monter au
-visage de François : évidemment, il se rappelait
-la rencontre fâcheuse, le nom de notre
-associé — le nôtre, prononcés si mal à propos.
-Craignait-il donc qu’un de nous deux
-n’allât raconter à sa mère quelle société il
-lui avait préférée ce soir-là ? Philippe me
-regardait : je restai calme, le cœur alourdi
-par une sorte de mépris soudain. Et l’autre
-idée — l’« idée » chimère, l’« idée » fantôme — s’effaçait
-de ma pensée, lentement,
-lentement…</p>
-
-<p>Autour de moi, on discutait Ibsen. Tante
-Lydie s’était animée ; Philippe avouait
-ne rien comprendre au symbolisme. J’entendis
-François qui riait, et ce rire me
-parut inconvenant, odieux. Combien je le
-sentais loin de moi en ce moment ! Avec
-une insouciance voulue, je me jetai dans
-la mêlée, et le dîner s’acheva bruyamment.
-Philippe semblait tout heureux, délivré de
-ses soupçons et de ses doutes. Comme nous
-traversions la large embrasure qui séparait
-la salle à manger du salon, il glissa doucement
-son bras autour de ma taille, et murmura
-tout près de mon oreille :</p>
-
-<p>« Bonne année, n’est-ce pas, chérie ?… »</p>
-
-<p>C’était plus qu’un souhait — presque
-une prière. Touchée malgré moi, poussée,
-peut-être, par je ne sais quel obscur sentiment
-de défi, j’achevai le mouvement qu’il
-ébauchait — j’effleurai de mes lèvres la
-bonne joue qui se tendait vers moi. François
-nous suivait, et je savais qu’il nous
-avait vus. Sans doute, il s’en souciait fort
-peu. Pourtant, presque aussitôt, j’eus honte
-de ce baiser, si innocent qu’il fût, et je
-courus m’asseoir près de tante Lydie.</p>
-
-<p>« L’échiquier est prêt ! s’écriait papa.
-Allons, Philippe, alignons-nous, mon ami :
-vous m’avez battu, la dernière fois, et vous
-me devez une revanche… »</p>
-
-<p>Tous deux s’installèrent à leur jeu.
-François, dont l’entrain était tombé subitement,
-marchait de long en large, silencieux
-et morose. « Il s’ennuie, pensai-je,
-il attend notre départ… Et quand la pauvre
-tante sera couchée, avec Perrine à portée
-de la voix, il ira terminer sa soirée ailleurs… »
-Je ne croyais pas si bien deviner.
-Nous étions sortis de table depuis un quart
-d’heure à peine, quand il s’approcha, l’air
-gêné, du coin où nous causions, tout doucement,
-sa mère et moi.</p>
-
-<p>« Vous m’excuserez… commença-t-il. Je
-ne te l’avais pas dit, maman ?… Ce pauvre
-Vernon m’a supplié de revenir le voir ce
-soir… Il est bien malade, et si seul, le
-malheureux garçon !… Je n’ai pas osé refuser… »</p>
-
-<p>Tante Lydie leva sur lui des yeux pénétrants…
-Comment ne devinait-elle pas le
-mensonge dans cette contenance gauche,
-dans cette voix troublée ? Mais non : la confiance
-l’aveuglait, elle si clairvoyante d’ordinaire.</p>
-
-<p>« Vas-y, mon petit, puisque tu l’as promis…
-Philippe et Geneviève ne t’en voudront
-pas, j’espère… »</p>
-
-<p>Comment donc ! Le prétexte était admirable :
-François aurait pu rendre des points
-au Bon Samaritain… Mon cœur battait à
-grands coups, l’indignation me serrait la
-gorge. Pourtant je sus me dominer, et, lui
-tendant la main, sans écouter les mots
-qu’il murmurait :</p>
-
-<p>« Bonsoir, dis-je d’une voix claire ; ce
-serait trop égoïste à nous de vous retenir,
-quand on vous attend avec tant d’impatience.
-Partez vite, et… bien des choses à
-votre ami malade… »</p>
-
-<p>J’avais mis dans cette dernière phrase
-toute l’ironie dont j’étais capable — une
-pauvre petite ironie, bien tremblante et
-bien maladroite. Alors François me
-regarda…</p>
-
-<p>Oh ! quel regard, tout à coup — suppliant,
-douloureux, presque désespéré… Un
-moment, je fus bouleversée jusqu’à l’âme.
-Puis une vague de colère chassa mon émotion.
-Je songeai : « Comme il a honte !… »
-Déjà il avait pris congé, et quitté le salon,
-sans que papa, tout absorbé par le jeu, songeât
-même à s’en étonner. Philippe, au
-contraire, le suivit d’un œil furtif, moitié
-surpris, moitié content. Et tante Lydie,
-toujours vaillante, s’efforça de sourire et
-de causer, malgré la fatigue visible qui
-pesait sur elle et la préoccupation qui, parfois,
-la laissait rêveuse, arrêtant la parole
-sur ses lèvres. Était-ce l’ancienne crainte
-qui la hantait — cette crainte qui, je le
-comprenais maintenant, s’était dressée peu
-à peu entre elle et moi comme une barrière ?
-Ou bien la brusque sortie de son
-fils venait-elle d’éveiller en elle une autre
-sorte de méfiance, la peur d’une ennemie
-moins candide que moi ? Je ne savais plus — j’essayais
-de ne plus penser, de prononcer
-des paroles indifférentes, tandis que
-mon cœur, encore une fois, s’emplissait
-d’angoisse.</p>
-
-<p>Ce fut une paisible veillée de jour de
-l’an. Le dernier pion de Philippe enlevé,
-son roi décidément mis en échec, papa se
-leva, vainqueur et magnanime. Il était
-neuf heures et demie, tante Lydie tombait
-de sommeil, les bûches se mouraient au
-fond de la cheminée — nous n’avions plus
-qu’à partir.</p>
-
-<p>Dans la voiture qui nous ramenait, Philippe
-se mit à siffloter entre ses dents. La
-fugue de son cousin, la tranquillité que
-j’affectais depuis le début de la soirée, avaient
-visiblement dissipé toutes ses inquiétudes,
-et ce fut en riant à demi qu’il se tourna
-vers moi.</p>
-
-<p>« Dis donc, François avait l’air bien
-pressé de s’en aller, ce soir… Ma foi, je
-crois que Mauroy n’avait pas tort, et qu’il
-y a anguille sous roche… Tous les mêmes,
-ces vieux garçons ! Les hommes mariés
-valent bien mieux, vois-tu… »</p>
-
-<p>Il se rapprochait, confiant et câlin.</p>
-
-<p>« Ah ! laisse-moi, » fis-je en me reculant
-d’un geste instinctif, irraisonné. Je le sentis
-tressaillir, s’écarter à son tour.</p>
-
-<p>« Tiens, murmura-t-il, tu ne m’embrasses
-plus, maintenant que nous sommes
-seuls… »</p>
-
-<p>Et, de tout le reste du trajet, il ne desserra
-pas les dents.</p>
-
-<div class="c"><img src="images/illu5.jpg" alt="" /></div>
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XIV</h2>
-
-
-<p>Oui, l’année commençait mal… Le
-2 janvier, Philippe sortit très tôt,
-et, retenu par un rendez-vous réel ou supposé,
-ne rentra pas déjeuner. Je passai une
-journée vague et fiévreuse ; j’inventai des
-rangements, des courses, des visites,
-poursuivie, harcelée par deux pensées,
-toujours les mêmes : le remords de faire
-souffrir mon mari, et la terreur de m’avouer
-que ma souffrance, à moi, ne venait pas
-uniquement de ce remords… Nous dînions
-en ville, ce qui nous évita une soirée de
-tête-à-tête. En étions-nous donc déjà là ?
-La paix de mon ménage était-elle compromise ?
-Et pourquoi ? Pour qui ?…</p>
-
-<p>Le mercredi, 3 janvier, c’était « mon
-jour ».</p>
-
-<p>Philippe m’avait quittée à l’heure habituelle — soucieux
-et froid. Et, presque tout
-de suite, des flocons de neige commencèrent
-à tomber — rares, d’abord, et légers
-comme des brins de duvet, puis plus serrés
-et plus lourds, puis drus, pressés, formidables.
-La rue, le Luxembourg, les arbres,
-les toits, tout devint blanc, tout se confondit
-avec la terre, avec le ciel, avec l’air lui-même
-qui n’était plus qu’un rideau opaque
-d’atomes tournoyants. Mon salon, cependant,
-sentait bon le mimosa et les violettes ;
-un feu splendide brûlait dans la cheminée,
-et sur la petite table, autour du samovar,
-les tasses de porcelaine fine luisaient, rangées
-en bataille. Tous ces préparatifs me
-parurent vains : personne ne viendrait, ni
-à pied, ni en voiture.</p>
-
-<p>Je regrettai les visiteurs — même les indifférents,
-dont le défilé m’aurait forcée pour
-un moment à sortir de mon idée fixe. Que
-faire de ce long après-midi ? Lire ? J’en
-étais écœurée. Jouer du piano ? Chaque
-note égrène un souvenir, et la pensée vagabonde
-comme une folle, entraînée par le
-rythme des doigts. Écrire ?… J’avais quelques
-parentes en Bretagne, quelques amies
-en province, épaves de ma vie de jeune
-fille. Résolument, je me mis à ma correspondance.
-De temps à autre, je relevais la
-tête, je regardais la neige s’amonceler sur
-le balcon, s’écraser contre les vitres avec
-un bruit mou.</p>
-
-<p>« Philippe aura bien de la peine à revenir… »
-pensais-je.</p>
-
-<p>A quatre heures, il faisait nuit. Je cessai
-d’écrire et je restai immobile, accoudée sur
-mon buvard, sans avoir le courage de me
-lever pour donner de la lumière. Une
-grande apathie m’engourdissait, m’endormait
-l’âme — mortelle comme le froid dans
-les steppes de Russie. Dehors, un silence,
-mortel aussi, s’étendait sur toutes choses…
-Théodore, solennel et digne, entra, portant
-la théière — une théière de dix-huit
-tasses au moins. Pour moi toute seule !
-Puis il alluma l’électricité, ferma les rideaux.
-Je m’étais retournée.</p>
-
-<p>« Madame désire ?… »</p>
-
-<p>Il se tenait debout, à demi incliné — image
-même de la correction.</p>
-
-<p>« Il neige toujours ? demandai-je.</p>
-
-<p>— Abondamment, Madame, — Théodore
-s’exprimait avec élégance et facilité — et
-si je ne craignais de déplaire à Madame, je
-dirais que Madame ne doit pas s’attendre à
-recevoir beaucoup de… »</p>
-
-<p>Le timbre de l’antichambre, strident et
-impérieux, vint lui couper la parole en lui
-donnant le plus complet démenti. Mais
-rien ne l’étonnait. Il disparut, du même pas
-discret et mesuré. Puis le battant de la
-porte se rouvrit avec lenteur, poussé par sa
-main respectueuse, et sa voix, devenue
-neutre et impersonnelle, annonça pompeusement :</p>
-
-<p>« Monsieur Chardin !… »</p>
-
-<p>Je crus avoir mal entendu. Mais non :
-c’était bien François qui entrait dans ce
-salon dont il n’avait pas franchi le seuil
-depuis plus de six mois — François mouillé
-jusqu’aux genoux, crotté jusqu’aux chevilles,
-et dont le chapeau, qu’il tenait à la
-main, se hérissait de poils incohérents. Je
-me sentis pâlir. Et tout de suite, je me rappelai
-qu’il s’était chargé lui-même, par
-sa conduite étrange, de calmer mes craintes
-et mes scrupules. Ne devais-je pas l’accueillir
-comme jadis, avant que ces folles idées
-m’eussent traversé l’esprit ? Il s’avançait
-vers moi.</p>
-
-<p>« Bonjour, François ; c’est vraiment
-bien aimable à vous, par ce temps… »</p>
-
-<p>Non, ce n’était pas aimable, c’était
-absurde. Et l’expression tendue de son
-visage, sa poignée de main cérémonieuse,
-rendaient plus sensible encore l’extravagance
-de sa démarche. Nous nous tenions
-l’un devant l’autre comme deux étrangers.
-Une irritation sourde me saisit. Que venait-il
-faire, alors ? Pourquoi m’imposait-il sa
-présence, puisque notre intimité fraternelle
-était bien morte — puisque la vie l’entraînait
-chaque jour plus loin de moi ?… J’eus
-un geste poli :</p>
-
-<p>« Approchez-vous donc du feu, pendant
-que je verse le thé… Vous devez avoir
-besoin de vous chauffer — et de vous sécher. »</p>
-
-<p>Machinalement, il s’assit au coin de la
-cheminée ; il enleva ses gants humides
-pour prendre la tasse que je lui offrais. Ses
-doigts tremblaient un peu — de froid, sans
-doute ; tous ses traits semblaient figés dans
-une raideur voulue. Il regarda ses bottes
-boueuses, dont les traces maculaient mon
-tapis, ses vêtements trempés qui commençaient
-à fumer ; pour la première fois, il
-parut s’apercevoir que sa tenue laissait peut-être
-à désirer.</p>
-
-<p>« Oh ! fit-il, pardon… je suis à peine
-présentable… Ma seule excuse, c’est que je
-pensais bien trouver votre salon vide… On
-me dit que Philippe est sorti, malgré la
-neige… J’espérais le voir aussi », ajouta-t-il
-après une pause.</p>
-
-<p>Le nom de Philippe dans la bouche de
-François me fut insupportable. Je songeai :
-« S’il savait ce qui se passe entre nous… à
-cause de lui… » Un flot de honte, de
-pudeur empourpra mes joues. Mais François
-ne me voyait pas. Il avait posé près de
-lui sa tasse encore pleine, et il regardait
-le feu d’un air distrait.</p>
-
-<p>« Comment va ma tante ? » demandai-je
-précipitamment.</p>
-
-<p>Ses yeux s’assombrirent, tandis qu’il
-répondait :</p>
-
-<p>« Pas bien ; la soirée de lundi l’a beaucoup
-fatiguée… Aujourd’hui, cependant,
-elle semblait un peu mieux… C’est dur, de
-vivre ainsi : j’en arrive à me reprocher tous
-les instants que je passe loin d’elle… »</p>
-
-<p>Je savais qu’il aimait tendrement sa
-mère, et que sa tristesse n’était pas feinte.
-Seulement, je crus le revoir, l’avant-veille,
-s’évadant avec désinvolture de notre réunion
-familiale… Ce mauvais souvenir
-m’endurcit le cœur : un sourire sceptique
-effleura mes lèvres. Et juste à ce moment,
-comme pour répondre à ma pensée, François
-parla, d’une voix changée.</p>
-
-<p>« Geneviève, on vous a dit du mal de
-moi… Mais vous n’auriez pas dû le
-croire… »</p>
-
-<p>Ces mots qu’il prononçait, je n’avais pas
-voulu les lire, l’autre soir, dans le regard
-qu’il m’avait lancé en partant ; il les pensait
-depuis qu’il était entré — je devinai
-qu’il était venu pour me les dire… Toute
-mon assurance me quitta ; mes oreilles
-s’emplirent d’un bourdonnement confus.</p>
-
-<p>« Je ne comprends pas… balbutiai-je.</p>
-
-<p>— Si, vous comprenez… Vous avez vu
-cet homme, ce Mauroy… il vous a
-raconté… Et vous l’avez cru tout de suite ;
-je sais que vous l’avez cru… Maintenant il
-faut m’écouter… »</p>
-
-<p>J’essayais de faire bonne contenance.</p>
-
-<p>« François, vous ne devez pas… je ne
-veux pas que vous me parliez de ces
-choses…</p>
-
-<p>— Mais moi, je le veux », dit-il lentement,
-les yeux toujours fixés sur la flamme
-dont le reflet dansant illuminait les verres
-de son lorgnon. Sa figure restait froide,
-presque rigide ; seule, sa parole brève trahissait
-un effort pour demeurer calme.</p>
-
-<p>« J’ai connu Lartigues à Saïgon… A
-Paris, je l’ai retrouvé ; nous nous voyons — pas
-bien souvent ; c’est un garçon intelligent
-et cultivé, mais quelquefois mauvais
-plaisant… L’autre jour — j’étais à table,
-quand on m’a apporté ce billet de sa part.
