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-The Project Gutenberg eBook of Le Calvaire des Femmes, by Marie-Louise
-Gagneur
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Le Calvaire des Femmes
-
-Author: Marie-Louise Gagneur
-
-Release Date: August 11, 2021 [eBook #66035]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-Produced by: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously
- made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE DES FEMMES ***
-
-LE
-CALVAIRE DES FEMMES
-
-
-
-
-PAR
-
-M.-L. GAGNEUR
-
-
-
-
-PARIS
-
-ACHILLE FAURE, LIBRAIRE-EDITEUR
-
-18, RUE DAUPHINE, 18
-
-1867
-
-Tous droits réservés
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-CHAPITRE I
-CHAPITRE II
-CHAPITRE III
-CHAPITRE IV
-CHAPITRE V
-CHAPITRE VI
-CHAPITRE VII
-CHAPITRE VIII
-CHAPITRE IX
-CHAPITRE X
-CHAPITRE XI
-CHAPITRE XII
-CHAPITRE XIII
-CHAPITRE XIV
-CHAPITRE XV
-CHAPITRE XVI
-CHAPITRE XVII
-CHAPITRE XVIII
-CHAPITRE XIX
-CHAPITRE XX
-CHAPITRE XXI
-CHAPITRE XXII
-CHAPITRE XXIII
-CHAPITRE XXIV
-CHAPITRE XXV
-CHAPITRE XXVI
-CHAPITRE XXVII
-CHAPITRE XXVIII
-CHAPITRE XXIX
-CHAPITRE XXX
-CHAPITRE XXXI
-CHAPITRE XXXII
-CHAPITRE XXXIII
-
-
-
-
-LE
-
-CALVAIRE DES FEMMES
-
-
-
-
-PREMIÈRE PARTIE
-
-
-
-
-I
-
-
-«La classe ouvrière est comme un peuple d'ilotes au milieu d'un peuple
-de sybarites; il faut lui donner une place dans la société.... Elle
-est sans organisation et sans lien, sans droits et sans avenir; faut lui
-donner des droits et un avenir, et la relever à ses propres yeux par
-l'association, l'éducation, la discipline.
-
-«Aujourd'hui la rétribution du travail est abandonnée au hasard ou à
-la violence; c'est le maître qui opprime ou l'ouvrier qui se révolte.
-
-«La pauvreté ne sera plus séditieuse lorsque l'opulence ne sera plus
-oppressive.»
-
-L.N. Bonaparte.
-
-(_Extinction du paupérisme._)
-
-
-Le 25 janvier 1844, il se passait dans une chaumière de Monestier, l'un
-des plus pauvres villages de l'infertile et montagneuse Ardèche, un
-drame intime et poignant.
-
-C'était vers le soir. Le vent soufflait avec violence dans les
-châtaigneraies et ébranlait la masure. La neige, tombant à flocons
-pressés, hâtait la nuit.
-
-Une chambre unique servait de cuisine, de dortoir, de cave, de grenier
-et d'étable à la famille qui l'habitait. La seule richesse de ces
-malheureux, c'était une chèvre efflanquée couchée dans un coin.
-
-Un feu de bois mort glané la veille dans la forêt, un feu
-parcimonieux, jetait une clarté rougeâtre qui rendait encore plus
-triste le jour blafard.
-
-Dans leurs châssis vermoulus, les vitres tremblaient, laissant passer
-le vent. Deux carreaux cassés étaient masqués par des haillons.
-
-Cet antre, dont on ne saurait peindre la couleur sombre et la misère
-sordide, était habité par Jacques Bordier, sa femme et ses cinq
-enfants, cinq filles, dont l'aînée n'avait pas neuf ans.
-
-L'enfance, si gracieuse avec ses joues roses, ses rires naïfs et ses
-yeux candides, qui laissent voir l'âme à fleur du regard, se
-présentait là repoussante, presque hideuse. Ces enfants, c'étaient
-des animaux humains grouillant dans l'immondice. Et cependant de ces
-visages barbouillés et comme hébétés il jaillissait parfois des
-éclairs d'intelligence; on devinait, sous cette couche de malpropreté,
-des formes qui peut-être eussent été exquises, si déjà la
-souffrance ne les eût flétries.
-
-Jacques Bordier, accoudé sur une table, était pensif. Sa figure
-énergique, presque sauvage, exprimait à la fois l'amertume et
-l'abattement.
-
-Une bouteille était devant lui. Fréquemment il emplissait son verre et
-buvait une gorgée de genièvre.
-
-Sa femme, étendue sur un misérable grabat, de temps à autre faisait
-retentir la cabane de cris déchirants.
-
-Une voisine, remplissant les fonctions de garde, rôdait dans cet
-intérieur lugubre, attisait le feu, secourait la malade.
-
-Un des enfants dit tout à coup:
-
-«J'ai faim.»
-
-Et les autres répétèrent:
-
-«J'ai faim».
-
-La vieille ouvrit un bahut, en tira un morceau de pain noir qu'elle
-partagea entre les cinq enfants.
-
-La petite Marie, qui était l'aînée, voyant les portions si minces,
-refusa la sienne pour la distribuer aux autres.
-
-Elle alla s'asseoir devant le feu, qu'elle contempla tristement, et à
-la dérobée elle jetait un regard avide sur ses sœurs qui mangeaient.
-
-Jacques Bordier se détourna pour ne pas voir.
-
-La voisine, ayant examiné la malade, dit à Marie:
-
-«Dépêche-toi, ma fille, de coucher les enfants.»
-
-Il n'y avait qu'un lit pour les cinq petites. C'était un cadre de bois
-qui contenait une paillasse recouverte de guenilles.
-
-Marie plaça les trois plus grandes au pied, coucha la plus jeune à la
-tête et s'étendit à côté d'elle.
-
-Bientôt les enfants s'endormirent, excepté Marie, qui, chaque fois que
-sa mère faisait entendre un nouveau cri de douleur, soulevait sa tête,
-effrayée et curieuse, et, les yeux pleins de larmes, regardait.
-
-«Si c'est encore une fille, dit Jacques d'une voix sourde, dès demain
-je pars.
-
---Vous ne ferez pas cela, répondit la mère Michu. Le bon Dieu ne vous
-abandonnera pas.»
-
-Jacques hocha la tête.
-
-«Le bon Dieu!
-
---J'ai fait prévenir hier Mlle Borel de votre malheureuse position.
-Elle vous viendra en aide; car ce sont de braves gens, ces Borel.
-
---Si j'allais à la messe, à la bonne heure; mais Mme Borel est dure
-pour ceux qui ne fréquentent pas l'Église. Moi, faire des momeries,
-jamais!
-
---Mme Borel, je ne dis pas; mais sa belle-sœur, Mlle Bathilde, n'est
-guère dévote; c'est à elle que j'ai fait parler. Elle viendra, vous
-verrez.
-
---Ah! c'est toujours l'aumône, l'humiliation.... J'ai du courage
-cependant, et deux bras pour travailler. Mais voilà vingt jours que la
-neige nous ôte le pain! Et cinq filles à nourrir! Si cela continue, il
-faudra bien faire comme les autres, partir et aller mendier.
-Mendier[1]!!!»
-
-Il se cacha la tête dans les mains.
-
-La malade écoutait, le regard fixe. La souffrance physique et l'excès
-du désespoir semblaient avoir pétrifié son visage dont les lignes,
-dans cette immobilité, revêtaient une distinction peu commune.
-
-Cependant la douleur grandissait. On l'entendait aux vibrations de plus
-en plus stridentes de la voix.
-
-Enfin un cri suprême annonça la fin de la crise.
-
-Un enfant était né.
-
-«Eh bien! demanda Jacques en se soulevant avec anxiété.
-
---C'est une fille, répondit à demi-voix la voisine.
-
---Encore une fille!»
-
-Et il se laissa retomber avec accablement. Puis, l'instant d'après, il
-se redressa, la colère au visage. Il saisit la bouteille, la brandit
-avec menace, comme s'il voulait la lancer au nouveau-né, et la brisa
-contre terre en proférant une horrible malédiction.
-
-Après avoir maudit l'enfant, il invectiva la mère.
-
-La pauvre femme sanglotait.
-
-L'enfant criait de froid; car rien n'était préparé pour la recevoir.
-
-Marie se souleva et tendit les bras.
-
-«Donnez-la-moi, mère Michu, je la réchaufferai.»
-
-En cet instant entra Mlle Borel, accompagnée d'un domestique qui
-portait un paquet.
-
-Mlle Borel pouvait avoir vingt ans. Bien qu'elle fût petite, ses traits
-étaient grands, nobles et sérieux. L'œil, profond et ferme, au
-premier abord semblait un peu sévère; mais cette sévérité était
-tempérée par l'aménité du sourire et la douceur de la voix.
-
-À son arrivée, Jacques Bordier releva la tête. Des larmes brillaient
-dans son regard farouche.
-
-D'un coup d'œil, Mlle Borel vit ces larmes et toute cette misère. Elle
-se sentit navrée, mais elle réprima vite la compassion qui se peignit
-sur son visage. Elle savait que la pitié blesse les âmes fières. Elle
-pensait que ce n'est pas seulement la misère qui dégrade, mais que
-c'est plutôt l'aumône qui place le pauvre dans une humiliante
-infériorité. Or, la pitié, n'est-ce point l'aumône du cœur?
-
-«J'ai appris, dit-elle, que Françoise devait accoucher plus tôt
-qu'elle ne l'avait pensé, et j'apporte du linge pour le nouveau-né,
-une couverture et du vin pour la malade.
-
---Ah! mademoiselle, que vous êtes bonne!» soupira Françoise.
-
-Jacques essuyait ses larmes à la dérobée, et son visage trahissait
-l'embarras.
-
-«Voyez, mademoiselle, dit la mère Michu, qui venait d'envelopper
-l'enfant dans des langes propres, la belle petite fille! Et Jacques qui
-se désespère!
-
---Combien donc avez-vous d'enfants? demanda Mlle Borel en se tournant
-vers Bordier.
-
---Je n'ai pas d'enfants, je n'ai que des filles.»
-
-Mlle Borel ne releva point cette singulière réponse, qui ne parut pas
-même la surprendre.
-
-Le paysan, en effet, ne considère que la force. Comme il n'a d'autre
-richesse que ses bras, la naissance d'un garçon qui pourra l'aider dans
-ses travaux, c'est dans l'avenir une augmentation de bien-être; mais la
-naissance d'une fille, c'est plutôt, en perspective, un accroissement
-de pauvreté.
-
-«J'ai maintenant six filles, reprit-il avec un rire sardonique. Six
-filles! Et cette baraque est toute ma fortune. On pioche, n'est-ce pas,
-comme des galériens tout le long du jour: les galériens, eux, sont
-nourris; pour nous, il n'y a pas toujours du pain noir sur la planche.
-Jamais de vin, ni de pitance; à peine buvons-nous de mauvaise
-genevrette[2]. Nous couchons sur la paille comme des animaux; pour
-vêtements, nous avons des guenilles. Mais encore j'ai beau suer à la
-peine, je ne puis gagner pour sept, pour huit maintenant. D'ailleurs il
-faut trouver de l'ouvrage. Si la neige, la pluie, la glace, la maladie
-suspendent la besogne, que devenir? Ah! le malheur s'acharne après moi.
-Un garçon serait venu, ça m'eût donné du courage. Je me serais dit:
-«Eh bien! si tu le nourris maintenant, plus tard il te nourrira.» Mais
-des filles, que voulez-vous que j'en fasse? Les envoyer à Lyon ou à
-Saint-Étienne? Ah! on sait ce qu'elles deviennent là-bas.... La honte,
-quoi! ou la misère, et plus souvent encore toutes les deux à la fois.
-Ça, c'est l'avenir. Pour le moment, si ce temps-là se prolonge, il
-faudra que je parte avec mon aînée, une besace sur le dos. Moi,
-Jacques le terrassier, qui ai toujours gagné mon pain et porté la
-tête haute, j'irais frapper à toutes les portes, essuyer les
-rebuffades et le mépris, et peut-être m'entendre traiter de paresseux!
-Est-ce bien possible? Il le faut, pourtant. Les petites ont mangé ce
-soir le dernier morceau de pain. Ah! tous les riches ne vous ressemblent
-pas, mademoiselle! Vous me croyez, vous, parce que vous avez bon cœur;
-mais combien penseront que je les trompe pour avoir quelques sous!»
-
-Mlle Borel écoutait Jacques avec une émotion grave et contenue.
-
-«Mon ami, dit-elle simplement, voulez-vous me confier votre dernière
-fille? je l'adopterai. Je ne yeux point vous faire l'aumône. Venez
-demain à la maison, je vous donnerai du travail.
-
---Oh! merci, mademoiselle! s'écria Françoise en pleurant.
-
---Vous ne me devez aucune reconnaissance, repartit la jeune fille. J'ai
-un travail très-pressant à faire exécuter dans la serre, et Jacques
-m'obligera au contraire de vouloir bien s'en charger.
-
---J'irai demain, mademoiselle, dit le terrassier, si ému que sa voix
-tremblait.
-
---Eh bien! me donnez-vous la petite?
-
---Dès qu'elle pourra marcher,» répondit la mère. Mlle Borel prit
-l'enfant, la regarda longtemps, et, à mesure qu'elle la regardait, son
-visage aux lignes si graves s'attendrissait. Il avait un rayonnement qui
-ressemblait à la joie maternelle.
-
-«Ma chère petite Madeleine, dit-elle, que tu seras belle!»
-
-Elle la baisa pieusement et sortit.
-
-
-[Note 1: D'après M. de Watteville, il est des localités dans la partie
-montagneuse de l'Ardèche dont presque tous les habitants quittent leur
-domicile pendant l'hiver pour se livrer à la mendicité, soit dans les
-communes de ce département, soit dans celles du Dauphiné, où la
-température est moins rigoureuse.]
-
-[Note 2: Boisson qu'on fait dans les montagnes avec le genièvre.]
-
-
-
-
-II
-
-
-Dix-neuf ans se sont écoulés.
-
-En 1863, M. Borel, fabricant de soieries, jouissait sur la place de Lyon
-d'une réputation qu'il devait autant à la supériorité de ses
-produits qu'à l'étendue de ses relations commerciales.
-
-Il occupait à la Croix-Rousse près de trois mille métiers; il faisait
-l'exportation sur une grande échelle, principalement en Amérique.
-Paris recherchait ses velours et ses façonnés; la Prusse et
-l'Angleterre copiaient ses dessins.
-
-M. Borel était en outre un industriel intègre, justement considéré.
-À Lyon, d'ailleurs, ce proverbe: «Que le bien mal acquis ne profite
-pas,» est passé à l'état d'axiome et presque de croyance
-superstitieuse. Une fortune consolidée est une fortune légitimée dont
-on ne doit pas chercher à vérifier la source. Fortune entraîne donc
-essentiellement considération.
-
-M. Borel possédait à un haut degré l'intelligence des affaires et une
-aptitude particulière pour l'industrie de la soierie, qui est surtout
-une industrie de détails. Incapable d'embrasser une idée d'ensemble,
-une idée de quelque élévation, il passait cependant pour un homme
-supérieur; et, grâce à l'importance que lui donnaient ses millions,
-il exerçait au conseil municipal, dont il faisait partie depuis 1848,
-une influence non contestée.
-
-Il se disait libéral, entièrement dévoué aux intérêts de la classe
-ouvrière. C'était, il est vrai, un cœur généreux. Survenait-il une
-crise commerciale, il était le premier à organiser des quêtes
-auxquelles il souscrivait largement. À Lyon, les sociétés de
-bienfaisance sont innombrables. M. Borel en fonda une nouvelle sous le
-patronage d'un saint quelconque: car, à Lyon, la charité ne va point
-sans la superstition. Cette société avait pour but de secourir les
-ouvriers sans travail.
-
-Toutefois, M. Borel n'admettait que l'aumône pour remédier au
-paupérisme, qu'il regardait comme un mal fatal, nécessaire même à
-l'équilibre social.
-
-Il dépensait chaque année à soulager les ouvriers nécessiteux une
-somme considérable; mais il n'eût pas augmenté d'un centime leur
-salaire. Quoiqu'il mit son orgueil et qu'il éprouvât une satisfaction
-véritable à faire le bien, il voulait aussi que le bien lui profitât,
-soit en considération, soit en influence. Peut-être pratiquait-il un
-peu, à son insu, ce système de bienfaisance calculée qui consiste à
-placer l'obligé dans la dépendance du bienfaiteur.
-
-Ainsi, comme il arrive souvent, l'esprit de conservation étouffait
-parfois en lui le sentiment de la bienveillance et de la justice.
-
-M. Borel avait environ soixante ans. Il était grand, d'un blond
-grisonnant. Il possédait l'embonpoint qui sied à un homme de cet âge
-et de cette importance. Sur sa figure douce se lisaient les vertus
-domestiques. Tout en se targuant de libéralisme, il se disait
-chrétien; car il regardait la religion comme un frein nécessaire. Il
-allait aux offices les jours de grande fête. Ses deux filles avaient
-été élevées au Sacré-Cœur, et son fils au collège des Jésuites.
-
-Mme Borel était une nature passive, religieuse jusqu'à la
-superstition. Elle était dame patronnesse d'une foule d'associations
-pieuses, et chaque année elle faisait quelque vœu à Notre-Dame de
-Fourvières.
-
-Professant au plus haut degré le respect pour le sexe fort, elle
-admirait toutes les idées de son mari sans chercher à les comprendre;
-mais en revanche elle critiquait avec âpreté, sans les comprendre
-davantage, les opinions généreuses et avancées de Mlle Bathilde sa
-belle-sœur.
-
-Il y avait entre Mlle Borel et son frère une complète dissemblance de
-pensée et de caractère.
-
-Indifférente aux questions de détail, son intelligence élevée ne se
-plaisait qu'aux vastes synthèses. C'était non-seulement un esprit
-supérieur, mais un grand caractère, passionné pour la justice,
-inaccessible aux préoccupations égoïstes.
-
-On lui refusait la tendresse; on l'accusait parfois d'insensibilité;
-mais elle avait au suprême degré cette bonté réfléchie qui excuse
-toutes les faiblesses parce qu'elle tient compte des luttes entre les
-organisations et les milieux où ces organisations se développent,
-parce qu'elle tient compte surtout des déviations causées par la
-contrainte qu'imposent souvent à nos penchants les lois morales ou
-sociales.
-
-Dans sa jeunesse, Mlle Borel avait, elle aussi, pratiqué la charité
-chrétienne, c'est-à-dire l'aumône; mais elle eut bien vite reconnu
-l'impuissance de ces secours isolés. Son esprit avait mûri, et son
-cœur s'était ouvert à de plus larges sentiments. Une souffrance
-individuelle l'affectait sans doute, mais surtout comme symptôme
-social. Le dévouement à l'individu lui paraissant stérile, elle fut
-entraînée vers les études et les spéculations qui remontent aux
-causes mêmes du mal afin de les détruire.
-
-Ainsi préoccupée d'intérêts généraux, elle n'avait jamais pensé
-au mariage. Sa supériorité et ses idées indépendantes très-connues
-avaient aussi effrayé les prétendants que sa fortune eût pu attirer.
-Elle était assez forte pour supporter l'isolement, et les affections
-intimes ne lui étaient point indispensables. D'ailleurs l'adoption de
-Madeleine Bordier, le soin qu'elle avait pris de l'éducation de cette
-enfant, avaient occupé son cœur. Cette maternité élective
-satisfaisait son caractère élevé mieux que ne l'eût fait peut-être
-la maternité du sang.
-
-Mlle Bathilde montrait une grande indulgence pour l'infériorité
-intellectuelle des personnes qui l'entouraient. Cependant la fermeté
-qu'elle mettait à défendre ses opinions, faisait dire parfois que,
-semblable à toutes les vieilles filles, elle tournait à l'aigreur.
-Elle était respectée, mais non point aimée de son neveu et de ses
-nièces, dont elle critiquait l'éducation ultra-catholique.
-
-Mlles Laure et Béatrix, au sortir du couvent, avaient une tenue
-modeste, c'est-à-dire compassée, parlaient à demi-voix, connaissaient
-un peu d'arithmétique, de géographie, un peu d'histoire profane
-d'après le père Loriquet, beaucoup d'histoire sainte et de
-catéchisme, tapotaient un quadrille, solfiaient un cantique, brodaient
-admirablement une chasuble, possédaient en un mot de ces petits talents
-dits d'agrément juste ce qu'il en faut pour obtenir dans le monde la
-réputation de jeunes personnes accomplies.
-
-Lorsque Mlle Bathilde s'élevait contre cet enseignement, Mme Borel lui
-répondait d'un ton sec:
-
-«Croyez-vous que je veuille faire de mes filles des voltairiennes ou
-des socialistes?»
-
-M. Borel aurait désiré que son fils Maxime continuât son industrie et
-profitât du capital de considération que lui-même s'était acquis
-parmi ses concitoyens. Mais Maxime, au collège des Jésuites, s'était
-lié avec des jeunes gens de famille noble qui lui avaient communiqué
-des idées de grandeur. Il voulut entrer dans la diplomatie; il obtint
-donc d'aller à Paris pour y faire des études spéciales.
-
-À Paris, Maxime, au lieu de viser au ministère des affaires
-étrangères, se fit admettre dans les clubs de la fashion; au lieu
-d'étudier les langues orientales, il ne cultiva guère que cette sorte
-d'argot qui est la langue du quartier Bréda.
-
-Comme la pension fournie par son père ne lui suffisait pas, il
-emprunta. Mme Borel, confiante dans l'éducation religieuse qu'avait
-reçue Maxime, croyait à la vertu de son fils comme à un article de
-foi. Quand elle acquit la preuve qu'il avait dépensé trois cent mille
-francs en cinq ans, et perdu son innocence baptismale avec des Coralies,
-des Madelons et des Rigolboches, elle faillit en mourir de douleur.
-
-Elle obtint de M. Borel d'aller avec ses filles passer dorénavant
-l'hiver à Paris, afin d'y surveiller la conduite et les études de
-Maxime.
-
-Au mois de mars 1863, la famille Borel se trouvait réunie au grand
-complet dans le luxueux appartement qu'elle occupait rue de la
-Chaussée-d'Antin. C'était une soirée tout à fait intime. Il n'y
-avait là que la famille Daubré de Lomas.
-
-M. Daubré était un riche manufacturier de Lille. Sa femme, fort
-coquette, habitait Paris pendant la saison des bals.
-
-Elle s'était éprise de Maxime, et, pour le rencontrer, elle venait
-chez les Borel, qu'en sa qualité de Lomas elle trouvait pourtant
-bien bourgeois.
-
-M. Borel, arrivé de Lyon la veille, transmettait à M. Daubré les
-nouvelles commerciales. Ils devisaient ensemble sur les probabilités
-d'une guerre civile aux États-Unis. Ces bruits de guerre alarmaient
-également les deux industriels. En effet, un conflit en Amérique
-fermerait le principal débouché de l'industrie lyonnaise, et
-amènerait nécessairement pour la fabrication lilloise la hausse des
-cotons.
-
-Mlle Bathilde causait en aparté avec un tout jeune homme, le frère de
-M. Daubré.
-
-Mme Daubré coquetait avec Maxime.
-
-Mme Borel les observait attentivement. Elle avait fait un vœu à
-Notre-Dame de Fourvières pour la conversion de son fils, et
-elle s'étonnait que tant de vœux et de neuvaines eussent encore
-produit si peu de résultats.
-
-Laure feuilletait un album, et Béatrix, au piano, déchiffrait une
-romance à demi-voix. À côté d'elle se tenait le frère de Mme
-Daubré, Lionel de Lomas, un gandin de la seconde jeunesse, qui lui
-débitait des fadeurs en veloutant son regard. Lionel était pauvre et
-Béatrix aurait un million de dot. Mais, à la dérobée, il contemplait
-Madeleine Bordier avec une expression singulière.
-
-Madeleine brodait une tapisserie, et, plus rapprochée de la lampe que
-les autres personnages, elle se trouvait en pleine lumière. Parfois
-elle relevait la tête. Cette tête, resplendissante de vie, de réelle
-jeunesse, jetait comme un rayonnement sur cette société plus ou moins
-guindée et factice.
-
-«Ces crises commerciales qui nous sont si funestes, disait M. Borel,
-ont cependant leur utilité, car elles matent la classe laborieuse.
-Depuis la guerre d'Italie, il s'est produit à Lyon, parmi les anciens
-_voraces_, je ne sais quelle sourde fermentation qui ne laisse pas que
-d'être inquiétante. On dit que la misère seule pousse le peuple à
-l'insurrection; mais trop de bien-être a aussi son danger: il
-développe chez l'ouvrier l'esprit d'indépendance et des idées
-ambitieuses; plus l'ouvrier possède, plus il devient difficile à
-gouverner; enfin, quand il a devant lui quelque avance, il n'hésite
-point à se mettre en grève pour obtenir une augmentation de salaire.
-Chez vous les grèves sont-elles fréquentes?
-
---Nous en avons eu une en 49, répondit M. Daubré.
-
---Et vous avez cédé?
-
---Il le fallait bien alors. D'ailleurs, dans nos filatures, nous ne
-pouvons laisser chômer, sans une perte considérable, un matériel qui
-représente un capital énorme.
-
---Quand je devrais y perdre jusqu'à mon dernier sou, reprit avec force
-M. Borel, moi, je ne céderais jamais.
-
---Mais votre industrie n'offre pas les mêmes inconvénients que la
-nôtre.
-
---C'est vrai, nous avons moins à redouter que vous les grèves et les
-crises industrielles. La soierie se tisse dans des ateliers avec un
-outillage qui n'appartient pas au fabricant. Quand une crise se
-manifeste, nous suspendons nos commandes, et, n'ayant aucun capital
-engagé, nous perdons seulement l'argent que nous ne gagnons pas. Mais
-aussi le mauvais côté de cette organisation, c'est que, ne demandant
-que de faibles capitaux, elle permet à une foule de petits industriels
-de nous faire concurrence. Pour se soutenir, ils fabriquent à tous prix
-et fabriquent mal, gâtent les ouvriers et compromettent la haute
-considération dont la fabrique lyonnaise jouissait naguère. Beaucoup
-même ont adopté l'aune droite au lieu de l'ancienne aune à crochet.
-C'est depuis longtemps un grave sujet de conflit entre l'ouvrier et le
-fabricant.
-
---Et l'ouvrier a raison, dit Mlle Borel d'un ton cassant.
-
---«L'ouvrier a tort; l'usage fait loi,» répliqua sur le même ton M.
-Borel.
-
-Béatrix avait cessé de chanter, et Lionel était venu s'asseoir à
-côté de Madeleine.
-
-Madeleine, qui écoutait la conversation, avait interrompu son travail.
-
-«Comment, mademoiselle, dit Lionel, d'un ton à demi railleur, vous
-vous intéressez à de pareilles questions?
-
---Monsieur, répondit Madeleine avec quelque émotion, ma sœur aînée
-est ouvrière en velours, et c'est elle qui nourrit ma mère.
-
---C'est-à-dire, reprit Mlle Borel en s'animant, que l'ouvrier subit la
-loi du plus fort. L'ouvrier a droit à une mesure plus équitable. Or,
-votre aune à crochet n'est pas équitable, puisqu'elle le prive d'une
-partie de son salaire.
-
---Ma chère Bathilde, sur ce sujet nous ne nous entendrons jamais.
-Rompons donc là cette discussion. Vous êtes toujours dans la théorie
-pure; moi, je reste dans la pratique, par conséquent dans le vrai.
-
---Ma théorie, c'est le droit; votre pratique, c'est l'abus, repartit
-avec fermeté Mlle Borel.
-
---Ah! que ces utopistes nous font de mal! soupira M. Borel. Avec ces
-grands mots de droit, d'abus, d'exploitation, de privilège, ont-ils
-assez perverti le sens moral de la classe ouvrière, qui n'en est certes
-pas plus heureuse!
-
---Assurément, appuya M. Daubré, si Mlle Borel venait à Lille, elle
-verrait ce que produit l'augmentation des salaires. Chez nous un bon
-ouvrier peut gagner aisément quatre francs par jour, et une habile
-tisseuse deux et trois francs. Il y a peu de chômages. Et que voit-on
-chez nous? Une population abâtardie, livrée à la débauche. L'ouvrier
-est imprévoyant. S'il gagne au delà de ses besoins réels, il dépense
-son salaire au cabaret, et la famille n'en est que plus pauvre. Quant
-aux femmes employées dans nos manufactures, elles sont pour la plupart
-perverties dès l'âge de quinze ans, et leur gain se gaspille en
-colifichets.
-
---Monsieur, répondit Mlle Borel, il y a à cela d'autres causes que
-l'augmentation des salaires. C'est l'organisation même du travail
-manufacturier, c'est-à-dire la dispersion de la famille dans les
-manufactures, l'extrême division du travail; puis aussi le défaut
-d'éducation, l'exiguïté et l'insalubrité des logements; mais
-par-dessus tout, le sentiment de l'impuissance où sont les ouvriers
-d'améliorer leur position. Comment voulez-vous que cette femme qui,
-dès l'âge de huit ans, est réduite à l'état de machine, dont on n'a
-jamais cherché à développer le cœur ni l'intelligence, ait des
-instincts affectifs bien élevés, qu'elle exerce sur l'ouvrier une
-influence bienfaisante et sache le retenir dans des liens sérieux? Tant
-qu'on ne changera pas la condition de l'ouvrière, il n'y aura pas de
-salut possible pour l'ouvrier.
-
---Oui, ajouta le jeune Daubré d'un ton rêveur. En cela, l'idée
-chrétienne est juste: c'est la femme qui sauvera l'humanité.
-
---Enfin, ma sœur, c'est là votre dada!» repartit M. Borel avec
-humeur.
-
-Madeleine regarda anxieusement Mlle Borel, qui ne répondit pas.
-
-«L'ouvrier, l'ouvrière, la femme! dit Mme Daubré en se drapant
-coquettement dans la gaze qui l'enveloppait. Tous nos écrivains
-aujourd'hui se croient une mission sociale. À les lire, on dirait
-vraiment que l'ouvrier est une invention toute moderne, et qu'ils
-viennent de découvrir la femme.
-
---Ils la cherchent sans la trouver, répondit gravement Mlle Borel,
-ainsi que Diogène cherchait un homme. La femme n'existe pas encore.
-
---En vérité? Mais alors, ma tante, que sommes-nous donc?» demanda,
-en raillant, Béatrix qui visait à l'esprit.
-
---Des poupées dont les ressorts sont plus ou moins perfectionnés,
-selon l'habileté de vos institutrices; des poupées plus ou moins bien
-vêtues, selon votre bourse et le génie de vos modistes. Vous a-t-on
-jamais appris à occuper utilement votre intelligence? A-t-on jamais
-ouvert votre cœur aux idées grandes, généreuses? Mais tandis que la
-frivolité et l'oisiveté perdent la femme des classes supérieures,
-l'excès du travail et l'insuffisance des salaires avilissent
-l'ouvrière. En haut comme en bas, le défaut d'éducation est le plus
-grand mal. Quelle instruction lui donne-t-on à cette femme qui doit
-élever ses enfants? On ne connaîtra la femme que lorsqu'elle pourra
-développer ses facultés et s'affranchir, en gagnant honnêtement sa
-vie, de la dépendance matérielle de l'homme, dépendance qui
-l'annihile et la dégrade. Jusque-là, elle passera pour un être
-inférieur, frivole, corrompu ou corruptible.
-
---Ma chère Bathilde, interrompit M. Borel, vous n'êtes pas Française.
-Vous êtes digne d'être quakeresse et de prêcher en Amérique.
-
---En France comme en Amérique, et pour la femme comme pour l'homme, il
-n'y a de dignité possible qu'avec la liberté. La femme ne doit point
-être placée sous la tutelle absolue de l'homme. On doit surtout
-assurer, à celle qui travaille, l'indépendance qu'elle gagne à la
-sueur de son front.»
-
-Madeleine, en écoutant Mlle Borel, avait rougi et pâli tour à tour.
-Elle abaissa les yeux sur sa tapisserie, et l'on vit au bord de ses cils
-trembler une larme.
-
-«C'est à l'homme à travailler pour la femme,» objecta M. Borel.
-
-«Non, jamais, dit Maxime en lançant une œillade à Mme Daubré, nous
-n'habituerons nos Françaises à ces idées d'indépendance. Elles n'ont
-que faire de la liberté. Ce sont des autocrates qui veulent régner à
-tout prix. Ravissantes hypocrites, elles acceptent leur esclavage afin
-de mieux assurer leur empire.
-
---Je suis de votre avis, reprit Mme Daubré en minaudant: je trouve que
-nos bas-bleus sont injustes. Les hommes ne sont pas si ogres que
-certaines femmes, vieilles et laides, veulent bien nous les
-représenter. Et quand on sait les prendre....
-
---Pardon, madame, si je vous interromps, dit Mlle Bathilde. Quand on
-sait les prendre, dites-vous? Par ces mots seuls ne reconnaissez-vous
-pas une dépendance? Vous parlez pour la petite exception des femmes,
-jeunes et jolies, qui sont au-dessus du besoin, et qui ont le temps
-d'être coquettes. Moi, je parle pour le grand nombre: je parle de
-l'ouvrière, de celle qui n'a que ses yeux et ses doigts pour toute
-fortune, et qui se demande souvent, le soir, comment ses enfants
-mangeront le lendemain. Sans doute, madame, vous n'avez jamais
-pénétré dans ces bouges immondes où habitent la misère et le vice;
-vous y auriez rencontré souvent, bien souvent, hélas! des femmes
-battues par leurs maris ivrognes, privées de tout jusqu'à leur propre
-gain, par celui-là même qui devrait pourvoir à leur existence; vous
-les auriez vues désespérées en face de leurs enfants pleurant de
-faim. Toutefois, sont-ce les hommes qu'il faut condamner? non, ce sont
-les causes mêmes du mal. Vous dites que c'est à l'homme de travailler
-pour la femme; mais d'abord savez-vous ce que c'est que travailler du
-matin au soir à une besogne souvent répugnante? Vous faites-vous une
-idée de la souffrance morale et physique qu'il faut endurer pour gagner
-son pain? Vous qui passez votre vie dans l'insouciance, dans le plaisir,
-vous blâmez, n'est-ce-pas, sans miséricorde, le malheureux qui, un
-jour sur sept, va au cabaret, se laisse entraîner et dissipe son gain
-de la semaine? Assurément cet homme est égoïste, qui, par une
-coupable imprévoyance, laisse une famille dans la détresse; mais
-représentez-vous donc cette nature vigoureuse qui réclame, elle aussi,
-ses heures de liberté, d'expansion, de plaisir. Sans doute l'ivrognerie
-et la paresse engendrent de grands malheurs; sans doute il faut les
-combattre par tous les moyens; mais ce n'est pas à nous, oisifs, qui ne
-savons rien des tortures du travail et de la misère, de les condamner
-sans pitié, ces martyrs.
-
---Euh! euh! fit M. Daubré, voilà des maximes qui mèneraient loin!
-
---Moi, avec mes nerfs, dit Mme Daubré, je ne puis songer à ces
-choses-là. Comme on ne saurait y remédier, le mieux est d'y penser le
-moins possible.
-
---Mais ma sœur y remédie, repartit M. Borel avec raillerie.
-L'augmentation des salaires est au bout de ses tirades. De nos capitaux
-engagés, de nos risques, elle ne tient aucun compte.
-
---L'augmentation des salaires est un moyen insuffisant, répliqua Mlle
-Borel.
-
---Alors, voyons ta panacée.
-
---Je n'en ai pas. Je crois seulement qu'il est très utile de poser ces
-formidables problèmes, et d'appeler sur eux, dans l'intérêt de la
-classe riche, l'attention des législateurs. Je crois aussi au progrès
-de toute science; je crois qu'après des tâtonnements nécessaires, on
-trouvera cette panacée, et qu'on arrivera à régler, d'une manière
-plus équitable, les conditions du travail. Au siècle dernier, le
-_Contrat social_ de Jean-Jacques était une théorie audacieuse. Quel
-est aujourd'hui l'homme de bon sens qui croie au droit divin? Il viendra
-un temps, qui n'est pas éloigné, sans doute, où l'on reconnaîtra à
-tout homme et à toute femme son droit à une existence proportionnelle
-à ses besoins et en rapport avec ses facultés.»
-
-Madeleine et le jeune Daubré écoutaient Mlle Borel avec admiration,
-tandis qu'un sourire ironique effleurait les lèvres des autres
-auditeurs.
-
-«Eh bien! mademoiselle, dit tout bas Lionel à Madeleine, auriez-vous
-envie de devenir aussi économiste et bas-bleu? Ce serait dommage. Vous
-êtes si jolie et vous brodez si bien!»
-
-Madeleine rougit et reprit sa broderie.
-
-Béatrix observait le jeu de Lionel, et Lionel remarqua l'inquiétude de
-Béatrix.
-
-«Elle est jalouse, pensa Lionel, c'est bon à savoir: je tiens la
-dot.»
-
-Il se pencha de nouveau vers Madeleine.
-
-«Je gage, lui dit-il toujours à voix basse, que vous aimez la
-toilette?
-
---J'aime tout ce qui est beau, répondit-elle: les belles robes, comme
-les belles et généreuses pensées.
-
---J'avoue, moi, dit Béatrix en se rapprochant, que je n'entends rien à
-tous les beaux discours de ma tante. Mais, par exemple, j'adore les
-chiffons.
-
---Et moi les chevaux, ajouta Laure. Maxime, comment va
-Mademoiselle Lucie?»
-
-Maxime possédait une jument qu'il appelait Mademoiselle Lucie; mais, en
-revanche, sa maîtresse se nommait Pouliche.
-
-«Mademoiselle Lucie avait aujourd'hui ses nerfs, exactement comme une
-jolie femme, répondit Maxime. Les beaux chevaux et les jolies femmes,
-voilà mes passions. Ah! par ma foi! s'il est vrai que l'horizon soit
-chargé de nuages, jouissons toujours, et après nous le déluge! Louis
-XV était un philosophe qui valait bien Jean-Jacques. Vos idées
-d'amélioration, ma tante, me semblent impraticables. Si toutes les
-femmes allaient devenir indépendantes, dignes, quakeresses, ce serait
-la mort de notre société qui vit de luxe, d'oisiveté, de raffinement,
-j'oserai même dire de galanterie. J'espère que nos adorables
-Françaises y regarderont à deux fois avant de se laisser endoctriner.
-Ne faut-il pas que de mauvais sujets comme moi, qui ne saurions être
-autre chose, trouvent aussi une existence en rapport avec leurs
-facultés?
-
---Vous déraisonnez, Maxime, interrompit sévèrement Mme Borel,
-jusque-là silencieuse. Sans doute il y aura toujours des privilégiés
-et toujours des malheureux; non pas afin que vous puissiez satisfaire
-vos mauvais penchants, mais parce que Jésus-Christ a dit: «Il y aura
-toujours des pauvres parmi vous.»
-
---C'est évident, s'écria Mme Daubré. S'il n'y avait plus de
-pauvres, nous n'aurions plus de domestiques. Qui laverait ma vaisselle?
-Qui brosserait mes souliers? Je ne puis cependant pas brosser mes
-souliers.»
-
-Elle agitait, pour la faire admirer, sa main blanche et effilée.
-
-«Et, reprit Maxime avec ironie, quels moyens, nous, riches,
-aurions-nous de faire notre salut? Nous n'avons que l'aumône pour
-racheter nos péchés. À chacun son lot: les pauvres se sauvent par la
-souffrance; nous nous sauvons, nous, par le plaisir de faire le bien.
-Dieu est juste, tout est pour le mieux.
-
---Ne plaisantez pas avec ces choses-là, Maxime, dit encore Mme Borel.
-
---Il est certain, reprit hypocritement Mme Daubré, qui voulait gagner
-la mère de Maxime, que l'aumône est sainte, et que la charité
-chrétienne a plus avancé le progrès que tous les discours des
-philosophes.
-
---C'est ce que je nie, repartit Mlle Borel. Avec l'aumône, peut-être
-sauve-t-on son âme; mais, à coup sûr, on perpétue le paupérisme.
-
---Et cependant sans l'aumône, se récria vivement M. Borel, que
-deviendraient toutes ces familles qu'une maladie, un chômage, la mort
-de leur chef réduisent à la dernière misère?
-
---À Lyon, répliqua Bathilde, vous avez au moins quatre-vingts
-associations charitables, qui toutes fonctionnent admirablement. Quand
-l'industrie est prospère, elles suffisent à peine; mais vienne une
-crise commerciale, et vous voyez combien le charité privée est
-impuissante contre un tel flot de misères. Sans doute, l'aumône est
-louable au point de vue de l'intention; mais, comme tous les palliatifs,
-elle entretient le mal au lieu de le guérir. Je pense comme M.
-Wolowski, que «l'aumône est une sorte de régime protecteur de la
-misère.» Elle avilit les âmes et développe la paresse. Loin de
-resserrer les intérêts des classes, comme vous paraissez le croire,
-elle inspire le mépris chez celui qui donne et la haine chez celui qui
-reçoit. La doctrine religieuse de l'aumône et de la résignation a
-produit beaucoup de mal. Voyez le moyen âge et aujourd'hui l'Espagne
-avec ses légions de mendiants!
-
---Je vous en prie, Bathilde, s'écria avec indignation Mme Borel, ne
-dites pas devant mes filles des choses semblables!
-
---Vos filles sont aujourd'hui des femmes, et pourquoi ne seraient-elles
-pas initiées à des problèmes qui préoccupent tous les esprits?»
-
-Mme Borel haussa les épaules. Le front placide de M. Borel s'assombrit.
-Madeleine, émue, regardait Mlle Bathilde d'un air suppliant. M. et Mme
-Daubré avaient l'attitude embarrassée de gens qui vont assister à une
-scène de famille; car tous connaissaient le caractère entier de Mlle
-Borel.
-
-Mais la porte du salon s'ouvrit; un domestique entra fort à propos et
-remit à M. Daubré une large enveloppe cachetée. C'était une
-dépêche télégraphique ainsi conçue:
-
-«Agitation parmi les ouvriers. Tentative de coalition. Prompt retour.»
-
-M. Daubré pâlit et tendit la dépêche à sa femme.
-
-«Voilà, s'écria-t-elle, le résultat des discours de nos utopistes.»
-
-Il était tard. Comme M. Daubré devait partir de bonne heure le
-lendemain, il désira se retirer.
-
-Le jeune Daubré serra affectueusement la main de Mlle Borel, et lui
-exprima avec chaleur ses sympathies. Il salua respectueusement
-Madeleine.
-
-«À propos, dit Mme Daubré en partant, j'ai besoin d'une institutrice
-pour Jeanne. Je voudrais trouver une jeune fille douce et bien élevée.
-Jeanne est déjà un peu grandelette, et il faut commencer son
-éducation.
-
---Nous nous informerons, répondirent Mlles Borel; et si, parmi nos
-connaissances, nous découvrons un phénix, nous vous l'adresserons.»
-
-
-
-
-III
-
-
-Lille est la cité industrielle la plus importante du nord de la France.
-Là, comme dans tous les centres de grande industrie, l'économiste est
-frappé du contraste choquant que présente l'opulence et l'excès de la
-misère.
-
-C'est une triste, mais inévitable conséquence de notre ère de
-féodalité industrielle. L'application des forces mécaniques à
-l'industrie, dont le résultat ultérieur sera certainement pour l'homme
-l'affranchissement de tout travail dégradant ou pénible, le place
-aujourd'hui dans un esclavage plus douloureux qu'autrefois le travail
-isolé.
-
-L'homme, confondu pour, ainsi dire avec la machine, qu'il sert en
-instrument plutôt passif qu'intelligent, ne prenant à son travail,
-ordinairement divisé à l'extrême, qu'un intérêt secondaire,
-s'atrophie peu à peu, et ses instincts moraux s'affaiblissent d'autant
-plus aisément que son intelligence est plus annihilée.
-
-Dans la manufacture l'homme perd sa liberté. Il est caserné en quelque
-sorte, et placé jusqu'à un certain point sous l'autorité arbitraire
-du patron.
-
-Sans doute cette féodalité n'a pas à beaucoup près des résultats
-aussi abusifs, aussi désastreux que jadis la féodalité territoriale;
-mais elle produit cependant ce que produisent toutes les oppressions,
-des essors subversifs de liberté, autrement dit une profonde
-démoralisation engendrant une ignoble misère; et _vice versa_, cette
-misère engendrant la corruption.
-
-Cependant, en face des conquêtes de la civilisation, qui pourrait nier
-le progrès moderne, même au point de vue moral? et qui songerait à
-confondre ces deux époques dans une même réprobation?
-
-Aujourd'hui, à la place des tours orgueilleuses du château féodal, à
-la place de ces engins stériles ou plutôt destructeurs, s'élèvent
-les murailles pacifiques de l'usine; de l'usine, avec ses machines
-puissantes, fécondes, avec son armée de travailleurs. À la place de
-ce seigneur oisif, ignorant, hautain, toujours prêt à abuser de sa
-force, c'est le patron intelligent, actif; c'est même assez souvent un
-ancien ouvrier presque toujours bienveillant pour l'ouvrier.
-
-Mais l'époque que nous traversons est transitoire, et comme toutes les
-transitions, douloureuse. Les abus mêmes de cette féodalité nouvelle
-suscitent déjà et susciteront de plus en plus des tentatives
-d'affranchissement. Le perfectionnement des machines et de nos systèmes
-économiques amènera certainement pour l'ouvrier, qui sera un jour
-associé et non plus simplement salarié, une ère de liberté, de
-dignité moralisatrice et de bonheur relatif.
-
-Aujourd'hui, un certain nombre de grands industriels comprennent les
-devoirs de la richesse, et se préoccupent incessamment d'améliorer les
-conditions hygiéniques de leurs établissements, aussi bien que le sort
-des travailleurs.
-
-Mais, à côté de ceux-là, il en est d'autres que domine l'esprit du
-temps, et qui veulent s'enrichir vite et à tout prix. Leurs capitaux,
-disent-ils, ne peuvent dormir; et, par conséquent, pas de repos pour le
-travailleur. Ceux-là entassent les ouvriers dans des établissements
-insalubres, leur mesurant avec parcimonie l'air et l'espace. Ils exigent
-plus de travail et ils payent moins.
-
-Ainsi se montrait M. Daubré. C'était pourtant un homme compatissant,
-qui s'intéressait au bonheur de ses ouvriers. Mais il était pressé
-par la nécessité. Les goûts aristocratiques et luxueux de sa femme
-l'entraînaient à des dépenses excessives qu'il fallait couvrir.
-
-Il possédait deux filatures, l'une dans le quartier Saint-Sauveur, et
-l'autre en dehors de la ville. Il y avait joint tout récemment un
-tissage mécanique.
-
-Quiconque n'a pas traversé les courettes de Lille, quiconque n'a pas
-visité ces caves malsaines et nauséabondes où croupissaient, il y a
-quelques années, les ouvriers de cette ville, la plus riche de la
-Flandre, celui-là n'a point vu la misère dans toute sa hideur,
-celui-là ne peut se représenter l'état de dégradation morale et
-physique où elle fait descendre l'être humain.
-
-On se souvient encore de l'émotion produite par les révélations
-navrantes d'un illustre économiste; on n'a pas oublié le sombre
-tableau qu'il traça de ces logements souterrains.
-
-Aujourd'hui la plupart de ces caves ont été détruites; mais en 1863
-un assez grand nombre existaient encore.
-
-Vers le milieu de la rue des Étaques, rendue célèbre par la
-description qu'en a faite Blanqui, se trouvait un de ces bouges. Il
-était habité par un fileur du nom de Gendoux.
-
-Un soupirail fermé par une trappe servait à la fois de fenêtre et de
-porte. Il n'y avait d'autre escalier qu'une mauvaise échelle appuyée
-contre l'entrée. Ce jour parcimonieux, arrivant d'en haut, rendait plus
-lugubres encore des murs noircis par le temps et la malpropreté. Le
-mobilier était sordide.
-
-Cependant, quelques objets de luxe à bon marché, un miroir sur un
-bahut entre deux vases dorés, des fleurs en papier, des images
-encadrées, attestaient qu'une jeune fille avait paré naguère ce
-triste intérieur. Maintenant il y régnait ce désordre et cette
-incurie qui accusent l'abandon bien plus encore que la misère.
-
-Une femme déjà vieille, Thérèse Gendoux, était assise au-dessous du
-soupirail. Elle cousait un sarrau. À peine recevait-elle un jour
-suffisant pour ce travail grossier. Deux enfants étiolés, au visage
-blafard et boursouflé, aux membres amaigris, se tenaient à côté
-d'elle.
-
-Le plus jeune était âgé de quatre ans; mais on lui en eût donné
-deux au plus. Il se traînait à terre et fouillait dans les immondices
-qui couvraient le sol. L'autre, une fille de sept ans, ourlait un carré
-de grosse toile. À ce travail, elle gagnait environ deux sous par jour.
-
-Ces enfants appartenaient, non pas à Thérèse, mais à une ouvrière
-de fabrique qui s'absentait tout le jour et habitait la même cave.
-
-En effet, dans le fond de cette cave, déjà si sombre, se trouvait
-encore un réduit, et celui-là était tout à fait obscur. Il y avait
-place à peine pour un lit, une table et deux chaises.
-
-L'humidité suintait le long des murs, dont la couleur primitive avait
-entièrement disparu. On devinait, à l'entassement indescriptible de
-vêtements ou plutôt de haillons, d'ustensiles brisés, de débris
-informes, qu'on n'entrait là que pour passer la nuit. C'était plus
-triste et plus horrible qu'une prison; car on se disait: «Dans cet air
-putride vivent des êtres libres, qui n'ont commis aucun crime, qui ont
-droit à l'air, à l'espace, au soleil; c'est la misère seule qui les a
-relégués dans ce cachot infect.»
-
-En pénétrant là, on avait le cœur serré par l'angoisse, et la
-poitrine oppressée par une atmosphère méphitique. Un petit enfant s'y
-trouvait couché. Il dormait. Son visage livide ressemblait à celui
-d'un vieillard avec ses traits étirés, ses orbites creusées, ses
-lèvres décolorées. C'était effrayant à voir.
-
-Depuis quand dormait-il? Depuis le matin, depuis que sa mère était
-partie pour la fabrique, et maintenant il était cinq heures!
-
-Sa mère lui avait fait prendre un _dormant_[3] qui devait le plonger
-dans le sommeil jusqu'au soir.
-
-Cet enfant avait deux ans. Peut-être n'avait-il jamais respiré le
-grand air. Peut-être jamais ses pauvres petits membres n'avaient-ils
-senti la chaleur vivifiante du soleil. Et l'on se demandait tout d'abord
-s'il était bien possible qu'il y eût une mère assez cruelle pour
-condamner son enfant à ce sommeil, à cette réclusion.
-
-Hélas! cette femme avait trois autres enfants, et son mari ne revenait
-au logis que lorsque son gain de la quinzaine était épuisé. Elle
-emmenait avec elle à la fabrique son fils aîné qui avait huit ans. À
-eux deux, ils gagnaient un franc cinquante par jour. Avec ces trente
-sous, elle devait loger, nourrir et vêtir cinq personnes.
-
-Le soir, ces cinq êtres, semblables à des animaux, dévoraient quelque
-nourriture indigeste, car le feu ne s'allumait jamais; puis ils
-s'étendaient sur la paille humide qui leur servait de lit[4]. La mère
-Gendoux avait pitié d'eux. Quelquefois elle leur faisait de la soupe ou
-donnait aux enfants un peu de bière. Elle avait pris de l'affection
-pour ces petits qui demeuraient avec elle tout le jour, et elle devait
-chercher l'affection, car sur son visage triste et austère, plein de
-bonté pourtant, se lisait une douleur profonde. De temps à autre, un
-soupir s'échappait de ses lèvres, elle essuyait une larme et
-murmurait:
-
-«Pauvre Geneviève! que fait-elle? Mon Dieu! qu'est-elle devenue?»
-
-Quand la nuit fut close, la mère Gendoux alluma la lampe, monta
-l'échelle vermoulue, ferma la trappe, puis alluma le feu et prépara le
-souper pour Gendoux qui allait venir.
-
-L'enfant cessa de coudre et joua avec son petit frère.
-
-La mère Gendoux, inquiète, prêtait l'oreille à tous les bruits.
-Enfin elle entendit battre la retraite.
-
-«C'est bientôt l'heure; ils vont arriver,» pensa-t-elle.
-
-Elle mit un peu d'ordre dans ce souterrain. On ne tarda pas à frapper
-au soupirail. La trappe s'entr'ouvrit.
-
-C'était un homme de soixante ans environ. Encore robuste, il marchait
-cependant avec quelque difficulté; et sa taille était un peu déviée.
-Depuis longtemps il était fileur. Or, avant l'invention du renvideur
-mécanique, ce travail très-fatigant produisait souvent des
-déformations corporelles. Cet homme avait néanmoins dans le maintien
-et dans la démarche une distinction qu'on trouve rarement chez
-l'ouvrier, courbé toute sa vie sur le même travail.
-
-«C'est bon, tout est prêt. Thérèse, sers-moi la soupe, dit Gendoux
-d'une voix brève, car ils vont venir.»
-
-Il s'accouda sur la table, et parut préoccupé.
-
-La vieille femme servit le repas, et resta debout, les deux mains sur
-les hanches, baissant la tête dans une attitude inquiète, en face de
-Gendoux, qui ne la regardait point.
-
-«Ils vont venir? répéta-t-elle d'un ton interrogatif.
-
---Oui, va chercher les tabourets de la voisine, car ils seront bien une
-trentaine.
-
---Une trentaine! s'écria-t-elle effrayée. Ah! Gendoux, prends bien
-garde à ce que tu vas faire! Si on allait te mettre en prison! Es-tu
-sûr au moins de tous ceux que tu attends?
-
---Je suis sûr de tous les camarades. Ce sont des mécontents. Il y va
-d'ailleurs de leur intérêt comme du mien.
-
---Mais tous n'ont pas les mêmes motifs, murmura Thérèse.
-
---Sans doute, pas tous les mêmes; mais pourtant, combien auraient à se
-plaindre comme moi. Si ce ne sont pas les maîtres, ce sont les
-contre-maîtres qui, les premiers, corrompent nos filles et nos femmes;
-car ces manufactures, c'est trop souvent pour elles l'infamie.
-
---Au moins, reprit encore la femme de Gendoux, ne parle pas de
-Geneviève; c'est bien assez qu'elle nous ait quittés. Il ne faut pas
-qu'on sache tout notre malheur.
-
---Ah! tu crois qu'on l'ignore! répliqua le fileur dont le visage devint
-pourpre. Geneviève était la plus belle fille de la fabrique. Tout le
-monde la connaissait, et tout le monde savait bien que ce libertin de
-Lomas ne venait visiter la carderie que pour la voir. Depuis longtemps
-ses amies, et les hommes aussi, enrageaient contre elle parce qu'elle
-était sage. À la fabrique, un air modeste c'est un scandale! Aussi
-maintenant que ne dit-on pas? Parfois, il m'en arrive des bruits
-jusqu'aux oreilles, et elles me tintent à m'étourdir; le sang me monte
-aux yeux; je vois tout rouge, et je voudrais tuer quelqu'un. Mais il y a
-une meilleure vengeance. Je la tiens.»
-
-Thérèse s'était assise, et elle essuyait avec le coin de son tablier
-les larmes qui roulaient sur ses joues.
-
-«Ah! je te le disais bien, Gendoux, il ne fallait pas l'envoyer dans ce
-gouffre. Si elle était restée dentellière!
-
---Tu ne te souviens donc pas? J'étais malade; mon genou m'empêchait de
-travailler. Comme sarrautière tu gagnais douze sous, et Geneviève un
-franc avec sa dentelle. Encore lui fallait-il passer une partie de la
-nuit. Et quand je la voyais pâle, les yeux fatigués, toujours courbée
-sur son carreau, avec cette petite toux qui m'inquiétait, je me disais:
-«À la fabrique, elle peut gagner trente sous sans trop de peine; les
-couleurs lui reviendront aux joues.» Il y avait une place chez
-M. Daubré, à l'atelier des préparations, comme soigneuse de carderie,
-un métier propre et sain. Et puis elle était si fière! Qui aurait pu
-se douter jamais que ce Lomas aurait raison de cette vertu-là!
-
---Et tu es sûr que c'est lui qui a fait partir Geneviève?
-
---Je n'ai pas de preuves, malheureusement; mais j'en suis sûr, oui,
-sûr.
-
---Au moins il ne la laissera pas mourir de faim. Pauvre petite, que
-fait-elle là-bas? Ah! si seulement je savais son adresse! j'irais,
-vois-tu, et je la ramènerais. Car je ne dors plus, je ne mange plus, je
-n'ai de cœur à rien. Une enfant qui ne nous avait jamais quittés!
-Gendoux, si elle ne revient pas, je crois que j'en mourrai.»
-
-En cet instant, la trappe se souleva.
-
-«Ce sont eux! s'écria Thérèse avec effroi.
-
---Non, c'est la Bourgeat et son petit,» dit Gendoux.
-
-En effet, c'était leur locataire. Ses enfants la regardèrent entrer
-avec cet air morne et hébété, cette immobilité torpide que donne
-l'appauvrissement excessif de la constitution.
-
-Cette femme avait le type des ouvrières lilloises: blondes, maigres, au
-teint hâve. Elle était encore jeune, mais des rides nombreuses
-annonçaient une vieillesse hâtée par le travail et les privations.
-Ses vêtements ou plutôt ses haillons étaient malpropres, et
-recouverts, aussi bien que ses cheveux, de fragments d'étoupes; car
-elle était employée à l'atelier d'épluchage d'une filature de lin.
-
-Elle vivait donc tout le jour les pieds dans l'eau, au milieu d'une
-poussière épaisse et malsaine, dans une atmosphère empestée et
-chauffée à vingt-cinq degrés. Après une journée de treize heures,
-elle rentrait dans son réduit sombre, où il n'y avait pas de feu, où
-elle trouvait quatre enfants qui avaient faim.
-
-Quel courage, quel amour maternel ou quelle inertie lui fallait-il pour
-accepter une pareille existence?
-
-«Vous viendrez tout de suite, qu'on vous trempe la soupe, lui dit
-Thérèse. Nous aurons du monde ce soir. Si vous entendez parler un peu
-tard, il ne faudra pas vous en étonner.
-
---Ah! que je vous remercie, madame Thérèse. Et les petits ont été
-sages?
-
---Oui, bien sages. Et l'autre n'a pas bougé.»
-
-L'ouvrière sourit avec tendresse à ses deux enfants. Puis elle alluma
-sa lampe à celle des Gendoux et passa dans le réduit que nous avons
-décrit.
-
-L'enfant dormait toujours. Elle le prit et le baisa. Mais son corps
-était roidi et son front glacé.
-
-À ce contact, elle éprouva un horrible frémissement. Elle poussa un
-cri, et, l'œil dilaté, la figure contractée par l'épouvante, elle se
-précipita chez les Gendoux.
-
-Elle tenait son enfant dans ses bras et le serrait convulsivement sur
-son sein. Elle ne put qu'articuler un gémissement rauque, et elle
-s'affaissa sur une chaise.
-
-Gendoux et sa femme n'osaient questionner.
-
-«Mais voyez donc, voyez donc! s'écria-t-elle enfin d'une voix
-déchirante. Il est mort, mon Dieu! il est mort! Et c'est moi, c'est moi
-peut-être qui l'ai tué! Je suis allée ce matin chez le pharmacien....
-Hier, la dose n'était pas assez forte, et aujourd'hui....»
-
-Sa tête se renversa et elle s'évanouit.
-
-En cet instant, trois ouvriers entraient et descendaient l'escalier de
-bois. L'un d'eux alla chercher le médecin, et les autres aidèrent les
-Gendoux à transporter l'ouvrière sur son lit.
-
-Le médecin déclara que l'enfant n'avait pas succombé à l'ingestion
-d'une dose trop forte de thériaque, mais que la vie s'était éteinte
-par manque de soins, d'air et de nourriture suffisante.
-
-«Pourquoi donc, demanda-t-il à la mère, ne portiez-vous pas cet
-enfant à la crèche?
-
---Quand j'y suis allée, il n'y avait pas de place, et tant d'autres
-étaient inscrits avant le mien! Enfin, là comme ailleurs, il faut des
-protections, et je n'en avais pas.»
-
-Les trois enfants entouraient le grabat de leur mère, toujours mornes
-et impassibles. Qui donc aurait éveillé la sensibilité chez ces
-jeunes cœurs?
-
-La mère aussi était calme maintenant. Tout à l'heure, à la vue de
-son enfant inanimé, l'instinct maternel s'était soulevé.
-
-Dans son désespoir, il y avait eu peut-être plus d'effroi que de
-douleur réelle. À présent elle pouvait penser, et elle faisait ce
-raisonnement horrible de la part d'une mère: «N'est-il pas heureux
-pour lui comme pour nous qu'il soit mort?»
-
-Devant tant de misères, le médecin était à peine ému. D'ailleurs,
-que pouvait-il? Chaque jour il rencontrait des malheurs semblables.
-
-Les amis de Gendoux continuaient d'arriver. Ils étaient déjà
-nombreux. Le médecin les regarda avec surprise.
-
-«Voyons, dit-il, il faut se cotiser.»
-
-Les ouvriers, avec un élan unanime, portèrent la main au gousset, et
-remirent leur petite offrande à la pauvre femme.
-
-Cependant cette scène avait vivement impressionné tous les assistants.
-
-Quand la réunion fut au complet, les ouvriers se comptèrent. Ils
-étaient trente. Chacune des principales filatures de Lille avait un
-représentant.
-
-Gendoux se leva.
-
-Sa tête rejetée en arrière n'avait point le flegme des gens du Nord.
-Elle accusait au contraire une rare énergie. Un feu méridional
-éclatait dans ses yeux noirs et perçants.
-
-En 1848, membre d'un club, il s'était acquis une réputation d'orateur.
-Dans toutes les circonstances où s'agitaient les intérêts des
-ouvriers, c'était lui qui portait la parole. Il passait pour un esprit
-turbulent, dangereux.
-
-C'était un homme juste, intelligent, aimé et respecté de ses
-camarades. On l'écoutait avec déférence. Il possédait réellement
-quelques talents oratoires. Sa parole, vive, expressive, frappait juste
-et fort. Il avait de la mise en scène, un geste abrupt, éloquent.
-
-Son discours fut à la fois une revendication énergique des droits du
-travail et un exposé douloureux et sévère des misères morales de la
-manufacture.
-
-Ce discours, qui rappelait un peu trop les déclamations
-révolutionnaires de 1848, fut cependant ce qu'il pouvait être de la
-part de cet ancien clubiste, de ce père mortellement offensé dans ses
-plus chères affections. Sans doute il ne prit guère de précautions
-oratoires pour stigmatiser l'injustice de certaines conventions, de
-certains privilèges. Il fut acerbe dans sa critique, et se montra d'une
-exigence relativement excessive dans ses réclamations.
-
-Se basant sur les prétentions de quelques corporations ouvrières
-d'Amérique qui réduisaient à huit heures par jour le temps du
-travail, il émit des propositions qu'il savait être inadmissibles;
-car, disait-il, il fallait demander des concessions exagérées pour en
-obtenir de moindres. Enfin, rappelant l'incident douloureux qui avait
-ému l'assemblée quelques instants auparavant, il réclamait pour les
-femmes, qu'il voulait attirer aussi dans la coalition, deux heures au
-milieu du jour pour préparer le repas de la famille et soigner leurs
-enfants.
-
-Il termina par ces paroles, qui impressionnèrent vivement les
-assistants:
-
-«Ah! s'écria-t-il, ils nous refusent l'augmentation des salaires et la
-diminution des heures de travail, sous prétexte que ce temps et cet
-argent nous les dépenserions au cabaret à nous enivrer. Mais comment
-emploient-ils, eux aussi, leur temps et leurs richesses, si ce n'est à
-satisfaire leurs vices?
-
-«Nous, il est vrai, quand nous sommes ivres, nous tombons dans le
-ruisseau, on nous ramasse et l'on nous jette au violon; c'est un
-scandale. Mais, eux, quand ils sont ivres, ils roulent sur des tapis, et
-leurs laquais les emportent dans leurs carrosses: personne ne les a vus.
-
-«Ils parlent de nos débauches, de nos désordres! D'où nous vient
-l'exemple? d'où nous vient la corruption? Que font-ils de nos filles?»
-
-À cette dernière phrase, répétée deux fois avec un regard sombre et
-une voix vibrante de colère, il sembla voir courir un frisson dans
-l'auditoire, car tous connaissaient le malheur de Gendoux.
-
-Ce discours, qui flattait adroitement les instincts populaires, fut
-vivement applaudi.
-
-Quelques autres ouvriers, grisés par l'éloquence de Gendoux, prirent
-la parole pour appuyer ses conclusions, et la grève fut décidée à
-l'unanimité. Dès le lendemain, chacun de son côté opérerait dans ce
-sens. Tous étaient des compagnons influents, qui disposaient d'un
-groupe plus ou moins nombreux.
-
-Comme ils allaient se retirer, trois grands coups frappés contre la
-trappe retentirent sous la voûte et firent tressaillir les assistants.
-
-Thérèse devint livide.
-
-«Chut! fit Gendoux, qui pâlit aussi. Pas un mot, nous sommes vendus!»
-
-Un profond silence régna.
-
-En ce moment, onze heures sonnaient à l'église voisine.
-
-«Au nom de la loi, cria-t-on du dehors, ouvrez!»
-
-Il était inutile de résister.
-
-Gendoux monta à l'échelle et se présenta.
-
-«C'est vous, Gendoux, le fileur?
-
---Oui, c'est moi.»
-
-Le commissaire de police se montra, accompagné de deux gendarmes. Il
-observa pendant quelques instants la réunion, comme s'il en comptait
-les membres.
-
-«Allons, dit-il à Gendoux, suivez-nous. Nous vous arrêtons pour avoir
-enfreint les articles 414, 415 et 416 du Code, prohibant les coalitions,
-et l'article 291 du Code pénal, défendant toute réunion au-dessus de
-vingt personnes. Or, vous êtes trente ici.»
-
-Gendoux atterré suivit le commissaire.
-
-Lorsque Thérèse vit disparaître son mari entre les gendarmes, elle
-poussa un cri, voulut s'élancer, mais ses jambes faiblirent, et elle
-retomba privée de sentiment.
-
-C'était cette scène, si brièvement relatée dans la dépêche
-télégraphique, qui rappelait à Lille M. Daubré.
-
-
-[Note 3: Potion composée de thériaque, que les ouvrières des
-manufactures donnent trop souvent à leurs enfants pour les assoupir.]
-
-[Note 4: Les ouvrages de MM. Blanqui, Villermé, Jules Simon, etc.,
-abondent de tableaux plus effroyables encore que celui-ci. En peignant
-toute la réalité, nous craindrions d'être accusé d'exagération ou
-d'invraisemblance; nous craindrions surtout de tomber dans un réalisme
-par trop abject. Nous reproduirons seulement ce passage que Jules Simon
-emprunte à Blanqui: «Le foyer domestique des malheureux habitants de
-ces réduits se compose d'une litière effondrée, sans draps ni
-couvertures; et leur vaisselle consiste en un pot de bois ou de grès
-écorné qui sert à tous les usages. Les enfants les plus jeunes
-couchent sur un sac de cendres; le reste de la famille se plonge
-pêle-mêle, père et enfants, frères et sœurs, dans cette litière
-indescriptible, comme les mystères qu'elle recouvre. Il faut que
-personne n'ignore qu'il existe des milliers d'hommes parmi nous dans une
-situation pire que l'état sauvage....» «Ce tableau est encore vrai,
-ajoute Jules Simon. «On a fait de grands efforts, mais _le nombre des
-pauvres croit dans une proportion effrayante._»]
-
-
-
-
-IV
-
-
-Après la retraite si brusque de la famille Daubré et la discussion un
-peu orageuse de la soirée, les Borel se séparèrent avec quelque
-froideur.
-
-Mlle Borel se trouvait blessée par l'attitude railleuse de sa famille.
-
-Maxime appréhendait l'éloignement de Mme Daubré. Béatrix, jalouse de
-Madeleine, affecta de ne pas lui souhaiter le bonsoir. Madeleine se
-retira triste et pensive. Elle se répétait avec amertume ces paroles
-de Mlle Borel: «Il n'y a pas de dignité possible sans l'indépendance
-matérielle.»
-
-C'était une nature fière et fortement trempée que cette fille
-d'ouvriers; et Mlle Borel s'était appliquée à développer chez elle
-la dignité et la force de caractère, qui sont la meilleure sauvegarde
-pour une femme.
-
-«En effet, se disait Madeleine, que suis-je ici? Une enfant recueillie
-par charité. Mlle Bathilde est trop généreuse sans doute pour me
-faire jamais sentir ma position dépendante; mais le langage et les
-regards parfois méprisants et protecteurs de Laure et de Béatrix me
-rappellent trop que je suis une étrangère dans la maison. Mme Borel
-aussi ne me témoigne plus la même bienveillance. Enfin il me semble
-que parfois Maxime me parle avec une légèreté....»
-
-À cette pensée, une rougeur brûlante lui monta au visage. Elle
-s'assit sur son lit.
-
-«Malgré l'affection que me porte Mlle Borel, peut-il oublier que je
-suis la fille du père Bordier, de la pauvre Françoise, la sœur de
-Marie la veloutière? Je suis folle de penser si souvent à lui. Mme
-Daubré l'aime, c'est certain. Comment serait-il insensible à cet amour
-qui flatte toutes ses vanités! Elle est belle, spirituelle.... Non,
-elle n'est pas belle, elle n'a pas d'esprit, et elle n'a pas de cœur;
-ce n'est qu'une coquette.... Mais c'est une grande dame, riche,
-élégante, et Maxime aime tant le luxe! Ah! mon Dieu! comme je
-souffre!»
-
-Elle cacha sa tête dans ses mains et pleura.
-
-Tout à coup elle se redressa.
-
-«Est-ce que je suis jalouse, moi? Et de qui? De Maxime qui ne m'aime
-pas, qui ne peut m'aimer? Allons, je suis vile. Non, je ne penserai plus
-à lui, je ne le veux pas.»
-
-Elle se leva, alluma sa bougie et passa un peignoir. Elle se trouvait
-devant une psyché. Artiste, elle ne put s'empêcher d'admirer son
-image.
-
-La passion éclatait dans ses yeux, animait ses joues. De son bonnet
-dénoué par l'agitation ruisselait une magnifique chevelure. Son petit
-pied cambré aux veines bleues, au talon rose, que la fièvre brûlait
-aussi, reposait nu sur le parquet sans en ressentir le froid.
-
-Madeleine possédait une très-riche et très-complète organisation.
-Sans doute l'éducation est transmissible, puisqu'à la longue elle
-modifie et améliore les races. Pourtant on voit assez souvent parmi les
-demi-sauvages de nos campagnes surgir des êtres susceptibles d'un
-très-grand perfectionnement artistique et intellectuel.
-
-Quoique née de parents incultes, Madeleine était douée d'aptitudes
-très-variées et fort étendues. Cette intelligence, à la fois
-prime-sautière et cultivée, se reflétait dans sa beauté, qui
-frappait bien plus par l'originalité que par la parfaite correction des
-lignes.
-
-Sa peau brune, ses grands yeux de gazelle, un peu sauvages, le carmin
-éblouissant des lèvres, les frémissements voluptueux de la narine, sa
-taille cambrée et souple dénotaient la vigueur des races primitives;
-mais on trouvait aussi chez elle les caractères distinctifs des
-générations raffinées: un profil droit, le fini des modelés, la
-petitesse des mains et surtout l'expression méditative du regard.
-
-Ces contrastes, qui se heurtaient dans son visage, causaient au premier
-abord une sorte d'inquiétude. Sa figure paraissait étrange, et
-cependant elle attirait. Songeuse, elle semblait dure; mais le sourire
-l'illuminait et lui prêtait une grâce, une douceur captivantes.
-
-Les femmes délicates et nerveuses la déclaraient laide, car il y avait
-entre ce type et le leur une trop complète dissemblance. Mais les
-hommes, les hommes blasés surtout, à première vue en tombaient
-épris.
-
-Après s'être admirée, elle se détourna du miroir avec impatience.
-
-«Que ne suis-je blonde, maigre et riche comme Mme Daubré?
-soupira-t-elle.... Mais je serai célèbre, riche peut-être, et
-alors....»
-
-Et, faisant un effort, elle se mit à travailler.
-
-Sa bouche devint sérieuse, sa narine se souleva, son œil humide prit
-soudain de la fixité et de la profondeur. On l'eût dite inspirée.
-
-À quoi donc travaillait-elle? La pauvre enfant écrivait un poëme, et
-sur ce poëme elle basait ses espérances de fortune.
-
-Elle avait entendu parler cependant des difficultés de parvenir par la
-littérature, soit à la célébrité, soit à la richesse. Mais ces
-difficultés, tous les poëtes les connaissent, les uns par ouï-dire,
-les autres par expérience; et ils conservent quand même la foi au
-succès. C'est cette foi, ou plutôt cet orgueil sublime qui fait les
-grandes personnalités.
-
-Madeleine était brave, parce qu'elle avait vingt ans.
-
-Comme elle sentait la vie puissante en elle, elle ne pensait pas que son
-courage pût faiblir. Enfin, ayant un grand amour de l'art, elle ne
-soupçonnait rien des dégoûts du travail; et son imagination se
-formait sur le monde des artistes les plus chimériques illusions.
-Ainsi, elle se refusait à croire que les déboires d'amitié, les
-injustices, les critiques jalouses fussent ordinairement le dot du
-talent.
-
-Elle ignorait également que, si cette carrière est difficile pour
-l'homme le plus intrépide, elle est presque impossible à la femme; car
-elle a de plus à lutter contre l'ironie masculine et contre le
-préjugé qui veut limiter ses facultés à l'art de plaire, à la
-science du ménage.
-
-Élevée par Mlle Borel, qui réclamait hautement pour la femme son
-droit au développement et à l'exercice complet de son intelligence et
-de son activité, elle ne tenait aucun compte du préjugé. Elle ne
-prévoyait pas ce que la société inflige de tortures à quiconque veut
-lutter contre elle. Si, pour une femme riche, ces luttes peuvent être
-indifférentes, pour une femme pauvre, elles sont souvent mortelles.
-Aussi devant la confiance et la bravoure de cette enfant, on se sentait
-pris d'une immense pitié.
-
-Elle se disait: En attendant que j'obtienne le succès littéraire, je
-ferai de la peinture pour gagner ma vie, car elle était peintre aussi.
-Elle possédait cette mémoire de l'image et de la couleur, cette
-vivacité d'impressions, ce sentiment énergique de la réalité et
-cette force créatrice qui font les peintres comme les poëtes.
-
-Cependant était-il certain qu'elle eût du talent? Assurément elle
-avait le jet de l'inspiration; mais c'est là le diamant brut que le
-travail taille et polit. Il lui manquait cet autre génie plus sage,
-plus robuste qui, selon Buffon, s'acquiert avec la patience, et qui
-s'affine au creuset de la critique.
-
-Quelques succès de salon l'avaient enivrée. On avait admiré ses vers
-et ses tableaux, qui surprenaient en raison de sa jeunesse. Mais comme
-elle trouvait ses essais encore imparfaits, comme elle sentait en elle
-tout un monde d'ébauches vagues et d'idées incomplètes, elle pensait:
-«Si je parviens à débrouiller ce chaos, à condenser mon inspiration,
-à fixer mon rêve, j'arriverai certainement à produire un jour des
-chefs-d'œuvre.»
-
-Et, forte de cette espérance, elle croyait pouvoir surmonter toutes les
-entraves.
-
-Elle travailla jusqu'au jour sans ressentir ni froid, ni fatigue; car
-elle éprouvait cette excitation cérébrale, cette fièvre brûlante de
-la composition qui est bien véritablement le feu sacré.
-
-Cependant, de temps à autre, elle s'arrêtait d'écrire. Son beau corps
-s'alanguissait; ses yeux se fermaient à demi; elle restait immobile et
-rêveuse; puis tout à coup elle se redressait, écartait le bras comme
-pour chasser une image importune.
-
-«Oh! laissez-moi travailler!» murmurait-elle.
-
-C'était le souvenir de Maxime qui l'obsédait.
-
-Lorsque les premiers rayons du jour firent pâlir sa bougie, elle se
-glissa dans son lit pour se réchauffer, et, brisée de fatigue,
-s'endormit.
-
-Madeleine s'éveilla fort tard et descendit vers la fin du déjeuner.
-
-Mme Borel lui en témoigna une mauvaise humeur qui la bouleversa et
-surtout l'humilia.
-
-«Il paraît, lui dit Béatrix d'un ton aigre-doux, que vous veillez
-toute la nuit. J'ai entendu du bruit dans votre chambre jusqu'à six
-heures.»
-
-Madeleine rougit, car elle travaillait en secret à son poëme.
-
-«Pourquoi donc rougissez-vous? remarqua Laure étourdiment. Lisiez-vous
-de mauvais livres?
-
---Je me suis relevée parce que je ne pouvais dormir, balbutia Madeleine
-encore plus confuse.
-
---Étiez-vous souffrante, mon enfant? demanda Mlle Borel.
-
---Un peu de fièvre, je crois; mais, ce matin, je suis mieux.»
-
-En cet instant, on apporta une lettre à Madeleine. En lisant la
-suscription elle parut émue, prit un prétexté et se retira.
-
-«Je trouve, dit Béatrix d'un ton sec, que Madeleine a d'étranges
-allures depuis quelque temps. Elle se couche à des heures indues,
-s'enferme toute la journée dans sa chambre. Enfin c'est une existence
-tout à fait mystérieuse.
-
---Il faut convenir, Bathilde, appuya Mme Borel, que vous donnez à cette
-jeune fille une singulière éducation. Vous l'autorisez à sortir
-seule, à lire des romans et des livres contre la religion, vous lui
-permettez de recevoir des lettres et d'en écrire sans vous les
-soumettre.
-
---Pourquoi n'ajoutez-vous pas de penser toute seule? Il faut juger un
-système d'éducation d'après les résultats qu'il produit.
-Qu'avez-vous à reprocher à Madeleine? N'est-elle pas parfaitement
-sincère, bonne et modeste?
-
---Oui, c'est vrai, confirma M. Borel.
-
---Cependant, ma tante, ajouta Maxime, laissez-moi vous dire que si je
-rencontrais dans la rue, se promenant seule, une fille avec ces yeux-là
-qui vous attirent comme l'aimant, avec des lèvres aux tons violents,
-avec cette démarche d'une réserve si provocante, j'en tomberais
-éperdument amoureux. Elle est horriblement séduisante, votre petite
-Madeleine, et si ce n'était la vénération que je vous dois....
-
---Taisez-vous, Maxime, interrompit vivement Mme Borel. N'oubliez pas
-devant qui vous parlez.
-
---Je l'observais hier au soir, insinua Béatrix, qui ne pardonnait pas
-à Madeleine le sentiment de jalousie qu'elle lui avait inspiré la
-veille, je crois que sous sa simplicité elle cache beaucoup de
-prétentions et d'orgueil.
-
---Et sur quoi appuyez-vous votre jugement? repartit sévèrement Mlle
-Borel.
-
---Moi, je la crois bonne fille, dit Laure; mais elle m'agace avec ses
-airs de muse.
-
---Je vous assure, Bathilde, reprit encore Mme Borel avec un peu
-d'aigreur dans la voix, que je ne suis pas sans inquiétude à l'égard
-de votre protégée. S'il lui arrivait quelque aventure, mes filles, qui
-la traitent presque en amie, pourraient s'en trouver compromises. Avec
-cette imagination, ces idées d'indépendance....
-
---Vous jugez la femme, ma chère sœur, interrompit Mlle Borel, telle
-que l'ont faite les préjugés et une éducation fausse, incomplète.
-Vous ne songez pas à critiquer une femme mariée qui sort seule,
-n'eût-elle que seize ans.
-
---Une femme mariée a son mari pour la protéger, pour l'avertir des
-dangers qu'elle doit craindre.
-
---C'est cela, comme la femme pauvre a son mari pour la nourrir,
-répliqua Bathilde. Mais quand le mari ne remplit pas son devoir, et
-combien le remplissent? que devient cette femme habituée à la
-protection et tout à coup privée d'appui? Si Madeleine était restée
-dans la condition d'où je l'ai tirée, elle sortirait seule, n'est-ce
-pas? et personne ne songerait à la blâmer.
-
-«Or, je ne veux pas faire de Madeleine une de ces femmes s'étiolant
-dans l'inertie, dans une vie dépendante, futile, pleine de souffrances
-intimes, souffrances de cœur, souffrances d'imagination, souffrances
-physiques même, et qui sont le produit de l'oisiveté.
-
-«Le moment est venu où l'éducation et la destinée des femmes doivent
-se modifier. Dans nos sociétés libres modernes, les femmes ne peuvent
-plus être tenues en lisière, ni exclusivement enfermées dans le
-gynécée. Elles doivent avoir leur part dans l'activité sociale, selon
-la mesure de leurs facultés; mais elles sont d'abord et avant tout
-appelées au gouvernement d'elles-mêmes, ce qui est leur vraie, leur
-unique émancipation.
-
-«Il faut qu'elles sortent seules, agissent seules, pensent et se
-déterminent seules; que leur libre arbitre et leur moralité
-personnelle les soutiennent, les fortifient, les conduisent dans la vie.
-Il faut davantage: elles doivent pourvoir à leur existence, préparer
-leur avenir, au lieu de l'attendre de la vente de leur personne au plus
-offrant par des liaisons honteuses ou des mariages intéressés.
-
-«En développant chez elles ces sentiments de dignité, on leur donne
-une tout autre attitude en présence des hommes. Au lieu de les élever
-dans une ignorance systématique du monde, montrez-leur les pièges
-qu'on leur tend, les précipices où l'on cherche à les attirer. Elles
-sauront, ne serait-ce que par un intérêt bien entendu, résister aux
-séductions. Or, c'est dans ces principes que j'ai élevé Madeleine, et
-je réponds d'elle.
-
---Assurément, repartit Mme Borel avec l'opiniâtreté irraisonnée
-d'une bonne catholique, s'il ne s'agissait de la compagne de mes filles,
-je me fusse abstenue de toute observation; car je sais que sur ce
-terrain nous ne nous entendrons jamais. Moi, je veux faire de mes filles
-des femmes du monde, vivant selon le monde, comme tout le monde; tandis
-que vous élevez Madeleine pour une société qui n'existe pas.
-
---Eh bien! Euphémie, puisque nous sommes sur ce chapitre, soyez tout à
-fait sincère. La présence de Madeleine vous importune, n'est-ce pas?
-la mienne aussi peut-être? Vous craignez sans doute que, à la longue,
-mes idées voltairiennes, comme vous les appelez, ne compromettent le
-salut de vos enfants, et peut-être craignez-vous encore que la beauté
-de Madeleine ne nuise à leur établissement dans ce monde. Aussi bien
-j'ai des projets de voyage. Quant à Madeleine, je la caserai
-convenablement.
-
---Voyons, voyons, ma chère Bathilde, interrompit M. Borel qui pâlit un
-peu, il ne s'agit pas de cela. Euphémie est allée trop loin. Tu sais
-que, malgré nos dissentiments, nous avons pour toi un attachement
-profond. Tout le monde ici est heureux de ta présence, et nous serions
-désolés si tu nous quittais pour quelques discussions sans
-importance.»
-
-Il se tut; mais ni les deux jeunes filles, ni Mme Borel, ni Maxime
-lui-même, qui pensait en ce moment à Mme Daubré, ou à Pouliche ou à
-Mademoiselle Lucie, ou peut-être à toutes les trois à la fois,
-n'appuyèrent les paroles conciliatrices de M. Borel.
-
-«Mon cher Théodore, répondit Bathilde, je te remercie de ces bons
-sentiments; mais je t'assure que je parle sans colère. Je suis fort
-indulgente, tu le sais, pour les opinions d'autrui; je comprends donc
-que vous combattiez les miennes. Seulement à quoi bon ces luttes qui
-fatiguent sans profit pour personne? Quand on ne peut s'entendre, ne
-vaut-il pas mieux se séparer?»
-
-Elle se leva et sortit. Mais elle avait prononcé ces derniers mots avec
-un léger tremblement dans la voix.
-
-«Vous faites des sottises, Euphémie, dit M. Borel fort ému. Puisque
-Bathilde ne surveille pas Madeleine, ne pouviez-vous la surveiller
-vous-même sans faire tant de tapage? Vous savez que j'aime beaucoup ma
-sœur, malgré ses extravagances. Enfin, s'il faut vous le dire, la plus
-grande partie de sa fortune est engagée dans mon industrie. En ce
-moment-ci, une rupture entre nous pourrait me gêner beaucoup.»
