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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Feuilles mortes - -Author: Jacques Morel - -Illustrator: Casimacker - -Release Date: November 23, 2021 [eBook #66805] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at - https://www.pgdp.net (This book was produced from images made - available by the HathiTrust Digital Library.) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FEUILLES MORTES *** - - - - - “Petite Bibliothèque de la Famille” - - JACQUES MOREL - - Feuilles Mortes - - ROMAN ILLUSTRÉ - D’après les dessins de CASIMACKER - - [Illustration] - - PARIS - LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie - 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 - - Droits de propriété et de traduction réservés - - - - -ROMANS PUBLIÉS DANS CETTE COLLECTION - -Brochés: 3 fr. 50.--Cartonnés: 5 fr. - - - Un Peu, Beaucoup, Passionnément (Couronné par - l’Académie Française) par Mme Lescot. - Fêlure d’Ame par Mme Lescot. - Les Vaines promesses par Mme Lescot. - Au Lys d’Argent par Fr. Deschamps. - Ordre du Roi par G. de Beauregard. - Insaisissable Amour par Marion Crawford. - Le Baiser sur la Terrasse par Marion Crawford. - Le Beau Fernand (Couronné par l’Acad. Franç.) par Mme de Bovet. - Les Retours du Cœur par J.-H. Rosny, de l’Académie des Goncourt. - Mademoiselle Mignon par J.-S. Winter. - Une Reine des Fromages et de la Crème par Mme de Longgarde. - Jouets du Destin par Mme de Longgarde. - Une Réputation sans tache par Mme de Longgarde. - Le Supplice d’une Mère par Arthur Dourliac. - Liette par Arthur Dourliac. - Bibelot par May Armand Blanc. - La Maison des Roses par May Armand Blanc. - Aimer c’est vaincre par Mme P. Caro. - Muets Aveux (Couronné par l’Acad. Franç.) par Jacques Morel. - Kernevez (Couronné par l’Acad. Franç.) par Mlle Pape-Carpantier. - L’Oiseleur par Mlle Béatrice Harraden. - L’Eau dormante par Mlle Blanche Legrand. - L’Amour fait peur par Mlle Blanche Legrand. - Micheline par Augustin Filon. - L’Affaire Leavenworth par A.-K. Green. - Femme de Lettres par Mary Floran. - Le Roman d’un Loyaliste par Miss Jewett. - La Bienfaitrice par Mlle Louise Zeyss. - L’Orgueilleuse Beauté par Mme Albérich-Chabrol. - L’Offensive (Cour. par l’Acad. Franç.) par Mme Albérich-Chabrol. - Part à Deux par Mme Albérich-Chabrol. - Les Medlicotts par Curtis Yorke. - Le Mirage par Paul Béral. - De Peur d’Aimer par Mme Albérich-Chabrol. - Le Choix de Ginette par Mlle C. Trouessart. - Au Plus Digne par Mme Albérich-Chabrol. - L’Enfant Millionnaire par Katharina Green. - La Tabatière du Cardinal par Henry Harland. - Coupable par W. Le Queux. - Ma Grande par Paul Margueritte. - Haine de Femme par Marion Crawford. - Le Sequin d’Or par Anne Osmont. - Criminelle par Amour par Mlle L. Zeyss. - Le Voueur par M. Ch. Géniaux. - Le Trèfle Rouge par Norbert Sevestre. - Nicole à Marie par Gaston Bergeret. - Mirage de Bonheur par Camille Pert. - L’Inutile Route par M. La Bruyère. - Le Patrimoine Perdu par Anthony Hope. - Le Destin d’Hélène par Jean Relecq. - Les Demoiselles du Noël Fleuri par Blanche Legrand. - Maison Hantée par Maryan. - - - - -[Illustration] - - - - -_Feuilles Mortes_ - - -Juin 1907. - -Aujourd’hui j’ai quarante ans--l’âge où une femme ne reste jeune qu’à -condition de le vouloir passionnément. Moi je ne veux rien. Je me laisse -aller au fil des jours, m’efforçant de ne pas trop penser et de vivre -tranquillement ma vie présente. Sans doute ma réputation d’indifférence -aux vanités féminines doit être bien établie, car tout à l’heure, en -visite, une jeune mariée de vingt-deux ans, un peu bébête, s’est écriée -sans penser à mal: «On dit que vous avez été si jolie!» - -«On dit...» Ce mot m’a fait rêver. Restée seule après le départ de ma -petite oie blanche, je me suis approchée de la glace, et, sans -amertume--mais aussi, je l’avoue, sans aucun plaisir--j’ai cherché à -retrouver dans mes traits fanés le visage rayonnant de jadis, dans mes -bandeaux au ton de vermeil éteint, d’argent qui se dédore, les cheveux -blonds si brillants et si doux. Ma peau s’est plissée de mille rides -imperceptibles, mes dents ont perdu leur éclat, mon teint, d’un rose -délicat, a tourné au jaune pâle--je ressemble à un de ces pastels mal -encadrés dont le soleil et la poussière ont mangé la couleur et terni le -velouté: quelque chose s’est fêlé dans la paroi trop mince qui me -protégeait de la vie, dans le verre transparent et fragile de mon -bonheur. Et je songe à la petite Geneviève aux yeux bleus, aux joues -rondes, dont le regard curieux interrogeait l’avenir avec tant de -confiance. - -Dois-je le raconter, cet avenir d’alors, devenu mon passé? Parfois je me -dis qu’il vaudrait mieux oublier. Alors je ferme mon âme aux souvenirs, -j’écarte loyalement les regrets stériles. Mais à ce jeu, mon cœur se -vide: joies, tendresses, douleurs d’autrefois--chaque jour je les sens -qui se dessèchent un peu plus, qui se détachent de moi comme des -feuilles mortes menacées par le vent de l’oubli. Est-ce donc si mal de -les ramasser une à une, à mesure qu’elles tombent, pour pouvoir, quand -je serai très vieille, en respirer encore l’odeur mélancolique--pour -être sûre que _cela_, du moins, me restera toujours? - - - - -I - - -Mon enfance est très loin, très vague; je me rappelle les gens et les -choses, mais rien d’intime, de personnel--pas de ces terreurs nerveuses, -de ces chagrins violents qui laissent des traces profondes. Une petite -vie tout unie, calme comme la figure de Julie, que je retrouve mêlée à -tous les menus événements de mon existence--une figure sans âge, avec un -bon regard dans un masque couturé par la petite vérole. Telle elle -m’apparaît aujourd’hui, à soixante-sept ans, telle--ou à peu près--elle -devait être à vingt-sept ou vingt-huit lorsque, papa étant resté -veuf--ma mère venait de mourir en me mettant au monde après dix années -de mariage--personne ne s’étonna de voir Julie demeurer près d’un homme -encore jeune et s’installer dans ses fonctions de bonne à tout faire, -auxquelles elle adjoignit en mon honneur celles de nourrice sèche. - -Je me souviens d’un lapin blanc en verre filé dont les yeux rouges me -ravissaient d’admiration et qu’on me donnait pour jouer, le matin, dans -mon lit,--d’une promenade au Luxembourg pendant laquelle une petite -fille qui courait avec moi sur la terrasse s’arrêta tout à coup et me -demanda: «Pourquoi tu n’as pas de maman?» La question m’humilia, sans -m’attrister, et je répondis fièrement: «J’en ai une, seulement elle est -en portrait et papa met des fleurs devant.» Ce fut tout. Jamais je -n’avais pensé qu’une maman en chair et en os pût être indispensable à -l’existence. - -Quoi encore? Mon entrée à la pension de Mme Laurent, une veuve qui -habitait notre maison. Je venais d’avoir six ans; les boutons de mon -tablier noir s’accrochaient dans mes boucles, par derrière, et me -tiraient les cheveux toutes les fois que je baissais la tête--j’avais -très peur et un peu envie de pleurer, Mme Laurent me prit la main et me -conduisit à ma place en disant: «Asseyez-vous là, ma petite Geneviève.» -Au son de sa voix, mon cœur se fondit d’admiration et de respect. J’ai -su depuis qu’elle était vulgaire et boulotte, qu’elle louchait -affreusement, qu’elle possédait tout juste son brevet simple et que son -prétendu veuvage cachait une triste histoire de jeunesse. Mais pendant -longtemps, elle incarna pour moi ce qu’il y a de plus beau, de plus -savant et de meilleur. - -Les années se passent; je me vois, un soir d’hiver, assise dans notre -salle à manger, apprenant l’_Histoire ecclésiastique_ de l’abbé -Gautier--un vilain livre cartonné, veiné de rose et de jaunâtre. «Qui -était Tertullien?» La question est imprimée en italique. Et je répète -tout haut avec ardeur: «Tertullien était un prêtre de Carthage qui passa -à Rome durant les persécutions de l’empereur Sévère et y défendit les -chrétiens avec une éloquence et une érudition rares... Tertullien était -un prêtre... etc.» Près de moi, Julie tricote, silencieuse et placide, -mais je devine qu’elle m’admire--sans comprendre évidemment «qui était -Tertullien.» Devant le poêle allumé, des châtaignes bouillottent -doucement dans un pot de terre brune; par la porte entr’ouverte arrive -une bonne odeur de bouillon, et Julie quitte de temps en temps son -tricot pour aller surveiller les œufs au lait qui «prennent» sur le -couvercle de la marmite--combinaison économique qui a l’avantage d’user -le moins de charbon possible et l’inconvénient de communiquer à la crème -une légère saveur de viande bouillie. Comme je ne connais pas d’autre -mode de cuisson, je m’imagine que c’est là le goût particulier des œufs -au lait, et je ne les aime pas beaucoup. En revanche, j’adore les -châtaignes, et je les couve de l’œil tout en passant de Tertullien à -Origène. Mais voilà le bruit de la clef dans la serrure: c’est papa qui -rentre. Bien vite je saute à bas de ma chaise et je cours dans -l’antichambre en criant: «Papa, je sais très bien mon _Histoire -ecclésiastique_, et il y a des marrons bouillis!...» - -Maintenant j’ai douze ans, et papa commence à s’inquiéter de «mes -études.» La méthode de la pauvre Mme Laurent lui semble incohérente et -décousue: je suis très ferrée sur les Pères de l’Église, mais j’ignore -les premiers éléments de la littérature française; je connais par leurs -noms--et quels noms!--toutes les figures de rhétorique, mais je n’ai que -de vagues notions d’histoire naturelle. Mon admiration pour le phénix -des maîtresses faiblit un peu; quelques coups de sonde, naïvement jetés, -m’ont révélé dans ses connaissances des lacunes graves--notamment le -jour où elle n’a pas pu m’expliquer le sens du mot «ubiquité». «Il faut -trouver autre chose...» dit Papa. Cette petite phrase a des résultats -prodigieux. Adieu les bouquins surannés de l’abbé Gautier, adieu les -tabliers noirs, les pupitres peints en acajou, les notes de conduite, -d’«ordre et tenue». Je ne suis plus une écolière; je travaille seule à -la maison, dans de jolis livres aux couleurs gaies, en mettant mes -coudes sur la table tant que je veux, et, deux fois par semaine, Julie -me conduit au cours de Mlle Verdy... - -Chère Mlle Verdy! Même encore aujourd’hui, après vingt-huit ans, je n’ai -qu’à fermer les yeux pour évoquer sa haute silhouette, son port de tête -un peu altier, sa figure aux traits trop grands, son sourire moqueur et -bon--la bouche de Voltaire avec des yeux d’une douceur infinie, des yeux -pétillants de malice et brillants de tendresse, des yeux myopes qui -savaient voir tout au fond des âmes. Comme elle les connaissait, nos -âmes d’enfants, comme elle s’entendait à les manier sans heurt et sans -bruit! Pas de grandes phrases, jamais un mot de morale: une petite tape -sur l’épaule, un baiser bien chaud et bien maternel--parfois une façon -gentille et drôle de «blaguer» les plus sottes--et voilà les vanités à -bas, les paresses secouées, les cœurs, surtout, conquis, subjugués. -Jusqu’alors, je n’avais été qu’une enfant douce, un peu sauvage, -outrageusement gâtée par Julie, adorée par mon père qui gémissait de me -voir trop peu--ses fonctions de sous-chef à l’administration des -Finances le tenaient absent neuf heures par jour--sans grande direction -morale, poussant droit malgré tout comme une petite plante saine. Avec -Mlle Verdy je connus «l’idéal». Oui, en vérité, de douze à dix-huit ans, -j’ai remué plus de pensées généreuses, j’ai fait plus de pas sur le -chemin de la perfection que dans tout le reste de mon existence. Et si, -par la suite, ce beau feu s’est ralenti, s’il m’est arrivé de sourire en -pensant à mes enthousiasmes d’alors, du moins j’ai gardé de ces années -le «coup de pouce» indélébile, l’empreinte qui ne s’efface jamais. - -Il me semble que c’était hier... Voici la salle de cours, claire et -gaie, les deux fenêtres ouvrant sur un jardin où, l’été, on entendait -glousser des poules; voici la grande table verte et la place où -s’asseyait Mlle Verdy, tandis que nous lisions tout haut nos -devoirs--pauvres devoirs de petites filles, trop souvent semés de -phrases emphatiques et creuses. Nous lisions d’une voix tremblante, en -jetant des regards éperdus vers ce long visage austère, impassible en -apparence; nous lisions--soudain la bouche railleuse se plissait, l’œil -brun s’allumait gaîment, et pan!--d’un coup d’épingle nos belles -périodes boursouflées crevaient, s’étalaient en loques piteuses... A ce -régime, les pédantes guérissaient vite. Mais aussi, pour les timides, -que d’encouragements, que de paroles bienveillantes! Et parfois le mot -ardemment attendu: «C’est bien, vous êtes une bonne fille...» Après -cette louange suprême, rien ne pouvait plus nous émouvoir; nous planions -au-dessus des vanités de ce monde, et si l’Académie en corps était venue -nous offrir ses félicitations, nous l’aurions reçue avec indifférence... - -Six années pendant lesquelles j’ai connu le bonheur complet deux fois -par semaine--c’est beaucoup, peut-être, pour une seule vie... L’autre -jour, je passais devant la chère vieille maison d’où Mlle Verdy a -disparu depuis longtemps, hélas! En levant les yeux vers le second -étage, j’ai vu des fenêtres dégarnies, un large écriteau: la tentation -m’a prise de ressusciter le meilleur de ma jeunesse, et j’ai demandé à -visiter l’appartement. Quand je me suis trouvée dans l’escalier large et -nu, que j’ai senti sous mes pieds les marches de pierre inégales, sous -ma main le froid grenu de la rampe en fer forgé, le passé m’a ressaisie -brusquement--j’ai cru me revoir, fillette de quinze ans, escaladant ces -mêmes étages quatre à quatre, mes cheveux dans le dos et ma serviette -sous le bras... Mais, sitôt les portes ouvertes, dès le seuil de -l’antichambre, mes illusions se sont envolées. D’autres gens avaient -vécu là, semant des souvenirs étrangers aux miens, perçant des portes -dans _mes_ murs, cachant _mes_ papiers sous des tentures -«modern-style»--jusqu’au pauvre jardin détruit, remplacé par des -bâtiments vitrés d’où montait un brouhaha de voix et de rires, mêlé à -une odeur de pipe. «Oh! qu’est-ce qu’on a fait des arbres?... et les -poules?...» A ces mots presque involontaires, la concierge qui suivait, -bavarde et empressée, m’a lancé un regard soupçonneux: «Des poules, -Madame? Je n’en ai jamais connu ici; nous n’avons que des apprentis -graveurs, des jeunes gens bien convenables... Voilà déjà trois dames qui -me parlent des poules, et aussi d’un cours de demoiselles où elles -venaient dans le temps... Tout ça ne fait pas louer l’appartement...» -Évidemment, des compagnes inconnues m’avaient précédée dans ce -pèlerinage sentimental et la bonne femme se méfiait de ces chercheuses -de souvenirs. J’ai calmé sa mauvaise humeur par le meilleur des -arguments--en tirant ma bourse--et sans plus s’occuper de moi, elle m’a -laissée errer de pièce en pièce, le cœur serré, essayant de redonner un -peu de vie à toutes ces choses dont l’âme avait changé, quand la mienne -voulait rester fidèle... - - - - -II - - -Un soir de juillet, mon avenir se décida. J’étais assise à la fenêtre de -notre petit salon, haut perché dans une bicoque de la rue de -Chanaleilles; devant moi je regardais le ciel rose, où des étoiles -bleuâtres s’allumaient une à une; derrière moi j’entendais la voix de -notre vieil ami, le docteur Garnier, qui chapitrait mon père. - -«Je t’assure, disait-il, que tu ne te retrouveras tout à fait d’aplomb -qu’après un mois de séjour à la mer--et pas à Trouville, tu m’entends, -ni même en Bretagne, mais dans le Midi, le plus loin possible, à -Saint-Jean-de-Luz ou à Biarritz... - ---Biarritz! Peste, comme tu y vas! Mais c’est une plage de -millionnaires!» s’écria papa. - -Quatre mois auparavant, par un aigre vent de mars, il avait pris froid -en revenant du ministère sur l’impériale d’un omnibus; de bronchite en -grippe, de grippe en point pleurétique, il avait traîné tout le -printemps, faisant de courtes apparitions à son bureau et retombant -malade presque aussitôt. Maintenant il allait mieux, mais je -m’inquiétais de le voir rester plus maigre que de coutume, et c’était -moi qui, ce soir, avais invité le docteur Garnier à rompre notre -tête-à-tête familial. Dix-huit ans, un brevet supérieur tout frais -cueilli--ce sont des titres sérieux aux privilèges d’une maîtresse de -maison. Papa lui-même, me sachant raisonnable, m’avait remis les cordons -de la bourse, et je connaissais mieux que personne les ressources de -notre budget de vacances. C’est pourquoi je me crus autorisée à -intervenir dans le débat. - -«Soyez tranquille, docteur, dis-je d’un ton péremptoire; nous irons sur -la côte basque, puisqu’il le faut. On ne dépense jamais plus d’argent -qu’on n’en a, et je me charge de trouver à nous loger partout, même à -Biarritz...» - -Tous deux rirent de mon assurance--et par le fait j’ignorais totalement -ce que coûteraient le voyage et le séjour dans ces parages lointains. -Mais j’étais à l’âge heureux où l’on se persuade que vouloir c’est -pouvoir. Dès le lendemain, je me mis à consulter les indicateurs, à -compulser les guides et les cartes; il y eut des lettres échangées, de -longs conciliabules avec Julie, des calculs très ardus où mon algèbre ne -me servait à rien--je n’ai jamais su faire une addition sans compter sur -mes doigts. Ces préliminaires durèrent quinze jours, au bout desquels -j’exhibai triomphalement ce que j’appelais «mon dossier». - -«Nous irons à Guéthary, papa: c’est un petit trou entre Biarritz et -Saint-Jean-de-Luz--juste l’endroit rêvé... Voici les lettres de la -maîtresse d’hôtel qui s’engage à nous prendre pour 6 francs par jour, -tout compris--et je suis sûre que c’est très propre chez elle: vois -comme elle a une jolie écriture... et pas une faute d’orthographe!... -Voilà le prix des billets d’aller et retour, valables soixante jours; -c’est plus qu’il n’en faut... voilà le total de ce que nous dépenserons -là-bas: tu vois qu’il nous reste encore cent quarante francs d’aléa, en -comptant les trois cents francs d’économie que nous avons faits cet -hiver et que j’ajoute à ton traitement... et voilà l’itinéraire du -voyage: nous pouvons visiter Angoulême et Bordeaux...» - -Tout était prévu, jusqu’à l’entretien et à la nourriture de Julie qui -devait rester seule à Paris. Papa mit son lorgnon, lut les lettres, -vérifia les chiffres. - -«C’est parfait, dit-il. Et se tournant vers le docteur Garnier, dont -j’avais encore une fois requis la présence: - -«Qu’en penses-tu, toi?» - -Notre ami eut un bon sourire goguenard: - -«Je pense que Geneviève est un financier en jupons, doublé d’un -graphologue étonnant qui sait juger de la propreté d’un hôtel d’après -l’écriture de sa propriétaire... Je pense surtout que tu as encore une -assez fichue mine, que ton pouls n’est pas fameux, ton appétit non plus, -et que plus tôt vous partirez vers ce paradis, mieux cela vaudra...» - -Trois jours après nous étions en route pour Guéthary. - -Que c’est bon d’être jeune! Je n’avais vu la mer qu’à Dieppe, je ne -m’étais jamais avancée dans le Midi plus loin que Fontainebleau. Mon -père, à cinquante-trois ans, n’était pas beaucoup plus blasé que moi. -Notre voyage fut un enchantement. Les remparts d’Angoulême, la noble -façade romane de l’église Saint-Pierre, toute blanche dans le soleil du -matin, la vallée de la Charente, avec la courbe molle du fleuve coupée -çà et là par des rideaux de peupliers--puis Bordeaux, les bateaux du -port aux mâts enchevêtrés, le grand pont sur l’eau rougeâtre de la -Garonne--enfin Guéthary, la gare surplombant presque la plage, l’Océan, -tout de suite, vous accueillant par sa lumière, par le bruit de ses -vagues, par sa bonne odeur d’iode et de sel... Deux heures à peine après -notre arrivée, je regardais papa installé sur le sable, la tête à -l’ombre d’une petite estacade, les jambes voluptueusement étalées. Il me -semblait le voir engraisser! - -Une semaine de repos complet, de chaleur et de grand air suffit à mon -malade pour retrouver l’appétit et le sommeil. Nous passions nos -journées entières sur la plage, encore déserte à cette époque; le ciel -de juillet s’étendait sans un nuage et, au-dessus des galets, une petite -buée transparente dansait en tremblotant dans l’air surchauffé. Mais -nous n’en avions cure: «Je me sens devenir lézard», murmurait papa en -rampant sur le dos et sur les coudes pour suivre le soleil à mesure que -l’ombre le gagnait. Quant à moi, j’avais renoncé à l’abri d’ombrelles -illusoires, et je laissais consciencieusement les taches de rousseur -éclore sur mes joues et jusque sur mes mains, tandis que mes yeux -s’emplissaient du bleu de la mer, et mon âme d’une allégresse inconnue. - -Tout le jour nous restions ainsi, seuls maîtres du ciel, de l’eau et de -la terre jusqu’à l’heure où, du bord de l’horizon, une petite voile -blanche, puis deux, puis dix, puis une vingtaine, apparaissaient, se -dirigeant toutes vers nous. L’une après l’autre, nous les regardions -approcher, grossir peu à peu, comme de grands oiseaux aux ailes -étendues. A vingt mètres du bord, d’un seul coup, les ailes tombaient, -la voile se repliait, et dans la barque devenue soudain lourde et noire, -on voyait s’agiter des hommes halant sur de grandes perches. Alors, du -haut de la falaise, dévalant vers le petit port silencieux, c’était la -nuée des gamins, des femmes, des tout petits, le grouillement des -silhouettes agiles, le grincement du cabestan, les cris rythmés scandant -l’effort des hommes qui, par six, par dix, d’une épaulée superbe, -hissaient leurs barques le long des dalles en pente. Des groupes se -formaient; d’un bateau à l’autre on comparait, on échangeait sa pêche. -Puis lentement, d’un pas cadencé, tous remontaient vers le village, -chargés de paniers où les poissons luisaient en éclairs d’argent. -Quelques femmes portaient les corbeilles sur leur tête, le torse cambré -en arrière comme des canéphores antiques. En moins d’une heure tout -était redevenu vide et muet. Et papa, se tournant vers moi, disait: - -«Voilà qu’il est temps d’aller dîner.» - -Un matin, comme nous descendions gaîment, sous le feuillage ténu des -tamaris, le raidillon qui mène à la mer, l’aspect insolite d’un superbe -parapluie-tente adossé contre l’estacade--tel un gros champignon rouge -poussé en une nuit dans le sable jaune--nous arrêta dans notre élan. - -«On nous a pris notre coin!» - -Ce fut mon premier cri. Papa, moins égoïste ou plus philosophe, haussa -les épaules. - -«Bah! la plage est à tout le monde.» - -Malgré moi, j’étais déçue: je voyais déjà notre solitude envahie. -Pourtant, la semaine écoulée, je dus avouer que la propriétaire du -parapluie n’était pas gênante. Tout le jour, elle restait blottie sous -son abri, et comme elle habitait sur la falaise, de l’autre côté du -port, nous ne la voyions jamais que de loin--et de dos, silhouette noire -et menue suivant toujours un chemin opposé au nôtre. - -«Je crois vraiment qu’elle nous évite», disait papa. Et il riait, à demi -vexé. Si peu sociable que l’on soit, on n’aime pas à jouer le rôle -d’intrus. Le hasard, d’ailleurs, nous réservait une revanche, tout en -forgeant le premier anneau de ce qu’Hoffmann eût appelé «la chaîne de ma -destinée». - -Ce jour-là, nous étions allés chercher la mer chez elle, tout au bout -des rochers: nous avions pataugé dans les mares grouillantes d’une vie -obscure et vague où, parmi d’étranges fleurs qui remuent, on voit filer -comme des flèches les crevettes au corps diaphane. Puis nous nous étions -avisés qu’il allait être midi, que nous avions grand’faim et que la -marée montait. Très vite, grisés par l’air et le soleil, les lèvres -salées, les cheveux collés aux tempes, nous revenions, en trébuchant sur -les algues visqueuses où le pied n’a pas de prise, en nous écorchant les -mains aux petits coquillages secs et durs qui hérissent le roc--mais -enfin nous revenions et, pour couper au plus court, nous prenions le -chemin du port, quand papa me poussa le coude. Doucement, à pas lents, -un pliant sous le bras, un livre à la main, «notre ennemie» montait -devant nous. - -C’était une bien petite ennemie--ni jeune, ni redoutable. Tandis que -nous la dépassions, tout en saluant d’un geste poli, j’avais eu le temps -de voir une figure maigre, deux beaux yeux bruns, des bandeaux blancs... -Déjà nous l’avions devancée de dix pas et nous grimpions lestement la -côte. Soudain un bruit sec, un cri étouffé nous firent tourner la tête: -entre son pliant, qui roulait loin d’elle, et son livre qu’elle n’avait -pas lâché, la vieille petite dame gisait, étalée sur la pierre grise et -dure. - -D’un bond, je fus près d’elle, et comme papa courait pour me rejoindre: - -«Prenez garde, monsieur, dit-elle d’une voix faible, ces dalles sont -très glissantes... Je crois que je me suis cassé la cheville», -ajouta-t-elle en essayant de sourire. Et elle s’évanouit. - - * * * * * - -Que serait-il advenu de moi si je ne m’étais pas trouvée là pour relever -Mme Chardin, quand elle tomba sur le port de Guéthary?... C’est le -secret des dieux, écrit dans le livre des vies qui ne seront jamais -vécues. Pour le moment, ni papa ni moi ne songions guère à l’avenir. - -Les premières minutes d’effarement passées, et la blessée remontée chez -elle, le médecin, qu’on avait envoyé chercher à Saint-Jean-de-Luz, -reconnut qu’il n’y avait pas de fracture, mais une simple entorse. -L’année précédente, notre bonne Julie s’étant foulé le poignet, j’étais -devenue, sous la direction du docteur Garnier une masseuse assez -experte. Je crus donc pouvoir offrir mes services à Mme Chardin qui les -accepta simplement, sans phrases: elle se trouvait seule, avec une -cuisinière trop vieille pour être d’une aide efficace... Et comme, un -peu gênée malgré tout par cette intimité subite, je lui tendais la main -pour prendre congé, elle m’attira vers elle et m’embrassa. Le pacte -était conclu--nous n’avions plus d’«ennemie». - -Dès lors, notre vie de tous les jours fut modifiée. Papa, optimiste -incorrigible, ne songeait même pas à regretter nos longues flâneries sur -la plage. - -«Qui sait? nous allions peut-être commencer à nous ennuyer!... Il ne -faut pas être trop sauvages, vois-tu, fillette, et je ne suis pas fâché -que tu aies l’occasion de sortir un peu de notre petite coquille...» - -J’en sortais, et de très bonne grâce. Chaque matin, j’allais passer une -demi-heure près de ma malade. Qu’elle eût bien ou mal dormi, qu’elle -souffrît peu ou beaucoup, je la trouvais toujours souriante, ses cheveux -blancs bien lissés, ses grands yeux pleins de feu et de vie. Jamais je -ne l’entendais se plaindre, même quand, après le massage, je lui faisais -exécuter les mouvements de la cheville, si douloureux aux chairs -meurtries, aux tendons froissés. Je me rappelais, en pareille -occurrence, les cris que la souffrance avait arrachés à Julie, pourtant -plus jeune et plus endurcie. Mme Chardin pâlissait un peu, serrait les -dents--et c’était tout. Même, un jour, elle s’excusa de sa défaillance -passagère au moment de son accident: «C’était si bête de m’évanouir!... -mais j’ai un vieux cœur qui n’est pas très solide...» Elle souffrait, en -effet, par intervalles, de crises d’étouffements, peu graves, -pensait-elle. D’ailleurs, en principe, elle s’occupait le moins possible -de sa santé. Les trente minutes réglementaires à peine écoulées, elle me -renvoyait gaîment. - -«Allez pêcher la crevette, mon petit docteur... Et n’oubliez pas de -revenir à cinq heures, pour le thé... Perrine m’a promis un plum-cake et -des galettes salées...» - -Docile,--un peu gourmande aussi,--je reparaissais à l’heure dite, -escortée par mon père que Mme Chardin avait invité une fois pour toutes. -Alors, nous passions des moments délicieux. - -Encore un souvenir vivant et lointain, un éclair dans la brume... Le -salon clair, tendu d’étoffes anglaises, meublé de jonc et de bois -laqué--car notre nouvelle amie est chez elle; une parente éloignée lui a -légué jadis ce petit Ermitage où elle nous accueille toute frêle et -gaie, étendue sur sa chaise longue, entre le piano et la table à thé. -Nous causons, sans nous lasser. Elle se laisse aller à nous raconter un -peu de sa vie--ses premières années de ménage, si heureuses, dans cette -paisible ville d’Amiens où son mari était professeur; son veuvage -prématuré, son retour à Paris pour l’éducation de son fils--ce grand -fils sur qui elle a reporté toute sa tendresse et tout son orgueil. -Avant trente ans, le voilà presque un savant, diplômé de l’École des -Hautes Études, chargé depuis dix-huit mois d’une mission scientifique à -Angkor, en Indo-Chine. «Il doit revenir au printemps prochain, et pour -longtemps, j’espère...» A cette pensée, quel bon sourire éclaire son -visage fatigué!... Mais déjà elle craint de nous importuner en nous -entretenant d’elle-même. Peu à peu la conversation dévie. Les revues -nouvelles sont à portée de la main; Mme Chardin sait tout, a tout lu, -s’intéresse à tout. La liberté de ses jugements et de ses opinions -effare un peu papa, plutôt timide et conservateur par nature; pour moi, -j’aime cet esprit vigoureux qui me rappelle celui de Mlle Verdy... Voilà -qu’on parle d’art; j’en ai le goût et l’instinct, mais peu de culture -esthétique. «Cela s’acquiert, dit Mme Chardin; il suffit de regarder des -images... vous viendrez en voir chez moi... Et la musique?...» Sans -savoir comment, je me trouve au piano, devant un volume des _Échos de -France_; je chante la vieille mélodie: «Au bord d’une fontaine.»... Le -soleil baisse à l’horizon; par la fenêtre ouverte, je vois la mer moirée -d’or, j’entends le bruit assourdi du flot qui monte. Une sensation de -paix profonde, de bonheur subtil m’envahit jusqu’à l’âme, tandis que -j’achève la chanson mélancolique: - - Félicité passée - Qui ne peut revenir, - Tourment de ma pensée, - Que n’ai-je en vous perdant, perdu le souvenir! - -A dix-huit ans, ce sont là des mots vides de sens; pourtant, j’y ai mis -tout ce que je ne comprends pas, sans doute, car Mme Chardin dit à voix -basse: «C’est bien... c’est très bien...» Et soudain, entre nous trois, -tombe un silence très doux... - - - - -III - - -Si je me suis attardée à ces souvenirs, c’est qu’ils marquent pour moi -un des tournants de la route inconnue que nous suivons tous en aveugles: -de distance en distance, seulement, il nous est permis de nous -retourner; alors les étapes parcourues nous apparaissent d’un seul coup, -en pleine lumière--comme si le jour naissait derrière nous à mesure que -nous marchons vers la nuit. - -Sans le savoir, j’atteignais une ces étapes. Jusqu’alors, ma vie avait -oscillé entre deux pôles: d’un côté, papa et Julie--le «chez nous» -paisible et doux de mon enfance; de l’autre, Mlle Verdy--l’enthousiasme, -la lutte, la gloire finale de l’«examen supérieur»! Maintenant je le -tenais, ce fameux brevet; il sommeillait au fond de mon tiroir et il -m’avait apporté plus de déceptions que de joies. Mon existence me -semblait sans but: naïvement, je croyais n’avoir plus rien à -apprendre--car ceci se passait en des temps très anciens où les -princesses de science n’étaient encore que des Belles au bois dormant, -où l’on voyait très peu de doctoresses et pas du tout d’avocates. Autour -de moi, personne pour me conseiller; nous étions presque sans famille. -Papa, originaire de Bretagne, possédait aux environs de Nantes quelques -vagues cousins que nous voyions tous les cinq ans, et je ne me -connaissais, pour ma part, d’autres ascendants que deux tantes de ma -mère, excellentes vieilles filles, dévotes et momifiées, dont la société -m’ennuyait beaucoup. - -C’est dans cette heure de solitude intellectuelle que Mme Chardin -apparut à mon horizon. Et mon âme avide de tendresse et d’admiration se -donna tout de suite à elle. - -Dès notre retour de Guéthary dans le grand Paris chaud et désert des -jours d’août, j’avais pris l’habitude de lui écrire souvent. Elle-même -ne devait revenir qu’au mois d’octobre et se trouvait un peu isolée -là-bas; elle me répondit longuement--des lettres exquises, pleines de -jeunesse et d’entrain, en dépit de ses soixante ans, de son cœur -détraqué et de sa cheville encore invalide. «Je suis retournée hier à la -plage--disait-elle--toute branlante et boitillante, au bras de ma -vieille Perrine. En revoyant la dalle, cause stupide de ma chute, mon -premier mouvement, je l’avoue, a été plein de rancune. Et puis j’ai -pensé à vous, ma petite Geneviève; je me suis dit que, sans cette -vilaine pierre, nous aurions très probablement passé l’une à côté de -l’autre sans nous parler jamais. Alors j’ai failli m’écrier: «Cette -dalle est le plus beau jour de ma vie!» - -J’avais souri, heureuse au fond de son affectueux badinage. Bien plus -tard, je compris tout ce que ces mots contenaient d’espoirs secrets, -demeurés inavoués, qui devaient m’être révélés dans un grand jour -d’angoisse... - -Octobre arriva, et je revis Mme Chardin, guérie enfin pour tout de bon. -Par un hasard singulier--Paris réserve de ces surprises--elle demeurait -rue Barbet-de-Jouy, à cent mètres de notre maison, si près que je fus -autorisée à me rendre seule chez elle. Julie grogna un peu. Elle avait -des idées très arrêtées, cette chère Julie, sur la respectabilité des -jeunes filles. La première fois que, prête à sortir sans escorte, je -m’approchai d’une glace pour mettre mon chapeau, j’aperçus derrière moi -le reflet d’une bonne figure inquiète dont l’expression grondeuse me fit -rire. Bien vite je me retournai pour l’embrasser. - -«Tu as l’air d’une poule qui a couvé un canard!... Sérieusement, est-ce -que tu crois qu’on va m’enlever entre la boutique du fruitier et celle -de l’herboriste?...» - -Sans se dérider, Julie secoua la tête. - -«Pardi! je sais bien qu’il ne vous arrivera rien... au moins -aujourd’hui--depuis mes quinze ans, elle refusait obstinément de me -tutoyer--Mais c’est égal, ça ne se fait pas!...» - -Que de choses _ne se faisaient pas_ dans ce temps-là! Heureusement, Mme -Chardin, toute libérale qu’elle fût, connaissait mieux encore que Julie -le code des convenances mondaines. Avec un tact infini, sans s’imposer à -nous, sans chercher à m’accaparer, elle me proposa pour l’hiver tout un -plan dont l’ensemble m’enchanta et qui reçut la pleine approbation de -papa, trop heureux de ne pas me laisser seule et désœuvrée pendant ses -longues journées d’absence. - -Chaque mardi, j’allais la prendre rue Barbet-de-Jouy, et elle me -conduisait à la Sorbonne, où venait de s’ouvrir une série de cours sur -l’Histoire de l’Art; chaque samedi, nous visitions ensemble les musées -et les expositions. Et comme, une fois par mois, papa s’accordait -l’innocente distraction d’un Dîner Breton où il retrouvait de vieux -camarades, il fut convenu que, ces jours-là, je dînerais avec Mme -Chardin. J’esquivais ainsi certaines soirées passées entre la tante -Olympe et la tante Cornélie, soirées dont le bézigue à trois faisait -tous les frais--à moins qu’on ne m’employât à tailler des étoffes très -laides, ou à dévider d’éternels écheveaux de cette laine grise et morne -réservée aux «œuvres de bienfaisance». - -Chez Mme Chardin, rien de pareil. Je ne sais comment elle s’y prenait -pour faire le bien, et sans les indiscrétions de Perrine, devenue très -vite l’amie intime de Julie, nous aurions pu la croire uniquement -absorbée par des préoccupations artistiques et intellectuelles. Avec une -fortune médiocre et une santé chétive, elle avait su créer, en elle et -autour d’elle, cette harmonie raffinée qui est mieux que du luxe. Quand -je la regardais, assise près de sa fenêtre dans une bergère Louis XVI -aux tons fanés, sous le jour pâle que filtraient les grands rideaux de -tulle blanc, j’avais l’impression qu’elle faisait partie d’un tout très -délicat, que sa personne menue, corps, âme et le reste, n’était pas -seulement là, au fond du vieux fauteuil, mais éparse dans l’atmosphère -ambiante--et qu’on en respirait le parfum, subtil comme celui d’une rose -sèche. Le soir, à la lumière de la lampe, elle prenait une apparence -plus concrète; pourtant, quoique sa voix fût vive et gaie, ses gestes -restaient discrets, plutôt rares. Doucement, de ses doigts maigres, elle -tournait les pages de quelque livre d’art--car elle avait tenu sa -promesse, et une bonne part de notre temps se passait à «regarder des -images». - -En peu de semaines, grâce aux cours de la Sorbonne et à nos stations -dans les musées, j’avais appris à voir--chose plus difficile qu’on ne le -pense généralement. Mme Chardin n’en demandait pas davantage: elle ne -haïssait rien tant que le snobisme et les admirations toutes faites. Ma -sincérité l’amusait. Quand je lui avouai que je ne comprenais pas bien -la _Joconde_, et que la _Bethsabée_ de Rembrandt m’impressionnait -surtout par la longueur de son torse et la laideur de ses jambes, elle -se mit à rire. - -«Mon Dieu, c’est une opinion comme une autre, et je suis sûre au moins -que vous ne l’avez pas trouvée dans Taine... Mais pour cette fois, c’est -vous qui avez tort, ma pauvre Geneviève; vous confondez le _beau_ avec -le _joli_, et si vous les examiniez d’un peu plus près, ces deux femmes -laides...» - -Un coup de sonnette l’interrompit. Nous étions assises toutes les deux -devant un beau feu de bois--elle au coin de la cheminée, dans sa -bergère, moi sur un tabouret bas, rôtissant à la flamme claire mes mains -et mon visage--et nous devisions en attendant le dîner que Perrine -tardait un peu à nous servir. Au bruit violent du timbre, j’avais -sursauté, prête à me lever. Mme Chardin me mit la main sur l’épaule. - -«Restez donc tranquille, petite sauvage; personne ne doit venir nous -déranger ce soir... On apporte le journal, sans doute... j’entends une -voix d’homme... Comment, c’est toi, Philippe!... - ---Mais oui, ma tante...» - -Le robuste garçon, très blond et très barbu, qui entrait en coup de -vent, s’arrêta soudain à ma vue. D’un bond, j’avais quitté mon tabouret -et je me tenais debout, prodigieusement gauche et gênée--du moins je le -pensais. Quant à Mme Chardin, elle contemplait le nouveau venu avec -stupéfaction. - -«Qu’est-ce que cela signifie?... Je te croyais à Nice pour tout l’hiver. -Avant-hier encore, tu m’écrivais... - ---Oui, avant-hier... Mais depuis... j’ai changé d’avis; je suis revenu -subitement... Des affaires, tu comprends...» - -C’était la voix bredouillante d’un petit petit garçon pris en faute. Un -coup d’œil du côté de Philippe--puisque Philippe il y avait--me le -montra tout rouge, d’une rougeur de blond qui avait envahi jusqu’à la -racine de ses cheveux courts et frisés. Mme Chardin sourit, -imperceptiblement, et je vis une lueur de malice passer dans ses yeux -que je connaissais déjà si bien. Tout de suite, elle avait repris son -aisance habituelle. - -«En ce cas, tu vas dîner avec nous. Tu venais pour cela, je pense... - ---Mais oui, ma tante...» - -Encore! Décidément Philippe n’était pas éloquent. Plus il semblait -timide et empêtré, plus je me sentais redevenir brave. Quand Mme Chardin -songea enfin à nous présenter l’un à l’autre: «Mon neveu Philippe -Noizelles... Ma petite amie, Geneviève Rodier...» je saluai sans le -moindre embarras. D’ailleurs, au même moment, Perrine ouvrait la porte -de la salle à manger, ce qui mit fin à toutes les cérémonies. - -«Pas plus que les Muses, pas moins que les Grâces», a dit, je crois, -Brillat-Savarin en évaluant le chiffre de convives propre à donner au -repas la perfection voulue. Nous étions bien un nombre sacré, ce -soir-là, à la table de Mme Chardin, mais il me sembla d’abord que la -troisième Grâce, sous la forme de Philippe Noizelles, n’ajoutait rien au -charme de notre tête-à-tête habituel. Non qu’il fût laid ou -antipathique. Vu en pleine lumière, avec son teint frais, ses traits -réguliers, ses yeux gris clairs et honnêtes, il plaisait par un grand -air de jeunesse et de bonté. Jeune, il l’était beaucoup plus que je ne -l’avais cru--vingt-deux ou vingt-trois ans à peine--et bon de la tête -aux pieds--bon par le son de sa voix, par la douceur de son regard, bon -jusque dans sa façon de vous verser à boire et de vous passer la -corbeille à pain. Seulement la timidité le paralysait, et pendant près -d’un quart d’heure, le dîner fut plutôt morne. - -Peu à peu, cependant, grâce aux efforts de Mme Chardin, la conversation -prit un tour assez animé--moins «intellectuel» peut-être que de coutume. -Philippe, évidemment, possédait une culture plus scientifique que -littéraire; tout frais émoulu de l’École centrale, il sortit de son -mutisme dès que sa tante l’eut amené sur un terrain familier, et il se -mit à décrire avec feu un nouveau moteur qu’on venait d’aménager dans -son usine--une grande filature près de Lille dont la mort de ses parents -l’avait fait propriétaire, mais qu’il ne dirigeait pas seul, à cause de -son jeune âge. - -«Si tu voyais quelle jolie machine! Pas trop grosse, pas encombrante, et -douce, et silencieuse!... Un vrai bijou!...» - -Son enthousiasme m’amusait. Maintenant je le trouvais gentil et pas sot, -malgré son air candide. Il mangeait de grand appétit, riait d’un rire -d’enfant et se dégelait à vue d’œil. Seul, le nom de Nice avait gardé le -pouvoir de le faire devenir écarlate, et la moindre allusion à son -séjour dans le Midi lui causait un malaise évident--pour quelle raison? -A vrai dire, cela m’intriguait un peu... - -«Et François, ma tante? Il va bien? Si je ne te demandais pas de ses -nouvelles, c’est que j’ai reçu tout dernièrement une lettre de lui... Il -me parlait de son prochain retour. A-t-il fixé une date?» - -Mme Chardin soupira. - -«Pas encore... Pourtant il espère avoir fini son travail en janvier, ce -qui lui permettrait de revenir en mars... Mais je n’ose pas trop y -compter. C’est si loin, ce pays d’Angkor! Tout au fond de la -Cochinchine, sur la frontière du Cambodge!... - ---Ce bon François! dit Philippe, je serai joliment content de le -revoir!» - -Et se tournant vers moi: - -«Vous ne le connaissez pas, mademoiselle, mon cousin François? C’est la -gloire de la famille, vous savez!... Quant à moi, personnellement, je -lui dois une fameuse chandelle... Sans lui, je ne sais pas si j’aurais -passé mon bachot... Pour les sciences, je ne dis pas; mais le latin!... -Tu te rappelles, ma tante, les versions qu’il me faisait piocher le -dimanche?...» - -Mme Chardin sourit, sans répondre. Et soudain, l’idée me vint que, -jusqu’alors, elle s’était montrée singulièrement réservée au sujet de -son fils. Elle en parlait rarement, et nulle part, chez elle, je n’avais -vu en évidence rien qui ressemblât à un portrait ou à une photographie. -Discrétion d’âme et finesse de goût, horreur instinctive des sentiments -étalés et des vilains cadres en peluche--c’est ainsi, du moins, qu’en y -pensant pour la première fois, j’interprétai l’abstention volontaire de -ma vieille amie, sans comprendre qu’il y avait encore dans son silence -autre chose de plus complexe et de plus délicat... - -Dans le salon, près de la table, je feuilletais un _Rembrandt_, tandis -que Philippe Noizelles buvait son café, adossé à la cheminée, en causant -avec sa tante. Il y eut un petit silence: Mme Chardin venait d’ouvrir -son journal. Alors, sur mes cheveux, sur mon front baissé, je sentis -peser un regard, timide d’abord et lointain, puis peu à peu plus proche -et plus hardi. Et tout à coup: - -«Est-ce indiscret de demander à voir, mademoiselle?» - -Il se tenait devant moi, de l’autre côté de la table; c’étaient ses yeux -qui cherchaient les miens--deux yeux si bons que je ne pus m’empêcher de -leur sourire. Il se pencha pour regarder la planche que -j’étudiais--justement la _Bethsabée_--et l’examina un moment d’un air -perplexe. - -«Je crois que je connais ça... Ah! oui, Rembrandt... Elle est plutôt -laide, cette bonne femme... Oh! je dois avoir tort, ajouta-t-il bien -vite; je n’entends pas grand’chose à la peinture... - ---Alors pourquoi en parles-tu? dit gaîment Mme Chardin qui se -rapprochait de nous, le _Temps_ à la main. Tu ferais mieux de fumer une -cigarette; nous t’y autorisons toutes les deux.» - -Philippe secoua la tête. - -«Oui... mais moi je sais que l’odeur du tabac te fait mal... Aussi, -maintenant, quand je viens chez toi, je n’apporte plus de cigarettes... -Et comme il n’y en a pas ici, je suis sûr de ne pas succomber à la -tentation...» - -Avec quelle bonhomie le brave garçon avouait son petit sacrifice! Mme -Chardin en fut touchée; mais elle semblait surtout préoccupée de -«distraire» son neveu: on voyait qu’elle n’avait pas encore perdu -l’habitude de le traiter comme un enfant. Elle me proposa de chanter -«pour remplacer la cigarette», disait-elle. - -Et tout de suite le bon Philippe prit feu à cette idée. - -«Je vous en prie, mademoiselle... J’aime tant la musique! Les mélodies -de Gounod, surtout...» - -J’aurais préféré du Schumann... Mais Mme Chardin avait déjà ouvert un -cahier et attaquait une ritournelle, au hasard. Docilement je commençai: - - Ah! si vous saviez comme on pleure... - -Je chantais mal, sans entrain. Philippe Noizelles était assis derrière -moi et je ne pouvais pas le voir; seulement, de temps à autre, je -l’entendais pousser de petits soupirs. - - Vous entreriez peut-être même - Tout simplement... - -Mon auditeur demeurait plus muet qu’une carpe. Un peu surprise de ce -silence inusité, je me tournai vers lui et je restai confondue. -Immobile, le regard fixe et--Dieu me pardonne!--les larmes aux yeux, il -semblait pétrifié par l’extase. - -«Mademoiselle... oh! mademoiselle!... Vous avez une voix délicieuse... -Comme c’est joli, cette musique!... Voulez-vous être très bonne, et m’en -chanter encore?...» - -Comment résister à cette explosion de ferveur naïve? Après tout, moi -aussi, j’avais aimé ces mélodies, devenues banales par leur grâce même. -Philippe «retardait» seulement de quelques années. D’ailleurs il y avait -dans ses moindres paroles une simplicité, une sincérité absolue qui -lui donnaient beaucoup de charme. Et puis--pourquoi ne pas -l’avouer?--j’étais flattée d’une telle admiration. Un peu hésitante, je -consultai Mme Chardin du regard. - -«Continuons,» dit-elle d’un ton résigné. - -Et je continuai. Le recueil entier y passa: _Medjé_, la _Chanson du -Printemps_, l’_Envoi de fleurs_--tout un flot d’harmonie éperdue que -Philippe recevait cette fois en pleine figure car il était venu -s’asseoir en face de moi. Je gardais les yeux rivés sur ma musique, -gênée par son regard candide et ravi--émue peut-être par l’hommage -inattendu de cet enthousiasme juvénile qui ne s’adressait plus seulement -à Gounod... - -Dix heures sonnaient, et je chantais encore, quand papa entra dans le -salon de notre amie. Il venait me prendre, comme toujours, en sortant de -son Dîner Breton et, au premier abord, il parut surpris de trouver là un -jeune homme inconnu; mais Mme Chardin, avec son tact ordinaire, eut vite -fait de lui expliquer, sans en avoir l’air, que la présence de son neveu -était toute fortuite. - -«Ce grand garçon est venu me demander à dîner, au moment où je le -croyais à l’autre bout de la France... N’est-ce pas, Philippe?» - -Elle semblait fatiguée, un peu nerveuse et, contre son habitude, -n’insista pas pour nous retenir après qu’on eut pris le thé. - -«Je crains que cette séance de musique n’ait été trop longue pour vous, -lui dis-je en l’embrassant. Si vous voulez vous reposer demain, nous -n’irons pas au Louvre... Et même, mardi, nous pourrions manquer la -Sorbonne... - ---Manquer la Sorbonne! A quoi pensez-vous, petite paresseuse!...» - -Nous étions dans l’antichambre, et Philippe Noizelles enfilait son -pardessus--une belle pelisse doublée de fourrure qui lui donnait -l’aspect d’un jeune boyard très blond. - -«Vous suivez des cours à la Sorbonne, Mademoiselle?» - -Il demandait cela au hasard--pour le plaisir de parler sans doute. Et -moi, machinalement aussi, je lui dis le nom du professeur, tandis que -nous prenions congé de Mme Chardin. - -«A bientôt, ma tante; je pars demain pour Lille, mais je n’y resterai -qu’un jour ou deux...» - -Sur le seuil de la porte cochère, discrètement, il nous salua, papa et -moi, et s’éloigna dans la nuit d’hiver, d’un pas ferme et leste. - -«Un solide gaillard!» fit papa, non sans une secrète admiration d’homme -maigre. Puis, après un moment de réflexion: «D’où diable sort-il, ce -neveu-là?» - -Je me mis à rire. - -«Mais, du pays des neveux, je pense... Oh! il est bien gentil, je -t’assure; seulement, c’est dommage qu’il n’aime pas assez la peinture, -et qu’il aime trop la musique de Gounod...» - -Et soudain, je me sentis rougir, effleurée d’un remords: en songeant au -bon regard confiant qui, tout à l’heure, se fixait sur moi, je venais de -comprendre que, peut-être, l’ombre d’une moquerie, de ma part, était -déjà une sorte de trahison. - - - - -IV - - -Le mardi suivant, quand j’arrivai rue Barbet-de-Jouy, je trouvai Mme -Chardin toute prête à sortir, coiffée d’une de ces capotes en dentelle -noire, mi-chapeau, mi-fanchon, qui semblaient faites pour elle seule et -qui encadraient si bien la soie pâle de ses cheveux. Elle tenait à la -main une lettre, nouvellement reçue sans doute, car malgré sa réserve -ordinaire, elle prit à peine le temps de me dire bonjour et s’écria, en -levant vers moi un visage radieux: - -«Enfin! Écoutez ce que m’écrit mon fils, le 5 janvier: «Sauf -empêchement, j’espère pouvoir quitter Angkor dans trois semaines et -m’embarquer au commencement de février...» Le commencement de février... -nous y sommes! En ce cas, il arriverait ici vers le 15 mars... - ---Seulement? comme c’est long!» fis-je sans penser à mal. Je songeais -simplement à la durée du voyage. Mme Chardin me regarda un moment, avec -un drôle de petit sourire, puis mettant la précieuse lettre dans sa -poche: - -«Partons pour la Sorbonne, dit-elle gaîment; je relirai la prose de mon -fils en cachette, avant qu’on éteigne le gaz et qu’on commence les -projections...» - -Mais nous avions dû nous mettre en retard, car nous trouvâmes le -professeur en chaire et la salle déjà plongée dans l’obscurité. Au lieu -de descendre jusqu’à ma place habituelle, là où quelques lampes, posées -sur une table, permettaient aux élèves de prendre des notes, je me -glissai sans bruit entre les gradins supérieurs, après avoir tant bien -que mal installé Mme Chardin. Trébuchant et tâtonnant, je cherchais à me -caser moi-même, quand il me sembla voir une des ombres que je frôlais se -lever, me saluer d’un geste timide, puis disparaître et s’aplatir contre -le mur le plus proche, laissant disponible un coin de banc très dur sur -lequel je m’assis prestement, non sans surprise: dans cette silhouette -polie, un peu massive, j’avais cru reconnaître Philippe Noizelles. - -On a beau être la moins extravagante des jeunes filles, à dix-huit ans -il est permis d’avoir de l’imagination. La mienne se mit à trotter, au -grand dommage de mes facultés esthétiques. Ni la voix exquise du -professeur, ni l’intérêt du sujet--Botticelli et les _quattrocentistes_ -italiens--ni la vue des projections, un peu confuses peut-être--c’était -à cette époque un procédé tout nouveau et encore dans l’enfance--mais -nombreuses et variées, ni rien enfin de ce qui me captivait d’habitude -ne parvenait cette fois à fixer mon attention. «Qu’est-ce que ce jeune -homme peut bien venir faire ici? je le croyais à Lille... Tiens! le -_Printemps_ qui apparaît la tête en bas!... C’est vrai qu’il habite -Paris ordinairement, mais il ne doit pas beaucoup fréquenter la -Sorbonne... Ah! c’est trop fort! On parle d’une _Vierge à la grenade_, -et c’est un renard de Pisanello qui est au tableau. Après tout, -peut-être que je me suis trompée, et que ce n’est pas lui... Comme elle -est jolie, cette Vénus debout sur sa coquille!... Si, ce doit être lui: -j’ai reconnu sa barbe...» Pour la première fois, le cours me parut long; -je m’apercevais que j’étais très mal assise, et à deux reprises je -bâillai discrètement. Enfin la lumière reparut, et soudain, saisie d’une -étrange appréhension, au lieu de regarder à gauche pour dissiper mes -doutes, je bondis--autant qu’on peut bondir entre deux rangs de vieilles -dames et des gradins de bois--vers la droite et vers Mme Chardin que -j’apercevais de loin, un peu en détresse parmi les remous de la sortie. - -Nous venions d’atteindre les premières marches de l’escalier, et nous -commencions à descendre, quand, derrière nous, j’entendis quelques «hum! -hum!» discrets, suivis de ces paroles prononcées d’une voix persuasive: - -«Tu devrais accepter mon bras, ma tante: je t’assure que ce serait -beaucoup plus commode...» - -Comme tout cela me paraît loin--loin et proche! La vieille cour -universitaire--pas celle d’aujourd’hui, celle d’autrefois, toute noire -et revêche--dorée par un froid soleil de février, sous le ciel d’un bleu -aigre; les bons yeux gris qui me regardaient si gentiment, si tendrement -déjà, avec une nuance d’humilité, le visage mécontent de Mme Chardin -tourné vers son neveu--et moi-même, coiffée d’un de ces hideux chapeaux -tromblons, affublée d’une de ces grotesques _tournures_ à la mode de -1886--jolie, sans doute, malgré tout, mais surprise et un peu -troublée... - -La même scène se renouvela souvent: au Louvre, où le professeur nous -avait envoyées étudier les primitifs italiens; au Trocadéro, où j’étais -allée, sous la conduite de ma vieille amie, dessiner quelques moulages; -au Salon des Pastellistes, à l’Exposition des œuvres de Manet--partout, -en un mot, nous étions sûres de voir surgir Philippe, à moins qu’il ne -fût là d’avance, campé devant un tableau qu’il ne regardait pas et l’œil -rivé sur la porte d’entrée. Par quelles ruses de sauvage le cher garçon -parvenait-il ainsi à découvrir nos traces? Certes, ce n’était pas sa -tante qui lui donnait rendez-vous. En vain Philippe essayait de -l’attendrir par ses attitudes recueillies, en vain il mettait une -application touchante à étudier la Vierge de Cimabue--«un peu raide», -avouait-il--ou à envisager sans frémir les plus effarantes esquisses de -Manet--Mme Chardin n’était pas dupe de ces engouements subits: à chaque -rencontre, je voyais son front se rembrunir et ses yeux devenir plus -noirs. Quant à moi... - -Quant à moi, je ne pouvais plus me dissimuler la cause des incartades de -Philippe et, si peu coquette que je fusse, j’acceptais sans trop -d’étonnement les hommages de mon timide admirateur. Jamais nos modernes -ingénues ne pourraient s’imaginer à quel point j’étais naïve. Élevée -comme une petite sauvage, aussi isolée du monde en plein Paris qu’une -nonne au fond d’un couvent de province--voilà qu’à peine sortie de ma -vie d’enfant, d’écolière ignorante, je rencontrais l’amour tel qu’il -apparaît dans les romans anglais. Ainsi Dickens et Rhoda Broughton -possédaient le secret de la vie? A vrai dire, j’en avais parfois douté, -mais maintenant il fallait bien le croire. Une seule entrevue, quelques -paroles échangées, un peu de musique--et tout de suite la grande -passion. Pendant tout un mois, je nageai en plein conte bleu, sans trop -savoir moi-même ce que je pensais, mais heureuse de me savoir aimée. Pas -une fois l’idée ne m’effleura que Philippe, selon toute apparence, était -riche, et que ma dot se réduisait à zéro. Deux seuls nuages -obscurcissaient mon ciel: le mécontentement visible de Mme Chardin et -l’ignorance totale de mon pauvre papa. Retenue par une sorte de pudeur -plus forte que ma franchise habituelle, je n’osais pas lui raconter mes -«aventures»; mais je me souviens qu’un soir, bourrelée de remords en -songeant à l’abîme de dissimulation où je me sentais enfoncer, je me mis -à pleurer toute seule dans mon lit. Ah! oui, j’étais déplorablement -«XIXe siècle»--et je ne le regrette pas. - -Subitement, le 1er mars, les choses prirent une face nouvelle. -L’Exposition des Aquarellistes ouvrait ce jour-là et j’avais passé ma -matinée à essayer de ressusciter, par d’innocents artifices, mon chapeau -d’hiver à l’agonie. J’en fus pour mes frais: Philippe ne parut pas. Le -surlendemain, au Musée du Luxembourg où nous visitions quelques -acquisitions récentes, je le cherchai des yeux sans plus de succès. Sans -doute sa tante lui avait fait comprendre qu’il la mettait dans un cruel -embarras. Mais alors il allait sûrement se décider à parler. J’attendis -d’abord avec confiance. Mme Chardin semblait tranquillisée, satisfaite, -et ne songeait qu’à m’initier à l’art d’Extrême-Orient, dont elle -m’avait jusqu’alors peu parlé. Nous feuilletions des albums, nous -pénétrions dans des collections particulières: je ne voyais plus que -Bouddhas, Sivas et fleurs de lotus. Entre temps je me sentais -épiée--discrètement, affectueusement, mais enfin épiée--et je veillais à -ce que rien ne vînt trahir le sentiment de déception que commençaient à -me causer le silence prolongé, la disparition totale de Philippe. -Était-il possible que mon gentil roman finît ainsi dès les premières -pages? Un incident fortuit vint me donner la clef de l’énigme--du moins -je le crus. - -Papa, retenu à la maison par un gros rhume--il se méfiait des rhumes -depuis sa bronchite de l’année précédente--m’avait priée un matin -d’aller demander à Mme Chardin quelques _Revues des Deux-Mondes_. En -montant l’escalier, je rencontrai Perrine qui revenait du marché et qui -m’introduisit sans penser à mal. Dès l’antichambre, un bruit de voix me -frappa; une canne et un pardessus pendaient au porte-manteau: Mme -Chardin n’était pas seule. Et comme j’hésitais à entrer, je l’entendis -qui disait: - -«Mais non, ce n’est pas sérieux... Tu es trop jeune... il faut attendre -encore... Vous êtes deux enfants...» - -Sans écouter davantage je frappai assez fort et presque en même temps -j’ouvris la porte du salon. Philippe était là, debout devant sa tante -qui rougit très fort à ma vue. Lui était devenu pâle et tournait vers -moi des yeux suppliants. Je balbutiai: «Oh! pardon... Papa m’a -envoyée... c’est pour les revues que vous lui aviez promises...» Mme -Chardin ne perdait jamais la tête. Elle se leva, m’emmena dans sa -chambre, m’ouvrit la bibliothèque en riant de mes excuses et de ma -confusion... Cinq minutes après, je me retrouvais sur le trottoir de la -rue Barbet-de-Jouy avec quatre brochures saumon sous le bras, cajolée, -embrassée--mais bel et bien mise à la porte. Malgré tout je me sentais -heureuse. J’avais entrevu Philippe, je savais qu’il pensait toujours à -moi. Pauvre garçon, comme il m’avait regardée! A cette idée mon cœur -s’emplit d’une sorte de pitié tendre--une envie de rire et de pleurer -tout à la fois. Sans doute c’était cela l’amour. Je songeai: «Que dire à -papa?... Rien encore... Mme Chardin ne peut plus guère tarder à -parler... Elle nous trouve trop jeunes. C’est le dernier argument des -parents: après ils cèdent toujours...» Derrière un mur doré par la -lumière du matin, sur un arbre que je ne voyais pas, dans l’air encore -aigrelet où flottait un peu de printemps, un merle siffla gaîment. -Évidemment il se moquait de moi et de mon assurance enfantine. Pourtant -les événements devaient me donner raison. - -La semaine suivante, Mme Chardin, au lieu de la dépêche d’arrivée -qu’elle attendait, reçut de son fils, devant moi, une lettre qui parut -la bouleverser. Il s’était bien embarqué en février, mais il s’arrêtait -à Java, où les Hollandais faisaient des fouilles merveilleuses, et son -retour se trouvait retardé de trois mois. «Trois mois!...» répétait Mme -Chardin, sans essayer de cacher son immense désappointement. A dix -reprises, je la vis relire cette malheureuse lettre. Parfois les larmes -lui venaient aux yeux et elle haussait les épaules avec une sorte -d’irritation passionnée. Son humeur parut s’altérer, traverser une crise -mystérieuse. Un soir, Perrine fit irruption, une paire de gants à la -main, dans la salle à manger où nous achevions un repas mélancolique. - -«Madame, c’est encore à M. Philippe! Il les a oubliés ce matin, et il -n’a pas repris son parapluie qu’il avait laissé hier...» - -Il venait donc tous les jours!... Je regardai Mme Chardin: elle semblait -excédée, infiniment triste et lasse. Avec la mine d’une coupable, elle -murmura quelques mots vagues et renvoya du geste Perrine déconfite. Que -signifiaient cette mauvaise volonté, cette répugnance évidente? Pourquoi -nous faire porter, à Philippe et à moi, la peine de son chagrin -maternel? Toute la soirée je boudai, révoltée à mon tour et presque -muette; ma vieille amie se plongeait dans une rêverie soucieuse. Elle me -laissa partir le cœur gros, sans un mot d’encouragement... Et voilà que -le lendemain matin, on apportait à Papa un mot d’elle, écrit évidemment -au saut du lit: «Cher Monsieur, pourrais-je vous prier de venir me voir -dimanche, à dix heures et demie, pour un entretien sérieux? Je m’excuse -de ne pas monter moi-même chez vous, mais je crains un peu vos étages. - -«Si Geneviève veut venir vous rejoindre vers midi, j’espère que nous -aurons le plaisir de déjeuner ensemble.» - -Papa sembla surpris d’abord, puis après une seconde de réflexion: «Elle -veut sans doute me consulter pour cette inscription de rente au -Grand-Livre dont elle me parlait l’autre jour», dit-il tranquillement. -Mais moi j’avais compris... - -De nouveau ma vie m’apparaît dans le recul du passé... Le dimanche -matin, onze heures. Papa est parti sans défiance; je me coiffe devant ma -glace, la fenêtre ouverte, car mes seuls voisins sont les moineaux qui -jacassent éperdument et mon ami le merle qui chante à plein gosier. Le -soleil inonde ma chambre et je brosse des rayons d’or dans mes cheveux, -tout en me regardant comme si je me voyais pour la première fois. Ainsi -c’est moi--c’est cette petite personne-là qu’on demande en mariage?... -Il me semble que je rêve, tandis que je rassemble machinalement les -mèches blondes qui fuient entre mes doigts et retombent en masses -lourdes jusqu’à ma taille... - -Une heure. J’ai trouvé papa très ému, très surpris--très heureux; Mme -Chardin sérieuse et triste--pourquoi, mon Dieu, pourquoi?--mais calme. -Elle m’a mis les deux mains sur les épaules et a plongé ses yeux au fond -des miens: «Philippe est le meilleur garçon de la terre: je crois qu’il -vous rendra heureuse. Et vous, ma chérie, êtes-vous sûre, bien sûre de -l’aimer?» On dirait qu’elle veut en douter. Le «oui» s’étrangle dans ma -gorge, mais mon regard a dû répondre pour moi. Comment ne l’aimerais-je -pas? Il m’aime, et je ne connais que lui?... - -Et maintenant _il_ est là--mon fiancé est là. Non, pas encore mon -fiancé: il a demandé à me parler seul à seule. «Après, vous -déciderez...». Nous sommes assis l’un en face de l’autre dans le salon -d’où papa et Mme Chardin se sont éclipsés discrètement. Je n’ose pas le -regarder; j’entends à peine ses premiers mots: «Avant tout, il faut que -je vous dise... J’ai peur de ne pas être digne de vous...» Mes yeux se -lèvent effarés; quelle confession terrible va-t-il me faire? La vue de -ce bon visage tendre et timide me rassure; un peu d’assurance me -revient, à mesure qu’il se trouble davantage. «La première fois que je -vous ai vue, ici... vous vous rappelez peut-être que je revenais de -Nice?... Eh bien, je n’y étais pas parti... seul...» Cette fois j’ai -compris, et je rougis, je rougis, un peu choquée, à demi surprise, et -touchée de l’angoisse que reflète le regard gris posé sur le mien. -«J’avais des amis, des fous... J’ai voulu faire comme eux... par -gloriole, pour me prouver que j’étais un homme... Et puis, là-bas, je me -suis vite aperçu qu’on se moquait de moi... je suis parti furieux, vexé, -mais si vous saviez... si vous saviez comme j’avais peu de chagrin!... -Et tout de suite, je vous ai vue... Maintenant, cela me paraît si loin, -si bête, cette... mauvaise chose... maintenant que je sais ce que c’est -que...» Il voudrait dire: «que d’aimer»; mais sa voix tremble et se -brise. «Pourrez-vous me pardonner, dites?... C’est ma seule folie... et -je ne vous connaissais pas!...» Comme il est bon! Comme il est honnête! -Comme il a l’air malheureux! Un grand élan m’entraîne vers lui--un élan -de cette pitié tendre que j’éprouve toujours à sa vue. De jalousie, je -ne sens pas l’ombre, rien que le désir de le rassurer, de le consoler. -Et sans répondre, je lui souris, je lui tends la main, qu’il prend comme -un fou, en pleurant presque de joie... - - - - -V - - -Si j’écrivais un roman, je mettrais peut-être ici: «Deuxième partie»... -Et j’aurais tort. La vie ne se divise pas ainsi en morceaux bien nets -assemblés bout à bout: c’est une trame bizarre, tissée par une main -fantaisiste qui s’amuse à enchevêtrer les fils sans qu’on puisse voir où -l’un finit, où l’autre commence. Parfois cependant un nœud se forme, -laissant après lui une trace longtemps visible--secousse violente et -imprévue, crise d’âme qui ébranle l’être moral et le change de fond en -comble. Mon mariage ne fut pas une de ces crises; pendant bien des jours -encore je devais rester celle que papa appelait «sa petite fille», celle -que Julie annonçait pompeusement: «Mademoiselle Geneviève et son -mari»... Sans doute j’étais trop jeune pour devenir autre chose qu’une -_femme-enfant_, et Philippe, presque enfant lui-même, ne pouvait guère -m’apprendre à vivre, aveuglé qu’il était par une admiration, une -tendresse naïves. - -Nos premières semaines de tête à tête eurent pour cadre Florence, -Fiesole--toute la douceur d’un mois de mai toscan, toute la splendeur -d’un art encore à peine deviné. J’en fus comme éblouie. Du Palais Pitti -au Musée des Offices, du Bargello à Sainte-Marie Nouvelle, Philippe me -suivait, docile et bon, heureux de me voir heureuse et toujours--oh! -toujours de mon avis. - -«J’aime mieux le _David_ de Verrocchio que celui de Donatello: et toi? - ---Moi aussi... - ---Ces petits anges de Fra Angelico, est-ce que tu ne les trouves pas -délicieux? - ---Adorables, ma chérie...» - -Je ne me lassais pas de le prendre à témoin, sans jamais recueillir -autre chose qu’un écho de mes propres enthousiasmes. Un matin, après une -longue station au Palais Riccardi, l’écho me répondit d’une voix bizarre -et je fus effarée de voir Philippe tout pâle, les yeux rouges, la bouche -contractée... - -«Qu’est-ce que tu as?... Es-tu malade?...» - -Il secoua la tête et voulut rire; mais il ne put que bâiller--bâiller -sans contrainte, cette fois, de tout son cœur et de toutes ses dents -blanches. Alors un remords me saisit: - -«Tu as faim!... Quelle heure est-il donc? Une heure moins cinq! C’est -inouï... Pourquoi ne disais-tu rien? - ---Oh! fit-il, avec son bon sourire d’adoration, j’y ai bien pensé, -depuis midi un quart... Mais _tu_ t’amusais tant!...» - -Le même soir, nous avions pour voisin de table d’hôte un ingénieur -milanais--un petit homme maigre et noir comme une taupe, avec des -moustaches de chat et des yeux d’écureuil. Philippe eut vite fait de -reconnaître en lui un confrère, et la conversation, banale d’abord, prit -bientôt un tour technique tout à fait spécial. L’Italien, gentil, mais -bavard et un peu crampon, nous avait suivis après le dîner jusque dans -le salon. Silencieuse, absorbée en apparence dans la contemplation d’un -_Magazine_ vieux de trois ans, je guettais du coin de l’œil mon -Philippe, et j’observais son geste animé, son regard brillant--plus rien -de l’expression tendre et résignée que je lui voyais si souvent au cours -de nos promenades artistiques. Vers dix heures, son interlocuteur prit -enfin congé, et il revint s’asseoir près de moi, encore tout plein de -son sujet. - -«C’est un garçon très intelligent, figure-toi... Voilà dix-huit mois -qu’il dirige ici une fabrique de taffetas, tu sais, cette petite soie -fine qu’on appelle du _florence_... Il m’a donné des détails très -curieux sur les machines... Et je lui parlais de nos filatures du -Nord...» - -Mes yeux s’ouvraient tout grands, un peu papillotants, sans doute; -j’étouffai un bâillement derrière ma main. A cette vue, Philippe -s’arrêta court. - -«Oh! tu as sommeil, ma pauvre chérie... Et moi qui suis là, à te -raser... - ---Bah! lui dis-je, nous sommes quittes... Rappelle-toi, ce matin, devant -les fresques de Benozzo...» - -Je riais, mais un peu de tristesse me venait à nous sentir si différents -l’un de l’autre... - -La veille de notre départ, je voulus monter au Belvédère du Jardin -Boboli, pour dire adieu à Florence. Il faisait encore grand jour, mais -le soleil baissait sur l’horizon: devant nous, les hauteurs de Fiesole -et de Vallombrosa s’empourpraient de teintes roses et violettes; à nos -pieds, l’Arno déroulait ses eaux boueuses moirées d’or et plus loin le -Dôme, aux murs blancs et noirs, semblait un gigantesque joujou en -dominos à demi écrasé par l’énorme coupole, à demi caché par l’ombre -svelte du Campanile. Une cloche sonna, puis une autre, puis une -troisième--et soudain de toute la ville s’éleva la voix des carillons, -les uns lourds et graves, aux vibrations lentes, les autres argentins, -pressés, joyeux, se répondant, se mêlant, s’entre-croisant en accords -exquis, en dissonances plus exquises encore, qui montaient jusqu’à nous -par bouffées, avec l’odeur des orangers et la saveur du vent venu des -montagnes. Presque émue, l’âme pleine de choses confuses et tendres, je -me tournai vers Philippe. - -«Ah! fis-je à demi-voix, tu entends?...» - -Il avait tiré sa montre et la remettait à l’heure avec soin. - -«Oui, j’entends... Les cloches sonnent à sept heures: je retardais de -huit minutes...» - -Pauvre Philippe!... Je vois encore sa main un peu courte, aux doigts -agiles de mécanicien, maniant délicatement le petit remontoir d’or, -tandis qu’au-dessous de nous, les sons retombaient en s’éteignant, un à -un, comme des oiseaux qui se posent... - -Nous devions revenir sans nous presser, en passant par les lacs. A -Lugano, Philippe trouva une lettre de sa tante--de tante Lydie: que ce -nom de vieux pastel lui allait bien! Nous parlions souvent d’elle, et -mon mari me disait les soins maternels dont elle l’avait entouré pendant -les années où, orphelin de sa mère--la propre sœur de Mme Chardin--un -peu négligé par son père, dont la vie de gros industriel lillois -absorbait sans doute les facultés affectives, il s’était trouvé, pauvre -petit garçon riche, jeté entre les quatre murs d’un grand lycée -parisien. - -«Je passais tous mes dimanches chez elle, et tu ne peux pas te figurer -ce qu’elle a été pour moi--elle et François, d’ailleurs... ils sont -aussi bons l’un que l’autre... Le voilà qui revient, François; il doit -arriver ces jours-ci... Et dis donc, c’est lui qui va être surpris!... -Depuis deux mois qu’il était toujours en route, et que sa mère et lui ne -correspondaient que par dépêches, il a dû apprendre mon mariage en -arrivant... En voilà une nouvelle! Lui qui m’appelait toujours «le -gosse»... Il a sept ans de plus que moi, tu sais, et il est joliment -plus fort en toutes choses... Mais c’est égal, maintenant, je ne -changerais pas avec lui!...» - -Sa main serrait tendrement mon bras, ses yeux gris me souriaient, pleins -d’amour et de confiance. Je le sentis très bon, fier de moi, -passionnément dévoué. Et je pensai: «Comme il m’aime!» Moi aussi, je -l’aimais bien... - -Ce fut le lendemain de notre retour que je fis la connaissance de mon -cousin François. - -Ma première soirée, soirée d’émotions heureuses et de réminiscences -enfantines, avait été consacrée à papa; tante Lydie, toujours discrète, -s’était réservé la seconde. J’éprouvai un singulier plaisir à revoir la -maison de la rue Barbet-de-Jouy; avais-je donc, à mon insu, laissé un -peu de moi-même derrière ces murs, encore étrangers l’année précédente? -Quand Perrine nous ouvrit la porte, je faillis lui sauter au cou, et -j’entrai impétueusement dans le salon, toute à la joie de retrouver ma -vieille amie. D’abord je ne vis qu’elle--sa figure blanche, aux cheveux -blancs, qui me souriait du fond de la bergère--et ce fut seulement après -l’avoir embrassée que je songeai à relever la tête. Un grand garçon, -debout près de la cheminée, fixait sur nous des yeux tranquilles. - -«Bonjour, gosse», dit-il à Philippe qui s’avançait vers lui, les mains -tendues. Et bien vite, avec un geste d’excuse: - -«Oh! pardon, c’est une mauvaise habitude; mais je vous promets que je ne -le ferai plus, madame... ma cousine... Geneviève, n’est-ce pas? -Appelez-moi François aussi, voulez-vous? Autant commencer tout de suite, -puisqu’il faudra bien finir par là...» - -Sa voix était agréable. Il me parut maigre et long, dominant Philippe -d’une demi-tête, avec un regard brun de myope, un lorgnon, une bouche -large aux belles dents, le nez assez court, la barbe grêle--laid en -somme, et très différent de sa mère. Pourtant il me plut, et je me -sentis soulagée d’un grand poids. J’avais toujours vaguement redouté ce -cousin phénomène que je me figurais très savant, très supérieur, un peu -dédaigneux, peut-être. Et voilà qu’il me semblait l’avoir toujours -connu. Il nous complimenta gentiment, sans témoigner un étonnement de -mauvais goût: après tout, j’avais dix-neuf ans, mon mari en avait -vingt-trois, et six semaines de vie commune nous donnaient l’illusion de -passer pour un vieux ménage. François le comprit sans doute et sembla -nous prendre extraordinairement au sérieux, ce qui augmenta le -ravissement de Philippe. - -Plus d’une fois, pendant le dîner, il m’arriva d’appeler mon nouveau -cousin «monsieur». Quant à «tante Lydie», cela venait tout seul. Mme -Chardin semblait avoir repris tout son entrain, elle n’avait d’yeux et -d’oreilles que pour son fils qui, lui, bavardait de tout son cœur, sans -contrainte et sans art, non pas comme un «brillant causeur» tout bourré -d’anecdotes et de récits de voyage, mais comme un brave garçon, heureux -de se retrouver à la table de famille. Il avait avec Philippe des façons -de grand frère taquin à travers lesquelles on sentait percer une réelle -tendresse. - -«Eh bien, mon vieux, je te retrouve ingénieur, marié, chef d’usine, un -vrai patriarche! Les affaires vont bien, à Lille?» - -On parla quelque temps de la filature, _notre_ filature: combien cela me -semblait étrange! François insistait sur les questions d’ordre général, -le taux des salaires, le nombre et l’état d’esprit des ouvriers: pour la -première fois, en l’écoutant, j’avais l’impression que toutes ces choses -pouvaient se discuter en termes clairs, accessibles aux simples mortels. - -«Oh! mais, dit tout à coup Philippe, nous allons ennuyer Geneviève, si -nous continuons à parler machines...» - -Je protestai vivement. - -«D’abord vous ne parlez pas machines... Et puis vous n’êtes pas ennuyeux -du tout... Quand je me rappelle ton ingénieur de Florence, avec tous ses -mots techniques!...» - -Le nom de Florence, d’ailleurs, avait suffi pour faire dévier la -conversation. François se mit à évoquer son premier voyage en Italie. - -«J’avais quinze ans... Tu te souviens, maman?... Le belvédère du Jardin -Boboli, la ville en bas, le soleil couchant derrière Fiesole... et les -cloches, surtout!... Il me semble que je n’en ai plus jamais ni nulle -part entendu de pareilles...» - -Mes cloches de Florence! J’allais crier: «Moi aussi, je les connais; moi -aussi je les aime...» Un sentiment inconnu,--une sorte de pudeur -subite--m’arrêta dans mon élan. Pourquoi? Je n’aurais pas pu le dire. - -Philippe, cependant, friand d’émotions exotiques, essayait d’arracher à -son cousin quelque histoire de pirates, quelque savoureux récit de -chasse. Peine perdue: François n’avait pas le moindre trait d’héroïsme à -son actif. - -«Mais les tigres? insista Philippe; tu as pourtant dû voir des tigres, -là-bas, dans la brousse...» - -François sourit drôlement. - -«Des tigres? Je n’en ai connu qu’un... très intimement, par exemple... -Je l’ai même nourri de mon lait, ou tout au moins de lait de chèvre, -pendant près de six semaines... Il avait deux mois; mon boy l’avait -ramassé, à moitié mort, après une battue des indigènes. Un amour de -bête!... Malheureusement, j’ai dû le renvoyer très vite à sa jungle -natale: il me dévorait toutes mes pantoufles, sans trop s’inquiéter si -mes pieds étaient dedans... Tu vois que j’ai couru des dangers -terribles. - ---Oh! dit Philippe, déçu, tu n’es pas sérieux! - ---Mais si, je t’assure... Tu ne me trouveras que trop sérieux, tout à -l’heure, quand je vous montrerai mes photographies... Si tu crois que tu -vas échapper à la petite conférence!» - -Et comme nous sortions de table, il courut chercher ses précieuses -planches. C’étaient les soubassements d’un grand temple de Java, le -Bôrô-Boudour, déblayés l’année précédente par un ingénieur hollandais, -et qu’il fallait enfouir de nouveau, sous peine de compromettre la -solidité de l’édifice. - -«Une occasion unique, expliqua François, j’avais juste le temps d’aller -les voir avant l’enterrement définitif. C’est la cause de mon retard--ce -retard qui t’a tant navrée, ma pauvre maman! Viens les regarder tout de -même, ces vilains bonshommes, pour me prouver que tu ne leur en veux -pas...» - -Il avait installé son carton sur une petite banquette, et entraînait, -d’un geste câlin, tante Lydie qui résistait un peu, comme si vraiment -elle eût gardé rancune aux innocentes figures de pierre. Elle finit -pourtant par s’asseoir et par se pencher, à demi curieuse, à demi -hostile, sur les photographies que François, accroupi par terre à la -turque et ses longues jambes repliées sous lui, nous tendait l’une après -l’autre. - -«C’est l’histoire du Bouddha Çakya-Sinha... Ne faites pas attention à -ces noms sauvages, ma cousine, regardez seulement ces sculptures qui -datent du VIIIe au Xe siècle... à peu près l’époque de Charlemagne. Vous -voyez que les Hindous de Java ne travaillaient pas mal, dans ces temps -reculés...» - -Philippe restait debout derrière nous et ne disait plus grand’chose. - -«Pauvre ami, pensai-je; voilà les exhibitions artistiques qui -recommencent... il va bien s’ennuyer...» - -Tout doucement, en cachette, je glissai ma main dans la sienne, pour lui -adoucir les amertumes de la mythologie bouddhique, et je sentis qu’il la -pressait avec reconnaissance. Nous faisions cercle autour de la cheminée -où brûlait un joli petit feu de bois--le thermomètre fantasque ayant -choisi cette première semaine de juin pour descendre subitement de dix -degrés. N’était-ce pas devant un feu semblable que je me chauffais, -l’hiver précédent, quand le coup de sonnette de Philippe était venu -changer toute mon existence?... - -Soudain, comme un écho à mes souvenirs, le timbre fêlé de l’antichambre -résonna. Je tressaillis: cette fois ce n’était pas Philippe; je le -tenais là, près de moi, sa bonne main confiante posée sur la mienne... -Perrine entra, apportant le journal et une lettre pour François que -celui-ci prit machinalement. Mais dès qu’il y eut jeté les yeux: - -«Oh! s’écria-t-il, c’est trop fort! Regarde cette lettre-là, maman: -c’est celle que tu m’as écrite à la fin de janvier, la dernière, quand -tu me croyais toujours à Angkor... Elle a couru après moi, à Saïgon, à -Java... Et je crois bien qu’elle a dû faire le tour du monde--en me -tournant le dos... Oui... voilà un timbre de Sydney... Moi je suis -revenu par Malacca et Ceylan...» - -Il s’était levé et s’approchait de la lampe pour mieux déchiffrer les -grimoires de la poste. - -«Plus de quatre mois!... Et la voilà revenue rue Barbet-de-Jouy... Vous -permettez?» fit-il en se tournant vers moi. Il ajouta gaîment: «C’est -très pressé...» Mais déjà sa mère l’avait arrêté d’un geste. - -«Tu ne vas pas la lire maintenant... c’est stupide... Donne-la-moi...» - -Elle semblait agitée, inquiète. François retint le petit carré de papier -que les doigts maigres de tante Lydie avaient déjà saisi. - -«Pourquoi?... Laisse-moi au moins la regarder... Tu m’as déjà demandé -trois fois depuis mon retour si je l’avais reçue... Elle m’intrigue, -cette lettre... D’ailleurs elle est à moi: c’est mon nom qui est sur -l’adresse... - ---Oui, mais c’est moi qui l’ai écrite... Donne, je te dis...» - -Avec un petit rire nerveux, elle tira un peu plus fort, parvint à saisir -l’enveloppe, et, prestement, la jeta dans le feu. - -«Oh! ma tante!» s’écria Philippe. J’étais demeurée stupide. François fit -un mouvement instinctif vers la cheminée, puis s’arrêta et regarda sa -mère. Dans ses yeux, je vis passer une angoisse subite, la crainte d’une -crise imprévue, d’un accès de démence. Mais non. Tante Lydie avait -repris sa place et, les pincettes à la main, attisait tranquillement la -flamme, tandis que noircis, semés d’étincelles mouvantes, les minces -feuillets se tordaient en crépitant et s’envolaient par bribes -impalpables... - -«Qu’est-ce que tu as fait, maman? Qu’est-ce que tu me disais dans cette -lettre?...» - -La demande était naïve et presque involontaire. Mme Chardin releva la -tête. - -«Des bêtises, fit-elle, redevenue très calme. Tu peux supposer ce que tu -voudras... un crime que j’aurais commis autrefois; un vieux remords dont -j’ai pris mon parti et dont je renonce à te faire part...» - -Elle plaisantait. François n’insista pas. - -«Revenons au Bôrô-Boudour, dit-il, après un petit silence. Avez-vous -remarqué la douceur de ce type hindou?... Et la finesse de tous ces -détails, les serpents, les moutons, les feuilles d’arbres...» - -J’admirai le tact avec lequel il dissimulait sa préoccupation évidente. -Mais malgré ses efforts, un peu de contrainte pesa sur notre soirée. - -Seule, tante Lydie semblait parfaitement à l’aise, comme délivrée d’une -obsession ancienne. Ce fut elle qui me proposa de déchiffrer à quatre -mains le quintette de César Franck, alors presque inconnu du public. -François tournait les pages, et je m’aperçus vite qu’il était bon -musicien. Philippe écoutait sans enthousiasme. A onze heures on apporta -le thé, suivant les anciens rites--après quoi nous prîmes congé. - -«Au revoir, Geneviève», dit mon cousin. - -Je lui tendis la main et je répondis bravement: «Au revoir, François...» -Puis je me mis à rire: cela me semblait tout drôle. - -Dans la rue, Philippe resta un moment sans parler. - -«Je n’aurais pas cru, murmura-t-il enfin, que ma tante avait des secrets -pour son fils... C’est bizarre, ce qu’elle a fait... Mais tout cela ne -nous regarde pas. Comment le trouves-tu, ton nouveau cousin? Gentil, -hein?... Et savant, et pas poseur... Je suis content qu’il soit revenu; -nous passerons de bonnes soirées, tu verras... Seulement, c’est bien -laid, toutes ces photographies... Et puis, cette machine que vous avez -jouée, c’est très ennuyeux... Pourquoi n’as-tu pas chanté du Gounod?» - - - - -VI - - -Que dire de mes premières années de femme? Elles ne sont que le -prolongement de ma vie de jeune fille--d’enfant paisible, contente de -peu, jouissant de tout. Dans cette existence calme, presque vide, ouatée -par Philippe d’une tendresse plus aveugle que celle de papa, aussi -soumise et moins grondeuse que celle de Julie, quelques images très -nettes jalonnent le chemin de mes souvenirs... - -Un de nos déjeuners en tête à tête, dans notre belle salle à manger de -la rue de Médicis. Les meubles neufs--buffet monumental, table carrée, -crédence vaguement Henri II--sentent bon l’encaustique et le miel; la -verrerie de fin cristal brille d’un éclat discret, et dans la panse -ventrue d’une carafe, je vois se refléter le carré minuscule de la -fenêtre ouverte et les arbres du Luxembourg. Philippe boit son café -lentement, à petits coups, comme un gros chat blond un peu gourmand; moi -je croque des amandes fraîches, «moins blanches que mes dents», prétend -galamment mon mari. Les coques vertes et veloutées s’amassent dans mon -assiette; je les taillade distraitement du bout de mon couteau d’argent, -et Philippe me demande à quoi je pense, «d’un air si sérieux». - -«C’est que je ne me rappelle plus... je n’ai pas l’habitude d’aller -seule en omnibus, tu sais... Pour la rue de Sèze, c’est bien -Panthéon-Courcelles?...» - -Philippe se met à rire. - -«Tu veux prendre un omnibus? Eh bien, et la voiture?» - -La voiture!... J’oublie toujours que nous sommes riches. Quand je me -suis mariée, papa venait d’être nommé chef de bureau, aux appointements -de huit mille francs: un Pactole! Jusqu’alors nous avions vécu fort à -l’aise avec six mille. Aussi je suis un peu effarée de voir Philippe me -remettre, chaque mois, la moitié de ce que je dépensais en un an. Que -faire de tous ces beaux billets bleus? Ils m’intimident presque. Et la -femme de chambre, en joli petit tablier brodé, qui s’obstine à vouloir -me coiffer et m’habiller! Et la cuisinière, qui a des moustaches, et qui -me propose parfois des plats dont j’ignore même le nom! Et son mari, le -grand Théodore, bête comme une oie, mais si décoratif avec ses favoris -de magistrat ou d’amiral! Je ne me sens pas plus grosse qu’une souris -devant eux. D’ailleurs j’ai constaté que, grâce à ce personnel imposant, -les billets de cent francs ne duraient pas beaucoup plus longtemps que -jadis les pièces de cent sous. Et comme j’ai à cœur de bien gérer nos -revenus, j’ai protesté contre l’adjonction d’un cheval et d’un cocher. -Nous avons seulement un coupé au mois--coupé dont les coussins moelleux -me paraissent, je dois l’avouer, infiniment plus agréables que les -noyaux de pêche de Panthéon-Courcelles. On ignorait encore, à cette -époque lointaine, les raffinements de l’automobilisme. La voiture! Où -avais-je la tête? Je me lève de table avec un empressement enfantin. - -«C’est vrai, elle doit être ici à une heure. J’ai juste le temps de -m’habiller si je veux arriver chez Georges Petit avant la foule...» - -Philippe ne dit rien, et plie sa serviette d’un air mélancolique. Un -petit remords me prend de l’abandonner si vite. Les jours précédents, -nous flânions sur le balcon après le déjeuner: les cigarettes fumées -près de moi n’ont pas, paraît-il, le même goût que les autres. - -«Pourquoi ne viens-tu pas? C’est une collection superbe; il y a des -Fragonards exquis... - ---Oh! dit Philippe, si j’y allais, ça ne serait pas pour les Fragonards, -ça serait pour être avec toi... Mais tu verras mieux les tableaux sans -moi... Et puis, j’ai rendez-vous à deux heures et demie avec ce -fabricant de Vimoutiers...» - -Il est très occupé, mon bon Philippe. Depuis notre mariage, il prend -tout à fait au sérieux son métier de filateur, et le temps n’est plus -des longues escapades à Nice!... L’usine lui appartient, mais il en a -confié la direction à son associé, un ingénieur de quarante ans, habile -et probe, qui conduit à merveille la machinerie et le personnel; -pourtant il va lui-même chaque semaine passer vingt-quatre heures à -Lille. A Paris, il a ses bureaux--raison sociale Noizelles et Mauroy--où -il reçoit les commandes et traite en personne avec les autres -industriels. Je sais combien ses fonctions l’absorbent et surtout--oh! -surtout combien les expositions l’ennuient. Fallait-il qu’il fût -amoureux de moi, l’autre hiver, pour se mettre au régime des œuvres -d’art à haute dose! Ce souvenir m’attendrit un moment; je l’embrasse, -et, d’un ton indécis: - -«Si tu veux, je resterai un peu... j’ai bien le temps, après tout...» - -Ses yeux me sourient avec reconnaissance. - -«Mais non; va, ma chérie, va t’amuser... Et passe donc prendre tante -Lydie: je suis sûr qu’elle sera enchantée de t’accompagner...» - -Décidément, ma vie n’est pas changée. Philippe a sa filature comme papa -avait son ministère. Le fonctionnement de l’usine ne m’intéresse pas -beaucoup plus que celui de la Dette Inscrite; mais je suis forcée de -reconnaître que la toile a sur l’administration des Finances des -avantages pécuniaires indéniables. Pendant ce temps, je cours les musées -et les conférences avec ma vieille amie, devenue la meilleure des -tantes--qu’ai-je à demander de plus? Je ne demande rien, et je me trouve -aussi heureuse qu’avant mon mariage... - -Chez tante Lydie, un jour d’hiver. Il pleut à torrents; aucune visite -n’est à craindre. Perrine vient d’apporter le thé, accompagné d’un -superbe kugelhopf que je lorgne avec complaisance, car j’ai une vraie -faim de petite fille. - -«Allez avertir monsieur François que le goûter est servi...» - -C’est à Perrine que ce discours s’adresse; mais la vieille bonne, un peu -dure d’oreille, est sortie sans rien entendre et Mme Chardin fait mine -de se lever. Je la préviens bien vite. - -«Ne vous dérangez pas, tante...» - -Un coup discret à une porte fermée, une voix d’homme qui me dit: -«Entrez...» et me voilà dans le bureau de François. J’aime beaucoup -cette petite pièce claire, haute de plafond, ces murs qui disparaissent -derrière les livres, cette table dont le désordre esthétique me -plaît--involontairement, je songe aux papiers de Philippe, toujours si -bien rangés, au superbe et horrible encrier de bronze «Renaissance» que -les ouvriers de l’usine lui ont offert à l’occasion de notre mariage et -dans lequel il ne trempe sa plume qu’avec respect... - -«Le thé vous attend, François...» - -A ma voix, il s’est retourné très vite. - -«Tiens, dit-il, vous étiez là? Justement, j’ai quelque chose à vous -montrer... Une belle image!...» ajoute-il avec un sourire taquin. Un peu -plus, il m’appellerait «gosse», moi aussi. Pourtant j’ai tout près de -vingt ans! - -L’image, c’est une aquarelle persane du XVIe siècle--une petite -princesse aux chairs d’ambre, vêtue d’or et de cobalt, debout dans un -jardin de rêve où courent des gazelles. François la caresse du regard: -un ami la lui a prêtée pour la comparer à des miniatures hindoues. - -«J’aurais dû la rendre hier, mais je pensais bien un peu vous voir -aujourd’hui, et je savais qu’elle vous plairait.» - -Il parle d’un ton assuré. Et la petite princesse me plaît, en effet. Je -m’attarde à la regarder, tandis que François m’en détaille les -perfections avec une délicatesse infinie. Soudain, par la porte restée -ouverte, tante Lydie apparaît, blanche et menue. - -«Eh bien! et ce thé?... Vous voulez donc le laisser refroidir?...» - -Elle semble mécontente, un peu fâchée; parfois, elle a ainsi de ces -sautes d’humeur que nous attribuons à sa mauvaise santé. Docilement, -nous la suivons dans le salon où les tasses fument, pleines d’un liquide -exquis et tellement bouillant que François se brûle la langue à la -première gorgée. - -«Tu vois que ce n’était pas la peine de tant nous presser, maman,» -dit-il en versant dans son thé, pour le rendre buvable, la moitié du pot -à crème. Je ris, puis nous nous taisons tous les trois... Le feu pétille -et flambe, mêlant une lueur rouge au crépuscule bleuâtre; dehors, on -entend le bruit de la pluie qui frappe violemment les vitres. Il fait -bon, j’ai chaud jusqu’à l’âme, et le kugelhopf de Perrine est -délicieux... - -Un autre souvenir, deux ans plus tard. Philippe est très sociable; il -aime à me voir en robe de velours noir, avec les diamants qu’il m’a -donnés, entourée de femmes moins jolies que moi--c’est lui qui le dit. -Au cours d’une de ces soirées, j’ai rencontré une ancienne compagne -d’études, perdue de vue depuis quelques années. Thérèse Leblanc--_alias_ -Mme Debray--a épousé un chimiste, préparateur à la Sorbonne, et possède -un petit garçon de dix-huit mois. J’ai promis d’aller la voir, car elle -est mon aînée, et au jour dit, je me rends rue des Écoles. - -Thérèse habite un petit cinquième clair et gentil, tout pareil à celui -où j’ai passé ma jeunesse, sauf qu’on y voit moins d’arbres et que le -chant des merles y est remplacé désavantageusement par la corne des -tramways. Elle m’accueille un doigt sur la bouche: - -«Bébé dort; vous pouvez venir le regarder...» - -Et tout de suite je suis admise à contempler l’ange--un ange de fortes -dimensions, joufflu, frisé, rouge comme une pomme, et dont les gros -poings fermés gardent dans le sommeil un air batailleur. - -«C’est dommage que vous ne voyiez pas ses yeux, chuchote Thérèse; mais -au moins nous pourrons causer tranquillement. Il est quelquefois un peu -fatigant...» - -Fatigant! Je le crois sans peine: Thérèse, jeune fille, passait pour -maigre; maintenant elle est réduite à sa plus simple expression--vêtue -par surcroît d’une pauvre petite robe de rien du tout. Déjà l’autre soir -elle m’avait paru mal habillée; aujourd’hui, près d’elle, j’ai honte de -mes fourrures, et le froufrou de ma jupe doublée de soie me semble -presque insolent. Thérèse, heureusement, n’en a cure: elle est toute à -la joie de me montrer son appartement, qu’elle trouve le plus beau du -monde, son salon, qui sert aussi de bureau, et--merveille des -merveilles--le «laboratoire d’Eugène», aménagé à deux pas de la chambre -à coucher. - -«N’ayez pas peur, dit-elle en souriant, nous n’avons pas d’explosifs: -Eugène ne s’occupe que de chimie organique et biologique...» - -Eugène, c’est M. Debray. Invisible et présent, il règne comme un dieu -dans le cœur, dans la pensée et dans les discours de sa femme. Les -syllabes inharmonieuses de son nom prennent un son caressant en passant -par cette bouche aux lèvres sérieuses; les termes de chimie les plus -ardus font briller comme des étoiles ces yeux bruns dévorants. Thérèse, -d’ailleurs, est dans son élément. A quatorze ans, elle nous émerveillait -par ses aptitudes scientifiques et rien dans les travaux de son mari ne -lui demeure étranger. C’est elle qui lui sert de préparateur; elle -connaît par leurs noms tous les instruments cornus et biscornus dont il -se sert. Sur un coin de table, j’aperçois des feuillets couverts de -formules qu’elle a écrites sous sa dictée. J’en demeure ébahie, presque -effrayée. - -«Vous ne devez pas avoir le temps de penser à autre chose!...» - -Elle rit. - -«Oh! mais si... Et bébé?... Et la maison, qu’il faut bien surveiller?... -Et mon piano?... Eugène veut que je ne me rouille pas trop; lui aussi -est musicien. Quand il est fatigué d’analyses et de synthèses, il prend -son violon et nous jouons une sonate de Beethoven...» - -En revenant à pas lents, le long du boulevard Saint-Michel, je me dis -que je viens de toucher de la main le bonheur sur terre, le bonheur pur, -dégagé de toute idée d’ambition ou de lucre: Thérèse est fière de son -mari, mais elle sait qu’il sera toujours pauvre et elle ne rêve pas -encore à l’Académie des Sciences. Et lui--je l’ai entrevu l’autre soir: -laid, un peu lourd, des yeux d’enfant ou de savant qui s’éclairent -joliment en rencontrant ceux de sa femme. Ils vivent l’un pour l’autre, -ils pensent l’un avec l’autre; leurs cerveaux ne font qu’un comme leurs -cœurs. Quelles douces soirées ils doivent passer, seuls tous les -deux!... Un malaise vague me vient en y songeant. Vais-je regretter de -ne pas avoir épousé M. Debray? Non certes: j’ai toujours détesté la -chimie. Thérèse est la femme qu’il fallait à cet homme--la seule entre -dix mille. Ils ont eu la chance de se rencontrer. Voilà tout. - -Voilà tout... Mon bon Philippe! Comme il est tendre pour moi! Comme il -s’ingénie à me faire plaisir! Hier encore il m’a menée aux Français, -entendre Hamlet--lui qui ne peut pas souffrir Shakespeare. Avant-hier, -nous dînions chez papa--il a joué aux échecs toute la soirée. Dimanche, -c’était chez tante Lydie; nous avons classé des photographies de Java et -d’Angkor--il ne devait pas s’amuser beaucoup. Mercredi, François est -venu, comme tous les mercredis, et il m’a fait déchiffrer du Wagner -jusqu’à minuit--Philippe s’endormait sur son journal... Et ce soir? Ce -soir nous ne sortons pas; Philippe a des comptes à vérifier et des -lettres à écrire. Si je l’aidais? Si j’essayais, comme Thérèse, de me -mêler aux occupations journalières de mon mari? Cette idée me sourit un -instant; mais je me rappelle vite une ou deux tentatives du même genre -dont le seul souvenir suffit à me donner la migraine. Que faire? J’ai -l’esprit trop abstrait, sans doute, et Philippe est concret jusqu’aux -moelles. L’autre jour, à table, il devenait presque éloquent en me -narrant son dernier voyage à Lille: les affaires marchent bien, l’usine -a plus de commandes qu’elle ne peut en fournir, les gros marchands de -toiles de Roubaix assiègent nos portes... Tout cela devrait m’intéresser -bien plus que les origines de l’art khmer... - -Que vient faire ici l’art khmer, et pourquoi le souvenir du ménage -Debray s’associe-t-il dans mes rêves à celui de ces têtes colossales, -sculptées en plein roc, qui sourient si mystérieusement sur les murs -d’Angkor? François me les a montrées cet été, à l’Exposition, -reproduites en béton et en ciment; il en riait un peu: «C’est bête, -disait-il, ce temple de carton, dans un champ de foire... Et pourtant, -avec beaucoup d’imagination, vous arriverez peut-être à vous figurer ce -qu’est ma vie, là-bas, au milieu de ces choses...» Il voyage toujours, -François. L’hiver suivant, il doit aller au Japon: depuis quatre ans que -je suis mariée, je ne l’ai jamais vu rester plus de huit ou dix mois de -suite à Paris. Sa mère paraît déçue. «Cette maudite thèse,» -soupire-t-elle, «quand donc cessera-t-il d’y travailler!» La thèse -passée, ce serait, peut-être, une suppléance au Collège de France... -Tante Lydie se cramponne à cet espoir avec ténacité. Elle a vieilli, ces -derniers temps, et je la crois malade; mais elle ne se plaint -jamais--surtout quand François est là. Pendant les absences de son fils -elle devient casanière, presque sauvage; les musées la fatiguent, les -expositions l’effraient. C’est à peine si elle consent, de loin en loin, -à venir dîner chez nous, seule avec papa, comme autrefois... - -Le soir, dans mon salon--un salon «raté», que Philippe a fait meubler à -grands frais par des tapissiers en renom. Les ouvriers ont accroché -beaucoup de rideaux, cloué beaucoup de tapis, drapé beaucoup de -tentures: nous en avons pour notre argent, mais l’ensemble est -déplorable, et les quelques jolis bibelots, les deux ou trois meubles -anciens que j’ai essayé de brocanter se noient dans un océan de -banalité. Papa, toujours le même, maigre et sec, droit comme un jeune -homme--il n’a pas soixante ans, d’ailleurs, et grisonne à peine--est -attablé à l’échiquier avec son gendre qu’il adore--et qu’il bat à plate -couture, ce dont Philippe, en qualité de mathématicien, se montre assez -humilié. Assise en face de moi, tante Lydie tend frileusement ses mains -à la flamme; je vois ses yeux creux et cernés, avec une petite -bouffissure à peine visible au-dessus de la pommette, j’entends sa -respiration légère, un peu courte. Comme elle a changé! Son regard, où -je lisais jadis tant de sympathie tendre, se voile maintenant et -s’attriste quand il rencontre le mien. Pourquoi?... Mon cœur se serre à -l’idée de quelque chose d’inconnu, d’impalpable, qui semble se glisser -entre nous deux... - -«Déchiffrons-nous les _Éolides_, tante, ou le _Chasseur Maudit?