-Je voulais refuser : c’est ma pauvre maman
-qui m’a supplié d’accepter… elle me sait
-fatigué, surmené… malheureux… Car je
-suis malheureux, Geneviève », murmura-t-il,
-comme malgré lui.</p>
-
-<p>Je frissonnai. Qu’allait-il dire ? Ramassée
-dans mon fauteuil, les mains serrées l’une
-contre l’autre, je l’écoutais sans oser
-remuer.</p>
-
-<p>« En arrivant au théâtre, j’ai trouvé Lartigues
-avec ces femmes… il m’a accueilli
-par de grands éclats de rire en s’écriant :
-« Partie carrée, mon cher, partie carrée…
-Vous voilà déshonoré ! Qu’est-ce que va
-penser le Collège de France ?… » Je ne
-pouvais pas me donner le ridicule de m’enfuir :
-je suis resté… Quand j’ai rencontré
-Mauroy, j’ai compris bien vite, à son air
-gouailleur, qu’il s’empresserait de tout
-conter chez vous… Et je suis resté, encore,
-parce que j’ai pensé que, peut-être, ce serait
-mieux ainsi… qu’il valait mieux qu’on
-crût… »</p>
-
-<p>Brusquement il s’interrompit, puis reprit,
-avec une agitation croissante :</p>
-
-<p>« Seulement, lundi, quand je suis parti,
-quand vous m’avez dit au revoir… quand
-j’ai deviné que vous me croyiez capable de
-vous quitter, ma mère, vous… vous tous…
-pour courir à quelque basse aventure… en
-vous disant un mensonge grossier… j’ai
-senti que le courage me manquait… Écoutez,
-Geneviève : j’ai trente-sept ans, je ne
-suis pas un saint… j’ai pu quelquefois,
-dans ma vie… chercher… me tromper…
-Mais j’ai toujours eu le dégoût de ce qui
-est vil… Et maintenant… oh ! maintenant… »</p>
-
-<p>Comme sa voix tremblait !</p>
-
-<p>« Je vous jure — vous entendez : je vous
-jure que j’ai un ami malade, mourant…
-qu’il s’appelle Vernon… et que j’allais
-chez lui le soir du 1<sup>er</sup> janvier. J’ai menti,
-pourtant, quand j’ai dit qu’il m’attendait,
-car ce n’est pas lui qui m’avait demandé
-de revenir… mais je suis sorti… je ne pouvais
-plus… Et puis, peu importe. Vous me
-croyez, n’est-ce pas ? Dites-moi que vous
-me croyez », implora-t-il avec angoisse.</p>
-
-<p>Il fallait répondre, je relevai la tête :
-François était méconnaissable, blanc jusqu’aux
-lèvres — et encore ce regard… Une
-sorte de lumière m’envahit, m’inonda :
-« Ce n’était pas vrai ; on m’avait trompée… »
-Terrifiée de ce que j’éprouvais, je tentai
-misérablement de ruser avec moi-même.</p>
-
-<p>« Mais je vous crois, François, m’écriai-je ;
-je vous crois… Mon Dieu ! ne prenez
-donc pas les choses au tragique… »</p>
-
-<p>Je riais, d’un petit rire forcé, nerveux…
-Et tout à coup, ma vue se brouilla ; je sentis
-des larmes que je ne pouvais pas retenir
-déborder, rouler sur mes joues, emportant
-avec elles la contrainte horrible où je vivais
-depuis trois jours… D’un geste rapide, je
-me détournai. Mais il était trop tard : François
-venait de se lever, les yeux presque
-égarés.</p>
-
-<p>« Oh ! fit-il d’une voix étouffée, qu’est-ce
-que… qu’est-ce que vous… pourquoi pleurez-vous ?… »</p>
-
-<p>Pouvais-je le lui dire ?… A travers le
-nuage qui m’aveuglait, je le vis faire un
-mouvement vers moi — puis s’éloigner,
-brusquement, comme s’il fuyait — puis
-je ne le vis plus. Il était parti. Je savais
-qu’il ne reviendrait pas — et lui… que
-savait-il ?… Alors seulement je pensai à
-Philippe, et le remords, de nouveau, s’abattit
-sur moi.</p>
-
-<p>Il rentra, Philippe, — un peu moins
-sombre qu’en partant. Sans doute, le pauvre
-garçon, pendant les heures qu’il passait
-seul, s’efforçait de lutter contre cet état de
-malaise vague qui répugnait à sa nature
-confiante et joyeuse. Il s’approcha du feu,
-comme François tout à l’heure, et s’adossa
-à la cheminée, en présentant alternativement
-chacun de ses pieds à la flamme.</p>
-
-<p>« Quel temps ! Il ne neige plus, mais les
-rues sont dans un état !… Je suppose que
-tu n’as eu personne ?… »</p>
-
-<p>Je ne mentais jamais.</p>
-
-<p>« Si, François est venu… »</p>
-
-<p>Le pied gauche de Philippe se rabaissa
-vivement et frappa la dalle de marbre.</p>
-
-<p>« François ?… Il choisit un drôle de jour
-pour faire ses visites… Et… qu’est-ce qu’il
-t’a dit ? »</p>
-
-<p>Quel supplice de ne pouvoir se taire, de
-sentir la vérité s’échapper de soi comme
-une source amère qui brûle et qui fait
-mal !</p>
-
-<p>« Mais… d’abord, sa mère ne va pas
-très bien… Et puis… il m’a parlé de cette
-histoire, tu sais, au théâtre… Mauroy
-n’avait pas compris, et tout cela n’est qu’un
-malentendu absurde… »</p>
-
-<p>J’avais déchargé mon cœur, en partie, du
-poids qui l’étouffait. Mais Philippe n’en
-avait pas l’air plus heureux, au contraire.
-Il se passa les doigts dans la barbe, mordit
-furieusement sa moustache ; puis, d’un ton
-sec :</p>
-
-<p>« Je croyais que François ne devait de
-comptes à personne… Il paraît qu’il a
-éprouvé le besoin de t’en rendre, à toi…
-J’avoue que je ne trouve pas très convenable
-de choisir une jeune femme pour ce
-genre de confidences… D’ailleurs, rien ne
-prouve qu’il ait dit la vérité… Et puis enfin,
-ses petites affaires ne nous regardent
-pas… »</p>
-
-<p>Sa voix sonnait avec des intonations
-méprisantes. Je me rappelai la bonne et
-tendre amitié de jadis, l’admiration naïve
-que Philippe professait pour son cousin…
-Avais-je donc brisé cela, aussi, sans le vouloir ?</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XV</h2>
-
-
-<p>Ce fut le début d’une période trouble
-qui dura de longues semaines.
-Désormais, je ne pouvais plus douter, ni
-me mentir à moi-même. Près de l’être
-excellent dont l’amour m’avait tant donné — lentement,
-sans que j’aie pu m’en
-défendre, mon cœur s’était laissé prendre
-tout entier. Le mal était profond, irréparable.
-Il ne s’agissait ni d’un entraînement
-passager, ni d’une séduction savante :
-j’avais rencontré l’homme qu’entre tous
-j’aurais choisi, « parce que c’était lui, parce
-que c’était moi »… Seulement je l’avais
-rencontré trop tard.</p>
-
-<p>Cette idée me causait une sorte de
-révolte. Pourquoi la vie s’était-elle jouée de
-moi ? A dix-huit ans, un hasard avait
-placé sur ma route l’amoureux juvénile et
-rougissant — celui qui occupe un moment
-le rêve des jeunes filles, auquel les femmes,
-plus tard, n’accordent qu’un souvenir à
-demi attendri, à demi amusé… Et tout de
-suite, l’amoureux s’était changé en mari, le
-rêve était devenu réalité. Quelle folie !
-Nous ne pensions pas avec le même cerveau,
-nous ne parlions pas la même langue.
-Pendant huit ans, j’avais vécu près de
-lui, amicale sans effort, douce et passive
-par nature. Mais ce que j’avais de meilleur,
-mes enthousiasmes, mes désirs confus — toute
-mon âme passionnée, enfantine, un
-peu folle — il ne les connaissait pas. A vrai
-dire, il n’en aurait su que faire. Il s’était
-cru heureux : ce que je lui donnais lui suffisait — et
-moi j’étouffais de ne pouvoir
-donner davantage. Alors un autre était
-venu…</p>
-
-<p>Et cet autre aurait pu venir le premier — et
-tout, tout aurait changé… J’avais beau
-lutter contre une telle pensée, je la sentais
-s’infiltrer en moi comme un poison. Mon
-imagination s’épuisait à revivre un passé
-fictif, à me reconstruire une existence
-illusoire, — et je ne sortais de ces songeries
-malsaines que pour retomber dans le présent
-sans joie : François était malheureux,
-Philippe souffrait par ma faute — que
-faire ?</p>
-
-<p>Avec Philippe, peut-être, un peu d’adresse
-aurait suffi. Sa jalousie restait vague, honteuse
-d’elle-même ; sa confiance en moi
-demeurait absolue. Si j’avais voulu, la
-moindre attention, l’ombre d’un sourire…
-Mais je ne pouvais pas : ma conscience
-répugnait à ces roueries féminines — innocentes,
-dit-on. Plus je me sentais coupable
-de ne pas aimer mon mari comme il méritait
-d’être aimé, et plus je me repliais,
-glacée par une sorte de loyauté farouche — incapable
-même de laisser voir l’affection
-réelle que je lui gardais. Et l’atmosphère
-de tristesse et de gêne allait s’épaississant
-autour de nous.</p>
-
-<p>Maintenant, je n’osais plus faire que de
-courtes apparitions rue Barbet-de-Jouy, et
-seulement les jours où je savais François
-retenu au Collège de France — je m’étais
-aperçue que Philippe connaissait aussi ces
-jours-là, et l’heure exacte des cours. Tante
-Lydie me recevait, de plus en plus frêle, de
-plus en plus perdue parmi les coussins de
-la grande bergère. Malgré sa vaillance, la
-force physique lui manquait, parfois, pour
-cacher sa détresse morale ; dans ses yeux
-devenus immenses, je lisais clairement,
-quand elle les fixait sur moi, tout ce qu’elle
-m’avait tu pendant des années : pitié, tendresse,
-rancune involontaire — et par-dessus
-tout, regret déchirant de ce qui aurait
-pu être… Nous ne parlions jamais de son
-fils.</p>
-
-<p>Souvent, je me réfugiais chez Thérèse
-pour trouver un peu d’oubli. L’exubérance
-des enfants m’égayait malgré moi ; le parfum
-de joie, de travail et d’amour qu’on
-respirait dans cette maison, pénétrait mon
-esprit malade comme un air salubre. Mais
-un jour que je soulevais le rideau de la
-fenêtre pour montrer à Hélène un petit
-moineau perché sur l’appui du balcon, je
-vis, de l’autre côté de la rue des Écoles,
-François qui causait, la serviette sous le
-bras, avec un vieux monsieur décoré. Il
-écoutait, sa haute taille un peu penchée, la
-tête inclinée à droite, dans une attitude que
-je connaissais bien. L’idée que j’étais là,
-si près de lui, et qu’il ne le savait pas, me
-traversa le cœur comme une flèche aiguë…</p>
-
-<p>« Pourquoi tu regardes toujours, puisque
-le « zoiseau » est parti ? » demandait
-Hélène. De sa grosse menotte impérieuse,
-elle me força à détourner le visage, puis elle
-contempla son doigt d’un air dégoûté en
-disant : « Pourquoi ça mouille, ton
-« zyeux » ?… »</p>
-
-<p>Thérèse était derrière moi ; je connaissais
-sa vue perçante, je la savais observatrice — d’ailleurs,
-la silhouette de François
-devait lui être familière, car elle avait eu,
-plus d’une fois, l’occasion de le rencontrer
-au sortir du Collège de France. Son silence
-même me prouva qu’elle l’avait aperçu ; je
-me rappelai ses réticences, ses reproches
-muets, — une grande confusion douloureuse
-m’envahit. Sans oser lever la tête, je déposai
-par terre Hélène qui se cramponnait à
-mon cou, et je m’éloignai de la fenêtre.
-Alors je sentis la main maigre de Thérèse
-se poser sur mon bras.</p>
-
-<p>« Installez-vous donc près de la petite
-table ; Jacques va vous montrer son album :
-depuis que vous l’avez fait dessiner l’autre
-jour, il ne rêve plus que de travailler avec
-vous. Il vous aime trop, vous savez : j’en
-deviens jalouse… »</p>
-
-<p>Chère Thérèse ! Elle m’avait devinée :
-du fond de son âme sévère et droite, elle
-me blâmait ; mais je sentais qu’elle me
-plaignait aussi, — je savais qu’elle ne douterait
-jamais de moi. Et dans sa candeur,
-pour me consoler, pour me soutenir, elle
-m’offrait un des biens les plus précieux
-qu’elle connût — l’amour innocent de son
-petit Jacques.</p>
-
-<p>Le soir, rentrée chez nous, je mesurais
-l’étendue des ravages faits en moi et autour
-de moi. La présence de Philippe ravivait
-mes remords et me causait en même temps
-une sorte d’irritation latente. Le timbre de
-sa voix sonore éveillait dans mon souvenir
-l’écho d’une autre voix plus douce et plus
-sourde ; je ne pouvais regarder sa main
-carrée, aux phalanges courtes, sans revoir
-aussitôt les longs doigts qui savaient si
-bien tourner au vol la page d’une partition,
-ou marquer du bout de l’ongle les
-fautes omises dans la marge d’une épreuve
-imprimée… Et ce travail de comparaison
-involontaire s’appliquait à chaque mot, à
-chaque geste — obsession dont j’avais honte,
-mais qu’il m’était impossible de vaincre.
-Philippe en subissait, peut-être, l’influence
-déprimante, car son humeur changeait,
-devenait inégale. D’ailleurs, il avait mille
-ennuis auxquels, malheureusement, des
-circonstances fâcheuses m’empêchaient de
-compatir.</p>
-
-<p>L’usine, là-bas, s’agitait : c’était le système
-de la « poigne » qui commençait à
-porter ses fruits. Les ouvriers, jusqu’alors
-assez paisibles, sauf quelques exceptions
-turbulentes, donnaient maintenant, en
-toute occasion, les preuves d’un « esprit
-détestable ». Chaque semaine, Philippe
-revenait de Lille plus mécontent et plus
-grognon.</p>
-
-<p>« C’est inconcevable ! répétait-il ; encore
-des plaintes, des réclamations… J’ai beau
-leur dire que ça ne me regarde pas, que je
-n’ai pas à contrôler les actes de mon associé…
-ils s’entêtent à venir me trouver.
-Pendant les vingt-quatre heures que je passe
-à la filature, mon bureau ne désemplit
-pas… Et pas toujours polis, avec cela… Ah !