-
-Toute la famille demeura interdite.
-
-
-
-
-V
-
-
-Cependant Madeleine était remontée dans sa chambre, et, toute
-tremblante, elle lisait la lettre qu'elle venait de recevoir.
-
-Cette lettre était de sa seconde sœur, Amélie, institutrice dans
-l'Ardèche. En voici le contenu:
-
-
-«Lyon, mars 1863.
-
-«Ma chère Madeleine,
-
-«J'ai un grand malheur à t'apprendre: notre mère est aveugle. Elle en
-est inconsolable. Elle appelle la mort. Elle ne peut se résoudre à
-tomber entièrement à notre charge et à devenir pour nous un surcroît
-de misère. Bien que sa vue fût depuis longtemps affaiblie, cependant
-elle pouvait encore gagner quelques sous en cousant des sacs;
-maintenant, elle ne peut plus enfiler son aiguille.
-
-«Ce n'est pas tout; Marie est au lit, Marie, la Providence de la
-maison. Comme veloutière, elle gagnait de bonnes journées; mais c'est
-un métier au-dessus de ses forces. Tu sais que les veloutiers doivent
-avoir l'estomac appuyé sur la barre. Or, depuis quelque temps elle
-éprouve de si grandes douleurs d'estomac qu'elle ne peut continuer son
-travail.
-
-«J'ai obtenu de venir passer deux jours à Lyon pour consoler un peu
-ces pauvres désolées. Hier, j'ai conduit notre mère au médecin. Il
-ne nous adonné aucun espoir de guérison. Les yeux sont usés par le
-travail à la lumière et par les larmes. En effet, elle a tant pleuré,
-cette martyre! Mon père lui a causé tant de chagrins!
-
-«Il y a assez longtemps qu'il n'est venu la tourmenter. Sans doute il
-est malheureux, lui aussi; je le plains et je l'excuse dans mon cœur;
-car c'est le découragement qui l'a poussé d'abord à s'enivrer; mais
-n'est-il pas affreux de penser que ce vice ait étouffé en lui l'amour
-paternel, et que ses enfants se réjouissent de son absence!
-
-«Enfin un autre malheur nous menace. Notre belle Claudine s'est éprise
-d'un canut du nom de Jaclard. C'est un dissipateur qui s'enivre aussi,
-et qui joue tout ce qu'il gagne. Elle veut absolument l'épouser. Mais
-notre mère s'y oppose. Elle a tant souffert avec notre père qu'elle
-tremble de voir Claudine tomber dans un malheur pareil. Épouser un
-ivrogne, un débauché, ma mère aimerait autant la voir morte!
-
-«Il n'y aurait, pensons-nous, qu'un moyen de la sauver, ce serait de
-l'éloigner. Autrefois, elle avait désiré aller à Paris; car son
-métier de remetteuse ne lui a jamais plu: il a trop de chômages.
-Penses-tu qu'à Paris elle trouverait facilement de l'occupation? Tu
-sais qu'elle coud parfaitement, qu'elle est adroite et intelligente.
-Mais comment trouver de l'argent pour son voyage?
-
-«C'est à toi, chère Madeleine, que nous recourons pour nous tirer de
-cette douloureuse situation. Nous savons combien ta position chez les
-Borel est délicate; et tu as déjà tant fait pour nous! Cependant ne
-pourrais-tu encore obtenir de M. ou de Mlle Borel une avance de cent
-francs pour payer le voyage de Claudine? Nous nous engagerions, Marie et
-moi, à les rembourser dans un an.
-
-«Il n'y a vraiment que ce moyen de sauver notre chère Claudine, qui
-est comme ensorcelée par ce mauvais sujet.
-
-«Nous connaissons ton cœur, ma bonne Madeleine; nous savons que tu
-feras peut-être l'impossible pour nous tirer toutes de la désolation.
-Mes appointements d'institutrice sont si minimes que je puis fort peu
-par moi-même, et j'ai bien, moi aussi, mes tracas.
-
-«Il n'est pas certain que je conserve longtemps cette place qui me
-donne à peine du pain. Je te conterai cela une autre fois. Pour le
-moment, je ne m'inquiète que du sort si malheureux de ces chères
-affligées.
-
-«À bientôt de tes nouvelles, bien aimée sœur. Nous t'embrassons
-comme nous t'aimons, de tout cœur.
-
-«AMÉLIE BORDIER.»
-
-
-Bien que Madeleine connût peu ses parents, elle éprouvait pour eux une
-très-vive affection. Comme le sort l'avait privilégiée, elle croyait
-aussi devoir à sa famille restée pauvre plus de dévouement.
-
-Cette lettre, empreinte du calme et de la résignation que donne
-l'habitude de souffrir, accusait pourtant une situation si douloureuse
-que plusieurs fois, en la lisant, Madeleine eut le cœur serré, et ses
-yeux s'emplirent de larmes.
-
-Ayant achevé cette lecture:
-
-«Que puis-je, dit-elle avec accablement. Mon Dieu! que puis-je?
-M'adresser à Mlle Borel, qui a déjà tant fait pour nous; je n'oserais
-pas. Demander à M. Borel une avance pour Marie, ce serait lui demander
-un secours. Je ne puis cependant me résoudre à mendier, quand j'ai de
-l'éducation, de l'intelligence et des bras, quand je puis travailler en
-un mot.
-
-«Pauvre Marie! pauvre mère! bonnes et chères âmes, qui souffrez
-depuis que vous êtes au monde, et qui avez encore la force d'aimer et
-de vous dévouer. Oui, il faut sauver Claudine d'un malheur certain et
-pire que la mort.
-
-«Voyons, dois-je mettre un sentiment d'orgueil au-dessus d'un intérêt
-si cher; et, pour rendre un peu de bonheur à toute cette famille
-désolée, ne dois-je point abaisser ma fierté? Oui, sans doute, si je
-ne trouve pas d'autre ressource.
-
-«Et cependant, après l'investigation si peu bienveillante dont je
-viens d'être l'objet, puis-je croire qu'on me regarde encore ici comme
-l'enfant de la maison? Et qu'ai-je fait pour démériter? Mme Borel
-aurait-elle découvert mon secret? ou Maxime lui-même.... Je ne sais
-pourquoi, lorsqu'il me regarde, j'éprouve un si grand trouble. Tout à
-l'heure, il m'a semblé que lui aussi.... Non, il ne pense pas à moi.
-Il faut que je sorte d'ici. Mais songeons au plus pressé. Comment me
-procurer l'argent nécessaire au voyage de Claudine?»
-
-Elle se leva, prit dans un tiroir les quelques bijoux qu'elle
-possédait.
-
-Puis elle retourna une toile qui était encore sur le chevalet, et elle
-la regarda longtemps.
-
-C'était un petit tableau de genre. Il y avait de la naïveté sans
-doute dans cette composition, et peut-être quelques fautes de dessin.
-Mais c'était plein de lumière, de poésie, d'expression.
-
-La veille, Madeleine avait beaucoup admiré son tableau. Elle avait mis
-sur cette toile, comme dans son poëme, son âme d'artiste. Maintenant
-elle doutait. C'est que l'heure présente était un moment décisif.
-Jusqu'alors elle n'avait eu que des juges bienveillants. Elle allait
-savoir ce que valait au juste son talent; car elle pensait à vendre
-cette peinture.
-
-Elle s'habilla modestement, dissimula sa toile sous son manteau et
-sortit.
-
-C'était par une froide journée de mars, brumeuse et sombre, que
-Madeleine descendit des hauteurs de ses rêves pour aborder le monde
-réel.
-
-Arrivée sur le boulevard, elle avisa un magasin où, dans une riche
-devanture, brillaient des tableaux anciens et modernes, fraîchement
-vernis, encadrés de dorures éclatantes.
-
-Au moment d'entrer, elle s'arrêta. Elle n'osait point; son cœur
-battait violemment. Mais, ayant jeté un coup d'œil sur sa toile, elle
-s'enhardit et entra.
-
-«Je voudrais vendre cette toile,» dit-elle d'une voix si faible qu'on
-lui demanda de nouveau ce qu'elle désirait.
-
-Le commis prit le tableau et le porta au marchand, occupé alors avec
-d'autres personnes, et qui répondit d'un ton rude: «Faites attendre.»
-
-Au bout d'un quart d'heure, il s'approcha de Madeleine, regarda
-attentivement son tableau, mais sans proférer une parole.
-
-Madeleine l'observait avec autant d'anxiété que s'il eût dû
-prononcer un arrêt de vie ou de mort. Mais le marchand demeurait
-impassible.
-
-«De qui est cette peinture? dit-il enfin.
-
---Elle est de moi,» répondit Madeleine en rougissant beaucoup.
-
-Le marchand lui rendit sa toile.
-
-«J'en suis fâché mademoiselle; mais nous n'achetons pas ces sortes de
-tableaux. Cela manque de manière; ce n'est d'aucune école.»
-
-À ces paroles, qui détruisaient toutes ses espérances, Madeleine
-éprouva comme une défaillance.
-
-Elle se disposait à sortir.
-
-«Je vous en donne dix francs, fit le marchand, qui la rappela.
-
---Non, répondit-elle.
-
---Eh bien, vingt, et je vous assure que personne ne vous les offrira.»
-
-Madeleine s'éloigna, navrée.
-
-«C'est donc bien mauvais, pensait-elle, qu'on m'en offre si peu! Et
-c'est là-dessus que je comptais pour soutenir ma famille, pour me
-créer une position, pour....»
-
-Elle allait au hasard, perdue dans ses tristes pensées, accablée par
-le découragement.
-
-Elle descendit la rue de Choiseul, puis la rue Neuve-des-Petits-Champs,
-et se trouva dans la rue Saint-Roch. Elle se souvenait y avoir vu un
-grand nombre de marchands de bric-à-brac. Peut-être trouverait-elle à
-vendre là ses bijoux et son tableau.
-
-Elle entra dans plusieurs boutiques, ou du tableau et des bijoux on ne
-lui offrit pas au delà de quarante francs. Elle était désespérée.
-
-Enfin elle aperçut une devanture de chétive apparence dans laquelle
-s'étalaient d'anciennes peintures, de vieux bijoux et des dentelles
-surannées.
-
-Elle se hasarda sur le seuil de la porte, où pendaient des robes
-fanées à falbalas, et elle pénétra dans une boutique sombre,
-encombrée des mille et un trésors, des mille et une misères du
-bric-à-brac, tristes épaves d'un luxe éphémère, d'existences
-brisées. Que de drames dans ces monceaux de chiffons malpropres! Cette
-paire de bottines, cette robe modeste étaient peut-être la dernière
-richesse d'une pauvre fille qui mourait de faim. Et ces dentelles, et
-ces bijoux, quels bouleversements de fortune les ont amenés là!... Et
-jusqu'à ce bois de lit, jusqu'à ce poêle rouillé qui racontent
-d'horribles misères!
-
-En entrant là, Madeleine se sentit oppressée, comme si elle s'était
-fourvoyée dans un mauvais lieu.
-
-Au comptoir se tenait un petit vieillard occupé à examiner avec une
-loupe quelque bijou microscopique. Il s'harmonisait si parfaitement avec
-tout ce qui l'entourait, il s'était si bien approprié les teintes, les
-formes concassées et tremblotantes des objets antiques dont il était
-environné, qu'on l'eût pris volontiers pour une curiosité automatique
-ou pour, quelque vieux portrait de l'école flamande.
-
-Quand Madeleine lui présenta son tableau tout frais verni, aux couleurs
-vives et lumineuses, la vue du petit homme parut singulièrement
-offensée de cet éclat. Aussi s'empressa-t-il de le rendre à
-Madeleine.
-
-Alors elle lui proposa ses bijoux de jeune fille.
-
-«Ah! ceci c'est autre chose,» dit-il.
-
-Il prit les bijoux. Mais il regarda aussi celle qui les lui offrait.
-Après un examen attentif qui inquiétait Madeleine, le petit vieillard
-alla au fond de la boutique et appela:
-
-«Anastasie!
-
---On y va! répondit de l'entresol une voix éraillée.
-
---Ma femme, dit-il à Madeleine, vous dira mieux que moi ce que cela
-vaut. Nous sommes d'honnêtes gens, voyez-vous. Le premier marchand venu
-vous pèserait cela et vous donnerait juste le poids de l'or. Mais nous,
-nous estimons le travail du bijou. Votre bracelet, qui est très léger,
-n'a guère que cette valeur.»
-
-Anastasie entra; et Madeleine à sa vue éprouva une impression si
-désagréable qu'elle fut tentée de reprendre ses bijoux et de sortir.
-
-Cette femme pouvait avoir cinquante-cinq ans. Son menton avancé, son
-nez crochu, ses yeux petits et perçants, relevés vers les tempes, le
-ton violacé de son visage large à la base, étroit au sommet,
-exprimaient la rapacité et l'astuce.
-
-Elle examina Madeleine comme l'avait examinée le vieillard. Cette
-inspection embarrassait la jeune fille, qui dit un peu sèchement:
-
-«Combien, madame, estimez-vous ce bijou?
-
---Ah! c'est vous, ma petite mère, qui voulez vendre cela?» fit-elle en
-affectant la bonhomie.
-
-Madeleine fut choquée de ce ton de familiarité.
-
-«Oui, madame, répondit-elle avec quelque hauteur.
-
---Quel prix faites-vous cela? demanda le petit vieillard.
-
---Cent francs.
-
---Ça ne les vaut pas, mon cher cœur, repartit vivement la mégère.
-
---Je vous donnerais également le tableau», hasarda Madeleine.
-
-Les deux époux parurent se consulter du regard.
-
-«Voyons, mademoiselle, reprit la vieille un peu interdite par le ton et
-les manières de Madeleine, vous vous trouvez, à ce qu'il paraît, dans
-un mauvais moment? Vous êtes donc seule, puisque vous venez vous-même
-vendre ces bijoux, ou bien y a-t-il là-dessous une petite affaire de
-cœur?»
-
-Madeleine répugnait à confier à cette femme sa situation. Cependant,
-craignant de perdre par trop de fierté une occasion peut-être unique,
-elle répondit:
-
-«Il y a en effet une affaire de cœur. Ma mère et ma sœur sont
-malades loin d'ici, et je tiens à leur envoyer immédiatement un
-secours.
-
---Ah! vous n'êtes pas de Paris! Où demeurez-vous? Car nous sommes
-obligés de prendre le nom et l'adresse des personnes qui nous offrent
-des objets de prix. C'est une mesure de police, vous comprenez.»
-
-Madeleine donna son nom et son adresse.
-
-«Ah! vous n'êtes pas chez vous? Vous êtes chez des amis.
-
---Chez des amis, répondit-elle froidement.
-
---Si je vous fais toutes ces questions, reprit Anastasie, c'est que vous
-êtes si jolie, et puis vous avez bon cœur. Voilà pourquoi nous
-voudrions faire quelque chose pour vous. Nous nous intéressons à nos
-pratiques. Ah! bien sûr, on ne fait pas ses affaires de cette
-manière-là. Aussi, vous le voyez, nous sommes restés pauvres.
-
---Ce tableau n'est pas signé, dit le petit vieux qui examinait la
-toile.
-
---Il est d'un artiste inconnu.
-
---De vous, peut-être?»
-
-Madeleine ne répondit pas.
-
-«Je suis un peu connaisseur. Dans notre métier, nous ne pouvons guère
-payer cela beaucoup plus cher que la valeur du châssis. Mais, voyons,
-si jamais vous avez quelques autres petites affaires à traiter,
-donnez-nous la préférence. Si nous perdons avec vous aujourd'hui, nous
-gagnerons une autre fois.»
-
-Il compta cent francs à Madeleine et lui remit son adresse.
-
-Madeleine lut:
-
-M. Pinsard, rue Saint-Roch, marchand de bric-à-brac, et Mme Pinsard,
-marchande à la toilette.
-
-Quand elle fut sortie:
-
-«C'est de l'or en barre, cette fille-là, dit le vieillard à
-Anastasie.
-
---Oui, mais c'est bien élevé, c'est honnête. Sa mise décente prouve
-qu'elle a de l'ordre. La débine commence seulement. Les bijoux, c'est
-la première chose qu'on vend.
-
---Elle avait l'air bien triste, bien abattu.
-
---Quelque chagrin d'amour.
-
---Tu verras qu'elle nous reviendra.
-
---J'en doute; car c'est fier.
-
---Euh! euh, la misère. Et puis elle est peintre. On sait ce que vaut la
-vertu d'une artiste.
-
---C'est égal, je crois que tu as fait un mauvais marché.
-
---Non, te dis-je. Le travail seul du bracelet a coûté deux cents
-francs. Nous le revendrons au moins quatre-vingt. Quant à ce tableau,
-en le faisant vieillir, on pourrait le donner pour une ancienne copie du
-Corrège.»
-
-Pendant que les deux vieillards devisaient ainsi, Madeleine revenait
-bien triste, en effet, bien découragée. Maintenant elle doutait de son
-talent, elle doutait de l'avenir. Elle pensait aussi à la détresse de
-sa famille, et elle ne possédait que cent francs pour la soulager. Dans
-son ignorance des choses, elle avait compté que son tableau et ses
-bijoux lui rapporteraient au moins trois cents francs.
-
-Il lui restait encore son poëme. Mais il n'était pas terminé.
-D'ailleurs, où le porter? Comment l'accueillerait-on? Après la rude
-déception qu'elle venait d'éprouver, elle sentait faiblir son courage,
-et s'évanouir ses illusions.
-
-En réfléchissant ainsi, elle était arrivée rue Louis-le-Grand. En
-face du n° 31, elle s'arrêta, frappée d'une idée subite.
-
-C'était là que demeurait Mme Daubré.
-
-Madeleine venait de se rappeler que Mme Daubré avait demandé la veille
-une institutrice pour sa fille.
-
-«Elle me connaît, se dit Madeleine, elle m'agréera; mais me
-présenter seule ainsi? Ne conviendrait-il pas d'en parler d'abord à
-Mlle Borel? Non. Par affection peut-être, elle voudrait me retenir
-auprès d'elle, et je ne pourrais lui dire ce que je souffre des
-dédains de Laure et de Béatrix, des critiques blessantes de leur
-mère. Je n'oserais non plus lui parler de Maxime. Si je lui raconte les
-misères de ma famille, elle m'offrira de la secourir. D'ailleurs, ne
-m'a-t-elle pas enseigné à me conduire seule? Quand il s'agit d'aider
-ma mère et mes sœurs, de sauvegarder ma dignité, pourrait-elle m'en
-vouloir de n'avoir écouté que ma fierté et mon cœur?»
-
-Au moment où elle allait entrer, elle hésita. Habiter comme subalterne
-chez cette femme qu'elle n'aimait pas, être témoin de son amour pour
-Maxime, lui semblait une souffrance au-dessus de ses forces. Mais le
-souvenir de ses deux chères malades lui revint, et elle s'indigna qu'il
-y eût place dans son cœur pour une autre douleur, pour une autre
-affection.
-
-Elle s'engagea résolument sous la porte cochère.
-
-Au même instant, une jeune fille modestement vêtue et portant un
-paquet, ce qui révélait sa condition d'ouvrière, entrait dans la loge
-du concierge et demandait M. de Lomas.
-
-Ainsi que Madeleine, elle semblait fort perplexe. Elle était pâle,
-chancelante et s'appuyait à la rampe de l'escalier.
-
-Madeleine la vit serrer ses mains contre sa poitrine, comme pour y
-comprimer une angoisse, puis fermer ses beaux yeux d'un bleu sombre et
-les élever ensuite en un regard douloureux.
-
-Évidemment cette jeune fille était aussi en proie à une torture
-morale, et Madeleine se disait:
-
-«C'est encore une martyre.»
-
-Elle se sentait émue de pitié et de sympathie.
-
-Toutes deux, elles montaient côte à côte.
-
-De temps à autre, la jeune ouvrière jetait dans l'escalier un regard
-à la fois honteux et effrayé.
-
-Madeleine semblait plus calme. Cependant, à mesure qu'elle avançait,
-son cœur se serrait.
-
-Comment Mme Daubré allait-elle l'accueillir? Sa démarche ne lui
-paraîtrait-elle pas inconsidérée?
-
-Elle sonna.
-
-Sa compagne monta un étage plus haut.
-
-Madeleine entra et demanda Mme Daubré.
-
-Mme Daubré était encore au lit. Son mari avait voulu l'emmener à
-Lille, et, pour rester à Paris, elle avait prétexté une indisposition
-subite.
-
-Madeleine s'étant annoncée comme une institutrice, on l'introduisit
-dans l'antichambre.
-
-Mme Daubré, subitement rétablie depuis le départ de son mari, fit
-répondre qu'elle allait se lever.
-
-Pendant que Madeleine attend, nous suivrons la jeune ouvrière à
-l'étage supérieur.
-
-
-
-
-VI
-
-
-Ce fut Lionel qui vint lui ouvrir.
-
-«Comment, c'est vous, Geneviève?» s'écria-t-il.
-
-Ce _vous_, l'étonnement désagréable qu'exprimait le visage de Lionel,
-bouleversèrent la pauvre fille.
-
-Il l'introduisit dans un appartement de garçon fort coquet: panoplies,
-objets d'art, riches tentures, meubles de prix, tout était disposé
-avec goût et sobriété.
-
-Il offrit une chaise à la jeune fille, qui s'assit avec embarras; car
-elle sentait que sa pauvre robe faisait tache au milieu de toutes ces
-élégances.
-
-Lui, Lionel, reprit son fauteuil au coin du feu, posa ses pieds sur le
-marbre de la cheminée, ralluma sa cigarette, et attachant ses yeux sur
-la corniche du plafond, par son attitude il semblait dire: Voyons,
-parlez, je vous écoute avec résignation.
-
-Lionel de Lomas était un homme du meilleur monde, élégant, spirituel,
-fort intrigant, pour ne pas dire fort corrompu. Son type régulier
-offrait beaucoup de distinction et de finesse. Ses yeux bleus,
-ordinairement froids comme l'acier, savaient prendre, selon la
-circonstance, une expression rêveuse ou lascive. Grâce à de réelles
-bonnes fortunes, à quelques indiscrétions habiles, à quelques
-extravagances calculées, il s'était acquis une réputation d'homme
-irrésistible.
-
-Il affectait encore le ton et les allures d'un jeune homme. Cependant,
-aux rides qui commençaient à cerner ses paupières, on devinait
-aisément qu'il approchait de la quarantaine.
-
-Il était vêtu, comme une femmelette, d'un gracieux costume du matin,
-veste et pantalon de drap blanc avec agréments bleu ciel. Ce vêtement
-seyait aux lignes féminines de son visage, à son teint pâle, à sa
-jolie chevelure blonde.
-
-La jeune fille demeura interdite devant ce luxe qu'elle ne soupçonnait
-point. Honteuse d'abord de sa pauvreté, elle se remit pourtant et
-s'écria avec un accent de reproche, presque d'indignation:
-
-«Oui, c'est moi, moi que vous abandonnez. Oui, je viens, quoique vous
-me l'ayez défendu, car je meurs d'inquiétude, de chagrin et de misère
-aussi. Enfin, puisque je ne vous vois plus, il faut bien que je vienne,
-moi, pour vous dire.... pour vous apprendre....»
-
-Elle éclata en sanglots.
-
-Lionel avait toujours traité l'amour assez légèrement, et n'avait
-guère aimé que des femmes légères.
-
-Cette explosion de douleur le surprit et le déconcerta. Il jeta sa
-cigarette avec impatience.
-
-«Il faut que je la calme et que je la renvoie,» pensa-t-il.
-
-Il approcha son fauteuil de Geneviève, et lui prenant les mains:
-
-«Voyons, voyons, mon enfant, dit-il avec un ton de caresse, pourquoi ce
-chagrin, pourquoi douter de mon affection? Si vous saviez combien vous
-occupez ma pensée, et combien je suis privé moi-même de ne plus vous
-voir! Ne vous avais-je pas prévenue que mes affaires me retiendraient
-pendant quelque temps éloigné de vous? Mais, vilaine enfant gâtée,
-vous ne tenez aucun compte des affaires.»
-
-Geneviève releva vers lui son visage encore humide, mais rasséréné.
-
-«Vous m'aimez encore! Bien vrai? dit-elle avec un sourire attendri. Et
-moi qui vous accusais! Ah! sans doute, j'avais tort de m'inquiéter, car
-vous êtes bon. C'est que je suis seule, voyez-vous, toute seule, sans
-autre distraction que votre amour; et tout le jour, et toute la nuit, je
-pense à vous. Et c'est bien long, bien long, quinze jours sans vous
-voir.»
-
-Lionel jugea qu'il l'avait trop consolée. Il retira son fauteuil,
-reprit sa première attitude et dit:
-
-«Maintenant, mon enfant, causons raisonnablement. Je vous parlais de
-mes affaires. Je vais vous donner une grande preuve de confiance, à
-condition toutefois que vous me garderez le secret. Vous me croyez riche
-parce que vous me voyez dans un riche appartement avec une mise
-élégante. Eh bien! ma chère enfant, ce luxe couvre une profonde
-misère. J'ai cent mille francs de dettes, et parfois j'éprouve de
-très-graves embarras. Car j'ai un rang à soutenir, une position à me
-créer. Vous le voyez bien, il n'y a pas de ma faute si je ne vais pas
-vous voir. Vous êtes jeune, vous aimez la gaieté. Je craindrais de
-vous apporter un visage fatigué et morose.
-
---Oh! mon Lionel, s'écria Geneviève en tombant à ses genoux et en
-l'entourant de ses bras, je vous aime assez pour partager vos ennuis,
-vos inquiétudes. Et si vous êtes pauvre, tant mieux, cela vous
-rapproche de moi. Oh! que je vous aime mieux ainsi! Je me disais souvent
-que, riche et beau, jamais vous ne pourriez aimer comme elle vous aime,
-la fille de Gendoux le fileur; mais aujourd'hui j'ai un peu d'espoir.
-Quelle bonne nouvelle vous me donnez là!
-
---Décidément, pensa Lionel, c'est un vrai crampon, cette fille-là.
-
---Petite égoïste, va, fit-il à haute voix en frappant à petits coups
-sur la tête de Geneviève.
-
---Oui, c'est vrai, je suis égoïste de te vouloir pour moi seule.
-
---Je ne vous ai pas encore tout dit, reprit Lionel. J'ai souscrit des
-lettres de change, et je suis menacé de la prison. Mes créanciers me
-poursuivent, et voilà pourquoi je ne puis sortir.
-
---De la prison! s'écria Geneviève, qui pâlit. Ah! alors, que ne
-venez-vous chez moi; je vous cacherais, et personne ne viendrait jamais
-vous y chercher.
-
---Tu es charmante, mon enfant, mais c'est impossible, répondit-il d'un
-ton qui n'admettait pas l'insistance. Voyons, raconte-moi maintenant ce
-que tu fais. Qu'est-ce que ce paquet?
-
---C'est de l'ouvrage que je reporte à l'atelier.
-
---Comment, pauvre Geneviève, dit le gandin devenu sentimental, tu
-travailles? Ah! que je regrette d'être sans argent!
-
---J'aime à travailler, reprit simplement Geneviève. Ainsi, ne vous
-inquiétez pas. D'ailleurs, loin de vous, que deviendrais-je sans
-occupation?
-
---Combien gagnes-tu par jour? Peux-tu vivre, au moins?
-
---Oh! je suis riche, va! À la rigueur même, je pourrais faire des
-économies. Je gagne vingt-cinq sous par jour et trente sous quand
-l'ouvrage donne; mais il faut passer une partie de la nuit. Seulement,
-ajouta-t-elle en tâchant de rire, il y a des jours où forcément c'est
-fête chômée.
-
---Avec cela tu peux te nourrir?
-
---Oui; je fais ménage avec Fossette, tu sais, cette jolie ouvrière que
-tu as rencontrée une fois dans l'escalier. Ah! quelle bonne fille! et
-toujours si gaie, même quand elle n'a pas mangé depuis vingt-quatre
-heures. Sans doute, nous ne faisons pas bombance; mais, de temps à
-autre, quand il faut veiller tard, par exemple, nous nous payons un
-petit noir.
-
---Un petit noir?
-
---Oui, c'est la petite tasse de café de deux sous que les ouvrières
-appellent comme cela.»
-
-Dans son égoïsme, Lionel ne devina point les mensonges héroïques de
-cette enfant. Il ne devina pas des souffrances matérielles d'autant
-plus horribles qu'elles étaient accompagnées des souffrances du cœur.
-Lui qui dépensait peut-être cent francs par jour, il crut, parce qu'il
-avait intérêt à le croire, qu'une pauvre fille pouvait vivre avec un
-franc. Et il se disait, la conscience calme, sans chercher à sonder
-cette énigme: Sont-ils heureux, ces gens-là, d'avoir si peu de besoins
-et si peu de désirs!
-
-Satisfait d'être délivré d'un remords qui parfois lui pesait, il
-devint plus tendre.
-
-«Eh bien! maintenant, apprends-moi ce que tu voulais me dire en
-arrivant, explique-moi tes sanglots.»
-
-Geneviève rougit. Puis elle se mit à rire; mais c'était un rire
-nerveux, un rire forcé qui faisait mal.
-
-«Non, pas aujourd'hui, j'ai tant de joie de vous revoir et d'apprendre
-que vous ne m'avez pas oubliée. Et d'ailleurs, j'espère encore...,
-peut-être me suis-je trompée!...»
-
-Lionel tenait ses yeux opiniâtrement fixés sur la pendule, et
-Geneviève remarqua qu'il l'écoutait à peine.
-
-«Mon Dieu! je vous gêne sans doute, peut-être attendez-vous
-quelqu'un?
-
---Non, pas immédiatement, mais tout à l'heure. Reste encore un
-instant, ma chère enfant.
-
---Comment! il est déjà si tard! il faut aussi que je parte; car on
-m'attend à deux heures. Au revoir, dit-elle; jurez-moi que vous
-viendrez bientôt.»
-
-Lionel jura. Mais il lui fit promettre aussi de ne plus revenir. Les
-domestiques de M. Daubré pouvaient la rencontrer dans l'escalier. Elle
-se trouverait compromise.
-
-Geneviève sortit presque heureuse.
-
-«Ouf! s'écria Lionel, la voilà partie. Pauvre enfant; elle serait
-charmante si elle était moins ennuyeuse. Que n'ai-je le temps et la
-fortune! Ce serait une femme à former et à lancer. Elle est assez
-belle pour éclipser Pouliche et Fleur-de-Botte. Elle a de la
-distinction, de jolies mains. Dans un équipage à là Daumont, avec un
-chapeau à la dernière mode, elle ferait sensation; mais pour cela il
-faudrait cent mille francs de rente.
-
-«Il faudrait aussi l'aimer un peu. Et, ma foi! depuis quelque temps
-elle est si larmoyante.... Non, elle n'aura jamais l'esprit et la
-désinvolture de ces femmes-là. Elle a trop de cœur. Elle prend
-l'amour au sérieux. Je sais bien qu'on pourrait la corriger de cela.
-C'est charmant l'amour quand on le partage; mais quand on n'aime plus,
-brrrr.... que c'est assommant! Et puis les parents qui sont par
-derrière, s'ils allaient apprendre que c'est moi.... Il faut rompre au
-plus tôt. D'ailleurs, dans ma position critique, je n'ai plus qu'une
-ressource, me marier.
-
-«Béatrix n'est pas, certes, l'idéal de mes rêves. C'est un peu sec,
-guindé, puéril, une élève du Sacré-Cœur confite en bigoterie. Ah!
-si elle avait seulement les yeux de Madeleine! Qu'y a-t-il donc dans ces
-yeux-là qu'ils vous prennent ainsi! Quel regard caressant et fier,
-ouvert et profond! Quel magnétisme il projette! Comme il vous
-enveloppe, comme il vous saisit! il semble qu'on s'y abîme. Est-ce que
-Maxime.... Je saurai cela. Allons, allons, à quoi vais-je penser?
-Béatrix aura un million de dot, et pour le moment cela doit me suffire.
-
-«Ah çà! que fait donc Lucrèce? il est deux heures et demie, dit-il
-en arrangeant ses cheveux devant la glace. Lucrèce!... ajouta-t-il avec
-une expression de fatigue. Il faut que je me marie, ne serait-ce que
-pour me délivrer de cette servitude. Mais si je lui recommandais
-Geneviève! Elle la placerait peut-être chez sa couturière. Oui, mais
-elle est jalouse.... Nous verrons.»
-
-
-
-
-VII
-
-
-Mme Daubré, née de Lomas, était une Lilloise blonde et frêle, avec
-de grands yeux vert de mer, un peu rêveurs et couverts; des yeux
-perfides, des yeux félins en un mot. La figure fine, allongée, le nez
-aquilin, d'une courbe délicate, la narine nerveuse et transparente, des
-mains diaphanes, blanches et effilées, en faisaient un type vraiment
-aristocratique. Tout cet ensemble accusait une impressionnabilité
-presque maladive, jointe à une grande sécheresse de cœur, résultats
-ordinaires d'une vie oisive et du développement excessif de la
-personnalité.
-
-Mme Daubré posait en vaporeuse, ce qui, malgré les tendances
-ultra-réalistes de notre époque, est encore bien porté, dans
-certaines provinces du moins. Elle affectait donc de s'envelopper de
-gaze, de tulle et d'étoffe légère. Ce goût pour le nuage tenait-il
-à la disposition poétique de son esprit? Non, elle était maigre et
-cherchait à fondre des lignes un peu trop anguleuses.
-
-Cette femme n'était ni bonne, ni mauvaise, ni vieille, ni jeune, ni
-laide, ni jolie, ni sotte, ni spirituelle. Et cependant, à force
-d'artifices, de poudre, de cold-cream et de mots appris, elle
-réussissait à passer pour une jeune et jolie femme de beaucoup
-d'esprit.
-
-Mme Daubré avait trente-huit ans, et, sentant que son règne allait
-bientôt finir, elle redoublait de soins et de coquetterie pour le
-maintenir quelques années encore. Son amour pour Maxime, le dernier
-peut-être, était devenu presque une passion. Cependant elle avait
-adopté cette devise, que pour conserver sa beauté, il ne faut aimer,
-pleurer et rire qu'à moitié, trois choses, ajoutait-elle, qui plissent
-horriblement.
-
-Comme son frère, nature très-mobile, elle portait la même ardeur dans
-la coquetterie, et montrait la même dureté de cœur quand l'amour
-s'éteignait. C'était le même goût pour le luxe et la même morgue
-aristocratique.
-
-À Lille, il y a fort peu d'aristocratie. Elle est pauvre et d'autant
-plus entichée de ses titres de noblesse. Malgré son horreur pour la
-roture, à trente ans, Mlle de Lomas avait épousé M. Daubré. En
-philosophe elle avait jugé qu'un million vaut bien une particule.
-
-Mme Daubré se montrait à Lille fort exigeante pour la composition de
-son salon; mais à Paris elle prenait plus de latitude et allait dans
-toutes les maisons où elle pouvait trouver des admirateurs.
-
-Elle avait rencontré dans le monde Maxime Borel, et par l'attrait des
-contrastes sans doute, elle s'était éprise de ce bouillant jeune
-homme, dont l'esprit sceptique et les façons de sportsman l'avaient
-subjuguée.
-
-Coquette même devant sa femme de chambre, Mme Daubré n'avait pas voulu
-paraître aux yeux de Madeleine sans avoir fait un bout de toilette.
-
-Madeleine attendait anxieusement. C'était la première fois qu'elle se
-présentait en solliciteuse. Elle éprouvait au cœur cette angoisse qui
-rend les mains moites, dessèche les lèvres et contracte si
-douloureusement l'organisme.
-
-Au bout d'un quart d'heure, on l'introduisit au salon.
-
-Albert Daubré, le jeune admirateur de Mlle Borel, s'y trouvait assis,
-plongé dans une rêverie si profonde qu'il ne s'aperçut pas de
-l'arrivée de la jeune fille.
-
-Madeleine prit un fauteuil, et comme Albert, qu'elle n'avait vu qu'une
-fois, gardait le silence, elle s'approcha de la table pour feuilleter un
-album.
-
-À ce mouvement, M. Daubré sortit de sa méditation, tourna la tête,
-et voyant Madeleine debout devant lui, il demeura stupéfait.
-
-La jeune fille s'excusa de l'avoir dérangé.
-
-«Mademoiselle, balbutia-t-il, vous me voyez interdit. Je croyais faire
-un rêve. C'est bien vous que j'ai rencontrée hier chez M. Borel?
-
---C'est bien moi, répondit Madeleine en souriant.
-
---Excusez, je vous en prie, mon impolitesse. C'est que, voyez-vous, je
-suis un rêveur. Élevé en Allemagne, j'ai pris du caractère allemand,
-les manières gauches, la timidité et jusqu'à l'esprit nuageux. Or, à
-l'instant même, je pensais à Mlle Borel, dont l'intelligence
-remarquable et les idées généreuses m'ont vivement impressionné. Je
-pensais.... Mais pourquoi ne l'avouerais-je pas? je pensais à vous
-aussi qui aviez le courage de l'applaudir.
-
---Ah! monsieur, quel courage faut-il pour approuver ce qui est noble et
-juste?» interrompit Madeleine.
-
-Albert la contempla un instant avec respect, puis il ajouta:
-
-«Donc, mademoiselle, je pensais à vous, et, comme un Allemand
-superstitieux que je suis, j'ai cru, en vous voyant, que ma pensée
-avait évoqué votre fantôme. Mais, puisque vous n'êtes pas un pur
-esprit, fit-il gaiement, veuillez donc vous asseoir, je vous en prie.»
-
-En ce moment, on vint prévenir Madeleine que Mme Daubré était levée
-et l'attendait dans sa chambre à coucher.
-
-La coquette, enveloppée d'une élégante robe de chambre, se tenait sur
-une chaise longue, dans une attitude languissante. Une guipure était
-jetée négligemment sur ses cheveux blonds et crêpés, qui formaient
-autour de son front comme une auréole.
-
-Les rideaux de mousseline, abaissés, ne laissaient arriver qu'un
-demi-jour propre à adoucir les angles, à dissimuler les rides ou les
-taches de la peau.
-
-En pénétrant dans ce sanctuaire parfumé, en voyant cette femme
-vraiment belle alors et séduisante, Madeleine ressentit un mouvement de
-jalousie qui lui fit monter le rouge au visage.
-
-Elle pensait à Maxime.
-
-«Comment ne l'aimerait-il pas! se dit-elle.
-
---C'est vous, mademoiselle? fit Mme Daubré d'une voix dolente;
-pardonnez-moi de vous avoir fait attendre. Ma femme de chambre s'était
-mal expliquée d'abord, et l'on vous a reçue dans l'antichambre.»
-
-Madeleine lui exposa sommairement sa requête.
-
-Un instant, Mme Daubré resta pensive, inquiète même; elle observait
-Madeleine.
-
-Avec sa finesse, son instinct de femme jalouse, elle avait cru deviner
-le penchant de Madeleine pour Maxime.
-
-«Pourquoi cette étrange détermination, se demandait-elle? Serait-ce
-pour me surveiller?»
-
-Elle la questionna adroitement sur les motifs de sa démarche.
-
-Madeleine lui exposa avec tant de candeur et de simplicité sa position
-délicate, la situation précaire de sa famille, son désir de la
-soulager, que Mme Daubré ne conserva aucune défiance.
-
-Toutefois, elle hésitait encore: Madeleine si jolie, si jeune surtout,
-lui paraissait une dangereuse rivale. D'un autre côté, en la laissant
-chez les Borel, elle craignait que Maxime, qui la voyait chaque jour, à
-toute heure, n'en tombât amoureux.
-
-Cette dernière considération l'emporta.
-
-«Je serai très-flattée, mademoiselle, dit-elle avec une grâce
-charmante, que vous veuillez bien m'accorder vos bons soins pour
-l'éducation de mon enfant; mais c'est à la condition que Mlle Borel y
-consentira.
-
---C'est ainsi que je l'entends,» repartit Madeleine qui prit congé de
-Mme Daubré.
-
-Depuis une heure qu'elle était là, le temps avait changé. Il faisait
-une de ces tempêtes passagères si fréquentes en mars, et elle
-retrouva sous la porte cochère Geneviève, qui attendait la fin de la
-bourrasque.
-
-Madeleine prit aussi le parti d'attendre.
-
-Elles étaient là toutes deux regardant tomber la grêle que fouettait
-le vent.
-
-Mais si le ciel s'était assombri, leurs cœurs comme leurs visages
-s'étaient rassérénés. Elles semblaient maintenant soulagées,
-presque heureuses.
-
-Madeleine se souvint que sa sœur lui recommandait de chercher du
-travail pour Claudine. À qui s'adresser? Elle ne connaissait personne
-à Paris capable de la renseigner. Elle glissa son regard dans le paquet
-que portait Geneviève. Il contenait du linge neuf. Ce devait être une
-ouvrière. Elle engagea donc la conversation.
-
-Geneviève, qui était une nature confiante, s'abandonna à la sympathie
-que lui inspirait Madeleine. Elle la renseigna sur son travail et sur sa
-manière de vivre.
-
-«Au surplus, mademoiselle, ajouta-t-elle, il y a de la place dans notre
-garni, et si la personne à laquelle vous vous intéressez veut y
-descendre, mon amie et moi nous la traiterons en voisine.
-
---Veuillez alors me donner votre adresse.
-
---Rue de Venise, n° 37, répondit Geneviève. Ce n'est pas une belle
-rue, tant s'en faut; mais elle est située dans le quartier Saint-Merry,
-à deux pas de la rue de Rivoli. C'est central, et les logements n'y
-sont pas chers.»
-
-Au moment où les deux jeunes filles se séparaient en se saluant
-amicalement, un élégant coupé s'arrêtait devant la porte. Une femme
-encore belle en descendit. Son embonpoint, modéré il est vrai,
-accusait une jeunesse problématique. Elle était mise avec cette
-recherche coûteuse qui dénote presque toujours des mœurs galantes.
-
-En passant, elle donna un regard aux deux jeunes filles, et parut
-frappée de leur beauté, car elle se retourna pour les regarder encore.
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Cette femme monta rapidement l'escalier.
-
-C'était la Lucrèce qu'attendait M. de Lomas.
-
-«Quelles jolies créatures je viens de rencontrer sous votre porte
-cochère! exclama-t-elle en entrant. Une blonde ravissante et une brune
-avec des yeux grands comme ça qui jettent des rayons. Je me suis dit
-tout de suite: Cela sort de chez de Lomas; mais où a-t-il déniché ces
-oiseaux rares?
-
---Vous vous trompez, ma chère enfant,» dit Lionel.
-
-En raison de ses quarante-cinq printemps, Lucrèce aimait à s'entendre
-appeler «ma chère enfant.»
-
-«Ah! attendez, reprit-il; cette blonde portait un paquet. Je viens en
-effet de rencontrer tout à l'heure, chez M. Daubré, une de ses
-anciennes ouvrières qui est maintenant à Paris, et à laquelle ma
-sœur porte quelque intérêt.
-
---Et à laquelle vous n'êtes pas non plus tout à fait indifférent,
-ajouta vivement Lucrèce.
-
---Que vous êtes sceptique et prompte à vous alarmer!
-
---Je vous assure, Lionel, que je ne m'alarme pas. Ah ça! voyons!
-Croyez-vous donc que je me fasse illusion? Je connais trop le cœur
-masculin en général et le cœur de mon Lionel en particulier pour
-m'abuser sur sa fidélité. Je ne suis plus une ingénue. Si je vous
-disais que j'ai vingt-neuf ans, vous souririez, n'est-ce pas? et dans
-votre for intérieur vous m'en donneriez au moins trente-neuf. J'ai donc
-encore du bénéfice à être sincère, puisque je n'en ai que
-trente-sept. Or, à trente-sept ans, on a quelque expérience, et l'on
-sait ce qu'il faut croire de toutes ces comédies sentimentales entre
-amants qui depuis trois ans déjà se jurent une fidélité éternelle.
-
---Où veut-elle en venir? se demandait Lionel avec perplexité.
-Ménage-t-elle une rupture? Non, puisqu'elle n'accuse que trente-sept
-ans. Voudrait-elle m'éprouver? Tenons-nous ferme.
-
---L'amour n'a pas d'âge, répliqua-t-il. C'est toujours un enfant. Mais
-c'est à tort qu'on le représente avec un bandeau sur les yeux. L'amour
-est très-clairvoyant au contraire, puisqu'il découvre dans l'être
-aimé des perfections inaperçues par le vulgaire.
-
---Tiens! c'est assez joli ce que vous dites là.
-
---À voir cette petite main potelée, reprit-il en la baisant, d'une
-blancheur nacrée et rose en dedans comme une coquille, à voir ces yeux
-toujours si lumineux et si tendres, et ces dents éclatantes, et vos
-lèvres vermeilles, qui peut songer à s'inquiéter de votre âge? Et
-celui qui a eu le bonheur d'être distingué par vous, peut-il se
-demander depuis combien de temps il vous aime? Auriez-vous donc
-découvert quelque langueur dans mon amour? Et tenez, tout à l'heure
-encore, j'éprouvais toutes les fièvres de l'attente. Avez-vous jamais
-eu un fervent plus soumis, plus respectueux? Car je vous respecte,
-Lucrèce.»
-
-Lucrèce écoutait Lionel, le regard attaché sur les arabesques de la
-tapisserie. À ces mots: «Je vous respecte,» ses paupières eurent une
-légère contraction.
-
-«Bon! je fais fausse route, elle ne tient pas au respect, pensa Lionel,
-qui aperçut le mouvement des yeux. Je respecte en vous, reprit-il, un
-esprit vraiment supérieur, mais j'adore la femme. Que parlez-vous de
-jeunes filles? Est-ce assez fade? assez ennuyeux? Une jeune fille
-peut-elle avoir la saveur d'une femme de trente ans, qui connaît tous
-les raffinements de la coquetterie, et qui possède, comme vous l'avez
-au suprême degré, le génie de l'amour?
-
---Ouf! s'écria Lucrèce en riant d'un rire juvénile, dites ouf! je le
-veux, vous l'avez bien gagné. En voilà une tartine! Lionel,
-regardez-moi en face. Vous avez reçu ce matin du papier timbré,
-n'est-ce pas? Vous avez, je le sais, le créancier très-sentimental.
-Mais, pour le moment, trêve de sentiment et parlons raison. Je rêve de
-ces deux charmantes filles que j'ai rencontrées tout à l'heure sous
-votre porte cochère. Il nous faudrait quelques belles femmes comme
-celles-là pour ramener dans mon salon la vogue qui s'en va, qui s'en
-va! Lionel, nous ne pouvons nous faire illusion. La baronne de Villarès
-retenait bien quelques habitués indécis; car elle avait de l'esprit
-comme un démon: un prince russe nous l'enlève. Ah! la Russie nous fait
-bien du mal. Elle ensevelit dans ses glaces nos plus jolies fleurs. Le
-boyard est à la hausse. Aujourd'hui une femme à la mode regarde
-l'existence comme incomplète, tant qu'elle n'a pas traversé la
-Bérésina. Si elle ne reste pas ensevelie dans les glaces, elle
-revient pauvre et fanée, sans compter qu'elle a couru le risque d'avoir
-le nez gelé. Tandis qu'à Paris, avec un peu de conduite, elle aurait
-pu amasser des lingots.
-
---Vous avez raison, dit Lionel; pour une jolie femme, il n'y a que
-Paris.
-
---La beauté, reprit Lucrèce, ne suffit pas pour réussir. Il faut
-avoir de l'esprit et rester maîtresse de son cœur. Moi, à dix-huit
-ans, après la mort de mon père, un vieux commandant de la vieille, au
-sortir d'un pensionnat où j'avais reçu une éducation brillante, peu
-en rapport avec mes moyens d'existence, je me trouvai sur le pavé de
-Paris sans un sou vaillant. J'aurais pu sans doute épouser
-vertueusement un employé à quinze cents francs qui m'adorait; j'aurais
-pu encore obtenir, dans le fond d'une province, un bureau de poste où
-je ne serais pas tout à fait morte de faim; mais, pourvue de quelque
-intelligence, je fis ce raisonnement: deux voies me sont ouvertes, celle
-du vice et celle de la vertu. Que me rapportera la vertu? quinze cents
-francs de rente, au maximum, c'est-à-dire la médiocrité, pire pour
-moi que la misère; une vie terne, effacée, douloureuse, pour moi pire
-que la mort; les petits tracas, les humiliations de la pauvreté, toutes
-mes aspirations refoulées. Il est vrai que je jouirais de l'estime du
-petit monde au milieu duquel je serais condamnée à vivre. Mais quel
-monde! j'aimais autant ses dédains. D'un autre côté, c'était le
-vice, c'est-à-dire l'aventure, l'inconnu, la possibilité d'épouser un
-prince et de gagner des millions; c'était la vie enfin, la vie
-brillante et joyeuse; c'était un monde élégant, artiste, spirituel.
-Ah! je savais bien que cette vie-là peut avoir aussi ses revers. Les
-moralistes nous montrent la courtisane vieillie avec une hotte et un
-crochet. Voilà ce que j'éviterai, me dis-je. J'étais ambitieuse.
-Étant données les exigences de mon organisation, je ne pouvais me
-résoudre à passer ma vie dans une condition inférieure. Il fallait un
-aliment à mon activité et à mon intelligence. Il me fallait une
-position élevée, la richesse surtout qui est aujourd'hui la seule
-puissance.
-
-«Or, dites-moi, quelle carrière honnête notre société ouvre-t-elle
-à l'ambition d'une femme pauvre? Il n'y en a qu'une, absolument qu'une,
-le trafic de ses charmes, soit par contrat indissoluble, soit par
-engagement temporaire. De quel côté se trouve réellement la vertu,
-c'est-à-dire la sincérité dans la qualité de la marchandise? Bien
-habile serait celui qui pourrait résoudre ce problème.
-
-«Je savais que j'allais divorcer avec une partie de la société; mais
-je m'appliquerais à gagner l'estime de l'autre. Je calculai qu'on ne
-peut vivre complètement à Paris dans ce monde-là à moins de cent
-mille francs de rente. Je gagnerais donc cent mille francs de rente;
-après quoi je me retirerais des affaires.»
-
-Elle fit une pause.
-
-«Eh bien! dit Lionel, qui ne comprenait pas où Lucrèce voulait en
-venir avec ce long préambule.
-
---Eh bien! ce but n'est pas encore atteint. J'ai éprouvé des pertes,
-j'ai eu des déboires. J'ai failli, vous le savez, épouser le prince
-Dorowski. J'ai consacré à gagner sa confiance et son affection une
-partie de ma jeunesse. C'eût été une grande position; mais le prince
-est mort au moment même où le mariage allait se conclure. Il m'a fallu
-recommencer le travail de ma fortune. C'est alors que j'ai ouvert un
-salon qui a obtenu une grande vogue et m'a donné une véritable
-notoriété. Mais aujourd'hui nos actions baissent, et je n'ai pas
-encore mes cent mille francs. Lionel, vous ne m'aimez plus. Vous jouez
-la comédie,» ajouta-t-elle en changeant brusquement de conversation.
-
-Lionel, à cette apostrophe, fit un soubresaut, et, avec un air de
-dignité offensée:
-
-«Madame, je ne vous comprends pas.
-
---Bon! tout à l'heure c'était le sentiment, maintenant c'est la
-révolte. Voilà le second acte. Mon pauvre Lionel, je les connais
-toutes, vos petites ficelles. Ne prenez donc pas tant de peine. Après
-cela, est-ce beaucoup de peine? Vous devez le savoir par cœur?
-
---Quoi?
-
---Le rôle. Eh bien! moi aussi. Causons donc là gentiment, en vieux
-camarades. Lionel, je trouve que vous vieillissez.»
-
-M. de Lomas eut un haut-le-corps.
-
-«Oui, mon cher, vous vieillissez: vous répétez vos mots, vous
-n'inventez plus rien. Autrefois les femmes raffolaient de vous;
-maintenant, ah! maintenant, je veux être sincère, elles vous....
-recherchent un peu moins. Je crois, entre nous, que votre profession
-d'homme à la mode vous fatigue; enfin je ne m'étonnerais pas si l'on
-m'apprenait que vous songez à vous marier.
-
---Nous y voilà, pensa Lionel; elle aura su par Pouliche, à qui Maxime
-l'aura dit en confidence, que j'avais des vues sur Béatrix Borel.
-
---Eh bien! qu'avez-vous donc? reprit la courtisane, vous semblez
-interloqué.
-
---En effet, je suis ahuri. Je cherche à vous comprendre. Je vois bien
-qu'il y a dans vos regards, dans votre ton une animosité contre moi;
-mais je ne me l'explique pas.»
-
-Ils s'observaient tous deux avec défiance.
-
-Le visage de la courtisane avait en cet instant une expression sévère,
-presque vindicative.
-
-Placée dans un autre milieu, avec son intelligence, ses passions
-ambitieuses, ses facultés complexes, Lucrèce de Courcy, autrement dite
-Catherine Lemoine, eût été vraiment une femme remarquable. Sur un
-trône, elle eût fait peut-être une Catherine de Russie ou une
-Élisabeth.
-
-Sa beauté était incontestable. Un profil de camée, un menton sensuel
-et proéminent, de grands yeux fermes ou tendres, secs ou veloutés,
-sagaces ou naïfs, selon les sentiments qu'elle voulait exprimer, une
-bouche fine et caustique, des épaules superbes, un buste antique et une
-attitude pleine de noblesse, c'était plus qu'il n'en fallait pour lui
-faire parmi les plus belles une célébrité.
-
-Son esprit sceptique, moqueur devenait au besoin sérieux ou
-sentimental. Il savait prendre, ainsi que son visage, tous les masques
-et tous les tons.
-
-Positive comme un agent de change, elle était cependant susceptible
-d'enthousiasme et de générosité. Elle disait avoir eu quelques
-faiblesses et de réelles amours.
-
-Dévoyée, cette femme devait produire autant de mal qu'elle eût pu
-produire de bien en se développant dans des circonstances favorables.
-Car souvent ces puissantes organisations destinées à agir dans une
-large sphère, quand elles sont resserrées dans d'étroits milieux, ne
-s'ouvrent des issues qu'en produisant d'effroyables malheurs.
-
-Intrigante, véritable diplomate, possédant une grande connaissance du
-monde, elle avait entrepris de régner dans une certaine société. Son
-salon, en effet, avait acquis une notoriété artistique et même
-littéraire. Quelques-uns de ses admirateurs l'avaient appelée Ninon
-II. Les plus fanatiques l'acclamaient Lucrèce Ire.
-
-Mais en vieillissant, elle avait vu diminuer le nombre de ses assidus.
-Alors, pour retenir son monde, elle avait fait jouer; et, ne comptant
-plus guère sur ses propres charmes, elle recourait aux attraits de plus
-jeunes. Elle avait produit de la sorte deux ou trois femmes qui
-obtinrent une renommée passagère dans ce monde interlope.
-
-À quarante-deux ans, elle s'était liée avec M. de Lomas, un homme
-taré de cœur comme de conscience. Cette fange morale l'avait attirée.
-Quoique sans fortune, il était bien posé parmi l'aristocratie jeune et
-élégante. Elle espérait le faire servir à son ambition; car elle le
-tenait dans une véritable dépendance par des services que ses besoins
-de luxe et ses embarras d'argent le forçaient d'accepter.
-
-«Songerait-il réellement à se marier? pensa Lucrèce. J'éclaircirai
-cela; mais ce n'est pas le moment. Voyons, cher, reprit-elle avec un
-accent de tendresse, vous dites que vous m'aimez; je veux bien vous
-croire, mais alors prouvez-le-moi en montrant un peu plus de ferveur
-dans mon service.
-
---Parlez; je suis, comme toujours, à vos ordres.
-
---Eh bien! Mme de Beausire a juré qu'elle ferait tomber mon salon.
-D'abord elle a pris mes jours. Elle est intrigante, adroite. Par haine
-contre moi, M. de Barnolf la soutient à outrance. M. de Saint-Julien,
-Mme de Saint-Ange m'ont déjà fait infidélité. Le duc de Cerny vient
-de lui acheter un magnifique hôtel rue de la Madeleine. Elle a des
-salons superbes. On y joue un jeu d'enfer.
-
---Reçoit-elle des artistes, des littérateurs?
-
---Ah bien oui! vous savez qu'elle est ignorante comme une grue. Ce sont
-ses cheveux rouges qui l'ont mise à la mode, et ses yeux brun clair qui
-l'ont fait surnommer, comme une héroïne de Balzac, _la Fille aux yeux
-d'or._ Mais elle n'a ni esprit ni distinction; ce n'est qu'une fille, et
-du plus mauvais genre. Sa mère, marchande à la toilette, rue
-Saint-Roch, a été autrefois écaillère à la halle. Sa bouche molle,
-son regard inexpressif et son teint blafard lui donnent en effet quelque
-chose du mollusque que sa mère a passé sa jeunesse à contempler.
-Comme elle est massive et sans grâce, ses admirateurs la comparent à
-une femme de Rubens. Comme elle a des pieds énormes, j'entendais dire
-l'autre jour à l'un de ses fervents que la beauté réside dans la
-proportion, et que rien n'est plus laid qu'un pied trop petit. Voilà ce
-que c'est que la vogue. Si elle était boiteuse, on la comparerait à
-Mlle de la Vallière. On prétend qu'elle reçoit les plus jolies femmes
-de Paris, et ne me laisse que les rebuts, les rossignols. À ce propos,
-M. de Barnolf disait hier que mon salon ressemble à une galerie de
-figures de cire, tellement les femmes sont badigeonnées; ou bien encore
-à une exposition de fossiles, et qu'il demanderait à l'Académie la
-permission de me présenter au prochain concours paléontologique. Eh
-bien! Lionel, cela ne vous indigne pas? Vous m'écoutez avec un
-calme....
-
-Lionel prit un air de courroux concentré.
-
---Ce Barnolf!... soyez tranquille, j'en fais mon affaire.
-
---Vous battre avec lui ce serait bête; car il est très-fort à
-l'escrime. Mais il a dans quelque coin une femme qu'il cache, m'a-t-on
-dit. Je vous charge de me découvrir cela. Nous nous vengerons sur la
-belle mystérieuse. Enfin il me faut des femmes jeunes et des hommes
-jeunes. Ce que je veux surtout, c'est une femme plus jeune, plus belle
-que la Beausire, une femme enfin capable de l'éclipser. Je la
-désirerais blonde comme elle, avec plus de distinction et de tenue.
-J'ai un duc fort riche qui se chargerait de la lancer. Voyez donc; il me
-semble que cette petite Lilloise que je viens d'entrevoir et que vous
-connaissez ferait notre affaire. N'est-ce pas vous déjà qui avez
-inventé Fleur-de-Botte et Pouliche?
-
---Je les ai découvertes, c'est vrai; mais je les ai ramassées dans le
-ruisseau; c'était déjà gangrené jusqu'à la moelle; tandis que
-Geneviève Gendoux est une très-honnête fille.
-
---Vous aurait-elle résisté?
-
---Depuis que je vous connais, Lucrèce, les autres femmes n'existent pas
-pour moi.
-
---J'en suis persuadée, mon cher, fit Lucrèce avec un sourire ironique;
-cependant, s'il le fallait absolument, je vous permettrais.... un
-semblant d'infidélité.
-
---C'est difficile, vous dis-je. Elle a été élevée par des parents
-qui passent pour les plus braves gens de Lille.
-
---Mais elle est pauvre, seule à Paris, et ne m'avez-vous pas dit
-qu'elle cherche à s'occuper?
-
---Oui.
-
---Eh bien! envoyez-la chez ma couturière, Mme Thomassin, à qui je vais
-la recommander chaudement. Là, en un mois, au contact de toutes ces
-petites ouvrières, elle sera vite dégourdie.
-
---J'essayerai.
-
---Il faut réussir.
-
---Alors je réussirai,» répondit-il en baisant la main de la
-courtisane.
-
-Elle se leva.
-
-«À ce soir, dit-elle. Le lansquenet sera très-animé. Nous aurons des
-Brésiliens riches comme.... des Brésiliens. Je vous les recommande. M.
-de Vaumal sera là.»
-
-S'arrêtant:
-
-«Et comme homme, ne m'amènerez-vous personne?»
-
-Lionel cherchant:
-
-«Si! je tâcherai de vous amener le beau-frère de ma sœur, un jeune
-homme à former.
-
---Et vous n'y pensiez pas! Vous voyez bien que vous me négligez.
-
---C'est naïf, candide, sentimental.
-
---Vous ne connaissez plus que des gens comme cela. Je ne désespère pas
-de vous voir entrer à la Chartreuse. Ce jeune bipède a-t-il au moins
-des plumes?
-
---Albert sera plus riche que M. Daubré, car il héritera d'une tante
-allemande qui l'a élevé et qui raffole de lui.
-
---Oh! avec nous, les espérances.... Il nous faut du comptant, espèces
-sonnantes et ayant cours: Combien a-t-il à dépenser par an?
-
---Soixante mille.
-
---Il a de quoi vivre, voilà tout. Est-il rangé?
-
---C'est une demoiselle.
-
---On connaît cela: une eau dormante, des passions qui couvent sous la
-cendre. Est-il joli garçon?
-
---Joli comme une jolie femme: des yeux tendres et pensifs et le sourire
-d'un enfant qui rêve; une barbe et des cheveux châtains.
-
---Amenez-le-moi donc; c'est une trouvaille, ce garçon-là. Il amusera,
-ou peut-être fera-t-il des passions. À propos, que devient Maxime?
-
---Maxime est amoureux de ma sœur.
-
---Comment! vous êtes au cœur de la place et vous tolérez cela? Maxime
-amoureux en dehors de notre monde est un homme perdu pour nous.
-J'aimerais autant apprendre qu'il se marie. Vous savez bien que je tiens
-à Maxime. Il a de l'esprit, de l'entrain, il est beau joueur, il amuse
-enfin. Comment n'y avez-vous pas songé? Vous voyez bien que vous
-oubliez tout à fait mes intérêts, qui cependant sont un peu les
-vôtres. Adieu! rappelez-vous toutes mes instructions; ce soir, je
-compte sur vous pour un éreintement complet de la Beausire. Je rédige
-un petit bout d'article bien pimenté, que j'espère faire passer dans
-un petit journal. Il faut qu'avant l'hiver prochain elle ait quitté la
-place.
-
---Soyez tranquille, ma belle Lucrèce, nous écraserons votre ou plutôt
-notre rivale; car je ne saurais souffrir qu'on eût la prétention
-d'éclipser mon étoile.»
-
-Au moment de sortir, Lucrèce se retourna.
-
-«Sachez donc aussi à qui appartiennent les beaux yeux noirs que j'ai
-vus tout à l'heure. La blonde parlait à la brune: elles doivent se
-connaître.
-
---Je tâcherai.
-
---À propos, ajouta la courtisane, votre affaire avec Pinsard est-elle
-en règle?
-
---Pas encore.
-
---Ne vous en occupez pas, je chargerai mon homme d'affaires de terminer
-cela.»
-
-Après le départ de Mme de Courcy, Lionel descendit chez sa sœur, et
-là il apprit la visite de Madeleine Bordier.
-
-«C'est elle que Lucrèce a rencontrée, pensa-t-il. Le sort en est
-jeté: l'occasion est trop belle, je serai amoureux de cette fille-là.
-
-Et il engagea fortement Mme Daubré à aller le soir même chez Mme
-Borel retenir Madeleine comme institutrice de sa fille.
-
-
-
-
-IX
-
-
-Madeleine rentra chez elle, non pas complètement heureuse, mais sûre
-du moins de pouvoir gagner honorablement sa vie.
-
-Cependant, à la pensée de quitter cette famille au milieu de laquelle
-s'était écoulée son enfance, à la pensée surtout de se séparer de
-Mlle Borel, elle sentait chanceler sa résolution et son cœur se serrer
-douloureusement.
-
-Pour sortir plus vite de cette inquiétude, elle résolut d'aller
-raconter immédiatement à Mlle Bathilde son entrevue avec Mme Daubré.
-
-Comme elle montait, encore hésitante, dans la chambre de sa mère
-adoptive, elle rencontra Béatrix, qu'elle salua amicalement. Mais
-Béatrix évita de lui rendre son salut.
-
-Cette froideur lui donna du courage.
-
-L'absence aussi prolongée de Madeleine avait causé dans la maison un
-véritable scandale. La famille s'était réunie et avait décidé
-qu'elle s'interdirait de faire de nouvelles observations à Mlle Borel;
-mais que Laure et Béatrix s'abstiendraient dorénavant de toute relation
-intime avec Madeleine.
-
-Madeleine trouva Mlle Borel dans son cabinet de travail, compulsant
-divers livres épars sur son pupitre.
-
-Elle écrivait un ouvrage sur la destinée de la femme dans le passé,
-le présent et l'avenir. Elle croyait le moment venu de revendiquer pour
-les femmes la liberté qui est reconnue aujourd'hui, par tout esprit
-logique et avancé, comme la base légitime et nécessaire des
-sociétés. Dans l'après-midi, elle avait demandé plusieurs fois
-Madeleine, qui l'aidait ordinairement dans ses recherches, et elle
-s'étonnait aussi de ne pas la voir rentrer.
-
-Elle accueillit Madeleine avec cet air de gravité affectueuse qui lui
-était habituel.
-
-«D'où venez-vous donc, mon enfant?» lui demanda-t-elle, non pas d'un
-ton inquisiteur, mais avec l'accent d'une curiosité tout amicale.
-
-Mlle Borel avait un esprit si sérieux, une âme tellement inaccessible
-aux petits intérêts et aux préoccupations mesquines, elle avait des
-principes si austères, en un mot, elle planait dans des sphères si
-vastes et si hautes que, malgré sa bonté, Madeleine avait toujours eu
-pour elle un respect poussé jusqu'à la crainte.
-
-En outre, Mlle Borel, dans ses affections, n'était nullement
-démonstrative. Comme elle les témoignait par des actes, il lui
-semblait superflu de les exprimer par des caresses. Sa fille adoptive ne
-se rappelait point qu'elle l'eût jamais embrassée.
-
-Madeleine lui raconta donc avec quelque timidité sa visite à Mme
-Daubré.
-
-«Vous m'avez donné, ajouta-t-elle, une éducation et une force morale
-que j'étais impatiente d'employer. L'oisiveté, l'inutilité de ma vie
-m'étaient devenues insupportables.
-
-«Comme vous le disiez encore hier au soir: «Il n'y a pas de dignité
-ni de liberté possibles sans l'indépendance matérielle.» Je le sais,
-mademoiselle, vous n'êtes pas généreuse à demi. Jamais vous ne
-m'avez fait sentir le poids du bienfait. Pour moi, le plus grand bonheur
-eût été de passer ma vie à vos côtés. Une telle dépendance m'eût
-relevée à mes yeux, au lieu de m'humilier; mais il me semble que,
-depuis quelque temps, Laure et Béatrix ne m'aiment plus et supportent
-impatiemment ma présence. D'un autre côté, je voudrais arriver à
-soutenir ma mère et épargner ce soin à mes sœurs qui gagnent à
-peine de quoi se nourrir. Ah! dites-moi que vous me pardonnez d'avoir
-pris une semblable résolution sans vous consulter?»
-
-Elle était tombée aux genoux de Mlle Borel.
-
-Mlle Bathilde ne répondait pas; mais elle serrait contre son cœur les
-mains de Madeleine. L'héroïsme de cette enfant lui cassait un
-attendrissement qu'elle ne pouvait dominer. Elle pleurait. C'était la
-première fois que Madeleine surprenait une émotion chez ce cœur
-qu'elle croyait impassible, qu'elle aussi avait accusé parfois
-d'insensibilité.
-
-À la vue de ses larmes, elle se jeta à son cou par un élan
-irrésistible; et, pendant un instant, ces deux nobles âmes se
-confondirent dans une sainte effusion.
-
-«Oh! mademoiselle, s'écria Madeleine, je suis à vous, je suis votre
-chose, car c'est vous qui m'avez tirée du néant. Si mon départ doit
-vous causer la moindre peine, parlez, je vous obéirai, vous le savez
-bien.
-
---Ce sont, ma fille, les plus douces larmes que j'aie versées en ma
-vie. Je suis fière d'avoir formé ton cœur. Tu es bien réellement ma
-fille, la fille de mon âme. Mais, tu le sais, mon enfant, les
-affections individuelles ne peuvent m'absorber entièrement. Ma vie et
-ma fortune ne m'appartiennent plus. Je les ai consacrées au triomphe
-d'une idée.
-
-«Je veux entreprendre une nouvelle croisade, la croisade des femmes
-contre les préjugés qui les oppriment, et contre cette injustice qui
-place la femme pauvre, l'ouvrière, dans cette alternative effroyable:
-l'ignominie ou la misère. Il faut que la femme puisse conquérir la
-liberté par son travail. Il ne s'agit pas encore pour elle, tu le
-conçois, de droits politiques; il faut avant tout la tirer de cet
-esclavage quotidien qui la livre à une révoltante exploitation; et,
-pour atteindre ce but, nous ne devons plus nous borner à des
-protestations stériles. Il faut agir, il faut fonder des institutions
-qui garantissent la femme contre toutes les oppressions: la misère, la
-concurrence masculine, et surtout la corruption. C'est à cette grande
-œuvre, mon enfant, que je me suis vouée. Je veux d'abord publier cet
-ouvrage où j'expose toute ma pensée: la critique et l'organisation.
-Mais avant de le terminer, il faut que je fasse un long voyage pour
-étudier dans les principaux pays d'Europe et d'Amérique la situation
-de l'ouvrière. Or, je ne voudrais pas te faire partager les fatigues et
-peut-être les périls de cette entreprise.
-
-«J'avais pensé déjà à te placer, avant mon départ, soit dans une
-maison honorable, soit dans un pensionnat. Je n'aperçois donc aucun
-inconvénient à ce que tu entres chez Mme Daubré. Je vois avec
-plaisir, au contraire, que tu sentes le besoin du travail, et que tu te
-formes à la rude expérience de la vie. Car les individus subissent les
-mêmes nécessités que les sociétés. On n'est grand, on n'est fort
-qu'à la condition d'avoir souffert, qu'à la condition d'avoir
-travaillé. Je vais maintenant hâter mon départ. Quand je reviendrai,
-j'aurai besoin de ta jeune activité.»
-
-Madeleine avait écouté Mlle Borel avec une religieuse admiration.
-
-«Alors, comme aujourd'hui, mademoiselle, lui dit-elle, je serai fière
-d'être l'humble instrument de votre grande pensée.
-
---Cependant, mon enfant, ajouta Mlle Borel, je ne veux pas te laisser
-dans l'inquiétude relativement à ta famille. J'ai cherché à la tirer
-de la misère en donnant à tes sœurs des professions. J'ai cherché
-aussi à guérir ton père de son malheureux penchant en lui procurant
-de l'ouvrage. Il était trop tard. Puisque ta mère et tes sœurs sont
-encore dans une position si précaire, je te remettrai mille francs pour
-elles, afin que Claudine puisse venir à Paris, afin que Marie et ta
-pauvre mère reçoivent les soins que réclame leur état.
-
---J'accepte, mademoiselle, ce dernier bienfait. J'irai leur porter cette
-somme moi-même. En partant demain pour Lyon, je pourrai être de retour
-au commencement de la semaine prochaine. Je ramènerai Claudine.»
-
-Mlle Borel applaudit à cette pensée affectueuse, et le voyage de
-Madeleine fut décidé.
-
-Le soir même, Mme Daubré vint chez les Borel.
-
-Madeleine fut définitivement engagée comme institutrice de Jeanne.
-
-Incitée par Maxime, Béatrix s'était réellement éprise de M. de
-Lomas. Aussi, dès qu'elle apprit que Madeleine, dont elle redoutait
-déjà la rivalité, allait justement s'établir chez M. Daubré et se
-trouver en relations intimes et journalières avec M. de Lomas,
-éprouva-t-elle un vif désappointement et un ressentiment même qu'elle
-ne put dissimuler.
-
-Quand Madeleine et Mlle Borel se furent retirées:
-
-«Oh! je sais bien, insinua Béatrix à Mme Daubré, pourquoi Mlle
-Bordier tient à entrer chez vous.
-
---Pourquoi donc?
-
---La charité m'ordonne de me taire; et cependant, depuis que M. de
-Lomas vient à la maison, il est assez facile de voir....
-
---Comment! vous croyez? interrompit Mme Daubré. Soyez tranquille, je la
-surveillerai, et si je m'apercevais de quelque intrigue de ce genre....
-
---Ah! je ne vais pas aussi loin que cela, reprit Béatrix d'un ton
-jésuitique, et je craindrais vraiment de vous avoir donné une mauvaise
-opinion de Madeleine, qui est une très-bonne fille.
-
---C'est égal, j'y veillerai, dans son intérêt comme dans celui de mon
-frère. Je vous remercie d'avoir appelé mon attention sur ce
-danger-là.
-
---Certainement, reprit Mme Borel, Madeleine est une charmante fille que
-nous aimons beaucoup; et c'est pourquoi je vous engage à veiller sur
-elle un peu plus que ne l'a fait Bathilde jusqu'à présent. Je ne la
-crois pas légère, mais elle est jolie, et elle a peu de piété. Elle
-serait donc plus exposée qu'une autre.
-
---Ah! par exemple, reprit Béatrix, je ne sais trop si elle supportera
-aisément les observations et pourra se soumettre aux exigences de sa
-position nouvelle.
-
---Je suis moi-même si facile à vivre; et j'ai si peu d'exigences
-vis-à-vis de mes domestiques,» dit en minaudant Mme Daubré, qui
-déjà assimilait Madeleine à sa femme de chambre.
-
-Béatrix s'abstint de rien ajouter à ces dernières paroles, car elle
-savait bien que Madeleine, ne resterait pas longtemps dans une maison
-où elle serait traitée à l'égale d'une domestique.
-
-
-
-
-X
-
-
-Le lendemain soir, à huit heures, Madeleine partait pour Lyon. Il y
-avait affluence de voyageurs. Comme elle n'avait pas trouvé de place
-dans le compartiment réservé aux dames, elle cherchait un wagon qui
-lui offrit à peu près la même sécurité, quand elle s'entendit
-appeler par une voix qui la fit tressaillir.
-
-«Eh! mais, c'est bien vous, Madeleine, je ne me trompe pas.»
-
-C'était Maxime, qui, un sac de voyage à la main, se disposait à
-monter dans le même compartiment.
-
-Madeleine, bouleversée de cette rencontre inattendue, restait immobile,
-indécise, quand un employé vint la presser de monter. Elle entra dans
-le wagon, et Maxime la suivit.
-
-Maxime, sorti depuis la veille, ne connaissait ni le changement de
-situation de Madeleine, ni son projet de voyage à Lyon.
-
-Naturellement Madeleine ignorait aussi le départ de Maxime.
-
-En quelques mots elle lui apprit ses nouvelles fonctions d'institutrice.
-
-«Comment! vous nous quittez! dit Maxime avec une tristesse réelle. Ah!
-c'est bien mal d'avoir pensé que vous étiez de trop parmi nous. Moi
-qui croyais que vous aviez du cœur et que vous nous aimiez! Je gage que
-cette belle idée vient de la tante Bathilde avec ses fameuses théories
-de dignité, d'indépendance, de travail. Ma tante est un pur esprit, un
-esprit systématique qui peut avoir sa grandeur, mais qui n'est pas
-divertissant du tout. Comment, vous qui êtes artiste, c'est-à-dire un
-être vibrant, tout nerfs et tout cœur, vous êtes-vous laissé
-séduire par ces doctrines arides et desséchantes?»
-
-Quoique fort émue de ces affectueux reproches, Madeleine sut néanmoins
-conserver un air calme.
-
-«Pourquoi, répondit-elle avec un triste sourire, jugez-vous aussi
-légèrement des idées que vous n'avez jamais cherché à comprendre?
-C'est là un travers tout français qu'il m'est toujours très-pénible
-de rencontrer chez mes amis.
-
---Allons! c'est décidément une petite quakeresse, pensa Maxime. Quel
-dommage, avec ces yeux-là!
-
---Eh bien! reprit-il, puisque vous attaquez mes travers, permettez-moi
-aussi, chère petite sœur, de me moquer un peu des vôtres. Une
-personne faite comme vous ne devrait songer qu'à plaire, et laisser aux
-femmes vieilles et laides les prétentions à la littérature et à la
-philosophie transcendante. Voyez-vous, nous ne pouvons souffrir les
-femmes qui veulent empiéter sur notre domaine.
-
---Mais alors, monsieur Maxime, soyez assez bon pour tracer une ligne de
-démarcation bien nette autour de vos terres, afin qu'il ne nous prenne
-point la fantaisie d'y aller braconner. Je croyais que la puissante
-jeunesse française, la jeunesse masculine, n'avait aujourd'hui d'autre
-domaine que le sport et le jockey-club. Quant à la philosophie
-transcendante, quant à la poésie, elle ne s'en soucie guère. Faut-il
-donc nous en vouloir si nous osons défricher quelques pauvres petits
-coins de ce domaine abandonné par son seigneur?
-
---À tort ou à raison, de tout temps nous nous sommes adjugé le
-monopole des travaux de l'intelligence.
-
---C'est cela! vous vous êtes dit par exemple: «Moi homme, je suis le
-roi de la création; à ce titre, je me réserve le domaine le plus
-élevé, le plus noble, celui de la pensée. Si la femme, cet être
-inférieur que j'ai longtemps dominé par la seule force physique, veut
-empiéter sur mes attributions, veut développer son intelligence,
-exercer ses facultés, qui ont bien, il est vrai, quelque rapport avec
-les miennes, si surtout elle veut se soustraire à sa destinée qui est
-de me servir et de m'amuser, je la couvrirai de ridicule, je
-l'accablerai de mon mépris; et, pour la réduire à l'obéissance, je
-lui dirai ces mots sans réplique: «Dès lors vous cessez de me
-plaire.» Mais si aujourd'hui la femme, plus dégagée de ces préjugés
-antiques, faisait à son tour ce petit raisonnement et disait: «Je suis
-la reine de la création, et à ce titre, j'ai droit de faire ce que bon
-me semble. J'ai des facultés que je sens puissantes et que je veux
-développer. Quelles que soient les prétentions du sexe fort, je ferai
-de la poésie parce que je suis poëte, de la peinture parce que je suis
-peintre, de la philosophie parce que je suis philosophe. Et si l'homme,
-cet être orgueilleux et brutal, que j'ai si longtemps dominé par la
-seule force de ma beauté, le trouve mauvais, je lui dirai ces mots sans
-réplique: «Dorénavant vous cessez de me plaire.» Si un beau jour
-toutes les femmes raisonnaient de la sorte, je serais curieuse de savoir
-qui le premier se rendrait, du roi ou de la reine.»
-
-Pendant que Madeleine parlait ainsi, son visage avait pris une
-expression que Maxime ne lui connaissait pas. Ses yeux pétillaient
-d'une douce malice, et sur sa bouche se dessinait un sourire fin et
-moqueur qui faisait paraître ses lèvres plus rouges et ses dents plus
-éclatantes.
-
-«Ah! je suis bien obligé de le confesser, s'écria Maxime, ce serait
-le roi!»
-
-Mais il répondit avec un regard et un ton de galanterie qui déplurent
-à Madeleine. Elle conçut quelque inquiétude et voulut savoir les
-causes du départ de Maxime.
-
-«Aujourd'hui à dîner, lui dit-elle, Mme Borel exprimait sa surprise
-de ne vous avoir pas vu depuis hier. Le domestique interrogé a répondu
-que vous n'étiez pas rentré cette nuit. Vous vous êtes donc décidé
-bien promptement à partir? En avez-vous du moins prévenu votre mère?
-
---Je lui ai écrit que j'allais passer quelques jours chez un de mes
-amis; mais j'ai intérêt à cacher ce voyage, à mes parents surtout.
-Je vous prierai donc de n'en parler à personne, pas même à Mme
-Daubré.
-
---Comme vous devenez mystérieux! Alors, il ne s'agit pas d'un
-pèlerinage à Notre-Dame de Fourvières?
-
---Pas précisément. Vous êtes intriguée, n'est-ce pas? dit Maxime qui
-devina l'appréhension de Madeleine. Je vais vous confier mon secret
-afin que vous en compreniez l'importance et ne me trahissiez pas. Il
-s'agit d'une affaire d'argent.
-
---Encore! Il y a trois ans vous avez déjà causé tant d'inquiétude à
-M. Borel!
-
---Voyons, soyez raisonnable: est-ce une modique pension de trente mille
-francs qui peut me permettre de vivre à Paris?
-
---Trente mille francs! Mais il me semble que c'est beaucoup d'argent.
-Pour tant de malheureux ce capital serait la richesse.
-
---C'est possible; mais moi je ne puis vivre à bon marché. Il y a
-telles dépenses que vous ne soupçonnez pas et qui sont considérables.
-Mon écurie seule me coûte ces trente mille francs. Enfin, ce que mon
-père ignore, c'est que j'ai un train de maison à soutenir.
-
---Un train de maison! s'écria Madeleine qui allait de surprise en
-surprise.
-
---Ce n'est pas que je sois précisément marié. Vous qui êtes une
-femme forte, vous devez me comprendre.»
-
-Madeleine eut froid entre les épaules.
-
-«Eh bien! ma maison me coûte environ 80 000 francs par an. Maintenant,
-il y a mes dépenses personnelles. Vous voyez que je suis un homme
-d'ordre et que je tiens régulièrement mes comptes. Or, depuis trois
-ans que mon père m'a mis à la portion congrue de 30 000 francs, j'ai
-emprunté 280 000 francs, avec lesquels j'ai pu vivre à force
-d'économies. Mais, comme je les ai empruntés à des usuriers, je dois
-près de 450 000 francs. Il y a des lettres de change protestées et
-prise de corps. J'ai à mes trousses un certain Renardet qui a, je
-crois, une vengeance particulière à exercer; car il me poursuit avec
-une âpreté qui ne me laisse ni repos ni trêve. Je vais à Lyon, où
-ma famille est connue et où j'espère trouver ces 450 000 francs à des
-conditions plus douces, car il faut absolument que je me tire de là.
-
---Pauvre monsieur Maxime! fit Madeleine avec une réelle pitié. Vous
-êtes bien malheureux de vous créer ainsi des besoins factices que vous
-ne pouvez satisfaire qu'au prix de mille tracas. Et songez-vous au
-mécontentement de votre père et de votre mère?
-
---J'y pense sans doute; mais ils se conduisent à mon égard avec tant
-de lésinerie! Mon père a 400 000 francs de rentes, je le sais
-pertinemment, et il me laisse végéter dans une misère relative, on ne
-peut plus humiliante.
-
---N'est-ce pas pour vous qu'il conserve cette fortune?
-
---Mais si je ne profite pas de cette fortune pendant ma jeunesse, quel
-besoin en aurai-je lorsque je serai vieux, cacochyme, édenté, perclus
-de rhumatismes, racorni au moral comme au physique?
-
---Ce sont là des lieux communs que vous vous plaisez à répéter,
-parce qu'ils flattent vos passions.
-
---C'est possible. Mais j'ai pris à Paris une position que je ne puis
-abandonner. C'est presque une question d'honneur.
-
---Oh! ne vous trompez-vous pas sur les mots? Dites plutôt de vanité.
-
---Je le veux bien. Mais la vanité, n'est-elle pas le plus impérieux de
-nos mobiles? N'est-ce pas la vanité qui, vous aussi, vous pousse à
-écrire?
-
---Non, c'est autre chose.
-
---L'amour de l'art? Et moi ne pourrais-je dire également: C'est l'amour
-de l'art? Car l'amour du luxe n'est pas autre chose. Mais je suis plus
-sincère; Oui, c'est la vanité. Une fois lancé dans un certain monde
-où l'on a obtenu des succès, on ne peut pas plus renoncer à ces
-satisfactions, qu'un poëte parvenu à la célébrité ne peut renoncer
-aux émotions de la gloire.
-
---On le peut; il s'agit seulement de le vouloir.
-
---Je forme de bonnes résolutions, je vous assure.
-
---Permettez-moi de vous donner un conseil, dit Madeleine avec une
-onction partie du cœur. Vous le savez, nous nous sommes toujours
-traités comme frère et sœur. Vous avez bientôt vingt-huit ans, vous
-n'êtes donc plus un enfant. Renoncez à ces jouissances puériles,
-malsaines, indignes d'un esprit qui pourrait aspirer à des
-satisfactions d'un ordre plus élevé. Vous allez au gouffre, et
-peut-être y entraînerez-vous des êtres que vous devez chérir. Enfin,
-dans cette oisiveté ruineuse, vous laissez s'étioler votre
-intelligence.