_...» - -Ni l’un ni l’autre; elle se sent fatiguée, sans entrain; moi-même, je -n’ai nulle envie de jouer ou de chanter; mon piano s’assourdit, ma voix -se perd et s’étouffe dans toutes ces draperies. Ah! nos murs de la rue -de Chanaleilles, trop nus, peut-être, mais pleins de résonances -joyeuses! Et les boiseries blanches de la rue Barbet-de-Jouy, le plafond -très haut vers lequel les sons s’élèvent, parmi les soies semées de -fleurettes et les pastels aux tons éteints! Ce soir, plus que jamais, en -voyant ma vieille amie exilée de sa bergère, pelotonnée dans un lourd -fauteuil, je comprends que nos vies ont divergé, que, par quelque -étrange maléfice, notre nouvelle parenté, au lieu de me rapprocher -d’elle, nous a rendues un peu plus étrangères l’une à l’autre. Et j’en -souffre, tandis que nous échangeons des propos distraits... - -«A la Reine!» s’écrie Philippe. Papa manœuvre un pion, se frotte les -mains, et, triomphalement: - -«Échec et mat, mon garçon!... Ah çà! que diable vous enseignait-on à -l’École Centrale?...» - -La partie est finie; papa s’en va, emmenant Mme Chardin qu’il reconduit -en voiture. Maintenant nous sommes seuls, Philippe et moi. Il se plante -au milieu du salon, regarde autour de lui d’un air content. - -«On est bien, chez soi... N’est-ce pas, ma chérie?» - -Un baiser me dispense de lui répondre... Car justement je songeais avec -terreur: «Est-ce que je m’ennuierais chez moi... chez nous?...» - -Hélas! oui, je m’ennuie... Quelque chose manque à notre vie, et nous le -savons bien, quoique nous n’en parlions jamais... Cinq ans de ménage: -j’ai vingt-quatre ans; je ne suis plus «trop jeune pour une maman», -comme disait notre vieux docteur au moment de mon mariage. C’est aussi, -sans doute, l’avis du destin mystérieux qui préside aux existences -humaines: vers la fin de cette cinquième année, un espoir s’éveille en -moi, vague d’abord, puis plus précis. Philippe rayonne; papa -s’assombrit: il pense à sa pauvre petite femme et craint le même sort -pour moi. Julie sent renaître son âme de vieille nourrice sèche. - -«C’est moi qui viendrai le soigner, n’est-ce pas, mademoiselle -Geneviève?...» - -_Mademoiselle!_ Je ris comme une folle à ce lapsus malencontreux. Mais -Julie ne s’émeut pas: elle est comme le sage, qui ne s’étonne de rien. -Elle m’avoue qu’elle attend un garçon; moi aussi. Je le vois déjà en -culotte, comme mon ami Jacques Debray, le fils de Thérèse; j’espère -qu’il sera très remuant, très beau, très blond, et je me promets tout -bas de ne pas en faire un ingénieur... - -[Illustration] - -Qu’est-il arrivé? Un accident bête, le choc brusque d’une voiture--de ce -fameux coupé de louage que j’aimais tant... Je me retrouve dans mon lit, -après des jours de souffrances aiguës, et plusieurs semaines pendant -lesquelles ma vie n’a tenu qu’à un fil. Maintenant je vais mieux; mais -je sais qu’il faut renoncer pour cette fois à mon rêve de maternité, et -je me sens triste à mourir. Des visages amis m’entourent; Julie promène -par la chambre sa bonne figure impassible et grêlée; derrière ce front -placide, je devine un regret inexprimé, et pour cela, j’aime ma vieille -bonne un peu plus qu’avant. Papa et Philippe ne pensent qu’à moi; ils -ont passé par d’affreuses angoisses, et ils sont si heureux de me voir -guérie qu’ils n’en demandent pas davantage. Tante Lydie arrive, tout -oppressée, mais tendre comme autrefois, et aussi le docteur Garnier, -rose et frais, avec sa belle tête de lion aimable sur son corps puissant -de Breton. - -«Pauvre gamine»! fait-il en me caressant la joue. Il est venu pour -rencontrer le grand spécialiste qui m’a soignée. - -La visite est longue, l’examen minutieux; les deux médecins sont d’avis -que tout va pour le mieux et que je pourrai me lever dans quelques -jours. Malgré ces paroles rassurantes, je leur trouve un air apitoyé qui -n’est pas naturel. Philippe les a reconduits et cause longuement avec -eux. - -«Qu’est-ce qu’ils disent, Julie? Va écouter ce qu’ils disent, je t’en -prie...» - -L’honnête Julie garde un silence désapprobateur et me borde -soigneusement dans mon lit où je m’agite beaucoup trop. Enfin, voilà -Philippe! Il est un peu pâle, mais ses yeux me sourient sans effort. -Tout de suite, je l’interroge, anxieuse. - -«Pourquoi avez-vous tant parlé dans l’antichambre? Est-ce que les -médecins sont inquiets, dis?... Est-ce qu’ils me trouvent plus malade?» - -Un étonnement sincère se peint dans le bon regard ému. - -«Plus malade? Quelle idée!... Mais tu es guérie, bien guérie. Garnier -m’a encore répété que tu te lèverais jeudi... Ils ne doivent plus -revenir, ainsi!... - ---Alors pourquoi me plaignent-ils? Je vois bien qu’ils me plaignent... -Est-ce que... ils pensent peut-être que je ne pourrai plus avoir de -bébé?...» - -Philippe baisse la tête et chiffonne entre ses doigts le coin du drap -brodé. - -«Pas d’ici quelque temps... assez longtemps, même... Dans quatre ans, -cinq ans... on ne sait pas...» - -Un grand froid me passe sur le cœur. - -«Quatre ou cinq ans?... Oh! ils ont dit «jamais», n’est-ce pas? Je suis -sûre qu’ils ont dit «jamais...» - -Pas de réponse. Je vois Julie hocher la tête. Comme il sait mal mentir, -mon mari! Sans rien dire, il m’attire vers lui, pose ma tête contre son -épaule, et sur mes yeux qui se remplissent de larmes, je sens ses lèvres -s’appuyer doucement, tendrement. - -«Ne te désole pas, ma chérie... Il faut espérer quand même; les médecins -ne sont pas infaillibles... Et puis, enfin, nous pouvons être heureux -sans cela... Voilà des années que nous sommes bien heureux...» - -Heureux? Je ne sais plus. Il me semble tout à coup que ma vie est -absurde, vaine, sans but, que je n’aime rien ni personne, que ces -années, dont le pauvre Philippe parle avec tant de ferveur, ont glissé -sur moi sans presque laisser de trace... Cet enfant qui n’est pas -venu--qui ne viendra pas--je comprends maintenant que je le désirais -avec passion, que lui seul aurait pu combler tout le vide de mon cœur... -Et je pleure, sous les baisers de Philippe, comme si quelque chose -venait de se briser en moi. - - - - -VII - - -Ma convalescence fut courte et je repris mes forces assez vite. Trois -semaines après la visite des médecins, Philippe put m’emmener jusqu’au -Bois en voiture--une autre voiture, un autre cheval, un autre cocher -dont la consigne était de ne galoper jamais et de trotter le moins -possible. Nous suivions au pas le bord du lac encore désert, escortés -d’un grand cygne qui nageait de conserve avec nous. Le soleil de mai, -jeune et clair, filait à travers la verdure bleuâtre des pins, mettant -aux troncs roux de larges taches roses; une odeur de sève émanait des -pousses nouvelles et des marronniers en fleurs. Philippe se pencha vers -moi: - -«Tu es bien? Tu n’as pas froid?» - -Le vent s’était levé, chassant devant mes yeux une mèche folle: d’un -doigt délicat, il la ramena derrière mon oreille. - -«Tes jolis cheveux! dit-il; j’espère qu’ils ne vont pas tomber... Si on -était obligé de les couper, cela te changerait tant!...» - -Il s’agissait bien de mes cheveux! En réalité, sans que personne pût -s’en apercevoir, j’avais prodigieusement changé. Mon âme sommeillait, -encore engourdie par le bien-être physique succédant aux heures de -souffrance; mais dès que j’eus repris ma vie normale, je dus m’avouer -que je n’étais plus la même. - -Ce fut au Luxembourg, où j’avais rencontré Thérèse Debray, que je fis la -connaissance d’un autre «moi» jusqu’alors insoupçonné. Nous étions -assises au bas de la terrasse de l’est, sur d’inconfortables chaises de -paille. Thérèse, noire, fluette et coiffée d’un affreux chapeau, -s’apprêtait à céder aux injonctions de sa fille--un second exemplaire de -poupon phénomène dont l’appétit de six mois avait des exigences -formidables--quand le gros Jacques, qui depuis un moment courait autour -de nous en chassant la poussière avec ses pieds «pour faire comme les -autruches», buta contre une pierre et s’étala tout de son long. Cris -aigus, mains écorchées, genoux en sang--la pauvre autruche éclopée vint -se réfugier dans le sein maternel, au grand mécontentement de la petite -sœur dont la table était déjà servie et qui se mit à hurler de -désespoir. Thérèse ne savait plus auquel entendre. - -«Donnez-m’en un,» lui dis-je. J’essayais d’attirer Jacques, mais sa mère -m’arrêta. - -«Non, il saigne; il vous tacherait. Gardez bébé un moment, voulez-vous? -Justement elle est toute propre!... Moi je mènerai mon bonhomme jusqu’au -bassin et je laverai ses égratignures...» - -Et tandis qu’elle courait, traînant après elle son garçon qui boitait et -pleurnichait, je restai sur ma chaise, un peu empêtrée, les bras raides, -les yeux fixés sur mon nourrisson rouge de fureur. Cette fureur -impuissante, tout d’abord, me parut comique. L’enfant gigotait avec -rage; je m’enhardis à la tenir debout, à la faire sauter sur mon genou; -puis, comme elle criait toujours, j’approchai sa joue de la mienne. Tout -de suite elle se calma: je sentis une bouche minuscule, chaude et -baveuse, se coller à mon oreille et téter--téter éperdument avec des -ronrons de joie. - -«Pauvre petit chat bête!...» murmurai-je. Au contact de cette chair à la -fois tiède et fraîche, de ce corps blotti contre moi, une grande -détresse m’avait prise. C’était donc vrai que jamais, jamais... Et -soudain monta en moi un sentiment mauvais de révolte, d’envie contre -Thérèse. Oui, cette femme maigre, au corsage mal agrafé, qui là-bas, -assise en plein soleil sur une margelle de pierre, trempait son mouchoir -dans l’eau, je me mis à l’envier furieusement, pour tout ce que la vie -lui avait donné de meilleur qu’à moi,--pour son existence laborieuse et -utile, pour ses enfants débordants de santé, pour son mari, qu’elle -aimait d’un amour si rare et si complet... - -«Rendez-la-moi, ma pauvre Geneviève... Tiens, elle ne pleure plus!... -Mais elle vous a sucé la joue... Oh! la petite sale!» - -Avec un rire heureux, Thérèse reprit sa fille qui, comprenant qu’on -l’avait dupée, recommençait à crier de plus belle. Jacques, secoué -encore de gros sanglots, réclamait piteusement son goûter. Je me levai -pour partir. - -«Comment, déjà! s’écria Thérèse. Attendez un peu; quand les enfants -auront mangé... tous les deux, nous serons tranquilles: bébé s’endort -toujours après son repas... Regardez comme elle s’en donne, cette grosse -gourmande...» - -Elle levait vers moi des yeux brillants de fierté. Sa glorieuse impudeur -de nourrice me sembla révoltante: positivement, l’espace d’une minute, -j’eus l’impression que je la détestais. Honteuse, gênée, je prétextai un -rendez-vous pour pouvoir m’enfuir plus vite. - -Le soir de ce jour-là, j’étais assise près de la fenêtre ouverte pendant -que Philippe fumait, debout sur le balcon. Le soleil venait de se -coucher; par delà les masses sombres des platanes et des marronniers, -derrière la silhouette du palais dont le profil noir se détachait à -angle aigu sur le ciel clair, un nuage d’or montait et je le suivais des -yeux, vaguement, presque sans penser. - -«Comme on voit bien la tour Eiffel! s’écria Philippe. Quand nous nous -sommes mariés, tu te rappelles? elle n’était pas encore commencée... Tu -prétendais qu’elle serait affreuse, qu’elle te gâterait ta belle vue. Et -maintenant... - ---Maintenant je persiste à penser qu’elle _est_ affreuse, et je la -regarde le moins possible. Voilà tout.» - -J’avais parlé sèchement, contre mon habitude. Il faut dire aussi que -l’admiration professionnelle de Philippe pour ce chandelier colossal -m’avait toujours paru fâcheuse. - -«Moi je trouve qu’elle fait très bien là, continua-t-il paisiblement. Et -puis c’est si nouveau, si grandiose... En deux ans à peine, avoir achevé -une construction unique au monde!... J’en causais, l’autre jour, avec un -des ingénieurs qui ont dirigé les travaux...» - -Immobile, les mains sur les genoux, je m’efforçais de ne pas écouter, -cherchant des yeux mon joli nuage de tout à l’heure; mais le nuage -s’était dissipé, les étoiles s’allumaient une à une, l’ombre -s’épaississait autour de nous, et la voix de Philippe s’élevait -toujours, tranquille et bonne. - -«C’est prodigieux, tout le fer qui entre là dedans... sept millions de -kilogrammes, tu sais... Et les rivets! Tu ne devinerais jamais combien -il y en a: deux millions cinq cent mille! Et qui pèsent...» - -Incapable de me contenir, je me bouchai vivement les oreilles: - -«Oh! assez, assez! Ne me parle plus de cette horreur!... Je la déteste; -elle me fait l’effet d’une fausse note dans notre horizon... Et ton fer, -tes rivets... si tu savais comme ça m’est égal!... Tais-toi, je t’en -prie, si tu n’as pas autre chose à me dire...» - -Philippe se tut, comme je le lui demandais; il se tut subitement. La -nuit était tout à fait venue; je ne voyais plus que le point rouge du -cigare trouant le noir environnant. Un silence délicieux s’étendit sur -moi, à peine rompu par le roulement assourdi des voitures et le pied -ferré des chevaux claquant sur le pavé de bois. Je songeais à Thérèse, -au bébé que j’avais tenu contre moi, au vilain sentiment de jalousie qui -m’avait mordue, qui me mordait encore à ce souvenir. «Je deviens -méchante... oui, méchante... Philippe ne dit plus rien; j’ai dû lui -faire de la peine... Pauvre garçon...» - -Une lumière vive, subite, me fit tressaillir: Théodore, bien stylé comme -toujours, venait, à neuf heures juste, de tourner le commutateur -électrique--une nouveauté, cet éclairage, tout récemment installé chez -nous. Mon salon m’apparut, banal et froid: du même coup, mes velléités -de remords s’envolèrent. Philippe rentrait, son cigare éteint à la main. -Gentiment, il s’approcha de moi, me baisa au front. - -«J’ai peur que ta sortie d’aujourd’hui ne t’ait fatiguée... Le docteur -Garnier te trouve nerveuse, anémiée; il te conseille un changement -d’air, pas trop brusque... Fontainebleau est excellent, paraît-il... -Voudrais-tu passer l’été aux environs de Fontainebleau?» - -Il était bon--inlassablement! Comment ne pas s’efforcer de lui faire -plaisir? - -«Mais oui, je veux bien... Papa prendra ses vacances avec nous, n’est-ce -pas? - ---Bien sûr... Nous pourrions demander aussi tante Lydie; le voyage de -Guéthary est devenu trop fatigant pour elle... Et si François revient au -mois d’août, nous tâcherons de le caser... Il faudra louer une grande -maison...» - -J’avais accepté toutes ses combinaisons, approuvé tous ses projets; sa -bonne figure redevenait souriante et heureuse. Qu’il avait l’âme peu -compliquée! Et combien peu il pensait à lui-même! Une honte me vint de -l’avoir brusqué tout à l’heure. Mais déjà, sans doute, il n’y songeait -plus. Comme un enfant, il examina ses lampes électriques, vérifia l’état -des fils, éteignit et ralluma à plusieurs reprises. Puis, satisfait de -son inspection, il s’installa commodément, son journal à la main, et se -plongea dans la seule lecture qui pût le passionner. Je le regardais, un -peu alourdi par l’approche de la trentaine--il serait gros à quarante -ans--avec ses cheveux blonds toujours drus et frisés, sa barbe dorée, -presque trop longue pour mon goût--il en était si fier que je n’avais -jamais osé le lui dire--son teint frais et reposé, son joli nez droit... -Il baissait la tête en lisant et je ne pouvais voir ses yeux; mais je le -jugeais mieux quand j’échappais à l’influence de son regard tendre, un -peu humble, toujours quêtant un sourire que je n’aurais pas pu lui -refuser... Tel qu’il se tenait là, tranquille et fort, c’était mon mari, -mon excellent mari, qui m’avait prise pauvre pour me faire riche, qui me -resterait fidèle jusqu’à la mort, près duquel je vieillirais, seule, -sans attendre autre chose de la vie... «Et ce sera ainsi, pensai-je, -toujours, toujours ainsi...» Je me revis enfant, jeune fille, assise à -notre vieille table, en face de papa--qui, lui aussi, lisait son -journal--travaillant à mes devoirs, le cerveau plein d’idées, le cœur -plein de rêves... Qu’avais-je donc alors de plus que maintenant? Et -malgré tout, ce fut un regret rapide, poignant--une nostalgie du passé -si violente que je faillis pleurer... - -Il disait vrai, mon vieux docteur: j’étais en train de me détraquer. Mes -nerfs, ébranlés par la secousse physique et morale que je venais de -subir, s’en allaient à la débandade comme des fous. J’essayai de fixer -mon attention sur l’ouvrage que je tenais à la main--une de ces vagues -broderies dont l’inanité apparaît plus clairement à chaque point qu’on y -ajoute. Cette pauvre pâture ne suffit pas à mon esprit inquiet. Il -fallait m’occuper, pourtant, à tout prix: qu’allais-je devenir si je -prenais ainsi l’existence en dégoût? - -«La charité, les enfants des autres, puisque je ne dois pas en avoir à -moi?... J’essayerai... Philippe m’aidera, il est si bon!... Mais je n’ai -pas encore envie de les aimer, ces petits que je ne connais pas... La -musique... Ah! par exemple, je ne dois pas compter sur Philippe pour -cela... ni pour le choix des lectures... Si François était à Paris, je -lui demanderais de m’indiquer des ouvrages d’art anglais sur l’Inde... -l’anglais, c’est plus long à lire... ou même des livres hollandais sur -Java: avec ce que je sais d’allemand, j’arriverais peut-être à apprendre -le hollandais... C’est une idée; cet été, quand il reviendra, je lui en -parlerai... Du hollandais! Qu’est-ce que Philippe dira? Il me croira -tout à fait folle...» - -A demi amusée par cette pensée baroque, je levais la tête, j’ouvrais la -bouche, prête à plonger mon mari dans la stupéfaction, quand je le vis -plier rapidement son journal, la mine affairée. - -«Il faut profiter des derniers cours: les cotons sont mous, les chanvres -ont baissé de neuf centimes... Je vais télégraphier à Lille pour les -achats de matières premières...» - -Quand les cotons mollissaient--je le savais par expérience--rien -n’existait plus pour Philippe. A quoi bon lui parler d’autre chose? -J’enfilai mon aiguille et, sans mot dire, je me remis à mon plumetis... - -Le mois de juin fut employé à chercher la maison rêvée. Philippe -possédait aux environs de Lille une grande propriété de famille, dans un -pays affreux, que nous n’aimions ni l’un ni l’autre et dont le climat, -d’ailleurs, était assez malsain. Habituellement, nous nous installions -tout l’été à Bellevue; mon ingénieur s’accordait seulement un mois de -vacances que nous passions à voyager, soit en Suisse, soit sur la côte -basque où nous visitions tante Lydie dans son Ermitage de Guéthary. -Quant à l’Italie, notre voyage de noces avait suffi à me prouver que -nous n’y goûterions jamais ensemble les mêmes jouissances, et, le cœur -gros, je l’avais rayée de nos itinéraires. Cette année, moins que -jamais, je ne devais songer à me fatiguer; mais si Florence était le -Paradis perdu, si les Pyrénées étaient trop loin, Bellevue était -vraiment un peu trop près, et puisque la Faculté ordonnait les environs -de Fontainebleau, nous obéirions à la Faculté. - -Ce fut à Marlotte, sur la lisière de la forêt, dans une petite rue -tortueuse et charmante, que nous trouvâmes le cottage idéal, envahi par -le lierre de la base au faite, assez vaste pour loger une famille de dix -personnes, et dont le jardin--un vrai parc--commençait devant un champ -de blé pour s’enfoncer dans l’épaisseur des bois. Nous avions la plaine, -nous avions les arbres, nous avions les fleurs--des bégonias aux pétales -charnus, de beaux glaïeuls pourpres en plates-bandes, et, massées autour -de la maison, de grosses touffes d’hortensias bleus--tout cela peigné, -ratissé avec amour par le propriétaire qui s’intitulait pompeusement -«horticulteur-pépiniériste». Du premier coup d’œil, Philippe fut -conquis; moi aussi, d’ailleurs: il aimait la nature à sa façon, et moi -de toutes les façons. - -La location conclue, il fallut organiser nos «séries». Tante Lydie, qui -composait la première à elle toute seule, se laissa convaincre assez -facilement: Guéthary, elle le comprenait bien, n’était plus possible -pour elle. Sur l’honneur, elle promit de venir passer avec nous le mois -de juillet. - -«Car, ajouta-t-elle, en août il faut que je revienne à Paris pour -recevoir François.» - -Philippe protesta. - -«Comment? Mais nous comptons bien, au contraire, qu’il viendra te -rejoindre, et que vous resterez ensemble un mois, deux mois si vous -voulez... Et surtout, tu sais, n’y mets pas de discrétion: nous avons -six chambres d’amis! - ---Six! C’est beaucoup... même pour deux», dit tante Lydie en riant. - -Elle n’avait pris aucun engagement, et quand elle arriva, escortée de sa -fidèle Perrine, j’eus tout de suite l’impression qu’elle ne s’installait -pas pour longtemps... - -Ce furent des semaines de repos et de paix. Le plus souvent nous étions -seules; Philippe partait le matin pour Paris et ne rentrait qu’à l’heure -du dîner. Nous restions des journées entières sans sortir du jardin, -assises sous un petit kiosque rustique assez laid d’où l’on découvrait -toute la plaine: à nos pieds l’or roussâtre des blés, le vert cendré des -avoines, où les coquelicots mettaient de larges touches rouges et les -bleuets de légères taches bleues; puis la route, déserte et -poussiéreuse, d’autres champs encore, et, à l’horizon, dans la brume -d’été, les grands peupliers qui bordent la vallée du Loing. Des -papillons blancs tournoyaient et de grosses mouches, en nous frôlant -l’oreille d’un bourdonnement bref, semblaient nous chuchoter un secret -au passage... - -«J’ai peur que tu ne mènes une vie un peu austère», me confia Philippe, -qui nous avait surprises un soir déchiffrant _mezzo-voce_ le troisième -acte de _Tristan_; «ma tante n’est plus gaie comme autrefois, et elle te -fait chanter une diable de musique... Si c’est ça votre façon de vous -amuser quand je n’y suis pas!...» - -En réalité, et quoi qu’en pensât mon mari, je ne m’ennuyais pas--j’étais -même beaucoup moins triste que les mois précédents. Par quel miracle la -société d’une femme âgée et malade m’apportait-elle plus de réconfort -que celle d’un homme jeune, plein de vie et d’entrain? Pourquoi ce -sentiment de solitude intellectuelle, dont j’avais souffert parfois -jusqu’à l’énervement dans nos soirées de tête-à-tête conjugal, ne -m’effleurait-il pas durant ces longues journées de réclusion quasi -monastique? Sans doute, le grand air, le calme absolu, agissant sur mes -nerfs affaiblis, me rendaient peu à peu l’appétit, le sommeil et la -gaîté, mais la présence et la conversation de tante Lydie faisaient plus -que tout le reste. Depuis bien longtemps, je ne l’avais pas eue ainsi à -moi seule, et je la retrouvais, au fond, toujours la même,--aussi -enthousiaste, aussi éprise du beau et du bon. Nous causions, -interminablement; son esprit lucide était comme une source où le mien -s’abreuvait après une longue période d’aridité--et malgré le gros -chagrin, la déception irréparable que ce dernier printemps m’avait -apportés, la vie m’apparaissait de nouveau bonne, utile et digne d’être -vécue. - -«Ah! tante, m’écriai-je un soir, quel dommage de ne pas pouvoir vous -garder toujours là, près de moi!...» - -Elle resta un moment sans répondre: dans ses yeux je vis passer cette -ombre étrange que je connaissais... Puis, haussant doucement les -épaules: - -«Que voulez-vous, ma pauvre petite, il faut savoir se contenter du -présent... Moi aussi, allez, j’ai bien joui de ces heures d’intimité...» - -Déjà elle en parlait au passé, comme si le retour de François eût dû -forcément l’éloigner de nous. Cependant Philippe combinait des -itinéraires fantastiques pour que son cousin pût s’arrêter à Marlotte. -Mais c’était à Paris, chez elle, que tante Lydie voulait le revoir -d’abord. Quand elle ouvrit la bienheureuse dépêche, datée de Marseille, -qui lui annonçait enfin l’arrivée de son fils, je compris que rien au -monde ne l’empêcherait de partir, quoiqu’elle fût souffrante, éprouvée -par la chaleur d’août. - -«Tu reviendras, n’est-ce pas?... vous reviendrez tous les deux?... -disait Philippe. - ---Mais oui, mais oui...» - -Elle nous quitta, toute frémissante d’impatience et de joie... Deux -jours après, je recevais la lettre la plus tendre et la plus désolée: -François avait fait bon voyage, il viendrait nous voir bientôt... Quant -à un second séjour près de nous, il fallait y renoncer: Perrine était -brouillée avec ma cuisinière! - -«Des histoires de bonnes? Mais c’est idiot! s’écria Philippe à l’ouïe de -ce secret plein d’horreur. Moi qui m’étais arrangé pour passer mes -vacances ici en même temps que François... Et maintenant, on ne peut pas -lui demander de venir tout seul, de quitter sa mère après quinze mois de -séparation... Que le diable emporte les fidèles serviteurs!...» - -Tout au fond de moi, je restai intimement convaincue que ces querelles -ancillaires n’étaient qu’un vain prétexte, et que notre tante obéissait -à des mobiles inconnus. Une fois de plus je me heurtais à ce mur -invisible qu’un mauvais génie semblait s’amuser à élever entre elle et -moi. Après tant de jours passés cœur à cœur, j’en souffris comme d’une -trahison--quoiqu’un obscur instinct m’avertît que c’était peut-être -mieux ainsi, et que je ne devais pas lui garder rancune... - - - - -VIII - - -Papa vint remplacer tante Lydie, et son arrivée consola Philippe, que la -défection de François avait rendu un peu morose. Tous deux entreprirent -de consacrer leurs loisirs à explorer la forêt: Philippe _voulait_ -marcher beaucoup parce qu’il se trouvait trop gros, et papa _pouvait_ -marcher indéfiniment parce qu’il restait très maigre. Ils partaient -ensemble dès l’aurore, me laissant faire la grasse matinée et compléter -ma cure de repos. - -J’étais assise comme les autres jours sous un grand catalpa--j’aime ces -larges feuilles entre lesquelles filtre toujours un peu de soleil--et -j’achevais de déchiffrer quatre pages de Thérèse Debray, dont la -philosophie coutumière semblait pour une fois en déroute: une coqueluche -malencontreuse les avait retenus à Paris jusqu’à cette époque tardive; -maintenant les enfants allaient mieux, mais le médecin leur défendait la -mer--d’où résiliation d’une location déjà conclue au Tréport, vacances -compromises, été désorganisé de fond en comble... Tout de suite l’idée -me vint de les recueillir, de les héberger pour un grand mois. «Voilà de -quoi remplir nos six chambres... et de quoi me guérir, j’espère, des -vilaines pensées qui m’ont traversé l’esprit... Maintenant je suis plus -raisonnable: il faut savoir s’habituer au bonheur des autres...» - -Le bonheur des autres... Je levai la tête: autour de moi tout était -paix, silence et confort; un vent délicieux soufflait de la forêt, -l’ombre du catalpa tremblait en taches légères, vertes sur l’herbe -verte, lilas sur le sol rose--je pensai à Thérèse et à son mari -rôtissant dans leur petit cinquième, avec leurs enfants à peine guéris; -j’eus honte de les avoir enviés, cette fois encore, presque -inconsciemment. «Et pourtant, ce bien-être qui m’entoure, n’est-ce pas -très peu de chose?... Dès qu’ils seront ici, ils en jouiront comme moi, -plus que moi: je peux leur donner ce que j’ai, mais ce qu’ils ont est à -eux, bien à eux--rien qu’à eux...» - -Tandis que je rêvais ainsi, la lettre de Thérèse entre les doigts, la -grille du jardin grinça sur ses gonds--elle grinçait toujours malgré les -flots d’huile dont l’abreuvait Théodore, le parfait valet de chambre aux -favoris d’amiral. Je m’étais retournée languissamment; mais à la vue du -nouvel arrivant, je fus debout d’un bond et je courus à sa rencontre. - -«François! Quelle bonne surprise! Comme c’est gentil d’être venu!... -Philippe va être bien content... - ---Et vous, demanda-t-il, êtes-vous contente? - ---Vous le voyez bien», fis-je en serrant joyeusement les deux grandes -mains qui se tendaient vers moi--étonnée moi-même de sentir ma -mélancolie s’évaporer comme un brouillard au soleil. - -Lui cependant, tout en me suivant vers la maison, s’excusait d’arriver -ainsi à l’improviste. - -«J’aurais dû vous prévenir, mais c’est hier soir seulement que je me -suis décidé... Je me reprochais presque de m’éloigner, ne fût-ce qu’une -demi-journée, tant ma mère semble heureuse de m’avoir... Elle a -terriblement changé, ma pauvre maman», ajouta-t-il d’un air triste. - -Il s’était assis près de moi, sous le catalpa, et fourrageait le sable -du bout de sa canne, distrait en apparence et plus nerveux qu’à -l’ordinaire. Sans doute il attendait quelque démenti réconfortant, -quelque appréciation optimiste au sujet de sa mère. Mais j’ai toujours -été inhabile à exprimer ce que je ne pense pas. Un petit silence passa -entre nous. Alors, levant la tête, il me dit: - -«Vous aussi... Philippe m’a écrit... j’ai su que vous aviez failli -mourir...» - -Sa voix hésita, trembla un peu: peut-être venait-il de -comprendre--j’avais prodigieusement rougi--tout ce que cette allusion, -pourtant discrète, à mes misères passées, éveillait en moi d’ombrageuses -pudeurs féminines. J’essayai de plaisanter pour cacher mon embarras. - -«Oh! c’est de l’histoire ancienne!... Vous voyez bien que je ne suis pas -morte du tout...» - -Il me regardait, étrangement sérieux. - -«Oui, je le vois... mais vous n’êtes plus tout à fait la même... Vous -n’avez plus vos yeux d’enfant...» - -C’était vrai: mon âme d’autrefois, mon âme puérile m’avait quittée, et -mes yeux, à mon insu, reflétaient l’âme nouvelle, un peu inquiète, -contre laquelle je me débattais depuis des mois... Comment François -pouvait-il découvrir cela si vite? - -«Oh! tenez, poursuivit-il avec une véhémence soudaine, il y a des -moments où je me dis que je mène une vie absurde... A quoi sert de -partir toujours?... pour vérifier des textes, pour courir les pagodes en -comparant d’éternels Bouddhas qui se ressemblent tous... si on risque, -au retour, de trouver sa mère malade, méconnaissable... et d’autres...» - -Il s’arrêta brusquement. Je l’écoutais, touchée qu’il pût associer en -pensée le souci visible que lui causait la santé de tante Lydie avec les -dangers déjà lointains courus par ma petite personne, déçue aussi de ce -ton pessimiste auquel il ne m’avait pas habituée. Allais-je donc perdre -l’ami gaîment taquin, le conseiller au goût délicat sur qui j’avais -compté pour m’aider à passer des heures moins désœuvrées, un hiver moins -morose? Ce regret d’égoïsme naïf, à peine conscient, François sembla le -deviner, car l’ombre de son ancien sourire vint éclairer son regard -indécis de myope, derrière le lorgnon qu’il ne quittait jamais. - -«Quel sauvage je suis devenu, ma pauvre Geneviève! Il ne faut pas m’en -vouloir, voyez-vous: c’est l’effet de l’âge... Et Philippe?... Il va -bien, j’espère?...» - -Je me mis à rire. - -«Trop bien... au moins à son avis... Il prétend qu’il engraisse... -D’ailleurs, vous allez pouvoir en juger par vous-même...» - -Harassés et joyeux, mes deux promeneurs surgissaient justement au détour -de la petite allée qui, du jardin, menait tout droit dans la forêt. - -«Ah! s’écria Philippe, du plus loin qu’il nous aperçut, le voilà, enfin, -ce grand vagabond!» - -Et comme toujours, avant toute chose, il m’embrassa--un vrai baiser de -mari sonore et tendre. Puis se tournant vers son cousin, les bras -ouverts: - -«A ton tour, maintenant: tu ne l’esquiveras pas, mon vieux, l’accolade -fraternelle!...» - -Fut-ce le reflet de la verdure environnante, ou le contraste de la bonne -figure épanouie qui s’approchait de la sienne? François me parut soudain -très pâle. Pourtant il répondit affectueusement à l’étreinte de -Philippe, et serra la main de papa qu’il avait souvent rencontré chez -nous. Pendant le déjeuner, il reprit toute sa gaîté et subit avec -entrain l’assaut habituel de questions plus ou moins saugrenues sur le -Japon, d’où il venait. Les femmes ressemblaient-elles aux mousmés des -estampes? Voyait-on vraiment le Fuji-Yama de partout? Mangeait-on -toujours des nids d’hirondelles, et du riz avec des petites -baguettes?... Oui, tout était vrai, et bien d’autres choses encore... - -«Seulement, avoua-t-il, j’aurais dû comprendre, au retour, que la -traversée de la mer Rouge en juillet était une pure folie... Tout s’est -bien passé, heureusement; il n’y avait pas de dames à bord, ce qui -permettait les infractions les plus invraisemblables à la «tenue -correcte» de rigueur: j’ai dormi deux nuits sur le pont dans une -baignoire--pleine... Quant au capitaine, il commandait la manœuvre en -manches de chemise, avec un panama et un voile vert... - ---Quel tableau!» m’écriai-je en riant de bon cœur. On avait servi le -café sur la terrasse, et je me tenais debout devant François, un sucrier -à la main. Il y plongea deux doigts distraits, tandis que son regard se -fixait sur moi, attentif, presque attendri... - -«Je savais bien qu’ils reviendraient... dit-il enfin. - ---Qui cela? demandai-je innocemment. - ---Vos yeux... vos yeux de petite fille... Tâchez de les garder le plus -longtemps possible: qu’est-ce que nous deviendrons, nous autres, qui -sommes déjà vieux, quand vous vous aviserez de ne plus être jeune?...» - -Tout en parlant, il portait sa tasse à ses lèvres, et je ne pus voir -s’il avait souri, ou s’il parlait sérieusement. Philippe s’était -rapproché, un porte-cigares ouvert à la main. - -«Tu restes aussi pour le dîner, n’est-ce pas?...» - -François déclara que c’était impossible: sa mère l’attendait à sept -heures. Et comme papa suggérait l’idée d’une dépêche: - -«Une dépêche?... Sans qu’elle soit prévenue?... Mais nous risquerions de -la rendre tout à fait malade...» - -Il demeurait irréductible. La journée s’acheva paisiblement--trop chaude -pour qu’on songeât à sortir du jardin. Nous devisions, nonchalamment -étendus dans de grands fauteuils de jonc, et je ne pouvais m’empêcher de -remarquer que les propos étaient tout autres qu’à l’ordinaire. Papa, fin -lettré, nourri de solides humanités dans un vieux collège de Saint-Malo, -prisait infiniment la culture intellectuelle. Il consacrait ses loisirs -à lire un peu de tout, et pouvait sur bien des points donner la réplique -à François--au grand ébahissement de Philippe qui découvrait chez son -beau-père une érudition jusqu’alors insoupçonnée. - -«Comment, s’écria-t-il, vous connaissez ça aussi?...» - -Ça, c’était une traduction récente de _Sacountâlâ_, à propos de laquelle -papa, peu documenté d’ailleurs, demandait quelques éclaircissements. - -«C’est renversant! répétait Philippe. Que mon vieux savant de cousin -s’occupe de littérature hindoue... rien de plus naturel. Mais vous, un -bureaucrate, un financier!... Vous ne m’aviez jamais dit que vous vous -intéressiez à ces choses-là...» - -Papa se mit à rire. - -«Mon bon Philippe, vous ne me l’avez jamais demandé...» - -Un peu honteuse, je l’avoue, des étonnements sans fin où se plongeait -mon mari, je regardai François à la dérobée, guettant sur son visage -quelque sourire involontaire qui m’eût blessée au point le plus sensible -de mon amour-propre conjugal. Mais non: il restait impassible--habitué -peut-être à de pareilles boutades--et même, quand il parla, je crus -m’apercevoir qu’il s’efforçait d’amener la conversation sur un terrain -plus concret... Cinq minutes après, les dieux de l’Olympe bouddhique -avaient déserté l’ombrage du catalpa et Philippe racontait comment il -venait d’obtenir, non sans peine, un permis du Ministre de la Guerre -pour visiter, à Fontainebleau, le Polygone de tir et l’École -d’application... - -Vers cinq heures, quelques gros nuages, tempérant un peu l’ardeur du -soleil, nous permirent de reconduire François à la gare. Il marchait -près de moi, la tête basse, de nouveau sérieux et presque triste. Je ne -pus m’empêcher de lui montrer que je compatissais à son angoisse -secrète. - -«Vous êtes inquiet, n’est-ce pas?... Inquiet à cause de ma tante?...» - -Tout de suite il parla, comme malgré lui. - -«Oui, depuis mon retour... j’ai eu un tel coup en la revoyant, si vous -saviez!... un tel remords de l’avoir laissée... Est-ce que vous la -trouvez aussi... Est-ce que vous croyez?...» - -Il n’osait formuler sa pensée. De vagues paroles m’échappèrent, qui -devaient sonner bien faux, car je le vis secouer la tête. - -«Non, vous n’êtes pas sincère... Mais je ne veux plus voyager, au moins -de longtemps... Cet hiver je resterai près d’elle: j’ai assez de -documents maintenant pour rédiger ma thèse... - ---Alors nous reprendrons nos mercredis? fis-je, soudain joyeuse.» - -Il hésita un moment. - -«Pas tous... à cause de ma mère, vous comprenez... Elle sortira de moins -en moins... Pourtant j’irai chez vous quelquefois, quand vous voudrez -bien de moi... J’aime à voir des gens heureux...» - -Ce dernier mot me frappa: toujours le bonheur des autres! François, -moins égoïste que moi, paraissait résigné à s’en contenter. De nouveau -ma pensée se reporta vers les Debray. - -«Des gens heureux? Je vous en montrerai la semaine prochaine, si vous -revenez ici... En attendant, vous n’avez qu’à vous retourner pour -regarder Philippe...» - -Le bon rire de mon mari résonnait à quelques pas derrière nous. Mais -François ne se retourna pas; il fixa sur moi ses yeux devenus très -graves. - -«Philippe... et _vous_, je pense?...» insista-t-il. - -Je me sentis rougir. Qu’allait-il croire? Comment avais-je pu lui -laisser supposer un instant que je n’étais pas heureuse?... Et tandis -que j’hésitais à répondre, j’eus l’impression subite que mon silence -même semblait parler pour moi, et qu’il était déjà trop tard pour le -détromper... - -Nous arrivions au seuil de la gare. Le signal retentit; sur nos talons, -papa et Philippe se hâtaient avec de grands gestes. - -«Voilà le train, cria Philippe tout essoufflé; dépêchons-nous: nous -n’avons que le temps de traverser...» - -Et comme nous courions presque, butant contre les rails, il ajouta pour -la vingtième fois: - -«Alors, décidément, tu ne veux pas rester?...» - -François eut un petit haussement d’épaules impatienté. Au détour de la -voie, un flocon de fumée blanche apparaissait déjà. Ce fut la bousculade -inévitable--et inutile--des départs; la chasse au wagon vide, la -portière brusquement refermée--et la minute bête où l’on se regarde, de -haut en bas et de bas en haut, sans trop savoir que se dire. Je -souriais--François aussi, je crois; mais son regard scrutateur -continuait à m’interroger... - -«Au moins, lançai-je quand le train s’ébranla, promettez-nous de revenir -bientôt.» - -Sa réponse se perdit dans le bruit strident du sifflet... - -Toute la soirée un scrupule me hanta, près de la table où «mes deux -hommes» poursuivaient leur éternelle partie. Avec remords, je regardais -les traits calmes de Philippe et sa main courte déplaçant les pièces sur -l’échiquier; avec contrition, je me répétais qu’il était le modèle des -gendres, le plus tendre des maris--et moi la plus sotte et la plus -ingrate des femmes. La question de François, le ton dont il l’avait -faite--et, de ma part, ce mutisme absurde, quand il aurait fallu -répondre très vite, répondre en riant, comme pour rejeter bien loin -toute idée de mélancolie... Quel sentiment bizarre m’avait ainsi fermé -la bouche? Embarras, surprise--ou seulement impuissance de feindre?... - -Sans bruit je m’étais levée, et debout, adossée à l’embrasure de la -porte, je regardais la nuit chaude et silencieuse, le ciel où quelques -étoiles brillaient entre de gros nuages mous frangés d’argent. Une odeur -lourde montait des héliotropes; sur la lisière de la forêt, la note -plaintive d’un crapaud tintait, argentine et monotone comme un glas -lointain... Je me sentis mécontente de moi, le cœur serré d’un étrange -malaise dont l’étreinte abolissait jusqu’au souvenir de la bonne journée -que je venais de passer... - -Cette impression pénible se dissipa les jours suivants. Thérèse avait -accepté notre invitation avec reconnaissance; les préparatifs de son -arrivée et l’installation de sa smalah m’occupèrent tout le reste de la -semaine. Vers le milieu d’août, la maison jusqu’alors si calme se mit à -bourdonner comme une ruche. - -«Voilà notre Thébaïde transformée en pouponnière», disait papa, ravi -d’ailleurs de cette métamorphose. Moi-même, par raison d’abord et bien -vite par tendresse, j’étais devenue l’esclave des enfants: la grosse -Hélène ne voulait plus s’endormir que sur mes genoux. Philippe, lui, -s’amusait franchement, sans arrière-pensée, jouant avec Jacques, mettant -au service de Thérèse sa complaisance infatigable, professant, enfin, -une admiration naïve pour M. Debray qu’il semblait croire inaccessible -aux préoccupations des simples mortels et qu’il obligeait chaque -jour, entre la poire et le fromage, à de petites conférences -chimico-biologiques. Le pauvre homme, aussi modeste que savant, semblait -parfois gêné d’être toujours mis sur la sellette; néanmoins il se -prêtait de bonne grâce aux désirs de son hôte. - -Thérèse et moi, nous passions nos après-midi sous le catalpa; souvent je -la regardais, plus fraîche et moins maigre que de coutume dans sa blouse -de batiste blanche, occupée à coudre quelque objet de layette ou à -repriser les jerseys de son fils, dont les fonds de culotte se -volatilisaient aussi rapidement que si on les avait fait passer par -l’alambic paternel. Tout en glissant son aiguille à travers les mailles -de laine gros bleu, elle parlait;--nous causions de notre passé -d’écolières, de Mlle Verdy, morte subitement l’année qui suivit mon -mariage, et dont le souvenir lui était aussi cher qu’à moi. - -«Vous rappelez-vous comme elle blaguait gentiment nos petites vanités, -littéraires ou autres?... «Geneviève est à peu près sûre d’entrer à -l’Académie française; quant à vous, ma pauvre Thérèse, je crois qu’il -faut vous contenter de l’Académie des Sciences...» - -Ces folies déjà lointaines amenaient sur nos lèvres un sourire attendri. - -«Ce n’était pas déjà si mal prophétiser, dis-je, au moins pour vous: M. -Debray se chargera de vous représenter à l’Institut... Moi, par exemple, -j’ai menti à ma vocation, et si je devais compter sur Philippe pour me -conduire à la gloire...» - -Je m’arrêtai, un peu honteuse; mais Thérèse était trop fine pour relever -de pareils propos. Elle s’était prise d’une amitié très vive pour -Philippe, et lui-même, timide avec la plupart des femmes, trouvait en -elle des manières toutes simples et une affectueuse camaraderie qui le -ravissaient. - -Donc Thérèse affecta de ne pas entendre ma phrase malencontreuse. Sans -faire semblant de rien, absorbée en apparence par son ravaudage -maternel, elle trouva moyen de donner un petit coup de barre à la -conversation, et je m’aperçus tout à coup que nous étions plongées dans -les considérations les plus édifiantes sur la bonté, la douceur, la -patience et autres vertus évangéliques. - -«La bonté, voyez-vous, ma petite Geneviève, c’est le premier élément de -bonheur dans un ménage... sans elle, quoi qu’on en pense, la vie -conjugale devient odieuse...» - -Qui donc plus que moi savait apprécier le caractère idéal de mon mari? -Légèrement agacée par cette mercuriale indirecte, j’essayai de devenir -taquine. - -«Pauvre Thérèse! On dirait que vous êtes la victime d’un tyran -domestique... Il est donc bien méchant, M. Debray?...» - -Une expression indéfinissable passa dans les yeux noirs de Thérèse. - -«Oh! dit-elle, lui...» - -Ce ne furent que deux mots. Mais ces mots contenaient un poème -d’admiration, de confiance aveugle, de soumission volontaire. La sage -petite personne, l’amie aux prudents conseils s’évanouissait pour -laisser paraître l’amoureuse ingénue qui résume dans un seul être toutes -les perfections de l’univers. - -«Mon Dieu, pensai-je, qu’on est heureux de pouvoir aimer comme cela...» - -Sans le vouloir, Thérèse venait de me faire sentir le néant des pâles -joies que, tout à l’heure, elle s’appliquait à me vanter si fort... - -François renouvela sa visite dans le courant du mois. Il nous trouva -tous réunis, et je ne remarquai plus en lui ces allures pessimistes et -découragées qui m’avaient frappée la première fois. Sa mère, nous -dit-il, allait beaucoup mieux,--ce qui suffisait à expliquer qu’il eût -repris sa gaîté naturelle. D’emblée il conquit les bonnes grâces de -Jacques en l’initiant à la fabrication de certaines «cocottes» -japonaises, au bec pointu et aux ailes mobiles, que le gamin, plus -adroit qu’un singe, eut vite fait d’aligner par douzaines sous les yeux -écarquillés de sa petite sœur. A table, on oublia de parler chimie; -François, à propos d’un voyage en Allemagne, ayant prononcé le nom de -Bayreuth, M. Debray bondit: cet homme paisible se révélait tout à coup -wagnérien farouche. Soudain--c’était encore le temps des luttes -héroïques--un vent de folie sembla souffler autour de la table: Thérèse -et son mari, François et moi, nous nous rejetions comme des balles les -noms scandinaves aux syllabes sonores, nous ergotions sur les symboles -du _Ring_, nous fredonnions des bribes de motifs--papa, profane, mais -sympathique, riait de tout son cœur; Philippe nous écoutait bouche bée. -Il n’avait jamais soupçonné chez le savant cette frénésie musicale, et -quand Thérèse, en confidence, lui eût avoué «qu’Eugène jouait très -joliment du violon»: - -«Mais alors, s’écria-t-il, pourquoi n’avez-vous pas apporté votre -instrument?... Moi aussi, j’aime beaucoup la musique... Vous auriez -accompagné Geneviève, et elle nous aurait chanté l’_Ave Maria_ de -Gounod, ou bien ce joli morceau, vous savez... l’enfant malade qui meurt -en disant: «Bonne nuit...» La sérénade de Borga, Bréda... - ---Braga», dit François. Il y eut un silence. Et subitement, du salon où -les enfants restaient consignés sous la garde d’une bonne, la voix de -Jacques s’éleva, aiguë et plaintive: - -«Maman! oh! maman!... Hélène qui mange mes cocottes!...» - -Tout le reste du jour, jusqu’au départ de François qui, cette fois, nous -avait réservé sa soirée, notre petit cénacle fut très gai. M. Debray, -décidément mis en confiance, continuait à bavarder sur toutes sortes de -sujets étrangers à son laboratoire; Thérèse, par contre, me parut moins -expansive que de coutume: elle souriait, mais parlait peu, et semblait -observer notre cousin avec un mélange bizarre de sympathie et de -méfiance. Ou bien elle s’adressait à Philippe, toujours rayonnant de -contentement paisible. - -Un moment, François se trouva seul avec moi. Désignant du geste Thérèse -et son mari qui, repris par leur commune passion scientifique, se -penchaient tous deux pour examiner la même feuille de chêne où luisait -la trace mince d’un limaçon: - -«Ce sont eux, demanda-t-il, les heureux que vous vouliez me faire -connaître?...» - -Je vis qu’il se souvenait de mes paroles maladroites, et, brûlant de -réparer ma faute, je le regardai bien en face. - -«Oui, ce sont eux,--mais c’est moi aussi... c’est vous, j’espère; c’est -nous tous... Vous n’en avez jamais douté, n’est-ce pas?...» - -Combien j’étais sincère, en ce moment où une sorte de griserie joyeuse -me montait du cœur aux lèvres! Il le comprit, sans doute, car ses yeux -s’adoucirent, presque paternels. - -«Non, fit-il, je n’en doutais pas... Mais je suis content de vous -l’entendre dire.» - -Quand il partit, à neuf heures passées, une brume légère détrempait -l’herbe et les routes; papa et Philippe l’escortèrent seuls jusqu’à son -train, munis d’une lanterne et de deux parapluies. Dans le chemin qui -longeait la maison, je vis s’éloigner la petite lumière vacillante, -j’écoutai décroître le bruit de leurs voix, puis je refermai la -persienne que j’avais poussée pour les suivre de l’oreille et du regard. -Thérèse, assise près de la table, feuilletait une revue; le piano, resté -ouvert avec la partition de _Siegfried_ sur le pupitre, me parut -étrangement triste, le salon étrangement vide. Silencieuse, je me mis à -ranger la musique éparse çà et là... - -«Il est presque toujours absent, n’est-ce pas, monsieur Chardin?...» - -Je me retournai vers Thérèse, sans bien comprendre pourquoi elle me -posait cette question-là plutôt qu’une autre. - -«Oui, jusqu’à présent, il a beaucoup voyagé, mais la santé de sa mère -nous inquiète un peu, et je doute qu’il reparte cet hiver... - ---Ah!» fit Thérèse. Et froidement--à contre-cœur, semblait-il--elle -ajouta: - -«C’est un charmant garçon.» - - - - -IX - - -Je revins de Marlotte entièrement guérie et pétrie de bonnes -résolutions. L’activité dévorante de Thérèse avait fait honte à ma -paresse: je devais m’occuper coûte que coûte, secouer l’inertie morale -et intellectuelle où je m’enlizais l’année précédente--surtout éviter -ces vagues rêveries qui énervent l’âme et émoussent la volonté. «Rêver, -maintenant... à quoi bon? Ma vie ne changera guère; je n’ai plus -grand’chose à attendre--ni à craindre...» Je le croyais! Et dans cette -assurance candide, je m’efforçais, après le naufrage de mes espérances -maternelles, d’établir le bilan des joies qui me restaient. «Philippe... -papa... Dieu merci, il est encore assez jeune, mon cher papa: et -d’ailleurs son grand-père, auquel il ressemble, paraît-il, trait pour -trait, a vécu quatre-vingt-douze ans... La pauvre tante Lydie?... J’ai -bien peur de ne pas pouvoir la conserver aussi longtemps. Mais François -est pour nous comme un frère... Et l’amitié de Thérèse, de son mari, de -ses enfants...» Mon cœur un peu sauvage n’en demandait pas plus. «Petit -lapin!...» m’appelait papa quand, tout enfant, je jouais à me dorloter -sur ses genoux, la tête enfouie sous sa veste et risquant un œil de -temps à autre pour me replonger bien vite dans ma cachette... Du petit -lapin de jadis, j’avais gardé le goût de me terrer dans les coins -étroits, de me blottir dans les tendresses profondes et durables. -«L’amour de Philippe--sans parler des autres affections qui -m’entourent--n’est-ce pas un de ces nids où rien de mauvais ne peut -m’atteindre?...» A force de me chapitrer ainsi, je me sentais devenir la -femme la plus raisonnable de la terre--une vraie perfection. Et puis, il -fallait bien prouver à François que je n’étais pas malheureuse... - -Ce fut lui, naturellement, que je consultai dès que je voulus «chercher -de l’ouvrage». Il repoussa comme extravagante et inutile mon idée -d’apprendre le hollandais--j’y avais déjà renoncé _in petto_. Tante -Lydie m’offrit de traduire des romans anglais. Nous dînions chez elle ce -soir-là, peu de jours après la rentrée, et j’avais été heureusement -surprise de lui trouver la mine moins défaite, les yeux plus brillants: -la présence de son fils, et surtout l’assurance qu’il était près d’elle -pour longtemps, avaient opéré ce miracle. - -«Les romans, c’est trop amusant, tante. Il me faut quelque chose de -difficile, qui me prenne beaucoup de temps... - ---Elle est effrayante! déclara Philippe. Hier, elle avait entrepris de -m’aider à vérifier ma balance du mois... Seulement elle comptait tout de -travers... Une petite femme qui se vante d’avoir adoré l’algèbre!...» - -Je haussai les épaules. - -«L’algèbre, oui... les formules abstraites. Mais j’ai les chiffres en -horreur... - ---Comme c’est drôle! dit mon mari. Moi je n’ai compris la théorie que du -jour où je l’ai mise en pratique... et même, les chiffres ne me diraient -rien du tout s’ils ne représentaient pas des valeurs marchandes...» - -Tandis qu’il parlait, mes yeux, errant à travers le salon, venaient de -rencontrer un petit dessin à la sanguine--un profil de femme au nez fin, -au menton gras, payé cent sous par Mme Chardin chez un brocanteur naïf. -Dans un coin du papier, caché sous d’imperceptibles moisissures, -l’encadreur avait découvert le monogramme d’Antoine Watteau... «Quand -vous voudrez, Madame, disait-il souvent, nous avons acquéreur à cinq -mille francs...» Je songeai: «Deux lettres tracées sur une feuille -jaunie... et le nez retroussé, le menton à fossette sont devenus, eux -aussi, des «valeurs marchandes»... Faut-il donc toujours en arriver là?» - -Justement, tante Lydie, comme pour répondre à ma pensée, appuyait de -commentaires bienveillants les dernières paroles de Philippe et je -l’entendais porter aux nues les industriels, les hommes forts et -actifs--jusqu’à traiter «d’inutile mandarin» son fils qui ne semblait -guère s’en émouvoir. Un peu déçue, un peu troublée, je l’écoutai quelque -temps discourir sur ce mode inaccoutumé, puis d’un ton plaintif je -m’écriai: - -«Tout cela est bel et bon, mais vous ne m’avez toujours pas indiqué ce -que je pourrais faire cet hiver...» - -François se pencha vers moi. - -«Vous êtes prête à tout? demanda-t-il gaîment. - ---A tout. - ---Aucun travail ne vous rebutera? - ---Aucun...» - -Tante Lydie s’agita dans sa bergère: on eût dit que ce badinage -l’impatientait. Mais François poursuivait d’un ton solennel: - -«Vous accepterez mes conseils aveuglément? - ---Aveuglément!...» répétai-je. Et je levai vers lui, tout en riant, des -yeux où devait se lire une confiance absolue... Deux petits coups secs -résonnèrent sur la table: c’était tante Lydie qui fermait brusquement -son étui à lunettes. - -«Tu es absurde! dit-elle à son fils. Laisse donc Geneviève choisir -elle-même ce qui lui convient... D’ailleurs je ne vois pas pourquoi elle -ne finirait pas par s’intéresser aux comptes de son mari...» - -François rougit,--fâché sans doute, à trente-six ans, que sa mère le -rembarrât comme un gamin. Pourtant il se tut, pendant que Philippe -disait bonnement: - -«Mais, ma tante, je ne tiens pas du tout à la faire travailler, moi!... -Je ne demande qu’une chose, c’est qu’elle s’amuse... que ce soit en -jouant du piano, en tricotant des bas ou en traduisant de l’anglais, du -russe, du chinois... tout ce qu’elle voudra...» - -L’incident fut clos. Nous commencions à connaître ce que Philippe -appelait «les lubies de ma tante». Seulement, dans l’antichambre où -François nous reconduisait, je lui dis en confidence: - -«Vous penserez à moi, n’est-ce pas?...» - -D’abord il me regarda sans répondre, comme s’il ne comprenait pas bien. -Puis il eut un sourire singulier. - -«A vous? Oh! oui, je vous promets d’y penser... et de vous trouver ce -que vous cherchez...» - -Le mercredi suivant, il apportait un livre qu’il me tendit -triomphalement--un petit livre relié en toile grise, grand comme la -main, épais comme le doigt, avec des tranches rouges et un titre -anglais. - -«Oh! fis-je, il n’est pas gros...» - -Mais quand je l’eus ouvert, ma moue dédaigneuse se changea en grimace: -trois cents pages de papier pelure, imprimées en caractères minuscules. - -Philippe se penchait sur mon épaule. - -«Sapristi! quel grimoire!... A ta place, j’aimerais mieux un «copie de -lettres...» - -François vit mon effarement et me rassura. - -«C’est un ouvrage de vulgarisation, très clair, très facile... une -histoire succincte, mais complète, de l’art bouddhique, avec la liste de -tous les monuments connus... Mon éditeur m’avait demandé de le traduire, -mais je n’ai pas le temps... Le manuscrit doit être livré en mai; j’ai -calculé que cela ne représente pas plus de deux pages par jour... ce -n’est pas un travail démesuré pour vous, puisque vous lisez couramment -l’anglais...» - -Indécise, je feuilletais le petit volume; il me semblait plus joli, -moins rébarbatif. - -«Il y a des mots hindous!... mais le texte a l’air facile, en effet... -Et puis, vous m’aiderez bien un peu? demandai-je timidement. - ---Oh! tant que vous voudrez», fit-il avec élan. Puis soudain, d’un ton -tranquille: «Mais, je suis sûr que vous n’aurez pas du tout besoin de -moi.» - -Le sort en était jeté. Dès le lendemain, je me mis à l’ouvrage. Jamais -hiver ne me parut plus court. Mes matinées se passaient à lire les pages -que je devais traduire, à élucider les passages obscurs. Le soir, je -rédigeais, d’une grosse écriture bien nette. J’avais transporté mon -bureau dans le cabinet de Philippe, qu’une maladie grave de son associé -obligeait aussi à un surcroît de besogne, et nous travaillions sagement -tous les deux, sortant peu, refusant trois invitations sur quatre. De -temps à autre, il m’arrivait de le consulter, car il savait bien -l’anglais,--il le parlait même beaucoup mieux que moi. Mais les termes -d’art et d’architecture ne lui étaient pas familiers, et il me faisait -faire des contre sens. Je dus renoncer à utiliser ses lumières. - -Tantôt chez nous, tantôt rue Barbet-de-Jouy, je soumettais mon travail à -François qui le relisait, le révisait et me donnait toutes les -explications désirées, le plus simplement et le plus clairement du -monde, en illustrant ses démonstrations de force gravures et -photographies. Peu à peu j’étais devenue très experte en la matière, et -les mots de «topes» et de «lâts», les noms de «Parambanan» et de -«Tyandi-Sevou» sortaient de mes lèvres avec une facilité qui faisait la -joie de Philippe--ces vocables inconnus lui paraissant des plus -comiques. - -«Écoute, ma tante... non, mais écoute un peu... si on ne dirait pas un -vieux professeur de sanscrit!...» - -Et il riait--sans trouver beaucoup d’écho. Tante Lydie s’était de -nouveau assombrie, et sa santé laissait encore à désirer. Malgré tout, -nous passions de bons moments; les jours fuyaient avec une rapidité -vertigineuse. - -Un après-midi que je m’étais attardée à ma table de travail, cherchant à -rattraper ma soirée perdue la veille au théâtre, Thérèse vint me -surprendre, escortée de ses deux enfants qu’elle ne quittait jamais. -Hélène marchait seule maintenant; en la voyant rouler vers moi comme une -toupie, toute ronde, les bras écartés, chancelant encore sur ses grosses -jambes, je pensai: «Le mien aurait presque son âge...» Mais ce ne fut -qu’un éclair douloureux: je n’avais plus le temps de m’absorber dans des -regrets sans fin. - -«Qu’est-ce que vous devenez donc? s’enquit Thérèse. Voilà des siècles -qu’on ne vous a vue...» - -C’était vrai; je négligeais un peu mes amis depuis quelque temps. -Humblement, je m’excusai: nous avions mené, tout l’hiver, une vraie vie -de sauvages; mon mari avait des affaires et des rapports par-dessus la -tête. - -«Et moi aussi, voyez, je travaille...» - -Non sans orgueil, je montrais les feuillets amoncelés devant moi, le -dictionnaire anglais grand ouvert. Thérèse manifesta d’abord une -curiosité sympathique: elle me croyait occupée à traduire quelque -ouvrage de droit commercial ou industriel. Quand elle eut compris qu’il -ne s’agissait ni de la culture du chanvre en Angleterre, ni de la -question des «trusts», elle sembla se désintéresser de mes efforts. En -vain j’essayai de lui faire admirer mon manuscrit aux trois quarts -achevé, et les belles petites notes alignées au bas des pages, à l’encre -rouge: elle regardait, elle m’écoutait parler; mais sur sa figure aux -traits mobiles, je lisais une indifférence voulue, excessive--une -«indifférence passionnée» si l’on peut ainsi dire. - -Jacques furetait partout, suivi de sa petite sœur qui ne le quittait pas -d’une semelle et qu’il morigénait de la belle façon. - -«Laisse ça, Nénette... veux-tu bien laisser ça, petite vilaine...» - -Nénette se mit à crier: toute branlante, tendue dans un effort comique, -elle essayait d’agripper sur la console un bibelot que Jacques venait de -saisir prestement «pour qu’elle ne le casse pas», disait-il. - -«Dieu! que ces enfants sont insupportables!...» - -Thérèse se leva et prit des mains de son fils l’objet en litige--une -statuette d’ivoire finement travaillée, sorte d’ange bouddhique, les -ailes au dos et foulant aux pieds un serpent. - -«Regardez, dis-je, comme c’est curieux, cette influence chrétienne...» - -François, quelques jours auparavant, m’avait fait comprendre les causes -d’une similitude au premier abord inexplicable... Mais déjà Thérèse -reprenait son expression absente. - -«Oh! vous savez, moi, l’art hindou... je n’y connais rien...» - -Un peu dépitée, je parlai d’autre chose. Et tout de suite elle redevint -affectueuse et gaie. Quand elle partit, après une heure de causerie -amicale, agrémentée de quelques gronderies, caresses--et autres -préoccupations maternelles,--j’avais presque oublié le début de sa -visite. - -Pourtant, dès que, restée seule, je voulus me remettre au travail, je me -sentis gênée, vaguement malheureuse, comme si Thérèse eût laissé après -elle une odeur de blâme. La petite idole d’ivoire me regardait de ses -yeux fixes. Je fermai mon cahier et, le menton sur mes mains, je me -plongeai dans des réflexions moroses. «Thérèse est absurde... elle -voudrait que tous les ménages fussent pareils au sien... Parce qu’elle -travaille avec son mari, pour son mari, aux mêmes choses que son mari, -elle ne conçoit pas qu’une autre femme puisse comprendre la vie -différemment... C’est comme tante Lydie, qui me conseille maintenant de -lire les articles économiques de la _Revue des Deux-Mondes_... Philippe -n’en demande pas tant, lui... ce bon Philippe! Il est content, je ne -m’ennuie plus... nous nous occupons chacun de notre côté... Pourquoi -donc les autres veulent-ils nous empêcher de vivre à notre guise?...» - -J’eus un geste d’impatience, et, rouvrant livre et dictionnaire, je -repris où je l’avais laissée la description du temple d’Ellorah... - -Avant la date fixée, ma traduction était finie, parachevée, prête pour -l’impression. Je la remis à François le dernier mercredi d’avril, après -notre dîner de famille. Nous étions tous réunis, y compris papa et tante -Lydie elle-même qu’un ascenseur nouvellement installé avait hissé -jusqu’à notre cinquième. Quoiqu’elle eût semblé, au début, plutôt -hostile à ma grande entreprise, elle me félicita gentiment de l’avoir -menée à bien. Papa, qui me savait paresseuse et qui s’était montré -sceptique, ne cachait pas son étonnement. Quant à Philippe, il -m’admirait, comme toujours, sans réserve. - -«Elle a lestement enlevé ça, hein?... Et quelle persévérance! Je l’ai -vue, moi, je l’ai vue à l’ouvrage...» répétait-il avec fierté. - -François tournait et retournait les bienheureuses pages; peut-être -avait-il compris combien il m’en coûtait de les voir partir, emportant -avec elles tout ce monde enchanté de la science et du rêve où j’avais -vécu plusieurs mois... Il sourit--quelle bonté dans ce sourire! -N’était-ce pas ainsi que Mlle Verdy me regardait jadis, au moment où -dans ses yeux, sur ses lèvres, je lisais d’avance--je sentais venir la -phrase tant attendue: «C’est bien, vous êtes une bonne fille...»? - -Cette phrase, François ne la prononça pas; mais je m’imaginai qu’il la -pensait. Et devinant le regret que je n’avais pourtant pas exprimé: - -«Ce n’est pas fini, dit-il; nous aurons encore la correction des -épreuves...» - -Une seconde période commença, période ravissante où je connus la joie de -voir imprimées en toutes lettres ces lignes sorties, sinon de mon -cerveau, du moins de mes doigts, où je m’initiai au mystère des signes -cabalistiques qu’on trace dans les marges, sur un papier qui boit, avec -une plume qui crache. François relisait après moi tous les placards, sûr -d’y trouver encore des fautes qu’il me signalait ensuite malicieusement. -«Les femmes n’ont pas «l’œil typographique», assurait-il. Et je me -piquais au jeu, tout heureuse quand je ne lui avais laissé à glaner que -quelques virgules omises ou quelques accents mal placés. Entre temps il -se rendait lui-même chez l’éditeur, car j’avais bien spécifié qu’on ne -prononcerait pas mon nom et qu’il dirigerait seul la publication, -rédigée par «un de ses élèves». Cette nouvelle phase de notre -collaboration donna lieu à quelques palabres dans le vieux salon Louis -XVI, sous les yeux résignés de tante Lydie qui considérait évidemment -tout cela comme un jeu puéril et sans utilité. - -«Et ta thèse?» demanda-t-elle un jour, de ce ton demi-moqueur, -demi-fâché qu’elle prenait maintenant assez souvent. - -«Ma thèse? mais elle avance, maman... et plus que tu ne crois. Tu sais, -si je mettais bout à bout toutes les heures que j’ai perdues depuis dix -ans, en Cochinchine et ailleurs, rien qu’à dormir après mon déjeuner... -j’arriverais à un joli total--de quoi corriger vingt volumes d’épreuves -in-folio... A Paris, on met les bouchées doubles... on dévore le -travail... - ---Oui, murmura tante Lydie, mais la vie vous dévore, aussi...» - -L’âpreté de son accent me frappa; je la regardai--dévorée, en effet, -semblait-il, par cette vie qu’elle sentait fuir trop vite... Un moment, -je crus avoir pénétré le fond de son âme; malade, plus atteinte qu’elle -ne voulait l’avouer, elle nourrissait une idée fixe, presque morbide: la -thèse, le doctorat, le séjour à Paris stable, définitif--la paix pour -les années qui lui restaient. Tout ce qui détournait son fils de ce but -ardemment désiré lui paraissait, à elle, négligeable--presque nuisible. -De là--du moins je le pensai--cette irritation latente qu’elle laissait -parfois paraître, dès que ma pauvre traduction revenait sur le tapis. - -J’en ressentis quelques remords--au point de n’éprouver qu’un plaisir -incomplet, le jour où François m’apporta le premier exemplaire de notre -volume enfin paru. Un bien joli petit exemplaire, pourtant, plus -pimpant, moins austère que l’original britannique, et sur lequel -brillaient en lettres d’or les noms de François Chardin--l’éditeur -l’avait exigé--et de _Georges Naville_--mes deux initiales à moi, -accostées de syllabes quelconques. Philippe se mit à rire: ce nouvel -avatar de sa femme l’amusait prodigieusement. Je riais aussi; -j’examinais les tranches, le dos, le plat, le titre--je me déclarais -ravie... - -«Vous n’avez pas l’air aussi heureuse que je l’aurais cru», dit -simplement François. - -Rien ne lui échappait! Quelque chose dans le son de sa voix me fit -craindre de l’avoir peiné. Confusément, j’essayai de lui expliquer mes -scrupules--son temps gâché, sa thèse retardée par ma faute, la -désapprobation visible de sa mère--toutes ces idées qui, depuis quelques -semaines, me tourbillonnaient dans la tête, et qui venaient aujourd’hui, -comme un essaim de vilains oiseaux noirs, se poser sur ma joie -présente... Philippe m’écoutait avec stupeur. - -«Quelle drôle d’imagination tu as!... tu ne penses qu’à te tourmenter... -Je suis sûr que ces bêtises ne lui ont pas fait perdre une heure de -travail... n’est-ce pas, mon vieux? Et quant à ma tante, tu sais combien -elle est devenue nerveuse...» - -Il employait souvent ce terme vague qui résume tout un ordre de -sensations et de phénomènes inconnus aux natures placides. François -soupira: - -«Oh! si j’étais sûr qu’elle fût seulement nerveuse!... Mais Philippe a -raison, Geneviève; vous pouvez mettre votre conscience en repos: ma -thèse est finie depuis hier... - ---Finie! m’écriai-je. Oh! que je suis contente!... Alors je ne regrette -plus rien...» - -Plus rien. Toute la soirée je me sentis joyeuse. Les fenêtres, grandes -ouvertes sur le ciel mauve de juin où tremblaient de petites étoiles -bleues, laissaient pénétrer, avec la lueur indécise du crépuscule d’été, -l’odeur indéfinissable du Luxembourg et de la rue--mélange d’acacias en -fleurs, de mousse de bière, de poussière chaude et de gazon fraîchement -arrosé. Nous causions--ou plutôt je parlais presque seule, un peu -excitée, bavarde contre mon habitude. Philippe fumait un gros cigare; -François roulait des cigarettes d’un tabac blond qui sentait le caramel, -et les laissait s’éteindre l’une après l’autre, distrait sans doute par -quelque pensée étrangère à nous, car il ne disait pas grand’chose. Un -peu avant onze heures, il se leva pour partir. Nous étions restés dans -l’obscurité pour mieux goûter la douceur de la nuit. Les lampes -allumées, je le vis debout près de la table, maniant le petit livre que -j’y avais posé soigneusement. Il se tourna vers moi. - -«Si vous vouliez... si cela vous était égal, j’aimerais emporter cet -exemplaire là... Je vous en ferai envoyer d’autres par le libraire... Et -puis, avouez que j’ai bien mérité une petite dédicace de votre main... -Tous les auteurs le font, vous savez», ajouta-t-il en souriant--d’un -sourire presque timide. - -Il ne m’avait pas habituée à de telles cérémonies. - -«Oh! dis-je, moi, je veux bien... quoique je ne sois pas un auteur «pour -de bon...» - -Et tout d’un trait, j’écrivis sur la feuille de garde: - -«A mon cher maître et ami, son élève reconnaissant. - -«G. N.» - -«Bravo! Parfait! approuva Philippe qui pouffait de rire derrière moi. -Comme cela, personne ne pourra soupçonner que le traducteur n’est pas un -petit jeune homme...» - -François lut de tout près, sans lorgnon, les mots que je venais de -tracer; son regard, quand il le forçait ainsi, semblait toujours un peu -étrange... Puis, après s’être assuré que l’encre était bien sèche, il -referma doucement le volume, le glissa dans la poche de sa jaquette, -prit congé de nous et s’en alla... Alors seulement, je m’aperçus qu’il -avait oublié de me dire merci. - - - - -X - - -L’été qui suivit s’organisa d’une façon à la fois imprévue et monotone. -L’associé de Philippe, malade depuis près d’un an, avait fini par -mourir, laissant des enfants mineurs, une veuve inhabile aux affaires et -un frère, ingénieur capable et expérimenté, mais dont l’intronisation -comme codirecteur offrait quelque difficulté, à cause de son caractère -entier, peu sympathique au personnel. Philippe, sans cesse appelé à -l’usine pour discuter ces questions délicates, dut abandonner -momentanément la partie commerciale et administrative qu’il s’était -réservée. Il confia ses bureaux de Paris à un vieil employé blanchi -sous le harnais et m’emmena passer les mois de vacances à -Saint-Maurice-Lille--dans cette grande maison où son père était né--tout -contrit, le pauvre garçon, de m’offrir une si triste campagne et une -atmosphère si enfumée. - -«Tu sais, me proposa-t-il quelques jours avant notre départ, si tu -préfères aller en Bretagne avec les Debray, tu es libre...» - -Je souris, touchée de son abnégation, et, refoulant de mon mieux le gros -soupir qui me montait aux lèvres: - -«Comment peux-tu croire, dis-je, que je voudrais te quitter pendant si -longtemps? Puisque je n’ai pas de cure d’air à faire cette année, -profitons-en pour ne pas nous séparer...» - -Ses bons yeux, où j’avais vu passer l’effroi candide de me voir accepter -son offre, s’éclairèrent d’une gratitude infinie. - -«Alors, c’est bien vrai? Tu aimes mieux venir? Que tu es gentille, ma -chérie!... Moi, vois-tu, j’ai toujours peur que tu ne t’ennuies... Mais -je peux bien te l’avouer, maintenant: je ne sais pas ce que je serais -devenu tout ce temps-là sans toi...» - -Je bouclai donc mes malles pour Saint-Maurice, sinon avec beaucoup de -joie, du moins avec le ferme propos d’être raisonnable et de ne pas -entraver, par de vaines récriminations, les affaires de mon mari. -Pourtant j’allais me trouver bien seule dans ce pays inhospitalier: les -Debray, tous deux anémiés et surmenés, s’octroyaient trois mois de mer à -l’extrême pointe du Finistère--un prix décerné fort à propos par -l’Académie des Sciences leur permettait cette folie--et tante Lydie, que -son fils avait enfin décidée à consulter, partait pour les eaux de -Bagnoles. «Mauvaise circulation...» diagnostiquaient les médecins. -François, de toute la saison, ne pouvait songer à quitter sa mère. Papa, -lui, me demeurait fidèle; mais l’administration barbare lui accordait -tout juste trente jours. Le reste du temps, je devrais me résigner à -vivre sur mon propre fonds intellectuel. Philippe serait très occupé--et -d’ailleurs... - -Sans vouloir achever ma pensée, je réunis une bonne provision de -livres--parmi lesquels deux ou trois ouvrages sur l’art hindou--et de -musique--beaucoup de Wagner, hélas! et pas trace de Gounod. La veille de -mon départ, j’achetai _Parsifal_, que je connaissais peu, mais dont -François parlait toujours avec recueillement, et je le glissai à la hâte -dans une valise restée ouverte, entre mes corsages de batiste et les -gilets blancs de Philippe. - -«C’est un peu gros, pensai-je, et un peu dur... Bah! la batiste se -repasse très bien, et le piqué aussi...» - -Tel fut le viatique dont je me munis pour affronter la fumée des usines, -la monotonie des champs de betteraves et la société des habitants de -Lille. - -Malgré tant de précautions, l’été me parut long. Et, chose étrange, je -n’ai gardé de ces quelques mois que des souvenirs imprécis. Alors que de -l’hiver précédent, si studieux et si calme pourtant, je me rappelle -encore, après quatorze ans, les moindres détails--jusqu’à la robe que je -portais le jour où je commençai ma traduction, jusqu’à la couleur -jaunâtre des épreuves imprimées, à leur bonne odeur de papier humide et -d’encre fraîche--mon séjour à Saint-Maurice n’a laissé dans ma mémoire -que des images vagues, grises comme le ciel toujours voilé, malgré les -splendeurs de juillet et le soleil d’août. Je ne sais si je m’ennuyais; -en tous cas, je n’éprouvais aucun besoin de distraction, et l’annonce -d’une visite, la perspective d’une relation nouvelle provoquaient -toujours de ma part un petit mouvement de recul, une attitude défensive -qui déconcertaient Philippe. - -«Nous appelons ça «l’épaule rennaise», disait papa en riant. Il -reconnaissait bien, lui, le vieux sang de nos ancêtres bretons, et le -geste instinctif du sauvage qui se met en garde contre l’ennemi. - -Non, je ne m’ennuyais pas. Mais, sans même m’en rendre compte, je vivais -une existence irréelle et comme transitoire. Ma pensée, malgré moi, -vagabondait toujours en deçà ou au delà du présent; cette maison--la -mienne, après tout--me semblait étrangère; ce grand jardin triste -prenait l’aspect d’un décor de rêve. Philippe, seul vivant et affairé au -milieu de la mélancolie ambiante, m’apparaissait encore plus différent -de moi qu’aux premiers jours de notre mariage. «Sans doute, me -disais-je, dans ce temps-là, nous étions bien jeunes... deux enfants: -tante Lydie n’avait pas tort... En sept ans, on évolue, on se -transforme... Mais pourquoi la vie commune, au lieu de nous façonner -deux âmes pareilles, nous éloigne-t-elle chaque jour l’un de l’autre?... -Ou bien est-ce moi qui m’éloigne de lui--moi seule qui change, tandis -qu’il reste le même?...» - -J’avais de nouveau perdu cette sérénité, cette quiétude d’esprit, -reconquise à grand’peine quelques mois auparavant et que j’attribuais à -la toute-puissance du travail. Pour la retrouver, j’essayai de reprendre -mes livres, et je commençai la lecture d’une étude sur les poèmes -védiques. Mais dans mon ardeur inconsidérée, j’avais choisi une édition -trop savante, bourrée de considérations sur l’histoire et la -linguistique qui me rebutèrent très vite. - -«Ce sera pour l’hiver prochain,» pensai-je--comptant bien demander à -François de me guider dans ce labyrinthe. En attendant, j’en étais -réduite à me nourrir de romans, triste pâture, plus énervante que saine. -Restait _Parsifal_: je m’y plongeai éperdument. Dix fois, vingt fois, je -revis la partition, découvrant à chaque page, dans ce pâle reflet qu’est -une réduction «piano et chant», des beautés dont la révélation -m’enchantait et que je devais garder pour moi seule. Parfois, -j’étouffais un peu de toute cette admiration rentrée, et je me disais -qu’il eût été bon d’avoir autour de moi, tournant mes pages et mêlant -leur voix à la mienne, des fervents tels que les Debray, François ou sa -mère. Mais tous étaient loin. Papa, je le sentais bien, m’écoutait avec -plus de complaisance paternelle que de sens esthétique. Quant à -Philippe, dont l’attrait pour la musique était aussi réel que son -incapacité absolue à la comprendre, je redoutais par-dessus tout ses -jugements et ses réflexions. Aussi, dès que je voyais poindre à -l’horizon son visage réjoui, vermeil sous le chapeau de paille, ou que -j’entendais résonner dans le vestibule son pas solide d’homme bien -portant, je fermais rapidement mon piano et Wagner disparaissait dans -les profondeurs du casier. Que les femmes qui n’ont jamais entretenu de -commerce secret avec quelque demi-dieu, à l’insu d’un mari profane, me -jettent la première pierre! - -Heures lentes, songes sans but... Cette saison ne me fut pas bonne. Un -seul épisode est resté gravé profondément dans mon esprit--un incident -qui faillit achever de me démoraliser. - -Je gardais, dans une jolie petite bourse, trois cents francs payés par -l’éditeur de l’_Art Bouddhique_. François me les avait apportés en -riant, et mon premier mouvement avait été de les refuser; puis je -m’étais ravisée, curieuse tout à coup de palper cet argent -«gagné»,--pensant aussi qu’il serait beaucoup mieux placé dans la poche -de quelque besogneux que dans la caisse d’un grand libraire parisien. En -arrivant à Saint-Maurice, je songeai tout de suite au meilleur moyen -d’employer mon trésor. - -«Donne-le à notre orphelinat», dit Philippe. - -Ce mot me déplut; il me rappelait les affreuses petites brassières -grisâtres que je confectionnais jadis sous la direction de mes -grand’tantes Olympe et Cornélie,--toutes deux, les pauvres femmes, s’en -étaient allées depuis, dans un monde meilleur, tricoter pour les -chérubins nécessiteux.