-nous vivons dans un drôle de temps !… »</p>
-
-<p>J’aurais voulu faire chorus, lui donner
-au moins la satisfaction de me sentir en
-communion d’idées avec lui, sur ce sujet
-qui lui tenait tant au cœur. Mais, là encore,
-nous étions séparés par un monde. Si ignorante
-que je fusse des questions ouvrières,
-mon instinct me disait que Mauroy
-devait commettre bien des injustices, ignorer
-volontairement bien des misères. Et
-puis, la façon simpliste dont Philippe concevait
-son propre rôle me déplaisait — je
-n’aimais pas cette habitude de se dérober,
-de fuir les responsabilités : si ces pauvres
-gens s’adressaient à lui, c’est qu’ils le
-jugeaient, avec raison, meilleur que
-l’autre… Une ou deux fois, j’essayai de
-parler en ce sens : mais Philippe protesta
-vivement : la vieille querelle de l’été précédent
-allait recommencer.</p>
-
-<p>« Alors, dis-je, excédée, pourquoi me
-demandes-tu mon avis ?… »</p>
-
-<p>Des silences moroses suivaient, pendant
-lesquels je me replongeais dans mes rêveries.
-Combien la bonté de François était
-plus intelligente, plus largement humaine !
-Je l’avais entendu conter des épisodes de
-ses voyages, de ses fouilles — des conflits
-avec les <i lang="en" xml:lang="en">boys</i> ou les terrassiers tonkinois :
-comme il savait comprendre et manier ces
-âmes primitives ! A la place de Philippe,
-sûrement, il aurait agi, au lieu de se buter
-à des scrupules mesquins… Et moi, j’aurais
-cru en lui, de toute la puissance de cette
-foi sans laquelle l’amour des femmes
-s’éteint et se meurt…</p>
-
-<p>Au commencement de mars, la situation
-parut s’aggraver à Lille. Philippe, appelé
-par dépêche, partit précipitamment et ne
-rentra que le surlendemain, à onze heures
-du soir, très excité.</p>
-
-<p>« Cette fois, s’écria-t-il, c’est complet !
-Ces animaux-là ne respectent plus rien…
-Sous prétexte de députation, ils se sont introduits
-à quatre ou cinq chez Mauroy, et comme
-il leur tenait tête, le chef, celui qui parlait
-au nom de ses camarades, l’a traité de
-« mufle », de « rosse », et de « sale bourgeois »…</p>
-
-<p>Dans une vision rapide, Mauroy m’apparut
-assis à son bureau, insolent et gourmé,
-recevant à travers sa jolie figure, comme un
-soufflet, l’injure grossière — méritée, peut-être…
-J’ébauchai un sourire aussitôt réprimé — pas
-assez vite cependant pour que
-Philippe n’eût le temps de le saisir au passage.</p>
-
-<p>« Tu ris ? tu trouves ça drôle ?… Tu
-aimerais à entendre qualifier ton mari de
-« rosse » et de « mufle » ?…</p>
-
-<p>« Oh ! fis-je tranquillement, tu sais bien
-qu’on ne te dira jamais ces vilaines choses-là…
-Mais j’avoue que Mauroy… »</p>
-
-<p>Ma réticence parut l’irriter.</p>
-
-<p>« Ah ! oui, Mauroy, ta bête noire… tu es
-enchantée de ce qui lui arrive, hein ? Et tu
-penses qu’on n’aurait pas dû renvoyer
-l’ouvrier ?… »</p>
-
-<p>Je haussai les épaules, agacée à mon
-tour.</p>
-
-<p>« Mais si !… Je comprends bien qu’un
-patron… ou qui que ce soit, ne supporte pas
-qu’on vienne l’insulter en face… Seulement,
-je ne peux pas m’empêcher de penser que
-la fameuse poigne de ton associé ne lui
-sert pas à grand’chose pour conduire les
-hommes… et qu’un peu plus d’humanité,
-ou simplement de justice, aurait peut-être
-empêché cet incident… regrettable…</p>
-
-<p>— L’humanité ! la justice !… En voilà des
-grands mots ! grogna Philippe… Je voudrais
-les voir, tes philanthropes, aux prises
-avec deux ou trois cents gaillards mal embouchés,
-toujours furieux !… Et puis, si tu
-crois que c’est agréable pour moi de revenir
-éreinté, embêté… et de trouver une femme
-qui me rit au nez, qui a l’air de se soucier
-de mes affaires comme de… »</p>
-
-<p>Il se montait peu à peu, énervé par ma
-désapprobation évidente, et aussi par d’autres
-griefs qu’il avait dû ruminer en chemin.</p>
-
-<p>« Je sais bien, va ! poursuivit-il en ouvrant
-sa pelisse, en enlevant machinalement son
-foulard, je sais bien d’où vient ton antipathie
-pour Mauroy… surtout depuis le jour
-où il a déjeuné ici… Et toutes ces belles
-idées dont ta tête est farcie, je sais bien de
-qui tu les tiens… Pas de moi, c’est sûr !…
-Je te l’ai déjà dit : je ne suis pas un penseur…
-ni un savant, ni un artiste… je suis
-un brave garçon qui fabrique du fil… Tu
-n’en demandais pas davantage, pourtant,
-quand tu m’as épousé… »</p>
-
-<p>Je le voyais devant moi, trapu, solide, sa
-bonne figure durcie par une expression
-têtue et chagrine. Tout ce que je refoulais
-depuis des semaines me monta aux lèvres,
-irrésistiblement…</p>
-
-<p>« Quand je t’ai épousé, ripostai-je, j’étais
-une enfant… »</p>
-
-<p>Ces paroles à peine échappées, j’aurais
-voulu les reprendre, tant je les sentis cruelles.
-Philippe se rapprocha, les traits contractés.</p>
-
-<p>« Ah ! vraiment, une enfant ?… Et tu ne
-savais pas ce que tu faisais ?… Et maintenant,
-tu le regrettes ?… C’est bien cela que
-tu veux dire, n’est-ce pas ?… Répète-le
-donc, après huit ans de mariage… huit ans
-pendant lesquels tu n’as rien eu à me reprocher…
-rien, tu m’entends !… Et toi… Tiens,
-je ne sais pas ce que je te dirais, si je… »</p>
-
-<p>Sa voix s’étranglait. Avec un geste de
-colère, il se détourna et sortit du salon ;
-des portes battirent, une clef tourna violemment — il
-s’enfermait dans son bureau.
-Je regardai autour de moi : la pelisse et le
-foulard, jetés à la volée, s’étalaient en
-désordre sur un fauteuil ; la pendule marquait
-minuit un quart… Alors, cachant mon
-visage dans mes mains, je me mis à pleurer,
-de pitié, de douleur et de repentir.</p>
-
-<p>Une sorte de détente suivit cette scène.
-Nous n’étions faits, ni l’un ni l’autre, pour
-vivre sur le pied de guerre, et les yeux
-rouges, l’air malheureux de Philippe me
-causaient une peine profonde, une honte
-insurmontable. Pourquoi le rendre victime
-de ma souffrance égoïste ? Pourquoi gâcher
-ainsi le peu de joies que je pouvais encore
-lui donner, les longs jours qui nous restaient
-à passer côte à côte ? Ma conscience
-eut un grand sursaut de courage : je m’efforçai
-d’oublier ma propre misère ; je le laissai
-croire à un accès d’humeur passager, maladif — je
-l’amenai à se dire qu’il aurait mieux
-compris, s’il m’avait laissé achever ma
-pensée… Hélas ! elle tenait tout entière, ma
-pensée, dans ces quelques mots imprudents
-jaillis du fond de mon être. Mais il était si
-confiant, le pauvre Philippe ! Il mettait tant
-d’ardeur à s’aveugler lui-même, à se raccrocher
-aux moindres bribes d’espoir !…
-Maintenant j’avais de nouveau peur de le
-tromper ; je ne voulais pas qu’il me rendît
-tout son cœur, puisque le mien ne m’appartenait
-plus… Et dans cette lutte perpétuelle
-contre son chagrin, à lui, contre ma conscience,
-à moi, les heures passaient, lourdes
-et incertaines…</p>
-
-<p>Un matin, de bonne heure, nous étions
-attablés, Philippe et moi, devant un chocolat
-mélancolique, lorsque Théodore, entr’ouvrant
-la porte de la salle à manger,
-annonça d’une voix moins assurée qu’à l’ordinaire :
-« Mademoiselle Perrine… » Derrière
-lui apparaissait la figure de la vieille
-bonne, bouleversée, lamentable.</p>
-
-<p>« Ah ! Monsieur Philippe !… Ah ! Madame… »</p>
-
-<p>Elle sanglotait. D’un même mouvement,
-nous nous étions levés tous les deux.</p>
-
-<p>« Mon Dieu ! Perrine, qu’est-ce qu’il
-y a ?… »</p>
-
-<p>Et déjà nous avions deviné sa réponse :
-tante Lydie était morte, la veille au soir,
-presque subitement.</p>
-
-<p>« Hier soir !… s’écria Philippe. Et vous
-avez attendu jusqu’à ce matin ?… Ma
-pauvre tante ! moi qui aurais tant voulu… »</p>
-
-<p>Perrine s’essuyait les yeux.</p>
-
-<p>« Ce n’est pas ma faute, Monsieur… Tous
-ces jours-ci, elle allait mieux… Hier elle
-avait bien dîné, elle était gaie… et puis,
-vers les dix heures, il paraît qu’elle a commencé
-à délirer, à divaguer… Monsieur
-François m’a envoyée chercher le médecin.
-Alors, moi, j’ai demandé s’il fallait aussi
-passer vous prévenir… Mais il a dit comme
-ça : « Non, j’aime mieux être seul… »</p>
-
-<p>François ! Être près de lui, pleurer ensemble — Philippe
-y consentirait-il ? Je le
-regardai — très ému, très pâle, il écoutait le
-récit entrecoupé des derniers moments de
-sa tante.</p>
-
-<p>« Ma bonne Perrine… c’est bien triste,
-nous sommes bien malheureux. Dites à
-Monsieur François… ou plutôt attendez-moi…
-attendez-nous, reprit-il avec effort ;
-nous allons vous reconduire en voiture… »</p>
-
-<p>Ainsi il m’emmenait — il pensait qu’il
-<i>devait</i> m’emmener… Sans oser le remercier,
-je courus m’habiller, mettre un chapeau — mes
-mains tremblaient tellement
-que je ne pouvais parvenir à boutonner mes
-gants. Puis ce fut la course rapide dans un
-fiacre hélé au passage, à travers les rues où
-la vie s’éveillait, sous un clair soleil de
-mars. D’un œil vague, je regardais défiler
-les boutiques aux volets à peine ouverts,
-les charrettes pleines de légumes, de violettes
-et de giroflées. Perrine, assise en face
-de nous, se mouchait bruyamment sans
-rien dire. Philippe aussi restait silencieux :
-je devinais que sa peine s’était doublée
-d’une gêne sans nom — comme la mienne
-se compliquait d’une joie douloureuse,
-inavouable… Étions-nous donc condamnés
-à ne plus pouvoir éprouver un sentiment
-simple ?</p>
-
-<p>Pourtant, lorsque Perrine, après nous
-avoir introduits presque furtivement, nous
-eut laissés seuls en chuchotant : « Je vais
-prévenir Monsieur… », le chagrin nous
-prit à la gorge — un chagrin vrai, pur de
-toute pensée égoïste. Quel silence écrasant,
-absolu, dans ce salon que la seule présence
-de tante Lydie suffisait jadis à remplir !
-Tout avait un air étrange : la lumière matinale
-à travers le blanc des rideaux, la pendule,
-arrêtée par hasard et qui semblait
-morte, elle aussi — la bergère, vide à tout
-jamais, et les lunettes sur la table en bois
-de rose… Mon cœur se serra. François
-venait d’entrer sans bruit. Il alla droit à son
-cousin ; d’un élan brusque il le prit aux
-épaules, il se pencha pour l’embrasser.
-Alors je vis Philippe se raidir, comme
-malgré lui.</p>
-
-<p>« Mon pauvre ami… » balbutia-t-il seulement.</p>
-
-<p>François avait senti le recul instinctif, la
-froideur soudaine. Il tourna vers moi son
-visage douloureux ; je lus dans ses yeux
-une détresse infinie. Que pouvais-je faire ?
-Je le regardai, de toute mon âme — je lui
-tendis les deux mains. Il les saisit en murmurant :
-« Merci… » — puis il les laissa
-retomber avec une sorte de crainte. Quelque
-chose de plus fort que l’amour avait passé
-sur lui. Sa pâleur, ses traits décomposés
-firent taire pour un moment la rancune de
-Philippe qui se rapprocha, presque affectueux.
-Nos voix s’élevaient à peine, comme
-si nous avions craint de réveiller celle qui
-dormait…</p>
-
-<p>« Veux-tu… pouvons-nous la voir ? »
-demanda tout bas mon mari.</p>
-
-<p>La voir ?… En venant, je n’avais pensé
-qu’à François. Jamais encore je ne m’étais
-trouvée face à face avec la mort. Et cette
-forme immobile que je devinais là, tout
-près, ce n’était pas la chère vieille femme
-que j’avais aimée, pétrie de passion, de
-charme et de vie — c’était une chose inconnue,
-terrible, dont l’idée seule me glaçait
-d’horreur. Je restais immobile ; Philippe
-me montra la porte subitement ouverte — béante,
-énorme, sur le noir de la chambre :</p>
-
-<p>« Viens-tu ? »</p>
-
-<p>Les dents serrées, la sueur au front, je
-le suivais, quand François m’arrêta, d’un
-geste à peine ébauché, plein de compassion,
-de tendresse involontaire.</p>
-
-<p>« N’entrez pas, fit-il doucement ; vous
-allez vous trouver mal… »</p>
-
-<p>Philippe s’était retourné.</p>
-
-<p>« Tu as peur ?… Il faut surmonter cela,
-ma chérie : il faut essayer d’être brave… »</p>
-
-<p>François me regardait sans rien dire — d’un
-long regard indulgent et navré. A la
-fin il se détourna, il prit le bras de Philippe.</p>
-
-<p>« Laisse-la, je t’en prie… allons près de
-ma pauvre maman… »</p>
-
-<p>Quand ils reparurent, Philippe seul
-essuyait de grosses larmes.</p>
-
-<p>« Oh ! dis-je, avec honte, avec douleur — je
-suis lâche, François, je n’ose pas… Et
-pourtant, vous savez que je l’aimais bien… »</p>
-
-<p>Il secoua la tête : son calme semblait
-étrange.</p>
-
-<p>« Oui, je le sais… Elle aussi vous aimait…
-Ce n’est pas votre faute : on souffre comme
-on peut… Moi, vous voyez, je ne pleure
-pas… J’ai beau me dire : « Hier soir, encore,
-elle était assise là… et maintenant je ne la
-verrai plus… je serai seul, toujours seul… »</p>
-
-<p>Un sanglot secoua son grand corps ;
-mais ses yeux restèrent secs. Il s’approcha
-de la petite table, contempla la bergère,
-posa une main caressante sur l’étui à lunettes.
-J’avais le cœur déchiré ; Philippe se
-mordait les lèvres, partagé entre sa propre
-émotion, la pitié que lui inspirait son cousin,
-et le désir de m’emmener au plus vite.
-Sa bonté naturelle l’emporta.</p>
-
-<p>« Si tu as besoin de moi, commença-t-il,
-pour ces tristes démarches… »</p>
-
-<p>Autrefois il se serait installé près de lui,
-il ne l’aurait quitté ni jour ni nuit, plutôt
-que de le laisser en proie à ce désespoir
-morne. François comprit, sans doute, quel
-abîme séparait le passé du présent…</p>
-
-<p>« Non, merci ; je préfère tout régler moi-même…
-D’ailleurs j’ai trouvé un papier…
-Elle désire reposer à Amiens, près de mon
-père… conduite seulement par moi — et
-par toi… Elle ne vous connaissait pas
-encore », ajouta-t-il sans faire un mouvement
-vers moi.</p>
-
-<p>Philippe hésita un moment. Puis d’une
-voix troublée :</p>
-
-<p>« Nous irons… tous les trois… Mon beau-père
-aussi, peut-être… »</p>
-
-<p>Pauvre papa ! Il ignorait encore la mort
-de sa vieille amie. Ne devions-nous pas
-monter près de lui, l’avertir nous-mêmes ?