-
---Il faut travailler, n'est-ce pas? interrompit gaiement Maxime. Je
-connais cette guitare. Je crois entendre la tante Bathilde. De grâce,
-Madeleine, ne prêchez pas. Cela me gâte le plaisir très-vif et
-très-réel que j'éprouve à vous avoir pour compagne de voyage. Pas
-plus que la tante Borel et Notre-Dame de Fourvières, vous ne réussirez
-à me convertir. Je suis un endurci. Écoutez, ma chère petite
-Madeleine, ajouta-t-il en lui prenant la main avec affection; savez-vous
-ce que je pense en ce moment?
-
---Non.»
-
-Ils n'étaient plus que trois dans le compartiment. Mais le troisième
-voyageur était tellement enveloppé de manteaux, de foulards et de
-couvertures, qu'on ne pouvait même distinguer à quel sexe il
-appartenait. Enfin il semblait si profondément endormi que Maxime et
-Madeleine parlaient avec autant de liberté que s'ils eussent été
-seuls.
-
-«Eh bien! je pense que vous êtes charmante, dit Maxime, plus charmante
-que je ne m'en serais douté. Je vous voyais trop facilement pour vous
-apprécier à votre valeur. Je vous croyais un peu sèche et pédante,
-comme la tante Bathilde, tandis que vous me paraissez au contraire
-simple et bonne enfant. Peut-être aussi cette rencontre, ce
-demi-mystère sont-ils pour quelque chose dans l'impression que
-j'éprouve. Plusieurs fois déjà, depuis que nous causons, je me suis
-senti le cœur vraiment touché.»
-
-Madeleine retira doucement sa main qui frémissait dans celle de Maxime.
-Elle appuya sa tête dans l'angle de la voiture, et, pour dominer
-l'émotion qui l'envahissait, elle ferma les yeux.
-
-«Ne vous fâchez pas, Madeleine, laissez-moi achever. Jamais peut-être
-nous ne nous retrouverons ainsi. Eh bien! je pense que pour un cœur
-jeune et honnête, le bonheur suprême serait d'être aimée de vous.
-Pour mon châtiment, je vous le confesserai: tout à l'heure l'occasion
-se présentait si favorable; j'ai songé un instant à vous faire la
-cour. Nous sommes si pervers! Mais depuis j'ai réfléchi. Maintenant je
-crois qu'un homme ne pourrait pas vous aimer à demi, et que si l'on
-était aimé de vous, il faudrait vous consacrer sa vie. Eh bien! même
-avec un tel bonheur en perspective, il me serait impossible de renoncer
-à mes habitudes de dissipation. Je suis déjà la proie du gouffre; ma
-vie ne m'appartient plus; elle appartient à mon tyran, le monde,
-c'est-à-dire le cercle, le sport et les courtisanes. Je ne pourrais
-plus vous aimer comme vous le méritez. Je vous ferais souffrir sans
-être heureux moi-même. Alors je me suis dit: «Je serai honnête une
-fois en ma vie, je ne troublerai pas cette candeur.» Et cependant,
-croyez-le, Madeleine, je fais un sacrifice, un sacrifice dont je me
-croyais incapable, et je vous remercie, ma charmante petite sœur, de me
-l'avoir inspiré.»
-
-Madeleine, les yeux toujours fermés, les lèvres émues, ne répondit
-pas.
-
-«Eh bien!» reprit Maxime en posant sa main sur celle de la jeune
-fille.
-
-À ce contact elle éprouva comme un frémissement électrique.
-
-«Je.... je.... vous disiez.... Je crois que je rêvais! s'écria-t-elle
-avec un rire nerveux. Oui, je m'endormais.»
-
-Et elle retomba, presque défaillante, dans l'angle de la voiture.
-
-«Ah çà! pensa Maxime piqué au vif, serait-elle coquette! C'est un
-peu fort! S'endormir au milieu d'une déclaration si respectueuse!
-Ah!... elle s'endormait!...» répétait-il profondément blessé dans
-son amour-propre.
-
-Maintenant il attachait sur Madeleine un regard de dépit et de
-convoitise. Il mordillait sa moustache et souriait avec une expression
-sarcastique.
-
-«Où sommes-nous donc? fit Madeleine, qui, cherchant à lutter contre
-son émotion, se pencha à la portière.
-
---C'est décidément une coquette, pensa de nouveau Maxime. Et je ne
-m'en étais pas aperçu! Ah çà! serais-je sérieusement amoureux?
-Soyez donc vertueux avec les femmes! La meilleure.... Comme elle évite
-de me regarder! Elle s'amuse à me faire poser. Je me sens ridicule.
-Mais nous allons voir tout à l'heure.
-
---Dites-moi, Madeleine, avez-vous déjà écrit des vers sur l'amour?
-C'est là le thème éternel de toute poésie.
-
---Oui. Pourquoi?
-
---Parce qu'il doit être assez curieux de voir comment une jeune fille
-de vingt ans, qui est censée ignorer ce sentiment, peut en parler en
-vers. Voyons, traitez-moi en camarade et récitez-m'en quelques-uns. Je
-ne supporte pas la poésie, mais la vôtre m'intéressera. Faites-moi la
-charité d'une petite strophe.
-
---Non! répondit gravement Madeleine.
-
---Remarquez bien que dans ce moment-ci nous parlons raison et faisons
-une étude psychologique. Voilà encore un de ces mots barbares dont
-abuse la tante Borel, et qui doivent vous êtes familiers. Je voudrais
-savoir comment aime une jeune fille pour la première fois. C'est un
-véritable service que je vous demande, car un homme ne peut être
-certain de la justesse de ses propres études, attendu qu'il n'est
-jamais sûr d'être le premier. Voilà pourquoi sans doute nous
-préférons à ces prétendues ingénues des femmes qui ont du moins le
-courage du vice et le mérite de la sincérité. Vous comprenez: être
-le trentième ou le troisième, il n'y a pas une si grande différence
-que l'on croit.
-
---Je désire que nous changions de conversation, dit Madeleine
-offusquée du ton léger que prenait Maxime.
-
---De quoi voulez-vous donc que parlent un homme et une femme qui n'ont
-pas soixante ans, si ce n'est d'amour?
-
---Restons sur votre _domaine_ et parlons philosophie.
-
---Je préfère la littérature qui fait aussi partie de nos possessions.
-Or, la littérature de nos jours ne pivote-t-elle pas uniquement sur
-l'amour?
-
---Soit! je vous laisse parler, fit Madeleine avec quelque sévérité.
-J'ai sommeil, et, si vous le permettez, je vais dormir.
-
---Dormons donc,» repartit ironiquement Maxime;
-
-Et il se rejeta dans un coin de la voiture. Il pensait qu'en affectant
-l'indifférence, il l'amènerait à renouer elle-même la conversation.
-
-«Ah! quel supplice!» se disait Madeleine.
-
-Elle se sentait faiblir sous le choc d'émotions aussi diverses et aussi
-prolongées.
-
-Maxime, de temps à autre, entrouvrait les paupières et regardait
-Madeleine. Madeleine aussi l'observait à la dérobée.
-
-Maxime passait pour joli garçon. Il n'avait cependant ni cette
-régularité ni ce poli qui constituent ordinairement la beauté. Sa
-figure même n'offrait pas de caractère bien accusé. Elle séduisait
-plutôt par une expression à la fois mobile et passionnée.
-
-Ses yeux gris-bleu prenaient au soleil des reflets verdâtres, et
-paraissaient noirs aux lumières. Quand un sentiment violent les
-animait, ils projetaient un éclat puissant, et la colère les faisait
-étinceler comme l'acier. Ce regard lumineux, plein d'acuité, aux tons
-changeants, révélait sa nature véhémente et par-dessus tout
-fantaisiste, s'abandonnant à tous ses caprices et poussant le caprice
-jusqu'à la passion.
-
-Sa bouche au sourire sceptique, son nez trop grand, sa peau très-brune
-et pourtant d'un grain délicat, ses cheveux noirs, fins et soyeux; son
-geste ample, élégant; des mains de femme, nerveuses et molles, tout
-cet ensemble séduisait le physionomiste, qui découvrait en lui une de
-ces organisations pleines de contrastes et de spontanéité: un
-caractère généreux, mais sans énergie; une intelligence vive, sans
-profondeur; des goûts artistiques, un certain idéal, mais des
-penchants voluptueux qui rendent peu susceptibles d'une grande
-élévation dans l'amour; en un mot c'était une nature mixte qui tenait
-à la fois de la femme et du lion.
-
-Madeleine était fort pâle, et ses paupières entourées d'ombre
-donnaient à sa tête penchée en arrière une expression si singulière
-de volupté et de douleur, que Maxime se sentait en réalité plus ému
-qu'il ne se l'avouait à lui-même.
-
-«Il n'y a qu'une coquette endiablée, se disait-il, qui ait pu trouver
-une attitude aussi provocante.»
-
-Et cependant les lèvres contractées de Madeleine trahissaient tant de
-tristesse, il y avait tant de pureté sur ce front et dans les contours
-de ce visage, que Maxime restait incertain.
-
-«Ah bien oui! reprenait-il, de la pureté chez une femme qui lit les
-philosophes, qui écrit des poëmes, des romans peut-être! Est-ce que
-cette petite fille réussirait à m'en imposer avec ses airs de madone
-endormie?»
-
-La fièvre l'empoignait, l'incertitude même aiguisait son caprice.
-
-«Ah çà, Madeleine, s'écria-t-il tout à coup d'une voix émue et
-vibrante qui fit tressaillir la jeune fille, j'ai été franc tout à
-l'heure, je le serai jusqu'au bout. Eh bien! maintenant je crois que
-vous vous moquez de moi. Depuis bientôt huit heures que nous sommes en
-tête à tête, vous m'avez fait passer par toutes les émotions
-possibles, depuis la chaste tendresse de l'amitié jusqu'à l'amour le
-plus véhément. À présent, je suis amoureux de vous, mais amoureux
-jusqu'à la folie. Que vous disais-je tout à l'heure? Je n'en sais plus
-rien. Je cherchais à m'abuser sur le sentiment violent que vous
-m'inspirez. Je le sens, je vous aime, non pas d'aujourd'hui, mais depuis
-longtemps. Depuis longtemps votre regard m'attirait. Je résistais à
-cet attrait qui me semblait une impiété, parce que je vous avais
-connue toute petite, et qu'on m'avait habitué à vous traiter en sœur.
-Mais aujourd'hui, aujourd'hui que je vais vous perdre, mon cœur se
-déchire, et je sens combien je vous aimais. Que disais-je donc tout à
-l'heure? Ah! je m'en souviens: je disais que je ne pourrais sacrifier le
-monde à votre amour. Madeleine, ce n'est plus le monde que je veux vous
-sacrifier, c'est ma vie entière. Dites, ordonnez. Que faut-il faire
-pour vous plaire, pour vous obtenir? Pourquoi cet air si grave et cet
-effroi que je lis dans vos yeux, ma belle Madeleine? Mon amour vous fait
-peur? Oh! pardonnez, je vous en supplie, à l'explosion d'une passion
-trop longtemps contenue. Si vous repoussiez mon affection, je crois que
-j'en deviendrais fou.»
-
-Maxime avait joué son rôle en comédien convaincu. Sa voix réellement
-attendrie, son regard passionné pouvaient persuader à Madeleine qu'il
-ressentait réellement ce qu'il disait. Bien qu'elle n'eût aucune
-expérience dans les choses du cœur, son instinct de femme
-l'avertissait cependant que cet amour si brusque n'était pas tout à
-fait sincère. Il lui semblait qu'un homme vraiment épris eût mieux su
-dominer un entraînement qu'il ne savait point être partagé. Mais,
-dans le premier moment, elle fut tellement bouleversée par cette
-violence d'expressions qu'elle ne songea pas à retirer ses mains que
-Maxime couvrait de baisers.
-
-«Oh! dites, m'aimez-vous? Pourrez-vous m'aimer? suppliait-il.
-
---Laissez-moi, laissez-moi!» s'écria-t-elle enfin. Elle éclata en
-sanglots.
-
-Et puis, relevant bientôt son visage digne et attristé:
-
-«Vous oubliez, monsieur Maxime, dit-elle, que je suis une pauvre fille,
-et qu'à ce titre du moins j'ai droit à votre respect.»
-
-On arrivait à Mâcon. Le jour commençait à paraître.
-
-«Dix minutes d'arrêt,» cria l'employé.
-
-Madeleine mit son chapeau, rejoignit ses effets, et se disposait à
-quitter le wagon.
-
-Maxime était bon. Il aimait réellement cette jeune fille, et il
-éprouvait un vif regret de l'avoir offensée.
-
-«Restez, je vous en prie, Madeleine, c'est moi qui descendrai.»
-
-Madeleine ne l'écoutait pas.
-
-«Du moins, avant de me quitter, dites-moi que vous me pardonnez, et
-adressez-moi un adieu fraternel.»
-
-Il lui saisit la main. Madeleine répondit à son étreinte; mais elle
-descendit sans lui adresser une parole ni un regard.
-
-En la voyant toute chancelante, le visage encore humide de pleurs,
-Maxime sentit aussi les larmes lui monter aux yeux.
-
-«Je suis un lâche, se disait-il; comment avais-je pu supposer que
-cette brave fille s'occupait d'un libertin comme moi?
-
-Le voyageur si bien emmailloté; qui jusqu'alors s'était tenu immobile
-dans son coin, se remua. Il fit tomber le foulard qui lui cachait
-entièrement le visage, et Maxime, découvrant ses traits, demeura comme
-frappé de stupeur.
-
-Cet homme, c'était Renardet, celui-là même qu'il fuyait.
-
-
-
-
-XI
-
-
-M. Renardet était un petit homme maigre qui tenait à la fois du renard
-et de la fouine. Son nez long et pointu, ses lèvres minces et
-rentrantes, ses cheveux d'un ton fauve, ses doigts crochus, ses yeux,
-petits et couverts, dont la prunelle pâle et avide se fixait parfois
-avec une acuité terrifiante, l'eussent fait prendre pour un usurier ou
-un limier de police. Il n'était pourtant ni l'un ni l'autre, bien qu'il
-tînt de tous les deux. M. Renardet était simplement agent d'affaires,
-rue Richer, 53.
-
-Agent d'affaires! Quelles affaires? Toutes les affaires possibles et
-impossibles, difficiles et véreuses. De la finesse poussée jusqu'à
-l'astuce; une persistance opiniâtre; une activité incessante; un
-manque absolu de conscience ou de sentiments généreux, telles étaient
-les qualités qui faisaient de M. Renardet un précieux serviteur du
-vice, un fripon accompli.
-
-Maxime à sa vue était devenu pâle. Évidemment ce n'était point le
-hasard qui avait conduit Renardet dans le même compartiment; et un
-pareil homme n'avait pas dû s'endormir. Il avait donc entendu toute sa
-conversation avec Madeleine, il savait maintenant que son père était
-fort riche et ne le laisserait pas en prison.
-
-«Je suis pincé, se dit Maxime, il faut prendre mon parti en brave.
-
---Eh bien! monsieur Renardet, je vous félicite, vous avez admirablement
-tendu vos filets. Nous venons de traverser la dernière station. Vous
-avez sans doute vos gardes du commerce dans le compartiment voisin, ou
-ils m'attendent à la gare; je suis donc un homme coffré, et à Lyon
-encore, où mon incarcération fera scandale. Ma foi! vous êtes
-artiste, et, quoique victime de votre talent, je suis forcé de
-reconnaître que voilà un coup de génie.
-
---Eh! eh! fit le Renardet avec un rire sec qui découvrait de petites
-dents aiguës et espacées comme celles d'un limier. N'est-ce pas, c'est
-adroit?
-
---Je ne me répète pas, monsieur Renardet, repartit Maxime avec un ton
-méprisant; je vous ai offert mes compliments une fois, c'est assez.
-
---Je vois, monsieur Borel, que vous me jugez mal. Je suis moins terrible
-que vous ne le pensez. Quoique je sois depuis longtemps dans les
-affaires, on a des entrailles. Tenez, vous me croirez si vous voulez,
-mais j'ai de la sympathie pour les mauvais sujets et les beaux garçons
-comme vous. Attrait de contraste sans doute. Hi! hi! hi! (Il tira sa
-tabatière et offrit une prise à Maxime qui refusa.) Eh bien! ce que je
-suis venu faire, ce n'est point vous coffrer, mais vous proposer un
-traité de paix.
-
---Un traité de paix! fit Maxime qui observait Renardet avec défiance.
-
---Cela vous surprend, n'est-ce pas? Vous allez ce matin de surprise en
-surprise; car tout à l'heure cette petite femme, elle aussi, vous a
-bien étonné. Pauvre, et vous résister! Savez-vous que, si j'avais
-vingt-cinq ans de moins, je m'intéresserais à cette vertu
-phénoménale. Il serait peu à souhaiter toutefois qu'il y en eût
-beaucoup ainsi.
-
-«Qu'est-ce qui fait aller les affaires? c'est le vice. Supprimez le
-vice, supprimez les jolies petites femmes qui l'entretiennent, et voilà
-une foule d'industries ruinées, complètement ruinées. Sans doute, il
-en faut quelques-uns de ces petits dragons de vertu pour mieux nous
-faire sentir le prix du vice et nous apprendre aussi que la vertu n'est
-pas un vain mot. Mais il n'en faudrait pas beaucoup, sapristi! ou
-Renardet n'aurait plus qu'à fermer boutique. Je suis également agent
-d'affaires dans la spécialité; et j'ai pu faire des études qui, ma
-foi! ne sont pas à l'honneur de la morale. Tenez, dernièrement,
-j'avais été chargé de porter des consolations, c'est-à-dire l'offre
-d'un cœur, d'un mobilier en noyer et de douze cents francs de rente à
-une pauvre ouvrière qui n'avait rien mangé depuis quarante-huit
-heures. Une belle créature! et pas vingt ans. Tout d'abord elle refusa.
-Quand j'ai vu cela, moi, Renardet, j'en avais les larmes aux yeux. J'ai
-su depuis qu'elle avait un amoureux. C'est égal, cette fidélité,
-c'est encore très-beau.
-
---Mais a-t-elle fini par accepter?
-
---Parbleu! que vouliez-vous qu'elle fît? Sur le théâtre on dirait:
-«Qu'elle mourût.» Vous voyez qu'on sait ses auteurs. Sur le
-théâtre, bon! Mais dans la vie réelle on ne se laisse pas mourir
-comme cela. Elle a fait des façons; heureusement j'ai de l'éloquence.
-
---Et quand on jeûne depuis quarante-huit heures, ajouta Maxime, on est
-peu difficile sur les métaphores.
-
---Monsieur Borel, je mets mon éloquence à votre service, si jamais
-vous en aviez besoin.
-
---Oh! ces sortes d'affaires, je les traite moi-même.
-
-Vous avez tort; soi-même on n'ose pas marchander, tandis qu'un
-tiers....
-
---Je ne marchande jamais.
-
---Mais enfin, vous les manquez quelquefois vos affaires, témoin cette
-petite femme de tout à l'heure. Ainsi, règle générale....
-
---Monsieur Renardet, le traité, le traité que vous vouliez me proposer
-tout à l'heure! interrompit Maxime avec impatience.
-
---Laissez-moi achever: règle générale, quand une femme résiste à un
-joli garçon qui l'aime et qui lui déclare son amour, il y a une raison
-pour cela. Cette raison, ce n'est pas toujours la vertu, c'est souvent
-l'occupation de la place par un autre amoureux. Ah! on connaît un peu
-son cœur féminin. Ça vous étonne, n'est-ce pas? J'entends rabâcher
-sans cesse: «Le cœur de la femme, quelle énigme!» Savez-vous
-pourquoi on ne conçoit rien à la femme? C'est que, la plupart du
-temps, ceux qui font ces sortes d'études ont un intérêt
-d'amour-propre à ne pas voir clair. Ainsi vous êtes resté convaincu
-que cette demoiselle était parfaitement incorruptible parce que
-vous-même n'aviez pu la corrompre. Cependant, mettez un instant de
-côté votre amour-propre et cherchez bien. N'en aimerait-elle pas un
-autre?»
-
-Maxime contemplait Renardet avec stupéfaction.
-
-«Dans son genre, se disait-il, cet être ignoble n'est pas sans quelque
-valeur.»
-
-Mais, à cette dernière supposition, il sentit le rouge lui monter au
-visage. Si réellement elle avait joué la comédie de la vertu, et s'il
-avait été dupe! Il éprouvait, non pas de la jalousie, mais une vive
-souffrance de vanité. Néanmoins il ne se fut pas abaissé à faire des
-confidences à Renardet.
-
-«Peu m'importe!» répondit-il froidement.
-
-Mais Renardet ne fut pas dupe de cette feinte indifférence.
-
-«Voyons, ajouta-t-il, vous faut-il des renseignements positifs sur la
-jeune personne?
-
---Non, merci, je ne l'aime pas. Mais laissons cela; mon cœur est pourvu
-pour le moment, trop pourvu, car cela me coûte horriblement cher, plus
-cher même que vous ne le supposez, puisque cela m'oblige à écouter le
-verbiage d'une fouie de gens qui ne m'amusent pas du tout.
-
---Bon! voilà une parole qui lui coûtera deux mille francs,» pensa
-l'agent d'affaires.
-
-Et son regard devint si aigu que Maxime en eût été effrayé, s'il
-l'eût observé en ce moment.
-
-«Voyons le traité de paix,» reprit-il avec insistance.
-
-M. Renardet renouvela l'air de ses poumons ainsi que le tabac dont il se
-bourrait les narines. Il frappa plusieurs coups sur sa tabatière, comme
-si le préambule l'embarrassait, et il commença ainsi:
-
-«Je serai bref et explicite; vous êtes un homme d'esprit, vous me
-comprendrez. Le sieur Pinsard, qui m'a chargé de vous poursuivre, ne
-m'alloue que cinq mille francs d'honoraires si j'obtiens le payement
-intégral des cent quatre-vingt mille francs que vous lui devez. C'est
-assez maigre, convenez-en, pour toute la peine que vous m'avez déjà
-donnée. Ce Pinsard, vous le connaissez?
-
---Beaucoup trop.
-
---Un usurier de la pire espèce, qui ne se contente pas de gros
-bénéfices, et qui tondrait sur un œuf. Vous êtes de cet avis?
-
---Entièrement. Toutefois, vous vous assimilez à un œuf; je ne saisis
-pas bien l'analogie.
-
---C'est une métaphore pour exprimer ma pauvreté. Quand on est honnête
-et qu'on a du cœur, on reste pauvre. C'est ce qui m'arrive. Eh bien! je
-parie qu'il vous gruge, ce Pinsard, d'une manière révoltante. Combien
-vous a-t-il pris pour ces cent quatre-vingt mille francs?
-
---Soixante mille.
-
---C'est une indignité; prêter aussi cher avec une presque certitude de
-remboursement! Vous voyez bien! si vous aviez un homme d'affaires, on ne
-vous exploiterait pas ainsi. Moi, par exemple, je vous aurais trouvé
-cette somme à 20 pour 100. Je sais bien que vos parents peuvent vous
-faire interdire; mais c'est là une extrémité à laquelle on ne
-recourt pas souvent, et vos parents vous aiment.
-
---Mes parents m'adorent.
-
---Je le sais, Pinsard le sait aussi, le coquin. Mais c'est un madré
-compère, malheur à ceux qu'il tient entre ses pinces de vautour!
-
---Eh bien! voyons! quelles autres griffes me proposez-vous? demanda
-Maxime, qui jeta involontairement un regard sur les mains crochues de
-Renardet.
-
---Là n'est pas encore la question. Faisons d'abord nos conventions
-personnelles. Je veux être coulant avec vous et vous prouver que je ne
-cherche pas à vous exploiter. Voulez-vous m'allouer dix mille francs
-par an, et je ferai toutes vos affaires. D'abord, pour cette somme, je
-mets dedans le Pinsard; je vous préserve des gardes du commerce, qui en
-effet voyagent dans le compartiment voisin; je vous trouve de l'argent
-au vingt pour payer toutes vos dettes. Et par-dessus le marché, avant
-un mois, je vous saurai le nom du mortel heureux que vous préfère
-votre jolie petite cruelle.»
-
-Entre la prison, ou Renardet pour homme d'affaires, Maxime n'avait pas
-le choix.
-
-«J'accepte vos conditions, dit-il; mais je ne veux pas d'espionnage
-vis-à-vis de cette jeune fille.
-
---Je travaillerai donc pour ma propre satisfaction; car je fais
-quelquefois de l'art pour l'art. Elle demeure....
-
---Vous ne saurez rien de moi.
-
---Ah! ah! vous êtes chevaleresque. Eh bien! revenons au traité; c'est
-conclu?
-
---Conclu, répondit Maxime.
-
---Oui, mais il faut payer un semestre d'avance.
-
---Dès ce soir, vous viendrez place Bellecour, n° 7, je vous remettrai
-cinq mille francs.
-
---C'est entendu.»
-
-En cet instant, le train arrivait à la gare de Perrache. Les deux
-voyageurs se séparèrent.
-
-
-
-
-XII
-
-
-Lyon est la seconde ville de France. Elle a une population
-considérable, de belles rues, des quais spacieux, des édifices
-somptueux, un bois de Boulogne en miniature, une situation admirable au
-confluent de deux grandes rivières. Comme Paris, Lyon s'est annexé ses
-faubourgs qui étaient des villes. Cependant Lyon ne plaît pas aux
-touristes. Que lui manque-t-il donc? Ce qui manque à ces belles femmes
-qu'on admire et qui ne charment pas: la physionomie, le pimpant, le
-coquet, le _je ne sais quoi._ Lyon ressemble à Londres, par
-l'impression qu'il cause. On y sent l'influence prépondérante et
-desséchante du commerce; et, comme Londres, c'est une ville de
-brouillards.
-
-Enfin Lyon est à la fois grande ville et province. Le cancan s'y
-colporte comme dans le moindre village, et la corruption lyonnaise n'a
-rien à envier à la corruption parisienne. Mais elle est plus couverte,
-plus hypocrite; elle coûte aussi moins cher, ce qui la rend plus laide.
-Cette corruption s'allie d'ailleurs assez bien avec l'excessive
-bigoterie de la population.
-
-Lyon possède de nombreuses bibliothèques, des musées remarquables,
-une école des beaux-arts, quelques journalistes de talent, quelques
-poëtes classiques, romantiques, réalistes. À Lyon, la musique est
-représentée par trois mille exécutants ou professeurs vivant de cet
-art; et pourtant l'esprit lyonnais n'est ni artistique, ni littéraire,
-il est essentiellement mercantile.
-
-Or, l'activité commerciale paralyse nécessairement l'élan de la
-pensée vers l'idéal. Aussi Lyon a-t-il beau prêcher la décentralisation
-littéraire et artistique, Paris sera toujours sans rival. Là
-seulement se produisent ces larges courants électriques que dégage
-l'agglomération des intelligences et qui font jaillir l'inspiration.
-
-Paris sera toujours aussi la première par ses femmes, qui, elles aussi,
-naissent artistes; car elles possèdent au suprême degré le génie de
-la coquetterie. La coquetterie, c'est l'art de la futile Parisienne,
-c'est sa poésie. Cependant les Lyonnaises ont de l'esprit, de la
-vivacité, de la grâce même, comme toutes les femmes qui veulent
-plaire; mais elles n'ont pas cette sorte de distinction, ni cet entrain
-humoristique, moitié railleur, moitié sentimental, qui sont les plus
-grands charmes de la Parisienne.
-
-Où Lyon est seulement incomparable, c'est dans la fabrication des
-étoffes de soie façonnée. Toujours son commerce s'est relevé avec
-honneur des crises terribles qui, à diverses époques, l'ont paralysé.
-Malgré les causes graves et nombreuses qui aujourd'hui le menacent de
-ruine, longtemps encore Lyon tiendra le premier rang dans cette
-fabrication, qui est sans contredit l'une des plus intéressantes de
-l'industrie française.
-
-Jadis le succès de la soierie lyonnaise jeta la plus grande partie de
-la population dans cette industrie, qui occupait toute une armée
-d'ouvriers et surtout d'ouvrières. Là, comme partout ailleurs, les
-hommes ont fait aux femmes une rude concurrence. Il est toutefois
-certaines branches de la fabrication de la soie, réclamant une
-très-grande souplesse de la main, et dans lesquelles les hommes n'ont
-pu encore les supplanter.
-
-La soie, en effet, ne semble-t-elle pas être le domaine exclusif de la
-femme? Ces métiers si propres, ces belles étoffes si souples et si
-brillantes, lui offrent une occupation aussi attrayante pour les yeux
-que pour la main. Elle y trouve du travail, depuis la feuille de mûrier
-sur laquelle on élève le ver, jusqu'à l'atelier où l'on façonne la
-robe et le chapeau.
-
-Que de mains occupées sur ce frêle brin de soie! Les femmes du monde
-seraient bien surprises si on leur apprenait quelle variété de
-travaux, que de soins minutieux il a fallu pour leur tisser les plus
-simples robes! Mais où l'homme véritablement excelle et surpasse la
-femme, c'est dans le dessin. Le dessinateur lyonnais est un véritable
-artiste. Dans les autres pays on copie ses modèles. Mais pour le goût,
-l'habileté, l'invention, on ne peut l'égaler.
-
-La Croix-Rousse, un ancien faubourg maintenant annexé, est
-particulièrement le quartier des canuts.
-
-Avant d'arriver à Lyon, le touriste se figure cet antique _Lugdunum_
-avec une figure sombre, austère, tourmentée, et la Croix-Rousse comme
-un faubourg immonde et délabré, aux rues étroites et tortueuses. Il
-existe encore quelques parties du vieux Lyon et de l'ancienne
-Croix-Rousse; mais ces quartiers ont presque entièrement disparu pour
-faire place à des quartiers neufs, largement ouverts et régulièrement
-bâtis, trop régulièrement même, car ils donnent à Lyon l'aspect
-d'une ville de châteaux de cartes.
-
-En effet, toutes ces maisons sont semblables; tous les étages ont à
-peu près la même hauteur, et toutes les fenêtres sont également
-rapprochées. Le caprice n'a point présidé à leur construction.
-L'architecte n'a obéi qu'à une nécessité, l'installation des
-métiers. C'est surtout à la Croix-Rousse que cette régularité est
-choquante, car dans toutes les maisons et à tous les étages se
-trouvent des ateliers.
-
-En arrivant à la Croix-Rousse, on remarque d'abord avec surprise le peu
-d'animation qui règne dans les rues. En effet, toute la vie est dans
-l'intérieur des maisons. On entend du dehors le bruit étourdissant que
-font des milliers de métiers et de mécaniques qui battent, frappent,
-glissent, tournent, roulent mille fois à la minute sous les mains et
-sous les pieds des ouvriers.
-
-C'est un bruit confus, sourd, merveilleux. Il semble que ce fracas, ce
-soit la grande voix du travail, de l'industrie, du génie et de la
-gloire de Lyon. C'est la vie, toute la vie de la Croix-Rousse. C'est sa
-prospérité, sa richesse. Le silence, c'est l'inaction, le chômage, la
-misère.
-
-La Croix-Rousse contient à elle seule près de trente mille métiers.
-
-Deux sœurs de Madeleine, ouvrières en soierie, Marie et Claudine,
-travaillaient à la Croix-Rousse, chez M. et Mme Bonfilon, chefs
-d'atelier.
-
-Les Bonfilon logeaient au cinquième étage, et pour y arriver, il
-fallait gravir un long escalier étroit et mal-propre, avec balcon à
-chaque étage. Ces escaliers à balcons, communs à Lyon, empruntés
-peut-être à l'architecture italienne, sont d'un aspect fort gracieux,
-lorsqu'ils n'ouvrent pas toutefois, comme celui des Bonfilon, sur une
-cour sombre et infecte.
-
-Les Bonfilon avaient un atelier prospère. Ils possédaient six métiers
-à tisser, un ourdissoir et deux dévidoirs.
-
-Mme Bonfilon était une maîtresse femme, un peu grondeuse, bonne
-toutefois pour le compagnon. Ces chefs d'atelier n'avaient pas
-entièrement oublié les anciennes traditions.
-
-Autrefois, il y a quelque trente ans, le patron logeait et nourrissait
-le compagnon, le traitait pour ainsi dire comme un membre de la famille.
-C'était encore l'époque du labeur résigné. On s'attachait au patron,
-on se mettait de bonne heure au travail, on le quittait tard.
-Aujourd'hui, le canut est un ouvrier nomade, qui va où la besogne se
-présente la plus lucrative. Logé loin de l'atelier, prenant ses repas
-au dehors, il rencontre, dans ses sorties fréquentes, des occasions de
-distractions et souvent de débauche. C'est là une des principales
-causes de la décroissance qu'on observe dans la prospérité de
-l'industrie lyonnaise.
-
-Cependant Mme Bonfilon, âpre au gain comme toutes les Lyonnaises, se
-montrait fort exigeante à l'égard des apprenties.
-
-La maison Borel lui donnait de l'ouvrage et la favorisait en lui
-confiant des pièces à longue chaîne, d'un montage facile, et se
-montrait envers elle moins sévère pour la rendue des pièces. On lui
-faisait ces avantages en considération de Madeleine. Aussi les Bonfilon
-traitaient-ils les filles Bordier avec un peu plus de déférence que de
-simples ouvrières[5].
-
-Il était huit heures du matin. C'était un lundi. L'atelier de Mme
-Bonfilon, qui chômait rarement, offrait cependant l'aspect du plus
-complet désarroi. Mais si les _bistanclacs_[6] se taisaient, Mme
-Bonfilon faisait retentir le vaste atelier de sa voix aigre et forte.
-
-«Il est huit heures et personne n'est encore arrivé! Je sais bien que
-Marie Bordier est malade; mais Claudine, pourquoi ne vient-elle pas? Et
-Jaclard? Et Grangoire?
-
---Présent! dit une voix qui fit retourner Mme Bonfilon. Bonjour,
-patronne! vous maugréez contre les paresseux?
-
---Eh! ne faut-il pas que les métiers marchent! Quand ils s'arrêtent,
-c'est de l'argent qui dort. Et puis il y a des pièces qui sont
-pressées; il faut que votre _façonné_ soit rendu demain; Jaclard
-aussi devrait avoir terminé cet échantillon qu'on attend depuis huit
-jours.
-
---Oh! pour lui, n'y comptez pas; il fait le lundi.
-
---Et Claudine qui avait promis de venir de bonne heure nous rattacher
-cette pièce!
-
---Claudine Bordier, n'est-ce pas cette belle fille qui a donné dans
-l'œil à Jaclard? dit Grangoire encore nouveau à l'atelier. Ce
-Jaclard, avec son air moribond, a autant de bonnes fortunes qu'un
-bourgeois.
-
---Oui! ça vous a une langue dorée, et c'est si corrompu!
-
---Est-ce qu'il vous aurait manqué, madame Bonfilon!
-
---À moi, il aurait fallu voir! Monsieur Bonfilon! Ah çà, Bonfilon,
-vous en mettez du temps à manger la soupe; vous donnez le mauvais
-exemple.
-
---Voilà, voilà, patronne, dit M. Bonfilon, qui apporta sa figure ronde
-et réjouie dans l'entrebâillement de la porte.
-
---Allons, un peu plus vite que ça, hein! Si nous ne travaillons pas,
-nous, qui est-ce qui travaillera? Vous voyez que je suis à mon
-ourdissoir[7] depuis six heures. Adrienne, attention! je vois deux
-canettes qui ne marchent pas. Dieu! que cette petite me donne de tracas!
-Il faut toujours avoir les yeux sur ses canettes. Et puis, c'est mou,
-c'est mou!»
-
-Ces paroles, prononcées d'une voix rude, s'adressaient à une jeune
-apprentie canetière occupée silencieusement devant un de ces petits
-métiers qui prennent la soie déjà enroulée sur de longues bobines,
-pour la placer sur les canettes, bobines plus petites qui s'attachent à
-la navette du tisseur.
-
-Cette apprentie n'avait pas quatorze ans. C'était une jolie Arlésienne
-au visage d'enfant, au corps de jeune fille. Sa figure pâlie, son
-regard doux et tendre, son sourire attristé inspiraient la sympathie et
-l'intérêt. Elle travaillait depuis six heures du matin jusqu'à huit
-heures du soir, sans autre distraction que les causeries de l'atelier,
-sans autre exercice que le mouvement du pied faisant tourner les
-canettes et le mouvement des doigts qui rattachaient les fils rompus.
-
-Elle restait pendant treize heures attentive, inquiète, avec cette
-appréhension terrible d'entendre la voix acariâtre de Mme Bonfilon[8].
-
-Marie Bordier entra.
-
-«Comment! vous voilà, Marie? Ça va donc un peu mieux?
-
---Pas beaucoup mieux; mais si l'on s'écoutait....
-
---Cependant, il ne faut pas vous forcer, mademoiselle Marie, dit
-Grangoire en arrêtant son métier. On sait bien que vous êtes
-courageuse, et qu'il y a force majeure quand vous ne venez pas.
-
---Mais aujourd'hui, répondit Marie avec un sourire navrant, il y a
-force majeure. La mère est au lit, il faut bien manger, et nous avons
-un terme à payer dans huit jours.
-
---Pourquoi, fit Mme Bonfilon, n'avez-vous pas écrit à votre sœur qui
-est chez les Borel?
-
---Nous avons écrit. Nous attendions une lettre d'elle ce matin; mais
-nous n'avons rien reçu. Il lui sera arrivé quelque chose; car
-Madeleine nous aime bien, quoique elle soit riche.
-
---Cependant, Marie, ce n'est pas une raison pour vous rendre malade.
-Vous savez bien que nous ne regardons pas à faire une avance à une
-ouvrière courageuse et rangée comme vous.
-
---Je le sais, madame Bonfilon, mais les avances, voyez-vous....
-
---Ça, c'est vrai, interrompit Grangoire, il n'y a rien qui mette en
-retard comme ça.
-
---Mais Claudine, comment n'est-elle pas encore ici! s'écria Marie avec
-inquiétude. Il y a plus d'une heure qu'elle s'est mise en route pour
-venir.
-
---Elle aura rencontré quelque connaissance, dit Bonfilon.
-
---Pourvu que ce soit une bonne connaissance! soupira Marie. Je crains
-plutôt qu'elle n'en ait rencontré une mauvaise; car Jaclard n'est pas
-ici non plus.
-
---Ça, mademoiselle Marie, objecta Grangoire, vous êtes donc bien sage,
-vous, que vous ne voulez pas permettre à votre sœur la plus petite
-amourette?
-
---Ah! on sait bien où ça conduit, et ma pauvre sœur est
-ensorcelée.»
-
-Marie s'était installée à son métier, voisin de celui de Grangoire.
-Ils travaillaient ainsi côte à côte. Depuis huit jours seulement,
-Grangoire venait à l'atelier. Il connaissait donc fort peu Marie; mais,
-d'après les récits de Mme Bonfilon, il avait appris à estimer cette
-vaillante fille, qui, quatorze heures par jour courbée sur la barre,
-lançait et relançait la navette, sans repos ni trêve, pour nourrir sa
-vieille mère infirme.
-
-Ce n'est guère que dans les classes laborieuses, endurcies à la
-souffrance, qu'on rencontre cette abnégation, ce dévouement de toutes
-les heures, cet héroïsme qui dure toute la vie, héroïsme aussi
-modeste qu'il est sublime.
-
-Marie Bordier était une de ces natures admirables, plaçant toute leur
-religion dans un sentiment élevé du devoir. Elle s'était de bonne
-heure consacrée à sa famille. Sans consulter ses forces, car elle
-était assez chétive, elle avait choisi le pénible état de
-veloutière, comme plus lucratif. Avec ses trois francs par jour, elle
-payait le loyer et soutenait sa vieille mère; souvent même elle aidait
-Claudine, que son métier de remetteuse exposait à de fréquents
-chômages.
-
-Elle avait près de trente ans. Ses traits fatigués, ses yeux noirs
-voilés, accusaient aussi bien les luttes morales que la souffrance
-physique.
-
-«Mais l'amour peut conduire au mariage, mademoiselle Marie, reprit
-Grangoire.
-
---Croyez-vous donc que le mariage soit toujours le bonheur pour une
-femme? S'il s'agissait d'un honnête homme, rangé, laborieux, je ne dis
-pas.
-
---Et si vous en rencontriez un comme cela, vous marieriez-vous?
-
---Moi, d'abord, je suis trop vieille, répondit Marie avec dignité: et
-puis mes sœurs, ce sont mes enfants. Enfin tous les mariages que je
-vois autour de moi ne m'en donnent guère envie. Mon père n'est pas un
-mauvais homme. Il était fier, il avait du cœur; mais la misère,
-voyez-vous, ça change le caractère. D'abord il a bu du genièvre pour
-s'étourdir et aussi pour tromper la faim. Maintenant, c'est
-irrémédiable, et jusqu'à son dernier jour il boira toutes les
-ressources de la famille. Vous autres hommes, vous n'avez pas notre
-patience. Et puis vous ne savez pas aimer comme nous. C'est pourquoi
-nous pouvons résister au vice, tandis que vous, vous ne le pouvez pas.
-Mon père nous a toutes rendues très-malheureuses. Les hommes sont
-maîtres de tout dans la maison, et c'est une grande injustice; car une
-femme peut être dépouillée par son mari sans avoir seulement le droit
-de réclamer. Un jour, mon père, pour payer des dettes de cabaret, a
-vendu tout notre pauvre mobilier qui nous avait coûté tant de peines,
-tant de sueurs, et il nous a laissées sur la paille. Comment une femme
-peut-elle se mettre de gaieté de cœur dans un pareil esclavage?
-
---Ça, mademoiselle, c'est l'exception.
-
---Ah! il y en a trop comme cela. Précisément, Jaclard est paresseux,
-débauché. Si ma sœur l'épouse, elle mourra à l'hôpital.
-
---C'est vrai, dit à son tour Mme Bonfilon; Jaclard n'est pas un marieur
-sérieux; il a de l'esprit; c'est même un très-bon ouvrier quand il
-s'y met; mais ça aime la bouteille et la goguette; et puis ça veut
-faire le monsieur.
-
---Voilà ce qui flatte Claudine; elle est fière de se promener à son
-bras le dimanche, au parc de la Tête-d'Or, quand il a mis sa redingote
-et son pantalon de drap noir.
-
-En cet instant la porte s'ouvrit, et Claudine parut.
-
-«Sapristi! le beau brin de fille tout de même! s'écria Grangoire.
-Faut avouer que le bon Dieu est un fier canut, et qu'il travaille
-joliment dans le satin! Quel teint et quels yeux!... Il n'est pas
-difficile, Jaclard!
-
---Allons! allons! s'écria Mme Bonfilon, n'arrêtez pas le métier. Faut
-pas qu'un tisseur regarde tant que ça les demoiselles.»
-
-Claudine entreprit de raconter à sa sœur quelque odyssée impossible
-pour expliquer son retard.
-
-«C'est bon! c'est bon! interrompit Marie; tu as rencontré Jaclard. Il
-est bien temps que cette vie-là finisse, car la mère en mourrait,
-vois-tu.»
-
-Claudine rougit.
-
-«Quand j'aurais rencontré Jaclard? répondit-elle avec humeur. Je ne
-suis plus une enfant, et je sais me conduire.
-
-À cette réponse, la bonne Marie eut des larmes dans les yeux.
-
-Claudine se mit au travail.
-
-Elle était à la fois tordeuse et remetteuse, c'est-à-dire qu'elle
-posait une nouvelle chaîne sur le métier dès qu'une pièce d'étoffe
-était terminée; ou, si la pièce nouvelle était de même largeur,
-elle se bornait à la rattacher sur la même lisse.
-
-À voir Claudine manier ces fils si ténus avec une agilité
-prestigieuse, on se rappelait involontairement cette ancienne
-métaphore: elle a des doigts de fée.
-
-Le silence s'était rétabli. On n'entendait plus que le fracas des
-métiers, et de temps à autre la voix sévère de la patronne criant a
-la petite Arlésienne:
-
-«Un fil, deux fils cassés! Voyons! plus vite que ça.»
-
-Enfin Jaclard parut.
-
-Claudine et lui s'adressèrent un regard d'intelligence.
-
-«Comme vous venez tard, Jaclard! dit Mme Bonfilon.
-
---Je n'ai pu venir plus tôt. Le lundi, tout le monde flâne un peu. Un
-camarade par ci, un petit verre par là. Quatre ou cinq heures sont
-bientôt passées. Je louerai une chambre plus près d'ici; lorsque la
-route est longue, on rencontre trop de pierres d'achoppement.
-
---Vous avez raison, Jaclard, car si vous continuez à ne faire que des
-demi-journées, cela ne peut durer; il faut que le métier rapporte.
-
---La patronne a raison, appuya M. Bonfilon, qui était ordinairement
-l'écho de sa femme; il faut que le métier rapporte.
-
---Tiens, tiens, vous êtes profond aujourd'hui, notre patron, et rapace
-donc! Comment l'idée ne vous est-elle pas encore poussée de le faire
-marcher la nuit? Il rapporterait bien davantage. Maintenant que vous
-voilà sur le chemin de la fortune, ce n'est pas le moment d'avoir du
-cœur. Il faut amasser, amasser. L'argent appelle l'argent. Et plus on
-en a, plus on est dur au pauvre monde. Et cependant, quoique vous
-bougonniez toujours, je fais vos affaires sans que vous vous en doutiez.
-
---Je vois ce que c'est, vous vous êtes encore fourré dans quelque
-mauvaise société. Ah! mon garçon, je vous le prédis, cela ne vous
-fera pas rouler carrosse. Vous risquez plutôt d'attraper des horions.
-
---Nous ne nous occupons pas de politique pour le moment. Nous voulons
-encore porter plainte au tribunal des prud'hommes contre l'aune à
-crochet, et demander pour les veloutiers l'augmentation des salaires. Si
-nous gagnons notre procès, vous y gagnerez vous aussi, madame Bonfilon,
-puisque vous prélevez la moitié de notre gain.
-
---Peuh! mauvaise affaire!
-
---Nous avons pour nous la justice.
-
---Je ne vous trouve pas justes, au contraire, dit Marie. On connaît
-bien les fabricants qui se servent de l'aune à crochet. On est bien
-libre d'accepter ou de refuser leur ouvrage.
-
---Oui, Mme Bonfilon est libre parce qu'elle a du pain sur la planche;
-mais nous, compagnons, nous sommes libres d'accepter ou de mourir de
-faim.
-
---Ah! vous me faites souffrir avec cette scie-là, s'écria la patronne.
-Sont-ce deux ou trois sous par jour de plus ou de moins qui pourraient
-vous empêcher de mourir de faim?
-
---Je crois bien que vous n'y regardez pas de si près, vous, madame
-Bonfilon, car vous avez d'autres petits bénéfices. Un peu de piquage
-d'once par ci...[9].
-
---Ah! prenez garde, monsieur Jaclard, dit sévèrement Mme Bonfilon, je
-ne permets pas ces plaisanteries-là.
-
---Je ne trouve pas si grand mal à cela, madame Bonfilon. Le fabricant,
-lui, ne se gêne guère pour faire le piquage d'once vis-à-vis des
-commerçants. Mais lui, c'est en grand. Alors il n'y a rien à dire.
-
---Comment! Supposez-vous, par exemple! que M. Borel ait jamais trompé
-quelqu'un? fit Marie indignée.
-
---Je ne dis pas lui, mais tant d'autres!... Sans doute, aussi, ce n'est
-pas précisément tromper que de prélever sur notre travail un gain qui
-dépasse deux ou trois fois notre salaire.
-
---Et l'intérêt de leur argent? objecta Mme Bonfilon.
-
---Je le mets au quinze pour cent, et je soutiens que si les Borel
-n'avaient jamais gagné que le quinze, ils n'auraient pas aujourd'hui
-tant de millions.
-
---Osez-vous bien attaquer les Borel? s'écria Marie. Eux qui font tant
-de charités!
-
---Ce n'est pas la charité que nous voulons, c'est le prix équitable de
-notre travail. Je viens de rencontrer tout à l'heure le fils Borel dans
-une voiture à deux chevaux. Croyez-vous que ça donne du cœur à
-l'ouvrage et que ça m'amuse de me dire: «Voyons, Jaclard, lance la
-navette encore... et encore! Il est vrai que tu parviens à manger de la
-soupe et à acheter des souliers; mais tu as une mission plus noble: tu
-entretiens les chevaux de ce jeune mirliflore.» Si nous ne gagnons pas
-notre cause, nous nous mettrons plutôt en grève.
-
---Ah! la grève! voilà une jolie trouvaille! grommela la patronne.
-
---Je suis de l'avis de la patronne, reprit Grangoire, le grève est un
-mauvais moyen. Et vous n'empêcherez jamais, Jaclard, avec tous vos
-beaux discours, que l'argent ne soit maître, puisqu'on ne peut se
-passer de lui. D'ailleurs, le fabricant court de grands risques. Pour un
-qui s'enrichit, combien se ruinent! Ce qu'il faudrait, il en avait été
-question en 1848, ce serait que les ouvriers et chefs d'atelier pussent
-s'entendre, se cotiser pour acheter eux-mêmes la soie. De cette façon,
-nous recevrions tout le prix de notre travail. Au lieu d'aller le jouer
-et le boire, Jaclard, vous verseriez votre cotisation comme un autre, et
-vous deviendriez propriétaire[10].
-
---Ah! les braves gens comme nous, reprit M. Bonfilon, ne font pas tant
-de raisonnements, et ils arrivent tout de même au bout de leur
-carrière. Faut pas tant se tourmenter la bile.
-
---Êtes-vous bien sûr, demanda Marie à Jaclard, d'avoir vu ce matin M.
-Maxime?
-
---Oui, de mes yeux vu. Tout à l'heure il descendait la rue Impériale
-et traversait la place des Terreaux.
-
---Mais alors les Borel seraient revenus, et Madeleine....»
-
-Au même instant la porte de l'atelier s'ouvrit. Madeleine parut,
-Madeleine pâle, émue, presque défaillante, qui conduisait sa mère
-aveugle.
-
-Lorsqu'elles entrèrent, au cri que poussa Marie, les trois métiers
-s'arrêtèrent. Marie s'élança, et les deux sœurs, les deux nobles
-filles, s'embrassèrent avec effusion.
-
-Claudine montra un peu moins d'empressement. Elle pressentait que
-l'arrivée de sa sœur la séparerait de Jaclard.
-
-Mme et M. Bonfilon firent à Madeleine et à la mère Bordier un accueil
-empressé.
-
-Cependant Claudine ne pouvait quitter l'atelier avant d'avoir terminé
-son travail. Madeleine prit place à côté de son métier.
-
-«Eh bien! Claudine, lui dit-elle, je viens te chercher, je t'ai trouvé
-de l'occupation à Paris. Il ne convient vraiment pas qu'une jeune fille
-soit remetteuse et coure ainsi d'atelier en atelier. Enfin, si tu gagnes
-parfois de bonnes journées, il y a aussi de fréquents chômages. À
-Paris, adroite comme tu l'es, tu pourras gagner davantage.
-
---Je ne m'en soucie pas,» fit Claudine qui leva les yeux sur Jaclard.
-
-Jaclard avait entendu. La surprise autant que la colère lui faisaient
-monter le sang au visage. Pourtant il n'osa rien témoigner. La
-présence de la mère Bordier lui imposait silence. Et puis cette belle
-Madeleine aux formes élégantes, au langage choisi, inspirait à cet
-ouvrier, dont l'intelligence n'était pas sans culture, un respect
-involontaire. Cependant, de temps à autre, il levait sur elle un regard
-où se lisait une sorte de défi.
-
-Madeleine ne connaissait pas Jaclard. Elle ignorait qu'elle avait devant
-elle l'amoureux de sa sœur. Toutefois ce visage déjà tourmenté par
-les passions sollicitait son examen de poëte et d'artiste. Et puis
-elle, lui trouvait avec Maxime une vague ressemblance.
-
-Cet ouvrier, en effet, c'était tout un poëme.
-
-Armand Jaclard était le type de l'ouvrier cultivé, indépendant et
-révolté, de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Il n'avait
-pas trente ans, et cependant il semblait déjà fatigué. L'orgie avait
-laissé ses traces sur ce jeune visage. Il avait le regard voilé et
-profond, la bouche large et sensuelle, un teint délicat, mais plombé,
-les paupières assombries par les veilles. Ses cheveux, rejetés en
-arrière à la manière des artistes, découvraient un front puissant,
-traversé par une veine saillante qui se gonflait à tous les orages du
-cœur, à toutes les fièvres du désir ou de la colère.
-
-Une certaine instruction avait développé en lui des aspirations
-légitimes sans doute, mais dangereuses dans un milieu où elles n'ont
-aucune chance d'être satisfaites. Cette éducation incomplète lui
-avait donné non-seulement des aspirations, mais des besoins réels,
-sans lui procurer les moyens d'arriver à la richesse. Le grand vice de
-l'éducation actuelle, dans la classe ouvrière comme dans toutes les
-classes de la société, c'est d'égarer l'esprit, de fausser le
-jugement par des notions plus métaphysiques que positives; c'est de
-développer le côté intellectuel sans développer suffisamment le
-côté moral, c'est-à-dire la dignité et le sentiment de la
-solidarité.
-
-Jaclard possédait sans doute une intelligence exceptionnelle. Il lui
-manquait toutefois cette énergie de caractère, et surtout cet esprit
-de suite qui font les hommes puissants ou seulement ces hommes de fer
-qu'on appelle les parvenus de la fortune, capables, pour arriver au but,
-de surmonter tous les obstacles.
-
-Il y avait en effet entre lui et Maxime Borel une certaine ressemblance
-aussi bien morale que physique. Comme Maxime, il avait de la
-spontanéité; de l'enthousiasme; comme lui, il n'offrait aucune
-résistance aux entraînements des sens, et se laissait entièrement
-dominer par la fantaisie. Mais il existait entre eux cette énorme
-différence: Maxime était en haut de l'échelle sociale et Armand
-Jaclard se trouvait en bas. Le vice chez tous les deux était produit
-par les mêmes causes, des causes inhérentes à leur caractère.
-Seulement chez l'un le vice était élégant, presque séduisant, parce
-qu'il se parait de tous les prestiges du luxe; chez l'autre, grâce à
-la jeunesse, il n'était encore que triste; mais à coup sûr il
-deviendrait ignoble.
-
-De leur nature faible et capricieuse devait résulter inévitablement le
-malheur des femmes qui s'attacheraient à eux.
-
-Le regard observateur de Madeleine à la longue embarrassait Jaclard. Il
-quitta son métier et sortit.
-
-Madeleine alors se leva et alla voir l'étoffe qu'il tissait.
-
-C'était un magnifique velours façonné, une étoffe nouvelle qui
-réclamait de l'attention et de l'intelligence. Jaclard, dans sa
-spécialité, était presque un artiste. Il avait plusieurs fois
-composé des échantillons qui avaient eu de la vogue et qu'on lui avait
-payés fort cher.
-
-«Voyez, mademoiselle, dit Mme Bonfilon, quelle étoffe superbe! Ce
-Jaclard est un excellent ouvrier. S'il avait un peu plus de conduite, il
-gagnerait tout ce qu'il voudrait. Le dernier échantillon qu'il a
-composé lui a été payé deux cents francs par la maison Borel.
-
---Oui, reprit Marie, mais au bout de huit jours il ne lui restait pas un
-centime. Il ne revient à l'atelier que lorsqu'il a épuisé toutes ses
-ressources. Jamais il n'aura d'avance.»
-
-Madeleine vit des larmes dans les yeux de Claudine. Elle fit à Marie un
-signe interrogatif auquel la veloutière répondit affirmativement.
-
-C'était donc là l'homme indigne qu'aimait Claudine. Elle compatit
-profondément à son chagrin; car elle souffrait d'une douleur à peu
-près semblable.
-
-Lorsqu'elles sortirent toutes ensemble, la mère Bordier voulut faire
-avec Madeleine quelques visites à ses amies. Les Lyonnais sont pleins
-de cordialité. Partout la pauvre aveugle et ses filles reçurent un
-accueil empressé. Elles ne revinrent donc que fort tard à la rue
-Terraille, une rue étroite et malpropre où se trouvait le taudis des
-ouvrières.
-
-La mère Bordier, après avoir soigneusement caché dans un bas qui lui
-servait de bourse l'argent apporté par Madeleine, et avoir enseveli son
-trésor dans sa paillasse, avait laissé aux voisins la clef de sa
-chambre, car elle attendait aussi Amélie, l'institutrice de l'Ardèche,
-à laquelle Madeleine avait écrit de venir la rejoindre.
-
-Amélie n'était pas arrivée; mais il était venu un autre visiteur, un
-visiteur que l'on n'attendait pas; c'était le père Bordier.
-
-Lorsque la voisine lui annonça cette visite, la pauvre aveugle éprouva
-une véritable terreur: elle pensa à son argent.
-
-«Est-il resté longtemps? demanda Marie d'une voix altérée.
-
---Oui; quand il a appris que Mlle Madeleine était ici, il a voulu
-l'attendre, et nous l'avons laissé entrer.»
-
-Les quatre femmes pénétrèrent dans cette sombre mansarde, en proie à
-une affreuse appréhension; car ces mille francs, c'était pour elles un
-bonheur inespéré, le bien-être, l'insouciance pour plusieurs années.
-
-«Va voir, Marie, dit la pauvre mère toute tremblante; tu sais bien,
-toujours au même endroit.»
-
-Marie y courut
-
-Hélas! il n'y avait plus rien. Elle souleva la paillasse, la secoua, la
-remua en tous sens, et puis toutes fiévreusement la vidèrent, et brin
-à brin éparpillèrent la paille. Leur père avait enlevé leur unique,
-leur suprême ressource.
-
-Les yeux éteints de la vieille mère retrouvèrent des larmes pour
-pleurer cette nouvelle infortune. Marie et Claudine pleuraient aussi.
-Madeleine, elle, ne pleurait point; car elle ne connaissait pas encore
-la valeur de l'argent pour celui qui le gagne sou à sou à la sueur de
-son front.
-
-Bien qu'elle n'eût cessé de vivre par le cœur au milieu de sa
-famille, il était cependant une foule de privations, d'angoisses, de
-tortures, d'humiliations journalières causées par la misère, et
-qu'elle n'avait pu deviner. Aussi la douleur si grande de sa mère et de
-ses sœurs lui paraissait presque enfantine. Il lui semblait que les
-larmes devaient couler seulement pour les souffrances du cœur. Mais la
-misère ne nous fait-elle pas souffrir à toute heure dans nos
-affections les plus chères?
-
-«Allons trouver le père, proposa Madeleine, et tâchons de l'amener à
-nous rendre cet argent.
-
---Mais nous ne savons pas son adresse, répondit Marie avec accablement;
-car voilà plus de trois mois que nous ne l'avons vu.
-
---Quand il a de l'argent, reprit l'aveugle, il va d'ordinaire chez son
-ami Tribouillard, un mauvais sujet qui a achevé de le perdre. C'est là
-qu'on le trouvera très-probablement. Mais les Tribouillard demeurent à
-la Guillotière; et comme les jeunes filles ne peuvent s'aventurer la
-nuit dans ce quartier-là, je vais vous accompagner.
-
---Non, mère, repartit Marie; en vous voyant, le père se défierait. Il
-n'est que sept heures; à neuf heures, nous serons de retour, et ce
-n'est guère qu'à dix que sortent les mauvais sujets.
-
---Allez donc, mes enfants, et que le bon Dieu vous conduise!»
-
-Madeleine et Marie se mirent en route.
-
-Claudine paraissait moins atterrée que ses sœurs, car elle pensait: si
-nous n'avons pas d'argent, je ne pourrai pas partir.
-
-
-[Note 5: Il y a dans l'industrie de la soierie trois classes bien
-distinctes: le fabricant, le chef d'atelier et le compagnon. Le
-fabricant, c'est-à-dire le capitaliste, achète la matière première,
-la donne à tisser au chef d'atelier et lui paye le tissage à tant le
-mètre. Le chef d'atelier, c'est-à-dire le propriétaire des métiers,
-paye aux compagnons ou simples ouvriers la moitié du prix alloué par
-le fabricant, se réservant l'autre moitié pour la location des
-métiers et du local. Le chef d'atelier est presque toujours lui-même
-un ouvrier.]
-
-[Note 6: Nom imitatif donné par les canuts à leurs métiers.]
-
-[Note 7: L'ourdissoir est le plus joli métier employé dans la
-fabrication de la soie. Il compte et dispose les fils de la chaîne.]
-
-[Note 8: L'apprentissage du métier de tisseuse dure quatre ans. Ce
-temps est tout à fait disproportionné, car on apprend ce métier
-facilement en un an.]
-
-[Note 9: Le piquage d'once est un dol très-usité dans les diverses
-branches de l'industrie de la soierie. Le fabricant pèse la soie avant
-de la livrer. Comme on peut augmenter artificiellement le poids de la
-soie, il est facile d'en soustraire de petites quantités.]
-
-[Note 10: Après la grève des veloutiers de Saint-Étienne, si longue
-et si désastreuse pour les fabricants et les chefs d'atelier, il vient
-de se former entre ouvriers veloutiers une société coopérative de
-production. Enfin, tout récemment, les ouvriers lyonnais ont reconnu
-que le remède le plus efficace à la crise actuelle serait la fondation
-de sociétés coopératives pour la fabrication de la soie, et ces
-sociétés sont dès aujourd'hui en voie de réalisation.]
-
-
-
-
-XIII
-
-
-Si la Croix-Rousse est le faubourg de la population ouvrière, du
-travail honnête, la Guillotière est en général le refuge des
-existences tout à fait déclassées, des ouvriers paresseux et
-débauchés, des gens suspects et des forçats libérés. C'est la
-misère hideuse, le vice ignoble. La Guillotière! ce mot seul n'a-t-il
-pas quelque chose de sinistre?
-
-Au lieu de maisons élevées, propres, régulières, ce sont pour la
-plupart des sortes de cabanes, des masures à un seul étage. Presque à
-toutes les portes on voit des cabarets ou des étalages de fripier,
-véritables musées de la misère. Ce sont des pots ébréchés, des
-haillons sordides, des chaussures déformées; et ces objets de
-première nécessité ont dû être vendus pour un morceau de pain ou
-pour un verre d'alcool.
-
-Madeleine et Marie arrivèrent sans encombre à la rue de la Vierge,
-qu'habitaient les Tribouillard.
-
-Le quartier était sombre, désert. Derrière les vitres éclairées se
-dessinaient des visages effrayants; et en passant devant les cabarets
-elles entendaient les verres s'entre-choquer et des voix rauques
-proférer des paroles obscènes.
-
-Avisant un enfant qui jouait dans la rue:
-
-«Pourrais-tu nous dire, lui demanda Marie, où demeure M. Tribouillard?
-
---Pardine, si je puis vous le dire: c'est papa. Il est au lit et vient
-de recevoir l'extrême-onction,» ajouta l'enfant d'une voix dolente.
-
-Les deux jeunes filles se regardèrent consternées. Elles n'osaient
-demander à entrer.
-
-«Et votre maman? hasarda Madeleine.
-
---Elle est là-haut, qui soigne papa.
-
---Pourrait-on lui parler?
-
---Je ne sais pas trop. Je vais voir, car papa est bien, bien malade.
-
---Dites-moi, mon petit ami, vous connaissez le père Bordier, n'est-ce
-pas?
-
---Pardine, si je le connais! il est chez nous à cette heure; il est
-venu voir papa.
-
---Eh bien! comme nous ne voulons pas déranger M. Tribouillard, qui est
-si malade, veuillez aller dire au père Bordier que ses filles désirent
-le voir.
-
---Pardine! s'écria le petit, qui changea de ton. Si vous êtes les
-filles au père Bordier, vous pouvez bien monter; papa n'est pas si
-malade que ça pour les amis. Venez, je vais vous conduire.»
-
-Madeleine et Marie suivirent l'enfant, qui les introduisit dans un
-corridor étroit et sombre.
-
-«Tenez, leur dit-il, c'est là-haut à droite. Moi, il faut que je
-reste dans la rue pour attendre les visites.»
-
-Arrivées au haut d'un escalier obscur et à demi effondré, elles
-frappèrent à la porte. À l'instant même, elles entendirent un grand
-bouleversement dans la chambre, des pas précipités et des chocs de
-verres et de bouteilles.
-
-Au bout de quelques minutes, une femme vint leur ouvrir.
-
-Une odeur infecte s'échappait de cette chambre étroite et basse de
-plafond, qu'une lampe posée sur la table éclairait à peine.
-
-Sur cette table souillée se voyait encore la trace humide des verres et
-des bouteilles qu'on venait d'enlever sans doute.
-
-Tribouillard, étendu sur son grabat et recouvert de haillons, fermait
-les yeux; sa bouche ouverte faisait paraître ses joues plus creuses, et
-laissait échapper une respiration rauque, oppressée. On eût dit
-réellement un moribond.
-
-Mme Tribouillard était une petite femme chétive, à la figure
-écrasée, au masque astucieux.
-
-«Pardon, mesdames, dit-elle d'une voix douloureuse, de vous avoir fait
-attendre. Ah! je croyais que mon pauvre homme rendait le dernier soupir;
-on vient de l'administrer.»
-
-Avec un coin de son tablier elle fit mine de s'essuyer les yeux.
-
-«M. Bordier n'est-il pas ici?» demanda Marie.
-
-En entendant cette voix connue, le père Bordier, accoudé sur la table,
-leva la tête:
-
-«Tiens! c'est toi, Marie! Dieu vous damne! s'écria-t-il avec humeur.
-Nous avez-vous fait peur!»
-
-Madeleine s'avança.
-
-«Mon père, dit-elle, comme je sais que vous m'avez attendue, et comme
-je dois partir demain matin, j'ai tenu à vous voir, et c'est pourquoi
-je viens si tard.»
-
-Le père Bordier était déjà fort aviné, mais pas cependant tout à
-fait ivre.
-
-«Allons! c'est vrai, fit-il, c'est pas ta faute. Nous n'avons pas ici,
-comme chez M. Borel, de grands _faignants_ qui se tiennent à la porte
-pour annoncer ceux qui se présentent. Dis donc, Tribouillard, tâche de
-te procurer aussi des laquais pour annoncer le beau monde qui vient, te
-rendre visite; car c'est embêtant de se bousculer comme ça. À quoi
-donc, Mme Tribouillard, dressez-vous votre mauvais petit gêne[11]?
-
---Je l'avais chargé de faire le guet dans la rue; mais je parie qu'il
-est allé chez le voisin. Il aura une bonne frottée tout à l'heure. Il
-est assez alerte pourtant, et il commence à pleurnicher pas trop mal.
-
---C'est tout de même une fière éducation que vous lui donnez là, dit
-le père Bordier.
-
---Ça vaut mieux qu'un état, ça rapporte plus et ça donne moins de
-mal[12].
-
-Voyons, Tribouillard, cria Bordier, relève-toi, mon vieux, et viens
-dire bonjour à ces colombes. Assez de singeries comme ça. D'ailleurs,
-ce ne sont pas des richardes, et tu ne gagnerais rien à jouer ta
-comédie. Vite, rapportez-nous les verres et les bouteilles....
-
---Voilà aussi des verres pour ces demoiselles, fît Mme Tribouillard.
-La récolte a été bonne, il faut que tout le monde en profite.
-
---Vous entendez, reprit Bordier en avalant un grand verre d'eau-de-vie,
-Tribouillard est propriétaire, il fait ses récoltes.
-
---Ah! exclama Madeleine, qui essaya de sourire.
-
---Eh bien! Madeleine, tu ne bois donc pas? fit observer Bordier.
-Serais-tu devenue fière à Paris?»
-
-Madeleine, pensive, regardait cet intérieur lugubre ou plutôt
-effrayant.
-
-Ces visages ternes, grimaçants, qui annonçaient une profonde
-dégradation morale, tout dans ce bouge suait le crime. Elle éprouvait
-une vague terreur et se demandait: comment ressaisir la somme volée,
-comment sortir ensuite de ce repaire?
-
-«Fière! dit-elle en faisant un effort pour paraître gaie, je veux
-vous prouver le contraire.»
-
-Et elle trempa ses lèvres dans le liquide brûlant.
-
-«Madame Tribouillard, cria Bordier à la mégère, qui se disposait à
-sortir avec des bouteilles, vous savez le marchand du coin: il a un
-petit bleu qui vous râpe le gosier, mais là, bien gentiment!... et
-n'oubliez pas le genièvre! Vois-tu, Madeleine, c'est toujours le
-genièvre qui a toutes mes affections: ça me rappelle la montagne, la
-jeunesse, l'amour, le bonheur.
-
---Bon! le voilà qui va pleurer,» fit Tribouillard d'une voix
-caverneuse.
-
-Madeleine regarda cet homme qui venait de s'asseoir à côté d'elle. Sa
-figure était réellement celle d'un moribond: un teint verdâtre, des
-yeux enfoncés, des orbites saillantes, des pommettes osseuses, un front
-déprimé lui donnaient un aspect sinistre. Évidemment, dans notre
-civilisation, cette nature inférieure, à demi sauvage, ne pouvait
-faire qu'un bandit.
-
-«Oui, Tribouillard, j'ai été heureux pendant quelques années: tout
-me réussissait; mais j'ai eu six filles. Que veux-tu qu'on fasse avec
-six filles? Il n'y a plus qu'à piquer une tête dans le Rhône.
-
---Au lieu de la piquer dans l'eau, tu l'as piquée dans le genièvre; ma
-foi, je comprends ça, répondit Tribouillard. T'as pas eu la chance
-d'avoir une femme comme la mienne. Six filles! Elle les aurait, fait
-rapporter autant qu'un domaine de cent mille balles. Nous qui n'avons
-que quatre gônes, et des garçons encore, nous vivons comme des
-bourgeois, sans rien faire, en exploitant la bêtise humaine. Mais des
-filles! Quel parti elle en eût tiré,» ajouta-t-il avec un horrible
-clignement d'yeux qui donna le frisson à Madeleine.
-
-Mme Tribouillard revint bientôt avec son gône. Tous deux étaient
-chargés d'une provision de bouteilles.
-
-«Que vous êtes belle, madame Tribouillard, ornée de toutes ces
-fioles! Arche d'alliance! maison d'or! tour d'ivoire! rose mystique!
-santé des infirmes! Je voudrais pouvoir vous réciter toutes les
-litanies.
-
---Ah! ah! ah! s'écria avec un rire aigu Mme Tribouillard, qu'ils
-étaient donc drôles tout à l'heure, qu'ils étaient donc drôles avec
-leurs litanies et toute la rocambole! Ce petit abbé, avec ses onguents,
-comme il frottait ce pauvre Tribouillard; et qu'il ne riait pas du tout,
-Tribouillard. Il continuait si bien à contrefaire le trépassé!
-
---Voyons, mon vieux, dit Bordier en lui versant un plein verre,
-avale-moi ça. Ça ferait revenir un mort pour tout de bon, à plus
-forte raison un mort pour de rire.»
-
-Madeleine et Marie, que cette gaieté lugubre terrifiait, ne pouvaient
-sourire. De temps à autre, elles échangeaient des regards où se
-peignait leur inquiétude. Ces deux jeunes filles aux traits si purs,
-aux yeux candides et sur le front desquelles se lisaient l'élévation
-de l'esprit, la noblesse des sentiments, contrastaient d'une manière
-saisissante avec ces êtres avilis dont les visages tourmentés, les
-regards obliques, les rides prématurées, hideuses, révélaient toutes
-les passions basses, des douleurs méritées, et des existences à
-jamais flétries.
-
-«On voit bien, fit observer aigrement Mme Tribouillard, que ces
-demoiselles sont de trop belles dames pour notre société.
-
---Ah çà, dit Bordier, en se versant une nouvelle rasade, si vous êtes
-venues pour nous mépriser, fallait plutôt rester chez vous. Voyons,
-Madeleine, trinque donc un peu avec cette brave Mme Tribouillard qui
-soigne ton pauvre père quand tout le monde l'abandonne.»
-
-Surmontant de nouveau leur dégoût, les deux sœurs firent un effort
-pour goûter à cette boisson bleuâtre.
-
-Cependant les bouteilles se vidaient et l'ivresse augmentait.
-
-Tribouillard, d'une constitution débile, commençait à chanceler sur
-sa chaise. Ses yeux caves prenaient une fixité horrible à voir et
-semblaient s'arrondir sous l'impression d'une terreur secrète.
-Était-ce le souvenir de quelque crime qu'évoquait sa pensée
-troublée? Étaient-ce les fantômes du remords? Il devenait plus pâle,
-et sa main qui saisissait le verre pour le porter à sa bouche,
-paraissait n'obéir qu'à un mouvement machinal.
-
-Quant à Bordier, plus robuste, habitué à s'enivrer avec des liqueurs
-alcooliques, il résistait mieux. Bien que l'ivrognerie eût à la
-longue déformé ses traits énergiques, cependant l'étincelle de
-l'intelligence n'était pas complètement amortie. De temps à autre il
-portait sa main sur sa poche. Se défiait-il de ses filles ou de ses
-amis?
-
-Mais ce qui était bien autrement douloureux, c'était de voir le petit
-Tribouillard, un enfant de sept ans, qui buvait aussi. Son visage eût
-pu être beau et pur; mais on y découvrait une dégradation précoce.
-Le sourire comme le regard avaient perdu la candeur de l'enfance. Sa
-tête commençait à osciller et ses yeux étaient mornes.
-
-Mme Tribouillard, à moitié ivre, devenait bavarde et cynique.
-
-«Vous ne savez pas, dit-elle, ce que c'est que la récolte à
-Tribouillard. Je vais vous raconter ça, parce que vous êtes les filles
-à Bordier, et qu'un jour ça pourra vous servir. J'ai là, dans mon
-buffet, un vieux certificat qu'un médecin m'a fait, une fois que
-Tribouillard était malade pour tout de bon. Ah! le brave homme de
-médecin! Que je boive à sa santé! Puis il m'a donné plusieurs
-adresses de personnes charitables qui pourraient m'aider. Comme il y a
-dans la ville des sociétés de toute espèce, avec le certificat je les
-visite à tour de rôle. Elles ne donnent pas souvent d'argent, mais on
-revend les bons; puis, tous les six mois, Tribouillard se met au lit.
-J'arrange la chambre comme vous voyez: je défonce une marche de
-l'escalier, je mets sur la paillasse une vieille robe rapiécée en
-guise de drap et de couverture, je descends le poêle à la cave, et je
-commence ma tournée; je sais dire, je pleure à volonté; j'amène les
-gens voir Tribouillard. Ce sont surtout les cagots qui donnent là
-dedans, mais à la condition qu'on administrera Tribouillard, et l'on
-administre Tribouillard. S'il ne va pas au ciel tout droit, personne
-n'ira. Il a déjà bien reçu dix fois l'extrême onction. C'est
-pourquoi j'envoie le gône guetter dans la rue, afin qu'il vienne nous
-prévenir aussitôt qu'il entend quelqu'un demander Tribouillard. Et
-tous les ans nous déménageons, car on ne pourrait pas recommencer
-souvent dans le même quartier, ça ne prendrait plus. Voilà ce que
-nous appelons faire la récolte. Avec ça nous pouvons traiter de temps
-en temps les amis. Tenez, dans ce moment, nous buvons l'argent de son
-cercueil. Ça ne vaut-il pas mieux, dites, que d'être verrier comme
-l'était autrefois ce pauvre Tribouillard qui se brûlait le corps et
-risquait de mourir à la besogne? Au lieu de ça, tous les six mois, il
-se met au lit, et je le dorlote. Pas vrai, Tribouillard, que ça vaut
-mieux?»
-
-Tribouillard se pencha en avant avec son regard toujours fixe.
-
-«Tenez, s'écria avec un rire atroce Mme Tribouillard, si on ne dirait
-pas un vrai mort. À force de faire le mort, il finira par avoir l'air
-d'un revenant.»
-
-Madeleine et Marie étaient de plus en plus terrifiées. Cette femme qui
-jouait ainsi avec la mort, avec la religion, avec la charité, avec tout
-ce qu'on a l'habitude de respecter et de craindre, leur semblait une
-véritable monstruosité.
-
-Madeleine regardait Marie d'un air anxieux et interrogatif.
-
-Marie, qui observait son père, répondit par un signe d'intelligence
-qui voulait dire:
-
-«Il faut attendre encore.»
-
-«Moi, je vous assure, madame Tribouillard, dit Bordier avec une voix
-déjà chevrotante, que vous finirez par vous faire pincer comme
-escrocs.
-
---Ah! bien, oui! ils sont si bêtes ces bourgeois! Ils croient qu'en
-faisant l'aumône ils iront d'emblée au paradis. Ce n'est pas tant
-qu'ils aient pitié du monde, c'est pour racheter leurs péchés.
-Faut-il qu'ils en aient commis, des péchés, pour avoir tant à
-racheter que ça. On n'a qu'à leur dire qu'on va à la messe, et qu'on
-priera bien pour eux, jamais ils ne refusent.
-
---Pas moins, répondit Bordier, qu'un jour vous vous êtes joliment mis
-dedans avec la messe. Un curé demande à Mme Tribouillard si elle va à
-la messe: «Ah! oui, monsieur le curé, matin et soir.» Il vous a dit
-votre compte, monsieur le curé!
-
---Dans tous les métiers, il faut faire des écoles.
-
---Eh bien! c'est égal, les opinions sont libres. Mais moi, Bordier,
-tout Bordier que je sois, c'est-à-dire un ivrogne, un pas grand'chose,
-jamais je ne voudrais jouer cette comédie-là.
-
---Toi, Bordier, tu deviendras cafard, je l'ai toujours dit, fit
-Tribouillard qui parlait comme dans un rêve.
-
---Tout au contraire! reprit Bordier; c'est l'hypocrisie qui ne me va
-pas. J'aimerais mieux rester huit jours sans boire une pauvre goutte.
-
---Vous avez raison, mon père, essaya de dire Madeleine; mais ce qui
-vaudrait mieux encore, ce serait de travailler un peu plus et de boire
-un peu moins.»
-
-Bordier irrité brandit la bouteille.
-
-«Est-ce que tu viens ici pour faire la morale à papa?
-
---N'avez-vous pas dit, mon père, répondit Madeleine avec un calme
-imposant, n'avez-vous pas dit: les opinions sont libres?
-
---Travailler, repartit à son tour Mme Tribouillard. À quoi ça
-mène-t-il? À crever sur la paille, ni plus ni moins que les
-Tribouillard, qui, eux, du moins, auront eu du bon temps. Je vois les
-voisins qui travaillent: la femme coud du matin au soir; l'homme est
-employé sur les quais. Eh bien! ça mange, c'est vrai; les enfants vont
-à l'école; c'est encore vrai; mais est-ce une vie de n'avoir jamais un
-moment de repos, ni une bouteille de bon vin pour se refaire un peu?
-Autant les galères. Pas vrai, Tribouillard?
-
---Pas vrai, Tribouillard? répétait machinalement l'homme lugubre.
-
---Allons! fit l'horrible femme, Tribouillard en a assez; il va rouler
-sous la table. Vous, Bordier, ça ne va pas mal non pins; il n'y a que
-moi...» ajouta-t-elle avec un hoquet qui l'empêcha d'achever sa
-phrase.
-
-Le gône s'était endormi.
-
-Il était neuf heures. On entendit du bruit dans l'escalier.
-
-«Tiens! voilà déjà les enfants,» s'écria Mme Tribouillard, qui se
-versait encore un verre de vin.
-
-La porte s'ouvrit, et trois enfants entrèrent. Ils étaient transis de
-froid.
-
-«Comment, déjà, petits _faignants_ que vous êtes? Voyons ce que vous
-apportez. Gare si vous n'avez pas bien travaillé. Montre tes crayons,»
-dit-elle à l'aîné, qui s'avança tout tremblant.
-
-Elle compta les crayons.
-
-«Et tes sous?»
-
-Elle compta les sous. Puis d'un air courroucé:
-
-«Comment, malheureux! sur dix sous que tu devrais me rapporter il en
-manque quatre?»
-
-L'enfant essaya de se disculper. Elle le frappa violemment.
-
-«Tu iras te coucher sans souper.»
-
-Le second mendiait; il n'avait que cinq sous.
-
-«Qu'as-tu donc fait? Tu as regardé les boutiques au lieu de courir
-après les passants? Il fallait pleurer et dire que ton papa était à
-l'agonie. Je t'avais fait ta leçon, ce matin, et voilà ce que tu me
-rapportes, petit gueux! Je gage que tu as acheté un sucre d'orge.»
-
-Il reçut aussi une correction; mais il eut un morceau de pain.
-
-Quant au troisième, il avait à peine cinq ans. Sa longue blouse, ses
-cheveux frisés, sa figure fine lui donnaient l'air d'une petite fille.
-Il tenait à la main quelques bouquets de violette fanée. Sa mère
-l'avait dressé à présenter ces bouquets aux passants. Il rapportait
-les violettes; mais il rapportait aussi quinze sous que lui avait valus
-son joli visage.
-
-La mère le prit sur ses genoux, le caressa et lui fit boire un verre de
-vin.
-
-«En voilà un, dit-elle, qui vaut son pesant d'or.»
-
-Madeleine regardait cet enfant avec une pitié profonde. Elle pensait:
-
-«On punit de mort le père qui tue son enfant. Et il n'y a aucune loi
-pour soustraire une âme saine et pure à la gangrène morale que lui
-communiquent des parents corrompus. N'est-ce donc pas pour la société
-un mal plus redoutable, puisqu'il est contagieux, que le plus monstrueux
-infanticide!»
-
-Mme Tribouillard fit coucher ses enfants. L'ivresse la rendait hideuse.
-Ses yeux saillants paraissaient sortir de leurs orbites. Un rire stupide
-s'était stéréotypé sur ses lèvres, et, d'une voix rauque, elle
-chantait des refrains obscènes. De temps à autre elle se levait
-furieuse pour frapper ses enfants, mais elle retombait lourdement sur sa
-chaise. Elle était plus effrayante que ces deux hommes. D'après cette
-loi, que les extrêmes se touchent, la femme, d'une nature plus élevée
-et plus tendre que l'homme, doit, une fois dégradée, se montrer plus
-féroce et plus astucieuse.
-
-Madeleine et Marie s'adressaient des regards d'effroi.
-
-Onze heures allaient sonner.
-
-«Il faut partir, dit tout bas Madeleine, et prier notre père de sortir
-avec nous; autrement nous n'atteindrons pas notre but.
-
---Non, dans un quart d'heure,» Marie qui observait toujours sou père,
-et qui savait comment se manifestaient en lui tous les degrés de
-l'ivresse.
-
-Tribouillard peu à peu glissa sous la table.
-
-Sa femme se leva pour aller se coucher; mais, ne pouvant atteindre son
-lit, elle s'étendit à terre, chanta encore quelques instants et
-s'endormit.
-
-Seul, le père Bordier luttait toujours. Il marmottait des phrases sans
-suite, injuriait ses filles et recommençait à boire.
-
-Sa langue s'embarrassait de plus en plus.
-
-Marie jugea le moment propice.
-
-«Mon père, lui dit-elle avec intention, je pense comme Madeleine,
-qu'il vaudrait mieux travailler que de dépouiller votre femme et vos
-filles.
-
---Moi! dépouiller? J'ai dépouillé? Qu'est-ce qui dit cela? s'écria
-l'ivrogne qui se redressa et parut avoir recouvré son intelligence.
-
---C'est trop tôt, dit Marie. Attendons encore.»
-
-Bordier vida de nouveau son verre et retomba dans sa somnolence.
-
-«Le bas plein d'or qui était dans la paillasse, où l'avez-vous mis?
-interrogea-t-elle alors avec fermeté. Il faut nous le rendre, ou nous
-allons déposer une plainte en justice.
-
---Ah! ah! la justice! Elle est pour moi la justice. Tout ce que vous
-avez m'appartient. Ah! c'est donc ça que vous venez chercher? Eh bien!
-vous ne l'aurez pas.»
-
-Et il sortit l'argent de sa poche. Il se leva d'un air terrible; mais
-ses jambes chancelèrent; en retombant, il faillit renverser la lampe.
-Il appuya ses deux bras sur la table; il serrait l'argent dans ses mains
-crispées.
-
-Mme Tribouillard s'était éveillée et recommençait à chanter.
-
-Madeleine et Marie tremblaient; leur courage défaillait.
-
-Mais bientôt le silence se fit de nouveau. On n'entendait plus que la
-respiration calme et régulière des enfants, le hoquet effrayant de
-leur mère, les ronflements embarrassés de Tribouillard, et les mots
-entrecoupés que proférait Bordier dans le rêve de l'ivresse.
-
-Peu à peu les doigts qui tenaient le bas rempli d'or se détendaient.
-
-Alors Marie, suspendant sa respiration, se pencha sur lui, et doucement
-retira la bourse.