--Et puis je savais que l’orphelinat de l’usine, -luxueusement installé et pourvu d’un nombre incalculable de dames -patronesses, fonctionnait à merveille et n’avait nullement besoin de mon -insignifiante obole. Ce qu’il me fallait, c’étaient des pauvres -authentiques, inconnus de la charité officielle,--des pauvres à moi -toute seule, comme mon argent. Je ne le cachai pas à Philippe. - -«Et Dieu sait que les misères ne doivent pas manquer ici», ajoutai-je en -songeant à la ville triste, au climat ingrat, au labeur incessant de la -fourmilière humaine qui grouillait par les rues. - -M. Louis Mauroy, le nouvel associé, dînait chez nous ce soir-là,--un -beau garçon à la moustache blonde, à la raie impeccable, portant haut sa -tête correcte et dédaigneuse. Je le connaissais déjà, ayant eu -l’occasion de le recevoir à Paris; une fois entre autres il s’était -rencontré avec François, et j’avais pu assister à la plus belle éclosion -d’antipathie spontanée entre ces deux hommes--notamment au cours d’une -longue discussion sur les réformes sociales dont notre cousin était -sorti vaincu en apparence, mais plein de mépris pour les arguments -antédiluviens de son adversaire. - -«Jamais je n’ai rencontré de cœur aussi sec, ni d’esprit aussi étroit», -m’avait-il confié, encore tout hérissé d’indignation généreuse. Je -pensais exactement de même, sans trop oser l’avouer toutefois, car je -savais Philippe féru d’admiration pour ce camarade plus ancien et plus -brillant que lui. - -Quand M. Mauroy m’entendit parler des misères de Lille, un sourire -sceptique effleura sa jolie moustache. - -«Si j’osais vous donner un conseil, madame,--cette formule polie, qu’il -savait allier avec l’accent le plus impertinent du monde, avait le don -de m’exaspérer,--je dirais comme Noizelles: tenez-vous-en à -l’orphelinat... La caisse est surveillée par des personnalités de toute -confiance, les enquêtes sont faites avec soin: au moins on est sûr de ne -pas perdre son argent... Tandis que si vous vous lancez dans la charité -particulière, ces gaillards-là auront vite fait d’abuser de votre -bonté...» - -«Bonté», prononcé par lui, prenait des intonations presque insultantes -et devenait si évidemment synonyme de «bêtise» que je n’hésitai plus: -dès le lendemain, grâce au zèle de ma vieille Julie, venue en -villégiature chez nous avec papa et qui valait à elle seule tout un -bureau de bienfaisance, je me mis à la recherche d’une famille -pauvre,--ne fût-ce que pour prouver à M. Mauroy que je me souciais peu -de ses «conseils». - -Après quelques déboires--ces braves gens, il faut bien l’avouer, -n’étaient pas tous des saints--je finis par mettre la main sur une de -ces détresses noires auxquelles on ne croit pas, tant qu’on ne les a pas -touchées du doigt: six enfants, échelonnés de sept ans à quinze -jours--la mère anémiée, presque mourante de fatigues et de privations; -le père gagnant deux francs par jour à boucher des bouteilles dans une -fabrique d’apéritifs--«d’impératifs», disait la femme, pauvre créature -héroïque, qui parvenait encore à maintenir dans son taudis quelque chose -de la propreté flamande. - -Mes trois cents francs tombèrent dans cet océan de misère comme une -petite pierre dans un grand lac; je les dépensai joyeusement, heureuse -de les avoir gagnés moi-même, sûre que François m’aurait approuvée -d’employer ainsi «notre argent». A ma troisième visite, je rencontrai -Wavrin, le mari--sorte de colosse hirsute et bonasse dont le regard bleu -pâle reflétait un étonnement perpétuel. Il me salua gauchement--j’étais -beaucoup plus intimidée que lui--et tandis que je balbutiais quelques -bonnes paroles, avec le sentiment de mon impuissance et la honte de me -sentir trop riche, je voyais ses grosses mains tortiller sa casquette -d’un geste machinal. Je compris bien vite qu’il était venu exprès pour -me parler. Ce fut long, diffus; mais, sa femme aidant, il finit par -s’expliquer. Pendant vingt ans, depuis sa quatorzième année, il avait -travaillé à la filature--Noizelles, Mauroy et Cie--d’abord comme -apprenti, puis comme ouvrier étireur à six francs par jour. - -«Ben, ça marchait tout de même, on n’était pas trop malheureux... -jusqu’à la mort de M. Jean Mauroy, un ben brave homme!... Mais M. Louis, -c’est pas du bon monde... Il m’a renvoyé, rapport à la politique...» - -A travers ses explications confuses, je devinai qu’il avait subi -l’influence d’un camarade, un Parisien malin et beau parleur. - -«Leblond, qu’il s’appelait, grommela la femme; un farceur... je te l’ai -toujours dit...» - -L’homme rit doucement, d’un rire naïf. - -«Farceur, je ne sais pas... Mais il causait... oh! ce qu’il causait -bien!... Quand il nous payait la chope au _Coq Hardi_, qu’il nous lisait -les journaux de Paris, et qu’il commençait à dire sur les patrons, sur -les salaires, et que nous étions tous des poires... ben ça... c’était -épatant... Moi, je ne comprenais pas toujours... je ne suis pas très -vif, vous savez... Faut croire qu’il parlait trop... Y avait pas huit -jours que M. Louis était directeur qu’il l’a fait venir... Leblond, M. -Louis, vous comprenez... et qu’il lui a flanqué son compte... L’autre a -voulu se fâcher; il a causé aux camarades, mais les camarades ne -voulaient plus rien savoir... Alors, moi, j’ai dit: «T’as raison, et le -patron n’est pas chic...» Le lendemain... ben, vlà!... c’était mon -tour.» - -Je le regardais, étonnée qu’il n’eût pas plus de rancune et qu’il contât -sa mésaventure d’un ton si placide. - -«A-t-on renvoyé d’autres ouvriers? demandai-je. - ---Non, Leblond et moi, seulement... Les autres avaient peur, je vous -dis... Moi, si j’avais su, bien sûr, j’aurais rien dit non plus... -Leblond s’est tiré des pieds: il avait des amis... et puis il est -garçon... maintenant il est en Belgique, à Courtrai, avec une bonne -place... Mais moi, j’ai la femme et les fieux: pas moyen de déménager -tout ça... On n’a pas rigolé les premiers temps... Pas le sou à la -maison... et dans les filatures, personne n’a voulu de moi quand on a su -que j’étais renvoyé de chez Noizelles et Mauroy... A la fin, j’ai trouvé -les «impératifs»... Mais quarante sous par jour pour huit, ça n’est pas -gras, avec une femme malade... Et alors, Madame, si c’était un effet de -votre bonté de parler à M. Noizelles, pour qu’on me reprenne... Je suis -un bon ouvrier, vous savez, ben rangé, pas noceur... Et tant qu’à la -politique... ben... pourvu qu’ils ne crèvent pas de faim, ici, je -penserai tout ce qu’on voudra...» - -Il me regardait, de ses yeux de chien résigné, sans haine, un peu -bête... D’un grand élan, je promis mon appui, me fiant au bon cœur de -Philippe, à mon influence sur lui: je les laissai pleins d’espoir. Tout -le long du vilain chemin poudreux qui, des faubourgs de Lille, me -ramenait à Saint-Maurice, je marchais, contente, un peu exaltée. Pour la -première fois, j’allais essayer mon pouvoir de femme, mettre à l’épreuve -ce grand amour que je sentais sans cesse autour de moi. Non que j’eusse -l’intention d’user d’adresse ou de coquetterie: je voulais seulement -plaider de toute mon âme la cause de Wavrin. Le juge n’était pas -terrible; et puis, j’avais le bon droit de mon côté. - -«Et Mauroy?... Bah! je m’en moque. Entre son associé et sa femme, -Philippe n’hésitera pas... Hier encore, j’entendais dire qu’on manquait -d’ouvriers...» Plus j’y songeais, moins la réussite me semblait -douteuse... Et je me réjouissais à l’idée que nous serions unis, -Philippe et moi, dans un même sentiment de pitié... - -Le soir, après le repas, je présentai ma requête. Nous avions royalement -dîné--malgré moi je me rappelais la soupe au pain noir et les deux raves -que j’avais vues ce jour-là sur la table des Wavrin. Philippe allumait -un excellent cigare et marchait à pas lents près de moi sous les -marronniers du jardin. Papa, ses vacances écoulées, nous avait quittés -la veille, et nous nous retrouvions en tête à tête pour un grand mois. - -«Tu sais, dis-je, j’ai trouvé le placement de mes trois cents francs... -Et j’ai bien autre chose à te demander...» - -Il me regarda en souriant. - -«Quel ton solennel! Est-ce que je t’ai jamais rien refusé? - ---Oh! ce n’est pas d’argent qu’il s’agit...» - -Je commençai mon récit, le plus nettement que je pus,--émue malgré tout -de la responsabilité subite que je sentais peser sur moi. Philippe -m’écoutait en silence, sa bonne figure soudain rembrunie; du coin de -l’œil, dans le crépuscule humide qui s’épaississait autour de nous, je -le voyais mâchonner son cigare d’un air préoccupé. - -«C’est une affaire, murmura-t-il enfin; une vraie affaire... J’en -parlerai à Mauroy... je doute qu’il consente, d’ailleurs... - ---Qu’il consente! m’écriai-je impétueusement. Tu ne peux donc pas -décider cela tout seul?» - -Il parut surpris, presque choqué. - -«Mais non, pas du tout... C’est lui qui a la haute main sur le -personnel, comme son frère... moi je ne m’en suis jamais occupé... Et -puis, voyons, tu veux que je réintègre sans le consulter un ouvrier -qu’il a renvoyé pour des raisons graves? Ce serait un procédé -inqualifiable...» - -La raison parlait par sa bouche--elle parlait même d’un ton inusité. -Jusqu’alors j’étais restée absolument étrangère à toute une partie de sa -vie; je n’avais connu que le mari très bon, l’amoureux très faible... Et -voilà que subitement je me heurtais à M. Philippe Noizelles, de la -maison Noizelles et Mauroy... Un petit frisson me passa entre les deux -épaules: était-ce le brouillard qui tombait des arbres trop drus, trop -verts, ou le découragement qui s’abattait sur moi comme un manteau de -glace? Tous les arguments irrésistibles que j’avais préparés -s’envolèrent de ma mémoire; j’essayai pourtant de décrire le misérable -intérieur des Wavrin, les enfants chétifs, la femme exténuée... Philippe -m’arrêta: évidemment il ne voulait pas se laisser attendrir. - -«Nous en reparlerons demain, dit-il, quand j’aurai vu Mauroy...» - -Le lendemain, au lieu de me tenir, comme de coutume, à la porte du -jardin, je l’attendis dans le salon, énervée, inquiète. Et dès qu’il -parut sur le seuil, je compris que je ne serais pas la plus forte, et -que le patron l’emporterait, cette fois, sur le mari. - -«C’est impossible, tout à fait impossible... Mauroy connaît très bien -ton protégé--trop bien!... Il a refusé catégoriquement de le -reprendre... J’en suis désolé pour toi, ma chérie...» - -Il s’avançait, sympathique et consolant: je me dérobai à son baiser. - -«Pour moi!... C’est à eux que je pense. Tu n’as donc pas dit combien ils -sont malheureux?...» - -Alors, avec un grand geste impuissant: - -«Que veux-tu?... C’est très triste, en effet... surtout pour la femme, -pour les enfants... Mais le mari n’est pas intéressant: Mauroy l’a -surveillé... il allait dans les réunions publiques, il recevait des -journaux socialistes... C’est un homme dangereux...» - -Dangereux, le pauvre Wavrin! Je revis les yeux de chien, naïfs et -soumis; j’entendis la voix traînante, un peu rauque: «Pourvu qu’ils ne -crèvent pas de faim, ici, je penserai tout ce qu’on voudra...» Mon cœur -se serra de pitié. - -«Oh! Philippe, on t’a trompé, je t’assure... Il n’a pas l’air méchant; -il a promis de ne plus s’occuper de politique... Et puis il avoue -lui-même qu’il n’y comprenait rien... C’est ce Leblond qui lui avait -monté la tête... Mais si tu le voyais! Si tu voyais tous ces petits! -Veux-tu que je t’y mène, dis?... Veux-tu parler toi-même à Wavrin?...» - -Il se raidit, avec l’entêtement des faibles. - -«Non, je ne peux pas... j’aurais l’air de faire une enquête, de blâmer -mon associé... Et pour tout ce qui touche au personnel, je m’en rapporte -absolument à lui... Il a voulu faire un exemple: l’homme se trouve -chargé de famille; c’est fâcheux, mais nous n’y pouvons rien... Que -diable! nous avons bien le droit d’être stricts sur les questions de -discipline!...» - -Je n’en croyais pas mes oreilles: quelle autorité ce despote prenait sur -lui! - -«Stricts!... Dis donc sans pitié, sans cœur... Ce n’est pas de toi que -je parle: je sais que tu es bon. Mais ton Mauroy, vois-tu, je le -déteste... François le savait bien...» - -Philippe, qui parcourait le salon de long en large, élevant la voix pour -se donner du courage, s’arrêta soudain. - -«Qu’est-ce que François vient faire là dedans?... Je te répète que j’ai -en Mauroy la plus grande confiance... Et tu pourrais me faire l’amitié -de prendre mon avis, plutôt que celui de François, qui ne l’a vu qu’une -fois...» - -Il semblait tout à fait fâché; je sentis ma cause perdue: des larmes me -vinrent aux yeux. - -«Ces pauvres gens! fis-je; c’est affreux!... Moi qui leur avais presque -promis...» - -Il y eut un petit silence. Philippe, honteux sans doute de son mouvement -d’humeur, s’était rapproché de moi. - -«Écoute, tu viens de dire toi-même que je ne suis pas méchant... Toi, ma -petite amie, tu es trop bonne... Je crois que ce Wavrin t’a enjôlée; -mais il faut se méfier de ces citoyens-là...» - -C’était encore, toujours Mauroy qui parlait. Pourtant je n’osai plus -protester, tandis qu’il continuait: - -«Si la femme et les enfants te tiennent tant au cœur, je te donnerai -tout l’argent que tu voudras... Ce n’est pas moi qui t’empêcherai jamais -de faire la charité!... Seulement ne me parle plus des ouvriers... C’est -une question de principe, tu sais... Les femmes n’entendent rien à -cela... Est-ce que je m’occupe de tes broderies, moi, de ton anglais, de -toutes tes petites affaires?... Embrasse-moi, et ne nous disputons -plus...» - -Son regard, redevenu tendre et humble, cherchait le mien avec -insistance. Ainsi, c’était lui-même qui réclamait la «séparation des -pouvoirs»...? Sans rien dire, je l’embrassai, comme il me le demandait. -Mais j’eus l’impression que le fossé creusé entre nous--invisible pour -lui--venait de s’élargir un peu davantage... - -L’incident ne tourna pas au tragique. La femme de Wavrin, grâce à un -régime fortifiant, s’était relevée assez vite; deux des enfants, plus -malingres que les autres, furent envoyés par mes soins au sanatorium de -Berck. Quant à «mon ami l’anarchiste»--c’était le beau Mauroy qui, -paraît-il, le surnommait ainsi--il m’annonça la semaine suivante qu’il -retrouvait enfin à se placer comme étireur dans une usine de Roubaix. - -«Et merci tout de même, Madame, de ce que vous avez fait pour nous... -C’est pas qu’on en veuille à M. Noizelles: on l’aime ben, par ici... -seulement, n’est-ce pas, à la filature, on sait ben _qui qui_ commande, -maintenant...» - -Le rouge me monta aux joues. Et soudain, comme un éclair, cette pensée -me vint, rapide, imprévue: «Si François était chef d’industrie, je suis -sûre qu’il ne se laisserait pas «commander» par un Mauroy...» - -Septembre s’avançait. Chaque soir, une brume malsaine envahissait le -jardin, nous retenant au logis. Tante Lydie nous écrivait de Paris: elle -se sentait mieux, après sa saison de Bagnoles, et François achevait -d’imprimer sa thèse. Les Debray, sur la plage de Morgat, vivaient comme -des huîtres béates; Thérèse avait engraissé d’un kilo--en trois -mois!--et prétendait tourner à l’obésité. Jacques était plus noir qu’une -taupe; Hélène devenait si grosse «qu’on ne savait plus de quel côté la -regarder»... Mes lettres, à moi, devaient être extrêmement gaies, car -Thérèse ajoutait: «Je suis bien contente de voir que vous ne vous -ennuyez pas...» - -Et le 2 octobre, Philippe revint de l’usine tout joyeux. - -«Voilà nos règlements de comptes terminés: tu peux commencer tes -malles... Tu ne seras pas fâchée de revoir Paris, hein?... Moi non plus, -d’ailleurs. Pourtant, l’été a passé plus vite que je ne l’aurais cru.» - - - - -XI - - -Ma première visite fut pour tante Lydie: il me tardait de la revoir et -de vérifier ses dires, car l’expérience m’avait appris à ne pas la -croire sur parole quand elle prétendait aller mieux. Cependant, dès la -porte d’entrée, Perrine m’accueillit par un large sourire de bon augure. - -«Madame est sortie! annonça-t-elle presque triomphalement. Monsieur -François l’a emmenée en voiture, après le déjeuner... même qu’il était -déjà parti ce matin, tout seul. Il paraît qu’il est en train de passer -quelque chose comme un examen...» - -Sa thèse! François passait sa thèse sans nous avoir prévenus. Et moi qui -m’étais promis d’y assister!... Ma première idée fut de redescendre bien -vite, de retrouver mon coupé ou tout au moins un fiacre quelconque, et -de courir à bride abattue vers la Sorbonne. Mais arriverais-je à temps? -Justement Perrine me montrait la grande horloge de l’antichambre. - -«Ils doivent rentrer entre cinq et six heures, madame... Si vous voulez -les attendre, je pense qu’ils ne tarderont pas.» - -Elle m’introduisit dans le salon et disparut en m’adressant un petit -sourire amical. Restée seule, je me sentis étrangement déçue, presque -blessée. Pourquoi François ne m’avait-il pas conviée à cette soutenance? -Pourquoi me privait-il du plaisir de l’entendre disserter sur des -matières connues, dans des termes devenus familiers à mon oreille? Il ne -pouvait pas ignorer mon retour, car ma dernière lettre à sa mère -mentionnait exactement--cela, j’en étais sûre--la date de notre arrivée. -Me sachant revenue depuis deux jours, il aurait eu largement le temps de -m’avertir, s’il l’avait voulu... - -Je regardai autour de moi. Un dernier rayon de soleil rouge glissait -entre les rideaux de tulle, mettant une touche de fard à la joue du -Watteau, avivant l’or éteint des cadres et les cuivres ciselés de la -console. Sur le petit bureau en bois de rose, l’étui à lunettes de tante -Lydie reposait à travers les pages d’une revue grande ouverte; les -coussins de la bergère gardaient l’empreinte de son corps menu... Un -apaisement me vint à la vue de ces choses tranquilles, toujours les -mêmes, qui semblaient me souhaiter la bienvenue de si bon cœur; je -commençai à excuser François, à comprendre qu’il eût préféré passer ce -dernier examen sans auditoire et, pour ainsi dire, incognito. Non qu’il -fût timide; mais je le savais nerveux à l’excès, méfiant de lui, -paralysé par la moindre critique. Me croyait-il donc bien sévère? - -Cette idée me fit sourire. Pelotonnée dans un petit fauteuil bas--la -bergère m’inspirait une sorte de respect involontaire--je ne songeais -plus qu’à jouir de l’harmonie ambiante, qu’à respirer l’atmosphère -calmante et douce du cher vieux salon que j’aimais tant. Tous ces -objets, auxquels depuis huit ans je m’étais habituée à mêler un peu de -mon âme, ne m’avaient jamais paru plus vivants qu’aujourd’hui, tandis -que sans ennui, presque sans pensée, je regardais vaguement l’aiguille -dorée de la pendule cheminer sur le cadran d’émail enguirlandé de roses -peintes. - -Le cliquetis d’un trousseau de clefs m’arracha subitement à cette sorte -de torpeur délicieuse. «Les voilà...», pensai-je. Et je souriais, toute -ma mauvaise humeur décidément envolée, à l’idée que Perrine, un peu -sourde, ne les avait pas entendus rentrer et ne viendrait pas les -avertir de ma présence. J’attendis un moment, l’oreille aux aguets, -étonnée de ne percevoir aucun bruit de voix, rien qu’un large pas que je -connaissais bien. Une grande demi-minute s’écoula--le temps moral -d’accrocher un chapeau, d’enlever un pardessus--puis la porte s’ouvrit -et François entra, seul, en habit et cravate blanche. Cette tenue, -officielle et obligatoire, qui remplace la robe et le bonnet carré du -temps jadis, aurait suffi à m’apprendre d’où il venait. Malgré sa -myopie, il m’aperçut tout de suite et me reconnut dans la pénombre -envahissante. - -«Comment, dit-il, c’est vous?...» - -Il semblait à peine surpris de me trouver là. - -«Je suis bien fâché que vous ayez attendu... Ma mère sera de retour dans -un moment... elle a voulu à toute force me déposer ici et se faire -conduire par la voiture chez je ne sais quel fournisseur... probablement -pour me prouver qu’elle peut revenir seule et monter l’escalier sans -moi... Toujours terrible, vous savez... D’ailleurs Bagnoles paraît lui -avoir fait du bien, momentanément... Et vous?... Avez-vous passé de -bonnes vacances?...» - -Tout en parlant par petites phrases brèves, il s’était rapproché de la -cheminée, comme pour chercher des allumettes; puis sans achever son -mouvement, il revint vers moi et s’assit entre mon fauteuil et la -fenêtre. J’avais de bons yeux: malgré la demi-obscurité, je fus frappée -de sa pâleur. Pourtant il souriait. - -«Vous regardez mon habit. N’est-ce pas que je suis ridicule? - ---Mais non, dis-je; vous êtes superbe: vous avez l’air d’un marié...» - -Il eut un petit rire sans gaîté. - -«Ah! oui, ce sont mes noces, à moi... mes noces avec cette vieille -fiancée revêche qu’on appelle la Sorbonne... Car je suis docteur depuis -une heure... Vous le soupçonniez bien un peu?» - -Une bouffée de rancune me remonta au cœur. - -«Oui, je l’ai deviné tout à l’heure, à travers les explications confuses -de Perrine... Et je vous en veux de ne pas m’avoir avertie plus tôt: -j’aurais été si heureuse d’assister à votre thèse!... - ---Vraiment?...» murmura-t-il, comme étonné. - -C’en était trop; je protestai. - -«Voyons, François, ne vous moquez pas de moi... Avouez plutôt que vous -m’avez oubliée...» - -Cette idée, soudain, me parut absurde; à lui aussi, sans doute, car il -secoua doucement la tête. - -«Non je ne vous ai pas oubliée... - ---Alors, vous ne saviez pas que nous étions revenus?» - -Lentement, par degrés, le crépuscule montait autour de nous. - -«Mais si, je le savais... Et si je ne vous ai pas prévenue, c’est -justement parce que j’étais sûr que vous voudriez venir... Ce n’est pas -très aimable, ce que je vous dis là; j’aurais dû inventer un prétexte -quelconque... Mais je ne pourrais pas vous mentir... Vous ne m’en voulez -pas, dites?... Je suis stupide, quand je dois me «produire» en public; -la moindre émotion, le moindre... enfin, j’ai besoin de tout mon -sang-froid...» - -Je ne le voyais plus qu’en silhouette sur le gris pâle de la fenêtre; -ses propos étaient décousus, sa franchise presque blessante, et -pourtant, à mesure qu’il parlait, je sentais mon ressentiment se fondre -en une sorte de crainte vague, incompréhensible, mêlée d’un remords -confus, plus inexplicable encore. - -«Oh! fis-je en essayant de rire, est-ce que, vraiment, vous avez eu peur -de moi?...» - -Il ne répondit pas... Maintenant, la nuit était tout à fait venue. Je me -tus aussi, ne sachant plus que dire. Il me semblait que notre silence -était plein de choses inconnues, presque dangereuses. - -A ce moment, la sonnette de la porte d’entrée tinta deux fois secouée -par une main impatiente. Le feu brûlait dans l’âtre--soudain je me -rappelai la première apparition de Philippe, puis, un autre soir, la -lettre apportée par Perrine, l’enveloppe maculée de signes, venue de si -loin, le mouvement brusque de tante Lydie, et les fragments de papier -brûlé s’envolant parmi les cendres et les étincelles... - -Toutes ces images, évoquées à la fois, s’évanouirent avec les dernières -vibrations du bruit grêle qui traversait l’ombre environnante. François -s’était levé brusquement, comme un coupable. - -«Voilà maman...» dit-il à demi-voix. Avant que la vieille bonne eût -achevé _pede lento_ le voyage de la cuisine à l’antichambre, il avait eu -le temps d’allumer deux lampes, et quand sa mère entra, il se tenait -debout devant la cheminée, à trois pas de moi, correct, presque -cérémonieux dans ses vêtements de soirée. - -Les yeux noirs de tante Lydie nous enveloppèrent d’un regard rapide. -Mais ce ne fut qu’un éclair. Je m’étais levée à mon tour pour courir à -sa rencontre: je m’extasiais sur sa bonne mine--moins bonne, à vrai -dire, que je ne m’y attendais; je la félicitais du succès de son -fils--prise d’un besoin fiévreux de parler beaucoup et d’y voir très -clair. Elle, cependant, sans enlever son chapeau, s’était assise dans la -bergère, et, les mains tendues vers la flamme par un mouvement familier, -elle m’écoutait, serrant un peu les lèvres, luttant visiblement contre -le désir de faire chorus à mes congratulations. L’orgueil maternel finit -par l’emporter. - -«Oui, laissa-t-elle échapper, il paraît que son livre est remarquable... -Ces messieurs le lui ont répété sur tous les tons. Je n’aurais jamais -cru qu’on pût recevoir un candidat avec des paroles aussi flatteuses...» - -François l’interrompit. - -«Un candidat?... Mais, ma pauvre maman, une thèse n’est pas un bachot... -Et tout ce qui s’est passé aujourd’hui est une pure formalité... Songe -donc que parmi «ces messieurs», comme tu dis, je comptais au moins deux -anciens camarades... un peu plus âgés que moi, c’est vrai... Docteur à -trente-sept ans: non, vraiment, il n’y a pas de quoi crier à l’enfant -prodige...» - -Il riait, du même rire désabusé que tout à l’heure. Sa mère hocha la -tête et parla d’autre chose. Je lui donnai des nouvelles de Philippe, de -sa santé, toujours excellente; de ses affaires, sur lesquelles j’avais -des notions plus vagues. Une ou deux fois, je fis allusion à la -succession Mauroy, et je regardai François, craignant que ce nom -n’éveillât en lui quelque souvenir: pour rien au monde, je n’aurais -voulu être amenée à raconter l’histoire des Wavrin. Mais il ne semblait -même pas nous entendre; il restait silencieux, adossé à la cheminée, les -yeux fixés sur les dessins du tapis ou rivés à son lorgnon qu’il avait -enlevé et dont il essuyait les verres avec soin. - -Six heures et demie sonnèrent. Je m’avisai tout à coup que tante Lydie -était toujours en chapeau et François toujours en habit, ce qui donnait -à notre réunion quelque chose de froid et de guindé. Et pour la première -fois, parmi ces vieux meubles amis, autour de ce foyer où si souvent je -les avais surpris tous deux dans l’intimité de la robe de chambre et du -veston, j’eus l’impression très nette que je n’étais pas «chez moi». - -«Oh! fis-je, il est tard; il faut que je m’en aille... Philippe doit -m’attendre...» - -Philippe ne rentrait jamais avant sept heures. Mais dans ma détresse -soudaine, j’avais besoin de m’affirmer que quelqu’un, là-bas, désirait -mon retour... - -«Et puis, j’ai peur de vous gêner. Vous devez être fatigués tous les -deux... François doit avoir hâte de se mettre en pantoufles...» - -J’attendais une dénégation polie qui ne vint pas. Tante Lydie protesta -mollement. Peut-être, après tout, était-elle vraiment lasse. Pourtant -elle prit la peine de me reconduire jusqu’à l’antichambre, et quand je -me penchai pour l’embrasser, son baiser me parut très tendre. Mais -François serra distraitement la main que je lui tendais. Son regard -fuyait le mien avec obstination. - -«Amitiés à Philippe...» me lança-t-il, juste au moment où la porte -allait se refermer. - -Il était temps: depuis le commencement de ma visite, il n’avait pas -encore prononcé le nom de son cousin. - -Je marchais à travers les rues paisibles; par-dessus la nuit bleuâtre, -le ciel restait clair, avec de grands reflets roses où se noyait la -lumière pâle des réverbères, indécis et clignotants comme d’humbles -chandelles. Jeune fille, j’avais adoré cette heure fugitive du -crépuscule parisien, quand j’y sentais flotter toutes les joies du jour -écoulé, mêlées d’obscures promesses pour le lendemain. Mais aujourd’hui -mon cœur était plein de pensées troubles. Après ces mois d’été sans fin, -tissés d’ennui et de mélancolie, j’avais couru d’instinct, naïvement, à -l’endroit où j’espérais trouver le plus de réconfort. Et voilà que je me -heurtais à l’inconnu. Ce n’était plus seulement la nervosité de tante -Lydie, cette humeur capricieuse de malade à laquelle j’avais fini par -m’habituer: François aussi semblait vouloir se dérober, devenir lointain -et inaccessible. «Comme il a changé, depuis que je le connais!...» Je me -rappelais ses façons amicales, ses taquineries fraternelles, son -entrain, surtout, et cette gaîté naturelle qui contrastait si drôlement -avec son air tranquille. «Tout cela s’est éteint... Sans doute il est -moins jeune et la santé de sa mère le préoccupe beaucoup... Mais l’hiver -dernier, nous passions encore de bien bons moments, tous ensemble... -C’était si gentil, ce travail en commun! Il restait si affectueux, si -complaisant... Tandis que ce soir...» Ce soir--je cherchais en vain à me -le dissimuler--François s’était montré très désagréable. Quelle -réception bizarre, après trois mois! Ce sourire contraint, ces -mouvements indécis et nerveux--et cette voix qui parlait dans l’ombre... -«Je ne pourrais pas vous mentir... j’ai besoin de tout mon -sang-froid...» Moi, j’avais eu peur, un moment, peur de quoi? - -Soudain un soupçon me traversa l’esprit--un soupçon terrifiant que je -repoussai de toutes mes forces. Le cœur battant, les joues en feu, je me -mis à marcher très vite, comme pour piétiner cette chose mauvaise et -coupable. «C’est fou, c’est indigne... pour lui, pour moi, pour -Philippe... Tous ces romans que j’ai lus pendant l’été m’ont détraqué la -cervelle... François était éreinté, surmené; je le gênais, peut-être... -et il me l’a un peu trop laissé voir... Voilà bien de quoi me monter -l’imagination!...» J’allais droit devant moi; je scandais mes pensées -d’un pas bref, avec la sensation d’écraser des nichées de petits -serpents... Entre la place Saint-Sulpice et la rue de Tournon, j’avais -achevé l’hécatombe, et quand j’arrivai devant ma porte, je me sentais la -conscience plus tranquille. - -Philippe venait de rentrer; il me suivit dans ma chambre et resta -derrière moi pendant que j’enlevais mon chapeau. - -«Eh bien, tu as vu ma tante? Comment va-t-elle? - ---Mais pas mal du tout, il me semble... Et tu sais: François a passé sa -thèse aujourd’hui... - ---Ah! bah!... quel cachottier!... Enfin, les voilà tranquilles, -maintenant. Cette fameuse suppléance au Collège de France, est-ce qu’il -va s’en occuper? - ---Je ne sais pas», dis-je, les bras levés, luttant contre une épingle -récalcitrante qui s’entortillait dans ma voilette. Philippe vint à mon -aide et profita de l’occasion pour m’embrasser, comme d’habitude. Cette -fois je rougis. S’il avait pu deviner ce que je pensais tout à l’heure! - -«Nous les féliciterons mercredi, fit-il. Car je suppose que tu leur as -demandé de venir dîner mercredi avec ton père?» - -Je dus avouer que j’avais complètement oublié de les inviter. - -«Ah çà! de quoi donc avez-vous parlé alors?...» - -J’ouvrais un tiroir pour y ranger mes gants. - -«Oh! nous n’avons pas dit grand’chose, en effet... Ils sont rentrés tard -et je ne suis pas restée bien longtemps... Mais tu as raison, et je vais -écrire tout de suite à tante Lydie. J’enverrai aussi un mot aux Debray, -quoique ce soit un peu court...» - -Le lendemain soir, à la même heure, comme j’achevais de lire une réponse -affirmative de Thérèse, Philippe me rapporta la nouvelle que sa tante -viendrait, mais seule. - -«François est entré dans mon bureau cet après-midi, pour me voir un -moment et pour me prier de l’excuser près de toi. Il a je ne sais quel -repas de corps mercredi...» - -L’excuse était valable. Mais j’avais compté sur cette soirée d’intimité -pour retrouver notre François de jadis--de toujours--et dissiper -définitivement les fantômes de mon imagination. Lui absent, je restais -dans le doute--un doute énervant et malsain. - -Mon dîner eut lieu. Tante Lydie, choyée, dorlotée, parut ravie de -connaître les Debray, qu’elle n’avait pas encore rencontrés. Je la -regardais sourire, ses beaux yeux fatigués toujours pleins d’une flamme -intérieure, tandis que le savant lui parlait de son fils. - -«Sa thèse a fait sensation à la Sorbonne, Madame, et les échos en sont -parvenus jusqu’à nos repaires de scientifiques. Est-ce que nous n’aurons -pas le plaisir de le voir ce soir?» - -Déjà Thérèse, d’un coup d’œil, avait parcouru le salon. Je devinai -qu’elle s’étonnait de ne pas voir François et, malgré moi, un peu de -chaleur me monta au visage. Oh! cette maudite pensée! - -On expliqua l’absence du nouveau docteur, et le temps se passa le mieux -du monde. Papa, suivant une coutume déjà ancienne, courtisa sa vieille -amie--honni soit qui mal y pense!--M. Debray avoua qu’il avait apporté -son violon--et même deux sonates de Bach. Ce fut une débauche de musique -sévère que Philippe supporta, non sans stoïcisme. Un peu avant dix -heures, tante Lydie m’appela d’un signe. - -«Je vais m’en aller: il faut être raisonnable... Mais avant que je -parte, vous seriez gentille de me chanter quelque chose...» - -Chanter? Depuis bien des mois--oui, de tout l’hiver précédent--elle ne -m’avait adressé pareille requête. J’ouvris un cahier de Schumann et, au -hasard, en jouant moi-même la partie de piano, je dis deux ou trois -lieds. Au moment où j’achevais la petite mélodie si courte et si -poignante: «O chanson douce et tendre...» l’idée me vint tout à coup -que, si François eût été là, sa mère ne m’aurait pas demandé de -chanter... Mes doigts tremblèrent; j’agrémentai de quelques fausses -notes la phrase délicate qui, longtemps après que la voix s’est tue, -prolonge la mélancolie des paroles. Quand je me retournai, tante Lydie -était debout, prête au départ. Elle semblait émue. - -«Cela m’a fait plaisir de vous entendre, ma chérie... Merci de cette -bonne soirée...» - -Puis elle prit congé, avec sa grâce habituelle. Comme papa lui offrait -de la reconduire: - -«Non, chuchota-t-elle, Perrine est là: mais ne le dites pas!... Je ne -veux pas avoir trop l’air de la vieille dame qui ne peut plus sortir -sans sa bonne...» - -Les jours qui suivirent, je fus saisie d’une activité dévorante. Je -réorganisais mon appartement, je furetais chez les marchands de meubles -anciens, à la recherche de quelque occasion merveilleuse; j’avais -entrepris--chose plus merveilleuse encore!--de forcer Thérèse à devenir -coquette. A nous deux, et sans dépasser son budget assez restreint, nous -avions réussi à combiner la plus jolie toilette qu’elle eût jamais -portée, y compris le chapeau, sorti tout entier de mes mains et dont je -n’étais pas peu fière. Elle se laissait guider, mais sans enthousiasme. - -«Voyez-vous, ma pauvre Geneviève, je serais bien étonnée si vous -réussissiez à faire de moi une femme élégante... Il y a dans ma personne -un je ne sais quoi qui répugne à l’esthétique féminine... D’ailleurs, -Eugène s’occupe si peu de ces choses-là!...» - -[Illustration] - -Je riais, je l’embrassais--et je repartais, avide de futilités dont -j’avais honte au fond de moi-même. Et tandis que je m’agitais ainsi dans -le vide, l’idée que j’espérais vaincre continuait à me hanter, malgré -mes efforts pour la chasser. Dès que je montais en voiture, ou que je -m’installais au piano,--le soir, aussi, quand je lisais, assise près du -bureau de mon mari, l’«idée» se glissait en moi, tantôt insinuante et -perfide, tantôt aiguë et lancinante. Des mots, des regards, des -intonations de la mère ou du fils me revenaient en mémoire: «Tel jour, -dans telle circonstance, il a dit...» - -«As-tu des nouvelles de ma tante? demandait Philippe. Il faudra passer -chez elle, un de ces jours...» - -J’y allais, le cœur plein d’arrière-pensées, l’esprit aux aguets, -cherchant des sous-entendus dans les moindres phrases et jusque dans les -silences de tante Lydie. C’est à peine si j’osais m’informer de -François. J’appris pourtant qu’il était définitivement en possession de -la suppléance rêvée, et qu’il professait au Collège de France un cours -d’Histoire de l’Art bouddhique. - -«Le jeudi matin, expliqua sa mère. Toutes ses soirées du mercredi vont -être prises, maintenant...» - -Quelques jours après, Philippe me raconta qu’il avait reçu encore une -visite de son cousin. - -«J’ai peur que nous ne puissions pas les voir beaucoup cet hiver... -François a l’air tout désorienté; ce nouvel enseignement l’effraie un -peu... Et puis, c’est désolant: ma tante recommence à l’inquiéter... Les -médecins qu’il a vus à Bagnoles ne lui ont pas caché que, malgré le bon -effet des eaux, elle restait dans un état précaire. Elle a eu, ces -jours-ci, quelques accidents au cœur qui l’ont beaucoup frappée... On -lui défend de sortir le soir, et même de recevoir chez elle...» - -J’écoutais, plus attristée que surprise: tout s’organisait comme je -l’avais prévu. - -«Moi, vois-tu, continuait Philippe, je crois qu’il s’assomme, à Paris, -ce pauvre François... Il m’a dit qu’après sa thèse, on lui avait offert -la direction d’une nouvelle École qu’on va fonder à Saïgon... Sa mère -n’en a rien su. Il me l’a répété deux ou trois fois: «C’est à cause -d’elle que j’ai refusé... sans elle, je serais parti tout de suite...» -Ah! comme ça vous empoigne un homme, cette vie de voyages et -d’aventures!...» - -Il en paraissait pourtant bien las, de cette vie nomade, quand je -l’avais vu à Marlotte, au retour de sa dernière mission. Pourquoi la -regrettait-il, à l’heure présente? Pourquoi choisissait-il Philippe pour -confident--Philippe dont il connaissait la nature expansive et -bavarde?... De nouveau, je rougis: toujours, encore l’«idée». Comment -échapper à cette obsession maladive? - -Déjà je me fatiguais de la chasse aux antiquailles, et mon rôle de -modiste en chambre me semblait fastidieux. J’essayai de me remettre à -lire, à travailler l’anglais. Mais je trouvais dans mon buvard les pages -raturées de ma traduction, faite pour François. Quand je levais la tête, -la petite idole, donnée par François, me souriait béatement. Mes livres -ne parlaient que d’art hindou et de poèmes védiques... «Ce n’est pas -possible, pensais-je en bouleversant d’une main impatiente les rayons de -ma bibliothèque; j’ai dû penser à autre chose, m’occuper d’autre chose, -l’hiver dernier.» D’instinct, j’écartais les romans. Enfin je ramenai un -volume d’aspect rassurant: un de ces braves bouquins, modestement vêtus -de carton mastic, que je me rappelais avoir compulsés quand je préparais -mon examen supérieur. «_La Littérature française au XVIIe siècle. -Morceaux choisis..._ Quel bon souvenir! Il y avait des tas de choses -amusantes, là dedans...» Je m’étais rapprochée de la fenêtre, et je -feuilletais rapidement: les poètes, Malherbe, Corneille, Racine,--les -prosateurs, Pascal, la Bruyère, Mlle de Scudéry. «Oh! ces pages si -drôles du _Grand Cyrus_!... Et Mme de Lafayette...» Mes yeux -s’arrêtèrent sur un passage souligné au crayon: sans doute la subtilité, -jadis, m’en avait plu: - -«Les femmes jugent d’ordinaire de la passion qu’on a pour elles, -continua-t-il, par le soin qu’on prend de leur plaire et de les -chercher; mais ce n’est pas une chose difficile, pour peu qu’elles -soient aimables: ce qui est difficile, c’est de ne pas s’abandonner au -plaisir de les suivre, c’est de les éviter, par la peur de laisser -paraître au public, et même à elles-mêmes, les sentiments que l’on a -pour elles.» - -Et plus bas, marquée d’une croix, cette phrase bien faite pour séduire -une enfant romanesque: - -«Les paroles les plus obscures d’un homme qui plaît donnent plus -d’agitation que des déclarations ouvertes d’un homme qui ne plaît pas.» - -D’un geste brusque, je refermai le livre. Décidément, le XVIIe siècle -lui-même était plein d’embûches, et ce n’était pas dans la _Princesse de -Clèves_ qu’il fallait chercher un refuge contre l’«idée»... - - - - -XII - - -«Philippe, je t’en prie, donne-moi quelque chose à faire... je voudrais -travailler pour toi. - ---Encore ta marotte, ma chérie...» - -Il s’approchait, souriant, pour me dire au revoir, son chapeau sur la -tête, sa serviette sous le bras. Vraiment, il engraissait beaucoup -depuis quelques mois: sans doute le travail de bureau l’alourdissait, et -il venait de passer à Lille des vacances trop sédentaires. - -«Ce n’est pas une marotte, dis-je. Il pleut, je suis enrhumée, je ne -sortirai pas aujourd’hui... j’ai peur de m’ennuyer.» - -Malgré moi, ma voix prenait des intonations plaintives. Philippe me -regarda, soudain plus sérieux. - -«T’ennuyer?... Oh! le vilain mot! Voilà longtemps que je ne l’avais -entendu... L’année dernière, tu ne t’ennuyais pas...» - -Quelle remarque malencontreuse! Je feignis de bouder, pour qu’il ne me -vît pas rougir. Et lui, par pure complaisance, finit par extraire de ses -tiroirs toute une correspondance échangée avec un grand magasin de -Londres. - -«Le bonhomme ne savait pas bien le français, et j’ai préféré lui écrire -dans sa langue; mais je voudrais verser les traductions au dossier... Tu -peux me faire cela, si tu veux... ce sera toujours du temps de gagné...» - -Restée seule, je me mis à l’ouvrage; mais dès les premières phrases je -butai contre des termes inconnus et barbares, m’embrouillant dans les -«bills», et dans les «notes», dans les «pounds» qu’il fallait réduire en -kilogrammes et dans les livres sterling qu’il fallait convertir en -francs... - -«_By your favour_... par votre honorée du...» - -C’était très ennuyeux. Je levai la tête, et tristement, à travers la -pluie qui fouettait les vitres, je regardai l’horizon morne du -Luxembourg désert et trempé... Ma pensée dévia, s’égara dans les -sentiers défendus. Depuis notre retour, François restait invisible. -«L’autre jour, chez sa mère, en partant... Perrine avait entr’ouvert la -porte de son bureau: j’ai cru le voir... mais je n’en suis pas sûre... -Autrefois, il venait toujours prendre le thé dans le salon avec nous... -Voyons, où en étais-je?» D’une main languissante, je saisis mon -dictionnaire; je constatai qu’«expiration» voulait bien dire «échéance», -et qu’il s’agissait d’un «billet à ordre», à moins que ce ne fût un -«effet à endosser»... «Il me semble que c’est la même chose, -d’ailleurs... Quel casse-tête!... Ah! j’oubliais la date de la lettre: -_16 th. August_... Aujourd’hui nous sommes au?... 8 décembre. Déjà!... -Dans trois semaines, c’est le jour de l’an... Je me demande si nous -dînerons chez tante Lydie comme les autres années, ou si elle prendra -prétexte de sa santé pour ne pas nous recevoir...» Je me rappelai le 1er -janvier précédent. François m’avait donné des fleurs. «En me les -offrant, il m’a regardée...» Un moment, je crus revoir, derrière le -lorgnon, le sourire amical des yeux bruns... «Quel supplice, d’avoir -pensé à cela, et de ne plus pouvoir m’empêcher d’y penser... quand, -peut-être, toutes ces chimères n’existent que dans mon imagination...» -C’était la crise de sagesse et de raison qui commençait. Chaque jour -j’essayais ainsi de me prouver que je me trompais, que François avait -toujours eu pour moi des attentions fraternelles et rien d’autre--rien -d’autre... Puis mon esprit recommençait à s’agiter dans le même cercle -étroit, comme l’écureuil affolé qui voit tourner devant lui, -indéfiniment, les barreaux de la cage sans issue. Mon travail n’avançait -pas vite. Quand Philippe, le soir, me demanda ses lettres, il s’étonna -de voir que j’en avais traduit cinq à peine, sur les vingt que contenait -le paquet. - -«Ce n’est pourtant pas bien compliqué: il ne s’agit que d’argent à -donner ou à recevoir... - ---Justement, dis-je: l’argent, les questions d’argent, les termes -d’argent... je n’y comprends rien... Et puis tout ce jargon -commercial... c’est si ennuyeux!...» - -Philippe prit un air piqué. - -«Alors, ma petite, il faut renoncer à mettre le nez dans mes affaires... -Que diable! tu sais bien que je vends du fil, moi, et que je ne suis bon -qu’à gagner de l’argent... Tout le monde ne peut pas s’occuper de -sanscrit et de «brahmafouchtra»... - -Il s’arrêta, haussa les épaules et, attirant à lui l’encrier monumental, -il y trempa sa plume d’un geste bourru. J’étais stupéfaite de cette -mauvaise humeur, si rare chez lui--plus stupéfaite encore du -rapprochement inattendu qu’il venait d’établir entre mon manque évident -d’aptitudes commerciales et les études de son cousin. Soupçonnait-il -donc que, dans mon esprit, «ceci» pût nuire à «cela»? - -Troublée, anxieuse, je m’installai à ma place habituelle et j’ouvris le -tome IV de _Monte-Cristo_: une vraie lecture de convalescente, d’autant -plus anodine pour moi que je savais quasiment par cœur tous les romans -d’Alexandre Dumas. Le silence tomba sur nous. C’était un fait assez -ordinaire. Pourtant, ce soir-là, Philippe manifestait une sorte de -malaise; de temps à autre, il me regardait à la dérobée. A la fin il me -demanda: - -«Pourquoi ne dis-tu rien? - ---Mais, fis-je d’un ton distrait, tu vois bien que je lis...» - -Il y eut une petite pause. Puis, de nouveau: - -«Tu ne fais plus jamais de musique, quand nous sommes seuls... Ça ne me -gêne pas, tu sais... Et même si tu voulais jouer du Wagner...» - -D’où lui venait, tout à coup, cette intuition que sa présence à lui -n’était pas compatible avec le plaisir que j’aurais pu éprouver à jouer -du Wagner? Je l’assurai que j’en jouais souvent dans la journée--ce qui -n’était plus très exact: je me méfiais de ce grand bouleverseur -d’âmes--mais que, le soir, je préférais me reposer. Alors il se remit à -ses paperasses, tandis que je reprenais courageusement l’histoire -merveilleuse d’Edmond Dantès. - -«Et je saurai pourquoi le comte de Monte-Cristo parle devant nous des -enfants qu’on déterre dans son jardin...» - -Comme j’achevais de lire ces paroles horrifiques, j’entendis de nouveau -la voix de mon mari. - -«C’est singulier, tout de même, que nous voyions si peu François... Sauf -ces deux petites visites qu’il m’a faites... Il n’est pas venu ici une -seule fois, n’est-ce pas?» - -Évidemment, et presque à l’insu de Philippe, l’enchaînement logique de -ses pensées l’avait ramené de mon mutisme actuel à nos soirées animées -de jadis--au temps où je déchiffrais _Siegfried_ sous la direction de -François... Je sentis que je devenais de toutes les couleurs. - -«Non, dis-je enfin d’une voix aussi ferme que je pus. Il doit être très -occupé avec ce nouveau cours. Et puis, tu sais bien qu’il ne quitte plus -beaucoup sa mère, maintenant... - ---Ah! oui, c’est vrai, murmura Philippe. Cette pauvre tante!...» - -Chose étrange, son visage, tout à l’heure un peu morose, s’était -éclairci subitement. - -«T’ai-je répété ce que les médecins avaient dit? «Elle peut vivre encore -dix ans, ou disparaître tout d’un coup...» Comme c’est triste!» -acheva-t-il en soupirant--sans que je pusse savoir si c’était de chagrin -en songeant à sa tante, ou de soulagement à l’idée que l’absence de -François s’expliquait en effet d’une façon toute naturelle. Puis il -termina tranquillement sa besogne sans plus s’interrompre. - -Cette fois j’essayai en vain de poursuivre ma lecture et de m’intéresser -aux angoisses de la belle Mercédès ou aux tribulations de la vertueuse -Valentine. Dans toutes les paroles de Philippe, j’avais senti percer une -obscure jalousie. Par quel sortilège cette inquiétude naissait-elle en -lui au moment même où François semblait vouloir disparaître de notre -vie? Sans doute, la transition avait été trop rapide, l’équilibre trop -brusquement rompu entre le passé et le présent; Philippe en ressentait -une crainte vague, la peur instinctive d’un danger que sa raison -n’envisageait pas encore... Comme l’«idée» gagnait, de proche en proche! -Mentalement, je comptais tous ceux qu’elle avait déjà touchés: tante -Lydie, d’abord, la première et depuis bien longtemps; puis François, -moins prompt peut-être que sa mère à voir clair en lui-même; Thérèse, -aussi, dont le blâme discret aurait dû m’avertir plus tôt--moi, enfin, -aveugle à plaisir pendant tant de jours, trop clairvoyante maintenant -pour mon repos. Et Philippe, à son tour... «Il ne doit pas souffrir, -pensai-je, ce serait très injuste...» Je regardai son dos puissant, sa -nuque blonde et frisée, l’ombre de sa main large qui courait sur le -papier; mon cœur se serra d’une pitié, d’une tristesse infinies. Que -faire, s’il m’interrogeait? Je savais, j’ai toujours su me taire, garder -au fond de moi mes tourments et mes rêves. Mais j’étais incapable de -ruse ou de mensonge, et si Philippe avait plongé ses yeux dans les miens -en me disant: «Voilà ce que je pense, et toi, le penses-tu?...» Je -sentais avec terreur que je lui aurais répondu: «Oui...» - -Il ne me le dit pas, ni ce jour-là, ni les autres jours. Le monstre -devait, pour cette fois, l’avoir effleuré d’une griffe légère, car rien -ne put me faire supposer qu’il eût gardé un doute quelconque au sujet de -son cousin. Même, un soir qu’il rentrait plus tard que de coutume, il ne -me cacha pas qu’il avait profité d’une course dans le faubourg -Saint-Germain pour monter chez sa tante. - -«Justement François était là; il m’a encore répété tout bas, dans -l’antichambre, combien rarement il osait quitter sa mère... C’est vrai -qu’elle n’a pas bonne mine... Pourtant il reste convenu que nous dînons -avec eux le 1er janvier...» - -Dans moins de quinze jours je reverrais François. Philippe parlait tout -naturellement. Je reçus un petit choc--puis je fus étonnée de me -découvrir moins d’appréhension que de joie. L’interdit était levé, -j’allais sortir de ce long cauchemar--et qui sait? Peut-être qu’un seul -regard suffirait pour dissiper l’odieux malentendu, pour me rendre -l’ami, dans lequel mon imagination s’obstinait à voir autre chose qu’un -ami... Tout valait mieux, en somme, que le doute maladif où je me -débattais depuis des mois. - -Bientôt je crus n’avoir que trop de raisons d’être rassurée. - -C’était exactement le 31 décembre, un dimanche. Mauroy était venu de -Lille à Paris pour les inventaires de fin d’année, et Philippe, leur -travail achevé, l’avait ramené déjeuner à la maison. Mon antipathie -persistait toujours; néanmoins je m’efforçai de faire bonne mine à notre -hôte et même de flatter ses instincts de Flamand fin gourmet et gros -mangeur. Le repas fut à la fois délicat et abondant, et Mauroy--sauf -quelques menues pierres jetées à travers les plates-bandes de mon -«socialisme»--se montra presque aimable. Je voyais arriver sans trop -d’impatience le moment de passer au salon où le café nous attendait. -Comme nous nous levions de table, Mauroy se mit à parler d’une première -sensationnelle--les _Revenants_ d’Ibsen--à laquelle il avait assisté la -veille. - -«Et même... au fait, c’est une bonne histoire, Noizelles!... Je vais -vous raconter ça...» - -Je le savais cancanier comme une vieille femme, le joli Monsieur Mauroy, -et je m’apprêtai à écouter sa «bonne histoire» d’une oreille distraite, -tout en lui offrant, avec sa tasse de café, un petit verre de cognac -choisi par lui, non sans quelque attendrissement. - -«Je la connais, madame, votre fine champagne... c’est une pure -merveille...» - -Il élevait, d’un geste élégant, la liqueur dorée à la hauteur de son -œil, attendant visiblement la disparition de l’immuable Théodore, qui -achevait de grouper avec art les carafons de cristal. La porte enfin -refermée sur le dos majestueux de notre valet de chambre, Mauroy se -rapprocha de Philippe. - -«Inutile de parler devant les domestiques, n’est-ce pas?... Oh! -d’ailleurs, n’allez pas vous imaginer des scandales... Un petit «potin», -tout au plus... Vous rappelez-vous Lartigues? - ---Non, dit Philippe, il n’est pas de mon temps... - ---C’est vrai, vous êtes un gamin... Moi, je l’ai eu comme camarade... Un -toqué, noceur comme pas un... Il a fait une grosse fortune en -Cochinchine, dans les chemins de fer, et maintenant il ne fait plus -grand’chose, je crois, que s’amuser... Des prétentions artistiques et -littéraires avec cela... Bref, hier soir, j’étais bien tranquillement -dans ma stalle, à me raser--car c’est crevant, vous savez, ce -chef-d’œuvre--quand j’aperçois, dans une belle loge, Lartigues, en -compagnie de deux dames et d’un monsieur... Les dames, oh!...» - -Mauroy eut un geste discret. Je m’étais assise et j’écoutais, poliment, -tout en me demandant quel intérêt pouvaient avoir pour nous les bonnes -fortunes de M. Lartigues. - -«Le décolletage, le maquillage, les diamants... toute la lyre, mon -cher... Mais ce qui m’intriguait c’était l’autre monsieur, qui se tenait -au fond de la loge... J’aurais juré que je l’avais rencontré tout autre -part que dans le monde où l’on s’amuse--un grand, maigre, brun, avec un -lorgnon...» - -Philippe écarquillait les yeux à cette description. Je le vis ouvrir la -bouche, puis la refermer sans rien dire: il avait eu la même idée que -moi, une idée absurde, invraisemblable... Mauroy se mit à rire. - -«Tiens, vous avez l’air médusé, maintenant, mon bon Noizelles... Allons, -je ne veux pas vous faire languir trop longtemps... Pendant l’entr’acte, -je me suis heurté dans le couloir à Lartigues et à son ami, lequel ami -on m’a présenté dans les règles, et qui n’est autre que votre cousin, M. -Chardin... J’ai bien compris qu’il me reconnaissait tout de -suite--Lartigues, d’ailleurs, s’est chargé de mettre les points sur les -i en nommant «Noizelles et Mauroy»--et que ma vue lui était -désagréable... sans pouvoir discerner si cette impression fâcheuse -tenait à ma personne ou aux circonstances... particulières dans -lesquelles il se trouvait... On n’aime pas toujours, n’est-ce pas, à -tenir sa famille au courant de ses petites frasques...» - -Dieu! que je détestais cet homme, et son rire affecté, et la -satisfaction visible qu’il éprouvait à distiller la médisance!... -Philippe, cependant, sur la mine effarée de qui je lisais de la surprise -et de l’incrédulité, mêlées à une sorte de joie timide--Philippe riait -aussi, d’un rire un peu gêné. - -«Voyons, voyons, Mauroy, qu’est-ce que vous nous racontez là?... Mon -cousin François est un savant, presque un sage... Et puis, enfin, il -n’est pas assez riche pour mener la grande vie...» - -Mauroy leva les deux mains. - -«Que voulez-vous? Je dis ce que j’ai vu... Ce que je peux vous affirmer, -c’est que votre «sage» est resté toute la soirée dans la loge de ces -dames, dont l’une s’affichait franchement avec Lartigues, mais dont -l’autre--la plus jolie, ma foi!--lui coulait de fort doux regards... Ils -sont partis ensemble, pour souper en partie carrée, probablement... Tous -les mêmes, ces amis du peuple!... Car ce qui m’amuse dans l’aventure, -c’est le contraste entre ces divertissements plutôt... légers, et les -idées humanitaires--les vôtres, madame... dont M. Chardin paraissait -féru, la première fois que je l’ai rencontré dans ce salon... Oh! je -m’en souviens... je m’en souviens parfaitement...» - -J’avais pâli, de colère et de honte; je restais les yeux fixés sur cette -bouche fine, sur cette moustache fanfaronne d’où tombaient des mots de -sarcasme et de rancune. Sans doute ma figure devait être étrange, car je -rencontrai tout à coup le regard de Philippe fixé sur moi avec une -expression inquiète, presque irritée. Et d’une voix sèche que je ne lui -connaissais pas, il coupa sans façon la parole à son associé. - -«A propos, Mauroy, nous n’avons pas réglé cette question des ouvriers, -vous savez... Venez donc dans mon bureau: nous serons mieux pour -causer...» - -Combien de temps dura leur conférence? Je ne pourrais pas le dire. -J’étais restée assise à la même place, tirant machinalement l’aiguille, -m’appliquant même à ma broderie--un amour de tablier destiné à parer les -trois ans et la frimousse de ma grosse amie Hélène. Je suivais les fils, -je comptais les points. «Alors, c’est à cela qu’aboutissent mes doutes, -mes scrupules, mes angoisses?... Tout ce roman de passion discrète et -d’exil volontaire se termine par une histoire d’actrice et de -cabaret?... Et ce bon fils, qui n’ose pas venir passer une heure chez -nous de peur de quitter sa mère malade, et qu’on rencontre au théâtre, -avec des viveurs... lui, François...» Je le vis tel que je le -connaissais,--sa figure mince, sa grande bouche et ses yeux moqueurs, -penchés vers une femme peinte, aux cheveux teints, lui parlant, lui -souriant... Une sorte de spasme me souleva le cœur--spasme de dégoût, -sans doute. «C’est grotesque, grotesque et révoltant...» Brusquement je -me rappelai le jour de mes fiançailles, les aveux de Philippe, son émoi -en me contant ce qu’il appelait «sa seule folie»... Combien j’avais vite -pardonné, combien j’avais peu souffert!... Et maintenant... «Ah! -maintenant, par exemple, je n’ai rien à pardonner, et me voilà bien -tranquille... Philippe aussi, je suppose... Et Thérèse, si elle -savait!... Pourquoi donc avions-nous tous imaginé cette chose -absurde?... Les braves gens sont vraiment trop romanesques, et la vie -est trop laide, aussi... J’étais folle, cent fois folle... Quand je -pense qu’hier, que ce matin encore, j’essayais d’oublier des mots, des -regards...» Une rougeur profonde me montait lentement aux joues, au -front. J’enfouis dans mes deux mains ma figure brûlante, j’aurais voulu -me cacher à tout le monde et à moi-même. Et un regret indéfinissable me -venait, non seulement du passé pur de toute pensée mauvaise, mais de ces -heures toutes proches où je m’étais crue si malheureuse. Il me semblait -que j’aurais mieux aimé revoir François, l’esprit encore plein de -remords et d’inquiétude, que de le revoir après ce que je savais -maintenant... «Demain, quand je lui parlerai, quand il me répondra, ce -ne sera plus lui... Les autres hommes peuvent avoir des goûts bas, des -passions grossières, mais lui...» Quel temple lui avais-je donc élevé en -moi-même pour éprouver cette sensation d’écroulement subit? «Je sais -bien que c’est mieux ainsi, pour moi, pour nous... beaucoup mieux... Et -pourtant...» - -Je tressaillis. Des voix parlaient derrière la porte: Philippe et Mauroy -rentraient dans le salon. - -«Excusez-moi, madame, si je brusque mon départ... Je dois être à Lille -ce soir, pour passer la journée de demain en famille...» - -Cet être odieux avait une femme et des enfants, qu’il aimait, dit-on. -Avec une sorte de répugnance, je lui serrai la main. Et tandis qu’il -s’éloignait, je l’entendais répéter, d’une voix froide et mesurée que -démentait la rudesse de ses paroles: - -«Soyez tranquille: ces mauvais drôles seront tenus à l’œil, et à la -moindre réclamation... bonsoir! De la poigne, mon cher, toujours de la -poigne: il n’y a que ça...» - -Maintenant Philippe était revenu près de moi. Il rôdait çà et là, -s’asseyait, tisonnait le feu, puis recommençait à marcher, les mains -dans ses poches, l’air préoccupé. Je songeais: «Il faudrait lui parler, -faire allusion à cette... chose...» Mais aucun son ne sortait de mes -lèvres, et je continuais à pencher la tête sur ma broderie. Près de la -fenêtre où j’étais assise, il s’arrêta, rajusta le pli d’un rideau, puis -tambourina sur la vitre et déclara: - -«Je crois qu’il neigera demain. - ---Oui, fis-je; le temps s’est refroidi, et les nuages sont très noirs.» - -Nouveau silence, accompagné du même petit tapotement des doigts contre -le carreau. Tous mes nerfs vibraient à la fois. Pourtant je ne dis rien, -et ce fut Philippe qui parla. - -«C’est drôle, hein, cette histoire?» - -Gauchement, sans se retourner, il essayait de me voir. - -«Quelle histoire?» demandai-je. Dans le désarroi de mes pensées, je ne -trouvais qu’un immense désir de me taire--de me taire et d’oublier. -Cette fois, Philippe fit un demi-tour vers moi. - -«Tu sais bien ce que je veux dire: l’histoire que Mauroy nous a -racontée... Au premier moment, j’en étais confondu... Est-ce que tu -aurais cru ça de François?...» - -J’esquissai un geste évasif. Philippe, continuait, très vite: - -«Je m’explique, maintenant, cette disparition totale que je ne -comprenais pas bien... Oui, oui, c’est évident... Quoique, vraiment, je -m’étonne qu’il aille chercher ses distractions dans ce monde-là... -N’est-ce pas?...» - -Pourquoi toutes ces questions? - -«Chacun prend son plaisir où il le trouve, dis-je, et François n’a de -comptes à rendre à personne...» - -Mon indifférence sonnait faux, ma voix aussi. Philippe s’en aperçut, -sans doute, car je le sentis soudain plus nerveux. - -«Personne?... Eh bien, et sa mère?... C’est vrai qu’à son âge on ne peut -plus le traiter comme un petit garçon... Et c’est tout de même moins -fâcheux que s’il était devenu amoureux... d’une femme mariée, par -exemple...» - -Il prononça ces derniers mots entre ses dents, en tiraillant -machinalement le gland d’une embrasse--un de ces glands hideux, en soie, -avec des petits fils d’or, dont le tapissier avait parsemé notre -malheureux salon. Puis tout de suite, comme effrayé de ce qu’il venait -d’articuler: - -«Tu devrais tâcher, fit-il sans la moindre transition, d’être un peu -plus aimable avec Mauroy...» - -J’étais excédée, à bout de forces. - -«Aimable! m’écriai-je... Polie, oui; j’espère l’être toujours et je -crois que je l’ai été aujourd’hui... Mais ne me demande pas d’être -aimable... c’est plus fort que moi: je l’ai en horreur!...» - -J’avais posé mon ouvrage sur mes genoux et je parlais avec passion, la -tête levée, cette fois, regardant Philippe bien en face. - -Il changea de couleur. - -«Oui, tu me l’as déjà dit... et ce n’est guère gentil pour moi, -puisqu’il est mon associé et mon ami... Mais tu pourrais au moins ne pas -te singulariser... ne pas choisir le moment où il raconte... des -choses... pour le dévisager, fixement, avec une figure... Si tu t’étais -vue!... Et tu crois que c’est poli, cela, dis?... Tu crois que c’est -poli?...» - -Pauvre Philippe! Il venait de se trahir... Ce qui le hantait, depuis le -début de cet entretien incohérent, c’était le souvenir du regard de -détresse surpris dans mes yeux pendant le récit de Mauroy. De nouveau je -détournai la tête, j’enfilai mon aiguille d’une main tremblante, avec -l’effroi qu’il n’en dit davantage... Mais il était le moins brutal des -hommes. Et j’avais l’impression qu’il ne voulait pas, qu’il n’osait pas -savoir... Lentement, comme irrésolu, il quitta la fenêtre, fit encore -deux ou trois tours. Puis, d’une voix mal assurée: - -«Allons, je m’en vais... Ce n’est pas un dimanche pareil aux autres, -aujourd’hui: il faut que tous les comptes soient finis ce soir pour -l’échéance... Au revoir», ajouta-t-il en se rapprochant un peu. - -«Au revoir», murmurai-je. - -Sans le regarder, je lui tendais le front. Je sentis qu’il y posait un -baiser moins tendre que de coutume. Il sortit, j’entendis la porte se -refermer--et je restai seule, les yeux troubles et le cœur serré. Ce -misérable commérage, en nous meurtrissant l’un et l’autre, nous -laissait--moi bien plus malheureuse, et Philippe tout à fait jaloux. - - - - -XIII - - -Il ne neigeait pas, le lendemain, malgré les pronostics de Philippe, -mais le ciel était d’un gris de plomb, et jamais plus triste 1er janvier -ne se leva sur Paris. - -Ce jour de trêve et d’affairement, de joie intime et de vie intense, où -la bonté court les rues, où des âmes vêtues de papier blanc s’échangent -contre des cœurs noués de faveurs roses--ce jour qui revient chaque -année et qui ne ressemble à rien, m’avait inspiré jadis une tendresse -mêlée de crainte. Enfant, il m’arrivait, les nuits de Saint-Sylvestre, -de rester éveillée, les paupières grandes ouvertes dans le noir qui -pique les yeux, pour entendre sonner les douze coups de minuit. Alors -j’avais l’impression qu’un mystère venait de s’accomplir; la sensation -de l’inconnu m’envahissait toute, et je m’endormais, en rêvant à ce -lendemain qui n’en était plus un, à cet aujourd’hui auquel je ne croyais -pas encore. Puis venait le réveil, l’extase des baisers et des cadeaux -reçus ou donnés--car j’en donnais aussi, témoin certaines pantoufles de -tapisserie, à carreaux violets et verts, confectionnée en cachette sous -la direction de Mme Laurent et que papa chaussa trois ans avec -héroïsme--les pralines de la tante Cornélie, le Jules Verne de la tante -Olympe--que d’ivresses! - -Tout cela était loin, ce matin-là... Je glissai à mon doigt, non sans -une sorte de honte, la bague trop riche, trop brillante, que j’avais -trouvée dans l’écrin traditionnel, et Philippe, enlevant de sa poche son -étui de maroquin à demi usé, le remplaça par le porte-cigarettes en -argent que je venais de lui offrir. D’un accord tacite, nous avions -repris nos allures habituelles, et, quoi que nous pussions penser de ce -début d’année morose, la journée se déroula suivant les rites consacrés. - -Nous déjeunions chez papa. Ce fut un apaisement pour moi que de -retrouver une fois de plus ma petite salle à manger, mon poêle de -faïence brune, et la chère figure grêlée de ma bonne Julie. Elle avait -juste la place de tourner autour de la table, et je me rappelai qu’aux -premiers temps de mon mariage, papa disait: - -«Quand j’aurai six petits-enfants, il faudra pourtant que je -déménage...» - -Hélas! les petits-enfants n’étaient pas venus, et la salle à manger -était bien assez grande pour nous trois. Malgré tout, je me sentais -contente, baignée des souvenirs du passé, et j’oubliais un peu la -contrainte qui pesait sur moi depuis la veille. Au dessert, on sonna: -c’était notre vieux docteur Garnier, célibataire impénitent et plus -mélancolique qu’il ne lui plaisait de l’avouer, qui, ce jour-là, -promenait sa nostalgie familiale à tous les foyers amis. Il accepta sans -trop se faire prier la moitié d’une superbe poire, et se mit à la peler -méthodiquement, tout en me guettant de ses yeux bleus, si clairs et si -perçants qu’ils semblaient, d’un seul regard, vous ausculter le cœur et -vous disséquer le cerveau. - -«Un peu pâlotte, la petite fille, cette année, fit-il avec brusquerie. -Est-ce que les vilains nerfs ne vont pas, eh?...» - -Naturellement, je devins cramoisie, et je répondis en riant que mes -nerfs allaient très bien, que je ne m’étais jamais mieux portée... - -«Voyons, dit papa, tu ne viens pas ici en consultation: laisse donc ces -enfants tranquilles...» - -Le docteur mangeait sa poire avec son couteau, comme un vrai paysan, -malgré sa cravate blanche à l’ancienne mode et sa rosette à la -boutonnière. Il but une bonne rasade de vieux bourgogne, se leva, me -prit par le menton, et s’adressant à Philippe: - -«Ce petit museau-là, voyez-vous, je le connais depuis qu’il est au -monde, et si vous n’aviez pas eu l’air d’un bien brave garçon, je me -serais opposé à ce qu’on vous le confie... ah! mais oui... Jusqu’à -présent, ça va: mais je vous surveille... gare à vous!...» - -Il plaisantait; pourtant, Philippe ne rit pas, et moi, gênée de ce -badinage malencontreux, j’essayai de me dégager, ce qui me valut une -tape sur la joue et un baiser d’oncle. Puis le terrible ami prit congé, -«pour ne pas faire attendre son cheval», disait-il--et aussi parce qu’il -lui tardait de courir distribuer les jouets dont il avait rempli sa -voiture. - -Nos visites, à nous, étaient peu nombreuses: quelques rares collatéraux, -et trois ou quatre ingénieurs ou gros industriels chez qui Philippe -déposait sa carte. Papa, de son côté, avait des devoirs à remplir envers -ses collègues. Il descendit l’escalier avec nous, refusa énergiquement -de monter dans le coupé, et partit d’un pas élastique en nous disant: «A -ce soir.» Nous devions, en effet, comme tous les ans, le retrouver chez -les Chardin... Écartant cette pensée importune, je le suivis du regard, -tandis qu’il s’éloignait, portant lestement ses soixante-deux ans, la -canne sous le bras et le col de son pardessus relevé jusqu’aux oreilles. - -«Comme il est mince! Il a l’air d’un jeune homme!» m’écriai-je avec -fierté. Et Philippe, qui fermait la portière, murmura: - -«C’est vrai, il n’engraisse pas... il a de la chance, lui!...» - -Sans le vouloir, je venais de toucher un point sensible. Mais alors que -dire? De quoi parler? Allions-nous devenir comme ces ménages où chacun -pèse ses mots et surveille ceux de l’autre? Découragée, je me rejetai au -fond de la voiture, et le petit lancinement sourd, interrompu quelques -heures, s’éveilla de nouveau en moi. «A ce soir.» Que serait ce dîner? -Je cherchai mon inquiétude des jours précédents, mais elle avait -disparu, me laissant au cœur une saveur amère. «Ce sera un vrai dîner de -jour de l’an: une bonne tante qui reçoit ses bons neveux... et son fils -qui s’ennuie vertueusement en famille, au lieu de... Comme c’est -étrange! Comme nous connaissons peu la vie des hommes!...» Le cheval -trottait, d’un pas égal; notre tournée se poursuivait: toujours les -mêmes paroles, toujours les mêmes questions--et les mêmes chocolats -qu’on offrait à la ronde, dans des sacs ou dans des coupes, pralinés, à -la pistache ou à la crème... En passant rue des Écoles, je levai la -tête, et je vis de la lumière aux fenêtres des Debray. - -«Ils sont là... Si nous montions? Nous avons fini nos visites, et tante -Lydie ne nous attend guère avant sept heures?...» - -Philippe ne fit pas d’objections--sans doute, il était encore moins -pressé que moi d’arriver chez sa tante--et je sautai vivement sur le -trottoir: j’avais soif d’un peu de gaîté, d’autre chose que ces salons -guindés et cette voiture morne. Dans l’escalier, un bruit de voix -enfantines nous guida tout de suite vers les régions supérieures; mais -ces voix, je dois l’avouer, n’avaient rien de céleste. Derrière la porte -du cinquième, c’était un tel sabbat de hurlements, un tel déchaînement -de joie sauvage, que Philippe hésita un moment avant de sonner. - -«Je crois qu’ils sont en famille...» dit-il. - -En famille--ah! certes, ils l’étaient. Un grand-père, deux grand’mères, -deux sœurs de M. Debray, un frère de Thérèse, et sept ou huit neveux et -nièces, parmi lesquels Jacques, surgissant tout à coup, se jeta sur moi -comme une bombe, tandis qu’Hélène roulait entre les jambes de Philippe -ahuri. - -«Geneviève! M. Noizelles!... Oh! comme c’est gentil!» s’écria Thérèse. -Elle était tout joie, tout sourires, et relativement paisible au milieu -de ce vacarme affolant. Notre arrivée ramena un peu de calme: peut-être -intimidions-nous les enfants; peut-être en avait-on rangé quelques-uns -dans des armoires, car l’appartement semblait à peine assez grand pour -les contenir tous. Quant aux divers parents, que nous connaissions peu -ou point, ils nous accueillirent amicalement--avec charité, pour ainsi -dire. Nous avions l’air si seuls, si misérables, malgré ma belle robe de -velours marron et la redingote impeccable de Philippe! Involontairement, -en regardant ces gens heureux, en suivant des yeux ces petites ombres -turbulentes qui recommençaient à se poursuivre de l’antichambre à la -cuisine et du salon au laboratoire, je mesurais tout le vide de ma -vie--de _notre_ vie, puisque mon mari était aussi dénué de famille que -moi. Des frères, des sœurs, une mère, des enfants--tant de tendresses -que je n’avais pas connues, que je ne connaîtrais jamais! - -«Vous êtes nombreux...» ne pus-je m’empêcher de dire à Thérèse. Elle se -mit à rire. - -«Oh! nous attendons encore mes deux beaux frères... Mais mon frère--elle -baissa la voix--vous savez qu’il est divorcé, le pauvre garçon... Les -deux petits blonds, là-bas, sont à lui: sa femme a les deux autres -aujourd’hui... Il n’y a jamais de bonheur complet...» - -Je devinai qu’elle cherchait à me consoler, en me montrant le ver caché -dans le beau fruit qui faisait mon envie. Pourtant, de ce malheur-là, il -me semblait que j’aurais encore pu me contenter, si on avait bien voulu -me donner les deux petits blonds!... - -L’heure s’avançait: je fis signe à Philippe. - -«Partir?... déjà!... Qu’est-ce qui vous presse donc tant? demanda -Thérèse. - ---Mais... nous dînons chez notre tante... - ---Ah! oui... Madame Chardin.» - -En prononçant ce nom, la voix de Thérèse se glaça. Si elle avait su!... -L’idée qu’elle jugeait faussement une situation imaginaire me fut -insupportable, et je me levai, bien décidée cette fois à m’en aller. Il -fallait serrer une douzaine de mains; tout le monde était debout, et la -robuste carrure de M. Debray remplissait la porte. - -«Range-toi donc... gros ours», lui dit sa femme. - -Il s’effaça en souriant--tous deux échangèrent un regard plein d’amour. -Et je compris que ceux-là n’avaient rien à se cacher, et qu’ils -pouvaient penser tout haut, sans crainte de se blesser jamais... - -La rue nous parut froide, au sortir de cette atmosphère surchauffée. -Nous avions décidé de faire à pied le court trajet qui nous restait, et -nous allions, côte à côte, échangeant des remarques indifférentes sur -les étalages, sur les passants qui se hâtaient, le nez rouge, les mains -pleines de paquets. Devant les boutiques foraines, une foule se -pressait, bruyante et joyeuse; boulevard Saint-Germain, ce fut la -station habituelle chez le fleuriste: je choisis une gerbe de roses -admirables, d’un rouge sombre, presque noir, avec des gouttes d’eau -brillant çà et là sur le velouté des pétales. A mesure que nous nous -rapprochions de la rue Barbet-de-Jouy, je me demandais comment j’avais -pu passer ainsi cette longue journée, sachant ce qui m’attendait au -bout. En même temps un désir fou me prenait d’être là, d’en finir... - -«Comme tu marches vite!» remarqua Philippe. - -Lui, instinctivement, ralentissait le pas... Pourtant nous arrivions, et -sept heures sonnaient quand Perrine nous introduisit dans le salon. - -«Les voilà», dit papa. - -Il était assis près de la bergère, et debout, accoudé au dossier, -François... Un petit nuage passa devant mes yeux; je me penchai pour -embrasser tante Lydie. - -«Bonjour, mignonne... Oh! les belles roses, mon bon Philippe!» - -Ses narines pâles, un peu pincées, se dilatèrent avec délices pour -aspirer le parfum des fleurs. Elle avait beaucoup changé, depuis ma -dernière visite. - -«Donne-les-moi, maman; tu sais bien que c’est moi la «demoiselle de la -maison...» - -François enleva le bouquet des mains de sa mère, tandis que celle-ci me -tendait une grosse touffe de violettes de Parme qu’elle venait de -prendre sur sa petite table. Je remarquai bien que c’était elle, cette -fois, et non pas lui qui me les offrait... Mais j’avais de la peine à -coordonner mes pensées. On échangeait des paroles banales et des gestes -convenus; Philippe s’approchait affectueusement de sa tante. Et -François, là-bas, le dos tourné, avec des mouvements délicats, presque -féminins, disposait les branches de roses dans un vase de vieux Sèvres. -Il m’avait dit bonjour... probablement--je n’en savais plus rien. -Presque aussitôt on annonça le dîner; tante Lydie se leva, en s’appuyant -sur papa. Et comme Philippe attendait que son cousin m’offrît le bras: - -«Passez toujours sans moi, dit François: je suis en train de me battre -avec une feuille que je ne peux pas lâcher...» - -Dix secondes après, il nous rejoignait à table. Tout de suite, j’eus -l’impression qu’il serait très gai. Il semblait redevenu bavard, et -taquinait doucement sa mère, qui souriait d’un sourire silencieux et -fatigué. Papa lui donnait la réplique en toute innocence; quant à -Philippe, dont j’étais seule à remarquer la gêne indéfinissable, il -m’épiait involontairement, et je le voyais se rasséréner peu à peu en -m’écoutant rire et causer comme de coutume. A vrai dire, je ne savais -plus trop moi-même ce que j’éprouvais, tant les choses et les gens -m’apparaissaient semblables à eux-mêmes--différents de ce que je rêvais -depuis trois mois. - -Quelqu’un parla: c’était papa. - -«Avez-vous lu l’article de Sarcey? Il écume, ce pauvre homme, en -constatant le succès des _Revenants_... Et, ma foi, je me demande si -c’est bien scénique, cette pièce si passionnante à lire. - ---Mais, fit tante Lydie, François pourra vous le dire, puisqu’il l’a -entendue...» - -Je vis une rougeur rapide monter au visage de François: évidemment, il -se rappelait la rencontre fâcheuse, le nom de notre associé--le nôtre, -prononcés si mal à propos. Craignait-il donc qu’un de nous deux n’allât -raconter à sa mère quelle société il lui avait préférée ce soir-là? -Philippe me regardait: je restai calme, le cœur alourdi par une sorte de -mépris soudain. Et l’autre idée--l’«idée» chimère, l’«idée» -fantôme--s’effaçait de ma pensée, lentement, lentement... - -Autour de moi, on discutait Ibsen. Tante Lydie s’était animée; Philippe -avouait ne rien comprendre au symbolisme. J’entendis François qui riait, -et ce rire me parut inconvenant, odieux. Combien je le sentais loin de -moi en ce moment! Avec une insouciance voulue, je me jetai dans la -mêlée, et le dîner s’acheva bruyamment. Philippe semblait tout heureux, -délivré de ses soupçons et de ses doutes. Comme nous traversions la -large embrasure qui séparait la salle à manger du salon, il glissa -doucement son bras autour de ma taille, et murmura tout près de mon -oreille: - -«Bonne année, n’est-ce pas, chérie?...» - -C’était plus qu’un souhait--presque une prière. Touchée malgré moi, -poussée, peut-être, par je ne sais quel obscur sentiment de défi, -j’achevai le mouvement qu’il ébauchait--j’effleurai de mes lèvres la -bonne joue qui se tendait vers moi. François nous suivait, et je savais -qu’il nous avait vus. Sans doute, il s’en souciait fort peu. Pourtant, -presque aussitôt, j’eus honte de ce baiser, si innocent qu’il fût, et je -courus m’asseoir près de tante Lydie. - -«L’échiquier est prêt! s’écriait papa. Allons, Philippe, alignons-nous, -mon ami: vous m’avez battu, la dernière fois, et vous me devez une -revanche...» - -Tous deux s’installèrent à leur jeu. François, dont l’entrain était -tombé subitement, marchait de long en large, silencieux et morose. «Il -s’ennuie, pensai-je, il attend notre départ... Et quand la pauvre tante -sera couchée, avec Perrine à portée de la voix, il ira terminer sa -soirée ailleurs...» Je ne croyais pas si bien deviner. Nous étions -sortis de table depuis un quart d’heure à peine, quand il s’approcha, -l’air gêné, du coin où nous causions, tout doucement, sa mère et moi. - -«Vous m’excuserez... commença-t-il. Je ne te l’avais pas dit, maman?... -Ce pauvre Vernon m’a supplié de revenir le voir ce soir... Il est bien -malade, et si seul, le malheureux garçon!... Je n’ai pas osé refuser...» - -Tante Lydie leva sur lui des yeux pénétrants... Comment ne devinait-elle -pas le mensonge dans cette contenance gauche, dans cette voix troublée? -Mais non: la confiance l’aveuglait, elle si clairvoyante d’ordinaire. - -«Vas-y, mon petit, puisque tu l’as promis... Philippe et Geneviève ne -t’en voudront pas, j’espère...» - -Comment donc! Le prétexte était admirable: François aurait pu rendre des -points au Bon Samaritain... Mon cœur battait à grands coups, -l’indignation me serrait la gorge. Pourtant je sus me dominer, et, lui -tendant la main, sans écouter les mots qu’il murmurait: - -«Bonsoir, dis-je d’une voix claire; ce serait trop égoïste à nous de -vous retenir, quand on vous attend avec tant d’impatience. Partez vite, -et... bien des choses à votre ami malade...» - -J’avais mis dans cette dernière phrase toute l’ironie dont j’étais -capable--une pauvre petite ironie, bien tremblante et bien maladroite. -Alors François me regarda... - -Oh! quel regard, tout à coup--suppliant, douloureux, presque -désespéré... Un moment, je fus bouleversée jusqu’à l’âme. Puis une vague -de colère chassa mon émotion. Je songeai: «Comme il a honte!...» Déjà il -avait pris congé, et quitté le salon, sans que papa, tout absorbé par le -jeu, songeât même à s’en étonner. Philippe, au contraire, le suivit d’un -œil furtif, moitié surpris, moitié content. Et tante Lydie, toujours -vaillante, s’efforça de sourire et de causer, malgré la fatigue visible -qui pesait sur elle et la préoccupation qui, parfois, la laissait -rêveuse, arrêtant la parole sur ses lèvres. Était-ce l’ancienne crainte -qui la hantait--cette crainte qui, je le comprenais maintenant, s’était -dressée peu à peu entre elle et moi comme une barrière? Ou bien la -brusque sortie de son fils venait-elle d’éveiller en elle une autre -sorte de méfiance, la peur d’une ennemie moins candide que moi? Je ne -savais plus--j’essayais de ne plus penser, de prononcer des paroles -indifférentes, tandis que mon cœur, encore une fois, s’emplissait -d’angoisse. - -Ce fut une paisible veillée de jour de l’an. Le dernier pion de Philippe -enlevé, son roi décidément mis en échec, papa se leva, vainqueur et -magnanime. Il était neuf heures et demie, tante Lydie tombait de -sommeil, les bûches se mouraient au fond de la cheminée--nous n’avions -plus qu’à partir. - -Dans la voiture qui nous ramenait, Philippe se mit à siffloter entre ses -dents. La fugue de son cousin, la tranquillité que j’affectais depuis le -début de la soirée, avaient visiblement dissipé toutes ses inquiétudes, -et ce fut en riant à demi qu’il se tourna vers moi. - -«Dis donc, François avait l’air bien pressé de s’en aller, ce soir... Ma -foi, je crois que Mauroy n’avait pas tort, et qu’il y a anguille sous -roche... Tous les mêmes, ces vieux garçons! Les hommes mariés valent -bien mieux, vois-tu...» - -Il se rapprochait, confiant et câlin. - -«Ah! laisse-moi,» fis-je en me reculant d’un geste instinctif, -irraisonné. Je le sentis tressaillir, s’écarter à son tour. - -«Tiens, murmura-t-il, tu ne m’embrasses plus, maintenant que nous sommes -seuls...» - -Et, de tout le reste du trajet, il ne desserra pas les dents. - -[Illustration] - - - - -XIV - - -Oui, l’année commençait mal... Le 2 janvier, Philippe sortit très tôt, -et, retenu par un rendez-vous réel ou supposé, ne rentra pas déjeuner. -Je passai une journée vague et fiévreuse; j’inventai des rangements, des -courses, des visites, poursuivie, harcelée par deux pensées, toujours -les mêmes: le remords de faire souffrir mon mari, et la terreur de -m’avouer que ma souffrance, à moi, ne venait pas uniquement de ce -remords... Nous dînions en ville, ce qui nous évita une soirée de -tête-à-tête. En étions-nous donc déjà là? La paix de mon ménage -était-elle compromise? Et pourquoi? Pour qui?... - -Le mercredi, 3 janvier, c’était «mon jour». - -Philippe m’avait quittée à l’heure habituelle--soucieux et froid. Et, -presque tout de suite, des flocons de neige commencèrent à -tomber--rares, d’abord, et légers comme des brins de duvet, puis plus -serrés et plus lourds, puis drus, pressés, formidables. La rue, le -Luxembourg, les arbres, les toits, tout devint blanc, tout se confondit -avec la terre, avec le ciel, avec l’air lui-même qui n’était plus qu’un -rideau opaque d’atomes tournoyants. Mon salon, cependant, sentait bon le -mimosa et les violettes; un feu splendide brûlait dans la cheminée, et -sur la petite table, autour du samovar, les tasses de porcelaine fine -luisaient, rangées en bataille. Tous ces préparatifs me parurent vains: -personne ne viendrait, ni à pied, ni en voiture. - -Je regrettai les visiteurs--même les indifférents, dont le défilé -m’aurait forcée pour un moment à sortir de mon idée fixe. Que faire de -ce long après-midi? Lire? J’en étais écœurée. Jouer du piano? Chaque -note égrène un souvenir, et la pensée vagabonde comme une folle, -entraînée par le rythme des doigts. Écrire?... J’avais quelques parentes -en Bretagne, quelques amies en province, épaves de ma vie de jeune -fille. Résolument, je me mis à ma correspondance. De temps à autre, je -relevais la tête, je regardais la neige s’amonceler sur le balcon, -s’écraser contre les vitres avec un bruit mou. - -«Philippe aura bien de la peine à revenir...» pensais-je. - -A quatre heures, il faisait nuit. Je cessai d’écrire et je restai -immobile, accoudée sur mon buvard, sans avoir le courage de me lever -pour donner de la lumière. Une grande apathie m’engourdissait, -m’endormait l’âme--mortelle comme le froid dans les steppes de Russie. -Dehors, un silence, mortel aussi, s’étendait sur toutes choses... -Théodore, solennel et digne, entra, portant la théière--une théière de -dix-huit tasses au moins. Pour moi toute seule! Puis il alluma -l’électricité, ferma les rideaux. Je m’étais retournée. - -«Madame désire?...» - -Il se tenait debout, à demi incliné--image même de la correction. - -«Il neige toujours? demandai-je. - ---Abondamment, Madame,--Théodore s’exprimait avec élégance et -facilité--et si je ne craignais de déplaire à Madame, je dirais que -Madame ne doit pas s’attendre à recevoir beaucoup de...» - -Le timbre de l’antichambre, strident et impérieux, vint lui couper la -parole en lui donnant le plus complet démenti. Mais rien ne l’étonnait. -Il disparut, du même pas discret et mesuré. Puis le battant de la porte -se rouvrit avec lenteur, poussé par sa main respectueuse, et sa voix, -devenue neutre et impersonnelle, annonça pompeusement: - -«Monsieur Chardin!...» - -Je crus avoir mal entendu. Mais non: c’était bien François qui entrait -dans ce salon dont il n’avait pas franchi le seuil depuis plus de six -mois--François mouillé jusqu’aux genoux, crotté jusqu’aux chevilles, et -dont le chapeau, qu’il tenait à la main, se hérissait de poils -incohérents. Je me sentis pâlir. Et tout de suite, je me rappelai qu’il -s’était chargé lui-même, par sa conduite étrange, de calmer mes craintes -et mes scrupules. Ne devais-je pas l’accueillir comme jadis, avant que -ces folles idées m’eussent traversé l’esprit? Il s’avançait vers moi. - -«Bonjour, François; c’est vraiment bien aimable à vous, par ce temps...» - -Non, ce n’était pas aimable, c’était absurde. Et l’expression tendue de -son visage, sa poignée de main cérémonieuse, rendaient plus sensible -encore l’extravagance de sa démarche. Nous nous tenions l’un devant -l’autre comme deux étrangers. Une irritation sourde me saisit. Que -venait-il faire, alors? Pourquoi m’imposait-il sa présence, puisque -notre intimité fraternelle était bien morte--puisque la vie l’entraînait -chaque jour plus loin de moi?... J’eus un geste poli: - -«Approchez-vous donc du feu, pendant que je verse le thé... Vous devez -avoir besoin de vous chauffer--et de vous sécher.» - -Machinalement, il s’assit au coin de la cheminée; il enleva ses gants -humides pour prendre la tasse que je lui offrais. Ses doigts tremblaient -un peu--de froid, sans doute; tous ses traits semblaient figés dans une -raideur voulue. Il regarda ses bottes boueuses, dont les traces -maculaient mon tapis, ses vêtements trempés qui commençaient à fumer; -pour la première fois, il parut s’apercevoir que sa tenue laissait -peut-être à désirer. - -«Oh! fit-il, pardon... je suis à peine présentable... Ma seule excuse, -c’est que je pensais bien trouver votre salon vide... On me dit que -Philippe est sorti, malgré la neige... J’espérais le voir aussi», -ajouta-t-il après une pause. - -Le nom de Philippe dans la bouche de François me fut insupportable. Je -songeai: «S’il savait ce qui se passe entre nous... à cause de lui...» -Un flot de honte, de pudeur empourpra mes joues. Mais François ne me -voyait pas. Il avait posé près de lui sa tasse encore pleine, et il -regardait le feu d’un air distrait. - -«Comment va ma tante?» demandai-je précipitamment. - -Ses yeux s’assombrirent, tandis qu’il répondait: - -«Pas bien; la soirée de lundi l’a beaucoup fatiguée... Aujourd’hui, -cependant, elle semblait un peu mieux... C’est dur, de vivre ainsi: j’en -arrive à me reprocher tous les instants que je passe loin d’elle...» - -Je savais qu’il aimait tendrement sa mère, et que sa tristesse n’était -pas feinte. Seulement, je crus le revoir, l’avant-veille, s’évadant avec -désinvolture de notre réunion familiale... Ce mauvais souvenir -m’endurcit le cœur: un sourire sceptique effleura mes lèvres. Et juste à -ce moment, comme pour répondre à ma pensée, François parla, d’une voix -changée. - -«Geneviève, on vous a dit du mal de moi... Mais vous n’auriez pas dû le -croire...» - -Ces mots qu’il prononçait, je n’avais pas voulu les lire, l’autre soir, -dans le regard qu’il m’avait lancé en partant; il les pensait depuis -qu’il était entré--je devinai qu’il était venu pour me les dire... Toute -mon assurance me quitta; mes oreilles s’emplirent d’un bourdonnement -confus. - -«Je ne comprends pas... balbutiai-je. - ---Si, vous comprenez... Vous avez vu cet homme, ce Mauroy... il vous a -raconté... Et vous l’avez cru tout de suite; je sais que vous l’avez -cru... Maintenant il faut m’écouter...» - -J’essayais de faire bonne contenance. - -«François, vous ne devez pas... je ne veux pas que vous me parliez de -ces choses... - ---Mais moi, je le veux», dit-il lentement, les yeux toujours fixés sur -la flamme dont le reflet dansant illuminait les verres de son lorgnon. -Sa figure restait froide, presque rigide; seule, sa parole brève -trahissait un effort pour demeurer calme. - -«J’ai connu Lartigues à Saïgon... A Paris, je l’ai retrouvé; nous nous -voyons--pas bien souvent; c’est un garçon intelligent et cultivé, mais -quelquefois mauvais plaisant... L’autre jour--j’étais à table, quand on -m’a apporté ce billet de sa part. Je voulais refuser: c’est ma pauvre -maman qui m’a supplié d’accepter... elle me sait fatigué, surmené... -malheureux... Car je suis malheureux, Geneviève», murmura-t-il, comme -malgré lui. - -Je frissonnai. Qu’allait-il dire? Ramassée dans mon fauteuil, les mains -serrées l’une contre l’autre, je l’écoutais sans oser remuer. - -«En arrivant au théâtre, j’ai trouvé Lartigues avec ces femmes... il m’a -accueilli par de grands éclats de rire en s’écriant: «Partie carrée, mon -cher, partie carrée... Vous voilà déshonoré! Qu’est-ce que va penser le -Collège de France?...» Je ne pouvais pas me donner le ridicule de -m’enfuir: je suis resté... Quand j’ai rencontré Mauroy, j’ai compris -bien vite, à son air gouailleur, qu’il s’empresserait de tout conter -chez vous... Et je suis resté, encore, parce que j’ai pensé que, -peut-être, ce serait mieux ainsi... qu’il valait mieux qu’on crût...» - -Brusquement il s’interrompit, puis reprit, avec une agitation -croissante: - -«Seulement, lundi, quand je suis parti, quand vous m’avez dit au -revoir... quand j’ai deviné que vous me croyiez capable de vous quitter, -ma mère, vous... vous tous... pour courir à quelque basse aventure... en -vous disant un mensonge grossier... j’ai senti que le courage me -manquait... Écoutez, Geneviève: j’ai trente-sept ans, je ne suis pas un -saint... j’ai pu quelquefois, dans ma vie... chercher... me tromper... -Mais j’ai toujours eu le dégoût de ce qui est vil... Et maintenant... -oh! maintenant...» - -Comme sa voix tremblait! - -«Je vous jure--vous entendez: je vous jure que j’ai un ami malade, -mourant... qu’il s’appelle Vernon... et que j’allais chez lui le soir du -1er janvier. J’ai menti, pourtant, quand j’ai dit qu’il m’attendait, car -ce n’est pas lui qui m’avait demandé de revenir... mais je suis sorti... -je ne pouvais plus... Et puis, peu importe. Vous me croyez, n’est-ce -pas? Dites-moi que vous me croyez», implora-t-il avec angoisse. - -Il fallait répondre, je relevai la tête: François était méconnaissable, -blanc jusqu’aux lèvres--et encore ce regard... Une sorte de lumière -m’envahit, m’inonda: «Ce n’était pas vrai; on m’avait trompée...» -Terrifiée de ce que j’éprouvais, je tentai misérablement de ruser avec -moi-même. - -«Mais je vous crois, François, m’écriai-je; je vous crois... Mon Dieu! -ne prenez donc pas les choses au tragique...» - -Je riais, d’un petit rire forcé, nerveux... Et tout à coup, ma vue se -brouilla; je sentis des larmes que je ne pouvais pas retenir déborder, -rouler sur mes joues, emportant avec elles la contrainte horrible où je -vivais depuis trois jours... D’un geste rapide, je me détournai. Mais il -était trop tard: François venait de se lever, les yeux presque égarés. - -«Oh! fit-il d’une voix étouffée, qu’est-ce que... qu’est-ce que vous... -pourquoi pleurez-vous?...» - -Pouvais-je le lui dire?... A travers le nuage qui m’aveuglait, je le vis -faire un mouvement vers moi--puis s’éloigner, brusquement, comme s’il -fuyait--puis je ne le vis plus. Il était parti. Je savais qu’il ne -reviendrait pas--et lui... que savait-il?... Alors seulement je pensai à -Philippe, et le remords, de nouveau, s’abattit sur moi. - -Il rentra, Philippe,--un peu moins sombre qu’en partant. Sans doute, le -pauvre garçon, pendant les heures qu’il passait seul, s’efforçait de -lutter contre cet état de malaise vague qui répugnait à sa nature -confiante et joyeuse. Il s’approcha du feu, comme François tout à -l’heure, et s’adossa à la cheminée, en présentant alternativement chacun -de ses pieds à la flamme. - -«Quel temps! Il ne neige plus, mais les rues sont dans un état!... Je -suppose que tu n’as eu personne?...» - -Je ne mentais jamais. - -«Si, François est venu...» - -Le pied gauche de Philippe se rabaissa vivement et frappa la dalle de -marbre. - -«François?... Il choisit un drôle de jour pour faire ses visites... -Et... qu’est-ce qu’il t’a dit?» - -Quel supplice de ne pouvoir se taire, de sentir la vérité s’échapper de -soi comme une source amère qui brûle et qui fait mal! - -«Mais... d’abord, sa mère ne va pas très bien... Et puis... il m’a parlé -de cette histoire, tu sais, au théâtre... Mauroy n’avait pas compris, et -tout cela n’est qu’un malentendu absurde...» - -J’avais déchargé mon cœur, en partie, du poids qui l’étouffait. Mais -Philippe n’en avait pas l’air plus heureux, au contraire. Il se passa -les doigts dans la barbe, mordit furieusement sa moustache; puis, d’un -ton sec: - -«Je croyais que François ne devait de comptes à personne... Il paraît -qu’il a éprouvé le besoin de t’en rendre, à toi... J’avoue que je ne -trouve pas très convenable de choisir une jeune femme pour ce genre de -confidences... D’ailleurs, rien ne prouve qu’il ait dit la vérité... Et -puis enfin, ses petites affaires ne nous regardent pas...» - -Sa voix sonnait avec des intonations méprisantes. Je me rappelai la -bonne et tendre amitié de jadis, l’admiration naïve que Philippe -professait pour son cousin... Avais-je donc brisé cela, aussi, sans le -vouloir? - - - - -XV - - -Ce fut le début d’une période trouble qui dura de longues semaines. -Désormais, je ne pouvais plus douter, ni me mentir à moi-même. Près de -l’être excellent dont l’amour m’avait tant donné--lentement, sans que -j’aie pu m’en défendre, mon cœur s’était laissé prendre tout entier. Le -mal était profond, irréparable. Il ne s’agissait ni d’un entraînement -passager, ni d’une séduction savante: j’avais rencontré l’homme qu’entre -tous j’aurais choisi, «parce que c’était lui, parce que c’était moi»... -Seulement je l’avais rencontré trop tard. - -Cette idée me causait une sorte de révolte. Pourquoi la vie s’était-elle -jouée de moi? A dix-huit ans, un hasard avait placé sur ma route -l’amoureux juvénile et rougissant--celui qui occupe un moment le rêve -des jeunes filles, auquel les femmes, plus tard, n’accordent qu’un -souvenir à demi attendri, à demi amusé... Et tout de suite, l’amoureux -s’était changé en mari, le rêve était devenu réalité. Quelle folie! Nous -ne pensions pas avec le même cerveau, nous ne parlions pas la même -langue. Pendant huit ans, j’avais vécu près de lui, amicale sans effort, -douce et passive par nature. Mais ce que j’avais de meilleur, mes -enthousiasmes, mes désirs confus--toute mon âme passionnée, enfantine, -un peu folle--il ne les connaissait pas. A vrai dire, il n’en aurait su -que faire. Il s’était cru heureux: ce que je lui donnais lui -suffisait--et moi j’étouffais de ne pouvoir donner davantage. Alors un -autre était venu... - -Et cet autre aurait pu venir le premier--et tout, tout aurait changé... -J’avais beau lutter contre une telle pensée, je la sentais s’infiltrer -en moi comme un poison. Mon imagination s’épuisait à revivre un passé -fictif, à me reconstruire une existence illusoire,--et je ne sortais de -ces songeries malsaines que pour retomber dans le présent sans joie: -François était malheureux, Philippe souffrait par ma faute--que faire? - -Avec Philippe, peut-être, un peu d’adresse aurait suffi. Sa jalousie -restait vague, honteuse d’elle-même; sa confiance en moi demeurait -absolue. Si j’avais voulu, la moindre attention, l’ombre d’un sourire... -Mais je ne pouvais pas: ma conscience répugnait à ces roueries -féminines--innocentes, dit-on. Plus je me sentais coupable de ne pas -aimer mon mari comme il méritait d’être aimé, et plus je me repliais, -glacée par une sorte de loyauté farouche--incapable même de laisser voir -l’affection réelle que je lui gardais. Et l’atmosphère de tristesse et -de gêne allait s’épaississant autour de nous. - -Maintenant, je n’osais plus faire que de courtes apparitions rue -Barbet-de-Jouy, et seulement les jours où je savais François retenu au -Collège de France--je m’étais aperçue que Philippe connaissait aussi ces -jours-là, et l’heure exacte des cours. Tante Lydie me recevait, de plus -en plus frêle, de plus en plus perdue parmi les coussins de la grande -bergère. Malgré sa vaillance, la force physique lui manquait, parfois, -pour cacher sa détresse morale; dans ses yeux devenus immenses, je -lisais clairement, quand elle les fixait sur moi, tout ce qu’elle -m’avait tu pendant des années: pitié, tendresse, rancune -involontaire--et par-dessus tout, regret déchirant de ce qui aurait pu -être... Nous ne parlions jamais de son fils. - -Souvent, je me réfugiais chez Thérèse pour trouver un peu d’oubli. -L’exubérance des enfants m’égayait malgré moi; le parfum de joie, de -travail et d’amour qu’on respirait dans cette maison, pénétrait mon -esprit malade comme un air salubre. Mais un jour que je soulevais le -rideau de la fenêtre pour montrer à Hélène un petit moineau perché sur -l’appui du balcon, je vis, de l’autre côté de la rue des Écoles, -François qui causait, la serviette sous le bras, avec un vieux monsieur -décoré. Il écoutait, sa haute taille un peu penchée, la tête inclinée à -droite, dans une attitude que je connaissais bien. L’idée que j’étais -là, si près de lui, et qu’il ne le savait pas, me traversa le cœur comme -une flèche aiguë... - -«Pourquoi tu regardes toujours, puisque le «zoiseau» est parti?» -demandait Hélène. De sa grosse menotte impérieuse, elle me força à -détourner le visage, puis elle contempla son doigt d’un air dégoûté en -disant: «Pourquoi ça mouille, ton «zyeux»?...» - -Thérèse était derrière moi; je connaissais sa vue perçante, je la savais -observatrice--d’ailleurs, la silhouette de François devait lui être -familière, car elle avait eu, plus d’une fois, l’occasion de le -rencontrer au sortir du Collège de France. Son silence même me prouva -qu’elle l’avait aperçu; je me rappelai ses réticences, ses reproches -muets,--une grande confusion douloureuse m’envahit. Sans oser lever la -tête, je déposai par terre Hélène qui se cramponnait à mon cou, et je -m’éloignai de la fenêtre. Alors je sentis la main maigre de Thérèse se -poser sur mon bras. - -«Installez-vous donc près de la petite table; Jacques va vous montrer -son album: depuis que vous l’avez fait dessiner l’autre jour, il ne rêve -plus que de travailler avec vous. Il vous aime trop, vous savez: j’en -deviens jalouse...» - -Chère Thérèse! Elle m’avait devinée: du fond de son âme sévère et -droite, elle me blâmait; mais je sentais qu’elle me plaignait aussi,--je -savais qu’elle ne douterait jamais de moi. Et dans sa candeur, pour me -consoler, pour me soutenir, elle m’offrait un des biens les plus -précieux qu’elle connût--l’amour innocent de son petit Jacques. - -Le soir, rentrée chez nous, je mesurais l’étendue des ravages faits en -moi et autour de moi. La présence de Philippe ravivait mes remords et me -causait en même temps une sorte d’irritation latente. Le timbre de sa -voix sonore éveillait dans mon souvenir l’écho d’une autre voix plus -douce et plus sourde; je ne pouvais regarder sa main carrée, aux -phalanges courtes, sans revoir aussitôt les longs doigts qui savaient si -bien tourner au vol la page d’une partition, ou marquer du bout de -l’ongle les fautes omises dans la marge d’une épreuve imprimée... Et ce -travail de comparaison involontaire s’appliquait à chaque mot, à chaque -geste--obsession dont j’avais honte, mais qu’il m’était impossible de -vaincre. Philippe en subissait, peut-être, l’influence déprimante, car -son humeur changeait, devenait inégale. D’ailleurs, il avait mille -ennuis auxquels, malheureusement, des circonstances fâcheuses -m’empêchaient de compatir. - -L’usine, là-bas, s’agitait: c’était le système de la «poigne» qui -commençait à porter ses fruits. Les ouvriers, jusqu’alors assez -paisibles, sauf quelques exceptions turbulentes, donnaient maintenant, -en toute occasion, les preuves d’un «esprit détestable». Chaque semaine, -Philippe revenait de Lille plus mécontent et plus grognon. - -«C’est inconcevable! répétait-il; encore des plaintes, des -réclamations... J’ai beau leur dire que ça ne me regarde pas, que je -n’ai pas à contrôler les actes de mon associé... ils s’entêtent à venir -me trouver. Pendant les vingt-quatre heures que je passe à la filature, -mon bureau ne désemplit pas... Et pas toujours polis, avec cela... Ah! -nous vivons dans un drôle de temps!...» - -J’aurais voulu faire chorus, lui donner au moins la satisfaction de me -sentir en communion d’idées avec lui, sur ce sujet qui lui tenait tant -au cœur. Mais, là encore, nous étions séparés par un monde. Si ignorante -que je fusse des questions ouvrières, mon instinct me disait que Mauroy -devait commettre bien des injustices, ignorer volontairement bien des -misères. Et puis, la façon simpliste dont Philippe concevait son propre -rôle me déplaisait--je n’aimais pas cette habitude de se dérober, de -fuir les responsabilités: si ces pauvres gens s’adressaient à lui, c’est -qu’ils le jugeaient, avec raison, meilleur que l’autre... Une ou deux -fois, j’essayai de parler en ce sens: mais Philippe protesta vivement: -la vieille querelle de l’été précédent allait recommencer. - -«Alors, dis-je, excédée, pourquoi me demandes-tu mon avis?...» - -Des silences moroses suivaient, pendant lesquels je me replongeais dans -mes rêveries. Combien la bonté de François était plus intelligente, plus -largement humaine! Je l’avais entendu conter des épisodes de ses -voyages, de ses fouilles--des conflits avec les _boys_ ou les -terrassiers tonkinois: comme il savait comprendre et manier ces âmes -primitives! A la place de Philippe, sûrement, il aurait agi, au lieu de -se buter à des scrupules mesquins... Et moi, j’aurais cru en lui, de -toute la puissance de cette foi sans laquelle l’amour des femmes -s’éteint et se meurt... - -Au commencement de mars, la situation parut s’aggraver à Lille. -Philippe, appelé par dépêche, partit précipitamment et ne rentra que le -surlendemain, à onze heures du soir, très excité. - -«Cette fois, s’écria-t-il, c’est complet! Ces animaux-là ne respectent -plus rien... Sous prétexte de députation, ils se sont introduits à -quatre ou cinq chez Mauroy, et comme il leur tenait tête, le chef, celui -qui parlait au nom de ses camarades, l’a traité de «mufle», de «rosse», -et de «sale bourgeois»... - -Dans une vision rapide, Mauroy m’apparut assis à son bureau, insolent et -gourmé, recevant à travers sa jolie figure, comme un soufflet, l’injure -grossière--méritée, peut-être... J’ébauchai un sourire aussitôt -réprimé--pas assez vite cependant pour que Philippe n’eût le temps de le -saisir au passage. - -«Tu ris? tu trouves ça drôle?... Tu aimerais à entendre qualifier ton -mari de «rosse» et de «mufle»?... - -«Oh! fis-je tranquillement, tu sais bien qu’on ne te dira jamais ces -vilaines choses-là... Mais j’avoue que Mauroy...» - -Ma réticence parut l’irriter. - -«Ah! oui, Mauroy, ta bête noire... tu es enchantée de ce qui lui arrive, -hein? Et tu penses qu’on n’aurait pas dû renvoyer l’ouvrier?...» - -Je haussai les épaules, agacée à mon tour. - -«Mais si!... Je comprends bien qu’un patron... ou qui que ce soit, ne -supporte pas qu’on vienne l’insulter en face... Seulement, je ne peux -pas m’empêcher de penser que la fameuse poigne de ton associé ne lui -sert pas à grand’chose pour conduire les hommes... et qu’un peu plus -d’humanité, ou simplement de justice, aurait peut-être empêché cet -incident... regrettable... - ---L’humanité! la justice!... En voilà des grands mots! grogna -Philippe... Je voudrais les voir, tes philanthropes, aux prises avec -deux ou trois cents gaillards mal embouchés, toujours furieux!... Et -puis, si tu crois que c’est agréable pour moi de revenir éreinté, -embêté... et de trouver une femme qui me rit au nez, qui a l’air de se -soucier de mes affaires comme de...» - -Il se montait peu à peu, énervé par ma désapprobation évidente, et aussi -par d’autres griefs qu’il avait dû ruminer en chemin. - -«Je sais bien, va! poursuivit-il en ouvrant sa pelisse, en enlevant -machinalement son foulard, je sais bien d’où vient ton antipathie pour -Mauroy... surtout depuis le jour où il a déjeuné ici... Et toutes ces -belles idées dont ta tête est farcie, je sais bien de qui tu les -tiens... Pas de moi, c’est sûr!... Je te l’ai déjà dit: je ne suis pas -un penseur... ni un savant, ni un artiste... je suis un brave garçon qui -fabrique du fil... Tu n’en demandais pas davantage, pourtant, quand tu -m’as épousé...» - -Je le voyais devant moi, trapu, solide, sa bonne figure durcie par une -expression têtue et chagrine. Tout ce que je refoulais depuis des -semaines me monta aux lèvres, irrésistiblement... - -«Quand je t’ai épousé, ripostai-je, j’étais une enfant...» - -Ces paroles à peine échappées, j’aurais voulu les reprendre, tant je les -sentis cruelles. Philippe se rapprocha, les traits contractés. - -«Ah! vraiment, une enfant?... Et tu ne savais pas ce que tu faisais?... -Et maintenant, tu le regrettes?... C’est bien cela que tu veux dire, -n’est-ce pas?... Répète-le donc, après huit ans de mariage... huit ans -pendant lesquels tu n’as rien eu à me reprocher... rien, tu -m’entends!... Et toi... Tiens, je ne sais pas ce que je te dirais, si -je...» - -Sa voix s’étranglait. Avec un geste de colère, il se détourna et sortit -du salon; des portes battirent, une clef tourna violemment--il -s’enfermait dans son bureau. Je regardai autour de moi: la pelisse et le -foulard, jetés à la volée, s’étalaient en désordre sur un fauteuil; la -pendule marquait minuit un quart... Alors, cachant mon visage dans mes -mains, je me mis à pleurer, de pitié, de douleur et de repentir. - -Une sorte de détente suivit cette scène. Nous n’étions faits, ni l’un ni -l’autre, pour vivre sur le pied de guerre, et les yeux rouges, l’air -malheureux de Philippe me causaient une peine profonde, une honte -insurmontable. Pourquoi le rendre victime de ma souffrance égoïste? -Pourquoi gâcher ainsi le peu de joies que je pouvais encore lui donner, -les longs jours qui nous restaient à passer côte à côte? Ma conscience -eut un grand sursaut de courage: je m’efforçai d’oublier ma propre -misère; je le laissai croire à un accès d’humeur passager, maladif--je -l’amenai à se dire qu’il aurait mieux compris, s’il m’avait laissé -achever ma pensée... Hélas! elle tenait tout entière, ma pensée, dans -ces quelques mots imprudents jaillis du fond de mon être. Mais il était -si confiant, le pauvre Philippe! Il mettait tant d’ardeur à s’aveugler -lui-même, à se raccrocher aux moindres bribes d’espoir!... Maintenant -j’avais de nouveau peur de le tromper; je ne voulais pas qu’il me rendît -tout son cœur, puisque le mien ne m’appartenait plus... Et dans cette -lutte perpétuelle contre son chagrin, à lui, contre ma conscience, à -moi, les heures passaient, lourdes et incertaines... - -Un matin, de bonne heure, nous étions attablés, Philippe et moi, devant -un chocolat mélancolique, lorsque Théodore, entr’ouvrant la porte de la -salle à manger, annonça d’une voix moins assurée qu’à l’ordinaire: -«Mademoiselle Perrine...» Derrière lui apparaissait la figure de la -vieille bonne, bouleversée, lamentable. - -«Ah! Monsieur Philippe!... Ah! Madame...» - -Elle sanglotait. D’un même mouvement, nous nous étions levés tous les -deux. - -«Mon Dieu! Perrine, qu’est-ce qu’il y a?...» - -Et déjà nous avions deviné sa réponse: tante Lydie était morte, la -veille au soir, presque subitement. - -«Hier soir!... s’écria Philippe. Et vous avez attendu jusqu’à ce -matin?... Ma pauvre tante! moi qui aurais tant voulu...» - -Perrine s’essuyait les yeux. - -«Ce n’est pas ma faute, Monsieur... Tous ces jours-ci, elle allait -mieux... Hier elle avait bien dîné, elle était gaie... et puis, vers les -dix heures, il paraît qu’elle a commencé à délirer, à divaguer... -Monsieur François m’a envoyée chercher le médecin. Alors, moi, j’ai -demandé s’il fallait aussi passer vous prévenir... Mais il a dit comme -ça: «Non, j’aime mieux être seul...» - -François! Être près de lui, pleurer ensemble--Philippe y -consentirait-il? Je le regardai--très ému, très pâle, il écoutait le -récit entrecoupé des derniers moments de sa tante. - -«Ma bonne Perrine... c’est bien triste, nous sommes bien malheureux. -Dites à Monsieur François... ou plutôt attendez-moi... attendez-nous, -reprit-il avec effort; nous allons vous reconduire en voiture...» - -Ainsi il m’emmenait--il pensait qu’il _devait_ m’emmener... Sans oser le -remercier, je courus m’habiller, mettre un chapeau--mes mains -tremblaient tellement que je ne pouvais parvenir à boutonner mes gants. -Puis ce fut la course rapide dans un fiacre hélé au passage, à travers -les rues où la vie s’éveillait, sous un clair soleil de mars. D’un œil -vague, je regardais défiler les boutiques aux volets à peine ouverts, -les charrettes pleines de légumes, de violettes et de giroflées. -Perrine, assise en face de nous, se mouchait bruyamment sans rien dire. -Philippe aussi restait silencieux: je devinais que sa peine s’était -doublée d’une gêne sans nom--comme la mienne se compliquait d’une joie -douloureuse, inavouable... Étions-nous donc condamnés à ne plus pouvoir -éprouver un sentiment simple? - -Pourtant, lorsque Perrine, après nous avoir introduits presque -furtivement, nous eut laissés seuls en chuchotant: «Je vais prévenir -Monsieur...», le chagrin nous prit à la gorge--un chagrin vrai, pur de -toute pensée égoïste. Quel silence écrasant, absolu, dans ce salon que -la seule présence de tante Lydie suffisait jadis à remplir! Tout avait -un air étrange: la lumière matinale à travers le blanc des rideaux, la -pendule, arrêtée par hasard et qui semblait morte, elle aussi--la -bergère, vide à tout jamais, et les lunettes sur la table en bois de -rose... Mon cœur se serra. François venait d’entrer sans bruit. Il alla -droit à son cousin; d’un élan brusque il le prit aux épaules, il se -pencha pour l’embrasser. Alors je vis Philippe se raidir, comme malgré -lui. - -«Mon pauvre ami...» balbutia-t-il seulement. - -François avait senti le recul instinctif, la froideur soudaine. Il -tourna vers moi son visage douloureux; je lus dans ses yeux une détresse -infinie. Que pouvais-je faire? Je le regardai, de toute mon âme--je lui -tendis les deux mains. Il les saisit en murmurant: «Merci...»