-Philippe saisit ce prétexte pour partir tout
-de suite.</p>
-
-<p>« Je reviendrai, ce soir… demain…</p>
-
-<p>— Quand tu voudras… » murmura François.</p>
-
-<p>Nous étions dans l’escalier — lui, sur le
-seuil, nous regardait descendre… Puis la
-serrure se referma doucement. En bas, le
-ciel était pur, l’air vif — nous nous hâtions
-pour trouver papa encore au logis.</p>
-
-<p>« C’était plus qu’une tante, dit gravement
-Philippe ; presque une mère… depuis bientôt
-vingt ans que j’ai perdu la mienne…
-Et pour toi aussi, elle a été très bonne… Je
-croyais… j’avais pensé que tu voudrais la
-voir encore une fois. Si j’avais su… »</p>
-
-<p>Il n’acheva pas. Je l’écoutais à peine. Au
-fond de mon cœur endolori, j’entendais le
-bruit de cette porte qui venait de se fermer
-entre moi et François — cette porte derrière
-laquelle il restait seul — toujours seul…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XVI</h2>
-
-
-<p>Les trois jours suivants passèrent comme
-un mauvais rêve. Philippe était parti
-pour Amiens avec François ; il voulait
-m’éviter les formalités de ce voyage lugubre
-et je ne devais le rejoindre que le lendemain,
-en compagnie de papa. Mais une
-grippe violente, une sorte de bronchite,
-avait retenu papa au dernier moment — et
-moi, désolée de le quitter, incapable
-pourtant de résister au désir qui m’attirait
-comme un aimant vers la douleur de François,
-j’étais arrivée le matin, seule et
-inquiète, dans cette ville indifférente, pour
-trouver Philippe aux prises avec d’autres
-complications : une lettre de Mauroy, renvoyée
-de Paris à Amiens, des menaces de
-grève, deux dépêches échangées — le pauvre
-garçon en perdait la tête.</p>
-
-<p>« Je voudrais bien pouvoir te reconduire
-à Paris avant de repartir pour Lille… Et
-ton père qui n’est pas là… Que de soucis,
-mon Dieu ! »</p>
-
-<p>Au milieu de tout cela, la grande figure
-noire et triste de François, son regard qui
-fuyait le mien et dont je devinais l’angoisse
-muette sans pouvoir y répondre — puis le
-déjeuner hâtif à l’hôtel, la cérémonie, la
-cruauté de ce cimetière inconnu où <i>elle</i>
-avait voulu venir retrouver le compagnon
-de sa jeunesse, mais où nous ne sentions
-nous, que l’horreur de l’abandonner… Oui,
-ce furent de ces moments dont le souvenir
-laisse une trace douloureuse.</p>
-
-<p>Maintenant tout était fini, et nous attendions
-le départ du train qui devait nous
-remmener. Fuyant la promiscuité des salles
-communes, nous venions de nous réfugier
-dans un compartiment retenu la veille,
-sûrs d’être seuls au moins pendant les
-deux heures que durerait le voyage. Je
-regardais François assis en face de moi, la
-tête appuyée au drap gris des coussins, les
-yeux clos — dans un état d’accablement et
-d’énervement indicible. Philippe semblait
-agité ; il consultait sa montre, il regardait
-l’horloge de la gare.</p>
-
-<p>« Encore dix minutes… me dit-il à demi-voix.
-Décidément, je crois que je ne recevrai
-rien de Mauroy aujourd’hui… J’aime beaucoup
-mieux revenir à Paris avec toi…
-Demain, à la première heure, je filerai sur
-Lille… mais vraiment, il faut… il faut
-d’abord que je me repose un peu… Et puis,
-je veux savoir comment va ton père… »</p>
-
-<p>Il n’avouait pas sa pensée secrète, mais
-je l’avais devinée, et dans toute la sincérité
-de mon âme, je trouvais meilleur aussi
-qu’il fût là, près de moi — entre nous…
-Ses yeux ne quittaient pas le cadran pneumatique
-dont l’aiguille avançait par petites
-saccades… Moins neuf… moins huit — soudain
-un pas pressé résonna sur l’asphalte
-du quai ; une tête haletante, ébouriffée,
-surgit à la portière.</p>
-
-<p>« Monsieur Noizelles ?… On m’envoie de
-l’hôtel, Monsieur… c’est une dépêche qui
-vient d’arriver pour vous… »</p>
-
-<p>Philippe saisit le papier bleu, le déchira
-brusquement, et me le tendit après l’avoir
-parcouru.</p>
-
-<p>« Présence indispensable ; ouvriers réclament
-entrevue avec vous ce soir-même :
-tâchez être à Lille avant sept heures, ou je
-ne réponds de rien. — Mauroy. »</p>
-
-<p>Sept heures — il était quatre heures… Philippe
-hésita quelques secondes — pas plus — puis,
-en toute hâte, il descendit, avisa
-un employé qui passait, revint vers
-moi.</p>
-
-<p>— J’ai un train pour Lille dans un quart
-d’heure… celui-ci va partir… Tu pourrais
-peut-être… »</p>
-
-<p>Il hésita, comme honteux de ce qu’il
-allait dire.</p>
-
-<p>« Tu pourrais… venir avec moi… »</p>
-
-<p>Mon cœur se serra.</p>
-
-<p>« Oh ! Philippe, c’est impossible ! Et
-papa ?… J’étais presque inquiète, tu sais, ce
-matin, quand je l’ai laissé… »</p>
-
-<p>Instinctivement, nous parlions bas ;
-pourtant François nous entendit. Il sortit
-de sa torpeur.</p>
-
-<p>« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il avec
-une sorte d’impatience. Tu restes ?… tu ne
-viens pas à Paris ?… »</p>
-
-<p>Philippe, debout sur le marchepied,
-expliquait rapidement la situation. François
-se leva ; qu’il semblait las, et maigre,
-et grand, dans cet étroit wagon !</p>
-
-<p>« Alors, tu es obligé… Geneviève préfère
-peut-être voyager seule… Je vais chercher
-un autre compartiment… »</p>
-
-<p>D’une main fébrile il avait pris son chapeau,
-il se préparait à descendre. Philippe
-devint très rouge.</p>
-
-<p>« Mais, fit-il, c’est aujourd’hui samedi…
-tout est bondé… ce serait bien pénible pour
-toi… et puis… »</p>
-
-<p>Un cri bref lui coupa la parole.</p>
-
-<p>« En voiture, messieurs, en voiture… »</p>
-
-<p>On fermait les portières. Philippe eut
-juste le temps de sauter en arrière sur le
-quai ; dans ses yeux honnêtes, je lisais l’inquiétude,
-la tristesse, la gêne, et aussi
-une confiance invincible… Le train
-s’ébranla.</p>
-
-<p>« Je t’écrirai, dit-il ; je compte rester au
-moins deux jours… Et toi… »</p>
-
-<p>Mais déjà nous filions à toute vapeur. Je
-me penchai pour voir encore cette silhouette
-immobile qui s’éloignait, rapetissait, disparaissait
-au détour de la voie, puis je
-me rassis, blottie dans mon coin, contemplant
-obstinément la fuite des arbres, la
-ronde des champs et des prés — et les
-nuages blancs qui couraient à travers le
-ciel bleu, très vite, très vite…</p>
-
-<p>Un long moment s’écoula. François semblait
-retombé dans son immobilité, là-bas,
-sur la banquette qui me faisait face. Le
-soleil baissait, frappant les vitres de rayons
-presque aveuglants. J’avais chaud — j’écartai
-un peu le voile de crêpe, épais et rude,
-dont les plis me frôlaient la joue. C’est à
-peine si j’osais remuer la tête ; ce silence
-prolongé m’oppressait. Il me semblait que
-j’aurais dû parler, mais j’avais peur de mon
-émotion : mon cœur battait trop fort… Et
-toujours des arbres, des prés, des champs
-passaient, jusqu’à m’éblouir, jusqu’à
-m’écœurer…</p>
-
-<p>« Comme vos cheveux sont blonds, dans
-tout ce noir… »</p>
-
-<p>Cette voix blanche, sans timbre, cette
-voix lointaine, était-ce bien celle de François ?
-Je tressaillis, tournée vers lui, cette
-fois. Il s’était redressé, l’air un peu halluciné.</p>
-
-<p>« Qu’est-ce que j’ai dit ?… Je rêvais, je
-crois… Pourtant, non, je ne dormais pas…
-Voilà trois nuits que je n’ai dormi… »</p>
-
-<p>Il pressait de ses doigts ses paupières
-meurtries.</p>
-
-<p>« Vous devez être bien fatigué… » dis-je,
-timidement, gauchement — sans pouvoir
-traduire l’immense compassion qui m’étreignait.</p>
-
-<p>« Fatigué… je ne sais pas… mon cerveau
-bat la campagne… Tout à l’heure,
-je pensais… c’est si étrange de vous voir
-ainsi, seule avec moi… en deuil comme
-moi… »</p>
-
-<p>Son regard se posa longuement sur mes
-vêtements noirs, sur ce voile que j’avais
-mis pour lui — et qui semblait d’une fille
-bien plus que d’une nièce.</p>
-
-<p>« Je suis content… oui, je suis content
-que vous portiez <i>son</i> deuil… Vous n’avez
-jamais su combien elle vous aimait… moi,
-je le savais, quoiqu’elle ne me l’ait pas dit…
-Et le soir de sa mort… c’était mercredi… il
-me semble qu’il y a si longtemps !… »</p>
-
-<p>Les paroles lui venaient, rapides, involontaires — sans
-suite apparente.</p>
-
-<p>« Mercredi… quand elle a commencé à
-divaguer… si vous saviez !… C’est pour cela
-que je n’ai pas envoyé chercher Philippe…
-Tout à coup, elle me dit : « La lettre… où
-est la lettre ?… Tu ne l’as pas lue ?… Elle
-est brûlée ?… » J’ai deviné tout de suite
-qu’elle parlait de cette lettre revenue d’Angkor…
-qu’elle a jetée au feu devant vous…
-J’y avais pensé si souvent depuis — depuis
-que j’avais compris bien des choses !… En la
-voyant si anxieuse, si égarée, j’ai dit : « Oui,
-elle est brûlée, je ne l’ai pas lue… » Alors…
-oh ! qu’elle me faisait mal !… alors elle a
-répété deux fois : « Tu ne dois pas… tu ne
-dois pas l’aimer… il est trop tard… elle
-est la femme de Philippe… dis-moi que tu
-ne l’aimes pas… » Et je l’ai dit, Geneviève…
-Je savais qu’elle allait mourir… Je la tenais
-tout contre moi… j’ai dit tout bas : « Non,
-je ne l’aime pas… » Même dans un pareil
-moment, il m’a semblé que je m’arrachais
-le cœur… Elle ne m’a pas cru : un peu de
-raison lui revenait… tout en haletant, en
-étouffant, elle a murmuré : « Pardonne-moi…
-pardonne-moi de n’avoir pas su te
-la garder… » C’était toute notre vie… tout
-ce que nous avions souffert, ces dernières
-années, elle et moi, l’un près de l’autre…
-sans nous le dire… »</p>
-
-<p>Il eut encore ce geste nerveux de la main
-sur le front.</p>
-
-<p>« Ah ! j’ai parlé, n’est-ce pas ?… oui, j’ai
-parlé… Ce n’est pas ma faute… je voulais
-m’en aller, vous laisser seule, quand le
-train est parti… Rester deux heures ainsi,
-avec vous… c’était impossible… On ne
-peut pas se taire toujours, Geneviève… Et
-puis, vous le savez bien… puisque je vous
-ai vue pleurer… pleurer sur moi — il y
-avait de quoi me rendre fou… »</p>
-
-<p>J’étais comme folle moi-même — je ne
-songeais plus à me détourner, à me cacher — j’écoutais,
-j’écoutais… Et il continuait,
-de cette voix de rêve, avec ces yeux vagues
-qui semblaient ne pas me voir…</p>
-
-<p>« Vous le savez bien, que je ne pense
-qu’à vous, que je ne vis qu’en vous…
-depuis si longtemps… J’ai cherché quelquefois
-à me rappeler… Ce n’est pas tout
-de suite — non… La première fois, je me
-souviens que j’ai dit à ma mère : « Quelle
-femme délicieuse il a trouvée, ce gosse de
-Philippe !… » J’avais vu seulement que vous
-étiez jolie… et jeune, jeune !… je ne pensais
-pas à vous aimer autrement qu’une gentille
-petite sœur… Pourtant, cette année-là,
-déjà… quand je suis parti, j’ai eu de la
-peine à vous quitter… et quand je suis
-revenu… j’ai pensé que je ferais mieux de
-repartir encore… J’aurais pu rester, vous
-savez, à ce moment-là — ma thèse était
-plus avancée que je ne l’avouais. Mais je
-croyais qu’il suffirait de mettre la mer entre
-vous et moi… je me disais : « Cela passera… »
-Et je m’en allais toujours… Seulement,
-à mon dernier voyage, quand vous
-avez été malade… Oui, je me rappelle : la
-lettre de Philippe m’est arrivée à Tokio,
-chez le consul… J’étais avec lui : j’ai ouvert
-l’enveloppe tout en causant… je vois encore
-les premiers mots : « Geneviève a failli
-mourir ces jours-ci ; elle n’est pas encore
-hors de danger : nous sommes bien
-inquiets… » Tout a tourné autour de moi…
-j’ai entendu une voix effarée qui disait :
-« Qu’est-ce que vous avez ?… Mais qu’est-ce
-que vous avez ?… » J’avais — que je me
-trouvais mal, tout simplement… sans songer
-seulement que la lettre datait déjà
-d’un mois… »</p>
-
-<p>Il s’arrêta… Entendre ces choses, dites
-par lui, c’était plus que je ne pouvais
-supporter. Un soupir entr’ouvrit mes
-lèvres.</p>
-
-<p>« François… oh ! François… je vous en
-prie… »</p>
-
-<p>Mais lui, presque violemment :</p>
-
-<p>« Non, laissez-moi dire… songez que
-j’étouffe depuis des années… je ne peux
-plus… il faut que vous sachiez tout — tout
-ce que j’ai pensé quand j’ai compris
-comme cela, d’un seul coup, ce que vous
-étiez devenue pour moi… Ma première
-sensation a été une sorte de bonheur,
-figurez-vous… de bonheur douloureux…
-Je vous croyais très heureuse, et je me
-résignais à souffrir pour vous… par vous,
-sans que vous le sachiez… C’était très doux,
-presque héroïque… Mais à peine vous
-avais-je revue — j’ai été un bien pauvre
-héros, ce jour-là, à Marlotte — j’ai cru
-deviner que la vie vous avait déçue…
-Alors, voyez-vous, j’ai été perdu… Je ne
-pouvais plus partir à cause de ma mère.
-J’ai encore lutté tout un hiver : je m’imaginais
-que je pourrais vous faire un peu de
-bien… et puis j’ai eu peur de vous en faire
-trop… je ne savais plus… Quand nous
-avons eu fini ce petit livre, j’étais à bout de
-forces… Ces trois lignes de dédicace que
-vous avez écrites… les seules de votre
-main, peut-être, que j’aurai jamais… savez-vous
-que je les porte toujours sur moi ?…
-C’est fou, dites ?… mais ce n’est pas compromettant — un
-monsieur qui se promène
-partout avec le premier feuillet de l’<i>Art
-Bouddhique</i> sur son cœur… »</p>
-
-<p>Il souriait — d’un sourire qui me déchira.
-De nouveau, je me rejetai contre les coussins
-poussiéreux, je ramenai mon voile
-entre lui et moi — écrasée, anéantie par
-une angoisse impossible à définir. Le train
-ne s’arrêtait pas — ne devait pas s’arrêter.