-
-Elles avaient l'argent.
-
-Marie se dirigea en toute hâte vers la porte.
-
-«Attends, dit Madeleine, nous ne pouvons le laisser sans un sou.
-
---Il peut s'éveiller, fuyons.»
-
-Mais Madeleine, n'écoutant que son cœur, ouvrit la bourse, en tira
-deux pièces d'or, et rendit le sac à Marie.
-
-«Va, maintenant, hâte-toi et attends-moi en bas.»
-
-Elle mit les deux pièces dans son porte-monnaie et le glissa dans la
-poche de son père.
-
-Il s'éveilla en sentant une main plonger dans sa poche.
-
-«À moi! au voleur! cria-t-il. Ah! c'est toi....»
-
-Et il proféra une horrible injure.
-
-Madeleine put conserver sa présence d'esprit.
-
-«Vous voyez bien, dit-elle; je remets votre bourse dans votre poche, de
-crainte qu'on ne vous vole.»
-
-Et, pendant que son père ouvrait le porte-monnaie, elle s'esquiva.
-
-À peine eut-elle franchi le seuil, qu'elle entendit le bruit d'une
-table qu'on renversait, les cris répétés: «Au voleur!» et la voix
-glapissante de Mme Tribouillard; et puis des chaises qui roulaient à
-terre et des corps qui tombaient.
-
-Dans la rue, elle retrouva sa sœur, et, serrées l'une contre l'autre
-pour se soutenir, car elles chancelaient, elles traversèrent de nouveau
-la Guillotière. Mais alors, le faubourg présentait un tout autre
-aspect: les rues étaient moins solitaires. Elles rencontrèrent des
-hommes d'allures sinistres et cauteleuses qui se glissaient le long des
-murailles, ou des hommes ivres et trébuchants qui chantaient, et des
-filles en haillons qu'on insultait.
-
-Enfin, tremblantes, brisées d'émotions, elles parvinrent au pont de la
-Guillotière; puis, ayant traversé le Rhône et longé la courte rue de
-la Barre, elles se trouvèrent place Bellecour.
-
-Le Rhône est la seule limite qui sépare le quartier le plus somptueux
-de Lyon de son faubourg le plus misérable.
-
-Elles étaient sauvées!
-
-
-Quand elles arrivèrent rapportant le trésor de la famille, elles
-trouvèrent Claudine et sa mère pleurant d'inquiétude.
-
-Depuis quarante-huit heures, Madeleine n'avait dormi. Plus brisée
-encore par le découragement et les émotions que par la fatigue, en
-s'étendant à côté de Marie sur une pauvre paillasse, elle se disait:
-«Voilà donc le lit de repos qu'accorde notre civilisation libérale à
-l'ouvrière honnête et courageuse qui consume sa vie dans un labeur
-souvent au-dessus de ses forces! Est-il étonnant qu'un si grand nombre
-se rebutent à cette existence de privations et de dévouement sans
-récompense.»
-
-En regardant Claudine qui se déshabillait, en admirant les formes
-splendides et la complexion éblouissante de la belle ouvrière, elle
-pensait: «Emmener à Paris cette superbe fille, déjà révoltée,
-n'est-ce pas la conduire à sa perte? Ne vaut-il pas autant qu'elle
-épouse Jaclard?»
-
-C'est ainsi que, préoccupée du sort de ses sœurs, elle oubliait ses
-propres infortunes. Pourtant le souvenir de Maxime lui revint.
-L'aimait-il réellement, ou avait-il voulu l'offenser? Cette perplexité
-lui donnait la fièvre.
-
-«En tous cas, se dit-elle, je suis pauvre. Les Borel doivent désirer
-pour leur fils un grand mariage.» Et, se rappelant les scènes
-horribles auxquelles elle venait d'assister, «Jamais, ajouta-t-elle,
-les Borel, quelque désintéressés qu'ils fussent, ne consentiraient au
-mariage de leur fils avec la fille du père Bordier.»
-
-Pour échapper à toutes ces angoisses, elle appela le sommeil, cette
-mort momentanée qui apporte l'oubli.
-
-Le lendemain matin, comme Claudine descendait pour aller chercher le
-déjeuner, elle rencontra Jaclard qui la guettait.
-
-«J'y ai bien songé depuis hier, lui dit-il, et mon parti est pris: si
-vous allez à Paris, je vous y suivrai; car depuis longtemps le métier
-de canut m'est insupportable.
-
---Que ferez vous à Paris? demanda Claudine.
-
---J'ai de l'instruction. Je me placerai dans un magasin. N'est-il pas
-bien pénible d'être un simple ouvrier quand on se sent assez
-d'intelligence pour exercer une profession plus élevée, plus
-lucrative? C'est là ce qui me décourage et me rend paresseux. Si
-j'avais un état mieux approprié à mes goûts, je deviendrais, j'en
-suis sûr, exact au travail, et je perdrais l'habitude du cabaret.
-
---Moi aussi, dit à son tour Claudine, je pourrais mieux faire, je le
-sens bien, que de passer ma vie à rattacher des fils de soie.
-
---Eh bien! donc, partez, puisque votre famille le veut. À Paris,
-d'ailleurs, vous serez libre; nous n'aurons plus de surveillants
-incommodes. On croit nous séparer; on prend au contraire le moyen de
-nous réunir. J'aurai bientôt amassé la somme nécessaire à mon
-voyage, dussé-je travailler la nuit, et j'irai vous rejoindre. Mais
-gardez le secret sur nos intentions.»
-
-Les deux jeunes gens se séparèrent avec les plus tendres
-protestations.
-
-En voyant sa sœur si bien disposée à partir, Madeleine crut à
-quelque déception de cœur, et elle n'hésita plus à l'emmener à
-Paris.
-
-Amélie, l'institutrice, ne put se rendre à l'invitation de Madeleine.
-
-Elle écrivit:
-
-
-«Moi aussi, chère sœur, j'ai mes tracas. Je ne suis pas riche. Mes
-faibles appointements de 400 francs suffisent à peine pour me nourrir
-et me vêtir décemment. J'eusse bien désiré me procurer le bonheur
-d'aller t'embrasser. Je me fusse privée plutôt de manger à ma faim,
-et j'eusse raccommodé un peu plus mes vieilles nippes; mais, tu le
-sais, nous avons un curé qui depuis longtemps pétitionne pour mettre
-une religieuse à ma place. Il me surveille de près. À la moindre
-infraction au règlement, si par exemple je m'absentais deux fois en
-quinze jours, mon compte serait bientôt fait.
-
-«Mon sort sans doute serait peu regrettable. Cependant je tiens à ma
-position. J'aime les enfants; et puis j'ai une très-haute idée de
-l'enseignement, quoique on le paye si peu. Je renoncerais difficilement
-à une carrière que je trouve noble et honorable entre toutes, pour
-redescendre à la condition de simple ouvrière. Hélas! c'est cependant
-ce qui m'attend. Il faudra bien que je m'y résigne, mais le plus tard
-possible.
-
-«Combien je te félicite; ma chère Madeleine, de ta belle et
-généreuse résolution! Inutile de te dire que, si tu me trouvais à
-Paris, dans l'instruction, une place convenable, je quitterais avec
-bonheur mon pauvre village de l'Ardèche où l'on me fait tant de
-misères. Si je n'étais forte de mon droit et de la pureté de ma
-conduite, je ne pourrais résister à toutes ces petites persécutions.
-
-«Adieu, benne Madeleine; mon affection peut seule égaler l'admiration
-que j'ai pour toi.
-
-«Dis à la mère et à mes sœurs que je ne vis que pour elles, et
-qu'il me tarde bien de leur témoigner autrement que par des paroles le
-dévouement de mon cœur.
-
-«AMÉLIE BORDIER.»
-
-
-Le lendemain Madeleine et Claudine partirent pour Paris.
-
-Huit jours après leur arrivée, Madeleine était installée chez Mme
-Daubré comme institutrice de Jeanne, et Claudine, dans une petite
-chambre d'un pauvre garni de la rue de Venise.
-
-
-[Note 11: Nom populaire à Lyon pour désigner les enfants.]
-
-[Note 12: Chez un grand nombre de familles, dit M. de Watteville dans
-son rapport général sur la situation du paupérisme, la mendicité est
-considérée comme une profession, et l'état d'indigent est
-héréditaire.]
-
-
-
-
-XIV
-
-
-Derrière l'église Saint-Merry, parallèlement à la rue de Rivoli,
-s'étend un quartier hideux, dont on ne pourrait soupçonner l'existence
-au centre même du beau Paris. Il y a là un flot de maisons presque en
-ruines, et de rues si étroites qu'une voiture n'y pourrait passer, et
-si sombres que le pavé y est fangeux en toutes saisons.
-
-Les rues Maubué, du Poirier, Pierre-au-Lard, Brise-miche, Taille-Pain,
-de Venise, Beaubourg, etc., peuvent rivaliser, sous le rapport du
-délabrement et de l'insalubrité, avec les courettes de Lille et les
-parties les plus misérables de la Guillotière.
-
-Les maisons se pressent les unes contre les autres comme des pauvres qui
-grelottent. Quelques-unes se penchant sur la rue semblent vouloir se
-rejoindre au faîte; d'autres se bombent au milieu comme si elles
-allaient s'éventrer. Aux fenêtres, la plupart dégradées, on voit
-suspendus des langes ou des lambeaux de linge qui s'essorent.
-
-En bas sont des boutiques sordides où s'étalent les rebuts de la
-consommation parisienne.
-
-À l'intérieur, les escaliers s'effondrent, les planchers pourrissent.
-Il pleut dans les mansardes; et, dans les charpentes courbées sous le
-poids des tuiles, la bise gémit et tousse comme un phtisique agonisant.
-Les murailles disjointes laissent écouler une sorte d'humidité
-purulente. Les conduits suintent. Les eaux ménagères forment des mares
-putrides dans les cours.
-
-Il est telle cage de poutres lépreuses et de plâtras infects où l'on
-ne voudrait pas compromettre la santé d'une ménagerie. En comparaison
-de ces affreuses demeures, les hôpitaux sont des résidences de rois.
-
-Faut-il s'étonner si, dans ces habitations nauséabondes, la fièvre,
-le rachitisme, la phtisie, le typhus, se disputent les malades?
-
-Et personne ne se plaint! Les malheureux qui habitent ces maisons ne
-sont pas exigeants, quoiqu'ils payent encore fort cher; mais ils
-demeurent là à la nuit, à la semaine, au mois, et, locataires de
-passage, ils ne peuvent imposer leurs réclamations. D'ailleurs, quelque
-dégradées que soient ces maisons, il y a toujours assez de misérables
-qui s'estiment heureux d'y trouver un abri.
-
-Cependant la commission des logements insalubres surveille ces cloaques
-avec un zèle incessant. Sans doute elle a produit quelques bons
-résultats; elle aura fait fermer quelques caves ou quelques soupentes
-privées de jour; mais elle n'a pas pouvoir d'ordonner la reconstruction
-des maisons, l'élargissement des rues pour y faire circuler l'air et la
-lumière.
-
-On tourne toujours dans le cercle vicieux de la misère. Peut-être la
-classe laborieuse qui remplit ces bouges, regarde-t-elle comme un plus
-grand mal d'être reléguée au loin que d'habiter un quartier
-insalubre, mais du moins central.
-
-Vers l'extrémité de la rue de Venise est un hôtel garni où, dit
-l'enseigne, on loue à la nuit ou au mois des chambres meublées
-_bourgeoisement._
-
-Geneviève Gendoux et son amie Fossette habitaient au cinquième de
-pauvres mansardes froides et désolées; et, pour y arriver, il fallait
-gravir un étroit escalier à rampe humide et que des jours de
-souffrance éclairaient d'une lueur fausse. Sur chaque palier six ou
-huit portes pour autant de cellules se pressaient dans un maigre
-corridor. À tous les étages, dans ces trente ou quarante prisons où
-l'air manquait, des vagissements de marmots, des chants mêlés
-d'invectives et de pleurs faisaient tressaillir les frêles cloisons.
-L'âme et les sens étaient également révoltés par ce chaos
-d'existences à la fois cloîtrées et confuses, qui se coudoyaient à
-travers toutes sortes d'émanations putrides.
-
-Cet hôtel était pourtant l'un des plus luxueux du quartier.
-
-Geneviève, à peu près abandonnée par M. de Lomas, s'était
-réfugiée dans ce garni que Fossette habitait depuis quelques mois
-déjà.
-
-Rien ne rapproche comme l'infortune. Au bout de huit jours, les deux
-jeunes ouvrières s'étaient liées d'une étroite amitié.
-
-Elles avaient accueilli comme une ancienne connaissance la belle
-Claudine Bordier.
-
-Madeleine d'abord, en gravissant ce sombre escalier, avait reculé
-d'horreur. Mais partout ailleurs Claudine ne pouvait obtenir un trou
-sous les combles à moins de douze à quinze francs par mois; et là,
-moyennant huit francs, elle aurait assez d'air pour respirer, assez de
-jour pour travailler. Enfin elle ne serait pas isolée. Elle aurait une
-compagne obligeante qui paraissait honnête et qui promettait de lui
-procurer immédiatement de l'ouvrage.
-
-D'ailleurs, entre la rue de Venise à Paris et la rue Terraille à Lyon,
-il y avait certes peu de différence.
-
-Depuis huit jours, Claudine était donc installée dans sa position
-nouvelle. Elle avait obtenu de l'ouvrage du magasin de lingerie qui
-occupait Geneviève. En faisant deux chemises par jour, elle pouvait
-gagner un franc cinquante centimes; mais il fallait travailler depuis
-six heures du matin jusqu'à dix heures du soir, et soigner l'ouvrage,
-ce qui fatiguait les yeux.
-
-Comme remetteuse, Claudine n'était point habituée à un travail
-très-régulier: aussi l'état de lingère lui parut-il d'abord
-pénible.
-
-Une femme du monde qui prend une broderie ou un ouvrage de tapisserie,
-et qui brode en causant, à points interrompus, douillettement étendue
-dans un fauteuil, ne peut comprendre combien cette besogne est rude,
-triste et ingrate, pour l'ouvrière qui coud tout le jour, qui coud sans
-relâche. Cette aiguille, qui le matin paraît si légère, devient bien
-pesante à la fin de la journée, et c'est à peine si, le soir, la main
-roidie et gonflée peut la tenir.
-
-L'ouvrière a la tête lourde, le cou s'endolorit, ses yeux rougissent,
-et, à la longue, l'estomac et la poitrine se resserrent.
-
-Hélas! souvent c'est la faim qui la pousse, cette aiguille. Si
-seulement elle donnait toujours du pain à la pauvre fille!
-
-Ce qui soutenait Claudine dans son nouvel état, c'était l'espoir de
-voir bientôt arriver Jaclard. Elle avait écrit pour lui donner son
-adresse, et, comme il ne répondait pas, elle pensait qu'il ne pouvait
-tarder à venir.
-
-Par une belle journée de mars, elles étaient toutes trois réunies
-dans la chambre de Fossette, la plus spacieuse, et qui avait l'avantage
-de recevoir à midi quelques rayons de soleil.
-
-Elles travaillaient et causaient.
-
-Fossette avait la passion des fleurs: c'était son luxe; sa mansarde en
-était pleine. Une humble touffe de primevères s'abritait modestement
-sous un superbe camélia. La jacinthe et la violette mêlaient leurs
-senteurs.
-
-Ces parfums, ces fraîches corolles, ces trois belles filles, leur babil
-plus allègre que le chant des moineaux francs qui sautillaient sur les
-toits, répandaient dans cette mansarde pauvre et glacée comme une
-chaude lumière, comme un air de fête, un air de printemps.
-
-Fossette était artiste, elle aimait tout ce qui est vraiment beau. De
-l'artiste elle avait aussi la mobilité, la gaieté, l'insouciance.
-
-Quelle rieuse que Fossette! Le rire, un rire, franc et mutin, creusait,
-dans ses joues pâlies parle travail et les privations, de gracieuses
-fossettes. Ces fossettes, c'était toute la physionomie de cette
-charmante fille, qui semblait faite uniquement pour le bonheur. Elle
-avait encore une fossette profonde au menton, ce qui est un signe de
-bonté. Et aux coudes comme aux épaules se modelaient aussi de petits
-trous rieurs.
-
-Voilà donc ce qui avait valu à cette jolie fille le surnom de
-Fossette. D'ailleurs, enfant perdue ou abandonnée, elle se rappelait
-vaguement ses jeunes années, et ignorait son vrai nom.
-
-Fossette avait vingt ans. Quel avait été son passé? Celui de toutes
-ces pauvres filles jetées sur le pavé de Paris, sans direction, sans
-principes, n'ayant sous les yeux que l'exemple du vice. Bien que son
-existence eût été fort tourmentée, si elle avait souffert, sa gaie
-philosophie l'avait du moins préservée des grandes douleurs.
-
-Une certaine fierté naturelle et sans doute une triste expérience
-l'avaient aidée à sortir du désordre, et à ne demander qu'à son
-travail le pain de chaque jour.
-
-Sa beauté n'était pas de celles qui attirent l'attention dans la rue:
-c'était le minois chiffonné, mais un peu terne de la Parisienne. Tout
-le charme de ce visage résidait dans le jeu de la physionomie, dans
-l'expression de ces yeux gris, frangés de cils bruns, et qui
-pétillaient d'une douce malice; dans ce nez coquettement retroussé,
-aux narines moqueuses, et dans ces lèvres d'un rose pâle, aux coins
-relevés, au sourire si fin, si vraiment gai et à la fois si bon.
-
-Elle était de taille moyenne et elle avait l'allure vive et pimpante de
-la grisette parisienne. Tous ses mouvements avaient une grâce
-naturelle, exempte de prétentions. Coquette et femme de goût, elle
-eût porté la soie, les plumes et le cachemire avec autant de
-distinction qu'une grande dame; mais n'ayant ni robes de soie, ni
-plumes, ni cachemire pour se parer, c'était elle qui parait ses
-chiffons. Toutefois, comme elle ne pouvait se passer de luxe, elle
-s'achetait des fleurs; et souvent pour son dîner elle ne mangeait qu'un
-petit pain d'un sou.
-
-Un connaisseur, un fin connaisseur, un homme d'esprit, pouvait seul
-apprécier les qualités féminines de Fossette.
-
-C'était un gracieux tableau que ces trois jolies ouvrières cousant et
-babillant à travers un rayon de soleil.
-
-Entre elles le contraste était si frappant!
-
-Geneviève était la blonde fille du Nord, à la figure gravé et douce,
-aux yeux bleus, au regard tendre, avec une magnifique chevelure à
-reflets d'or; elle était grande et frêle, un peu languissante. Depuis
-quelque temps son visage avait perdu sa placidité flamande. Dans ses
-traits amaigris on remarquait une expression inquiète, fiévreuse. Ses
-yeux brillants, d'un bleu plus sombre, souvent se fixaient dans le
-vague. Et son teint, autrefois si pur, offrait en plusieurs endroits des
-marbrures maladives.
-
-Quant à Claudine, c'était la beauté plastique dans toute sa
-splendeur. Elle était grande et bien développée. Son corps
-présentait des proportions sculpturales.
-
-De visage, elle ressemblait à Madeleine. Beaucoup, l'eussent jugée
-plus belle. C'étaient ses traits, avec des lignes moins nobles
-peut-être, mais plus correctes. Ils n'étaient pas empreints de cette
-intelligence à la fois puissante et raffinée, qui caractérisait la
-figure originale de Madeleine. Ses yeux noirs exprimaient plus de
-volupté que de profondeur. Son front bas, comme celui des statues
-antiques, était large et bien dessiné. Le front élevé de Madeleine
-appartenait à l'art moderne plus idéalisé. Claudine avait une
-chevelure opulente, mais un peu massive. Le menton, quoique
-très-régulier, était trop matériel.
-
-Elle avait plus de fierté que de dignité réelle. Son geste et son
-attitude avaient l'abandon des femmes élevées dans un milieu où l'on
-reconnaît, en fait, sinon en principe, la liberté des relations
-amoureuses.
-
-Toutes trois portaient dans l'amour la différence qui se remarquait
-dans leur organisation.
-
-Chez Geneviève, ce qui dominait, c'était la tendresse, une tendresse
-un peu romanesque, mais exclusive et dévouée. On devinait que l'amour
-absorberait sa vie.
-
-Claudine était une méridionale passionnée, impétueuse, révoltée
-contre les entraves.
-
-Fossette, elle, c'était la femme de la fantaisie; frêle, mais
-nerveuse. Il y avait dans cette mièvre créature des ressorts inouïs;
-soit pour lutter contre un obstacle, soit pour satisfaire un caprice,
-soit pour se consoler des revers de l'amour.
-
-Que disaient-elles, là, toutes trois? Ce que peuvent dire des jeunes
-filles amoureuses; elles s'entretenaient de leurs amoureux.
-
-Malgré ses promesses, M. de Lomas n'était pas revenu. Geneviève
-était triste; et, en parlant de lui, des larmes tremblaient au bord de
-ses cils.
-
-«Voyons, Geneviève, disait Fossette, faites la risette, et plus vite
-que ça. Si tu continues à pleurer ainsi, on ne pourra plus rester dans
-ton voisinage. C'est affreusement contagieux, la tristesse. Et moi, si
-j'étais deux jours sans rire, j'en ferais une maladie. Est-ce qu'on se
-laisse abattre pour un homme qui vous plante là!
-
---Vous avez raison, appuya Claudine; si Jaclard ne m'aimait plus, je
-l'aurais bientôt oublié. Mais, je crois que je le tuerais d'abord.
-
---Dieu! mesdemoiselles, cria une voix mâle de l'autre côté de la
-cloison, vous bavardez que la langue m'en démange.
-
---Monsieur Robiquet, repartit Fossette, nous vous prions de respecter
-notre intérieur.
-
---Puisque vous me refusez de participer à votre aimable conversation,
-dit la voix, je vais chanter.
-
---Accordé, monsieur Robiquet; vous danserez ensuite si le cœur vous en
-dit.»
-
-Robiquet chanta en fausset:
-
-
-Pour tant d'amour ne soyez pas ingrate....
-
-
-«À part mon idole, reprit Fossette, et ce brave Robiquet, tous les
-hommes sont des infâmes, et ils se prétendent honnêtes! Peut-être ne
-tromperaient-ils pas un homme; mais ils trompent une femme sans la
-moindre vergogne, et une femme qui les aime encore! Ils n'ont pas de
-cœur, mais seulement de la gloriole. Ils n'aiment réellement une femme
-que si elle flatte leur vanité. Savez-vous pourquoi ils osent nous
-tromper ainsi? c'est qu'ils savent que nous avons intérêt à nous
-taire, et que nous n'oserons pas révéler leurs infamies. Non seulement
-ils nous trompent, mais encore ils nous exploitent. À quatorze ans, je
-servais un vieil écrivassier qui portait perruque, et qui, sous
-prétexte que la servante de je ne sais quel grand homme écoutait ses
-vers et lui donnait des conseils, me faisait asseoir devant lui pendant
-des heures entières pour me lire ses tragédies. Comme je n'y
-comprenais goutte, il me maltraitait, et, pour me venger, quand il ne me
-regardait pas, je lui tirais la langue. Un jour, il y avait plus de
-quatre heures que je me tenais droite sur une chaise à l'écouter; j'en
-avais des crampes. Tout à coup il me demande: «Eh bien! comment
-trouves-tu cela?--Quoi cela? Votre frimousse ou votre perruque? L'une
-portant l'autre, je les trouve affreuses.» Il devint furieux et me
-souffleta. Depuis ce moment, je le détestai. Mais je ne savais que
-devenir. Et puis il me promettait toujours de me mener au spectacle
-quand il aurait une pièce représentée; et je désirais tant voir un
-théâtre! Cette pièce ne s'est pas jouée, et jamais ce ladre ne m'a
-conduite au spectacle. Je l'ai quitté pour servir un peintre qui
-faisait des tableaux. Celui-là était plus gai que l'autre; mais comme
-les modèles coûtaient fort cher, il me drapait avec des morceaux
-d'étoffe et me faisait rester des journées entières dans la même
-position. Avec cela, jaloux comme un tigre, quand il sortait, il
-m'enfermait. Toute mon ambition alors était de porter des bottines. Il
-m'en promettait toujours et ne m'en dormait jamais. Les arts ne m'ayant
-pas réussi, je me jetai dans, le populaire. Je me disais: «C'est là
-seulement que je trouverai du cœur, de la franche et bonne gaieté.»
-J'aimai un serrurier. Ah! j'en ai vu de belles avec celui-là! Il était
-ivrogne et paresseux. Il me battait plus souvent que son enclume, et me
-forçait à travailler pour me voler mon gain et le dépenser au
-cabaret. Voilà donc les hommes! Des hypocrites qui font de belles
-phrases pour séduire les femmes; des brutaux qui les battent quand ils
-les ont séduites: en somme, des égoïstes qui ne songent qu'à
-satisfaire leurs vices. Après le serrurier, je me mis en garni à mon
-compte, jurant de ne plus aimer que les fleurs, et de ne plus habiter
-qu'avec elles.
-
---Et ton _aristo_, cependant? demanda Claudine.
-
---Je l'aime, c'est vrai, mais je reste libre, c'est convenu. J'ai fait
-serment de ne jamais le revoir s'il entreprenait d'attenter à ma
-liberté.
-
---Vous ne voulez donc pas vous marier? demanda Claudine.
-
---Me marier! mais ce serait bien pis. Se lier pour toujours, autant
-les galères, à perpétuité.
-
---Robiquet est pourtant un brave garçon, fit observer Geneviève.
-
---Sans doute. Mais impossible devine décider. Monsieur Robiquet,
-cria-t-elle de nouveau, assez de musique comme cela! Veuillez maintenant
-montrer à la société votre galant museau.»
-
-Robiquet ne se fit pas prier. Il entra aussitôt, le sourire sur les
-lèvres; avec l'air gracieux d'un homme qui veut plaire.
-
-«Monsieur Robiquet, ne confondez pas. Je vous ai dit de vous montrer;
-mais non pas d'entrer. Mlle Claudine avait oublié que vous avez le nez
-en trompette. Maintenant; merci; monsieur Robiquet, vous pouvez vous
-retirer.
-
---Ah! mais non! on ne met pas comme cela un honnête homme à la porte.
-Tant pis! Vous m'avez appelé; je m'assieds.
-
---Vous avez tort, monsieur Robiquet; dit Fossette avec un fin sourire.
-Je vais continuer mon histoire, et vous n'y êtes pas flatté. Donc, ma
-chère Claudine, vous avez vu cet excellent Robiquet. Depuis près d'un
-an, il me harcèle pour que je devienne son épouse devant Dieu et
-devant les hommes; comme disait dans ses drames le vieux monsieur à
-perruque. Oui, Robiquet est aussi simple que cela; il s'imagine qu'on se
-marie par complaisance. Monsieur Robiquet, je vais vous apprendre mon
-secret tout entier, et vous satires alors pourquoi je refuse l'honneur
-de m'appeler Mme Robiquet. Depuis que j'ai l'âge de raison, je me suis
-juré à moi-même de ne jamais épouser un instrument de musique.
-
---Mes chants vous déplairaient-ils, mademoiselle Fossette? dit
-anxieusement Robiquet.
-
---Non, c'est votre nez en trompette.
-
---Ah! mademoiselle Fossette, vous regardez mon nez avec des yeux mal
-disposés; car on m'a toujours dit: «Avec ton coquin de nez, Robiquet,
-tu as tout l'air d'un mauvais sujet.»
-
---Comme les nez sont trompeurs! reprit Fossette en riant.
-
---Allons bon! voilà que vous me reprochez ma vertu, à présent?
-
---Vraiment, j'ai peur que la présence ici d'un pareil mauvais sujet ne
-nous compromette, monsieur Robiquet.
-
---Mais qu'avez-vous donc, Geneviève? s'écria Claudine; comme vous
-pâlissez!
-
---Moi; dit Geneviève qui passa la main sur son front. Oh! ce n'est
-rien, un spasme. C'est fini.
-
---Ce sera vous, monsieur Robiquet, qui l'aurez bouleversée avec vos
-airs conquérants.
-
---Allons, mademoiselle Fossette, je retourne à mes chapeaux; mais,
-puisque vous êtes si méchante, je ne ferai plus vos commissions.
-
---Ah! une idée, monsieur Robiquet, si vous alliez nous chercher des
-sucres d'orge, cela remettrait Geneviève. Tenez, voilà trois sous.
-
---Gardez votre argent, mademoiselle. Vous me permettrez bien de vous
-faire ce petit cadeau.
-
---Vous savez, monsieur Robiquet, repartit Fossette en affectant un air
-sévère, que je n'accepte jamais rien des hommes.
-
---Jamais rien! murmura Robiquet en se dirigeant vers la porte. Et ces
-belles fleurs-là que vous apporte tous les huit jours un
-commissionnaire....
-
---Comme tu tourmentes ce pauvre garçon, Fossette, dit Geneviève, quand
-Robiquet fut dehors.
-
---Si je ne le tourmentais pas un peu, il est si bon, qu'il
-engraisserait.»
-
-
-
-
-XV
-
-
-«Comment avez-vous fait la connaissance de votre _aristo?_ demanda
-Claudine à Fossette.
-
---Sur la place de la Madeleine, au marché aux fleurs. Je contemplais un
-magnifique pot d'azalées, et j'en demandais le prix.--C'est trop cher
-pour moi, dis-je avec un soupir. Lui, il était là qui me regardait
-tout surpris, et il me pria d'accepter le pot d'azalées.
-
---Monsieur, lui répondis-je fièrement, comme tout à l'heure à
-Robiquet, je n'accepte jamais rien des hommes.
-
---Pourquoi donc, mademoiselle?
-
---Parce que je les méprise.»
-
-Là-dessus, la conversation s'engagea. Il tenait, disait-il, à me faire
-changer d'opinion, et il me demanda la permission de venir me voir. Je
-la lui accordai. Il me traita non pas comme une ouvrière, mais comme
-une femme de son rang. Je le trouvai original, car il prit la peine de
-me faire la cour. Ce procédé m'est allé au cœur, et je l'aime tout
-de bon. C'est bien réellement mon premier amour. Il y a six mois que
-cela dure. Bon! voilà que moi aussi je deviens triste. Décidément,
-Geneviève, tu engendres la mélancolie.
-
---Est-il beau? demanda encore Claudine.
-
---Non, mais il a de l'esprit. Et pas un défaut, c'est-à-dire qu'il
-n'est ni peintre, ni écrivassier, ni ivrogne.
-
---Et pas jaloux?
-
---Peut-être le serait-il; mais j'ai posé mes conditions. Nous avons
-passé un contrat sous seing privé. Je vais vous le montrer.»
-
-Elle alla chercher le papier dans son armoire et lut:
-
-
-«Nous, soussignés, Fossette et Léopold de Barnolf, unis par le
-caprice, ne croyant ni l'un ni l'autre aux amours éternels, et posant
-en principe que l'inconstance est aussi involontaire que l'amour, que le
-cœur se moque des serments aussi bien que de la raison.
-
-«Arrêtons d'un commun accord ce qui suit:
-
-«1° Ne jamais jurer de nous aimer toujours;
-
-«2° Respecter notre liberté mutuelle;
-
-«3° Éviter toute scène de jalousie;
-
-«4° Nous abstenir de tout reproche quand la tiédeur viendra;
-
-«5° Ne jamais habiter ensemble;
-
-«6° Rompre comme nous nous sommes unis, c'est-à-dire en riant;
-
-«7° Rester quand même les meilleurs amis du monde.
-
-«Léopold s'engage en outre à ne jamais offrir d'argent à Fossette,
-et Fossette à ne jamais broder de pantoufles à Léopold.
-
-«FOSSETTE. LÉOPOLD DE BARNOLF.»
-
-
-«Eh bien! il n'y a que la liberté pour faire durer l'amour. Elle seule
-nous enchaîne. Nous nous cramponnons à notre bonheur, comme si chaque
-jour il allait nous échapper. Il y a des amours, n'est-ce pas? qui s'en
-vont tout de suite; le nôtre augmente au contraire, au point que cela
-m'effraye. Le dernière fois que je l'ai vu, j'étais si émue que je ne
-pouvais plus rire.
-
---Est-il riche? demanda aussi Claudine, que ce roman intéressait
-vivement, et qui commençait, au récit de cette aventure et de cette
-liaison originale, à trouver un peu terne son amour pour Jaclard.
-
---Je crois que oui; mais je ne m'en inquiète guère. Je n'ai
-jamais rien accepté de lui que des fleurs. Il m'étonne de mon
-désintéressement. Chez moi, c'est de la rouerie: si j'acceptais ses
-présents, il ne m'estimerait plus, et il m'aimerait moins.»
-
-Robiquet entrant:
-
-«Voilà, charmantes tourterelles. Quelqu'un m'a demandé de vos
-nouvelles. Gare à vos cheveux! ajouta-t-il d'une voix sinistre. On a
-essayé de me corrompre pour vous en voler à chacune une mèche.
-
---Qui donc? demandèrent-elles avec une vive curiosité.
-
---Je pourrais vous faire languir, mesdemoiselles, et me venger ainsi de
-vos malices; mais Robiquet n'a pas de rancune. C'est.... c'est.... Vous
-croyez que ce sont des amoureux, hein! Eh bien non! c'est le perruquier
-du n° 15. Il a des cheveux à rassortir, une commande importante. Il
-payerait bien.
-
---Comprenez-vous, s'écria Fossette, qu'on puisse faire ce métier-là,
-d'acheter les cheveux des pauvres filles pour les mettre sur la tête
-des femmes riches? Nous qui n'avons déjà que nos cheveux pour toute
-parure, la parure du bon Dieu!
-
---Je crois que M. Gorju viendra lui-même vous faire visite.
-
---J'aimerais autant voir Dumolard en personne, dit Fossette. Celui-là
-du moins rendait service à ces malheureuses en les débarrassant de la
-vie. On défend le trafic des nègres et on permet le commerce des
-cheveux. Des cheveux, n'est-ce pas aussi de la chair humaine? Qu'il
-vienne, votre M. Gorju, c'est moi qui le recevrai!
-
---Comme je lui parlais, un homme à museau de fouine, est entré dans sa
-boutique. Il est aussi maigre que Gorju est gras, mais il est encore
-plus laid. Il m'a regardé avec des yeux qui m'ont fait froid dans le
-dos. À eux deux, ils doivent comploter de mauvais coups.
-
---En effet, monsieur Robiquet, dit Fossette, vous avez l'air tout
-drôle. À moins que ce ne soit ce beau chapeau neuf qui vous donne
-cette singulière physionomie.»
-
-Le chapeau de Robiquet, trop grand pour sa tête, lui cachait les
-sourcils.
-
-«Si vous m'aimez, monsieur Robiquet, dit encore Fossette, vous ôterez
-ce chapeau, car vous me feriez croire que Gorju vous a enlevé la peau
-de la tête, comme un sauvage qu'il est, et j'en aurais cette nuit des
-cauchemars.»
-
-Robiquet posa son chapeau.
-
-«Qu'est-ce qu'il a donc, ce chapeau? n'est-il pas à la dernière mode,
-et retapé dans le meilleur goût? On nous paye si peu, comme
-tournuriers-retapeurs, que je veux au moins avoir l'étrenne des
-chapeaux que je _bichonne._ Si cela les fane un peu, tant pis pour le
-fabricant! il gagne assez, lui, en revendant un vieux chapeau tout
-retapé sept, huit, jusqu'à dix francs. Et pour l'ouvrière en
-casquettes, c'est encore pis. Elle est payée à raison de un franc
-cinquante centimes la douzaine pour poser les doublures et les
-visières. On parle de se mettre en grève; mais moi, ça ne me va pas,
-la grève. On s'expose à mourir de faim, et, le plus souvent, c'est
-tout ce qu'on y gagne.
-
---Tiens, à propos, dit Fossette, si toutes les femmes se mettaient en
-grève et refusaient de se marier jusqu'à ce que les hommes leur
-fissent de meilleures conditions!
-
---Il y aurait toujours, fit observer Claudine, les vieilles et les
-laides qui profiteraient de la grève pour trouver des maris.
-
---Et puis les femmes sont trop bêtes, reprit Fossette. Elles ont si
-bien l'habitude d'être exploitées, qu'elles ne s'en aperçoivent
-seulement pas.
-
---Ce n'est pas vous, du moins, mademoiselle Fossette, qui vous
-laisseriez exploiter, remarqua Robiquet.
-
---Moi comme les autres, et c'est bien par force. Tenez, monsieur
-Robiquet, vous qui vous plaignez de votre salaire, comptez un peu les
-points qu'il nous faut tirer pour gagner dix-huit sous. L'entrepreneuse
-de lingerie qui nous donne de l'ouvrage est une grande dame à falbalas.
-Elle ne fait pas autre chose que de recevoir ses amants et ses
-pratiques. Y compris la broderie, elle dépense cinq francs pour
-établir une chemise comme celle-ci, et elle la vend douze ou quinze
-francs. Elle se dorlote dans la moire et le salin. Tandis que nous
-autres, à quoi arrivons-nous en restant tout le jour et une partie de
-la nuit courbées sur le travail? à ne pas mourir tout à fait de faim.
-
---Il y a au quatrième, juste au-dessous de moi, dit Robiquet, une
-mauvaise tête, un socialiste. Il dit là-dessus bien des choses qui
-paraissent avoir de la raison. Il est cordonnier de son état, et se
-plaint aussi de son salaire. Il a cinq enfants et une femme toujours
-malade à nourrir. Vous pouvez croire qu'ils ne mangent pas toujours à
-leur faim. Ce malheureux a quelquefois des yeux qui font peur: on dirait
-qu'il veut dévorer quelqu'un.
-
---C'est Brisemur? demanda Fossette.
-
---Oui.
-
---Pauvres gens! Quand je rencontre ces enfants si déguenillés avec
-leurs figures de squelette, j'en ai le cœur serré, et je ne puis pas
-dîner.
-
---Ne reçoivent-ils pas des secours de la paroisse et de la mairie?
-
---Oh! qu'est-ce que cela? De temps en temps, pour six, un secours de dix
-francs ou bien quelques bons de pain. Et puis il est fier, Brisemur.
-Quand il faut aller au bureau, il dit à sa femme: «J'aime mieux passer
-deux nuits au travail que de mendier un secours.» C'est sa femme qui y
-va quand elle peut sortir. Ce qui l'ennuie surtout, ce sont certaines
-dames de charité qui se croient obligées de leur donner des conseils,
-et qui veulent mettre le nez dans toutes leurs affaires. Il faut
-entendre aussi comme il arrange tous ces grands blagueurs qui veulent
-faire le bonheur des ouvriers sans les consulter, et qui n'ont pas
-d'autre but que de parader et de poser devant le public. Lui, Brisemur,
-il a une idée magnifique qui rendrait riches tous les ouvriers.
-
---Est-ce que les femmes en sont? demanda Fossette.
-
---Oui, tout le monde.
-
---Eh bien! parlez, pourvu que ce ne soit pas de la politique.
-
---Oh! il n'est pas question de politique. Il dit tout bonnement qu'il
-faudrait, au lieu de travailler pour un entrepreneur, se réunir, former
-une société, se cotiser pour acheter les outils et les cuirs, avoir un
-agent qui vendrait les produits et empocherait les bénéfices au profit
-de tous les associés.
-
---Tiens! mais au fait! dit Fossette, si nous trois, mesdemoiselles, nous
-formions une société?»
-
-Geneviève s'était arrêtée de coudre. Elle était fort pâle. Ses
-yeux fixes, qui semblaient agrandis, avaient une expression singulière.
-C'était connue une anxiété, suivie tout aussitôt d'un abattement
-profond.
-
-«Mon Dieu! Geneviève, qu'as-tu donc? s'écria Fossette.
-
---Vous souffrez, c'est sûr,» dit à son tour Robiquet tout effrayé.
-
-Geneviève ferma les paupières et se renversa sur sa chaise.
-
-«Je suis perdue! murmura-t-elle; il ne vient pas, lui, il
-m'abandonne!»
-
-Elle avait entendu un pas rapide dans l'escalier. Depuis quinze jours
-elle attendait vainement Lionel. La veille encore elle lui avait écrit,
-et il ne venait pas. Cette dernière déception achevait de la briser.
-
-«Elle s'évanouit!» cria Claudine, qui la soutint dans ses bras.
-
-En effet, elle avait perdu connaissance.
-
-On la transporta sur le lit:
-
-«Monsieur Robiquet, courez chercher du vinaigre.»
-
-Robiquet effaré se précipita dehors. Il faillit se heurter dans le
-corridor avec une dame qui lui demanda si Mlle Claudine Bordier était
-sortie.
-
-«Non, au fond, la porte à droite,» répondit Robiquet qui poursuivit
-sa course.
-
-C'était Madeleine qui venait voir sa sœur. Elle la trouva, ainsi que
-Fossette, en grand émoi auprès du lit où reposait Geneviève.
-
-Madeleine, qui avait plus de sang-froid que les jeunes ouvrières,
-bassina les tempes de la malade avec de l'eau fraîche et lui frappa
-dans les mains.
-
-Geneviève recouvra ses sens. Elle ne remarqua pas d'abord la présence
-de Madeleine.
-
-«Que ne m'avez-vous laissée mourir! s'écria-t-elle en fondant en
-larmes! Au moins, je ne souffrirais plus. Me délaisser dans un moment
-pareil! Ô mon père, ma mère, si je vous ai fait souffrir, vous êtes
-bien vengés!»
-
-Madeleine interrogeait du regard.
-
-«C'est son amant qui l'a abandonnée,» lui dit Claudine à voix basse.
-
-Tout à coup Geneviève se dressa sur son lit.
-
-«Ah! mais.... c'est ma faute s'il n'est pas venu.... Hier, dans ma
-lettre, j'ai oublié peut-être de lui donner mon adresse. Et je
-l'accusais!»
-
-Elle riait maintenant d'un rire nerveux qui faisait mal.
-
-«Je t'en prie, Fossette, écris-lui bien vite, et dis-lui que je vais
-mourir s'il ne vient pas. Tu sais: M. de Lomas, 31, rue Louis-le-Grand.
-
---M. de Lomas!» s'écria Madeleine stupéfaite.
-
-Et son visage se couvrit de rougeur; ses sourcils se froncèrent.
-
-Quel sentiment l'émouvait?
-
-À cette exclamation, Geneviève regarda Madeleine, et l'ayant reconnue,
-elle retomba sur son lit, honteuse qu'une étrangère eût surpris son
-secret.
-
-Fossette cherchait une plume et du papier, lorsqu'on entendit des
-sanglots dans l'escalier; Robiquet entra tout essoufflé en rapportant
-du vinaigre.
-
-«Encore une autre histoire! dit-il; vous entendez bien pleurer? C'est
-la petite danseuse du sixième. Les sergents de ville viennent
-d'arrêter sa mère, parce qu'ils l'ont surprise qui mendiait dans la
-rue Quincampoix.»
-
-Fossette courut dans l'escalier et fit entrer celle que Robiquet
-appelait la petite danseuse du sixième. C'était presque une enfant;
-elle avait quinze ans à peine. Sa figure brune et pâle rappelait un
-peu le type passionné de la bohémienne. Ses grands yeux noirs, animés
-par l'indignation, avaient une vivacité, un éclat sauvages. Elle
-portait sur sa chevelure épaisse, un peu crépue, une résille de
-chenille rouge.
-
-Sa taille souple, cambrée, était à la fois énergique et voluptueuse,
-comme celle de ces filles vagabondes, de sang mauresque, dont les
-passions brûlantes n'admettent pas d'entraves.
-
-Elle s'appelait Christine Ferrandès. Elle était Espagnole par son
-père, mais Française par sa mère.
-
-«Mon Dieu! mon Dieu! criait-elle, que va devenir grand'mère et la
-_poverinette?_ Ah! c'est la petite, surtout!»
-
-Cette douleur était si expansive, si vraie, que tous les cœurs
-étaient touchés. Geneviève elle-même oubliait sa propre souffrance,
-et Madeleine avait des larmes plein les yeux.
-
-Elle questionna Christine sur sa position.
-
-Dans un récit entrecoupé de sanglots, la petite danseuse raconta
-qu'elles étaient quatre là-haut dans un grenier: une enfant de six
-ans, une aïeule paralytique, elle, qui apprenait à danser, sa mère
-enfin qui était blanchisseuse et qu'un commencement de phtisie
-empêchait de laver pendant l'hiver. Le jour, la pauvre femme cousait
-des chemises de soldat à six sous la pièce, et, vers le soir, en
-effet, elle allait mendier; car son mince salaire ne pouvait suffire à
-nourrir quatre personnes.
-
-«Elle est si jolie, ma petite Rita! ajouta Christine avec passion. Sa
-mère est morte, et on l'avait mise aux Enfants-Trouvés, dans cette
-grande maison si triste. J'étais allée la voir. Elle demandait
-toujours sa mère; elle se pendait après moi pour me suivre; et je l'ai
-emmenée, la pauvre petite. Sans doute elle n'est pas aussi bien
-nourrie, mais elle a notre amour. Ah! nous l'aimons bien! Si vous
-voyiez, c'est elle qui est toujours la plus belle. Je travaille aussi,
-je fais des bonnets. En passant la nuit, je puis gagner trente sous.
-Là-dessus il faut payer mes leçons de danse; c'est ce qui nous ruine.
-Mais quand je serai célèbre, ajouta-t-elle en se redressant, j'aurai
-beaucoup d'argent et nous serons toutes heureuses. Maman!... Ah!...
-maman!... croyez-vous qu'on me la rendra?»
-
-Et elle se reprit à sangloter.
-
-Madeleine remit à cette enfant son porte-monnaie qui contenait sa
-dernière pièce de vingt francs.
-
-«Tenez, lui dit-elle, quand voué serez riche, vous me la rendrez.»
-
-Christine remercia avec, une effusion toute méridionale et courut
-rejoindre sa grand'mère qui ne connaissait pas encore la catastrophe.
-
-Madeleine ne pouvait rester davantage, car Mme Daubré l'attendait aux
-Tuileries.
-
-Robiquet partit derrière elle, portant le message de Geneviève à M.
-de Lomas.
-
-«Je ne sais pas trop, fit observer Madeleine à Claudine, s'il convient
-que tu restes dans cette société-là?
-
---Comment, se récria-t-elle surprise. Fossette et Geneviève ont des
-amants, c'est vrai; mais ce sont de très-braves filles; elles ne se
-vendent pas.
-
---Ma chère amie, quand on est dans cette voie-là, et qu'on est
-pauvre....
-
---D'où sors-tu, Madeleine? interrompit Claudine. À Paris comme à
-Lyon, une ouvrière sage est une exception. On ne peut pas demander non
-plus aux ouvrières des grandes villes la même vertu qu'à ces petites
-demoiselles qui n'ont jamais quitté la robe de leurs mamans. L'amour
-n'est-il pas leur seul bonheur?
-
---Tu m'effrayes, Claudine, dit Madeleine émue; comment peux-tu excuser
-de pareilles mœurs?
-
---Oh! ne crains rien pour moi. J'ai bien résisté à l'amour de
-Jaclard. Je saurai donc me garder, malgré tous les conseils et tous les
-exemples. Et puis je penserai à toi, à Marie, à notre pauvre mère,
-qui toutes trois auriez tant de chagrin si je me conduisais mal.»
-
-Madeleine, un peu rassurée, embrassa sa sœur en la suppliant de ne
-jamais manquer à cette bonne résolution. D'ailleurs, dans quelle
-maison placer Claudine où elle n'aurait pas à courir des dangers
-peut-être pires?
-
-Commée les deux sœurs s'embrassaient justement en face du n° 15, il y
-avait sur la porte du perruquier deux hommes qui les observaient
-attentivement. C'étaient Gorju, le trafiquant de chevelures, et
-Renardet que Madeleine ne connaissait pas, mais qui, lui, la connaissait
-depuis le voyage de Lyon.
-
-Renardet était l'homme d'affaires du principal propriétaire de la rue
-de Venise. Il venait toucher les loyers. Il était en outre en relations
-suivies et mystérieuses avec Gorju.
-
-«Comment! elle ici? s'écria-t-il.
-
---Ah! fit Gorju, il y a de jolies filles et de bien beaux cheveux pour
-le moment dans le garni du 37.
-
---Je serais curieux d'admirer ces merveilles, monsieur Gorju; mais un
-autre jour, car pour le moment il faut que je sache où se rend cette
-beauté, d'un pied si léger,» dit Renardet avec un rire qui
-découvrait ses dents aiguës, ses dents de carnassier.
-
-
-
-
-XVI
-
-
-Il était cinq heures. Il y avait foule aux Tuileries. Les rayons dorés
-du soleil couchant se jouaient dans les bourgeons des marronniers. Ils
-se réfractaient en brillants arcs-en-ciel dans la pluie fine des jets
-d'eau et faisaient resplendir les belles toilettes des promeneuses et
-les visages roses des enfants.
-
-C'étaient une vie, une gaieté, un bruit de caquets, de cris, de rires,
-de voix fraîches et de chants d'oiseaux. Le printemps n'est pas
-seulement le rajeunissement de la nature; il se manifeste aussi en nous
-par un redoublement de vie et par des langueurs, des ivresses, des
-besoins d'aimer, des joies sans cause, des activités sans but.
-
-C'est la sève qui tressaille, qui monte, qui envahit tous les êtres,
-depuis le brin d'herbe jusqu'à l'homme, depuis le robuste paysan
-jusqu'à l'habitant étiolé des villes.
-
-Madeleine chercha des yeux Mme Daubré, et ne la trouva point; mais elle
-vit à sa place le jeune Albert. Il paraissait plongé dans une de ses
-rêveries qui lui étaient habituelles. Il tenait à la main un livre
-qu'il avait laissé tomber sur ses genoux. Ses yeux étaient fixés sur
-le sommet d'un marronnier, que pourtant il ne regardait point. Quand
-Madeleine s'approcha de lui, il tressaillit, et pendant quelques
-secondes il ne put répondre à cette simple question:
-
-«Où trouverai-je Mme Daubré?»
-
-Albert avait l'imagination aussi poétique qu'impressionnable.
-Madeleine, enveloppée par la lumière du soleil, lui apparaissait alors
-comme au milieu d'une gloire. Elle avait marché vite. Ses joues
-étaient animées; ses bandeaux soulevés par la course, dessinaient de
-petites ondes autour de son front resplendissant. À travers les longs
-cils de ses paupières à demi fermées par l'éclat du soleil,
-jaillissaient des rayons à la fois doux et pénétrants.
-
-Depuis huit jours que Madeleine était entrée chez Mme Daubré, Albert
-avait senti grandir la sympathie qu'elle lui avait inspirée lors de
-leur première rencontre chez les Borel.
-
-«Ma belle-sœur est allée avec Maxime Borel faire une promenade au
-bois, répondit-il enfin. Ils ont emmené Jeanne. Vous êtes donc libre,
-mademoiselle. Je suis venu vous prévenir de ne pas attendre Mme
-Daubré.
-
---Combien je vous remercie, monsieur! fit-elle, réellement touchée de
-cette attention.
-
---Oh! ne me remerciez pas, j'avais envie de sortir; et, vous voyez, je
-lisais mon auteur favori.»
-
-C'étaient les poésies d'Henri Heine.
-
-«Je puis donc rentrer,» dit Madeleine, heureuse d'avoir quelques
-heures de liberté; car depuis huit jours elle n'avait pas trouvé un
-moment pour se recueillir et travailler.
-
-Elle cumulait en effet chez Mme Daubré les emplois de lectrice, de
-demoiselle de compagnie et d'institutrice. Que d'exigences n'avait-elle
-pas, cette coquette désœuvrée et surtout ennuyée!
-
-«Oh! mademoiselle, rentrer déjà? Voyez, il fait si beau! supplia
-Albert. Votre vie nouvelle paraît vous fatiguer un peu. Je vous trouve
-pâlie, et vous perdez chaque jour de votre gaieté.
-
---C'est que maintenant, répondit Madeleine avec un sourire forcé, j'ai
-de graves fonctions à remplir; Si je riais comme autrefois, Jeanne
-n'aurait plus de considération pour moi.
-
---Est-ce bien là la vraie cause de votre air sérieux? demanda Albert
-avec une émotion dans la voix. Nous serions bien malheureux si vous ne
-vous plaisiez pas avec nous. Ma belle-sœur vous aime déjà beaucoup,
-et Jeanne aussi!»
-
-Madeleine lui répondit avec une gravité triste:
-
-«Sans doute, monsieur, je regrette Mlle Borel; mais certes je me trouve
-heureuse de ma nouvelle position; je suis très-sensible surtout à
-l'affection que vous me témoignez tous.»
-
-Madeleine, en prononçant ce petit mensonge bienveillant, avait le cœur
-un peu gros. Elle était loin d'être heureuse chez Mme Daubré, comme
-elle le disait. Cette position subalterne vis-à-vis d'une femme
-capricieuse dont elle ne pouvait estimer le caractère, et qui lui
-était de beaucoup inférieure sous le rapport de l'intelligence, la
-blessait dans son amour-propre aussi bien que dans sa dignité. Et puis
-son esprit sérieux et méditatif ne se prêtait qu'avec de pénibles
-efforts à ces fonctions de surveillante attentive et sévère. Elle ne
-pouvait s'indigner avec conviction des fautes puériles de Jeanne. Elle
-sentait qu'elle remplirait mal ses devoirs d'institutrice.
-
-Doué d'une excessive délicatesse de cœur, Albert comprit à l'accent
-un peu contraint de Madeleine qu'elle n'était pas tout à fait sincère
-et qu'elle souffrait. Il se tut, car il souffrait aussi.
-
-Albert s'était levé à l'arrivée de Madeleine, et maintenant ils
-marchaient l'un à côté de l'autre, au milieu d'un massif de
-marronniers.
-
-«Dans ce moment, reprit-il après un silence, vous paraissez
-péniblement affectée. Peut-être est-ce moi qui vous ai déplu en
-venant à votre rencontre. J'ai été élevé au fond de la Bohème,
-dans un château isolé, entre une vieille tante et un vieux
-précepteur. Je ne sais donc rien des usages français. Dites-moi, je
-vous en prie, que je n'ai commis à votre égard aucune inconvenance.
-
---Oh! monsieur, répondit vivement Madeleine, j'ai toute confiance en
-votre loyauté; et, pour vous le prouver, je ferai avec vous un tour de
-promenade.»
-
-Madeleine était très-pure et par cela même très-audacieuse. Mlle
-Borel lui avait appris d'ailleurs à ne pas se préoccuper des
-convenances lorsqu'elles gênaient la liberté sans profit pour la
-morale.
-
-«Je vous remercie, mademoiselle, de cette preuve d'estime, dit Albert
-un peu troublé.
-
---En effet, je suis triste, reprit Madeleine. Je viens d'assister à une
-scène si pénible et si émouvante, que vraiment j'ai besoin pour me
-remettre de grand air et de distraction.»
-
-Elle conta avec un accent pénétré et plein de chaleur l'histoire de
-Christine Ferrandès et de la pauvre phtisique qu'on avait arrêtée
-parce qu'elle mendiait.
-
-«Et vous les croyez en tous points dignes d'intérêt? demanda Albert.
-
---Je ne les connais pas; mais quelle que soit leur conduite, des femmes
-aussi malheureuses sont toujours dignes d'intérêt. L'inconduite en
-pareil cas est la conséquence de la misère.
-
---Vous avez raison, mademoiselle; et quoique je partage entièrement
-l'avis de Mlle Borel au sujet de l'aumône, cependant, en face de tels
-malheurs, comment rester impassible dans ce système et ne pas les
-secourir! Je ferai donc ce que vous voudrez bien me dicter.
-
---Merci pour elles, dit Madeleine.
-
---En ma qualité d'Allemand, je suis un vrai songe-creux. Je crois à la
-métempsycose. J'ai dû être femme dans une précédente existence, et
-j'ai dû souffrir beaucoup; car je ressens les souffrances des femmes
-comme si je les avais éprouvées.»
-
-Madeleine sourit.
-
-«Ces réminiscences ne seraient-elles pas plutôt l'effet de
-l'imagination que celui du souvenir?
-
---Peut-être avez-vous raison. Mais c'est là un sujet bien triste. Vous
-restez ici pour vous distraire et je vous entretiens de pensées
-douloureuses. La nature pourtant est si gaie! Comme ce jour est pur et
-ce coucher de soleil resplendissant! L'air est embaumé et il enveloppe
-comme une caresse. On voudrait, n'est-il pas vrai? s'enfuir au fond des
-bois, on se baigner dans la rosée des prés. On éprouve le besoin de
-chanter comme les oiseaux ou encore de faire des vers pour décrire
-toutes ces ivresses, toutes ces splendeurs.
-
---Vous faites des vers? interrogea Madeleine.
-
---Oui, répondit le jeune homme en rougissant. Mais c'est un secret; car
-je ne veux les montrer à personne. Je les trouve bien beaux mes vers,
-cependant; mais il me semble qu'aussitôt que je les aurai lus, ils me
-paraîtront affreux. Et puis maintenant, qui s'intéresse à la poésie?
-
---Moi, dit Madeleine.
-
---Vous? Ah! quel bonheur! s'écria Albert avec une naïveté toute
-germanique. Et vous aussi, vous écrivez en vers?
-
---Hélas! j'ai aussi ce défaut!» fit-elle en riant.
-
-Et puis tout à coup elle devint grave; son œil inspiré s'arrêta fixe
-et profond sur le ciel bleu. Elle soupira; car la poésie était
-maintenant tout son espoir.
-
-«Je vais peut-être vous faire une proposition indiscrète, reprit
-Albert; mais alors regardez-la comme non avenue. Si vous voulez me lire
-vos vers, je vous lirai les miens.
-
---J'y consens, répondit Madeleine en souriant. Puisque nous voilà
-confrères en littérature, nous nous critiquerons mutuellement. D'abord
-je serai franche, je vous en préviens. Tant pis si vos vers sont
-mauvais ou si vous avez de l'amour-propre. Toutefois il faudrait me
-promettre la même sincérité.
-
---Sans doute; mais vous, vous ne pouvez faire que de belles choses. Ce
-soir, ma belle-sœur doit aller au bal; elle m'a prié de l'accompagner.
-J'ai promis avec regret; car je hais ce qu'on appelle le monde; je
-n'aime que la lecture, l'étude, la poésie. Je tâcherai de décider
-Lionel à l'accompagner. Ce soir donc, si vous le voulez bien, nous nous
-réunirons au salon; je vous soumettrai quelques passages de ma
-traduction de Heine, et je vous raconterai mes projets pour l'avenir.
-J'ai de grands projets: je crois qu'il y a une réforme à opérer dans
-l'art comme dans les mœurs, et qu'il faut remplacer notre charlatanisme
-littéraire et notre hypocrisie morale par la vérité et la
-simplicité. La littérature est-elle le miroir des mœurs, ou les
-mœurs sont-elles le reflet de la littérature? L'une et l'autre
-proposition peuvent se soutenir. Mais il est certain que les artistes,
-ces êtres passionnés, à imagination vibrante, arrivent par le
-sentiment, plutôt que les philosophes par la raison pure, aux grandes
-intuitions de l'avenir; car leurs aspirations incessantes vers l'idéal
-leur font concevoir une beauté, une harmonie, une perfection qui
-doivent être la destinée nécessaire de l'homme dans la carrière
-immense du progrès.»
-
-En parlant, Albert s'animait; Madeleine l'écoutait sérieuse, et
-Renardet, qui n'avait cessé de les observer, se disait avec un sourire
-sardonique:
-
-«Évidemment ce sont deux amoureux. Voilà bien la vertu des femmes!»
-
-Lionel les rencontra comme ils rentraient ensemble; il leur jeta un de
-ses regards froids et perspicaces. La joie naïve qui éclatait sur le
-visage d'Albert ne put lui échapper. Il ne s'arrêta pas toutefois à
-les observer, car il avait hâte de se rendre chez Geneviève, dont
-Robiquet venait de lui remettre le message.
-
-
-
-
-XVII
-
-
-Geneviève reposait encore sur le lit de Fossette. Elle éprouvait une
-si violente anxiété que cette douleur morale absorbait toutes ses
-forces physiques. Viendrait-il? Ne viendrait-il pas? Elle ne donnait
-point, mais elle paraissait assoupie. Le moindre bruit la faisait
-tressaillir et lui serrait le cœur.
-
-Fossette et Claudine continuaient à travailler silencieusement.
-
-Robiquet ne précéda M. de Lomas que de quelques minutes.
-
-Quand Geneviève vit entrer Lionel, elle se souleva, poussa un cri de
-bonheur et lui tendit les bras.
-
-«Que les femmes sont lâches!» dit Fossette à l'oreille de Claudine,
-comme les deux ouvrières se retiraient par discrétion dans la pièce
-voisine.
-
-Geneviève était si reconnaissante de la visite de M. de Lomas,
-qu'elle ne lui adressa pas un reproche, pas un mot amer. C'était de
-joie qu'elle pleurait en serrant les mains de son ami.
-
-Ces derniers bonheurs d'une union qui se brise sont souvent plus âpres,
-plus véhéments, que les félicités d'un amour à son début.
-
-«Calmez-vous, mon amie, lui dit Lionel. Comme vous l'avez pensé, sans
-mon étourderie qui m'a fait oublier de vous demander votre adresse, je
-serais venu plus tôt; mais j'ai beaucoup, beaucoup pensé à vous. Je
-me suis même occupé, ne pouvant vous aider de ma bourse, à vous
-trouver une meilleure position.
-
---Oh! que vous êtes bon de songer à moi! Mais ce que je veux de vous
-surtout, c'est votre affection. Qu'ai-je besoin de luxe? Je gagne à peu
-près ma vie. Je ne souffre que de votre oubli, de votre froideur.»
-
-Elle se remit à pleurer.
-
-«Voyons! ma Ginevra, tu es une enfant; ne pleure pas. Je ne veux pas
-que ces beaux yeux soient rouges, entends-tu! Ne vois-tu pas que je
-t'aime?
-
---Je ne sais pourquoi, quand je pense à vous, j'ai le cœur serré; et
-puis, je sens, je devine.... j'ai peur.... Il me semble que le bonheur
-m'échappe et que.... je vais rester toute ma vie seule avec le remords,
-avec cette pensée horrible que j'ai torturé le cœur de mes pauvres
-parents qui m'aimaient tant. Ma mère encore me pardonnerait; mais mon
-père?...»
-
-Elle se souleva sût son coude.
-
-«Lionel, connaissez-vous Gendoux?
-
---Oui, j'en ai entendu parler, répondit M. de Lomas en baissant les
-yeux et la voix.
-
---Je crois qu'il me tuerait et vous aussi, s'il apprenait... s'il
-savait...
-
---Oh! ma chère enfant, on s'habitue à ces douleurs-là.
-
---Mon père s'habituer à la honte, jamais!
-
---Quand tu auras ici une position lucrative, tu lui écriras que tu as
-quitté Lille, parce que cette vie de travail et de pauvreté sans
-perspective d'amélioration possible t'a rebutée, et que tu es venue
-chercher à Paris une existence plus conforme à tes goûts. Enfin, dans
-quelques mois, tu seras majeure et libre par conséquent. Tes parents ne
-pourront pas s'opposer à tes volontés.
-
---Il faudra bien me résoudre à leur donner ce grand chagrin, dit
-Geneviève en soupirant; car je ne puis plus retourner auprès d'eux
-dans la position où je me trouve. Vous me comprenez, Lionel; il y a
-quelque temps j'espérais encore me tromper, mais maintenant je ne puis
-plus douter.»
-
-Elle fondit en larmes.
-
-M. de Lomas ne s'attendait pas à une semblable révélation. Et comme
-il n'aimait plus Geneviève, il ne chercha pas beaucoup à dissimuler la
-vive contrariété qu'il en éprouva. Il quitta soudain le ton presque
-tendre et le tutoiement qu'il venait d'employer, et lui adressa quelques
-froides consolations.
-
-Il savait bien que Geneviève n'aimait que lui. Mais comme tous les
-hommes sans conscience, plus coupables cependant que la femme séduite,
-il voulait douter, afin de rejeter sur Geneviève seule la conséquence
-de leur faute commune. Il pouvait du moins feindre des soupçons qui
-donneraient un prétexte à son abandon.
-
-«Quel est ce jeune ouvrier, demanda-t-il, qui vient de me remettre
-votre lettre?»
-
-Geneviève était si candide dans son amour, que, ne pouvant deviner la
-pensée injurieuse qui traversait l'esprit de M. de Lomas, elle
-répondit naïvement à sa question. Elle attribua son refroidissement
-subit à toute autre cause et regretta presque de lui avoir fait cette
-révélation.
-
-«Monsieur de Lomas, dit-elle avec dignité, mais avec une émotion
-concentrée, lorsque vous m'avez arrachée à ma famille, vous m'aviez
-laissé entrevoir la possibilité d'un mariage. Je ne vous rappellerai
-pas les subterfuges que vous avez employés pour me séduire. Je vous ai
-pardonné depuis longtemps, parce que je vous aime. Si j'ai pu croire un
-moment que vous m'épouseriez après la mort de votre mère, maintenant
-que j'ai un peu plus d'expérience, j'ai complètement perdu cet espoir.
-Je sais bien qu'un homme de votre classe, de votre éducation, ne
-consentira jamais à épouser une pauvre ouvrière, et à la présenter
-comme son égale dans le monde et dans une famille qui la repousserait.
-Non, tout ce que j'espère, c'est que ce lien vous attachera à moi, que
-vous continuerez à m'aimer, à penser quelquefois au milieu de vos
-plaisirs à la pauvre fille qui vous a donné toute sa vie. Oh! dites,
-promettez-le moi.»
-
-Lionel prit dans sa main sèche et froide la main fiévreuse que lui
-tendait la jeune fille.
-
-«Sans doute... sans doute... dit-il avec embarras. Je vous aime, et
-d'ailleurs je vous le prouverai.
-
---Oh! Lionel, reprit Geneviève un peu rassurée, quand je pense que je
-vais avoir un enfant qui sera le vôtre aussi, j'oublie tout mon
-malheur... j'oublie la honte, et je l'aime déjà, cet enfant qui vous
-ressemblera. Vraiment, je crois que je vous en aime aussi davantage.»
-
-L'accent plaintif dont elle prononça ces tendres paroles, son regard
-ému, voilé par les larmes, la rendaient si touchante et si séduisante
-même que Lionel eût pu en être attendri; mais il était alors trop
-préoccupé de chercher une combinaison qui lui permît de se
-débarrasser de Geneviève avec honneur.
-
-«Je suis bien sensible, mon enfant, dit-il, à votre affection. Il faut
-songer à vous créer une position; et c'est à quoi je vais mettre tous
-mes soins.»
-
-Il était si éloigné de penser à un mariage qu'il ne s'excusa pas
-même auprès de Geneviève de manquer à ses promesses.
-
-«Une dame, une amie de ma sœur, poursuivit-il, à qui j'ai parlé de
-votre position comme ouvrière, m'a promis de s'occuper de vous. En
-attendant, elle vous a recommandé à sa couturière, qui vous donnera
-du travail et qui vous procurera une chambre dans sa maison même. C'est
-un grand atelier et une couturière en vogue. Vous y apprendrez cet
-état qui, à Paris, avec des protections, peut devenir très-lucratif.
-
---Quitter mes amies, s'écria Geneviève, Fossette qui est si bonne pour
-moi?
-
---Il le faut, mon enfant; d'ailleurs Mme Thomassin demeure rue
-Neuve-Saint-Augustin, tout à côté de la rue Louis-le-Grand. Nous
-pourrons ainsi nous voir plus souvent.»
-
-Ce dernier argument décida Geneviève.
-
-«Je vais vous donner l'adresse en question, ajouta Lionel; vous pourrez
-vous y présenter de la part de Mme de Courcy.
-
-Apercevant sur la table l'encrier et la plume dont Fossette s'était
-servie, il s'en approcha pour écrire cette adresse.
-
-Il n'y avait qu'une feuille de papier, mais elle était écrite au
-verso.
-
-Lionel y jeta les yeux et lut avec un vif étonnement.
-
-C'était le contrat de Fossette et de M. de Barnolf.
-
-Il posa le papier sans rien témoigner de sa surprise.
-
-«Mlle Fossette a-t-elle aussi un amant? demanda Lionel.
-
---Oui, un monsieur fort riche qui l'adore. Mais c'est une singulière
-fille, cette Fossette, et très-honnête, quoiqu'elle soit très-pauvre.
-
---Ils se voient souvent?
-
---Tous les jeudis.
-
---Ah!
-
---Ces belles fleurs que vous voyez sont les seuls cadeaux qu'elle lui
-permette.
-
---Il ne vient jamais la voir?
-
---Jamais.»
-
-Voilà donc ce secret qui intrigue si fort Lucrèce, pensa Lionel.
-
-Il ajouta tout haut:
-
-«Votre amie est vraiment une étrange créature. Depuis quand la
-connaissez-vous?
-
---Depuis que je suis ici, c'est-à-dire depuis un mois... mais je
-l'aime, comme si nous nous étions toujours connues. Oh! vraiment,
-Lionel, si vous pouviez aussi vous intéresser à elle et lui obtenir de
-l'ouvrage chez la couturière de Mme de Courcy...
-
---C'est possible, nous verrons cela.
-
---Elle est très-bonne ouvrière. Elle a quelque instruction et surtout
-beaucoup de goût. Elle sait s'habiller gentiment avec des loques.
-L'état de fleuriste lui plairait mieux que la couture et la
-passementerie; car elle est passementière; mais elle n'a pas d'avances
-pour faire un apprentissage. Enfin, Lionel, je vous en prie, pensez à
-elle aussi; car j'aurais un très-grand chagrin de m'en séparer.
-
---Je vous promets d'en parler, répondit Lionel. Vous irez donc demain
-sans faute chez Mme Thomassin.»
-
-Geneviève promit.
-
-«Lucrèce sera contente de moi, pensa Lionel en descendant l'humide et
-sombre escalier du n° 37. Dire que des êtres humains vivent
-là-dedans! Pouah!»
-
-Et il s'éloigna en fredonnant un air d'opéra.
-
-
-
-
-XVIII
-
-
-Lucrèce de Courcy, nous l'avons vu, était une courtisane de la haute
-école, la courtisane prévoyante de la seconde moitié du dix-neuvième
-siècle. Ce n'était pas seulement une femme, belle, spirituelle,
-entraînante; c'était surtout un homme d'affaires.
-
-Elle voyait s'approcher le moment où elle devrait renoncer à la vie
-qu'elle s'était faite; et comme elle ne voulait se retirer du monde
-qu'avec une fortune considérable, elle jouait à la bourse et plaçait
-son argent à très-gros intérêts.
-
-Renardet était son factotum; mais elle n'exerçait l'usure qu'avec une
-extrême circonspection.
-
-Du reste, dans ce milieu de désordre et de luxueuse galanterie, il lui
-était facile d'épier le moment où un fils de famille commence à
-descendre la pente de la ruine et peut encore présenter des garanties.
-Elle lui offrait alors de le mettre en relations soit avec Renardet,
-soit avec Pinsard, dont elle se servait comme prête-nom, ce même
-Pinsard, dont la femme était, rue Saint-Roch, marchande à la toilette.
-
-Il était onze heures du matin. La belle Lucrèce était encore au lit.
-Sa chambre à coucher, fraîche et coquette comme celle d'une jeune
-mariée, avait des tentures de soie rose recouvertes de guipure; mais
-peut-être ces draperies aux reflets suaves faisaient-elles un peu trop
-deviner la femme déjà mûre qui s'entoure de couleurs tendres pour se
-donner un air de jeunesse.
-
-La beauté de Lucrèce avait encore assez d'éclat pour légitimer cette
-prétention. Grâce à un demi-jour habilement ménagé, elle pouvait
-assez bien faire illusion. Cette lumière rosée répandait des teintes
-exquises sur son visage d'une pâleur mate, et atténuait les lignes qui
-commençaient à s'accentuer avec trop de vigueur.
-
-La fine dentelle qui encadrait, son ovale, dissimulait des tempes un peu
-évidées, et les contours déjà massifs du menton. Elle tenait hors du
-lit ses bras et ses épaules encore admirables comme lignes et comme
-modelés. Ses yeux à demi clos, exercés aux séductions, brillants
-d'un certain feu de jeunesse, exprimaient en même temps une voluptueuse
-langueur.
-
-À voir cette pose, ces teintes, ces ombres et ces reflets artistement
-étudiés, on eût dit une femme entièrement occupée de plaire. Qui
-eût supposé que cette créature si féminine, si coquettement
-enveloppée de ces frais nuages de soie et de dentelles, cachait, sous
-des apparences aussi gracieuses, une ambition effrénée, une rapacité
-d'oiseau de proie, une corruption, une sécheresse de cœur enfin qu'on
-ne rencontre guère que chez ces femmes habituées à simuler tous les
-sentiments et à exploiter l'amour!
-
-Un homme, aussi répulsif que Lucrèce était attrayante, se tenait
-assis devant elle. C'était Renardet qui faisait tache dans ce luxe avec
-son petit habit râpé à manches collantes et ses souliers à clous.
-
-«Décidément, Renardet, disait Lucrèce, je vous proclame un homme de
-génie. Vous êtes certainement un des produits les plus remarquables de
-notre civilisation en décadence.»
-
-Renardet, qui commençait à s'incliner, coupa à ce dernier mot son
-salut par le milieu.
-
-Il se contenta de sourire aussi agréablement que le lui permettaient
-ses lèvres plates et ses dents pointues.
-
-«Ne vous offensez pas, car, moi aussi, je m'intitule hautement la
-dernière Française de la décadence. Il n'y a plus de Françaises
-aujourd'hui, mon pauvre Renardet; on ne voit que de petites
-écervelées, sans esprit, sans grâce. Il n'y a plus que des jockeys
-mâles et femelles qui mènent l'amour à coups de cravache et ne
-comprennent rien à la galanterie. À l'heure qu'il est, je fais type.
-Et dire que cette Beausire.... Mais laissons cela et parlons d'affaires.
-Je disais donc que vous êtes un homme de génie. Oui, vous seul savez
-trouver de semblables combinaisons; vous feriez un héros de drame.
-Parole d'honneur! c'est du haut comique. Devenir l'homme d'affaires,
-l'homme de confiance de celui que vous avez pour mission délicate de
-conduire à la ruine, c'est très-fort. Je m'avoue vaincue: je n'aurais
-pas trouvé celle-là. Vous croyez donc qu'il n'aurait pas renouvelé
-les cent quatre-vingt mille francs pour deux cent cinquante mille, comme
-je l'espérais.
-
---Non, il aurait trouvé facilement à Lyon au 15 pour 100 les cent
-quatre-vingt mille francs qu'il vous doit; car il venait de dire à la
-petite femme qui l'accompagnait que son père avait plus de huit
-millions de fortune. Enfin, à mon arrivée à Lyon, j'ai pris des
-informations. Elles sont des plus rassurantes. La maison Borel est
-bâtie sur le roc; elle fait des affaires colossales avec tous les pays,
-et il faudrait des faillites dans tous les coins du monde pour ébranler
-son crédit. Le chiffre exact de sa fortune n'est pas connu; mais
-certainement il dépasse huit millions. En Amérique seulement, ils
-exportent pour plusieurs millions chaque année; ils occupent, tant à
-Lyon que dans la banlieue, près de trois mille métiers à velours et
-à soierie.
-
---Mais enfin, avez-vous vérifié par vous-même, visité leur fabrique?
-
---Oui, selon vos recommandations, j'ai voulu voir par mes yeux, et, sous
-un prétexte, j'ai pénétré dans les bureaux. Toutes les fabriques de
-soieries sont concentrées dans le quartier des Terreaux; et à voir ces
-rues si calmes, on ne pourrait soupçonner que là s'est réfugiée
-toute l'activité commerciale de Lyon. J'ai été stupéfait en entrant
-dans la fabrique des Borel. Je croyais trouver de vastes bureaux, un
-personnel considérable, tout cet appareil dispendieux que supposent
-d'aussi vastes affaires. Mais non; seulement quelques commis silencieux
-qui montrent des échantillons; quelques caissiers chargés de la
-correspondance, un atelier de dessin où travaillent en causant une
-dizaine de dessinateurs, voilà ce que présente aux regards la
-puissante maison Borel. J'ai visité d'autres grandes fabriques, et
-c'est partout de même.
-
---Mais alors vous êtes sûr?...
-
---La maison Borel est connue à Lyon comme l'est ici la maison
-Rothschild. Si vous avez un million, vous pouvez le placer en toute
-sécurité entre les mains de M. Maxime Borel. Au vingt, c'est déjà
-assez gentil.
-
---Je n'ai pas tout de suite deux cent soixante-dix mille francs qu'il
-doit à ses autres créanciers; mais j'ai donné ordre à mon agent de
-change de vendre mes Saragosse dès que la plus petite hausse se
-produira. D'ailleurs, puisque c'est moi qui, sous un nom supposé, le
-poursuis, je saurai me faire attendre. Assurez-le que dans quelques
-jours vous lui présenterez les quittances de tous ses créanciers.
-N'a-t-il pas besoin aussi de quelque argent de poche?
-
---Oui, il m'a demandé de lui trouver en outre soixante mille francs aux
-mêmes conditions.
-
---Une idée! s'écria Mme de Courcy, si je lui vendais pour trois cent
-mille francs mon petit hôtel de la rue Blanche? Il m'en a coûté cent
-cinquante mille; ce serait une bonne affaire, car il n'est loué que dix
-mille francs. Il faut que nous lui trouvions une femme qui ait envie de
-cet hôtel. Décidément ce jeune homme m'intéresse. Pour le fils d'un
-fabricant de province, il n'a rien de bourgeois. Il a de l'esprit, il
-est artiste, il m'amuse. Je veux contribuer à son bonheur.
-
---En le ruinant, fit Renardet avec son rire satanique.
-
---Bah! quand je le pousserais à dépenser un ou deux millions pour
-jouir dans le bel âge, ne lui en restera-t-il pas toujours assez pour
-grignoter le plaisir quand il n'aura plus de dents? Je veux l'aider à
-se poser sur un grand pied. Je veux en faire un héros de la haute
-fashion. Vous savez que je suis un peu artiste en ce genre.
-
---Je l'ai toujours dit, fit Renardet avec componction, malgré votre
-réputation de femme d'esprit, vous êtes encore méconnue.
-
---Voyons, Renardet, il faut découvrir à ce jeune homme quelque beauté
-capable de produire une vive sensation dans notre monde, ne serait-ce
-que pour faire sécher un peu la Beausire. Non pas seulement de la
-beauté, mais de l'esprit, mais du neuf qui étonne; une production de
-votre invention, quelque chose d'un haut ragoût. Maxime ne peut se
-contenter d'une femme vulgaire. Il a d'ailleurs sa réputation à
-soutenir; il a lancé successivement trois femmes qui ont eu quelque
-célébrité: Colombine, Manon et Pouliche. Lionel m'a dit que Maxime
-était sur le point d'entamer une intrigue avec Mme Daubré. Voilà ce
-qu'il faut empêcher; car Maxime aimant sérieusement une femme honnête
-n'aurait plus besoin d'argent. Eh bien! apercevez-vous une merveille qui
-pourrait le détourner de cet attachement? Cette jeune fille dont vous
-me parliez tout à l'heure et qu'il a rencontrée en wagon...
-
---Oh! affaire de passer le temps en voyage, caprice d'un moment.
-D'ailleurs elle est pourvue, je l'ai rencontrée hier aux Tuileries en
-rendez-vous avec un tout jeune homme qui paraissait fort épris.
-
---Bon! comme je vais intriguer Maxime; sachez-moi le nom du jeune homme!
-
---Nous le saurons.
-
---Et la position sociale de la jeune fille?
-
---Elle a été élevée dans la famille Borel qui l'avait recueillie par
-charité. Elle est maintenant institutrice chez Mme Daubré.
-
---Ah! chez Mme Daubré, institutrice? fît Lucrèce, qui resta un moment
-songeuse.
-
---Mais cette jolie personne, reprit Renardet, a une sœur qui est une
-bien belle créature. C'est une simple ouvrière; c'est un peu massif;
-ce serait à dégrossir.
-
---Elle est à Paris?
-
---Oui, rue de Venise. À propos, j'ai vu hier mon ami Gorju. Il y aurait
-aussi, dans un garni de la même rue, une petite danseuse de quinze ans
-qui a un cachet extraordinaire, paraît-il. Vous savez que ce pleutre de
-Gorju s'y connaît.
-
---Quinze ans, dit Lucrèce, c'est trop jeune pour Maxime, qui n'a pas le
-temps de s'amuser à faire l'éducation d'une femme.
-
---Il m'a parlé encore d'une petite grisette très-piquante, et d'une
-blonde, une Flamande très-jolie.
-
---La grisette nous irait peut-être. Il faudrait voir cela. Cependant
-cherchez encore. Vous n'avez pas oublié non plus M. de Barnolf.
-Avez-vous pu arriver jusqu'à lui? On le dit dans la gêne. En voilà un
-que j'aurais du plaisir à mettre sur la paille.
-
---Je me suis informé. Il reçoit très-exactement sa pension et
-dépense peu. Il a une maîtresse qui ne lui coûte rien.
-
---Je sais cela. Il me faut à tout prix le nom de cette femme
-mystérieuse. Voyons, dépistez-moi cela en vrai renard que vous êtes.
-
---Si c'est possible, c'est fait; si c'est impossible, cela se fera,
-répondit Renardet en répétant un mot célèbre. Jamais ministre
-fut-il plus désireux que moi de plaire à sa souveraine?
-
---Il me semble que vous devenez galant: cela m'inquiète, monsieur
-Renardet. L'amour nuit aux affaires. J'ai idée qu'en secret vous
-sacrifiez aux Grâces.
-
---Euh; euh! on n'est pas tout à fait de bronze. Mais soyez tranquille,
-l'amour ne me fera jamais commettre de sottise.
-
---Vous m'assurez que M. de Lomas songe à se marier?
-
---Avec l'aînée des demoiselles Borel. Je le tiens de M. Maxime
-lui-même.»
-
-Lucrèce, loin d'en paraître offensée, eut sur les lèvres un sourire
-de satisfaction.
-
-Au même instant une femme de chambre annonça M. de Lomas.
-
-«Vite, Renardet, passez par ici, dit-elle d'une voix basse et rapide,
-en lui désignant une autre issue. Descendez par l'escalier de service
-et sortez par la rue d'Anjou.»
-
-
-
-
-XIX
-
-
-Pendant son entretien avec Renardet, Lucrèce avait quitté son attitude
-languissante, mais, lorsque M. de Lomas entra, elle se hâta de
-reprendre une pose de petite maîtresse.
-
-«Bonjour, cher, dit elle, en laissant tomber nonchalamment sa main
-mignonne et parfumée dans celle de Lionel. Quel heureux événement
-vous amène si matin?
-
---L'impatience de vous voir ne suffit-elle pas?
-
---Toujours charmant, toujours semblable à vous-même! Ce qui vous
-manque, Lionel, c'est un peu d'imprévu. La passion vraie ne se sert pas
-d'expressions aussi polies, aussi gracieuses. Me trompé-je? Hélas! je
-ne demande qu'à me tromper.
-
---Enfant! vous savez bien ce qu'est pour vous, au fond du cœur, votre
-Lionel. Vous savez bien que vous occupez sans cesse ma pensée; que
-toujours je maudis l'instant qui nous sépare, et que, loin de vous, je
-n'aspire qu'à celui qui doit nous réunir.
-
---Tiens! s'écria Lucrèce avec un éclat de rire mutin aussi frais que
-celui d'une jeune fille, voilà une musique qui aujourd'hui se trouve
-dans mes cordes. J'ai mal dormi. Je suis éveillée depuis plus d'une
-heure. Devineriez-vous à quoi je rêvais quand vous êtes entré?
-
---Ce n'était pas à moi, je le crains.
-
---Non, je le confesse. Je composais une idylle, une églogue, tout ce
-qu'on peut imaginer de plus sentimental, de plus champêtre. Mais je
-m'aperçois que je me meurs de faim. Permettez-moi de manger d'abord,
-car voilà mon chocolat qui attend. Ah! mon ami, que cette vie me
-fatigue! Je rêvais.... comme vous allez rire!... je rêvais de me
-marier vertueusement et de me retirer à la campagne, dans quelque coin
-ignoré de la France. J'achèterais une grande propriété et je ferais
-de l'agriculture. Je me livrerais à l'élevage des races ovine, porcine
-et bovine, à l'engraissage des gallinacés. Car j'ai appris par une
-dure expérience que les bêtes valent mieux que les hommes.