--puis il -les laissa retomber avec une sorte de crainte. Quelque chose de plus -fort que l’amour avait passé sur lui. Sa pâleur, ses traits décomposés -firent taire pour un moment la rancune de Philippe qui se rapprocha, -presque affectueux. Nos voix s’élevaient à peine, comme si nous avions -craint de réveiller celle qui dormait... - -«Veux-tu... pouvons-nous la voir?» demanda tout bas mon mari. - -La voir?... En venant, je n’avais pensé qu’à François. Jamais encore je -ne m’étais trouvée face à face avec la mort. Et cette forme immobile que -je devinais là, tout près, ce n’était pas la chère vieille femme que -j’avais aimée, pétrie de passion, de charme et de vie--c’était une chose -inconnue, terrible, dont l’idée seule me glaçait d’horreur. Je restais -immobile; Philippe me montra la porte subitement ouverte--béante, -énorme, sur le noir de la chambre: - -«Viens-tu?» - -Les dents serrées, la sueur au front, je le suivais, quand François -m’arrêta, d’un geste à peine ébauché, plein de compassion, de tendresse -involontaire. - -«N’entrez pas, fit-il doucement; vous allez vous trouver mal...» - -Philippe s’était retourné. - -«Tu as peur?... Il faut surmonter cela, ma chérie: il faut essayer -d’être brave...» - -François me regardait sans rien dire--d’un long regard indulgent et -navré. A la fin il se détourna, il prit le bras de Philippe. - -«Laisse-la, je t’en prie... allons près de ma pauvre maman...» - -Quand ils reparurent, Philippe seul essuyait de grosses larmes. - -«Oh! dis-je, avec honte, avec douleur--je suis lâche, François, je n’ose -pas... Et pourtant, vous savez que je l’aimais bien...» - -Il secoua la tête: son calme semblait étrange. - -«Oui, je le sais... Elle aussi vous aimait... Ce n’est pas votre faute: -on souffre comme on peut... Moi, vous voyez, je ne pleure pas... J’ai -beau me dire: «Hier soir, encore, elle était assise là... et maintenant -je ne la verrai plus... je serai seul, toujours seul...» - -Un sanglot secoua son grand corps; mais ses yeux restèrent secs. Il -s’approcha de la petite table, contempla la bergère, posa une main -caressante sur l’étui à lunettes. J’avais le cœur déchiré; Philippe se -mordait les lèvres, partagé entre sa propre émotion, la pitié que lui -inspirait son cousin, et le désir de m’emmener au plus vite. Sa bonté -naturelle l’emporta. - -«Si tu as besoin de moi, commença-t-il, pour ces tristes démarches...» - -Autrefois il se serait installé près de lui, il ne l’aurait quitté ni -jour ni nuit, plutôt que de le laisser en proie à ce désespoir morne. -François comprit, sans doute, quel abîme séparait le passé du présent... - -«Non, merci; je préfère tout régler moi-même... D’ailleurs j’ai trouvé -un papier... Elle désire reposer à Amiens, près de mon père... conduite -seulement par moi--et par toi... Elle ne vous connaissait pas encore», -ajouta-t-il sans faire un mouvement vers moi. - -Philippe hésita un moment. Puis d’une voix troublée: - -«Nous irons... tous les trois... Mon beau-père aussi, peut-être...» - -Pauvre papa! Il ignorait encore la mort de sa vieille amie. Ne -devions-nous pas monter près de lui, l’avertir nous-mêmes? Philippe -saisit ce prétexte pour partir tout de suite. - -«Je reviendrai, ce soir... demain... - ---Quand tu voudras...» murmura François. - -Nous étions dans l’escalier--lui, sur le seuil, nous regardait -descendre... Puis la serrure se referma doucement. En bas, le ciel était -pur, l’air vif--nous nous hâtions pour trouver papa encore au logis. - -«C’était plus qu’une tante, dit gravement Philippe; presque une mère... -depuis bientôt vingt ans que j’ai perdu la mienne... Et pour toi aussi, -elle a été très bonne... Je croyais... j’avais pensé que tu voudrais la -voir encore une fois. Si j’avais su...» - -Il n’acheva pas. Je l’écoutais à peine. Au fond de mon cœur endolori, -j’entendais le bruit de cette porte qui venait de se fermer entre moi et -François--cette porte derrière laquelle il restait seul--toujours -seul... - - - - -XVI - - -Les trois jours suivants passèrent comme un mauvais rêve. Philippe était -parti pour Amiens avec François; il voulait m’éviter les formalités de -ce voyage lugubre et je ne devais le rejoindre que le lendemain, en -compagnie de papa. Mais une grippe violente, une sorte de bronchite, -avait retenu papa au dernier moment--et moi, désolée de le quitter, -incapable pourtant de résister au désir qui m’attirait comme un aimant -vers la douleur de François, j’étais arrivée le matin, seule et -inquiète, dans cette ville indifférente, pour trouver Philippe aux -prises avec d’autres complications: une lettre de Mauroy, renvoyée de -Paris à Amiens, des menaces de grève, deux dépêches échangées--le pauvre -garçon en perdait la tête. - -«Je voudrais bien pouvoir te reconduire à Paris avant de repartir pour -Lille... Et ton père qui n’est pas là... Que de soucis, mon Dieu!» - -Au milieu de tout cela, la grande figure noire et triste de François, -son regard qui fuyait le mien et dont je devinais l’angoisse muette sans -pouvoir y répondre--puis le déjeuner hâtif à l’hôtel, la cérémonie, la -cruauté de ce cimetière inconnu où _elle_ avait voulu venir retrouver le -compagnon de sa jeunesse, mais où nous ne sentions nous, que l’horreur -de l’abandonner... Oui, ce furent de ces moments dont le souvenir laisse -une trace douloureuse. - -Maintenant tout était fini, et nous attendions le départ du train qui -devait nous remmener. Fuyant la promiscuité des salles communes, nous -venions de nous réfugier dans un compartiment retenu la veille, sûrs -d’être seuls au moins pendant les deux heures que durerait le voyage. Je -regardais François assis en face de moi, la tête appuyée au drap gris -des coussins, les yeux clos--dans un état d’accablement et d’énervement -indicible. Philippe semblait agité; il consultait sa montre, il -regardait l’horloge de la gare. - -«Encore dix minutes... me dit-il à demi-voix. Décidément, je crois que -je ne recevrai rien de Mauroy aujourd’hui... J’aime beaucoup mieux -revenir à Paris avec toi... Demain, à la première heure, je filerai sur -Lille... mais vraiment, il faut... il faut d’abord que je me repose un -peu... Et puis, je veux savoir comment va ton père...» - -Il n’avouait pas sa pensée secrète, mais je l’avais devinée, et dans -toute la sincérité de mon âme, je trouvais meilleur aussi qu’il fût là, -près de moi--entre nous... Ses yeux ne quittaient pas le cadran -pneumatique dont l’aiguille avançait par petites saccades... Moins -neuf... moins huit--soudain un pas pressé résonna sur l’asphalte du -quai; une tête haletante, ébouriffée, surgit à la portière. - -«Monsieur Noizelles?... On m’envoie de l’hôtel, Monsieur... c’est une -dépêche qui vient d’arriver pour vous...» - -Philippe saisit le papier bleu, le déchira brusquement, et me le tendit -après l’avoir parcouru. - -«Présence indispensable; ouvriers réclament entrevue avec vous ce -soir-même: tâchez être à Lille avant sept heures, ou je ne réponds de -rien.--Mauroy.» - -Sept heures--il était quatre heures... Philippe hésita quelques -secondes--pas plus--puis, en toute hâte, il descendit, avisa un employé -qui passait, revint vers moi. - ---J’ai un train pour Lille dans un quart d’heure... celui-ci va -partir... Tu pourrais peut-être...» - -Il hésita, comme honteux de ce qu’il allait dire. - -«Tu pourrais... venir avec moi...» - -Mon cœur se serra. - -«Oh! Philippe, c’est impossible! Et papa?... J’étais presque inquiète, -tu sais, ce matin, quand je l’ai laissé...» - -Instinctivement, nous parlions bas; pourtant François nous entendit. Il -sortit de sa torpeur. - -«Qu’est-ce qu’il y a? demanda-t-il avec une sorte d’impatience. Tu -restes?... tu ne viens pas à Paris?...» - -Philippe, debout sur le marchepied, expliquait rapidement la situation. -François se leva; qu’il semblait las, et maigre, et grand, dans cet -étroit wagon! - -«Alors, tu es obligé... Geneviève préfère peut-être voyager seule... Je -vais chercher un autre compartiment...» - -D’une main fébrile il avait pris son chapeau, il se préparait à -descendre. Philippe devint très rouge. - -«Mais, fit-il, c’est aujourd’hui samedi... tout est bondé... ce serait -bien pénible pour toi... et puis...» - -Un cri bref lui coupa la parole. - -«En voiture, messieurs, en voiture...» - -On fermait les portières. Philippe eut juste le temps de sauter en -arrière sur le quai; dans ses yeux honnêtes, je lisais l’inquiétude, la -tristesse, la gêne, et aussi une confiance invincible... Le train -s’ébranla. - -«Je t’écrirai, dit-il; je compte rester au moins deux jours... Et -toi...» - -Mais déjà nous filions à toute vapeur. Je me penchai pour voir encore -cette silhouette immobile qui s’éloignait, rapetissait, disparaissait au -détour de la voie, puis je me rassis, blottie dans mon coin, contemplant -obstinément la fuite des arbres, la ronde des champs et des prés--et les -nuages blancs qui couraient à travers le ciel bleu, très vite, très -vite... - -Un long moment s’écoula. François semblait retombé dans son immobilité, -là-bas, sur la banquette qui me faisait face. Le soleil baissait, -frappant les vitres de rayons presque aveuglants. J’avais -chaud--j’écartai un peu le voile de crêpe, épais et rude, dont les plis -me frôlaient la joue. C’est à peine si j’osais remuer la tête; ce -silence prolongé m’oppressait. Il me semblait que j’aurais dû parler, -mais j’avais peur de mon émotion: mon cœur battait trop fort... Et -toujours des arbres, des prés, des champs passaient, jusqu’à m’éblouir, -jusqu’à m’écœurer... - -«Comme vos cheveux sont blonds, dans tout ce noir...» - -Cette voix blanche, sans timbre, cette voix lointaine, était-ce bien -celle de François? Je tressaillis, tournée vers lui, cette fois. Il -s’était redressé, l’air un peu halluciné. - -«Qu’est-ce que j’ai dit?... Je rêvais, je crois... Pourtant, non, je ne -dormais pas... Voilà trois nuits que je n’ai dormi...» - -Il pressait de ses doigts ses paupières meurtries. - -«Vous devez être bien fatigué...» dis-je, timidement, gauchement--sans -pouvoir traduire l’immense compassion qui m’étreignait. - -«Fatigué... je ne sais pas... mon cerveau bat la campagne... Tout à -l’heure, je pensais... c’est si étrange de vous voir ainsi, seule avec -moi... en deuil comme moi...» - -Son regard se posa longuement sur mes vêtements noirs, sur ce voile que -j’avais mis pour lui--et qui semblait d’une fille bien plus que d’une -nièce. - -«Je suis content... oui, je suis content que vous portiez _son_ deuil... -Vous n’avez jamais su combien elle vous aimait... moi, je le savais, -quoiqu’elle ne me l’ait pas dit... Et le soir de sa mort... c’était -mercredi... il me semble qu’il y a si longtemps!...» - -Les paroles lui venaient, rapides, involontaires--sans suite apparente. - -«Mercredi... quand elle a commencé à divaguer... si vous saviez!... -C’est pour cela que je n’ai pas envoyé chercher Philippe... Tout à coup, -elle me dit: «La lettre... où est la lettre?... Tu ne l’as pas lue?... -Elle est brûlée?...» J’ai deviné tout de suite qu’elle parlait de cette -lettre revenue d’Angkor... qu’elle a jetée au feu devant vous... J’y -avais pensé si souvent depuis--depuis que j’avais compris bien des -choses!... En la voyant si anxieuse, si égarée, j’ai dit: «Oui, elle est -brûlée, je ne l’ai pas lue...» Alors... oh! qu’elle me faisait mal!... -alors elle a répété deux fois: «Tu ne dois pas... tu ne dois pas -l’aimer... il est trop tard... elle est la femme de Philippe... dis-moi -que tu ne l’aimes pas...» Et je l’ai dit, Geneviève... Je savais qu’elle -allait mourir... Je la tenais tout contre moi... j’ai dit tout bas: -«Non, je ne l’aime pas...» Même dans un pareil moment, il m’a semblé que -je m’arrachais le cœur... Elle ne m’a pas cru: un peu de raison lui -revenait... tout en haletant, en étouffant, elle a murmuré: -«Pardonne-moi... pardonne-moi de n’avoir pas su te la garder...» C’était -toute notre vie... tout ce que nous avions souffert, ces dernières -années, elle et moi, l’un près de l’autre... sans nous le dire...» - -Il eut encore ce geste nerveux de la main sur le front. - -«Ah! j’ai parlé, n’est-ce pas?... oui, j’ai parlé... Ce n’est pas ma -faute... je voulais m’en aller, vous laisser seule, quand le train est -parti... Rester deux heures ainsi, avec vous... c’était impossible... On -ne peut pas se taire toujours, Geneviève... Et puis, vous le savez -bien... puisque je vous ai vue pleurer... pleurer sur moi--il y avait de -quoi me rendre fou...» - -J’étais comme folle moi-même--je ne songeais plus à me détourner, à me -cacher--j’écoutais, j’écoutais... Et il continuait, de cette voix de -rêve, avec ces yeux vagues qui semblaient ne pas me voir... - -«Vous le savez bien, que je ne pense qu’à vous, que je ne vis qu’en -vous... depuis si longtemps... J’ai cherché quelquefois à me rappeler... -Ce n’est pas tout de suite--non... La première fois, je me souviens que -j’ai dit à ma mère: «Quelle femme délicieuse il a trouvée, ce gosse de -Philippe!...» J’avais vu seulement que vous étiez jolie... et jeune, -jeune!... je ne pensais pas à vous aimer autrement qu’une gentille -petite sœur... Pourtant, cette année-là, déjà... quand je suis parti, -j’ai eu de la peine à vous quitter... et quand je suis revenu... j’ai -pensé que je ferais mieux de repartir encore... J’aurais pu rester, vous -savez, à ce moment-là--ma thèse était plus avancée que je ne l’avouais. -Mais je croyais qu’il suffirait de mettre la mer entre vous et moi... je -me disais: «Cela passera...» Et je m’en allais toujours... Seulement, à -mon dernier voyage, quand vous avez été malade... Oui, je me rappelle: -la lettre de Philippe m’est arrivée à Tokio, chez le consul... J’étais -avec lui: j’ai ouvert l’enveloppe tout en causant... je vois encore les -premiers mots: «Geneviève a failli mourir ces jours-ci; elle n’est pas -encore hors de danger: nous sommes bien inquiets...» Tout a tourné -autour de moi... j’ai entendu une voix effarée qui disait: «Qu’est-ce -que vous avez?... Mais qu’est-ce que vous avez?...» J’avais--que je me -trouvais mal, tout simplement... sans songer seulement que la lettre -datait déjà d’un mois...» - -Il s’arrêta... Entendre ces choses, dites par lui, c’était plus que je -ne pouvais supporter. Un soupir entr’ouvrit mes lèvres. - -«François... oh! François... je vous en prie...» - -Mais lui, presque violemment: - -«Non, laissez-moi dire... songez que j’étouffe depuis des années... je -ne peux plus... il faut que vous sachiez tout--tout ce que j’ai pensé -quand j’ai compris comme cela, d’un seul coup, ce que vous étiez devenue -pour moi... Ma première sensation a été une sorte de bonheur, -figurez-vous... de bonheur douloureux... Je vous croyais très heureuse, -et je me résignais à souffrir pour vous... par vous, sans que vous le -sachiez... C’était très doux, presque héroïque... Mais à peine vous -avais-je revue--j’ai été un bien pauvre héros, ce jour-là, à -Marlotte--j’ai cru deviner que la vie vous avait déçue... Alors, -voyez-vous, j’ai été perdu... Je ne pouvais plus partir à cause de ma -mère. J’ai encore lutté tout un hiver: je m’imaginais que je pourrais -vous faire un peu de bien... et puis j’ai eu peur de vous en faire -trop... je ne savais plus... Quand nous avons eu fini ce petit livre, -j’étais à bout de forces... Ces trois lignes de dédicace que vous avez -écrites... les seules de votre main, peut-être, que j’aurai jamais... -savez-vous que je les porte toujours sur moi?... C’est fou, dites?... -mais ce n’est pas compromettant--un monsieur qui se promène partout avec -le premier feuillet de l’_Art Bouddhique_ sur son cœur...» - -Il souriait--d’un sourire qui me déchira. De nouveau, je me rejetai -contre les coussins poussiéreux, je ramenai mon voile entre lui et -moi--écrasée, anéantie par une angoisse impossible à définir. Le train -ne s’arrêtait pas--ne devait pas s’arrêter. Dans une gare que nous -traversions en coup de tonnerre, je vis l’heure--cinq heures seulement: -la moitié du trajet... - -François s’était tu un moment, calmé, semblait-il, par tous ces -souvenirs qu’il venait d’évoquer. Mais bientôt je l’entendis qui -reprenait, d’un ton plus bas, plus frémissant: - -«Cette année... oh! cette dernière année, j’ai souffert... Je voyais ma -pauvre maman dépérir et se ronger de chagrin--de mon chagrin que je ne -pouvais plus lui cacher... J’étais bien décidé à ne plus vous voir... et -je comprenais avec désespoir que la vie sans vous me devenait odieuse... -Et puis, il y a eu ce 1er janvier... Vous ne pouvez pas vous imaginer ce -que cette soirée a été pour moi... pendant ce dîner où j’ai tant ri... -et après, vos soupçons... et ce baiser... que vous... que j’avais vu... -Ah! il était loin, mon héroïsme, quand je me suis sauvé chez mon ami -Vernon... Et cette visite que je vous ai faite... Et ce que j’ai cru -comprendre... J’étais fou, n’est-ce pas?... Geneviève, dites-moi que -j’étais fou... ou bien alors... écoutez-moi... Si vous vouliez, nous -pourrions peut-être encore être heureux... C’est une pensée qui ne me -quitte plus... une pensée qui tue le sommeil, qui tue les larmes... Si -vous vouliez... si vous vouliez...» - -Une terreur folle me vint--de sa voix devenue rauque et saccadée, de ce -qu’il disait, de ce que j’allais entendre... - -«François... oh! François...» murmurai-je encore, avec un tel regard -d’agonie, une telle ardeur de supplication qu’il s’interrompit soudain: -un moment, je vis ses yeux d’autrefois--ses yeux amis--rayonner à -travers ce masque d’homme, tragique et tourmenté, que je ne -reconnaissais plus. - -«Comme vous tremblez! dit-il doucement. Vous avez peur?... peur de -moi!... Vous croyez que je veux vous proposer de mentir... de -tromper?... Mais vous ne comprenez donc pas?... Vous ne sentez donc pas -toute la tendresse... toute l’adoration qu’il y a en moi... pour vous... -vous qui me semblez à peine une femme... une enfant... mon enfant à -moi... très pure et très chère...» - -C’était lui qui tremblait, maintenant. Et moi, misérable créature, je -luttais contre la joie divine que me causaient ses paroles--cette joie -qu’on n’éprouve qu’une fois et que je n’avais jamais, jamais connue près -d’un autre... - -«Non, reprit-il passionnément; plutôt que de vous demander rien de -bas... de honteux... j’aimerais mieux ne plus vous revoir... Mais vous -pourriez... j’ose à peine penser à cela... vous pourriez aller trouver -Philippe, loyalement... et lui dire que... la vie avec lui... que vous -voulez le quitter... que le divorce...» - -Il s’arrêta, incapable de continuer. - -«Oh! m’écriai-je avec effroi, taisez-vous... je ne pourrais pas... -laissez-moi...» - -Je me cachai le visage pour échapper à ce regard, à cette voix... Mais -il parlait toujours, fiévreux, affolé. - -«Je sais que c’est mal... que c’est indigne... Philippe m’a aimé comme -un frère... Mais il ne m’aime plus, je l’ai bien senti, allez, tous ces -jours-ci... j’ai bien compris qu’il avait deviné... qu’il n’était pas -heureux, lui non plus... Est-il heureux, dites?... Et vous, êtes-vous -heureuse?... Vous ne répondez pas... vous ne savez pas mentir... Alors, -à quoi bon perdre trois vies? Pourquoi ne voulez-vous pas qu’il -comprenne... qu’il consente?... Écoutez: vous iriez chez votre père... -moi, je partirais, pour un an... et puis je reviendrais... pour vous -emmener... On m’offre toujours cette école de Saïgon; mais pour vous, je -ne voudrais pas... c’est trop loin, trop malsain... J’aimerais mieux -l’Italie... je parle couramment l’italien... j’ai un ami, professeur à -Rome, qui désire revenir en France--il me céderait sa chaire... C’est un -peu dur de s’expatrier... mais avec vous... avec vous...» - -Son exaltation m’épouvantait... Et cette vie qu’il m’offrait--à laquelle -il semblait croire... Un gémissement m’échappa. - -«Vous me torturez, François... vous me torturez...» - -Il s’était rapproché de moi--j’entendais craquer ses mains serrées l’une -contre l’autre. - -«Songez donc que c’est lui... lui, Philippe, qui vous a prise à moi... -Songez que ma mère vous avait choisie, elle qui savait que je _devais_ -vous aimer... Songez que s’il n’était pas venu, comme un enfant, se -jeter à la traverse... ou que si j’étais revenu, moi, quatre mois plus -tôt... sans ce malheureux voyage à Java... depuis six ou sept ans vous -seriez ma femme... j’aurais toujours près de moi vos chers yeux, votre -chère petite figure... votre petite âme que je connais si bien... et qui -me connaît aussi... Et vous voulez que je vive avec cette idée-là, qui -me poursuit jour et nuit?... Vous voulez que je renonce à essayer de -vous reprendre... maintenant que je suis seul au monde... maintenant que -ma pauvre maman...» - -La voix lui manqua--ces larmes qu’il n’avait pas pu verser depuis trois -jours l’étouffaient, lui montaient à la gorge en sanglots désespérés. Il -se leva brusquement; il alla se réfugier à l’autre bout du wagon, le -front appuyé contre la vitre--je voyais ses épaules remuer -convulsivement, je devinais qu’il se mordait les doigts pour s’empêcher -de crier... La tête perdue, je le suivis, je vins m’asseoir en face de -lui. - -«Oh! je vous en supplie... écoutez-moi... ne pleurez pas... vous me -faites mourir de chagrin... J’essayerai... je vous promets d’essayer de -parler à... de faire ce que vous me demandez...» - -Le nom de mon mari n’avait pas voulu sortir de mes lèvres. François se -retourna, une lueur d’espoir sur son visage ravagé. - -«Vous voulez... oh! que vous êtes bonne... merci...» - -Il pouvait à peine articuler quelques mots: je le sentis plus près de -mon cœur, avec ses pauvres yeux gonflés derrière son lorgnon humide, -qu’il ne l’avait jamais été au temps où nous riions ensemble--que ce -temps était loin!... Ses mains qui frémissaient s’approchèrent des -miennes--puis se reculèrent, comme s’il n’osait pas me toucher. J’étais -glacée, frissonnante. - -«Merci... murmura-t-il encore. Mais je suis brisé... vous aussi... C’est -trop... pardon, ma pauvre petite...» - -Le jour baissait--le train pressait son allure en approchant de Paris. -Vers le couchant, un gros nuage noir barrait l’horizon jaune. Nous -aurions dû être moins malheureux, et pourtant une tristesse affreuse -nous enveloppait. François ne disait plus rien; mais je sentais son -regard sur moi--un regard où il y avait encore presque autant de douleur -que d’amour... Pourrions-nous jamais sortir de cet abîme d’amertume et -de regrets? - -Nous arrivions. Il se pencha vers moi. - -«Vous... vous m’avertirez... vous me ferez savoir...» - -Il chuchotait, avec un air de honte que je ne lui connaissais pas et qui -me fit mal. Je dis «oui» de la tête. Et ce fut tout. Le train -s’arrêtait. Avant que François tentât de me retenir, j’ouvris la -portière, je sautai, je me perdis dans la foule--comme une coupable qui -s’enfuit. - - - - -XVII - - -Le coupé, la figure impassible du cocher de louage m’attendaient à la -porte de la gare. Où donc allais-je? Ah! oui, chez papa. Ce matin, en -partant, je lui avais promis--je m’étais promis à moi-même de revenir le -soir prendre de ses nouvelles. Et maintenant, c’est à peine si je -pouvais me souvenir qu’il était malade et qu’il m’attendait. Inerte et -sans force au fond de la voiture, je revivais ces deux terribles heures, -minute par minute, mot par mot... Mon Dieu! comme il m’aimait! De quelle -passion profonde et tendre! Que de rêves sans espoir, que d’années -perdues--les plus belles d’une vie d’homme--pour moi, pour mon humble -_moi_! J’étais cause qu’il avait souffert ainsi--lui, François... Cette -idée me bouleversait toute, abolissait dans ma cervelle endolorie -jusqu’au souvenir du souffle glacial qui venait de passer sur nous, -pendant ces dernières minutes si mornes... Rien--non, rien ne pourrait -m’empêcher de tout quitter pour aller à lui, pour lui rendre, sinon le -passé éteint, gâché, au moins l’avenir qui lui restait. Et moi--hélas! -je savais trop bien le peu que valait mon sacrifice. A ce mot terrible -de «divorce», j’avais crié, j’avais tenté une lutte dérisoire--mais au -moment même où ma conscience se révoltait ainsi, je sentais mon cœur -déjà complice de la chère voix désespérée qui m’implorait... Ce que -j’avais promis, je le tiendrais tout de suite--tout de suite... Je ne -vivrais pas plus longtemps dans une pareille angoisse: sans attendre le -retour de Philippe, je partirais dès le lendemain--dès maintenant, même, -si papa était en état de m’entendre, je lui dirais tout, je le -supplierais de me reprendre, de me garder, jusqu’à ce que... - -La voiture s’arrêta--j’étais arrivée. Ma vieille maison--la loge -éclairée par un bec de gaz en papillon, l’escalier sans tapis--que -j’avais été heureuse là! Mes jambes tremblaient; pourtant je montai les -cinq étages d’une haleine--je frappai. En entrant, je vis que Julie -avait sa figure placide des bons jours, j’entendis le rire sonore du -docteur Garnier. Papa était assis dans son lit, bien confortablement; un -joli petit feu de coke brûlait au fond de la cheminée--une lumière -paisible tombait de la lampe coiffée d’un abat-jour vert que j’avais -toujours connu... Les deux hommes tournèrent la tête. - -«Te voilà, fillette?... pas trop fatiguée de ce pénible voyage?... Tu -vois: je suis ressuscité... Eh bien, et Philippe?... Il n’est donc pas -avec toi?» - -Philippe--c’était la première pensée qui lui venait à ma vue. -Hâtivement, confusément, j’expliquai pourquoi mon mari était resté; -puis, coupant court aux questions inquiètes de papa sur la filature, sur -une grève possible: - -«Alors, tu vas mieux?... Ce ne sera rien?... - ---Rien du tout, dit le docteur; la fièvre est tombée, les bronches ne -sont même pas prises... Mais, saperlipopette! C’est toi qui aurais -besoin d’être soignée, petite!... Quelle figure tu as!...» - -Je m’étais penchée sur le lit, en relevant mon grand voile noir, et mon -visage apparaissait dans le rond lumineux projeté par la lampe. Papa me -caressa la joue d’un air attristé. - -«Elle a du chagrin... moi aussi. Nous aimions tous la chère tante Lydie. -J’ai tant regretté ce matin de ne pas pouvoir partir!... Et votre pauvre -cousin?... Comment supporte-t-il ce coup? Il va se trouver bien seul, -maintenant...» - -Quel supplice! Il me semblait que l’œil aigu du docteur, fixé sur moi, -lisait à livre ouvert dans ma pensée... Pourtant j’aurais dû me rappeler -que, de toute sa vie affairée de praticien, jamais il n’avait eu -l’occasion de rencontrer François, dont il ignorait même l’existence. -Mais mon âme était à vif, et le moindre regard me faisait mal. Je -répondis au hasard, par des phrases banales. Notre vieil ami se levait, -en secouant sa crinière blanche. - -«Allons, je m’en vais; on n’a plus besoin de moi ici: encore un jour de -lit, trois jours de chambre--pas de drogues, et il n’y paraîtra plus... -Quant à toi, gamine, surveille tes nerfs. C’est très triste de perdre -une bonne tante; pourtant il n’y a pas de quoi se rendre malade... -surtout quand il vous reste un brave et excellent mari comme le tien, -que diable!» - -Il partit, jovial et bourru, nous laissant seuls dans le silence et la -tiédeur de la chambre bien close. - -«Est-ce bête, dit papa, ce rhume qui est arrivé juste pour m’empêcher de -t’accompagner à Amiens!» - -Je l’écoutais à peine--sans songer même que sa présence auprès de moi, -pendant ce voyage, aurait changé la face des choses... Réfugiée dans -l’ombre, au coin du feu, sur une chaise basse, je me répétais: «Il faut -parler, tout avouer... mais comment?...» J’avais la bouche sèche, les -mains moites, les tempes serrées; j’appuyais ma tête contre le marbre de -la cheminée dont je sentais l’angle dur et froid, un peu éraflé du bout, -m’entrer dans la joue, et cette sensation éveillait en moi des souvenirs -d’enfance--remords puérils, peccadilles à mourir de rire, confessées à -cette même place, versées en tremblant dans l’oreille du plus indulgent -des pères... Aujourd’hui, que dirait-il, quand il saurait?... Justement, -voilà qu’il s’agitait sur ses oreillers, qu’il me cherchait des yeux. - -«Comme tu es silencieuse!... Cela t’ennuie, n’est-ce pas, que Philippe -ait été forcé de partir si brusquement?... Répète-moi donc un peu: je -n’ai pas très bien compris dans quelles circonstances il a reçu cette -dépêche...» - -Combien il était loin de moi, de l’idée fixe qui me martelait le crâne! -D’une voix troublée, j’essayai de lui répondre, de rassembler mes -souvenirs dans mon cerveau vide. «Il faut parler, pourtant, me -disais-je, il faut parler...» Au lieu de cela, je devais raconter les -lettres de Mauroy, le télégramme arrivant au dernier moment... Je revis -Philippe sur le quai de la gare d’Amiens, et le regard qu’il m’avait -lancé, tandis que le train m’emportait, seule avec François--un frisson -me passa dans les moelles. Papa m’écoutait, pensif. - -«C’est toujours ennuyeux, ces conflits avec les ouvriers, dit-il enfin. -Heureusement que Philippe est le plus conciliant des hommes!... Pauvre -garçon! il doit être bien perplexe...» - -Un sourire indulgent, affectueux, éclairait sa longue figure maigre aux -yeux paisibles. Mon cœur défaillit. «Ce mari si bon, que tu aimes tant, -je veux le quitter demain--le quitter parce que j’en aime un autre... et -je compte sur toi pour m’y aider...» Prononcer ces mots-là, tout à coup, -sans préparation--était-ce possible?... Je me sentis submergée par un -immense découragement. Au-dessus de ma tête, sur la cheminée, la vieille -pendule en forme de lyre grinça, gémit, puis sonna sept coups sourds et -faibles. Julie venait d’entrer, apportant une tasse de bouillon. - -«Tu vois, dit papa, voilà tout ce qu’on me permet pour ce soir... Je -devrais t’offrir de faire la dînette près de moi, puisque tu es seule; -mais j’ai besoin de réparer ma mauvaise nuit, et, ma foi, je crois bien -que je vais dormir...» - -Il but, à petites gorgées, éloigna sa lampe, se carra dans son lit... -Non, je ne troublerais pas sa quiétude--au moins pas tout de suite. Je -m’en allai sans avoir rien dit. Mon baiser d’adieu, cependant, devait -avoir quelque chose de fiévreux, d’inusité, car papa lui-même sembla -s’apercevoir soudain de mon agitation. Il m’attira contre lui, me câlina -un moment. - -«Voyons, voyons, ne te tourmente pas... Demain, j’en suis sûr, tu vas -recevoir une lettre de Philippe t’annonçant que tout est arrangé, qu’il -n’y aura pas de grève... Bonsoir, ma petite fille... et n’oublie pas de -m’apporter des nouvelles dès que tu en auras--de bonnes nouvelles... A -demain.» - -Demain. Que serait demain? J’avais laissé passer l’heure de l’aveu. -Maintenant j’étais de nouveau dans la voiture, puis chez moi--ce chez -moi que j’avais quitté depuis douze heures à peine et qui m’apparaissait -étranger, presque hostile. Dans la salle à manger, Théodore, prévenu que -«Monsieur» ne rentrerait pas, enlevait silencieusement le couvert de -Philippe--en un tour de main, l’assiette, le verre, l’argenterie, la -serviette, tout avait disparu: j’étais seule en face d’une place vide. -J’éprouvais un étrange serrement de cœur--allais-je donc pouvoir -supprimer ainsi mon mari de mon existence?... Mes tempes bourdonnaient, -les bouchées s’arrêtaient dans mon gosier--l’eau même me paraissait -amère. Et toujours j’entendais la voix de François, toujours je voyais -les yeux inquiets de Philippe--inquiets, mais si confiants... Je -repoussai le plat que le valet de chambre me présentait d’un geste -arrondi. - -«Non, merci... je n’ai plus faim...» - -Il fallait en finir, mettre l’irréparable entre moi et mon passé... -Pourtant j’avais encore une nuit à rester sous mon toit. Mais je voulais -agir bien vite, me prouver à moi-même que tout cela n’était pas un rêve. -Écrire--une lettre pour Philippe que je laisserais, bien en vue, sur son -bureau--et, le lendemain matin, partir pour toujours... Papa, cette -fois, m’accueillerait, m’entendrait coûte que coûte. Une réflexion -rapide me traversa l’esprit: «Si je l’avais trouvé plus mal ce soir, -pourtant, je serais restée, sans avoir besoin de chercher un -prétexte...» Puis j’eus horreur d’une telle pensée. - -Dans ma chambre, où je m’étais réfugiée, je me déshabillais rapidement, -en m’efforçant de ne songer qu’aux circonstances matérielles de mon -départ. Cette robe de deuil que je quittais--la plus simple de -toutes--je la remettrais demain; je n’emporterais ni bijoux, ni argent: -ma vieille maison me verrait revenir, pauvre comme j’étais partie. Je -regardai autour de moi; tout ce luxe banal, tout ce confort qui -m’entourait depuis mon mariage, non seulement je ne le regretterais pas, -mais je serais heureuse de m’en évader--oui, heureuse. A satiété je me -répétais: «Heureuse, heureuse...» Et je marchais çà et là comme une -somnambule, passant un peignoir, enlevant mes bagues--pour la dernière -fois... Enfin j’étais prête--assise devant ma table, une plume à la -main, une feuille de papier devant moi: j’écrivais à Philippe... - -J’écrivais--non: les yeux fixes, je regardais cette feuille encore -blanche sur laquelle j’allais tracer les mots qui me délieraient à -jamais. Chacun de ces mots devait porter; Philippe devait comprendre -tout de suite que rien ne pourrait me ramener à lui. Je me sentais -soudain l’esprit lucide et froid--d’un froid mortel. Ce qui -m’embarrassait, c’était la formule du début. «Mon cher Philippe...» -Impossible! «Mon bon Philippe...» Quelle ironie! Et puis j’aurais l’air -de spéculer sur sa bonté. Mieux valait ne rien mettre, commencer sans -préambule... Et d’un seul trait, fiévreusement, j’écrivis:--après treize -ans, il me semble que les lignes sont encore là, devant mes yeux: - -«Pardonne-moi le chagrin que je vais te causer. Quand tu liras cette -lettre, je serai partie, parce que je crois que nous ne pouvons plus -vivre ensemble. Je sais combien je suis ingrate, combien tu as toujours -été bon pour moi; mais tu dois bien comprendre, surtout depuis ces -derniers temps, que nous ne sommes pas heureux. Tu m’as demandé toi-même -un soir si je regrettais de t’avoir épousé: eh bien! oui, je le -regrette. Je pense que je me suis trompée, que j’étais trop jeune, que -nous ne nous connaissions pas assez. Pendant près de huit ans, j’ai -réfléchi, j’ai observé: nous n’avons pas un goût, pas une idée en -commun, nous pensons en tout différemment; l’intimité intellectuelle -entre nous est impossible. Ce sont des choses auxquelles tu n’attaches -pas d’importance, je le sais; malheureusement, pour moi, elles sont la -raison même de l’existence. Je ne crois pas qu’on puisse dire qu’on -s’aime, simplement parce qu’on est mari et femme, quand on ne vit pas en -communion constante de cœur et d’âme. C’est pour cela que je te quitte, -que je retourne chez mon père. Je te jure que je n’ai rien fait de mal: -crois-moi, Philippe, je t’en prie, et, encore une fois, pardonne-moi. -J’espère que, de ton côté, tu referas ta vie, et que tu trouveras une -autre femme, meilleure que moi, car je désire de tout mon cœur que tu -sois heureux. - -«GENEVIÈVE». - -C’était tout--j’avais dit ce que j’avais à dire. Maintenant il fallait -prendre une enveloppe, y mettre le nom de Philippe... Mais d’abord il -fallait relire. - -«Pardonne-moi le chagrin que je vais te causer...» Le chagrin... J’eus -la vision soudaine de Philippe revenant chez lui--chez nous--après deux -journées fatigantes et pénibles, l’esprit un peu inquiet--se reprochant -cette inquiétude même et comptant bien la dissiper près de moi... Il -entrait: tout droit dans ma chambre, d’abord, puis dans le salon--sans -me trouver--, dans son bureau... Il voyait la lettre, il l’ouvrait... Je -me mis à trembler de la tête aux pieds. Philippe, lire cela!... Mais -c’était criminel, c’était fou--mais j’aurais aussi bien pu me cacher -dans l’ombre pour le tuer, quand il rentrerait... Avec égarement, je -parcourais ces phrases sorties de ma plume: je ne les reconnaissais -plus--elles m’apparaissaient monstrueuses d’inconscience et d’égoïsme. -«Tu as toujours été très bon pour moi...» Cette bonté, dont le souvenir -m’accablait tout à coup... «Je regrette de t’avoir épousé... je me suis -trompée... j’étais trop jeune...» Déjà je l’avais vu, à cette seule -idée, presque affolé de colère et de douleur... «L’intimité -intellectuelle, l’union des âmes...» C’était vrai--vrai pour moi. Mais -lui, pauvre cœur simple et tendre, que retiendrait-il de toutes ces -subtilités, sinon que je ne l’avais jamais aimé, et que j’avais vécu -huit ans près de lui sans rien lui livrer de mes pensées?... «Je te jure -que je n’ai rien fait de mal...» Pourrait-il me croire, lui dont la -jalousie mise en éveil devinerait du premier coup, parmi tant de raisons -que je lui donnais, l’unique raison que je ne voulais pas lui donner--la -seule qui comptât pour lui comme pour moi? Non, il ne me croirait pas: -il me soupçonnerait des pires hontes, et je l’aurais mérité, moi qui -osais lui dire, après l’avoir bien torturé: «Je désire que tu sois -heureux...»--moi qui avais pu être à ce point cruelle, hypocrite et -lâche... Oh! oui lâche, surtout. «Allez à lui, loyalement...» Ces mots, -je les entendais encore. Et au lieu de cela, je me sauvais comme une -voleuse, en laissant derrière moi la maison vide et le foyer ruiné... Un -grand élan de révolte me souleva contre moi-même: je saisis la lettre -indigne, je la déchirai en dix morceaux, en cent morceaux--j’aurais -voulu l’anéantir... Et tout à coup il me sembla que ce que je détruisais -là, de mes mains, c’était l’amour de François--cet autre amour dont -j’avais fait une part de ma propre vie. Alors mon cœur éclata: je posai, -en pleurant, ma tête sur les débris du papier déchiqueté--et je -souhaitai d’être morte. - -Combien de temps demeurai-je ainsi?... J’avais perdu la notion de -l’heure. Parfois, une petite vague d’espoir montait en moi: si -j’essayais au moins de parler à mon mari? Si je pouvais l’amener--non -plus de cette façon brutale et dure, mais doucement, par degrés--à -m’écouter, à me comprendre et, qui sait? à consentir?... Lui aussi -devait souffrir de cette existence tourmentée... Puis le flot -d’illusions retombait, se perdait dans une marée de désespérance. Non, -mille fois non--Philippe ne s’attendait pas à recevoir de moi une -pareille blessure. Le doute avait pu l’effleurer, troublant un moment -son repos; mais d’où venait ce doute? Sur quoi portait-il exactement? -Lui-même n’aurait su le dire. De la tristesse, du malaise, quelques -bouderies, une brève querelle--c’était tout. Sa nature loyale répugnait -au soupçon: aujourd’hui encore, tandis qu’il nous regardait partir, -j’avais bien compris qu’il se faisait scrupule de ses craintes, qu’il -luttait bravement contre une méfiance indigne de lui--indigne de nous, -pensait-il... Quoi qu’il pût pressentir ou deviner, il persistait à -croire en moi, de toute la force de sa foi candide--en moi qui rêvais de -l’abandonner, qui venais d’écrire cette affreuse lettre... Je gémis, -d’angoisse et de remords. L’horreur même du coup que j’avais failli -porter m’ouvrait les yeux sur ma mauvaise action: d’un seul regard, j’en -sondais toute la vilenie--je savais que je ne la commettrais pas. - -Philippe! Si amer que fût le présent, rien ne pouvait empêcher que je -n’eusse été sa femme, que je ne lui eusse donné les premières années de -ma jeunesse--trop vite, peut-être, mais librement, de mon plein gré. -J’étais devenue son bien, sa chose: de quel droit voulais-je me -reprendre? Quelle raison invoquer pour le quitter, pour le trahir? Tout -ce que nous nous étions promis l’un à l’autre, il l’avait tenu--et au -delà. Sa tendresse ne s’était jamais démentie; le bonheur qu’il pouvait -donner, il me l’avait prodigué avec joie, heureux de me croire heureuse: -si ce bonheur ne me suffisait pas, c’était ma faute et non la sienne. -Longtemps j’avais vécu de cette vie douce et facile, un peu pâle--sans -lumière et sans ombre. L’ombre était venue, maintenant--l’ombre d’un -grand amour triste qui me cachait le reste du monde. Mais ce n’était pas -une raison pour sacrifier Philippe. - -Lentement, la résignation m’envahissait, morne et glacée. Tous ces liens -qui me retenaient captive--pitié, justice, respect de la parole donnée, -pudeur d’honnête femme--je les sentais se resserrer, me blesser l’âme; -mais je renonçais à les rompre. Des noms, des choses me traversaient -l’esprit. Papa--quelle folie d’avoir songé à troubler sa vieillesse -paisible! Quelle déception cruelle je lui avais préparée--combien -j’aurais souffert de son blâme... Thérèse--la farouche petite puritaine, -qui se faisait une si haute idée des devoirs de l’épouse--devoirs bien -faciles pour elle, hélas!--qui voyait chaque jour près d’elle l’exemple -de son frère abandonné par une femme indigne... Elle ne m’aurait pas -pardonné: nulle part je n’aurais retrouvé une amitié semblable, ni ces -caresses d’enfants qui m’avaient si souvent consolée... Julie, même, ma -vieille Julie--son honnête visage se serait détourné de moi... - -Était-ce donc la peur qui me conseillait--la peur basse du scandale, les -complications misérables d’un divorce? Non--en dehors des êtres que -j’aimais, l’opinion du monde m’était indifférente, et je connaissais -assez bien Philippe pour savoir qu’il ne m’eût jamais gardée malgré moi: -à condition d’écraser son cœur, de perdre sa vie, j’étais libre, je -tenais son sort dans ma main. Seulement, j’avais vu le mal: j’avais -compris qu’il ne _fallait_ pas, que je ne _devais_ pas... Tante Lydie -aussi le pensait,--pauvre tante Lydie! jusqu’à son lit de mort... -François, sans doute, s’en souviendrait. - -Je relevai la tête--depuis longtemps je ne pleurais plus. Oui, -François--j’irais à lui, demain. Je lui devais une réponse: je la lui -porterais... C’est lui qui serait malheureux--lui et moi. Une douceur -étrange, une sorte de joie amère me pénétra. Souffrir ensemble--nous ne -pouvions plus nous permettre que cette façon-là de nous aimer... - - - - -XVIII - - -Quand je me retrouvai dans la rue, le lendemain matin, vers dix heures, -il me sembla que des années venaient de passer sur moi. J’allais subir -une rude épreuve; pourtant je ne songeais pas à m’y soustraire. La honte -avait pu m’inspirer l’idée d’écrire à Philippe, de fuir sans l’avoir -revu--mais je n’étais pas honteuse de ce que je devais dire à François. -Je voulais seulement l’aider à comprendre, être près de lui pour lui -adoucir un peu l’âpreté du devoir, pour qu’il ne fût pas seul à porter -un fardeau trop lourd. Et je m’effrayais de me trouver si faible. - -Le temps était merveilleux: cette fin de mars avait la mollesse de l’été -avec la fraîcheur du printemps. L’air matinal sentait bon; derrière les -grilles du Luxembourg, tout était gaîté, soleil et gazouillements; -par-dessus le haut mur des Carmes, les arbres montraient leurs bourgeons -roux gonflés de sève. Je marchais parmi cette joie sans qu’elle pût me -pénétrer. Rue de Chanaleilles, dans le grand jardin, un merle -chantait--comme le jour de mes fiançailles avec Philippe... Oui, j’avais -suivi ce même trottoir, longé ces mêmes maisons, pour gagner la grande -cour, le vieil escalier; tante Lydie m’attendait avec papa--émue de quel -sentiment complexe, je le comprenais maintenant... Aujourd’hui tante -Lydie n’était plus là; ce n’était pas elle--ce n’était pas un fiancé que -je venais chercher... Un instant, je fus frappée de ma présence insolite -dans ce logis où, désormais, François vivait seul... Mais pouvais-je me -laisser arrêter par une pareille misère?... - -«Je voudrais parler à Monsieur François...» - -Perrine ne parut ni surprise, ni choquée; son âme simple de brave fille -s’émut seulement de me voir enveloppée de ce crêpe qui symbolisait notre -deuil à tous. Elle soupira et, la mine contrite, me conduisit à travers -le salon jusqu’à la chambre de tante Lydie. - -«Monsieur, dit-elle en ouvrant la porte, c’est madame Philippe.» - -Elle m’appelait souvent ainsi, dans son langage de vieille servante -familière. Cette fois, ce nom me parut sortir de la bouche même du -destin. C’était bien «madame Philippe», en effet, qui entrait--et -personne d’autre. - -François se tenait assis devant le bureau de sa mère, classant des -lettres, rangeant de menus objets. En me voyant, il se leva. - -«Oh! dit-il à voix basse, vous êtes venue vous-même... déjà!... Alors... -c’est non, n’est-ce pas?» - -Il était d’une pâleur mortelle; pourtant je compris que je n’avais plus -devant moi le pauvre être désemparé de la veille, mais un homme qui -pouvait souffrir--et qui s’y attendait. Je joignis les mains dans un -geste instinctif de supplication. - -«C’est impossible, François... impossible!... Je n’aurais pas dû vous -promettre... ce serait une infamie; Philippe serait trop malheureux... -Et il le mérite si peu! Il est si bon--si bon et si confiant!... Malgré -tout ce que vous pouvez croire, il n’est pas préparé... il ne s’attend -pas... C’est vrai que je n’ai pas été très gentille avec lui, ces -derniers temps... pourtant il... il m’aime toujours, il croit en moi... -il ne soupçonne rien de grave... Et moi!... C’est déjà trop de vous -avoir écouté... Ce que vous me demandiez--lui dire brutalement... ou -bien partir, l’abandonner... ce serait trop cruel, trop injuste... je ne -peux pas--je vous assure que je ne peux pas... Et puis, il y a papa... -Il ne se doute de rien; il aime Philippe comme un fils. Ce serait un tel -coup pour lui, si, vous saviez!... Et il faudrait le quitter, lui -aussi... il n’a plus que moi, il n’est plus jeune... J’aurais dû -comprendre cela tout de suite, vous dire non... ne pas vous laisser -croire...» - -François secoua tristement la tête. - -«Je n’y croyais pas... Non--même quand je vous parlais, même quand vous -m’avez promis d’essayer, je n’y croyais pas, parce que, voyez-vous, je -sentais bien que c’était mal--très mal... Je le sentais confusément... -je ne pouvais plus penser: cette journée atroce, cette longue -insomnie... j’étais fou, j’avais la fièvre... Mais cette nuit, j’ai -dormi--oui, comme une masse, comme une brute... Et quand je me suis -réveillé, seul ici pour la première fois... quand je suis entré dans -cette chambre...» - -Il promena autour de lui un regard désolé. - -«Car il y a quelqu’un dont vous ne me parlez pas, Geneviève... Pour la -laisser mourir tranquille, je lui avais menti... c’était presque un -serment, mon mensonge... Vous y avez pensé aussi, n’est-ce pas?» - -Une fois de plus, nous nous étions compris. - -«Oui, dis-je; j’y ai pensé... Et vous savez bien que vous n’auriez -jamais songé à me proposer une pareille chose, si... si elle était -encore là...» - -Il frissonna et, sourdement... - -«Non, c’est vrai... c’est horrible... c’est comme si j’avais voulu -profiter de sa mort... Et pourtant, malgré tout... si vous aviez été -moins loyale, moins bonne... si vous vous étiez décidée à parler, à -rompre... j’aurais été assez lâche, je crois, pour accepter le fait -accompli... Les hommes sont ainsi, Geneviève.» - -Sa voix s’était troublée. Devais-je donc être plus forte que lui? - -«Mais, repris-je avec angoisse, cette vie dont vous parliez n’était pas -possible... Songez donc à tout ce qu’il aurait fallu détruire autour de -nous... Moi, je ne peux pas vous expliquer... Faire du mal à Philippe... -il m’aurait semblé que nous nous mettions à deux pour frapper un -enfant... Nous nous serions fait l’effet de deux complices... nous -n’aurions pas été heureux...» - -Il m’écoutait, les yeux fixés, là-bas, au fond de la chambre, sur le lit -de sa mère--vide de ce vide muet et glacé des choses mortes. - -«Non, peut-être, dit-il lentement; pas _très_ heureux...» - -Et je sentis dans son accent un regret si poignant de cette ombre de -bonheur--comparée à ce qui lui restait--que des larmes me brûlèrent les -paupières. - -«D’ailleurs, poursuivit-il d’un ton morne, à quoi bon parler de ces -choses... puisque j’étais sûr d’avance que vous y renonceriez de -vous-même... que vous ne pourriez même pas essayer de faire le mal...» - -Je n’avais pas le droit de me laisser juger ainsi. - -«François, murmurai-je humblement, vous me croyez meilleure que je ne -suis... j’ai essayé. Je voulais m’en aller aujourd’hui même, me réfugier -chez papa... et j’ai écrit une lettre pour Philippe... Je l’ai déchirée, -mais je l’avais écrite... une lettre si dure, si méchante!...» - -Un grand choc le secoua: il vint à moi, passionnément. - -«Vous avez fait cela... vous!... Oh! vous ne deviez pas... vous aviez -tort... mais... c’est trop doux... trop doux et trop amer de penser que, -pour moi... Chère petite... chère petite...» - -Sur son visage bouleversé, une sorte de joie luttait avec la honte. - -«Je suis bien coupable, Geneviève: j’aurais dû avoir le courage de -disparaître de votre vie sans rien dire... Vous ne pourrez plus penser à -moi sans remords, et moi je ne me pardonnerai jamais...» - -Je m’étais assise, accablée par une immense lassitude. Il me contempla -avec douleur. - -«Comme vous êtes pâle! Quelle pauvre petite figure malheureuse... Dire -que c’est moi qui suis cause que vous souffrez... moi qui aurais voulu -vous épargner jusqu’à l’apparence d’un chagrin... Oh! je ne peux pas... -je ne peux pas supporter cela... Je partirai; je dois partir... Ç’avait -été ma première pensée, quand je me suis trouvé seul... j’avais tout -combiné, avant cet accès de démence... Et depuis ce matin...» - -De nouveau, son regard parcourut les objets familiers qui l’entouraient; -il revint au bureau, feuilleta une liasse de papiers jaunis. - -«Voyez, je prenais congé du passé... je remuais de vieux souvenirs... -toute une correspondance échangée entre mes parents... Ah! ils se sont -bien profondément aimés!... Mon père est mort jeune, mais je ne le -plains pas... On donnerait vingt ans de sa vie pour recevoir de -pareilles lettres...» - -Un moment il rêva, sans paraître se rappeler ma présence. Une peine -sourde, immense, montait en moi. - -«Vous voulez partir, François?...» - -Ma voix s’éleva comme une plainte. Et cependant, je savais bien que ce -départ était la seule solution possible... Il se retourna vers moi. - -«Oui, dit-il résolument... tout de suite, demain--pour Guéthary, -d’abord, où j’ai quelques affaires à terminer--puis, je pense, pour -Saïgon... Les congés de Pâques vont me permettre de régler ma situation -au Collège de France et d’écrire au Ministère qu’on veuille bien me -considérer comme candidat à la direction de la nouvelle École... On m’a -répété cent fois que je n’avais pas de concurrent sérieux, que ma -nomination était toute prête... J’espère qu’on m’enverra le plus tôt -possible à mon poste...» - -Maintenant il semblait possédé d’une hâte fiévreuse d’être là-bas--dans -cet affreux pays. Je l’interrogeai craintivement. - -«Saïgon?... Mais vous disiez que c’était malsain... - ---Malsain... pour vous... - ---Oh!...» fis-je avec effroi. Il comprit ma pensée: une douceur triste -passa dans ses yeux. - -«Rassurez-vous... ce n’est pas la mort que je vais chercher... Je n’ai -jamais vécu longtemps de suite à Saïgon même, mais je suis plus habitué -qu’un autre à ce genre de climat... C’est la seule chance qui me reste -d’être bon à quelque chose... Je travaillerai; les jeunes gens -m’aimeront bien, peut-être... Et puis, je reviendrai quelquefois en -France, tous les trois ou quatre ans. Seulement... je ne vous verrai -pas... Il vaudra mieux que je ne vous voie pas... au moins pas avant -longtemps, plus tard... quand nous serons très vieux... - ---Ah! m’écriai-je, je voudrais être vieille... bien vieille... tout de -suite... et que vous ne partiez pas!...» - -La tête rejetée contre le dossier de mon fauteuil, je pleurais -doucement, sans bruit--en me cachant un peu. Il m’avait vue, pourtant; -je le sentais là, derrière moi--penché près de mon oreille. - -«Geneviève, suppliait-il, soyez bonne... songez que c’est mon devoir... -qu’il le faut, absolument... Ne m’enlevez pas le peu de force qui me -reste... laissez-moi croire que je n’ai pas troublé votre vie pour -toujours... que vous pouvez encore être tranquille, heureuse. Avec cette -pensée-là, voyez-vous... et le souvenir de ce que vous m’avez dit... de -ce que vous avez voulu faire pour moi... il me semble que je ne serais -pas trop malheureux... Mais quand je vous vois pleurer... c’est si -cruel!... et je ne sais plus, alors... je ne sais plus...» - -Oh! cette voix triste, tendre... ces paroles navrantes! J’étais venue le -consoler, et je le désespérais, lui qui allait partir si loin, pour si -longtemps--et qui ne recevrait jamais de ces belles lettres d’amour pour -lesquelles il aurait sacrifié vingt ans d’existence... D’un grand -effort, je renfonçai mes larmes. - -«Pardonnez-moi, François... je ne peux pas m’empêcher... maintenant... -Mais je comprends tout ce que vous faites pour moi, pour mon repos... -combien vous êtes bon... et je vous promets de ne pas rendre votre -sacrifice inutile... de tâcher... d’essayer...» - -Ma voix se perdit dans un murmure confus. C’était tout l’héroïsme dont -j’étais capable. Il le comprit, sans doute, car il se détourna, fit -quelques pas, revint à moi d’un air inquiet. - -«Et maintenant... Oh! je souffre de vous dire cela... mais le monde est -si méchant!... maintenant... il faut nous séparer... J’ai des amis; on -peut venir à cause de mon deuil... Je ne veux pas qu’on vous trouve -ici... chez moi, Geneviève.» - -D’un mouvement brusque, je m’étais levée, rougissant malgré mon -angoisse--je lui tendais les deux mains. Doucement, sans les presser, il -les enferma dans les siennes; puis, m’attirant tout près de lui, il -inclina vers moi son visage où je lisais une tendresse infinie. - -«Et pourtant, vous le savez bien, vous, n’est-ce pas, que vous êtes en -sûreté avec moi?... Écoutez... il y a une phrase que je vous ai entendue -dire, une fois, à propos de je ne sais quel roman: «Je ne comprends pas -comment une femme qui a reçu un baiser d’un autre homme peut reparaître -devant son mari...» Vous étiez devenue toute rouge, d’avoir osé -articuler cela... rouge comme maintenant... chère petite âme candide... -Eh bien... moi non plus, Geneviève, je ne le comprends pas. Mais vous -voulez bien... ce n’est pas mal, de vous regarder encore un peu... -longtemps... pour la dernière fois...» - -Gravement, sans oser remuer, sans pouvoir parler, je le regardais -moi-même--je sentais ma douleur grandir, grandir tellement qu’elle -semblait s’élever très haut, planer au-dessus de nous... Je vis ses yeux -se voiler, ses lèvres frémir. - -«Pour la dernière fois... oh! que c’est dur, mon enfant chérie... Je -devrais vous dire de ne plus penser à moi... mais c’est trop... Vous ne -m’oublierez pas... pas tout à fait, dites... quand vous ne me verrez -plus?...» - -Je demeurai muette--incapable de prononcer une syllabe. Il luttait pour -ne pas me donner encore une fois le spectacle de sa détresse. - -«Non... non... je ne veux pas être égoïste et lâche comme hier... -j’aurai du courage... j’en ai en ce moment, je vous assure... Pourtant, -si vous voulez ne pas garder de moi un souvenir trop lamentable... il -faut partir... maintenant... pendant que je peux encore vous sourire...» - -Quel sourire!... C’est ainsi que je le revois toujours--debout devant -moi, avec ses yeux pleins d’amour dans sa figure pâle, et sa bouche -tremblante qui souriait pour ne pas pleurer... - - - - -XIX - - -Octobre 1907. - -Mes souvenirs me font mal--ils me font peur. Je craignais d’oublier, et -voilà que je viens de revivre les moindres détails de ma vie avec une -intensité qui m’épouvante. Ma mémoire est trop fidèle. Parmi ces -feuilles mortes que je croyais ramasser, j’ai trouvé des branches -vivaces--des rameaux couverts d’épines dont les pointes aiguës me -blessent et me déchirent. Dois-je les laisser retomber? Il me semble au -contraire que je voudrais les serrer dans mes mains, pour me sentir -souffrir encore... - -Après l’adieu de François, je ne sais plus bien... Pourtant, je me -rappelle distinctement le retour de Philippe. - -Il revient le surlendemain; il m’a écrit, comme papa le prévoyait, que -tout allait bien--qu’il avait pu, cette fois, s’entendre avec Mauroy -pour donner satisfaction aux ouvriers... Je l’attends--je sais ce que je -peux lui dire, et ce que je lui cacherai toujours; ces deux journées de -lutte contre moi-même m’ont vieillie et mûrie--et puis, j’ai promis à -François que son sacrifice ne serait pas inutile. Pour cela, je dois me -résigner--non à mentir, mais à ne pas laisser voir le fond de mon âme. -Philippe ne soupçonnera jamais ce que j’ai voulu faire; pour qu’il vive -en paix, je garderai ce secret qui m’étouffe. Ce sera ma punition--et -non la moins dure. - -Philippe est là. Qu’il me paraît jeune--comme ses yeux sont clairs! Il -est mon aîné de quatre ans, mais j’ai vécu plus que lui, maintenant... -Nous sommes assis tous les deux dans son bureau; il m’a raconté ses -efforts, la mauvaise volonté de Mauroy; il avoue que le caractère de son -associé est quelquefois difficile--j’essaie de l’écouter avec intérêt. -Au milieu de tout cela, je devine dans son esprit, je vois dans son -regard une inquiétude--je sens venir un nom que je redoute et qu’il -faudra pourtant bien prononcer... Enfin il parle. - -«Demain, je passerai prendre des nouvelles de François... Il semblait si -énervé, si souffrant... l’autre jour... quand je vous ai quittés... Je -crains qu’il n’ait de la peine à reprendre le dessus...» - -Il est bon, comme toujours. Et puis, il ruse, inconsciemment--pour -savoir. Mais j’ai pesé d’avance tous mes mots. - -«Si tu allais le voir, tu ne le trouverais pas: il doit être depuis hier -à Guéthary. Je l’ai revu... il était plus calme... Il compte rester -là-bas une quinzaine de jours... puis il partira pour Saïgon... - ---Pour Saïgon? fait vivement Philippe. Il recommence à voyager? Il doit -séjourner longtemps?... - ---Oh! oui... plusieurs années... Il s’est décidé à accepter ce poste de -directeur d’École qu’on lui offrait: tu sais bien que, s’il avait refusé -d’abord, c’était uniquement à cause de sa mère. - ---C’est vrai... il me l’avait dit...» murmure Philippe. Il paraît agité, -heureux--sans oser l’avouer. Je lis dans sa pensée comme dans un clair -miroir. Et soudain, le miroir se ternit d’une buée légère. - ---Tu l’as revu?... Où cela?... Ici?... - ---Non: rue Barbet-de-Jouy...» - -Cette fois, Philippe me regarde d’un air troublé. - -«Ah! tu es allée... chez lui... - ---Oui, dis-je simplement. Et j’ajoute: Je l’ai trouvé dans la chambre de -sa mère, où il rangeait des papiers...» - -Un silence. Philippe a rougi: ma réponse l’a touché, au point le plus -sensible de son brave cœur--il comprend tout ce que son soupçon -inexprimé a d’offensant pour moi. Je l’observe; assis dans son fauteuil -à dossier de cuir, il contemple distraitement son bel encrier, sa main -joue avec la petite pelle d’ivoire qu’il remue dans la poudre bleue... -C’est là, à cette même place, qu’il aurait trouvé ma lettre... Un grand -remords me saisit, et aussi une joie de lui avoir évité cette peine -atroce. Doucement, je viens derrière lui, je l’embrasse sur le front. -Alors il se retourne, il me prend la tête, il plonge ses yeux dans les -miens, sans que je les baisse. Et il me rend mon baiser, tendrement, -avec confiance... Qu’il y ait eu entre son cousin et moi un sentiment -involontaire, une sympathie intellectuelle un peu trop vive--cela, il le -croit--cela seulement: il s’y résigne, quoiqu’il en souffre. Mais il -sait, il voit que ma conscience me permet de le regarder en face. Et -puis, enfin, François s’en va. Son nom ne sera plus jamais prononcé... - -Si, pourtant. Quelques semaines plus tard. Furtivement, pendant tout ce -temps, j’ai guetté l’annonce d’une nomination officielle que -j’attends--pour ne pas rester ainsi dans l’inconnu... La nouvelle a dû -m’échapper, malgré tout. Un soir, Philippe rentre avec une figure -contrainte, émue--rien qu’à le voir, j’ai deviné... - -«Je viens de recevoir la visite de François, dit-il, du ton le plus -naturel qu’il peut. Il m’a fait ses adieux... on lui demande de partir, -précipitamment... plus tôt qu’il ne pensait... et il craint de ne -pouvoir venir ici comme il en avait l’intention.» - -Pas un mot de plus. Je comprends tout ce que cette démarche a dû coûter -à François; je comprends aussi que pour moi, pour lui--pour notre -honneur à tous les deux--il _devait_ mettre encore une fois sa main dans -celle de Philippe. Et maintenant, c’est bien fini, je pense... Il me -semble que je tombe dans un trou noir... Mais je veux être brave--brave -comme lui. - -La vie reprend, lente et tranquille. Pour échapper à l’inaction--au -rêve, je me suis décidée à penser aux autres: j’essaye de faire un peu -de bien--pas comme mes vieilles tantes, ni comme «ces dames» de -l’orphelinat de Lille--mais à ma façon, toute seule. J’ai commencé assez -froidement, dans l’espérance égoïste de me fuir moi-même; puis j’y -prends goût: les pauvres ne me font plus peur--j’apprends à leur parler; -je leur consacre une assez grande partie de mon temps. L’autre part, je -la donne à Thérèse. Je sais qu’elle a tout deviné: elle ne m’a pas parlé -du départ de François, mais j’ai senti en elle une recrudescence -d’affection qui me fait chaud à l’âme. Les enfants m’appellent «tante -Geneviève»--je les aime presque autant, je crois, que s’ils étaient à -moi. - -Philippe est redevenu vivant et joyeux; ses seuls ennuis lui viennent de -l’usine, où Mauroy continue soigneusement à entretenir le «mauvais -esprit» dont gémit mon mari. Mais j’ai renoncé aux discussions sur ce -point, et nous n’avons plus aucun sujet de querelles. Je joue du -Mozart--Philippe l’admet--je chante du Gounod, et j’ouvre bien rarement -les partitions de Wagner--surtout celle de _Tristan_. Papa a pris sa -retraite. Il ne vieillit pas et continue à battre Philippe aux échecs -tous les mercredis soirs. - -De Cochinchine, rien--pas un signe, pas un mot. C’est le silence absolu. -Philippe ne fait aucune réflexion à ce sujet. Lui non plus n’écrit -jamais à son cousin. Cette affection fraternelle s’est rompue, sans -secousse--au moins apparente. C’est peut-être un bien. Pourtant, il y a -toujours, dormant au plus profond de mon cœur, une souffrance vague, un -désir fou de savoir, et cette nostalgie de l’être aimé qui va en -croissant, au lieu de diminuer... Trois ans, quatre ans--déjà. J’ai -trente et un ans; j’ai maigri, pâli--je ne suis plus tout à fait «la -jolie petite madame Noizelles...» Mais je m’en soucie peu. - -Et un soir--oh! pourrai-je écrire cela?... Un soir, nous sommes tous les -deux, Philippe et moi, dans le salon. Un soir de juin. Il fait encore -grand jour; la fenêtre est ouverte. Je suis assise au piano, promenant -vaguement mes doigts sur les touches; je regarde Philippe qui lit son -journal en fumant. Tout à coup je le vois tressaillir; je l’entends -pousser un cri étouffé. Le papier lui échappe des mains. Je me lève -brusquement, envahie par une peur étrange. - -«Qu’est-ce que c’est?» dis-je. - -Déjà Philippe a ressaisi la feuille que j’allais prendre. Il la tient -ferme, pliée--ses yeux sont singuliers. - -«C’est... c’est... une mauvaise nouvelle... Attends; ne lis pas...» - -Tout mon sang se glace. - ---Une nouvelle... d’où?... - ---De Saïgon...» balbutie Philippe. Et il lâche le journal--ou je le lui -arrache des mains. D’abord je ne vois rien. Tout est trouble. Et puis -là--dans le coin, en bas, à droite--quelques lignes: - -«Nous avons le regret d’apprendre la mort presque subite de M. François -Chardin, directeur de l’École Indo-Chinoise, décédé à Saïgon, des suites -d’un accès de fièvre pernicieuse. Monsieur Chardin n’avait pas encore -quarante-deux-ans; depuis la fondation de notre jeune École, il la -dirigeait avec une grande compétence et un dévoûment à toute épreuve. La -science française perd en lui un de ses plus distingués représentants.» - -Les mots--les mots effrayants sont là--bien nets, cette fois. Je les -relis--je m’assieds. Je les relis encore... Suis-je folle? Non. Je sens -le regard de Philippe fixé sur moi. Mes mains sont froides, ma gorge -serrée; mais ma tête est solide... Il s’est trouvé mal, lui, autrefois, -en apprenant que j’avais failli mourir... Moi, je sais qu’il est mort, -et je ne m’évanouis pas... Seulement je vois ses yeux, son pauvre -sourire héroïque--j’entends sa voix... «Ce n’est pas la mort que je vais -chercher... Nous nous reverrons plus tard, quand nous serons très -vieux...» Oh! François, mon ami!... vous qui m’aimiez tant--et que -j’aime toujours--vous ne serez jamais vieux... et je ne vous reverrai -plus... - -Maintenant je pleure--avec la sensation horrible de ne pas -oser--d’étouffer, de broyer la douleur affreuse qui me tord le cœur. Il -ne faut pas... il ne faut pas... maintenant... Quel silence! Je relève -la tête: Philippe est pâle, tremblant, comme pétrifié. Mais sur ses -joues, je vois deux grosses larmes... Et il me dit, tout bas, presque -humblement. - -«Moi aussi... je l’aimais bien...» - -Pauvre Philippe! - -Je suis malade--très malade, d’une bienheureuse grippe qui n’a aucun -rapport apparent avec les peines morales, mais qui est suivie d’une -grande dépression nerveuse. Le docteur Garnier parle de neurasthénie et -m’envoie dans la montagne--seule--s’il savait ce que la solitude est -devenue pour moi!... Philippe ne peut pas--ne veut pas m’accompagner. Il -n’est plus jaloux--est-on jaloux d’un mort?--mais il comprend qu’en ce -moment nous serions malheureux l’un par l’autre. Alors, Thérèse, qui ne -se sépare jamais de ses enfants, m’amène Jacques, tout grandelet, un peu -anémié par une croissance subite. - -«Si j’osais, dit-elle, je vous demanderais de le prendre avec vous... -cela lui ferait tant de bien!...» - -Ils sont tous très bons pour moi... Je pars avec mon cher petit Jacques, -mon compagnon fidèle et tendre... Et je reviens guérie--de corps, sinon -d’âme. Et la vie recommence encore... - -A quoi bon continuer? Voilà neuf ans de ces heures cruelles... Tout -s’adoucit. On ne peut plus être heureux, mais on se laisse reprendre par -l’existence quotidienne, monotone, banale--consolante, pourtant. J’ai -cru m’enlizer dans cette torpeur. Philippe absent, parti en Amérique -pour plusieurs mois, en quête de nouveaux capitaux--l’usine périclitait, -et il a dû finir par se séparer de Mauroy--j’ai cru pouvoir évoquer sans -danger le passé, pendant que j’étais seule avec moi-même, et j’ai écrit -ces pages--ces pages que mon mari ne pourrait pas lire... - -Il me semble que j’ai eu tort--il me semble que c’est mal. Cette paix -que je cherche--non pas tant pour moi que pour l’homme excellent dont -l’affection m’entoure depuis vingt ans, dont la délicatesse a respecté -mes souffrances les plus secrètes--cette paix, ce n’est pas ainsi que je -l’obtiendrai... - -Allons, un peu de courage!... Je suis assise près de la cheminée, mon -manuscrit sur les genoux; la flamme monte, danse--m’invite et me -fascine... Encore un regard à ces lignes sorties de mon cœur, encore un -adieu à mon cher souvenir--à mon cher remords. Et puis--au feu, mes -douleurs; au feu, mes tendresses: puisque les feuilles desséchées -s’obstinent à ne pas vouloir mourir tout à fait--leurs cendres, -peut-être, ne ressusciteront plus. - -Paris, 1907-1910. - - -FIN - - -297-11.--Corbeil. Imp. F. LEROY. - - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FEUILLES MORTES *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, -and may not be used if you charge for an eBook, except by following -the terms of the trademark license, including paying royalties for use -of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for -copies of this eBook, complying with the trademark license is very -easy. 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By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the -person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph -1.E.8. - -1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be -used on or associated in any way with an electronic work by people who -agree to be bound by the terms of this agreement. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our website which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This website includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/66805-0.zip b/old/66805-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index caf163c..0000000 --- a/old/66805-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/66805-h.zip b/old/66805-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index be45369..0000000 --- a/old/66805-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/66805-h/66805-h.htm b/old/66805-h/66805-h.htm deleted file mode 100644 index 8370e6b..0000000 --- a/old/66805-h/66805-h.htm +++ /dev/null @@ -1,10593 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> - -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> -<head> -<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=UTF-8" /> -<title> - The Project Gutenberg eBook of Feuilles Mortes, by Jacques Morel. -</title> -<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> -<style type="text/css"> - -p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; - margin: .3em 0;} -p.noindent { text-indent: 0; } - -h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } -h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } - -div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; - margin: 1em 0; } - - -.large { font-size: 130%; } -.xlarge {font-size: 150%; } -.small { font-size: 90%; } -.xsmall, small { font-size: 80%; } - -.i { font-style: italic; } -.i i, .i em { font-style: normal; } - -.sc { font-variant: small-caps; } - -.poetry { text-align: left; margin: 1em 0 1em 5%; } -.verse { padding-left: 20%; text-indent: -20%; } -.i2 { text-indent: -10%; } -.i3 { text-indent: -5%; } -.i4 { text-indent: 0; } - - -.ind { margin: 1em 0 1em 10%; } -.sign { margin: 1em 10% 1em 20%; text-align: right; } -.date { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; font-size: 90%; } - -hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } - -sup { font-size: smaller; vertical-align: 20%; font-style: normal; } - -li { list-style: none; } - -table { margin: 1em auto; } -td { vertical-align: top; } -td.c div { text-align: center; } -td.r div { text-align: right; } -td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } - - - -a { text-decoration: none; } - -div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } -.break, .chapter { margin-top: 4em; } - - -img { max-width: 100%; } - -@media screen { - body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } -} - -@media handheld { - .break, .chapter { page-break-before: always; } - .top4em { padding-top: 4em; } - .nobreak { page-break-before: avoid; } -} - -</style> -</head> -<body> - -<div style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of Feuilles mortes, by Jacques Morel</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and -most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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Franç.)</td> -<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">de Bovet</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Les Retours du Cœur</i></td> -<td class="r"><div>par J.-H. <span class="sc">Rosny</span>, de l’Académie des Goncourt.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Mademoiselle Mignon</i></td> -<td class="r"><div>par J.-S. <span class="sc">Winter</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Une Reine des Fromages et de la Crème</i></td> -<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">de Longgarde</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Jouets du Destin</i></td> -<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">de Longgarde</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Une Réputation sans tache</i></td> -<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">de Longgarde</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Le Supplice d’une Mère</i></td> -<td class="r"><div>par Arthur <span class="sc">Dourliac</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Liette</i></td> -<td class="r"><div>par Arthur <span class="sc">Dourliac</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Bibelot</i></td> -<td class="r"><div>par <span class="sc">May Armand Blanc</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>La Maison des Roses</i></td> -<td class="r"><div>par <span class="sc">May Armand Blanc</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Aimer c’est vaincre</i></td> -<td class="r"><div>par Mme P. <span class="sc">Caro</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Muets Aveux</i> (Couronné par l’Acad. Franç.)</td> -<td class="r"><div>par Jacques <span class="sc">Morel</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Kernevez</i> (Couronné par l’Acad. Franç.)</td> -<td class="r"><div>par Mlle <span class="sc">Pape-Carpantier</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>L’Oiseleur</i></td> -<td class="r"><div>par Mlle Béatrice <span class="sc">Harraden</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>L’Eau dormante</i></td> -<td class="r"><div>par Mlle Blanche <span class="sc">Legrand</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>L’Amour fait peur</i></td> -<td class="r"><div>par Mlle Blanche <span class="sc">Legrand</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Micheline</i></td> -<td class="r"><div>par Augustin <span class="sc">Filon</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>L’Affaire Leavenworth</i></td> -<td class="r"><div>par A.-K. <span class="sc">Green</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Femme de Lettres</i></td> -<td class="r"><div>par Mary <span class="sc">Floran</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Le Roman d’un Loyaliste</i></td> -<td class="r"><div>par Miss <span class="sc">Jewett</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>La Bienfaitrice</i></td> -<td class="r"><div>par Mlle Louise <span class="sc">Zeyss</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>L’Orgueilleuse Beauté</i></td> -<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">Albérich-Chabrol</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>L’Offensive</i> (Cour. par l’Acad. Franç.)</td> -<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">Albérich-Chabrol</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Part à Deux</i></td> -<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">Albérich-Chabrol</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Les Medlicotts</i></td> -<td class="r"><div>par Curtis <span class="sc">Yorke</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Le Mirage</i></td> -<td class="r"><div>par Paul <span class="sc">Béral</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>De Peur d’Aimer</i></td> -<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">Albérich-Chabrol</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Le Choix de Ginette</i></td> -<td class="r"><div>par Mlle C. <span class="sc">Trouessart</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Au Plus Digne</i></td> -<td class="r"><div>par Mme <span class="sc">Albérich-Chabrol</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>L’Enfant Millionnaire</i></td> -<td class="r"><div>par <span class="sc">Katharina Green</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>La Tabatière du Cardinal</i></td> -<td class="r"><div>par <span class="sc">Henry Harland</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Coupable</i></td> -<td class="r"><div>par W. <span class="sc">Le Queux</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Ma Grande</i></td> -<td class="r"><div>par Paul <span class="sc">Margueritte</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Haine de Femme</i></td> -<td class="r"><div>par Marion <span class="sc">Crawford</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Le Sequin d’Or</i></td> -<td class="r"><div>par Anne <span class="sc">Osmont</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Criminelle par Amour</i></td> -<td class="r"><div>par Mlle L. <span class="sc">Zeyss</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Le Voueur</i></td> -<td class="r"><div>par M. Ch. <span class="sc">Géniaux</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Le Trèfle Rouge</i></td> -<td class="r"><div>par <span class="sc">Norbert Sevestre</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Nicole à Marie</i></td> -<td class="r"><div>par <span class="sc">Gaston Bergeret</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Mirage de Bonheur</i></td> -<td class="r"><div>par <span class="sc">Camille Pert</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>L’Inutile Route</i></td> -<td class="r"><div>par M. <span class="sc">La Bruyère</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Le Patrimoine Perdu</i></td> -<td class="r"><div>par <span class="sc">Anthony Hope</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Le Destin d’Hélène</i></td> -<td class="r"><div>par <span class="sc">Jean Relecq</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Les Demoiselles du Noël Fleuri</i></td> -<td class="r"><div>par Blanche <span class="sc">Legrand</span>.</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><i>Maison Hantée</i></td> -<td class="r"><div>par <span class="sc">Maryan</span>.</div></td></tr> -</table> -<div class="break"></div> - -<div class="c top4em"><img src="images/illu1.jpg" alt="" /></div> -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em xlarge"><i>Feuilles Mortes</i></p> - - -<p class="date">Juin 1907.</p> - -<p>Aujourd’hui j’ai quarante ans — l’âge -où une femme ne reste jeune qu’à -condition de le vouloir passionnément. -Moi je ne veux rien. Je me laisse aller au -fil des jours, m’efforçant de ne pas trop -penser et de vivre tranquillement ma vie -présente. Sans doute ma réputation d’indifférence -aux vanités féminines doit être -bien établie, car tout à l’heure, en visite, -une jeune mariée de vingt-deux ans, un -peu bébête, s’est écriée sans penser à -mal : « On dit que vous avez été si -jolie ! »</p> - -<p>« On dit… » Ce mot m’a fait rêver. -Restée seule après le départ de ma petite -oie blanche, je me suis approchée de la -glace, et, sans amertume — mais aussi, je -l’avoue, sans aucun plaisir — j’ai cherché -à retrouver dans mes traits fanés le visage -rayonnant de jadis, dans mes bandeaux au -ton de vermeil éteint, d’argent qui se -dédore, les cheveux blonds si brillants et si -doux. Ma peau s’est plissée de mille rides -imperceptibles, mes dents ont perdu leur -éclat, mon teint, d’un rose délicat, a tourné -au jaune pâle — je ressemble à un de ces -pastels mal encadrés dont le soleil et la -poussière ont mangé la couleur et terni le -velouté : quelque chose s’est fêlé dans la -paroi trop mince qui me protégeait de la -vie, dans le verre transparent et fragile de -mon bonheur. Et je songe à la petite Geneviève -aux yeux bleus, aux joues rondes, -dont le regard curieux interrogeait l’avenir -avec tant de confiance.