-Dans une gare que nous traversions en
-coup de tonnerre, je vis l’heure — cinq
-heures seulement : la moitié du trajet…</p>
-
-<p>François s’était tu un moment, calmé,
-semblait-il, par tous ces souvenirs qu’il
-venait d’évoquer. Mais bientôt je l’entendis
-qui reprenait, d’un ton plus bas, plus frémissant :</p>
-
-<p>« Cette année… oh ! cette dernière année,
-j’ai souffert… Je voyais ma pauvre maman
-dépérir et se ronger de chagrin — de mon
-chagrin que je ne pouvais plus lui cacher…
-J’étais bien décidé à ne plus vous voir… et
-je comprenais avec désespoir que la vie
-sans vous me devenait odieuse… Et puis,
-il y a eu ce 1<sup>er</sup> janvier… Vous ne pouvez
-pas vous imaginer ce que cette soirée a été
-pour moi… pendant ce dîner où j’ai tant
-ri… et après, vos soupçons… et ce baiser…
-que vous… que j’avais vu… Ah ! il était
-loin, mon héroïsme, quand je me suis
-sauvé chez mon ami Vernon… Et cette
-visite que je vous ai faite… Et ce que j’ai
-cru comprendre… J’étais fou, n’est-ce pas ?…
-Geneviève, dites-moi que j’étais fou… ou
-bien alors… écoutez-moi… Si vous vouliez,
-nous pourrions peut-être encore être heureux…
-C’est une pensée qui ne me quitte
-plus… une pensée qui tue le sommeil, qui
-tue les larmes… Si vous vouliez… si vous
-vouliez… »</p>
-
-<p>Une terreur folle me vint — de sa voix
-devenue rauque et saccadée, de ce qu’il
-disait, de ce que j’allais entendre…</p>
-
-<p>« François… oh ! François… » murmurai-je
-encore, avec un tel regard d’agonie,
-une telle ardeur de supplication qu’il s’interrompit
-soudain : un moment, je vis ses
-yeux d’autrefois — ses yeux amis — rayonner
-à travers ce masque d’homme, tragique et
-tourmenté, que je ne reconnaissais plus.</p>
-
-<p>« Comme vous tremblez ! dit-il doucement.
-Vous avez peur ?… peur de moi !…
-Vous croyez que je veux vous proposer de
-mentir… de tromper ?… Mais vous ne
-comprenez donc pas ?… Vous ne sentez
-donc pas toute la tendresse… toute l’adoration
-qu’il y a en moi… pour vous…
-vous qui me semblez à peine une femme…
-une enfant… mon enfant à moi… très
-pure et très chère… »</p>
-
-<p>C’était lui qui tremblait, maintenant.
-Et moi, misérable créature, je luttais contre
-la joie divine que me causaient ses
-paroles — cette joie qu’on n’éprouve
-qu’une fois et que je n’avais jamais, jamais
-connue près d’un autre…</p>
-
-<p>« Non, reprit-il passionnément ; plutôt
-que de vous demander rien de bas… de
-honteux… j’aimerais mieux ne plus vous
-revoir… Mais vous pourriez… j’ose à peine
-penser à cela… vous pourriez aller trouver
-Philippe, loyalement… et lui dire que…
-la vie avec lui… que vous voulez le quitter…
-que le divorce… »</p>
-
-<p>Il s’arrêta, incapable de continuer.</p>
-
-<p>« Oh ! m’écriai-je avec effroi, taisez-vous…
-je ne pourrais pas… laissez-moi… »</p>
-
-<p>Je me cachai le visage pour échapper à
-ce regard, à cette voix… Mais il parlait
-toujours, fiévreux, affolé.</p>
-
-<p>« Je sais que c’est mal… que c’est indigne…
-Philippe m’a aimé comme un frère…
-Mais il ne m’aime plus, je l’ai bien senti,
-allez, tous ces jours-ci… j’ai bien compris
-qu’il avait deviné… qu’il n’était pas heureux,
-lui non plus… Est-il heureux,
-dites ?… Et vous, êtes-vous heureuse ?…
-Vous ne répondez pas… vous ne savez pas
-mentir… Alors, à quoi bon perdre trois
-vies ? Pourquoi ne voulez-vous pas qu’il
-comprenne… qu’il consente ?… Écoutez :
-vous iriez chez votre père… moi, je partirais,
-pour un an… et puis je reviendrais…
-pour vous emmener… On m’offre toujours
-cette école de Saïgon ; mais pour
-vous, je ne voudrais pas… c’est trop loin,
-trop malsain… J’aimerais mieux l’Italie…
-je parle couramment l’italien… j’ai un
-ami, professeur à Rome, qui désire revenir
-en France — il me céderait sa chaire…
-C’est un peu dur de s’expatrier… mais
-avec vous… avec vous… »</p>
-
-<p>Son exaltation m’épouvantait… Et cette
-vie qu’il m’offrait — à laquelle il semblait
-croire… Un gémissement m’échappa.</p>
-
-<p>« Vous me torturez, François… vous me
-torturez… »</p>
-
-<p>Il s’était rapproché de moi — j’entendais
-craquer ses mains serrées l’une contre
-l’autre.</p>
-
-<p>« Songez donc que c’est lui… lui, Philippe,
-qui vous a prise à moi… Songez que
-ma mère vous avait choisie, elle qui savait
-que je <i>devais</i> vous aimer… Songez que
-s’il n’était pas venu, comme un enfant, se
-jeter à la traverse… ou que si j’étais revenu,
-moi, quatre mois plus tôt… sans ce malheureux
-voyage à Java… depuis six ou
-sept ans vous seriez ma femme… j’aurais
-toujours près de moi vos chers yeux, votre
-chère petite figure… votre petite âme que
-je connais si bien… et qui me connaît
-aussi… Et vous voulez que je vive avec
-cette idée-là, qui me poursuit jour et
-nuit ?… Vous voulez que je renonce à
-essayer de vous reprendre… maintenant
-que je suis seul au monde… maintenant
-que ma pauvre maman… »</p>
-
-<p>La voix lui manqua — ces larmes qu’il
-n’avait pas pu verser depuis trois jours
-l’étouffaient, lui montaient à la gorge en
-sanglots désespérés. Il se leva brusquement ;
-il alla se réfugier à l’autre bout du
-wagon, le front appuyé contre la vitre — je
-voyais ses épaules remuer convulsivement,
-je devinais qu’il se mordait les doigts
-pour s’empêcher de crier… La tête perdue,
-je le suivis, je vins m’asseoir en face de lui.</p>
-
-<p>« Oh ! je vous en supplie… écoutez-moi…
-ne pleurez pas… vous me faites mourir de
-chagrin… J’essayerai… je vous promets
-d’essayer de parler à… de faire ce que vous
-me demandez… »</p>
-
-<p>Le nom de mon mari n’avait pas voulu
-sortir de mes lèvres. François se retourna,
-une lueur d’espoir sur son visage ravagé.</p>
-
-<p>« Vous voulez… oh ! que vous êtes
-bonne… merci… »</p>
-
-<p>Il pouvait à peine articuler quelques
-mots : je le sentis plus près de mon cœur,
-avec ses pauvres yeux gonflés derrière son
-lorgnon humide, qu’il ne l’avait jamais
-été au temps où nous riions ensemble — que
-ce temps était loin !… Ses mains qui
-frémissaient s’approchèrent des miennes — puis
-se reculèrent, comme s’il n’osait
-pas me toucher. J’étais glacée, frissonnante.</p>
-
-<p>« Merci… murmura-t-il encore. Mais je
-suis brisé… vous aussi… C’est trop…
-pardon, ma pauvre petite… »</p>
-
-<p>Le jour baissait — le train pressait son
-allure en approchant de Paris. Vers le
-couchant, un gros nuage noir barrait
-l’horizon jaune. Nous aurions dû être
-moins malheureux, et pourtant une tristesse
-affreuse nous enveloppait. François
-ne disait plus rien ; mais je sentais son
-regard sur moi — un regard où il y avait
-encore presque autant de douleur que
-d’amour… Pourrions-nous jamais sortir
-de cet abîme d’amertume et de regrets ?</p>
-
-<p>Nous arrivions. Il se pencha vers moi.</p>
-
-<p>« Vous… vous m’avertirez… vous me
-ferez savoir… »</p>
-
-<p>Il chuchotait, avec un air de honte que
-je ne lui connaissais pas et qui me fit mal.
-Je dis « oui » de la tête. Et ce fut tout. Le
-train s’arrêtait. Avant que François tentât
-de me retenir, j’ouvris la portière, je sautai,
-je me perdis dans la foule — comme
-une coupable qui s’enfuit.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XVII</h2>
-
-
-<p>Le coupé, la figure impassible du cocher
-de louage m’attendaient à la porte de
-la gare. Où donc allais-je ? Ah ! oui, chez
-papa. Ce matin, en partant, je lui avais
-promis — je m’étais promis à moi-même
-de revenir le soir prendre de ses nouvelles.
-Et maintenant, c’est à peine si je pouvais
-me souvenir qu’il était malade et qu’il
-m’attendait. Inerte et sans force au fond
-de la voiture, je revivais ces deux terribles
-heures, minute par minute, mot par mot…
-Mon Dieu ! comme il m’aimait ! De quelle
-passion profonde et tendre ! Que de rêves
-sans espoir, que d’années perdues — les
-plus belles d’une vie d’homme — pour moi,
-pour mon humble <i>moi</i> ! J’étais cause qu’il
-avait souffert ainsi — lui, François… Cette
-idée me bouleversait toute, abolissait
-dans ma cervelle endolorie jusqu’au
-souvenir du souffle glacial qui venait de
-passer sur nous, pendant ces dernières
-minutes si mornes… Rien — non, rien ne
-pourrait m’empêcher de tout quitter pour
-aller à lui, pour lui rendre, sinon le passé
-éteint, gâché, au moins l’avenir qui lui
-restait. Et moi — hélas ! je savais trop bien
-le peu que valait mon sacrifice. A ce
-mot terrible de « divorce », j’avais crié,
-j’avais tenté une lutte dérisoire — mais au
-moment même où ma conscience se révoltait
-ainsi, je sentais mon cœur déjà complice
-de la chère voix désespérée qui
-m’implorait… Ce que j’avais promis, je le
-tiendrais tout de suite — tout de suite… Je
-ne vivrais pas plus longtemps dans une
-pareille angoisse : sans attendre le retour de
-Philippe, je partirais dès le lendemain — dès
-maintenant, même, si papa était en
-état de m’entendre, je lui dirais tout, je le
-supplierais de me reprendre, de me garder,
-jusqu’à ce que…</p>
-
-<p>La voiture s’arrêta — j’étais arrivée. Ma
-vieille maison — la loge éclairée par
-un bec de gaz en papillon, l’escalier sans
-tapis — que j’avais été heureuse là ! Mes
-jambes tremblaient ; pourtant je montai
-les cinq étages d’une haleine — je frappai.
-En entrant, je vis que Julie avait sa figure
-placide des bons jours, j’entendis le rire
-sonore du docteur Garnier. Papa était assis
-dans son lit, bien confortablement ; un
-joli petit feu de coke brûlait au fond de la
-cheminée — une lumière paisible tombait
-de la lampe coiffée d’un abat-jour vert que
-j’avais toujours connu… Les deux hommes
-tournèrent la tête.</p>
-
-<p>« Te voilà, fillette ?… pas trop fatiguée
-de ce pénible voyage ?… Tu vois : je suis
-ressuscité… Eh bien, et Philippe ?… Il
-n’est donc pas avec toi ? »</p>
-
-<p>Philippe — c’était la première pensée
-qui lui venait à ma vue. Hâtivement, confusément,
-j’expliquai pourquoi mon mari
-était resté ; puis, coupant court aux questions
-inquiètes de papa sur la filature, sur
-une grève possible :</p>
-
-<p>« Alors, tu vas mieux ?… Ce ne sera
-rien ?…</p>
-
-<p>— Rien du tout, dit le docteur ; la fièvre
-est tombée, les bronches ne sont même
-pas prises… Mais, saperlipopette ! C’est toi
-qui aurais besoin d’être soignée, petite !…
-Quelle figure tu as !… »</p>
-
-<p>Je m’étais penchée sur le lit, en relevant
-mon grand voile noir, et mon visage apparaissait
-dans le rond lumineux projeté par
-la lampe. Papa me caressa la joue d’un air
-attristé.</p>
-
-<p>« Elle a du chagrin… moi aussi. Nous
-aimions tous la chère tante Lydie. J’ai tant
-regretté ce matin de ne pas pouvoir partir !…
-Et votre pauvre cousin ?… Comment
-supporte-t-il ce coup ? Il va se trouver bien
-seul, maintenant… »</p>
-
-<p>Quel supplice ! Il me semblait que l’œil
-aigu du docteur, fixé sur moi, lisait à
-livre ouvert dans ma pensée… Pourtant
-j’aurais dû me rappeler que, de toute sa vie
-affairée de praticien, jamais il n’avait eu
-l’occasion de rencontrer François, dont il
-ignorait même l’existence. Mais mon âme
-était à vif, et le moindre regard me faisait
-mal. Je répondis au hasard, par des phrases
-banales. Notre vieil ami se levait, en
-secouant sa crinière blanche.</p>
-
-<p>« Allons, je m’en vais ; on n’a plus
-besoin de moi ici : encore un jour de lit,
-trois jours de chambre — pas de drogues,
-et il n’y paraîtra plus… Quant à toi, gamine,
-surveille tes nerfs. C’est très triste de perdre
-une bonne tante ; pourtant il n’y a pas de
-quoi se rendre malade… surtout quand il
-vous reste un brave et excellent mari comme
-le tien, que diable ! »</p>
-
-<p>Il partit, jovial et bourru, nous laissant
-seuls dans le silence et la tiédeur de la
-chambre bien close.</p>
-
-<p>« Est-ce bête, dit papa, ce rhume qui est
-arrivé juste pour m’empêcher de t’accompagner
-à Amiens ! »</p>
-
-<p>Je l’écoutais à peine — sans songer même
-que sa présence auprès de moi, pendant ce
-voyage, aurait changé la face des choses…
-Réfugiée dans l’ombre, au coin du feu, sur
-une chaise basse, je me répétais : « Il faut
-parler, tout avouer… mais comment ?… »
-J’avais la bouche sèche, les mains moites,
-les tempes serrées ; j’appuyais ma tête contre
-le marbre de la cheminée dont je sentais
-l’angle dur et froid, un peu éraflé du bout,
-m’entrer dans la joue, et cette sensation
-éveillait en moi des souvenirs d’enfance — remords
-puérils, peccadilles à mourir de
-rire, confessées à cette même place, versées
-en tremblant dans l’oreille du plus indulgent
-des pères… Aujourd’hui, que dirait-il,
-quand il saurait ?… Justement, voilà qu’il
-s’agitait sur ses oreillers, qu’il me cherchait
-des yeux.</p>
-
-<p>« Comme tu es silencieuse !… Cela t’ennuie,
-n’est-ce pas, que Philippe ait été
-forcé de partir si brusquement ?… Répète-moi
-donc un peu : je n’ai pas très bien
-compris dans quelles circonstances il a
-reçu cette dépêche… »</p>
-
-<p>Combien il était loin de moi, de l’idée
-fixe qui me martelait le crâne ! D’une voix
-troublée, j’essayai de lui répondre, de rassembler
-mes souvenirs dans mon cerveau
-vide. « Il faut parler, pourtant, me disais-je,
-il faut parler… » Au lieu de cela, je devais
-raconter les lettres de Mauroy, le télégramme
-arrivant au dernier moment… Je
-revis Philippe sur le quai de la gare
-d’Amiens, et le regard qu’il m’avait lancé,
-tandis que le train m’emportait, seule avec
-François — un frisson me passa dans les
-moelles. Papa m’écoutait, pensif.</p>
-
-<p>« C’est toujours ennuyeux, ces conflits
-avec les ouvriers, dit-il enfin. Heureusement
-que Philippe est le plus conciliant des
-hommes !… Pauvre garçon ! il doit être
-bien perplexe… »</p>
-
-<p>Un sourire indulgent, affectueux, éclairait
-sa longue figure maigre aux yeux paisibles.