-J'exposerais aux concours régionaux, et je ferais dans ma localité la
-pluie et le beau temps. J'ai toujours eu, vous le savez, des goûts de
-domination, et je pense, comme César, qu'il vaut mieux être le premier
-dans son village que le second à Rome. Enfin je veux quitter le monde
-avant que le monde me quitte. Comme je ne puis plus espérer de régner
-à Paris, je n'aspire maintenant qu'à gouverner une basse-cour et qu'à
-goûter les plaisirs innocents de la campagne.
-
---En effet, ma chère Lucrèce, un changement aussi imprévu dans vos
-goûts et vos idées m'amuserait, s'il ne m'inquiétait plus encore.
-Auriez-vous eu la fièvre cette nuit? Quelque cauchemar aurait-il jeté
-du noir dans votre esprit? J'aime mieux croire cependant que c'est le
-printemps qui infuse dans votre cœur cet amour des champs et de la
-vertu.
-
---Vous l'avez dit, de la vertu. J'éprouve le besoin de me rendre utile
-à la société. Je fonderai peut-être un hospice, ou bien je
-deviendrai dame patronnesse d'un bureau de bienfaisance.
-
---N'avez-vous pas rêvé aussi de couronner des rosières?
-
---Il se peut.
-
---Et de doter les jeunes filles de bonne conduite, afin qu'elles
-trouvent des maris?
-
---Pas encore; mais cela viendra.
-
---Enfin, dit Lionel en riant, il faut expliquer toutes les bizarreries
-des femmes par cet impérieux besoin de changement que je regarde moins
-comme un défaut que comme une richesse de leur nature, et qui les jette
-en un moment d'un extrême à l'autre. Et vous épouseriez?
-
---J'avais d'abord pensé à vous, Lionel; mais je crois que nous nous
-connaissons trop. Il faut un peu d'inconnu dans l'amour: car je rêve un
-mariage d'inclination. Je rêve.... vous allez rire encore!... je rêve
-l'amour dans le mariage; je rêve une lune de miel.
-
---Mais il me semble que ce ne serait pas la première, et que vous en
-pourriez compter un certain nombre.
-
---Toutes manquées, mon cher. J'ai été adorée, je n'ai jamais été
-aimée. Ah! c'est bien rare, l'amour! Ne sait pas aimer qui veut.
-L'amour tel que je le conçois est aussi rare que le génie. Il me
-semble que le bonheur suprême se trouve dans cette union complète,
-exclusive, indissoluble, que consacre le mariage. Vrai, je ne voudrais
-pas mourir avant d'avoir été aimée ainsi.
-
---Tout ce que vous me dites là est peu flatteur pour moi.
-
---Allons donc! Convenez-en, Lionel, vous êtes trop sceptique pour être
-jamais sérieusement amoureux. L'amour vrai comporte une jeunesse de
-cœur, une sincérité, une naïveté d'impressions et en même temps
-une élévation d'âme, une générosité, qu'on ne peut rencontrer chez
-des gens comme nous, plus ou moins blasés, qui connaissons à fond le
-cœur humain et toutes ses petitesses.
-
---Croyez-vous donc pouvoir trouver le bonheur dans un amour que vous
-vous reconnaissez incapable de partager?
-
---Ah! mon cher, j'étais née tendre, avec des sentiments élevés. Mais
-quel caractère, si fortement trempé qu'il soit, peut résister à ce
-dissolvant, la misère! Maintenant que je suis riche, je me sens encore
-le cœur assez jeune pour lui refaire, par l'amour vrai et
-désintéressé, une virginité.
-
---Eh bien! ce phénix l'avez-vous déjà rencontré?
-
---Je le cherche. Savez-vous que ce jeune Daubré est fort bien?
-
---Ah! ah! fit Lionel avec un sourire contraint. Réaliserait-il votre
-idéal? Pour de la candeur, il en a, je vous en réponds.
-
---Quand j'aimerai, je vous le dirai, mon ami. Nous ne devons pas gêner
-nos inclinations. D'ailleurs, pendant trois ans, nous nous sommes
-suffisamment prouvé l'estime que nous avions l'un pour l'autre.
-
---Est-ce mon congé que vous me signifiez?
-
---Non, ne voyez exactement dans mes paroles que ce qu'elles disent; n'y
-cherchez aucune arrière-pensée. Avec vous, je suis d'une simplicité
-antique. Je joue toujours cartes sur table. Je n'ai, certes, aucune
-raison pour vous ménager, puisque je viens d'apprendre que vous m'avez
-trompée pour une ouvrière. Vous voyez que je suis bien informée, et
-que j'y mets de la mansuétude. Je vous pardonne, car on la dit
-très-jolie. Ah! si vous m'aviez fait une infidélité pour une beauté
-médiocre, je me montrerais plus sévère!
-
---Vous me voyez stupéfait de cette accusation! exclama Lionel qui
-simula fort bien la surprise. Mais je m'explique l'erreur où votre
-espion sera tombé. Ne m'avez-vous pas ordonné d'envoyer chez votre
-couturière la petite blonde que vous avez rencontrée, il y a quinze
-jours, sortant de chez Mme Daubré? Eh bien! j'ai à peu près réussi
-dans ma négociation. Elle se présentera demain chez Mme Thomassin. Je
-vous apporte une autre nouvelle qui vous fera également plaisir: j'ai
-découvert la maîtresse de Barnolf. Me reprocherez-vous encore de
-manquer de zèle?
-
---La maîtresse de Barnolf! s'écria Lucrèce qui s'était soulevée sur
-son coude pour écouter plus attentivement Lionel. Son nom? où
-demeure-t-elle?»
-
-M. de Lomas lui raconta tout ce qu'il savait de Fossette.
-
-«Et vous dites, demanda Mme de Courcy, qu'elle désire entrer aussi
-chez Mme Thomassin?
-
---Non, pas elle; je ne lui ai pas parlé; mais Geneviève,
-très-probablement, la déciderait. Seulement, avec son amour et ce
-caractère original, peut-être refuserait-elle toute dépendance.
-
---Elle gagne, dites-vous?...
-
---Vingt-cinq sous par jour.
-
---Oh! alors elle ne refusera pas. Mme Thomassin lui donnera deux francs,
-quand je devrais même payer de ma bourse. Je veux la voir, lui parler,
-je jugerai alors de quelle manière me venger de ce Barnolf, qui,
-avant-hier encore, appelait mon salon un «infâme tripot.»
-
-Lucrèce ajouta, comme se parlant à elle-même:
-
-«Quelque instruction, du goût, de l'esprit, piquante et fantaisiste?
-Cette Fossette plairait peut-être à Maxime. J'y songerai.
-
---Maxime! Et Pouliche?
-
---Il a de cette péronnelle par-dessus les yeux. J'ai mes projets sur
-Maxime. Veillez à ce que votre sœur ne les entrave pas. À propos,
-vous venez ce soir. Renardet m'a parlé de votre affaire; elle
-s'arrangera. Ne manquez pas d'amener M. Daubré.
-
---Un rival! repartit Lionel avec un accent jaloux. C'est de l'héroïsme
-que vous me demandez là.
-
---Lionel, dit Mme de Courcy en souriant finement, je connais votre
-projet de mariage avec l'aînée des demoiselles Borel. Je vous promets
-de ne rien faire pour l'entraver.»
-
-M. de Lomas voulut protester.
-
-«Oh! mon cher ami, un homme comme vous, exempt de tout préjugé, c'est
-si rare! Et puis réfléchissez-y: nous nous tenons réciproquement par
-la crainte de l'indiscrétion. Nous ne pouvons donc pas nous brouiller.
-Ce que nous avons de mieux à faire, l'amour s'éteignant, c'est de
-rester amis. Servez-moi comme je vous servirai à l'occasion.
-
---Moi, Lucrèce, je vous aimerai toujours; mais je vous montrerai que je
-sais pratiquer la générosité.
-
---À propos,... cet Albert Daubré?...
-
---Votre futur mari?... fit Lionel en souriant.
-
---On ne peut pas savoir, répondit Lucrèce... Quel homme est-ce?
-
---C'est une nature tendre, un peu féminine...
-
---Tant mieux! Seuls ces êtres-là savent aimer d'un amour frais, pur,
-exclusif. Mon cher ami, je suis dans mes jours d'expansion, je vous
-ferai toutes mes confidences; je suis altérée de platonisme. Riez
-maintenant à belles dents, si vous voulez!
-
---Décidément vous êtes amoureuse d'Albert, car l'amour seul a pouvoir
-de nous transformer ainsi.
-
---Je n'en sais rien, c'est possible.
-
---Mais alors je vais vous percer le cœur.... Oui, vraiment, j'hésite
-à vous faire cette révélation.
-
---Quoi! il aimerait?
-
---Je le crois.
-
---Qui?
-
---C'est une supposition: l'institutrice de ma nièce, Madeleine Bordier.
-Or, l'institutrice de ma nièce, ce sont précisément ces beaux yeux
-noirs que vous avez un jour rencontrés sous ma porte cochère.»
-
-Lucrèce ferma à demi les paupières; ses lèvres se contractèrent
-avec dépit; elle pâlit légèrement. Se rappelant soudain les
-révélations de Renardet, elle venait de faire ce rapprochement: c'est
-Albert Daubré que Renardet a surpris aux Tuileries avec l'institutrice.
-
-«Ah!... cette Madeleine est très-jeune? demanda-t-elle?
-
---Vingt ans.
-
---Vous la trouvez belle?
-
---Fort belle.
-
---Spirituelle?
-
---Plus que cela: c'est une intelligence remarquable.
-
---Je vous permets de lui faire la cour.
-
---Je proteste.
-
---Je l'exige.»
-
-Lionel eut un demi-sourire que ne remarqua point Mme de Courcy, et qui
-sans doute signifiait: Je n'ai pas attendu votre permission pour dresser
-mon plan d'attaque.
-
-«Vous êtes séduisant, Lionel.
-
---Vous êtes bien bonne, fit-il en s'inclinant
-
---Et puis vous avez peu de scrupules. Lorsque vous voulez plaire, vous
-avez du feu, sans vous départir de votre diplomatie, vous avez à la
-fois de la passion et du calcul. Elle vous aimera, je vous le prédis.
-
---Euh! euh! ces femmes philosophes chez qui la tête domine, c'est de la
-glace.
-
---De la glace qui fondra sous l'influence de votre magnétisme. Elle est
-artiste aussi; et d'ailleurs, avec ces yeux-là...
-
---C'est très-pur.
-
---Mais vous l'êtes si peu!
-
---Très-désintéressé.
-
---Parce qu'elle n'a jamais souffert.
-
---Non, vrai, je la crois incorruptible. Vous, savez pourtant que je n'ai
-pas trop bonne opinion des femmes. Mlle Borel, qui l'a élevée, est un
-roc de vertu.
-
---Oui; mais à l'école de votre sœur, qui est coquette....
-
---Je crois deviner qu'elle n'a pour ma sœur ni admiration, ni
-sympathie.
-
---Elle a donc beaucoup de préjugés?
-
---Elle a plutôt de la fierté.
-
---Peuh! laissez donc! elle est fière, donc elle a conscience de sa
-valeur. Elle aura peine à supporter cette demi-servitude. Comme
-artiste, elle doit aimer le luxe. Elle se fatiguera de sa pauvreté.
-Libre et entourée de séductions de toutes sortes, comment voulez-vous
-qu'elle résiste? Elle tombera, c'est dans la force des choses.
-
---Elle a reçu une éducation à l'américaine.
-
---Raison de plus.
-
---Non, car elle pense que les femmes doivent se créer une position
-indépendante par le travail.
-
---C'est bon en théorie; mais, dans la pratique, c'est impossible.
-
---Enfin elle base sa morale, non pas sur des dogmes ou des principes
-sujets à controverse, mais sur la dignité pure.
-
---Oh! oh! il est des accommodements avec toutes les morales comme avec
-le ciel. Et puis, quand le cœur parle, la raison se tait. Dites-moi
-donc, Lionel, ajouta Lucrèce en attachant sur lui un regard scrutateur,
-il me semble que vous connaissez déjà beaucoup Mlle Madeleine, et
-qu'elle vous rend bien pusillanime, tout Don Juan que vous êtes. En
-seriez-vous amoureux?
-
---Ah çà! vous me croyez donc amoureux des onze mille vierges?
-répliqua-t-il avec un rire forcé.
-
---Au surplus, ce que je veux, reprit coquettement la courtisane, ce
-n'est point que vous me fassiez une infidélité sérieuse.
-
---Alors j'essayerai pour vous obéir.
-
---Il faut d'abord réussir à la compromettre gravement aux yeux de
-votre sœur et d'Albert; ensuite nous verrons,» ajouta-t-elle en
-mettant un doigt sur ses lèvres, comme pour souligner ses paroles.
-
-
-
-
-XX
-
-
-Mlle Borel, depuis que Madeleine l'avait quittée, s'occupait de ses
-préparatifs de départ. Son frère avait essayé vainement de la
-retenir. Croyant à la fusion inévitable des peuples, et plaçant
-l'amour universel au-dessus du nationalisme, elle pensait qu'une œuvre
-sociale ne peut être vraiment grande et généreuse que si elle
-embrasse tous les pays du globe. Elle avait toujours critiqué ce
-travers qu'ont les Français de se renfermer dans la contemplation
-d'eux-mêmes, sans tenir compte de l'expérience des autres peuples.
-Afin de ne pas tomber dans ce ridicule qu'elle déplorait, elle voulut
-voir par elle-même, profiter des progrès accomplis, et juger ceux
-qu'il serait possible d'accomplir encore.
-
-Sans doute le sort de la Française l'intéressait plus vivement que
-celui de l'Indienne; car la vivacité des sensations, l'intensité de la
-souffrance sont en raison directe du développement de l'être, de son
-raffinement moral et nerveux. Certes, une femme primitive, fortement
-musclée, ne souffre pas comme une petite maîtresse étiolée au
-physique, à l'imagination impressionnable; et, parmi les ouvrières la
-robuste campagnarde est moins à plaindre que la citadine, toujours un
-peu maladive.
-
-Enfin, si Mlle Borel avait quelques prédilections pour la Française,
-c'était que le peuple français, nonobstant sa réputation de
-galanterie, est, en réalité, un des moins libéraux envers la femme.
-Après la société musulmane, la société française est peut-être
-celle qui lui accorde le moins de garanties, la traitant, comme on l'a
-dit, «en mineure pour ses biens, et en majeure pour ses fautes.»
-N'est-ce pas aussi en France, dans un synode catholique siégeant à
-Mâcon, que s'agita cette incroyable question: «La femme a-t-elle une
-âme?» Tel était alors le libéralisme français et chrétien envers
-les femmes. Depuis lors a-t-il fait beaucoup de progrès? Le moyen âge
-du moins entourait la femme de vénération et lui adressait un culte.
-Aujourd'hui les restrictions à sa liberté sont les mêmes, et le
-respect n'existe plus.
-
-Mlle Borel rêvait l'anéantissement des préjugés locaux, des morales
-contradictoires, des croyances ennemies, par la science et par un
-sentiment élevé de la dignité humaine et de la justice. Elle voulait
-apporter sa pierre à ce vaste édifice qui sera l'œuvre des siècles;
-elle voulait mettre en présence, à propos de la femme, cette dernière
-esclave de nos sociétés modernes, les coutumes despotiques, les
-opinions empreintes encore de barbarie que l'habitude nous empêche
-d'apercevoir chez nous, mais qui nous révoltent chez notre voisin.
-
-Son livre était surtout adressé aux femmes. Son but était de les
-instruire de leurs droits, de les relier entre elles, ces martyres de
-toutes les nations. Ce qu'elle entreprendrait surtout, ce serait
-l'histoire de la prolétaire dans tous les pays, l'histoire de la
-majorité enfin. Tel était l'objet de ses études et le motif de ce
-grand voyage auquel elle comptait consacrer plusieurs années.
-
-Aucune affection personnelle, pas plus son frère que Madeleine, ne
-pouvait la retenir; et d'ailleurs Madeleine paraissait satisfaite de sa
-position chez Mme Daubré. Mlle Borel était donc sans inquiétude de ce
-côté.
-
-Madeleine en effet, par délicatesse, lui avait dissimulé les dégoûts
-de sa nouvelle position. Certes Mme Daubré était pour elle remplie
-d'égards, elle lui parlait en amie plutôt qu'en supérieure.
-
-Ainsi elle lui disait avec sa voix la plus mielleuse:
-
-«Ma chère Madeleine, n'êtes-vous pas fatiguée? serait-ce abuser de
-votre obligeance que de vous prier de me lire quelques chapitres de ce
-roman que j'ai commencé hier?»
-
-Madeleine ne pouvait refuser; et pendant plusieurs heures qu'elle eût
-pu consacrer à son travail, elle s'appliquait à lire un mauvais livre,
-dépourvu pour elle de tout intérêt.
-
-Ou bien encore:
-
-«Madeleine, un peu de musique, s'il vous plaît. Cela me calmerait les
-nerfs que j'ai très-malades.»
-
-Et Madeleine obéissait.
-
-Ou:
-
-«Si je ne craignais vraiment de vous ennuyer beaucoup, je vous prierais
-en grâce d'emmener les babies aux Tuileries avec Jeanne; car leur bonne
-est en course: il serait vraiment cruel de les priver de ce beau
-soleil.»
-
-Et Madeleine, convertie en bonne d'enfants, emmenait les babies.
-
-Une autre fois, il lui fallait habiller Jeanne. Et puis que de caprices
-à satisfaire! Jeanne était une enfant gâtée. Si l'institutrice se
-refusât à tourner la corde, à lui montrer les gravures, à jouer à
-cache-cache, c'étaient des cris, des trépignements qui donnaient la
-migraine à Mme Daubré.
-
-Toutefois les exigences de Jeanne étaient loin d'égaler les volontés
-fantasques qui passaient parfois dans l'esprit de cette coquette
-désoeuvrée.
-
-Si Maxime n'arrivait pas à l'heure, que d'impatiences comprimées à
-demi, que de brusques réprimandes faites à l'écolière, mais qui
-s'adressaient en réalité à l'institutrice! Madeleine souffrait dans
-son amour-propre et dans sa dignité.
-
-Cependant sa situation chez Mme Daubré offrait d'autres inconvénients
-plus graves. Albert avait pour elle des attentions, des prévenances
-exquises; mais ces témoignages naïfs d'un amour naissant
-embarrassaient Madeleine.
-
-Quant à M. de Lomas, sa conduite envers elle l'inquiétait plus encore:
-si, devant le monde, il lui montrait une froideur affectée; lorsqu'ils
-se rencontraient seuls, il attachait sur elle des regards passionnés
-qui la faisaient rougir. Il lui inspirait plus que de l'antipathie, plus
-que du mépris, une sorte d'effroi. Elle pressentait que c'était un
-homme dangereux.
-
-Toutefois, lorsque les regards de M. de Lomas devenaient trop expressifs
-et trop persistants, elle faisait un effort et levait sur lui ses yeux
-candides, fermes, imposants. Alors c'était au tour de M. de Lomas de
-baisser les siens.
-
-Le lendemain de son entretien avec Lucrèce, Lionel entra au salon comme
-Madeleine s'y trouvait occupée à remplir de fleurs les vases et les
-jardinières.
-
-Elle s'acquittait de ce soin avec tant de goût! disait Mme Daubré.
-
-Ce jour-là, Madeleine était heureuse. La veille, Albert avait réussi
-à se débarrasser des instances de Lionel qui voulait le conduire chez
-Lucrèce, et Mme Daubré avait trouvé un autre _patito_ pour
-l'accompagner au bal. Il avait passé avec Madeleine une soirée
-charmante. Il lui avait lu quelques passages de sa traduction de Heine.
-Ces fragments reproduisaient si heureusement l'esprit tout français et
-la sentimentalité germanique du poëte allemand, que Madeleine lui
-avait chaudement exprimé le plaisir très-réel qu'ils lui causaient.
-À son tour elle avait lu à Albert les passages les plus saillants de
-son œuvre, et obtenu un succès de larmes et d'enthousiasme. Cette
-sympathie artistique lui aiderait à supporter les dégoûts de sa
-situation actuelle et lui donnerait en son talent cette confiance qui
-parfois l'abandonnait.
-
-Lionel savait par la femme de chambre que Madeleine avait passé toute
-la soirée en tête-à-tête avec Albert. Sa jalousie, ou plutôt son
-émulation,--car il n'était pas encore assez épris pour être
-jaloux,--se trouvait, ainsi que sa curiosité, vivement excitée.
-
-Quand il entra, comme Madeleine répondit froidement à son salut, il
-s'assit près de la table et prit un journal.
-
-«Il y a courses aujourd'hui, fit-il après un moment de silence. Y
-viendrez-vous, mademoiselle? Maxime fera courir.
-
---J'irai si Mme Daubré désire que je l'accompagne.
-
---Nous allons ce soir aux Italiens. J'espère que vous serez des
-nôtres.
-
---Si Mme Daubré le permet, je préférerais rester; car j'ai beaucoup
-à travailler ce soir.
-
---Ah! je gage qu'hier Albert vous aura lu ses élucubrations
-poético-allemandes. Je crains, si vous daignez l'écouter, qu'il
-n'abuse de votre obligeance et ne vous fasse prendre cette maison en
-grippe. Les auteurs manquent de discrétion. Il a la manie
-écrivassière, ce pauvre garçon. Il a toujours Henri Heine à la main,
-et un manuscrit dans sa poche. Est-ce que vous trouvez cela amusant?
-
---M. Albert m'a lu en effet, hier au soir, quelques-unes de ses
-poésies, répondit gravement Madeleine. Je vous assure qu'elles m'ont
-vivement intéressée.
-
---Vous vous repentirez de votre indulgence, je vous le prédis.
-
---Mais alors il pourrait bien également se repentir de la sienne; car
-je lui ai fait subir aussi la lecture de mes propres poésies.
-
---Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Lionel en riant. Je ne savais pas
-que, vous aussi, vous sacrifiiez aux Muses. Jusqu'alors je n'avais rien
-imaginé de plus comique que deux auteurs se lisant mutuellement leurs
-œuvres, ne s'écoutant ni l'un ni l'autre, où se trouvant
-réciproquement détestables, et ne se cassant pas moins l'encensoir sur
-le nez. «Passe-moi les dragées à la rose, je te passerai les pralines
-à la violette.» Mais lorsque l'un d'eux est une jolie femme, j'avoue
-que je trouve la situation fort attrayante et point du tout grotesque.
-Mademoiselle, si vous voulez m'aider de vos conseils, je renonce au
-monde, je me fais poëte et en outre votre admirateur à la vie, à la
-mort.»
-
-Ce compliment, fait d'un ton plaisant et gracieux, n'avait rien qui pût
-déplaire à Madeleine. Elle sentait pourtant que, sous cette
-légèreté, M. de Lomas cachait une intention plus sérieuse.
-Toutefois, elle pensa qu'elle aurait mauvaise grâce de paraître
-offensée.
-
-«Mais, monsieur, répliqua-t-elle gaiement, n'est pas poëte qui veut.
-C'est comme si ce camélia, enviant le parfum de la rose, disait: «Il
-est fort agréable d'être rose; je veux être rose.» J'aurais beau
-vous conseiller; si vous n'êtes pas né poëte, vous ne ferez jamais
-autre chose que de la prose en vers.
-
---C'est bien décourageant, ce que vous dites là. Moi, je ne partage
-pas votre avis. Je crois que l'être le plus prosaïque devient poëte
-dans certaines situations, et lorsque s'épanouissent certains
-sentiments, certaines passions qui développent en lui l'enthousiasme et
-les aspirations vers l'idéal.»
-
-Et prenant un ton sérieux, il ajouta:
-
-«Hier, j'ai passé la journée au bois de Boulogne, non pas dans cette
-partie correctement dessinée qui est le rendez-vous du monde élégant,
-mais dans les endroits les plus sauvages, les moins fréquentés, et
-j'avais un âpre plaisir à aspirer le parfum de la sève, à contempler
-ces frêles bourgeons que baignait amoureusement la lumière du soleil.
-Les gaies chansons des oiseaux, qui autrefois m'étaient insupportables,
-me semblaient maintenant une délicieuse harmonie. Je me sentais ému de
-toutes ces splendeurs, que j'admirais pour la première fois. Et
-cependant mon cœur souffrait.... Ah mais! s'écria-t-il tout à coup en
-changeant de ton, il est temps que je m'arrête, car je m'aperçois que
-je divague. Et moi qui me moquais d'Albert! Non, vous avez raison, je ne
-suis pas né poëte. Mais le camélia ne peut-il du moins, en restant
-dans le voisinage de la rose, s'imprégner de son parfum?
-
---Je dirai à M. Albert, reprit Madeleine avec une gravité qui
-voulait être comprise, que vous le comparez à une rose; il en sera
-flatté.»
-
-Lionel laissa tomber le journal qu'il tenait à la main, et se renversa
-sur son fauteuil, comme s'il venait de recevoir un coup en pleine
-poitrine. Il resta un instant dans cette attitude de découragement. Ses
-yeux fermés le faisaient paraître plus pâle; ses cils dessinaient
-au-dessous des paupières une ombre maladive. Ce visage était empreint
-de fatigue et de chagrin, et la pose semblait si naturelle! Puis
-Madeleine ne soupçonnait pas l'existence de ces comédiens qui se font
-un jeu du sentiment et s'appliquent à le feindre. Et d'ailleurs, pour
-quel motif chercherait-il à la tromper? Dans son inexpérience, elle
-crut que M. de Lomas souffrait réellement. Mais aussitôt elle se
-souvint de Geneviève. Comment osait-il lui laisser entendre qu'il
-désirait lui plaire, puisqu'il aimait cette ouvrière! Cependant, pour
-rompre un silence embarrassant, elle dit fort naturellement:
-
-«Est-ce Mademoiselle Lucie que fait courir aujourd'hui M. Maxime?»
-
-Lionel se releva en sursaut.
-
-«Pardon, mademoiselle, plus rien au monde ne m'intéresse. Je traverse
-une de ces crises qui décident de l'existence. D'un côté, tout est
-clarté, bonheur; de l'autre, c'est la nuit, c'est le désespoir. Que
-m'importe que Maxime fasse courir Mademoiselle Lucie, Trente-un ou
-Majesty!»
-
-Il débita cette phrase avec une telle correction de jeu, d'attitude, de
-regards, qu'une femme plus expérimentée eût deviné là un rôle
-appris et souvent répété.
-
-Elle ne savait que répondre à cette étrange confidence, lorsqu'on
-annonça Mlles Borel, Laure et Béatrix.
-
-Mme Daubré les avait invitées à déjeuner; car elles devaient
-assister ensemble aux courses.
-
-Laure, avec sa pétulance habituelle, courut se jeter au cou de
-Madeleine et l'embrassa cordialement. Mais Béatrix, la trouvant seule
-avec M. de Lomas, se montra envers elle plus que froide, presque
-dédaigneuse.
-
-À la vue de Béatrix, Lionel changea soudain d'attitude. Il fut galant,
-empressé, et déploya dans la conversation beaucoup de gaieté et de
-présence d'esprit. Il n'eut plus un seul regard pour Madeleine; mais il
-prodiguait à Béatrix toutes ces délicates prévenances dont les
-femmes et les jeunes filles surtout sont si flattées. Laissait-elle
-tomber un gant, il se précipitait pour le ramasser; il avança un
-coussin pour ses pieds, un guéridon pour feuilleter un livre de
-gravures. Et comme elle admirait les fleurs de la jardinière, il
-dérangea l'harmonie de la corbeille si artistement composée par
-Madeleine, pour lui former un bouquet des plus jolies fleurs et des plus
-parfumées.
-
-«Évidemment je me suis trompée. Ce n'est pas moi qu'il aime, pensa
-Madeleine, c'est Béatrix. Peut-être voulait-il seulement me gagner à
-sa cause et me disposer à la plaider. Mais Geneviève?»
-
-Elle demeurait très-perplexe, très-embarrassée de se former une
-opinion sur le compte de M. de Lomas.
-
-Lorsque Maxime arriva, Mme Daubré n'était pas encore prête.
-
-Madeleine ne l'avait pas revu depuis leur rencontre en chemin de fer.
-Pourtant Mme Daubré recevait souvent Maxime; mais, ces jours-là, elle
-envoyait l'institutrice conduire les enfants aux Tuileries.
-
-Maxime avait réellement dans le caractère un côté chevaleresque. Il
-pardonnait aisément à une femme de repousser son amour. D'ailleurs il
-comptait tant d'autres succès qui rassuraient son amour-propre! Il ne
-comprenait pas qu'un homme eût la prétention de plaire à toutes les
-femmes et s'irritât d'un échec comme d'une injure. Il se reconnaissait
-au contraire des torts vis-à-vis de Madeleine, et il avait à cœur de
-les réparer. Il la salua avec déférence, en implorant du regard son
-pardon.
-
-Elle lui tendît la main; mais ses yeux troublés n'osèrent se lever
-sur lui.
-
-Ce jeu muet, quoique très-rapide, ne put échapper aux regards
-intéressés et observateurs de M. de Lomas.
-
-«Allons! pensa-t-il, ce n'est pas Albert qui est mon rival le plus
-redoutable. Si j'échoue, voilà un nœud tout trouvé pour la petite
-intrigue que Lucrèce m'a si instamment recommandé de mener à bien. Le
-jour où je le désirerai, Madeleine sera congédiée.»
-
-M. de Lomas, on le voit, n'avait pas la générosité de Maxime. Il ne
-pardonnait pas aisément une blessure faite à sa vanité. Lui aussi
-pourtant, il avait obtenu de nombreuses bonnes fortunes; mais, à
-quarante ans, un échec est beaucoup plus sensible qu'à vingt-cinq.
-
-À quarante ans, un homme se croit et se sent réellement encore jeune.
-Cependant il a besoin que l'amour même le rassure sur cette jeunesse au
-déclin. Aussi, comme la femme de trente ans, est-il plus passionné,
-plus persistant dans ses tentatives de séduction, et, par cela même,
-plus dangereux.
-
-Mme Daubré arriva enfin. Elle était éblouissante; mais cette femme
-était une fiction: du rouge aux lèvres et sur les joues, du blanc
-autour des paupières, un nuage de bleu aux tempes, et aux sourcils trop
-blonds un peu d'ombre, lui composaient un visage qui, à vingt pas,
-faisait illusion, mais qui de près ressemblait à une peinture. Des
-cheveux d'emprunt, flottant en boucles par derrière, dissimulaient son
-cou trop maigre. Sa toilette, du reste, était aussi simple que celle de
-Béatrix était chargée: Mme Daubré voulait se rajeunir, Béatrix
-aspirait au contraire à se donner un ou deux ans de plus. Maxime
-déclara la simplicité de Mme Daubré adorable, tandis que M. de Lomas
-s'extasia sur les falbalas de Béatrix. Quant aux femmes, elles
-s'adressèrent réciproquement sur leurs toilettes des compliments
-qu'elles ne pensaient pas.
-
-«Comment, chères belles, minauda la coquette, voilà huit grands jours
-que je ne vous ai vues! Samedi j'ai passé chez vous espérant vous
-emmener dans ma voiture; vous étiez au sermon.
-
---Oh! pendant la semaine sainte, nous ne sortons que pour aller à
-l'église, dit Béatrix; nous nous mettons en retraite.
-
---Oui, c'était l'habitude au couvent, ajouta Laure; ce n'est pas
-amusant, mais il faut bien gagner le ciel.
-
---Avez-vous assisté aux conférences du père X...? demanda Lionel.
-Elles étaient fort intéressantes; je n'en ai pas manqué une.
-
---Et moi donc! reprit Maxime en riant... Tiens! maman n'est pas là.
-C'est inutile de mentir. Comment! mon pauvre diable de Lionel, vous
-seriez déjà ermite à ce point-là? Vous me faites de la peine.
-
---Mon cher, il faut être jeune, au contraire, pour sentir toute la
-poésie et toute la grandeur du culte catholique.
-
---Oui, en effet, très-jeune ou très-vieux.
-
---Vous nous scandalisez, monsieur Maxime, fit Mme Daubré avec
-coquetterie.
-
---Ce père X..., reprit Lionel, a un esprit si séduisant! Il prêche
-dans une petite chapelle de la rue de Provence. Les femmes du monde y
-affluent. Tenez, comment trouvez-vous cela? Peut-on démontrer par une
-comparaison plus juste, plus attrayante, la nécessité de prier
-beaucoup, de prier toujours? Il disait: «Quelques esprits sceptiques
-tournent en ridicule nos plus saintes pratiques, celle du rosaire, par
-exemple, où 180 fois de suite nous adressons à Marie la même prière.
-Une maîtresse de maison qui donne une soirée se lasse-t-elle jamais de
-s'entendre dire par deux ou trois cents personnes: Madame, votre soirée
-est charmante?»
-
---Ah! mon cher! qu'il a d'esprit, votre prédicateur! s'écria Maxime en
-riant aux éclats. Il parle de deux ou trois cents personnes
-différentes, très-bien! Mais si ces deux ou trois cents personnes se
-mettaient à dire toutes ensemble deux ou trois cents fois de suite:
-«Madame, votre soirée est charmante, «cela pourrait devenir plus
-assourdissant que flatteur.»
-
-Madeleine sourit.
-
-Béatrix prit un air sévère.
-
-«Maxime, dit-elle, nous ne devons pas permettre devant nous des
-discours qui offensent la religion. Je vous remercie, monsieur de Lomas,
-de nous avoir indiqué cette chapelle; nous irons habituellement y faire
-nos prières, car nous assistons chaque matin à la messe de huit
-heures.»
-
-M. de Lomas comprit qu'on lui donnait indirectement rendez-vous. Et il
-maudit son zèle religieux, qui allait l'obliger à se lever tous les
-matins à sept heures.
-
-L'arrivée de M. et de Mme Borel coupa l'entretien.
-
-M. Borel fut assez affable pour Madeleine. Mais Mme Borel affecta
-vis-à-vis d'elle une réserve un peu dédaigneuse.
-
-Ce changement d'attitude de la part d'une famille qui l'avait si
-longtemps traitée sur le pied de l'égalité serra péniblement le
-cœur de l'institutrice. Mais elle se dit confiante dans l'avenir, que
-la carrière des arts ou des lettres la soustrairait bientôt à cette
-servitude.
-
-Pendant le repas, elle fut triste, mais personne autre qu'Albert n'y fit
-attention.
-
-Aussitôt après le déjeuner, on monta en voiture. Jeanne insista pour
-suivre sa mère. Comme Mme Daubré ne demanda pas à Madeleine si elle
-désirait les accompagner, l'institutrice resta seule, oubliée. Elle
-refoula les larmes qui lui vinrent aux yeux. Pourtant elle se consola
-vite. Elle allait du moins pouvoir se recueillir un moment et travailler
-un peu.
-
-En passant au salon pour prendre un livre qu'elle y avait oublié, elle
-fut très-surprise d'y trouver M. Albert Daubré.
-
-«Vous n'êtes pas aux courses? demanda-t-elle avec inquiétude.
-
---Non, je préfère rester à travailler; et vous-même?
-
---Moi, répondit-elle froidement, je vais aller voir ma sœur.
-
---Je n'ose vous demander de vous accompagner, dit Albert tout ému du
-ton de Madeleine.
-
---En effet, cela ne se peut pas, monsieur Albert, reprit-elle d'un ton
-plus doux; ce serait tout à fait contraire à nos coutumes françaises,
-et Mme Daubré pourrait le trouver mauvais.
-
---Alors puis-je vous prier de remettre mon aumône à la jeune fille si
-malheureuse dont vous m'avez parlé avant-hier?
-
---Volontiers, dit Madeleine.
-
---Voici deux cents francs; et veuillez lui donner mon adresse, afin
-qu'elle recoure à moi dans les moments difficiles.»
-
-Madeleine se retira.
-
-Mais cette courte entrevue n'avait pas échappé à une femme de chambre
-chargée par M. de Lomas de la surveiller.
-
-
-
-
-XXI
-
-
-Madeleine allait trouver en grand désarroi le cinquième étage du n°
-37 de la rue de Venise.
-
-Geneviève était convenue la veille avec Mme Thomassin qu'elle irait
-travailler à l'atelier et s'installait dans sa maison.
-
-Elle déménageait. Comme elle était souffrante, Fossette faisait la
-malle, et Robiquet regardait tristement plier les robes, envelopper les
-bottines et ranger les bonnets dans un petit carton.
-
-Fossette ne se décidait pis encore à suivre son amie. Elle préférait
-à l'état de couturière celui de passementière comme plus lucratif.
-Sans doute ce métier subissait, selon les caprices de la mode, de
-fréquents et longs chômages; mais c'était un joli travail qui
-demandait un certain goût. C'était aussi moins monotone que d'aligner
-sans cesse des points sur un morceau de toile. Enfin, quand elle avait
-amassé un petit pécule, elle pouvait rester quelque temps sans rien
-faire, acheter de belles fleurs et de jolis bonnets. Mais la couture
-c'était la vie au jour le jour, sans distraction, sans luxe, sans
-poésie; c'était du pain à manger, et encore pas toujours à sa faim.
-
-Geneviève avait reçu dans la matinée une lettre de M. de Lomas qui
-lui faisait espérer l'admission de Fossette, grâce à son instruction,
-comme ouvrière privilégiée chez Mme Thomassin.
-
-Mais avant d'accepter ces offres avantageuses, Fossette désirait faire
-une tournée chez les fabricants de passementerie qui lui donnaient
-habituellement de l'ouvrage, et, selon leur réponse, elle prendrait un
-parti.
-
-«Je t'en prie, ma chère Fossette, disait Geneviève, décide-toi. Je
-m'effraye beaucoup d'entrer seule chez cette couturière, qui a des
-façons de grande dame, et de me trouver au milieu d'une vingtaine
-d'ouvrières, habillées comme des princesses, et qui regardaient avec
-mépris ma pauvre robe de mérinos. Avec toi, je serais plus brave. Si
-elles se moquaient de nous, tu les remettrais d'un seul mot à leur
-place; tandis que moi, je ne saurai que rougir, ce qui les fera rire
-encore davantage.
-
---Eh bien! et moi donc! s'écria Robiquet. Si Mlle Fossette part aussi,
-que voulez-vous que je devienne? Tuez-moi tout de suite, ce sera plus
-tôt fait.
-
---C'est vrai, Geneviève, tu es par trop égoïste. Est-ce que je puis
-abandonner ainsi cet amour de voisin, qui, pour me plaire, change de
-chapeau 365 fois par an, et qui, 365 fois par jour, me serine son grand
-air d'opéra:
-
-
-Pour tant d'amour ne soyez pas ingrate!
-
-
-Je suis habituée à cette scie. Je l'aime, cette _scie_, et je ne
-pourrais plus m'endormir s'il ne me berçait pas avec son grand'air.
-Voyons, ineffable Robiquet (_battant la mesure_), une, deux, trois.»
-
-Geneviève s'efforçait de rire des plaisanteries de Fossette, mais elle
-ne pouvait vaincre sa tristesse.
-
-«Reste avec nous, dit Fossette.
-
---C'est cela, mademoiselle, restez avec nous, répéta Robiquet. Mlle
-Fossette m'a volé cette idée-là. Voilà plus d'une heure que je la
-rumine sans oser vous la dire. Vous êtes un peu malade, nous aurons
-bien soin de vous. Il n'y a que les pauvres, voyez-vous, pour s'aimer et
-s'aider entre eux. Là-bas, tout ce beau monde vous laisserait mourir
-sans vous offrir seulement un bol de tisane. Et puis nous sommes si
-malheureux de votre départ!»
-
-Geneviève restait rêveuse, indécise; Claudine, Fossette et Robiquet
-insistaient.
-
-«C'est impossible, mes bons amis, dit-elle enfin. Les personnes qui
-s'intéressent à moi me retireraient leur protection, et.... Je ne puis
-tout vous dire, mais je suis bien à plaindre!»
-
-Elle continuait à chercher dans tous les coins pour s'assurer qu'elle
-n'oubliait rien, lorsqu'elle découvrit au fond de l'armoire, à demi
-enseveli sous la poussière, son ancien carreau de dentellière.
-
-Ce carreau lui rappelait sa jeunesse heureuse, pleine de tendresse et de
-rêves dorés. Il lui rappelait les beaux soirs d'été où, assise
-devant la porte, elle répondait, tout en jetant ses fuseaux, aux
-amicales salutations des passants; puis encore les longues veillées
-d'hiver où sa mère cousait à ses côtés, où son père, si grave et
-si bon, lisait en face d'elle et la contemplait avec des yeux pleins
-d'orgueil.
-
-Il n'était pas jusqu'à cette cave sombre qui ne lui parût pleine de
-soleil, parce qu'alors le bonheur l'habitait, ce bonheur que donnent
-l'affection et la jeunesse. En quelques secondes tous ces tableaux
-passèrent devant ses yeux. À tous ces souvenirs, son cœur se gonfla
-et ses larmes coulèrent abondamment. Ses amis s'empressèrent autour
-d'elle pour la consoler.
-
-Madeleine arriva au milieu de ce petit drame, comme Geneviève et
-Robiquet descendaient ensemble la malle et les paquets. Ils étaient
-tous deux arrêtés devant une sombre ouverture pratiquée dans
-l'épaisseur de l'escalier, et qui n'avait ni porte ni fenêtre.
-
-«Madame Blancheton!» criait Robiquet.
-
-Mais celle qu'on appelait ainsi ne put répondre tout d'abord. Un accès
-de toux l'empêchait de parler. Quand elle eut cessé de tousser, elle
-avança sa tête à l'ouverture. Et Madeleine, que l'encombrement de
-l'escalier empêchait de passer, vit une de ces figures blafardes,
-malpropres, hideuses, véritables créations de la nuit et de la
-misère.
-
-«Qu'y a-t-il? fit une voix rauque, éraillée.
-
---Croyez-vous, madame Blancheton, que le maraîcher du n° 16 de la rue
-Maubuée voudra nous prêter votre charrette pour conduire ces effets?
-
---Prêter! Ah bien oui! Il faudra payer, mes enfants. Le père Crochard
-est un gredin d'usurier qui ne prête jamais, mais qui loue fort cher.
-
---Allons toujours voir,» dit Geneviève.
-
-En se retournant, elle reconnut Madeleine.
-
-Madeleine lui demanda si elle trouverait Claudine en haut.
-
-«Oui; elle est dans la chambre de Fossette.»
-
-La mère Blancheton, en apercevant Madeleine, était rentrée dans son
-antre, semblable à un oiseau de nuit qu'eût effrayé la lumière. Elle
-avait pris Madeleine pour une dame de charité. Elle se trouvait là en
-contravention. Le propriétaire du garni ne lui louait ce trou que
-quatre francs par mois; mais il ne fallait pas se laisser surprendre par
-la commission des logements insalubres.
-
-En passant devant cette ouverture, d'où s'échappait une odeur
-nauséabonde, Madeleine eut le temps de jeter un regard dans ce bouge.
-Un grabat se trouvait à droite du trou, mais on ne pouvait s'y asseoir
-sans toucher la poutre de l'escalier; sur ce lit, on entrevoyait un amas
-de guenilles.
-
-Quand Madeleine arriva auprès de sa sœur, elle était fort émue, et
-elle demanda ce qu'était cette mère Blancheton.
-
-«La mère Blancheton, lui dit Fossette, est une malheureuse, qui, toute
-sa vie, a sué au travail et n'a pu faire un sou d'épargne. Elle a
-toujours été dans le guignon; et, comme la pierre va toujours au tas,
-la misère amène toujours la misère. Comment sortir de la pauvreté,
-quand on n'a pas un sou d'avance? On est forcément exploité par celui
-qui a l'argent. Ainsi l'usurier Crochard lui loue sa charrette un franc
-par jour; c'est une infamie; cela lui fait trois cent soixante-cinq
-francs par an pour une charrette qui coûte au plus cinquante francs.
-Comment voulez-vous qu'elle s'en tire, la pauvre femme, après avoir
-tout le jour roulé sa charrette, et tout le jour crié: «Un sou les
-radis! un sou la botte!» ou «Deux sous les oranges! deux sous!» Il ne
-lui reste quelquefois pas cinq sous de bénéfice quand elle a payé
-Crochard.
-
---Elle n'a donc jamais eu cinquante francs pour acheter une charrette?
-
---Il n'y a pas longtemps qu'elle fait ce métier-là. Elle avait un fils
-qu'elle destinait à l'état de graveur; elle a dépensé beaucoup
-d'argent pour lui, mais, dès que son apprentissage a été terminé, il
-s'est engagé comme soldat. Elle en a fait une maladie qui l'a retenue
-longtemps à l'hôpital. En sortant de l'hôpital, à moitié guérie,
-elle est venue s'installer ici. Tout le monde a des bontés pour elle.
-Mais au n° 37 de la rue de Venise il n'y a pas de Crésus. Quand elle
-ne peut se lever, je lui porte du lait chaud ou je lui fais de la tisane
-de réglisse. Et encore je me reproche de la soigner, car certainement
-elle serait plus heureuse, comme elle dit, à dix pieds sous terre. Mais
-comment voir cette malheureuse, et l'entendre tousser surtout, sans
-avoir le cœur déchiré? C'est comme les Brisemur: j'ai passé toute la
-nuit à veiller la femme, qui est à l'agonie, au milieu de cinq enfants
-dont le plus jeune a trois mois. Il n'y a pas un sou dans ce pauvre
-ménage. On voudrait être riche; mais pour un qu'on tire de la peine on
-en voit cent à côté qui meurent, non pas de faim peut-être, mais
-d'affreuses maladies occasionnées par les privations de toutes sortes.
-
---Il est certain, remarqua Claudine, qu'on ne voit pas à Lyon de
-misères pareilles.
-
---On en voit moins peut-être, repartit Madeleine, parce que Lyon est
-moins grand et qu'on y est moins isolé.»
-
-Puis, s'adressant à Fossette:
-
-«Seriez-vous assez bonne, mademoiselle, pour me conduire chez la jeune
-Christine Ferrandès? J'ai deux cents francs à lui remettre; mais je
-compte partager entre elle, les Brisemur et la mère Blancheton.
-
---Voulez-vous venir voir d'abord ces pauvres Brisemur? demanda Fossette.
-Brisemur est intelligent. Il a beaucoup lu les journaux en 48. Il parle
-politique comme un ministre. Et puis ses pauvres petits vous
-intéresseront aussi. Enfin Brisemur est un bon ouvrier et un honnête
-homme, ce qui est bien méritoire, allez, quand on est si malheureux.»
-
-Madeleine redescendit au quatrième étage avec Fossette.
-
-En pénétrant chez les Brisemur, elle eut le cœur serré. On devinait
-une de ces pauvretés, si complètes qu'elles ôtent à l'être humain
-tout respect et tout souci de sa personne. Lorsque au milieu du plus
-grand dénûment, on voit les malheureux conserver quelque soin de leur
-habitation et de leurs vêtements, c'est qu'ils n'ont pas perdu tout
-espoir; ils ont encore à descendre; ils n'appartiennent pas encore tout
-entiers à l'affreuse misère.
-
-Chez les Brisemur, on n'apercevait plus trace de propreté. Le plancher
-était recouvert de cendres, de charbons épars, de débris de
-vêtements. Quatre enfants en bas âge rampaient dans cette fange. On
-comprenait que ces malheureux n'avaient plus d'autre ambition que celle
-de vivre.
-
-Depuis huit jours la femme était au lit.
-
-«Je vous amène une belle visite, monsieur Brisemur,» dit Fossette.
-
-Brisemur leva sur Madeleine ses yeux sombres, et puis sans parler
-continua son ouvrage.
-
-«Ce n'est pas une dame de charité, monsieur Brisemur, c'est la sœur
-de Claudine.
-
---Ah!» fit le pauvre homme en soupirant.
-
-Il essaya de se lever, mais il retomba comme si ses jambes refusaient de
-le soutenir. Ses joues creuses, ses yeux enfoncés et brillants,
-donnaient à son visage quelque chose de sinistre.
-
-«Mademoiselle, à qui j'ai parlé de votre désir de fonder une
-société pour la cordonnerie, croit qu'elle vous trouverait une somme
-suffisante.
-
---J'en suis presque certaine, monsieur, dit Madeleine; si vous vouliez
-seulement m'expliquer de quelle manière vous compteriez opérer?
-
---Oh! c'est bien simple, répondit-il. Il y a eu déjà en 1848
-plusieurs fondations de ce genre, notamment pour la cordonnerie. Mais la
-plupart n'ont pu se soutenir, soit par inexpérience, défaut de gestion
-ou insuffisance du capital, soit à cause de la stagnation des affaires
-ou de la dispersion des membres lors des événements politiques. En
-outre, les six fondations pour la cordonnerie avaient eu le tort
-d'adopter le système de répartition égalitaire qui dominait alors. Il
-s'agit aujourd'hui de réunir un certain nombre d'ouvriers cordonniers,
-laborieux et honnêtes, pouvant apporter chacun une centaine de francs.
-Nous achèterions nous-mêmes la matière première, et nous ouvririons
-un magasin commun pour vendre nos produits directement aux
-consommateurs. Cent ouvriers à cent francs chacun forment un capital de
-dix mille francs. C'est suffisant pour commencer. Voilà ce que je
-prêche dans toutes nos réunions. Un grand nombre déjà ont compris
-l'avantage de cette combinaison; mais un plus grand nombre n'ont pas
-cent francs disponibles. Quant à moi, je ne les aurai jamais, ces cent
-francs, qui, pour un oisif, n'ont qu'une valeur insignifiante; ces cent
-francs qui pourraient me tirer moi et ma famille de cette horrible
-misère.
-
---Les voici,» dit Madeleine, qui remit entre les mains du malheureux
-cinq pièces d'or.
-
-Brisemur regarda cet or sans oser y toucher. Jamais peut-être il
-n'avait tenu entre ses mains une somme aussi forte. Il ne pouvait croire
-à un changement de fortune aussi subit.
-
-«Je vous les prête au nom de M. Daubré, reprit Madeleine, jusqu'à ce
-que vous puissiez les lui rendre.»
-
-Le pauvre Brisemur prit la somme, et son émotion avait été si grande
-que ses yeux s'emplirent de larmes.
-
-«Enfants, les enfants, dites merci à cette dame. Ah! je puis vous dire
-cela maintenant, ces pauvres petits n'ont pas mangé d'aujourd'hui, ni
-moi depuis hier matin.»
-
-Madeleine s'approcha du lit où la malade était endormie de ce sommeil
-de la fièvre profond et agité. À côté d'elle gisait, plutôt qu'il
-n'était couché, non un enfant, mais un squelette; de temps à autre sa
-petite figure décharnée se contractait comme s'il voulait crier. Mais
-aucun son ne sortait de ses lèvres décolorées, étirées déjà comme
-celles des moribonds.
-
-«Il faut qu'il meure, dit Brisemur avec une sombre résignation,
-puisque depuis huit jours sa mère ne peut le nourrir.
-
---Ô mon Dieu, c'est affreux! s'écria Madeleine. Je vous en prie,
-monsieur, n'épargnez rien pour sauver cet enfant.
-
---Le médecin des pauvres est venu hier et l'a condamné.
-
---Et la mère?
-
---La mère vivra, puisque je vais pouvoir la soigner.
-
---Et alors vous vous étiez résignés?
-
---Oh! chez nous la résignation est facile. Qu'avons-nous à regretter?
-c'est le seul instinct de la conservation qui nous soutient. Ne vaut-il
-pas mieux, par exemple, que cet enfant meure avant d'avoir conscience de
-la vie, que de vivre comme nous vivons?
-
---M. Daubré s'intéressera, je n'en doute pas, à la fondation de votre
-société. Voici mon adresse, monsieur Brisemur: Mlle Bordier, chez Mme
-Daubré, 31, rue Louis-le-Grand.»
-
-Et elle sortit.
-
-«Chez Mme Daubré! dit vivement Fossette en remontant l'escalier; vous
-demeurez chez la sœur de M. de Lomas. Mais Geneviève sait-elle?...
-Vous connaissez M. de Lomas?
-
---Sans doute, fit Madeleine.
-
---Eh bien! si vous en trouvez l'occasion, dites-lui que c'est un indigne
-scélérat, et qu'il fera certainement mourir de chagrin cette pauvre
-Geneviève.»
-
-Madeleine questionna Fossette, qui lui raconta l'histoire de la fille de
-Gendoux.
-
-À ce récit, l'indignation contractait le visage de Madeleine.
-
-«Dans ma position, fit-elle observer, je ne puis parler de cela à M.
-de Lomas. Mais peut-être un peu plus tard....
-
---C'est lui qui la force à nous quitter, je ne sais pourquoi: pour la
-faire mourir plus vite sans doute, parce qu'elle l'embarrasse.»
-
-Madeleine et Fossette montèrent alors chez Christine. Là, un autre
-tableau non moins navrant les attendait.
-
-La mansarde était petite, mais propre, quoique misérable. L'air et le
-soleil y pénétraient par la lucarne entrouverte, lucarne si étroite
-pourtant qu'une partie de la mansarde se trouvait plongée dans l'ombre.
-Quatre personnes vivaient habituellement dans ce réduit. Une fillette
-au doux regard, vêtue avec goût, presque avec recherche, assise sur un
-tabouret, tenait à la main une poupée de deux sous.
-
-Christine, installée sous la lucarne, cousait des bonnets.
-
-L'aïeule, paralysée du côté droit, se tenait dans un fauteuil de
-paille, les mains croisées et baissant la tête avec stupeur.
-
-De temps à autre, Christine levait sur l'enfant des yeux rougis par les
-veilles et le chagrin, et poussait un soupir. Aux coquettes agaceries
-que lui faisait la fillette, elle ne pouvait répondre que par des
-larmes. On devenait toutefois à ses regards si tendres que cette enfant
-était sa passion.
-
-Dès que la jeune danseuse aperçut Madeleine, elle se précipita à sa
-rencontre.
-
-«Je viens, lui annonça l'institutrice, vous remettre une offrande de
-la part d'une personne qui s'est beaucoup intéressée à votre sort.»
-
-Christine remercia avec une sorte de véhémence.
-
-«Mademoiselle, lui dit-elle, je ne puis rien faire aujourd'hui pour
-vous témoigner ma reconnaissance; mais rappelez-vous que vous avez une
-amie qui se jetterait à la Seine pour vous rendre service. Ah! si ma
-pauvre maman, reprit Christine, était du moins ici pour vous remercier
-avec moi! Mais nous vous reverrons, n'est-ce pas?
-
---Et quand pensez-vous que votre mère vous sera rendue?
-
---Je suis allée hier à la préfecture de police. On ne m'a rien
-répondu de positif mais j'ai pu voir maman. Ah! pauvre, pauvre maman!
-Si vous saviez avec quelles femmes elle se trouve! Et puis être en
-prison, c'est affreux. Elle avait tant de chagrin qu'elle voulait
-mourir. Je l'ai consolée de mon mieux: mais pouvais-je lui donner
-courage, puisque moi-même j'étais désespérée?
-
---Combien gagnait-elle dans son état de blanchisseuse?
-
---Cinquante sous par jour. Cela suffisait pour nous faire vivre toutes.
-Mais, comme elle a une mauvaise toux, le médecin lui a défendu d'aller
-laver pendant l'hiver sous peine d'en mourir. On ne peut cependant pas,
-pour vivre, s'exposer à la mort. Moi, je ne gagne que vingt-cinq sous
-avec mes bonnets, quelquefois un peu plus, quand je réussis un
-modèle.»
-
-Fossette prit un bonnet que venait d'achever Christine.
-
-«Voyez donc, dit-elle, comme celui-là est coquet! Un chou de veloutine
-dans la garniture à droite, ce serait un petit chef-d'œuvre.
-
---Je suis un peu artiste, fit Christine avec un orgueil enfantin. Mais
-les ouvrières de Picardie, d'Arras surtout, nous font une si rude
-concurrence! C'est mal fait, sans goût; mais c'est si bon marché! On
-leur paye onze sous de façon pour un bonnet, et nous ne pouvons en
-établir un semblable au-dessous de dix-huit sous. Sans doute nous
-travaillons mieux; mais les femmes qui achètent cela ne font aucune
-différence. Heureusement j'espère avoir l'année prochaine un
-engagement dans un théâtre de province, et alors... Peut-être même
-dans un théâtre de Paris.
-
---Ne gagne-t-on pas fort peu dans ces premiers engagement objecta
-Madeleine.
-
---Oh! sans doute, répondit Christine avec une très-grande naïveté.
-Le théâtre rapporte fort peu. Mais, comme je suis gentille, peut-être
-trouverai-je un homme riche qui mimera et nous rendra toutes heureuses;
-et, comme je suis sage, peut être m'épousera-t-il. Alors je serai une
-grande dame.»
-
-Madeleine était stupéfaite, presque indignée. Elle regarda l'aïeule;
-mais l'aïeule, sourde et paralytique, restait dans la même
-immobilité.
-
-«Ne vaudrait-il pas mieux, mademoiselle, reprit Madeleine d'un ton
-sévère, chercher à vous tirer d'affaire d'une manière plus
-honorable?
-
---Plus honorable! repartit Christine très-surprise. Mais c'est
-impossible. Je vous assure que je suis très-honnête; je n'ai jamais eu
-d'amants.
-
---À votre âge on peut le croire, fit en souriant Fossette.
-
---Je prends des leçons avec plusieurs demoiselles, de mon âge à peu
-près. Elles ont toutes des amants, et même elles se moquent beaucoup
-de moi parce que je n'en ai pas. Mais la dernière fois je leur ai
-répondu de façon à les écraser: «Mesdemoiselles, leur ai-je dit,
-une femme qui se respecte et qui a de la conduite ne doit pas donner son
-cœur pour rien. Moi, je serai plus exigeante, parce que je m'estime
-beaucoup.» Elles n'ont su que répondre.
-
---C'est une singulière morale,» dit Fossette en souriant.
-
-Madeleine ne riait pas. Elle était navrée d'entendre cette enfant de
-quinze ans, qui lui avait paru si candide, parler avec une telle
-impudence et se vanter ainsi de sa vénalité. Elle regretta presque de
-s'être aussi vivement intéressée à une famille qui maintenant lui
-semblait le mériter si peu.
-
-Fossette devina se qui se passait en elle, et dit:
-
-«Chacun comprend la vertu comme il peut: chez les riches, les jeunes
-filles se marient généralement sans amour à des hommes qui ne les
-aiment pas non plus. C'est une affaire d'argent pure et simple. On
-trouve cela très-moral, parce qu'on est convenu depuis longtemps de le
-trouver ainsi. On a dit à Christine qu'il fallait se vendre cher ou ne
-pas se vendre du tout. On ne lui a jamais enseigné autre chose; et,
-comme elle assurerait ainsi le sort de toute sa famille, elle croit bien
-faire. Et puis elle n'a jamais aimé. Elle verra bien plus tard. Car, au
-fond, c'est une bonne et honnête fille.
-
---Moi aimer un homme, jamais! dit-elle en se redressant fièrement.
-Maman et grand-mère prétendent qu'ils sont tous méchants. Papa était
-jaloux, buvait et battait maman tous les jours. Il lui prenait tout ce
-qu'elle gagnait. Grand-mère ne s'est pas mariée, mais elle a été
-tout aussi malheureuse. Enfin, d'après tout ce que je vois, je ne me
-marierai jamais avec un homme pauvre. Avec un riche, je ne dis pas; car,
-s'il me maltraitait, au moins j'aurais de belles robes, du pain à
-manger, et quelque chose avec. Maman dit qu'elle a eu assez de misères
-comme cela, et que, si sa vie était à recommencer, elle s'y prendrait
-autrement. Elle veut au moins que son expérience me profite.
-
---Évidemment, se dit Madeleine, certains principes de morale ne varient
-pas seulement selon les peuples et selon les temps, mais encore au
-milieu du même peuple, selon les conditions sociales. La pratique de la
-morale chez une grande dame n'est pas toujours la même que chez une
-bourgeoise; la morale d'une ouvrière qui peut gagner sa vie ne
-ressemble pas toujours à celle d'une malheureuse, incapable de subvenir
-à son existence. C'est désolant, mais presque inévitable! Le malheur
-abaisse le niveau moral de l'individu, et les sentiments élevés
-disparaissent devant l'impérieux instinct de la conservation. Il faut
-vivre! telle est trop souvent la loi unique de celui qui est la proie de
-la misère. Chez cette enfant, l'affection, le dévouement palliaient au
-moins une perversité précoce. En lui donnant de bons conseils, en lui
-indiquant un moyen honnête de gagner sa vie, peut-être était-il temps
-encore de la sauver de la dégradation. Madeleine voulut le tenter.
-
---Voyons, mon enfant, dit-elle après un moment de réflexion, si l'on
-vous procurait une place, soit dans un magasin, soit dans un atelier de
-modiste, cela ne vaudrait-il pas mieux que d'être danseuse et que de
-vendre votre affection, comme une marchandise?
-
---Maman a pensé à tout cela; mais elle désire que je sois riche. Et
-moi aussi je veux être riche; je veux être heureuse; je veux une
-voiture doublée de soie pour me promener avec Bichette et grand-mère;
-je veux que Bichette ait des robes superbes et des poupées aussi
-grandes qu'elle, et ma pauvre maman une bonne chambre, avec d'épais
-rideaux et un grand feu qui flambe. Et puis abandonner mon art! Je
-l'aime, mon art! Renoncer aux applaudissements du théâtre; car je
-serai applaudie, je ne le puis pas, je ne le veux pas! L'autre jour,
-Gorju, le perruquier, disait à quelqu'un, comme je passais: «Voilà
-une fille qui vaut son pesant d'or.» Vous voulez que j'aille m'enterrer
-dans un atelier quand je peux, rien qu'en me montrant, gagner tant
-d'argent! D'ailleurs, maman ne voudrait pas.
-
---Mais c'est mal, mon enfant.
-
---C'est mal? répéta-t-elle surprise, c'est mal de vouloir le bonheur
-de toutes celles que j'aime?»
-
-Madeleine se retira navrée.
-
-En lui laissant cinquante francs, elle chargea Fossette de remettre les
-cinquante francs qui restaient à Mme Blancheton pour acheter une
-charrette.
-
-Elle trouva Claudine un peu triste; mais elle ne put deviner la cause de
-cette tristesse. Sa sœur regrettait-elle Lyon ou bien pensait-elle à
-Jaclard?
-
-«Je ne suis pas encore habituée à la couture, et je ne sais pas
-vraiment si je pourrai me faire à ce travail, dit Claudine en se
-renversant en arrière, en étendant les bras comme pour les déroidir;
-je n'aurais jamais cru qu'il fût aussi pénible de coudre tout le jour.
-
---On s'y fait, repartit Fossette, c'est un pli à prendre. Mais ce qui
-fatigue toujours et fait mal aux yeux, c'est le travail du soir.»
-
-Claudine poussa un soupir qui gonfla sa poitrine, et son œil ardent se
-fixa dans le vague. Un seul espoir pouvait la soutenir dans son rude
-labeur, cette fille voluptueuse, cette fille de luxe et d'amour,
-c'était de revoir bientôt celui qu'elle aimait. Mais le matin une
-lettre de Jaclard lui annonçait l'ajournement de son départ. Telle
-était la cause de son découragement.
-
-Madeleine quitta ce misérable garni, l'âme abattue par la vue de tant
-de malheurs. En traversant ce quartier immonde, en longeant ces maisons
-noires d'où s'échappaient des exhalaisons fétides, elle se disait:
-
-«Il n'y a peut-être pas une de ces croisées qui n'éclaire des
-douleurs pareilles à celles que je viens de voir. Et cet ulcère est
-bien petit en comparaison de la lèpre immense du paupérisme. Que peut,
-en effet, l'organisation actuelle de l'assistance privée et publique,
-organisation purement palliative, pour guérir un mal aussi étendu,
-aussi profondément enraciné! Comme le dit Mlle Borel, l'aumône sera
-toujours impuissante, si l'on ne transforme les conditions mêmes du
-travail.»
-
-
-
-
-XXII
-
-
-Mme Thomassin occupait, au premier étage d'une maison de la rue
-Neuve-Saint-Augustin, un appartement somptueusement meublé.
-
-Cette femme n'était plus jeune, mais elle avait été fort belle et
-avait obtenu naguère quelque réputation dans le demi-monde. La
-fréquentation d'hommes distingués lui avait communiqué un certain
-vernis de bonne société.
-
-C'était en outre une femme de tête. Elle tenait sa maison sur un grand
-pied, occupait une trentaine d'ouvrières. Fréquemment, elle donnait
-des soirées où le monde le plus mêlé se trouvait réuni. Elle avait
-de l'esprit, beaucoup d'intrigue; et, comme elle se tenait fort au
-courant de la chronique scandaleuse, ses anciens amis continuaient à la
-voir. D'ailleurs elle avait toujours de fort jolies ouvrières, et les
-amateurs du beau venaient de temps à autre admirer de charmantes
-figures dans ce sérail mobile, c'est-à-dire souvent renouvelé.
-
-Mme Thomassin jouissait d'une certaine considération dans le quartier.
-Son concierge toujours grassement payé, les notes des fournisseurs
-très-régulièrement acquittées, une clientèle très-nombreuse de
-dames à équipage, lui attiraient le respect de ses voisins.
-
-Depuis quinze ans, cette célèbre couturière habitait la même maison
-et le même numéro; et jamais son crédit ne s'était démenti. Elle
-possédait une maison de campagne à Montmorency, où, tous les
-dimanches, pendant l'été, elle se rendait avec ses enfants, car Mme
-Thomassin était mariée; mais son mari était un mythe. On ne l'avait
-jamais entrevu. Quoi qu'il en fût, ce qui achevait de poser Mme
-Thomassin dans l'esprit de tous les épiciers et merciers du quartier,
-comme une femme de mérite, c'est qu'elle recevait quelquefois des
-ecclésiastiques, qu'elle était membre de plusieurs confréries et
-quêtait à l'église.
-
-Les ouvrières de Mme Thomassin travaillaient dans un vaste atelier
-situé à l'entresol, fort bas de plafond et un peu sombre, ce qui
-rendait le travail pénible et malsain.
-
-Ces demoiselles se divisaient en deux catégories: les ouvrières du
-dehors et celles de la maison. Pour être admises parmi ces dernières,
-il fallait être jeune, avoir de bonnes manières et parler à peu près
-le français.
-
-Les ouvrières du dehors étaient là, comme partout ailleurs, de
-pauvres filles d'une conduite douteuse, qui venaient travailler à
-l'atelier pendant douze heures par jour pour gagner trente sous. Il y en
-avait de tout âge: de très-jeunes, presque des enfants, et des
-vieilles, de très-vieilles, ridées, édentées, portant des lunettes.
-Quelques-unes étaient jolies, ou plutôt avaient dû l'être, car à
-vingt ans leur visage avait déjà perdu la fraîcheur, et leurs yeux,
-l'éclat de la jeunesse. Le travail, l'inconduite, la veillée à
-l'atelier ou la veillée au bal, avaient marbré leur teint.
-
-Les vêtements n'offraient pas moins de variété: les unes portaient
-des falbalas, les autres des robes d'une simplicité qui touchait
-à la misère. Celles-ci étaient reléguées près de la porte, et
-cousaient pour ainsi dire avec les yeux de la foi. Les élégantes
-s'établissaient près des croisées et écrasaient les plus pauvres de
-leur luxe. C'est dans le monde des petits comme dans le monde des
-grands: les femmes entre elles ne cherchent et ne reconnaissent qu'une
-sorte de supériorité, celle que donnent les chiffons.
-
-Dans toute réunion de femmes la préoccupation exclusive c'est la
-rivalité de la toilette. Là est tout le mal. Cette émulation dans la
-futilité devient une véritable passion. Les hommes, qui aujourd'hui
-crient si fort contre le luxe effréné des femmes, et qui en sont les
-premières victimes, ne sont-ils pas aussi les premiers coupables?
-
-De tout temps, aujourd'hui comme au siècle de Molière, ils ont
-ridiculisé les aspirations de certaines femmes vers les occupations
-intellectuelles. Les moralistes, les dramaturges ont déployé beaucoup
-plus de verve satirique contre les femmes fortes que contre les femmes
-futiles. Le futile, voilà selon eux, au contraire, le véritable
-domaine de la femme. Mais n'est-ce pas toujours le même mobile qui
-pousse les unes vers les études abstraites, les autres vers les
-excentricités de la toilette?
-
-Ce mobile, c'est l'ambition de briller, d'attirer les regards à quelque
-titre que ce soit. Est-ce à dire qu'il faille supprimer le mobile? On
-ne peut ainsi supprimer les passions humaines. Le seul but de la morale
-doit être de les diriger. Il s'agit donc de placer sur un autre terrain
-toutes ces rivalités féminines, en donnant aux femmes une éducation
-plus sérieuse, plus positive, plus complète, en leur inculquant un
-sentiment plus élevé de leurs devoirs et de leur destinée.
-
-Peut-être l'excès du mal, contre lequel tonnent aujourd'hui nos
-moralistes, était-il nécessaire; peut-être les hommes reconnaîtront-ils
-enfin qu'ils ont eu tort d'encourager les femmes dans l'essor de
-leur ambition vers la frivolité.
-
-Il est temps aussi que la femme, mieux instruite de sa mission,
-comprenant mieux sa véritable dignité, cherche ailleurs que dans le
-culte du chiffon un aliment à son intelligence, à son activité, à
-ses goûts véritablement artistiques.
-
-Sans doute nous ne prétendons pas que la majorité des femmes soit apte
-à l'abstraction et aux fortes études; car il faut une certaine vigueur
-nerveuse pour une longue et profonde concentration de la pensée.
-Cependant il y a dans l'un et dans l'autre sexe des êtres de
-transition, des hommes avec un esprit et des goûts tout féminins, et
-des femmes avec une intelligence et une fermeté entièrement viriles.
-
-Ces natures mixtes, plus nombreuses qu'on ne pense, sont en général
-plus riches, plus complètes; car souvent elles possèdent les facultés
-opposées des deux sexes. Presque tous les poëtes et les artistes de
-génie ont réuni la puissance créatrice qui appartient à l'homme et
-l'impressionnabilité nerveuse ordinaire chez la femme; comme aussi
-toutes les femmes qui se sont distinguées dans les arts et dans les
-lettres joignaient aux qualités de leur sexe cette force de cerveau
-qui, le plus ordinairement, est l'attribut de l'homme.
-
-Loin de chercher à comprimer ces organisations en les stigmatisant par
-le ridicule, on devrait les encourager, et favoriser ainsi leur
-développement normal. Car tout ce qui est dans la nature est dans
-l'ordre.
-
-Ce n'est donc pas à dire que toutes les femmes doivent être reçues
-bachelières; mais toutes ont droit à l'éducation que comporte la
-nature de leur intelligence.
-
-Aujourd'hui, cette idée, dégagée des théories exagérées qui
-prétendaient établir l'identité absolue de l'intelligence des deux
-sexes, cette idée, disons-nous, qui rend à la femme son véritable
-rang, a fait de grands progrès; mais il s'en faut qu'elle soit devenue
-populaire. Hommes et femmes doivent la propager; les uns, dans
-l'intérêt de leur fortune et de leur bonheur intime menacés par la
-frivolité ruineuse des femmes; les autres, dans l'intérêt de leur
-dignité, de leurs droits moraux et sociaux.
-
-Il n'est pas question seulement de la classe éclairée; c'est parmi les
-femmes des classes laborieuses surtout qu'il faut porter la réforme en
-cultivant leur esprit et leurs aptitudes particulières par
-l'enseignement professionnel.
-
-Possédant ainsi des moyens honnêtes de gagner sa vie et de satisfaire
-dans une mesure convenable ses goûts de luxe, l'ouvrière acquerra
-plus de moralité; les notions générales qu'elle aura reçues lui
-permettront d'apprendre avec plus de facilité un état supplémentaire,
-afin de parer aux conséquences désastreuses des chômages. Elle pourra
-aussi faire concurrence à l'homme dans plus d'une profession, comme
-l'homme aujourd'hui la supplante dans une foule de travaux qui, par leur
-nature, n'appartiennent qu'à la femme. La formidable armée des
-ouvrières en couture serait diminuée d'autant et les salaires
-deviendraient plus rémunérateurs.
-
-Sans doute il est facile de prêcher la morale; mais avant de dire à
-ces pauvres filles: «Soyez vertueuses,» il faudrait leur procurer un
-travail qui leur assurât la satisfaction de leurs besoins légitimes.
-
-Geneviève, pour se présenter chez Mme Thomassin, avait mis sa plus
-belle robe, celle qu'elle portait à Lille dans les solennités; mais
-encore cette robe, bien qu'elle fût de mérinos, n'avait pas la coupe
-distinguée qui donnait un cachet aux vêtements de ces demoiselles. Et
-puis, au lieu d'une résille coquettement posée sur la tête, un simple
-bonnet enfermait entièrement sa belle chevelure blonde.
-
-Quand elle entra dans l'atelier, les babils s'interrompirent. On regarda
-la nouvelle venue. À la vue de son modeste bonnet, de la coupe
-arriérée de sa robe, de son air endimanché surtout, les élégantes
-sourirent; les autres éprouvèrent pour elle de la sympathie et se
-dérangèrent pour lui faire une place.
-
-«Tiens! dit tout haut une princesse en robe de soie, elle serait
-gentille si elle était un peu mieux _ficelée._»
-
-Geneviève rougit beaucoup à cette remarque.
-
-«D'où venez-vous? demanda une seconde péronnelle; de Carpentras ou de
-Quimper-Corentin?
-
---Je suis de Lille, répondit modestement Geneviève.
-
---Dans ce pays-là, on porte encore des manches pagodes?
-
---Où donc est située cette ville? en Chine? ajouta une autre ouvrière
-qui portait un repentir derrière l'oreille.
-
---Non, c'est encore plus loin que Pontoise.
-
---À Lille! Est-ce l'Isle-Adam ou une île en Amérique.
-
---Non, répondit Geneviève, c'est Lille, dans le département du Nord.
-
---Elle a de la géographie, la petite.
-
---C'est égal, reprit une autre, je retiens la coupe de ses pointes.
-
---Il y a de fameuses couturières dans votre pays!
-
---Y porte-t-on des crinolines?
-
-C'est un pays froid, puisqu'il est dans le nord. On n'y porte, comme en
-Russie, que des peaux de bêtes.
-
---Voyons, mesdemoiselles, un peu de charité,» recommanda la
-_première_, qui taillait et préparait l'ouvrage sur une grande table
-placée devant les fenêtres.
-
-Mais on ne l'écouta point, et les épigrammes ne se croisèrent qu'avec
-plus de vivacité.
-
-Ces railleries, ces rires malins, ces regards espiègles causaient à la
-pauvre Geneviève comme des éblouissements, comme des tintements dans
-les oreilles; elle perdait contenance, elle se sentait ridicule, et son
-embarras augmentait.
-
-Les ouvrières dans les ateliers, comme les écolières dans les
-pensionnats, se montrent sans pitié pour les nouvelles venues, surtout
-quand celles-ci prêtent le flanc au ridicule, par un si petit côté
-que ce soit. Il s'en trouve toujours de réellement méchantes qui
-ouvrent le feu, et d'autres qui, excitées par le rire, renvoient la
-balle. Plus celle que l'on persifle est douce et timide, plus on la
-malmène. D'un mot Fossette eût fait passer les rieuses de son côté,
-par une riposte bien lancée; mais Geneviève ne savait que rougir.
-
-L'arrivée de Mme Thomassin mit fin à sa torture. Elle lui adressa un
-regard amical.
-
-«Eh bien! ma chère enfant, vous voilà des nôtres. Heloïse,
-donnez-lui quelque chose à faire. Mais peut-être est-ce un peu tard
-pour vous mettre à l'ouvrage. Allez ranger votre malle.
-
---Tiens! dirent tout bas ces demoiselles, elle sera de la maison!
-
---Joséphine, menez-la dans la chambre voisine de la vôtre.
-
---Avec plaisir, dit Joséphine. Voilà enfin une nouvelle! Ce ne sera
-plus moi qui balaierai l'atelier tous les matins.»
-
-Joséphine la conduisit dans une mansarde située sous les combles, et
-dont la lucarne avait vue sur les toits. Ce réduit était au moins
-aussi désolé que celui de la rue de Venise.
-
-Restée seule, Geneviève s'assit sur sa malle au lieu de l'ouvrir, et
-se mit à pleurer. Combien la vie lui parut alors triste et sombre! Elle
-pensa qu'elle ne s'habituerait jamais à vivre au milieu de toutes ces
-pécores, et elle ne rangea point ses effets.
-
-Quand elle redescendit, plus personne ne fit attention à elle. Toutes
-ces ouvrières étaient de vraies Parisiennes; elles en avaient la
-mobilité caractéristique.
-
-En ce moment, un autre sujet de distraction les occupait. Une de ces
-demoiselles racontait sa soirée de la veille.
-
-Elle avait fait la connaissance d'un _monsieur très bien_, qui l'avait
-conduite à Valentino. La soirée avait été charmante. Elle avait bu
-du champagne avec des femmes très-distinguées, que connaissait
-beaucoup son monsieur très-bien, des dames du plus grand _chic._ Puis
-suivait la description minutieuse des toilettes.
-
-«Et tout cela ne leur coûtait rien ou presque rien, fit observer l'une
-d'elles. Nous, pour gagner une robe un peu propre, il faut _piocher_
-pendant des mois. A-t-on jamais compté combien de points il faut tirer
-pour attraper une malheureuse pièce de quarante sous! Ah! si seulement
-j'avais le nez un peu moins en pied de marmite et les bras un peu moins
-maigres, je pourrais faire des caprices aussi bien qu'une autre.
-
---Et tes cheveux rouges?
-
---Il y a maintenant une dame qui fait fureur et qui a les cheveux
-rouges.
-
---Et les petites rides que tu as sous les yeux?
-
---Oh! cela, avec un peu de peinture... La mode est au plâtre pour le
-moment.»
-
-Mme Thomassin était absente et la _première_ en course.
-
-La première est l'ouvrière chargée de bâtir et de distribuer
-l'ouvrage. Elle fait partie de la maison et reçoit un bon traitement,
-c'est-à-dire de mille à douze cents francs par an. Elle dîne avec
-madame quand madame est seule.
-
-Dans tous les ateliers, la maîtresse s'appelle _madame._
-
-On redoute la _première_ presque autant que madame. En leur présence,
-tous les yeux sont baissés, et, bien qu'on parle, l'aiguille marche
-toujours. On chante quelquefois, on chante beaucoup même. L'ouvrière a
-la passion de la romance sentimentale et de la chanson grivoise. Madame
-le permet et même quelquefois mêle sa voix au refrain. Mais il faut
-coudre, coudre sans relâche.
-
-Dès que les surveillantes ont disparu, comme les esclaves prennent leur
-revanche! Les aiguilles s'arrêtent, les langues s'aiguisent, les
-historiettes et les propos lestes circulent gaillardement. Presque
-toutes ont de l'esprit, de l'esprit vif, du véritable esprit gaulois;
-et que de malices se débitent sur la première, sur madame, ses
-pratiques et ses habitués!
-
-Malheur surtout aux ouvrières laides ou contrefaites! Ce sont de
-véritables martyres de la gaieté satirique de ces demoiselles.
-
-La jeune fille la plus pure, après avoir passé quinze jours dans l'un
-de ces ateliers parisiens, est perdue d'imagination, et bientôt sans
-doute elle le sera de fait. Là s'érige en principe la vénalité dans
-l'amour, là règne un cynisme dans la corruption qui altérerait même
-le caractère le plus fortement trempé.
-
-Au ton dont madame avait parlé à Geneviève, toutes avaient deviné
-que ce serait une favorite; car madame, ainsi que la première, ont des
-favorites à qui elles donnent l'ouvrage facile, et dont elles se
-montrent toujours satisfaites.
-
-Geneviève, tristement assise au milieu de ces groupes divers, occupée
-à sa besogne et écoutant sans intérêt les anecdotes scabreuses qui
-se racontaient autour d'elle, se disait avec désespoir: «En effet,
-comment m'aimerait-il, puisque je suis si ridicule?»
-
-Un groom, le groom de madame, vint l'appeler.
-
-«Mademoiselle Geneviève Gendoux, on vous demande au salon.
-
---Moi?» dit-elle stupéfaite.
-
-Tous les visages se tournèrent de son côté: c'était un événement.
-
-«Eh bien! elle a une jolie toilette pour se présenter devant la
-pratique!
-
---Dis donc, Joseph, qui est-ce qui demande cette petite mijaurée? dit
-la demoiselle à repentirs.
-
---Mme de Courcy, répondit Joseph.
-
---Une amie de madame, ajouta la première qui rentrait.
-
---Cette dame a sans doute besoin d'une femme de chambre,» insinua une
-autre d'un ton persifleur, comme Geneviève fermait la porte et suivait
-Joseph au salon.
-
-Mme de Courcy avait hâte de voir Geneviève. Malgré les dénégations
-de Lionel, elle conservait des soupçons qu'elle voulait éclaircir. Il
-lui tardait aussi de connaître cette Fossette, la mystérieuse
-maîtresse de son ennemi déclaré.
-
-Dans l'après-midi, elle avait assisté aux courses. Elle y avait vu Mme
-de Beausire, sa rivale, dans un équipage à la Daumont, entourée par
-la jeunesse la plus brillante, tandis qu'elle, la célèbre Lucrèce,
-n'avait produit aucune sensation. De Lomas lui-même l'avait délaissée
-pour s'occuper exclusivement de Béatrix. Elle venait donc, la rage au
-cœur, chercher un moyen de se venger.
-
-Elle regarda Geneviève assez longuement, de cet air observateur qui ne
-craint ni d'intimider, ni d'offenser.
-
-La pauvre ouvrière rougit et perdit toute contenance.
-
-«Mon enfant, dit-elle, satisfaite sans doute de son examen, M. de Lomas
-m'a parlé de vous en termes si flatteurs, que je vous ai
-très-chaudement recommandée à Mme Thomassin. Elle m'a promis d'avoir
-pour vous des égards. Je vous en prie encore, madame Thomassin, gâtez
-un peu cette jolie fille. Elle a l'air souffrant: ménagez-la. Ne lui
-faites pas coudre des étoffes trop dures, cela lui gâterait la main
-qu'elle a si fine. Vous savez, cela grossit les jointures. Il conviendra
-aussi de renvoyer quelquefois en courses pour prendre de l'exercice; car
-il faut conserver votre fraîcheur, mon enfant: la beauté et la santé
-sont des dons précieux qu'on n'estime a leur juste valeur que lorsqu'on
-les a perdus. Êtes-vous malade? vous avez les traits un peu
-fatigués.»
-
-Geneviève rougit encore davantage.
-
-«Non, madame, répondit-elle; j'ai pleuré tout à l'heure en me
-séparant de mes amies.
-
---Mlle Fossette, n'est-ce pas! Et elle n'a pas voulu vous accompagner?
-
---Elle a préféré rester libre.
-
---Ah! fit Lucrèce avec quelque dépit. Voyons, reprit-elle plus
-doucereuse, venez-vous asseoir à côté de moi. Regardez donc, madame
-Thomassin, cette jolie veine bleue qui traverse la tempe. Et quel profit
-de Niobé! Comme c'est pur de lignes, et quelle douceur dans le regard!
-Savez-vous, Geneviève, que vous êtes très-jolie?
-
---Oh! madame, vous êtes bien bonne, dit Geneviève avec un accent de
-reconnaissance; vous me voyez intimidée, et vous me louez pour me
-donner un peu de courage.
-
---Vous, avez bien fait de venir à Paris, poursuivit Lucrèce, car une
-fille comme vous doit y faire sa fortune. Depuis quand avez-vous quitté
-Lille?
-
---Depuis décembre dernier.»
-
-L'époque du retour de Lionel, pensa Mme de Courcy.
-
-«Et comment y êtes-vous venue?»
-
-Geneviève rougit de nouveau, mais elle ne voulait pas mentir à cette
-dame qui lui montrait tant de bonté.
-
-Sur un signe de Lucrèce, Mme Thomassin disparut.
-
-«Ayez confiance en moi, reprit Lucrèce, car je vous affectionne
-déjà. Racontez-moi votre histoire. Vous fais-je peur?
-
---Oh! non, madame; mais, en vérité, je ne le puis pas,
-n'est pas le mien seulement; il appartient à un autre.
-
---Je comprends. Votre histoire est celle de toutes les pauvres filles
-qui gagnent si péniblement leur vie, et ne sont pas toujours assez
-fortes pour résister aux tentations que les séducteurs étalent à
-leurs yeux.
-
---Oh! madame! s'écria Geneviève avec une fierté révoltée; vous vous
-trompez. Ce n'était pas l'argent qui pouvait me faire abandonner mon
-pays et ma famille: j'aimais....
-
---Et il vous a délaissée?
-
---Non, car il est généreux; pourtant je sens bien qu'il ne m'aime plus
-comme autrefois.