</p> - -<p>Dois-je le raconter, cet avenir d’alors, -devenu mon passé ? Parfois je me dis qu’il -vaudrait mieux oublier. Alors je ferme -mon âme aux souvenirs, j’écarte loyalement -les regrets stériles. Mais à ce jeu, mon cœur -se vide : joies, tendresses, douleurs d’autrefois — chaque -jour je les sens qui se dessèchent -un peu plus, qui se détachent de moi -comme des feuilles mortes menacées par le -vent de l’oubli. Est-ce donc si mal de les -ramasser une à une, à mesure qu’elles -tombent, pour pouvoir, quand je serai très -vieille, en respirer encore l’odeur mélancolique — pour -être sûre que <i>cela</i>, du moins, -me restera toujours ?</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">I</h2> - - -<p>Mon enfance est très loin, très vague ; je -me rappelle les gens et les choses, -mais rien d’intime, de personnel — pas de -ces terreurs nerveuses, de ces chagrins violents -qui laissent des traces profondes. Une -petite vie tout unie, calme comme la figure -de Julie, que je retrouve mêlée à tous les -menus événements de mon existence — une -figure sans âge, avec un bon regard -dans un masque couturé par la petite -vérole. Telle elle m’apparaît aujourd’hui, à -soixante-sept ans, telle — ou à peu près — elle -devait être à vingt-sept ou vingt-huit -lorsque, papa étant resté veuf — ma mère -venait de mourir en me mettant au monde -après dix années de mariage — personne ne -s’étonna de voir Julie demeurer près d’un -homme encore jeune et s’installer dans ses -fonctions de bonne à tout faire, auxquelles -elle adjoignit en mon honneur celles de -nourrice sèche.</p> - -<p>Je me souviens d’un lapin blanc en verre -filé dont les yeux rouges me ravissaient -d’admiration et qu’on me donnait pour -jouer, le matin, dans mon lit, — d’une promenade -au Luxembourg pendant laquelle -une petite fille qui courait avec moi sur la -terrasse s’arrêta tout à coup et me demanda : -« Pourquoi tu n’as pas de maman ? » La -question m’humilia, sans m’attrister, et je -répondis fièrement : « J’en ai une, seulement -elle est en portrait et papa met des -fleurs devant. » Ce fut tout. Jamais je -n’avais pensé qu’une maman en chair et -en os pût être indispensable à l’existence.</p> - -<p>Quoi encore ? Mon entrée à la pension de -Mme Laurent, une veuve qui habitait -notre maison. Je venais d’avoir six ans ; les -boutons de mon tablier noir s’accrochaient -dans mes boucles, par derrière, et me -tiraient les cheveux toutes les fois que je -baissais la tête — j’avais très peur et un peu -envie de pleurer, Mme Laurent me prit la -main et me conduisit à ma place en disant : -« Asseyez-vous là, ma petite Geneviève. » -Au son de sa voix, mon cœur se fondit -d’admiration et de respect. J’ai su depuis -qu’elle était vulgaire et boulotte, qu’elle louchait -affreusement, qu’elle possédait tout -juste son brevet simple et que son prétendu -veuvage cachait une triste histoire de -jeunesse. Mais pendant longtemps, elle -incarna pour moi ce qu’il y a de plus beau, -de plus savant et de meilleur.</p> - -<p>Les années se passent ; je me vois, un -soir d’hiver, assise dans notre salle à manger, -apprenant l’<i>Histoire ecclésiastique</i> de -l’abbé Gautier — un vilain livre cartonné, -veiné de rose et de jaunâtre. « Qui était -Tertullien ? » La question est imprimée en -italique. Et je répète tout haut avec ardeur : -« Tertullien était un prêtre de Carthage -qui passa à Rome durant les persécutions -de l’empereur Sévère et y défendit les chrétiens -avec une éloquence et une érudition -rares… Tertullien était un prêtre… etc. » -Près de moi, Julie tricote, silencieuse et -placide, mais je devine qu’elle m’admire — sans -comprendre évidemment « qui était -Tertullien. » Devant le poêle allumé, des -châtaignes bouillottent doucement dans un -pot de terre brune ; par la porte entr’ouverte -arrive une bonne odeur de bouillon, et -Julie quitte de temps en temps son tricot -pour aller surveiller les œufs au lait qui -« prennent » sur le couvercle de la marmite — combinaison -économique qui a -l’avantage d’user le moins de charbon possible -et l’inconvénient de communiquer à -la crème une légère saveur de viande -bouillie. Comme je ne connais pas d’autre -mode de cuisson, je m’imagine que c’est là -le goût particulier des œufs au lait, et je ne -les aime pas beaucoup. En revanche, -j’adore les châtaignes, et je les couve de -l’œil tout en passant de Tertullien à Origène. -Mais voilà le bruit de la clef dans la -serrure : c’est papa qui rentre. Bien vite je -saute à bas de ma chaise et je cours dans -l’antichambre en criant : « Papa, je sais très -bien mon <i>Histoire ecclésiastique</i>, et il y -a des marrons bouillis !… »</p> - -<p>Maintenant j’ai douze ans, et papa commence -à s’inquiéter de « mes études. » La -méthode de la pauvre Mme Laurent lui -semble incohérente et décousue : je suis -très ferrée sur les Pères de l’Église, mais -j’ignore les premiers éléments de la littérature -française ; je connais par leurs noms — et -quels noms ! — toutes les figures de rhétorique, -mais je n’ai que de vagues notions -d’histoire naturelle. Mon admiration pour -le phénix des maîtresses faiblit un peu ; -quelques coups de sonde, naïvement jetés, -m’ont révélé dans ses connaissances des -lacunes graves — notamment le jour où -elle n’a pas pu m’expliquer le sens du mot -« ubiquité ». « Il faut trouver autre chose… » -dit Papa. Cette petite phrase a des résultats -prodigieux. Adieu les bouquins surannés -de l’abbé Gautier, adieu les tabliers noirs, -les pupitres peints en acajou, les notes de -conduite, d’« ordre et tenue ». Je ne suis -plus une écolière ; je travaille seule à la -maison, dans de jolis livres aux couleurs -gaies, en mettant mes coudes sur la table -tant que je veux, et, deux fois par semaine, -Julie me conduit au cours de Mlle Verdy…</p> - -<p>Chère Mlle Verdy ! Même encore aujourd’hui, -après vingt-huit ans, je n’ai qu’à -fermer les yeux pour évoquer sa haute -silhouette, son port de tête un peu altier, -sa figure aux traits trop grands, son sourire -moqueur et bon — la bouche de Voltaire -avec des yeux d’une douceur infinie, des -yeux pétillants de malice et brillants de tendresse, -des yeux myopes qui savaient voir -tout au fond des âmes. Comme elle les connaissait, -nos âmes d’enfants, comme elle -s’entendait à les manier sans heurt et sans -bruit ! Pas de grandes phrases, jamais un -mot de morale : une petite tape sur l’épaule, -un baiser bien chaud et bien maternel — parfois -une façon gentille et drôle de -« blaguer » les plus sottes — et voilà les vanités -à bas, les paresses secouées, les cœurs, -surtout, conquis, subjugués. Jusqu’alors, je -n’avais été qu’une enfant douce, un peu -sauvage, outrageusement gâtée par Julie, -adorée par mon père qui gémissait de me -voir trop peu — ses fonctions de sous-chef à -l’administration des Finances le tenaient -absent neuf heures par jour — sans grande -direction morale, poussant droit malgré -tout comme une petite plante saine. Avec -Mlle Verdy je connus « l’idéal ». Oui, en -vérité, de douze à dix-huit ans, j’ai remué -plus de pensées généreuses, j’ai fait plus de -pas sur le chemin de la perfection que dans -tout le reste de mon existence. Et si, par -la suite, ce beau feu s’est ralenti, s’il m’est -arrivé de sourire en pensant à mes enthousiasmes -d’alors, du moins j’ai gardé de ces -années le « coup de pouce » indélébile, -l’empreinte qui ne s’efface jamais.</p> - -<p>Il me semble que c’était hier… Voici la -salle de cours, claire et gaie, les deux fenêtres -ouvrant sur un jardin où, l’été, on entendait -glousser des poules ; voici la grande table -verte et la place où s’asseyait Mlle Verdy, -tandis que nous lisions tout haut nos -devoirs — pauvres devoirs de petites filles, -trop souvent semés de phrases emphatiques -et creuses. Nous lisions d’une voix -tremblante, en jetant des regards éperdus -vers ce long visage austère, impassible en -apparence ; nous lisions — soudain la bouche -railleuse se plissait, l’œil brun s’allumait -gaîment, et pan ! — d’un coup d’épingle nos -belles périodes boursouflées crevaient, s’étalaient -en loques piteuses… A ce régime, les -pédantes guérissaient vite. Mais aussi, pour -les timides, que d’encouragements, que de -paroles bienveillantes ! Et parfois le mot -ardemment attendu : « C’est bien, vous êtes -une bonne fille… » Après cette louange -suprême, rien ne pouvait plus nous émouvoir ; -nous planions au-dessus des vanités -de ce monde, et si l’Académie en corps était -venue nous offrir ses félicitations, nous -l’aurions reçue avec indifférence…</p> - -<p>Six années pendant lesquelles j’ai connu -le bonheur complet deux fois par semaine — c’est -beaucoup, peut-être, pour une seule -vie… L’autre jour, je passais devant la -chère vieille maison d’où Mlle Verdy a -disparu depuis longtemps, hélas ! En levant -les yeux vers le second étage, j’ai vu -des fenêtres dégarnies, un large écriteau : -la tentation m’a prise de ressusciter le meilleur -de ma jeunesse, et j’ai demandé à visiter -l’appartement. Quand je me suis trouvée -dans l’escalier large et nu, que j’ai senti -sous mes pieds les marches de pierre -inégales, sous ma main le froid grenu de la -rampe en fer forgé, le passé m’a ressaisie -brusquement — j’ai cru me revoir, fillette -de quinze ans, escaladant ces mêmes étages -quatre à quatre, mes cheveux dans le dos -et ma serviette sous le bras… Mais, sitôt -les portes ouvertes, dès le seuil de l’antichambre, -mes illusions se sont envolées. -D’autres gens avaient vécu là, semant des -souvenirs étrangers aux miens, perçant des -portes dans <i>mes</i> murs, cachant <i>mes</i> papiers -sous des tentures « <span lang="en" xml:lang="en">modern-style</span> » — jusqu’au -pauvre jardin détruit, remplacé par des -bâtiments vitrés d’où montait un brouhaha -de voix et de rires, mêlé à une odeur de pipe. -« Oh ! qu’est-ce qu’on a fait des arbres ?… -et les poules ?… » A ces mots presque involontaires, -la concierge qui suivait, bavarde -et empressée, m’a lancé un regard soupçonneux : -« Des poules, Madame ? Je n’en ai -jamais connu ici ; nous n’avons que des -apprentis graveurs, des jeunes gens bien -convenables… Voilà déjà trois dames qui -me parlent des poules, et aussi d’un cours -de demoiselles où elles venaient dans le -temps… Tout ça ne fait pas louer l’appartement… » -Évidemment, des compagnes -inconnues m’avaient précédée dans ce pèlerinage -sentimental et la bonne femme se -méfiait de ces chercheuses de souvenirs. J’ai -calmé sa mauvaise humeur par le meilleur -des arguments — en tirant ma bourse — et -sans plus s’occuper de moi, elle m’a laissée -errer de pièce en pièce, le cœur serré, -essayant de redonner un peu de vie à -toutes ces choses dont l’âme avait changé, -quand la mienne voulait rester fidèle…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">II</h2> - - -<p>Un soir de juillet, mon avenir se décida. -J’étais assise à la fenêtre de notre -petit salon, haut perché dans une bicoque -de la rue de Chanaleilles ; devant moi je -regardais le ciel rose, où des étoiles bleuâtres -s’allumaient une à une ; derrière moi -j’entendais la voix de notre vieil ami, le -docteur Garnier, qui chapitrait mon père.</p> - -<p>« Je t’assure, disait-il, que tu ne te -retrouveras tout à fait d’aplomb qu’après un -mois de séjour à la mer — et pas à Trouville, -tu m’entends, ni même en Bretagne, -mais dans le Midi, le plus loin possible, -à Saint-Jean-de-Luz ou à Biarritz…</p> - -<p>— Biarritz ! Peste, comme tu y vas ! Mais -c’est une plage de millionnaires ! » s’écria -papa.</p> - -<p>Quatre mois auparavant, par un aigre -vent de mars, il avait pris froid en revenant -du ministère sur l’impériale d’un omnibus ; -de bronchite en grippe, de grippe en point -pleurétique, il avait traîné tout le printemps, -faisant de courtes apparitions à son bureau -et retombant malade presque aussitôt. -Maintenant il allait mieux, mais je m’inquiétais -de le voir rester plus maigre que de -coutume, et c’était moi qui, ce soir, avais -invité le docteur Garnier à rompre notre tête-à-tête -familial. Dix-huit ans, un brevet supérieur -tout frais cueilli — ce sont des titres -sérieux aux privilèges d’une maîtresse de -maison. Papa lui-même, me sachant raisonnable, -m’avait remis les cordons de la -bourse, et je connaissais mieux que personne -les ressources de notre budget de vacances. -C’est pourquoi je me crus autorisée à intervenir -dans le débat.</p> - -<p>« Soyez tranquille, docteur, dis-je d’un -ton péremptoire ; nous irons sur la côte -basque, puisqu’il le faut. On ne dépense -jamais plus d’argent qu’on n’en a, et je me -charge de trouver à nous loger partout, -même à Biarritz… »</p> - -<p>Tous deux rirent de mon assurance — et -par le fait j’ignorais totalement ce que -coûteraient le voyage et le séjour dans ces -parages lointains. Mais j’étais à l’âge heureux -où l’on se persuade que vouloir c’est -pouvoir. Dès le lendemain, je me mis à -consulter les indicateurs, à compulser les -guides et les cartes ; il y eut des lettres échangées, -de longs conciliabules avec Julie, des -calculs très ardus où mon algèbre ne me -servait à rien — je n’ai jamais su faire une -addition sans compter sur mes doigts. Ces -préliminaires durèrent quinze jours, au bout -desquels j’exhibai triomphalement ce que -j’appelais « mon dossier ».</p> - -<p>« Nous irons à Guéthary, papa : c’est un -petit trou entre Biarritz et Saint-Jean-de-Luz — juste -l’endroit rêvé… Voici les lettres -de la maîtresse d’hôtel qui s’engage à nous -prendre pour 6 francs par jour, tout compris — et -je suis sûre que c’est très propre -chez elle : vois comme elle a une jolie écriture… -et pas une faute d’orthographe !… -Voilà le prix des billets d’aller et retour, -valables soixante jours ; c’est plus qu’il n’en -faut… voilà le total de ce que nous dépenserons -là-bas : tu vois qu’il nous reste encore -cent quarante francs d’aléa, en comptant les -trois cents francs d’économie que nous avons -faits cet hiver et que j’ajoute à ton traitement… -et voilà l’itinéraire du voyage : nous -pouvons visiter Angoulême et Bordeaux… »</p> - -<p>Tout était prévu, jusqu’à l’entretien et -à la nourriture de Julie qui devait rester -seule à Paris. Papa mit son lorgnon, lut les -lettres, vérifia les chiffres.</p> - -<p>« C’est parfait, dit-il. Et se tournant vers -le docteur Garnier, dont j’avais encore une -fois requis la présence :</p> - -<p>« Qu’en penses-tu, toi ? »</p> - -<p>Notre ami eut un bon sourire goguenard :</p> - -<p>« Je pense que Geneviève est un financier -en jupons, doublé d’un graphologue étonnant -qui sait juger de la propreté d’un hôtel -d’après l’écriture de sa propriétaire… Je -pense surtout que tu as encore une assez -fichue mine, que ton pouls n’est pas -fameux, ton appétit non plus, et que plus -tôt vous partirez vers ce paradis, mieux -cela vaudra… »</p> - -<p>Trois jours après nous étions en route -pour Guéthary.</p> - -<p>Que c’est bon d’être jeune ! Je n’avais vu -la mer qu’à Dieppe, je ne m’étais jamais -avancée dans le Midi plus loin que Fontainebleau. -Mon père, à cinquante-trois ans, -n’était pas beaucoup plus blasé que moi. -Notre voyage fut un enchantement. Les -remparts d’Angoulême, la noble façade -romane de l’église Saint-Pierre, toute blanche -dans le soleil du matin, la vallée de la -Charente, avec la courbe molle du fleuve -coupée çà et là par des rideaux de peupliers — puis -Bordeaux, les bateaux du -port aux mâts enchevêtrés, le grand pont -sur l’eau rougeâtre de la Garonne — enfin -Guéthary, la gare surplombant presque la -plage, l’Océan, tout de suite, vous accueillant -par sa lumière, par le bruit de ses -vagues, par sa bonne odeur d’iode et de sel… -Deux heures à peine après notre arrivée, je -regardais papa installé sur le sable, la -tête à l’ombre d’une petite estacade, les -jambes voluptueusement étalées. Il me semblait -le voir engraisser !</p> - -<p>Une semaine de repos complet, de chaleur -et de grand air suffit à mon malade -pour retrouver l’appétit et le sommeil. Nous -passions nos journées entières sur la plage, -encore déserte à cette époque ; le ciel de -juillet s’étendait sans un nuage et, au-dessus -des galets, une petite buée transparente -dansait en tremblotant dans l’air surchauffé. -Mais nous n’en avions cure : « Je -me sens devenir lézard », murmurait papa -en rampant sur le dos et sur les coudes -pour suivre le soleil à mesure que l’ombre -le gagnait. Quant à moi, j’avais renoncé à -l’abri d’ombrelles illusoires, et je laissais -consciencieusement les taches de rousseur -éclore sur mes joues et jusque sur mes -mains, tandis que mes yeux s’emplissaient -du bleu de la mer, et mon âme d’une allégresse -inconnue.</p> - -<p>Tout le jour nous restions ainsi, seuls -maîtres du ciel, de l’eau et de la terre jusqu’à -l’heure où, du bord de l’horizon, une -petite voile blanche, puis deux, puis dix, -puis une vingtaine, apparaissaient, se dirigeant -toutes vers nous. L’une après l’autre, -nous les regardions approcher, grossir peu -à peu, comme de grands oiseaux aux ailes -étendues. A vingt mètres du bord, d’un -seul coup, les ailes tombaient, la voile se -repliait, et dans la barque devenue soudain -lourde et noire, on voyait s’agiter des hommes -halant sur de grandes perches. Alors, -du haut de la falaise, dévalant vers le petit -port silencieux, c’était la nuée des gamins, -des femmes, des tout petits, le grouillement -des silhouettes agiles, le grincement du -cabestan, les cris rythmés scandant l’effort -des hommes qui, par six, par dix, d’une -épaulée superbe, hissaient leurs barques le -long des dalles en pente. Des groupes se -formaient ; d’un bateau à l’autre on comparait, -on échangeait sa pêche. Puis lentement, -d’un pas cadencé, tous remontaient vers le -village, chargés de paniers où les poissons -luisaient en éclairs d’argent. Quelques -femmes portaient les corbeilles sur leur -tête, le torse cambré en arrière comme des -canéphores antiques. En moins d’une heure -tout était redevenu vide et muet. Et papa, -se tournant vers moi, disait :</p> - -<p>« Voilà qu’il est temps d’aller dîner. »</p> - -<p>Un matin, comme nous descendions -gaîment, sous le feuillage ténu des tamaris, -le raidillon qui mène à la mer, l’aspect -insolite d’un superbe parapluie-tente adossé -contre l’estacade — tel un gros champignon -rouge poussé en une nuit dans le sable -jaune — nous arrêta dans notre élan.</p> - -<p>« On nous a pris notre coin ! »</p> - -<p>Ce fut mon premier cri. Papa, moins -égoïste ou plus philosophe, haussa les -épaules.</p> - -<p>« Bah ! la plage est à tout le monde. »</p> - -<p>Malgré moi, j’étais déçue : je voyais déjà -notre solitude envahie. Pourtant, la semaine -écoulée, je dus avouer que la propriétaire -du parapluie n’était pas gênante. Tout le -jour, elle restait blottie sous son abri, et -comme elle habitait sur la falaise, de l’autre -côté du port, nous ne la voyions jamais que -de loin — et de dos, silhouette noire et -menue suivant toujours un chemin opposé -au nôtre.</p> - -<p>« Je crois vraiment qu’elle nous évite », -disait papa. Et il riait, à demi vexé. Si peu -sociable que l’on soit, on n’aime pas à jouer -le rôle d’intrus. Le hasard, d’ailleurs, nous -réservait une revanche, tout en forgeant le -premier anneau de ce qu’Hoffmann eût -appelé « la chaîne de ma destinée ».</p> - -<p>Ce jour-là, nous étions allés chercher la -mer chez elle, tout au bout des rochers : -nous avions pataugé dans les mares grouillantes -d’une vie obscure et vague où, parmi -d’étranges fleurs qui remuent, on voit filer -comme des flèches les crevettes au corps -diaphane. Puis nous nous étions avisés qu’il -allait être midi, que nous avions grand’faim -et que la marée montait. Très vite, -grisés par l’air et le soleil, les lèvres salées, -les cheveux collés aux tempes, nous revenions, -en trébuchant sur les algues visqueuses -où le pied n’a pas de prise, en nous -écorchant les mains aux petits coquillages -secs et durs qui hérissent le roc — mais -enfin nous revenions et, pour couper au -plus court, nous prenions le chemin du -port, quand papa me poussa le coude. Doucement, -à pas lents, un pliant sous le bras, -un livre à la main, « notre ennemie » montait -devant nous.</p> - -<p>C’était une bien petite ennemie — ni -jeune, ni redoutable. Tandis que nous la -dépassions, tout en saluant d’un geste poli, -j’avais eu le temps de voir une figure maigre, -deux beaux yeux bruns, des bandeaux -blancs… Déjà nous l’avions devancée de -dix pas et nous grimpions lestement la -côte. Soudain un bruit sec, un cri étouffé -nous firent tourner la tête : entre son -pliant, qui roulait loin d’elle, et son livre -qu’elle n’avait pas lâché, la vieille petite -dame gisait, étalée sur la pierre grise et -dure.</p> - -<p>D’un bond, je fus près d’elle, et comme -papa courait pour me rejoindre :</p> - -<p>« Prenez garde, monsieur, dit-elle d’une -voix faible, ces dalles sont très glissantes… Je -crois que je me suis cassé la cheville », -ajouta-t-elle en essayant de sourire. Et elle -s’évanouit.</p> - -<hr /> - - -<p>Que serait-il advenu de moi si je ne m’étais -pas trouvée là pour relever Mme Chardin, -quand elle tomba sur le port de Guéthary ?… C’est -le secret des dieux, écrit dans le livre -des vies qui ne seront jamais vécues. Pour -le moment, ni papa ni moi ne songions -guère à l’avenir.</p> - -<p>Les premières minutes d’effarement passées, -et la blessée remontée chez elle, le -médecin, qu’on avait envoyé chercher à -Saint-Jean-de-Luz, reconnut qu’il n’y avait -pas de fracture, mais une simple entorse. -L’année précédente, notre bonne Julie -s’étant foulé le poignet, j’étais devenue, -sous la direction du docteur Garnier une -masseuse assez experte. Je crus donc pouvoir -offrir mes services à Mme Chardin qui -les accepta simplement, sans phrases : elle -se trouvait seule, avec une cuisinière trop -vieille pour être d’une aide efficace… Et -comme, un peu gênée malgré tout par -cette intimité subite, je lui tendais la main -pour prendre congé, elle m’attira vers -elle et m’embrassa. Le pacte était conclu — nous -n’avions plus d’« ennemie ».</p> - -<p>Dès lors, notre vie de tous les jours fut -modifiée. Papa, optimiste incorrigible, ne -songeait même pas à regretter nos longues -flâneries sur la plage.</p> - -<p>« Qui sait ? nous allions peut-être commencer -à nous ennuyer !… Il ne faut pas être -trop sauvages, vois-tu, fillette, et je ne suis -pas fâché que tu aies l’occasion de sortir -un peu de notre petite coquille… »</p> - -<p>J’en sortais, et de très bonne grâce. Chaque -matin, j’allais passer une demi-heure -près de ma malade. Qu’elle eût bien ou mal -dormi, qu’elle souffrît peu ou beaucoup, je -la trouvais toujours souriante, ses cheveux -blancs bien lissés, ses grands yeux pleins de -feu et de vie. Jamais je ne l’entendais se -plaindre, même quand, après le massage, -je lui faisais exécuter les mouvements de la -cheville, si douloureux aux chairs meurtries, -aux tendons froissés. Je me rappelais, -en pareille occurrence, les cris que la souffrance -avait arrachés à Julie, pourtant plus -jeune et plus endurcie. Mme Chardin pâlissait -un peu, serrait les dents — et c’était -tout. Même, un jour, elle s’excusa de sa -défaillance passagère au moment de son -accident : « C’était si bête de m’évanouir !… -mais j’ai un vieux cœur qui n’est pas très -solide… » Elle souffrait, en effet, par intervalles, -de crises d’étouffements, peu graves, -pensait-elle. D’ailleurs, en principe, elle -s’occupait le moins possible de sa santé. -Les trente minutes réglementaires à peine -écoulées, elle me renvoyait gaîment.</p> - -<p>« Allez pêcher la crevette, mon petit -docteur… Et n’oubliez pas de revenir à cinq -heures, pour le thé… Perrine m’a promis -un <span lang="en" xml:lang="en">plum-cake</span> et des galettes salées… »</p> - -<p>Docile, — un peu gourmande aussi, — je -reparaissais à l’heure dite, escortée par -mon père que Mme Chardin avait invité -une fois pour toutes. Alors, nous passions -des moments délicieux.</p> - -<p>Encore un souvenir vivant et lointain, -un éclair dans la brume… Le salon clair, -tendu d’étoffes anglaises, meublé de jonc -et de bois laqué — car notre nouvelle amie -est chez elle ; une parente éloignée lui a -légué jadis ce petit Ermitage où elle nous -accueille toute frêle et gaie, étendue sur sa -chaise longue, entre le piano et la table -à thé. Nous causons, sans nous lasser. Elle -se laisse aller à nous raconter un peu de sa -vie — ses premières années de ménage, si -heureuses, dans cette paisible ville d’Amiens -où son mari était professeur ; son veuvage -prématuré, son retour à Paris pour l’éducation -de son fils — ce grand fils sur qui elle a -reporté toute sa tendresse et tout son orgueil. -Avant trente ans, le voilà presque un savant, -diplômé de l’École des Hautes Études, chargé -depuis dix-huit mois d’une mission scientifique -à Angkor, en Indo-Chine. « Il doit revenir -au printemps prochain, et pour longtemps, -j’espère… » A cette pensée, quel -bon sourire éclaire son visage fatigué !… -Mais déjà elle craint de nous importuner -en nous entretenant d’elle-même. Peu à -peu la conversation dévie. Les revues nouvelles -sont à portée de la main ; Mme Chardin -sait tout, a tout lu, s’intéresse à tout. -La liberté de ses jugements et de ses opinions -effare un peu papa, plutôt timide -et conservateur par nature ; pour moi, -j’aime cet esprit vigoureux qui me rappelle -celui de Mlle Verdy… Voilà qu’on parle -d’art ; j’en ai le goût et l’instinct, mais peu -de culture esthétique. « Cela s’acquiert, dit -Mme Chardin ; il suffit de regarder des -images… vous viendrez en voir chez moi… -Et la musique ?… » Sans savoir comment, -je me trouve au piano, devant un volume -des <i>Échos de France</i> ; je chante la vieille -mélodie : « Au bord d’une fontaine. »… -Le soleil baisse à l’horizon ; par la fenêtre -ouverte, je vois la mer moirée d’or, j’entends -le bruit assourdi du flot qui monte. -Une sensation de paix profonde, de bonheur -subtil m’envahit jusqu’à l’âme, tandis -que j’achève la chanson mélancolique :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i3">Félicité passée</div> -<div class="verse i3">Qui ne peut revenir,</div> -<div class="verse i3">Tourment de ma pensée,</div> -<div class="verse">Que n’ai-je en vous perdant, perdu le souvenir !</div> -</div> - -<p class="noindent">A dix-huit ans, ce sont là des mots vides -de sens ; pourtant, j’y ai mis tout ce que je -ne comprends pas, sans doute, car -Mme Chardin dit à voix basse : « C’est -bien… c’est très bien… » Et soudain, entre -nous trois, tombe un silence très doux…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">III</h2> - - -<p>Si je me suis attardée à ces souvenirs, -c’est qu’ils marquent pour moi un -des tournants de la route inconnue que -nous suivons tous en aveugles : de distance -en distance, seulement, il nous est permis -de nous retourner ; alors les étapes parcourues -nous apparaissent d’un seul coup, -en pleine lumière — comme si le jour naissait -derrière nous à mesure que nous marchons -vers la nuit.</p> - -<p>Sans le savoir, j’atteignais une ces étapes. -Jusqu’alors, ma vie avait oscillé entre deux -pôles : d’un côté, papa et Julie — le « chez -nous » paisible et doux de mon enfance ; -de l’autre, Mlle Verdy — l’enthousiasme, -la lutte, la gloire finale de l’« examen supérieur » ! -Maintenant je le tenais, ce fameux -brevet ; il sommeillait au fond de mon -tiroir et il m’avait apporté plus de déceptions -que de joies. Mon existence me semblait -sans but : naïvement, je croyais -n’avoir plus rien à apprendre — car ceci se -passait en des temps très anciens où les -princesses de science n’étaient encore que -des Belles au bois dormant, où l’on voyait -très peu de doctoresses et pas du tout d’avocates. -Autour de moi, personne pour me -conseiller ; nous étions presque sans famille. -Papa, originaire de Bretagne, possédait aux -environs de Nantes quelques vagues cousins -que nous voyions tous les cinq ans, -et je ne me connaissais, pour ma part, -d’autres ascendants que deux tantes de ma -mère, excellentes vieilles filles, dévotes et -momifiées, dont la société m’ennuyait -beaucoup.</p> - -<p>C’est dans cette heure de solitude intellectuelle -que Mme Chardin apparut à mon -horizon. Et mon âme avide de tendresse et -d’admiration se donna tout de suite à -elle.</p> - -<p>Dès notre retour de Guéthary dans le -grand Paris chaud et désert des jours d’août, -j’avais pris l’habitude de lui écrire souvent. -Elle-même ne devait revenir qu’au mois -d’octobre et se trouvait un peu isolée là-bas ; -elle me répondit longuement — des lettres -exquises, pleines de jeunesse et d’entrain, -en dépit de ses soixante ans, de son cœur -détraqué et de sa cheville encore invalide. -« Je suis retournée hier à la plage — disait-elle — toute -branlante et boitillante, au -bras de ma vieille Perrine. En revoyant -la dalle, cause stupide de ma chute, -mon premier mouvement, je l’avoue, a été -plein de rancune. Et puis j’ai pensé à vous, -ma petite Geneviève ; je me suis dit que, -sans cette vilaine pierre, nous aurions très -probablement passé l’une à côté de l’autre -sans nous parler jamais. Alors j’ai failli -m’écrier : « Cette dalle est le plus beau jour -de ma vie ! »</p> - -<p>J’avais souri, heureuse au fond de son -affectueux badinage. Bien plus tard, je -compris tout ce que ces mots contenaient -d’espoirs secrets, demeurés inavoués, qui -devaient m’être révélés dans un grand jour -d’angoisse…</p> - -<p>Octobre arriva, et je revis Mme Chardin, -guérie enfin pour tout de bon. Par un -hasard singulier — Paris réserve de ces -surprises — elle demeurait rue Barbet-de-Jouy, -à cent mètres de notre maison, si -près que je fus autorisée à me rendre seule -chez elle. Julie grogna un peu. Elle avait -des idées très arrêtées, cette chère Julie, sur -la respectabilité des jeunes filles. La première -fois que, prête à sortir sans escorte, -je m’approchai d’une glace pour mettre -mon chapeau, j’aperçus derrière moi le -reflet d’une bonne figure inquiète dont -l’expression grondeuse me fit rire. Bien -vite je me retournai pour l’embrasser.</p> - -<p>« Tu as l’air d’une poule qui a couvé un -canard !… Sérieusement, est-ce que tu crois -qu’on va m’enlever entre la boutique du -fruitier et celle de l’herboriste ?… »</p> - -<p>Sans se dérider, Julie secoua la tête.</p> - -<p>« Pardi ! je sais bien qu’il ne vous -arrivera rien… au moins aujourd’hui — depuis -mes quinze ans, elle refusait obstinément -de me tutoyer — Mais c’est égal, -ça ne se fait pas !… »</p> - -<p>Que de choses <i>ne se faisaient pas</i> dans ce -temps-là ! Heureusement, Mme Chardin, -toute libérale qu’elle fût, connaissait mieux -encore que Julie le code des convenances -mondaines. Avec un tact infini, sans s’imposer -à nous, sans chercher à m’accaparer, -elle me proposa pour l’hiver tout un plan -dont l’ensemble m’enchanta et qui reçut -la pleine approbation de papa, trop heureux -de ne pas me laisser seule et désœuvrée -pendant ses longues journées d’absence.</p> - -<p>Chaque mardi, j’allais la prendre rue -Barbet-de-Jouy, et elle me conduisait -à la Sorbonne, où venait de s’ouvrir une -série de cours sur l’Histoire de l’Art ; chaque -samedi, nous visitions ensemble les musées -et les expositions. Et comme, une fois par -mois, papa s’accordait l’innocente distraction -d’un Dîner Breton où il retrouvait de -vieux camarades, il fut convenu que, ces -jours-là, je dînerais avec Mme Chardin. -J’esquivais ainsi certaines soirées passées -entre la tante Olympe et la tante Cornélie, -soirées dont le bézigue à trois faisait tous -les frais — à moins qu’on ne m’employât -à tailler des étoffes très laides, ou à dévider -d’éternels écheveaux de cette laine -grise et morne réservée aux « œuvres de -bienfaisance ».</p> - -<p>Chez Mme Chardin, rien de pareil. Je -ne sais comment elle s’y prenait pour faire -le bien, et sans les indiscrétions de Perrine, -devenue très vite l’amie intime de Julie, -nous aurions pu la croire uniquement -absorbée par des préoccupations artistiques -et intellectuelles. Avec une fortune médiocre -et une santé chétive, elle avait su créer, en -elle et autour d’elle, cette harmonie raffinée -qui est mieux que du luxe. Quand je la -regardais, assise près de sa fenêtre dans une -bergère Louis XVI aux tons fanés, sous le -jour pâle que filtraient les grands rideaux -de tulle blanc, j’avais l’impression qu’elle -faisait partie d’un tout très délicat, que -sa personne menue, corps, âme et le reste, -n’était pas seulement là, au fond du vieux -fauteuil, mais éparse dans l’atmosphère -ambiante — et qu’on en respirait le parfum, -subtil comme celui d’une rose sèche. Le -soir, à la lumière de la lampe, elle prenait -une apparence plus concrète ; pourtant, -quoique sa voix fût vive et gaie, ses gestes -restaient discrets, plutôt rares. Doucement, -de ses doigts maigres, elle tournait les -pages de quelque livre d’art — car elle -avait tenu sa promesse, et une bonne part -de notre temps se passait à « regarder des -images ».</p> - -<p>En peu de semaines, grâce aux cours de -la Sorbonne et à nos stations dans les -musées, j’avais appris à voir — chose plus -difficile qu’on ne le pense généralement. -Mme Chardin n’en demandait pas davantage : -elle ne haïssait rien tant que le snobisme -et les admirations toutes faites. Ma -sincérité l’amusait. Quand je lui avouai -que je ne comprenais pas bien la <i>Joconde</i>, -et que la <i>Bethsabée</i> de Rembrandt m’impressionnait -surtout par la longueur de son -torse et la laideur de ses jambes, elle se -mit à rire.</p> - -<p>« Mon Dieu, c’est une opinion comme -une autre, et je suis sûre au moins que vous -ne l’avez pas trouvée dans Taine… Mais -pour cette fois, c’est vous qui avez tort, ma -pauvre Geneviève ; vous confondez le <i>beau</i> -avec le <i>joli</i>, et si vous les examiniez d’un -peu plus près, ces deux femmes laides… »</p> - -<p>Un coup de sonnette l’interrompit. -Nous étions assises toutes les deux devant -un beau feu de bois — elle au coin de la -cheminée, dans sa bergère, moi sur un -tabouret bas, rôtissant à la flamme claire -mes mains et mon visage — et nous devisions -en attendant le dîner que Perrine tardait -un peu à nous servir. Au bruit violent -du timbre, j’avais sursauté, prête à me -lever. Mme Chardin me mit la main sur -l’épaule.</p> - -<p>« Restez donc tranquille, petite sauvage ; -personne ne doit venir nous déranger ce -soir… On apporte le journal, sans doute… -j’entends une voix d’homme… Comment, -c’est toi, Philippe !…</p> - -<p>— Mais oui, ma tante… »</p> - -<p>Le robuste garçon, très blond et très -barbu, qui entrait en coup de vent, s’arrêta -soudain à ma vue. D’un bond, j’avais quitté -mon tabouret et je me tenais debout, prodigieusement -gauche et gênée — du moins -je le pensais. Quant à Mme Chardin, elle -contemplait le nouveau venu avec stupéfaction.</p> - -<p>« Qu’est-ce que cela signifie ?… Je te -croyais à Nice pour tout l’hiver. Avant-hier -encore, tu m’écrivais…</p> - -<p>— Oui, avant-hier… Mais depuis… j’ai -changé d’avis ; je suis revenu subitement… Des -affaires, tu comprends… »</p> - -<p>C’était la voix bredouillante d’un petit -petit garçon pris en faute. Un coup d’œil -du côté de Philippe — puisque Philippe il y -avait — me le montra tout rouge, d’une rougeur -de blond qui avait envahi jusqu’à la -racine de ses cheveux courts et frisés. -Mme Chardin sourit, imperceptiblement, -et je vis une lueur de malice passer dans -ses yeux que je connaissais déjà si bien. -Tout de suite, elle avait repris son aisance -habituelle.</p> - -<p>« En ce cas, tu vas dîner avec nous. Tu -venais pour cela, je pense…</p> - -<p>— Mais oui, ma tante… »</p> - -<p>Encore ! Décidément Philippe n’était pas -éloquent. Plus il semblait timide et empêtré, -plus je me sentais redevenir brave. -Quand Mme Chardin songea enfin à nous -présenter l’un à l’autre : « Mon neveu Philippe -Noizelles… Ma petite amie, Geneviève -Rodier… » je saluai sans le moindre embarras. -D’ailleurs, au même moment, Perrine -ouvrait la porte de la salle à manger, ce -qui mit fin à toutes les cérémonies.</p> - -<p>« Pas plus que les Muses, pas moins que -les Grâces », a dit, je crois, Brillat-Savarin -en évaluant le chiffre de convives propre -à donner au repas la perfection voulue. -Nous étions bien un nombre sacré, ce soir-là, -à la table de Mme Chardin, mais il me -sembla d’abord que la troisième Grâce, sous -la forme de Philippe Noizelles, n’ajoutait -rien au charme de notre tête-à-tête habituel. -Non qu’il fût laid ou antipathique. -Vu en pleine lumière, avec son teint frais, -ses traits réguliers, ses yeux gris clairs et -honnêtes, il plaisait par un grand air de -jeunesse et de bonté. Jeune, il l’était beaucoup -plus que je ne l’avais cru — vingt-deux -ou vingt-trois ans à peine — et bon -de la tête aux pieds — bon par le son de sa -voix, par la douceur de son regard, bon -jusque dans sa façon de vous verser à boire -et de vous passer la corbeille à pain. Seulement -la timidité le paralysait, et pendant -près d’un quart d’heure, le dîner fut plutôt -morne.</p> - -<p>Peu à peu, cependant, grâce aux efforts -de Mme Chardin, la conversation prit un -tour assez animé — moins « intellectuel » -peut-être que de coutume. Philippe, évidemment, -possédait une culture plus scientifique -que littéraire ; tout frais émoulu de -l’École centrale, il sortit de son mutisme -dès que sa tante l’eut amené sur un terrain -familier, et il se mit à décrire avec feu un -nouveau moteur qu’on venait d’aménager -dans son usine — une grande filature près -de Lille dont la mort de ses parents l’avait -fait propriétaire, mais qu’il ne dirigeait pas -seul, à cause de son jeune âge.</p> - -<p>« Si tu voyais quelle jolie machine ! Pas -trop grosse, pas encombrante, et douce, et -silencieuse !… Un vrai bijou !… »</p> - -<p>Son enthousiasme m’amusait. Maintenant -je le trouvais gentil et pas sot, malgré -son air candide. Il mangeait de grand -appétit, riait d’un rire d’enfant et se dégelait -à vue d’œil. Seul, le nom de Nice avait -gardé le pouvoir de le faire devenir écarlate, -et la moindre allusion à son séjour dans le -Midi lui causait un malaise évident — pour -quelle raison ? A vrai dire, cela -m’intriguait un peu…</p> - -<p>« Et François, ma tante ? Il va bien ? Si -je ne te demandais pas de ses nouvelles, c’est -que j’ai reçu tout dernièrement une lettre -de lui… Il me parlait de son prochain retour. -A-t-il fixé une date ? »</p> - -<p>Mme Chardin soupira.</p> - -<p>« Pas encore… Pourtant il espère avoir -fini son travail en janvier, ce qui lui permettrait -de revenir en mars… Mais je n’ose -pas trop y compter. C’est si loin, ce pays -d’Angkor ! Tout au fond de la Cochinchine, -sur la frontière du Cambodge !…</p> - -<p>— Ce bon François ! dit Philippe, je -serai joliment content de le revoir ! »</p> - -<p>Et se tournant vers moi :</p> - -<p>« Vous ne le connaissez pas, mademoiselle, -mon cousin François ? C’est la -gloire de la famille, vous savez !… Quant -à moi, personnellement, je lui dois une -fameuse chandelle… Sans lui, je ne sais -pas si j’aurais passé mon bachot… Pour -les sciences, je ne dis pas ; mais le latin !… -Tu te rappelles, ma tante, les versions qu’il -me faisait piocher le dimanche ?… »</p> - -<p>Mme Chardin sourit, sans répondre. Et -soudain, l’idée me vint que, jusqu’alors, -elle s’était montrée singulièrement réservée -au sujet de son fils. Elle en parlait rarement, -et nulle part, chez elle, je n’avais vu -en évidence rien qui ressemblât à un portrait -ou à une photographie. Discrétion -d’âme et finesse de goût, horreur instinctive -des sentiments étalés et des vilains -cadres en peluche — c’est ainsi, du moins, -qu’en y pensant pour la première fois, -j’interprétai l’abstention volontaire de -ma vieille amie, sans comprendre qu’il -y avait encore dans son silence autre -chose de plus complexe et de plus délicat…</p> - -<p>Dans le salon, près de la table, je feuilletais -un <i>Rembrandt</i>, tandis que Philippe -Noizelles buvait son café, adossé à la cheminée, -en causant avec sa tante. Il y eut un -petit silence : Mme Chardin venait d’ouvrir -son journal. Alors, sur mes cheveux, sur -mon front baissé, je sentis peser un regard, -timide d’abord et lointain, puis peu à peu -plus proche et plus hardi. Et tout à coup :</p> - -<p>« Est-ce indiscret de demander à voir, -mademoiselle ? »</p> - -<p>Il se tenait devant moi, de l’autre côté de -la table ; c’étaient ses yeux qui cherchaient -les miens — deux yeux si bons que je ne -pus m’empêcher de leur sourire. Il se pencha -pour regarder la planche que j’étudiais — justement -la <i>Bethsabée</i> — et l’examina -un moment d’un air perplexe.</p> - -<p>« Je crois que je connais ça… Ah ! oui, -Rembrandt… Elle est plutôt laide, cette -bonne femme… Oh ! je dois avoir tort, -ajouta-t-il bien vite ; je n’entends pas grand’chose -à la peinture…</p> - -<p>— Alors pourquoi en parles-tu ? dit gaîment -Mme Chardin qui se rapprochait de -nous, le <i>Temps</i> à la main. Tu ferais mieux -de fumer une cigarette ; nous t’y autorisons -toutes les deux. »</p> - -<p>Philippe secoua la tête.</p> - -<p>« Oui… mais moi je sais que l’odeur -du tabac te fait mal… Aussi, maintenant, -quand je viens chez toi, je n’apporte plus -de cigarettes… Et comme il n’y en a pas -ici, je suis sûr de ne pas succomber à la -tentation… »</p> - -<p>Avec quelle bonhomie le brave garçon -avouait son petit sacrifice ! Mme Chardin -en fut touchée ; mais elle semblait surtout -préoccupée de « distraire » son neveu : on -voyait qu’elle n’avait pas encore perdu -l’habitude de le traiter comme un enfant. -Elle me proposa de chanter « pour remplacer -la cigarette », disait-elle.</p> - -<p>Et tout de suite le bon Philippe prit feu -à cette idée.</p> - -<p>« Je vous en prie, mademoiselle… -J’aime tant la musique ! Les mélodies de -Gounod, surtout… »</p> - -<p>J’aurais préféré du Schumann… Mais -Mme Chardin avait déjà ouvert un cahier -et attaquait une ritournelle, au hasard. -Docilement je commençai :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2">Ah ! si vous saviez comme on pleure…</div> -</div> - -<p>Je chantais mal, sans entrain. Philippe -Noizelles était assis derrière moi et je ne -pouvais pas le voir ; seulement, de temps à -autre, je l’entendais pousser de petits soupirs.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2">Vous entreriez peut-être même</div> -<div class="verse i4">Tout simplement…</div> -</div> - -<p>Mon auditeur demeurait plus muet -qu’une carpe. Un peu surprise de ce silence -inusité, je me tournai vers lui et je restai -confondue. Immobile, le regard fixe et — Dieu -me pardonne ! — les larmes aux yeux, -il semblait pétrifié par l’extase.</p> - -<p>« Mademoiselle… oh ! mademoiselle !… -Vous avez une voix délicieuse… Comme -c’est joli, cette musique !… Voulez-vous -être très bonne, et m’en chanter encore ?… »</p> - -<p>Comment résister à cette explosion de -ferveur naïve ? Après tout, moi aussi, -j’avais aimé ces mélodies, devenues banales -par leur grâce même. Philippe « retardait » -seulement de quelques années. D’ailleurs -il y avait dans ses moindres paroles une -simplicité, une sincérité absolue qui lui -donnaient beaucoup de charme. Et puis — pourquoi -ne pas l’avouer ? — j’étais -flattée d’une telle admiration. Un peu hésitante, -je consultai Mme Chardin du regard.</p> - -<p>« Continuons, » dit-elle d’un ton résigné.</p> - -<p>Et je continuai. Le recueil entier y passa : -<i>Medjé</i>, la <i>Chanson du Printemps</i>, l’<i>Envoi -de fleurs</i> — tout un flot d’harmonie éperdue -que Philippe recevait cette fois en -pleine figure car il était venu s’asseoir en -face de moi. Je gardais les yeux rivés sur -ma musique, gênée par son regard candide -et ravi — émue peut-être par l’hommage -inattendu de cet enthousiasme juvénile qui -ne s’adressait plus seulement à Gounod…</p> - -<p>Dix heures sonnaient, et je chantais -encore, quand papa entra dans le salon de -notre amie. Il venait me prendre, comme -toujours, en sortant de son Dîner Breton -et, au premier abord, il parut surpris de -trouver là un jeune homme inconnu ; mais -Mme Chardin, avec son tact ordinaire, eut -vite fait de lui expliquer, sans en avoir -l’air, que la présence de son neveu était -toute fortuite.</p> - -<p>« Ce grand garçon est venu me demander -à dîner, au moment où je le croyais -à l’autre bout de la France… N’est-ce pas, -Philippe ? »</p> - -<p>Elle semblait fatiguée, un peu nerveuse -et, contre son habitude, n’insista pas pour -nous retenir après qu’on eut pris le thé.</p> - -<p>« Je crains que cette séance de musique -n’ait été trop longue pour vous, lui dis-je -en l’embrassant. Si vous voulez vous reposer -demain, nous n’irons pas au Louvre… -Et même, mardi, nous pourrions manquer -la Sorbonne…</p> - -<p>— Manquer la Sorbonne ! A quoi pensez-vous, -petite paresseuse !… »</p> - -<p>Nous étions dans l’antichambre, et Philippe -Noizelles enfilait son pardessus — une -belle pelisse doublée de fourrure qui -lui donnait l’aspect d’un jeune boyard très -blond.</p> - -<p>« Vous suivez des cours à la Sorbonne, -Mademoiselle ? »</p> - -<p>Il demandait cela au hasard — pour le -plaisir de parler sans doute. Et moi, machinalement -aussi, je lui dis le nom du professeur, -tandis que nous prenions congé de -Mme Chardin.</p> - -<p>« A bientôt, ma tante ; je pars demain -pour Lille, mais je n’y resterai qu’un jour -ou deux… »</p> - -<p>Sur le seuil de la porte cochère, discrètement, -il nous salua, papa et moi, et -s’éloigna dans la nuit d’hiver, d’un pas -ferme et leste.</p> - -<p>« Un solide gaillard ! » fit papa, non sans -une secrète admiration d’homme maigre. -Puis, après un moment de réflexion : -« D’où diable sort-il, ce neveu-là ? »</p> - -<p>Je me mis à rire.</p> - -<p>« Mais, du pays des neveux, je pense… -Oh ! il est bien gentil, je t’assure ; seulement, -c’est dommage qu’il n’aime pas assez -la peinture, et qu’il aime trop la musique -de Gounod… »</p> - -<p>Et soudain, je me sentis rougir, effleurée -d’un remords : en songeant au bon regard -confiant qui, tout à l’heure, se fixait sur -moi, je venais de comprendre que, peut-être, -l’ombre d’une moquerie, de ma part, -était déjà une sorte de trahison.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">IV</h2> - - -<p>Le mardi suivant, quand j’arrivai rue -Barbet-de-Jouy, je trouvai Mme Chardin -toute prête à sortir, coiffée d’une de -ces capotes en dentelle noire, mi-chapeau, -mi-fanchon, qui semblaient faites pour elle -seule et qui encadraient si bien la soie pâle -de ses cheveux. Elle tenait à la main une -lettre, nouvellement reçue sans doute, car -malgré sa réserve ordinaire, elle prit à peine -le temps de me dire bonjour et s’écria, en -levant vers moi un visage radieux :</p> - -<p>« Enfin ! Écoutez ce que m’écrit mon -fils, le 5 janvier : « Sauf empêchement, -j’espère pouvoir quitter Angkor dans trois -semaines et m’embarquer au commencement -de février… » Le commencement de -février… nous y sommes ! En ce cas, il -arriverait ici vers le 15 mars…</p> - -<p>— Seulement ? comme c’est long ! » fis-je -sans penser à mal. Je songeais simplement -à la durée du voyage. Mme Chardin me -regarda un moment, avec un drôle de petit -sourire, puis mettant la précieuse lettre -dans sa poche :</p> - -<p>« Partons pour la Sorbonne, dit-elle -gaîment ; je relirai la prose de mon fils en -cachette, avant qu’on éteigne le gaz et qu’on -commence les projections… »</p> - -<p>Mais nous avions dû nous mettre en -retard, car nous trouvâmes le professeur en -chaire et la salle déjà plongée dans l’obscurité. -Au lieu de descendre jusqu’à ma -place habituelle, là où quelques lampes, -posées sur une table, permettaient aux -élèves de prendre des notes, je me glissai -sans bruit entre les gradins supérieurs, -après avoir tant bien que mal installé -Mme Chardin. Trébuchant et tâtonnant, -je cherchais à me caser moi-même, quand -il me sembla voir une des ombres que je -frôlais se lever, me saluer d’un geste timide, -puis disparaître et s’aplatir contre le mur -le plus proche, laissant disponible un coin -de banc très dur sur lequel je m’assis prestement, -non sans surprise : dans cette -silhouette polie, un peu massive, j’avais -cru reconnaître Philippe Noizelles.</p> - -<p>On a beau être la moins extravagante -des jeunes filles, à dix-huit ans il est permis -d’avoir de l’imagination. La mienne se -mit à trotter, au grand dommage de mes -facultés esthétiques. Ni la voix exquise du -professeur, ni l’intérêt du sujet — Botticelli -et les <i>quattrocentistes</i> italiens — ni la vue -des projections, un peu confuses peut-être — c’était -à cette époque un procédé tout -nouveau et encore dans l’enfance — mais -nombreuses et variées, ni rien enfin de ce -qui me captivait d’habitude ne parvenait -cette fois à fixer mon attention. « Qu’est-ce -que ce jeune homme peut bien venir faire -ici ? je le croyais à Lille… Tiens ! le <i>Printemps</i> -qui apparaît la tête en bas !… C’est -vrai qu’il habite Paris ordinairement, mais -il ne doit pas beaucoup fréquenter la Sorbonne… -Ah ! c’est trop fort ! On parle d’une -<i>Vierge à la grenade</i>, et c’est un renard de -Pisanello qui est au tableau. Après tout, -peut-être que je me suis trompée, et que -ce n’est pas lui… Comme elle est jolie, cette -Vénus debout sur sa coquille !… Si, ce doit -être lui : j’ai reconnu sa barbe… » Pour la -première fois, le cours me parut long ; je -m’apercevais que j’étais très mal assise, et -à deux reprises je bâillai discrètement. -Enfin la lumière reparut, et soudain, saisie -d’une étrange appréhension, au lieu de -regarder à gauche pour dissiper mes doutes, -je bondis — autant qu’on peut bondir entre -deux rangs de vieilles dames et des gradins -de bois — vers la droite et vers Mme Chardin -que j’apercevais de loin, un peu en -détresse parmi les remous de la sortie.</p> - -<p>Nous venions d’atteindre les premières -marches de l’escalier, et nous commencions -à descendre, quand, derrière nous, j’entendis -quelques « hum ! hum ! » discrets, suivis -de ces paroles prononcées d’une voix -persuasive :</p> - -<p>« Tu devrais accepter mon bras, ma -tante : je t’assure que ce serait beaucoup -plus commode… »</p> - -<p>Comme tout cela me paraît loin — loin -et proche ! La vieille cour universitaire — pas -celle d’aujourd’hui, celle d’autrefois, -toute noire et revêche — dorée par un froid -soleil de février, sous le ciel d’un bleu -aigre ; les bons yeux gris qui me regardaient -si gentiment, si tendrement déjà, avec une -nuance d’humilité, le visage mécontent de -Mme Chardin tourné vers son neveu — et -moi-même, coiffée d’un de ces hideux chapeaux -tromblons, affublée d’une de ces -grotesques <i>tournures</i> à la mode de 1886 — jolie, -sans doute, malgré tout, mais surprise -et un peu troublée…</p> - -<p>La même scène se renouvela souvent : -au Louvre, où le professeur nous avait -envoyées étudier les primitifs italiens ; au -Trocadéro, où j’étais allée, sous la conduite -de ma vieille amie, dessiner quelques moulages ; -au Salon des Pastellistes, à l’Exposition -des œuvres de Manet — partout, en -un mot, nous étions sûres de voir surgir -Philippe, à moins qu’il ne fût là d’avance, -campé devant un tableau qu’il ne regardait -pas et l’œil rivé sur la porte d’entrée. Par -quelles ruses de sauvage le cher garçon -parvenait-il ainsi à découvrir nos traces ? -Certes, ce n’était pas sa tante qui lui donnait -rendez-vous. En vain Philippe essayait -de l’attendrir par ses attitudes recueillies, -en vain il mettait une application touchante -à étudier la Vierge de Cimabue — « un peu -raide », avouait-il — ou à envisager sans -frémir les plus effarantes esquisses de -Manet — Mme Chardin n’était pas dupe -de ces engouements subits : à chaque rencontre, -je voyais son front se rembrunir et -ses yeux devenir plus noirs. Quant à moi…</p> - -<p>Quant à moi, je ne pouvais plus me dissimuler -la cause des incartades de Philippe -et, si peu coquette que je fusse, j’acceptais -sans trop d’étonnement les hommages -de mon timide admirateur. Jamais nos -modernes ingénues ne pourraient s’imaginer -à quel point j’étais naïve. Élevée -comme une petite sauvage, aussi isolée du -monde en plein Paris qu’une nonne au -fond d’un couvent de province — voilà -qu’à peine sortie de ma vie d’enfant, d’écolière -ignorante, je rencontrais l’amour tel -qu’il apparaît dans les romans anglais. -Ainsi Dickens et Rhoda Broughton possédaient -le secret de la vie ? A vrai dire, j’en -avais parfois douté, mais maintenant il -fallait bien le croire. Une seule entrevue, -quelques paroles échangées, un peu de -musique — et tout de suite la grande passion. -Pendant tout un mois, je nageai en -plein conte bleu, sans trop savoir moi-même -ce que je pensais, mais heureuse de -me savoir aimée. Pas une fois l’idée ne -m’effleura que Philippe, selon toute apparence, -était riche, et que ma dot se réduisait -à zéro. Deux seuls nuages obscurcissaient -mon ciel : le mécontentement -visible de Mme Chardin et l’ignorance -totale de mon pauvre papa. Retenue par -une sorte de pudeur plus forte que ma -franchise habituelle, je n’osais pas lui -raconter mes « aventures » ; mais je me -souviens qu’un soir, bourrelée de remords -en songeant à l’abîme de dissimulation où -je me sentais enfoncer, je me mis à pleurer -toute seule dans mon lit. Ah ! oui, j’étais -déplorablement « <small>XIX</small><sup>e</sup> siècle » — et je ne le -regrette pas.</p> - -<p>Subitement, le 1<sup>er</sup> mars, les choses -prirent une face nouvelle. L’Exposition -des Aquarellistes ouvrait ce jour-là et -j’avais passé ma matinée à essayer de ressusciter, -par d’innocents artifices, mon -chapeau d’hiver à l’agonie. J’en fus pour -mes frais : Philippe ne parut pas. Le surlendemain, -au Musée du Luxembourg où -nous visitions quelques acquisitions -récentes, je le cherchai des yeux sans plus -de succès. Sans doute sa tante lui avait fait -comprendre qu’il la mettait dans un cruel -embarras. Mais alors il allait sûrement se -décider à parler. J’attendis d’abord avec -confiance. Mme Chardin semblait tranquillisée, -satisfaite, et ne songeait qu’à -m’initier à l’art d’Extrême-Orient, dont -elle m’avait jusqu’alors peu parlé. Nous -feuilletions des albums, nous pénétrions -dans des collections particulières : je ne -voyais plus que Bouddhas, Sivas et fleurs -de lotus. Entre temps je me sentais épiée — discrètement, -affectueusement, mais -enfin épiée — et je veillais à ce que rien ne -vînt trahir le sentiment de déception que -commençaient à me causer le silence prolongé, -la disparition totale de Philippe. -Était-il possible que mon gentil roman -finît ainsi dès les premières pages ? Un -incident fortuit vint me donner la clef de -l’énigme — du moins je le crus.</p> - -<p>Papa, retenu à la maison par un gros -rhume — il se méfiait des rhumes depuis -sa bronchite de l’année précédente — m’avait -priée un matin d’aller demander à -Mme Chardin quelques <i>Revues des Deux-Mondes</i>. -En montant l’escalier, je rencontrai -Perrine qui revenait du marché et qui -m’introduisit sans penser à mal. Dès l’antichambre, -un bruit de voix me frappa ; une -canne et un pardessus pendaient au porte-manteau : -Mme Chardin n’était pas seule. -Et comme j’hésitais à entrer, je l’entendis -qui disait :</p> - -<p>« Mais non, ce n’est pas sérieux… Tu -es trop jeune… il faut attendre encore… -Vous êtes deux enfants… »</p> - -<p>Sans écouter davantage je frappai assez -fort et presque en même temps j’ouvris la -porte du salon. Philippe était là, debout -devant sa tante qui rougit très fort à ma -vue. Lui était devenu pâle et tournait vers -moi des yeux suppliants. Je balbutiai : « Oh ! -pardon… Papa m’a envoyée… c’est pour -les revues que vous lui aviez promises… » -Mme Chardin ne perdait jamais la tête. -Elle se leva, m’emmena dans sa chambre, -m’ouvrit la bibliothèque en riant de mes -excuses et de ma confusion… Cinq minutes -après, je me retrouvais sur le trottoir de la -rue Barbet-de-Jouy avec quatre brochures -saumon sous le bras, cajolée, embrassée — mais -bel et bien mise à la porte. Malgré -tout je me sentais heureuse. J’avais entrevu -Philippe, je savais qu’il pensait toujours à -moi. Pauvre garçon, comme il m’avait -regardée ! A cette idée mon cœur s’emplit -d’une sorte de pitié tendre — une envie de -rire et de pleurer tout à la fois. Sans doute -c’était cela l’amour. Je songeai : « Que dire -à papa ?… Rien encore… Mme Chardin ne -peut plus guère tarder à parler… Elle nous -trouve trop jeunes. C’est le dernier argument -des parents : après ils cèdent toujours… » -Derrière un mur doré par la lumière -du matin, sur un arbre que je ne voyais -pas, dans l’air encore aigrelet où flottait un -peu de printemps, un merle siffla gaîment. -Évidemment il se moquait de moi et de -mon assurance enfantine. Pourtant les -événements devaient me donner raison.</p> - -<p>La semaine suivante, Mme Chardin, au -lieu de la dépêche d’arrivée qu’elle attendait, -reçut de son fils, devant moi, une -lettre qui parut la bouleverser. Il s’était -bien embarqué en février, mais il s’arrêtait -à Java, où les Hollandais faisaient des -fouilles merveilleuses, et son retour se -trouvait retardé de trois mois. « Trois -mois !… » répétait Mme Chardin, sans -essayer de cacher son immense désappointement. -A dix reprises, je la vis relire cette -malheureuse lettre. Parfois les larmes lui -venaient aux yeux et elle haussait les -épaules avec une sorte d’irritation passionnée. -Son humeur parut s’altérer, traverser -une crise mystérieuse. Un soir, -Perrine fit irruption, une paire de gants à -la main, dans la salle à manger où nous -achevions un repas mélancolique.</p> - -<p>« Madame, c’est encore à M. Philippe ! -Il les a oubliés ce matin, et il n’a pas -repris son parapluie qu’il avait laissé -hier… »</p> - -<p>Il venait donc tous les jours !… Je regardai -Mme Chardin : elle semblait excédée, -infiniment triste et lasse. Avec la mine -d’une coupable, elle murmura quelques -mots vagues et renvoya du geste Perrine -déconfite. Que signifiaient cette mauvaise -volonté, cette répugnance évidente ? Pourquoi -nous faire porter, à Philippe et à moi, -la peine de son chagrin maternel ? Toute -la soirée je boudai, révoltée à mon tour et -presque muette ; ma vieille amie se plongeait -dans une rêverie soucieuse. Elle me -laissa partir le cœur gros, sans un mot -d’encouragement… Et voilà que le lendemain -matin, on apportait à Papa un mot -d’elle, écrit évidemment au saut du lit : -« Cher Monsieur, pourrais-je vous prier de -venir me voir dimanche, à dix heures et -demie, pour un entretien sérieux ? Je -m’excuse de ne pas monter moi-même -chez vous, mais je crains un peu vos -étages.</p> - -<p>« Si Geneviève veut venir vous rejoindre -vers midi, j’espère que nous aurons le -plaisir de déjeuner ensemble. »</p> - -<p>Papa sembla surpris d’abord, puis après -une seconde de réflexion : « Elle veut sans -doute me consulter pour cette inscription -de rente au Grand-Livre dont elle me parlait -l’autre jour », dit-il tranquillement. -Mais moi j’avais compris…</p> - -<p>De nouveau ma vie m’apparaît dans le -recul du passé… Le dimanche matin, -onze heures. Papa est parti sans défiance ; -je me coiffe devant ma glace, la fenêtre -ouverte, car mes seuls voisins sont les moineaux -qui jacassent éperdument et mon -ami le merle qui chante à plein gosier. Le -soleil inonde ma chambre et je brosse des -rayons d’or dans mes cheveux, tout en me -regardant comme si je me voyais pour la -première fois. Ainsi c’est moi — c’est cette -petite personne-là qu’on demande en -mariage ?… Il me semble que je rêve, tandis -que je rassemble machinalement les -mèches blondes qui fuient entre mes doigts -et retombent en masses lourdes jusqu’à ma -taille…</p> - -<p>Une heure. J’ai trouvé papa très ému, -très surpris — très heureux ; Mme Chardin -sérieuse et triste — pourquoi, mon -Dieu, pourquoi ? — mais calme. Elle m’a -mis les deux mains sur les épaules et a -plongé ses yeux au fond des miens : « Philippe -est le meilleur garçon de la terre : je -crois qu’il vous rendra heureuse. Et vous, -ma chérie, êtes-vous sûre, bien sûre de -l’aimer ? » On dirait qu’elle veut en douter. -Le « oui » s’étrangle dans ma gorge, mais -mon regard a dû répondre pour moi. -Comment ne l’aimerais-je pas ? Il m’aime, -et je ne connais que lui ?…</p> - -<p>Et maintenant <i>il</i> est là — mon fiancé est -là. Non, pas encore mon fiancé : il a -demandé à me parler seul à seule. « Après, -vous déciderez… ». Nous sommes assis -l’un en face de l’autre dans le salon d’où -papa et Mme Chardin se sont éclipsés -discrètement. Je n’ose pas le regarder ; -j’entends à peine ses premiers mots : -« Avant tout, il faut que je vous dise… J’ai -peur de ne pas être digne de vous… » Mes -yeux se lèvent effarés ; quelle confession -terrible va-t-il me faire ? La vue de ce bon -visage tendre et timide me rassure ; un peu -d’assurance me revient, à mesure qu’il se -trouble davantage. « La première fois que -je vous ai vue, ici… vous vous rappelez -peut-être que je revenais de Nice ?… Eh -bien, je n’y étais pas parti… seul… » Cette -fois j’ai compris, et je rougis, je rougis, un -peu choquée, à demi surprise, et touchée de -l’angoisse que reflète le regard gris posé -sur le mien. « J’avais des amis, des fous… -J’ai voulu faire comme eux… par gloriole, -pour me prouver que j’étais un homme… -Et puis, là-bas, je me suis vite aperçu qu’on -se moquait de moi… je suis parti furieux, -vexé, mais si vous saviez… si vous saviez -comme j’avais peu de chagrin !… Et tout de -suite, je vous ai vue… Maintenant, cela me -paraît si loin, si bête, cette… mauvaise -chose… maintenant que je sais ce que c’est -que… » Il voudrait dire : « que d’aimer » ; -mais sa voix tremble et se brise. « Pourrez-vous -me pardonner, dites ?… C’est ma -seule folie… et je ne vous connaissais -pas !… » Comme il est bon ! Comme il est -honnête ! Comme il a l’air malheureux ! -Un grand élan m’entraîne vers lui — un -élan de cette pitié tendre que j’éprouve -toujours à sa vue. De jalousie, je ne sens -pas l’ombre, rien que le désir de le rassurer, -de le consoler. Et sans répondre, je lui souris, -je lui tends la main, qu’il prend comme -un fou, en pleurant presque de joie…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">V</h2> - - -<p>Si j’écrivais un roman, je mettrais peut-être -ici : « Deuxième partie »… Et -j’aurais tort. La vie ne se divise pas ainsi -en morceaux bien nets assemblés bout à -bout : c’est une trame bizarre, tissée par -une main fantaisiste qui s’amuse à enchevêtrer -les fils sans qu’on puisse voir où l’un -finit, où l’autre commence. Parfois cependant -un nœud se forme, laissant après lui -une trace longtemps visible — secousse -violente et imprévue, crise d’âme qui -ébranle l’être moral et le change de fond -en comble. Mon mariage ne fut pas une -de ces crises ; pendant bien des jours -encore je devais rester celle que papa appelait -« sa petite fille », celle que Julie annonçait -pompeusement : « Mademoiselle -Geneviève et son mari »… Sans doute -j’étais trop jeune pour devenir autre chose -qu’une <i>femme-enfant</i>, et Philippe, presque -enfant lui-même, ne pouvait guère m’apprendre -à vivre, aveuglé qu’il était par -une admiration, une tendresse naïves.</p> - -<p>Nos premières semaines de tête à tête -eurent pour cadre Florence, Fiesole — toute -la douceur d’un mois de mai toscan, toute -la splendeur d’un art encore à peine deviné. -J’en fus comme éblouie. Du Palais Pitti au -Musée des Offices, du Bargello à Sainte-Marie -Nouvelle, Philippe me suivait, docile -et bon, heureux de me voir heureuse et -toujours — oh ! toujours de mon avis.</p> - -<p>« J’aime mieux le <i>David</i> de Verrocchio -que celui de Donatello : et toi ?</p> - -<p>— Moi aussi…</p> - -<p>— Ces petits anges de Fra Angelico, -est-ce que tu ne les trouves pas délicieux ?</p> - -<p>— Adorables, ma chérie… »</p> - -<p>Je ne me lassais pas de le prendre à -témoin, sans jamais recueillir autre chose -qu’un écho de mes propres enthousiasmes. -Un matin, après une longue station au -Palais Riccardi, l’écho me répondit d’une -voix bizarre et je fus effarée de voir Philippe -tout pâle, les yeux rouges, la bouche -contractée…</p> - -<p>« Qu’est-ce que tu as ?… Es-tu -malade ?… »</p> - -<p>Il secoua la tête et voulut rire ; mais il ne -put que bâiller — bâiller sans contrainte, -cette fois, de tout son cœur et de toutes ses -dents blanches. Alors un remords me saisit :</p> - -<p>« Tu as faim !… Quelle heure est-il donc ? -Une heure moins cinq ! C’est inouï… -Pourquoi ne disais-tu rien ?</p> - -<p>— Oh ! fit-il, avec son bon sourire -d’adoration, j’y ai bien pensé, depuis midi -un quart… Mais <i>tu</i> t’amusais tant !… »</p> - -<p>Le même soir, nous avions pour voisin -de table d’hôte un ingénieur milanais — un -petit homme maigre et noir comme une -taupe, avec des moustaches de chat et des -yeux d’écureuil. Philippe eut vite fait de -reconnaître en lui un confrère, et la conversation, -banale d’abord, prit bientôt un -tour technique tout à fait spécial. L’Italien, -gentil, mais bavard et un peu crampon, nous -avait suivis après le dîner jusque dans le -salon. Silencieuse, absorbée en apparence -dans la contemplation d’un <i>Magazine</i> vieux -de trois ans, je guettais du coin de l’œil mon -Philippe, et j’observais son geste animé, son -regard brillant — plus rien de l’expression -tendre et résignée que je lui voyais si souvent -au cours de nos promenades artistiques. Vers -dix heures, son interlocuteur prit enfin -congé, et il revint s’asseoir près de moi, -encore tout plein de son sujet.</p> - -<p>« C’est un garçon très intelligent, figure-toi… -Voilà dix-huit mois qu’il dirige ici -une fabrique de taffetas, tu sais, cette petite -soie fine qu’on appelle du <i>florence</i>… Il m’a -donné des détails très curieux sur les -machines… Et je lui parlais de nos filatures -du Nord… »</p> - -<p>Mes yeux s’ouvraient tout grands, un peu -papillotants, sans doute ; j’étouffai un bâillement -derrière ma main. A cette vue, -Philippe s’arrêta court.</p> - -<p>« Oh ! tu as sommeil, ma pauvre chérie… -Et moi qui suis là, à te raser…</p> - -<p>— Bah ! lui dis-je, nous sommes quittes… -Rappelle-toi, ce matin, devant les fresques -de Benozzo… »</p> - -<p>Je riais, mais un peu de tristesse me -venait à nous sentir si différents l’un de -l’autre…</p> - -<p>La veille de notre départ, je voulus -monter au Belvédère du Jardin Boboli, pour -dire adieu à Florence. Il faisait encore -grand jour, mais le soleil baissait sur l’horizon : -devant nous, les hauteurs de Fiesole -et de Vallombrosa s’empourpraient de -teintes roses et violettes ; à nos pieds, -l’Arno déroulait ses eaux boueuses moirées -d’or et plus loin le Dôme, aux murs -blancs et noirs, semblait un gigantesque -joujou en dominos à demi écrasé par -l’énorme coupole, à demi caché par l’ombre -svelte du Campanile. Une cloche -sonna, puis une autre, puis une troisième — et -soudain de toute la ville s’éleva -la voix des carillons, les uns lourds -et graves, aux vibrations lentes, les autres -argentins, pressés, joyeux, se répondant, -se mêlant, s’entre-croisant en accords -exquis, en dissonances plus exquises -encore, qui montaient jusqu’à nous par -bouffées, avec l’odeur des orangers et la -saveur du vent venu des montagnes. Presque -émue, l’âme pleine de choses confuses et -tendres, je me tournai vers Philippe.</p> - -<p>« Ah ! fis-je à demi-voix, tu entends ?… »</p> - -<p>Il avait tiré sa montre et la remettait à -l’heure avec soin.</p> - -<p>« Oui, j’entends… Les cloches sonnent à -sept heures : je retardais de huit minutes… »</p> - -<p>Pauvre Philippe !… Je vois encore sa main -un peu courte, aux doigts agiles de mécanicien, -maniant délicatement le petit -remontoir d’or, tandis qu’au-dessous de -nous, les sons retombaient en s’éteignant, -un à un, comme des oiseaux qui se -posent…</p> - -<p>Nous devions revenir sans nous presser, -en passant par les lacs. A Lugano, Philippe -trouva une lettre de sa tante — de tante -Lydie : que ce nom de vieux pastel lui allait -bien ! Nous parlions souvent d’elle, et mon -mari me disait les soins maternels dont -elle l’avait entouré pendant les années où, -orphelin de sa mère — la propre sœur de -Mme Chardin — un peu négligé par son -père, dont la vie de gros industriel lillois -absorbait sans doute les facultés affectives, -il s’était trouvé, pauvre petit garçon riche, -jeté entre les quatre murs d’un grand lycée -parisien.</p> - -<p>« Je passais tous mes dimanches chez -elle, et tu ne peux pas te figurer ce qu’elle a -été pour moi — elle et François, d’ailleurs… -ils sont aussi bons l’un que l’autre… Le -voilà qui revient, François ; il doit arriver -ces jours-ci… Et dis donc, c’est lui qui va -être surpris !… Depuis deux mois qu’il était -toujours en route, et que sa mère et lui ne -correspondaient que par dépêches, il a dû -apprendre mon mariage en arrivant… En -voilà une nouvelle ! Lui qui m’appelait -toujours « le gosse »… Il a sept ans de -plus que moi, tu sais, et il est joliment plus -fort en toutes choses… Mais c’est égal, -maintenant, je ne changerais pas avec -lui !… »</p> - -<p>Sa main serrait tendrement mon bras, -ses yeux gris me souriaient, pleins d’amour -et de confiance. Je le sentis très bon, fier de -moi, passionnément dévoué. Et je pensai : -« Comme il m’aime ! » Moi aussi, je l’aimais -bien…</p> - -<p>Ce fut le lendemain de notre retour que -je fis la connaissance de mon cousin -François.</p> - -<p>Ma première soirée, soirée d’émotions -heureuses et de réminiscences enfantines, -avait été consacrée à papa ; tante Lydie, -toujours discrète, s’était réservé la seconde. -J’éprouvai un singulier plaisir à revoir la -maison de la rue Barbet-de-Jouy ; avais-je -donc, à mon insu, laissé un peu de moi-même -derrière ces murs, encore étrangers -l’année précédente ? Quand Perrine nous -ouvrit la porte, je faillis lui sauter au cou, -et j’entrai impétueusement dans le salon, -toute à la joie de retrouver ma vieille amie. -D’abord je ne vis qu’elle — sa figure blanche, -aux cheveux blancs, qui me souriait du -fond de la bergère — et ce fut seulement -après l’avoir embrassée que je songeai à -relever la tête. Un grand garçon, debout -près de la cheminée, fixait sur nous des -yeux tranquilles.</p> - -<p>« Bonjour, gosse », dit-il à Philippe qui -s’avançait vers lui, les mains tendues. Et -bien vite, avec un geste d’excuse :</p> - -<p>« Oh ! pardon, c’est une mauvaise habitude ; -mais je vous promets que je ne le -ferai plus, madame… ma cousine… Geneviève, -n’est-ce pas ? Appelez-moi François -aussi, voulez-vous ? Autant commencer -tout de suite, puisqu’il faudra bien finir -par là… »</p> - -<p>Sa voix était agréable. Il me parut maigre -et long, dominant Philippe d’une demi-tête, -avec un regard brun de myope, un -lorgnon, une bouche large aux belles dents, -le nez assez court, la barbe grêle — laid en -somme, et très différent de sa mère. Pourtant -il me plut, et je me sentis soulagée -d’un grand poids. J’avais toujours vaguement -redouté ce cousin phénomène que je -me figurais très savant, très supérieur, un -peu dédaigneux, peut-être. Et voilà qu’il me -semblait l’avoir toujours connu. Il nous -complimenta gentiment, sans témoigner un -étonnement de mauvais goût : après tout, -j’avais dix-neuf ans, mon mari en avait -vingt-trois, et six semaines de vie commune -nous donnaient l’illusion de passer -pour un vieux ménage. François le comprit -sans doute et sembla nous prendre extraordinairement -au sérieux, ce qui augmenta -le ravissement de Philippe.</p> - -<p>Plus d’une fois, pendant le dîner, il -m’arriva d’appeler mon nouveau cousin -« monsieur ». Quant à « tante Lydie », -cela venait tout seul. Mme Chardin semblait -avoir repris tout son entrain, elle -n’avait d’yeux et d’oreilles que pour son -fils qui, lui, bavardait de tout son cœur, -sans contrainte et sans art, non pas comme -un « brillant causeur » tout bourré d’anecdotes -et de récits de voyage, mais comme -un brave garçon, heureux de se retrouver -à la table de famille. Il avait avec Philippe -des façons de grand frère taquin à travers -lesquelles on sentait percer une réelle tendresse.</p> - -<p>« Eh bien, mon vieux, je te retrouve -ingénieur, marié, chef d’usine, un vrai -patriarche ! Les affaires vont bien, à Lille ? »</p> - -<p>On parla quelque temps de la filature, -<i>notre</i> filature : combien cela me semblait -étrange ! François insistait sur les questions -d’ordre général, le taux des salaires, le -nombre et l’état d’esprit des ouvriers : pour -la première fois, en l’écoutant, j’avais l’impression -que toutes ces choses pouvaient se -discuter en termes clairs, accessibles aux -simples mortels.</p> - -<p>« Oh ! mais, dit tout à coup Philippe, -nous allons ennuyer Geneviève, si nous -continuons à parler machines… »</p> - -<p>Je protestai vivement.</p> - -<p>« D’abord vous ne parlez pas machines… -Et puis vous n’êtes pas ennuyeux du tout… -Quand je me rappelle ton ingénieur de -Florence, avec tous ses mots techniques !… »</p> - -<p>Le nom de Florence, d’ailleurs, avait -suffi pour faire dévier la conversation. -François se mit à évoquer son premier -voyage en Italie.</p> - -<p>« J’avais quinze ans… Tu te souviens, -maman ?… Le belvédère du Jardin Boboli, -la ville en bas, le soleil couchant derrière -Fiesole… et les cloches, surtout !… Il me -semble que je n’en ai plus jamais ni nulle -part entendu de pareilles… »</p> - -<p>Mes cloches de Florence ! J’allais crier : -« Moi aussi, je les connais ; moi aussi je -les aime… » Un sentiment inconnu, — une -sorte de pudeur subite — m’arrêta dans mon -élan. Pourquoi ? Je n’aurais pas pu le dire.</p> - -<p>Philippe, cependant, friand d’émotions -exotiques, essayait d’arracher à son cousin -quelque histoire de pirates, quelque savoureux -récit de chasse. Peine perdue : François -n’avait pas le moindre trait d’héroïsme -à son actif.</p> - -<p>« Mais les tigres ? insista Philippe ; tu -as pourtant dû voir des tigres, là-bas, dans -la brousse… »</p> - -<p>François sourit drôlement.</p> - -<p>« Des tigres ? Je n’en ai connu qu’un… -très intimement, par exemple… Je l’ai -même nourri de mon lait, ou tout au moins -de lait de chèvre, pendant près de six -semaines… Il avait deux mois ; mon boy -l’avait ramassé, à moitié mort, après une -battue des indigènes. Un amour de bête !… -Malheureusement, j’ai dû le renvoyer très -vite à sa jungle natale : il me dévorait toutes -mes pantoufles, sans trop s’inquiéter si mes -pieds étaient dedans… Tu vois que j’ai -couru des dangers terribles.</p> - -<p>— Oh ! dit Philippe, déçu, tu n’es pas -sérieux !</p> - -<p>— Mais si, je t’assure… Tu ne me trouveras -que trop sérieux, tout à l’heure, -quand je vous montrerai mes photographies… -Si tu crois que tu vas échapper à la -petite conférence ! »</p> - -<p>Et comme nous sortions de table, il -courut chercher ses précieuses planches. -C’étaient les soubassements d’un grand -temple de Java, le Bôrô-Boudour, déblayés -l’année précédente par un ingénieur hollandais, -et qu’il fallait enfouir de nouveau, -sous peine de compromettre la solidité de -l’édifice.</p> - -<p>« Une occasion unique, expliqua François, -j’avais juste le temps d’aller les voir -avant l’enterrement définitif. C’est la cause -de mon retard — ce retard qui t’a tant -navrée, ma pauvre maman ! Viens les -regarder tout de même, ces vilains bonshommes, -pour me prouver que tu ne leur -en veux pas… »</p> - -<p>Il avait installé son carton sur une petite -banquette, et entraînait, d’un geste câlin, -tante Lydie qui résistait un peu, comme si -vraiment elle eût gardé rancune aux innocentes -figures de pierre. Elle finit pourtant -par s’asseoir et par se pencher, à demi -curieuse, à demi hostile, sur les photographies -que François, accroupi par terre à la -turque et ses longues jambes repliées sous -lui, nous tendait l’une après l’autre.</p> - -<p>« C’est l’histoire du Bouddha Çakya-Sinha… -Ne faites pas attention à ces noms -sauvages, ma cousine, regardez seulement -ces sculptures qui datent du <small>VIII</small><sup>e</sup> au <small>X</small><sup>e</sup> siècle… -à peu près l’époque de Charlemagne. -Vous voyez que les Hindous de Java ne -travaillaient pas mal, dans ces temps -reculés… »</p> - -<p>Philippe restait debout derrière nous et -ne disait plus grand’chose.</p> - -<p>« Pauvre ami, pensai-je ; voilà les exhibitions -artistiques qui recommencent… il va -bien s’ennuyer… »</p> - -<p>Tout doucement, en cachette, je glissai -ma main dans la sienne, pour lui adoucir -les amertumes de la mythologie bouddhique, -et je sentis qu’il la pressait avec reconnaissance. -Nous faisions cercle autour de la -cheminée où brûlait un joli petit feu de -bois — le thermomètre fantasque ayant -choisi cette première semaine de juin pour -descendre subitement de dix degrés. N’était-ce -pas devant un feu semblable que je me -chauffais, l’hiver précédent, quand le coup -de sonnette de Philippe était venu changer -toute mon existence ?…</p> - -<p>Soudain, comme un écho à mes souvenirs, -le timbre fêlé de l’antichambre -résonna. Je tressaillis : cette fois ce n’était -pas Philippe ; je le tenais là, près de moi, -sa bonne main confiante posée sur la -mienne… Perrine entra, apportant le -journal et une lettre pour François que -celui-ci prit machinalement. Mais dès qu’il -y eut jeté les yeux :</p> - -<p>« Oh ! s’écria-t-il, c’est trop fort ! Regarde -cette lettre-là, maman : c’est celle que tu m’as -écrite à la fin de janvier, la dernière, quand -tu me croyais toujours à Angkor… Elle a -couru après moi, à Saïgon, à Java… Et je -crois bien qu’elle a dû faire le tour du -monde — en me tournant le dos… Oui… -voilà un timbre de Sydney… Moi je suis -revenu par Malacca et Ceylan… »</p> - -<p>Il s’était levé et s’approchait de la lampe -pour mieux déchiffrer les grimoires de la -poste.</p> - -<p>« Plus de quatre mois !… Et la voilà -revenue rue Barbet-de-Jouy… Vous permettez ? » -fit-il en se tournant vers moi. Il -ajouta gaîment : « C’est très pressé… » -Mais déjà sa mère l’avait arrêté d’un geste.</p> - -<p>« Tu ne vas pas la lire maintenant… -c’est stupide… Donne-la-moi… »</p> - -<p>Elle semblait agitée, inquiète. François -retint le petit carré de papier que les doigts -maigres de tante Lydie avaient déjà saisi.</p> - -<p>« Pourquoi ?… Laisse-moi au moins la -regarder… Tu m’as déjà demandé trois fois -depuis mon retour si je l’avais reçue… Elle -m’intrigue, cette lettre… D’ailleurs elle est -à moi : c’est mon nom qui est sur -l’adresse…</p> - -<p>— Oui, mais c’est moi qui l’ai écrite… -Donne, je te dis… »</p> - -<p>Avec un petit rire nerveux, elle tira un -peu plus fort, parvint à saisir l’enveloppe, -et, prestement, la jeta dans le feu.</p> - -<p>« Oh ! ma tante ! » s’écria Philippe. J’étais -demeurée stupide. François fit un mouvement -instinctif vers la cheminée, puis -s’arrêta et regarda sa mère. Dans ses yeux, -je vis passer une angoisse subite, la crainte -d’une crise imprévue, d’un accès de -démence. Mais non. Tante Lydie avait -repris sa place et, les pincettes à la main, -attisait tranquillement la flamme, tandis -que noircis, semés d’étincelles mouvantes, -les minces feuillets se tordaient en crépitant -et s’envolaient par bribes impalpables…</p> - -<p>« Qu’est-ce que tu as fait, maman ? -Qu’est-ce que tu me disais dans cette -lettre ?… »</p> - -<p>La demande était naïve et presque involontaire. -Mme Chardin releva la tête.</p> - -<p>« Des bêtises, fit-elle, redevenue très -calme. Tu peux supposer ce que tu voudras… -un crime que j’aurais commis autrefois ; -un vieux remords dont j’ai pris mon -parti et dont je renonce à te faire part… »</p> - -<p>Elle plaisantait. François n’insista pas.</p> - -<p>« Revenons au Bôrô-Boudour, dit-il, -après un petit silence. Avez-vous remarqué -la douceur de ce type hindou ?… Et la finesse -de tous ces détails, les serpents, les moutons, -les feuilles d’arbres… »</p> - -<p>J’admirai le tact avec lequel il dissimulait -sa préoccupation évidente. Mais malgré -ses efforts, un peu de contrainte pesa sur -notre soirée.</p> - -<p>Seule, tante Lydie semblait parfaitement -à l’aise, comme délivrée d’une obsession -ancienne. Ce fut elle qui me proposa de -déchiffrer à quatre mains le quintette de -César Franck, alors presque inconnu du -public. François tournait les pages, et je -m’aperçus vite qu’il était bon musicien. -Philippe écoutait sans enthousiasme. A onze -heures on apporta le thé, suivant les anciens -rites — après quoi nous prîmes congé.</p> - -<p>« Au revoir, Geneviève », dit mon -cousin.</p> - -<p>Je lui tendis la main et je répondis bravement : -« Au revoir, François… » Puis je -me mis à rire : cela me semblait tout drôle.</p> - -<p>Dans la rue, Philippe resta un moment -sans parler.</p> - -<p>« Je n’aurais pas cru, murmura-t-il enfin, -que ma tante avait des secrets pour son -fils… C’est bizarre, ce qu’elle a fait… Mais -tout cela ne nous regarde pas. Comment le -trouves-tu, ton nouveau cousin ? Gentil, -hein ?… Et savant, et pas poseur… Je suis -content qu’il soit revenu ; nous passerons -de bonnes soirées, tu verras… Seulement, -c’est bien laid, toutes ces photographies… -Et puis, cette machine que vous avez jouée, -c’est très ennuyeux… Pourquoi n’as-tu pas -chanté du Gounod ? »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">VI</h2> - - -<p>Que dire de mes premières années de -femme ? Elles ne sont que le prolongement -de ma vie de jeune fille — d’enfant -paisible, contente de peu, jouissant de -tout. Dans cette existence calme, presque -vide, ouatée par Philippe d’une tendresse -plus aveugle que celle de papa, aussi soumise -et moins grondeuse que celle de Julie, -quelques images très nettes jalonnent le -chemin de mes souvenirs…</p> - -<p>Un de nos déjeuners en tête à tête, dans -notre belle salle à manger de la rue de -Médicis. Les meubles neufs — buffet monumental, -table carrée, crédence vaguement -Henri II — sentent bon l’encaustique et le -miel ; la verrerie de fin cristal brille d’un -éclat discret, et dans la panse ventrue d’une -carafe, je vois se refléter le carré minuscule -de la fenêtre ouverte et les arbres du -Luxembourg. Philippe boit son café -lentement, à petits coups, comme un gros -chat blond un peu gourmand ; moi je -croque des amandes fraîches, « moins -blanches que mes dents », prétend galamment -mon mari. Les coques vertes et veloutées -s’amassent dans mon assiette ; je les -taillade distraitement du bout de mon -couteau d’argent, et Philippe me demande -à quoi je pense, « d’un air si sérieux ».</p> - -<p>« C’est que je ne me rappelle plus… je -n’ai pas l’habitude d’aller seule en omnibus, -tu sais… Pour la rue de Sèze, c’est bien -Panthéon-Courcelles ?… »</p> - -<p>Philippe se met à rire.</p> - -<p>« Tu veux prendre un omnibus ? Eh bien, -et la voiture ? »</p> - -<p>La voiture !… J’oublie toujours que nous -sommes riches. Quand je me suis mariée, -papa venait d’être nommé chef de bureau, -aux appointements de huit mille francs : -un Pactole ! Jusqu’alors nous avions vécu -fort à l’aise avec six mille. Aussi je suis un -peu effarée de voir Philippe me remettre, -chaque mois, la moitié de ce que je dépensais -en un an. Que faire de tous ces beaux -billets bleus ? Ils m’intimident presque. Et -la femme de chambre, en joli petit tablier -brodé, qui s’obstine à vouloir me coiffer et -m’habiller ! Et la cuisinière, qui a des -moustaches, et qui me propose parfois des -plats dont j’ignore même le nom ! Et son -mari, le grand Théodore, bête comme une -oie, mais si décoratif avec ses favoris de -magistrat ou d’amiral ! Je ne me sens pas -plus grosse qu’une souris devant eux. -D’ailleurs j’ai constaté que, grâce à ce personnel -imposant, les billets de cent francs -ne duraient pas beaucoup plus longtemps -que jadis les pièces de cent sous. Et comme -j’ai à cœur de bien gérer nos revenus, j’ai -protesté contre l’adjonction d’un cheval et -d’un cocher. Nous avons seulement un -coupé au mois — coupé dont les coussins -moelleux me paraissent, je dois l’avouer, -infiniment plus agréables que les noyaux -de pêche de Panthéon-Courcelles. On -ignorait encore, à cette époque lointaine, -les raffinements de l’automobilisme. La -voiture ! Où avais-je la tête ? Je me lève de -table avec un empressement enfantin.</p> - -<p>« C’est vrai, elle doit être ici à une heure. -J’ai juste le temps de m’habiller si je veux -arriver chez Georges Petit avant la foule… »</p> - -<p>Philippe ne dit rien, et plie sa serviette -d’un air mélancolique. Un petit remords -me prend de l’abandonner si vite. Les -jours précédents, nous flânions sur le balcon -après le déjeuner : les cigarettes fumées -près de moi n’ont pas, paraît-il, le même -goût que les autres.</p> - -<p>« Pourquoi ne viens-tu pas ? C’est une -collection superbe ; il y a des Fragonards -exquis…</p> - -<p>— Oh ! dit Philippe, si j’y allais, ça ne -serait pas pour les Fragonards, ça serait -pour être avec toi… Mais tu verras mieux -les tableaux sans moi… Et puis, j’ai rendez-vous -à deux heures et demie avec ce fabricant -de Vimoutiers… »</p> - -<p>Il est très occupé, mon bon Philippe. -Depuis notre mariage, il prend tout à fait -au sérieux son métier de filateur, et le -temps n’est plus des longues escapades à -Nice !… L’usine lui appartient, mais il en -a confié la direction à son associé, un ingénieur -de quarante ans, habile et probe, qui -conduit à merveille la machinerie et le -personnel ; pourtant il va lui-même chaque -semaine passer vingt-quatre heures à Lille. -A Paris, il a ses bureaux — raison sociale -Noizelles et Mauroy — où il reçoit les commandes -et traite en personne avec les autres -industriels. Je sais combien ses fonctions -l’absorbent et surtout — oh ! surtout combien -les expositions l’ennuient. Fallait-il -qu’il fût amoureux de moi, l’autre hiver, -pour se mettre au régime des œuvres d’art -à haute dose ! Ce souvenir m’attendrit un -moment ; je l’embrasse, et, d’un ton indécis :</p> - -<p>« Si tu veux, je resterai un peu… j’ai -bien le temps, après tout… »</p> - -<p>Ses yeux me sourient avec reconnaissance.</p> - -<p>« Mais non ; va, ma chérie, va t’amuser… -Et passe donc prendre tante Lydie : je suis -sûr qu’elle sera enchantée de t’accompagner… »</p> - -<p>Décidément, ma vie n’est pas changée. -Philippe a sa filature comme papa avait -son ministère. Le fonctionnement de -l’usine ne m’intéresse pas beaucoup plus -que celui de la Dette Inscrite ; mais je suis -forcée de reconnaître que la toile a sur -l’administration des Finances des avantages -pécuniaires indéniables. Pendant ce temps, -je cours les musées et les conférences avec -ma vieille amie, devenue la meilleure des -tantes — qu’ai-je à demander de plus ? Je -ne demande rien, et je me trouve aussi -heureuse qu’avant mon mariage…</p> - -<p>Chez tante Lydie, un jour d’hiver. -Il pleut à torrents ; aucune visite n’est -à craindre. Perrine vient d’apporter le thé, -accompagné d’un superbe kugelhopf que -je lorgne avec complaisance, car j’ai une -vraie faim de petite fille.</p> - -<p>« Allez avertir monsieur François que le -goûter est servi… »</p> - -<p>C’est à Perrine que ce discours s’adresse ; -mais la vieille bonne, un peu dure d’oreille, -est sortie sans rien entendre et Mme Chardin -fait mine de se lever. Je la préviens -bien vite.</p> - -<p>« Ne vous dérangez pas, tante… »</p> - -<p>Un coup discret à une porte fermée, une -voix d’homme qui me dit : « Entrez… » et -me voilà dans le bureau de François. -J’aime beaucoup cette petite pièce claire, -haute de plafond, ces murs qui disparaissent -derrière les livres, cette table dont le -désordre esthétique me plaît — involontairement, -je songe aux papiers de Philippe, -toujours si bien rangés, au superbe -et horrible encrier de bronze « Renaissance » -que les ouvriers de l’usine lui ont -offert à l’occasion de notre mariage et -dans lequel il ne trempe sa plume qu’avec -respect…</p> - -<p>« Le thé vous attend, François… »</p> - -<p>A ma voix, il s’est retourné très vite.</p> - -<p>« Tiens, dit-il, vous étiez là ? Justement, -j’ai quelque chose à vous montrer… Une -belle image !… » ajoute-il avec un sourire -taquin. Un peu plus, il m’appellerait -« gosse », moi aussi. Pourtant j’ai tout près -de vingt ans !</p> - -<p>L’image, c’est une aquarelle persane du -<small>XVI</small><sup>e</sup> siècle — une petite princesse aux chairs -d’ambre, vêtue d’or et de cobalt, debout -dans un jardin de rêve où courent des -gazelles. François la caresse du regard : un -ami la lui a prêtée pour la comparer à des -miniatures hindoues.</p> - -<p>« J’aurais dû la rendre hier, mais je pensais -bien un peu vous voir aujourd’hui, et -je savais qu’elle vous plairait. »</p> - -<p>Il parle d’un ton assuré. Et la petite -princesse me plaît, en effet. Je m’attarde à -la regarder, tandis que François m’en -détaille les perfections avec une délicatesse -infinie. Soudain, par la porte restée ouverte, -tante Lydie apparaît, blanche et menue.</p> - -<p>« Eh bien ! et ce thé ?… Vous voulez -donc le laisser refroidir ?… »</p> - -<p>Elle semble mécontente, un peu fâchée ; -parfois, elle a ainsi de ces sautes d’humeur -que nous attribuons à sa mauvaise santé. -Docilement, nous la suivons dans le salon -où les tasses fument, pleines d’un liquide -exquis et tellement bouillant que François -se brûle la langue à la première gorgée.</p> - -<p>« Tu vois que ce n’était pas la peine de -tant nous presser, maman, » dit-il en versant -dans son thé, pour le rendre buvable, -la moitié du pot à crème. Je ris, puis nous -nous taisons tous les trois… Le feu pétille -et flambe, mêlant une lueur rouge au crépuscule -bleuâtre ; dehors, on entend le -bruit de la pluie qui frappe violemment les -vitres. Il fait bon, j’ai chaud jusqu’à l’âme, -et le kugelhopf de Perrine est délicieux…</p> - -<p>Un autre souvenir, deux ans plus tard. -Philippe est très sociable ; il aime à me voir -en robe de velours noir, avec les diamants -qu’il m’a donnés, entourée de femmes -moins jolies que moi — c’est lui qui le dit. -Au cours d’une de ces soirées, j’ai rencontré -une ancienne compagne d’études, perdue -de vue depuis quelques années. -Thérèse Leblanc — <i>alias</i> Mme Debray — a -épousé un chimiste, préparateur à la -Sorbonne, et possède un petit garçon de -dix-huit mois. J’ai promis d’aller la voir, -car elle est mon aînée, et au jour dit, je me -rends rue des Écoles.</p> - -<p>Thérèse habite un petit cinquième clair -et gentil, tout pareil à celui où j’ai passé -ma jeunesse, sauf qu’on y voit moins -d’arbres et que le chant des merles y est -remplacé désavantageusement par la corne -des tramways. Elle m’accueille un doigt -sur la bouche :</p> - -<p>« Bébé dort ; vous pouvez venir le regarder… »</p> - -<p>Et tout de suite je suis admise à contempler -l’ange — un ange de fortes dimensions, -joufflu, frisé, rouge comme une pomme, et -dont les gros poings fermés gardent dans le -sommeil un air batailleur.