-Mon cœur défaillit. « Ce mari si bon, que
-tu aimes tant, je veux le quitter demain — le
-quitter parce que j’en aime un autre…
-et je compte sur toi pour m’y aider… »
-Prononcer ces mots-là, tout à coup, sans
-préparation — était-ce possible ?… Je me
-sentis submergée par un immense découragement.
-Au-dessus de ma tête, sur la
-cheminée, la vieille pendule en forme de
-lyre grinça, gémit, puis sonna sept coups
-sourds et faibles. Julie venait d’entrer,
-apportant une tasse de bouillon.</p>
-
-<p>« Tu vois, dit papa, voilà tout ce qu’on
-me permet pour ce soir… Je devrais t’offrir
-de faire la dînette près de moi, puisque tu
-es seule ; mais j’ai besoin de réparer ma
-mauvaise nuit, et, ma foi, je crois bien
-que je vais dormir… »</p>
-
-<p>Il but, à petites gorgées, éloigna sa
-lampe, se carra dans son lit… Non, je ne
-troublerais pas sa quiétude — au moins
-pas tout de suite. Je m’en allai sans avoir
-rien dit. Mon baiser d’adieu, cependant,
-devait avoir quelque chose de fiévreux,
-d’inusité, car papa lui-même sembla
-s’apercevoir soudain de mon agitation. Il
-m’attira contre lui, me câlina un moment.</p>
-
-<p>« Voyons, voyons, ne te tourmente pas…
-Demain, j’en suis sûr, tu vas recevoir une
-lettre de Philippe t’annonçant que tout est
-arrangé, qu’il n’y aura pas de grève… Bonsoir,
-ma petite fille… et n’oublie pas de
-m’apporter des nouvelles dès que tu en
-auras — de bonnes nouvelles… A demain. »</p>
-
-<p>Demain. Que serait demain ? J’avais
-laissé passer l’heure de l’aveu. Maintenant
-j’étais de nouveau dans la voiture, puis
-chez moi — ce chez moi que j’avais quitté
-depuis douze heures à peine et qui m’apparaissait
-étranger, presque hostile. Dans la
-salle à manger, Théodore, prévenu que
-« Monsieur » ne rentrerait pas, enlevait
-silencieusement le couvert de Philippe — en
-un tour de main, l’assiette, le verre,
-l’argenterie, la serviette, tout avait disparu :
-j’étais seule en face d’une place vide.
-J’éprouvais un étrange serrement de cœur — allais-je
-donc pouvoir supprimer ainsi
-mon mari de mon existence ?… Mes
-tempes bourdonnaient, les bouchées s’arrêtaient
-dans mon gosier — l’eau même me
-paraissait amère. Et toujours j’entendais la
-voix de François, toujours je voyais les
-yeux inquiets de Philippe — inquiets,
-mais si confiants… Je repoussai le plat
-que le valet de chambre me présentait
-d’un geste arrondi.</p>
-
-<p>« Non, merci… je n’ai plus faim… »</p>
-
-<p>Il fallait en finir, mettre l’irréparable
-entre moi et mon passé… Pourtant j’avais
-encore une nuit à rester sous mon toit.
-Mais je voulais agir bien vite, me prouver
-à moi-même que tout cela n’était pas un
-rêve. Écrire — une lettre pour Philippe que
-je laisserais, bien en vue, sur son bureau — et,
-le lendemain matin, partir pour toujours…
-Papa, cette fois, m’accueillerait,
-m’entendrait coûte que coûte. Une réflexion
-rapide me traversa l’esprit : « Si je l’avais
-trouvé plus mal ce soir, pourtant, je
-serais restée, sans avoir besoin de chercher
-un prétexte… » Puis j’eus horreur d’une
-telle pensée.</p>
-
-<p>Dans ma chambre, où je m’étais réfugiée,
-je me déshabillais rapidement, en
-m’efforçant de ne songer qu’aux circonstances
-matérielles de mon départ. Cette
-robe de deuil que je quittais — la plus
-simple de toutes — je la remettrais demain ;
-je n’emporterais ni bijoux, ni argent : ma
-vieille maison me verrait revenir, pauvre
-comme j’étais partie. Je regardai autour
-de moi ; tout ce luxe banal, tout ce confort
-qui m’entourait depuis mon mariage, non
-seulement je ne le regretterais pas, mais je
-serais heureuse de m’en évader — oui, heureuse.
-A satiété je me répétais : « Heureuse,
-heureuse… » Et je marchais çà et là comme
-une somnambule, passant un peignoir,
-enlevant mes bagues — pour la dernière
-fois… Enfin j’étais prête — assise devant
-ma table, une plume à la main, une
-feuille de papier devant moi : j’écrivais à
-Philippe…</p>
-
-<p>J’écrivais — non : les yeux fixes, je regardais
-cette feuille encore blanche sur
-laquelle j’allais tracer les mots qui me
-délieraient à jamais. Chacun de ces mots
-devait porter ; Philippe devait comprendre
-tout de suite que rien ne pourrait me
-ramener à lui. Je me sentais soudain
-l’esprit lucide et froid — d’un froid mortel.
-Ce qui m’embarrassait, c’était la formule
-du début. « Mon cher Philippe… » Impossible !
-« Mon bon Philippe… » Quelle ironie !
-Et puis j’aurais l’air de spéculer sur sa bonté.
-Mieux valait ne rien mettre, commencer
-sans préambule… Et d’un seul trait, fiévreusement,
-j’écrivis : — après treize ans, il me
-semble que les lignes sont encore là,
-devant mes yeux :</p>
-
-<p>« Pardonne-moi le chagrin que je vais te
-causer. Quand tu liras cette lettre, je
-serai partie, parce que je crois que nous
-ne pouvons plus vivre ensemble. Je sais
-combien je suis ingrate, combien tu as
-toujours été bon pour moi ; mais tu dois
-bien comprendre, surtout depuis ces derniers
-temps, que nous ne sommes pas
-heureux. Tu m’as demandé toi-même un
-soir si je regrettais de t’avoir épousé :
-eh bien ! oui, je le regrette. Je pense que
-je me suis trompée, que j’étais trop jeune,
-que nous ne nous connaissions pas assez.
-Pendant près de huit ans, j’ai réfléchi, j’ai
-observé : nous n’avons pas un goût, pas
-une idée en commun, nous pensons en
-tout différemment ; l’intimité intellectuelle
-entre nous est impossible. Ce sont
-des choses auxquelles tu n’attaches pas
-d’importance, je le sais ; malheureusement,
-pour moi, elles sont la raison même de
-l’existence. Je ne crois pas qu’on puisse
-dire qu’on s’aime, simplement parce
-qu’on est mari et femme, quand on
-ne vit pas en communion constante de
-cœur et d’âme. C’est pour cela que je te
-quitte, que je retourne chez mon père. Je
-te jure que je n’ai rien fait de mal : crois-moi,
-Philippe, je t’en prie, et, encore une
-fois, pardonne-moi. J’espère que, de ton
-côté, tu referas ta vie, et que tu trouveras
-une autre femme, meilleure que moi, car
-je désire de tout mon cœur que tu sois
-heureux.</p>
-
-<p class="sign">« <span class="sc">Geneviève</span> ».</p>
-
-<p>C’était tout — j’avais dit ce que j’avais à
-dire. Maintenant il fallait prendre une
-enveloppe, y mettre le nom de Philippe…
-Mais d’abord il fallait relire.</p>
-
-<p>« Pardonne-moi le chagrin que je vais te
-causer… » Le chagrin… J’eus la vision soudaine
-de Philippe revenant chez lui — chez
-nous — après deux journées fatigantes et
-pénibles, l’esprit un peu inquiet — se reprochant
-cette inquiétude même et comptant
-bien la dissiper près de moi… Il entrait :
-tout droit dans ma chambre, d’abord, puis
-dans le salon — sans me trouver — , dans
-son bureau… Il voyait la lettre, il l’ouvrait…
-Je me mis à trembler de la tête aux pieds.
-Philippe, lire cela !… Mais c’était criminel,
-c’était fou — mais j’aurais aussi bien pu
-me cacher dans l’ombre pour le tuer, quand
-il rentrerait… Avec égarement, je parcourais
-ces phrases sorties de ma plume : je
-ne les reconnaissais plus — elles m’apparaissaient
-monstrueuses d’inconscience et
-d’égoïsme. « Tu as toujours été très bon
-pour moi… » Cette bonté, dont le souvenir
-m’accablait tout à coup… « Je regrette de
-t’avoir épousé… je me suis trompée…
-j’étais trop jeune… » Déjà je l’avais vu, à
-cette seule idée, presque affolé de colère et
-de douleur… « L’intimité intellectuelle,
-l’union des âmes… » C’était vrai — vrai
-pour moi. Mais lui, pauvre cœur simple et
-tendre, que retiendrait-il de toutes ces subtilités,
-sinon que je ne l’avais jamais aimé,
-et que j’avais vécu huit ans près de lui sans
-rien lui livrer de mes pensées ?… « Je te jure
-que je n’ai rien fait de mal… » Pourrait-il
-me croire, lui dont la jalousie mise en
-éveil devinerait du premier coup, parmi
-tant de raisons que je lui donnais, l’unique
-raison que je ne voulais pas lui donner — la
-seule qui comptât pour lui comme pour
-moi ? Non, il ne me croirait pas : il me
-soupçonnerait des pires hontes, et je l’aurais
-mérité, moi qui osais lui dire, après l’avoir
-bien torturé : « Je désire que tu sois heureux… » — moi
-qui avais pu être à ce
-point cruelle, hypocrite et lâche… Oh ! oui
-lâche, surtout. « Allez à lui, loyalement… »
-Ces mots, je les entendais encore. Et au
-lieu de cela, je me sauvais comme une
-voleuse, en laissant derrière moi la maison
-vide et le foyer ruiné… Un grand élan de
-révolte me souleva contre moi-même : je
-saisis la lettre indigne, je la déchirai en dix
-morceaux, en cent morceaux — j’aurais
-voulu l’anéantir… Et tout à coup il me
-sembla que ce que je détruisais là, de mes
-mains, c’était l’amour de François — cet
-autre amour dont j’avais fait une part de
-ma propre vie. Alors mon cœur éclata : je
-posai, en pleurant, ma tête sur les débris du
-papier déchiqueté — et je souhaitai d’être
-morte.</p>
-
-<p>Combien de temps demeurai-je ainsi ?…
-J’avais perdu la notion de l’heure. Parfois,
-une petite vague d’espoir montait en moi :
-si j’essayais au moins de parler à mon
-mari ? Si je pouvais l’amener — non plus de
-cette façon brutale et dure, mais doucement,
-par degrés — à m’écouter, à me comprendre
-et, qui sait ? à consentir ?… Lui aussi
-devait souffrir de cette existence tourmentée…
-Puis le flot d’illusions retombait, se
-perdait dans une marée de désespérance.
-Non, mille fois non — Philippe ne s’attendait
-pas à recevoir de moi une pareille
-blessure. Le doute avait pu l’effleurer, troublant
-un moment son repos ; mais d’où
-venait ce doute ? Sur quoi portait-il exactement ?
-Lui-même n’aurait su le dire. De
-la tristesse, du malaise, quelques bouderies,
-une brève querelle — c’était tout. Sa
-nature loyale répugnait au soupçon :
-aujourd’hui encore, tandis qu’il nous regardait
-partir, j’avais bien compris qu’il se
-faisait scrupule de ses craintes, qu’il luttait
-bravement contre une méfiance indigne de
-lui — indigne de nous, pensait-il… Quoi
-qu’il pût pressentir ou deviner, il persistait
-à croire en moi, de toute la force de sa foi
-candide — en moi qui rêvais de l’abandonner,
-qui venais d’écrire cette affreuse lettre…
-Je gémis, d’angoisse et de remords. L’horreur
-même du coup que j’avais failli porter
-m’ouvrait les yeux sur ma mauvaise
-action : d’un seul regard, j’en sondais
-toute la vilenie — je savais que je ne la
-commettrais pas.</p>
-
-<p>Philippe ! Si amer que fût le présent, rien
-ne pouvait empêcher que je n’eusse été sa
-femme, que je ne lui eusse donné les premières
-années de ma jeunesse — trop vite,
-peut-être, mais librement, de mon plein
-gré. J’étais devenue son bien, sa chose : de
-quel droit voulais-je me reprendre ? Quelle
-raison invoquer pour le quitter, pour le
-trahir ? Tout ce que nous nous étions promis
-l’un à l’autre, il l’avait tenu — et au
-delà. Sa tendresse ne s’était jamais démentie ;
-le bonheur qu’il pouvait donner, il me
-l’avait prodigué avec joie, heureux de me
-croire heureuse : si ce bonheur ne me suffisait
-pas, c’était ma faute et non la sienne.