-
---Pauvre petite! Mais peut-être, si c'est un homme de votre condition,
-l'amènerait-on à vous épouser.
-
---Il n'est pas de ma condition.
-
---Est-il riche?
-
---Non, au contraire; mais sa famille, son éducation, tout le sépare de
-moi.
-
---Vous vous exagérez sans doute la distance qui existe entre vous. Si
-je le connaissais, je suis sûre que je le déciderais à vous épouser;
-vous êtes si charmante!»
-
-Geneviève regarda Lucrèce avec quelque défiance, et crut deviner
-qu'elle ne la flattait ainsi que pour obtenir le nom de son séducteur.
-
-Mme de Courcy entrevit ce soupçon.
-
-«Eh bien! non, remettez à plus tard vos confidences, dit-elle avec
-bonhomie. Vous m'intéressez beaucoup. Je viendrai vous voir
-quelquefois; et..., lorsque vous me connaîtrez mieux...
-
---Oh! madame, interrompit l'ouvrière avec élan, je voudrais vous
-prouver ma reconnaissance en m'ouvrant entièrement à vous. Mais il
-faut que je sache s'il approuve cette confidence.
-
---C'est inutile, mon enfant, répondit avec quelque froideur Mme de
-Courcy. Je désire, au contraire, que vous ne parliez pas de tout ceci
-à M. de Lomas. Vous voyez que j'ai deviné votre secret.»
-
-En disant ces derniers mots, elle observait attentivement Geneviève,
-qui ne put soutenir son regard scrutateur et baissa les yeux.
-
-«En effet, poursuivit Lucrèce, il y aura beaucoup à faire pour
-convertir ce mauvais sujet. Toutefois, je ne désespère pas d'en venir
-à bout. Par exemple, il faudrait être un peu plus coquette, et faire
-valoir les charmes de votre personne.
-
---Je suis très-pauvre, balbutia Geneviève avec confusion.
-
---Je le sais; mais une résille vous coûterait moins cher qu'un bonnet.
-Ôtez-moi donc cet affreux bonnet!»
-
-Geneviève obéit. Mme de Courcy lui enleva son peigne, et un flot d'or
-se répandit sur ses épaules.
-
-«Mon Dieu! que c'est beau! fit Lucrèce, qui admirait en artiste les
-teintes riches et soyeuses de cette magnifique chevelure. Et elle
-pensait:--Quel fin connaisseur que ce Lomas! Cette fille est à cent
-piqués au-dessus de la Beausire. Elle la supplanterait.
-
-«Mon enfant, dit-elle, il est impossible, belle comme vous êtes, que
-M. de Lomas vous ait déjà abandonnée. Laissez-moi faire. Il vous
-manque trois choses pour lui plaire tout à fait: de la toilette, de
-l'éducation et les manières du monde. Je me charge de vous procurer
-tout cela.
-
---Oh! madame, que vous êtes bonne! Je ne sais si je rêve.
-
---Je parlerai de vous à un respectable monsieur, fort riche, qui a eu
-dans sa jeunesse une grande peine de cœur. Il aimait une jeune fille
-pauvre qui l'aimait aussi. Ses parents s'opposaient à leur mariage, et
-la jeune fille en mourut de chagrin. Vous voyez que cette histoire offre
-quelque analogie avec, la vôtre. Ce monsieur, qui est le duc de
-Lormond, en a été inconsolable, et il consacre chaque année une
-partie de son revenu à établir des jeunes filles sans fortune.»
-
-Comme Geneviève la regardait avec quelque hésitation, elle ajouta:
-
-«Il y a, à Paris, une foule de personnes bienfaisantes qui s'occupent
-de secourir et d'instruire la jeunesse. Voilà pourquoi je vous disais
-tout à l'heure: vous avez bien fait de venir à Paris, vous y ferez
-fortune.»
-
-Geneviève ne conserva plus la moindre arrière-pensée.
-
-Mme Thomassin rentrait en ce moment, apportant une robe de bal de moire
-cerise, recouverte d'un volant en point d'Angleterre.
-
-«Que c'est beau ce que vous nous apportez là, madame Thomassin, et que
-ce corsage est coquet! Combien cette merveille?
-
---Très-bon marché. Avec les volants, 1800 francs.
-
---L'effet aux lumières doit être splendide; et comme c'est simple! Je
-voudrais voir cette robe à notre belle Geneviève. Faites donc allumer
-les bougies, que nous la lui essayions.»
-
-Geneviève voulut s'en défendre.
-
-«C'est une grâce que je vous demande.»
-
-Toute rougissante, l'ouvrière se déshabilla.
-
-Ses épaules et ses bras étaient un peu maigres, mais les lignes en
-étaient sculpturales. Mme Thomassin lui releva les cheveux de façon à
-découvrir ses tempes si pures, et lui fit deux grosses coques qui
-retombaient sur le cou. Puis on passa la robe.
-
-Geneviève se trouvait devant une psyché. En se voyant si belle, elle
-ne put retenir un cri d'admiration; et elle regarda derrière elle si
-elle n'apercevait pas l'autre Geneviève Gendoux, la pauvre ouvrière de
-Lille.
-
-«C'est bien moi,» dit-elle avec un rire frais et coquet, le rire d'un
-enfant qui n'aurait jamais souffert.
-
-Depuis si longtemps elle n'avait ri ainsi, qu'elle en fut toute
-soulagée; et son visage, maintenant rasséréné et tout rose de
-plaisir, de vanité peut-être était si gracieux, si jeune, si suave
-qu'on lui eût donné quinze ans au plus.
-
-Mme Thomassin et Mme de Courcy étaient émerveillées, presque jalouses
-de leur création.
-
-«Quelle jolie femme Lomas aurait là pourtant! fit Lucrèce.
-
---C'est vraiment bien beau, la toilette!» dit Geneviève.
-
-Et elle pensa avec orgueil; «Si ces demoiselles de l'atelier me
-voyaient ainsi, elles ne me railleraient plus.»
-
-Quand il fallut remettre sa pauvre robe de mérinos qu'elle trouvait si
-belle autrefois, elle en éprouva une véritable honte. Et maintenant
-elle cherchait à retrouver sous ce vêtement modeste la Geneviève qui
-l'avait tout à l'heure éblouie.
-
-Geneviève n'avait jamais été coquette; jamais elle n'avait désiré
-d'être vêtue avec plus de luxe que ne le lui permettait sa position
-d'ouvrière. Mais le venin si habilement préparé par Mme de Courcy
-commençait à s'infiltrer en elle.
-
-«Aimez-vous la toilette? lui demanda Lucrèce.
-
---Sans doute, madame; mais je ne porterai jamais une robe pareille.
-
---Savez-vous ce qu'était la personne à qui cette robe est destinée?
-reprit la couturière. Une piqueuse de bottines qui, il y a six mois,
-gagnait vingt-cinq sous par jour.
-
---Elle est mariée? fit Geneviève.
-
---De la main gauche....
-
---Elle est belle? interrogea Lucrèce à son tour.
-
---Pas si belle que cette enfant.
-
---Madame Thomassin, reprit Mme de Courcy, je vous recommande de nouveau
-ma protégée. Faites-lui une jolie robe grisaille que vous porterez sur
-mon mémoire. Et vous, Geneviève, achetez une résille et apprenez à
-vous coiffer autrement. Quand vous serez présentable, je vous enverrai
-mon vieux duc; et je suis sure que, dès qu'il vous verra, il
-s'intéressera à vous. Pour vos heures de leçons, nous nous
-arrangerons avec Mme Thomassin.»
-
-Elle se leva comme si elle voulait partir, puis elle se rassit.
-
-«Ah! dites-moi donc, ma belle enfant, j'ai, moi aussi, un service à
-vous demander. M. de Lomas m'a recommandé également votre amie
-Fossette; donnez-moi donc quelques renseignements sur elle, sur ses
-fréquentations, sur sa manière de vivre. Elle est, paraît-il, fort
-intéressante.»
-
-Geneviève, qui croyait servir son amie, raconta tout ce qu'elle savait:
-la liaison de Fossette avec M. de Barnolf, la passion aussi qu'elle
-avait inspirée à son voisin, M. Robiquet, ouvrier chapelier, et
-l'intimité amicale qui était résultée du voisinage.
-
-Mme de Courcy se rappela avoir vu aux courses M. de Barnolf dans la
-voiture de Mme de Beausire. Ce fut un trait de lumière. Elle entrevit
-immédiatement le moyen de se venger.
-
-«Je veux connaître cette charmante fille, dont vous dites tant de
-bien. Il faut qu'elle ait du mérite pour inspirer de telles amitiés.
-Dès demain j'irai la voir.»
-
-Et Geneviève lui donna l'adresse de Fossette.
-
-
-
-
-XXIII
-
-
-M. de Barnolf habitait la rue d'Isly. Son appartement était à la fois
-élégant et sévère. Les meubles étaient de chêne sculpté, et les
-tentures de velours bleu clair, avec des bandes à fond noir, recouvert
-d'arabesques d'or. Des panoplies d'armes anciennes ou étrangères, des
-tableaux, appartenant à l'école espagnole ou hollandaise, achevaient
-de donner à cet appartement un cachet artistique.
-
-M. de Barnolf s'harmonisait avec ce cadre un peu sombre.
-
-Il était Hongrois par son père et avait le type énergique de la race
-magyare. Son teint était bronzé; sa barbe et ses cheveux, épais et
-noirs, se roulaient sur eux-mêmes en boucles serrées et vigoureuses.
-Ses yeux bleus éclairaient d'une expression douce et tendre cette
-figure un peu farouche, presque dure. Souvent même son regard avait de
-la finesse; mais quand la colère l'animait, il devenait terrible: la
-prunelle pâlissait.
-
-M. de Barnolf était petit, maigre et nerveux. Il tenait de son père un
-caractère violent et passionné; de sa mère, qui était Française, un
-esprit vif, sceptique et mobile. On le disait fort riche. Sa beauté
-étrange, son éducation soignée, ses manières très-aristocratiques,
-sa générosité, son esprit, lui avaient valu de nombreuses bonnes
-fortunes. Il avait acquis le titre d'homme à la mode, aussi bien dans
-le faubourg Saint-Germain que dans le demi-monde.
-
-C'était un jeudi. Il attendait Fossette, et Fossette était en retard.
-
-Il parcourait sa chambre avec une agitation singulière. À chaque
-minute il jetait les yeux sur la pendule.
-
-Pourtant il n'était que onze heures un quart, et Fossette n'arrivait
-jamais avant onze heures. Quelquefois même elle avait tardé davantage.
-
-Pour se calmer, Léopold prit un livre, essaya de lire; mais les mots
-dansaient sous ses yeux et n'avaient pas de sens.
-
-«Pourquoi ne vient-elle pas? Cette lettre.... serait-elle vraie?»
-
-Et le sang lui montait au visage, et ses mains brûlantes et moites se
-crispaient d'impatience.
-
-Puis tout à coup il se mettait à rire.
-
-«Ah çà! voyons, j'aime à ce point-là, qui? Une petite ouvrière
-sans éducation, sans manières, une grisette enfin, qui me fait
-attendre, qui me fait souffrir ainsi. Tu es fou, mon pauvre Barnolf.»
-
-Midi sonna.
-
-L'angoisse lui tordit les nerfs. Il alluma un cigare, le mâcha entre
-ses dents, puis le lança au feu avec colère.
-
-«Si elle vient maintenant, je la jette à la porte.»
-
-Au même instant la sonnette retentit dans l'antichambre.
-
-Son émotion fut si violente qu'il se laissa tomber dans un fauteuil,
-et, renversant la tête, il ferma les yeux.
-
-Mais dès qu'il entendit la voix fraîche de Fossette, il courut à
-elle, l'enlaça et tomba à ses pieds.
-
-Fossette, elle aussi, en entrant chez M. de Barnolf était grave et
-émue.
-
-«Tu m'aimes donc, mon Léo? dit-elle.
-
---Fossette! ma Fossette, pourquoi viens-tu si tard? Un quart d'heure de
-plus, je serais mort.»
-
-Deux petits trous moqueurs se dessinèrent dans les joues de la jeune
-fille.
-
-«Tu ne me crois pas, méchante? J'ai bien souffert, je te le jure. Je
-croyais ne plus te voir. Je sais maintenant combien je t'aime, combien
-je suis lié à toi.»
-
-Fossette regardait Barnolf avec un sourire sceptique et un regard
-scrutateur.
-
-Elle se demandait: «Est-il sincère? Soupçonne-t-il que j'ai pu
-savoir?... Joue-t-il la comédie? Mais pourquoi me tromperait-il?
-Cependant, cette lettre....»
-
-«Je le vois dans votre regard, s'écria Léopold, vous ne m'aimez plus.
-
---Vous avez bien douté de moi tout à l'heure, monsieur de Barnolf,
-repartit Fossette avec dignité. Au surplus, ajouta-t-elle avec son
-sourire mutin, nous violons notre contrat. Il me semble que nous sommes
-bien près de nous faire une scène. Voyons, reprit-elle en se
-débarrassant de son chapeau et de son manteau, revenons à la confiance
-et à la gaieté.»
-
-M. de Barnolf ne riait point. Il continuait à se promener dans sa
-chambre, et sa lèvre frémissait.
-
-Fossette se rapprocha, et, tendant son visage aux lèvres de Léopold:
-
-«Léo, ne boude pas. Une autre fois je viendrai plus tôt. Comment! tu
-aurais un vilain caractère? Avec quels yeux méchants tu me regardes,
-moi, ta Fossette qui t'aime, qui t'aime tant qu'elle ne peut plus rire.
-Autrefois, quand j'étais insouciante, je riais toujours, je riais
-follement; et maintenant, quand je pense à vous, quand je vous vois,
-Léo, mon cœur est si plein qu'il étouffe, et je comprends qu'on
-puisse pleurer par excès de bonheur. Je vous aime bien, Léo!»
-
-Et, en parlant ainsi, elle attachait sur lui un regard extatique. Sa
-voix avait des vibrations émues qu'on n'aurait pu feindre, et sa bouche
-sérieuse exprimait une si véritable tendresse que Barnolf vaincu
-rejeta tout soupçon.
-
-Il la fit asseoir, et s'assit à côté d'elle. Il prenait sa petite
-main dans les siennes et la baisait respectueusement, comme un amoureux
-qui ne s'est pas encore déclaré.
-
-La fièvre était calmée.
-
-«Voyez un peu, disait Fossette, ce que produit la liberté. Nous nous
-aimons d'autant plus que nous sommes moins engagés vis-à-vis l'un de
-l'autre.»
-
-Barnolf soupira.
-
-«Soyez sincère, Léo; vous n'êtes donc pas heureux? vous me cachez
-quelque chose? C'est bien mal d'avoir des secrets à vous tout seul.
-
---Non, mon amie, je ne suis pas heureux. J'ai quelque chose sur le
-cœur. Je suis un grand coupable. Si je te dis ma faute, me la
-pardonneras-tu?
-
---Je vous pardonne d'avance.
-
---Je n'ose pas, devine.
-
---Auriez-vous laissé faner mon dernier bouquet?
-
---Non.
-
---Ah! j'y suis! vous avez oublié, monsieur, dépenser à moi tous les
-soirs, à l'heure convenue.
-
---Non.
-
---Vous ne vous êtes pas informé de ce beau géranium rose, comme je
-vous en avais prié?
-
---C'est plus grave encore.
-
---Alors vous avez....»
-
-Elle voulut sourire, mais ses lèvres tremblèrent, son gosier se serra.
-
-«Vous ne m'avez pas trompée, puisque vous ne m'avez rien promis. Mais
-c'est donc vrai, vous aimez une autre femme?»
-
-Elle était maintenant toute pâle, et ses mains étaient froides, comme
-si soudain la vie l'abandonnait.
-
-«Non, non, ma Fossette, ce n'est pas cela; c'est encore plus mal. Je
-doute de toi, je suis jaloux.
-
---Vrai? bien vrai? Alors, nous sommes quittes; car moi aussi je suis
-jalouse, et je n'osais pas vous le dire.»
-
-Ils essayaient de rire; ils ne le pouvaient pas.
-
-«Fossette, dit M. de Barnolf avec gravité en lui présentant un
-papier, j'ai une lettre pour vous.
-
---Pour moi? et moi une pour vous. Comme c'est étrange!»
-s'écria-t-elle en tirant de sa poche une lettre décachetée.
-
-Ils regardèrent les deux suscriptions. Elles étaient de la même
-écriture, une écriture inconnue.
-
-«C'est évident, fit observer Léopold, on s'est trompé d'enveloppe.»
-
-Voici la lettre écrite pour Fossette, et qu'avait reçue Barnolf:
-
-
-«Mademoiselle,
-
-«Un ami qui s'intéresse à votre bonheur croit devoir vous prévenir
-qu'on s'occupe actuellement beaucoup de vous dans une certaine société
-où M. de Barnolf est très-connu. On y donne pour rival au noble
-Hongrois, qui? un ouvrier chapelier portant le nom grotesque de
-Robiquet, et dont la mansarde n'est séparée de la vôtre que par une
-mince cloison.... Faites attention!»
-
-
-La lettre écrite pour M. de Barnolf, mais adressée à Fossette, était
-ainsi conçue:
-
-
-«Un ami inconnu qui s'intéresse à votre bonheur, croit devoir vous
-prévenir que vos assiduités auprès de Mme de Beausire font jaser
-beaucoup. Hier, aux courses, on a remarqué votre présence dans sa
-voiture et l'absence du duc. Que deviendrait Mlle Fossette, qui vous
-aime si tendrement, si elle apprenait votre infidélité? Une femme a
-beau être sceptique, voire même un peu philosophe, il est de ces
-blessures de cœur ou d'amour-propre qu'elle ne saurait pardonner. Si
-vous ne mettez pas plus de prudence dans vos relations avec Mme de
-Beausire, vous pourriez non-seulement vous attirer une affaire avec le
-duc, mais encore compromettre votre bonheur intime, et désespérer une
-charmante fille qui ne le mérite pas.
-
-«Vous avez, je vous en préviens, des ennemis acharnés qui pourraient
-fort bien vous jouer un mauvais tour. «Prudence et mystère!» comme on
-dit dans les mélodrames.»
-
-
-«Ce changement d'enveloppe a-t-il été volontaire ou involontaire? Ces
-lettres nous viennent-elles d'un ami ou d'un ennemi? se demandait M. de
-Barnolf. Si c'était un ennemi, pourquoi ce subterfuge? Une lettre
-anonyme adressée directement eût suffi pour nous inspirer des doutes
-l'un sur l'autre.
-
---Oh! non, c'est beaucoup plus adroit; c'est diabolique,» fit observer
-Fossette qui cherchait à deviner l'auteur des lettres.
-
-Un instant elle soupçonna Geneviève, puis Claudine, et Robiquet
-lui-même.
-
-«Tenez, reprit-elle tout à coup, si vous m'en croyez, brûlons ces
-lettres et n'y pensons plus. Nous arriverions à douter de tous nos amis
-et à douter l'un de l'autre.»
-
-Elle prit les deux lettres, et, sans attendre l'assentiment de
-Barnolf, les jeta au feu.
-
-M. de Barnolf regardait brûler les lettres d'un air songeur et
-défiant.
-
-«Comment! s'écria Fossette en riant d'un franc rire, vous seriez
-jaloux? Que ne pouvez-vous voir ce pauvre Robiquet avec son nez qui
-menace le ciel et ses grands chapeaux qui touchent le bout de son nez!
-Si je l'aimais, chanterait-il du matin au soir en fausset:
-
-
-Pour tant d'amour ne soyez pas ingrate!
-
-
-Pauvre Robiquet! quel excellent domestique! et attentif et
-désintéressé surtout! Avec quelle joie il dégringole mes cinq
-étages pour aller me chercher un sucre d'orge ou un pot d'eau fraîche!
-C'est lui qui tous les matins descend ma chaufferette et m'apporte mon
-lait; et souvent c'est lui encore qui arrose les fleurs que vous
-m'envoyez. Et pourtant il se doute de qui elles me viennent; mais il
-sait aussi que j'aurais tant de chagrin si je les voyais languir! Il les
-soigne en maugréant.»
-
-Barnolf, peu rassuré par les explications de Fossette, restait sombre
-et froid.
-
-«Comment, vous doutez encore, reprit l'ouvrière. Venez donc voir
-Robiquet, et vous ne douterez plus.
-
---Fossette, dit M. de Barnolf avec un tremblement dans la voix, je vous
-aime plus, je vous le jure, que je n'ai jamais aimé aucune autre femme.
-Je ne sais: vous avez plus de noblesse, plus de distinction réelle,
-plus d'esprit, plus de charme, plus de cœur surtout. Et si gaie, si
-espiègle, si douce! Vous vous amusez aux dépens de ce Robiquet, soit!
-Mais aussi vous êtes trop bonne pour le faire souffrir. Enfin je suis
-malheureux depuis que j'ai reçu cette lettre. J'ai la fièvre. Sans
-doute, puisque vous me le dites, je vous crois, vous ne m'avez fait
-aucune infidélité. Mais Robiquet va chez vous à toutes les heures du
-jour. Ces mille services que vous en recevez vous rendent son affection
-précieuse. Et moi je ne vous vois qu'une fois par semaine. Je vous veux
-à moi tout entière, à moi toujours! Voulez-vous habiter ici? Dites,
-le voulez-vous? Et puis vous êtes pauvre, malheureuse, vous souffrez
-peut-être. Cette chaufferette, ce sucre d'orge, ce lait dont vous
-parliez tout à l'heure m'ont révélé une situation à laquelle je
-n'avais jamais songé. Et encore ces heures que vous me donnez, c'est
-votre pain, tandis que moi qui vous aime et qui devrais confondre mon
-existence avec la vôtre, je vis dans un luxe égoïste; je dépense en
-bagatelles des sommes qui vous feraient riche pendant plusieurs années.
-Je vous en supplie, essayons de vivre ensemble. Vous me quitterez quand
-vous le voudrez. Ne serez-vous pas libre toujours?»
-
-Il s'était mis à genoux et baisait ardemment les mains de l'ouvrière.
-
-Fossette l'avait écouté sans l'interrompre.
-
-«Mon ami, c'est impossible, dit-elle avec résolution. Je ne veux plus
-de cette vie-là. Oh! j'ai trop souffert, voyez-vous, trop souffert dans
-ma fierté pour recommencer jamais.
-
---Alors vous ne m'aimez pas! s'écria Barnolf blessé, puisque vous ne
-faites aucune différence entre moi et un rapin ou un serrurier. Vous
-refusez parce que vous me préférez Robiquet.
-
---Vous n'avez donc pas, monsieur de Barnolf, la générosité que je
-vous supposais?
-
---Pour le moment, je n'ai que de l'amour, et je suis jaloux. Ou venez
-habiter avec moi, ou quittez Robiquet.
-
---Non, je veux que vous ayez confiance en moi comme j'ai foi en vous.
-
---Je vous croyais bonne, reprit le Hongrois avec colère; mais non, vous
-n'avez pas de cœur; autrement vous ne me feriez pas souffrir.
-
---Je vous l'ai dit dès le premier jour de notre rencontre, repartit
-Fossette avec fermeté, jamais je ne consentirai à retomber sous la
-dépendance d'un homme. Croyez-vous qu'il ne m'ait pas fallu un grand
-courage pour en sortir et renoncer à l'oisiveté? Sans parents,
-abandonnée dans la rue dès l'âge de quatorze ans, j'ignorais ce que
-c'était que l'honneur. Seulement, j'avais ma fierté qui se révoltait
-contre cette ignoble exploitation de l'amour et contre la brutalité de
-l'homme. Je me sentais avilie et j'ai voulu me relever. Je me suis
-relevée seule, par le travail. Mais les commencements ont été durs;
-je n'avais pas toujours du pain; le travail me répugnait et me
-fatiguait; j'avais des crampes dans tous les membres. Vous ne pouvez
-savoir ce que c'est que travailler tout le jour, sans relâche, pour qui
-n'y est point habitué. J'ai lutté, je me suis roidie, et j'ai vaincu
-ma paresse. Maintenant j'y suis faite. Ce travail, toujours le même,
-est pénible sans doute, mais il ne me paraît plus un supplice. Enfin,
-et surtout, je suis libre, libre! je ne dois à personne ma subsistance.
-Et puis, savez-vous, Barnolf, maintenant je m'estime. Ce sentiment que
-je n'avais pas connu jusqu'alors, je ne pourrais plus y renoncer. Sans
-doute j'ai eu beaucoup de chance, puisque depuis six mois je n'ai jamais
-manqué d'ouvrage, que j'ai mangé à peu près à ma faim. Je n'espère
-pas être aussi heureuse toujours; mais j'y ai bien réfléchi, car
-l'ouvrage peut me manquer d'un jour à l'autre; je me laisserais plutôt
-mourir que de retomber jamais dans cet avilissement.»
-
-Barnolf ne se fût point attendu à cette vertueuse déclaration de
-principes chez une fille de mœurs aussi peu rigides. En tout autre
-moment, peut-être eût-il souri de cet alliage de dignité et de
-légèreté, de cette morale à la fois austère et par trop
-indépendante.
-
-«Quelle importance attachez-vous donc à l'argent? lui dit-il. Accepter
-les présents d'un homme qu'on aime, ce n'est, pas s'avilir.
-
---Et vous, accepteriez-vous les présents d'une femme? Vous admettez
-donc deux règles de conduite, une pour les hommes et une autre pour les
-femmes? Moi, j'attache de l'importance, non pas à l'argent, mais à la
-liberté. Si j'acceptais vos bienfaits, je ne serais plus libre.
-
---Oui, oui, c'est cela! libre, dit Barnolf avec sarcasme, libre! Est-ce
-qu'on est libre, quand on aime? Mais je comprends: vous préférez votre
-liberté. Vous voulez être libre d'aimer M. Robiquet, ouvrier
-chapelier, et d'autres peut-être de même acabit?»
-
-Fossette pâlit. Elle hésita; et M. de Barnolf la regardait en cet
-instant avec une expression si haineuse qu'elle crut de sa dignité de
-le braver.
-
-«M. Robiquet, ouvrier chapelier, répondit-elle, a cent fois plus de
-cœur et de vraie noblesse que M. Léopold de Barnolf. Il n'insulterait
-pas une femme.»
-
-Barnolf, offensé et terrible, s'avança vers Fossette et leva la main
-pour la frapper.
-
-Mais Fossette le contint par un tel regard qu'il laissa retomber sa
-main.
-
-«Vous croyez donc, monsieur de Barnolf, que, parce qu'une femme vous
-aime, vous avez le droit de l'insulter et de la battre? Adieu, vous ne
-me reverrez plus!»
-
-Et elle se dirigea vers la porte.
-
-Fou, désespéré, il s'élança vers elle, la saisit dans ses bras,
-implora son pardon et lui baisa les pieds.
-
-Elle resta; mais au fond du cœur elle ne pardonnait pas.
-
-En la quittant, il lui fit promettre de revenir.
-
-Elle promit, mais faiblement.
-
-«Si tu ne viens pas....» dit-il.... Il s'arrêta; la passion le
-suffoquait et le blanc de ses yeux rougit.
-
-«Eh bien? demanda Fossette avec un rire forcé.
-
---J'irai te chercher, répondit-il en se dominant.
-
---Si je pardonnais aujourd'hui, se dit Fossette, demain il me battrait;
-et, de lâcheté en lâcheté, je deviendrais son esclave.»
-
-
-
-
-XXIV
-
-
-Quand Fossette rentra chez elle triste et désolée, Claudine lui apprit
-qu'une très-belle dame était venue la demander de la part de
-Geneviève, et qu'elle avait paru fort contrariée de son absence.
-
-«Je l'ai conduite chez les Ferrandès, ajouta Claudine. Elle nous a
-beaucoup questionnées, Christine et moi, sur notre salaire et sur notre
-manière de vivre. Ce doit être une dame de charité.»
-
-Fossette n'écouta qu'à demi le récit de Claudine. Elle avait hâte de
-se trouver seule pour donner cours à son chagrin.
-
-Robiquet l'entendit rentrer. Il entre-bâilla sa porte; mais Fossette ne
-lui rendit pas son salut amical.
-
-Au bout d'une heure, inquiet du silence prolongé de Fossette, il vint
-frapper à sa porte:
-
-«C'est moi, Robiquet. Est-ce que je puis maintenant arroser vos fleurs?
-
---Non, merci.
-
---Elles n'ont pas eu la moindre goutte depuis hier matin. Elles doivent
-avoir terriblement soif.
-
---Qu'importe!» repartit Fossette avec quelque impatience dans la voix.
-
-Robiquet rentra chez lui tout déconcerté.
-
-«Qu'importe! elle a dit qu'importe! Qu'importe que ses fleurs aient
-soif? elle qui aime ses fleurs comme on aime des enfants! Il faut qu'il
-lui soit arrivé une catastrophe. C'est cet inconnu, bien sûr, ce
-lâche, cet infâme, qui lui aura fait du chagrin. Si je le tenais!...»
-
-Et, de désespoir, il donna un terrible renfoncement au chapeau tout
-neuf qu'il avait mis pour se présenter chez Fossette.
-
-Le bon Robiquet reprit son travail. Mais il s'arrêtait à chaque
-instant pour écouter. Il colla son oreille contre la cloison, et
-entendit très-distinctement de gros soupirs, presque des sanglots.
-
-Il n'y put tenir.
-
-Pour la seconde fois il alla frapper à la porte de sa voisine.
-
-«Mademoiselle Fossette, je vous en supplie, permettez-moi d'entrer.
-Vous avez du chagrin. Peut-être en suis-je cause; car tout à l'heure
-vous ne m'avez pas dit bonjour, comme d'habitude. Je suis bien
-malheureux!
-
---Entrez, monsieur Robiquet.»
-
-Et Robiquet entra.
-
-Fossette était étendue sur son lit avec accablement. Des larmes
-ruisselaient sur ses tempes et mouillaient le traversin.
-
-En la voyant ainsi, Robiquet s'arrêta. Il devint pâle.
-
-«Vous! c'est-il possible! Je ne me trompais donc pas! Vous pleurez! Ah!
-je disais bien, une catastrophe, un _cataclysme!_ Vrai, mademoiselle
-Fossette, si ma vie peut vous servir à quelque chose, prenez-la.
-
---Merci, mon bon Robiquet. J'ai, en effet, besoin de vos services. Je
-désire quitter cette maison demain, si c'est possible.
-
---Quitter cette...! s'écria Robiquet, qui eut le gosier tellement
-serré par l'émotion qu'il ne put achever sa phrase.
-
---Oui, il le faut absolument.
-
---Et moi, et moi, qu'est-ce que je vais devenir, mademoiselle Fossette!
-
---Vous serez quand même et toujours mon ami, n'est-ce pas? Moi, je vous
-garderai toujours la même amitié. Demain matin, pendant que je ferai
-ma malle, seriez-vous assez bon pour aller me chercher, je ne sais où,
-dans la Cité peut-être, une petite chambre comme celle-ci, à peu
-près, et dans les mêmes prix? Vous savez qu'il me faut du soleil pour
-mes fleurs.
-
---Ah! mais.... alors.... ce n'est donc pas...?»
-
-Il s'arrêta.
-
-«Quoi?
-
---Pour nous quitter tout à fait et vous en aller dans les beaux
-quartiers avec.... Pardonnez-moi.... J'avais cru.... Oh! pardonnez-moi
-d'avoir un instant pensé cela. Le chagrin me faisait perdre la tête.
-Je sais bien que vous êtes incapable de ces choses-là.... quoique, si
-vous vouliez.... suffit! je me comprends. J'irai, oui, j'irai vous
-chercher une belle petite chambre dans les prix de...?
-
---Dix francs par mois, pas davantage.
-
---Mais alors.... mais alors....»
-
-Il tortillait son chapeau, un autre chapeau tout neuf.
-
---Quoi, mon pauvre ami?
-
---Si je trouvais deux petites chambres comme ces deux-là, l'une à
-côté de l'autre?»
-
-Fossette sourit tristement.
-
-Encouragé par ce demi-sourire:
-
-«Oh! mademoiselle, reprit-il, je vous en supplie!... pour faire vos
-commissions, soigner vos fleurs et un peu aussi pour m'empêcher de....
-de passer l'arme à gauche; car, voyez-vous, je ne pourrais plus vivre
-loin de vous.»
-
-Il pleurait.
-
-«Pauvre garçon, pensait Fossette, s'il savait qu'il est cause de mon
-chagrin! Faut-il donc le punir de l'injustice d'un autre? Je le veux
-bien, répondit-elle. Au surplus, je ne pourrais me passer moi-même de
-votre amitié; car vous m'avez gâtée; vous êtes si bon pour moi!»
-
-Elle lui tendit la main.
-
-«C'est donc vrai! C'est donc possible! Vous me permettez de vous
-suivre!»
-
-Il se laissa tomber à genoux. Il pleurait, il riait, il ne savait que
-faire de cette main qui le brûlait.
-
-Il la baisa avec respect.
-
-«Vraiment! dit Fossette avec un soupir, il n'y a qu'une chose
-excellente au monde, c'est l'amitié d'un être bon et affectueux comme
-vous, Robiquet. J'accepte vos services, parce que je les crois tout à
-fait désintéressés. Je ne veux plus aimer.
-
---Oh! mademoiselle, je n'ai jamais espéré que vous pourriez m'aimer
-comme je vous aime. Je ne vous demande que la permission de vous servir.
-Je vous respecterai toujours, vous le savez bien.»
-
-Le surlendemain, Fossette quittait le garni de la rue de Venise. Son
-départ fut une désolation pour la maison; car tous les locataires la
-connaissaient et la chérissaient. Plusieurs raccompagnèrent jusque
-dans la rue. La mère Blancheton était rentrée tout exprès pour lui
-prêter sa charrette, une belle charrette neuve achetée avec les
-cinquante francs de Madeleine.
-
-«Cette fille-là, disait-elle de sa voix rauque en essuyant une larme,
-ça vous a des façons de demoiselle avec le cœur d'une ouvrière. Et
-puis c'est aussi gai qu'un rayon de soleil. Quand elle m'apportait un
-peu de lait ou un bol de tisane: Sans doute, que je lui disais, ça me
-ravigote, ce que vous me donnez là; mais ce qui me guérit, c'est
-plutôt de penser qu'on n'est pas tout à fait un chien perdu dans le
-monde, et que quelqu'un s'intéresse à moi.
-
---C'est comme nous, reprenait la femme Brisemur qui commençait à se
-lever, sans elle nous serions tous morts. Elle a passé toute une nuit
-à me soigner. C'est si pauvre chez nous, que personne autre n'aurait
-voulu rester au milieu d'une pareille désolation.»
-
-Quant à Christine, elle pleurait à sanglots. Claudine aussi était
-désolée, car elle allait rester seule.
-
-«Au moins, lui demandait-on, saurons-nous votre adresse?
-
---Je ne puis la donner, car je pars pour qu'on ne me trouve pas. Mais
-dans un mois peut-être reviendrai-je, si ma chambre est encore libre.
-
---On vous la gardera tant qu'on pourra, mademoiselle Fossette, répondit
-le concierge, propriétaire du garni, car on n'a pas souvent d'aussi
-aimables logeuses, ni d'aussi honnêtes.»
-
-Robiquet marchait devant, conduisant la charrette, et Fossette, qui
-suivait, se retournait de temps en temps pour envoyer encore des saluts
-à ses amis.
-
-
-
-
-XXV
-
-
-Geneviève, vêtue d'une jolie robe grisaille et coiffée à la grecque
-avec une résille de velours cerise, était complètement transformée;
-et, comme elle se sentait belle et admirée, ses gestes mêmes étaient
-devenus plus dégagés, plus coquets; son regard avait plus d'assurance.
-Elle s'exprimait avec moins de timidité et plus d'à-propos. Mais que
-d'ennemies lui fit dans l'atelier cette métamorphose! Il n'était pas
-jusqu'à la demoiselle à repentirs, bien sûre de ses charmes pourtant,
-qui ne se sentît écrasée par la beauté de la jeune Lilloise.
-
-Aussi, pendant plusieurs jours, Geneviève fut-elle le point de mire de
-toutes leurs malices. La _première_ elle-même commençait à
-s'inquiéter de la faveur dont la nouvelle jouissait auprès de madame.
-
-«Il faut avouer que cette mijaurée, qui le premier jour n'osait lever
-les yeux, a eu vite fait son éducation, dit l'une de ces demoiselles.
-Maintenant elle a l'air de se moquer de nous.
-
---Et ça ne sait pas même tenir proprement une aiguille! reprit une
-autre. Il est vrai que pour le commerce qu'elle fait....
-
---Mademoiselle, repartit Geneviève avec dignité, je ne fais aucun
-commerce; et, si vous continuez à me tourmenter, je me plaindrai à
-madame.
-
---Rapporteuse et moucharde! il ne vous manquait plus que ça, ma mie. Si
-nous disions, nous, qu'il vous faut une demi-heure pour coudre un lé!
-
---C'est une ouvrière amateur, quoi! Vous avez donc quelqu'un qui paye
-pension à madame?»
-
-Geneviève ne répondit plus, mais elle rougit d'indignation.
-
-«Mesdemoiselles, elle a rougi; preuve qu'on a tapé juste.»
-
-Une ouvrière belle parleuse, se croyant un peu de littérature (par
-rapport, disait-elle, à un jeune homme de lettres qui lui adressait des
-vers), prit à son tour la parole:
-
-«Voyons, jeune mystérieuse, raconte-nous ton roman. Ton héros est-il
-brun ou blond? est-il sentimental ou badin? T'écrit-il des épîtres
-passionnées? Chacune, en entrant à l'atelier, raconte sa biographie,
-et après on la laisse tranquille. Mais toi, tu ne veux rien dire, tu
-fais la pimbêche, c'est vexant.
-
---Que voulez-vous savoir? reprit Geneviève les larmes aux yeux.
-
---Eh bien! qui t'a donné cette robe? car enfin une ouvrière ne peut
-pas, avec ses quarante sous par jour, se nourrir, payer son loyer et son
-blanchissage, et s'acheter, pour tous les jours, une robe de quatre
-francs le mètre.
-
---C'est une dame,» répondit Geneviève.
-
-On se récria de tous les coins de l'atelier.
-
-«À qui croit-elle en conter? dit l'une.
-
---C'est du dernier rigolo, exclama une autre, dans ce jargon d'atelier
-que nous reproduisons comme caractéristique.
-
---Une bienfaitrice? Touchant! touchant! Passe-moi ton mouchoir.
-
---De quelle couleur est sa barbe, à cette dame?
-
---Je retiens celle-là!
-
---Voudrais-tu nous faire poser, ma fille? reprit la littératrice. Tes
-révélations sont par trop saugrenues. Parbleu! nous savons toutes ce
-que c'est, va! On passe sur le boulevard; on s'aperçoit qu'un monsieur
-bien mis, portant des gants et des breloques, vous suit. On s'arrête
-devant un magasin de nouveautés. On a l'air de faire un choix, puis on
-soupire. Le monsieur bien mis offre la robe et son cœur. On minaude un
-peu, on accepte, et tout est dit.
-
---Avouez donc, fit à son tour la demoiselle à repentirs, et on vous
-laissera tranquille.
-
---Je ne puis avouer ce qui n'est pas. Je vous répète que c'est une
-dame qui....»
-
-Ce fut un effroyable vacarme dans l'atelier. On trépignait.
-Quelques-unes tirèrent leurs clefs et se mirent à siffler.
-
-«Silence, mesdemoiselles! s'écria la _première._ Madame va venir.
-
---Parole d'honneur! reprit la demoiselle à repentirs, elle voudrait se
-faire passer pour une rosière.
-
---À Nanterre ça se voit, et encore!... Mais à Paris.... zut!
-
---Ma fille, reprit l'ouvrière orateur, tu fais fausse route; tu
-t'égares dans un système qui n'aura pas de succès; ce que tu nous dis
-n'a pas le sens commun; cependant nous userons de condescendance pour
-tes drôleries. Mais dis-nous du moins quelle est la position de cette
-dame phénomène? où demeure-t-elle? quels sont ses moyens d'existence?
-
---Je n'en sais rien,» répondit naïvement Geneviève.
-
-Le tapage recommença plus fort.
-
-«Bravo! bravo!
-
---Bis! bis!
-
---Elle est d'un cocasse splendide!
-
---Mesdemoiselles, il faut la porter en triomphe.
-
---Moi, je vais écrire au maire de Nanterre.
-
---Oui, c'est cela, reprit la littératrice. Adressons toutes une
-pétition au maire:
-
-
-«Monsieur,
-
-«Une jeune personne, dont la vertu et la candeur sont dignes de
-Nanterre, se trouve égarée dans un atelier de modes rue Neuve
-Saint-Augustin. Il est de votre devoir, respectable patriarche, de venir
-réclamer cette infante, qui ne peut sortir que de votre village,
-célèbre par ses vertus, ses brioches et sa bêtise.»
-
-
-En cet instant, la porte de l'atelier s'entrouvrit discrètement, et
-l'on vit apparaître une espèce d'Hercule à large figure blafarde,
-avec un grand tablier et un bonnet blanc sur l'oreille.
-
-«Voilà M. Édouard. Monsieur Édouard! crièrent toutes les
-ouvrières.
-
---Ah çà! les petites chattes, dit M. Édouard d'une voix de
-basse-taille, vous faites un tapage infernal. Le patron menace de
-déménager.»
-
-Les ouvrières parisiennes se nourrissent fort mal; aussi, à
-l'occasion, se montrent-elles fort gourmandes; souvent même c'est la
-gourmandise qui les perd.
-
-M. Édouard était garçon pâtissier, et, à ce titre, avait gagné
-toutes les sympathies de ces demoiselles.
-
-«Oh! mon bon monsieur Édouard, une brioche!
-
---Un savarin!
-
---Une génoise! supplièrent en chœur plusieurs voix.
-
---On m'embrassera? dit Édouard.
-
---Oui, toutes nous vous embrasserons, même les vieilles à lunettes,
-qui raffolent de vous, ô Édouard, répondit l'ouvrière bas bleu.
-
---Tiens! tiens! je n'avais pas encore vu cette jolie blonde,
-s'écria-t-il en désignant Geneviève.
-
---C'est la nouvelle qui demeure au sixième; seulement elle a fait peau
-neuve, répondit Joséphine.
-
---Diable! rien que ça de chic! Et elle m'embrassera aussi?
-
---Oui, oui! Elle vous embrassera.
-
---Non! repartit Geneviève, je n'embrasserai pas monsieur.
-
---Alors pas de gâteaux,» dit Édouard.
-
-Un nouvel ouragan se déchaîna contre Geneviève.
-
-«Combien vos gâteaux, monsieur? demanda-t-elle.
-
---Je ne vends pas mes gâteaux aux petites chattes, je les donne.
-
---Je n'ai pas encore payé ma bienvenue, insista Geneviève, en tirant
-son porte-monnaie. J'ai cinq francs dix sous.
-
---Cinq francs cinquante, ce n'est guère pour porter des robes comme
-celle-là. Mais enfin, voyons, monsieur Édouard, que pouvez-vous nous
-donner pour cette somme?» demanda la demoiselle à repentirs.
-
-Ici un débat s'engagea.
-
-Pour trancher la question, il fut résolu qu'on apporterait des gâteaux
-assortis et deux bouteilles de sirop.
-
-Ces cinq francs cinquante centimes étaient tout ce que possédait
-Geneviève; mais ce n'était pas acheter trop cher un peu de
-tranquillité.
-
-Certes, Geneviève, comme ouvrière de fabrique, n'était pas habituée
-à une grande délicatesse de langage. Cependant un pareil cynisme la
-révoltait.
-
-Sans doute, pour la fille du peuple, il n'y a pas d'innocence possible.
-Elle vit dans un milieu qui ne respecte ni ses oreilles ni ses yeux. Et
-la chute, considérée par les classes élevées comme un déshonneur
-irrémédiable, est à peine regardée, dans la classe laborieuse, comme
-une faute grave. Souvent même l'ouvrière, au lieu d'en rougir, s'en
-fait gloire et s'enorgueillit de la générosité de ses amants.
-
-À Paris, les ouvrières se divisent en deux camps: celles qui se
-cachent et celles qui font parade de leurs désordres. Ces dernières
-appellent les autres des mijaurées. Quant à l'ouvrière jeune et
-belle, restée entièrement honnête, si elle se rencontre encore, c'est
-malheureusement une exception.
-
-Est-ce à dire qu'il faille renoncer à moraliser ces pauvres créatures
-privées d'enseignement, entourées de mauvais exemples et de
-séductions de toutes sortes? Non, sans doute; mais la moralisation doit
-entrer dans une tout autre voie.
-
-Aujourd'hui les moralistes comme les économistes se sont gravement
-émus de la situation de l'ouvrière, de sa dépravation précoce et
-anormale. Aujourd'hui l'opinion admet, en morale, comme en législation,
-le bénéfice des circonstances atténuantes. On ne se borne plus à
-prêcher ou à anathématiser les pauvres femmes qui tombent dans le
-vice. Des recherches consciencieuses ont constaté que, le plus souvent,
-elles succombent parce qu'elles manquent de pain, et aussi parce que
-leur travail ingrat et pénible ne peut leur procurer aucun luxe, aucune
-satisfaction. Or, on commence à reconnaître que chaque être a droit,
-non-seulement à la subsistance, mais à une part de bonheur. Ce n'est
-donc plus avec des sermons qu'on doit chercher à moraliser, c'est en
-découvrant et en appliquant les moyens d'augmenter l'instruction et le
-bien-être.
-
-Il y a loin cependant d'une jeune fille que l'amour entraîne à celle
-qui se vend. Sans doute un premier désordre conduit souvent à de plus
-graves; mais la femme qui aime réellement n'a pas perdu tout sentiment
-de dignité. Chez Geneviève, ce sentiment était encore élevé; elle
-était douée d'un caractère réservé et d'un esprit délicat. Capable
-d'affections profondes, la frivolité dans l'amour la révoltait. Et
-depuis huit jours, malgré les propos licencieux dont on l'ahurissait,
-malgré les épigrammes dont on l'accablait, sa tenue était restée la
-même, sérieuse et digne.
-
-Mais combien de temps, exposée à ce contact continuel avec la
-corruption, pourrait-elle lutter contre l'entraînement de l'exemple! Ce
-qui la soutenait alors, c'était l'espoir que lui avait donné Mme de
-Courcy d'épouser M. de Lomas. Mais une fois certaine de son abandon, ne
-chercherait-elle pas dans le désordre l'oubli de son chagrin et de son
-abaissement? Car la débauche est pour les femmes ce que l'ivrognerie est
-pour les hommes. Afin de s'étourdir, l'homme boit, la femme se donne ou
-se vend.
-
-Le bon Édouard fit bien les choses. Il apporta une pleine corbeille de
-gâteaux de la veille et deux bouteilles de sirop.
-
-Plusieurs des plus gourmandes lui sautèrent au cou.
-
-«Mes petites chattes, vous voyez que je suis bon prince et pas cruel.
-Ne vous gênez pas; que celles qui ont envie de m'embrasser se
-présentent, je ne les repousserai pas.
-
---Est-il fat et pacha, ce M. Édouard! fit, en grignotant une madeleine,
-une fille très-brune, habituée de Mabille. Il est capable de croire
-que c'est lui qu'on embrasse. Amour de pâtissier, va!
-
---Les pachas, hein! En voilà-t-il des hommes heureux! exclama le bon
-Édouard. Supposons que je sois, un pacha. Je m'assieds sur un divan,
-là, au beau milieu de vous, à la façon d'un tailleur. Je fume une
-grande pipe. Derrière moi, se tient une esclave en pantalon de zouave,
-avec un éventail pour me donner de l'air et pour chasser les mouches de
-mon auguste nez. C'est pas des contes, ce que je vous dis là. J'ai vu
-jouer ça à l'Opéra-Comique, une fois que j'ai paru sur la scène,
-habillé en mamelouk. J'ai été un peu pacha, tel que vous me voyez.
-
---Moi, mon rêve, ce serait d'entrer comme comparse dans quelque
-théâtre, car je raffole du spectacle, dit une jeune fille très-laide
-qu'on appelait la _liseuse_, parce qu'elle avait toujours ses poches
-bourrées de vaudevilles ou de petits journaux.
-
---Et tous les soirs on a la chance de rencontrer un _avenir_ parmi les
-spectateurs, ajouta la demoiselle à repentirs.
-
---Quel est votre idéal comme _avenir_, mademoiselle Léocadie? demanda
-Édouard; est-ce le bois de rose ou le palissandre?
-
---Pour commencer, je me contenterais du noyer.
-
---Monsieur Édouard, continuez donc votre histoire de
-l'Opéra-Comique.... Il était assis sur un divan?...
-
---C'est moi qui suis le pacha. Et vous êtes toutes, comme moi, assises
-sur des divans, dans des poses plus ou moins gracieuses et nonchalantes.
-Tableau. Hein! ce serait-il gentil! Alors, avisant du regard cette
-princesse blonde qui ne daigne pas même goûter à mes brioches, je lui
-jette le mouchoir en l'appelant Fatmé, Haydé, Azora. Ce sont tous des
-noms comme ça dans ce beau pays. Aussitôt, au lieu de me regarder avec
-ses yeux farouches, elle sourit.
-
---Monsieur Édouard, monsieur Édouard, cria une de ces demoiselles, on
-vous rappelle à l'ordre! Vous corrompez nos âmes candides avec vos
-discours immoraux.
-
---Immoraux! ce sont les mœurs les plus pures du pays. C'est leur bon
-Dieu qui veut ça.
-
---Où donc est-il ce pays? est-ce en Cochinchine?
-
---Je ne sais pas, mais pour sûr il existe, puisque je l'ai vu à
-l'Opéra-Comique. Et même qu'on appelle un sérail l'endroit où le
-pacha enferme toutes ses femmes.
-
---Et y a-t-il aussi un pays où les femmes ont des sérails d'hommes?
-demanda l'habituée de Mabille.
-
---Ça, ma petite chatte, je crois que ça ne se voit qu'à Paris; vous
-ferez donc bien d'y rester. J'ai toujours entendu dire que, pour les
-femmes comme pour les chevaux, Paris était un vrai paradis. J'entends
-les beaux chevaux et les jolies femmes, car pour tout ce qui est vieux
-et laid, Paris, c'est l'enfer.»
-
-En cet instant, le petit Joseph entra, et dit:
-
-«Mademoiselle Geneviève, on vous demande au salon.»
-
-Comme la première fois, la curiosité et la jalousie de ces demoiselles
-furent vivement excitées.
-
-«Joseph! Joseph! qui donc la demande encore?
-
---Un vieux monsieur.
-
---De quoi a-t-il l'air, ce vieux?
-
---Il a du chic.
-
---Comment, mesdemoiselles, fit Édouard, vous n'avez pu savoir encore ce
-qu'est cette jolie blondine et ce qui se mijote par là-bas?
-
---Dame! répondit une ancienne, je suppose, moi, qu'elle est bien
-recommandée et qu'on veut lui faire un sort. Vous vous rappelez Zoé,
-Lucile, Amélie et tant d'autres qui ont travaillé ici, et qui sont
-aujourd'hui des princesses pour qui nous travaillons.
-
---Voilà ce qui est souverainement injuste. Pourquoi ne nous ferait-on
-pas un sort, à nous aussi? Ne valons-nous pas cette campagnarde, qui
-dans son pays cardait du coton, et qui ne sait pas seulement dire un mot
-sans rougir?
-
---Mes petites chattes, voilà sans doute ce qui plaît à ce vieux,
-c'est qu'elle rougit; tandis que vous, il y a longtemps que vous ne
-rougissez plus....
-
---Monsieur Édouard, fit la littératrice, si vous n'étiez pas un
-généreux pâtissier, nous ne souffririons pas cette insulte. On vous
-la pardonne en considération de vos brioches.
-
---C'est vexant de la voir préférée à nous, ajouta Joséphine; il
-faut la forcer à quitter l'atelier. Tous les jours nous lui monterons
-une nouvelle, jusqu'à ce qu'elle parte.
-
---Pas besoin, pas besoin, mes petites minettes. Elle est trop jolie pour
-rester longtemps à la paye de quarante sous par jour.
-
---Eh bien! voilà encore un fameux compliment que nous adresse M.
-Édouard, fit observer aigrement la demoiselle à repentirs. Et nous,
-vous nous trouvez donc laides?»
-
-L'ouvrière placée près de la porte entendit le frôlement d'une robe
-de soie dans l'escalier et dit à demi-voix:
-
-«Voilà madame!»
-
-Édouard s'esquiva prestement avec sa corbeille et ses deux bouteilles
-vides.
-
-Toutes ces demoiselles baissèrent les yeux et semblèrent profondément
-absorbées par leur couture.
-
-Quand madame entra, on eût entendu voler une mouche.
-
-On sait que madame ne plaisante pas, et que l'ouvrière surprise en
-flagrant délit de paresse est bientôt congédiée. Et, de fait,
-pourquoi Mme Thomassin serait-elle indulgente? Elle paye généreusement
-quarante sous. C'est l'élite des ouvrières qui gagne pareille somme,
-et il y a sur le pavé tant de pauvres filles qui, en cousant même une
-partie de la nuit, arrivent à grand'peine à en gagner vingt-cinq.
-
-
-
-
-XXVI
-
-
-Avant de descendre à l'atelier, Mme Thomassin avait fait passer
-Geneviève par sa chambre, lui avait lissé les cheveux, avait donné
-une grâce à la résille, et lui désignant la porte du salon, elle lui
-avait dit:
-
-«Ma chère enfant, soyez aimable avec M. le duc, car votre avenir
-dépend de cet entretien. Surtout ne soyez pas si morose. M. le duc aime
-la gaieté.»
-
-Geneviève entra toute tremblante au salon. Elle vit un homme d'une
-soixantaine d'années qui lui désigna amicalement un siège.
-
-Geneviève s'était représenté sous des dehors austères ce personnage
-bienfaisant, qu'un chagrin d'amour, au dire de Mme de Courcy, torturait
-depuis sa jeunesse.
-
-Elle s'étonna donc de le trouver vêtu avec une élégance de bon
-goût, mais un peu prétentieuse pour un homme de cet âge. Le sourire
-de ce vieillard était fin et sceptique, et son regard s'arrêtait sur
-elle avec une persistance qui l'embarrassait.
-
-«C'est vous, ma belle enfant, dont m'a parlé Mme de Courcy?
-
---Oui, monsieur; elle m'a aussi parlé de vous, de votre bonté. Soyez
-persuadé que je ferai tous mes efforts pour mériter votre intérêt.
-
---Voilà une charmante petite réponse, fit le duc. On dirait.... Mais
-non, personne ne vous l'a apprise, n'est-ce pas, mon enfant?»
-
-L'ouvrière rougit, car elle crut avoir été maladroite.
-
-Il lui tendit la main, et Geneviève lui donna la sienne.
-
-«Mme de Courcy ne m'avait pas trompé, vous êtes adorable. De la
-beauté, de la candeur et une main de patricienne. Mais, ma fille, il
-faudra soigner un peu mieux vos ongles; je tiens beaucoup à ce détail.
-
---Je vous remercie de m'en avertir, monsieur, dit Geneviève.
-
---Elle est ou très-rouée, ou très-candide, ou stupide, pensa le duc.
-Voyons lequel.»
-
-Et il reprit:
-
-«Vous me plaisez déjà beaucoup, je vous assure; mais ce que j'aime
-par-dessus tout, c'est la sincérité. Ouvrez-vous donc à moi comme à
-un confesseur. Combien de fois déjà avez-vous aimé?»
-
-Geneviève rougit encore, baissa les yeux et ne répondit pas.
-
-«Je suis très-indulgent, je vous en préviens; deux ou trois fois,
-n'est-ce pas?
-
---Non, monsieur, répondit Geneviève avec dignité.
-
---Quatre ou cinq alors?
-
---Non, monsieur; Mme de Courcy a dû vous le dire, une seule fois.
-
---Et vous avez quel âge?
-
---Vingt ans.
-
---Et vous aimez depuis combien de temps?
-
---Depuis huit mois.
-
---Et jusqu'à dix-neuf ans, jamais, jamais ce petit cœur-là n'avait
-battu pour personne?
-
---Pour personne.
-
---Vous êtes pourtant de Lille, une ville de manufactures.
-
---Oui, monsieur, mais j'allais depuis fort peu de temps à la fabrique.
-Auparavant, je travaillais à la maison.
-
---Et vous aviez sans doute une mère pieuse? Êtes-vous dévote?»
-
-Geneviève hésita. Elle craignait de donner une mauvaise idée d'elle
-à ce bienfaiteur, religieux peut-être.
-
-«Non, monsieur, dit-elle enfin. Ni mon père pi ma mère ne vont à la
-messe, et moi, je n'y allais pas davantage. Mon père est un
-très-honnête homme; mais c'est une idée comme cela, il ne peut
-souffrir les capucins.
-
---Ah! ah! c'est un esprit fort? Tant pis, ma fille! Pour les femmes
-comme pour le peuple, la religion est un frein nécessaire. Je désire
-que vous ayez un peu de dévotion. Sans doute je ne veux pas faire de
-vous une religieuse. Cependant j'aimerais mieux trouver en vous ces
-sentiments qui élèvent l'âme et l'esprit, et préservent des honteux
-désordres.
-
---Ah! monsieur, s'écria Geneviève, certainement j'ai commis une faute
-grave; aux yeux de bien des gens, j'ai perdu le droit de me dire une
-honnête fille; cependant, si vous voulez vous informer, vous saurez que
-j'ai toujours eu une bonne réputation.»
-
-Elle avait des larmes dans les yeux.
-
-«Comment, fillette, vous pleurez! Dépêchez-vous d'essuyer ces beaux
-yeux-là. Je vous déclare que je ne puis supporter les pleurs. J'ai les
-nerfs très-impressionnables. Cela pourrait même troubler ma
-digestion.»
-
-Geneviève essaya un sourire.
-
-«À la bonne heure! Riez toujours! Vous êtes cent fois plus belle. Et
-puis vous avez de si jolies petites dents! Voyons, regardez-moi;
-croyez-vous que je ne vous déplairai pas trop?
-
---Oh! monsieur, comment ne vous aimerais-je pas? Vous paraissez si bon!
-
---Euh! euh! j'ai bien mes défauts. Je suis impatient, et, dans ces
-moments-là je déchire, je casse tout. Mais on ne se plaint pas trop,
-car je répare si bien les dégâts! Je suis du reste un bon enfant,
-vous verrez: pas tracassier du tout! Vous serez libre de vivre à votre
-guise. Je ne vous ferai pas espionner. Voilà pourquoi je vous ai
-adressé tant de questions: c'est que je désire avoir confiance en
-vous. Enfin, je ne suis plus jeune, et je veux maintenant que ma vie
-s'écoule sans émotions, sans tracas. Ainsi, pas de scènes, pas de
-petites roueries. Je ne puis souffrir que les femmes s'avilissent ainsi.
-D'ailleurs je ne vous refuserai jamais rien; car je ne suis point ladre,
-et j'aime à voir le bonheur auteur de moi. Soyez toujours franche
-aussi. Il ne servirait à rien de me tromper. Je connais les femmes sur
-le bout du doigt; et, si adroites soient-elles, je les devine toujours.
-Ainsi vous avez aimé quelqu'un. Est-il à Paris?»
-
-Geneviève hésitait à répondre. Le langage du duc la surprenait et
-l'inquiétait; mais elle ne soupçonnait pas encore que Mme de Courcy
-eût pu la tromper. Elle repoussa le doute qui lui vint.
-
-«Oui, monsieur, dit-elle, il est pour le moment à Paris.
-
---Et vous le voyez toujours?
-
---Rarement.
-
---Il vous aime encore, cependant?
-
---Hélas!
-
---Vous l'aimez donc?
-
---Oui, monsieur.
-
---Oui! s'écria le duc stupéfait, presque irrité.
-
---Je l'ai dit à Mme de Courcy, et je n'ai pas d'autre désir que de le
-ramener à moi et de l'épouser.»
-
-Le duc fronça le sourcil. Il craignit d'avoir été le jouet d'une
-mystification. Puis remarquant la candeur de Geneviève, il éclata de
-rire.
-
-«Je vois que nous ne nous entendons pas du tout. En quels termes Mme de
-Courcy vous a-t-elle parlé de moi?»
-
-Geneviève lui raconta sa conversation avec Lucrèce.
-
-«Écoutez, mon enfant, il y a eu malentendu. Vous êtes peut-être une
-brave fille, et je ne veux ni vous tromper ni vous séduire. Je ne suis
-pas le moins du monde un homme occupé de bonnes œuvres, mais je suis
-moins encore capable d'une mauvaise action. Si j'étais jeune,
-j'entreprendrais peut-être de me faire aimer de vous, car vous êtes
-charmante; mais à mon âge je n'ai plus de temps à perdre. Je vous dis
-donc simplement: Si vous voulez tenir ma maison, je vous donnerai un
-hôtel, une voiture, une grande existence. Robes, cachemires, bijoux,
-vous pourrez vous passer toutes vos fantaisies. Je suis marié, sans
-enfants, et je vis séparé de ma femme. Voyez donc si cela vous
-convient.»
-
-Étonnée, bouleversée par cette offre inattendue, Geneviève hésita
-un moment; mais elle fut vite remise, et, se levant fièrement:
-
-«Non, monsieur, dit-elle, cela ne peut me convenir.»
-
-Le duc la considéra, comme s'il doutait de ce qu'il entendait. C'était
-la première fois peut-être qu'il trouvait une femme rebelle. Piqué au
-jeu par cette résistance, il voulut insister, et lui prendre la main;
-mais Geneviève la retira vivement. Alors le duc, à son tour, se leva,
-et, la saluant avec déférence:
-
-«Adieu, dit-il; je vous ai prise un peu à l'improviste; réfléchissez
-à ma proposition.»
-
-Il sortit, laissant Geneviève atterrée.
-
-Lorsque Mme Thomassin la rejoignit au salon, Geneviève était assise,
-morne et le visage inondé de larmes.
-
-Voilà donc pourquoi on l'avait habillée, pourquoi on s'intéressait à
-elle, pourquoi on l'avait entourée de soins et d'égards! Mais
-qu'était donc cette Mme de Courcy, à laquelle Lionel l'avait
-recommandée? qu'était donc la maison de Mme Thomassin?
-
-Cette maison ressemblait à beaucoup d'autres. C'était un atelier de
-couture dirigé par une ancienne lorette. Quand on voit des jeunes
-filles, souvent même des enfants, poussées à l'inconduite par les
-personnes mêmes qui devraient les protéger, les défendre, faut-il
-s'étonner de l'effroyable dépravation d'une trop grande partie de
-cette classe d'ouvrières? C'était surtout cette dissolution des
-moeurs, véritable fléau social, que voulait dénoncer et combattre
-Mlle Borel. C'était la mission à laquelle elle avait voué sa vie.
-
-«Eh bien! mon enfant, qu'y-a-t-il? Pourquoi ce chagrin?» demanda à
-Geneviève Mme Thomassin avec une voix attendrie.
-
-Autant Mme Thomassin se montrait dure, hautaine même vis-à-vis de ses
-ouvrières, autant elle savait être câline et gracieuse lorsque son
-intérêt l'exigeait.
-
-«C'est une infamie, madame, c'est une infamie! répétait Geneviève;
-je ne me serais jamais attendue, en entrant ici, à de pareilles
-humiliations!
-
---Expliquez-vous, mademoiselle,» dit la couturière qui voulut
-paraître ignorer ce qui s'était passé.
-
-Geneviève raconta son entretien avec le duc.
-
-«De quoi vous plaignez-vous, ma fille? reprit Mme Thomassin. Le duc
-s'est conduit envers vous en parfait galant homme. Ne vous a-t-il pas
-montré une grande bienveillance? Il est marié, il ne peut vous
-épouser; mais, d'après tout le bien qu'on lui a dit de vous, il offre
-de vous prendre pour tenir sa maison. Cela se voit dans la société
-élégante. Je comprends combien votre refus a dû le surprendre; car
-enfin, ne vous abusez pas sur votre situation: vous vous êtes enfuie de
-chez vos parents avec un jeune homme qui vous a abandonnée; votre
-réputation est à jamais perdue.
-
---Mais si M. de Lomas consentait à m'épouser, comme me l'avait fait
-espérer Mme de Courcy....
-
---Vous épouser! lorsqu'il ne vous aime plus! vous êtes insensée!
-interrompit en riant Mme Thomassin, qui voulut lui ôter tout espoir de
-ce côté. Vous voilà donc sans appui sur le pavé de Paris. Maintenant
-vous gagnez à peu près pour vivre; mais aurez-vous toujours une
-position aussi avantageuse?»
-
-Elle s'arrêta, comme pour lui faire comprendre que cette position
-dépendait d'elle, et qu'elle pouvait d'un mot la lui retirer.
-
-«Qu'espérez-vous donc? vivre de votre travail? Vivre est impossible,
-vous végéterez. Et il peut survenir une maladie, un chômage qui vous
-réduise à la dernière misère. Que deviendrez-vous alors? Après
-avoir refusé la richesse, et, je l'affirme, une existence qui peut
-être honorable, car vous avez affaire à un honnête homme, vous vous
-verrez réduite peut-être, dans un moment de détresse, à quelque
-honteuse extrémité.
-
---Oh! jamais! jamais! s'écria Geneviève. J'aimerais cent fois mieux
-mourir!
-
---Soit! vous n'en arriverez jamais là, quoique bien d'autres y soient
-venues, qui étaient aussi fières et aussi résolues que vous l'êtes
-en ce moment. Ah! vous ne savez pas encore ce que c'est que la faim! Il
-semble même que plus on est pauvre et malheureux, plus on aime la vie.
-On ne se tue pas, allez; on fait comme les autres. Croyez-moi, mon
-enfant, j'ai de l'expérience, j'ai vu le monde de près, et je vous
-dis, parce que je m'intéresse à vous: Ne repoussez pas la fortune
-quand elle se présente d'elle-même et tout d'un coup. Tant d'autres la
-cherchent toute leur vie sans la rencontrer jamais! Ce que vous refusez
-là, c'est une position stable qui équivaut presque à un mariage; car
-M. le duc n'est pas le premier venu: c'est un homme qui assurera votre
-avenir, si vous vous conduisez convenablement avec lui. Enfin c'est un
-moyen de venir en aide à vos parents, de leur procurer une vieillesse
-heureuse, exempte de privations.
-
---Vous ne connaissez pas mon père, dit Geneviève; jamais il
-n'accepterait un centime provenant d'une source pareille.
-
---Ta, ta, ta! c'est bon pour le discours. On se fait à tout, il
-quitterait Lille, viendrait habiter Paris auprès de vous. Et quand il
-aurait tous les jours sa demi-tasse, sa petite bouteille, il ne
-s'occuperait guère de la source.
-
---Vous ne le connaissez pas, madame, vous dis-je.
-
---Eh bien! admettons que ce soit un papa butor, d'une vertu farouche: il
-resterait à Lille, voilà tout. Et quand vous serez riche, vous
-trouverez un mari, un vrai mari, car avec de l'argent on en trouve
-toujours. Une fois mariée légitimement, que pourrait dire votre père?
-Vous épouseriez, n'est-ce pas, M. de Lomas? Eh bien! sachez que c'est
-un vrai libertin, qui ne vous rendrait pas même heureuse pendant quinze
-jours; et il n'a pas le sou, tandis que le duc a cinq cent mille francs
-de rentes. Songez donc! vous porteriez des robes comme celle que vous
-avez essayée l'autre jour, comme celle-ci, ajouta-t-elle en lui
-désignant une toilette éblouissante, et des bijoux semblables à ceux
-que vous voyez étalés rue de la Paix! Et puis une maison à vous toute
-seule, avec des tapis, des tableaux, des glaces sur tous les murs!
-Songez donc, tout ce bonheur pour vous, petite masque, et vous hésitez!
-
---Non, je ne veux pas, répondit Geneviève, comme si elle était
-éblouie par la tentation. Mon père viendrait à Paris tout exprès
-pour me tuer. Et puis c'est impossible, parce que je l'aime, _lui._
-
---Voyons! attendez encore quelques jours, car en refusant vous faites
-une irréparable sottise. Réfléchissez.
-
---C'est inutile.
-
-«Est-elle bête! pensa Mme Thomassin à bout d'arguments. C'est une
-vraie buse.»
-
---Pensez-y toujours. La nuit porte conseil.»
-
-Geneviève remonta dans sa chambre. Elle écrivit à M. de Lomas ce qui
-venait de se passer. Puis, à la faveur de la nuit, elle se glissa
-jusqu'au n° 31 de la rue Louis-le-Grand et y déposa sa lettre.
-
-
-
-
-XXVII
-
-
-Sans doute Geneviève souffrait cruellement; mais combien plus grande
-eût été sa douleur si elle eût appris que son père était en
-prison, sa mère malade de chagrin, et que sa faute était la cause
-première de tant de malheurs!
-
-L'arrestation de Gendoux avait tellement bouleversé la pauvre Thérèse
-qu'elle s'était mise au lit; et les faibles épargnes, amassées avec
-tant de peines, s'épuisaient chaque jour. Elle n'avait pour la soigner,
-dans sa cave sombre, que la voisine, le soir, au retour de la fabrique,
-et les deux petits, qui lui présentaient sa tisane quand elle avait
-soif. Contracté par le chagrin, son estomac refusait toute nourriture,
-et chaque jour elle s'affaiblissait davantage. De temps à autre
-pourtant elle se tramait jusqu'à la prison pour aller voir Gendoux. Ces
-entrevues étaient toujours douloureuses, et elles achevaient
-d'ébranler l'organisme de la pauvre femme.
-
-On ne laissait pénétrer auprès du prisonnier aucun de ses camarades.
-
-Cependant la coalition, comprimée à son début par l'emprisonnement de
-son chef et le retour de M. Daubré, était loin d'être complètement
-étouffée. Il soufflait dans les fabriques, et particulièrement dans
-celle de M. Daubré, comme un vent de révolte. Quelques personnes sages
-conseillaient au riche manufacturier de solliciter l'élargissement de
-Gendoux, ou du moins, si son affaire devait être jugée, de s'entendre
-avec lui pour sa défense. C'était le meilleur moyen de calmer
-l'irritation des esprits.
-
-Il se résolut donc à tenter cette démarche, quoi qu'il en coûtât à
-sa dignité de patron offensé. Il espérait ainsi gagner la
-reconnaissance de Gendoux, qu'il savait être un brave cœur, incapable
-de fausseté ou d'ingratitude.
-
-Depuis son incarcération, Gendoux avait laissé pousser sa barbe, ce
-qui imprimait à son visage hâve et vieilli quelque chose d'inculte, de
-sauvage.
-
-Thérèse était auprès de lui. Elle semblait une ombre. Sa bouche
-triste, son regard abattu, désespéré, accusaient une de ces douleurs
-si complètes qu'elles attendrissent les âmes les plus rebelles à la
-pitié.
-
-À la vue de ces deux vieillards si malheureux et si dignes, M. Daubré
-s'arrêta sur le seuil de la cellule, saisi d'une sorte de respect.
-
-Il avait préparé un préambule sévère; mais il ne trouva que de la
-commisération pour cette navrante infortune.
-
-Dans le commerce ordinaire de la vie, M. Daubré passait pour un
-excellent homme. Mais c'était un Flamand, un homme du Nord, froid,
-placide plutôt que bon. Incapable d'aucun effort pour secourir son
-semblable, il avait cette bonté neutre, cette passivité qui n'est le
-plus souvent qu'une forme de l'égoïsme.
-
-Gendoux, qui le connaissait bien, ne se méprit pas sur cette démarche;
-il le reçut avec défiance.
-
-Thérèse sortit.
-
-Gendoux et M. Daubré restèrent en face l'un de l'autre.
-
-Quel contraste entre ces deux hommes!
-
-M. Daubré était rose, replet. Sur son visage s'épanouissaient la
-quiétude de l'homme bien calé dans la vie, et la sérénité parfaite
-de l'être vulgaire et satisfait, sans vices, mais aussi sans vertus.
-D'ailleurs, quelle vertu lui faut-il, à cet homme auquel tout a souri
-dès le premier jour de sa vie? Cerveau étroit, cœur inerte, bien
-douillettement emmailloté dans sa médiocrité et son égoïsme, M.
-Daubré trouvait, lui aussi, que tout était pour le mieux dans le
-meilleur des mondes. À l'aide de quelques lieux communs, comme il
-critiquait les aspirations du peuple vers le mieux être! Les ouvriers
-ont-ils jamais été plus heureux qu'aujourd'hui? disait-il. Que ne
-demandent-ils tout de suite à devenir les propriétaires de nos
-fabriques? Si l'on voulait les écouter, ils ne mettraient plus du
-bornes à leurs exigences. Les révolutions succéderaient aux
-révolutions. L'anarchie échevelée et sanglante se déchaînerait par
-toute la France.
-
-L'esprit de cet homme n'avait jamais franchi l'horizon de sa fabrique et
-de la brasserie où chaque jour il allait lire son journal
-ultra-conservateur, fumer sa pipe et boire son pot de bière.
-
-Il possédait une spécialité pourtant qui dominait en lui,
-non-seulement toute autre faculté intellectuelle, mais tout sentiment
-élevé et affectif, c'était l'esprit des affaires, lequel se réduit
-à peu près à ceci: savoir acheter et vendre en temps opportun. Sur ce
-calcul unique, depuis vingt ans, il avait constamment tendu toutes les
-forces de son cerveau; c'était donc avant tout un marchand, un marchand
-habile.
-
-Gendoux, lui, c'était l'ouvrier intelligent, fier de sa valeur morale,
-et qui ne se prosterne point devant la supériorité de la fortune,
-quand à celle-là ne s'en joint aucune autre.
-
-La souffrance n'avait pas altéré la noblesse native de ses traits. Sur
-cette figure énergique, presque hautaine, on lisait une grande
-élévation morale et un sentiment un peu brutal peut-être de la
-justice.
-
-La misère avait usé, vieilli, déformé même le corps de Gendoux;
-mais elle avait respecté son âme. Quoique aigri par le malheur, il
-conservait le culte de l'idée, tout prêt encore à se dévouer pour
-elle.
-
-Certes, il admettait les inégalités sociales. S'il rêvait
-d'améliorer le sort de l'ouvrier, il respectait aussi les droits du
-patron. Il comprenait que les questions ne peuvent se résoudre que par
-de nouveaux procédés d'organisation, et point par la violence; mais il
-était aussi absolu dans ses rancunes que dans ses principes.
-
-«Croyez, mon ami, lui dit M. Daubré, que j'ai éprouvé un chagrin
-réel de votre détention. Depuis si longtemps vous travaillez pour
-moi, que j'étais loin de m'attendre à votre tentative séditieuse.
-
---Vous trouvez donc, monsieur Daubré, que parce qu'on souffre depuis
-vingt ans, c'est une raison pour souffrir sans se plaindre pendant vingt
-années encore?
-
---Oublions, Gendoux, ce qui s'est passé. Vous n'ignorez pas les
-rigueurs de la loi contre les coalitions, contre les chefs surtout. Vous
-allez être condamné à deux ou cinq années d'emprisonnement.
-
---Je le sais, répondit dédaigneusement le prisonnier.
-
---Il faut donc vous tirer de là; et c'est pourquoi je viens convenir
-avec vous d'un système de défense.»
-
-Gendoux se tenait sur la réserve, car il pensait: Pour faire une
-semblable démarche, il faut qu'il ait besoin de moi.
-
-«Un système de défense? dit-il. Mais je n'ai pas l'intention de me
-défendre. Je dirai la vérité, toute la vérité; les juges me
-condamneront selon leur conscience.
-
---Selon leur conscience? repartit M. Daubré. C'est là précisément
-qu'est le danger.
-
---Peu importe! Quel que soit leur jugement, je le subirai, j'y suis
-résolu.
-
---Il ne faut pas seulement penser à vous, Gendoux; il faut penser à
-votre femme, qui paraît si affectée de votre réclusion. N'avez-vous
-pas aussi des enfants sur lesquels rejaillirait votre condamnation?
-
---Ma condamnation! s'écria Gendoux avec sarcasme. Ah! plût à Dieu que
-ma famille ne fut jamais autrement déshonorée!
-
---Vous avez une fille, je crois, cela pourrait l'empêcher de
-s'établir.»
-
-Gendoux pâlit. La veine qui traversait son front se gonfla, et,
-regardant M. Daubré d'un air terrible:
-
-«J'avais une fille, mais je n'en ai plus.
-
---Ah! vous l'avez perdue! reprit M. Daubré frappé du ton de Gendoux;
-ne travaillait-elle pas dans ma fabrique?
-
---Oui, elle travaillait dans votre fabrique, et un lâche, un libertin
-l'a enlevée. Je ne la reverrai jamais.»
-
-M. Daubré se souvint vaguement d'avoir entendu parler de la disparition
-de Geneviève.
-
-«Auriez-vous donc quelques soupçons sur l'un de mes contre-maîtres?
-
---Je ne parlerai pas, parce que le moment n'est pas venu. Et puis il me
-faut des preuves; mais je les aurai.
-
---Vous devriez du moins me faire part de vos soupçons; je pourrais vous
-aider à retrouver votre enfant.
-
---C'est inutile: elle est perdue pour moi, perdue sans retour. Je ne la
-reverrais pas sans avoir envie de la tuer.
-
---C'est là une sévérité excessive.
-
---Je ne puis m'accoutumer à rougir.
-
---Certes, vous avez un caractère fort estimable, et vous méritez la
-considération dont vos camarades vous honorent. Cependant il ne faut
-pas outrer des sentiments bons en eux-mêmes, mais qui, poussés à
-l'extrême, deviennent de la cruauté.
-
---Il y a deux choses avec lesquelles on ne peut, on ne doit jamais
-transiger: c'est la justice et l'honneur.»
-
-M. Daubré, interloqué par ce début, ne savait plus à quel sentiment
-s'adresser pour se faire écouter.
-
-Mon ami, reprit-il avec beaucoup d'aménité, nous voulons vous sauver
-malgré vous. Je tiens à vous, vous le savez.
-
---Comment pouvez-vous tenir à moi, qui viens d'organiser une coalition
-contre vous? Je ne suis pour vous qu'une force de tant, pouvant produire
-une valeur de tant.
-
---Quel butor que cet homme! pensa M. Daubré, et que les maîtres de
-fabrique sont malheureux d'avoir à employer des gens pareils!
-
---Non, reprit Gendoux, c'est votre intérêt et non le mien qui vous
-amène ici. Mon arrestation a, je le sais, produit un mauvais effet
-parmi les camarades, et, pour apaiser les esprits, vous voudriez me
-rendre à la liberté.
-
---Ce que nous voulons tous, dit M. Daubré, c'est l'ordre, c'est la
-bonne harmonie entre les patrons et les ouvriers. Voyons, sur quels
-points portaient vos réclamations, et je verrai ce que je puis faire.
-
---Voici, répondit Gendoux. Nous demandons pour les hommes une
-demi-heure de plus à midi, afin que chacun puisse aller prendre son
-repas dans sa famille, et nous demandons à quitter le métier une heure
-plus tôt le soir sans diminution de salaire.
-
---Rien que celai fit ironiquement M. Daubré. Pourquoi ne me
-demandez-vous pas de vous payer pour ne rien faire?
-
---Ce n'est pas tout, reprit Gendoux irrité de cette plaisanterie.
-
---Voyons, continuez.
-
---Nos enfants meurent ou dépérissent, faute des soins de leur mère.
-Nous demandons que les femmes aient, comme à Sedan, une heure au milieu
-du jour pour préparer le repas, soigner et allaiter leurs enfants, et
-qu'elles sortent comme nous à huit heures au lieu de rester au travail
-jusqu'à neuf. En un mot, nous voulons qu'ayant travaillé tout le jour
-comme de véritables machines, nous puissions le soir cultiver notre
-intelligence et vivre un peu par le cœur au milieu de nos familles.
-Autrement la manufacture tuera la famille, tuera l'être sociable,
-l'être moral surtout; car, faute de développement intellectuel,
-l'ouvrier s'abandonne à ses penchants les plus vils, à la débauche et
-à l'ivrognerie. Voilà ce que nous voulons. Est-ce juste?
-
---Mais à supposer que j'accorde, moi, ce que vous demandez, est-il
-certain que les autres fabricants suivent mon exemple?
-
---Accordez toujours; les autres seront bien forcés de vous imiter.»
-
-M. Daubré parut réfléchir.
-
-«Non, c'est impossible, dit-il. Ce serait pour moi chaque jour un
-déficit considérable. Mieux vaudrait vendre mes filatures et placer
-mes capitaux au 5 0/0. Tout ce que je puis faire, tout ce qui me paraît
-juste, ce serait d'accorder, comme à Sedan, une demi-heure et non pas
-une heure, aux femmes qui allaitent leurs enfants.
-
---Alors c'est inutile, repartit Gendoux; nous ne pouvons nous entendre.
-Je préfère être condamné. Mon jugement du moins sera une
-protestation de plus. Les patrons ne pourront-ils jamais comprendre
-qu'en nous laissant le temps nécessaire pour nous reposer et nous
-instruire, notre travail deviendrait plus actif et plus intelligent, et
-qu'ils trouveraient dans la reconnaissance et l'affection de l'ouvrier
-une compensation à leurs sacrifices!
-
---C'est un exalté, pensa M. Daubré, je n'obtiendrai rien de lui.
-D'ailleurs, avec de pareilles doctrines, cet homme est fort dangereux
-dans une fabrique. Il vaut mieux qu'il reste en prison.»
-
-M. Daubré sortit. Ayant vainement tenté une conciliation, il prit le
-parti de laisser la justice suivre son cours.
-
-Sans doute M. Daubré, en faisant une semblable démarche, avait agi en
-homme populaire. Bien que la bonté n'eût pas été son mobile unique,
-cependant il avait montré vis-à-vis d'un simple ouvrier une
-déférence que certains maîtres de fabrique eussent réprouvée, sans
-être pour autant injustes ou cruels. Car, pour juger sainement les
-relations entre patrons et ouvriers, il faut se mettre au point de vue,
-non pas du droit pur, mais de la justice relative.
-
-«Si les classes privilégiées, dit Robert Peel, abusent fatalement, à
-l'état corporatif, de leurs privilèges, les individus qui les
-composent peuvent être personnellement très-désintéressés et
-excusables.»
-
-C'était un jour néfaste pour M. Daubré; et sa sérénité habituelle
-allait se trouver singulièrement troublée.
-
-En rentrant chez lui, vivement contrarié de l'insuccès de sa
-tentative, il trouva sa belle-mère, Mme de Lomas, qui l'accueillit avec
-solennité. De quelles affaires graves ou ennuyeuses venait-elle encore
-l'entretenir? Dans la disposition d'esprit où il se trouvait, Mme de
-Lomas ne pouvait tomber plus mal.
-
-Comme elle semblait hésiter ou chercher une entrée en matière:
-
-«Quoi? venez-vous encore quêter pour vos pauvres? demanda M. Daubré
-avec impatience. Je vous avoue que j'en ai assez des pauvres, des
-ouvriers et du peuple. On s'extermine à chercher leur bonheur; on se
-saigne aux quatre membres; on leur bâtit des ateliers qui ressemblent
-à des palais; on leur donne des salaires tels qu'il y a trente ans ils
-n'eussent osé les rêver; et, plus on leur témoigne de sollicitude,
-d'affection même, plus ils se montrent ingrats, exigeants,
-intraitables. Vraiment, je ne sais plus quel moyen employer pour les
-gouverner. En les traitant à peu près en égaux, on leur donne une si
-haute idée de leur valeur qu'on ne peut plus s'en faire respecter ni
-obéir.
-
---Non, monsieur, là n'est pas la cause du mal, répondit
-sentencieusement Mme de Lomas; le mal, c'est qu'on ne croit plus, c'est
-qu'il n'y a plus de religion dans le peuple. Et pourquoi n'y a-t-il plus
-de religion parmi le peuple? C'est que les grands, les riches eux-mêmes
-l'ont abandonnée.»
-
-Mme de Lomas était une ancienne coquette convertie à la dévotion vers
-la cinquantaine. Ne pouvant plus avoir une cour d'adorateurs, elle s'en
-était formé une d'ecclésiastiques et de saints personnages. Comme
-elle était sans fortune, elle recourait à M. Daubré pour ses
-aumônes. Grâce à ses libéralités, elle avait acquis une certaine
-influence.
-
-Toutefois M. Daubré se trompait: elle ne venait point quêter. Un motif
-plus important l'amenait. Lionel lui avait écrit que sa sœur se
-compromettait gravement et qu'il était de toute urgence que M. Daubré
-revînt à Paris.