</p> - -<p>« C’est dommage que vous ne voyiez pas -ses yeux, chuchote Thérèse ; mais au moins -nous pourrons causer tranquillement. Il -est quelquefois un peu fatigant… »</p> - -<p>Fatigant ! Je le crois sans peine : Thérèse, -jeune fille, passait pour maigre ; maintenant -elle est réduite à sa plus simple expression — vêtue -par surcroît d’une pauvre -petite robe de rien du tout. Déjà l’autre soir -elle m’avait paru mal habillée ; aujourd’hui, -près d’elle, j’ai honte de mes fourrures, et -le froufrou de ma jupe doublée de soie me -semble presque insolent. Thérèse, heureusement, -n’en a cure : elle est toute à la joie -de me montrer son appartement, qu’elle -trouve le plus beau du monde, son salon, -qui sert aussi de bureau, et — merveille -des merveilles — le « laboratoire d’Eugène », -aménagé à deux pas de la chambre à coucher.</p> - -<p>« N’ayez pas peur, dit-elle en souriant, -nous n’avons pas d’explosifs : Eugène ne -s’occupe que de chimie organique et biologique… »</p> - -<p>Eugène, c’est M. Debray. Invisible et -présent, il règne comme un dieu dans le -cœur, dans la pensée et dans les discours -de sa femme. Les syllabes inharmonieuses -de son nom prennent un son caressant en -passant par cette bouche aux lèvres sérieuses ; -les termes de chimie les plus ardus font -briller comme des étoiles ces yeux bruns -dévorants. Thérèse, d’ailleurs, est dans son -élément. A quatorze ans, elle nous émerveillait -par ses aptitudes scientifiques et -rien dans les travaux de son mari ne lui -demeure étranger. C’est elle qui lui sert de -préparateur ; elle connaît par leurs noms -tous les instruments cornus et biscornus -dont il se sert. Sur un coin de table, -j’aperçois des feuillets couverts de formules -qu’elle a écrites sous sa dictée. J’en demeure -ébahie, presque effrayée.</p> - -<p>« Vous ne devez pas avoir le temps de -penser à autre chose !… »</p> - -<p>Elle rit.</p> - -<p>« Oh ! mais si… Et bébé ?… Et la maison, -qu’il faut bien surveiller ?… Et mon piano ?… -Eugène veut que je ne me rouille pas trop ; -lui aussi est musicien. Quand il est fatigué -d’analyses et de synthèses, il prend son -violon et nous jouons une sonate de -Beethoven… »</p> - -<p>En revenant à pas lents, le long du boulevard -Saint-Michel, je me dis que je viens -de toucher de la main le bonheur sur terre, -le bonheur pur, dégagé de toute idée -d’ambition ou de lucre : Thérèse est fière -de son mari, mais elle sait qu’il sera toujours -pauvre et elle ne rêve pas encore à -l’Académie des Sciences. Et lui — je l’ai -entrevu l’autre soir : laid, un peu lourd, des -yeux d’enfant ou de savant qui s’éclairent -joliment en rencontrant ceux de sa femme. -Ils vivent l’un pour l’autre, ils pensent l’un -avec l’autre ; leurs cerveaux ne font qu’un -comme leurs cœurs. Quelles douces soirées -ils doivent passer, seuls tous les deux !… -Un malaise vague me vient en y songeant. -Vais-je regretter de ne pas avoir épousé -M. Debray ? Non certes : j’ai toujours -détesté la chimie. Thérèse est la femme -qu’il fallait à cet homme — la seule entre -dix mille. Ils ont eu la chance de se rencontrer. -Voilà tout.</p> - -<p>Voilà tout… Mon bon Philippe ! Comme -il est tendre pour moi ! Comme il s’ingénie -à me faire plaisir ! Hier encore il m’a menée -aux Français, entendre Hamlet — lui qui -ne peut pas souffrir Shakespeare. Avant-hier, -nous dînions chez papa — il a joué -aux échecs toute la soirée. Dimanche, -c’était chez tante Lydie ; nous avons classé -des photographies de Java et d’Angkor — il -ne devait pas s’amuser beaucoup. Mercredi, -François est venu, comme tous les -mercredis, et il m’a fait déchiffrer du -Wagner jusqu’à minuit — Philippe s’endormait -sur son journal… Et ce soir ? Ce -soir nous ne sortons pas ; Philippe a des -comptes à vérifier et des lettres à écrire. -Si je l’aidais ? Si j’essayais, comme Thérèse, -de me mêler aux occupations journalières -de mon mari ? Cette idée me sourit -un instant ; mais je me rappelle vite une ou -deux tentatives du même genre dont le seul -souvenir suffit à me donner la migraine. -Que faire ? J’ai l’esprit trop abstrait, sans -doute, et Philippe est concret jusqu’aux -moelles. L’autre jour, à table, il devenait -presque éloquent en me narrant son dernier -voyage à Lille : les affaires marchent -bien, l’usine a plus de commandes qu’elle -ne peut en fournir, les gros marchands de -toiles de Roubaix assiègent nos portes… -Tout cela devrait m’intéresser bien plus -que les origines de l’art khmer…</p> - -<p>Que vient faire ici l’art khmer, et pourquoi -le souvenir du ménage Debray s’associe-t-il -dans mes rêves à celui de ces têtes -colossales, sculptées en plein roc, qui sourient -si mystérieusement sur les murs -d’Angkor ? François me les a montrées cet -été, à l’Exposition, reproduites en béton et -en ciment ; il en riait un peu : « C’est bête, -disait-il, ce temple de carton, dans un -champ de foire… Et pourtant, avec beaucoup -d’imagination, vous arriverez peut-être -à vous figurer ce qu’est ma vie, là-bas, -au milieu de ces choses… » Il voyage toujours, -François. L’hiver suivant, il doit -aller au Japon : depuis quatre ans que je -suis mariée, je ne l’ai jamais vu rester plus -de huit ou dix mois de suite à Paris. Sa -mère paraît déçue. « Cette maudite thèse, » -soupire-t-elle, « quand donc cessera-t-il d’y -travailler ! » La thèse passée, ce serait, -peut-être, une suppléance au Collège de -France… Tante Lydie se cramponne à cet -espoir avec ténacité. Elle a vieilli, ces derniers -temps, et je la crois malade ; mais elle -ne se plaint jamais — surtout quand François -est là. Pendant les absences de son fils -elle devient casanière, presque sauvage ; -les musées la fatiguent, les expositions -l’effraient. C’est à peine si elle consent, de -loin en loin, à venir dîner chez nous, seule -avec papa, comme autrefois…</p> - -<p>Le soir, dans mon salon — un salon -« raté », que Philippe a fait meubler à -grands frais par des tapissiers en renom. -Les ouvriers ont accroché beaucoup de -rideaux, cloué beaucoup de tapis, drapé -beaucoup de tentures : nous en avons pour -notre argent, mais l’ensemble est déplorable, -et les quelques jolis bibelots, les deux -ou trois meubles anciens que j’ai essayé -de brocanter se noient dans un océan de -banalité. Papa, toujours le même, maigre -et sec, droit comme un jeune homme — il -n’a pas soixante ans, d’ailleurs, et grisonne -à peine — est attablé à l’échiquier avec son -gendre qu’il adore — et qu’il bat à plate -couture, ce dont Philippe, en qualité de -mathématicien, se montre assez humilié. -Assise en face de moi, tante Lydie tend frileusement -ses mains à la flamme ; je vois -ses yeux creux et cernés, avec une petite -bouffissure à peine visible au-dessus de la -pommette, j’entends sa respiration légère, -un peu courte. Comme elle a changé ! Son -regard, où je lisais jadis tant de sympathie -tendre, se voile maintenant et s’attriste -quand il rencontre le mien. Pourquoi ?… -Mon cœur se serre à l’idée de quelque -chose d’inconnu, d’impalpable, qui semble -se glisser entre nous deux…</p> - -<p>« Déchiffrons-nous les <i>Éolides</i>, tante, ou -le <i>Chasseur Maudit ?</i>… »</p> - -<p>Ni l’un ni l’autre ; elle se sent fatiguée, -sans entrain ; moi-même, je n’ai nulle -envie de jouer ou de chanter ; mon piano -s’assourdit, ma voix se perd et s’étouffe -dans toutes ces draperies. Ah ! nos murs -de la rue de Chanaleilles, trop nus, peut-être, -mais pleins de résonances joyeuses ! -Et les boiseries blanches de la rue Barbet-de-Jouy, -le plafond très haut vers lequel -les sons s’élèvent, parmi les soies semées -de fleurettes et les pastels aux tons éteints ! -Ce soir, plus que jamais, en voyant ma -vieille amie exilée de sa bergère, pelotonnée -dans un lourd fauteuil, je comprends -que nos vies ont divergé, que, par quelque -étrange maléfice, notre nouvelle parenté, -au lieu de me rapprocher d’elle, nous a -rendues un peu plus étrangères l’une à -l’autre. Et j’en souffre, tandis que nous -échangeons des propos distraits…</p> - -<p>« A la Reine ! » s’écrie Philippe. Papa -manœuvre un pion, se frotte les mains, et, -triomphalement :</p> - -<p>« Échec et mat, mon garçon !… Ah çà ! -que diable vous enseignait-on à l’École -Centrale ?… »</p> - -<p>La partie est finie ; papa s’en va, emmenant -Mme Chardin qu’il reconduit en voiture. -Maintenant nous sommes seuls, -Philippe et moi. Il se plante au milieu du -salon, regarde autour de lui d’un air content.</p> - -<p>« On est bien, chez soi… N’est-ce pas, -ma chérie ? »</p> - -<p>Un baiser me dispense de lui répondre… -Car justement je songeais avec terreur : -« Est-ce que je m’ennuierais chez moi… -chez nous ?… »</p> - -<p>Hélas ! oui, je m’ennuie… Quelque -chose manque à notre vie, et nous le savons -bien, quoique nous n’en parlions jamais… -Cinq ans de ménage : j’ai vingt-quatre ans ; -je ne suis plus « trop jeune pour une -maman », comme disait notre vieux docteur -au moment de mon mariage. C’est -aussi, sans doute, l’avis du destin mystérieux -qui préside aux existences humaines : -vers la fin de cette cinquième année, un -espoir s’éveille en moi, vague d’abord, -puis plus précis. Philippe rayonne ; papa s’assombrit : -il pense à sa pauvre petite femme -et craint le même sort pour moi. Julie sent -renaître son âme de vieille nourrice sèche.</p> - -<p>« C’est moi qui viendrai le soigner, -n’est-ce pas, mademoiselle Geneviève ?… »</p> - -<p><i>Mademoiselle !</i> Je ris comme une folle à -ce lapsus malencontreux. Mais Julie ne -s’émeut pas : elle est comme le sage, qui ne -s’étonne de rien. Elle m’avoue qu’elle -attend un garçon ; moi aussi. Je le vois -déjà en culotte, comme mon ami Jacques -Debray, le fils de Thérèse ; j’espère qu’il -sera très remuant, très beau, très blond, -et je me promets tout bas de ne pas en -faire un ingénieur…</p> - -<div class="c"><img src="images/illu3.jpg" alt="" /></div> -<p>Qu’est-il arrivé ? Un accident bête, le choc -brusque d’une voiture — de ce fameux coupé -de louage que j’aimais tant… Je me retrouve -dans mon lit, après des jours de souffrances -aiguës, et plusieurs semaines pendant lesquelles -ma vie n’a tenu qu’à un fil. Maintenant -je vais mieux ; mais je sais qu’il -faut renoncer pour cette fois à mon rêve -de maternité, et je me sens triste à mourir. -Des visages amis m’entourent ; Julie promène -par la chambre sa bonne figure -impassible et grêlée ; derrière ce front placide, -je devine un regret inexprimé, et pour -cela, j’aime ma vieille bonne un peu plus -qu’avant. Papa et Philippe ne pensent qu’à -moi ; ils ont passé par d’affreuses angoisses, -et ils sont si heureux de me voir guérie -qu’ils n’en demandent pas davantage. -Tante Lydie arrive, tout oppressée, mais -tendre comme autrefois, et aussi le docteur -Garnier, rose et frais, avec sa belle tête -de lion aimable sur son corps puissant de -Breton.</p> - -<p>« Pauvre gamine » ! fait-il en me caressant -la joue. Il est venu pour rencontrer -le grand spécialiste qui m’a soignée.</p> - -<p>La visite est longue, l’examen minutieux ; -les deux médecins sont d’avis que -tout va pour le mieux et que je pourrai -me lever dans quelques jours. Malgré ces -paroles rassurantes, je leur trouve un -air apitoyé qui n’est pas naturel. Philippe -les a reconduits et cause longuement avec -eux.</p> - -<p>« Qu’est-ce qu’ils disent, Julie ? Va -écouter ce qu’ils disent, je t’en prie… »</p> - -<p>L’honnête Julie garde un silence désapprobateur -et me borde soigneusement dans -mon lit où je m’agite beaucoup trop. Enfin, -voilà Philippe ! Il est un peu pâle, mais -ses yeux me sourient sans effort. Tout de -suite, je l’interroge, anxieuse.</p> - -<p>« Pourquoi avez-vous tant parlé dans -l’antichambre ? Est-ce que les médecins -sont inquiets, dis ?… Est-ce qu’ils me trouvent -plus malade ? »</p> - -<p>Un étonnement sincère se peint dans le -bon regard ému.</p> - -<p>« Plus malade ? Quelle idée !… Mais tu -es guérie, bien guérie. Garnier m’a encore -répété que tu te lèverais jeudi… Ils ne doivent -plus revenir, ainsi !…</p> - -<p>— Alors pourquoi me plaignent-ils ? Je -vois bien qu’ils me plaignent… Est-ce que… -ils pensent peut-être que je ne pourrai plus -avoir de bébé ?… »</p> - -<p>Philippe baisse la tête et chiffonne entre -ses doigts le coin du drap brodé.</p> - -<p>« Pas d’ici quelque temps… assez longtemps, -même… Dans quatre ans, cinq -ans… on ne sait pas… »</p> - -<p>Un grand froid me passe sur le cœur.</p> - -<p>« Quatre ou cinq ans ?… Oh ! ils ont dit -« jamais », n’est-ce pas ? Je suis sûre qu’ils -ont dit « jamais… »</p> - -<p>Pas de réponse. Je vois Julie hocher la -tête. Comme il sait mal mentir, mon mari ! -Sans rien dire, il m’attire vers lui, pose -ma tête contre son épaule, et sur mes yeux -qui se remplissent de larmes, je sens ses -lèvres s’appuyer doucement, tendrement.</p> - -<p>« Ne te désole pas, ma chérie… Il faut -espérer quand même ; les médecins ne sont -pas infaillibles… Et puis, enfin, nous -pouvons être heureux sans cela… Voilà -des années que nous sommes bien heureux… »</p> - -<p>Heureux ? Je ne sais plus. Il me semble -tout à coup que ma vie est absurde, vaine, -sans but, que je n’aime rien ni personne, -que ces années, dont le pauvre Philippe -parle avec tant de ferveur, ont glissé sur -moi sans presque laisser de trace… Cet -enfant qui n’est pas venu — qui ne viendra -pas — je comprends maintenant que je le -désirais avec passion, que lui seul aurait -pu combler tout le vide de mon cœur… Et -je pleure, sous les baisers de Philippe, -comme si quelque chose venait de se briser -en moi.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">VII</h2> - - -<p>Ma convalescence fut courte et je repris -mes forces assez vite. Trois semaines -après la visite des médecins, Philippe -put m’emmener jusqu’au Bois en voiture — une -autre voiture, un autre cheval, un -autre cocher dont la consigne était de ne -galoper jamais et de trotter le moins possible. -Nous suivions au pas le bord du lac -encore désert, escortés d’un grand cygne -qui nageait de conserve avec nous. Le soleil -de mai, jeune et clair, filait à travers la -verdure bleuâtre des pins, mettant aux -troncs roux de larges taches roses ; une -odeur de sève émanait des pousses nouvelles -et des marronniers en fleurs. Philippe -se pencha vers moi :</p> - -<p>« Tu es bien ? Tu n’as pas froid ? »</p> - -<p>Le vent s’était levé, chassant devant mes -yeux une mèche folle : d’un doigt délicat, -il la ramena derrière mon oreille.</p> - -<p>« Tes jolis cheveux ! dit-il ; j’espère qu’ils -ne vont pas tomber… Si on était obligé de -les couper, cela te changerait tant !… »</p> - -<p>Il s’agissait bien de mes cheveux ! En -réalité, sans que personne pût s’en apercevoir, -j’avais prodigieusement changé. Mon -âme sommeillait, encore engourdie par le -bien-être physique succédant aux heures -de souffrance ; mais dès que j’eus repris -ma vie normale, je dus m’avouer que je -n’étais plus la même.</p> - -<p>Ce fut au Luxembourg, où j’avais rencontré -Thérèse Debray, que je fis la connaissance -d’un autre « moi » jusqu’alors -insoupçonné. Nous étions assises au bas -de la terrasse de l’est, sur d’inconfortables -chaises de paille. Thérèse, noire, fluette et -coiffée d’un affreux chapeau, s’apprêtait -à céder aux injonctions de sa fille — un -second exemplaire de poupon phénomène -dont l’appétit de six mois avait des -exigences formidables — quand le gros -Jacques, qui depuis un moment courait -autour de nous en chassant la poussière -avec ses pieds « pour faire comme les autruches », -buta contre une pierre et s’étala -tout de son long. Cris aigus, mains écorchées, -genoux en sang — la pauvre autruche -éclopée vint se réfugier dans le sein -maternel, au grand mécontentement de la -petite sœur dont la table était déjà servie et -qui se mit à hurler de désespoir. Thérèse -ne savait plus auquel entendre.</p> - -<p>« Donnez-m’en un, » lui dis-je. J’essayais -d’attirer Jacques, mais sa mère m’arrêta.</p> - -<p>« Non, il saigne ; il vous tacherait. Gardez -bébé un moment, voulez-vous ? Justement -elle est toute propre !… Moi je mènerai -mon bonhomme jusqu’au bassin et je -laverai ses égratignures… »</p> - -<p>Et tandis qu’elle courait, traînant après -elle son garçon qui boitait et pleurnichait, -je restai sur ma chaise, un peu empêtrée, -les bras raides, les yeux fixés sur mon -nourrisson rouge de fureur. Cette fureur -impuissante, tout d’abord, me parut comique. -L’enfant gigotait avec rage ; je m’enhardis -à la tenir debout, à la faire sauter sur -mon genou ; puis, comme elle criait toujours, -j’approchai sa joue de la mienne. -Tout de suite elle se calma : je sentis une -bouche minuscule, chaude et baveuse, se -coller à mon oreille et téter — téter éperdument -avec des ronrons de joie.</p> - -<p>« Pauvre petit chat bête !… » murmurai-je. -Au contact de cette chair à la fois tiède -et fraîche, de ce corps blotti contre moi, -une grande détresse m’avait prise. C’était -donc vrai que jamais, jamais… Et soudain -monta en moi un sentiment mauvais de -révolte, d’envie contre Thérèse. Oui, cette -femme maigre, au corsage mal agrafé, qui -là-bas, assise en plein soleil sur une margelle -de pierre, trempait son mouchoir dans -l’eau, je me mis à l’envier furieusement, -pour tout ce que la vie lui avait donné de -meilleur qu’à moi, — pour son existence -laborieuse et utile, pour ses enfants débordants -de santé, pour son mari, qu’elle -aimait d’un amour si rare et si complet…</p> - -<p>« Rendez-la-moi, ma pauvre Geneviève… -Tiens, elle ne pleure plus !… Mais elle -vous a sucé la joue… Oh ! la petite sale ! »</p> - -<p>Avec un rire heureux, Thérèse reprit sa -fille qui, comprenant qu’on l’avait dupée, -recommençait à crier de plus belle. Jacques, -secoué encore de gros sanglots, réclamait -piteusement son goûter. Je me levai pour -partir.</p> - -<p>« Comment, déjà ! s’écria Thérèse. -Attendez un peu ; quand les enfants auront -mangé… tous les deux, nous serons tranquilles : -bébé s’endort toujours après son -repas… Regardez comme elle s’en donne, -cette grosse gourmande… »</p> - -<p>Elle levait vers moi des yeux brillants -de fierté. Sa glorieuse impudeur de nourrice -me sembla révoltante : positivement, -l’espace d’une minute, j’eus l’impression -que je la détestais. Honteuse, gênée, je -prétextai un rendez-vous pour pouvoir -m’enfuir plus vite.</p> - -<p>Le soir de ce jour-là, j’étais assise près -de la fenêtre ouverte pendant que Philippe -fumait, debout sur le balcon. Le soleil -venait de se coucher ; par delà les masses -sombres des platanes et des marronniers, -derrière la silhouette du palais dont le -profil noir se détachait à angle aigu sur le -ciel clair, un nuage d’or montait et je le -suivais des yeux, vaguement, presque sans -penser.</p> - -<p>« Comme on voit bien la tour Eiffel ! -s’écria Philippe. Quand nous nous sommes -mariés, tu te rappelles ? elle n’était pas -encore commencée… Tu prétendais qu’elle -serait affreuse, qu’elle te gâterait ta belle -vue. Et maintenant…</p> - -<p>— Maintenant je persiste à penser qu’elle -<i>est</i> affreuse, et je la regarde le moins possible. -Voilà tout. »</p> - -<p>J’avais parlé sèchement, contre mon -habitude. Il faut dire aussi que l’admiration -professionnelle de Philippe pour ce -chandelier colossal m’avait toujours paru -fâcheuse.</p> - -<p>« Moi je trouve qu’elle fait très bien là, -continua-t-il paisiblement. Et puis c’est si -nouveau, si grandiose… En deux ans à -peine, avoir achevé une construction unique -au monde !… J’en causais, l’autre jour, -avec un des ingénieurs qui ont dirigé les -travaux… »</p> - -<p>Immobile, les mains sur les genoux, je -m’efforçais de ne pas écouter, cherchant -des yeux mon joli nuage de tout à l’heure ; -mais le nuage s’était dissipé, les étoiles -s’allumaient une à une, l’ombre s’épaississait -autour de nous, et la voix de Philippe -s’élevait toujours, tranquille et bonne.</p> - -<p>« C’est prodigieux, tout le fer qui entre -là dedans… sept millions de kilogrammes, -tu sais… Et les rivets ! Tu ne devinerais -jamais combien il y en a : deux millions -cinq cent mille ! Et qui pèsent… »</p> - -<p>Incapable de me contenir, je me bouchai -vivement les oreilles :</p> - -<p>« Oh ! assez, assez ! Ne me parle plus de -cette horreur !… Je la déteste ; elle me fait -l’effet d’une fausse note dans notre horizon… Et -ton fer, tes rivets… si tu savais -comme ça m’est égal !… Tais-toi, je t’en -prie, si tu n’as pas autre chose à me dire… »</p> - -<p>Philippe se tut, comme je le lui demandais ; -il se tut subitement. La nuit était tout -à fait venue ; je ne voyais plus que le point -rouge du cigare trouant le noir environnant. -Un silence délicieux s’étendit sur moi, -à peine rompu par le roulement assourdi -des voitures et le pied ferré des chevaux -claquant sur le pavé de bois. Je songeais à -Thérèse, au bébé que j’avais tenu contre -moi, au vilain sentiment de jalousie qui -m’avait mordue, qui me mordait encore à ce -souvenir. « Je deviens méchante… oui, -méchante… Philippe ne dit plus rien ; j’ai -dû lui faire de la peine… Pauvre garçon… »</p> - -<p>Une lumière vive, subite, me fit tressaillir : -Théodore, bien stylé comme toujours, -venait, à neuf heures juste, de tourner -le commutateur électrique — une nouveauté, -cet éclairage, tout récemment installé -chez nous. Mon salon m’apparut, -banal et froid : du même coup, mes velléités -de remords s’envolèrent. Philippe -rentrait, son cigare éteint à la main. Gentiment, -il s’approcha de moi, me baisa au -front.</p> - -<p>« J’ai peur que ta sortie d’aujourd’hui ne -t’ait fatiguée… Le docteur Garnier te trouve -nerveuse, anémiée ; il te conseille un changement -d’air, pas trop brusque… Fontainebleau -est excellent, paraît-il… Voudrais-tu -passer l’été aux environs de Fontainebleau ? »</p> - -<p>Il était bon — inlassablement ! Comment -ne pas s’efforcer de lui faire plaisir ?</p> - -<p>« Mais oui, je veux bien… Papa prendra -ses vacances avec nous, n’est-ce pas ?</p> - -<p>— Bien sûr… Nous pourrions demander -aussi tante Lydie ; le voyage de Guéthary -est devenu trop fatigant pour elle… Et si -François revient au mois d’août, nous tâcherons -de le caser… Il faudra louer une -grande maison… »</p> - -<p>J’avais accepté toutes ses combinaisons, -approuvé tous ses projets ; sa bonne figure -redevenait souriante et heureuse. Qu’il avait -l’âme peu compliquée ! Et combien peu il -pensait à lui-même ! Une honte me vint de -l’avoir brusqué tout à l’heure. Mais déjà, -sans doute, il n’y songeait plus. Comme un -enfant, il examina ses lampes électriques, -vérifia l’état des fils, éteignit et ralluma à -plusieurs reprises. Puis, satisfait de son inspection, -il s’installa commodément, son -journal à la main, et se plongea dans la -seule lecture qui pût le passionner. Je le -regardais, un peu alourdi par l’approche de -la trentaine — il serait gros à quarante -ans — avec ses cheveux blonds toujours -drus et frisés, sa barbe dorée, presque trop -longue pour mon goût — il en était si fier -que je n’avais jamais osé le lui dire — son -teint frais et reposé, son joli nez droit… Il -baissait la tête en lisant et je ne pouvais voir -ses yeux ; mais je le jugeais mieux quand -j’échappais à l’influence de son regard -tendre, un peu humble, toujours quêtant -un sourire que je n’aurais pas pu lui refuser… -Tel qu’il se tenait là, tranquille et -fort, c’était mon mari, mon excellent mari, -qui m’avait prise pauvre pour me faire -riche, qui me resterait fidèle jusqu’à la -mort, près duquel je vieillirais, seule, sans -attendre autre chose de la vie… « Et ce sera -ainsi, pensai-je, toujours, toujours ainsi… » -Je me revis enfant, jeune fille, assise à notre -vieille table, en face de papa — qui, lui -aussi, lisait son journal — travaillant à -mes devoirs, le cerveau plein d’idées, le -cœur plein de rêves… Qu’avais-je donc alors -de plus que maintenant ? Et malgré tout, ce -fut un regret rapide, poignant — une nostalgie -du passé si violente que je faillis -pleurer…</p> - -<p>Il disait vrai, mon vieux docteur : j’étais -en train de me détraquer. Mes nerfs, ébranlés -par la secousse physique et morale que -je venais de subir, s’en allaient à la débandade -comme des fous. J’essayai de fixer -mon attention sur l’ouvrage que je tenais -à la main — une de ces vagues broderies -dont l’inanité apparaît plus clairement à -chaque point qu’on y ajoute. Cette pauvre -pâture ne suffit pas à mon esprit inquiet. -Il fallait m’occuper, pourtant, à tout prix : -qu’allais-je devenir si je prenais ainsi l’existence -en dégoût ?</p> - -<p>« La charité, les enfants des autres, puisque -je ne dois pas en avoir à moi ?… -J’essayerai… Philippe m’aidera, il est si -bon !… Mais je n’ai pas encore envie de les -aimer, ces petits que je ne connais pas… -La musique… Ah ! par exemple, je ne dois -pas compter sur Philippe pour cela… ni -pour le choix des lectures… Si François -était à Paris, je lui demanderais de m’indiquer -des ouvrages d’art anglais sur l’Inde… -l’anglais, c’est plus long à lire… ou même -des livres hollandais sur Java : avec ce que -je sais d’allemand, j’arriverais peut-être à -apprendre le hollandais… C’est une idée ; -cet été, quand il reviendra, je lui en parlerai… -Du hollandais ! Qu’est-ce que Philippe -dira ? Il me croira tout à fait folle… »</p> - -<p>A demi amusée par cette pensée baroque, -je levais la tête, j’ouvrais la bouche, prête -à plonger mon mari dans la stupéfaction, -quand je le vis plier rapidement son journal, -la mine affairée.</p> - -<p>« Il faut profiter des derniers cours : les -cotons sont mous, les chanvres ont baissé -de neuf centimes… Je vais télégraphier à -Lille pour les achats de matières premières… »</p> - -<p>Quand les cotons mollissaient — je le -savais par expérience — rien n’existait plus -pour Philippe. A quoi bon lui parler d’autre -chose ? J’enfilai mon aiguille et, sans mot -dire, je me remis à mon plumetis…</p> - -<p>Le mois de juin fut employé à chercher -la maison rêvée. Philippe possédait aux -environs de Lille une grande propriété de -famille, dans un pays affreux, que nous -n’aimions ni l’un ni l’autre et dont le climat, -d’ailleurs, était assez malsain. Habituellement, -nous nous installions tout l’été -à Bellevue ; mon ingénieur s’accordait seulement -un mois de vacances que nous passions -à voyager, soit en Suisse, soit sur la -côte basque où nous visitions tante Lydie -dans son Ermitage de Guéthary. Quant à -l’Italie, notre voyage de noces avait suffi à -me prouver que nous n’y goûterions jamais -ensemble les mêmes jouissances, et, le -cœur gros, je l’avais rayée de nos itinéraires. -Cette année, moins que jamais, je -ne devais songer à me fatiguer ; mais -si Florence était le Paradis perdu, si -les Pyrénées étaient trop loin, Bellevue -était vraiment un peu trop près, et -puisque la Faculté ordonnait les environs -de Fontainebleau, nous obéirions à la Faculté.</p> - -<p>Ce fut à Marlotte, sur la lisière de la -forêt, dans une petite rue tortueuse et charmante, -que nous trouvâmes le cottage idéal, -envahi par le lierre de la base au faite, -assez vaste pour loger une famille de dix -personnes, et dont le jardin — un vrai -parc — commençait devant un champ de -blé pour s’enfoncer dans l’épaisseur des -bois. Nous avions la plaine, nous avions -les arbres, nous avions les fleurs — des -bégonias aux pétales charnus, de beaux -glaïeuls pourpres en plates-bandes, et, -massées autour de la maison, de grosses -touffes d’hortensias bleus — tout cela peigné, -ratissé avec amour par le propriétaire -qui s’intitulait pompeusement « horticulteur-pépiniériste ». -Du premier coup d’œil, -Philippe fut conquis ; moi aussi, d’ailleurs : -il aimait la nature à sa façon, et moi -de toutes les façons.</p> - -<p>La location conclue, il fallut organiser -nos « séries ». Tante Lydie, qui composait -la première à elle toute seule, se laissa convaincre -assez facilement : Guéthary, elle le -comprenait bien, n’était plus possible pour -elle. Sur l’honneur, elle promit de venir -passer avec nous le mois de juillet.</p> - -<p>« Car, ajouta-t-elle, en août il faut que -je revienne à Paris pour recevoir François. »</p> - -<p>Philippe protesta.</p> - -<p>« Comment ? Mais nous comptons bien, -au contraire, qu’il viendra te rejoindre, et -que vous resterez ensemble un mois, deux -mois si vous voulez… Et surtout, tu sais, -n’y mets pas de discrétion : nous avons six -chambres d’amis !</p> - -<p>— Six ! C’est beaucoup… même pour -deux », dit tante Lydie en riant.</p> - -<p>Elle n’avait pris aucun engagement, et -quand elle arriva, escortée de sa fidèle Perrine, -j’eus tout de suite l’impression qu’elle -ne s’installait pas pour longtemps…</p> - -<p>Ce furent des semaines de repos et de -paix. Le plus souvent nous étions seules ; -Philippe partait le matin pour Paris et ne -rentrait qu’à l’heure du dîner. Nous restions -des journées entières sans sortir du -jardin, assises sous un petit kiosque rustique -assez laid d’où l’on découvrait toute -la plaine : à nos pieds l’or roussâtre des -blés, le vert cendré des avoines, où les -coquelicots mettaient de larges touches -rouges et les bleuets de légères taches -bleues ; puis la route, déserte et poussiéreuse, -d’autres champs encore, et, à -l’horizon, dans la brume d’été, les grands -peupliers qui bordent la vallée du Loing. -Des papillons blancs tournoyaient et de -grosses mouches, en nous frôlant l’oreille -d’un bourdonnement bref, semblaient nous -chuchoter un secret au passage…</p> - -<p>« J’ai peur que tu ne mènes une vie un -peu austère », me confia Philippe, qui nous -avait surprises un soir déchiffrant <i lang="it" xml:lang="it">mezzo-voce</i> -le troisième acte de <i>Tristan</i> ; « ma -tante n’est plus gaie comme autrefois, et -elle te fait chanter une diable de musique… -Si c’est ça votre façon de vous amuser quand -je n’y suis pas !… »</p> - -<p>En réalité, et quoi qu’en pensât mon -mari, je ne m’ennuyais pas — j’étais même -beaucoup moins triste que les mois précédents. -Par quel miracle la société d’une -femme âgée et malade m’apportait-elle plus -de réconfort que celle d’un homme jeune, -plein de vie et d’entrain ? Pourquoi ce sentiment -de solitude intellectuelle, dont j’avais -souffert parfois jusqu’à l’énervement dans -nos soirées de tête-à-tête conjugal, ne -m’effleurait-il pas durant ces longues journées -de réclusion quasi monastique ? Sans -doute, le grand air, le calme absolu, agissant -sur mes nerfs affaiblis, me rendaient -peu à peu l’appétit, le sommeil et la gaîté, -mais la présence et la conversation de tante -Lydie faisaient plus que tout le reste. Depuis -bien longtemps, je ne l’avais pas eue ainsi -à moi seule, et je la retrouvais, au fond, -toujours la même, — aussi enthousiaste, -aussi éprise du beau et du bon. Nous causions, -interminablement ; son esprit lucide -était comme une source où le mien s’abreuvait -après une longue période d’aridité — et -malgré le gros chagrin, la déception -irréparable que ce dernier printemps -m’avait apportés, la vie m’apparaissait -de nouveau bonne, utile et digne d’être -vécue.</p> - -<p>« Ah ! tante, m’écriai-je un soir, quel -dommage de ne pas pouvoir vous garder -toujours là, près de moi !… »</p> - -<p>Elle resta un moment sans répondre : -dans ses yeux je vis passer cette ombre -étrange que je connaissais… Puis, haussant -doucement les épaules :</p> - -<p>« Que voulez-vous, ma pauvre petite, il -faut savoir se contenter du présent… Moi -aussi, allez, j’ai bien joui de ces heures -d’intimité… »</p> - -<p>Déjà elle en parlait au passé, comme si -le retour de François eût dû forcément -l’éloigner de nous. Cependant Philippe -combinait des itinéraires fantastiques pour -que son cousin pût s’arrêter à Marlotte. -Mais c’était à Paris, chez elle, que tante -Lydie voulait le revoir d’abord. Quand elle -ouvrit la bienheureuse dépêche, datée de -Marseille, qui lui annonçait enfin l’arrivée -de son fils, je compris que rien au monde -ne l’empêcherait de partir, quoiqu’elle fût -souffrante, éprouvée par la chaleur d’août.</p> - -<p>« Tu reviendras, n’est-ce pas ?… vous -reviendrez tous les deux ?… disait Philippe.</p> - -<p>— Mais oui, mais oui… »</p> - -<p>Elle nous quitta, toute frémissante d’impatience -et de joie… Deux jours après, je -recevais la lettre la plus tendre et la plus -désolée : François avait fait bon voyage, il -viendrait nous voir bientôt… Quant à un -second séjour près de nous, il fallait y -renoncer : Perrine était brouillée avec ma -cuisinière !</p> - -<p>« Des histoires de bonnes ? Mais c’est -idiot ! s’écria Philippe à l’ouïe de ce secret -plein d’horreur. Moi qui m’étais arrangé -pour passer mes vacances ici en même -temps que François… Et maintenant, on ne -peut pas lui demander de venir tout seul, -de quitter sa mère après quinze mois de -séparation… Que le diable emporte les -fidèles serviteurs !… »</p> - -<p>Tout au fond de moi, je restai intimement -convaincue que ces querelles ancillaires -n’étaient qu’un vain prétexte, et que -notre tante obéissait à des mobiles inconnus. -Une fois de plus je me heurtais à ce -mur invisible qu’un mauvais génie semblait -s’amuser à élever entre elle et moi. -Après tant de jours passés cœur à cœur, -j’en souffris comme d’une trahison — quoiqu’un -obscur instinct m’avertît que c’était -peut-être mieux ainsi, et que je ne devais -pas lui garder rancune…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">VIII</h2> - - -<p>Papa vint remplacer tante Lydie, et son -arrivée consola Philippe, que la défection -de François avait rendu un peu -morose. Tous deux entreprirent de consacrer -leurs loisirs à explorer la forêt : Philippe -<i>voulait</i> marcher beaucoup parce qu’il -se trouvait trop gros, et papa <i>pouvait</i> marcher -indéfiniment parce qu’il restait très -maigre. Ils partaient ensemble dès l’aurore, -me laissant faire la grasse matinée et compléter -ma cure de repos.</p> - -<p>J’étais assise comme les autres jours sous -un grand catalpa — j’aime ces larges feuilles -entre lesquelles filtre toujours un peu de -soleil — et j’achevais de déchiffrer quatre -pages de Thérèse Debray, dont la philosophie -coutumière semblait pour une fois -en déroute : une coqueluche malencontreuse -les avait retenus à Paris jusqu’à -cette époque tardive ; maintenant les -enfants allaient mieux, mais le médecin -leur défendait la mer — d’où résiliation -d’une location déjà conclue au Tréport, -vacances compromises, été désorganisé de -fond en comble… Tout de suite l’idée me -vint de les recueillir, de les héberger pour -un grand mois. « Voilà de quoi remplir -nos six chambres… et de quoi me guérir, -j’espère, des vilaines pensées qui m’ont -traversé l’esprit… Maintenant je suis plus -raisonnable : il faut savoir s’habituer au -bonheur des autres… »</p> - -<p>Le bonheur des autres… Je levai la tête : -autour de moi tout était paix, silence et -confort ; un vent délicieux soufflait de la -forêt, l’ombre du catalpa tremblait en -taches légères, vertes sur l’herbe verte, lilas -sur le sol rose — je pensai à Thérèse et à -son mari rôtissant dans leur petit cinquième, -avec leurs enfants à peine guéris ; -j’eus honte de les avoir enviés, cette fois -encore, presque inconsciemment. « Et pourtant, -ce bien-être qui m’entoure, n’est-ce -pas très peu de chose ?… Dès qu’ils seront -ici, ils en jouiront comme moi, plus que -moi : je peux leur donner ce que j’ai, mais -ce qu’ils ont est à eux, bien à eux — rien -qu’à eux… »</p> - -<p>Tandis que je rêvais ainsi, la lettre de -Thérèse entre les doigts, la grille du jardin -grinça sur ses gonds — elle grinçait toujours -malgré les flots d’huile dont l’abreuvait -Théodore, le parfait valet de chambre -aux favoris d’amiral. Je m’étais retournée -languissamment ; mais à la vue du nouvel -arrivant, je fus debout d’un bond et je courus -à sa rencontre.</p> - -<p>« François ! Quelle bonne surprise ! -Comme c’est gentil d’être venu !… Philippe -va être bien content…</p> - -<p>— Et vous, demanda-t-il, êtes-vous contente ?</p> - -<p>— Vous le voyez bien », fis-je en serrant -joyeusement les deux grandes mains qui se -tendaient vers moi — étonnée moi-même -de sentir ma mélancolie s’évaporer comme -un brouillard au soleil.</p> - -<p>Lui cependant, tout en me suivant vers -la maison, s’excusait d’arriver ainsi à -l’improviste.</p> - -<p>« J’aurais dû vous prévenir, mais c’est -hier soir seulement que je me suis décidé… -Je me reprochais presque de m’éloigner, ne -fût-ce qu’une demi-journée, tant ma mère -semble heureuse de m’avoir… Elle a terriblement -changé, ma pauvre maman », -ajouta-t-il d’un air triste.</p> - -<p>Il s’était assis près de moi, sous le catalpa, -et fourrageait le sable du bout de sa canne, -distrait en apparence et plus nerveux -qu’à l’ordinaire. Sans doute il attendait -quelque démenti réconfortant, quelque -appréciation optimiste au sujet de sa mère. -Mais j’ai toujours été inhabile à exprimer -ce que je ne pense pas. Un petit silence passa -entre nous. Alors, levant la tête, il me dit :</p> - -<p>« Vous aussi… Philippe m’a écrit… j’ai -su que vous aviez failli mourir… »</p> - -<p>Sa voix hésita, trembla un peu : peut-être -venait-il de comprendre — j’avais prodigieusement -rougi — tout ce que cette -allusion, pourtant discrète, à mes misères -passées, éveillait en moi d’ombrageuses -pudeurs féminines. J’essayai de plaisanter -pour cacher mon embarras.</p> - -<p>« Oh ! c’est de l’histoire ancienne !… -Vous voyez bien que je ne suis pas morte -du tout… »</p> - -<p>Il me regardait, étrangement sérieux.</p> - -<p>« Oui, je le vois… mais vous n’êtes plus -tout à fait la même… Vous n’avez plus vos -yeux d’enfant… »</p> - -<p>C’était vrai : mon âme d’autrefois, -mon âme puérile m’avait quittée, et mes -yeux, à mon insu, reflétaient l’âme nouvelle, -un peu inquiète, contre laquelle je -me débattais depuis des mois… Comment -François pouvait-il découvrir cela si vite ?</p> - -<p>« Oh ! tenez, poursuivit-il avec une véhémence -soudaine, il y a des moments où je -me dis que je mène une vie absurde… -A quoi sert de partir toujours ?… pour -vérifier des textes, pour courir les pagodes -en comparant d’éternels Bouddhas qui se -ressemblent tous… si on risque, au retour, -de trouver sa mère malade, méconnaissable… -et d’autres… »</p> - -<p>Il s’arrêta brusquement. Je l’écoutais, -touchée qu’il pût associer en pensée le -souci visible que lui causait la santé de -tante Lydie avec les dangers déjà lointains -courus par ma petite personne, -déçue aussi de ce ton pessimiste auquel il -ne m’avait pas habituée. Allais-je donc -perdre l’ami gaîment taquin, le conseiller -au goût délicat sur qui j’avais compté pour -m’aider à passer des heures moins désœuvrées, -un hiver moins morose ? Ce regret -d’égoïsme naïf, à peine conscient, François -sembla le deviner, car l’ombre de son -ancien sourire vint éclairer son regard -indécis de myope, derrière le lorgnon qu’il -ne quittait jamais.</p> - -<p>« Quel sauvage je suis devenu, ma pauvre -Geneviève ! Il ne faut pas m’en vouloir, -voyez-vous : c’est l’effet de l’âge… Et Philippe ?… -Il va bien, j’espère ?… »</p> - -<p>Je me mis à rire.</p> - -<p>« Trop bien… au moins à son avis… -Il prétend qu’il engraisse… D’ailleurs, vous -allez pouvoir en juger par vous-même… »</p> - -<p>Harassés et joyeux, mes deux promeneurs -surgissaient justement au détour de la -petite allée qui, du jardin, menait tout -droit dans la forêt.</p> - -<p>« Ah ! s’écria Philippe, du plus loin qu’il -nous aperçut, le voilà, enfin, ce grand vagabond ! »</p> - -<p>Et comme toujours, avant toute chose, -il m’embrassa — un vrai baiser de mari -sonore et tendre. Puis se tournant vers son -cousin, les bras ouverts :</p> - -<p>« A ton tour, maintenant : tu ne l’esquiveras -pas, mon vieux, l’accolade fraternelle !… »</p> - -<p>Fut-ce le reflet de la verdure environnante, -ou le contraste de la bonne figure -épanouie qui s’approchait de la sienne ? -François me parut soudain très pâle. Pourtant -il répondit affectueusement à l’étreinte -de Philippe, et serra la main de papa qu’il -avait souvent rencontré chez nous. Pendant -le déjeuner, il reprit toute sa gaîté et -subit avec entrain l’assaut habituel de questions -plus ou moins saugrenues sur le -Japon, d’où il venait. Les femmes ressemblaient-elles -aux mousmés des estampes ? -Voyait-on vraiment le Fuji-Yama de partout ? -Mangeait-on toujours des nids -d’hirondelles, et du riz avec des petites -baguettes ?… Oui, tout était vrai, et bien -d’autres choses encore…</p> - -<p>« Seulement, avoua-t-il, j’aurais dû comprendre, -au retour, que la traversée de la -mer Rouge en juillet était une pure folie… -Tout s’est bien passé, heureusement ; il -n’y avait pas de dames à bord, ce qui permettait -les infractions les plus invraisemblables -à la « tenue correcte » de rigueur : -j’ai dormi deux nuits sur le pont dans une -baignoire — pleine… Quant au capitaine, -il commandait la manœuvre en manches -de chemise, avec un panama et un voile -vert…</p> - -<p>— Quel tableau ! » m’écriai-je en riant -de bon cœur. On avait servi le café sur la -terrasse, et je me tenais debout devant -François, un sucrier à la main. Il y -plongea deux doigts distraits, tandis que -son regard se fixait sur moi, attentif, presque -attendri…</p> - -<p>« Je savais bien qu’ils reviendraient… -dit-il enfin.</p> - -<p>— Qui cela ? demandai-je innocemment.</p> - -<p>— Vos yeux… vos yeux de petite fille… -Tâchez de les garder le plus longtemps -possible : qu’est-ce que nous deviendrons, -nous autres, qui sommes déjà vieux, quand -vous vous aviserez de ne plus être -jeune ?… »</p> - -<p>Tout en parlant, il portait sa tasse à ses -lèvres, et je ne pus voir s’il avait souri, ou -s’il parlait sérieusement. Philippe s’était -rapproché, un porte-cigares ouvert à la -main.</p> - -<p>« Tu restes aussi pour le dîner, n’est-ce -pas ?… »</p> - -<p>François déclara que c’était impossible : -sa mère l’attendait à sept heures. Et comme -papa suggérait l’idée d’une dépêche :</p> - -<p>« Une dépêche ?… Sans qu’elle soit prévenue ?… -Mais nous risquerions de la -rendre tout à fait malade… »</p> - -<p>Il demeurait irréductible. La journée -s’acheva paisiblement — trop chaude pour -qu’on songeât à sortir du jardin. Nous -devisions, nonchalamment étendus dans -de grands fauteuils de jonc, et je ne pouvais -m’empêcher de remarquer que les propos -étaient tout autres qu’à l’ordinaire. -Papa, fin lettré, nourri de solides humanités -dans un vieux collège de Saint-Malo, -prisait infiniment la culture intellectuelle. -Il consacrait ses loisirs à lire un peu de -tout, et pouvait sur bien des points donner -la réplique à François — au grand ébahissement -de Philippe qui découvrait chez -son beau-père une érudition jusqu’alors -insoupçonnée.</p> - -<p>« Comment, s’écria-t-il, vous connaissez -ça aussi ?… »</p> - -<p>Ça, c’était une traduction récente de -<i>Sacountâlâ</i>, à propos de laquelle papa, peu -documenté d’ailleurs, demandait quelques -éclaircissements.</p> - -<p>« C’est renversant ! répétait Philippe. -Que mon vieux savant de cousin s’occupe -de littérature hindoue… rien de plus naturel. -Mais vous, un bureaucrate, un financier !… -Vous ne m’aviez jamais dit que -vous vous intéressiez à ces choses-là… »</p> - -<p>Papa se mit à rire.</p> - -<p>« Mon bon Philippe, vous ne me l’avez -jamais demandé… »</p> - -<p>Un peu honteuse, je l’avoue, des étonnements -sans fin où se plongeait mon mari, -je regardai François à la dérobée, guettant -sur son visage quelque sourire involontaire -qui m’eût blessée au point le plus sensible -de mon amour-propre conjugal. Mais non : -il restait impassible — habitué peut-être à -de pareilles boutades — et même, quand -il parla, je crus m’apercevoir qu’il s’efforçait -d’amener la conversation sur un terrain -plus concret… Cinq minutes après, -les dieux de l’Olympe bouddhique avaient -déserté l’ombrage du catalpa et Philippe -racontait comment il venait d’obtenir, non -sans peine, un permis du Ministre de la -Guerre pour visiter, à Fontainebleau, le -Polygone de tir et l’École d’application…</p> - -<p>Vers cinq heures, quelques gros nuages, -tempérant un peu l’ardeur du soleil, nous -permirent de reconduire François à la gare. -Il marchait près de moi, la tête basse, de -nouveau sérieux et presque triste. Je ne -pus m’empêcher de lui montrer que je -compatissais à son angoisse secrète.</p> - -<p>« Vous êtes inquiet, n’est-ce pas ?… -Inquiet à cause de ma tante ?… »</p> - -<p>Tout de suite il parla, comme malgré -lui.</p> - -<p>« Oui, depuis mon retour… j’ai eu un -tel coup en la revoyant, si vous saviez !… -un tel remords de l’avoir laissée… Est-ce -que vous la trouvez aussi… Est-ce que vous -croyez ?… »</p> - -<p>Il n’osait formuler sa pensée. De vagues -paroles m’échappèrent, qui devaient sonner -bien faux, car je le vis secouer la tête.</p> - -<p>« Non, vous n’êtes pas sincère… Mais je -ne veux plus voyager, au moins de longtemps… -Cet hiver je resterai près d’elle : -j’ai assez de documents maintenant pour -rédiger ma thèse…</p> - -<p>— Alors nous reprendrons nos mercredis ? -fis-je, soudain joyeuse. »</p> - -<p>Il hésita un moment.</p> - -<p>« Pas tous… à cause de ma mère, vous -comprenez… Elle sortira de moins en -moins… Pourtant j’irai chez vous quelquefois, -quand vous voudrez bien de moi… -J’aime à voir des gens heureux… »</p> - -<p>Ce dernier mot me frappa : toujours le -bonheur des autres ! François, moins -égoïste que moi, paraissait résigné à s’en -contenter. De nouveau ma pensée se -reporta vers les Debray.</p> - -<p>« Des gens heureux ? Je vous en montrerai -la semaine prochaine, si vous revenez -ici… En attendant, vous n’avez qu’à -vous retourner pour regarder Philippe… »</p> - -<p>Le bon rire de mon mari résonnait à -quelques pas derrière nous. Mais François -ne se retourna pas ; il fixa sur moi ses yeux -devenus très graves.</p> - -<p>« Philippe… et <i>vous</i>, je pense ?… » -insista-t-il.</p> - -<p>Je me sentis rougir. Qu’allait-il croire ? -Comment avais-je pu lui laisser supposer -un instant que je n’étais pas heureuse ?… -Et tandis que j’hésitais à répondre, j’eus -l’impression subite que mon silence même -semblait parler pour moi, et qu’il était déjà -trop tard pour le détromper…</p> - -<p>Nous arrivions au seuil de la gare. Le -signal retentit ; sur nos talons, papa et Philippe -se hâtaient avec de grands gestes.</p> - -<p>« Voilà le train, cria Philippe tout essoufflé ; -dépêchons-nous : nous n’avons que le -temps de traverser… »</p> - -<p>Et comme nous courions presque, butant -contre les rails, il ajouta pour la vingtième -fois :</p> - -<p>« Alors, décidément, tu ne veux pas -rester ?… »</p> - -<p>François eut un petit haussement -d’épaules impatienté. Au détour de la voie, -un flocon de fumée blanche apparaissait -déjà. Ce fut la bousculade inévitable — et -inutile — des départs ; la chasse au wagon -vide, la portière brusquement refermée — et -la minute bête où l’on se regarde, de -haut en bas et de bas en haut, sans trop -savoir que se dire. Je souriais — François -aussi, je crois ; mais son regard scrutateur -continuait à m’interroger…</p> - -<p>« Au moins, lançai-je quand le train -s’ébranla, promettez-nous de revenir bientôt. »</p> - -<p>Sa réponse se perdit dans le bruit strident -du sifflet…</p> - -<p>Toute la soirée un scrupule me hanta, -près de la table où « mes deux hommes » -poursuivaient leur éternelle partie. Avec -remords, je regardais les traits calmes de -Philippe et sa main courte déplaçant les -pièces sur l’échiquier ; avec contrition, je -me répétais qu’il était le modèle des gendres, -le plus tendre des maris — et moi la plus -sotte et la plus ingrate des femmes. La -question de François, le ton dont il l’avait -faite — et, de ma part, ce mutisme absurde, -quand il aurait fallu répondre très vite, -répondre en riant, comme pour rejeter bien -loin toute idée de mélancolie… Quel sentiment -bizarre m’avait ainsi fermé la bouche ? -Embarras, surprise — ou seulement -impuissance de feindre ?…</p> - -<p>Sans bruit je m’étais levée, et debout, -adossée à l’embrasure de la porte, je regardais -la nuit chaude et silencieuse, le ciel -où quelques étoiles brillaient entre de gros -nuages mous frangés d’argent. Une odeur -lourde montait des héliotropes ; sur la -lisière de la forêt, la note plaintive d’un -crapaud tintait, argentine et monotone -comme un glas lointain… Je me sentis -mécontente de moi, le cœur serré d’un -étrange malaise dont l’étreinte abolissait -jusqu’au souvenir de la bonne journée que -je venais de passer…</p> - -<p>Cette impression pénible se dissipa les -jours suivants. Thérèse avait accepté notre -invitation avec reconnaissance ; les préparatifs -de son arrivée et l’installation de sa -smalah m’occupèrent tout le reste de la -semaine. Vers le milieu d’août, la maison -jusqu’alors si calme se mit à bourdonner -comme une ruche.</p> - -<p>« Voilà notre Thébaïde transformée en -pouponnière », disait papa, ravi d’ailleurs de -cette métamorphose. Moi-même, par raison -d’abord et bien vite par tendresse, j’étais -devenue l’esclave des enfants : la grosse -Hélène ne voulait plus s’endormir que sur -mes genoux. Philippe, lui, s’amusait franchement, -sans arrière-pensée, jouant avec -Jacques, mettant au service de Thérèse sa -complaisance infatigable, professant, enfin, -une admiration naïve pour M. Debray -qu’il semblait croire inaccessible aux -préoccupations des simples mortels et qu’il -obligeait chaque jour, entre la poire et le -fromage, à de petites conférences chimico-biologiques. -Le pauvre homme, aussi -modeste que savant, semblait parfois gêné -d’être toujours mis sur la sellette ; néanmoins -il se prêtait de bonne grâce aux -désirs de son hôte.</p> - -<p>Thérèse et moi, nous passions nos après-midi -sous le catalpa ; souvent je la regardais, -plus fraîche et moins maigre que de coutume -dans sa blouse de batiste blanche, -occupée à coudre quelque objet de layette -ou à repriser les jerseys de son fils, dont -les fonds de culotte se volatilisaient aussi -rapidement que si on les avait fait passer -par l’alambic paternel. Tout en glissant son -aiguille à travers les mailles de laine gros -bleu, elle parlait ; — nous causions de notre -passé d’écolières, de Mlle Verdy, morte -subitement l’année qui suivit mon mariage, -et dont le souvenir lui était aussi cher qu’à -moi.</p> - -<p>« Vous rappelez-vous comme elle blaguait -gentiment nos petites vanités, littéraires -ou autres ?… « Geneviève est à peu -près sûre d’entrer à l’Académie française ; -quant à vous, ma pauvre Thérèse, je -crois qu’il faut vous contenter de l’Académie -des Sciences… »</p> - -<p>Ces folies déjà lointaines amenaient sur -nos lèvres un sourire attendri.</p> - -<p>« Ce n’était pas déjà si mal prophétiser, -dis-je, au moins pour vous : M. Debray se -chargera de vous représenter à l’Institut… -Moi, par exemple, j’ai menti à ma vocation, -et si je devais compter sur Philippe pour -me conduire à la gloire… »</p> - -<p>Je m’arrêtai, un peu honteuse ; mais -Thérèse était trop fine pour relever de -pareils propos. Elle s’était prise d’une amitié -très vive pour Philippe, et lui-même, timide -avec la plupart des femmes, trouvait en elle -des manières toutes simples et une affectueuse -camaraderie qui le ravissaient.</p> - -<p>Donc Thérèse affecta de ne pas entendre -ma phrase malencontreuse. Sans faire semblant -de rien, absorbée en apparence par -son ravaudage maternel, elle trouva moyen -de donner un petit coup de barre à la conversation, -et je m’aperçus tout à coup que -nous étions plongées dans les considérations -les plus édifiantes sur la bonté, la -douceur, la patience et autres vertus évangéliques.</p> - -<p>« La bonté, voyez-vous, ma petite Geneviève, -c’est le premier élément de bonheur -dans un ménage… sans elle, quoi qu’on en -pense, la vie conjugale devient odieuse… »</p> - -<p>Qui donc plus que moi savait apprécier -le caractère idéal de mon mari ? Légèrement -agacée par cette mercuriale indirecte, -j’essayai de devenir taquine.</p> - -<p>« Pauvre Thérèse ! On dirait que vous -êtes la victime d’un tyran domestique… Il -est donc bien méchant, M. Debray ?… »</p> - -<p>Une expression indéfinissable passa dans -les yeux noirs de Thérèse.</p> - -<p>« Oh ! dit-elle, lui… »</p> - -<p>Ce ne furent que deux mots. Mais ces -mots contenaient un poème d’admiration, -de confiance aveugle, de soumission volontaire. -La sage petite personne, l’amie aux -prudents conseils s’évanouissait pour -laisser paraître l’amoureuse ingénue qui -résume dans un seul être toutes les perfections -de l’univers.</p> - -<p>« Mon Dieu, pensai-je, qu’on est heureux -de pouvoir aimer comme cela… »</p> - -<p>Sans le vouloir, Thérèse venait de me -faire sentir le néant des pâles joies que, -tout à l’heure, elle s’appliquait à me vanter -si fort…</p> - -<p>François renouvela sa visite dans le courant -du mois. Il nous trouva tous réunis, -et je ne remarquai plus en lui ces allures -pessimistes et découragées qui m’avaient -frappée la première fois. Sa mère, nous -dit-il, allait beaucoup mieux, — ce qui -suffisait à expliquer qu’il eût repris sa -gaîté naturelle. D’emblée il conquit les -bonnes grâces de Jacques en l’initiant à la -fabrication de certaines « cocottes » japonaises, -au bec pointu et aux ailes mobiles, -que le gamin, plus adroit qu’un singe, eut -vite fait d’aligner par douzaines sous -les yeux écarquillés de sa petite sœur. -A table, on oublia de parler chimie ; François, -à propos d’un voyage en Allemagne, -ayant prononcé le nom de Bayreuth, -M. Debray bondit : cet homme paisible se -révélait tout à coup wagnérien farouche. -Soudain — c’était encore le temps des luttes -héroïques — un vent de folie sembla souffler -autour de la table : Thérèse et son mari, -François et moi, nous nous rejetions comme -des balles les noms scandinaves aux syllabes -sonores, nous ergotions sur les symboles -du <i>Ring</i>, nous fredonnions des bribes de -motifs — papa, profane, mais sympathique, -riait de tout son cœur ; Philippe nous écoutait -bouche bée. Il n’avait jamais soupçonné -chez le savant cette frénésie musicale, -et quand Thérèse, en confidence, lui eût -avoué « qu’Eugène jouait très joliment du -violon » :</p> - -<p>« Mais alors, s’écria-t-il, pourquoi n’avez-vous -pas apporté votre instrument ?… Moi -aussi, j’aime beaucoup la musique… Vous -auriez accompagné Geneviève, et elle nous -aurait chanté l’<i lang="la" xml:lang="la">Ave Maria</i> de Gounod, ou -bien ce joli morceau, vous savez… l’enfant -malade qui meurt en disant : « Bonne -nuit… » La sérénade de Borga, Bréda…</p> - -<p>— Braga », dit François. Il y eut un silence. -Et subitement, du salon où les enfants restaient -consignés sous la garde d’une bonne, -la voix de Jacques s’éleva, aiguë et plaintive :</p> - -<p>« Maman ! oh ! maman !… Hélène qui -mange mes cocottes !… »</p> - -<p>Tout le reste du jour, jusqu’au départ de -François qui, cette fois, nous avait réservé -sa soirée, notre petit cénacle fut très gai. -M. Debray, décidément mis en confiance, -continuait à bavarder sur toutes sortes de -sujets étrangers à son laboratoire ; Thérèse, -par contre, me parut moins expansive que -de coutume : elle souriait, mais parlait peu, -et semblait observer notre cousin avec un -mélange bizarre de sympathie et de -méfiance. Ou bien elle s’adressait à Philippe, -toujours rayonnant de contentement paisible.</p> - -<p>Un moment, François se trouva seul -avec moi. Désignant du geste Thérèse et -son mari qui, repris par leur commune -passion scientifique, se penchaient tous -deux pour examiner la même feuille de -chêne où luisait la trace mince d’un -limaçon :</p> - -<p>« Ce sont eux, demanda-t-il, les heureux -que vous vouliez me faire connaître ?… »</p> - -<p>Je vis qu’il se souvenait de mes paroles -maladroites, et, brûlant de réparer ma -faute, je le regardai bien en face.</p> - -<p>« Oui, ce sont eux, — mais c’est moi -aussi… c’est vous, j’espère ; c’est nous -tous… Vous n’en avez jamais douté, n’est-ce -pas ?… »</p> - -<p>Combien j’étais sincère, en ce moment -où une sorte de griserie joyeuse me montait -du cœur aux lèvres ! Il le comprit, sans -doute, car ses yeux s’adoucirent, presque -paternels.</p> - -<p>« Non, fit-il, je n’en doutais pas… Mais -je suis content de vous l’entendre dire. »</p> - -<p>Quand il partit, à neuf heures passées, -une brume légère détrempait l’herbe et les -routes ; papa et Philippe l’escortèrent seuls -jusqu’à son train, munis d’une lanterne et -de deux parapluies. Dans le chemin qui -longeait la maison, je vis s’éloigner la petite -lumière vacillante, j’écoutai décroître le -bruit de leurs voix, puis je refermai la persienne -que j’avais poussée pour les suivre -de l’oreille et du regard. Thérèse, assise -près de la table, feuilletait une revue ; le -piano, resté ouvert avec la partition de -<i>Siegfried</i> sur le pupitre, me parut étrangement -triste, le salon étrangement vide. -Silencieuse, je me mis à ranger la musique -éparse çà et là…</p> - -<p>« Il est presque toujours absent, n’est-ce -pas, monsieur Chardin ?… »</p> - -<p>Je me retournai vers Thérèse, sans bien -comprendre pourquoi elle me posait cette -question-là plutôt qu’une autre.</p> - -<p>« Oui, jusqu’à présent, il a beaucoup -voyagé, mais la santé de sa mère nous -inquiète un peu, et je doute qu’il reparte -cet hiver…</p> - -<p>— Ah ! » fit Thérèse. Et froidement — à -contre-cœur, semblait-il — elle ajouta :</p> - -<p>« C’est un charmant garçon. »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">IX</h2> - - -<p>Je revins de Marlotte entièrement guérie -et pétrie de bonnes résolutions. L’activité -dévorante de Thérèse avait fait honte à -ma paresse : je devais m’occuper coûte que -coûte, secouer l’inertie morale et intellectuelle -où je m’enlizais l’année précédente — surtout -éviter ces vagues rêveries qui -énervent l’âme et émoussent la volonté. -« Rêver, maintenant… à quoi bon ? Ma vie -ne changera guère ; je n’ai plus grand’chose -à attendre — ni à craindre… » Je le croyais ! -Et dans cette assurance candide, je m’efforçais, -après le naufrage de mes espérances -maternelles, d’établir le bilan des joies qui -me restaient. « Philippe… papa… Dieu -merci, il est encore assez jeune, mon cher -papa : et d’ailleurs son grand-père, auquel -il ressemble, paraît-il, trait pour trait, a -vécu quatre-vingt-douze ans… La pauvre -tante Lydie ?… J’ai bien peur de ne pas pouvoir -la conserver aussi longtemps. Mais -François est pour nous comme un frère… -Et l’amitié de Thérèse, de son mari, de ses -enfants… » Mon cœur un peu sauvage n’en -demandait pas plus. « Petit lapin !… » -m’appelait papa quand, tout enfant, je -jouais à me dorloter sur ses genoux, la -tête enfouie sous sa veste et risquant un -œil de temps à autre pour me replonger -bien vite dans ma cachette… Du petit lapin -de jadis, j’avais gardé le goût de me terrer -dans les coins étroits, de me blottir dans -les tendresses profondes et durables. -« L’amour de Philippe — sans parler des -autres affections qui m’entourent — n’est-ce -pas un de ces nids où rien de mauvais -ne peut m’atteindre ?… » A force de me chapitrer -ainsi, je me sentais devenir la femme -la plus raisonnable de la terre — une vraie -perfection. Et puis, il fallait bien prouver à -François que je n’étais pas malheureuse…</p> - -<p>Ce fut lui, naturellement, que je consultai -dès que je voulus « chercher de -l’ouvrage ». Il repoussa comme extravagante -et inutile mon idée d’apprendre le -hollandais — j’y avais déjà renoncé <i lang="it" xml:lang="it">in -petto</i>. Tante Lydie m’offrit de traduire des -romans anglais. Nous dînions chez elle ce -soir-là, peu de jours après la rentrée, et -j’avais été heureusement surprise de lui -trouver la mine moins défaite, les yeux -plus brillants : la présence de son fils, et -surtout l’assurance qu’il était près d’elle -pour longtemps, avaient opéré ce miracle.</p> - -<p>« Les romans, c’est trop amusant, tante. -Il me faut quelque chose de difficile, qui me -prenne beaucoup de temps…</p> - -<p>— Elle est effrayante ! déclara Philippe. -Hier, elle avait entrepris de m’aider à vérifier -ma balance du mois… Seulement elle -comptait tout de travers… Une petite -femme qui se vante d’avoir adoré -l’algèbre !… »</p> - -<p>Je haussai les épaules.</p> - -<p>« L’algèbre, oui… les formules abstraites. -Mais j’ai les chiffres en horreur…</p> - -<p>— Comme c’est drôle ! dit mon mari. Moi -je n’ai compris la théorie que du jour où je -l’ai mise en pratique… et même, les chiffres -ne me diraient rien du tout s’ils ne représentaient -pas des valeurs marchandes… »</p> - -<p>Tandis qu’il parlait, mes yeux, errant à -travers le salon, venaient de rencontrer un -petit dessin à la sanguine — un profil de -femme au nez fin, au menton gras, payé -cent sous par Mme Chardin chez un brocanteur -naïf. Dans un coin du papier, caché -sous d’imperceptibles moisissures, l’encadreur -avait découvert le monogramme -d’Antoine Watteau… « Quand vous voudrez, -Madame, disait-il souvent, nous avons -acquéreur à cinq mille francs… » Je songeai : -« Deux lettres tracées sur une feuille -jaunie… et le nez retroussé, le menton à -fossette sont devenus, eux aussi, des « valeurs -marchandes »… Faut-il donc toujours -en arriver là ? »</p> - -<p>Justement, tante Lydie, comme pour -répondre à ma pensée, appuyait de commentaires -bienveillants les dernières paroles -de Philippe et je l’entendais porter aux -nues les industriels, les hommes forts et -actifs — jusqu’à traiter « d’inutile mandarin » -son fils qui ne semblait guère s’en -émouvoir. Un peu déçue, un peu troublée, -je l’écoutai quelque temps discourir sur ce -mode inaccoutumé, puis d’un ton plaintif -je m’écriai :</p> - -<p>« Tout cela est bel et bon, mais vous ne -m’avez toujours pas indiqué ce que je pourrais -faire cet hiver… »</p> - -<p>François se pencha vers moi.</p> - -<p>« Vous êtes prête à tout ? demanda-t-il -gaîment.</p> - -<p>— A tout.</p> - -<p>— Aucun travail ne vous rebutera ?</p> - -<p>— Aucun… »</p> - -<p>Tante Lydie s’agita dans sa bergère : on -eût dit que ce badinage l’impatientait. Mais -François poursuivait d’un ton solennel :</p> - -<p>« Vous accepterez mes conseils aveuglément ?</p> - -<p>— Aveuglément !… » répétai-je. Et je levai -vers lui, tout en riant, des yeux où devait -se lire une confiance absolue… Deux petits -coups secs résonnèrent sur la table : c’était -tante Lydie qui fermait brusquement son -étui à lunettes.</p> - -<p>« Tu es absurde ! dit-elle à son fils. -Laisse donc Geneviève choisir elle-même -ce qui lui convient… D’ailleurs je ne vois -pas pourquoi elle ne finirait pas par s’intéresser -aux comptes de son mari… »</p> - -<p>François rougit, — fâché sans doute, à -trente-six ans, que sa mère le rembarrât -comme un gamin. Pourtant il se tut, pendant -que Philippe disait bonnement :</p> - -<p>« Mais, ma tante, je ne tiens pas du -tout à la faire travailler, moi !… Je ne demande -qu’une chose, c’est qu’elle s’amuse… -que ce soit en jouant du piano, en tricotant -des bas ou en traduisant de l’anglais, du -russe, du chinois… tout ce qu’elle voudra… »</p> - -<p>L’incident fut clos. Nous commencions -à connaître ce que Philippe appelait « les -lubies de ma tante ». Seulement, dans -l’antichambre où François nous reconduisait, -je lui dis en confidence :</p> - -<p>« Vous penserez à moi, n’est-ce pas ?… »</p> - -<p>D’abord il me regarda sans répondre, -comme s’il ne comprenait pas bien. Puis il -eut un sourire singulier.</p> - -<p>« A vous ? Oh ! oui, je vous promets d’y -penser… et de vous trouver ce que vous -cherchez… »</p> - -<p>Le mercredi suivant, il apportait un -livre qu’il me tendit triomphalement — un -petit livre relié en toile grise, grand comme -la main, épais comme le doigt, avec des -tranches rouges et un titre anglais.</p> - -<p>« Oh ! fis-je, il n’est pas gros… »</p> - -<p>Mais quand je l’eus ouvert, ma moue -dédaigneuse se changea en grimace : trois -cents pages de papier pelure, imprimées en -caractères minuscules.</p> - -<p>Philippe se penchait sur mon épaule.</p> - -<p>« Sapristi ! quel grimoire !… A ta place, -j’aimerais mieux un « copie de lettres… »</p> - -<p>François vit mon effarement et me rassura.</p> - -<p>« C’est un ouvrage de vulgarisation, très -clair, très facile… une histoire succincte, -mais complète, de l’art bouddhique, avec la -liste de tous les monuments connus… Mon -éditeur m’avait demandé de le traduire, -mais je n’ai pas le temps… Le manuscrit doit -être livré en mai ; j’ai calculé que cela ne -représente pas plus de deux pages par -jour… ce n’est pas un travail démesuré -pour vous, puisque vous lisez couramment -l’anglais… »</p> - -<p>Indécise, je feuilletais le petit volume ; -il me semblait plus joli, moins rébarbatif.</p> - -<p>« Il y a des mots hindous !… mais le texte -a l’air facile, en effet… Et puis, vous m’aiderez -bien un peu ? demandai-je timidement.</p> - -<p>— Oh ! tant que vous voudrez », fit-il avec -élan. Puis soudain, d’un ton tranquille : -« Mais, je suis sûr que vous n’aurez pas du -tout besoin de moi. »</p> - -<p>Le sort en était jeté. Dès le lendemain, -je me mis à l’ouvrage. Jamais hiver ne me -parut plus court. Mes matinées se passaient -à lire les pages que je devais traduire, à -élucider les passages obscurs. Le soir, je -rédigeais, d’une grosse écriture bien nette. -J’avais transporté mon bureau dans le cabinet -de Philippe, qu’une maladie grave de -son associé obligeait aussi à un surcroît de -besogne, et nous travaillions sagement -tous les deux, sortant peu, refusant trois -invitations sur quatre. De temps à autre, -il m’arrivait de le consulter, car il savait -bien l’anglais, — il le parlait même beaucoup -mieux que moi. Mais les termes d’art -et d’architecture ne lui étaient pas familiers, -et il me faisait faire des contre sens. Je -dus renoncer à utiliser ses lumières.</p> - -<p>Tantôt chez nous, tantôt rue Barbet-de-Jouy, -je soumettais mon travail à François -qui le relisait, le révisait et me donnait -toutes les explications désirées, le plus simplement -et le plus clairement du monde, -en illustrant ses démonstrations de force -gravures et photographies. Peu à peu j’étais -devenue très experte en la matière, et les -mots de « topes » et de « lâts », les noms -de « Parambanan » et de « Tyandi-Sevou » -sortaient de mes lèvres avec une facilité qui -faisait la joie de Philippe — ces vocables -inconnus lui paraissant des plus comiques.</p> - -<p>« Écoute, ma tante… non, mais écoute -un peu… si on ne dirait pas un vieux professeur -de sanscrit !… »</p> - -<p>Et il riait — sans trouver beaucoup -d’écho. Tante Lydie s’était de nouveau -assombrie, et sa santé laissait encore à désirer. -Malgré tout, nous passions de bons -moments ; les jours fuyaient avec une rapidité -vertigineuse.</p> - -<p>Un après-midi que je m’étais attardée à -ma table de travail, cherchant à rattraper ma -soirée perdue la veille au théâtre, Thérèse vint -me surprendre, escortée de ses deux enfants -qu’elle ne quittait jamais. Hélène marchait -seule maintenant ; en la voyant rouler vers -moi comme une toupie, toute ronde, les bras -écartés, chancelant encore sur ses grosses -jambes, je pensai : « Le mien aurait presque -son âge… » Mais ce ne fut qu’un éclair douloureux : -je n’avais plus le temps de m’absorber -dans des regrets sans fin.</p> - -<p>« Qu’est-ce que vous devenez donc ? -s’enquit Thérèse. Voilà des siècles qu’on -ne vous a vue… »</p> - -<p>C’était vrai ; je négligeais un peu mes -amis depuis quelque temps. Humblement, -je m’excusai : nous avions mené, tout -l’hiver, une vraie vie de sauvages ; mon -mari avait des affaires et des rapports par-dessus -la tête.</p> - -<p>« Et moi aussi, voyez, je travaille… »</p> - -<p>Non sans orgueil, je montrais les feuillets -amoncelés devant moi, le dictionnaire -anglais grand ouvert. Thérèse manifesta -d’abord une curiosité sympathique : elle -me croyait occupée à traduire quelque -ouvrage de droit commercial ou industriel. -Quand elle eut compris qu’il ne s’agissait -ni de la culture du chanvre en Angleterre, -ni de la question des « <span lang="en" xml:lang="en">trusts</span> », elle sembla -se désintéresser de mes efforts. En -vain j’essayai de lui faire admirer mon -manuscrit aux trois quarts achevé, et les -belles petites notes alignées au bas des -pages, à l’encre rouge : elle regardait, elle -m’écoutait parler ; mais sur sa figure aux -traits mobiles, je lisais une indifférence -voulue, excessive — une « indifférence passionnée » -si l’on peut ainsi dire.</p> - -<p>Jacques furetait partout, suivi de sa petite -sœur qui ne le quittait pas d’une semelle -et qu’il morigénait de la belle façon.</p> - -<p>« Laisse ça, Nénette… veux-tu bien laisser -ça, petite vilaine… »</p> - -<p>Nénette se mit à crier : toute branlante, -tendue dans un effort comique, elle essayait -d’agripper sur la console un bibelot que -Jacques venait de saisir prestement « pour -qu’elle ne le casse pas », disait-il.</p> - -<p>« Dieu ! que ces enfants sont insupportables !… »</p> - -<p>Thérèse se leva et prit des mains de son -fils l’objet en litige — une statuette d’ivoire -finement travaillée, sorte d’ange bouddhique, -les ailes au dos et foulant aux pieds -un serpent.</p> - -<p>« Regardez, dis-je, comme c’est curieux, -cette influence chrétienne… »</p> - -<p>François, quelques jours auparavant, -m’avait fait comprendre les causes d’une -similitude au premier abord inexplicable… -Mais déjà Thérèse reprenait son expression -absente.</p> - -<p>« Oh ! vous savez, moi, l’art hindou… -je n’y connais rien… »</p> - -<p>Un peu dépitée, je parlai d’autre chose. -Et tout de suite elle redevint affectueuse et -gaie. Quand elle partit, après une heure de -causerie amicale, agrémentée de quelques -gronderies, caresses — et autres préoccupations -maternelles, — j’avais presque -oublié le début de sa visite.</p> - -<p>Pourtant, dès que, restée seule, je voulus -me remettre au travail, je me sentis gênée, -vaguement malheureuse, comme si Thérèse -eût laissé après elle une odeur de -blâme. La petite idole d’ivoire me regardait -de ses yeux fixes. Je fermai mon -cahier et, le menton sur mes mains, je me -plongeai dans des réflexions moroses. -« Thérèse est absurde… elle voudrait -que tous les ménages fussent pareils au -sien… Parce qu’elle travaille avec son mari, -pour son mari, aux mêmes choses que son -mari, elle ne conçoit pas qu’une autre -femme puisse comprendre la vie différemment… -C’est comme tante Lydie, qui me -conseille maintenant de lire les articles -économiques de la <i>Revue des Deux-Mondes</i>… -Philippe n’en demande pas tant, -lui… ce bon Philippe ! Il est content, je ne -m’ennuie plus… nous nous occupons chacun -de notre côté… Pourquoi donc les -autres veulent-ils nous empêcher de vivre -à notre guise ?… »</p> - -<p>J’eus un geste d’impatience, et, rouvrant -livre et dictionnaire, je repris où je l’avais -laissée la description du temple d’Ellorah…</p> - -<p>Avant la date fixée, ma traduction était -finie, parachevée, prête pour l’impression. -Je la remis à François le dernier mercredi -d’avril, après notre dîner de famille. Nous -étions tous réunis, y compris papa et tante -Lydie elle-même qu’un ascenseur nouvellement -installé avait hissé jusqu’à notre cinquième. -Quoiqu’elle eût semblé, au début, -plutôt hostile à ma grande entreprise, elle -me félicita gentiment de l’avoir menée à -bien. Papa, qui me savait paresseuse et -qui s’était montré sceptique, ne cachait pas -son étonnement. Quant à Philippe, il -m’admirait, comme toujours, sans réserve.</p> - -<p>« Elle a lestement enlevé ça, hein ?… Et -quelle persévérance ! Je l’ai vue, moi, je -l’ai vue à l’ouvrage… » répétait-il avec -fierté.</p> - -<p>François tournait et retournait les bienheureuses -pages ; peut-être avait-il compris -combien il m’en coûtait de les voir partir, -emportant avec elles tout ce monde -enchanté de la science et du rêve où j’avais -vécu plusieurs mois… Il sourit — quelle -bonté dans ce sourire ! N’était-ce pas ainsi -que Mlle Verdy me regardait jadis, au -moment où dans ses yeux, sur ses lèvres, -je lisais d’avance — je sentais venir la -phrase tant attendue : « C’est bien, vous -êtes une bonne fille… » ?</p> - -<p>Cette phrase, François ne la prononça -pas ; mais je m’imaginai qu’il la pensait. -Et devinant le regret que je n’avais pourtant -pas exprimé :</p> - -<p>« Ce n’est pas fini, dit-il ; nous aurons -encore la correction des épreuves… »</p> - -<p>Une seconde période commença, période -ravissante où je connus la joie de -voir imprimées en toutes lettres ces lignes -sorties, sinon de mon cerveau, du moins -de mes doigts, où je m’initiai au mystère -des signes cabalistiques qu’on trace dans -les marges, sur un papier qui boit, avec une -plume qui crache. François relisait après -moi tous les placards, sûr d’y trouver -encore des fautes qu’il me signalait ensuite -malicieusement. « Les femmes n’ont pas -« l’œil typographique », assurait-il. Et je -me piquais au jeu, tout heureuse quand je -ne lui avais laissé à glaner que quelques -virgules omises ou quelques accents mal -placés. Entre temps il se rendait lui-même -chez l’éditeur, car j’avais bien spécifié -qu’on ne prononcerait pas mon nom et -qu’il dirigerait seul la publication, rédigée -par « un de ses élèves ». Cette nouvelle -phase de notre collaboration donna lieu à -quelques palabres dans le vieux salon -Louis XVI, sous les yeux résignés de tante -Lydie qui considérait évidemment tout -cela comme un jeu puéril et sans utilité.</p> - -<p>« Et ta thèse ? » demanda-t-elle un jour, -de ce ton demi-moqueur, demi-fâché qu’elle -prenait maintenant assez souvent.</p> - -<p>« Ma thèse ? mais elle avance, maman… -et plus que tu ne crois. Tu sais, si je mettais -bout à bout toutes les heures que j’ai -perdues depuis dix ans, en Cochinchine et -ailleurs, rien qu’à dormir après mon déjeuner… -j’arriverais à un joli total — de quoi -corriger vingt volumes d’épreuves in-folio… -A Paris, on met les bouchées doubles… -on dévore le travail…</p> - -<p>— Oui, murmura tante Lydie, mais la -vie vous dévore, aussi… »</p> - -<p>L’âpreté de son accent me frappa ; je la -regardai — dévorée, en effet, semblait-il, -par cette vie qu’elle sentait fuir trop vite… -Un moment, je crus avoir pénétré le fond -de son âme ; malade, plus atteinte qu’elle -ne voulait l’avouer, elle nourrissait une -idée fixe, presque morbide : la thèse, le -doctorat, le séjour à Paris stable, définitif — la -paix pour les années qui lui restaient. -Tout ce qui détournait son fils de ce but -ardemment désiré lui paraissait, à elle, négligeable — presque -nuisible. De là — du moins -je le pensai — cette irritation latente qu’elle -laissait parfois paraître, dès que ma pauvre -traduction revenait sur le tapis.</p> - -<p>J’en ressentis quelques remords — au -point de n’éprouver qu’un plaisir incomplet, -le jour où François m’apporta le premier -exemplaire de notre volume enfin -paru. Un bien joli petit exemplaire, pourtant, -plus pimpant, moins austère que l’original -britannique, et sur lequel brillaient -en lettres d’or les noms de François Chardin — l’éditeur -l’avait exigé — et de <i>Georges -Naville</i> — mes deux initiales à moi, accostées -de syllabes quelconques. Philippe se -mit à rire : ce nouvel avatar de sa femme -l’amusait prodigieusement. Je riais aussi ; -j’examinais les tranches, le dos, le plat, -le titre — je me déclarais ravie…</p> - -<p>« Vous n’avez pas l’air aussi heureuse -que je l’aurais cru », dit simplement François.</p> - -<p>Rien ne lui échappait ! Quelque chose -dans le son de sa voix me fit craindre de -l’avoir peiné. Confusément, j’essayai de -lui expliquer mes scrupules — son temps -gâché, sa thèse retardée par ma faute, la -désapprobation visible de sa mère — toutes -ces idées qui, depuis quelques semaines, -me tourbillonnaient dans la tête, et qui -venaient aujourd’hui, comme un essaim de -vilains oiseaux noirs, se poser sur ma joie -présente… Philippe m’écoutait avec stupeur.</p> - -<p>« Quelle drôle d’imagination tu as !… tu -ne penses qu’à te tourmenter… Je suis sûr -que ces bêtises ne lui ont pas fait perdre une -heure de travail… n’est-ce pas, mon vieux ? -Et quant à ma tante, tu sais combien elle -est devenue nerveuse… »</p> - -<p>Il employait souvent ce terme vague qui -résume tout un ordre de sensations et de -phénomènes inconnus aux natures placides. -François soupira :</p> - -<p>« Oh ! si j’étais sûr qu’elle fût seulement -nerveuse !… Mais Philippe a raison, Geneviève ; -vous pouvez mettre votre conscience -en repos : ma thèse est finie depuis -hier…</p> - -<p>— Finie ! m’écriai-je. Oh ! que je suis -contente !… Alors je ne regrette plus rien… »</p> - -<p>Plus rien. Toute la soirée je me sentis -joyeuse. Les fenêtres, grandes ouvertes sur -le ciel mauve de juin où tremblaient de -petites étoiles bleues, laissaient pénétrer, -avec la lueur indécise du crépuscule d’été, -l’odeur indéfinissable du Luxembourg et -de la rue — mélange d’acacias en fleurs, -de mousse de bière, de poussière chaude et -de gazon fraîchement arrosé. Nous causions — ou -plutôt je parlais presque seule, un -peu excitée, bavarde contre mon habitude. -Philippe fumait un gros cigare ; François -roulait des cigarettes d’un tabac blond qui -sentait le caramel, et les laissait s’éteindre -l’une après l’autre, distrait sans doute par -quelque pensée étrangère à nous, car il ne -disait pas grand’chose. Un peu avant onze -heures, il se leva pour partir. Nous étions -restés dans l’obscurité pour mieux -goûter la douceur de la nuit. Les lampes -allumées, je le vis debout près de la table, -maniant le petit livre que j’y avais posé soigneusement. -Il se tourna vers moi.</p> - -<p>« Si vous vouliez… si cela vous était -égal, j’aimerais emporter cet exemplaire là… -Je vous en ferai envoyer d’autres par -le libraire… Et puis, avouez que j’ai bien -mérité une petite dédicace de votre main… -Tous les auteurs le font, vous savez », -ajouta-t-il en souriant — d’un sourire presque -timide.</p> - -<p>Il ne m’avait pas habituée à de telles cérémonies.</p> - -<p>« Oh ! dis-je, moi, je veux bien… quoique -je ne sois pas un auteur « pour de -bon… »</p> - -<p>Et tout d’un trait, j’écrivis sur la feuille -de garde :</p> - -<p>« A mon cher maître et ami, son élève -reconnaissant.</p> - -<p class="sign">« G. N. »</p> - -<p>« Bravo ! Parfait ! approuva Philippe qui -pouffait de rire derrière moi. Comme cela, -personne ne pourra soupçonner que le traducteur -n’est pas un petit jeune homme… »</p> - -<p>François lut de tout près, sans lorgnon, -les mots que je venais de tracer ; son regard, -quand il le forçait ainsi, semblait toujours -un peu étrange… Puis, après s’être assuré -que l’encre était bien sèche, il referma doucement -le volume, le glissa dans la poche -de sa jaquette, prit congé de nous et s’en -alla… Alors seulement, je m’aperçus qu’il -avait oublié de me dire merci.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">X</h2> - - -<p>L’été qui suivit s’organisa d’une façon -à la fois imprévue et monotone. -L’associé de Philippe, malade depuis près -d’un an, avait fini par mourir, laissant des -enfants mineurs, une veuve inhabile aux -affaires et un frère, ingénieur capable et -expérimenté, mais dont l’intronisation -comme codirecteur offrait quelque difficulté, -à cause de son caractère entier, peu -sympathique au personnel. Philippe, sans -cesse appelé à l’usine pour discuter ces -questions délicates, dut abandonner momentanément -la partie commerciale et -administrative qu’il s’était réservée. Il -confia ses bureaux de Paris à un vieil -employé blanchi sous le harnais et m’emmena -passer les mois de vacances à Saint-Maurice-Lille — dans -cette grande maison -où son père était né — tout contrit, le pauvre -garçon, de m’offrir une si triste campagne -et une atmosphère si enfumée.</p> - -<p>« Tu sais, me proposa-t-il quelques jours -avant notre départ, si tu préfères aller en -Bretagne avec les Debray, tu es libre… »</p> - -<p>Je souris, touchée de son abnégation, et, -refoulant de mon mieux le gros soupir qui -me montait aux lèvres :</p> - -<p>« Comment peux-tu croire, dis-je, que je -voudrais te quitter pendant si longtemps ? -Puisque je n’ai pas de cure d’air à faire -cette année, profitons-en pour ne pas nous -séparer… »</p> - -<p>Ses bons yeux, où j’avais vu passer -l’effroi candide de me voir accepter son -offre, s’éclairèrent d’une gratitude infinie.</p> - -<p>« Alors, c’est bien vrai ? Tu aimes -mieux venir ? Que tu es gentille, ma chérie !… -Moi, vois-tu, j’ai toujours peur que -tu ne t’ennuies… Mais je peux bien te -l’avouer, maintenant : je ne sais pas ce -que je serais devenu tout ce temps-là sans -toi… »</p> - -<p>Je bouclai donc mes malles pour Saint-Maurice, -sinon avec beaucoup de joie, du -moins avec le ferme propos d’être raisonnable -et de ne pas entraver, par de vaines -récriminations, les affaires de mon mari. -Pourtant j’allais me trouver bien seule -dans ce pays inhospitalier : les Debray, tous -deux anémiés et surmenés, s’octroyaient -trois mois de mer à l’extrême pointe du -Finistère — un prix décerné fort à propos -par l’Académie des Sciences leur permettait -cette folie — et tante Lydie, que son fils -avait enfin décidée à consulter, partait pour -les eaux de Bagnoles. « Mauvaise circulation… » -diagnostiquaient les médecins. -François, de toute la saison, ne pouvait -songer à quitter sa mère. Papa, lui, me -demeurait fidèle ; mais l’administration -barbare lui accordait tout juste trente jours. -Le reste du temps, je devrais me résigner -à vivre sur mon propre fonds intellectuel. -Philippe serait très occupé — et d’ailleurs…</p> - -<p>Sans vouloir achever ma pensée, je réunis -une bonne provision de livres — parmi -lesquels deux ou trois ouvrages sur l’art -hindou — et de musique — beaucoup de -Wagner, hélas ! et pas trace de Gounod. -La veille de mon départ, j’achetai <i>Parsifal</i>, -que je connaissais peu, mais dont François -parlait toujours avec recueillement, et je -le glissai à la hâte dans une valise restée -ouverte, entre mes corsages de batiste et les -gilets blancs de Philippe.</p> - -<p>« C’est un peu gros, pensai-je, et un -peu dur… Bah ! la batiste se repasse très -bien, et le piqué aussi… »</p> - -<p>Tel fut le viatique dont je me munis -pour affronter la fumée des usines, la monotonie -des champs de betteraves et la société -des habitants de Lille.</p> - -<p>Malgré tant de précautions, l’été me -parut long. Et, chose étrange, je n’ai gardé -de ces quelques mois que des souvenirs -imprécis. Alors que de l’hiver précédent, si -studieux et si calme pourtant, je me rappelle -encore, après quatorze ans, les moindres -détails — jusqu’à la robe que je portais le -jour où je commençai ma traduction, jusqu’à -la couleur jaunâtre des épreuves -imprimées, à leur bonne odeur de papier -humide et d’encre fraîche — mon séjour -à Saint-Maurice n’a laissé dans ma mémoire -que des images vagues, grises comme le -ciel toujours voilé, malgré les splendeurs -de juillet et le soleil d’août. Je ne sais si je -m’ennuyais ; en tous cas, je n’éprouvais -aucun besoin de distraction, et l’annonce -d’une visite, la perspective d’une relation -nouvelle provoquaient toujours de ma part -un petit mouvement de recul, une attitude -défensive qui déconcertaient Philippe.</p> - -<p>« Nous appelons ça « l’épaule rennaise », -disait papa en riant. Il reconnaissait bien, -lui, le vieux sang de nos ancêtres bretons, -et le geste instinctif du sauvage qui se met -en garde contre l’ennemi.</p> - -<p>Non, je ne m’ennuyais pas. Mais, sans -même m’en rendre compte, je vivais une -existence irréelle et comme transitoire. Ma -pensée, malgré moi, vagabondait toujours -en deçà ou au delà du présent ; cette maison — la -mienne, après tout — me semblait -étrangère ; ce grand jardin triste prenait -l’aspect d’un décor de rêve. Philippe, -seul vivant et affairé au milieu de la mélancolie -ambiante, m’apparaissait encore plus -différent de moi qu’aux premiers jours de -notre mariage. « Sans doute, me disais-je, -dans ce temps-là, nous étions bien jeunes… -deux enfants : tante Lydie n’avait pas tort… -En sept ans, on évolue, on se transforme… -Mais pourquoi la vie commune, au lieu de -nous façonner deux âmes pareilles, nous -éloigne-t-elle chaque jour l’un de l’autre ?… -Ou bien est-ce moi qui m’éloigne de lui — moi -seule qui change, tandis qu’il reste le -même ?… »</p> - -<p>J’avais de nouveau perdu cette sérénité, -cette quiétude d’esprit, reconquise à grand’peine -quelques mois auparavant et que -j’attribuais à la toute-puissance du travail. -Pour la retrouver, j’essayai de reprendre -mes livres, et je commençai la lecture d’une -étude sur les poèmes védiques. Mais dans -mon ardeur inconsidérée, j’avais choisi une -édition trop savante, bourrée de considérations -sur l’histoire et la linguistique qui -me rebutèrent très vite.</p> - -<p>« Ce sera pour l’hiver prochain, » pensai-je — comptant -bien demander à François -de me guider dans ce labyrinthe. En attendant, -j’en étais réduite à me nourrir de -romans, triste pâture, plus énervante que -saine. Restait <i>Parsifal</i> : je m’y plongeai -éperdument. Dix fois, vingt fois, je revis -la partition, découvrant à chaque page, -dans ce pâle reflet qu’est une réduction -« piano et chant », des beautés dont la révélation -m’enchantait et que je devais garder -pour moi seule. Parfois, j’étouffais un peu -de toute cette admiration rentrée, et je me -disais qu’il eût été bon d’avoir autour de -moi, tournant mes pages et mêlant leur -voix à la mienne, des fervents tels que les -Debray, François ou sa mère. Mais tous -étaient loin. Papa, je le sentais bien, m’écoutait -avec plus de complaisance paternelle -que de sens esthétique. Quant à Philippe, -dont l’attrait pour la musique était -aussi réel que son incapacité absolue à la -comprendre, je redoutais par-dessus tout -ses jugements et ses réflexions. Aussi, dès -que je voyais poindre à l’horizon son visage -réjoui, vermeil sous le chapeau de paille, -ou que j’entendais résonner dans le vestibule -son pas solide d’homme bien portant, -je fermais rapidement mon piano et Wagner -disparaissait dans les profondeurs du casier. -Que les femmes qui n’ont jamais entretenu -de commerce secret avec quelque demi-dieu, -à l’insu d’un mari profane, me jettent -la première pierre !</p> - -<p>Heures lentes, songes sans but… Cette -saison ne me fut pas bonne. Un seul -épisode est resté gravé profondément dans -mon esprit — un incident qui faillit achever -de me démoraliser.</p> - -<p>Je gardais, dans une jolie petite bourse, -trois cents francs payés par l’éditeur de -l’<i>Art Bouddhique</i>. François me les avait -apportés en riant, et mon premier mouvement -avait été de les refuser ; puis je m’étais -ravisée, curieuse tout à coup de palper cet -argent « gagné », — pensant aussi qu’il -serait beaucoup mieux placé dans la poche -de quelque besogneux que dans la caisse -d’un grand libraire parisien. En arrivant à -Saint-Maurice, je songeai tout de suite au -meilleur moyen d’employer mon trésor.</p> - -<p>« Donne-le à notre orphelinat », dit -Philippe.</p> - -<p>Ce mot me déplut ; il me rappelait les -affreuses petites brassières grisâtres que je -confectionnais jadis sous la direction de -mes grand’tantes Olympe et Cornélie, — toutes -deux, les pauvres femmes, s’en -étaient allées depuis, dans un monde meilleur, -tricoter pour les chérubins nécessiteux. — Et -puis je savais que l’orphelinat de -l’usine, luxueusement installé et pourvu -d’un nombre incalculable de dames patronesses, -fonctionnait à merveille et n’avait -nullement besoin de mon insignifiante -obole. Ce qu’il me fallait, c’étaient des -pauvres authentiques, inconnus de la charité -officielle, — des pauvres à moi toute -seule, comme mon argent. Je ne le cachai -pas à Philippe.</p> - -<p>« Et Dieu sait que les misères ne doivent -pas manquer ici », ajoutai-je en songeant -à la ville triste, au climat ingrat, au labeur -incessant de la fourmilière humaine qui -grouillait par les rues.</p> - -<p>M. Louis Mauroy, le nouvel associé, -dînait chez nous ce soir-là, — un beau garçon -à la moustache blonde, à la raie impeccable, -portant haut sa tête correcte et -dédaigneuse. Je le connaissais déjà, ayant -eu l’occasion de le recevoir à Paris ; une -fois entre autres il s’était rencontré avec -François, et j’avais pu assister à la plus -belle éclosion d’antipathie spontanée entre -ces deux hommes — notamment au cours -d’une longue discussion sur les réformes -sociales dont notre cousin était sorti vaincu -en apparence, mais plein de mépris pour -les arguments antédiluviens de son adversaire.</p> - -<p>« Jamais je n’ai rencontré de cœur aussi -sec, ni d’esprit aussi étroit », m’avait-il -confié, encore tout hérissé d’indignation -généreuse. Je pensais exactement de même, -sans trop oser l’avouer toutefois, car je -savais Philippe féru d’admiration pour ce -camarade plus ancien et plus brillant que lui.</p> - -<p>Quand M. Mauroy m’entendit parler des -misères de Lille, un sourire sceptique -effleura sa jolie moustache.</p> - -<p>« Si j’osais vous donner un conseil, -madame, — cette formule polie, qu’il savait -allier avec l’accent le plus impertinent du -monde, avait le don de m’exaspérer, — je -dirais comme Noizelles : tenez-vous-en à -l’orphelinat… La caisse est surveillée par -des personnalités de toute confiance, les -enquêtes sont faites avec soin : au moins -on est sûr de ne pas perdre son argent… -Tandis que si vous vous lancez dans la -charité particulière, ces gaillards-là auront -vite fait d’abuser de votre bonté… »</p> - -<p>« Bonté », prononcé par lui, prenait des -intonations presque insultantes et devenait -si évidemment synonyme de « bêtise » que -je n’hésitai plus : dès le lendemain, grâce -au zèle de ma vieille Julie, venue en villégiature -chez nous avec papa et qui valait à -elle seule tout un bureau de bienfaisance, -je me mis à la recherche d’une famille pauvre, — ne -fût-ce que pour prouver à M. Mauroy -que je me souciais peu de ses « conseils ».</p> - -<p>Après quelques déboires — ces braves -gens, il faut bien l’avouer, n’étaient pas -tous des saints — je finis par mettre la -main sur une de ces détresses noires auxquelles -on ne croit pas, tant qu’on ne les a -pas touchées du doigt : six enfants, échelonnés -de sept ans à quinze jours — la -mère anémiée, presque mourante de fatigues -et de privations ; le père gagnant deux -francs par jour à boucher des bouteilles -dans une fabrique d’apéritifs — « d’impératifs », -disait la femme, pauvre créature -héroïque, qui parvenait encore à maintenir -dans son taudis quelque chose de la propreté -flamande.</p> - -<p>Mes trois cents francs tombèrent dans -cet océan de misère comme une petite -pierre dans un grand lac ; je les dépensai -joyeusement, heureuse de les avoir gagnés -moi-même, sûre que François m’aurait -approuvée d’employer ainsi « notre argent ». -A ma troisième visite, je rencontrai Wavrin, -le mari — sorte de colosse hirsute et bonasse -dont le regard bleu pâle reflétait un étonnement -perpétuel. Il me salua gauchement — j’étais -beaucoup plus intimidée que lui — et -tandis que je balbutiais quelques bonnes -paroles, avec le sentiment de mon impuissance -et la honte de me sentir trop riche, -je voyais ses grosses mains tortiller sa -casquette d’un geste machinal. Je compris -bien vite qu’il était venu exprès pour me -parler. Ce fut long, diffus ; mais, sa femme -aidant, il finit par s’expliquer. Pendant -vingt ans, depuis sa quatorzième année, il -avait travaillé à la filature — Noizelles, -Mauroy et Cie — d’abord comme apprenti, -puis comme ouvrier étireur à six francs par -jour.