-Longtemps j’avais vécu de cette vie douce
-et facile, un peu pâle — sans lumière et
-sans ombre. L’ombre était venue, maintenant — l’ombre
-d’un grand amour triste
-qui me cachait le reste du monde. Mais ce
-n’était pas une raison pour sacrifier Philippe.</p>
-
-<p>Lentement, la résignation m’envahissait,
-morne et glacée. Tous ces liens qui me retenaient
-captive — pitié, justice, respect de la
-parole donnée, pudeur d’honnête femme — je
-les sentais se resserrer, me blesser l’âme ;
-mais je renonçais à les rompre. Des noms,
-des choses me traversaient l’esprit. Papa — quelle
-folie d’avoir songé à troubler sa
-vieillesse paisible ! Quelle déception cruelle
-je lui avais préparée — combien j’aurais
-souffert de son blâme… Thérèse — la
-farouche petite puritaine, qui se faisait une
-si haute idée des devoirs de l’épouse — devoirs
-bien faciles pour elle, hélas ! — qui
-voyait chaque jour près d’elle l’exemple de
-son frère abandonné par une femme
-indigne… Elle ne m’aurait pas pardonné :
-nulle part je n’aurais retrouvé une amitié
-semblable, ni ces caresses d’enfants qui
-m’avaient si souvent consolée… Julie,
-même, ma vieille Julie — son honnête
-visage se serait détourné de moi…</p>
-
-<p>Était-ce donc la peur qui me conseillait — la
-peur basse du scandale, les complications
-misérables d’un divorce ? Non — en
-dehors des êtres que j’aimais, l’opinion du
-monde m’était indifférente, et je connaissais
-assez bien Philippe pour savoir qu’il
-ne m’eût jamais gardée malgré moi : à condition
-d’écraser son cœur, de perdre sa vie,
-j’étais libre, je tenais son sort dans ma
-main. Seulement, j’avais vu le mal : j’avais
-compris qu’il ne <i>fallait</i> pas, que je ne <i>devais</i>
-pas… Tante Lydie aussi le pensait, — pauvre
-tante Lydie ! jusqu’à son lit de mort…
-François, sans doute, s’en souviendrait.</p>
-
-<p>Je relevai la tête — depuis longtemps je
-ne pleurais plus. Oui, François — j’irais à
-lui, demain. Je lui devais une réponse : je la
-lui porterais… C’est lui qui serait malheureux — lui
-et moi. Une douceur étrange,
-une sorte de joie amère me pénétra. Souffrir
-ensemble — nous ne pouvions plus
-nous permettre que cette façon-là de
-nous aimer…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XVIII</h2>
-
-
-<p>Quand je me retrouvai dans la rue, le
-lendemain matin, vers dix heures,
-il me sembla que des années venaient de
-passer sur moi. J’allais subir une rude
-épreuve ; pourtant je ne songeais pas à m’y
-soustraire. La honte avait pu m’inspirer
-l’idée d’écrire à Philippe, de fuir sans l’avoir
-revu — mais je n’étais pas honteuse de ce
-que je devais dire à François. Je voulais
-seulement l’aider à comprendre, être
-près de lui pour lui adoucir un peu l’âpreté
-du devoir, pour qu’il ne fût pas seul à porter
-un fardeau trop lourd. Et je m’effrayais
-de me trouver si faible.</p>
-
-<p>Le temps était merveilleux : cette fin de
-mars avait la mollesse de l’été avec la
-fraîcheur du printemps. L’air matinal sentait
-bon ; derrière les grilles du Luxembourg,
-tout était gaîté, soleil et gazouillements ;
-par-dessus le haut mur des Carmes, les
-arbres montraient leurs bourgeons roux
-gonflés de sève. Je marchais parmi cette
-joie sans qu’elle pût me pénétrer. Rue de
-Chanaleilles, dans le grand jardin, un merle
-chantait — comme le jour de mes fiançailles
-avec Philippe… Oui, j’avais suivi ce même
-trottoir, longé ces mêmes maisons, pour
-gagner la grande cour, le vieil escalier ;
-tante Lydie m’attendait avec papa — émue
-de quel sentiment complexe, je le comprenais
-maintenant… Aujourd’hui tante
-Lydie n’était plus là ; ce n’était pas elle — ce
-n’était pas un fiancé que je venais chercher…
-Un instant, je fus frappée de ma
-présence insolite dans ce logis où, désormais,
-François vivait seul… Mais pouvais-je
-me laisser arrêter par une pareille
-misère ?…</p>
-
-<p>« Je voudrais parler à Monsieur François… »</p>
-
-<p>Perrine ne parut ni surprise, ni choquée ;
-son âme simple de brave fille s’émut seulement
-de me voir enveloppée de ce crêpe
-qui symbolisait notre deuil à tous. Elle
-soupira et, la mine contrite, me conduisit
-à travers le salon jusqu’à la chambre de
-tante Lydie.</p>
-
-<p>« Monsieur, dit-elle en ouvrant la porte,
-c’est madame Philippe. »</p>
-
-<p>Elle m’appelait souvent ainsi, dans son
-langage de vieille servante familière. Cette
-fois, ce nom me parut sortir de la bouche
-même du destin. C’était bien « madame
-Philippe », en effet, qui entrait — et personne
-d’autre.</p>
-
-<p>François se tenait assis devant le bureau
-de sa mère, classant des lettres, rangeant
-de menus objets. En me voyant, il se leva.</p>
-
-<p>« Oh ! dit-il à voix basse, vous êtes venue
-vous-même… déjà !… Alors… c’est non,
-n’est-ce pas ? »</p>
-
-<p>Il était d’une pâleur mortelle ; pourtant
-je compris que je n’avais plus devant moi
-le pauvre être désemparé de la veille, mais
-un homme qui pouvait souffrir — et qui
-s’y attendait. Je joignis les mains dans un
-geste instinctif de supplication.</p>
-
-<p>« C’est impossible, François… impossible !…
-Je n’aurais pas dû vous promettre…
-ce serait une infamie ; Philippe serait trop
-malheureux… Et il le mérite si peu ! Il est
-si bon — si bon et si confiant !… Malgré
-tout ce que vous pouvez croire, il n’est pas
-préparé… il ne s’attend pas… C’est vrai que
-je n’ai pas été très gentille avec lui, ces derniers
-temps… pourtant il… il m’aime toujours,
-il croit en moi… il ne soupçonne
-rien de grave… Et moi !… C’est déjà trop de
-vous avoir écouté… Ce que vous me demandiez — lui
-dire brutalement… ou bien partir,
-l’abandonner… ce serait trop cruel, trop
-injuste… je ne peux pas — je vous assure
-que je ne peux pas… Et puis, il y a papa…
-Il ne se doute de rien ; il aime Philippe
-comme un fils. Ce serait un tel coup pour
-lui, si, vous saviez !… Et il faudrait le quitter,
-lui aussi… il n’a plus que moi, il n’est
-plus jeune… J’aurais dû comprendre cela
-tout de suite, vous dire non… ne pas vous
-laisser croire… »</p>
-
-<p>François secoua tristement la tête.</p>
-
-<p>« Je n’y croyais pas… Non — même
-quand je vous parlais, même quand vous
-m’avez promis d’essayer, je n’y croyais pas,
-parce que, voyez-vous, je sentais bien que
-c’était mal — très mal… Je le sentais confusément…
-je ne pouvais plus penser : cette
-journée atroce, cette longue insomnie…
-j’étais fou, j’avais la fièvre… Mais cette
-nuit, j’ai dormi — oui, comme une masse,
-comme une brute… Et quand je me suis
-réveillé, seul ici pour la première fois…
-quand je suis entré dans cette chambre… »</p>
-
-<p>Il promena autour de lui un regard
-désolé.</p>
-
-<p>« Car il y a quelqu’un dont vous ne me
-parlez pas, Geneviève… Pour la laisser
-mourir tranquille, je lui avais menti…
-c’était presque un serment, mon mensonge…
-Vous y avez pensé aussi, n’est-ce pas ? »</p>
-
-<p>Une fois de plus, nous nous étions compris.</p>
-
-<p>« Oui, dis-je ; j’y ai pensé… Et vous
-savez bien que vous n’auriez jamais songé
-à me proposer une pareille chose, si… si
-elle était encore là… »</p>
-
-<p>Il frissonna et, sourdement…</p>
-
-<p>« Non, c’est vrai… c’est horrible… c’est
-comme si j’avais voulu profiter de sa mort…
-Et pourtant, malgré tout… si vous aviez été
-moins loyale, moins bonne… si vous vous
-étiez décidée à parler, à rompre… j’aurais
-été assez lâche, je crois, pour accepter le
-fait accompli… Les hommes sont ainsi,
-Geneviève. »</p>
-
-<p>Sa voix s’était troublée. Devais-je donc
-être plus forte que lui ?</p>
-
-<p>« Mais, repris-je avec angoisse, cette vie
-dont vous parliez n’était pas possible…
-Songez donc à tout ce qu’il aurait fallu
-détruire autour de nous… Moi, je ne peux
-pas vous expliquer… Faire du mal à Philippe…
-il m’aurait semblé que nous nous
-mettions à deux pour frapper un enfant…
-Nous nous serions fait l’effet de deux complices…
-nous n’aurions pas été heureux… »</p>
-
-<p>Il m’écoutait, les yeux fixés, là-bas, au
-fond de la chambre, sur le lit de sa mère — vide
-de ce vide muet et glacé des choses
-mortes.</p>
-
-<p>« Non, peut-être, dit-il lentement ; pas
-<i>très</i> heureux… »</p>
-
-<p>Et je sentis dans son accent un regret si
-poignant de cette ombre de bonheur — comparée
-à ce qui lui restait — que des
-larmes me brûlèrent les paupières.</p>
-
-<p>« D’ailleurs, poursuivit-il d’un ton morne,
-à quoi bon parler de ces choses… puisque
-j’étais sûr d’avance que vous y renonceriez
-de vous-même… que vous ne pourriez même
-pas essayer de faire le mal… »</p>
-
-<p>Je n’avais pas le droit de me laisser juger
-ainsi.</p>
-
-<p>« François, murmurai-je humblement,
-vous me croyez meilleure que je ne suis…
-j’ai essayé. Je voulais m’en aller aujourd’hui
-même, me réfugier chez papa… et j’ai écrit
-une lettre pour Philippe… Je l’ai déchirée,
-mais je l’avais écrite… une lettre si
-dure, si méchante !… »</p>
-
-<p>Un grand choc le secoua : il vint à moi,
-passionnément.</p>
-
-<p>« Vous avez fait cela… vous !… Oh ! vous
-ne deviez pas… vous aviez tort… mais…
-c’est trop doux… trop doux et trop amer de
-penser que, pour moi… Chère petite…
-chère petite… »</p>
-
-<p>Sur son visage bouleversé, une sorte de
-joie luttait avec la honte.</p>
-
-<p>« Je suis bien coupable, Geneviève :
-j’aurais dû avoir le courage de disparaître
-de votre vie sans rien dire… Vous ne pourrez
-plus penser à moi sans remords, et moi
-je ne me pardonnerai jamais… »</p>
-
-<p>Je m’étais assise, accablée par une
-immense lassitude. Il me contempla avec
-douleur.</p>
-
-<p>« Comme vous êtes pâle ! Quelle pauvre
-petite figure malheureuse… Dire que c’est
-moi qui suis cause que vous souffrez… moi
-qui aurais voulu vous épargner jusqu’à
-l’apparence d’un chagrin… Oh ! je ne peux
-pas… je ne peux pas supporter cela… Je
-partirai ; je dois partir… Ç’avait été ma première
-pensée, quand je me suis trouvé
-seul… j’avais tout combiné, avant cet accès
-de démence… Et depuis ce matin… »</p>
-
-<p>De nouveau, son regard parcourut les
-objets familiers qui l’entouraient ; il revint
-au bureau, feuilleta une liasse de papiers
-jaunis.</p>
-
-<p>« Voyez, je prenais congé du passé… je
-remuais de vieux souvenirs… toute une
-correspondance échangée entre mes
-parents… Ah ! ils se sont bien profondément
-aimés !… Mon père est mort jeune,
-mais je ne le plains pas… On donnerait
-vingt ans de sa vie pour recevoir de pareilles
-lettres… »</p>
-
-<p>Un moment il rêva, sans paraître se
-rappeler ma présence. Une peine sourde,
-immense, montait en moi.</p>
-
-<p>« Vous voulez partir, François ?… »</p>
-
-<p>Ma voix s’éleva comme une plainte. Et
-cependant, je savais bien que ce départ
-était la seule solution possible… Il se
-retourna vers moi.</p>
-
-<p>« Oui, dit-il résolument… tout de suite,
-demain — pour Guéthary, d’abord, où j’ai
-quelques affaires à terminer — puis, je
-pense, pour Saïgon… Les congés de Pâques
-vont me permettre de régler ma situation
-au Collège de France et d’écrire au Ministère
-qu’on veuille bien me considérer comme
-candidat à la direction de la nouvelle
-École… On m’a répété cent fois que je
-n’avais pas de concurrent sérieux, que ma
-nomination était toute prête… J’espère
-qu’on m’enverra le plus tôt possible à mon
-poste… »</p>
-
-<p>Maintenant il semblait possédé d’une
-hâte fiévreuse d’être là-bas — dans cet
-affreux pays. Je l’interrogeai craintivement.</p>
-
-<p>« Saïgon ?… Mais vous disiez que c’était
-malsain…</p>
-
-<p>— Malsain… pour vous…</p>
-
-<p>— Oh !… » fis-je avec effroi. Il comprit
-ma pensée : une douceur triste passa dans
-ses yeux.</p>
-
-<p>« Rassurez-vous… ce n’est pas la mort
-que je vais chercher… Je n’ai jamais vécu
-longtemps de suite à Saïgon même, mais je
-suis plus habitué qu’un autre à ce genre de
-climat… C’est la seule chance qui me reste
-d’être bon à quelque chose… Je travaillerai ;
-les jeunes gens m’aimeront bien,
-peut-être… Et puis, je reviendrai quelquefois
-en France, tous les trois ou quatre ans.
-Seulement… je ne vous verrai pas… Il
-vaudra mieux que je ne vous voie pas…
-au moins pas avant longtemps, plus tard…
-quand nous serons très vieux…</p>
-
-<p>— Ah ! m’écriai-je, je voudrais être
-vieille… bien vieille… tout de suite… et
-que vous ne partiez pas !… »</p>
-
-<p>La tête rejetée contre le dossier de mon
-fauteuil, je pleurais doucement, sans bruit — en
-me cachant un peu. Il m’avait vue,
-pourtant ; je le sentais là, derrière moi — penché
-près de mon oreille.</p>
-
-<p>« Geneviève, suppliait-il, soyez bonne…
-songez que c’est mon devoir… qu’il le faut,
-absolument… Ne m’enlevez pas le peu de
-force qui me reste… laissez-moi croire que
-je n’ai pas troublé votre vie pour toujours…
-que vous pouvez encore être tranquille,
-heureuse. Avec cette pensée-là, voyez-vous…
-et le souvenir de ce que vous
-m’avez dit… de ce que vous avez voulu faire
-pour moi… il me semble que je ne serais
-pas trop malheureux… Mais quand je vous
-vois pleurer… c’est si cruel !… et je ne sais
-plus, alors… je ne sais plus… »</p>
-
-<p>Oh ! cette voix triste, tendre… ces paroles
-navrantes ! J’étais venue le consoler, et je
-le désespérais, lui qui allait partir si loin,
-pour si longtemps — et qui ne recevrait
-jamais de ces belles lettres d’amour pour
-lesquelles il aurait sacrifié vingt ans d’existence…
-D’un grand effort, je renfonçai
-mes larmes.</p>
-
-<p>« Pardonnez-moi, François… je ne peux
-pas m’empêcher… maintenant… Mais je
-comprends tout ce que vous faites pour moi,
-pour mon repos… combien vous êtes bon…
-et je vous promets de ne pas rendre votre
-sacrifice inutile… de tâcher… d’essayer… »</p>
-
-<p>Ma voix se perdit dans un murmure confus.
-C’était tout l’héroïsme dont j’étais
-capable. Il le comprit, sans doute, car il se
-détourna, fit quelques pas, revint à moi
-d’un air inquiet.</p>
-
-<p>« Et maintenant… Oh ! je souffre de vous
-dire cela… mais le monde est si méchant !…
-maintenant… il faut nous séparer… J’ai
-des amis ; on peut venir à cause de mon
-deuil… Je ne veux pas qu’on vous trouve
-ici… chez moi, Geneviève. »</p>
-
-<p>D’un mouvement brusque, je m’étais
-levée, rougissant malgré mon angoisse — je
-lui tendais les deux mains. Doucement,
-sans les presser, il les enferma dans les
-siennes ; puis, m’attirant tout près de lui,
-il inclina vers moi son visage où je lisais
-une tendresse infinie.</p>
-
-<p>« Et pourtant, vous le savez bien, vous,
-n’est-ce pas, que vous êtes en sûreté avec
-moi ?… Écoutez… il y a une phrase que je
-vous ai entendue dire, une fois, à propos
-de je ne sais quel roman : « Je ne comprends
-pas comment une femme qui a reçu un
-baiser d’un autre homme peut reparaître
-devant son mari… » Vous étiez devenue
-toute rouge, d’avoir osé articuler cela…
-rouge comme maintenant… chère petite
-âme candide… Eh bien… moi non plus,
-Geneviève, je ne le comprends pas. Mais
-vous voulez bien… ce n’est pas mal, de
-vous regarder encore un peu… longtemps…
-pour la dernière fois… »</p>
-
-<p>Gravement, sans oser remuer, sans pouvoir
-parler, je le regardais moi-même — je
-sentais ma douleur grandir, grandir tellement
-qu’elle semblait s’élever très haut,
-planer au-dessus de nous… Je vis ses yeux
-se voiler, ses lèvres frémir.</p>
-
-<p>« Pour la dernière fois… oh ! que c’est
-dur, mon enfant chérie… Je devrais vous
-dire de ne plus penser à moi… mais c’est
-trop… Vous ne m’oublierez pas… pas tout
-à fait, dites… quand vous ne me verrez
-plus ?… »</p>
-
-<p>Je demeurai muette — incapable de prononcer
-une syllabe. Il luttait pour ne pas
-me donner encore une fois le spectacle de
-sa détresse.</p>
-
-<p>« Non… non… je ne veux pas être égoïste
-et lâche comme hier… j’aurai du courage…
-j’en ai en ce moment, je vous assure…
-Pourtant, si vous voulez ne pas garder de
-moi un souvenir trop lamentable… il faut
-partir… maintenant… pendant que je peux
-encore vous sourire… »</p>
-
-<p>Quel sourire !… C’est ainsi que je le revois
-toujours — debout devant moi, avec ses
-yeux pleins d’amour dans sa figure pâle,
-et sa bouche tremblante qui souriait pour
-ne pas pleurer…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XIX</h2>
-
-
-<p class="date">Octobre 1907.</p>
-
-<p>Mes souvenirs me font mal — ils me
-font peur. Je craignais d’oublier, et
-voilà que je viens de revivre les moindres
-détails de ma vie avec une intensité qui
-m’épouvante. Ma mémoire est trop fidèle.