-
-Plusieurs considérations avaient motivé cette lettre. Lionel, on s'en
-souvient, avait reçu ordre de Lucrèce d'entraver l'amour de Maxime et
-de Mme Daubré. Mais il désirait la présence à Paris de M. Daubré
-pour le charger de demander la main de Béatrix. Enfin il avait besoin
-d'argent, et il comptait obtenir de son beau-frère la somme nécessaire
-à l'achat de la corbeille.
-
-Mme de Lomas était adroite. Elle sut présenter à son gendre une
-peinture saisissante des dangers auxquels le séjour de Paris exposait
-une femme aussi jolie que Géraldine.
-
-Mais M. Daubré, qui aimait le calme, et qui, à Paris, se trouvait
-condamné par sa femme aux plaisirs forcés des bals et des soirées,
-repoussa énergiquement les suggestions de sa belle-mère.
-
-«Que venez-vous me raconter? s'écria-t-il presque irrité. Géraldine
-est une très-honnête femme, très-attachée à ses devoirs d'épouse
-et de mère. Et puis elle n'est plus jeune, et sa beauté commence à se
-faner un peu.
-
---Peut-on être mari à ce degré-là? pensa Mme de Lomas.
-
---Elle n'est plus jeune! dit la dévote. Elle a trente ans, et à cet
-âge....
-
---Dites trente-six, reprit M. Daubré.
-
---Trente-six, soit! mais c'est précisément l'âge le plus dangereux
-pour les femmes. C'est le moment des grandes passions.
-
---Ta ta ta! Géraldine n'est point passionnée, vous dis-je. Qui diable
-le sait mieux que moi?»
-
-Mme de Lomas leva les yeux au ciel.
-
-«Ayez pitié de lui, mon Dieu!» soupira-t-elle.
-
-«Mais enfin sur quoi basez-vous vos soupçons?
-
---Depuis un mois vous lui écrivez de revenir, et elle ne revient pas.
-Elle trouve des prétextes.
-
---D'excellents prétextes, et que j'ai approuvés.
-
---Elle lit beaucoup de mauvais livres, car, malgré mes avis, vous
-n'avez point assez surveillé ses lectures.
-
---Ah! il ne manquerait plus que cela! J'ai bien autre chose à faire,
-vraiment. D'ailleurs je lui ai interdit _Lélia_ et la _Physiologie du
-mariage._ Dernièrement encore, elle me jurait qu'elle ne les avait pas
-lus.
-
---Il y a tant d'antres ouvrages encore plus dangereux que ceux-là,
-lesquels s'adressent au cœur et poussent à l'adultère.
-
---Si vous n'avez pas de meilleures raisons à me donner, dit M. Daubré
-avec froideur, je continuerai à avoir confiance; car la confiance,
-voyez-vous, peut seule enchaîner les femmes.
-
---J'ai de meilleures raisons. Ses dernières lettres sont empreintes de
-je ne sais quelle tristesse vague. Croyez-en mon expérience.
-Certainement elle lutte, elle souffre. Il vous faut courir à son
-secours et la ramener ici. Vous négligez votre femme, monsieur Daubré,
-et cette pauvre enfant est si tendre, si impressionnable! Est-il
-étonnant qu'elle cherche ailleurs un bonheur que son cœur réclame et
-que vous ne lui donnez pas?
-
---Allons! bon! je suis un mauvais mari, à présent! Est-ce que je lui
-refuse quelque chose? Dites tout de suite que je suis un abominable
-tyran et qu'elle est la plus malheureuse des femmes.
-
---Croyez-moi, partez au plus tôt. Tenez, puisqu'il faut tout vous dire,
-Lionel m'a écrit aussi, et comme moi il désire vivement votre
-présence à Paris.
-
---Ils me feront damner! s'écria M. Daubré. C'est bon, je partirai, je
-ramènerai Géraldine. Mais il me semble, madame, que si vous l'aviez un
-peu mieux élevée; que si, au lieu de l'habituer à l'oisiveté, vous
-aviez su lui inspirer le goût du travail, Géraldine ne chercherait pas
-aujourd'hui dans des émotions coupables un aliment à l'activité de
-son imagination. Car son cœur n'a-t-il pas assez de son mari, de sa
-mère, de ses trois enfants à aimer?
-
---Ah! monsieur, répliqua vivement Mme de Lomas qui voyait pour la
-première fois son gendre en colère, ma fille a été élevée au
-Sacré-Cœur. Elle a reçu l'éducation qui convenait à son rang. Elle
-sait coudre et broder. Fallait-il lui enseigner la cuisine ou les soins
-du ménage, ou la tenue des livres, ou les affaires, ou le latin?
-
---Certes, madame, un peu d'entente des affaires, un peu de tenue de
-livres, auraient pu me servir. Ne pouviez-vous du moins lui apprendre à
-tenir sa maison et à élever ses enfants?
-
---Ma fille, bien qu'elle vous ait épousé, monsieur, n'est point une
-bourgeoise. C'est une de Lomas. Veuillez, je vous prie, vous en
-souvenir. D'ailleurs, tout le monde s'accorde à dire que c'est une
-femme accomplie. Il n'y a que vous, monsieur, qui lui trouviez des
-défauts.
-
---Au diable les femmes et les belles-mères!» pensait M. Daubré, qui
-ordonna pourtant ses préparatifs de départ.
-
-M. Daubré, toutefois, aimait sa femme. Après la brasserie et ses
-fabriques, sa femme était certainement ce qui l'intéressait le plus au
-monde. Mais comme il voulait la paix à tout prix, il la laissait à peu
-près libre.
-
-Si parfois il lui arrivait de faire une observation avec quelque
-vivacité, Mme Daubré se renversait sur son fauteuil comme si elle
-tombait en faiblesse, et disait d'une voix douloureuse:
-
-«Ah! monsieur, vous me ferez mourir avec vos brutalités!»
-
-M. Daubré supportait donc très-patiemment la séparation conjugale.
-Sans doute sa femme voudrait rester à Paris quelque temps encore; et
-l'idée des luttes, des scènes peut-être qu'il allait avoir à
-soutenir troublait très-désagréablement sa placidité.
-
-«Surtout, lui dit Mme de Lomas, pas de reproches! Ne laissez rien
-paraître de votre jalousie.
-
---De ma jalousie! Mais, encore une fois, je ne suis pas jaloux.
-
---Alors c'est peut-être votre indifférence qui déplaît à
-Géraldine.
-
---Allons, bon! maintenant, il faut que je sois jaloux.
-
---Non, pas sérieusement, seulement pour lui faire croire que vous
-l'aimez toujours avec passion.
-
---Mais je ne l'aime pas avec passion; je l'aime avec respect, comme on
-doit aimer la mère de ses enfants.
-
---À la grâce de Dieu! dit Mme de Lomas en poussant un énorme soupir.
-Je vais prier, mon gendre, prier pour la continuation de votre bonheur.
-Et je vais commander une neuvaine aux rédemptoristes pour que Marie
-protège ma pauvre Géraldine contre les embûches du démon.
-
---Chère enfant! pensait la dévote en se retirant, comment ai-je pu la
-marier à ce butor, qui ne comprend rien aux délicatesses du cœur
-féminin? Si ma fille est coupable, ce sera bien lui qui l'aura voulu!»
-
-
-
-
-XXVIII
-
-
-Le retour imprévu de son mari causa en effet à Mme Daubré une vive
-contrariété. Mais elle était forte quand elle le voulait. Elle
-supporta sans émotion apparente cette surprise désagréable.
-
-La veille, Maxime lui avait dit:
-
-«Pourquoi faut-il que le destin nous ait séparés! Nous étions si
-bien faits pour nous comprendre! Passer ma vie à vos pieds, Géraldine,
-c'eût été pour moi le suprême bonheur.»
-
-Et Géraldine, qui à vingt-cinq ans eût souri peut-être de
-l'éloquence moulée de cette phrase, à trente-six ans s'était laissé
-persuader. Comment eût-elle pu supposer que Maxime ne prenait pas au
-sérieux cet amour qui l'absorbait elle-même tout entière, et qu'elle
-regardait comme le dernier de sa vie?
-
-M. Daubré ne pouvait donc arriver en un plus fâcheux moment. Aussi
-jamais ne parut-il à sa femme plus lourd, plus trivial, avec sa figure
-épaisse, avec son intelligence commune, bourrée de chiffres, enfoncée
-dans les tripotages du commerce. Jamais il ne l'avait autant choquée
-par ses airs de Prudhomme, ses façons bourgeoises et ses opinions
-toutes faites auxquelles il tenait avec l'opiniâtreté de la sottise.
-Essayait-on de combattre ses affirmations sans preuves, par paresse
-d'esprit il s'abstenait de répondre. On le croyait convaincu. Mais si,
-une heure après, on revenait sur le sujet discuté, on demeurait
-stupéfait de l'entendre répéter son affirmation avec le même aplomb,
-avec une égale confiance en lui-même. C'était cette impassibilité
-dans la bêtise que ne pouvait lui pardonner Mme Daubré, surtout quand
-elle le comparait au brillant Maxime, d'un esprit si souple, si alerte,
-et dont la beauté originale et délicate resplendissait de passion et
-d'intelligence.
-
-M. Daubré ne suivit nullement les conseils de sa belle-mère. Il ne
-témoigna ni jalousie, ni colère, ni recrudescence de tendresse. Il dit
-simplement à sa femme qu'il venait la chercher.
-
-Mme Daubré lui répondit qu'elle suivait un traitement pour ses nerfs,
-et que le médecin lui ordonnait le séjour de Paris pendant quelque
-temps encore.
-
-Il ne fit aucune objection, et reprit docilement sa chaîne. Il
-accompagnait sa femme quand elle le lui demandait, et le reste du temps
-s'ennuyait le plus pacifiquement du monde.
-
-Géraldine lui présenta Madeleine. Il approuva ce choix. Il essaya bien
-quelques objections sur la manière de diriger Jeanne, qu'il trouvait
-déjà trop coquette; mais Mme Daubré se borna à répondre: «Il faut
-bien qu'elle soit habillée comme ses petites amies. Plus de simplicité
-serait ridicule.» Il s'inclina.
-
-Du reste, comme jamais sa femme ne lui avait montré autant de
-prévenance et d'affection, que jamais il ne l'avait vue moins nerveuse,
-moins rêveuse, plus gaie, mieux portante, il se dit que Mme de Lomas
-était folle ou qu'elle avait pris ce prétexte pour hâter le retour de
-sa fille.
-
-Géraldine rencontrait Maxime au Bois, au spectacle ou en soirée; ces
-jours-là elle disait à son mari d'une voix câline:
-
-«Mon ami, ce soir vous avez congé. C'est Lionel ou c'est Albert qui
-m'accompagnera.»
-
-Et M. Daubré allait tranquillement à la brasserie fumer sa pipe, boire
-son pot de bière et lire _le Constitutionnel._
-
-Avant de risquer sa demande en mariage, Lionel chargea Maxime de sonder
-le terrain.
-
-M. de Lomas était à peu près certain de plaire à Béatrix et à sa
-mère. Mais il fallait l'assentiment de M. Borel.
-
-Un jour que toute la famille, y compris la tante Bathilde, se trouvait
-réunie à déjeuner:
-
-«Quel homme charmant que ce Lionel! dit Maxime. Vraiment, quoiqu'il ait
-peu de fortune, je serais très-flatté de l'avoir pour beau-frère.»
-
-Béatrix rougit, mais elle adressa à son frère un regard de
-remerciement.
-
-«Certainement, repartit Mme Borel, c'est un homme très-distingué. Et
-puisque vous appréciez son caractère, vous devriez l'imiter, Maxime;
-car où le voit tous les matins à la messe de la petite chapelle de la
-rue de Provence. Lui du moins sait allier aux manières et à la
-conversation du meilleur monde un esprit sérieux et une piété
-exemplaire.
-
---En effet, répliqua M. Borel, je crois m'apercevoir que depuis quelque
-temps il fait à Béatrix une cour très-assidue. Sans doute la piété
-et la distinction sont d'excellentes qualités, que j'apprécie comme
-vous; mais je me suis informé: il est complètement ruiné.
-
---Avec un homme qui me plairait, je serais toujours assez riche, dit
-Béatrix.
-
---Il faudrait au moins, reprit M. Borel, qu'il nous apportât quelques
-compensations. S'il obtenait un poste important dans une ambassade; ou
-seulement s'il était décoré....
-
---Mais son nom, répliqua vivement Béatrix, ne vaut-il pas mieux que
-toutes les décorations? Il appartient à l'une des plus anciennes
-familles de la Flandre. Il porte de gueules à bandes de sable avec un
-croissant d'or en pointe.
-
---Vous aurait-on enseigné le blason au couvent? demanda Bathilde avec
-un sourire d'ironie.
-
---Certainement, on nous en donne quelques notions; car c'est de
-l'histoire. N'est-il pas fort intéressant pour ces demoiselles, qui la
-plupart sont nobles, de connaître l'origine et les armes de leur
-famille?
-
---Alors je ne m'étonne plus, ma pauvre Béatrix, de ton enthousiasme
-pour M. de Lomas.
-
---Je ne suis pas non plus de ton avis, ma chère enfant, reprit M.
-Borel. En ma qualité de commerçant, je n'attache qu'une médiocre
-importance à la gloire nobiliaire. Je suis à cet égard un enfant de
-89. Pour moi, le mérite personnel est tout. Ce n'est pas que je trouve
-M. de Lomas dépourvu de mérite; mais vous, Bathilde, qu'en
-pensez-vous?
-
---Oh! ma tante doit le trouver fort mal, dit aigrement Béatrix. Un
-homme qui va à la messe!
-
---Puisque vous me demandez mon avis, répondit Mlle Borel, je pense tout
-simplement que c'est un homme ruiné qui est à la poursuite d'une dot,
-et qui n'a ni valeur morale, ni valeur intellectuelle. Il faudrait
-précisément savoir, ma chère Béatrix, si, avant de songer à
-t'épouser, il allait à la messe.
-
---Peut-être bien, allégua Maxime, ne pratiquait-il pas autrefois avec
-autant de ferveur; mais il a toujours eu des sentiments chrétiens. À
-supposer qu'il aille un peu plus souvent à la messe pour plaire à
-Béatrix qu'il aime, le mal ne serait pas grand.
-
---Moi, j'avoue, fit Laure étourdiment, que le petit Daubré me plairait
-davantage. M. de Lomas ne me parait pas toujours très-sincère.
-
---Ah! ma chère, si tu penses à M. Albert, tu as tort; car Madeleine
-est là qui le soigne, insinua Béatrix, comme pour se venger de la
-tante Bathilde.
-
---Ma chère Béatrix, répliqua sévèrement Mlle Borel, Madeleine est
-une noble fille, tout à fait incapable d'un calcul de ce genre.
-
---Madeleine est impie et mes filles sont dévotes, fit observer Mme
-Borel avec sarcasme; voilà pourquoi vous la vantez à leurs dépens.»
-
-M. Borel coupa court à la conversation, qui commençait à s'envenimer.
-Mais après le déjeuner, Béatrix rejoignit Maxime et lui dit à voix
-basse:
-
-«Engage M. de Lomas à attendre, pour faire sa demande, le départ de
-la tante Bathilde.»
-
-D'un autre côté, Lucrèce avait dit à Renardet:
-
-«Il m'importe beaucoup de retarder le mariage de M. de Lomas. Sachez
-donc de Maxime où en est l'affaire, afin que je mette, s'il y a lieu,
-des bâtons dans les roues.
-
-Mme de Courcy comptait sur Lionel pour séparer Madeleine et Albert.
-
-
-
-
-XXIX
-
-
-Certain de réussir, puisqu'il avait l'assentiment de Béatrix, M. de
-Lomas répondit à Geneviève:
-
-
-«Ma chère enfant,
-
-«Je ne puis plus longtemps vous cacher la vérité; mais d'abord,
-croyez-le bien, je vous conserverai toujours une affection profonde et
-une reconnaissance très-vive pour l'attachement que vous me témoignez.
-Je veux surtout que vous soyez bien persuadée que je ne vous
-abandonnerai jamais. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour assurer
-votre bonheur.
-
-«Je vais me marier. Combien je souffre de tracer ces mots en pensant au
-chagrin qu'ils vous causeront; mais à quoi bon vous entretenir plus
-longtemps dans des espérances irréalisables? Ce serait peut-être
-entraver votre avenir, et plus tard vous rendre la déception encore
-plus douloureuse. Des considérations toutes puissantes de famille, de
-position nous séparaient à jamais. Un mariage entre nous étant
-impossible, ma conscience me fait un devoir de cesser des relations qui
-pourraient compromettre toute votre existence.
-
-«Je m'abstiendrai de vous donner un conseil au sujet du duc. C'est un
-galant homme; et la carrière du travail que vous avez embrassée avec
-tant de courage est si difficile! Mais je comprends votre délicatesse.
-Votre désintéressement me touche. Cependant il faut envisager les
-choses sous leur vrai jour, et ne pas sacrifier à des sentiments,
-très-nobles assurément, mais peut-être un peu romanesques, les
-côtés positifs de notre misérable vie.
-
-«Vous êtes un grand cœur, Geneviève, et, dans quelque position que
-vous vous trouviez jamais, vous saurez vous faire aimer et respecter.
-
-«C'est avec ces sentiments d'affection, et, j'ose le dire, de
-vénération, que je vous prie de compter toujours sur mon amitié
-inaltérable et sur mon entier dévouement.»
-
-
-Cette lettre n'était pas signée, et l'écriture, qui paraissait
-très-hâtée, était un peu contrefaite.
-
-Lorsque Geneviève la reçut, elle était à l'atelier. Depuis la visite
-du duc, elle semblait si triste et si peu glorieuse de sa beauté, que
-ses compagnes, ordinairement impitoyables, respectaient cette douleur
-secrète. Dans ces têtes légères, les impressions comme les
-sentiments sont de courte durée. D'ailleurs, Geneviève, absorbée par
-ses préoccupations, ne prêtait aucune attention aux lazzis que de
-temps à autre encore on décochait contre elle.
-
-Cette impassibilité avait achevé de désarmer les malicieuses filles,
-qui cherchèrent quelque autre sujet sur lequel elles pussent exercer
-plus efficacement leur verve caustique.
-
-Elle ouvrit la lettre en tremblant, et, dès les premiers mots, ses yeux
-se troublèrent. Elle se renversa sur sa chaise et s'évanouit. On la
-ranima, et on la conduisit dans sa chambre, où elle se mit au lit.
-
-Dès qu'il fit un peu sombre, elle se leva et se rendit à la rue
-Louis-le-Grand.
-
-Elle était bien malade. Ses jambes la soutenaient à peine. La fièvre
-faisait claquer ses dents, et sur ses joues pâles se dessinaient des
-marbrures violettes.
-
-De temps à autre elle s'arrêtait et s'appuyait aux murailles pour ne
-pas tomber.
-
-À mesure qu'elle approchait, une angoisse horrible lui étreignait le
-cœur. Elle hésitait.
-
-«Que lui dirai-je? pensait-elle; je ne le ferai point changer de
-résolution.»
-
-Mais, poussée par le désespoir, ou plutôt par quelqu'une de ces
-espérances insensées telles qu'en peuvent concevoir les condamnés à
-mort, elle continuait d'avancer.»
-
-Craignant d'être arrêtée ou reconnue dans l'escalier, elle fit un
-effort suprême, monta rapidement les trois étages et sonna.
-
-Lionel vint ouvrir. Elle tomba mourante à ses pieds.
-
-Lionel s'habillait pour aller dîner chez les Borel.
-
-Grâce aux soins excessifs qu'il prenait alors de sa personne, grâce
-aussi à une vie un peu plus régulière, il semblait rajeuni.
-
-Depuis qu'il adressait ses hommages à Béatrix, il mettait un soupçon
-de rouge. Aujourd'hui ce ne sont plus seulement les femmes qui se
-maquillent. Il en est parmi nos dandies qui ne dédaignent pas les
-précieux services du fard, du cold-cream et de la poudre de riz.
-
-Ce brillant séducteur, en face de sa victime que la douleur rendait
-méconnaissable, eut-il du moins un remords, un mouvement de pitié?
-
-«Quelle tuile! pensa-t-il en regardant la pendule. Je n'ai qu'un quart
-d'heure pour m'en débarrasser.
-
---Voyons, Geneviève, remettez-vous. Tenez, buvez un peu d'eau fraîche.
-
---Oh! je n'ai pas soif, dit-elle en repoussant le verre qu'il lui
-tendait. Est-ce bien vous qui m'avez écrit cette lettre? N'est-ce pas
-un rêve? J'ai cru que j'en deviendrais folle. Vous vous mariez, vous ne
-m'aimez plus, vous m'abandonnez! Est-ce bien vrai? répétez-le-moi, car
-je ne puis le croire encore.»
-
-Elle prononça ces mots d'une voix brève, saccadée, et puis elle
-éclata en sanglots.
-
-«Ma pauvre enfant, j'en suis désolé, je vous assure. Vous ne sauriez
-croire combien cette séparation me coûte à moi-même.»
-
-La pauvre fille se jeta de nouveau à ses genoux. Elle les embrassait.
-
-«Lionel, mon Lionel, moi qui vous aimais tant! Moi, qui vous ai tout
-sacrifié, l'amour de ma mère et l'amour de mon père; qui vous ai
-sacrifié leur bonheur, leur gloire, mon repos, ma conscience, mon
-honneur; moi qui encore maintenant donnerais ma vie pour vous; je vous
-en supplie, ne me laissez pas, ne vous mariez pas. Oh! aimez-moi,
-aimez-moi encore: car, si vous ne m'aimez plus, je le sens, je vais
-mourir.
-
---Mais, mon enfant, je vous aime; je vous l'ai dit, je vous le répète,
-je vous garderai toujours un excellent souvenir. Vous avez été si
-bonne pour moi, si tendre! Comment pourrais-je jamais l'oublier?»
-
-Geneviève écoutait, l'œil hagard, ces froides protestations.
-
-«C'est donc fini, bien fini, dit-elle lentement. Adieu, vous ne me
-reverrez plus.»
-
-Il la retint.
-
-«Quoi! Où allez-vous? Que voulez-vous faire? Écoute-moi, Ginevra.»
-
-Ce nom, qu'il lui donnait autrefois quand il l'aimait, la fit
-tressaillir; et, se rattachant à ce frêle espoir, elle resta.
-
-Debout, le regard morne, la bouche impassible et serrée, elle attendit.
-Mais son attitude exprimait une résolution désespérée.
-
-«Il faut raisonner, mon enfant, dit Lionel, en prenant dans les siennes
-la main glacée de la jeune fille. Où cet amour nous mènerait-il?
-Jamais ma mère ne consentirait à cette union. Jamais Mme Daubré ne
-vous accepterait pour sa belle-sœur. Je suis sans fortune, je vous le
-répète. Que ferions-nous donc? Habitué à l'oisiveté, je ne puis
-songer à gagner ma vie à la sueur de mon front. En vous épousant ou
-en continuant nos relations, je perds mon avenir comme je perds le
-vôtre; car c'est un avenir que le duc vous offre, un brillant avenir.
-Ce n'est pas une position tout à fait régulière, je le veux bien;
-pourtant ces unions illégitimes sont si communes aujourd'hui que
-l'usage les a presque consacrées. Vous êtes si bonne, si charmante;
-avec un peu plus d'éducation, vous seriez une femme accomplie. Le duc
-vous appréciera, vous aimera; et peut-être, plus tard.... Sa femme est
-âgée, maladive; si vous savez vous rendre indispensable à son
-bonheur....
-
---Ah! oui, il m'épousera, n'est-ce pas? dit-elle avec amertume. Je sais
-maintenant le cas qu'il faut faire de semblables espérances. Non, je
-n'accepterai pas cette position humiliante. Vous m'avez trompée, vous
-êtes lâche, vous êtes sans excuse!
-
---Vous me faites cruellement sentir, Geneviève, la malheureuse et
-fausse situation dans laquelle je me trouve placé. Le mariage qui
-s'offre à moi est inespéré; et il est certaines dettes d'honneur que
-je ne pourrai jamais payer autrement. Or, vous le savez, on doit
-sacrifier à l'honneur son bonheur même.»
-
-Geneviève retira sa main. L'indignation fui prêta des forces. Ses
-larmes se séchèrent. Son œil brillant toisa le fourbe avec mépris.
-En cet instant ce n'était plus l'ouvrière humiliée, suppliante,
-c'était la digne fille de Gendoux.
-
-Sous ce regard, de Lomas baissa le sien.
-
-«Vous vous mariez, dites-vous, pour payer une dette d'honneur; mais de
-quel nom appelez-vous donc la dette que vous avez contractée envers
-moi! Vous appelez dettes d'honneur les dettes de jeu, n'est-ce pas?
-celles que tout le monde connaît. Mais vous séduisez une pauvre fille,
-vous l'arrachez à sa famille, vous l'abandonnez, et, ce qui est plus
-vil encore, vous la poussez à se vendre pour vous débarrasser d'elle.
-Vous commettez toutes ces lâchetés sans scrupule, et vous croyez
-rester un homme d'honneur; car vous savez bien que je n'irai pas
-raconter votre infâme conduite, que je suis trop fière pour me venger
-ainsi, que j'aime mieux mourir, moi et mon enfant.»
-
-Lionel essaya de quelques mots encore pour l'apaiser, mais elle refusa
-de l'entendre et sortit brusquement. Il ne tenta plus de la retenir. Le
-quart d'heure était écoulé.
-
-«Enfin, exclama-t-il quand elle eut fermé la porte, m'en voilà
-délivré! Elle a encore mieux pris cela que je ne l'aurais cru.»
-
-Et, tranquillisant ainsi sa conscience, facile d'ailleurs à calmer, il
-continua sa toilette.
-
-Il tira sa raie au milieu de la tête, ce qui lui donnait un air
-d'innocence, et, quand il fut pommadé, frisé, lissé et fardé dans
-toutes les règles de la dernière mode, il se regarda complaisamment au
-miroir, se sourit à lui-même pour s'étudier à sourire avec esprit.
-Rien de sa laideur morale ne se trahissait au dehors, car il savait
-attendrir quand il le voulait son regard sec et pâle, son regard
-d'acier. Rarement il s'était trouvé plus satisfait de lui-même, plus
-certain de son succès.
-
-Geneviève ne fut pas plutôt dehors, que l'énergie qu'avait un instant
-surexcitée en elle le désespoir, l'abandonna. Elle marchait éperdue,
-sans savoir où ses pas la dirigeaient.
-
-Il faisait froid. Une pluie fine et glacée mouillait ses vêtements.
-Que lui importait! Elle allait, elle allait toujours, sans se soucier
-des voitures et des passants.
-
-Elle longea les boulevards. Ils resplendissaient de lumière. Mais elle
-ne vit ni les gerbes de gaz, ni les rayonnements des cafés ouverts, ni
-les éblouissements du luxe qui s'étalaient aux vitrines des boutiques.
-Elle n'entendit ni les bruissements de la foule, ni le galop des
-chevaux. Tout entière à sa douleur, elle semblait morte à tout ce qui
-l'entourait.
-
-Arrivée sur la place de la Madeleine, elle tourna à gauche et
-descendit la rue Royale. Elle traversa la place de la Concorde. Elle se
-trouvait sur un pont désert. Il faisait tout à fait nuit. La rivière
-était grosse et rapide. Cette masse d'eau jaunâtre qui marchait vite,
-qui marchait toujours, était effrayante à voir, Geneviève se pencha
-pour la regarder.
-
-Est-ce le froid qui la saisit, ou la peur, ou bien le vertige? Anéantie
-par la douleur physique, brisée par toutes ces émotions, elle
-s'affaissa sur elle-même.
-
-Elle éprouva comme un immense soulagement.
-
-«Quel bonheur! murmura-t-elle, je vais mourir!»
-
-Elle pensa à sa mère et elle ferma les yeux.
-
-Dix minutes plus tard, un passant, voyant cette femme étendue à terre,
-prévint un sergent de ville.
-
-On la releva.
-
-Au premier moment elle ne se souvint de rien. Elle indiqua sa demeure et
-on l'y transporta; elle était si faible de corps et d'esprit qu'elle
-n'opposa aucune résistance.
-
-Elle se mit au lit avec une fièvre brûlante.
-
-Le lendemain, Mme Thomassin la questionna et apprit ce qui s'était
-passé.
-
-Dans l'après-midi le duc vint. Geneviève se laissa conduire au salon
-par Mme Thomassin.
-
-Ce n'était plus la jeune fille de la veille, fraîche, gracieuse,
-encore enfant; c'était une femme qui avait souffert.
-
-Grave, presque sévère, elle parut au duc si imposante qu'il resta un
-moment interdit devant elle.
-
-«Sommes-nous enfin décidée? dit-il.
-
---Non, monsieur.
-
---Vous aimez donc encore M. de Lomas?
-
---Non, monsieur, je le méprise.
-
---Mais alors qu'espérez-vous faire?
-
---Mourir!»
-
-Le duc crut à une comédie. Il éclata de rire. Mais quand il vit des
-larmes rouler sur les joues pâles de l'ouvrière, il ne rit plus.
-
-«Écoutez-moi, mon enfant, reprit-il, vous m'intéressez réellement.
-Pour la première fois je crois à la vertu. Voilà cent francs.
-Retournez chez vos parents. Croyez-moi, cette maison n'est pas
-convenable. Paris offre trop de dangers. Vous résistez parce qu'à
-votre insu vous aimez encore. Mais dans six mois, peut-être auparavant,
-vous succomberiez. Vraiment vous êtes héroïque. J'en ai les larmes
-aux yeux. Prenez ces cent francs. Quand vous le pourrez, vous me les
-rendrez.
-
---Décidément je me fais vieux, se disait le duc en sortant. Encore
-quelques années, et je couronnerai des rosières.»
-
-
-
-
-XXX
-
-
-Madeleine recevait nécessairement le contre-coup des contrariétés
-amoureuses de Mme Daubré. Si Maxime se faisait attendre, ou si M.
-Daubré ne sortait pas quand il le fallait, l'institutrice comme les
-domestiques souffrait de sa mauvaise humeur.
-
-Mais Albert, par ses prévenances délicates, par la sympathie
-admirative qu'il lui témoignait, la dédommageait des humiliations, des
-tracasseries que lui faisait subir le caractère maladif de cette femme
-inoccupée. Aussi commençait-elle à s'habituer à sa position.
-
-Albert recherchait l'occasion de la voir, de lui parler. Certes,
-Madeleine lui était supérieure comme intelligence et comme sentiment
-poétique. Mais loin de se trouver blessé de cette supériorité, il la
-reconnaissait avec bonheur.
-
-Sans doute il était amoureux; mais il ne pensait point à analyser le
-sentiment qu'il éprouvait. D'ailleurs il avait rêvé l'amour tel que
-se le représentent les jeunes gens qui n'ont point aimé, comme une
-sorte de délire, un vertige des sens et de l'imagination, comme une
-violente crise de l'âme, qui vivifie ou qui tue.
-
-Ce qu'il ressentait, au contraire, pour Madeleine, c'était une calme
-affection, si respectueuse qu'il n'éprouvait loin d'elle, comme en sa
-présence, ni trouble, ni fièvre, mais une ivresse aussi pure que
-profonde. Il aimait à se sentir enveloppé dans le rayon de ce regard
-limpide et sincère. Sous ce regard, son cœur ne brûlait pas. Il
-était au contraire comme rafraîchi et doucement bercé.
-
-L'eût-on questionné sur ses sentiments pour Madeleine, il eût de
-bonne foi certifié qu'il ne l'aimait pas d'amour, mais d'une sainte
-affection de frère ou de cette adoration qu'un fanatique a pour un
-fétiche.
-
-Cependant s'il passait plusieurs heures sans la voir, il était
-malheureux; il souffrait d'une sorte d'angoisse; il la cherchait avec
-inquiétude; et, quand il la retrouvait, c'était un bonheur si grand
-que son visage en était tout transfiguré.
-
-Quant à Madeleine, elle était profondément touchée et heureuse de
-cette affection, et elle le lui disait, car elle croyait toujours aimer
-Maxime Borel.
-
-Elle pensait que le cœur ne peut changer; qu'une femme, sous peine de
-déchoir, de se dégrader, ne doit aimer qu'une fois. Mais était-ce
-bien son cœur qui avait aimé Maxime? Ce sentiment n'était-il pas
-plutôt un de ces amours de tête si communs chez les jeunes filles?
-
-Maxime était beau, généreux, séduisant. C'était surtout le seul
-homme jeune qu'elle eût connu dans l'intimité. Sans doute elle le
-jugeait frivole, homme de luxe et de plaisir avant tout. Sans doute elle
-se disait que cette intelligence peu cultivée ne s'élevait jamais dans
-des sphères bien hautes, et que peut-être même ce caractère n'était
-pas tout à fait estimable. Mais, avec sa vive imagination, elle se le
-représentait comme une de ces organisations exubérantes,
-enthousiastes, qui se jettent dans les excès parce que notre société
-étroite et comprimante refuse tout essor fécond à leurs énergiques
-facultés. Elle en avait fait un héros, une sorte de demi-dieu auquel
-elle vouait un culte dans son cœur.
-
-Elle ne pouvait donc reconnaître ainsi du jour au lendemain, que Maxime
-n'était point taillé dans ces proportions héroïques, que c'était
-tout simplement une belle et sincère nature, un charmant garçon qui,
-moins comprimé par les jésuites, moins gâté par ses parents, moins
-gâté par les femmes surtout, eût pu devenir, comme son père, avec
-l'âge et la réflexion, bon citoyen, bon époux et bon père de
-famille.
-
-M. de Lomas surveillait Albert et Madeleine, et leur amour naissant,
-aussi pur que naïf. Et, s'il souriait parfois de leur ingénuité, lui,
-blasé, sceptique, incapable de tendresse, il jalousait leur bonheur.
-
-Toutefois, craignant de faire manquer son mariage, il n'avait point
-renouvelé vis-à-vis de Madeleine ses tentatives de séduction; mais il
-ne renonçait pas à poursuivre cet amour qui l'attirait violemment; il
-attendrait d'être marié. D'avance, il calculait le temps que pourrait
-demander et son mariage et une lune de miel raisonnable. Or, dans six
-mois, il aurait satisfait à toutes les convenances, et pourrait
-très-décemment reprendre sa liberté.
-
-En attendant, il fallait séparer Albert et Madeleine. D'ailleurs
-c'était l'ordre que lui avait donné Lucrèce.
-
-Malgré les sollicitations de Lionel, Albert n'avait assisté que
-rarement aux soirées de Mme de Courcy. Son cœur était trop plein de
-Madeleine pour prêter la moindre attention aux coquetteries
-provocantes de la courtisane. Pudique comme une jeune fille, il ne
-comprit pas ou ne voulut pas comprendre l'amour peu voilé que lui
-promettait Lucrèce par ses regards langoureux et ses paroles à double
-entente. Ce monde bruyant, futile, vicieux, tout élégant qu'il fût,
-ne pouvait convenir à cette âme délicate et rêveuse. Quand il
-rentrait chez lui, il se sentait mal à l'aise, mécontent de lui-même.
-Il lui semblait qu'il eût mieux employé son temps à lire quelques
-pages de poésie ou seulement à contempler le front pur de Madeleine.
-Il ne voulut plus retourner chez Mme de Courcy.
-
-Cependant Lucrèce, blessée dans son amour-propre, irrité des dédains
-de cet enfant, sentait grandir en elle une passion qui, satisfaite,
-n'eût été peut-être qu'un caprice. Maintenant cette pensée
-l'absorbait comme une idée fixe. Il semble que ce soit le juste
-châtiment réservé à ces natures perverses que d'éprouver, à un
-moment donné de leur existence, un de ces amours violents et pleins de
-souffrances qui vengent d'un seul coup tontes les victimes de leurs
-artifices diaboliques.
-
-Comme Albert avait reçu de fréquentes invitations de Mme de Courcy,
-Lionel lui persuada que les convenances l'obligeaient, s'il ne voulait
-pas assister à ses soirées, à lui faire du moins une visite de
-politesse.
-
-Il s'y rendit seul.
-
-Lucrèce, prévenue par Lionel, l'attendait.
-
-Elle le reçut dans un boudoir coquet, un boudoir pompadour avec
-tentures de soie à fond vert pâle, semé de bouquets de roses. Les
-meubles Louis XV étaient de véritables objets d'art. Une statue en
-pied de Mme de Pompadour ornait l'appartement. La lumière, tamisée par
-des stores de guipure, répandait sur toutes ces élégances un
-demi-jour voluptueux qui fondait les teintes trop crues ou les lignes
-trop dures.
-
-Albert la trouva à demi couchée sur une chaise longue. Un guéridon
-placé à côté d'elle était couvert d'ouvrages allemands.
-
-Elle tenait à la main un livre qu'elle ne lisait pas. Ses yeux élevés
-mélancoliquement regardaient dans le vague.
-
-Elle entendit parfaitement annoncer M. Daubré; mais elle resta quelques
-secondes encore dans cette attitude sentimentale, car elle voulait être
-vue. La glace qui était devant elle lui avait appris que ses yeux
-noirs, à demi clos par une tendre rêverie et brillant à travers ses
-cils, paraissaient ainsi plus jeunes et plus beaux.
-
-Puis, tressaillant tout à coup:
-
-«Ah! c'est vous! quel bonheur! Merci d'être venu, dit-elle en lui
-tendant gracieusement la main. Vous ne me gâtez pas, et cependant
-je.... Mais qu'allais-je dire? une sottise.
-
---Pardonnez-moi, madame, répondit Albert, un peu troublé de cet
-accueil si empressé; mais je suis timide et même un peu sauvage. Il y
-a toujours tant de monde chez vous, et puis j'ai la passion de l'étude,
-de la littérature surtout.
-
---Croyez-vous, s'écria Lucrèce avec enthousiasme, que je n'avais pas
-encore lu les œuvres de Henri Heine? Depuis deux jours je les dévore.
-Quel poëte! Vous qui êtes à moitié Allemand et qui vous occupez de
-littérature, vous devez connaître ses poésies. Y a-t-il un esprit
-plus français que le sien, une âme plus allemande? Comme il savait
-aimer! Quelle impressionnabilité et quel sentiment élevé du beau, du
-noble, du juste! Quelle nature complexe! Quel artiste et quel
-philosophe! Vous me voyez émue et émerveillée. Comme il comprenait la
-femme! Mais enfin quelle est votre opinion sur Heine?
-
---J'éprouve, madame, en ce moment, une des plus douces émotions de ma
-vie; et vous la comprendrez lorsque vous saurez que depuis deux ans je
-m'occupe à traduire en vers ses poésies.
-
---Vraiment! fit-elle avec une feinte surprise, car Lionel l'en avait
-instruite. Que vous êtes heureux de connaître l'allemand! Je ne
-croyais pas que cette rude langue tudesque pût s'assouplir ainsi, et
-rendre les nuances les plus délicates de notre esprit français, les
-images les plus gracieuses, les peintures les plus coquettes. Le
-croiriez-vous? vous allez penser que c'est bien là une fantaisie de
-tête folle et désœuvrée: depuis que je lis Heine, je désire
-étudier l'allemand; et si ce n'eût été la terreur de m'entendre dire
-par mon professeur: _Ponchour, montâme_, dès aujourd'hui j'aurais
-commencé mes leçons. Mais ma subite passion pour l'allemand ne
-résisterait pas à ces accents barbares.
-
---Combien je regrette, madame, dit Albert, de quitter Paris sitôt, je
-vous aurais offert mes services! car je parle et j'écris l'allemand
-aussi facilement que le français. L'hiver prochain, si vous daignez les
-accepter, je serai très-heureux d'initier une aussi fervente
-admiratrice de Heine aux splendeurs de sa poésie.
-
---Hélas! soupira Lucrèce, il en est de tous les projets comme de
-l'amour: partie remise est partie manquée. Merci toutefois de votre
-proposition; je l'accepterai si nous sommes en vie tous les deux, si le
-destin ou la fantaisie ne nous pousse pas, vous au nord et moi au sud,
-si mon enthousiasme germanique se soutient; car l'enthousiasme, aussi
-bien, plus même que tout autre sentiment, a besoin d'être alimenté,
-et je suis femme. Or, souvent femme varie; mais non, je suis sûre que
-vous n'avez pas mauvaise opinion de nous, et que vous croyez à notre
-constance.
-
---Madame, répliqua Albert sérieusement, je crois la femme capable de
-tous les dévouements et de toutes les noblesses. Et, quand elle tombe,
-la faute n'en est pas à elle, mais à l'homme. Ses vertus lui
-appartiennent. Tous ses vices lui viennent de nous.
-
---Il y a de la partialité dans ce jugement, et sans doute de la
-galanterie. Peut-être est-ce tout simplement un sentiment d'équité,
-le besoin de réagir contre les injustices des hommes à notre égard.
-Mou opinion à moi, c'est qu'on ne peut nous juger. Pour savoir au juste
-ce que la femme pourrait être et ce qu'elle pourrait produire, il
-faudrait lui laisser une entière responsabilité d'elle-même et lui
-permettre une complète liberté de développement.»
-
-On le voit, Lionel avait mis Lucrèce au courant de ce qu'il appelait
-les _toquades_ d'Albert.
-
-«C'est aussi ma pensée, madame, repartit Albert. Seulement vous l'avez
-formulée plus nettement que je ne l'aurais fait. Vraiment, vous me
-voyez ravi. Chaque fois que je rencontre une femme supérieure, et il y
-en a plus qu'on ne pense, loin de m'en sentir humilié j'en éprouve
-comme un triomphe; car je ne trouve rien d'injuste, de brutal même,
-rien qui prouve mieux la faiblesse morale de l'homme, l'infériorité
-réelle de son caractère, que les railleries jalouses dont il accueille
-la femme supérieure. Y a-t-il une rivalité, possible entre l'homme et
-la femme? Le ton naturel ne nous place-t-il pas à vos genoux? Ce n'est
-pas de la part de la femme que la lutte est ridicule, c'est de la part
-de l'homme. Sans doute les femmes en général n'ont pas la même
-aptitude pour les études abstraites; mais n'arrivent-elles pas, par
-l'intuition, à la compréhension de toutes choses? Ne s'élèvent-elles
-pas plus haut que nous dans les sphères de l'idéal! Et quand elles
-admettent un principe, elles le suivent jusque dans ses dernières
-conséquences. Je l'affirme, la femme est plus logique que nous, et
-surtout elle est plus juste. L'homme a bien raison vraiment d'être fier
-de son aptitude philosophique. À quelle vérité absolue, religieuse ou
-métaphysique est-il arrivé avec ses belles facultés pour
-l'abstraction? A-t-il prouvé l'existence de Dieu ou l'existence de
-l'âme? En ces matières, la femme, qui raisonne moins, est plus
-avancée que lui, car elle se laisse guider par le sentiment qui seul
-peut résoudre autant que possible de si grandes questions. Un de ces
-orgueilleux champions de la supériorité masculine me disait un jour:
-«Une femme pourrait-elle jamais produire les ouvrages de Kant?» Mais
-d'abord, lui répondis-je, vous-même, tout homme que vous soyez, les
-produiriez-vous? Le cerveau de Kant est une exception. Il y a aussi des
-femmes exceptionnelles qui pourraient penser plus fortement que vous et
-moi. Mais, à supposer qu'elles n'arrivent jamais à une telle
-concentration de la pensée, est-ce là une preuve de réelle
-infériorité, et le monde serait-il moins avancé s'il n'avait pas
-produit ces systèmes à peu près incompréhensibles, ou tout au moins
-fort controversables? Elles ont trop le sentiment du beau, ces chères
-et aimables créatures, et de l'utile aussi, quoi qu'en disent leurs
-adversaires, pour se barbouiller l'âme dans tout ce charabia.»
-
-Lucrèce avait écouté Albert avec recueillement; car elle savait que,
-pour un jeune homme qui débute dans la carrière des lettres, cette
-attention admirative est la plus séduisante des flatteries.
-
-Quand il eut fini, elle lui tendit la main.
-
-«Quel noble et grand cœur vous faites, et que je suis heureuse de vous
-connaître! Vous, vous n'êtes qu'au début de la vie; moi, j'ai
-beaucoup étudié, beaucoup vu, et cependant nous sommes exactement au
-même point. Deux seules choses maintenant m'intéressent, la poésie et
-le sort des femmes.
-
---Oh! madame, repartit Albert entièrement dupe de cette habile
-comédienne, il faut que je vous confesse mon erreur, je dirai plus, mon
-crime. Me pardonnerez-vous d'avoir pu vous méconnaître? En vous voyant
-si belle, si fêtée, jetée au milieu d'un monde....»
-
-Il hésita.
-
-Lucrèce poussa un soupir.
-
-«Dites le mot, monsieur, je ne vous en voudrai pas: d'un monde encore
-plus vicieux que frivole.
-
---Eh bien! reprit Albert, je n'aurais jamais cru rencontrer en vous cet
-esprit élevé. Je n'imaginais pas d'ailleurs que vous pussiez trouver
-le temps de penser quelquefois.
-
---Si vous saviez ce que j'ai souffert pour en arriver là! dit Lucrèce
-en fermant les yeux, comme pour repousser le souvenir de ses
-souffrances.
-
-«Vous avez souffert? vous souffrez?» s'écria Albert réellement ému.
-
-Lucrèce se tut un instant. Son visage prit une magnifique expression de
-douleur. Elle pâlit, car il est certainement des femmes qui pâlissent
-quand elles le veulent. Et puis tout à coup elle releva la tête avec
-l'étincelle de la colère dans les yeux.
-
-«Comment te souffrirai-je pas dans la position fausse et humiliante où
-je me trouve placée? Ah! le monde est bien dur, bien injuste envers les
-pauvres femmes. Restée seule à seize ans, belle, instruite, sans
-fortune, comment aurais-je pu résister aux séductions qui
-m'entourèrent? Une première faute suffit à perdre une femme. De
-cruels préjugés lui rendent la réhabilitation impossible. Sans doute
-j'aurais pu me relever à mes propres yeux et sortir de l'opprobre. Une
-fois je l'essayai. J'avais vingt ans; je commençais à penser; je
-voulus me tirer de cette fange. Je quittai héroïquement un appartement
-somptueux pour une mansarde misérable. Tout un hiver je luttai contre
-le froid, contre la faim, contre les répugnances du travail; mais mes
-forces trahirent ma résolution. Je fis une maladie. Mon courage
-d'ailleurs était à bout. Après une première chute, la pente au vice
-redevient si facile! Et je n'avais pas le choix. Il fallait y retomber
-ou mourir; car toute carrière honorable m'était fermée. Mourir à
-vingt ans, ou, ce qui était pis que la mort; endurer la longue agonie
-de la misère, je n'en eus pas la force. Ceux qui nous flétrissent de
-leur mépris se sont-ils jamais trouvés dans cette horrible
-alternative? Et, à supposer que j'eusse résisté, quelle compensation
-m'eût offert la société? Qui seulement eût connu mon héroïsme? qui
-m'en eût su gré? Depuis six mois que je luttais, que je jouais ma
-santé, ma beauté, ma vie elle-même, dans ce combat de toutes les
-heures, aux yeux de quel monde m'étais-je réhabilitée? Si mon
-concierge était honnête homme, peut-être avais-je conquis son estime.
-Tandis qu'en reprenait ma vie passée, avec plus d'expérience, je
-pouvais me faire dans un certain monde une position brillante. N'ayant
-pu me relever par la vertu et le travail, je voulus ensuite me relever
-par l'amour, ou tout au moins par un attachement sérieux. J'eus le
-bonheur de rencontrer un véritable honnête homme. C'était le prince
-Dorowski. Il m'aimait éperdument. Mon affection pour lui était une
-reconnaissance passionnée plutôt que de l'amour. Nous devions nous
-marier. Hélas! je le perdis. Alors je pensai mourir de douleur; et je
-me demande encore comment j'eus le courage de vivre. Depuis lors, je
-suis restée dans cette société interlope, puisque c'est la seule qui
-puisse m'admettre. Mais, Dieu merci! mon ami revînt-il en ce monde, je
-pourrais lui dire: Je suis encore digne d'être votre femme.»
-
-Elle cessa un instant de parler; de vraies larmes roulaient dans ses
-yeux. Albert respecta son silence.
-
-«Mais je suis folle vraiment, reprit-elle avec un sourire forcé. Je ne
-sais pourquoi je vous confie ainsi ma vie et mes plus secrètes
-souffrances, à vous que je connais à peine. C'est sans doute que j'ai
-deviné en vous une âme assez noble, un cœur assez généreux pour me
-comprendre et m'absoudre. Dites-moi que vous me pardonnez de vous
-ennuyer ainsi.
-
---Je dirai plutôt, madame, que je vous dois des remerciements pour la
-confiance dont vous daignez m'honorer.
-
---Vous du moins vous ne ressemblez pas aux autres hommes. Vous vous
-intéressez à ces pauvres femmes dont la vie est aussi flétrie, plus
-douloureuse peut-être que celle des condamnés au bagne.
-
---Je ne sache pas, en effet, de situation plus digne d'indulgence et de
-commisération, repartit Albert.
-
---Quel homme bon et juste êtes-vous donc, qui savez aimer et plaindre
-la femme tombée! Ceux-là mêmes, au contraire, qui nous ont perdus
-nous, insultent et rient de notre malheur. Ils nous disent avec
-cruauté: «Si vous souffrez de votre dégradation, pourquoi rester au
-milieu de ce monde qui vous foule aux pieds? N'y a-t-il donc pas un coin
-de terre où vous puissiez vivre inconnue, oubliée? Vous le voyez bien,
-le vice vous plaît, le vice vous attire, le vice est votre élément.
-Vous n'avez pas de cœur. Vous aimez mieux être méprisée, insultée,
-que de renoncer à cette vie folle. Car ce qu'il vous faut à vous,
-c'est la joie bruyante qui étourdit, ce sont les plaisirs qui
-avilissent.» Ah! sans doute, cela est triste à dire: il y a du vrai
-là dedans, la femme la plus dégradée souffre de son opprobre,
-souhaite la possibilité de la réhabilitation; mais toutes ou presque
-toutes aiment cette existence vertigineuse et n'y peuvent renoncer que
-lorsque la vieillesse les condamne à la retraite. Ce qu'il y a de plus
-affreux pour ces malheureuses victimes du vice, ce n'est pas cela
-encore, c'est qu'elles ne peuvent plus être aimées. Sans doute on les
-désire, sans doute on se ruine pour elles; mais les aimer avec cette
-estime, ce respect qui accompagne l'amour véritable; non, pour elles ce
-bonheur est à jamais perdu. Et cette femme faite pour l'amour, dont le
-cœur était pur, dont le cœur peut-être est vierge encore, car il se
-peut qu'il n'ait jamais aimé, cette femme qui malgré sa souillure a
-conservé le souvenir de la vertu, le culte du beau, cette femme ne
-connaîtra jamais les ivresses pures, les joies profondes et douces d'un
-amour élevé, d'un amour partagé. Oh! c'est affreux, c'est affreux? Et
-c'est là, croyez-le, notre plus cruel supplice.»
-
-En parlant ainsi, Lucrèce était superbe, on l'eût dite inspirée.
-
-Albert l'écoutait tout palpitant. Il était trop confiant et trop naïf
-pour découvrir dans cette tirade un peu déclamatoire, dans ce mélange
-de réalités et de mensonges, des effets habilement préparés.
-
-Lucrèce cacha sa figure dans ses mains comme pour voiler sa douleur;
-mais elle écartait un peu les doigts pour observer Albert.
-
-Albert était troublé. Involontairement, il comparait cette femme et
-Madeleine.
-
-Madeleine, sans doute, était aussi belle. Mais, avec sa pureté
-virginale, elle ne lui avait jamais causé une émotion aussi vive;
-jamais en sa présence il n'avait ressenti ces chaudes effluves, ni cet
-attrait violent qu'exercent les amours impurs.
-
-«Oh! madame, dit-il tout tremblant, ne désespérez point. Vous
-trouverez certainement un cœur assez bon, assez tendre pour vous
-absoudre, pour vous aimer comme vous le désirez, et, j'ose le dire,
-comme vous le méritez.
-
---Merci de votre prédiction,» dit-elle.
-
-Elle lui tendit la main. Albert la baisa respectueusement en rougissant.
-
-«Je vous en supplie, reprit Lucrèce, accordez-moi votre amitié. Elle
-me relèvera déjà à mes propres yeux. Soutenue, encouragée par vous,
-j'arriverai certainement à me dégager tout à fait de ce milieu de
-corruption. Ah! sans doute un pressentiment m'attirait vers vous. Dès
-le premier jour que je vous vis, je reconnus en vous mon sauveur; et
-depuis ce moment j'ai fait des efforts pour devenir meilleure. Je
-m'occupe de bonnes œuvres. Je m'intéresse particulièrement au sort
-des jeunes ouvrières sans protection et qui manquent d'un travail
-suffisamment rétribué. Au n° 37 de la rue de Venise habite une jeune
-fille du nom de Christine Ferrandès. J'ai su par M. de Lomas que vous
-vous étiez intéressé à elle. Je compte obtenir pour votre protégée
-un engagement dans le ballet qu'on monte en ce moment aux
-Folies-Dramatiques. Sans doute la carrière du théâtre offre beaucoup
-d'écueils. Mais cette petite Ferrandès, quoique dans une mauvaise
-voie, a du bon, et j'espère l'arracher aux pernicieux conseils que lui
-donne son entourage. Qu'en dites-vous? Ai-je bien fait?
-
---Sans doute, madame, répondit Albert, flatté et même un peu confus
-de cette déférence; je comprends votre pensée: vous voudriez
-persuader à cette jeune fille qu'une actrice peut rester digne, et lui
-donner une si haute opinion de l'art dramatique qu'elle en arrivât à
-le respecter, à le relever dans sa personne par une conduite honorable.
-Comment ne vous approuverais-je pas? Cependant je crois que la
-bienfaisance privée est impuissante pour l'amélioration morale et
-matérielle du sort des femmes. Il faut qu'elles s'unissent, s'associent
-entre elles pour lutter contre les préjugés qui les asservissent et
-contre les diverses exploitations dont elles sont victimes. Si vous le
-permettez, madame, dans un prochain entretien, je vous émettrai
-là-dessus mes idées. Ou du moins ce ne sont pas mes idées, mais
-celles de Mlle Borel, une femme aussi très-supérieure.»
-
-Lucrèce saisit avec empressement ce prétexte pour réclamer instamment
-une nouvelle visite.
-
-
-
-
-XXXI
-
-
-En sortant de ce boudoir parfumé et un peu sombre, Albert se sentit
-plus à l'aise. Il passa la main sur son front brûlant comme pour en
-chasser la fièvre. Il ne voulut point reparaître immédiatement devant
-Madeleine, car il s'en jugeait indigne. Que lui inspirait donc Lucrèce?
-C'était un sentiment étrange. Elle l'attirait et l'effrayait en même
-temps. Il admirait son esprit et sa beauté; mais il ne l'aimait point,
-et cependant l'émotion qu'il éprouvait ressemblait à l'idée qu'il
-s'était faite de l'amour.
-
-Croyant retrouver son calme habituel, il descendit aux Tuileries et
-s'assit sur un banc solitaire. Il resta rêveur, mais il ne pensait pas.
-Son cerveau, envahi par l'image de Lucrèce, était comme frappé de
-stupeur; et son regard voilé, ses lèvres frémissantes attestaient le
-trouble profond qui régnait en lui.
-
-«Est-il assez innocent!» pensa Mme de Courcy avec un sourire à demi
-attendri, à demi railleur. Pauvre enfant! il est vraiment délicieux.
-Et à côté du diplomatique Lomas, cette candeur ne manque pas de
-sel.»
-
-Comme elle répétait devant son miroir quelques-unes des poses et des
-expressions de visage qu'elle avait prises pendant cette scène de haute
-comédie, on annonça Renardet.
-
-«Hé bien! quelles nouvelles? Comment vont les affaires de Maxime?
-
---Il a perdu avant-hier quarante mille francs au baccarat. Il nous les
-faut d'ici à demain matin.
-
---Aïe! Nous n'avons pas de temps à perdre. Les _Romains_ sont en
-hausse. Je vendrai. À six heures il aura l'argent. Et d'ailleurs est-il
-content de vous?
-
---Ce matin encore, il médisait: «Ah! monsieur Renardet, que
-n'êtes-vous une jolie femme! Je vous embrasserais.»
-
---Et Fossette?
-
---Déménagée.
-
---Déménagée! s'écria Lucrèce qui pâlit, pour habiter avec M. de
-Barnolf?
-
---Non, avec son petit chapelier.»
-
-Une joie haineuse illumina la prunelle de Lucrèce.
-
-«J'ai réussi! Mais je ne suis pas encore assez vengée. Car j'ai une
-longue rancune à satisfaire. Où demeure cette Fossette maintenant?
-
---Elle est partie sans donner sa nouvelle adresse.
-
---Sans donner son adresse! exclama Lucrèce avec désappointement.
-
---Oui, mais nous l'avons. Gorju, qui a l'esprit aussi fin que son ventre
-est gros, l'a fait suivre par son moutard, comme elle déménageait.
-
---Bon! et combien vous a-t-il demandé pour cela?
-
---Vingt francs.
-
---C'est raisonnable. Fait-il au moins ses affaires, ce Gorju? Son
-commerce va-t-il?
-
---Mais oui, il est content. Il ne peut suffire aux commandes qui lui
-arrivent de tous côtés. La mode des faux chignons fera sa fortune. Et
-il est bien situé, dans ce quartier de _meurt de faim._ Il paye une
-chevelure 2 ou 3 francs au plus, et il la revend 10, 20, 30, 50 francs
-même.
-
---Eh bien! où demeure Fossette? Car ce n'est pas assez de les avoir
-brouillés; je veux que, sous les yeux mêmes de M. de Barnolf, elle lui
-donne un successeur de notre monde. Que penseriez-vous de Maxime?
-
---Je crois qu'il serait mieux d'attendre. Cette Fossette est une
-étrange fille. Il faudrait lui faire la cour. Or, Maxime a l'esprit et
-le cœur trop occupés en ce moment, et par Mme Daubré, qui le harcèle
-d'épîtres sentimentales, et par Pouliche, qui feint la jalousie et le
-désespoir pour le ressaisir. Il hésiterait pour le moment à se mettre
-encore une femme sur les bras.
-
---Soit! nous attendrons. Aussi bien la fuite mystérieuse de Fossette
-doit exaspérer encore l'amour de M. de Barnolf. Je sais que, depuis
-quelques jours, il joue chez Mme de Beausire un jeu d'enfer. Sans doute
-il cherche à s'étourdir par les émotions du jeu.
-
---Eh bien! et la petite blonde, refuse-t-elle toujours le duc?
-
---Je ne puis comprendre, repartit Lucrèce avec dépit, que M. de Lomas
-ait pu aimer cette fille-là; elle est idiote. Avant six mois elle sera
-à l'hôpital, car elle est d'une faible santé. Gorju surveille-t-il
-aussi cette belle Claudine? C'est la sœur d'une fille que je hais. Et
-à un moment donné il pourra m'être utile de savoir ce qu'elle est
-devenue.
-
---Il paraît qu'elle commence à dépérir. Elle est pâle, ses traits
-sont tirés. On ne lui connaît aucune affection.
-
---Fatalement cette fille-là, avant six mois, sera une femme galante,
-aussi bien que Christine et Fossette, aussi bien que....»
-
-Elle hésita.
-
-«Aussi bien que cette superbe institutrice dont vous me parliez l'autre
-jour, continua-t-elle; car, s'il y a des natures faites pour la
-pauvreté, il en est d'autres qui ne peuvent vivre que dans le luxe et
-la joie. Quand elles ne succombent pas à la fascination de la richesse,
-elles succombent à l'entraînement de l'amour. Je vous assure,
-Renardet, que ces belles créatures m'intéressent, et que,
-indépendamment de mes projets personnels, je voudrais les empêcher de
-compromettre leur avenir dans des liaisons de bas étage. Je voudrais en
-faire des princesses à la mode. Vous le voyez, je deviens philanthrope.
-
---Ah! ah! ah! fit Renardet. Il en est de la philanthropie comme de la
-morale: on en voit de tout acabit.
-
---Et tenez, reprit Lucrèce avec une sorte d'inspiration; une idée me
-vient. Tout à l'heure, M. Daubré me parlait d'associer les femmes. Il
-avait raison. L'association est une force toute-puissante pour le bien
-comme pour le mal. Supposez que vingt, cinquante, cent, deux cents
-jolies femmes, créatures endiablées, prêtes à tout, intelligentes
-comédiennes, habiles en l'art de duper et de ruiner les hommes,
-s'associent dans une même pensée, la haine et le mépris pour ceux qui
-les perdent et les foulent aux pieds. Vous figurez-vous quelle puissance
-pourrait acquérir dans le monde des arts, des lettres, de la politique,
-de la finance, une telle association dirigée par une forte tête: la
-mienne, par exemple? Cette idée me paraît grandiose, et j'y songerai.
-En tous cas, Renardet, je compte sur vous pour le recrutement. Les
-femmes ne savent pas tout ce qu'elles pourraient, si elles voulaient
-s'entendre. Ah! continua-t-elle avec sarcasme, je comprends: ce petit
-Daubré est un utopiste. Il veut améliorer le sort de la femme, il veut
-régénérer la société. Mais que peut-on édifier avec toutes ces
-pourritures, ces difformités, ces monstruosités morales? Pallier le
-mal, c'est l'entretenir. Non, ce n'est que par le débordement du vice
-et par l'excès de la souffrance qu'on arrivera au bien et qu'on
-reconnaîtra les droits de tous au bonheur. On ne peut plus la guérir,
-cette société infecte, car elle porte dans toutes ses artères le
-virus de la corruption. Comme le dit Émile Augier, il faut qu'elle
-crève.
-
---Je comprends, dit Renardet avec son sourire aux dents aiguës; vous
-voulez lâcher sur elle deux cents diablesses aux griffes roses, aux
-crocs de perle pour la dévorer.
-
---Oui, vous l'avez dit, deux cents réprouvées; car la vie d'une
-lorette, c'est l'enfer. Est-il un métier plus terrible, plus rempli
-d'exigences, de déboires, de soucis, d'angoisses même? Ces
-malheureuses, elles voulaient être libres; elles ne sont que des
-esclaves et des servantes. Elles n'ont pas faim, il faut qu'elles
-mangent; elles n'ont pas soif, il faut qu'elles boivent; elles sont
-malades, il faut qu'elles jouent; elles sont tristes, il faut qu'elles
-chantent. Mais, si avilies qu'elles soient, croyez-vous qu'elles ne
-ressentent pas les outrages? Je le sais, bien, elles ne demanderaient
-pas mieux que de se venger.
-
---Moi aussi, fit Renardet, j'ai bon nombre de petites vengeances à
-exercer. Dans mon métier, on est exposé aux rebuffades; et, ma foi! on
-a beau mettre sa fierté dans sa poche, cependant à la longue on amasse
-de la haine contre les individus, aussi bien que contre les hommes en
-bloc, c'est-à-dire contre la société. Je me mets donc aux ordres de
-votre association.»
-
-Lucrèce sourit.
-
-«En attendant, reprit-elle, surveillez-moi Barnolf et Fossette; il ne
-faut pas qu'ils se rejoignent.»
-
-
-
-
-XXXII
-
-
-Pendant huit jours, M. de Barnolf ne pensa qu'à Fossette.
-Reviendrait-elle? Il était impatient, fiévreux. Vingt fois, pour
-connaître plus tôt sa résolution, il prit le chemin de la rue de
-Venise; toutefois il hésitait.
-
-«Elle m'a défendu d'aller la voir, pensait-il, ma visite pourrait lui
-déplaire. Mais pourquoi cette défense, si ce n'était son amour pour
-ce chapelier?»
-
-Et de nouveau la jalousie lui étreignait le cœur. Puis il s'indignait
-contre lui-même; son orgueil se révoltait de cette humiliante
-rivalité.
-
-Le jeudi suivant, dès neuf heures, il endura de nouveau toutes les
-tortures de l'attente. Son estomac était crispé; sa bouche était
-sèche; ses mains, moites et glacées.
-
-Il attendit jusqu'à trois heures.
-
-Il alluma plusieurs cigares, il les broyait entre ses dents et les
-jetait au feu. Il cassa deux chaises. Puis il prit un poignard, et, pour
-échapper à la tentation qui l'envahissait, il en brisa la lame contre
-le marbre d'une console. Saisissant ensuite un pistolet, il l'arma; et,
-le spasme de la colère passé, il s'asseyait comme un désespéré, et
-des larmes de rage et d'amour coulaient de ses yeux.
-
-«Fossette! ô ma Fossette!» s'écriait-il.
-
-Il s'emparait de son portrait, le regardait longtemps, le baisait avec
-transport, et, l'instant d'après, le jetait loin de lui. Puis il le
-ramassait pieusement et le plaçait sur son cœur.
-
-À le voir se livrer à de tels enfantillages on eût souri, si ses
-prunelles qui pâlissaient, si les veines gonflées de ses tempes, si le
-mouvement sauvage des narines ne l'eussent rendu terrible.
-
-À trois heures et demie, il n'attendit plus. Sa fièvre parut se
-calmer.
-
-«C'est fini, dit-il, je ne la reverrai de ma vie. Je ne puis m'exposer
-à souffrir deux fois un pareil supplice.»
-
-Il sonna.
-
-«Faites préparer mon coupé,» dit-il à son valet de chambre.
-
-Il s'habilla lentement. On eût dit qu'il espérait encore.
-
-«Où va monsieur? lui demanda le domestique; car si quelqu'un
-venait....»
-
-Il pensa à Fossette, qui pouvait arriver encore, et, dans le désir de
-se venger:
-
-«Vous répondrez, dit-il, que je suis allé chez Mme de Beausire.»
-
-Il voulait en effet se rendre chez Mme de Beausire; mais au lieu de dire
-au cocher: «rue de la Madeleine, 12,» il lui cria cette adresse: «rue
-de Venise, 37.»
-
-Il se jeta dans son coupé. Brisé par de si violentes anxiétés, il
-ferma les yeux comme s'il voulait recueillir ses forces pour les
-émotions qui l'attendaient encore.
-
-Pendant ce temps, Fossette, elle aussi, souffrait cruellement. Il
-semblait qu'elle ressentît à distance toutes les tortures de M. de
-Barnolf. Elle luttait contre sa bonté, qui la poussait à pardonner, et
-contre son amour aussi, qui l'entraînait vers lui. Bien que sa fierté
-se révoltât contre l'outrage qu'elle avait subi, elle aimait toujours;
-elle se représentait les souffrances de Léopold.
-
-Elle se mit à coudre, mais son ouvrage tombait de ses doigts. Elle
-restait rêveuse, la prunelle fixe, comme si une vision passait devant
-elle.
-
-Puis elle essaya de chanter pour chasser cette obsession, mais son
-gosier refusait d'articuler aucun son.
-
-Elle se leva et mit son chapeau. C'était comme un charme qui
-l'attirait.
-
-Pourtant elle voulut résister. Elle appela Robiquet.
-
-«Voyons, mon ami, dit-elle, tâchez de me distraire un peu; et, si je
-sortais tout à l'heure, retenez-moi afin de m'empêcher de commettre
-une sottise et une lâcheté.»
-
-De nouveau, elle s'efforça de lutter. Elle parlait avec volubilité.
-Elle riait aussi, mais d'un rire nerveux et strident qui faisait mal.
-
-Tout à coup elle rejeta son ouvrage, remit son chapeau et son châle.
-
-Robiquet tâcha de la retenir.
-
-«Il faut que j'aille, il faut que j'aille, dit-elle fiévreusement; il
-me semble qu'il va mourir.»
-
-Et elle se précipita dehors.
-
-Il était quatre heures lorsqu'elle arriva chez M. de Barnolf. Depuis
-vingt minutes il était sorti.
-
-Quand elle apprit qu'il n'était pas chez lui, sa douleur fut si vive
-qu'elle tomba sur un siège, ne pouvant plus se soutenir.
-
-Elle questionna le domestique.
-
-«Il est allé chez Mme de Beausire,» répondit-il.
-
-Elle ressentit au cœur une souffrance aiguë, comme si une lame d'acier
-l'eût traversé.
-
-«Ah! dame! mademoiselle, reprit le domestique, il vous a assez
-attendue, et même qu'il était fort en colère. La chambre est dans un
-bel état, allez!»
-
-Elle demanda à entrer dans sa chambre.
-
-Elle vit les tronçons du poignard, et sur une table le pistolet armé;
-puis elle aperçut à terre son portrait froissé et lacéré.
-
-«C'est un brutal, pensa-t-elle, qui tôt ou tard m'eût traitée comme
-mon portrait. Tout est fini entre nous. D'ailleurs il ne m'aime plus:
-cette visite chez Mme de Beausire le prouve assez.
-
-Le cœur navré, elle prit néanmoins son parti.
-
-«Je vous en prie, dit-elle au domestique, M. de Barnolf ne doit pas
-savoir que je suis venue. Cela le contrarierait, et moi aussi.»
-
-Il promit de se taire.
-
-Elle rentra bien triste, bien désespérée, dans son lugubre taudis de
-la rue Notre-Dame.
-
-Cependant M. de Barnolf était arrivé rue de Venise.
-
-Il ne soupçonnait pas l'existence de cet horrible chancre du
-paupérisme qui s'étend au centre même de Paris. Moins préoccupé, il
-eût reculé d'horreur; et Fossette vivant au milieu de ce cadre hideux
-lui eût peut-être semblé plus digne de pitié que d'amour. Mais, tout
-entier à son émotion, il ne vit rien. Il gravit les degrés de
-l'escalier sans même s'apercevoir que ses pas les faisaient trembler.
-
-Le concierge était au premier. Il s'arrêta pour l'interroger.
-
-En apprenant que Fossette était partie sans laisser sa nouvelle
-adresse, il lui parut que la terre se dérobait sous lui.
-
-Machinalement il se retourna pour redescendre; mais une idée lui vint.
-
-Il demanda si la chambre qu'elle avait habitée, était déjà louée.
-
-«Non, répondit le propriétaire du garni. Nous la lui gardons, car
-nous espérons toujours qu'elle reviendra. Tout le monde ici l'aimait
-tant!
-
---Tenez, dit M. de Barnolf, je vous loue sa chambre pour une heure.»
-
-Et il lui glissa dans la main une pièce d'or.
-
-Le maître du garni s'empressa de le conduire avec force révérences à
-la mansarde de Fossette.
-
-En pénétrant dans ce réduit misérable, le riche Hongrois frissonna.
-
-«C'est bien là, vous ne vous trompez pas?» interrogea-t-il avec
-défiance.
-
-Il ne pouvait croire en effet que l'insouciante et charmante fille qu'il
-aimait, eût pu vivre an milieu d'une telle pauvreté.
-
-«Mais c'est une de nos plus belles chambres, répondit le logeur;
-regardez, Mlle Fossette avait le soleil: cette fenêtre lui a
-économisé bien du charbon; elle voulait du soleil, surtout pour ses
-fleurs. Ah! dame! nous qui sommes les propriétaires, nous ne le voyons
-jamais; et même que le médecin nous a dit que c'était par rapport à
-cela que tous nos enfants mouraient avant l'âge de sept ans. Il paraît
-que les enfants c'est comme les fleurs, il leur faut du soleil.»
-
-M. de Barnolf n'écoutait pas; il ne pouvait croire ce qu'il voyait.
-
-«Mais, dit-il, il y avait du moins d'autres meubles?
-
---Ah! monsieur, il ne faut pas s'imaginer que, pour huit francs par
-mois, on peut avoir de l'acajou ou du palissandre. Cette chambre
-maintenant n'est pas magnifique, j'en conviens; mais quand Mlle Fossette
-l'habitait, elle l'arrangeait si bien! Elle avait d'abord des fleurs
-superbes, et tout de suite ça meublait. Et puis il fallait la voir
-tourner là dedans. Elle était si gaie, si vive, si jolie! Ah dame! on
-ne s'amusait pas à regarder ses meubles; on avait assez à faire de
-l'admirer, de l'écouter et de rire avec elle. Il y a la mère
-Blancheton, une pauvre asthmatique qu'elle soignait, et qui se désole
-de ne plus la voir passer chaque matin. Elle me disait encore hier:
-«C'est fini, monsieur Grinchu, on ne peut on plus vivre dans votre
-cassine depuis que Mlle Fossette n'y est plus.»
-
---C'est bien, fit M. de Barnolf, laissez-moi.»
-
-Et il resta seul.
-
-Il était profondément attendri.
-
-«Pauvre et vaillante fille! pensait-il. C'est là qu'elle vivait,
-qu'elle travaillait. En sortant de mon luxueux appartement, elle
-rentrait dans cette froide mansarde; et, plutôt que d'accepter un
-bien-être qui l'eût avilie et privée de sa liberté, elle endurait
-une horrible misère.»
-
-M. de Barnolf s'inclinait devant cet héroïsme qu'une heure auparavant
-il eût déclaré impossible.
-
-«On admire ces héros, poursuivait-il, qui dans un moment
-d'enthousiasme ont accompli des actes de courage et de dévouement. La
-gloire, et souvent la fortune, les en récompensèrent. Qu'est-ce
-pourtant qu'un trait de bravoure qui ne demande qu'un effort passager,
-à côté de la force de volonté qu'il faut à une pauvre fille pour
-lutter, non pas un moment, non pas un jour, mais tous les jours et tous
-les instants de sa vie, contre les défaillances morales, et contre les
-défaillances physiques, contre le froid et contre la faim, contre les
-répugnances du travail et contre les séductions dont elle est
-environnée? Faut-il s'étonner qu'elles soient si rares celles qui
-résistent! Sont-ils donc si communs les héros?»
-
-Mais soudain une idée, lui traversant l'esprit, vint couper court à
-son admiration. Il essuya les larmes qui lui emplissaient les yeux.
-
-Il descendit, remit la clef au propriétaire, et lui demanda, sans
-paraître y attacher aucune importance:
-
-«N'est-ce pas chez vous que demeure M. Robiquet, chapelier?
-
---Non, monsieur, il ne demeure plus ici; il a déménagé en même temps
-que Mlle Fossette.»
-
-En regagnant son coupé, M. de Barnolf avait sur les lèvres un sourire
-amer et sarcastique.
-
-«Elle n'habitait ce taudis que pour vivre plus près de cet ouvrier! Et
-moi qui m'apitoyais sur son courage et sur sa vertu! Il y a des femmes
-bien perverses!»
-
-Il se crut guéri.
-
-
-
-
-XXXIII
-
-
-Cependant il survint un événement qu'on ne croyait pas aussi prochain.
-C'était l'explosion de la guerre civile en Amérique.
-
-Cette guerre frappait à la fois l'industrie cotonnière et la
-fabrication de la soierie française, dont le principal débouché est
-aux États-Unis.
-
-Du jour au lendemain, M. Borel perdait plus d'un million, et restait
-avec des commandes importantes sur les bras.
-
-Son commis principal lui écrivait:
-
-«Les nouvelles d'Amérique sont désastreuses. La maison de New-York
-qui nous devait 300000 francs, vient de se déclarer en faillite. Les
-Smith de Washington nous écrivent de retarder l'envoi; ils ne seraient
-pas en mesure de le solder. Enfin les Stormer de la Nouvelle-Orléans,
-pour lesquels nous avions sur le métier deux mille pièces de petits et
-grands façonnés, viennent de fermer leur comptoir. Si la guerre
-intercepte les communications avec l'Amérique, il est également à
-craindre que les autres maisons avec lesquelles nous sommes en affaires
-ne rompent leurs engagements. Nous devons nous attendre à une crise
-terrible dans le commerce lyonnais.»
-
-M. Borel partit immédiatement pour Lyon, et décida que sa famille le
-rejoindrait dans la huitaine.
-
-Le projet de mariage entre Béatrix et Lionel se trouvait nécessairement
-ajourné.
-
-Cette guerre modifia aussi l'itinéraire que s'était tracé Mlle Borel.
-Au lieu de se rendre immédiatement en Amérique, comme elle l'avait
-projeté d'abord, elle visiterait pendant l'été le nord de l'Europe,
-séjournerait quelque temps en Angleterre, et ne s'embarquerait pour le
-nouveau continent que vers la fin de l'automne, si toutefois les
-communications étaient possibles.
-
-De son côté, M. Daubré recevait des nouvelles peu rassurantes de
-Lille.
-
-«Sur le marché, lui écrivait-on, les transactions sont arrêtées. Il
-y a panique. Les fabricants s'attendent à une crise. La population
-s'inquiète. Le procès de Gendoux agite les ouvriers. Des menaces ont
-été faites contre votre fabrique du quartier Saint-Sauveur.»
-
-La maison Daubré allait donc subir aussi un désastre. Avant la guerre,
-dans le commerce du coton, tous les symptômes étaient à la baisse. M.
-Daubré n'avait donc fait aucune provision. Si, selon tout pronostic, la
-guerre déterminait une hausse subite, qu'allait-il faire avec ses trois
-fabriques?
-
-Il se montra énergique, et ordonna le départ.
-
-Mme de Lomas écrivait aussi une longue lettre à sa fille pour presser
-son retour.
-
-Le départ des Daubré coïncida ainsi avec celui des Borel.
-
-Albert toutefois déclara qu'il prolongerait un peu son séjour à
-Paris.
-
-Depuis quelques jours, Madeleine observait avec chagrin qu'il ne lui
-montrait plus la même amitié, non qu'il fût moins respectueux et
-moins admiratif; mais, à côté d'elle, il était distrait, il ne
-recherchait plus sa présence comme autrefois. Il s'enfermait dans sa
-chambre ou s'absentait longtemps. Enfin, il ne travaillait plus. S'il
-prenait un livre, il ne tardait pas à le laisser tomber sur ses genoux,
-et ses regards troublés restaient fixes et rêveurs.
-
-Elle lui croyait quelque secret chagrin, mais elle n'osait l'interroger.
-
-Ce refroidissement, qu'elle n'avait en rien motivé, la préoccupait
-péniblement, et l'absorbait à ce point que le souvenir même de Maxime
-en était effacé.
-
-De son côté, M. de Lomas, voyant son mariage retardé, devait
-également retourner à Lille. D'ailleurs Lucrèce l'avait ainsi
-ordonné.
-
-Il partit donc sans donner un souvenir à Geneviève.
-
-La pauvre fille avait accepté les cent francs que lui avait offerts le
-duc à titre de prêt. Toutefois, elle ne pouvait suivre les sages
-conseils qu'il lui avait donnés et rentrer chez ses parents dans la
-position où elle se trouvait. C'eût été leur porter la honte.
-
-Mais elle quitta la maison de Mme Thomassin, et reprit le chemin de la
-rue de Venise, espérant y retrouver ses amis, Fossette, Claudine et le
-bon Robiquet.
-
-Sans doute elle était bien malheureuse. Cependant, en sortant de cette
-maison où elle avait tant souffert, elle éprouva une sorte
-d'allégement et de bien-être. À l'atmosphère de corruption morale
-où pendant quinze jours elle avait vécu, elle préférait encore l'air
-méphitique de la rue de Venise.
-
-Elle ne trouva plus que Claudine.
-
-Pauvre Claudine! elle aussi était bien découragée. Elle n'avait reçu
-encore qu'une lettre de Jaclard; dans laquelle il lui annonçait son
-arrivée; et il n'arrivait point. Elle pensa qu'il était retombé dans
-la débauche. Elle passait les nuits à pleurer et à chercher, avec une
-fiévreuse inquiétude, la cause de son silence.
-
-Grâce à cet amour, grâce surtout aux exhortations de sa mère et de
-Madeleine, jusqu'alors elle était restée pure. Mais combien de temps
-cette belle et ardente fille conserverait-elle la dignité dans un
-milieu où elle est à peine regardée comme une vertu!
-
-«Paris est la forêt de Bondy de la vertu, a dit un auteur moderne; on
-y arrête à tous les carrefours.»
-
-En effet, depuis son arrivée à Paris, Claudine ne sortait jamais sans
-se voir obsédée par les propos galants de ces Lovelaces de trottoir,
-pour qui suivre les femmes est un passe-temps, une manie. Nulle femme
-n'est à l'abri de leurs grossièretés; mais les ouvrières surtout
-sont l'objet de leurs poursuites. Elles sont si pauvres! Elles ont tant
-de désirs qu'elles ne pourront jamais réaliser! Quelle proie facile
-pour ces messieurs qui s'intitulent «chasseurs d'ouvrières.»
-
-La veille, Claudine avait été accompagnée jusqu'à la rue de Venise
-par un monsieur d'an certain âge qui l'avait assaillie de déclarations
-sentimentales et d'offres de tous genres, depuis le dîner à quarante
-sous au Palais-Royal jusqu'au dîner chez Brébant; depuis la robe
-d'alpaga jusqu'au cachemire de l'Inde. Arrivé à sa porte, il lui
-proposait un mobilier en noyer et cent francs par mois.
-
-Le matin même, elle avait reçu une lettre de ce séducteur tenace.
-
-Cette lettre contenait des phrases toutes faites sur l'amour. Elle
-répétait cet éternel refrain que chante le séducteur à l'oreille
-des ouvrières: «On ne travaille pas quand on est si jolie. Le sort est
-injuste envers vous. La nature vous avait faite pour la soie et le
-velours, et vous portez des robes d'indienne. Vous végétez dans une
-mansarde, quand vous pourriez briller dans un palais. Il y a plus d'un
-million dans vos yeux. Quel cou plus digne que le vôtre de porter des
-rivières de perles et de diamants!»
-
-La lettre se terminait par l'offre d'un mobilier d'acajou avec deux
-cents francs par mois.
-
-Elle était signée: «RENARDET.»
-
-Combien peu l'eussent déchirée, cette lettre qui venait, au milieu
-d'une pareille misère, apporter le scintillant mirage d'un luxe que
-toutes ont rêvé!
-
-Pourquoi Claudine la conservait-elle depuis le matin? Elle l'avait lue
-bien dès fois; et, après l'avoir lue, elle se regardait au miroir et
-se disait:
-
-«Cet homme a raison, je suis belle, je pourrais être riche. Si je le
-voulais, je porterais, moi aussi, de ces longues robes à falbalas; au
-lieu d'aller à pied dans la boue, j'aurais une superbe voiture. Non,
-c'est impossible; ma mère me maudirait, et Madeleine ne voudrait plus
-me voir. Elle m'oublie, Madeleine. Voilà plus de huit jours qu'elle
-n'est venue. Ah! il lui est facile, à elle, de résister. Elle est
-heureuse, tandis que moi.... Du moins elle mange à sa faim; elle n'a
-pas, comme moi, un chagrin de cœur qui l'empêche de dormir. Elle n'est
-pas, comme moi, seule tout le jour, sans une distraction, sans un
-plaisir. Ah! voir le soleil et ce beau temps si bleu, et rester là,
-toujours sur sa chaise, à tirer son aiguille, quel supplice!»
-
-Un instant elle cessait de coudre. On eût dit que le printemps lui
-envoyait d'enivrantes effluves. Son teint se colorait, ses narines
-palpitaient; et la poitrine gonflée par un ardent soupir, le regard
-troublé:
-
-«Armand, disait-elle à demi-voix, m'as-tu donc oubliée et ne
-viendras-tu pas?»
-
-Elle reprenait son travail; mais bientôt encore l'étoffe tombait de
-ses doigts. Elle se levait, marchait dans sa chambre, étendait les
-bras. Elle avait besoin de parler, de crier, de rire. Elle prenait la
-lettre de Jaclard, la baisait, et au lieu de rire elle pleurait.
-
-Puis le démon de la coquetterie la saisissant de nouveau, elle relisait
-encore la lettre de son amoureux de hasard; et, fermant les yeux, elle
-se voyait parée comme ces femmes quelle avait rencontrées la veille et
-dont la beauté faisait retourner les passants.
-
-Et puis, c'étaient des dîners exquis, des bals, des spectacles. Elle
-désirait tant aller au théâtre! C'était la vie active, bruyante, la
-vie folle. Ah! tout au moins elle pourrait s'étourdir et ne plus penser
-à Jaclard, si Jaclard, comme elle le craignait, l'avait oubliée.
-
-Geneviève vint l'arracher à ses rêves, à ces tentations dangereuses;
-car l'isolement, l'ennui ont perdu plus de femmes que les tendres propos
-des séducteurs, que les suggestions mêmes de la coquetterie.
-
-«Mon Dieu! comme vous êtes changée! s'écria Claudine en voyant
-entrer Geneviève. Avez-vous été malade?
-
---Oui, bien malade, répondit la jeune ouvrière, qui pendant un instant
-essaya de retenir les pleurs qui lui remplissaient les yeux.
-
---Vous avez donc eu du chagrin?» reprit Claudine en posant
-affectueusement sa main sur celle de Geneviève.
-
-Alors Geneviève fondit en larmes, et, cédant aux sollicitations
-amicales de Claudine, elle lui ouvrit son cœur, lui confia l'abandon de
-M. de Lomas et l'odieuse machination qu'on avait organisée pour la
-perdre.