</p> - -<p>« Ben, ça marchait tout de même, on -n’était pas trop malheureux… jusqu’à la -mort de M. Jean Mauroy, un ben brave -homme !… Mais M. Louis, c’est pas du -bon monde… Il m’a renvoyé, rapport à la -politique… »</p> - -<p>A travers ses explications confuses, je -devinai qu’il avait subi l’influence d’un camarade, -un Parisien malin et beau parleur.</p> - -<p>« Leblond, qu’il s’appelait, grommela la -femme ; un farceur… je te l’ai toujours -dit… »</p> - -<p>L’homme rit doucement, d’un rire naïf.</p> - -<p>« Farceur, je ne sais pas… Mais il causait… -oh ! ce qu’il causait bien !… Quand -il nous payait la chope au <i>Coq Hardi</i>, qu’il -nous lisait les journaux de Paris, et qu’il -commençait à dire sur les patrons, sur les -salaires, et que nous étions tous des poires… -ben ça… c’était épatant… Moi, je ne comprenais -pas toujours… je ne suis pas très vif, -vous savez… Faut croire qu’il parlait -trop… Y avait pas huit jours que M. Louis -était directeur qu’il l’a fait venir… Leblond, -M. Louis, vous comprenez… et qu’il lui a -flanqué son compte… L’autre a voulu se -fâcher ; il a causé aux camarades, mais les -camarades ne voulaient plus rien savoir… -Alors, moi, j’ai dit : « T’as raison, et le -patron n’est pas chic… » Le lendemain… -ben, vlà !… c’était mon tour. »</p> - -<p>Je le regardais, étonnée qu’il n’eût pas -plus de rancune et qu’il contât sa mésaventure -d’un ton si placide.</p> - -<p>« A-t-on renvoyé d’autres ouvriers ? -demandai-je.</p> - -<p>— Non, Leblond et moi, seulement… -Les autres avaient peur, je vous dis… Moi, -si j’avais su, bien sûr, j’aurais rien dit non -plus… Leblond s’est tiré des pieds : il avait -des amis… et puis il est garçon… maintenant -il est en Belgique, à Courtrai, avec -une bonne place… Mais moi, j’ai la femme -et les fieux : pas moyen de déménager -tout ça… On n’a pas rigolé les premiers -temps… Pas le sou à la maison… et dans -les filatures, personne n’a voulu de moi -quand on a su que j’étais renvoyé de chez -Noizelles et Mauroy… A la fin, j’ai trouvé -les « impératifs »… Mais quarante sous -par jour pour huit, ça n’est pas gras, avec -une femme malade… Et alors, Madame, si -c’était un effet de votre bonté de parler à -M. Noizelles, pour qu’on me reprenne… -Je suis un bon ouvrier, vous savez, ben -rangé, pas noceur… Et tant qu’à la politique… -ben… pourvu qu’ils ne crèvent pas -de faim, ici, je penserai tout ce qu’on -voudra… »</p> - -<p>Il me regardait, de ses yeux de chien -résigné, sans haine, un peu bête… D’un -grand élan, je promis mon appui, me fiant -au bon cœur de Philippe, à mon influence -sur lui : je les laissai pleins d’espoir. Tout -le long du vilain chemin poudreux qui, des -faubourgs de Lille, me ramenait à Saint-Maurice, -je marchais, contente, un peu -exaltée. Pour la première fois, j’allais -essayer mon pouvoir de femme, mettre à -l’épreuve ce grand amour que je sentais -sans cesse autour de moi. Non que j’eusse -l’intention d’user d’adresse ou de coquetterie : -je voulais seulement plaider de toute -mon âme la cause de Wavrin. Le juge -n’était pas terrible ; et puis, j’avais le bon -droit de mon côté.</p> - -<p>« Et Mauroy ?… Bah ! je m’en moque. -Entre son associé et sa femme, Philippe -n’hésitera pas… Hier encore, j’entendais -dire qu’on manquait d’ouvriers… » Plus -j’y songeais, moins la réussite me semblait -douteuse… Et je me réjouissais à l’idée que -nous serions unis, Philippe et moi, dans un -même sentiment de pitié…</p> - -<p>Le soir, après le repas, je présentai ma -requête. Nous avions royalement dîné — malgré -moi je me rappelais la soupe au -pain noir et les deux raves que j’avais vues -ce jour-là sur la table des Wavrin. Philippe -allumait un excellent cigare et marchait -à pas lents près de moi sous les marronniers -du jardin. Papa, ses vacances -écoulées, nous avait quittés la veille, et -nous nous retrouvions en tête à tête pour -un grand mois.</p> - -<p>« Tu sais, dis-je, j’ai trouvé le placement -de mes trois cents francs… Et j’ai bien -autre chose à te demander… »</p> - -<p>Il me regarda en souriant.</p> - -<p>« Quel ton solennel ! Est-ce que je t’ai -jamais rien refusé ?</p> - -<p>— Oh ! ce n’est pas d’argent qu’il s’agit… »</p> - -<p>Je commençai mon récit, le plus nettement -que je pus, — émue malgré tout de la -responsabilité subite que je sentais peser sur -moi. Philippe m’écoutait en silence, sa -bonne figure soudain rembrunie ; du coin -de l’œil, dans le crépuscule humide qui -s’épaississait autour de nous, je le voyais -mâchonner son cigare d’un air préoccupé.</p> - -<p>« C’est une affaire, murmura-t-il enfin ; -une vraie affaire… J’en parlerai à Mauroy… -je doute qu’il consente, d’ailleurs…</p> - -<p>— Qu’il consente ! m’écriai-je impétueusement. -Tu ne peux donc pas décider -cela tout seul ? »</p> - -<p>Il parut surpris, presque choqué.</p> - -<p>« Mais non, pas du tout… C’est lui qui a -la haute main sur le personnel, comme -son frère… moi je ne m’en suis jamais -occupé… Et puis, voyons, tu veux que je -réintègre sans le consulter un ouvrier qu’il -a renvoyé pour des raisons graves ? Ce -serait un procédé inqualifiable… »</p> - -<p>La raison parlait par sa bouche — elle -parlait même d’un ton inusité. Jusqu’alors -j’étais restée absolument étrangère à toute -une partie de sa vie ; je n’avais connu que -le mari très bon, l’amoureux très faible… -Et voilà que subitement je me heurtais à -M. Philippe Noizelles, de la maison Noizelles -et Mauroy… Un petit frisson me -passa entre les deux épaules : était-ce le -brouillard qui tombait des arbres trop drus, -trop verts, ou le découragement qui s’abattait -sur moi comme un manteau de glace ? -Tous les arguments irrésistibles que j’avais -préparés s’envolèrent de ma mémoire ; -j’essayai pourtant de décrire le misérable -intérieur des Wavrin, les enfants chétifs, -la femme exténuée… Philippe m’arrêta : -évidemment il ne voulait pas se laisser -attendrir.</p> - -<p>« Nous en reparlerons demain, dit-il, -quand j’aurai vu Mauroy… »</p> - -<p>Le lendemain, au lieu de me tenir, -comme de coutume, à la porte du jardin, -je l’attendis dans le salon, énervée, inquiète. -Et dès qu’il parut sur le seuil, je compris -que je ne serais pas la plus forte, et que le -patron l’emporterait, cette fois, sur le mari.</p> - -<p>« C’est impossible, tout à fait impossible… -Mauroy connaît très bien ton protégé — trop -bien !… Il a refusé catégoriquement de -le reprendre… J’en suis désolé pour toi, ma -chérie… »</p> - -<p>Il s’avançait, sympathique et consolant : -je me dérobai à son baiser.</p> - -<p>« Pour moi !… C’est à eux que je pense. -Tu n’as donc pas dit combien ils sont malheureux ?… »</p> - -<p>Alors, avec un grand geste impuissant :</p> - -<p>« Que veux-tu ?… C’est très triste, en -effet… surtout pour la femme, pour les -enfants… Mais le mari n’est pas intéressant : -Mauroy l’a surveillé… il allait dans -les réunions publiques, il recevait des journaux -socialistes… C’est un homme dangereux… »</p> - -<p>Dangereux, le pauvre Wavrin ! Je revis -les yeux de chien, naïfs et soumis ; j’entendis -la voix traînante, un peu rauque : -« Pourvu qu’ils ne crèvent pas de faim, ici, -je penserai tout ce qu’on voudra… » Mon -cœur se serra de pitié.</p> - -<p>« Oh ! Philippe, on t’a trompé, je t’assure… -Il n’a pas l’air méchant ; il a promis -de ne plus s’occuper de politique… Et puis il -avoue lui-même qu’il n’y comprenait rien… -C’est ce Leblond qui lui avait monté la -tête… Mais si tu le voyais ! Si tu voyais tous -ces petits ! Veux-tu que je t’y mène, dis ?… -Veux-tu parler toi-même à Wavrin ?… »</p> - -<p>Il se raidit, avec l’entêtement des faibles.</p> - -<p>« Non, je ne peux pas… j’aurais l’air de -faire une enquête, de blâmer mon associé… -Et pour tout ce qui touche au personnel, -je m’en rapporte absolument à lui… Il a -voulu faire un exemple : l’homme se trouve -chargé de famille ; c’est fâcheux, mais nous -n’y pouvons rien… Que diable ! nous -avons bien le droit d’être stricts sur les -questions de discipline !… »</p> - -<p>Je n’en croyais pas mes oreilles : quelle -autorité ce despote prenait sur lui !</p> - -<p>« Stricts !… Dis donc sans pitié, sans -cœur… Ce n’est pas de toi que je parle : je -sais que tu es bon. Mais ton Mauroy, vois-tu, -je le déteste… François le savait bien… »</p> - -<p>Philippe, qui parcourait le salon de long -en large, élevant la voix pour se donner du -courage, s’arrêta soudain.</p> - -<p>« Qu’est-ce que François vient faire là -dedans ?… Je te répète que j’ai en Mauroy -la plus grande confiance… Et tu pourrais -me faire l’amitié de prendre mon avis, plutôt -que celui de François, qui ne l’a vu -qu’une fois… »</p> - -<p>Il semblait tout à fait fâché ; je sentis -ma cause perdue : des larmes me vinrent -aux yeux.</p> - -<p>« Ces pauvres gens ! fis-je ; c’est affreux !… -Moi qui leur avais presque promis… »</p> - -<p>Il y eut un petit silence. Philippe, honteux -sans doute de son mouvement d’humeur, -s’était rapproché de moi.</p> - -<p>« Écoute, tu viens de dire toi-même que -je ne suis pas méchant… Toi, ma petite -amie, tu es trop bonne… Je crois que ce -Wavrin t’a enjôlée ; mais il faut se méfier -de ces citoyens-là… »</p> - -<p>C’était encore, toujours Mauroy qui parlait. -Pourtant je n’osai plus protester, tandis -qu’il continuait :</p> - -<p>« Si la femme et les enfants te tiennent -tant au cœur, je te donnerai tout l’argent -que tu voudras… Ce n’est pas moi qui -t’empêcherai jamais de faire la charité !… -Seulement ne me parle plus des ouvriers… -C’est une question de principe, tu sais… -Les femmes n’entendent rien à cela… Est-ce -que je m’occupe de tes broderies, moi, -de ton anglais, de toutes tes petites affaires ?… -Embrasse-moi, et ne nous disputons -plus… »</p> - -<p>Son regard, redevenu tendre et humble, -cherchait le mien avec insistance. Ainsi, -c’était lui-même qui réclamait la « séparation -des pouvoirs »…? Sans rien dire, je -l’embrassai, comme il me le demandait. -Mais j’eus l’impression que le fossé creusé -entre nous — invisible pour lui — venait -de s’élargir un peu davantage…</p> - -<p>L’incident ne tourna pas au tragique. La -femme de Wavrin, grâce à un régime fortifiant, -s’était relevée assez vite ; deux des -enfants, plus malingres que les autres, -furent envoyés par mes soins au sanatorium -de Berck. Quant à « mon ami l’anarchiste » — c’était -le beau Mauroy qui, -paraît-il, le surnommait ainsi — il m’annonça -la semaine suivante qu’il retrouvait -enfin à se placer comme étireur dans une -usine de Roubaix.</p> - -<p>« Et merci tout de même, Madame, de ce -que vous avez fait pour nous… C’est pas -qu’on en veuille à M. Noizelles : on l’aime -ben, par ici… seulement, n’est-ce pas, à la -filature, on sait ben <i>qui qui</i> commande, -maintenant… »</p> - -<p>Le rouge me monta aux joues. Et soudain, -comme un éclair, cette pensée me -vint, rapide, imprévue : « Si François était -chef d’industrie, je suis sûre qu’il ne se -laisserait pas « commander » par un Mauroy… »</p> - -<p>Septembre s’avançait. Chaque soir, une -brume malsaine envahissait le jardin, nous -retenant au logis. Tante Lydie nous écrivait -de Paris : elle se sentait mieux, après -sa saison de Bagnoles, et François achevait -d’imprimer sa thèse. Les Debray, sur la -plage de Morgat, vivaient comme des -huîtres béates ; Thérèse avait engraissé d’un -kilo — en trois mois ! — et prétendait -tourner à l’obésité. Jacques était plus noir -qu’une taupe ; Hélène devenait si grosse -« qu’on ne savait plus de quel côté la regarder »… -Mes lettres, à moi, devaient être -extrêmement gaies, car Thérèse ajoutait : -« Je suis bien contente de voir que vous ne -vous ennuyez pas… »</p> - -<p>Et le 2 octobre, Philippe revint de l’usine -tout joyeux.</p> - -<p>« Voilà nos règlements de comptes terminés : -tu peux commencer tes malles… -Tu ne seras pas fâchée de revoir Paris, -hein ?… Moi non plus, d’ailleurs. Pourtant, -l’été a passé plus vite que je ne l’aurais -cru. »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XI</h2> - - -<p>Ma première visite fut pour tante Lydie : -il me tardait de la revoir et de vérifier -ses dires, car l’expérience m’avait appris -à ne pas la croire sur parole quand elle prétendait -aller mieux. Cependant, dès la porte -d’entrée, Perrine m’accueillit par un large -sourire de bon augure.</p> - -<p>« Madame est sortie ! annonça-t-elle presque -triomphalement. Monsieur François -l’a emmenée en voiture, après le déjeuner… -même qu’il était déjà parti ce matin, tout -seul. Il paraît qu’il est en train de passer -quelque chose comme un examen… »</p> - -<p>Sa thèse ! François passait sa thèse sans -nous avoir prévenus. Et moi qui m’étais -promis d’y assister !… Ma première idée fut -de redescendre bien vite, de retrouver mon -coupé ou tout au moins un fiacre quelconque, -et de courir à bride abattue vers -la Sorbonne. Mais arriverais-je à temps ? -Justement Perrine me montrait la grande -horloge de l’antichambre.</p> - -<p>« Ils doivent rentrer entre cinq et six -heures, madame… Si vous voulez les attendre, -je pense qu’ils ne tarderont pas. »</p> - -<p>Elle m’introduisit dans le salon et disparut -en m’adressant un petit sourire amical. Restée -seule, je me sentis étrangement déçue, -presque blessée. Pourquoi François ne -m’avait-il pas conviée à cette soutenance ? -Pourquoi me privait-il du plaisir de l’entendre -disserter sur des matières connues, -dans des termes devenus familiers à mon -oreille ? Il ne pouvait pas ignorer mon -retour, car ma dernière lettre à sa mère -mentionnait exactement — cela, j’en étais -sûre — la date de notre arrivée. Me sachant -revenue depuis deux jours, il aurait eu largement -le temps de m’avertir, s’il l’avait -voulu…</p> - -<p>Je regardai autour de moi. Un dernier -rayon de soleil rouge glissait entre les -rideaux de tulle, mettant une touche de fard -à la joue du Watteau, avivant l’or éteint -des cadres et les cuivres ciselés de la console. -Sur le petit bureau en bois de rose, -l’étui à lunettes de tante Lydie reposait à -travers les pages d’une revue grande ouverte ; -les coussins de la bergère gardaient l’empreinte -de son corps menu… Un apaisement -me vint à la vue de ces choses tranquilles, -toujours les mêmes, qui semblaient -me souhaiter la bienvenue de si bon cœur ; -je commençai à excuser François, à comprendre -qu’il eût préféré passer ce dernier -examen sans auditoire et, pour ainsi dire, -incognito. Non qu’il fût timide ; mais je le -savais nerveux à l’excès, méfiant de lui, -paralysé par la moindre critique. Me croyait-il -donc bien sévère ?</p> - -<p>Cette idée me fit sourire. Pelotonnée dans -un petit fauteuil bas — la bergère m’inspirait -une sorte de respect involontaire — je ne -songeais plus qu’à jouir de l’harmonie -ambiante, qu’à respirer l’atmosphère calmante -et douce du cher vieux salon que -j’aimais tant. Tous ces objets, auxquels -depuis huit ans je m’étais habituée à mêler -un peu de mon âme, ne m’avaient jamais -paru plus vivants qu’aujourd’hui, tandis -que sans ennui, presque sans pensée, je -regardais vaguement l’aiguille dorée de la -pendule cheminer sur le cadran d’émail -enguirlandé de roses peintes.</p> - -<p>Le cliquetis d’un trousseau de clefs -m’arracha subitement à cette sorte de -torpeur délicieuse. « Les voilà… », pensai-je. -Et je souriais, toute ma mauvaise humeur -décidément envolée, à l’idée que Perrine, -un peu sourde, ne les avait pas entendus -rentrer et ne viendrait pas les avertir de -ma présence. J’attendis un moment, l’oreille -aux aguets, étonnée de ne percevoir aucun -bruit de voix, rien qu’un large pas que je -connaissais bien. Une grande demi-minute -s’écoula — le temps moral d’accrocher un -chapeau, d’enlever un pardessus — puis la -porte s’ouvrit et François entra, seul, en -habit et cravate blanche. Cette tenue, officielle -et obligatoire, qui remplace la robe et -le bonnet carré du temps jadis, aurait suffi -à m’apprendre d’où il venait. Malgré sa -myopie, il m’aperçut tout de suite et me -reconnut dans la pénombre envahissante.</p> - -<p>« Comment, dit-il, c’est vous ?… »</p> - -<p>Il semblait à peine surpris de me trouver -là.</p> - -<p>« Je suis bien fâché que vous ayez attendu… -Ma mère sera de retour dans un moment… -elle a voulu à toute force me déposer ici et -se faire conduire par la voiture chez je ne -sais quel fournisseur… probablement pour -me prouver qu’elle peut revenir seule et -monter l’escalier sans moi… Toujours terrible, -vous savez… D’ailleurs Bagnoles -paraît lui avoir fait du bien, momentanément… -Et vous ?… Avez-vous passé de bonnes -vacances ?… »</p> - -<p>Tout en parlant par petites phrases brèves, -il s’était rapproché de la cheminée, comme -pour chercher des allumettes ; puis sans -achever son mouvement, il revint vers moi -et s’assit entre mon fauteuil et la fenêtre. -J’avais de bons yeux : malgré la demi-obscurité, -je fus frappée de sa pâleur. Pourtant -il souriait.</p> - -<p>« Vous regardez mon habit. N’est-ce -pas que je suis ridicule ?</p> - -<p>— Mais non, dis-je ; vous êtes superbe : -vous avez l’air d’un marié… »</p> - -<p>Il eut un petit rire sans gaîté.</p> - -<p>« Ah ! oui, ce sont mes noces, à moi… -mes noces avec cette vieille fiancée revêche -qu’on appelle la Sorbonne… Car je suis -docteur depuis une heure… Vous le soupçonniez -bien un peu ? »</p> - -<p>Une bouffée de rancune me remonta au -cœur.</p> - -<p>« Oui, je l’ai deviné tout à l’heure, à -travers les explications confuses de Perrine… -Et je vous en veux de ne pas m’avoir avertie -plus tôt : j’aurais été si heureuse d’assister -à votre thèse !…</p> - -<p>— Vraiment ?… » murmura-t-il, comme -étonné.</p> - -<p>C’en était trop ; je protestai.</p> - -<p>« Voyons, François, ne vous moquez pas -de moi… Avouez plutôt que vous m’avez -oubliée… »</p> - -<p>Cette idée, soudain, me parut absurde ; -à lui aussi, sans doute, car il secoua doucement -la tête.</p> - -<p>« Non je ne vous ai pas oubliée…</p> - -<p>— Alors, vous ne saviez pas que nous -étions revenus ? »</p> - -<p>Lentement, par degrés, le crépuscule -montait autour de nous.</p> - -<p>« Mais si, je le savais… Et si je ne vous -ai pas prévenue, c’est justement parce que -j’étais sûr que vous voudriez venir… Ce -n’est pas très aimable, ce que je vous dis -là ; j’aurais dû inventer un prétexte quelconque… -Mais je ne pourrais pas vous -mentir… Vous ne m’en voulez pas, dites ?… -Je suis stupide, quand je dois me « produire » -en public ; la moindre émotion, -le moindre… enfin, j’ai besoin de tout mon -sang-froid… »</p> - -<p>Je ne le voyais plus qu’en silhouette sur -le gris pâle de la fenêtre ; ses propos étaient -décousus, sa franchise presque blessante, et -pourtant, à mesure qu’il parlait, je sentais -mon ressentiment se fondre en une sorte de -crainte vague, incompréhensible, mêlée -d’un remords confus, plus inexplicable -encore.</p> - -<p>« Oh ! fis-je en essayant de rire, est-ce -que, vraiment, vous avez eu peur de -moi ?… »</p> - -<p>Il ne répondit pas… Maintenant, la nuit -était tout à fait venue. Je me tus aussi, ne -sachant plus que dire. Il me semblait que -notre silence était plein de choses inconnues, -presque dangereuses.</p> - -<p>A ce moment, la sonnette de la porte -d’entrée tinta deux fois secouée par une -main impatiente. Le feu brûlait dans -l’âtre — soudain je me rappelai la première -apparition de Philippe, puis, un autre soir, -la lettre apportée par Perrine, l’enveloppe -maculée de signes, venue de si loin, le -mouvement brusque de tante Lydie, et les -fragments de papier brûlé s’envolant parmi -les cendres et les étincelles…</p> - -<p>Toutes ces images, évoquées à la fois, -s’évanouirent avec les dernières vibrations -du bruit grêle qui traversait l’ombre environnante. -François s’était levé brusquement, -comme un coupable.</p> - -<p>« Voilà maman… » dit-il à demi-voix. -Avant que la vieille bonne eût achevé <i lang="it" xml:lang="it">pede -lento</i> le voyage de la cuisine à l’antichambre, -il avait eu le temps d’allumer deux lampes, -et quand sa mère entra, il se tenait debout -devant la cheminée, à trois pas de moi, correct, -presque cérémonieux dans ses vêtements -de soirée.</p> - -<p>Les yeux noirs de tante Lydie nous enveloppèrent -d’un regard rapide. Mais ce ne -fut qu’un éclair. Je m’étais levée à mon tour -pour courir à sa rencontre : je m’extasiais -sur sa bonne mine — moins bonne, à vrai -dire, que je ne m’y attendais ; je la félicitais -du succès de son fils — prise d’un besoin -fiévreux de parler beaucoup et d’y voir -très clair. Elle, cependant, sans enlever -son chapeau, s’était assise dans la bergère, -et, les mains tendues vers la flamme par -un mouvement familier, elle m’écoutait, -serrant un peu les lèvres, luttant visiblement -contre le désir de faire chorus à mes -congratulations. L’orgueil maternel finit -par l’emporter.</p> - -<p>« Oui, laissa-t-elle échapper, il paraît que -son livre est remarquable… Ces messieurs -le lui ont répété sur tous les tons. Je n’aurais -jamais cru qu’on pût recevoir un candidat -avec des paroles aussi flatteuses… »</p> - -<p>François l’interrompit.</p> - -<p>« Un candidat ?… Mais, ma pauvre maman, -une thèse n’est pas un bachot… Et tout ce -qui s’est passé aujourd’hui est une pure formalité… -Songe donc que parmi « ces messieurs », -comme tu dis, je comptais au moins -deux anciens camarades… un peu plus âgés -que moi, c’est vrai… Docteur à trente-sept -ans : non, vraiment, il n’y a pas de quoi -crier à l’enfant prodige… »</p> - -<p>Il riait, du même rire désabusé que tout -à l’heure. Sa mère hocha la tête et parla -d’autre chose. Je lui donnai des nouvelles -de Philippe, de sa santé, toujours excellente ; -de ses affaires, sur lesquelles j’avais -des notions plus vagues. Une ou deux -fois, je fis allusion à la succession Mauroy, -et je regardai François, craignant que ce -nom n’éveillât en lui quelque souvenir : -pour rien au monde, je n’aurais voulu être -amenée à raconter l’histoire des Wavrin. -Mais il ne semblait même pas nous entendre ; -il restait silencieux, adossé à la cheminée, -les yeux fixés sur les dessins du tapis -ou rivés à son lorgnon qu’il avait enlevé et -dont il essuyait les verres avec soin.</p> - -<p>Six heures et demie sonnèrent. Je m’avisai -tout à coup que tante Lydie était toujours -en chapeau et François toujours en -habit, ce qui donnait à notre réunion quelque -chose de froid et de guindé. Et pour la -première fois, parmi ces vieux meubles -amis, autour de ce foyer où si souvent je -les avais surpris tous deux dans l’intimité -de la robe de chambre et du veston, j’eus -l’impression très nette que je n’étais pas -« chez moi ».</p> - -<p>« Oh ! fis-je, il est tard ; il faut que je -m’en aille… Philippe doit m’attendre… »</p> - -<p>Philippe ne rentrait jamais avant sept -heures. Mais dans ma détresse soudaine, -j’avais besoin de m’affirmer que quelqu’un, -là-bas, désirait mon retour…</p> - -<p>« Et puis, j’ai peur de vous gêner. Vous -devez être fatigués tous les deux… François -doit avoir hâte de se mettre en pantoufles… »</p> - -<p>J’attendais une dénégation polie qui ne -vint pas. Tante Lydie protesta mollement. -Peut-être, après tout, était-elle vraiment -lasse. Pourtant elle prit la peine de me -reconduire jusqu’à l’antichambre, et quand -je me penchai pour l’embrasser, son baiser -me parut très tendre. Mais François serra -distraitement la main que je lui tendais. -Son regard fuyait le mien avec obstination.</p> - -<p>« Amitiés à Philippe… » me lança-t-il, -juste au moment où la porte allait se refermer.</p> - -<p>Il était temps : depuis le commencement -de ma visite, il n’avait pas encore prononcé -le nom de son cousin.</p> - -<p>Je marchais à travers les rues paisibles ; -par-dessus la nuit bleuâtre, le ciel restait -clair, avec de grands reflets roses où se -noyait la lumière pâle des réverbères, indécis -et clignotants comme d’humbles chandelles. -Jeune fille, j’avais adoré cette heure -fugitive du crépuscule parisien, quand j’y -sentais flotter toutes les joies du jour écoulé, -mêlées d’obscures promesses pour le lendemain. -Mais aujourd’hui mon cœur était -plein de pensées troubles. Après ces mois -d’été sans fin, tissés d’ennui et de mélancolie, -j’avais couru d’instinct, naïvement, -à l’endroit où j’espérais trouver le plus de -réconfort. Et voilà que je me heurtais à -l’inconnu. Ce n’était plus seulement la nervosité -de tante Lydie, cette humeur capricieuse -de malade à laquelle j’avais fini par -m’habituer : François aussi semblait vouloir -se dérober, devenir lointain et inaccessible. -« Comme il a changé, depuis que je -le connais !… » Je me rappelais ses façons -amicales, ses taquineries fraternelles, son -entrain, surtout, et cette gaîté naturelle qui -contrastait si drôlement avec son air tranquille. -« Tout cela s’est éteint… Sans doute -il est moins jeune et la santé de sa mère le -préoccupe beaucoup… Mais l’hiver dernier, -nous passions encore de bien bons -moments, tous ensemble… C’était si gentil, -ce travail en commun ! Il restait si affectueux, -si complaisant… Tandis que ce -soir… » Ce soir — je cherchais en vain à -me le dissimuler — François s’était montré -très désagréable. Quelle réception bizarre, -après trois mois ! Ce sourire contraint, ces -mouvements indécis et nerveux — et cette -voix qui parlait dans l’ombre… « Je ne -pourrais pas vous mentir… j’ai besoin de -tout mon sang-froid… » Moi, j’avais eu -peur, un moment, peur de quoi ?</p> - -<p>Soudain un soupçon me traversa l’esprit — un -soupçon terrifiant que je repoussai de -toutes mes forces. Le cœur battant, les -joues en feu, je me mis à marcher très vite, -comme pour piétiner cette chose mauvaise -et coupable. « C’est fou, c’est indigne… -pour lui, pour moi, pour Philippe… Tous -ces romans que j’ai lus pendant l’été m’ont -détraqué la cervelle… François était éreinté, -surmené ; je le gênais, peut-être… et il me -l’a un peu trop laissé voir… Voilà bien de -quoi me monter l’imagination !… » J’allais -droit devant moi ; je scandais mes pensées -d’un pas bref, avec la sensation d’écraser -des nichées de petits serpents… Entre la -place Saint-Sulpice et la rue de Tournon, -j’avais achevé l’hécatombe, et quand j’arrivai -devant ma porte, je me sentais la conscience -plus tranquille.</p> - -<p>Philippe venait de rentrer ; il me suivit -dans ma chambre et resta derrière moi -pendant que j’enlevais mon chapeau.</p> - -<p>« Eh bien, tu as vu ma tante ? Comment -va-t-elle ?</p> - -<p>— Mais pas mal du tout, il me semble… -Et tu sais : François a passé sa thèse -aujourd’hui…</p> - -<p>— Ah ! bah !… quel cachottier !… Enfin, -les voilà tranquilles, maintenant. Cette -fameuse suppléance au Collège de France, -est-ce qu’il va s’en occuper ?</p> - -<p>— Je ne sais pas », dis-je, les bras levés, -luttant contre une épingle récalcitrante qui -s’entortillait dans ma voilette. Philippe vint -à mon aide et profita de l’occasion pour -m’embrasser, comme d’habitude. Cette fois -je rougis. S’il avait pu deviner ce que je -pensais tout à l’heure !</p> - -<p>« Nous les féliciterons mercredi, fit-il. -Car je suppose que tu leur as demandé de -venir dîner mercredi avec ton père ? »</p> - -<p>Je dus avouer que j’avais complètement -oublié de les inviter.</p> - -<p>« Ah çà ! de quoi donc avez-vous parlé -alors ?… »</p> - -<p>J’ouvrais un tiroir pour y ranger mes -gants.</p> - -<p>« Oh ! nous n’avons pas dit grand’chose, -en effet… Ils sont rentrés tard et je ne suis -pas restée bien longtemps… Mais tu as raison, -et je vais écrire tout de suite à tante -Lydie. J’enverrai aussi un mot aux Debray, -quoique ce soit un peu court… »</p> - -<p>Le lendemain soir, à la même heure, -comme j’achevais de lire une réponse affirmative -de Thérèse, Philippe me rapporta -la nouvelle que sa tante viendrait, mais -seule.</p> - -<p>« François est entré dans mon bureau -cet après-midi, pour me voir un moment -et pour me prier de l’excuser près de toi. Il -a je ne sais quel repas de corps mercredi… »</p> - -<p>L’excuse était valable. Mais j’avais compté -sur cette soirée d’intimité pour retrouver -notre François de jadis — de toujours — et -dissiper définitivement les fantômes de -mon imagination. Lui absent, je restais -dans le doute — un doute énervant et malsain.</p> - -<p>Mon dîner eut lieu. Tante Lydie, choyée, -dorlotée, parut ravie de connaître les -Debray, qu’elle n’avait pas encore rencontrés. -Je la regardais sourire, ses beaux yeux -fatigués toujours pleins d’une flamme -intérieure, tandis que le savant lui parlait -de son fils.</p> - -<p>« Sa thèse a fait sensation à la Sorbonne, -Madame, et les échos en sont parvenus -jusqu’à nos repaires de scientifiques. Est-ce -que nous n’aurons pas le plaisir de le voir -ce soir ? »</p> - -<p>Déjà Thérèse, d’un coup d’œil, avait parcouru -le salon. Je devinai qu’elle s’étonnait -de ne pas voir François et, malgré moi, un -peu de chaleur me monta au visage. Oh ! -cette maudite pensée !</p> - -<p>On expliqua l’absence du nouveau docteur, -et le temps se passa le mieux du -monde. Papa, suivant une coutume déjà -ancienne, courtisa sa vieille amie — honni -soit qui mal y pense ! — M. Debray avoua -qu’il avait apporté son violon — et même -deux sonates de Bach. Ce fut une débauche -de musique sévère que Philippe supporta, -non sans stoïcisme. Un peu avant dix -heures, tante Lydie m’appela d’un signe.</p> - -<p>« Je vais m’en aller : il faut être raisonnable… -Mais avant que je parte, vous -seriez gentille de me chanter quelque -chose… »</p> - -<p>Chanter ? Depuis bien des mois — oui, -de tout l’hiver précédent — elle ne m’avait -adressé pareille requête. J’ouvris un cahier -de Schumann et, au hasard, en jouant moi-même -la partie de piano, je dis deux ou -trois lieds. Au moment où j’achevais la -petite mélodie si courte et si poignante : -« O chanson douce et tendre… » l’idée me -vint tout à coup que, si François eût été là, -sa mère ne m’aurait pas demandé de chanter… -Mes doigts tremblèrent ; j’agrémentai -de quelques fausses notes la phrase délicate -qui, longtemps après que la voix s’est -tue, prolonge la mélancolie des paroles. -Quand je me retournai, tante Lydie était -debout, prête au départ. Elle semblait -émue.</p> - -<p>« Cela m’a fait plaisir de vous entendre, -ma chérie… Merci de cette bonne soirée… »</p> - -<p>Puis elle prit congé, avec sa grâce habituelle. -Comme papa lui offrait de la reconduire :</p> - -<p>« Non, chuchota-t-elle, Perrine est là : -mais ne le dites pas !… Je ne veux pas avoir -trop l’air de la vieille dame qui ne peut plus -sortir sans sa bonne… »</p> - -<p>Les jours qui suivirent, je fus saisie -d’une activité dévorante. Je réorganisais -mon appartement, je furetais chez les marchands -de meubles anciens, à la recherche -de quelque occasion merveilleuse ; j’avais -entrepris — chose plus merveilleuse encore ! — de -forcer Thérèse à devenir coquette. -A nous deux, et sans dépasser son budget -assez restreint, nous avions réussi à combiner -la plus jolie toilette qu’elle eût jamais -portée, y compris le chapeau, sorti tout -entier de mes mains et dont je n’étais pas -peu fière. Elle se laissait guider, mais sans -enthousiasme.</p> - -<p>« Voyez-vous, ma pauvre Geneviève, je -serais bien étonnée si vous réussissiez à -faire de moi une femme élégante… Il y a -dans ma personne un je ne sais quoi qui -répugne à l’esthétique féminine… D’ailleurs, -Eugène s’occupe si peu de ces choses-là !… »</p> - -<div class="c"><img src="images/illu4.jpg" alt="" /></div> -<p>Je riais, je l’embrassais — et je repartais, -avide de futilités dont j’avais honte au fond -de moi-même. Et tandis que je m’agitais -ainsi dans le vide, l’idée que j’espérais -vaincre continuait à me hanter, malgré -mes efforts pour la chasser. Dès que je -montais en voiture, ou que je m’installais -au piano, — le soir, aussi, quand je lisais, -assise près du bureau de mon mari, l’« idée » -se glissait en moi, tantôt insinuante et perfide, -tantôt aiguë et lancinante. Des mots, -des regards, des intonations de la mère -ou du fils me revenaient en mémoire : -« Tel jour, dans telle circonstance, il a -dit… »</p> - -<p>« As-tu des nouvelles de ma tante ? -demandait Philippe. Il faudra passer chez -elle, un de ces jours… »</p> - -<p>J’y allais, le cœur plein d’arrière-pensées, -l’esprit aux aguets, cherchant des sous-entendus -dans les moindres phrases et -jusque dans les silences de tante Lydie. -C’est à peine si j’osais m’informer de François. -J’appris pourtant qu’il était définitivement -en possession de la suppléance -rêvée, et qu’il professait au Collège de -France un cours d’Histoire de l’Art bouddhique.</p> - -<p>« Le jeudi matin, expliqua sa mère. -Toutes ses soirées du mercredi vont être -prises, maintenant… »</p> - -<p>Quelques jours après, Philippe me -raconta qu’il avait reçu encore une visite -de son cousin.</p> - -<p>« J’ai peur que nous ne puissions pas les -voir beaucoup cet hiver… François a l’air -tout désorienté ; ce nouvel enseignement -l’effraie un peu… Et puis, c’est désolant : -ma tante recommence à l’inquiéter… Les -médecins qu’il a vus à Bagnoles ne lui ont -pas caché que, malgré le bon effet des eaux, -elle restait dans un état précaire. Elle a eu, -ces jours-ci, quelques accidents au cœur -qui l’ont beaucoup frappée… On lui défend -de sortir le soir, et même de recevoir chez -elle… »</p> - -<p>J’écoutais, plus attristée que surprise : -tout s’organisait comme je l’avais prévu.</p> - -<p>« Moi, vois-tu, continuait Philippe, je -crois qu’il s’assomme, à Paris, ce pauvre -François… Il m’a dit qu’après sa thèse, on -lui avait offert la direction d’une nouvelle -École qu’on va fonder à Saïgon… Sa -mère n’en a rien su. Il me l’a répété deux -ou trois fois : « C’est à cause d’elle que j’ai -refusé… sans elle, je serais parti tout de -suite… » Ah ! comme ça vous empoigne -un homme, cette vie de voyages et d’aventures !… »</p> - -<p>Il en paraissait pourtant bien las, de -cette vie nomade, quand je l’avais vu à -Marlotte, au retour de sa dernière mission. -Pourquoi la regrettait-il, à l’heure présente ? -Pourquoi choisissait-il Philippe -pour confident — Philippe dont il connaissait -la nature expansive et bavarde ?… -De nouveau, je rougis : toujours, encore -l’« idée ». Comment échapper à cette obsession -maladive ?</p> - -<p>Déjà je me fatiguais de la chasse aux -antiquailles, et mon rôle de modiste en -chambre me semblait fastidieux. J’essayai -de me remettre à lire, à travailler l’anglais. -Mais je trouvais dans mon buvard les -pages raturées de ma traduction, faite pour -François. Quand je levais la tête, la petite -idole, donnée par François, me souriait -béatement. Mes livres ne parlaient que -d’art hindou et de poèmes védiques… « Ce -n’est pas possible, pensais-je en bouleversant -d’une main impatiente les rayons de -ma bibliothèque ; j’ai dû penser à autre -chose, m’occuper d’autre chose, l’hiver -dernier. » D’instinct, j’écartais les romans. -Enfin je ramenai un volume d’aspect rassurant : -un de ces braves bouquins, modestement -vêtus de carton mastic, que je me -rappelais avoir compulsés quand je préparais -mon examen supérieur. « <i>La Littérature -française au <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle. Morceaux -choisis…</i> Quel bon souvenir ! Il y avait -des tas de choses amusantes, là dedans… » -Je m’étais rapprochée de la fenêtre, et je -feuilletais rapidement : les poètes, Malherbe, -Corneille, Racine, — les prosateurs, Pascal, -la Bruyère, Mlle de Scudéry. « Oh ! ces -pages si drôles du <i>Grand Cyrus</i> !… Et -Mme de Lafayette… » Mes yeux s’arrêtèrent -sur un passage souligné au crayon : -sans doute la subtilité, jadis, m’en avait -plu :</p> - -<p>« Les femmes jugent d’ordinaire de la -passion qu’on a pour elles, continua-t-il, -par le soin qu’on prend de leur plaire et -de les chercher ; mais ce n’est pas une -chose difficile, pour peu qu’elles soient -aimables : ce qui est difficile, c’est de ne -pas s’abandonner au plaisir de les suivre, -c’est de les éviter, par la peur de -laisser paraître au public, et même à -elles-mêmes, les sentiments que l’on a -pour elles. »</p> - -<p>Et plus bas, marquée d’une croix, cette -phrase bien faite pour séduire une enfant -romanesque :</p> - -<p>« Les paroles les plus obscures d’un -homme qui plaît donnent plus d’agitation -que des déclarations ouvertes d’un -homme qui ne plaît pas. »</p> - -<p>D’un geste brusque, je refermai le livre. -Décidément, le <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle lui-même était -plein d’embûches, et ce n’était pas dans la -<i>Princesse de Clèves</i> qu’il fallait chercher -un refuge contre l’« idée »…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XII</h2> - - -<p>« Philippe, je t’en prie, donne-moi quelque -chose à faire… je voudrais -travailler pour toi.</p> - -<p>— Encore ta marotte, ma chérie… »</p> - -<p>Il s’approchait, souriant, pour me dire -au revoir, son chapeau sur la tête, sa serviette -sous le bras. Vraiment, il engraissait -beaucoup depuis quelques mois : sans -doute le travail de bureau l’alourdissait, et -il venait de passer à Lille des vacances trop -sédentaires.</p> - -<p>« Ce n’est pas une marotte, dis-je. Il -pleut, je suis enrhumée, je ne sortirai pas -aujourd’hui… j’ai peur de m’ennuyer. »</p> - -<p>Malgré moi, ma voix prenait des intonations -plaintives. Philippe me regarda, soudain -plus sérieux.</p> - -<p>« T’ennuyer ?… Oh ! le vilain mot ! -Voilà longtemps que je ne l’avais entendu… -L’année dernière, tu ne t’ennuyais pas… »</p> - -<p>Quelle remarque malencontreuse ! Je feignis -de bouder, pour qu’il ne me vît pas -rougir. Et lui, par pure complaisance, finit -par extraire de ses tiroirs toute une correspondance -échangée avec un grand magasin -de Londres.</p> - -<p>« Le bonhomme ne savait pas bien le -français, et j’ai préféré lui écrire dans sa -langue ; mais je voudrais verser les traductions -au dossier… Tu peux me faire cela, -si tu veux… ce sera toujours du temps de -gagné… »</p> - -<p>Restée seule, je me mis à l’ouvrage ; mais -dès les premières phrases je butai contre -des termes inconnus et barbares, m’embrouillant -dans les « <span lang="en" xml:lang="en">bills</span> », et dans les -« <span lang="en" xml:lang="en">notes</span> », dans les « <span lang="en" xml:lang="en">pounds</span> » qu’il fallait -réduire en kilogrammes et dans les livres -sterling qu’il fallait convertir en francs…</p> - -<p>« <i lang="en" xml:lang="en">By your favour</i>… par votre honorée -du… »</p> - -<p>C’était très ennuyeux. Je levai la tête, et -tristement, à travers la pluie qui fouettait -les vitres, je regardai l’horizon morne du -Luxembourg désert et trempé… Ma pensée -dévia, s’égara dans les sentiers défendus. -Depuis notre retour, François restait invisible. -« L’autre jour, chez sa mère, en partant… -Perrine avait entr’ouvert la porte de -son bureau : j’ai cru le voir… mais je n’en -suis pas sûre… Autrefois, il venait toujours -prendre le thé dans le salon avec -nous… Voyons, où en étais-je ? » D’une -main languissante, je saisis mon dictionnaire ; -je constatai qu’« expiration » voulait -bien dire « échéance », et qu’il s’agissait -d’un « billet à ordre », à moins que ce -ne fût un « effet à endosser »… « Il me -semble que c’est la même chose, d’ailleurs… -Quel casse-tête !… Ah ! j’oubliais la date de -la lettre : <i lang="en" xml:lang="en">16 th. August</i>… Aujourd’hui -nous sommes au ?… 8 décembre. Déjà !… -Dans trois semaines, c’est le jour de l’an… -Je me demande si nous dînerons chez -tante Lydie comme les autres années, ou -si elle prendra prétexte de sa santé pour ne -pas nous recevoir… » Je me rappelai le -1<sup>er</sup> janvier précédent. François m’avait -donné des fleurs. « En me les offrant, il -m’a regardée… » Un moment, je crus -revoir, derrière le lorgnon, le sourire amical -des yeux bruns… « Quel supplice, -d’avoir pensé à cela, et de ne plus pouvoir -m’empêcher d’y penser… quand, peut-être, -toutes ces chimères n’existent que dans -mon imagination… » C’était la crise de -sagesse et de raison qui commençait. -Chaque jour j’essayais ainsi de me prouver -que je me trompais, que François avait -toujours eu pour moi des attentions fraternelles -et rien d’autre — rien d’autre… Puis -mon esprit recommençait à s’agiter dans -le même cercle étroit, comme l’écureuil -affolé qui voit tourner devant lui, indéfiniment, -les barreaux de la cage sans issue. -Mon travail n’avançait pas vite. Quand -Philippe, le soir, me demanda ses lettres, -il s’étonna de voir que j’en avais traduit -cinq à peine, sur les vingt que contenait le -paquet.</p> - -<p>« Ce n’est pourtant pas bien compliqué : -il ne s’agit que d’argent à donner ou à -recevoir…</p> - -<p>— Justement, dis-je : l’argent, les questions -d’argent, les termes d’argent… je n’y -comprends rien… Et puis tout ce jargon -commercial… c’est si ennuyeux !… »</p> - -<p>Philippe prit un air piqué.</p> - -<p>« Alors, ma petite, il faut renoncer à mettre -le nez dans mes affaires… Que diable ! -tu sais bien que je vends du fil, moi, et -que je ne suis bon qu’à gagner de l’argent… -Tout le monde ne peut pas s’occuper de -sanscrit et de « brahmafouchtra »…</p> - -<p>Il s’arrêta, haussa les épaules et, attirant -à lui l’encrier monumental, il y trempa sa -plume d’un geste bourru. J’étais stupéfaite -de cette mauvaise humeur, si rare chez lui — plus -stupéfaite encore du rapprochement -inattendu qu’il venait d’établir entre mon -manque évident d’aptitudes commerciales -et les études de son cousin. Soupçonnait-il -donc que, dans mon esprit, « ceci » pût -nuire à « cela » ?</p> - -<p>Troublée, anxieuse, je m’installai à -ma place habituelle et j’ouvris le tome IV -de <i>Monte-Cristo</i> : une vraie lecture de -convalescente, d’autant plus anodine pour -moi que je savais quasiment par cœur tous -les romans d’Alexandre Dumas. Le silence -tomba sur nous. C’était un fait assez ordinaire. -Pourtant, ce soir-là, Philippe manifestait -une sorte de malaise ; de temps à -autre, il me regardait à la dérobée. A la fin -il me demanda :</p> - -<p>« Pourquoi ne dis-tu rien ?</p> - -<p>— Mais, fis-je d’un ton distrait, tu vois -bien que je lis… »</p> - -<p>Il y eut une petite pause. Puis, de nouveau :</p> - -<p>« Tu ne fais plus jamais de musique, -quand nous sommes seuls… Ça ne me -gêne pas, tu sais… Et même si tu voulais -jouer du Wagner… »</p> - -<p>D’où lui venait, tout à coup, cette intuition -que sa présence à lui n’était pas compatible -avec le plaisir que j’aurais pu -éprouver à jouer du Wagner ? Je l’assurai -que j’en jouais souvent dans la journée — ce -qui n’était plus très exact : je me méfiais -de ce grand bouleverseur d’âmes — mais -que, le soir, je préférais me reposer. Alors -il se remit à ses paperasses, tandis que je -reprenais courageusement l’histoire merveilleuse -d’Edmond Dantès.</p> - -<p>« Et je saurai pourquoi le comte de -Monte-Cristo parle devant nous des -enfants qu’on déterre dans son jardin… »</p> - -<p>Comme j’achevais de lire ces paroles -horrifiques, j’entendis de nouveau la voix -de mon mari.</p> - -<p>« C’est singulier, tout de même, que -nous voyions si peu François… Sauf ces -deux petites visites qu’il m’a faites… Il -n’est pas venu ici une seule fois, n’est-ce -pas ? »</p> - -<p>Évidemment, et presque à l’insu de Philippe, -l’enchaînement logique de ses pensées -l’avait ramené de mon mutisme actuel à -nos soirées animées de jadis — au temps où -je déchiffrais <i>Siegfried</i> sous la direction de -François… Je sentis que je devenais de -toutes les couleurs.</p> - -<p>« Non, dis-je enfin d’une voix aussi -ferme que je pus. Il doit être très occupé -avec ce nouveau cours. Et puis, tu sais bien -qu’il ne quitte plus beaucoup sa mère, -maintenant…</p> - -<p>— Ah ! oui, c’est vrai, murmura Philippe. -Cette pauvre tante !… »</p> - -<p>Chose étrange, son visage, tout à l’heure -un peu morose, s’était éclairci subitement.</p> - -<p>« T’ai-je répété ce que les médecins -avaient dit ? « Elle peut vivre encore dix -ans, ou disparaître tout d’un coup… » -Comme c’est triste ! » acheva-t-il en soupirant — sans -que je pusse savoir si c’était de -chagrin en songeant à sa tante, ou de soulagement -à l’idée que l’absence de François -s’expliquait en effet d’une façon toute -naturelle. Puis il termina tranquillement -sa besogne sans plus s’interrompre.</p> - -<p>Cette fois j’essayai en vain de poursuivre -ma lecture et de m’intéresser aux angoisses -de la belle Mercédès ou aux tribulations de -la vertueuse Valentine. Dans toutes les -paroles de Philippe, j’avais senti percer une -obscure jalousie. Par quel sortilège cette -inquiétude naissait-elle en lui au moment -même où François semblait vouloir disparaître -de notre vie ? Sans doute, la transition -avait été trop rapide, l’équilibre trop -brusquement rompu entre le passé et le -présent ; Philippe en ressentait une crainte -vague, la peur instinctive d’un danger que -sa raison n’envisageait pas encore… Comme -l’« idée » gagnait, de proche en proche ! -Mentalement, je comptais tous ceux qu’elle -avait déjà touchés : tante Lydie, d’abord, -la première et depuis bien longtemps ; puis -François, moins prompt peut-être que sa -mère à voir clair en lui-même ; Thérèse, -aussi, dont le blâme discret aurait dû -m’avertir plus tôt — moi, enfin, aveugle à -plaisir pendant tant de jours, trop clairvoyante -maintenant pour mon repos. Et -Philippe, à son tour… « Il ne doit pas -souffrir, pensai-je, ce serait très injuste… » -Je regardai son dos puissant, sa nuque -blonde et frisée, l’ombre de sa main large -qui courait sur le papier ; mon cœur se -serra d’une pitié, d’une tristesse infinies. -Que faire, s’il m’interrogeait ? Je savais, -j’ai toujours su me taire, garder au fond de -moi mes tourments et mes rêves. Mais -j’étais incapable de ruse ou de mensonge, -et si Philippe avait plongé ses yeux dans -les miens en me disant : « Voilà ce que je -pense, et toi, le penses-tu ?… » Je sentais -avec terreur que je lui aurais répondu : -« Oui… »</p> - -<p>Il ne me le dit pas, ni ce jour-là, ni les -autres jours. Le monstre devait, pour cette -fois, l’avoir effleuré d’une griffe légère, car -rien ne put me faire supposer qu’il eût -gardé un doute quelconque au sujet de son -cousin. Même, un soir qu’il rentrait plus -tard que de coutume, il ne me cacha pas -qu’il avait profité d’une course dans le faubourg -Saint-Germain pour monter chez -sa tante.</p> - -<p>« Justement François était là ; il m’a -encore répété tout bas, dans l’antichambre, -combien rarement il osait quitter sa mère… -C’est vrai qu’elle n’a pas bonne mine… -Pourtant il reste convenu que nous dînons -avec eux le 1<sup>er</sup> janvier… »</p> - -<p>Dans moins de quinze jours je reverrais -François. Philippe parlait tout naturellement. -Je reçus un petit choc — puis je fus -étonnée de me découvrir moins d’appréhension -que de joie. L’interdit était levé, -j’allais sortir de ce long cauchemar — et -qui sait ? Peut-être qu’un seul regard -suffirait pour dissiper l’odieux malentendu, -pour me rendre l’ami, dans lequel mon -imagination s’obstinait à voir autre chose -qu’un ami… Tout valait mieux, en somme, -que le doute maladif où je me débattais -depuis des mois.</p> - -<p>Bientôt je crus n’avoir que trop de raisons -d’être rassurée.</p> - -<p>C’était exactement le 31 décembre, un -dimanche. Mauroy était venu de Lille à -Paris pour les inventaires de fin d’année, -et Philippe, leur travail achevé, l’avait -ramené déjeuner à la maison. Mon antipathie -persistait toujours ; néanmoins je -m’efforçai de faire bonne mine à notre -hôte et même de flatter ses instincts de -Flamand fin gourmet et gros mangeur. Le -repas fut à la fois délicat et abondant, et -Mauroy — sauf quelques menues pierres -jetées à travers les plates-bandes de mon -« socialisme » — se montra presque aimable. -Je voyais arriver sans trop d’impatience le -moment de passer au salon où le café nous -attendait. Comme nous nous levions de -table, Mauroy se mit à parler d’une première -sensationnelle — les <i>Revenants</i> d’Ibsen — à -laquelle il avait assisté la veille.</p> - -<p>« Et même… au fait, c’est une bonne -histoire, Noizelles !… Je vais vous raconter -ça… »</p> - -<p>Je le savais cancanier comme une vieille -femme, le joli Monsieur Mauroy, et je -m’apprêtai à écouter sa « bonne histoire » -d’une oreille distraite, tout en lui offrant, -avec sa tasse de café, un petit verre de cognac -choisi par lui, non sans quelque attendrissement.</p> - -<p>« Je la connais, madame, votre fine champagne… -c’est une pure merveille… »</p> - -<p>Il élevait, d’un geste élégant, la liqueur -dorée à la hauteur de son œil, attendant -visiblement la disparition de l’immuable -Théodore, qui achevait de grouper avec art -les carafons de cristal. La porte enfin -refermée sur le dos majestueux de notre -valet de chambre, Mauroy se rapprocha de -Philippe.</p> - -<p>« Inutile de parler devant les domestiques, -n’est-ce pas ?… Oh ! d’ailleurs, n’allez -pas vous imaginer des scandales… Un petit -« potin », tout au plus… Vous rappelez-vous -Lartigues ?</p> - -<p>— Non, dit Philippe, il n’est pas de mon -temps…</p> - -<p>— C’est vrai, vous êtes un gamin… Moi, -je l’ai eu comme camarade… Un toqué, -noceur comme pas un… Il a fait une grosse -fortune en Cochinchine, dans les chemins -de fer, et maintenant il ne fait plus grand’chose, -je crois, que s’amuser… Des prétentions -artistiques et littéraires avec cela… -Bref, hier soir, j’étais bien tranquillement -dans ma stalle, à me raser — car c’est -crevant, vous savez, ce chef-d’œuvre — quand -j’aperçois, dans une belle loge, Lartigues, -en compagnie de deux dames et d’un -monsieur… Les dames, oh !… »</p> - -<p>Mauroy eut un geste discret. Je m’étais -assise et j’écoutais, poliment, tout en me -demandant quel intérêt pouvaient avoir -pour nous les bonnes fortunes de M. Lartigues.</p> - -<p>« Le décolletage, le maquillage, les diamants… -toute la lyre, mon cher… Mais ce -qui m’intriguait c’était l’autre monsieur, -qui se tenait au fond de la loge… J’aurais -juré que je l’avais rencontré tout autre part -que dans le monde où l’on s’amuse — un -grand, maigre, brun, avec un lorgnon… »</p> - -<p>Philippe écarquillait les yeux à cette description. -Je le vis ouvrir la bouche, puis la -refermer sans rien dire : il avait eu la même -idée que moi, une idée absurde, invraisemblable… -Mauroy se mit à rire.</p> - -<p>« Tiens, vous avez l’air médusé, maintenant, -mon bon Noizelles… Allons, je ne -veux pas vous faire languir trop longtemps… -Pendant l’entr’acte, je me suis -heurté dans le couloir à Lartigues et à son -ami, lequel ami on m’a présenté dans les -règles, et qui n’est autre que votre cousin, -M. Chardin… J’ai bien compris qu’il me -reconnaissait tout de suite — Lartigues, -d’ailleurs, s’est chargé de mettre les points -sur les i en nommant « Noizelles et Mauroy » — et -que ma vue lui était désagréable… -sans pouvoir discerner si cette impression -fâcheuse tenait à ma personne ou aux circonstances… -particulières dans lesquelles -il se trouvait… On n’aime pas toujours, -n’est-ce pas, à tenir sa famille au courant -de ses petites frasques… »</p> - -<p>Dieu ! que je détestais cet homme, et son -rire affecté, et la satisfaction visible qu’il -éprouvait à distiller la médisance !… Philippe, -cependant, sur la mine effarée de qui -je lisais de la surprise et de l’incrédulité, -mêlées à une sorte de joie timide — Philippe -riait aussi, d’un rire un peu gêné.</p> - -<p>« Voyons, voyons, Mauroy, qu’est-ce -que vous nous racontez là ?… Mon cousin -François est un savant, presque un sage… -Et puis, enfin, il n’est pas assez riche pour -mener la grande vie… »</p> - -<p>Mauroy leva les deux mains.</p> - -<p>« Que voulez-vous ? Je dis ce que j’ai vu… -Ce que je peux vous affirmer, c’est que -votre « sage » est resté toute la soirée dans -la loge de ces dames, dont l’une s’affichait -franchement avec Lartigues, mais dont -l’autre — la plus jolie, ma foi ! — lui coulait -de fort doux regards… Ils sont partis -ensemble, pour souper en partie carrée, probablement… -Tous les mêmes, ces amis du -peuple !… Car ce qui m’amuse dans l’aventure, -c’est le contraste entre ces divertissements -plutôt… légers, et les idées humanitaires — les -vôtres, madame… dont M. Chardin -paraissait féru, la première fois que je -l’ai rencontré dans ce salon… Oh ! je m’en -souviens… je m’en souviens parfaitement… »</p> - -<p>J’avais pâli, de colère et de honte ; je -restais les yeux fixés sur cette bouche fine, -sur cette moustache fanfaronne d’où tombaient -des mots de sarcasme et de rancune. -Sans doute ma figure devait être -étrange, car je rencontrai tout à coup le -regard de Philippe fixé sur moi avec une -expression inquiète, presque irritée. Et -d’une voix sèche que je ne lui connaissais -pas, il coupa sans façon la parole à son -associé.</p> - -<p>« A propos, Mauroy, nous n’avons pas -réglé cette question des ouvriers, vous -savez… Venez donc dans mon bureau : -nous serons mieux pour causer… »</p> - -<p>Combien de temps dura leur conférence ? -Je ne pourrais pas le dire. J’étais restée -assise à la même place, tirant machinalement -l’aiguille, m’appliquant même à ma -broderie — un amour de tablier destiné à -parer les trois ans et la frimousse de ma -grosse amie Hélène. Je suivais les fils, je -comptais les points. « Alors, c’est à cela -qu’aboutissent mes doutes, mes scrupules, -mes angoisses ?… Tout ce roman de passion -discrète et d’exil volontaire se termine -par une histoire d’actrice et de cabaret ?… Et -ce bon fils, qui n’ose pas venir passer une -heure chez nous de peur de quitter sa mère -malade, et qu’on rencontre au théâtre, avec -des viveurs… lui, François… » Je le vis tel -que je le connaissais, — sa figure mince, -sa grande bouche et ses yeux moqueurs, -penchés vers une femme peinte, aux cheveux -teints, lui parlant, lui souriant… Une -sorte de spasme me souleva le cœur — spasme -de dégoût, sans doute. « C’est grotesque, -grotesque et révoltant… » Brusquement -je me rappelai le jour de mes fiançailles, -les aveux de Philippe, son émoi en -me contant ce qu’il appelait « sa seule folie »… -Combien j’avais vite pardonné, combien -j’avais peu souffert !… Et maintenant… -« Ah ! maintenant, par exemple, je n’ai rien -à pardonner, et me voilà bien tranquille… -Philippe aussi, je suppose… Et Thérèse, si -elle savait !… Pourquoi donc avions-nous -tous imaginé cette chose absurde ?… Les -braves gens sont vraiment trop romanesques, -et la vie est trop laide, aussi… J’étais -folle, cent fois folle… Quand je pense -qu’hier, que ce matin encore, j’essayais -d’oublier des mots, des regards… » Une -rougeur profonde me montait lentement -aux joues, au front. J’enfouis dans mes -deux mains ma figure brûlante, j’aurais -voulu me cacher à tout le monde et à moi-même. -Et un regret indéfinissable me venait, -non seulement du passé pur de toute pensée -mauvaise, mais de ces heures toutes proches -où je m’étais crue si malheureuse. Il -me semblait que j’aurais mieux aimé revoir -François, l’esprit encore plein de remords -et d’inquiétude, que de le revoir après ce -que je savais maintenant… « Demain, quand -je lui parlerai, quand il me répondra, ce ne -sera plus lui… Les autres hommes peuvent -avoir des goûts bas, des passions grossières, -mais lui… » Quel temple lui avais-je donc -élevé en moi-même pour éprouver cette sensation -d’écroulement subit ? « Je sais bien -que c’est mieux ainsi, pour moi, pour -nous… beaucoup mieux… Et pourtant… »</p> - -<p>Je tressaillis. Des voix parlaient derrière -la porte : Philippe et Mauroy rentraient -dans le salon.</p> - -<p>« Excusez-moi, madame, si je brusque -mon départ… Je dois être à Lille ce soir, -pour passer la journée de demain en -famille… »</p> - -<p>Cet être odieux avait une femme et des -enfants, qu’il aimait, dit-on. Avec une sorte -de répugnance, je lui serrai la main. Et -tandis qu’il s’éloignait, je l’entendais -répéter, d’une voix froide et mesurée que -démentait la rudesse de ses paroles :</p> - -<p>« Soyez tranquille : ces mauvais drôles -seront tenus à l’œil, et à la moindre réclamation… -bonsoir ! De la poigne, mon cher, -toujours de la poigne : il n’y a que ça… »</p> - -<p>Maintenant Philippe était revenu près de -moi. Il rôdait çà et là, s’asseyait, tisonnait -le feu, puis recommençait à marcher, les -mains dans ses poches, l’air préoccupé. Je -songeais : « Il faudrait lui parler, faire allusion -à cette… chose… » Mais aucun son ne -sortait de mes lèvres, et je continuais à pencher -la tête sur ma broderie. Près de la -fenêtre où j’étais assise, il s’arrêta, rajusta -le pli d’un rideau, puis tambourina sur la -vitre et déclara :</p> - -<p>« Je crois qu’il neigera demain.</p> - -<p>— Oui, fis-je ; le temps s’est refroidi, et -les nuages sont très noirs. »</p> - -<p>Nouveau silence, accompagné du même -petit tapotement des doigts contre le carreau. -Tous mes nerfs vibraient à la fois. Pourtant -je ne dis rien, et ce fut Philippe qui parla.</p> - -<p>« C’est drôle, hein, cette histoire ? »</p> - -<p>Gauchement, sans se retourner, il essayait -de me voir.</p> - -<p>« Quelle histoire ? » demandai-je. Dans le -désarroi de mes pensées, je ne trouvais -qu’un immense désir de me taire — de me -taire et d’oublier. Cette fois, Philippe fit un -demi-tour vers moi.</p> - -<p>« Tu sais bien ce que je veux dire : -l’histoire que Mauroy nous a racontée… -Au premier moment, j’en étais confondu… -Est-ce que tu aurais cru ça de François ?… »</p> - -<p>J’esquissai un geste évasif. Philippe, -continuait, très vite :</p> - -<p>« Je m’explique, maintenant, cette disparition -totale que je ne comprenais pas -bien… Oui, oui, c’est évident… Quoique, -vraiment, je m’étonne qu’il aille chercher -ses distractions dans ce monde-là… N’est-ce -pas ?… »</p> - -<p>Pourquoi toutes ces questions ?</p> - -<p>« Chacun prend son plaisir où il le -trouve, dis-je, et François n’a de comptes à -rendre à personne… »</p> - -<p>Mon indifférence sonnait faux, ma voix -aussi. Philippe s’en aperçut, sans doute, car -je le sentis soudain plus nerveux.</p> - -<p>« Personne ?… Eh bien, et sa mère ?… -C’est vrai qu’à son âge on ne peut plus le -traiter comme un petit garçon… Et c’est -tout de même moins fâcheux que s’il était -devenu amoureux… d’une femme mariée, -par exemple… »</p> - -<p>Il prononça ces derniers mots entre ses -dents, en tiraillant machinalement le gland -d’une embrasse — un de ces glands hideux, -en soie, avec des petits fils d’or, dont le -tapissier avait parsemé notre malheureux -salon. Puis tout de suite, comme effrayé de -ce qu’il venait d’articuler :</p> - -<p>« Tu devrais tâcher, fit-il sans la moindre -transition, d’être un peu plus aimable avec -Mauroy… »</p> - -<p>J’étais excédée, à bout de forces.</p> - -<p>« Aimable ! m’écriai-je… Polie, oui ; -j’espère l’être toujours et je crois que je l’ai -été aujourd’hui… Mais ne me demande pas -d’être aimable… c’est plus fort que moi : je -l’ai en horreur !… »</p> - -<p>J’avais posé mon ouvrage sur mes genoux -et je parlais avec passion, la tête levée, cette -fois, regardant Philippe bien en face.</p> - -<p>Il changea de couleur.</p> - -<p>« Oui, tu me l’as déjà dit… et ce n’est -guère gentil pour moi, puisqu’il est mon -associé et mon ami… Mais tu pourrais au -moins ne pas te singulariser… ne pas choisir -le moment où il raconte… des choses… -pour le dévisager, fixement, avec une -figure… Si tu t’étais vue !… Et tu crois que -c’est poli, cela, dis ?… Tu crois que c’est -poli ?… »</p> - -<p>Pauvre Philippe ! Il venait de se trahir… -Ce qui le hantait, depuis le début de cet -entretien incohérent, c’était le souvenir du -regard de détresse surpris dans mes yeux -pendant le récit de Mauroy. De nouveau je -détournai la tête, j’enfilai mon aiguille -d’une main tremblante, avec l’effroi qu’il -n’en dit davantage… Mais il était le moins -brutal des hommes. Et j’avais l’impression -qu’il ne voulait pas, qu’il n’osait pas -savoir… Lentement, comme irrésolu, il -quitta la fenêtre, fit encore deux ou trois -tours. Puis, d’une voix mal assurée :</p> - -<p>« Allons, je m’en vais… Ce n’est pas un -dimanche pareil aux autres, aujourd’hui : -il faut que tous les comptes soient finis ce -soir pour l’échéance… Au revoir », ajouta-t-il -en se rapprochant un peu.</p> - -<p>« Au revoir », murmurai-je.</p> - -<p>Sans le regarder, je lui tendais le front. -Je sentis qu’il y posait un baiser moins -tendre que de coutume. Il sortit, j’entendis -la porte se refermer — et je restai seule, -les yeux troubles et le cœur serré. Ce misérable -commérage, en nous meurtrissant -l’un et l’autre, nous laissait — moi bien -plus malheureuse, et Philippe tout à fait -jaloux.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XIII</h2> - - -<p>Il ne neigeait pas, le lendemain, malgré -les pronostics de Philippe, mais le ciel -était d’un gris de plomb, et jamais plus -triste 1<sup>er</sup> janvier ne se leva sur Paris.</p> - -<p>Ce jour de trêve et d’affairement, de joie -intime et de vie intense, où la bonté court -les rues, où des âmes vêtues de papier -blanc s’échangent contre des cœurs noués -de faveurs roses — ce jour qui revient -chaque année et qui ne ressemble à rien, -m’avait inspiré jadis une tendresse mêlée -de crainte. Enfant, il m’arrivait, les nuits -de Saint-Sylvestre, de rester éveillée, les -paupières grandes ouvertes dans le noir qui -pique les yeux, pour entendre sonner les -douze coups de minuit. Alors j’avais l’impression -qu’un mystère venait de s’accomplir ; -la sensation de l’inconnu m’envahissait -toute, et je m’endormais, en rêvant à -ce lendemain qui n’en était plus un, à cet -aujourd’hui auquel je ne croyais pas -encore. Puis venait le réveil, l’extase des -baisers et des cadeaux reçus ou donnés — car -j’en donnais aussi, témoin certaines -pantoufles de tapisserie, à carreaux violets -et verts, confectionnée en cachette sous la -direction de Mme Laurent et que papa -chaussa trois ans avec héroïsme — les pralines -de la tante Cornélie, le Jules Verne de -la tante Olympe — que d’ivresses !</p> - -<p>Tout cela était loin, ce matin-là… Je -glissai à mon doigt, non sans une sorte de -honte, la bague trop riche, trop brillante, -que j’avais trouvée dans l’écrin traditionnel, -et Philippe, enlevant de sa poche son étui -de maroquin à demi usé, le remplaça par -le porte-cigarettes en argent que je venais de -lui offrir. D’un accord tacite, nous avions -repris nos allures habituelles, et, quoi que -nous pussions penser de ce début d’année -morose, la journée se déroula suivant les -rites consacrés.</p> - -<p>Nous déjeunions chez papa. Ce fut un -apaisement pour moi que de retrouver une -fois de plus ma petite salle à manger, mon -poêle de faïence brune, et la chère figure -grêlée de ma bonne Julie. Elle avait juste -la place de tourner autour de la table, et je -me rappelai qu’aux premiers temps de mon -mariage, papa disait :</p> - -<p>« Quand j’aurai six petits-enfants, il -faudra pourtant que je déménage… »</p> - -<p>Hélas ! les petits-enfants n’étaient pas -venus, et la salle à manger était bien assez -grande pour nous trois. Malgré tout, je me -sentais contente, baignée des souvenirs du -passé, et j’oubliais un peu la contrainte qui -pesait sur moi depuis la veille. Au dessert, -on sonna : c’était notre vieux docteur Garnier, -célibataire impénitent et plus mélancolique -qu’il ne lui plaisait de l’avouer, -qui, ce jour-là, promenait sa nostalgie -familiale à tous les foyers amis. Il accepta -sans trop se faire prier la moitié d’une -superbe poire, et se mit à la peler méthodiquement, -tout en me guettant de ses yeux -bleus, si clairs et si perçants qu’ils semblaient, -d’un seul regard, vous ausculter le -cœur et vous disséquer le cerveau.</p> - -<p>« Un peu pâlotte, la petite fille, cette -année, fit-il avec brusquerie. Est-ce que les -vilains nerfs ne vont pas, eh ?… »</p> - -<p>Naturellement, je devins cramoisie, et je -répondis en riant que mes nerfs allaient -très bien, que je ne m’étais jamais mieux -portée…</p> - -<p>« Voyons, dit papa, tu ne viens pas ici -en consultation : laisse donc ces enfants -tranquilles… »</p> - -<p>Le docteur mangeait sa poire avec son -couteau, comme un vrai paysan, malgré sa -cravate blanche à l’ancienne mode et sa -rosette à la boutonnière. Il but une bonne -rasade de vieux bourgogne, se leva, me -prit par le menton, et s’adressant à Philippe :</p> - -<p>« Ce petit museau-là, voyez-vous, je le -connais depuis qu’il est au monde, et si -vous n’aviez pas eu l’air d’un bien brave -garçon, je me serais opposé à ce qu’on vous -le confie… ah ! mais oui… Jusqu’à présent, -ça va : mais je vous surveille… gare à -vous !… »</p> - -<p>Il plaisantait ; pourtant, Philippe ne rit -pas, et moi, gênée de ce badinage malencontreux, -j’essayai de me dégager, ce qui -me valut une tape sur la joue et un baiser -d’oncle. Puis le terrible ami prit congé, -« pour ne pas faire attendre son cheval », -disait-il — et aussi parce qu’il lui tardait de -courir distribuer les jouets dont il avait -rempli sa voiture.</p> - -<p>Nos visites, à nous, étaient peu nombreuses : -quelques rares collatéraux, et -trois ou quatre ingénieurs ou gros industriels -chez qui Philippe déposait sa carte. -Papa, de son côté, avait des devoirs à -remplir envers ses collègues. Il descendit -l’escalier avec nous, refusa énergiquement -de monter dans le coupé, et partit d’un pas -élastique en nous disant : « A ce soir. » -Nous devions, en effet, comme tous les -ans, le retrouver chez les Chardin… Écartant -cette pensée importune, je le suivis du -regard, tandis qu’il s’éloignait, portant lestement -ses soixante-deux ans, la canne -sous le bras et le col de son pardessus -relevé jusqu’aux oreilles.</p> - -<p>« Comme il est mince ! Il a l’air d’un -jeune homme ! » m’écriai-je avec fierté. Et -Philippe, qui fermait la portière, murmura :</p> - -<p>« C’est vrai, il n’engraisse pas… il a de -la chance, lui !… »</p> - -<p>Sans le vouloir, je venais de toucher un -point sensible. Mais alors que dire ? De -quoi parler ? Allions-nous devenir comme -ces ménages où chacun pèse ses mots et -surveille ceux de l’autre ? Découragée, je -me rejetai au fond de la voiture, et le petit -lancinement sourd, interrompu quelques -heures, s’éveilla de nouveau en moi. « A -ce soir. » Que serait ce dîner ? Je cherchai -mon inquiétude des jours précédents, -mais elle avait disparu, me laissant au -cœur une saveur amère. « Ce sera un vrai -dîner de jour de l’an : une bonne tante qui -reçoit ses bons neveux… et son fils qui -s’ennuie vertueusement en famille, au lieu -de… Comme c’est étrange ! Comme nous -connaissons peu la vie des hommes !… » -Le cheval trottait, d’un pas égal ; notre -tournée se poursuivait : toujours les mêmes -paroles, toujours les mêmes questions — et -les mêmes chocolats qu’on offrait -à la ronde, dans des sacs ou dans des -coupes, pralinés, à la pistache ou à la -crème… En passant rue des Écoles, je levai -la tête, et je vis de la lumière aux fenêtres -des Debray.</p> - -<p>« Ils sont là… Si nous montions ? Nous -avons fini nos visites, et tante Lydie ne -nous attend guère avant sept heures ?… »</p> - -<p>Philippe ne fit pas d’objections — sans -doute, il était encore moins pressé que moi -d’arriver chez sa tante — et je sautai vivement -sur le trottoir : j’avais soif d’un peu -de gaîté, d’autre chose que ces salons -guindés et cette voiture morne. Dans l’escalier, -un bruit de voix enfantines nous -guida tout de suite vers les régions supérieures ; -mais ces voix, je dois l’avouer, -n’avaient rien de céleste. Derrière la porte -du cinquième, c’était un tel sabbat de hurlements, -un tel déchaînement de joie sauvage, -que Philippe hésita un moment avant -de sonner.</p> - -<p>« Je crois qu’ils sont en famille… » dit-il.</p> - -<p>En famille — ah ! certes, ils l’étaient. -Un grand-père, deux grand’mères, deux -sœurs de M. Debray, un frère de Thérèse, -et sept ou huit neveux et nièces, parmi lesquels -Jacques, surgissant tout à coup, se -jeta sur moi comme une bombe, tandis -qu’Hélène roulait entre les jambes de Philippe -ahuri.</p> - -<p>« Geneviève ! M. Noizelles !… Oh ! -comme c’est gentil ! » s’écria Thérèse. Elle -était tout joie, tout sourires, et relativement -paisible au milieu de ce vacarme -affolant. Notre arrivée ramena un peu de -calme : peut-être intimidions-nous les -enfants ; peut-être en avait-on rangé quelques-uns -dans des armoires, car l’appartement -semblait à peine assez grand pour -les contenir tous. Quant aux divers parents, -que nous connaissions peu ou point, ils -nous accueillirent amicalement — avec -charité, pour ainsi dire. Nous avions l’air -si seuls, si misérables, malgré ma belle -robe de velours marron et la redingote -impeccable de Philippe ! Involontairement, -en regardant ces gens heureux, en suivant -des yeux ces petites ombres turbulentes qui -recommençaient à se poursuivre de l’antichambre -à la cuisine et du salon au laboratoire, -je mesurais tout le vide de ma vie — de -<i>notre</i> vie, puisque mon mari était -aussi dénué de famille que moi. Des frères, -des sœurs, une mère, des enfants — tant -de tendresses que je n’avais pas connues, -que je ne connaîtrais jamais !</p> - -<p>« Vous êtes nombreux… » ne pus-je -m’empêcher de dire à Thérèse. Elle se mit -à rire.</p> - -<p>« Oh ! nous attendons encore mes deux -beaux frères… Mais mon frère — elle baissa -la voix — vous savez qu’il est divorcé, le -pauvre garçon… Les deux petits blonds, -là-bas, sont à lui : sa femme a les deux -autres aujourd’hui… Il n’y a jamais de -bonheur complet… »</p> - -<p>Je devinai qu’elle cherchait à me consoler, -en me montrant le ver caché dans -le beau fruit qui faisait mon envie. Pourtant, -de ce malheur-là, il me semblait que -j’aurais encore pu me contenter, si on -avait bien voulu me donner les deux petits -blonds !…</p> - -<p>L’heure s’avançait : je fis signe à Philippe.</p> - -<p>« Partir ?… déjà !… Qu’est-ce qui vous -presse donc tant ? demanda Thérèse.</p> - -<p>— Mais… nous dînons chez notre tante…</p> - -<p>— Ah ! oui… Madame Chardin. »</p> - -<p>En prononçant ce nom, la voix de Thérèse -se glaça. Si elle avait su !… L’idée -qu’elle jugeait faussement une situation -imaginaire me fut insupportable, et je me -levai, bien décidée cette fois à m’en aller. -Il fallait serrer une douzaine de mains ; -tout le monde était debout, et la robuste -carrure de M. Debray remplissait la porte.</p> - -<p>« Range-toi donc… gros ours », lui dit sa -femme.</p> - -<p>Il s’effaça en souriant — tous deux échangèrent -un regard plein d’amour. Et je compris -que ceux-là n’avaient rien à se cacher, -et qu’ils pouvaient penser tout haut, sans -crainte de se blesser jamais…</p> - -<p>La rue nous parut froide, au sortir de -cette atmosphère surchauffée. Nous avions -décidé de faire à pied le court trajet qui -nous restait, et nous allions, côte à côte, -échangeant des remarques indifférentes sur -les étalages, sur les passants qui se hâtaient, -le nez rouge, les mains pleines de paquets. -Devant les boutiques foraines, une foule se -pressait, bruyante et joyeuse ; boulevard -Saint-Germain, ce fut la station habituelle -chez le fleuriste : je choisis une gerbe de -roses admirables, d’un rouge sombre, presque -noir, avec des gouttes d’eau brillant -çà et là sur le velouté des pétales. A mesure -que nous nous rapprochions de la rue -Barbet-de-Jouy, je me demandais comment -j’avais pu passer ainsi cette longue journée, -sachant ce qui m’attendait au bout. -En même temps un désir fou me prenait -d’être là, d’en finir…</p> - -<p>« Comme tu marches vite ! » remarqua -Philippe.</p> - -<p>Lui, instinctivement, ralentissait le pas… -Pourtant nous arrivions, et sept heures -sonnaient quand Perrine nous introduisit -dans le salon.</p> - -<p>« Les voilà », dit papa.</p> - -<p>Il était assis près de la bergère, et debout, -accoudé au dossier, François… Un petit -nuage passa devant mes yeux ; je me penchai -pour embrasser tante Lydie.</p> - -<p>« Bonjour, mignonne… Oh ! les belles -roses, mon bon Philippe ! »</p> - -<p>Ses narines pâles, un peu pincées, se -dilatèrent avec délices pour aspirer le parfum -des fleurs. Elle avait beaucoup changé, -depuis ma dernière visite.</p> - -<p>« Donne-les-moi, maman ; tu sais bien que -c’est moi la « demoiselle de la maison… »</p> - -<p>François enleva le bouquet des mains -de sa mère, tandis que celle-ci me tendait -une grosse touffe de violettes de Parme -qu’elle venait de prendre sur sa petite table. -Je remarquai bien que c’était elle, cette -fois, et non pas lui qui me les offrait… -Mais j’avais de la peine à coordonner mes -pensées. On échangeait des paroles banales -et des gestes convenus ; Philippe s’approchait -affectueusement de sa tante. Et François, -là-bas, le dos tourné, avec des mouvements -délicats, presque féminins, disposait -les branches de roses dans un vase de -vieux Sèvres. Il m’avait dit bonjour… probablement — je -n’en savais plus rien. -Presque aussitôt on annonça le dîner ; -tante Lydie se leva, en s’appuyant sur papa. -Et comme Philippe attendait que son -cousin m’offrît le bras :</p> - -<p>« Passez toujours sans moi, dit François : -je suis en train de me battre avec une -feuille que je ne peux pas lâcher… »</p> - -<p>Dix secondes après, il nous rejoignait à -table. Tout de suite, j’eus l’impression qu’il -serait très gai. Il semblait redevenu bavard, -et taquinait doucement sa mère, qui souriait -d’un sourire silencieux et fatigué. -Papa lui donnait la réplique en toute -innocence ; quant à Philippe, dont j’étais -seule à remarquer la gêne indéfinissable, -il m’épiait involontairement, et je le -voyais se rasséréner peu à peu en m’écoutant -rire et causer comme de coutume. A -vrai dire, je ne savais plus trop moi-même -ce que j’éprouvais, tant les choses et les gens -m’apparaissaient semblables à eux-mêmes — différents -de ce que je rêvais depuis -trois mois.</p> - -<p>Quelqu’un parla : c’était papa.</p> - -<p>« Avez-vous lu l’article de Sarcey ? Il -écume, ce pauvre homme, en constatant le -succès des <i>Revenants</i>… Et, ma foi, je me -demande si c’est bien scénique, cette pièce -si passionnante à lire.</p> - -<p>— Mais, fit tante Lydie, François pourra -vous le dire, puisqu’il l’a entendue… »</p> - -<p>Je vis une rougeur rapide monter au -visage de François : évidemment, il se rappelait -la rencontre fâcheuse, le nom de notre -associé — le nôtre, prononcés si mal à propos. -Craignait-il donc qu’un de nous deux -n’allât raconter à sa mère quelle société il -lui avait préférée ce soir-là ? Philippe me -regardait : je restai calme, le cœur alourdi -par une sorte de mépris soudain. Et l’autre -idée — l’« idée » chimère, l’« idée » fantôme — s’effaçait -de ma pensée, lentement, -lentement…</p> - -<p>Autour de moi, on discutait Ibsen. Tante -Lydie s’était animée ; Philippe avouait -ne rien comprendre au symbolisme. J’entendis -François qui riait, et ce rire me -parut inconvenant, odieux. Combien je le -sentais loin de moi en ce moment ! Avec -une insouciance voulue, je me jetai dans -la mêlée, et le dîner s’acheva bruyamment. -Philippe semblait tout heureux, délivré de -ses soupçons et de ses doutes. Comme nous -traversions la large embrasure qui séparait -la salle à manger du salon, il glissa doucement -son bras autour de ma taille, et murmura -tout près de mon oreille :</p> - -<p>« Bonne année, n’est-ce pas, chérie ?… »</p> - -<p>C’était plus qu’un souhait — presque -une prière. Touchée malgré moi, poussée, -peut-être, par je ne sais quel obscur sentiment -de défi, j’achevai le mouvement qu’il -ébauchait — j’effleurai de mes lèvres la -bonne joue qui se tendait vers moi. François -nous suivait, et je savais qu’il nous -avait vus. Sans doute, il s’en souciait fort -peu. Pourtant, presque aussitôt, j’eus honte -de ce baiser, si innocent qu’il fût, et je -courus m’asseoir près de tante Lydie.</p> - -<p>« L’échiquier est prêt ! s’écriait papa. -Allons, Philippe, alignons-nous, mon ami : -vous m’avez battu, la dernière fois, et vous -me devez une revanche… »</p> - -<p>Tous deux s’installèrent à leur jeu. -François, dont l’entrain était tombé subitement, -marchait de long en large, silencieux -et morose. « Il s’ennuie, pensai-je, -il attend notre départ… Et quand la pauvre -tante sera couchée, avec Perrine à portée -de la voix, il ira terminer sa soirée ailleurs… » -Je ne croyais pas si bien deviner. -Nous étions sortis de table depuis un quart -d’heure à peine, quand il s’approcha, l’air -gêné, du coin où nous causions, tout doucement, -sa mère et moi.</p> - -<p>« Vous m’excuserez… commença-t-il. Je -ne te l’avais pas dit, maman ?… Ce pauvre -Vernon m’a supplié de revenir le voir ce -soir… Il est bien malade, et si seul, le -malheureux garçon !… Je n’ai pas osé refuser… »</p> - -<p>Tante Lydie leva sur lui des yeux pénétrants… -Comment ne devinait-elle pas le -mensonge dans cette contenance gauche, -dans cette voix troublée ? Mais non : la confiance -l’aveuglait, elle si clairvoyante d’ordinaire.</p> - -<p>« Vas-y, mon petit, puisque tu l’as promis… -Philippe et Geneviève ne t’en voudront -pas, j’espère… »</p> - -<p>Comment donc ! Le prétexte était admirable : -François aurait pu rendre des points -au Bon Samaritain… Mon cœur battait à -grands coups, l’indignation me serrait la -gorge. Pourtant je sus me dominer, et, lui -tendant la main, sans écouter les mots -qu’il murmurait :</p> - -<p>« Bonsoir, dis-je d’une voix claire ; ce -serait trop égoïste à nous de vous retenir, -quand on vous attend avec tant d’impatience. -Partez vite, et… bien des choses à -votre ami malade… »</p> - -<p>J’avais mis dans cette dernière phrase -toute l’ironie dont j’étais capable — une -pauvre petite ironie, bien tremblante et -bien maladroite. Alors François me -regarda…</p> - -<p>Oh ! quel regard, tout à coup — suppliant, -douloureux, presque désespéré… Un -moment, je fus bouleversée jusqu’à l’âme. -Puis une vague de colère chassa mon émotion. -Je songeai : « Comme il a honte !… » -Déjà il avait pris congé, et quitté le salon, -sans que papa, tout absorbé par le jeu, songeât -même à s’en étonner. Philippe, au -contraire, le suivit d’un œil furtif, moitié -surpris, moitié content. Et tante Lydie, -toujours vaillante, s’efforça de sourire et -de causer, malgré la fatigue visible qui -pesait sur elle et la préoccupation qui, parfois, -la laissait rêveuse, arrêtant la parole -sur ses lèvres. Était-ce l’ancienne crainte -qui la hantait — cette crainte qui, je le -comprenais maintenant, s’était dressée peu -à peu entre elle et moi comme une barrière ? -Ou bien la brusque sortie de son -fils venait-elle d’éveiller en elle une autre -sorte de méfiance, la peur d’une ennemie -moins candide que moi ? Je ne savais plus — j’essayais -de ne plus penser, de prononcer -des paroles indifférentes, tandis que -mon cœur, encore une fois, s’emplissait -d’angoisse.</p> - -<p>Ce fut une paisible veillée de jour de -l’an. Le dernier pion de Philippe enlevé, -son roi décidément mis en échec, papa se -leva, vainqueur et magnanime. Il était -neuf heures et demie, tante Lydie tombait -de sommeil, les bûches se mouraient au -fond de la cheminée — nous n’avions plus -qu’à partir.</p> - -<p>Dans la voiture qui nous ramenait, Philippe -se mit à siffloter entre ses dents. La -fugue de son cousin, la tranquillité que -j’affectais depuis le début de la soirée, avaient -visiblement dissipé toutes ses inquiétudes, -et ce fut en riant à demi qu’il se tourna -vers moi.</p> - -<p>« Dis donc, François avait l’air bien -pressé de s’en aller, ce soir… Ma foi, je -crois que Mauroy n’avait pas tort, et qu’il -y a anguille sous roche… Tous les mêmes, -ces vieux garçons ! Les hommes mariés -valent bien mieux, vois-tu… »</p> - -<p>Il se rapprochait, confiant et câlin.</p> - -<p>« Ah ! laisse-moi, » fis-je en me reculant -d’un geste instinctif, irraisonné. Je le sentis -tressaillir, s’écarter à son tour.</p> - -<p>« Tiens, murmura-t-il, tu ne m’embrasses -plus, maintenant que nous sommes -seuls… »</p> - -<p>Et, de tout le reste du trajet, il ne desserra -pas les dents.</p> - -<div class="c"><img src="images/illu5.jpg" alt="" /></div> -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XIV</h2> - - -<p>Oui, l’année commençait mal… Le -2 janvier, Philippe sortit très tôt, -et, retenu par un rendez-vous réel ou supposé, -ne rentra pas déjeuner. Je passai une -journée vague et fiévreuse ; j’inventai des -rangements, des courses, des visites, -poursuivie, harcelée par deux pensées, -toujours les mêmes : le remords de faire -souffrir mon mari, et la terreur de m’avouer -que ma souffrance, à moi, ne venait pas -uniquement de ce remords… Nous dînions -en ville, ce qui nous évita une soirée de -tête-à-tête. En étions-nous donc déjà là ? -La paix de mon ménage était-elle compromise ? -Et pourquoi ? Pour qui ?…</p> - -<p>Le mercredi, 3 janvier, c’était « mon -jour ».</p> - -<p>Philippe m’avait quittée à l’heure habituelle — soucieux -et froid. Et, presque tout -de suite, des flocons de neige commencèrent -à tomber — rares, d’abord, et légers -comme des brins de duvet, puis plus serrés -et plus lourds, puis drus, pressés, formidables. -La rue, le Luxembourg, les arbres, -les toits, tout devint blanc, tout se confondit -avec la terre, avec le ciel, avec l’air lui-même -qui n’était plus qu’un rideau opaque -d’atomes tournoyants. Mon salon, cependant, -sentait bon le mimosa et les violettes ; -un feu splendide brûlait dans la cheminée, -et sur la petite table, autour du samovar, -les tasses de porcelaine fine luisaient, rangées -en bataille. Tous ces préparatifs me -parurent vains : personne ne viendrait, ni -à pied, ni en voiture.</p> - -<p>Je regrettai les visiteurs — même les indifférents, -dont le défilé m’aurait forcée pour -un moment à sortir de mon idée fixe. Que -faire de ce long après-midi ? Lire ? J’en -étais écœurée. Jouer du piano ? Chaque -note égrène un souvenir, et la pensée vagabonde -comme une folle, entraînée par le -rythme des doigts. Écrire ?… J’avais quelques -parentes en Bretagne, quelques amies -en province, épaves de ma vie de jeune -fille. Résolument, je me mis à ma correspondance. -De temps à autre, je relevais la -tête, je regardais la neige s’amonceler sur -le balcon, s’écraser contre les vitres avec -un bruit mou.</p> - -<p>« Philippe aura bien de la peine à revenir… » -pensais-je.</p> - -<p>A quatre heures, il faisait nuit. Je cessai -d’écrire et je restai immobile, accoudée sur -mon buvard, sans avoir le courage de me -lever pour donner de la lumière. Une -grande apathie m’engourdissait, m’endormait -l’âme — mortelle comme le froid dans -les steppes de Russie. Dehors, un silence, -mortel aussi, s’étendait sur toutes choses… -Théodore, solennel et digne, entra, portant -la théière — une théière de dix-huit -tasses au moins. Pour moi toute seule ! -Puis il alluma l’électricité, ferma les rideaux. -Je m’étais retournée.</p> - -<p>« Madame désire ?… »</p> - -<p>Il se tenait debout, à demi incliné — image -même de la correction.</p> - -<p>« Il neige toujours ? demandai-je.</p> - -<p>— Abondamment, Madame, — Théodore -s’exprimait avec élégance et facilité — et -si je ne craignais de déplaire à Madame, je -dirais que Madame ne doit pas s’attendre à -recevoir beaucoup de… »</p> - -<p>Le timbre de l’antichambre, strident et -impérieux, vint lui couper la parole en lui -donnant le plus complet démenti. Mais -rien ne l’étonnait. Il disparut, du même pas -discret et mesuré. Puis le battant de la -porte se rouvrit avec lenteur, poussé par sa -main respectueuse, et sa voix, devenue -neutre et impersonnelle, annonça pompeusement :</p> - -<p>« Monsieur Chardin !… »</p> - -<p>Je crus avoir mal entendu. Mais non : -c’était bien François qui entrait dans ce -salon dont il n’avait pas franchi le seuil -depuis plus de six mois — François mouillé -jusqu’aux genoux, crotté jusqu’aux chevilles, -et dont le chapeau, qu’il tenait à la -main, se hérissait de poils incohérents. Je -me sentis pâlir. Et tout de suite, je me rappelai -qu’il s’était chargé lui-même, par -sa conduite étrange, de calmer mes craintes -et mes scrupules. Ne devais-je pas l’accueillir -comme jadis, avant que ces folles idées -m’eussent traversé l’esprit ? Il s’avançait -vers moi.</p> - -<p>« Bonjour, François ; c’est vraiment -bien aimable à vous, par ce temps… »</p> - -<p>Non, ce n’était pas aimable, c’était -absurde. Et l’expression tendue de son -visage, sa poignée de main cérémonieuse, -rendaient plus sensible encore l’extravagance -de sa démarche. Nous nous tenions -l’un devant l’autre comme deux étrangers. -Une irritation sourde me saisit. Que venait-il -faire, alors ? Pourquoi m’imposait-il sa -présence, puisque notre intimité fraternelle -était bien morte — puisque la vie l’entraînait -chaque jour plus loin de moi ?… J’eus -un geste poli :</p> - -<p>« Approchez-vous donc du feu, pendant -que je verse le thé… Vous devez avoir -besoin de vous chauffer — et de vous sécher. »</p> - -<p>Machinalement, il s’assit au coin de la -cheminée ; il enleva ses gants humides -pour prendre la tasse que je lui offrais. Ses -doigts tremblaient un peu — de froid, sans -doute ; tous ses traits semblaient figés dans -une raideur voulue. Il regarda ses bottes -boueuses, dont les traces maculaient mon -tapis, ses vêtements trempés qui commençaient -à fumer ; pour la première fois, il -parut s’apercevoir que sa tenue laissait peut-être -à désirer.</p> - -<p>« Oh ! fit-il, pardon… je suis à peine -présentable… Ma seule excuse, c’est que je -pensais bien trouver votre salon vide… On -me dit que Philippe est sorti, malgré la -neige… J’espérais le voir aussi », ajouta-t-il -après une pause.</p> - -<p>Le nom de Philippe dans la bouche de -François me fut insupportable. Je songeai : -« S’il savait ce qui se passe entre nous… à -cause de lui… » Un flot de honte, de -pudeur empourpra mes joues. Mais François -ne me voyait pas. Il avait posé près de -lui sa tasse encore pleine, et il regardait -le feu d’un air distrait.</p> - -<p>« Comment va ma tante ? » demandai-je -précipitamment.</p> - -<p>Ses yeux s’assombrirent, tandis qu’il -répondait :</p> - -<p>« Pas bien ; la soirée de lundi l’a beaucoup -fatiguée… Aujourd’hui, cependant, -elle semblait un peu mieux… C’est dur, de -vivre ainsi : j’en arrive à me reprocher tous -les instants que je passe loin d’elle… »</p> - -<p>Je savais qu’il aimait tendrement sa -mère, et que sa tristesse n’était pas feinte. -Seulement, je crus le revoir, l’avant-veille, -s’évadant avec désinvolture de notre réunion -familiale… Ce mauvais souvenir -m’endurcit le cœur : un sourire sceptique -effleura mes lèvres. Et juste à ce moment, -comme pour répondre à ma pensée, François -parla, d’une voix changée.</p> - -<p>« Geneviève, on vous a dit du mal de -moi… Mais vous n’auriez pas dû le -croire… »</p> - -<p>Ces mots qu’il prononçait, je n’avais pas -voulu les lire, l’autre soir, dans le regard -qu’il m’avait lancé en partant ; il les pensait -depuis qu’il était entré — je devinai -qu’il était venu pour me les dire… Toute -mon assurance me quitta ; mes oreilles -s’emplirent d’un bourdonnement confus.</p> - -<p>« Je ne comprends pas… balbutiai-je.</p> - -<p>— Si, vous comprenez… Vous avez vu -cet homme, ce Mauroy… il vous a -raconté… Et vous l’avez cru tout de suite ; -je sais que vous l’avez cru… Maintenant il -faut m’écouter… »</p> - -<p>J’essayais de faire bonne contenance.</p> - -<p>« François, vous ne devez pas… je ne -veux pas que vous me parliez de ces -choses…</p> - -<p>— Mais moi, je le veux », dit-il lentement, -les yeux toujours fixés sur la flamme -dont le reflet dansant illuminait les verres -de son lorgnon. Sa figure restait froide, -presque rigide ; seule, sa parole brève trahissait -un effort pour demeurer calme.</p> - -<p>« J’ai connu Lartigues à Saïgon… A -Paris, je l’ai retrouvé ; nous nous voyons — pas -bien souvent ; c’est un garçon intelligent -et cultivé, mais quelquefois mauvais -plaisant… L’autre jour — j’étais à table, -quand on m’a apporté ce billet de sa part. -Je voulais refuser : c’est ma pauvre maman -qui m’a supplié d’accepter… elle me sait -fatigué, surmené… malheureux… Car je -suis malheureux, Geneviève », murmura-t-il, -comme malgré lui.</p> - -<p>Je frissonnai. Qu’allait-il dire ? Ramassée -dans mon fauteuil, les mains serrées l’une -contre l’autre, je l’écoutais sans oser -remuer.</p> - -<p>« En arrivant au théâtre, j’ai trouvé Lartigues -avec ces femmes… il m’a accueilli -par de grands éclats de rire en s’écriant : -« Partie carrée, mon cher, partie carrée… -Vous voilà déshonoré ! Qu’est-ce que va -penser le Collège de France ?… » Je ne -pouvais pas me donner le ridicule de m’enfuir : -je suis resté… Quand j’ai rencontré -Mauroy, j’ai compris bien vite, à son air -gouailleur, qu’il s’empresserait de tout -conter chez vous… Et je suis resté, encore, -parce que j’ai pensé que, peut-être, ce serait -mieux ainsi… qu’il valait mieux qu’on -crût… »</p> - -<p>Brusquement il s’interrompit, puis reprit, -avec une agitation croissante :</p> - -<p>« Seulement, lundi, quand je suis parti, -quand vous m’avez dit au revoir… quand -j’ai deviné que vous me croyiez capable de -vous quitter, ma mère, vous… vous tous… -pour courir à quelque basse aventure… en -vous disant un mensonge grossier… j’ai -senti que le courage me manquait… Écoutez, -Geneviève : j’ai trente-sept ans, je ne -suis pas un saint… j’ai pu quelquefois, -dans ma vie… chercher… me tromper… -Mais j’ai toujours eu le dégoût de ce qui -est vil… Et maintenant… oh ! maintenant… »</p> - -<p>Comme sa voix tremblait !</p> - -<p>« Je vous jure — vous entendez : je vous -jure que j’ai un ami malade, mourant… -qu’il s’appelle Vernon… et que j’allais -chez lui le soir du 1<sup>er</sup> janvier. J’ai menti, -pourtant, quand j’ai dit qu’il m’attendait, -car ce n’est pas lui qui m’avait demandé -de revenir… mais je suis sorti… je ne pouvais -plus… Et puis, peu importe. Vous me -croyez, n’est-ce pas ? Dites-moi que vous -me croyez », implora-t-il avec angoisse.</p> - -<p>Il fallait répondre, je relevai la tête : -François était méconnaissable, blanc jusqu’aux -lèvres — et encore ce regard… Une -sorte de lumière m’envahit, m’inonda : -« Ce n’était pas vrai ; on m’avait trompée… » -Terrifiée de ce que j’éprouvais, je tentai -misérablement de ruser avec moi-même.</p> - -<p>« Mais je vous crois, François, m’écriai-je ; -je vous crois… Mon Dieu ! ne prenez -donc pas les choses au tragique… »</p> - -<p>Je riais, d’un petit rire forcé, nerveux… -Et tout à coup, ma vue se brouilla ; je sentis -des larmes que je ne pouvais pas retenir -déborder, rouler sur mes joues, emportant -avec elles la contrainte horrible où je vivais -depuis trois jours… D’un geste rapide, je -me détournai. Mais il était trop tard : François -venait de se lever, les yeux presque -égarés.</p> - -<p>« Oh ! fit-il d’une voix étouffée, qu’est-ce -que… qu’est-ce que vous… pourquoi pleurez-vous ?… »</p> - -<p>Pouvais-je le lui dire ?… A travers le -nuage qui m’aveuglait, je le vis faire un -mouvement vers moi — puis s’éloigner, -brusquement, comme s’il fuyait — puis -je ne le vis plus. Il était parti. Je savais -qu’il ne reviendrait pas — et lui… que -savait-il ?