-Parmi ces feuilles mortes que je croyais
-ramasser, j’ai trouvé des branches vivaces — des
-rameaux couverts d’épines dont les
-pointes aiguës me blessent et me déchirent.
-Dois-je les laisser retomber ? Il me semble
-au contraire que je voudrais les serrer dans
-mes mains, pour me sentir souffrir encore…</p>
-
-<p>Après l’adieu de François, je ne sais plus
-bien… Pourtant, je me rappelle distinctement
-le retour de Philippe.</p>
-
-<p>Il revient le surlendemain ; il m’a écrit,
-comme papa le prévoyait, que tout allait
-bien — qu’il avait pu, cette fois, s’entendre
-avec Mauroy pour donner satisfaction aux
-ouvriers… Je l’attends — je sais ce que je
-peux lui dire, et ce que je lui cacherai toujours ;
-ces deux journées de lutte contre
-moi-même m’ont vieillie et mûrie — et puis,
-j’ai promis à François que son sacrifice ne
-serait pas inutile. Pour cela, je dois me
-résigner — non à mentir, mais à ne pas
-laisser voir le fond de mon âme. Philippe
-ne soupçonnera jamais ce que j’ai voulu
-faire ; pour qu’il vive en paix, je garderai
-ce secret qui m’étouffe. Ce sera ma punition — et
-non la moins dure.</p>
-
-<p>Philippe est là. Qu’il me paraît jeune — comme
-ses yeux sont clairs ! Il est mon
-aîné de quatre ans, mais j’ai vécu plus que
-lui, maintenant… Nous sommes assis tous
-les deux dans son bureau ; il m’a raconté
-ses efforts, la mauvaise volonté de Mauroy ;
-il avoue que le caractère de son associé
-est quelquefois difficile — j’essaie de
-l’écouter avec intérêt. Au milieu de tout
-cela, je devine dans son esprit, je vois dans
-son regard une inquiétude — je sens venir
-un nom que je redoute et qu’il faudra pourtant
-bien prononcer… Enfin il parle.</p>
-
-<p>« Demain, je passerai prendre des nouvelles
-de François… Il semblait si énervé,
-si souffrant… l’autre jour… quand je vous
-ai quittés… Je crains qu’il n’ait de la peine
-à reprendre le dessus… »</p>
-
-<p>Il est bon, comme toujours. Et puis, il
-ruse, inconsciemment — pour savoir. Mais
-j’ai pesé d’avance tous mes mots.</p>
-
-<p>« Si tu allais le voir, tu ne le trouverais
-pas : il doit être depuis hier à Guéthary. Je
-l’ai revu… il était plus calme… Il compte
-rester là-bas une quinzaine de jours…
-puis il partira pour Saïgon…</p>
-
-<p>— Pour Saïgon ? fait vivement Philippe.
-Il recommence à voyager ? Il doit séjourner
-longtemps ?…</p>
-
-<p>— Oh ! oui… plusieurs années… Il s’est
-décidé à accepter ce poste de directeur
-d’École qu’on lui offrait : tu sais bien que,
-s’il avait refusé d’abord, c’était uniquement
-à cause de sa mère.</p>
-
-<p>— C’est vrai… il me l’avait dit… » murmure
-Philippe. Il paraît agité, heureux — sans
-oser l’avouer. Je lis dans sa pensée
-comme dans un clair miroir. Et soudain,
-le miroir se ternit d’une buée légère.</p>
-
-<p>— Tu l’as revu ?… Où cela ?… Ici ?…</p>
-
-<p>— Non : rue Barbet-de-Jouy… »</p>
-
-<p>Cette fois, Philippe me regarde d’un air
-troublé.</p>
-
-<p>« Ah ! tu es allée… chez lui…</p>
-
-<p>— Oui, dis-je simplement. Et j’ajoute :
-Je l’ai trouvé dans la chambre de sa mère,
-où il rangeait des papiers… »</p>
-
-<p>Un silence. Philippe a rougi : ma réponse
-l’a touché, au point le plus sensible de son
-brave cœur — il comprend tout ce que son
-soupçon inexprimé a d’offensant pour moi.
-Je l’observe ; assis dans son fauteuil à
-dossier de cuir, il contemple distraitement
-son bel encrier, sa main joue avec la petite
-pelle d’ivoire qu’il remue dans la poudre
-bleue… C’est là, à cette même place, qu’il
-aurait trouvé ma lettre… Un grand remords
-me saisit, et aussi une joie de lui avoir évité
-cette peine atroce. Doucement, je viens
-derrière lui, je l’embrasse sur le front. Alors
-il se retourne, il me prend la tête, il plonge
-ses yeux dans les miens, sans que je les
-baisse. Et il me rend mon baiser, tendrement,
-avec confiance… Qu’il y ait eu entre
-son cousin et moi un sentiment involontaire,
-une sympathie intellectuelle un peu
-trop vive — cela, il le croit — cela seulement :
-il s’y résigne, quoiqu’il en souffre.
-Mais il sait, il voit que ma conscience me
-permet de le regarder en face. Et puis,
-enfin, François s’en va. Son nom ne sera
-plus jamais prononcé…</p>
-
-<p>Si, pourtant. Quelques semaines plus
-tard. Furtivement, pendant tout ce temps,
-j’ai guetté l’annonce d’une nomination
-officielle que j’attends — pour ne pas rester
-ainsi dans l’inconnu… La nouvelle a dû
-m’échapper, malgré tout. Un soir, Philippe
-rentre avec une figure contrainte, émue — rien
-qu’à le voir, j’ai deviné…</p>
-
-<p>« Je viens de recevoir la visite de François,
-dit-il, du ton le plus naturel qu’il peut. Il
-m’a fait ses adieux… on lui demande de
-partir, précipitamment… plus tôt qu’il ne
-pensait… et il craint de ne pouvoir venir
-ici comme il en avait l’intention. »</p>
-
-<p>Pas un mot de plus. Je comprends tout
-ce que cette démarche a dû coûter à François ;
-je comprends aussi que pour moi,
-pour lui — pour notre honneur à tous les
-deux — il <i>devait</i> mettre encore une fois sa
-main dans celle de Philippe. Et maintenant,
-c’est bien fini, je pense… Il me semble que
-je tombe dans un trou noir… Mais je veux
-être brave — brave comme lui.</p>
-
-<p>La vie reprend, lente et tranquille. Pour
-échapper à l’inaction — au rêve, je me suis
-décidée à penser aux autres : j’essaye de
-faire un peu de bien — pas comme mes
-vieilles tantes, ni comme « ces dames » de
-l’orphelinat de Lille — mais à ma façon,
-toute seule. J’ai commencé assez froidement,
-dans l’espérance égoïste de me fuir moi-même ;
-puis j’y prends goût : les pauvres ne
-me font plus peur — j’apprends à leur parler ;
-je leur consacre une assez grande partie
-de mon temps. L’autre part, je la donne
-à Thérèse. Je sais qu’elle a tout deviné : elle
-ne m’a pas parlé du départ de François,
-mais j’ai senti en elle une recrudescence
-d’affection qui me fait chaud à l’âme. Les
-enfants m’appellent « tante Geneviève » — je
-les aime presque autant, je crois, que
-s’ils étaient à moi.</p>
-
-<p>Philippe est redevenu vivant et joyeux ;
-ses seuls ennuis lui viennent de l’usine, où
-Mauroy continue soigneusement à entretenir
-le « mauvais esprit » dont gémit mon
-mari. Mais j’ai renoncé aux discussions sur
-ce point, et nous n’avons plus aucun sujet
-de querelles. Je joue du Mozart — Philippe
-l’admet — je chante du Gounod, et j’ouvre
-bien rarement les partitions de Wagner — surtout
-celle de <i>Tristan</i>. Papa a pris sa
-retraite. Il ne vieillit pas et continue à
-battre Philippe aux échecs tous les mercredis
-soirs.</p>
-
-<p>De Cochinchine, rien — pas un signe,
-pas un mot. C’est le silence absolu. Philippe
-ne fait aucune réflexion à ce sujet. Lui non
-plus n’écrit jamais à son cousin. Cette affection
-fraternelle s’est rompue, sans secousse — au
-moins apparente. C’est peut-être un
-bien. Pourtant, il y a toujours, dormant au
-plus profond de mon cœur, une souffrance
-vague, un désir fou de savoir, et cette nostalgie
-de l’être aimé qui va en croissant, au
-lieu de diminuer… Trois ans, quatre ans — déjà.
-J’ai trente et un ans ; j’ai maigri,
-pâli — je ne suis plus tout à fait « la jolie
-petite madame Noizelles… » Mais je m’en
-soucie peu.</p>
-
-<p>Et un soir — oh ! pourrai-je écrire cela ?…
-Un soir, nous sommes tous les deux, Philippe
-et moi, dans le salon. Un soir de juin.
-Il fait encore grand jour ; la fenêtre est
-ouverte. Je suis assise au piano, promenant
-vaguement mes doigts sur les touches ; je
-regarde Philippe qui lit son journal en
-fumant. Tout à coup je le vois tressaillir ;
-je l’entends pousser un cri étouffé. Le papier
-lui échappe des mains. Je me lève brusquement,
-envahie par une peur étrange.</p>
-
-<p>« Qu’est-ce que c’est ? » dis-je.</p>
-
-<p>Déjà Philippe a ressaisi la feuille que
-j’allais prendre. Il la tient ferme, pliée — ses
-yeux sont singuliers.</p>
-
-<p>« C’est… c’est… une mauvaise nouvelle…
-Attends ; ne lis pas… »</p>
-
-<p>Tout mon sang se glace.</p>
-
-<p>— Une nouvelle… d’où ?…</p>
-
-<p>— De Saïgon… » balbutie Philippe. Et il
-lâche le journal — ou je le lui arrache des
-mains. D’abord je ne vois rien. Tout est
-trouble. Et puis là — dans le coin, en bas,
-à droite — quelques lignes :</p>
-
-<p>« Nous avons le regret d’apprendre la
-mort presque subite de M. François
-Chardin, directeur de l’École Indo-Chinoise,
-décédé à Saïgon, des suites d’un
-accès de fièvre pernicieuse. Monsieur
-Chardin n’avait pas encore quarante-deux-ans ;
-depuis la fondation de notre
-jeune École, il la dirigeait avec une grande
-compétence et un dévoûment à toute
-épreuve. La science française perd en lui
-un de ses plus distingués représentants. »</p>
-
-<p>Les mots — les mots effrayants sont là — bien
-nets, cette fois. Je les relis — je m’assieds.
-Je les relis encore… Suis-je folle ?
-Non. Je sens le regard de Philippe fixé sur
-moi. Mes mains sont froides, ma gorge
-serrée ; mais ma tête est solide… Il s’est
-trouvé mal, lui, autrefois, en apprenant que
-j’avais failli mourir… Moi, je sais qu’il est
-mort, et je ne m’évanouis pas… Seulement
-je vois ses yeux, son pauvre sourire héroïque — j’entends
-sa voix… « Ce n’est pas
-la mort que je vais chercher… Nous nous
-reverrons plus tard, quand nous serons
-très vieux… » Oh ! François, mon ami !…
-vous qui m’aimiez tant — et que j’aime
-toujours — vous ne serez jamais vieux…
-et je ne vous reverrai plus…</p>
-
-<p>Maintenant je pleure — avec la sensation
-horrible de ne pas oser — d’étouffer, de
-broyer la douleur affreuse qui me tord le
-cœur. Il ne faut pas… il ne faut pas…
-maintenant… Quel silence ! Je relève la
-tête : Philippe est pâle, tremblant, comme
-pétrifié. Mais sur ses joues, je vois deux
-grosses larmes… Et il me dit, tout bas,
-presque humblement.</p>
-
-<p>« Moi aussi… je l’aimais bien… »</p>
-
-<p>Pauvre Philippe !</p>
-
-<p>Je suis malade — très malade, d’une bienheureuse
-grippe qui n’a aucun rapport
-apparent avec les peines morales, mais qui
-est suivie d’une grande dépression nerveuse.
-Le docteur Garnier parle de neurasthénie
-et m’envoie dans la montagne — seule — s’il
-savait ce que la solitude est devenue
-pour moi !… Philippe ne peut pas — ne veut
-pas m’accompagner. Il n’est plus jaloux — est-on
-jaloux d’un mort ? — mais il comprend
-qu’en ce moment nous serions
-malheureux l’un par l’autre. Alors, Thérèse,
-qui ne se sépare jamais de ses enfants,
-m’amène Jacques, tout grandelet, un peu
-anémié par une croissance subite.</p>
-
-<p>« Si j’osais, dit-elle, je vous demanderais
-de le prendre avec vous… cela lui ferait
-tant de bien !… »</p>
-
-<p>Ils sont tous très bons pour moi… Je pars
-avec mon cher petit Jacques, mon compagnon
-fidèle et tendre… Et je reviens guérie — de
-corps, sinon d’âme. Et la vie recommence
-encore…</p>
-
-<p>A quoi bon continuer ? Voilà neuf ans
-de ces heures cruelles… Tout s’adoucit. On
-ne peut plus être heureux, mais on se laisse
-reprendre par l’existence quotidienne,
-monotone, banale — consolante, pourtant.
-J’ai cru m’enlizer dans cette torpeur. Philippe
-absent, parti en Amérique pour plusieurs
-mois, en quête de nouveaux capitaux — l’usine
-périclitait, et il a dû finir par se
-séparer de Mauroy — j’ai cru pouvoir évoquer
-sans danger le passé, pendant que
-j’étais seule avec moi-même, et j’ai écrit ces
-pages — ces pages que mon mari ne pourrait
-pas lire…</p>
-
-<p>Il me semble que j’ai eu tort — il me
-semble que c’est mal. Cette paix que je
-cherche — non pas tant pour moi que pour
-l’homme excellent dont l’affection m’entoure
-depuis vingt ans, dont la délicatesse
-a respecté mes souffrances les plus secrètes — cette
-paix, ce n’est pas ainsi que je l’obtiendrai…</p>
-
-<p>Allons, un peu de courage !… Je suis
-assise près de la cheminée, mon manuscrit
-sur les genoux ; la flamme monte, danse — m’invite
-et me fascine… Encore un regard
-à ces lignes sorties de mon cœur, encore
-un adieu à mon cher souvenir — à mon
-cher remords. Et puis — au feu, mes
-douleurs ; au feu, mes tendresses : puisque
-les feuilles desséchées s’obstinent à ne pas
-vouloir mourir tout à fait — leurs cendres,
-peut-être, ne ressusciteront plus.</p>
-
-<p class="ind small">Paris, 1907-1910.</p>
-
-
-<p class="c gap">FIN</p>
-
-
-<p class="c gap small">297-11. — Corbeil. Imp. F. LEROY.</p>
-
-<div class="break"></div>
-<div class="c top4em"><img src="images/deco.jpg" alt="" /></div>
-
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-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
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