… Alors seulement je pensai à -Philippe, et le remords, de nouveau, s’abattit -sur moi.</p> - -<p>Il rentra, Philippe, — un peu moins -sombre qu’en partant. Sans doute, le pauvre -garçon, pendant les heures qu’il passait -seul, s’efforçait de lutter contre cet état de -malaise vague qui répugnait à sa nature -confiante et joyeuse. Il s’approcha du feu, -comme François tout à l’heure, et s’adossa -à la cheminée, en présentant alternativement -chacun de ses pieds à la flamme.</p> - -<p>« Quel temps ! Il ne neige plus, mais les -rues sont dans un état !… Je suppose que -tu n’as eu personne ?… »</p> - -<p>Je ne mentais jamais.</p> - -<p>« Si, François est venu… »</p> - -<p>Le pied gauche de Philippe se rabaissa -vivement et frappa la dalle de marbre.</p> - -<p>« François ?… Il choisit un drôle de jour -pour faire ses visites… Et… qu’est-ce qu’il -t’a dit ? »</p> - -<p>Quel supplice de ne pouvoir se taire, de -sentir la vérité s’échapper de soi comme -une source amère qui brûle et qui fait -mal !</p> - -<p>« Mais… d’abord, sa mère ne va pas -très bien… Et puis… il m’a parlé de cette -histoire, tu sais, au théâtre… Mauroy -n’avait pas compris, et tout cela n’est qu’un -malentendu absurde… »</p> - -<p>J’avais déchargé mon cœur, en partie, du -poids qui l’étouffait. Mais Philippe n’en -avait pas l’air plus heureux, au contraire. -Il se passa les doigts dans la barbe, mordit -furieusement sa moustache ; puis, d’un ton -sec :</p> - -<p>« Je croyais que François ne devait de -comptes à personne… Il paraît qu’il a -éprouvé le besoin de t’en rendre, à toi… -J’avoue que je ne trouve pas très convenable -de choisir une jeune femme pour ce -genre de confidences… D’ailleurs, rien ne -prouve qu’il ait dit la vérité… Et puis enfin, -ses petites affaires ne nous regardent -pas… »</p> - -<p>Sa voix sonnait avec des intonations -méprisantes. Je me rappelai la bonne et -tendre amitié de jadis, l’admiration naïve -que Philippe professait pour son cousin… -Avais-je donc brisé cela, aussi, sans le vouloir ?</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XV</h2> - - -<p>Ce fut le début d’une période trouble -qui dura de longues semaines. -Désormais, je ne pouvais plus douter, ni -me mentir à moi-même. Près de l’être -excellent dont l’amour m’avait tant donné — lentement, -sans que j’aie pu m’en -défendre, mon cœur s’était laissé prendre -tout entier. Le mal était profond, irréparable. -Il ne s’agissait ni d’un entraînement -passager, ni d’une séduction savante : -j’avais rencontré l’homme qu’entre tous -j’aurais choisi, « parce que c’était lui, parce -que c’était moi »… Seulement je l’avais -rencontré trop tard.</p> - -<p>Cette idée me causait une sorte de -révolte. Pourquoi la vie s’était-elle jouée de -moi ? A dix-huit ans, un hasard avait -placé sur ma route l’amoureux juvénile et -rougissant — celui qui occupe un moment -le rêve des jeunes filles, auquel les femmes, -plus tard, n’accordent qu’un souvenir à -demi attendri, à demi amusé… Et tout de -suite, l’amoureux s’était changé en mari, le -rêve était devenu réalité. Quelle folie ! -Nous ne pensions pas avec le même cerveau, -nous ne parlions pas la même langue. -Pendant huit ans, j’avais vécu près de -lui, amicale sans effort, douce et passive -par nature. Mais ce que j’avais de meilleur, -mes enthousiasmes, mes désirs confus — toute -mon âme passionnée, enfantine, un -peu folle — il ne les connaissait pas. A vrai -dire, il n’en aurait su que faire. Il s’était -cru heureux : ce que je lui donnais lui suffisait — et -moi j’étouffais de ne pouvoir -donner davantage. Alors un autre était -venu…</p> - -<p>Et cet autre aurait pu venir le premier — et -tout, tout aurait changé… J’avais beau -lutter contre une telle pensée, je la sentais -s’infiltrer en moi comme un poison. Mon -imagination s’épuisait à revivre un passé -fictif, à me reconstruire une existence -illusoire, — et je ne sortais de ces songeries -malsaines que pour retomber dans le présent -sans joie : François était malheureux, -Philippe souffrait par ma faute — que -faire ?</p> - -<p>Avec Philippe, peut-être, un peu d’adresse -aurait suffi. Sa jalousie restait vague, honteuse -d’elle-même ; sa confiance en moi -demeurait absolue. Si j’avais voulu, la -moindre attention, l’ombre d’un sourire… -Mais je ne pouvais pas : ma conscience -répugnait à ces roueries féminines — innocentes, -dit-on. Plus je me sentais coupable -de ne pas aimer mon mari comme il méritait -d’être aimé, et plus je me repliais, -glacée par une sorte de loyauté farouche — incapable -même de laisser voir l’affection -réelle que je lui gardais. Et l’atmosphère -de tristesse et de gêne allait s’épaississant -autour de nous.</p> - -<p>Maintenant, je n’osais plus faire que de -courtes apparitions rue Barbet-de-Jouy, et -seulement les jours où je savais François -retenu au Collège de France — je m’étais -aperçue que Philippe connaissait aussi ces -jours-là, et l’heure exacte des cours. Tante -Lydie me recevait, de plus en plus frêle, de -plus en plus perdue parmi les coussins de -la grande bergère. Malgré sa vaillance, la -force physique lui manquait, parfois, pour -cacher sa détresse morale ; dans ses yeux -devenus immenses, je lisais clairement, -quand elle les fixait sur moi, tout ce qu’elle -m’avait tu pendant des années : pitié, tendresse, -rancune involontaire — et par-dessus -tout, regret déchirant de ce qui aurait -pu être… Nous ne parlions jamais de son -fils.</p> - -<p>Souvent, je me réfugiais chez Thérèse -pour trouver un peu d’oubli. L’exubérance -des enfants m’égayait malgré moi ; le parfum -de joie, de travail et d’amour qu’on -respirait dans cette maison, pénétrait mon -esprit malade comme un air salubre. Mais -un jour que je soulevais le rideau de la -fenêtre pour montrer à Hélène un petit -moineau perché sur l’appui du balcon, je -vis, de l’autre côté de la rue des Écoles, -François qui causait, la serviette sous le -bras, avec un vieux monsieur décoré. Il -écoutait, sa haute taille un peu penchée, la -tête inclinée à droite, dans une attitude que -je connaissais bien. L’idée que j’étais là, -si près de lui, et qu’il ne le savait pas, me -traversa le cœur comme une flèche aiguë…</p> - -<p>« Pourquoi tu regardes toujours, puisque -le « zoiseau » est parti ? » demandait -Hélène. De sa grosse menotte impérieuse, -elle me força à détourner le visage, puis elle -contempla son doigt d’un air dégoûté en -disant : « Pourquoi ça mouille, ton -« zyeux » ?… »</p> - -<p>Thérèse était derrière moi ; je connaissais -sa vue perçante, je la savais observatrice — d’ailleurs, -la silhouette de François -devait lui être familière, car elle avait eu, -plus d’une fois, l’occasion de le rencontrer -au sortir du Collège de France. Son silence -même me prouva qu’elle l’avait aperçu ; je -me rappelai ses réticences, ses reproches -muets, — une grande confusion douloureuse -m’envahit. Sans oser lever la tête, je déposai -par terre Hélène qui se cramponnait à -mon cou, et je m’éloignai de la fenêtre. -Alors je sentis la main maigre de Thérèse -se poser sur mon bras.</p> - -<p>« Installez-vous donc près de la petite -table ; Jacques va vous montrer son album : -depuis que vous l’avez fait dessiner l’autre -jour, il ne rêve plus que de travailler avec -vous. Il vous aime trop, vous savez : j’en -deviens jalouse… »</p> - -<p>Chère Thérèse ! Elle m’avait devinée : -du fond de son âme sévère et droite, elle -me blâmait ; mais je sentais qu’elle me -plaignait aussi, — je savais qu’elle ne douterait -jamais de moi. Et dans sa candeur, -pour me consoler, pour me soutenir, elle -m’offrait un des biens les plus précieux -qu’elle connût — l’amour innocent de son -petit Jacques.</p> - -<p>Le soir, rentrée chez nous, je mesurais -l’étendue des ravages faits en moi et autour -de moi. La présence de Philippe ravivait -mes remords et me causait en même temps -une sorte d’irritation latente. Le timbre de -sa voix sonore éveillait dans mon souvenir -l’écho d’une autre voix plus douce et plus -sourde ; je ne pouvais regarder sa main -carrée, aux phalanges courtes, sans revoir -aussitôt les longs doigts qui savaient si -bien tourner au vol la page d’une partition, -ou marquer du bout de l’ongle les -fautes omises dans la marge d’une épreuve -imprimée… Et ce travail de comparaison -involontaire s’appliquait à chaque mot, à -chaque geste — obsession dont j’avais honte, -mais qu’il m’était impossible de vaincre. -Philippe en subissait, peut-être, l’influence -déprimante, car son humeur changeait, -devenait inégale. D’ailleurs, il avait mille -ennuis auxquels, malheureusement, des -circonstances fâcheuses m’empêchaient de -compatir.</p> - -<p>L’usine, là-bas, s’agitait : c’était le système -de la « poigne » qui commençait à -porter ses fruits. Les ouvriers, jusqu’alors -assez paisibles, sauf quelques exceptions -turbulentes, donnaient maintenant, en -toute occasion, les preuves d’un « esprit -détestable ». Chaque semaine, Philippe -revenait de Lille plus mécontent et plus -grognon.</p> - -<p>« C’est inconcevable ! répétait-il ; encore -des plaintes, des réclamations… J’ai beau -leur dire que ça ne me regarde pas, que je -n’ai pas à contrôler les actes de mon associé… -ils s’entêtent à venir me trouver. -Pendant les vingt-quatre heures que je passe -à la filature, mon bureau ne désemplit -pas… Et pas toujours polis, avec cela… Ah ! -nous vivons dans un drôle de temps !… »</p> - -<p>J’aurais voulu faire chorus, lui donner -au moins la satisfaction de me sentir en -communion d’idées avec lui, sur ce sujet -qui lui tenait tant au cœur. Mais, là encore, -nous étions séparés par un monde. Si ignorante -que je fusse des questions ouvrières, -mon instinct me disait que Mauroy -devait commettre bien des injustices, ignorer -volontairement bien des misères. Et -puis, la façon simpliste dont Philippe concevait -son propre rôle me déplaisait — je -n’aimais pas cette habitude de se dérober, -de fuir les responsabilités : si ces pauvres -gens s’adressaient à lui, c’est qu’ils le -jugeaient, avec raison, meilleur que -l’autre… Une ou deux fois, j’essayai de -parler en ce sens : mais Philippe protesta -vivement : la vieille querelle de l’été précédent -allait recommencer.</p> - -<p>« Alors, dis-je, excédée, pourquoi me -demandes-tu mon avis ?… »</p> - -<p>Des silences moroses suivaient, pendant -lesquels je me replongeais dans mes rêveries. -Combien la bonté de François était -plus intelligente, plus largement humaine ! -Je l’avais entendu conter des épisodes de -ses voyages, de ses fouilles — des conflits -avec les <i lang="en" xml:lang="en">boys</i> ou les terrassiers tonkinois : -comme il savait comprendre et manier ces -âmes primitives ! A la place de Philippe, -sûrement, il aurait agi, au lieu de se buter -à des scrupules mesquins… Et moi, j’aurais -cru en lui, de toute la puissance de cette -foi sans laquelle l’amour des femmes -s’éteint et se meurt…</p> - -<p>Au commencement de mars, la situation -parut s’aggraver à Lille. Philippe, appelé -par dépêche, partit précipitamment et ne -rentra que le surlendemain, à onze heures -du soir, très excité.</p> - -<p>« Cette fois, s’écria-t-il, c’est complet ! -Ces animaux-là ne respectent plus rien… -Sous prétexte de députation, ils se sont introduits -à quatre ou cinq chez Mauroy, et comme -il leur tenait tête, le chef, celui qui parlait -au nom de ses camarades, l’a traité de -« mufle », de « rosse », et de « sale bourgeois »…</p> - -<p>Dans une vision rapide, Mauroy m’apparut -assis à son bureau, insolent et gourmé, -recevant à travers sa jolie figure, comme un -soufflet, l’injure grossière — méritée, peut-être… -J’ébauchai un sourire aussitôt réprimé — pas -assez vite cependant pour que -Philippe n’eût le temps de le saisir au passage.</p> - -<p>« Tu ris ? tu trouves ça drôle ?… Tu -aimerais à entendre qualifier ton mari de -« rosse » et de « mufle » ?…</p> - -<p>« Oh ! fis-je tranquillement, tu sais bien -qu’on ne te dira jamais ces vilaines choses-là… -Mais j’avoue que Mauroy… »</p> - -<p>Ma réticence parut l’irriter.</p> - -<p>« Ah ! oui, Mauroy, ta bête noire… tu es -enchantée de ce qui lui arrive, hein ? Et tu -penses qu’on n’aurait pas dû renvoyer -l’ouvrier ?… »</p> - -<p>Je haussai les épaules, agacée à mon -tour.</p> - -<p>« Mais si !… Je comprends bien qu’un -patron… ou qui que ce soit, ne supporte pas -qu’on vienne l’insulter en face… Seulement, -je ne peux pas m’empêcher de penser que -la fameuse poigne de ton associé ne lui -sert pas à grand’chose pour conduire les -hommes… et qu’un peu plus d’humanité, -ou simplement de justice, aurait peut-être -empêché cet incident… regrettable…</p> - -<p>— L’humanité ! la justice !… En voilà des -grands mots ! grogna Philippe… Je voudrais -les voir, tes philanthropes, aux prises -avec deux ou trois cents gaillards mal embouchés, -toujours furieux !… Et puis, si tu -crois que c’est agréable pour moi de revenir -éreinté, embêté… et de trouver une femme -qui me rit au nez, qui a l’air de se soucier -de mes affaires comme de… »</p> - -<p>Il se montait peu à peu, énervé par ma -désapprobation évidente, et aussi par d’autres -griefs qu’il avait dû ruminer en chemin.</p> - -<p>« Je sais bien, va ! poursuivit-il en ouvrant -sa pelisse, en enlevant machinalement son -foulard, je sais bien d’où vient ton antipathie -pour Mauroy… surtout depuis le jour -où il a déjeuné ici… Et toutes ces belles -idées dont ta tête est farcie, je sais bien de -qui tu les tiens… Pas de moi, c’est sûr !… -Je te l’ai déjà dit : je ne suis pas un penseur… -ni un savant, ni un artiste… je suis -un brave garçon qui fabrique du fil… Tu -n’en demandais pas davantage, pourtant, -quand tu m’as épousé… »</p> - -<p>Je le voyais devant moi, trapu, solide, sa -bonne figure durcie par une expression -têtue et chagrine. Tout ce que je refoulais -depuis des semaines me monta aux lèvres, -irrésistiblement…</p> - -<p>« Quand je t’ai épousé, ripostai-je, j’étais -une enfant… »</p> - -<p>Ces paroles à peine échappées, j’aurais -voulu les reprendre, tant je les sentis cruelles. -Philippe se rapprocha, les traits contractés.</p> - -<p>« Ah ! vraiment, une enfant ?… Et tu ne -savais pas ce que tu faisais ?… Et maintenant, -tu le regrettes ?… C’est bien cela que -tu veux dire, n’est-ce pas ?… Répète-le -donc, après huit ans de mariage… huit ans -pendant lesquels tu n’as rien eu à me reprocher… -rien, tu m’entends !… Et toi… Tiens, -je ne sais pas ce que je te dirais, si je… »</p> - -<p>Sa voix s’étranglait. Avec un geste de -colère, il se détourna et sortit du salon ; -des portes battirent, une clef tourna violemment — il -s’enfermait dans son bureau. -Je regardai autour de moi : la pelisse et le -foulard, jetés à la volée, s’étalaient en -désordre sur un fauteuil ; la pendule marquait -minuit un quart… Alors, cachant mon -visage dans mes mains, je me mis à pleurer, -de pitié, de douleur et de repentir.</p> - -<p>Une sorte de détente suivit cette scène. -Nous n’étions faits, ni l’un ni l’autre, pour -vivre sur le pied de guerre, et les yeux -rouges, l’air malheureux de Philippe me -causaient une peine profonde, une honte -insurmontable. Pourquoi le rendre victime -de ma souffrance égoïste ? Pourquoi gâcher -ainsi le peu de joies que je pouvais encore -lui donner, les longs jours qui nous restaient -à passer côte à côte ? Ma conscience -eut un grand sursaut de courage : je m’efforçai -d’oublier ma propre misère ; je le laissai -croire à un accès d’humeur passager, maladif — je -l’amenai à se dire qu’il aurait mieux -compris, s’il m’avait laissé achever ma -pensée… Hélas ! elle tenait tout entière, ma -pensée, dans ces quelques mots imprudents -jaillis du fond de mon être. Mais il était si -confiant, le pauvre Philippe ! Il mettait tant -d’ardeur à s’aveugler lui-même, à se raccrocher -aux moindres bribes d’espoir !… -Maintenant j’avais de nouveau peur de le -tromper ; je ne voulais pas qu’il me rendît -tout son cœur, puisque le mien ne m’appartenait -plus… Et dans cette lutte perpétuelle -contre son chagrin, à lui, contre ma conscience, -à moi, les heures passaient, lourdes -et incertaines…</p> - -<p>Un matin, de bonne heure, nous étions -attablés, Philippe et moi, devant un chocolat -mélancolique, lorsque Théodore, entr’ouvrant -la porte de la salle à manger, -annonça d’une voix moins assurée qu’à l’ordinaire : -« Mademoiselle Perrine… » Derrière -lui apparaissait la figure de la vieille -bonne, bouleversée, lamentable.</p> - -<p>« Ah ! Monsieur Philippe !… Ah ! Madame… »</p> - -<p>Elle sanglotait. D’un même mouvement, -nous nous étions levés tous les deux.</p> - -<p>« Mon Dieu ! Perrine, qu’est-ce qu’il -y a ?… »</p> - -<p>Et déjà nous avions deviné sa réponse : -tante Lydie était morte, la veille au soir, -presque subitement.</p> - -<p>« Hier soir !… s’écria Philippe. Et vous -avez attendu jusqu’à ce matin ?… Ma -pauvre tante ! moi qui aurais tant voulu… »</p> - -<p>Perrine s’essuyait les yeux.</p> - -<p>« Ce n’est pas ma faute, Monsieur… Tous -ces jours-ci, elle allait mieux… Hier elle -avait bien dîné, elle était gaie… et puis, -vers les dix heures, il paraît qu’elle a commencé -à délirer, à divaguer… Monsieur -François m’a envoyée chercher le médecin. -Alors, moi, j’ai demandé s’il fallait aussi -passer vous prévenir… Mais il a dit comme -ça : « Non, j’aime mieux être seul… »</p> - -<p>François ! Être près de lui, pleurer ensemble — Philippe -y consentirait-il ? Je le -regardai — très ému, très pâle, il écoutait le -récit entrecoupé des derniers moments de -sa tante.</p> - -<p>« Ma bonne Perrine… c’est bien triste, -nous sommes bien malheureux. Dites à -Monsieur François… ou plutôt attendez-moi… -attendez-nous, reprit-il avec effort ; -nous allons vous reconduire en voiture… »</p> - -<p>Ainsi il m’emmenait — il pensait qu’il -<i>devait</i> m’emmener… Sans oser le remercier, -je courus m’habiller, mettre un chapeau — mes -mains tremblaient tellement -que je ne pouvais parvenir à boutonner mes -gants. Puis ce fut la course rapide dans un -fiacre hélé au passage, à travers les rues où -la vie s’éveillait, sous un clair soleil de -mars. D’un œil vague, je regardais défiler -les boutiques aux volets à peine ouverts, -les charrettes pleines de légumes, de violettes -et de giroflées. Perrine, assise en face -de nous, se mouchait bruyamment sans -rien dire. Philippe aussi restait silencieux : -je devinais que sa peine s’était doublée -d’une gêne sans nom — comme la mienne -se compliquait d’une joie douloureuse, -inavouable… Étions-nous donc condamnés -à ne plus pouvoir éprouver un sentiment -simple ?</p> - -<p>Pourtant, lorsque Perrine, après nous -avoir introduits presque furtivement, nous -eut laissés seuls en chuchotant : « Je vais -prévenir Monsieur… », le chagrin nous -prit à la gorge — un chagrin vrai, pur de -toute pensée égoïste. Quel silence écrasant, -absolu, dans ce salon que la seule présence -de tante Lydie suffisait jadis à remplir ! -Tout avait un air étrange : la lumière matinale -à travers le blanc des rideaux, la pendule, -arrêtée par hasard et qui semblait -morte, elle aussi — la bergère, vide à tout -jamais, et les lunettes sur la table en bois -de rose… Mon cœur se serra. François -venait d’entrer sans bruit. Il alla droit à son -cousin ; d’un élan brusque il le prit aux -épaules, il se pencha pour l’embrasser. -Alors je vis Philippe se raidir, comme -malgré lui.</p> - -<p>« Mon pauvre ami… » balbutia-t-il seulement.</p> - -<p>François avait senti le recul instinctif, la -froideur soudaine. Il tourna vers moi son -visage douloureux ; je lus dans ses yeux -une détresse infinie. Que pouvais-je faire ? -Je le regardai, de toute mon âme — je lui -tendis les deux mains. Il les saisit en murmurant : -« Merci… » — puis il les laissa -retomber avec une sorte de crainte. Quelque -chose de plus fort que l’amour avait passé -sur lui. Sa pâleur, ses traits décomposés -firent taire pour un moment la rancune de -Philippe qui se rapprocha, presque affectueux. -Nos voix s’élevaient à peine, comme -si nous avions craint de réveiller celle qui -dormait…</p> - -<p>« Veux-tu… pouvons-nous la voir ? » -demanda tout bas mon mari.</p> - -<p>La voir ?… En venant, je n’avais pensé -qu’à François. Jamais encore je ne m’étais -trouvée face à face avec la mort. Et cette -forme immobile que je devinais là, tout -près, ce n’était pas la chère vieille femme -que j’avais aimée, pétrie de passion, de -charme et de vie — c’était une chose inconnue, -terrible, dont l’idée seule me glaçait -d’horreur. Je restais immobile ; Philippe -me montra la porte subitement ouverte — béante, -énorme, sur le noir de la chambre :</p> - -<p>« Viens-tu ? »</p> - -<p>Les dents serrées, la sueur au front, je -le suivais, quand François m’arrêta, d’un -geste à peine ébauché, plein de compassion, -de tendresse involontaire.</p> - -<p>« N’entrez pas, fit-il doucement ; vous -allez vous trouver mal… »</p> - -<p>Philippe s’était retourné.</p> - -<p>« Tu as peur ?… Il faut surmonter cela, -ma chérie : il faut essayer d’être brave… »</p> - -<p>François me regardait sans rien dire — d’un -long regard indulgent et navré. A la -fin il se détourna, il prit le bras de Philippe.</p> - -<p>« Laisse-la, je t’en prie… allons près de -ma pauvre maman… »</p> - -<p>Quand ils reparurent, Philippe seul -essuyait de grosses larmes.</p> - -<p>« Oh ! dis-je, avec honte, avec douleur — je -suis lâche, François, je n’ose pas… Et -pourtant, vous savez que je l’aimais bien… »</p> - -<p>Il secoua la tête : son calme semblait -étrange.</p> - -<p>« Oui, je le sais… Elle aussi vous aimait… -Ce n’est pas votre faute : on souffre comme -on peut… Moi, vous voyez, je ne pleure -pas… J’ai beau me dire : « Hier soir, encore, -elle était assise là… et maintenant je ne la -verrai plus… je serai seul, toujours seul… »</p> - -<p>Un sanglot secoua son grand corps ; -mais ses yeux restèrent secs. Il s’approcha -de la petite table, contempla la bergère, -posa une main caressante sur l’étui à lunettes. -J’avais le cœur déchiré ; Philippe se -mordait les lèvres, partagé entre sa propre -émotion, la pitié que lui inspirait son cousin, -et le désir de m’emmener au plus vite. -Sa bonté naturelle l’emporta.</p> - -<p>« Si tu as besoin de moi, commença-t-il, -pour ces tristes démarches… »</p> - -<p>Autrefois il se serait installé près de lui, -il ne l’aurait quitté ni jour ni nuit, plutôt -que de le laisser en proie à ce désespoir -morne. François comprit, sans doute, quel -abîme séparait le passé du présent…</p> - -<p>« Non, merci ; je préfère tout régler moi-même… -D’ailleurs j’ai trouvé un papier… -Elle désire reposer à Amiens, près de mon -père… conduite seulement par moi — et -par toi… Elle ne vous connaissait pas -encore », ajouta-t-il sans faire un mouvement -vers moi.</p> - -<p>Philippe hésita un moment. Puis d’une -voix troublée :</p> - -<p>« Nous irons… tous les trois… Mon beau-père -aussi, peut-être… »</p> - -<p>Pauvre papa ! Il ignorait encore la mort -de sa vieille amie. Ne devions-nous pas -monter près de lui, l’avertir nous-mêmes ? -Philippe saisit ce prétexte pour partir tout -de suite.</p> - -<p>« Je reviendrai, ce soir… demain…</p> - -<p>— Quand tu voudras… » murmura François.</p> - -<p>Nous étions dans l’escalier — lui, sur le -seuil, nous regardait descendre… Puis la -serrure se referma doucement. En bas, le -ciel était pur, l’air vif — nous nous hâtions -pour trouver papa encore au logis.</p> - -<p>« C’était plus qu’une tante, dit gravement -Philippe ; presque une mère… depuis bientôt -vingt ans que j’ai perdu la mienne… -Et pour toi aussi, elle a été très bonne… Je -croyais… j’avais pensé que tu voudrais la -voir encore une fois. Si j’avais su… »</p> - -<p>Il n’acheva pas. Je l’écoutais à peine. Au -fond de mon cœur endolori, j’entendais le -bruit de cette porte qui venait de se fermer -entre moi et François — cette porte derrière -laquelle il restait seul — toujours seul…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XVI</h2> - - -<p>Les trois jours suivants passèrent comme -un mauvais rêve. Philippe était parti -pour Amiens avec François ; il voulait -m’éviter les formalités de ce voyage lugubre -et je ne devais le rejoindre que le lendemain, -en compagnie de papa. Mais une -grippe violente, une sorte de bronchite, -avait retenu papa au dernier moment — et -moi, désolée de le quitter, incapable -pourtant de résister au désir qui m’attirait -comme un aimant vers la douleur de François, -j’étais arrivée le matin, seule et -inquiète, dans cette ville indifférente, pour -trouver Philippe aux prises avec d’autres -complications : une lettre de Mauroy, renvoyée -de Paris à Amiens, des menaces de -grève, deux dépêches échangées — le pauvre -garçon en perdait la tête.</p> - -<p>« Je voudrais bien pouvoir te reconduire -à Paris avant de repartir pour Lille… Et -ton père qui n’est pas là… Que de soucis, -mon Dieu ! »</p> - -<p>Au milieu de tout cela, la grande figure -noire et triste de François, son regard qui -fuyait le mien et dont je devinais l’angoisse -muette sans pouvoir y répondre — puis le -déjeuner hâtif à l’hôtel, la cérémonie, la -cruauté de ce cimetière inconnu où <i>elle</i> -avait voulu venir retrouver le compagnon -de sa jeunesse, mais où nous ne sentions -nous, que l’horreur de l’abandonner… Oui, -ce furent de ces moments dont le souvenir -laisse une trace douloureuse.</p> - -<p>Maintenant tout était fini, et nous attendions -le départ du train qui devait nous -remmener. Fuyant la promiscuité des salles -communes, nous venions de nous réfugier -dans un compartiment retenu la veille, -sûrs d’être seuls au moins pendant les -deux heures que durerait le voyage. Je -regardais François assis en face de moi, la -tête appuyée au drap gris des coussins, les -yeux clos — dans un état d’accablement et -d’énervement indicible. Philippe semblait -agité ; il consultait sa montre, il regardait -l’horloge de la gare.</p> - -<p>« Encore dix minutes… me dit-il à demi-voix. -Décidément, je crois que je ne recevrai -rien de Mauroy aujourd’hui… J’aime beaucoup -mieux revenir à Paris avec toi… -Demain, à la première heure, je filerai sur -Lille… mais vraiment, il faut… il faut -d’abord que je me repose un peu… Et puis, -je veux savoir comment va ton père… »</p> - -<p>Il n’avouait pas sa pensée secrète, mais -je l’avais devinée, et dans toute la sincérité -de mon âme, je trouvais meilleur aussi -qu’il fût là, près de moi — entre nous… -Ses yeux ne quittaient pas le cadran pneumatique -dont l’aiguille avançait par petites -saccades… Moins neuf… moins huit — soudain -un pas pressé résonna sur l’asphalte -du quai ; une tête haletante, ébouriffée, -surgit à la portière.</p> - -<p>« Monsieur Noizelles ?… On m’envoie de -l’hôtel, Monsieur… c’est une dépêche qui -vient d’arriver pour vous… »</p> - -<p>Philippe saisit le papier bleu, le déchira -brusquement, et me le tendit après l’avoir -parcouru.</p> - -<p>« Présence indispensable ; ouvriers réclament -entrevue avec vous ce soir-même : -tâchez être à Lille avant sept heures, ou je -ne réponds de rien. — Mauroy. »</p> - -<p>Sept heures — il était quatre heures… Philippe -hésita quelques secondes — pas plus — puis, -en toute hâte, il descendit, avisa -un employé qui passait, revint vers -moi.</p> - -<p>— J’ai un train pour Lille dans un quart -d’heure… celui-ci va partir… Tu pourrais -peut-être… »</p> - -<p>Il hésita, comme honteux de ce qu’il -allait dire.</p> - -<p>« Tu pourrais… venir avec moi… »</p> - -<p>Mon cœur se serra.</p> - -<p>« Oh ! Philippe, c’est impossible ! Et -papa ?… J’étais presque inquiète, tu sais, ce -matin, quand je l’ai laissé… »</p> - -<p>Instinctivement, nous parlions bas ; -pourtant François nous entendit. Il sortit -de sa torpeur.</p> - -<p>« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il avec -une sorte d’impatience. Tu restes ?… tu ne -viens pas à Paris ?… »</p> - -<p>Philippe, debout sur le marchepied, -expliquait rapidement la situation. François -se leva ; qu’il semblait las, et maigre, -et grand, dans cet étroit wagon !</p> - -<p>« Alors, tu es obligé… Geneviève préfère -peut-être voyager seule… Je vais chercher -un autre compartiment… »</p> - -<p>D’une main fébrile il avait pris son chapeau, -il se préparait à descendre. Philippe -devint très rouge.</p> - -<p>« Mais, fit-il, c’est aujourd’hui samedi… -tout est bondé… ce serait bien pénible pour -toi… et puis… »</p> - -<p>Un cri bref lui coupa la parole.</p> - -<p>« En voiture, messieurs, en voiture… »</p> - -<p>On fermait les portières. Philippe eut -juste le temps de sauter en arrière sur le -quai ; dans ses yeux honnêtes, je lisais l’inquiétude, -la tristesse, la gêne, et aussi -une confiance invincible… Le train -s’ébranla.</p> - -<p>« Je t’écrirai, dit-il ; je compte rester au -moins deux jours… Et toi… »</p> - -<p>Mais déjà nous filions à toute vapeur. Je -me penchai pour voir encore cette silhouette -immobile qui s’éloignait, rapetissait, disparaissait -au détour de la voie, puis je -me rassis, blottie dans mon coin, contemplant -obstinément la fuite des arbres, la -ronde des champs et des prés — et les -nuages blancs qui couraient à travers le -ciel bleu, très vite, très vite…</p> - -<p>Un long moment s’écoula. François semblait -retombé dans son immobilité, là-bas, -sur la banquette qui me faisait face. Le -soleil baissait, frappant les vitres de rayons -presque aveuglants. J’avais chaud — j’écartai -un peu le voile de crêpe, épais et rude, -dont les plis me frôlaient la joue. C’est à -peine si j’osais remuer la tête ; ce silence -prolongé m’oppressait. Il me semblait que -j’aurais dû parler, mais j’avais peur de mon -émotion : mon cœur battait trop fort… Et -toujours des arbres, des prés, des champs -passaient, jusqu’à m’éblouir, jusqu’à -m’écœurer…</p> - -<p>« Comme vos cheveux sont blonds, dans -tout ce noir… »</p> - -<p>Cette voix blanche, sans timbre, cette -voix lointaine, était-ce bien celle de François ? -Je tressaillis, tournée vers lui, cette -fois. Il s’était redressé, l’air un peu halluciné.</p> - -<p>« Qu’est-ce que j’ai dit ?… Je rêvais, je -crois… Pourtant, non, je ne dormais pas… -Voilà trois nuits que je n’ai dormi… »</p> - -<p>Il pressait de ses doigts ses paupières -meurtries.</p> - -<p>« Vous devez être bien fatigué… » dis-je, -timidement, gauchement — sans pouvoir -traduire l’immense compassion qui m’étreignait.</p> - -<p>« Fatigué… je ne sais pas… mon cerveau -bat la campagne… Tout à l’heure, -je pensais… c’est si étrange de vous voir -ainsi, seule avec moi… en deuil comme -moi… »</p> - -<p>Son regard se posa longuement sur mes -vêtements noirs, sur ce voile que j’avais -mis pour lui — et qui semblait d’une fille -bien plus que d’une nièce.</p> - -<p>« Je suis content… oui, je suis content -que vous portiez <i>son</i> deuil… Vous n’avez -jamais su combien elle vous aimait… moi, -je le savais, quoiqu’elle ne me l’ait pas dit… -Et le soir de sa mort… c’était mercredi… il -me semble qu’il y a si longtemps !… »</p> - -<p>Les paroles lui venaient, rapides, involontaires — sans -suite apparente.</p> - -<p>« Mercredi… quand elle a commencé à -divaguer… si vous saviez !… C’est pour cela -que je n’ai pas envoyé chercher Philippe… -Tout à coup, elle me dit : « La lettre… où -est la lettre ?… Tu ne l’as pas lue ?… Elle -est brûlée ?… » J’ai deviné tout de suite -qu’elle parlait de cette lettre revenue d’Angkor… -qu’elle a jetée au feu devant vous… -J’y avais pensé si souvent depuis — depuis -que j’avais compris bien des choses !… En la -voyant si anxieuse, si égarée, j’ai dit : « Oui, -elle est brûlée, je ne l’ai pas lue… » Alors… -oh ! qu’elle me faisait mal !… alors elle a -répété deux fois : « Tu ne dois pas… tu ne -dois pas l’aimer… il est trop tard… elle -est la femme de Philippe… dis-moi que tu -ne l’aimes pas… » Et je l’ai dit, Geneviève… -Je savais qu’elle allait mourir… Je la tenais -tout contre moi… j’ai dit tout bas : « Non, -je ne l’aime pas… » Même dans un pareil -moment, il m’a semblé que je m’arrachais -le cœur… Elle ne m’a pas cru : un peu de -raison lui revenait… tout en haletant, en -étouffant, elle a murmuré : « Pardonne-moi… -pardonne-moi de n’avoir pas su te -la garder… » C’était toute notre vie… tout -ce que nous avions souffert, ces dernières -années, elle et moi, l’un près de l’autre… -sans nous le dire… »</p> - -<p>Il eut encore ce geste nerveux de la main -sur le front.</p> - -<p>« Ah ! j’ai parlé, n’est-ce pas ?… oui, j’ai -parlé… Ce n’est pas ma faute… je voulais -m’en aller, vous laisser seule, quand le -train est parti… Rester deux heures ainsi, -avec vous… c’était impossible… On ne -peut pas se taire toujours, Geneviève… Et -puis, vous le savez bien… puisque je vous -ai vue pleurer… pleurer sur moi — il y -avait de quoi me rendre fou… »</p> - -<p>J’étais comme folle moi-même — je ne -songeais plus à me détourner, à me cacher — j’écoutais, -j’écoutais… Et il continuait, -de cette voix de rêve, avec ces yeux vagues -qui semblaient ne pas me voir…</p> - -<p>« Vous le savez bien, que je ne pense -qu’à vous, que je ne vis qu’en vous… -depuis si longtemps… J’ai cherché quelquefois -à me rappeler… Ce n’est pas tout -de suite — non… La première fois, je me -souviens que j’ai dit à ma mère : « Quelle -femme délicieuse il a trouvée, ce gosse de -Philippe !… » J’avais vu seulement que vous -étiez jolie… et jeune, jeune !… je ne pensais -pas à vous aimer autrement qu’une gentille -petite sœur… Pourtant, cette année-là, -déjà… quand je suis parti, j’ai eu de la -peine à vous quitter… et quand je suis -revenu… j’ai pensé que je ferais mieux de -repartir encore… J’aurais pu rester, vous -savez, à ce moment-là — ma thèse était -plus avancée que je ne l’avouais. Mais je -croyais qu’il suffirait de mettre la mer entre -vous et moi… je me disais : « Cela passera… » -Et je m’en allais toujours… Seulement, -à mon dernier voyage, quand vous -avez été malade… Oui, je me rappelle : la -lettre de Philippe m’est arrivée à Tokio, -chez le consul… J’étais avec lui : j’ai ouvert -l’enveloppe tout en causant… je vois encore -les premiers mots : « Geneviève a failli -mourir ces jours-ci ; elle n’est pas encore -hors de danger : nous sommes bien -inquiets… » Tout a tourné autour de moi… -j’ai entendu une voix effarée qui disait : -« Qu’est-ce que vous avez ?… Mais qu’est-ce -que vous avez ?… » J’avais — que je me -trouvais mal, tout simplement… sans songer -seulement que la lettre datait déjà -d’un mois… »</p> - -<p>Il s’arrêta… Entendre ces choses, dites -par lui, c’était plus que je ne pouvais -supporter. Un soupir entr’ouvrit mes -lèvres.</p> - -<p>« François… oh ! François… je vous en -prie… »</p> - -<p>Mais lui, presque violemment :</p> - -<p>« Non, laissez-moi dire… songez que -j’étouffe depuis des années… je ne peux -plus… il faut que vous sachiez tout — tout -ce que j’ai pensé quand j’ai compris -comme cela, d’un seul coup, ce que vous -étiez devenue pour moi… Ma première -sensation a été une sorte de bonheur, -figurez-vous… de bonheur douloureux… -Je vous croyais très heureuse, et je me -résignais à souffrir pour vous… par vous, -sans que vous le sachiez… C’était très doux, -presque héroïque… Mais à peine vous -avais-je revue — j’ai été un bien pauvre -héros, ce jour-là, à Marlotte — j’ai cru -deviner que la vie vous avait déçue… -Alors, voyez-vous, j’ai été perdu… Je ne -pouvais plus partir à cause de ma mère. -J’ai encore lutté tout un hiver : je m’imaginais -que je pourrais vous faire un peu de -bien… et puis j’ai eu peur de vous en faire -trop… je ne savais plus… Quand nous -avons eu fini ce petit livre, j’étais à bout de -forces… Ces trois lignes de dédicace que -vous avez écrites… les seules de votre -main, peut-être, que j’aurai jamais… savez-vous -que je les porte toujours sur moi ?… -C’est fou, dites ?… mais ce n’est pas compromettant — un -monsieur qui se promène -partout avec le premier feuillet de l’<i>Art -Bouddhique</i> sur son cœur… »</p> - -<p>Il souriait — d’un sourire qui me déchira. -De nouveau, je me rejetai contre les coussins -poussiéreux, je ramenai mon voile -entre lui et moi — écrasée, anéantie par -une angoisse impossible à définir. Le train -ne s’arrêtait pas — ne devait pas s’arrêter. -Dans une gare que nous traversions en -coup de tonnerre, je vis l’heure — cinq -heures seulement : la moitié du trajet…</p> - -<p>François s’était tu un moment, calmé, -semblait-il, par tous ces souvenirs qu’il -venait d’évoquer. Mais bientôt je l’entendis -qui reprenait, d’un ton plus bas, plus frémissant :</p> - -<p>« Cette année… oh ! cette dernière année, -j’ai souffert… Je voyais ma pauvre maman -dépérir et se ronger de chagrin — de mon -chagrin que je ne pouvais plus lui cacher… -J’étais bien décidé à ne plus vous voir… et -je comprenais avec désespoir que la vie -sans vous me devenait odieuse… Et puis, -il y a eu ce 1<sup>er</sup> janvier… Vous ne pouvez -pas vous imaginer ce que cette soirée a été -pour moi… pendant ce dîner où j’ai tant -ri… et après, vos soupçons… et ce baiser… -que vous… que j’avais vu… Ah ! il était -loin, mon héroïsme, quand je me suis -sauvé chez mon ami Vernon… Et cette -visite que je vous ai faite… Et ce que j’ai -cru comprendre… J’étais fou, n’est-ce pas ?… -Geneviève, dites-moi que j’étais fou… ou -bien alors… écoutez-moi… Si vous vouliez, -nous pourrions peut-être encore être heureux… -C’est une pensée qui ne me quitte -plus… une pensée qui tue le sommeil, qui -tue les larmes… Si vous vouliez… si vous -vouliez… »</p> - -<p>Une terreur folle me vint — de sa voix -devenue rauque et saccadée, de ce qu’il -disait, de ce que j’allais entendre…</p> - -<p>« François… oh ! François… » murmurai-je -encore, avec un tel regard d’agonie, -une telle ardeur de supplication qu’il s’interrompit -soudain : un moment, je vis ses -yeux d’autrefois — ses yeux amis — rayonner -à travers ce masque d’homme, tragique et -tourmenté, que je ne reconnaissais plus.</p> - -<p>« Comme vous tremblez ! dit-il doucement. -Vous avez peur ?… peur de moi !… -Vous croyez que je veux vous proposer de -mentir… de tromper ?… Mais vous ne -comprenez donc pas ?… Vous ne sentez -donc pas toute la tendresse… toute l’adoration -qu’il y a en moi… pour vous… -vous qui me semblez à peine une femme… -une enfant… mon enfant à moi… très -pure et très chère… »</p> - -<p>C’était lui qui tremblait, maintenant. -Et moi, misérable créature, je luttais contre -la joie divine que me causaient ses -paroles — cette joie qu’on n’éprouve -qu’une fois et que je n’avais jamais, jamais -connue près d’un autre…</p> - -<p>« Non, reprit-il passionnément ; plutôt -que de vous demander rien de bas… de -honteux… j’aimerais mieux ne plus vous -revoir… Mais vous pourriez… j’ose à peine -penser à cela… vous pourriez aller trouver -Philippe, loyalement… et lui dire que… -la vie avec lui… que vous voulez le quitter… -que le divorce… »</p> - -<p>Il s’arrêta, incapable de continuer.</p> - -<p>« Oh ! m’écriai-je avec effroi, taisez-vous… -je ne pourrais pas… laissez-moi… »</p> - -<p>Je me cachai le visage pour échapper à -ce regard, à cette voix… Mais il parlait -toujours, fiévreux, affolé.</p> - -<p>« Je sais que c’est mal… que c’est indigne… -Philippe m’a aimé comme un frère… -Mais il ne m’aime plus, je l’ai bien senti, -allez, tous ces jours-ci… j’ai bien compris -qu’il avait deviné… qu’il n’était pas heureux, -lui non plus… Est-il heureux, -dites ?… Et vous, êtes-vous heureuse ?… -Vous ne répondez pas… vous ne savez pas -mentir… Alors, à quoi bon perdre trois -vies ? Pourquoi ne voulez-vous pas qu’il -comprenne… qu’il consente ?… Écoutez : -vous iriez chez votre père… moi, je partirais, -pour un an… et puis je reviendrais… -pour vous emmener… On m’offre toujours -cette école de Saïgon ; mais pour -vous, je ne voudrais pas… c’est trop loin, -trop malsain… J’aimerais mieux l’Italie… -je parle couramment l’italien… j’ai un -ami, professeur à Rome, qui désire revenir -en France — il me céderait sa chaire… -C’est un peu dur de s’expatrier… mais -avec vous… avec vous… »</p> - -<p>Son exaltation m’épouvantait… Et cette -vie qu’il m’offrait — à laquelle il semblait -croire… Un gémissement m’échappa.</p> - -<p>« Vous me torturez, François… vous me -torturez… »</p> - -<p>Il s’était rapproché de moi — j’entendais -craquer ses mains serrées l’une contre -l’autre.</p> - -<p>« Songez donc que c’est lui… lui, Philippe, -qui vous a prise à moi… Songez que -ma mère vous avait choisie, elle qui savait -que je <i>devais</i> vous aimer… Songez que -s’il n’était pas venu, comme un enfant, se -jeter à la traverse… ou que si j’étais revenu, -moi, quatre mois plus tôt… sans ce malheureux -voyage à Java… depuis six ou -sept ans vous seriez ma femme… j’aurais -toujours près de moi vos chers yeux, votre -chère petite figure… votre petite âme que -je connais si bien… et qui me connaît -aussi… Et vous voulez que je vive avec -cette idée-là, qui me poursuit jour et -nuit ?… Vous voulez que je renonce à -essayer de vous reprendre… maintenant -que je suis seul au monde… maintenant -que ma pauvre maman… »</p> - -<p>La voix lui manqua — ces larmes qu’il -n’avait pas pu verser depuis trois jours -l’étouffaient, lui montaient à la gorge en -sanglots désespérés. Il se leva brusquement ; -il alla se réfugier à l’autre bout du -wagon, le front appuyé contre la vitre — je -voyais ses épaules remuer convulsivement, -je devinais qu’il se mordait les doigts -pour s’empêcher de crier… La tête perdue, -je le suivis, je vins m’asseoir en face de lui.</p> - -<p>« Oh ! je vous en supplie… écoutez-moi… -ne pleurez pas… vous me faites mourir de -chagrin… J’essayerai… je vous promets -d’essayer de parler à… de faire ce que vous -me demandez… »</p> - -<p>Le nom de mon mari n’avait pas voulu -sortir de mes lèvres. François se retourna, -une lueur d’espoir sur son visage ravagé.</p> - -<p>« Vous voulez… oh ! que vous êtes -bonne… merci… »</p> - -<p>Il pouvait à peine articuler quelques -mots : je le sentis plus près de mon cœur, -avec ses pauvres yeux gonflés derrière son -lorgnon humide, qu’il ne l’avait jamais -été au temps où nous riions ensemble — que -ce temps était loin !… Ses mains qui -frémissaient s’approchèrent des miennes — puis -se reculèrent, comme s’il n’osait -pas me toucher. J’étais glacée, frissonnante.</p> - -<p>« Merci… murmura-t-il encore. Mais je -suis brisé… vous aussi… C’est trop… -pardon, ma pauvre petite… »</p> - -<p>Le jour baissait — le train pressait son -allure en approchant de Paris. Vers le -couchant, un gros nuage noir barrait -l’horizon jaune. Nous aurions dû être -moins malheureux, et pourtant une tristesse -affreuse nous enveloppait. François -ne disait plus rien ; mais je sentais son -regard sur moi — un regard où il y avait -encore presque autant de douleur que -d’amour… Pourrions-nous jamais sortir -de cet abîme d’amertume et de regrets ?</p> - -<p>Nous arrivions. Il se pencha vers moi.</p> - -<p>« Vous… vous m’avertirez… vous me -ferez savoir… »</p> - -<p>Il chuchotait, avec un air de honte que -je ne lui connaissais pas et qui me fit mal. -Je dis « oui » de la tête. Et ce fut tout. Le -train s’arrêtait. Avant que François tentât -de me retenir, j’ouvris la portière, je sautai, -je me perdis dans la foule — comme -une coupable qui s’enfuit.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XVII</h2> - - -<p>Le coupé, la figure impassible du cocher -de louage m’attendaient à la porte de -la gare. Où donc allais-je ? Ah ! oui, chez -papa. Ce matin, en partant, je lui avais -promis — je m’étais promis à moi-même -de revenir le soir prendre de ses nouvelles. -Et maintenant, c’est à peine si je pouvais -me souvenir qu’il était malade et qu’il -m’attendait. Inerte et sans force au fond -de la voiture, je revivais ces deux terribles -heures, minute par minute, mot par mot… -Mon Dieu ! comme il m’aimait ! De quelle -passion profonde et tendre ! Que de rêves -sans espoir, que d’années perdues — les -plus belles d’une vie d’homme — pour moi, -pour mon humble <i>moi</i> ! J’étais cause qu’il -avait souffert ainsi — lui, François… Cette -idée me bouleversait toute, abolissait -dans ma cervelle endolorie jusqu’au -souvenir du souffle glacial qui venait de -passer sur nous, pendant ces dernières -minutes si mornes… Rien — non, rien ne -pourrait m’empêcher de tout quitter pour -aller à lui, pour lui rendre, sinon le passé -éteint, gâché, au moins l’avenir qui lui -restait. Et moi — hélas ! je savais trop bien -le peu que valait mon sacrifice. A ce -mot terrible de « divorce », j’avais crié, -j’avais tenté une lutte dérisoire — mais au -moment même où ma conscience se révoltait -ainsi, je sentais mon cœur déjà complice -de la chère voix désespérée qui -m’implorait… Ce que j’avais promis, je le -tiendrais tout de suite — tout de suite… Je -ne vivrais pas plus longtemps dans une -pareille angoisse : sans attendre le retour de -Philippe, je partirais dès le lendemain — dès -maintenant, même, si papa était en -état de m’entendre, je lui dirais tout, je le -supplierais de me reprendre, de me garder, -jusqu’à ce que…</p> - -<p>La voiture s’arrêta — j’étais arrivée. Ma -vieille maison — la loge éclairée par -un bec de gaz en papillon, l’escalier sans -tapis — que j’avais été heureuse là ! Mes -jambes tremblaient ; pourtant je montai -les cinq étages d’une haleine — je frappai. -En entrant, je vis que Julie avait sa figure -placide des bons jours, j’entendis le rire -sonore du docteur Garnier. Papa était assis -dans son lit, bien confortablement ; un -joli petit feu de coke brûlait au fond de la -cheminée — une lumière paisible tombait -de la lampe coiffée d’un abat-jour vert que -j’avais toujours connu… Les deux hommes -tournèrent la tête.</p> - -<p>« Te voilà, fillette ?… pas trop fatiguée -de ce pénible voyage ?… Tu vois : je suis -ressuscité… Eh bien, et Philippe ?… Il -n’est donc pas avec toi ? »</p> - -<p>Philippe — c’était la première pensée -qui lui venait à ma vue. Hâtivement, confusément, -j’expliquai pourquoi mon mari -était resté ; puis, coupant court aux questions -inquiètes de papa sur la filature, sur -une grève possible :</p> - -<p>« Alors, tu vas mieux ?… Ce ne sera -rien ?…</p> - -<p>— Rien du tout, dit le docteur ; la fièvre -est tombée, les bronches ne sont même -pas prises… Mais, saperlipopette ! C’est toi -qui aurais besoin d’être soignée, petite !… -Quelle figure tu as !… »</p> - -<p>Je m’étais penchée sur le lit, en relevant -mon grand voile noir, et mon visage apparaissait -dans le rond lumineux projeté par -la lampe. Papa me caressa la joue d’un air -attristé.</p> - -<p>« Elle a du chagrin… moi aussi. Nous -aimions tous la chère tante Lydie. J’ai tant -regretté ce matin de ne pas pouvoir partir !… -Et votre pauvre cousin ?… Comment -supporte-t-il ce coup ? Il va se trouver bien -seul, maintenant… »</p> - -<p>Quel supplice ! Il me semblait que l’œil -aigu du docteur, fixé sur moi, lisait à -livre ouvert dans ma pensée… Pourtant -j’aurais dû me rappeler que, de toute sa vie -affairée de praticien, jamais il n’avait eu -l’occasion de rencontrer François, dont il -ignorait même l’existence. Mais mon âme -était à vif, et le moindre regard me faisait -mal. Je répondis au hasard, par des phrases -banales. Notre vieil ami se levait, en -secouant sa crinière blanche.</p> - -<p>« Allons, je m’en vais ; on n’a plus -besoin de moi ici : encore un jour de lit, -trois jours de chambre — pas de drogues, -et il n’y paraîtra plus… Quant à toi, gamine, -surveille tes nerfs. C’est très triste de perdre -une bonne tante ; pourtant il n’y a pas de -quoi se rendre malade… surtout quand il -vous reste un brave et excellent mari comme -le tien, que diable ! »</p> - -<p>Il partit, jovial et bourru, nous laissant -seuls dans le silence et la tiédeur de la -chambre bien close.</p> - -<p>« Est-ce bête, dit papa, ce rhume qui est -arrivé juste pour m’empêcher de t’accompagner -à Amiens ! »</p> - -<p>Je l’écoutais à peine — sans songer même -que sa présence auprès de moi, pendant ce -voyage, aurait changé la face des choses… -Réfugiée dans l’ombre, au coin du feu, sur -une chaise basse, je me répétais : « Il faut -parler, tout avouer… mais comment ?… » -J’avais la bouche sèche, les mains moites, -les tempes serrées ; j’appuyais ma tête contre -le marbre de la cheminée dont je sentais -l’angle dur et froid, un peu éraflé du bout, -m’entrer dans la joue, et cette sensation -éveillait en moi des souvenirs d’enfance — remords -puérils, peccadilles à mourir de -rire, confessées à cette même place, versées -en tremblant dans l’oreille du plus indulgent -des pères… Aujourd’hui, que dirait-il, -quand il saurait ?… Justement, voilà qu’il -s’agitait sur ses oreillers, qu’il me cherchait -des yeux.</p> - -<p>« Comme tu es silencieuse !… Cela t’ennuie, -n’est-ce pas, que Philippe ait été -forcé de partir si brusquement ?… Répète-moi -donc un peu : je n’ai pas très bien -compris dans quelles circonstances il a -reçu cette dépêche… »</p> - -<p>Combien il était loin de moi, de l’idée -fixe qui me martelait le crâne ! D’une voix -troublée, j’essayai de lui répondre, de rassembler -mes souvenirs dans mon cerveau -vide. « Il faut parler, pourtant, me disais-je, -il faut parler… » Au lieu de cela, je devais -raconter les lettres de Mauroy, le télégramme -arrivant au dernier moment… Je -revis Philippe sur le quai de la gare -d’Amiens, et le regard qu’il m’avait lancé, -tandis que le train m’emportait, seule avec -François — un frisson me passa dans les -moelles. Papa m’écoutait, pensif.</p> - -<p>« C’est toujours ennuyeux, ces conflits -avec les ouvriers, dit-il enfin. Heureusement -que Philippe est le plus conciliant des -hommes !… Pauvre garçon ! il doit être -bien perplexe… »</p> - -<p>Un sourire indulgent, affectueux, éclairait -sa longue figure maigre aux yeux paisibles. -Mon cœur défaillit. « Ce mari si bon, que -tu aimes tant, je veux le quitter demain — le -quitter parce que j’en aime un autre… -et je compte sur toi pour m’y aider… » -Prononcer ces mots-là, tout à coup, sans -préparation — était-ce possible ?… Je me -sentis submergée par un immense découragement. -Au-dessus de ma tête, sur la -cheminée, la vieille pendule en forme de -lyre grinça, gémit, puis sonna sept coups -sourds et faibles. Julie venait d’entrer, -apportant une tasse de bouillon.</p> - -<p>« Tu vois, dit papa, voilà tout ce qu’on -me permet pour ce soir… Je devrais t’offrir -de faire la dînette près de moi, puisque tu -es seule ; mais j’ai besoin de réparer ma -mauvaise nuit, et, ma foi, je crois bien -que je vais dormir… »</p> - -<p>Il but, à petites gorgées, éloigna sa -lampe, se carra dans son lit… Non, je ne -troublerais pas sa quiétude — au moins -pas tout de suite. Je m’en allai sans avoir -rien dit. Mon baiser d’adieu, cependant, -devait avoir quelque chose de fiévreux, -d’inusité, car papa lui-même sembla -s’apercevoir soudain de mon agitation. Il -m’attira contre lui, me câlina un moment.</p> - -<p>« Voyons, voyons, ne te tourmente pas… -Demain, j’en suis sûr, tu vas recevoir une -lettre de Philippe t’annonçant que tout est -arrangé, qu’il n’y aura pas de grève… Bonsoir, -ma petite fille… et n’oublie pas de -m’apporter des nouvelles dès que tu en -auras — de bonnes nouvelles… A demain. »</p> - -<p>Demain. Que serait demain ? J’avais -laissé passer l’heure de l’aveu. Maintenant -j’étais de nouveau dans la voiture, puis -chez moi — ce chez moi que j’avais quitté -depuis douze heures à peine et qui m’apparaissait -étranger, presque hostile. Dans la -salle à manger, Théodore, prévenu que -« Monsieur » ne rentrerait pas, enlevait -silencieusement le couvert de Philippe — en -un tour de main, l’assiette, le verre, -l’argenterie, la serviette, tout avait disparu : -j’étais seule en face d’une place vide. -J’éprouvais un étrange serrement de cœur — allais-je -donc pouvoir supprimer ainsi -mon mari de mon existence ?… Mes -tempes bourdonnaient, les bouchées s’arrêtaient -dans mon gosier — l’eau même me -paraissait amère. Et toujours j’entendais la -voix de François, toujours je voyais les -yeux inquiets de Philippe — inquiets, -mais si confiants… Je repoussai le plat -que le valet de chambre me présentait -d’un geste arrondi.</p> - -<p>« Non, merci… je n’ai plus faim… »</p> - -<p>Il fallait en finir, mettre l’irréparable -entre moi et mon passé… Pourtant j’avais -encore une nuit à rester sous mon toit. -Mais je voulais agir bien vite, me prouver -à moi-même que tout cela n’était pas un -rêve. Écrire — une lettre pour Philippe que -je laisserais, bien en vue, sur son bureau — et, -le lendemain matin, partir pour toujours… -Papa, cette fois, m’accueillerait, -m’entendrait coûte que coûte. Une réflexion -rapide me traversa l’esprit : « Si je l’avais -trouvé plus mal ce soir, pourtant, je -serais restée, sans avoir besoin de chercher -un prétexte… » Puis j’eus horreur d’une -telle pensée.</p> - -<p>Dans ma chambre, où je m’étais réfugiée, -je me déshabillais rapidement, en -m’efforçant de ne songer qu’aux circonstances -matérielles de mon départ. Cette -robe de deuil que je quittais — la plus -simple de toutes — je la remettrais demain ; -je n’emporterais ni bijoux, ni argent : ma -vieille maison me verrait revenir, pauvre -comme j’étais partie. Je regardai autour -de moi ; tout ce luxe banal, tout ce confort -qui m’entourait depuis mon mariage, non -seulement je ne le regretterais pas, mais je -serais heureuse de m’en évader — oui, heureuse. -A satiété je me répétais : « Heureuse, -heureuse… » Et je marchais çà et là comme -une somnambule, passant un peignoir, -enlevant mes bagues — pour la dernière -fois… Enfin j’étais prête — assise devant -ma table, une plume à la main, une -feuille de papier devant moi : j’écrivais à -Philippe…</p> - -<p>J’écrivais — non : les yeux fixes, je regardais -cette feuille encore blanche sur -laquelle j’allais tracer les mots qui me -délieraient à jamais. Chacun de ces mots -devait porter ; Philippe devait comprendre -tout de suite que rien ne pourrait me -ramener à lui. Je me sentais soudain -l’esprit lucide et froid — d’un froid mortel. -Ce qui m’embarrassait, c’était la formule -du début. « Mon cher Philippe… » Impossible ! -« Mon bon Philippe… » Quelle ironie ! -Et puis j’aurais l’air de spéculer sur sa bonté. -Mieux valait ne rien mettre, commencer -sans préambule… Et d’un seul trait, fiévreusement, -j’écrivis : — après treize ans, il me -semble que les lignes sont encore là, -devant mes yeux :</p> - -<p>« Pardonne-moi le chagrin que je vais te -causer. Quand tu liras cette lettre, je -serai partie, parce que je crois que nous -ne pouvons plus vivre ensemble. Je sais -combien je suis ingrate, combien tu as -toujours été bon pour moi ; mais tu dois -bien comprendre, surtout depuis ces derniers -temps, que nous ne sommes pas -heureux. Tu m’as demandé toi-même un -soir si je regrettais de t’avoir épousé : -eh bien ! oui, je le regrette. Je pense que -je me suis trompée, que j’étais trop jeune, -que nous ne nous connaissions pas assez. -Pendant près de huit ans, j’ai réfléchi, j’ai -observé : nous n’avons pas un goût, pas -une idée en commun, nous pensons en -tout différemment ; l’intimité intellectuelle -entre nous est impossible. Ce sont -des choses auxquelles tu n’attaches pas -d’importance, je le sais ; malheureusement, -pour moi, elles sont la raison même de -l’existence. Je ne crois pas qu’on puisse -dire qu’on s’aime, simplement parce -qu’on est mari et femme, quand on -ne vit pas en communion constante de -cœur et d’âme. C’est pour cela que je te -quitte, que je retourne chez mon père. Je -te jure que je n’ai rien fait de mal : crois-moi, -Philippe, je t’en prie, et, encore une -fois, pardonne-moi. J’espère que, de ton -côté, tu referas ta vie, et que tu trouveras -une autre femme, meilleure que moi, car -je désire de tout mon cœur que tu sois -heureux.</p> - -<p class="sign">« <span class="sc">Geneviève</span> ».</p> - -<p>C’était tout — j’avais dit ce que j’avais à -dire. Maintenant il fallait prendre une -enveloppe, y mettre le nom de Philippe… -Mais d’abord il fallait relire.</p> - -<p>« Pardonne-moi le chagrin que je vais te -causer… » Le chagrin… J’eus la vision soudaine -de Philippe revenant chez lui — chez -nous — après deux journées fatigantes et -pénibles, l’esprit un peu inquiet — se reprochant -cette inquiétude même et comptant -bien la dissiper près de moi… Il entrait : -tout droit dans ma chambre, d’abord, puis -dans le salon — sans me trouver — , dans -son bureau… Il voyait la lettre, il l’ouvrait… -Je me mis à trembler de la tête aux pieds. -Philippe, lire cela !… Mais c’était criminel, -c’était fou — mais j’aurais aussi bien pu -me cacher dans l’ombre pour le tuer, quand -il rentrerait… Avec égarement, je parcourais -ces phrases sorties de ma plume : je -ne les reconnaissais plus — elles m’apparaissaient -monstrueuses d’inconscience et -d’égoïsme. « Tu as toujours été très bon -pour moi… » Cette bonté, dont le souvenir -m’accablait tout à coup… « Je regrette de -t’avoir épousé… je me suis trompée… -j’étais trop jeune… » Déjà je l’avais vu, à -cette seule idée, presque affolé de colère et -de douleur… « L’intimité intellectuelle, -l’union des âmes… » C’était vrai — vrai -pour moi. Mais lui, pauvre cœur simple et -tendre, que retiendrait-il de toutes ces subtilités, -sinon que je ne l’avais jamais aimé, -et que j’avais vécu huit ans près de lui sans -rien lui livrer de mes pensées ?… « Je te jure -que je n’ai rien fait de mal… » Pourrait-il -me croire, lui dont la jalousie mise en -éveil devinerait du premier coup, parmi -tant de raisons que je lui donnais, l’unique -raison que je ne voulais pas lui donner — la -seule qui comptât pour lui comme pour -moi ? Non, il ne me croirait pas : il me -soupçonnerait des pires hontes, et je l’aurais -mérité, moi qui osais lui dire, après l’avoir -bien torturé : « Je désire que tu sois heureux… » — moi -qui avais pu être à ce -point cruelle, hypocrite et lâche… Oh ! oui -lâche, surtout. « Allez à lui, loyalement… » -Ces mots, je les entendais encore. Et au -lieu de cela, je me sauvais comme une -voleuse, en laissant derrière moi la maison -vide et le foyer ruiné… Un grand élan de -révolte me souleva contre moi-même : je -saisis la lettre indigne, je la déchirai en dix -morceaux, en cent morceaux — j’aurais -voulu l’anéantir… Et tout à coup il me -sembla que ce que je détruisais là, de mes -mains, c’était l’amour de François — cet -autre amour dont j’avais fait une part de -ma propre vie. Alors mon cœur éclata : je -posai, en pleurant, ma tête sur les débris du -papier déchiqueté — et je souhaitai d’être -morte.</p> - -<p>Combien de temps demeurai-je ainsi ?… -J’avais perdu la notion de l’heure. Parfois, -une petite vague d’espoir montait en moi : -si j’essayais au moins de parler à mon -mari ? Si je pouvais l’amener — non plus de -cette façon brutale et dure, mais doucement, -par degrés — à m’écouter, à me comprendre -et, qui sait ? à consentir ?… Lui aussi -devait souffrir de cette existence tourmentée… -Puis le flot d’illusions retombait, se -perdait dans une marée de désespérance. -Non, mille fois non — Philippe ne s’attendait -pas à recevoir de moi une pareille -blessure. Le doute avait pu l’effleurer, troublant -un moment son repos ; mais d’où -venait ce doute ? Sur quoi portait-il exactement ? -Lui-même n’aurait su le dire. De -la tristesse, du malaise, quelques bouderies, -une brève querelle — c’était tout. Sa -nature loyale répugnait au soupçon : -aujourd’hui encore, tandis qu’il nous regardait -partir, j’avais bien compris qu’il se -faisait scrupule de ses craintes, qu’il luttait -bravement contre une méfiance indigne de -lui — indigne de nous, pensait-il… Quoi -qu’il pût pressentir ou deviner, il persistait -à croire en moi, de toute la force de sa foi -candide — en moi qui rêvais de l’abandonner, -qui venais d’écrire cette affreuse lettre… -Je gémis, d’angoisse et de remords. L’horreur -même du coup que j’avais failli porter -m’ouvrait les yeux sur ma mauvaise -action : d’un seul regard, j’en sondais -toute la vilenie — je savais que je ne la -commettrais pas.</p> - -<p>Philippe ! Si amer que fût le présent, rien -ne pouvait empêcher que je n’eusse été sa -femme, que je ne lui eusse donné les premières -années de ma jeunesse — trop vite, -peut-être, mais librement, de mon plein -gré. J’étais devenue son bien, sa chose : de -quel droit voulais-je me reprendre ? Quelle -raison invoquer pour le quitter, pour le -trahir ? Tout ce que nous nous étions promis -l’un à l’autre, il l’avait tenu — et au -delà. Sa tendresse ne s’était jamais démentie ; -le bonheur qu’il pouvait donner, il me -l’avait prodigué avec joie, heureux de me -croire heureuse : si ce bonheur ne me suffisait -pas, c’était ma faute et non la sienne. -Longtemps j’avais vécu de cette vie douce -et facile, un peu pâle — sans lumière et -sans ombre. L’ombre était venue, maintenant — l’ombre -d’un grand amour triste -qui me cachait le reste du monde. Mais ce -n’était pas une raison pour sacrifier Philippe.</p> - -<p>Lentement, la résignation m’envahissait, -morne et glacée. Tous ces liens qui me retenaient -captive — pitié, justice, respect de la -parole donnée, pudeur d’honnête femme — je -les sentais se resserrer, me blesser l’âme ; -mais je renonçais à les rompre. Des noms, -des choses me traversaient l’esprit. Papa — quelle -folie d’avoir songé à troubler sa -vieillesse paisible ! Quelle déception cruelle -je lui avais préparée — combien j’aurais -souffert de son blâme… Thérèse — la -farouche petite puritaine, qui se faisait une -si haute idée des devoirs de l’épouse — devoirs -bien faciles pour elle, hélas ! — qui -voyait chaque jour près d’elle l’exemple de -son frère abandonné par une femme -indigne… Elle ne m’aurait pas pardonné : -nulle part je n’aurais retrouvé une amitié -semblable, ni ces caresses d’enfants qui -m’avaient si souvent consolée… Julie, -même, ma vieille Julie — son honnête -visage se serait détourné de moi…</p> - -<p>Était-ce donc la peur qui me conseillait — la -peur basse du scandale, les complications -misérables d’un divorce ? Non — en -dehors des êtres que j’aimais, l’opinion du -monde m’était indifférente, et je connaissais -assez bien Philippe pour savoir qu’il -ne m’eût jamais gardée malgré moi : à condition -d’écraser son cœur, de perdre sa vie, -j’étais libre, je tenais son sort dans ma -main. Seulement, j’avais vu le mal : j’avais -compris qu’il ne <i>fallait</i> pas, que je ne <i>devais</i> -pas… Tante Lydie aussi le pensait, — pauvre -tante Lydie ! jusqu’à son lit de mort… -François, sans doute, s’en souviendrait.</p> - -<p>Je relevai la tête — depuis longtemps je -ne pleurais plus. Oui, François — j’irais à -lui, demain. Je lui devais une réponse : je la -lui porterais… C’est lui qui serait malheureux — lui -et moi. Une douceur étrange, -une sorte de joie amère me pénétra. Souffrir -ensemble — nous ne pouvions plus -nous permettre que cette façon-là de -nous aimer…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XVIII</h2> - - -<p>Quand je me retrouvai dans la rue, le -lendemain matin, vers dix heures, -il me sembla que des années venaient de -passer sur moi. J’allais subir une rude -épreuve ; pourtant je ne songeais pas à m’y -soustraire. La honte avait pu m’inspirer -l’idée d’écrire à Philippe, de fuir sans l’avoir -revu — mais je n’étais pas honteuse de ce -que je devais dire à François. Je voulais -seulement l’aider à comprendre, être -près de lui pour lui adoucir un peu l’âpreté -du devoir, pour qu’il ne fût pas seul à porter -un fardeau trop lourd. Et je m’effrayais -de me trouver si faible.</p> - -<p>Le temps était merveilleux : cette fin de -mars avait la mollesse de l’été avec la -fraîcheur du printemps. L’air matinal sentait -bon ; derrière les grilles du Luxembourg, -tout était gaîté, soleil et gazouillements ; -par-dessus le haut mur des Carmes, les -arbres montraient leurs bourgeons roux -gonflés de sève. Je marchais parmi cette -joie sans qu’elle pût me pénétrer. Rue de -Chanaleilles, dans le grand jardin, un merle -chantait — comme le jour de mes fiançailles -avec Philippe… Oui, j’avais suivi ce même -trottoir, longé ces mêmes maisons, pour -gagner la grande cour, le vieil escalier ; -tante Lydie m’attendait avec papa — émue -de quel sentiment complexe, je le comprenais -maintenant… Aujourd’hui tante -Lydie n’était plus là ; ce n’était pas elle — ce -n’était pas un fiancé que je venais chercher… -Un instant, je fus frappée de ma -présence insolite dans ce logis où, désormais, -François vivait seul… Mais pouvais-je -me laisser arrêter par une pareille -misère ?…</p> - -<p>« Je voudrais parler à Monsieur François… »</p> - -<p>Perrine ne parut ni surprise, ni choquée ; -son âme simple de brave fille s’émut seulement -de me voir enveloppée de ce crêpe -qui symbolisait notre deuil à tous. Elle -soupira et, la mine contrite, me conduisit -à travers le salon jusqu’à la chambre de -tante Lydie.</p> - -<p>« Monsieur, dit-elle en ouvrant la porte, -c’est madame Philippe. »</p> - -<p>Elle m’appelait souvent ainsi, dans son -langage de vieille servante familière. Cette -fois, ce nom me parut sortir de la bouche -même du destin. C’était bien « madame -Philippe », en effet, qui entrait — et personne -d’autre.</p> - -<p>François se tenait assis devant le bureau -de sa mère, classant des lettres, rangeant -de menus objets. En me voyant, il se leva.</p> - -<p>« Oh ! dit-il à voix basse, vous êtes venue -vous-même… déjà !… Alors… c’est non, -n’est-ce pas ? »</p> - -<p>Il était d’une pâleur mortelle ; pourtant -je compris que je n’avais plus devant moi -le pauvre être désemparé de la veille, mais -un homme qui pouvait souffrir — et qui -s’y attendait. Je joignis les mains dans un -geste instinctif de supplication.</p> - -<p>« C’est impossible, François… impossible !… -Je n’aurais pas dû vous promettre… -ce serait une infamie ; Philippe serait trop -malheureux… Et il le mérite si peu ! Il est -si bon — si bon et si confiant !… Malgré -tout ce que vous pouvez croire, il n’est pas -préparé… il ne s’attend pas… C’est vrai que -je n’ai pas été très gentille avec lui, ces derniers -temps… pourtant il… il m’aime toujours, -il croit en moi… il ne soupçonne -rien de grave… Et moi !… C’est déjà trop de -vous avoir écouté… Ce que vous me demandiez — lui -dire brutalement… ou bien partir, -l’abandonner… ce serait trop cruel, trop -injuste… je ne peux pas — je vous assure -que je ne peux pas… Et puis, il y a papa… -Il ne se doute de rien ; il aime Philippe -comme un fils. Ce serait un tel coup pour -lui, si, vous saviez !… Et il faudrait le quitter, -lui aussi… il n’a plus que moi, il n’est -plus jeune… J’aurais dû comprendre cela -tout de suite, vous dire non… ne pas vous -laisser croire… »</p> - -<p>François secoua tristement la tête.</p> - -<p>« Je n’y croyais pas… Non — même -quand je vous parlais, même quand vous -m’avez promis d’essayer, je n’y croyais pas, -parce que, voyez-vous, je sentais bien que -c’était mal — très mal… Je le sentais confusément… -je ne pouvais plus penser : cette -journée atroce, cette longue insomnie… -j’étais fou, j’avais la fièvre… Mais cette -nuit, j’ai dormi — oui, comme une masse, -comme une brute… Et quand je me suis -réveillé, seul ici pour la première fois… -quand je suis entré dans cette chambre… »</p> - -<p>Il promena autour de lui un regard -désolé.</p> - -<p>« Car il y a quelqu’un dont vous ne me -parlez pas, Geneviève… Pour la laisser -mourir tranquille, je lui avais menti… -c’était presque un serment, mon mensonge… -Vous y avez pensé aussi, n’est-ce pas ? »</p> - -<p>Une fois de plus, nous nous étions compris.</p> - -<p>« Oui, dis-je ; j’y ai pensé… Et vous -savez bien que vous n’auriez jamais songé -à me proposer une pareille chose, si… si -elle était encore là… »</p> - -<p>Il frissonna et, sourdement…</p> - -<p>« Non, c’est vrai… c’est horrible… c’est -comme si j’avais voulu profiter de sa mort… -Et pourtant, malgré tout… si vous aviez été -moins loyale, moins bonne… si vous vous -étiez décidée à parler, à rompre… j’aurais -été assez lâche, je crois, pour accepter le -fait accompli… Les hommes sont ainsi, -Geneviève. »</p> - -<p>Sa voix s’était troublée. Devais-je donc -être plus forte que lui ?</p> - -<p>« Mais, repris-je avec angoisse, cette vie -dont vous parliez n’était pas possible… -Songez donc à tout ce qu’il aurait fallu -détruire autour de nous… Moi, je ne peux -pas vous expliquer… Faire du mal à Philippe… -il m’aurait semblé que nous nous -mettions à deux pour frapper un enfant… -Nous nous serions fait l’effet de deux complices… -nous n’aurions pas été heureux… »</p> - -<p>Il m’écoutait, les yeux fixés, là-bas, au -fond de la chambre, sur le lit de sa mère — vide -de ce vide muet et glacé des choses -mortes.</p> - -<p>« Non, peut-être, dit-il lentement ; pas -<i>très</i> heureux… »</p> - -<p>Et je sentis dans son accent un regret si -poignant de cette ombre de bonheur — comparée -à ce qui lui restait — que des -larmes me brûlèrent les paupières.</p> - -<p>« D’ailleurs, poursuivit-il d’un ton morne, -à quoi bon parler de ces choses… puisque -j’étais sûr d’avance que vous y renonceriez -de vous-même… que vous ne pourriez même -pas essayer de faire le mal… »</p> - -<p>Je n’avais pas le droit de me laisser juger -ainsi.</p> - -<p>« François, murmurai-je humblement, -vous me croyez meilleure que je ne suis… -j’ai essayé. Je voulais m’en aller aujourd’hui -même, me réfugier chez papa… et j’ai écrit -une lettre pour Philippe… Je l’ai déchirée, -mais je l’avais écrite… une lettre si -dure, si méchante !… »</p> - -<p>Un grand choc le secoua : il vint à moi, -passionnément.</p> - -<p>« Vous avez fait cela… vous !… Oh ! vous -ne deviez pas… vous aviez tort… mais… -c’est trop doux… trop doux et trop amer de -penser que, pour moi… Chère petite… -chère petite… »</p> - -<p>Sur son visage bouleversé, une sorte de -joie luttait avec la honte.</p> - -<p>« Je suis bien coupable, Geneviève : -j’aurais dû avoir le courage de disparaître -de votre vie sans rien dire… Vous ne pourrez -plus penser à moi sans remords, et moi -je ne me pardonnerai jamais… »</p> - -<p>Je m’étais assise, accablée par une -immense lassitude. Il me contempla avec -douleur.</p> - -<p>« Comme vous êtes pâle ! Quelle pauvre -petite figure malheureuse… Dire que c’est -moi qui suis cause que vous souffrez… moi -qui aurais voulu vous épargner jusqu’à -l’apparence d’un chagrin… Oh ! je ne peux -pas… je ne peux pas supporter cela… Je -partirai ; je dois partir… Ç’avait été ma première -pensée, quand je me suis trouvé -seul… j’avais tout combiné, avant cet accès -de démence… Et depuis ce matin… »</p> - -<p>De nouveau, son regard parcourut les -objets familiers qui l’entouraient ; il revint -au bureau, feuilleta une liasse de papiers -jaunis.</p> - -<p>« Voyez, je prenais congé du passé… je -remuais de vieux souvenirs… toute une -correspondance échangée entre mes -parents… Ah ! ils se sont bien profondément -aimés !… Mon père est mort jeune, -mais je ne le plains pas… On donnerait -vingt ans de sa vie pour recevoir de pareilles -lettres… »</p> - -<p>Un moment il rêva, sans paraître se -rappeler ma présence. Une peine sourde, -immense, montait en moi.</p> - -<p>« Vous voulez partir, François ?… »</p> - -<p>Ma voix s’éleva comme une plainte. Et -cependant, je savais bien que ce départ -était la seule solution possible… Il se -retourna vers moi.</p> - -<p>« Oui, dit-il résolument… tout de suite, -demain — pour Guéthary, d’abord, où j’ai -quelques affaires à terminer — puis, je -pense, pour Saïgon… Les congés de Pâques -vont me permettre de régler ma situation -au Collège de France et d’écrire au Ministère -qu’on veuille bien me considérer comme -candidat à la direction de la nouvelle -École… On m’a répété cent fois que je -n’avais pas de concurrent sérieux, que ma -nomination était toute prête… J’espère -qu’on m’enverra le plus tôt possible à mon -poste… »</p> - -<p>Maintenant il semblait possédé d’une -hâte fiévreuse d’être là-bas — dans cet -affreux pays. Je l’interrogeai craintivement.</p> - -<p>« Saïgon ?… Mais vous disiez que c’était -malsain…</p> - -<p>— Malsain… pour vous…</p> - -<p>— Oh !… » fis-je avec effroi. Il comprit -ma pensée : une douceur triste passa dans -ses yeux.</p> - -<p>« Rassurez-vous… ce n’est pas la mort -que je vais chercher… Je n’ai jamais vécu -longtemps de suite à Saïgon même, mais je -suis plus habitué qu’un autre à ce genre de -climat… C’est la seule chance qui me reste -d’être bon à quelque chose… Je travaillerai ; -les jeunes gens m’aimeront bien, -peut-être… Et puis, je reviendrai quelquefois -en France, tous les trois ou quatre ans. -Seulement… je ne vous verrai pas… Il -vaudra mieux que je ne vous voie pas… -au moins pas avant longtemps, plus tard… -quand nous serons très vieux…</p> - -<p>— Ah ! m’écriai-je, je voudrais être -vieille… bien vieille… tout de suite… et -que vous ne partiez pas !… »</p> - -<p>La tête rejetée contre le dossier de mon -fauteuil, je pleurais doucement, sans bruit — en -me cachant un peu. Il m’avait vue, -pourtant ; je le sentais là, derrière moi — penché -près de mon oreille.</p> - -<p>« Geneviève, suppliait-il, soyez bonne… -songez que c’est mon devoir… qu’il le faut, -absolument… Ne m’enlevez pas le peu de -force qui me reste… laissez-moi croire que -je n’ai pas troublé votre vie pour toujours… -que vous pouvez encore être tranquille, -heureuse. Avec cette pensée-là, voyez-vous… -et le souvenir de ce que vous -m’avez dit… de ce que vous avez voulu faire -pour moi… il me semble que je ne serais -pas trop malheureux… Mais quand je vous -vois pleurer… c’est si cruel !… et je ne sais -plus, alors… je ne sais plus… »</p> - -<p>Oh ! cette voix triste, tendre… ces paroles -navrantes ! J’étais venue le consoler, et je -le désespérais, lui qui allait partir si loin, -pour si longtemps — et qui ne recevrait -jamais de ces belles lettres d’amour pour -lesquelles il aurait sacrifié vingt ans d’existence… -D’un grand effort, je renfonçai -mes larmes.</p> - -<p>« Pardonnez-moi, François… je ne peux -pas m’empêcher… maintenant… Mais je -comprends tout ce que vous faites pour moi, -pour mon repos… combien vous êtes bon… -et je vous promets de ne pas rendre votre -sacrifice inutile… de tâcher… d’essayer… »</p> - -<p>Ma voix se perdit dans un murmure confus. -C’était tout l’héroïsme dont j’étais -capable. Il le comprit, sans doute, car il se -détourna, fit quelques pas, revint à moi -d’un air inquiet.</p> - -<p>« Et maintenant… Oh ! je souffre de vous -dire cela… mais le monde est si méchant !… -maintenant… il faut nous séparer… J’ai -des amis ; on peut venir à cause de mon -deuil… Je ne veux pas qu’on vous trouve -ici… chez moi, Geneviève. »</p> - -<p>D’un mouvement brusque, je m’étais -levée, rougissant malgré mon angoisse — je -lui tendais les deux mains. Doucement, -sans les presser, il les enferma dans les -siennes ; puis, m’attirant tout près de lui, -il inclina vers moi son visage où je lisais -une tendresse infinie.</p> - -<p>« Et pourtant, vous le savez bien, vous, -n’est-ce pas, que vous êtes en sûreté avec -moi ?… Écoutez… il y a une phrase que je -vous ai entendue dire, une fois, à propos -de je ne sais quel roman : « Je ne comprends -pas comment une femme qui a reçu un -baiser d’un autre homme peut reparaître -devant son mari… » Vous étiez devenue -toute rouge, d’avoir osé articuler cela… -rouge comme maintenant… chère petite -âme candide… Eh bien… moi non plus, -Geneviève, je ne le comprends pas. Mais -vous voulez bien… ce n’est pas mal, de -vous regarder encore un peu… longtemps… -pour la dernière fois… »</p> - -<p>Gravement, sans oser remuer, sans pouvoir -parler, je le regardais moi-même — je -sentais ma douleur grandir, grandir tellement -qu’elle semblait s’élever très haut, -planer au-dessus de nous… Je vis ses yeux -se voiler, ses lèvres frémir.</p> - -<p>« Pour la dernière fois… oh ! que c’est -dur, mon enfant chérie… Je devrais vous -dire de ne plus penser à moi… mais c’est -trop… Vous ne m’oublierez pas… pas tout -à fait, dites… quand vous ne me verrez -plus ?… »</p> - -<p>Je demeurai muette — incapable de prononcer -une syllabe. Il luttait pour ne pas -me donner encore une fois le spectacle de -sa détresse.</p> - -<p>« Non… non… je ne veux pas être égoïste -et lâche comme hier… j’aurai du courage… -j’en ai en ce moment, je vous assure… -Pourtant, si vous voulez ne pas garder de -moi un souvenir trop lamentable… il faut -partir… maintenant… pendant que je peux -encore vous sourire… »</p> - -<p>Quel sourire !… C’est ainsi que je le revois -toujours — debout devant moi, avec ses -yeux pleins d’amour dans sa figure pâle, -et sa bouche tremblante qui souriait pour -ne pas pleurer…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XIX</h2> - - -<p class="date">Octobre 1907.</p> - -<p>Mes souvenirs me font mal — ils me -font peur. Je craignais d’oublier, et -voilà que je viens de revivre les moindres -détails de ma vie avec une intensité qui -m’épouvante. Ma mémoire est trop fidèle. -Parmi ces feuilles mortes que je croyais -ramasser, j’ai trouvé des branches vivaces — des -rameaux couverts d’épines dont les -pointes aiguës me blessent et me déchirent. -Dois-je les laisser retomber ? Il me semble -au contraire que je voudrais les serrer dans -mes mains, pour me sentir souffrir encore…</p> - -<p>Après l’adieu de François, je ne sais plus -bien… Pourtant, je me rappelle distinctement -le retour de Philippe.</p> - -<p>Il revient le surlendemain ; il m’a écrit, -comme papa le prévoyait, que tout allait -bien — qu’il avait pu, cette fois, s’entendre -avec Mauroy pour donner satisfaction aux -ouvriers… Je l’attends — je sais ce que je -peux lui dire, et ce que je lui cacherai toujours ; -ces deux journées de lutte contre -moi-même m’ont vieillie et mûrie — et puis, -j’ai promis à François que son sacrifice ne -serait pas inutile. Pour cela, je dois me -résigner — non à mentir, mais à ne pas -laisser voir le fond de mon âme. Philippe -ne soupçonnera jamais ce que j’ai voulu -faire ; pour qu’il vive en paix, je garderai -ce secret qui m’étouffe. Ce sera ma punition — et -non la moins dure.</p> - -<p>Philippe est là. Qu’il me paraît jeune — comme -ses yeux sont clairs ! Il est mon -aîné de quatre ans, mais j’ai vécu plus que -lui, maintenant… Nous sommes assis tous -les deux dans son bureau ; il m’a raconté -ses efforts, la mauvaise volonté de Mauroy ; -il avoue que le caractère de son associé -est quelquefois difficile — j’essaie de -l’écouter avec intérêt. Au milieu de tout -cela, je devine dans son esprit, je vois dans -son regard une inquiétude — je sens venir -un nom que je redoute et qu’il faudra pourtant -bien prononcer… Enfin il parle.</p> - -<p>« Demain, je passerai prendre des nouvelles -de François… Il semblait si énervé, -si souffrant… l’autre jour… quand je vous -ai quittés… Je crains qu’il n’ait de la peine -à reprendre le dessus… »</p> - -<p>Il est bon, comme toujours. Et puis, il -ruse, inconsciemment — pour savoir. Mais -j’ai pesé d’avance tous mes mots.</p> - -<p>« Si tu allais le voir, tu ne le trouverais -pas : il doit être depuis hier à Guéthary. Je -l’ai revu… il était plus calme… Il compte -rester là-bas une quinzaine de jours… -puis il partira pour Saïgon…</p> - -<p>— Pour Saïgon ? fait vivement Philippe. -Il recommence à voyager ? Il doit séjourner -longtemps ?…</p> - -<p>— Oh ! oui… plusieurs années… Il s’est -décidé à accepter ce poste de directeur -d’École qu’on lui offrait : tu sais bien que, -s’il avait refusé d’abord, c’était uniquement -à cause de sa mère.</p> - -<p>— C’est vrai… il me l’avait dit… » murmure -Philippe. Il paraît agité, heureux — sans -oser l’avouer. Je lis dans sa pensée -comme dans un clair miroir. Et soudain, -le miroir se ternit d’une buée légère.</p> - -<p>— Tu l’as revu ?… Où cela ?… Ici ?…</p> - -<p>— Non : rue Barbet-de-Jouy… »</p> - -<p>Cette fois, Philippe me regarde d’un air -troublé.</p> - -<p>« Ah ! tu es allée… chez lui…</p> - -<p>— Oui, dis-je simplement. Et j’ajoute : -Je l’ai trouvé dans la chambre de sa mère, -où il rangeait des papiers… »</p> - -<p>Un silence. Philippe a rougi : ma réponse -l’a touché, au point le plus sensible de son -brave cœur — il comprend tout ce que son -soupçon inexprimé a d’offensant pour moi. -Je l’observe ; assis dans son fauteuil à -dossier de cuir, il contemple distraitement -son bel encrier, sa main joue avec la petite -pelle d’ivoire qu’il remue dans la poudre -bleue… C’est là, à cette même place, qu’il -aurait trouvé ma lettre… Un grand remords -me saisit, et aussi une joie de lui avoir évité -cette peine atroce. Doucement, je viens -derrière lui, je l’embrasse sur le front. Alors -il se retourne, il me prend la tête, il plonge -ses yeux dans les miens, sans que je les -baisse. Et il me rend mon baiser, tendrement, -avec confiance… Qu’il y ait eu entre -son cousin et moi un sentiment involontaire, -une sympathie intellectuelle un peu -trop vive — cela, il le croit — cela seulement : -il s’y résigne, quoiqu’il en souffre. -Mais il sait, il voit que ma conscience me -permet de le regarder en face. Et puis, -enfin, François s’en va. Son nom ne sera -plus jamais prononcé…</p> - -<p>Si, pourtant. Quelques semaines plus -tard. Furtivement, pendant tout ce temps, -j’ai guetté l’annonce d’une nomination -officielle que j’attends — pour ne pas rester -ainsi dans l’inconnu… La nouvelle a dû -m’échapper, malgré tout. Un soir, Philippe -rentre avec une figure contrainte, émue — rien -qu’à le voir, j’ai deviné…</p> - -<p>« Je viens de recevoir la visite de François, -dit-il, du ton le plus naturel qu’il peut. Il -m’a fait ses adieux… on lui demande de -partir, précipitamment… plus tôt qu’il ne -pensait… et il craint de ne pouvoir venir -ici comme il en avait l’intention. »</p> - -<p>Pas un mot de plus. Je comprends tout -ce que cette démarche a dû coûter à François ; -je comprends aussi que pour moi, -pour lui — pour notre honneur à tous les -deux — il <i>devait</i> mettre encore une fois sa -main dans celle de Philippe. Et maintenant, -c’est bien fini, je pense… Il me semble que -je tombe dans un trou noir… Mais je veux -être brave — brave comme lui.</p> - -<p>La vie reprend, lente et tranquille. Pour -échapper à l’inaction — au rêve, je me suis -décidée à penser aux autres : j’essaye de -faire un peu de bien — pas comme mes -vieilles tantes, ni comme « ces dames » de -l’orphelinat de Lille — mais à ma façon, -toute seule. J’ai commencé assez froidement, -dans l’espérance égoïste de me fuir moi-même ; -puis j’y prends goût : les pauvres ne -me font plus peur — j’apprends à leur parler ; -je leur consacre une assez grande partie -de mon temps. L’autre part, je la donne -à Thérèse. Je sais qu’elle a tout deviné : elle -ne m’a pas parlé du départ de François, -mais j’ai senti en elle une recrudescence -d’affection qui me fait chaud à l’âme. Les -enfants m’appellent « tante Geneviève » — je -les aime presque autant, je crois, que -s’ils étaient à moi.</p> - -<p>Philippe est redevenu vivant et joyeux ; -ses seuls ennuis lui viennent de l’usine, où -Mauroy continue soigneusement à entretenir -le « mauvais esprit » dont gémit mon -mari. Mais j’ai renoncé aux discussions sur -ce point, et nous n’avons plus aucun sujet -de querelles. Je joue du Mozart — Philippe -l’admet — je chante du Gounod, et j’ouvre -bien rarement les partitions de Wagner — surtout -celle de <i>Tristan</i>. Papa a pris sa -retraite. Il ne vieillit pas et continue à -battre Philippe aux échecs tous les mercredis -soirs.</p> - -<p>De Cochinchine, rien — pas un signe, -pas un mot. C’est le silence absolu. Philippe -ne fait aucune réflexion à ce sujet. Lui non -plus n’écrit jamais à son cousin. Cette affection -fraternelle s’est rompue, sans secousse — au -moins apparente. C’est peut-être un -bien. Pourtant, il y a toujours, dormant au -plus profond de mon cœur, une souffrance -vague, un désir fou de savoir, et cette nostalgie -de l’être aimé qui va en croissant, au -lieu de diminuer… Trois ans, quatre ans — déjà. -J’ai trente et un ans ; j’ai maigri, -pâli — je ne suis plus tout à fait « la jolie -petite madame Noizelles… » Mais je m’en -soucie peu.</p> - -<p>Et un soir — oh ! pourrai-je écrire cela ?… -Un soir, nous sommes tous les deux, Philippe -et moi, dans le salon. Un soir de juin. -Il fait encore grand jour ; la fenêtre est -ouverte. Je suis assise au piano, promenant -vaguement mes doigts sur les touches ; je -regarde Philippe qui lit son journal en -fumant. Tout à coup je le vois tressaillir ; -je l’entends pousser un cri étouffé. Le papier -lui échappe des mains. Je me lève brusquement, -envahie par une peur étrange.</p> - -<p>« Qu’est-ce que c’est ? » dis-je.</p> - -<p>Déjà Philippe a ressaisi la feuille que -j’allais prendre. Il la tient ferme, pliée — ses -yeux sont singuliers.</p> - -<p>« C’est… c’est… une mauvaise nouvelle… -Attends ; ne lis pas… »</p> - -<p>Tout mon sang se glace.</p> - -<p>— Une nouvelle… d’où ?…</p> - -<p>— De Saïgon… » balbutie Philippe. Et il -lâche le journal — ou je le lui arrache des -mains. D’abord je ne vois rien. Tout est -trouble. Et puis là — dans le coin, en bas, -à droite — quelques lignes :</p> - -<p>« Nous avons le regret d’apprendre la -mort presque subite de M. François -Chardin, directeur de l’École Indo-Chinoise, -décédé à Saïgon, des suites d’un -accès de fièvre pernicieuse. Monsieur -Chardin n’avait pas encore quarante-deux-ans ; -depuis la fondation de notre -jeune École, il la dirigeait avec une grande -compétence et un dévoûment à toute -épreuve. La science française perd en lui -un de ses plus distingués représentants. »</p> - -<p>Les mots — les mots effrayants sont là — bien -nets, cette fois. Je les relis — je m’assieds. -Je les relis encore… Suis-je folle ? -Non. Je sens le regard de Philippe fixé sur -moi. Mes mains sont froides, ma gorge -serrée ; mais ma tête est solide… Il s’est -trouvé mal, lui, autrefois, en apprenant que -j’avais failli mourir… Moi, je sais qu’il est -mort, et je ne m’évanouis pas… Seulement -je vois ses yeux, son pauvre sourire héroïque — j’entends -sa voix… « Ce n’est pas -la mort que je vais chercher… Nous nous -reverrons plus tard, quand nous serons -très vieux… » Oh ! François, mon ami !… -vous qui m’aimiez tant — et que j’aime -toujours — vous ne serez jamais vieux… -et je ne vous reverrai plus…</p> - -<p>Maintenant je pleure — avec la sensation -horrible de ne pas oser — d’étouffer, de -broyer la douleur affreuse qui me tord le -cœur. Il ne faut pas… il ne faut pas… -maintenant… Quel silence ! Je relève la -tête : Philippe est pâle, tremblant, comme -pétrifié. Mais sur ses joues, je vois deux -grosses larmes… Et il me dit, tout bas, -presque humblement.</p> - -<p>« Moi aussi… je l’aimais bien… »</p> - -<p>Pauvre Philippe !</p> - -<p>Je suis malade — très malade, d’une bienheureuse -grippe qui n’a aucun rapport -apparent avec les peines morales, mais qui -est suivie d’une grande dépression nerveuse. -Le docteur Garnier parle de neurasthénie -et m’envoie dans la montagne — seule — s’il -savait ce que la solitude est devenue -pour moi !… Philippe ne peut pas — ne veut -pas m’accompagner. Il n’est plus jaloux — est-on -jaloux d’un mort ? — mais il comprend -qu’en ce moment nous serions -malheureux l’un par l’autre. Alors, Thérèse, -qui ne se sépare jamais de ses enfants, -m’amène Jacques, tout grandelet, un peu -anémié par une croissance subite.</p> - -<p>« Si j’osais, dit-elle, je vous demanderais -de le prendre avec vous… cela lui ferait -tant de bien !… »</p> - -<p>Ils sont tous très bons pour moi… Je pars -avec mon cher petit Jacques, mon compagnon -fidèle et tendre… Et je reviens guérie — de -corps, sinon d’âme. Et la vie recommence -encore…</p> - -<p>A quoi bon continuer ? Voilà neuf ans -de ces heures cruelles… Tout s’adoucit. On -ne peut plus être heureux, mais on se laisse -reprendre par l’existence quotidienne, -monotone, banale — consolante, pourtant. -J’ai cru m’enlizer dans cette torpeur. Philippe -absent, parti en Amérique pour plusieurs -mois, en quête de nouveaux capitaux — l’usine -périclitait, et il a dû finir par se -séparer de Mauroy — j’ai cru pouvoir évoquer -sans danger le passé, pendant que -j’étais seule avec moi-même, et j’ai écrit ces -pages — ces pages que mon mari ne pourrait -pas lire…</p> - -<p>Il me semble que j’ai eu tort — il me -semble que c’est mal. Cette paix que je -cherche — non pas tant pour moi que pour -l’homme excellent dont l’affection m’entoure -depuis vingt ans, dont la délicatesse -a respecté mes souffrances les plus secrètes — cette -paix, ce n’est pas ainsi que je l’obtiendrai…</p> - -<p>Allons, un peu de courage !… Je suis -assise près de la cheminée, mon manuscrit -sur les genoux ; la flamme monte, danse — m’invite -et me fascine… Encore un regard -à ces lignes sorties de mon cœur, encore -un adieu à mon cher souvenir — à mon -cher remords. Et puis — au feu, mes -douleurs ; au feu, mes tendresses : puisque -les feuilles desséchées s’obstinent à ne pas -vouloir mourir tout à fait — leurs cendres, -peut-être, ne ressusciteront plus.</p> - -<p class="ind small">Paris, 1907-1910.</p> - - -<p class="c gap">FIN</p> - - -<p class="c gap small">297-11. — Corbeil. Imp. F. LEROY.</p> - -<div class="break"></div> -<div class="c top4em"><img src="images/deco.jpg" alt="" /></div> - -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK FEUILLES MORTES ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ -concept and trademark. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin:0.83em 0; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE<br /> -<span style='font-size:smaller'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE<br /> -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</span> -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. 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Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. 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Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> diff --git a/old/66805-h/images/cover.jpg b/old/66805-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 9273024..0000000 --- a/old/66805-h/images/cover.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/66805-h/images/deco.jpg b/old/66805-h/images/deco.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 6658d88..0000000 --- a/old/66805-h/images/deco.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/66805-h/images/illu1.jpg b/old/66805-h/images/illu1.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 6919c5c..0000000 --- a/old/66805-h/images/illu1.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/66805-h/images/illu2.jpg b/old/66805-h/images/illu2.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 1f84bbf..0000000 --- a/old/66805-h/images/illu2.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/66805-h/images/illu3.jpg b/old/66805-h/images/illu3.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index a291d17..0000000 --- a/old/66805-h/images/illu3.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/66805-h/images/illu4.jpg b/old/66805-h/images/illu4.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 86b6d86..0000000 --- a/old/66805-h/images/illu4.jpg +++ /dev/null diff --git a/old/66805-h/images/illu5.jpg b/old/66805-h/images/illu5.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index a7d8647..0000000 --- a/old/66805-h/images/illu5.jpg +++ /dev/null |