-
-«Est-ce possible! exclama la sœur de Madeleine avec stupéfaction.
-J'avais bien entendu dire qu'il existait à Paris des maisons où, sous
-prétexte de les faire travailler, on attire les pauvres ouvrières pour
-les pousser au mal; mais vous êtes bien courageuse d'avoir résisté.»
-
-À son tour, ne voulant pas être en retard d'héroïsme, elle montra la
-lettre qu'elle avait reçue.
-
-Elle aussi, elle saurait repousser toutes les séductions.
-
-Elle confia à Geneviève ses appréhensions au sujet de Jaclard, et
-déclara énergiquement qu'elle abhorrait tous les hommes, qui étaient
-lâches, égoïstes, corrompus, employant le mensonge pour tromper les
-pauvres filles, et les rejetant comme un bout de cigare éteint, quand
-elles ont cessé de leur plaire.
-
-«Si tu veux, ma chère Geneviève, ajouta-t-elle en la tutoyant pour la
-première fois, nous ne nous quitterons pas; puisque nous avons le même
-chagrin, nous en parlerons ensemble.»
-
-Geneviève soupira.
-
-«Plût à Dieu que je ne fusse pas plus à plaindre que toi, Claudine!
-Merci de ton amitié. Elle me fait tant de bien! Elle me sauve du
-dernier désespoir.»
-
-Claudine, répandant toute l'ardeur de son cœur dans ce nouveau
-sentiment, serra avec effusion dans ses bras l'infortunée fille de
-Gendoux.
-
-Elle se trouvait presque heureuse. Isolée, elle avait un instant senti
-chanceler sa vertu. Maintenant qu'elle avait une amie pour la soutenir,
-pour l'encourager, elle serait forte contre la tentation.
-
-Le contraste de leurs natures, l'opposition même de leur beauté,
-garantissait la durée de leur affection.
-
-C'était un charmant tableau que ces deux belles jeunes filles qui se
-tenaient les mains, se confiant leurs peines, formant mille projets,
-riant et pleurant tour à tour.
-
-Geneviève, elle, pleurait plus qu'elle ne riait; car il était un
-secret, une honte qu'elle n'osait confier à Claudine.
-
-«Pourquoi es-tu triste, Geneviève? interrogeait Claudine d'un ton
-boudeur. Ne serons-nous pas bien ensemble? Si tu veux, nous aurons la
-même chambre. Vois-tu, on peut mettre encore un lit ici, sous
-l'appentis. Si tu crains d'être mal, j'y coucherai, moi, ça m'est
-égal. À Lyon, nous n'avions pas non plus toutes nos aises. Moi, pourvu
-que j'aie quelqu'un à aimer, quelqu'un avec qui causer quand je
-m'ennuie, c'est tout ce qu'il me faut. C'est affreusement triste d'être
-seule quand on a du chagrin. Si nous vivions dans la même chambre, ce
-serait dix francs par mois d'économie. Avec cela nous pourrions nous
-donner quelque douceur.
-
---Pas pour ce mois-ci. Le propriétaire vient de me louer la chambre de
-Fossette. Ah! pauvre Fossette! que n'est-elle avec nous?
-
---Non, je t'aime mieux à moi toute seule,» dit Claudine dont le
-sourcil se fronça.
-
-Chez elle l'amitié même prenait le caractère exclusif de la passion.
-
-«Tu verras, reprenait-elle, nous serons bien heureuses. À nous deux
-nous pouvons gagner cinquante sous par jour; en travaillant bien,
-peut-être trois francs, et, si l'ouvrage est avantageux, quatre francs.
-Nous ne dépenserons que moitié pour notre nourriture. Tu le vois, nous
-pourrons encore nous acheter de jolis bonnets et des bottines.
-
---Oui, mais, fit observer Geneviève, je ne me porte pas bien; si
-j'allais tomber malade!
-
---Oh! je te soignerai, tu verras, repartit Claudine en l'embrassant.
-
---Que tu es bonne! soupira Geneviève. Je voudrais être moins
-malheureuse, afin de pouvoir me réjouir d'un meilleur cœur de ton
-amitié.»
-
-Comme elles devisaient ainsi, Madeleine et Mlle Borel entrèrent.
-
-Madeleine venait faire ses adieux à sa sœur. Elle avait désiré que
-Mlle Bathilde, avant son départ, l'accompagnât chez Claudine, afin de
-lui donner des conseils qu'elle-même, à cause de son âge, ne pouvait
-lui adresser.
-
-Mlle Borel venait aussi pour voir Brisemur et lui parler de ce projet de
-société coopérative dont elle voulait connaître les bases. Elle
-désirait se renseigner auprès de l'ouvrier sur les essais de ce genre
-tentés en 1848.
-
-Elle pensait que ces essais, interrompus par les événements
-politiques, allaient se reproduire avec plus de maturité et dégagés
-de tout esprit de secte et de parti. Ces essais, basés sur
-l'association, consistaient surtout à fonder pour le prolétaire le
-crédit mutuel, et à affranchir l'ouvrier du capitaliste et de
-l'intermédiaire.
-
-Elle était donc fort curieuse d'étudier, partout où elle les
-rencontrait, les germes de cette nouvelle organisation qu'elle croyait
-appelée à transformer le monde économique. Elle-même se donnait la
-mission de fonder pour les femmes des sociétés de production, afin de
-les soustraire à l'exploitation de tant d'entrepreneurs et
-d'entrepreneuses, qui, sans engager un bien gros capital, s'enrichissent
-réellement du travail de l'ouvrière.
-
-Claudine était radieuse. Elle leur présenta son amie, et leur raconta
-le projet qu'elles venaient de former de vivre et de travailler
-ensemble.
-
-Geneviève, par discrétion, se retira sous prétexte de défaire sa
-malle.
-
-Mlle Borel, profondément touchée de l'héroïsme de ces jeunes filles,
-se disait:
-
-«Sans doute, tant qu'elles auront de l'ouvrage, elles ne mourront pas
-de faim; mais, s'il arrive un chômage, si l'atelier qui leur fournit du
-travail se ferme, que deviendront-elles?
-
-«Avez-vous pensé, mon enfant, demanda-t-elle à Claudine, à quoi vous
-pourriez vous occuper si vous veniez à manquer d'ouvrage dans votre
-spécialité?
-
---Non,» répondit Claudine, étonnée de cette question.
-
-L'insouciance est caractéristique chez toutes les ouvrières. Il semble
-qu'elles soient d'autant plus imprévoyantes que leur situation est plus
-précaire. Au reste, n'est-ce pas là plutôt un bienfait de la nature,
-et faut-il accuser ces pauvres filles de ne point prévoir ce lendemain
-si incertain, qu'un caprice de l'entrepreneur ou un caprice de la mode
-peut faire soudainement plein d'angoisse, horrible de misère!
-
-Mlle Borel soupira.
-
-«Cette imprévoyance est navrante, pensait-elle. Ce n'est pas seulement
-la répartition des produits du travail qu'il faut changer; il faut
-encore donner à l'ouvrière une éducation plus complète, et lui
-enseigner les éléments de plusieurs professions.
-
-«Écoutez-moi, mon enfant, dit-elle à Claudine, je reviendrai dans
-deux ans. J'espère vous trouver encore sage et bonne ouvrière; mais
-pour vous rendre la vertu possible, je vais placer en votre nom cinq
-cents francs à la caisse d'épargne. Vous y recourrez dans les moments
-difficiles, c'est-à-dire dans les maladies ou les chômages forcés;
-mais seulement dans ces moments-là. Ce n'est pas une aumône que je
-vous fais, c'est un prêt; car, si vous perdiez l'habitude d'un travail
-régulier, vous ne pourriez que très-difficilement la reprendre.»
-
-Depuis un instant on entendait parler dans le corridor, et Madeleine,
-croyant reconnaître une voix, avait tressailli et prêtait l'oreille.
-
-On frappa à la porte.
-
-Elle alla ouvrir et se trouva en face de Mme de Courcy et d'Albert
-Daubré.
-
-Claudine, reconnaissant la belle visiteuse qui était venue demander
-Fossette huit jours auparavant, se présenta pour lui répondre.
-
-Albert avait soudain pâli. Il n'osait lever les yeux sur Madeleine.
-
-Quant à Madeleine, en le voyant accompagner cette femme élégante et
-encore jeune, et en remarquant son trouble, elle avait tout compris, et
-ses préoccupations et sa résolution subite de rester à Paris.
-
-Albert, en effet, était fort perplexe. Son embarras n'était point
-seulement causé par la présence de Madeleine, à laquelle, après
-tout, son cœur pas plus que ses lèvres n'avaient jamais rien promis.
-Mais que devait-il faire? Présenter à Madeleine et à Mlle Borel, Mme
-de Courcy, une femme galante, c'était commettre une grave infraction
-aux lois du monde. Ne pas la présenter, c'était blesser Lucrèce qu'il
-jugeait plus malheureuse que coupable. Bien qu'elle vécût dans une
-société interlope, il la regardait comme une femme si supérieure,
-qu'avec sa justice prime-sautière, il préféra commettre une
-inconvenance plutôt qu'une cruauté. D'ailleurs Madeleine et Mlle Borel
-avaient l'âme assez haute pour la lui pardonner.
-
-«Mademoiselle, dit-il, je vous présente Mme de Courcy, une de vos
-admiratrices, et qui depuis quelque temps partage toutes nos idées.»
-
-Madeleine, avec sa nature vibrante, ressentit pour Lucrèce une
-très-vive répulsion.
-
-Mlle Borel, qui possédait un grand tact d'observation, devina que cette
-femme aux allures un peu hardies, et dont la jeunesse paraissait
-conservée à force d'artifices, exploitait Albert Daubré.
-
-Elle se tint donc sur la réserve, tout en répondant avec politesse et
-bienveillance.
-
-Lucrèce avait entraîné Albert chez sa protégée, la petite
-Ferrandès, à qui elle apportait la promesse d'un engagement pour les
-Folies-Dramatiques.
-
-Mais la conversation commençait à peine, qu'un cri déchirant retentit
-dans la mansarde voisine.
-
-Et puis on entendit un bruit sourd comme celui d'un corps qui tombait.
-
-«Ah! mon Dieu!» s'écria Claudine.
-
-Et elle s'élança. Toutes les autres personnes la suivirent.
-
-Geneviève était étendue à terre, privée de sentiment. Un journal
-déployé, qui avait servi à envelopper un paquet, se trouvait sur la
-table.
-
-Or, ce journal contenait le jugement qui condamnait Gendoux, selon
-l'ancienne loi sur les coalitions, à une année d'emprisonnement.
-
-Quand Geneviève reprit ses sens, la première figure que rencontrèrent
-ses regards fut celle de Lucrèce. Elle arrêta sur Mme de Courcy des
-yeux surpris, presque égarés.
-
-«Prenez garde! prenez garde! balbutia-t-elle. Cette femme vient ici
-pour vous perdre!»
-
-Et de nouveau elle s'évanouit.
-
-
-
-
-Le lecteur trouvera la suite et la fin de cette étude de mœurs dans un
-volume qui paraîtra incessamment sous le titre de:
-
-
-LES RÉPROUVÉES.
-
-
-
-
-_Note de l'éditeur._ Nous croyons devoir reproduire ici une lettre
-adressée, le 22 décembre 1866, au directeur-gérant du journal _le
-Siècle_, pendant la publication de la seconde partie du Calvaire des
-femmes. Cette lettre témoigne que ce roman, par ses qualités
-d'observation et de style, a fait sensation parmi l'élite de la classe
-ouvrière.
-
-
-_À M. le directeur-gérant du_ SIÈCLE.
-
-«Monsieur,
-
-«La lecture des œuvres de littérature, même futiles, quand toutefois
-elles ne sont pas corruptrices, est assurément la plus agréable comme
-la moins coûteuse des distractions. Le succès populaire de certaines
-publications périodiques à bon marché en est la preuve incontestable.
-Or, ce succès même est pour les auteurs un éloge qui peut suffire, et
-il y aurait de la part des lecteurs une sorte de prétention ridicule à
-vouloir le formuler d'une manière explicite. Mais il n'en saurait être
-de même lorsqu'il s'agit d'ouvrages qui, sous la forme la plus
-attrayante, se proposent un but éminemment utile.
-
-«Tels sont _la Croisade noire_ et _le Calvaire des femmes._
-
-«Depuis les romans d'Eugène Sue, qui ont si puissamment contribué aux
-améliorations déjà obtenues dans la condition des travailleurs, aucun
-ouvrage de ce genre n'aura prêté, selon nous, un concours aussi
-efficace à la réalisation de celles qui restent à accomplir.
-
-«Les idées sociales ont cessé d'être un vague idéal. Nous avons
-passé à la pratique. Le nombre des associations coopératives en
-activité en est la preuve éclatante. Tout le monde peut s'en
-convaincre en parcourant la liste qu'en publie, à chacun de ses
-numéros, le journal _la Coopération._ Cinquante sociétés de
-production à Paris, autant en province, et un plus grand nombre de
-sociétés d'épargne pour arriver à la production, plus de deux cents
-sociétés de crédit mutuel et de consommation, tout ce mouvement ne
-témoigne-t-il pas du profit moral et matériel que l'on peut tirer des
-œuvres de l'esprit créées pour élever l'éducation sociale de tous?
-
-«Voilà pourquoi nous vous prions, monsieur le directeur, de faire
-parvenir à l'auteur de ces deux ouvrages, non-seulement l'hommage de
-notre admiration pour son beau talent d'écrivain, mais encore et
-surtout l'expression de notre gratitude pour le notable service qu'il
-rend à la cause du progrès. Nous avons la conviction d'être ici les
-interprètes de tous les travailleurs.
-
-«Agréez, monsieur le directeur, nos fraternelles salutations.»
-
-
-Suivent une trentaine de signatures de chefs d'associations
-ouvrières.
-
-
-
-
-FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE DES FEMMES ***
-
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- The Project Gutenberg eBook of Le Calvaire des Femmes,
- by Marie-Louise Gagneur.
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-
-<div style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of Le Calvaire des Femmes, by Marie-Louise Gagneur</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
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-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: Le Calvaire des Femmes</p>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Marie-Louise Gagneur</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: August 11, 2021 [eBook #66035]</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div>
-
-<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)</div>
-
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE DES FEMMES ***</div>
-
-<div class="figcenter" style="width: 500px;">
-<img src="images/calvaire_cover.jpg" width="500" alt="" />
-</div>
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h2>LE<br />
-CALVAIRE DES FEMMES</h2>
-
-
-
-
-<h4>PAR</h4>
-
-<h3>M.-L. GAGNEUR</h3>
-
-
-
-
-<h4>PARIS</h4>
-
-<h4>ACHILLE FAURE, LIBRAIRE-EDITEUR</h4>
-
-<h5>18, RUE DAUPHINE, 18</h5>
-
-<h5>1867</h5>
-
-<h5>Tous droits réservés</h5>
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4>TABLE DES MATIÈRES</h4>
-<p class="noindent">CHAPITRE <a href="#I">I</a><br />
-CHAPITRE <a href="#II">II</a><br />
-CHAPITRE <a href="#III">III</a><br />
-CHAPITRE <a href="#IV">IV</a><br />
-CHAPITRE <a href="#V">V</a><br />
-CHAPITRE <a href="#VI">VI</a><br />
-CHAPITRE <a href="#VII">VII</a><br />
-CHAPITRE <a href="#VIII">VIII</a><br />
-CHAPITRE <a href="#IX">IX</a><br />
-CHAPITRE <a href="#X">X</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XI">XI</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XII">XII</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XIII">XIII</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XIV">XIV</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XV">XV</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XVI">XVI</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XVII">XVII</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XVIII">XVIII</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XIX">XIX</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XX">XX</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XXI">XXI</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XXII">XXII</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XXIII">XXIII</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XXIV">XXIV</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XXV">XXV</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XXVI">XXVI</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XXVII">XXVII</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XXVIII">XXVIII</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XXIX">XXIX</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XXX">XXX</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XXXI">XXXI</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XXXII">XXXII</a><br />
-CHAPITRE <a href="#XXXIII">XXXIII</a></p>
-
-<hr class="r5" />
-
-<p><br /></p>
-
-
-<h4>LE<br />
-<br />
-CALVAIRE DES FEMMES</h4>
-
-<p><br /></p>
-
-<hr class="r5" />
-
-<h4>PREMIÈRE PARTIE</h4>
-
-<p><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="I">I</a></h4>
-
-
-<div class="blockquot-half">
-<p>
-«La classe ouvrière est comme un peuple d'ilotes au milieu d'un peuple
-de sybarites; il faut lui donner une place dans la société.... Elle
-est sans organisation et sans lien, sans droits et sans avenir; faut lui
-donner des droits et un avenir, et la relever à ses propres yeux par
-l'association, l'éducation, la discipline.
-</p>
-
-<p>
-«Aujourd'hui la rétribution du travail est abandonnée au hasard ou à
-la violence; c'est le maître qui opprime ou l'ouvrier qui se révolte.
-</p>
-
-<p>
-«La pauvreté ne sera plus séditieuse lorsque l'opulence ne sera plus
-oppressive.»
-</p>
-
-<p style="margin-left: 50%;">L.N. Bonaparte.</p>
-
-<p style="margin-left: 50%;">(<i>Extinction du paupérisme.</i>)</p>
-</div>
-
-<p>
-Le 25 janvier 1844, il se passait dans une chaumière de Monestier, l'un
-des plus pauvres villages de l'infertile et montagneuse Ardèche, un
-drame intime et poignant.
-</p>
-
-<p>
-C'était vers le soir. Le vent soufflait avec violence dans les
-châtaigneraies et ébranlait la masure. La neige, tombant à flocons
-pressés, hâtait la nuit.
-</p>
-
-<p>
-Une chambre unique servait de cuisine, de dortoir, de cave, de grenier
-et d'étable à la famille qui l'habitait. La seule richesse de ces
-malheureux, c'était une chèvre efflanquée couchée dans un coin.
-</p>
-
-<p>
-Un feu de bois mort glané la veille dans la forêt, un feu
-parcimonieux, jetait une clarté rougeâtre qui rendait encore plus
-triste le jour blafard.
-</p>
-
-<p>
-Dans leurs châssis vermoulus, les vitres tremblaient, laissant passer
-le vent. Deux carreaux cassés étaient masqués par des haillons.
-</p>
-
-<p>
-Cet antre, dont on ne saurait peindre la couleur sombre et la misère
-sordide, était habité par Jacques Bordier, sa femme et ses cinq
-enfants, cinq filles, dont l'aînée n'avait pas neuf ans.
-</p>
-
-<p>
-L'enfance, si gracieuse avec ses joues roses, ses rires naïfs et ses
-yeux candides, qui laissent voir l'âme à fleur du regard, se
-présentait là repoussante, presque hideuse. Ces enfants, c'étaient
-des animaux humains grouillant dans l'immondice. Et cependant de ces
-visages barbouillés et comme hébétés il jaillissait parfois des
-éclairs d'intelligence; on devinait, sous cette couche de malpropreté,
-des formes qui peut-être eussent été exquises, si déjà la
-souffrance ne les eût flétries.
-</p>
-
-<p>
-Jacques Bordier, accoudé sur une table, était pensif. Sa figure
-énergique, presque sauvage, exprimait à la fois l'amertume et
-l'abattement.
-</p>
-
-<p>
-Une bouteille était devant lui. Fréquemment il emplissait son verre et
-buvait une gorgée de genièvre.
-</p>
-
-<p>
-Sa femme, étendue sur un misérable grabat, de temps à autre faisait
-retentir la cabane de cris déchirants.
-</p>
-
-<p>
-Une voisine, remplissant les fonctions de garde, rôdait dans cet
-intérieur lugubre, attisait le feu, secourait la malade.
-</p>
-
-<p>
-Un des enfants dit tout à coup:
-</p>
-
-<p>
-«J'ai faim.»
-</p>
-
-<p>
-Et les autres répétèrent:
-</p>
-
-<p>
-«J'ai faim».
-</p>
-
-<p>
-La vieille ouvrit un bahut, en tira un morceau de pain noir qu'elle
-partagea entre les cinq enfants.
-</p>
-
-<p>
-La petite Marie, qui était l'aînée, voyant les portions si minces,
-refusa la sienne pour la distribuer aux autres.
-</p>
-
-<p>
-Elle alla s'asseoir devant le feu, qu'elle contempla tristement, et à
-la dérobée elle jetait un regard avide sur ses sœurs qui mangeaient.
-</p>
-
-<p>
-Jacques Bordier se détourna pour ne pas voir.
-</p>
-
-<p>
-La voisine, ayant examiné la malade, dit à Marie:
-</p>
-
-<p>
-«Dépêche-toi, ma fille, de coucher les enfants.»
-</p>
-
-<p>
-Il n'y avait qu'un lit pour les cinq petites. C'était un cadre de bois
-qui contenait une paillasse recouverte de guenilles.
-</p>
-
-<p>
-Marie plaça les trois plus grandes au pied, coucha la plus jeune à la
-tête et s'étendit à côté d'elle.
-</p>
-
-<p>
-Bientôt les enfants s'endormirent, excepté Marie, qui, chaque fois que
-sa mère faisait entendre un nouveau cri de douleur, soulevait sa tête,
-effrayée et curieuse, et, les yeux pleins de larmes, regardait.
-</p>
-
-<p>
-«Si c'est encore une fille, dit Jacques d'une voix sourde, dès demain
-je pars.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous ne ferez pas cela, répondit la mère Michu. Le bon Dieu ne vous
-abandonnera pas.»
-</p>
-
-<p>
-Jacques hocha la tête.
-</p>
-
-<p>
-«Le bon Dieu!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'ai fait prévenir hier Mlle Borel de votre malheureuse position.
-Elle vous viendra en aide; car ce sont de braves gens, ces Borel.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si j'allais à la messe, à la bonne heure; mais Mme Borel est dure
-pour ceux qui ne fréquentent pas l'Église. Moi, faire des momeries,
-jamais!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mme Borel, je ne dis pas; mais sa belle-sœur, Mlle Bathilde, n'est
-guère dévote; c'est à elle que j'ai fait parler. Elle viendra, vous
-verrez.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! c'est toujours l'aumône, l'humiliation.... J'ai du courage
-cependant, et deux bras pour travailler. Mais voilà vingt jours que la
-neige nous ôte le pain! Et cinq filles à nourrir! Si cela continue, il
-faudra bien faire comme les autres, partir et aller mendier.
-Mendier<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>!!!»
-</p>
-
-<p>
-Il se cacha la tête dans les mains.
-</p>
-
-<p>
-La malade écoutait, le regard fixe. La souffrance physique et l'excès
-du désespoir semblaient avoir pétrifié son visage dont les lignes,
-dans cette immobilité, revêtaient une distinction peu commune.
-</p>
-
-<p>
-Cependant la douleur grandissait. On l'entendait aux vibrations de plus
-en plus stridentes de la voix.
-</p>
-
-<p>
-Enfin un cri suprême annonça la fin de la crise.
-</p>
-
-<p>
-Un enfant était né.
-</p>
-
-<p>
-«Eh bien! demanda Jacques en se soulevant avec anxiété.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est une fille, répondit à demi-voix la voisine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Encore une fille!»
-</p>
-
-<p>
-Et il se laissa retomber avec accablement. Puis, l'instant d'après, il
-se redressa, la colère au visage. Il saisit la bouteille, la brandit
-avec menace, comme s'il voulait la lancer au nouveau-né, et la brisa
-contre terre en proférant une horrible malédiction.
-</p>
-
-<p>
-Après avoir maudit l'enfant, il invectiva la mère.
-</p>
-
-<p>
-La pauvre femme sanglotait.
-</p>
-
-<p>
-L'enfant criait de froid; car rien n'était préparé pour la recevoir.
-</p>
-
-<p>
-Marie se souleva et tendit les bras.
-</p>
-
-<p>
-«Donnez-la-moi, mère Michu, je la réchaufferai.»
-</p>
-
-<p>
-En cet instant entra Mlle Borel, accompagnée d'un domestique qui
-portait un paquet.
-</p>
-
-<p>
-Mlle Borel pouvait avoir vingt ans. Bien qu'elle fût petite, ses traits
-étaient grands, nobles et sérieux. L'œil, profond et ferme, au
-premier abord semblait un peu sévère; mais cette sévérité était
-tempérée par l'aménité du sourire et la douceur de la voix.
-</p>
-
-<p>
-À son arrivée, Jacques Bordier releva la tête. Des larmes brillaient
-dans son regard farouche.
-</p>
-
-<p>
-D'un coup d'œil, Mlle Borel vit ces larmes et toute cette misère. Elle
-se sentit navrée, mais elle réprima vite la compassion qui se peignit
-sur son visage. Elle savait que la pitié blesse les âmes fières. Elle
-pensait que ce n'est pas seulement la misère qui dégrade, mais que
-c'est plutôt l'aumône qui place le pauvre dans une humiliante
-infériorité. Or, la pitié, n'est-ce point l'aumône du cœur?
-</p>
-
-<p>
-«J'ai appris, dit-elle, que Françoise devait accoucher plus tôt
-qu'elle ne l'avait pensé, et j'apporte du linge pour le nouveau-né,
-une couverture et du vin pour la malade.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! mademoiselle, que vous êtes bonne!» soupira Françoise.
-</p>
-
-<p>
-Jacques essuyait ses larmes à la dérobée, et son visage trahissait
-l'embarras.
-</p>
-
-<p>
-«Voyez, mademoiselle, dit la mère Michu, qui venait d'envelopper
-l'enfant dans des langes propres, la belle petite fille! Et Jacques qui
-se désespère!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Combien donc avez-vous d'enfants? demanda Mlle Borel en se tournant
-vers Bordier.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je n'ai pas d'enfants, je n'ai que des filles.»
-</p>
-
-<p>
-Mlle Borel ne releva point cette singulière réponse, qui ne parut pas
-même la surprendre.
-</p>
-
-<p>
-Le paysan, en effet, ne considère que la force. Comme il n'a d'autre
-richesse que ses bras, la naissance d'un garçon qui pourra l'aider dans
-ses travaux, c'est dans l'avenir une augmentation de bien-être; mais la
-naissance d'une fille, c'est plutôt, en perspective, un accroissement
-de pauvreté.
-</p>
-
-<p>
-«J'ai maintenant six filles, reprit-il avec un rire sardonique. Six
-filles! Et cette baraque est toute ma fortune. On pioche, n'est-ce pas,
-comme des galériens tout le long du jour: les galériens, eux, sont
-nourris; pour nous, il n'y a pas toujours du pain noir sur la planche.
-Jamais de vin, ni de pitance; à peine buvons-nous de mauvaise
-genevrette<a name="FNanchor_2_1" id="FNanchor_2_1"></a><a href="#Footnote_2_1" class="fnanchor">[2]</a>. Nous couchons sur la paille comme des animaux; pour
-vêtements, nous avons des guenilles. Mais encore j'ai beau suer à la
-peine, je ne puis gagner pour sept, pour huit maintenant. D'ailleurs il
-faut trouver de l'ouvrage. Si la neige, la pluie, la glace, la maladie
-suspendent la besogne, que devenir? Ah! le malheur s'acharne après moi.
-Un garçon serait venu, ça m'eût donné du courage. Je me serais dit:
-«Eh bien! si tu le nourris maintenant, plus tard il te nourrira.» Mais
-des filles, que voulez-vous que j'en fasse? Les envoyer à Lyon ou à
-Saint-Étienne? Ah! on sait ce qu'elles deviennent là-bas.... La honte,
-quoi! ou la misère, et plus souvent encore toutes les deux à la fois.
-Ça, c'est l'avenir. Pour le moment, si ce temps-là se prolonge, il
-faudra que je parte avec mon aînée, une besace sur le dos. Moi,
-Jacques le terrassier, qui ai toujours gagné mon pain et porté la
-tête haute, j'irais frapper à toutes les portes, essuyer les
-rebuffades et le mépris, et peut-être m'entendre traiter de paresseux!
-Est-ce bien possible? Il le faut, pourtant. Les petites ont mangé ce
-soir le dernier morceau de pain. Ah! tous les riches ne vous ressemblent
-pas, mademoiselle! Vous me croyez, vous, parce que vous avez bon cœur;
-mais combien penseront que je les trompe pour avoir quelques sous!»
-</p>
-
-<p>
-Mlle Borel écoutait Jacques avec une émotion grave et contenue.
-</p>
-
-<p>
-«Mon ami, dit-elle simplement, voulez-vous me confier votre dernière
-fille? je l'adopterai. Je ne yeux point vous faire l'aumône. Venez
-demain à la maison, je vous donnerai du travail.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! merci, mademoiselle! s'écria Françoise en pleurant.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous ne me devez aucune reconnaissance, repartit la jeune fille.
-J'ai un travail très-pressant à faire exécuter dans la serre, et Jacques
-m'obligera au contraire de vouloir bien s'en charger.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'irai demain, mademoiselle, dit le terrassier, si ému que sa voix
-tremblait.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! me donnez-vous la petite?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Dès qu'elle pourra marcher,» répondit la mère. Mlle Borel prit
-l'enfant, la regarda longtemps, et, à mesure qu'elle la regardait, son
-visage aux lignes si graves s'attendrissait. Il avait un rayonnement qui
-ressemblait à la joie maternelle.
-</p>
-
-<p>
-«Ma chère petite Madeleine, dit-elle, que tu seras belle!»
-</p>
-
-<p>
-Elle la baisa pieusement et sortit.
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p class="noindent"><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a>D'après M. de Watteville, il est des localités dans la partie
-montagneuse de l'Ardèche dont presque tous les habitants quittent leur
-domicile pendant l'hiver pour se livrer à la mendicité, soit dans les
-communes de ce département, soit dans celles du Dauphiné, où la
-température est moins rigoureuse.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p class="noindent"><a name="Footnote_2_1" id="Footnote_2_1"></a><a href="#FNanchor_2_1"><span class="label">[2]</span></a>Boisson qu'on fait dans les montagnes avec le genièvre.</p></div>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="II">II</a></h4>
-
-<p>
-Dix-neuf ans se sont écoulés.
-</p>
-
-<p>
-En 1863, M. Borel, fabricant de soieries, jouissait sur la place de Lyon
-d'une réputation qu'il devait autant à la supériorité de ses
-produits qu'à l'étendue de ses relations commerciales.
-</p>
-
-<p>
-Il occupait à la Croix-Rousse près de trois mille métiers; il faisait
-l'exportation sur une grande échelle, principalement en Amérique.
-Paris recherchait ses velours et ses façonnés; la Prusse et
-l'Angleterre copiaient ses dessins.
-</p>
-
-<p>
-M. Borel était en outre un industriel intègre, justement considéré.
-À Lyon, d'ailleurs, ce proverbe: «Que le bien mal acquis ne profite
-pas,» est passé à l'état d'axiome et presque de croyance
-superstitieuse. Une fortune consolidée est une fortune légitimée dont
-on ne doit pas chercher à vérifier la source. Fortune entraîne donc
-essentiellement considération.
-</p>
-
-<p>
-M. Borel possédait à un haut degré l'intelligence des affaires et une
-aptitude particulière pour l'industrie de la soierie, qui est surtout
-une industrie de détails. Incapable d'embrasser une idée d'ensemble,
-une idée de quelque élévation, il passait cependant pour un homme
-supérieur; et, grâce à l'importance que lui donnaient ses millions,
-il exerçait au conseil municipal, dont il faisait partie depuis 1848,
-une influence non contestée.
-</p>
-
-<p>
-Il se disait libéral, entièrement dévoué aux intérêts de la classe
-ouvrière. C'était, il est vrai, un cœur généreux. Survenait-il une
-crise commerciale, il était le premier à organiser des quêtes
-auxquelles il souscrivait largement. À Lyon, les sociétés de
-bienfaisance sont innombrables. M. Borel en fonda une nouvelle sous le
-patronage d'un saint quelconque: car, à Lyon, la charité ne va point
-sans la superstition. Cette société avait pour but de secourir les
-ouvriers sans travail.
-</p>
-
-<p>
-Toutefois, M. Borel n'admettait que l'aumône pour remédier au
-paupérisme, qu'il regardait comme un mal fatal, nécessaire même à
-l'équilibre social.
-</p>
-
-<p>
-Il dépensait chaque année à soulager les ouvriers nécessiteux une
-somme considérable; mais il n'eût pas augmenté d'un centime leur
-salaire. Quoiqu'il mit son orgueil et qu'il éprouvât une satisfaction
-véritable à faire le bien, il voulait aussi que le bien lui profitât,
-soit en considération, soit en influence. Peut-être pratiquait-il un
-peu, à son insu, ce système de bienfaisance calculée qui consiste à
-placer l'obligé dans la dépendance du bienfaiteur.
-</p>
-
-<p>
-Ainsi, comme il arrive souvent, l'esprit de conservation étouffait
-parfois en lui le sentiment de la bienveillance et de la justice.
-</p>
-
-<p>
-M. Borel avait environ soixante ans. Il était grand, d'un blond
-grisonnant. Il possédait l'embonpoint qui sied à un homme de cet âge
-et de cette importance. Sur sa figure douce se lisaient les vertus
-domestiques. Tout en se targuant de libéralisme, il se disait
-chrétien; car il regardait la religion comme un frein nécessaire. Il
-allait aux offices les jours de grande fête. Ses deux filles avaient
-été élevées au Sacré-Cœur, et son fils au collège des Jésuites.
-</p>
-
-<p>
-Mme Borel était une nature passive, religieuse jusqu'à la
-superstition. Elle était dame patronnesse d'une foule d'associations
-pieuses, et chaque année elle faisait quelque vœu à Notre-Dame de
-Fourvières.
-</p>
-
-<p>
-Professant au plus haut degré le respect pour le sexe fort, elle
-admirait toutes les idées de son mari sans chercher à les comprendre;
-mais en revanche elle critiquait avec âpreté, sans les comprendre
-davantage, les opinions généreuses et avancées de Mlle Bathilde sa
-belle-sœur.
-</p>
-
-<p>
-Il y avait entre Mlle Borel et son frère une complète dissemblance de
-pensée et de caractère.
-</p>
-
-<p>
-Indifférente aux questions de détail, son intelligence élevée ne se
-plaisait qu'aux vastes synthèses. C'était non-seulement un esprit
-supérieur, mais un grand caractère, passionné pour la justice,
-inaccessible aux préoccupations égoïstes.
-</p>
-
-<p>
-On lui refusait la tendresse; on l'accusait parfois d'insensibilité;
-mais elle avait au suprême degré cette bonté réfléchie qui excuse
-toutes les faiblesses parce qu'elle tient compte des luttes entre les
-organisations et les milieux où ces organisations se développent,
-parce qu'elle tient compte surtout des déviations causées par la
-contrainte qu'imposent souvent à nos penchants les lois morales ou
-sociales.
-</p>
-
-<p>
-Dans sa jeunesse, Mlle Borel avait, elle aussi, pratiqué la charité
-chrétienne, c'est-à-dire l'aumône; mais elle eut bien vite reconnu
-l'impuissance de ces secours isolés. Son esprit avait mûri, et son
-cœur s'était ouvert à de plus larges sentiments. Une souffrance
-individuelle l'affectait sans doute, mais surtout comme symptôme
-social. Le dévouement à l'individu lui paraissant stérile, elle fut
-entraînée vers les études et les spéculations qui remontent aux
-causes mêmes du mal afin de les détruire.
-</p>
-
-<p>
-Ainsi préoccupée d'intérêts généraux, elle n'avait jamais pensé
-au mariage. Sa supériorité et ses idées indépendantes très-connues
-avaient aussi effrayé les prétendants que sa fortune eût pu attirer.
-Elle était assez forte pour supporter l'isolement, et les affections
-intimes ne lui étaient point indispensables. D'ailleurs l'adoption de
-Madeleine Bordier, le soin qu'elle avait pris de l'éducation de cette
-enfant, avaient occupé son cœur. Cette maternité élective
-satisfaisait son caractère élevé mieux que ne l'eût fait peut-être
-la maternité du sang.
-</p>
-
-<p>
-Mlle Bathilde montrait une grande indulgence pour l'infériorité
-intellectuelle des personnes qui l'entouraient. Cependant la fermeté
-qu'elle mettait à défendre ses opinions, faisait dire parfois que,
-semblable à toutes les vieilles filles, elle tournait à l'aigreur.
-Elle était respectée, mais non point aimée de son neveu et de ses
-nièces, dont elle critiquait l'éducation ultra-catholique.
-</p>
-
-<p>
-Mlles Laure et Béatrix, au sortir du couvent, avaient une tenue
-modeste, c'est-à-dire compassée, parlaient à demi-voix, connaissaient
-un peu d'arithmétique, de géographie, un peu d'histoire profane
-d'après le père Loriquet, beaucoup d'histoire sainte et de
-catéchisme, tapotaient un quadrille, solfiaient un cantique, brodaient
-admirablement une chasuble, possédaient en un mot de ces petits talents
-dits d'agrément juste ce qu'il en faut pour obtenir dans le monde la
-réputation de jeunes personnes accomplies.
-</p>
-
-<p>
-Lorsque Mlle Bathilde s'élevait contre cet enseignement, Mme Borel lui
-répondait d'un ton sec:
-</p>
-
-<p>
-«Croyez-vous que je veuille faire de mes filles des voltairiennes ou
-des socialistes?»
-</p>
-
-<p>
-M. Borel aurait désiré que son fils Maxime continuât son industrie et
-profitât du capital de considération que lui-même s'était acquis
-parmi ses concitoyens. Mais Maxime, au collège des Jésuites, s'était
-lié avec des jeunes gens de famille noble qui lui avaient communiqué
-des idées de grandeur. Il voulut entrer dans la diplomatie; il obtint
-donc d'aller à Paris pour y faire des études spéciales.
-</p>
-
-<p>
-À Paris, Maxime, au lieu de viser au ministère des affaires
-étrangères, se fit admettre dans les clubs de la fashion; au lieu
-d'étudier les langues orientales, il ne cultiva guère que cette sorte
-d'argot qui est la langue du quartier Bréda.
-</p>
-
-<p>
-Comme la pension fournie par son père ne lui suffisait pas, il
-emprunta. Mme Borel, confiante dans l'éducation religieuse qu'avait
-reçue Maxime, croyait à la vertu de son fils comme à un article de
-foi. Quand elle acquit la preuve qu'il avait dépensé trois cent mille
-francs en cinq ans, et perdu son innocence baptismale avec des Coralies,
-des Madelons et des Rigolboches, elle faillit en mourir de douleur.
-</p>
-
-<p>
-Elle obtint de M. Borel d'aller avec ses filles passer dorénavant
-l'hiver à Paris, afin d'y surveiller la conduite et les études de
-Maxime.
-</p>
-
-<p>
-Au mois de mars 1863, la famille Borel se trouvait réunie au grand
-complet dans le luxueux appartement qu'elle occupait rue de la
-Chaussée-d'Antin. C'était une soirée tout à fait intime. Il n'y
-avait là que la famille Daubré de Lomas.
-</p>
-
-<p>
-M. Daubré était un riche manufacturier de Lille. Sa femme, fort
-coquette, habitait Paris pendant la saison des bals.
-</p>
-
-<p>
-Elle s'était éprise de Maxime, et, pour le rencontrer, elle venait
-chez les Borel, qu'en sa qualité de Lomas elle trouvait pourtant
-bien bourgeois.
-</p>
-
-<p>
-M. Borel, arrivé de Lyon la veille, transmettait à M. Daubré les
-nouvelles commerciales. Ils devisaient ensemble sur les probabilités
-d'une guerre civile aux États-Unis. Ces bruits de guerre alarmaient
-également les deux industriels. En effet, un conflit en Amérique
-fermerait le principal débouché de l'industrie lyonnaise, et
-amènerait nécessairement pour la fabrication lilloise la hausse des
-cotons.
-</p>
-
-<p>
-Mlle Bathilde causait en aparté avec un tout jeune homme, le frère de
-M. Daubré.
-</p>
-
-<p>
-Mme Daubré coquetait avec Maxime.
-</p>
-
-<p>
-Mme Borel les observait attentivement. Elle avait fait un vœu à
-Notre-Dame de Fourvières pour la conversion de son fils, et
-elle s'étonnait que tant de vœux et de neuvaines eussent encore
-produit si peu de résultats.
-</p>
-
-<p>
-Laure feuilletait un album, et Béatrix, au piano, déchiffrait une
-romance à demi-voix. À côté d'elle se tenait le frère de Mme
-Daubré, Lionel de Lomas, un gandin de la seconde jeunesse, qui lui
-débitait des fadeurs en veloutant son regard. Lionel était pauvre et
-Béatrix aurait un million de dot. Mais, à la dérobée, il contemplait
-Madeleine Bordier avec une expression singulière.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine brodait une tapisserie, et, plus rapprochée de la lampe que
-les autres personnages, elle se trouvait en pleine lumière. Parfois
-elle relevait la tête. Cette tête, resplendissante de vie, de réelle
-jeunesse, jetait comme un rayonnement sur cette société plus ou moins
-guindée et factice.
-</p>
-
-<p>
-«Ces crises commerciales qui nous sont si funestes, disait M. Borel,
-ont cependant leur utilité, car elles matent la classe laborieuse.
-Depuis la guerre d'Italie, il s'est produit à Lyon, parmi les anciens
-<i>voraces</i>, je ne sais quelle sourde fermentation qui ne laisse pas que
-d'être inquiétante. On dit que la misère seule pousse le peuple à
-l'insurrection; mais trop de bien-être a aussi son danger: il
-développe chez l'ouvrier l'esprit d'indépendance et des idées
-ambitieuses; plus l'ouvrier possède, plus il devient difficile à
-gouverner; enfin, quand il a devant lui quelque avance, il n'hésite
-point à se mettre en grève pour obtenir une augmentation de salaire.
-Chez vous les grèves sont-elles fréquentes?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Nous en avons eu une en 49, répondit M. Daubré.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et vous avez cédé?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il le fallait bien alors. D'ailleurs, dans nos filatures, nous ne
-pouvons laisser chômer, sans une perte considérable, un matériel qui
-représente un capital énorme.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quand je devrais y perdre jusqu'à mon dernier sou, reprit avec force
-M. Borel, moi, je ne céderais jamais.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais votre industrie n'offre pas les mêmes inconvénients que la
-nôtre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est vrai, nous avons moins à redouter que vous les grèves et les
-crises industrielles. La soierie se tisse dans des ateliers avec un
-outillage qui n'appartient pas au fabricant. Quand une crise se
-manifeste, nous suspendons nos commandes, et, n'ayant aucun capital
-engagé, nous perdons seulement l'argent que nous ne gagnons pas. Mais
-aussi le mauvais côté de cette organisation, c'est que, ne demandant
-que de faibles capitaux, elle permet à une foule de petits industriels
-de nous faire concurrence. Pour se soutenir, ils fabriquent à tous prix
-et fabriquent mal, gâtent les ouvriers et compromettent la haute
-considération dont la fabrique lyonnaise jouissait naguère. Beaucoup
-même ont adopté l'aune droite au lieu de l'ancienne aune à crochet.
-C'est depuis longtemps un grave sujet de conflit entre l'ouvrier et le
-fabricant.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et l'ouvrier a raison, dit Mlle Borel d'un ton cassant.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;«L'ouvrier a tort; l'usage fait loi,» répliqua sur le même ton M.
-Borel.
-</p>
-
-<p>
-Béatrix avait cessé de chanter, et Lionel était venu s'asseoir à
-côté de Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine, qui écoutait la conversation, avait interrompu son travail.
-</p>
-
-<p>
-«Comment, mademoiselle, dit Lionel, d'un ton à demi railleur, vous
-vous intéressez à de pareilles questions?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Monsieur, répondit Madeleine avec quelque émotion, ma sœur aînée
-est ouvrière en velours, et c'est elle qui nourrit ma mère.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est-à-dire, reprit Mlle Borel en s'animant, que l'ouvrier subit la
-loi du plus fort. L'ouvrier a droit à une mesure plus équitable. Or,
-votre aune à crochet n'est pas équitable, puisqu'elle le prive d'une
-partie de son salaire.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ma chère Bathilde, sur ce sujet nous ne nous entendrons jamais.
-Rompons donc là cette discussion. Vous êtes toujours dans la théorie
-pure; moi, je reste dans la pratique, par conséquent dans le vrai.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ma théorie, c'est le droit; votre pratique, c'est l'abus, repartit
-avec fermeté Mlle Borel.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! que ces utopistes nous font de mal! soupira M. Borel. Avec ces
-grands mots de droit, d'abus, d'exploitation, de privilège, ont-ils
-assez perverti le sens moral de la classe ouvrière, qui n'en est certes
-pas plus heureuse!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Assurément, appuya M. Daubré, si Mlle Borel venait à Lille, elle
-verrait ce que produit l'augmentation des salaires. Chez nous un bon
-ouvrier peut gagner aisément quatre francs par jour, et une habile
-tisseuse deux et trois francs. Il y a peu de chômages. Et que voit-on
-chez nous? Une population abâtardie, livrée à la débauche. L'ouvrier
-est imprévoyant. S'il gagne au delà de ses besoins réels, il dépense
-son salaire au cabaret, et la famille n'en est que plus pauvre. Quant
-aux femmes employées dans nos manufactures, elles sont pour la plupart
-perverties dès l'âge de quinze ans, et leur gain se gaspille en
-colifichets.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Monsieur, répondit Mlle Borel, il y a à cela d'autres causes que
-l'augmentation des salaires. C'est l'organisation même du travail
-manufacturier, c'est-à-dire la dispersion de la famille dans les
-manufactures, l'extrême division du travail; puis aussi le défaut
-d'éducation, l'exiguïté et l'insalubrité des logements; mais
-par-dessus tout, le sentiment de l'impuissance où sont les ouvriers
-d'améliorer leur position. Comment voulez-vous que cette femme qui,
-dès l'âge de huit ans, est réduite à l'état de machine, dont on n'a
-jamais cherché à développer le cœur ni l'intelligence, ait des
-instincts affectifs bien élevés, qu'elle exerce sur l'ouvrier une
-influence bienfaisante et sache le retenir dans des liens sérieux? Tant
-qu'on ne changera pas la condition de l'ouvrière, il n'y aura pas de
-salut possible pour l'ouvrier.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, ajouta le jeune Daubré d'un ton rêveur. En cela, l'idée
-chrétienne est juste: c'est la femme qui sauvera l'humanité.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Enfin, ma sœur, c'est là votre dada!» repartit M. Borel avec
-humeur.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine regarda anxieusement Mlle Borel, qui ne répondit pas.
-</p>
-
-<p>
-«L'ouvrier, l'ouvrière, la femme! dit Mme Daubré en se drapant
-coquettement dans la gaze qui l'enveloppait. Tous nos écrivains
-aujourd'hui se croient une mission sociale. À les lire, on dirait
-vraiment que l'ouvrier est une invention toute moderne, et qu'ils
-viennent de découvrir la femme.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ils la cherchent sans la trouver, répondit gravement Mlle Borel,
-ainsi que Diogène cherchait un homme. La femme n'existe pas encore.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;En vérité? Mais alors, ma tante, que sommes-nous donc?» demanda,
-en raillant, Béatrix qui visait à l'esprit.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Des poupées dont les ressorts sont plus ou moins perfectionnés,
-selon l'habileté de vos institutrices; des poupées plus ou moins bien
-vêtues, selon votre bourse et le génie de vos modistes. Vous a-t-on
-jamais appris à occuper utilement votre intelligence? A-t-on jamais
-ouvert votre cœur aux idées grandes, généreuses? Mais tandis que la
-frivolité et l'oisiveté perdent la femme des classes supérieures,
-l'excès du travail et l'insuffisance des salaires avilissent
-l'ouvrière. En haut comme en bas, le défaut d'éducation est le plus
-grand mal. Quelle instruction lui donne-t-on à cette femme qui doit
-élever ses enfants? On ne connaîtra la femme que lorsqu'elle pourra
-développer ses facultés et s'affranchir, en gagnant honnêtement sa
-vie, de la dépendance matérielle de l'homme, dépendance qui
-l'annihile et la dégrade. Jusque-là, elle passera pour un être
-inférieur, frivole, corrompu ou corruptible.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ma chère Bathilde, interrompit M. Borel, vous n'êtes pas Française.
-Vous êtes digne d'être quakeresse et de prêcher en Amérique.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;En France comme en Amérique, et pour la femme comme pour l'homme, il
-n'y a de dignité possible qu'avec la liberté. La femme ne doit point
-être placée sous la tutelle absolue de l'homme. On doit surtout
-assurer, à celle qui travaille, l'indépendance qu'elle gagne à la
-sueur de son front.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine, en écoutant Mlle Borel, avait rougi et pâli tour à tour.
-Elle abaissa les yeux sur sa tapisserie, et l'on vit au bord de ses cils
-trembler une larme.
-</p>
-
-<p>
-«C'est à l'homme à travailler pour la femme,» objecta M. Borel.
-</p>
-
-<p>
-«Non, jamais, dit Maxime en lançant une œillade à Mme Daubré, nous
-n'habituerons nos Françaises à ces idées d'indépendance. Elles n'ont
-que faire de la liberté. Ce sont des autocrates qui veulent régner à
-tout prix. Ravissantes hypocrites, elles acceptent leur esclavage afin
-de mieux assurer leur empire.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je suis de votre avis, reprit Mme Daubré en minaudant: je trouve que
-nos bas-bleus sont injustes. Les hommes ne sont pas si ogres que
-certaines femmes, vieilles et laides, veulent bien nous les
-représenter. Et quand on sait les prendre....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pardon, madame, si je vous interromps, dit Mlle Bathilde. Quand on
-sait les prendre, dites-vous? Par ces mots seuls ne reconnaissez-vous
-pas une dépendance? Vous parlez pour la petite exception des femmes,
-jeunes et jolies, qui sont au-dessus du besoin, et qui ont le temps
-d'être coquettes. Moi, je parle pour le grand nombre: je parle de
-l'ouvrière, de celle qui n'a que ses yeux et ses doigts pour toute
-fortune, et qui se demande souvent, le soir, comment ses enfants
-mangeront le lendemain. Sans doute, madame, vous n'avez jamais
-pénétré dans ces bouges immondes où habitent la misère et le vice;
-vous y auriez rencontré souvent, bien souvent, hélas! des femmes
-battues par leurs maris ivrognes, privées de tout jusqu'à leur propre
-gain, par celui-là même qui devrait pourvoir à leur existence; vous
-les auriez vues désespérées en face de leurs enfants pleurant de
-faim. Toutefois, sont-ce les hommes qu'il faut condamner? non, ce sont
-les causes mêmes du mal. Vous dites que c'est à l'homme de travailler
-pour la femme; mais d'abord savez-vous ce que c'est que travailler du
-matin au soir à une besogne souvent répugnante? Vous faites-vous une
-idée de la souffrance morale et physique qu'il faut endurer pour gagner
-son pain? Vous qui passez votre vie dans l'insouciance, dans le plaisir,
-vous blâmez, n'est-ce-pas, sans miséricorde, le malheureux qui, un
-jour sur sept, va au cabaret, se laisse entraîner et dissipe son gain
-de la semaine? Assurément cet homme est égoïste, qui, par une
-coupable imprévoyance, laisse une famille dans la détresse; mais
-représentez-vous donc cette nature vigoureuse qui réclame, elle aussi,
-ses heures de liberté, d'expansion, de plaisir. Sans doute l'ivrognerie
-et la paresse engendrent de grands malheurs; sans doute il faut les
-combattre par tous les moyens; mais ce n'est pas à nous, oisifs, qui ne
-savons rien des tortures du travail et de la misère, de les condamner
-sans pitié, ces martyrs.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Euh! euh! fit M. Daubré, voilà des maximes qui mèneraient loin!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi, avec mes nerfs, dit Mme Daubré, je ne puis songer à ces
-choses-là. Comme on ne saurait y remédier, le mieux est d'y penser le
-moins possible.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais ma sœur y remédie, repartit M. Borel avec raillerie.
-L'augmentation des salaires est au bout de ses tirades. De nos capitaux
-engagés, de nos risques, elle ne tient aucun compte.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;L'augmentation des salaires est un moyen insuffisant, répliqua Mlle
-Borel.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Alors, voyons ta panacée.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je n'en ai pas. Je crois seulement qu'il est très utile de poser ces
-formidables problèmes, et d'appeler sur eux, dans l'intérêt de la
-classe riche, l'attention des législateurs. Je crois aussi au progrès
-de toute science; je crois qu'après des tâtonnements nécessaires, on
-trouvera cette panacée, et qu'on arrivera à régler, d'une manière
-plus équitable, les conditions du travail. Au siècle dernier, le
-<i>Contrat social</i> de Jean-Jacques était une théorie audacieuse. Quel
-est aujourd'hui l'homme de bon sens qui croie au droit divin? Il viendra
-un temps, qui n'est pas éloigné, sans doute, où l'on reconnaîtra à
-tout homme et à toute femme son droit à une existence proportionnelle
-à ses besoins et en rapport avec ses facultés.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine et le jeune Daubré écoutaient Mlle Borel avec admiration,
-tandis qu'un sourire ironique effleurait les lèvres des autres
-auditeurs.
-</p>
-
-<p>
-«Eh bien! mademoiselle, dit tout bas Lionel à Madeleine, auriez-vous
-envie de devenir aussi économiste et bas-bleu? Ce serait dommage. Vous
-êtes si jolie et vous brodez si bien!»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine rougit et reprit sa broderie.
-</p>
-
-<p>
-Béatrix observait le jeu de Lionel, et Lionel remarqua l'inquiétude de
-Béatrix.
-</p>
-
-<p>
-«Elle est jalouse, pensa Lionel, c'est bon à savoir: je tiens la
-dot.»
-</p>
-
-<p>
-Il se pencha de nouveau vers Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-«Je gage, lui dit-il toujours à voix basse, que vous aimez la
-toilette?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'aime tout ce qui est beau, répondit-elle: les belles robes, comme
-les belles et généreuses pensées.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'avoue, moi, dit Béatrix en se rapprochant, que je n'entends rien à
-tous les beaux discours de ma tante. Mais, par exemple, j'adore les
-chiffons.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et moi les chevaux, ajouta Laure. Maxime, comment va
-Mademoiselle Lucie?»
-</p>
-
-<p>
-Maxime possédait une jument qu'il appelait Mademoiselle Lucie; mais, en
-revanche, sa maîtresse se nommait Pouliche.
-</p>
-
-<p>
-«Mademoiselle Lucie avait aujourd'hui ses nerfs, exactement comme une
-jolie femme, répondit Maxime. Les beaux chevaux et les jolies femmes,
-voilà mes passions. Ah! par ma foi! s'il est vrai que l'horizon soit
-chargé de nuages, jouissons toujours, et après nous le déluge! Louis
-XV était un philosophe qui valait bien Jean-Jacques. Vos idées
-d'amélioration, ma tante, me semblent impraticables. Si toutes les
-femmes allaient devenir indépendantes, dignes, quakeresses, ce serait
-la mort de notre société qui vit de luxe, d'oisiveté, de raffinement,
-j'oserai même dire de galanterie. J'espère que nos adorables
-Françaises y regarderont à deux fois avant de se laisser endoctriner.
-Ne faut-il pas que de mauvais sujets comme moi, qui ne saurions être
-autre chose, trouvent aussi une existence en rapport avec leurs
-facultés?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous déraisonnez, Maxime, interrompit sévèrement Mme Borel,
-jusque-là silencieuse. Sans doute il y aura toujours des privilégiés
-et toujours des malheureux; non pas afin que vous puissiez satisfaire
-vos mauvais penchants, mais parce que Jésus-Christ a dit: «Il y aura
-toujours des pauvres parmi vous.»
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est évident, s'écria Mme Daubré. S'il n'y avait plus de
-pauvres, nous n'aurions plus de domestiques. Qui laverait ma vaisselle?
-Qui brosserait mes souliers? Je ne puis cependant pas brosser mes
-souliers.»
-</p>
-
-<p>
-Elle agitait, pour la faire admirer, sa main blanche et effilée.
-</p>
-
-<p>
-«Et, reprit Maxime avec ironie, quels moyens, nous, riches,
-aurions-nous de faire notre salut? Nous n'avons que l'aumône pour
-racheter nos péchés. À chacun son lot: les pauvres se sauvent par la
-souffrance; nous nous sauvons, nous, par le plaisir de faire le bien.
-Dieu est juste, tout est pour le mieux.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ne plaisantez pas avec ces choses-là, Maxime, dit encore Mme Borel.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il est certain, reprit hypocritement Mme Daubré, qui voulait gagner
-la mère de Maxime, que l'aumône est sainte, et que la charité
-chrétienne a plus avancé le progrès que tous les discours des
-philosophes.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est ce que je nie, repartit Mlle Borel. Avec l'aumône, peut-être
-sauve-t-on son âme; mais, à coup sûr, on perpétue le paupérisme.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et cependant sans l'aumône, se récria vivement M. Borel, que
-deviendraient toutes ces familles qu'une maladie, un chômage, la mort
-de leur chef réduisent à la dernière misère?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;À Lyon, répliqua Bathilde, vous avez au moins quatre-vingts
-associations charitables, qui toutes fonctionnent admirablement. Quand
-l'industrie est prospère, elles suffisent à peine; mais vienne une
-crise commerciale, et vous voyez combien le charité privée est
-impuissante contre un tel flot de misères. Sans doute, l'aumône est
-louable au point de vue de l'intention; mais, comme tous les palliatifs,
-elle entretient le mal au lieu de le guérir. Je pense comme M.
-Wolowski, que «l'aumône est une sorte de régime protecteur de la
-misère.» Elle avilit les âmes et développe la paresse. Loin de
-resserrer les intérêts des classes, comme vous paraissez le croire,
-elle inspire le mépris chez celui qui donne et la haine chez celui qui
-reçoit. La doctrine religieuse de l'aumône et de la résignation a
-produit beaucoup de mal. Voyez le moyen âge et aujourd'hui l'Espagne
-avec ses légions de mendiants!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vous en prie, Bathilde, s'écria avec indignation Mme Borel, ne
-dites pas devant mes filles des choses semblables!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vos filles sont aujourd'hui des femmes, et pourquoi ne
-seraient-elles pas initiées à des problèmes qui préoccupent tous les
-esprits?»
-</p>
-
-<p>
-Mme Borel haussa les épaules. Le front placide de M. Borel s'assombrit.
-Madeleine, émue, regardait Mlle Bathilde d'un air suppliant. M. et Mme
-Daubré avaient l'attitude embarrassée de gens qui vont assister à une
-scène de famille; car tous connaissaient le caractère entier de Mlle
-Borel.
-</p>
-
-<p>
-Mais la porte du salon s'ouvrit; un domestique entra fort à propos et
-remit à M. Daubré une large enveloppe cachetée. C'était une
-dépêche télégraphique ainsi conçue:
-</p>
-
-<p>
-«Agitation parmi les ouvriers. Tentative de coalition. Prompt retour.»
-</p>
-
-<p>
-M. Daubré pâlit et tendit la dépêche à sa femme.
-</p>
-
-<p>
-«Voilà, s'écria-t-elle, le résultat des discours de nos utopistes.»
-</p>
-
-<p>
-Il était tard. Comme M. Daubré devait partir de bonne heure le
-lendemain, il désira se retirer.
-</p>
-
-<p>
-Le jeune Daubré serra affectueusement la main de Mlle Borel, et lui
-exprima avec chaleur ses sympathies. Il salua respectueusement
-Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-«À propos, dit Mme Daubré en partant, j'ai besoin d'une institutrice
-pour Jeanne. Je voudrais trouver une jeune fille douce et bien élevée.
-Jeanne est déjà un peu grandelette, et il faut commencer son
-éducation.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Nous nous informerons, répondirent Mlles Borel; et si, parmi nos
-connaissances, nous découvrons un phénix, nous vous l'adresserons.»
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="III">III</a></h4>
-
-<p>
-Lille est la cité industrielle la plus importante du nord de la France.
-Là, comme dans tous les centres de grande industrie, l'économiste est
-frappé du contraste choquant que présente l'opulence et l'excès de la
-misère.
-</p>
-
-<p>
-C'est une triste, mais inévitable conséquence de notre ère de
-féodalité industrielle. L'application des forces mécaniques à
-l'industrie, dont le résultat ultérieur sera certainement pour l'homme
-l'affranchissement de tout travail dégradant ou pénible, le place
-aujourd'hui dans un esclavage plus douloureux qu'autrefois le travail
-isolé.
-</p>
-
-<p>
-L'homme, confondu pour, ainsi dire avec la machine, qu'il sert en
-instrument plutôt passif qu'intelligent, ne prenant à son travail,
-ordinairement divisé à l'extrême, qu'un intérêt secondaire,
-s'atrophie peu à peu, et ses instincts moraux s'affaiblissent d'autant
-plus aisément que son intelligence est plus annihilée.
-</p>
-
-<p>
-Dans la manufacture l'homme perd sa liberté. Il est caserné en quelque
-sorte, et placé jusqu'à un certain point sous l'autorité arbitraire
-du patron.
-</p>
-
-<p>
-Sans doute cette féodalité n'a pas à beaucoup près des résultats
-aussi abusifs, aussi désastreux que jadis la féodalité territoriale;
-mais elle produit cependant ce que produisent toutes les oppressions,
-des essors subversifs de liberté, autrement dit une profonde
-démoralisation engendrant une ignoble misère; et <i>vice versa</i>, cette
-misère engendrant la corruption.
-</p>
-
-<p>
-Cependant, en face des conquêtes de la civilisation, qui pourrait nier
-le progrès moderne, même au point de vue moral? et qui songerait à
-confondre ces deux époques dans une même réprobation?
-</p>
-
-<p>
-Aujourd'hui, à la place des tours orgueilleuses du château féodal, à
-la place de ces engins stériles ou plutôt destructeurs, s'élèvent
-les murailles pacifiques de l'usine; de l'usine, avec ses machines
-puissantes, fécondes, avec son armée de travailleurs. À la place de
-ce seigneur oisif, ignorant, hautain, toujours prêt à abuser de sa
-force, c'est le patron intelligent, actif; c'est même assez souvent un
-ancien ouvrier presque toujours bienveillant pour l'ouvrier.
-</p>
-
-<p>
-Mais l'époque que nous traversons est transitoire, et comme toutes les
-transitions, douloureuse. Les abus mêmes de cette féodalité nouvelle
-suscitent déjà et susciteront de plus en plus des tentatives
-d'affranchissement. Le perfectionnement des machines et de nos systèmes
-économiques amènera certainement pour l'ouvrier, qui sera un jour
-associé et non plus simplement salarié, une ère de liberté, de
-dignité moralisatrice et de bonheur relatif.
-</p>
-
-<p>
-Aujourd'hui, un certain nombre de grands industriels comprennent les
-devoirs de la richesse, et se préoccupent incessamment d'améliorer les
-conditions hygiéniques de leurs établissements, aussi bien que le sort
-des travailleurs.
-</p>
-
-<p>
-Mais, à côté de ceux-là, il en est d'autres que domine l'esprit du
-temps, et qui veulent s'enrichir vite et à tout prix. Leurs capitaux,
-disent-ils, ne peuvent dormir; et, par conséquent, pas de repos pour le
-travailleur. Ceux-là entassent les ouvriers dans des établissements
-insalubres, leur mesurant avec parcimonie l'air et l'espace. Ils exigent
-plus de travail et ils payent moins.
-</p>
-
-<p>
-Ainsi se montrait M. Daubré. C'était pourtant un homme compatissant,
-qui s'intéressait au bonheur de ses ouvriers. Mais il était pressé
-par la nécessité. Les goûts aristocratiques et luxueux de sa femme
-l'entraînaient à des dépenses excessives qu'il fallait couvrir.
-</p>
-
-<p>
-Il possédait deux filatures, l'une dans le quartier Saint-Sauveur, et
-l'autre en dehors de la ville. Il y avait joint tout récemment un
-tissage mécanique.
-</p>
-
-<p>
-Quiconque n'a pas traversé les courettes de Lille, quiconque n'a pas
-visité ces caves malsaines et nauséabondes où croupissaient, il y a
-quelques années, les ouvriers de cette ville, la plus riche de la
-Flandre, celui-là n'a point vu la misère dans toute sa hideur,
-celui-là ne peut se représenter l'état de dégradation morale et
-physique où elle fait descendre l'être humain.
-</p>
-
-<p>
-On se souvient encore de l'émotion produite par les révélations
-navrantes d'un illustre économiste; on n'a pas oublié le sombre
-tableau qu'il traça de ces logements souterrains.
-</p>
-
-<p>
-Aujourd'hui la plupart de ces caves ont été détruites; mais en 1863
-un assez grand nombre existaient encore.
-</p>
-
-<p>
-Vers le milieu de la rue des Étaques, rendue célèbre par la
-description qu'en a faite Blanqui, se trouvait un de ces bouges. Il
-était habité par un fileur du nom de Gendoux.
-</p>
-
-<p>
-Un soupirail fermé par une trappe servait à la fois de fenêtre et de
-porte. Il n'y avait d'autre escalier qu'une mauvaise échelle appuyée
-contre l'entrée. Ce jour parcimonieux, arrivant d'en haut, rendait plus
-lugubres encore des murs noircis par le temps et la malpropreté. Le
-mobilier était sordide.
-</p>
-
-<p>
-Cependant, quelques objets de luxe à bon marché, un miroir sur un
-bahut entre deux vases dorés, des fleurs en papier, des images
-encadrées, attestaient qu'une jeune fille avait paré naguère ce
-triste intérieur. Maintenant il y régnait ce désordre et cette
-incurie qui accusent l'abandon bien plus encore que la misère.
-</p>
-
-<p>
-Une femme déjà vieille, Thérèse Gendoux, était assise au-dessous du
-soupirail. Elle cousait un sarrau. À peine recevait-elle un jour
-suffisant pour ce travail grossier. Deux enfants étiolés, au visage
-blafard et boursouflé, aux membres amaigris, se tenaient à côté
-d'elle.
-</p>
-
-<p>
-Le plus jeune était âgé de quatre ans; mais on lui en eût donné
-deux au plus. Il se traînait à terre et fouillait dans les immondices
-qui couvraient le sol. L'autre, une fille de sept ans, ourlait un carré
-de grosse toile. À ce travail, elle gagnait environ deux sous par jour.
-</p>
-
-<p>
-Ces enfants appartenaient, non pas à Thérèse, mais à une ouvrière
-de fabrique qui s'absentait tout le jour et habitait la même cave.
-</p>
-
-<p>
-En effet, dans le fond de cette cave, déjà si sombre, se trouvait
-encore un réduit, et celui-là était tout à fait obscur. Il y avait
-place à peine pour un lit, une table et deux chaises.
-</p>
-
-<p>
-L'humidité suintait le long des murs, dont la couleur primitive avait
-entièrement disparu. On devinait, à l'entassement indescriptible de
-vêtements ou plutôt de haillons, d'ustensiles brisés, de débris
-informes, qu'on n'entrait là que pour passer la nuit. C'était plus
-triste et plus horrible qu'une prison; car on se disait: «Dans cet air
-putride vivent des êtres libres, qui n'ont commis aucun crime, qui ont
-droit à l'air, à l'espace, au soleil; c'est la misère seule qui les a
-relégués dans ce cachot infect.»
-</p>
-
-<p>
-En pénétrant là, on avait le cœur serré par l'angoisse, et la
-poitrine oppressée par une atmosphère méphitique. Un petit enfant s'y
-trouvait couché. Il dormait. Son visage livide ressemblait à celui
-d'un vieillard avec ses traits étirés, ses orbites creusées, ses
-lèvres décolorées. C'était effrayant à voir.
-</p>
-
-<p>
-Depuis quand dormait-il? Depuis le matin, depuis que sa mère était
-partie pour la fabrique, et maintenant il était cinq heures!
-</p>
-
-<p>
-Sa mère lui avait fait prendre un <i>dormant</i><a name="FNanchor_3_1" id="FNanchor_3_1"></a><a href="#Footnote_3_1" class="fnanchor">[3]</a> qui devait le plonger
-dans le sommeil jusqu'au soir.
-</p>
-
-<p>
-Cet enfant avait deux ans. Peut-être n'avait-il jamais respiré le
-grand air. Peut-être jamais ses pauvres petits membres n'avaient-ils
-senti la chaleur vivifiante du soleil. Et l'on se demandait tout d'abord
-s'il était bien possible qu'il y eût une mère assez cruelle pour
-condamner son enfant à ce sommeil, à cette réclusion.
-</p>
-
-<p>
-Hélas! cette femme avait trois autres enfants, et son mari ne revenait
-au logis que lorsque son gain de la quinzaine était épuisé. Elle
-emmenait avec elle à la fabrique son fils aîné qui avait huit ans. À
-eux deux, ils gagnaient un franc cinquante par jour. Avec ces trente
-sous, elle devait loger, nourrir et vêtir cinq personnes.
-</p>
-
-<p>
-Le soir, ces cinq êtres, semblables à des animaux, dévoraient quelque
-nourriture indigeste, car le feu ne s'allumait jamais; puis ils
-s'étendaient sur la paille humide qui leur servait de lit<a name="FNanchor_4_1" id="FNanchor_4_1"></a><a href="#Footnote_4_1" class="fnanchor">[4]</a>. La mère
-Gendoux avait pitié d'eux. Quelquefois elle leur faisait de la soupe ou
-donnait aux enfants un peu de bière. Elle avait pris de l'affection
-pour ces petits qui demeuraient avec elle tout le jour, et elle devait
-chercher l'affection, car sur son visage triste et austère, plein de
-bonté pourtant, se lisait une douleur profonde. De temps à autre, un
-soupir s'échappait de ses lèvres, elle essuyait une larme et
-murmurait:
-</p>
-
-<p>
-«Pauvre Geneviève! que fait-elle? Mon Dieu! qu'est-elle devenue?»
-</p>
-
-<p>
-Quand la nuit fut close, la mère Gendoux alluma la lampe, monta
-l'échelle vermoulue, ferma la trappe, puis alluma le feu et prépara le
-souper pour Gendoux qui allait venir.
-</p>
-
-<p>
-L'enfant cessa de coudre et joua avec son petit frère.
-</p>
-
-<p>
-La mère Gendoux, inquiète, prêtait l'oreille à tous les bruits.
-Enfin elle entendit battre la retraite.
-</p>
-
-<p>
-«C'est bientôt l'heure; ils vont arriver,» pensa-t-elle.
-</p>
-
-<p>
-Elle mit un peu d'ordre dans ce souterrain. On ne tarda pas à frapper
-au soupirail. La trappe s'entr'ouvrit.
-</p>
-
-<p>
-C'était un homme de soixante ans environ. Encore robuste, il marchait
-cependant avec quelque difficulté; et sa taille était un peu déviée.
-Depuis longtemps il était fileur. Or, avant l'invention du renvideur
-mécanique, ce travail très-fatigant produisait souvent des
-déformations corporelles. Cet homme avait néanmoins dans le maintien
-et dans la démarche une distinction qu'on trouve rarement chez
-l'ouvrier, courbé toute sa vie sur le même travail.
-</p>
-
-<p>
-«C'est bon, tout est prêt. Thérèse, sers-moi la soupe, dit Gendoux
-d'une voix brève, car ils vont venir.»
-</p>
-
-<p>
-Il s'accouda sur la table, et parut préoccupé.
-</p>
-
-<p>
-La vieille femme servit le repas, et resta debout, les deux mains sur
-les hanches, baissant la tête dans une attitude inquiète, en face de
-Gendoux, qui ne la regardait point.
-</p>
-
-<p>
-«Ils vont venir? répéta-t-elle d'un ton interrogatif.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, va chercher les tabourets de la voisine, car ils seront bien
-une trentaine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Une trentaine! s'écria-t-elle effrayée. Ah! Gendoux, prends bien
-garde à ce que tu vas faire! Si on allait te mettre en prison! Es-tu
-sûr au moins de tous ceux que tu attends?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je suis sûr de tous les camarades. Ce sont des mécontents. Il y va
-d'ailleurs de leur intérêt comme du mien.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais tous n'ont pas les mêmes motifs, murmura Thérèse.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Sans doute, pas tous les mêmes; mais pourtant, combien auraient à se
-plaindre comme moi. Si ce ne sont pas les maîtres, ce sont les
-contre-maîtres qui, les premiers, corrompent nos filles et nos femmes;
-car ces manufactures, c'est trop souvent pour elles l'infamie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Au moins, reprit encore la femme de Gendoux, ne parle pas de
-Geneviève; c'est bien assez qu'elle nous ait quittés. Il ne faut pas
-qu'on sache tout notre malheur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! tu crois qu'on l'ignore! répliqua le fileur dont le visage
-devint pourpre. Geneviève était la plus belle fille de la fabrique. Tout le
-monde la connaissait, et tout le monde savait bien que ce libertin de
-Lomas ne venait visiter la carderie que pour la voir. Depuis longtemps
-ses amies, et les hommes aussi, enrageaient contre elle parce qu'elle
-était sage. À la fabrique, un air modeste c'est un scandale! Aussi
-maintenant que ne dit-on pas? Parfois, il m'en arrive des bruits
-jusqu'aux oreilles, et elles me tintent à m'étourdir; le sang me monte
-aux yeux; je vois tout rouge, et je voudrais tuer quelqu'un. Mais il y a
-une meilleure vengeance. Je la tiens.»
-</p>
-
-<p>
-Thérèse s'était assise, et elle essuyait avec le coin de son tablier
-les larmes qui roulaient sur ses joues.
-</p>
-
-<p>
-«Ah! je te le disais bien, Gendoux, il ne fallait pas l'envoyer dans ce
-gouffre. Si elle était restée dentellière!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tu ne te souviens donc pas? J'étais malade; mon genou m'empêchait de
-travailler. Comme sarrautière tu gagnais douze sous, et Geneviève un
-franc avec sa dentelle. Encore lui fallait-il passer une partie de la
-nuit. Et quand je la voyais pâle, les yeux fatigués, toujours courbée
-sur son carreau, avec cette petite toux qui m'inquiétait, je me disais:
-«À la fabrique, elle peut gagner trente sous sans trop de peine; les
-couleurs lui reviendront aux joues.» Il y avait une place chez
-M. Daubré, à l'atelier des préparations, comme soigneuse de carderie,
-un métier propre et sain. Et puis elle était si fière! Qui aurait pu
-se douter jamais que ce Lomas aurait raison de cette vertu-là!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et tu es sûr que c'est lui qui a fait partir Geneviève?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je n'ai pas de preuves, malheureusement; mais j'en suis sûr, oui,
-sûr.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Au moins il ne la laissera pas mourir de faim. Pauvre petite, que
-fait-elle là-bas? Ah! si seulement je savais son adresse! j'irais,
-vois-tu, et je la ramènerais. Car je ne dors plus, je ne mange plus, je
-n'ai de cœur à rien. Une enfant qui ne nous avait jamais quittés!
-Gendoux, si elle ne revient pas, je crois que j'en mourrai.»
-</p>
-
-<p>
-En cet instant, la trappe se souleva.
-</p>
-
-<p>
-«Ce sont eux! s'écria Thérèse avec effroi.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, c'est la Bourgeat et son petit,» dit Gendoux.
-</p>
-
-<p>
-En effet, c'était leur locataire. Ses enfants la regardèrent entrer
-avec cet air morne et hébété, cette immobilité torpide que donne
-l'appauvrissement excessif de la constitution.
-</p>
-
-<p>
-Cette femme avait le type des ouvrières lilloises: blondes, maigres, au
-teint hâve. Elle était encore jeune, mais des rides nombreuses
-annonçaient une vieillesse hâtée par le travail et les privations.
-Ses vêtements ou plutôt ses haillons étaient malpropres, et
-recouverts, aussi bien que ses cheveux, de fragments d'étoupes; car
-elle était employée à l'atelier d'épluchage d'une filature de lin.
-</p>
-
-<p>
-Elle vivait donc tout le jour les pieds dans l'eau, au milieu d'une
-poussière épaisse et malsaine, dans une atmosphère empestée et
-chauffée à vingt-cinq degrés. Après une journée de treize heures,
-elle rentrait dans son réduit sombre, où il n'y avait pas de feu, où
-elle trouvait quatre enfants qui avaient faim.
-</p>
-
-<p>
-Quel courage, quel amour maternel ou quelle inertie lui fallait-il pour
-accepter une pareille existence?
-</p>
-
-<p>
-«Vous viendrez tout de suite, qu'on vous trempe la soupe, lui dit
-Thérèse. Nous aurons du monde ce soir. Si vous entendez parler un peu
-tard, il ne faudra pas vous en étonner.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! que je vous remercie, madame Thérèse. Et les petits ont été
-sages?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, bien sages. Et l'autre n'a pas bougé.»
-</p>
-
-<p>
-L'ouvrière sourit avec tendresse à ses deux enfants. Puis elle alluma
-sa lampe à celle des Gendoux et passa dans le réduit que nous avons
-décrit.
-</p>
-
-<p>
-L'enfant dormait toujours. Elle le prit et le baisa. Mais son corps
-était roidi et son front glacé.
-</p>
-
-<p>
-À ce contact, elle éprouva un horrible frémissement. Elle poussa un
-cri, et, l'œil dilaté, la figure contractée par l'épouvante, elle se
-précipita chez les Gendoux.
-</p>
-
-<p>
-Elle tenait son enfant dans ses bras et le serrait convulsivement sur
-son sein. Elle ne put qu'articuler un gémissement rauque, et elle
-s'affaissa sur une chaise.
-</p>
-
-<p>
-Gendoux et sa femme n'osaient questionner.
-</p>
-
-<p>
-«Mais voyez donc, voyez donc! s'écria-t-elle enfin d'une voix
-déchirante. Il est mort, mon Dieu! il est mort! Et c'est moi, c'est moi
-peut-être qui l'ai tué! Je suis allée ce matin chez le pharmacien....
-Hier, la dose n'était pas assez forte, et aujourd'hui....»
-</p>
-
-<p>
-Sa tête se renversa et elle s'évanouit.
-</p>
-
-<p>
-En cet instant, trois ouvriers entraient et descendaient l'escalier de
-bois. L'un d'eux alla chercher le médecin, et les autres aidèrent les
-Gendoux à transporter l'ouvrière sur son lit.
-</p>
-
-<p>
-Le médecin déclara que l'enfant n'avait pas succombé à l'ingestion
-d'une dose trop forte de thériaque, mais que la vie s'était éteinte
-par manque de soins, d'air et de nourriture suffisante.
-</p>
-
-<p>
-«Pourquoi donc, demanda-t-il à la mère, ne portiez-vous pas cet
-enfant à la crèche?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quand j'y suis allée, il n'y avait pas de place, et tant d'autres
-étaient inscrits avant le mien! Enfin, là comme ailleurs, il faut des
-protections, et je n'en avais pas.»
-</p>
-
-<p>
-Les trois enfants entouraient le grabat de leur mère, toujours mornes
-et impassibles. Qui donc aurait éveillé la sensibilité chez ces
-jeunes cœurs?
-</p>
-
-<p>
-La mère aussi était calme maintenant. Tout à l'heure, à la vue de
-son enfant inanimé, l'instinct maternel s'était soulevé.
-</p>
-
-<p>
-Dans son désespoir, il y avait eu peut-être plus d'effroi que de
-douleur réelle. À présent elle pouvait penser, et elle faisait ce
-raisonnement horrible de la part d'une mère: «N'est-il pas heureux
-pour lui comme pour nous qu'il soit mort?»
-</p>
-
-<p>
-Devant tant de misères, le médecin était à peine ému. D'ailleurs,
-que pouvait-il? Chaque jour il rencontrait des malheurs semblables.
-</p>
-
-<p>
-Les amis de Gendoux continuaient d'arriver. Ils étaient déjà
-nombreux. Le médecin les regarda avec surprise.
-</p>
-
-<p>
-«Voyons, dit-il, il faut se cotiser.»
-</p>
-
-<p>
-Les ouvriers, avec un élan unanime, portèrent la main au gousset, et
-remirent leur petite offrande à la pauvre femme.
-</p>
-
-<p>
-Cependant cette scène avait vivement impressionné tous les assistants.
-</p>
-
-<p>
-Quand la réunion fut au complet, les ouvriers se comptèrent. Ils
-étaient trente. Chacune des principales filatures de Lille avait un
-représentant.
-</p>
-
-<p>
-Gendoux se leva.
-</p>
-
-<p>
-Sa tête rejetée en arrière n'avait point le flegme des gens du Nord.
-Elle accusait au contraire une rare énergie. Un feu méridional
-éclatait dans ses yeux noirs et perçants.
-</p>
-
-<p>
-En 1848, membre d'un club, il s'était acquis une réputation d'orateur.
-Dans toutes les circonstances où s'agitaient les intérêts des
-ouvriers, c'était lui qui portait la parole. Il passait pour un esprit
-turbulent, dangereux.
-</p>
-
-<p>
-C'était un homme juste, intelligent, aimé et respecté de ses
-camarades. On l'écoutait avec déférence. Il possédait réellement
-quelques talents oratoires. Sa parole, vive, expressive, frappait juste
-et fort. Il avait de la mise en scène, un geste abrupt, éloquent.
-</p>
-
-<p>
-Son discours fut à la fois une revendication énergique des droits du
-travail et un exposé douloureux et sévère des misères morales de la
-manufacture.
-</p>
-
-<p>
-Ce discours, qui rappelait un peu trop les déclamations
-révolutionnaires de 1848, fut cependant ce qu'il pouvait être de la
-part de cet ancien clubiste, de ce père mortellement offensé dans ses
-plus chères affections. Sans doute il ne prit guère de précautions
-oratoires pour stigmatiser l'injustice de certaines conventions, de
-certains privilèges. Il fut acerbe dans sa critique, et se montra d'une
-exigence relativement excessive dans ses réclamations.
-</p>
-
-<p>
-Se basant sur les prétentions de quelques corporations ouvrières
-d'Amérique qui réduisaient à huit heures par jour le temps du
-travail, il émit des propositions qu'il savait être inadmissibles;
-car, disait-il, il fallait demander des concessions exagérées pour en
-obtenir de moindres. Enfin, rappelant l'incident douloureux qui avait
-ému l'assemblée quelques instants auparavant, il réclamait pour les
-femmes, qu'il voulait attirer aussi dans la coalition, deux heures au
-milieu du jour pour préparer le repas de la famille et soigner leurs
-enfants.
-</p>
-
-<p>
-Il termina par ces paroles, qui impressionnèrent vivement les
-assistants:
-</p>
-
-<p>
-«Ah! s'écria-t-il, ils nous refusent l'augmentation des salaires et la
-diminution des heures de travail, sous prétexte que ce temps et cet
-argent nous les dépenserions au cabaret à nous enivrer. Mais comment
-emploient-ils, eux aussi, leur temps et leurs richesses, si ce n'est à
-satisfaire leurs vices?
-</p>
-
-<p>
-«Nous, il est vrai, quand nous sommes ivres, nous tombons dans le
-ruisseau, on nous ramasse et l'on nous jette au violon; c'est un
-scandale. Mais, eux, quand ils sont ivres, ils roulent sur des tapis, et
-leurs laquais les emportent dans leurs carrosses: personne ne les a vus.
-</p>
-
-<p>
-«Ils parlent de nos débauches, de nos désordres! D'où nous vient
-l'exemple? d'où nous vient la corruption? Que font-ils de nos filles?»
-</p>
-
-<p>
-À cette dernière phrase, répétée deux fois avec un regard sombre et
-une voix vibrante de colère, il sembla voir courir un frisson dans
-l'auditoire, car tous connaissaient le malheur de Gendoux.
-</p>
-
-<p>
-Ce discours, qui flattait adroitement les instincts populaires, fut
-vivement applaudi.
-</p>
-
-<p>
-Quelques autres ouvriers, grisés par l'éloquence de Gendoux, prirent
-la parole pour appuyer ses conclusions, et la grève fut décidée à
-l'unanimité. Dès le lendemain, chacun de son côté opérerait dans ce
-sens. Tous étaient des compagnons influents, qui disposaient d'un
-groupe plus ou moins nombreux.
-</p>
-
-<p>
-Comme ils allaient se retirer, trois grands coups frappés contre la
-trappe retentirent sous la voûte et firent tressaillir les assistants.
-</p>
-
-<p>
-Thérèse devint livide.
-</p>
-
-<p>
-«Chut! fit Gendoux, qui pâlit aussi. Pas un mot, nous sommes vendus!»
-</p>
-
-<p>
-Un profond silence régna.
-</p>
-
-<p>
-En ce moment, onze heures sonnaient à l'église voisine.
-</p>
-
-<p>
-«Au nom de la loi, cria-t-on du dehors, ouvrez!»
-</p>
-
-<p>
-Il était inutile de résister.
-</p>
-
-<p>
-Gendoux monta à l'échelle et se présenta.
-</p>
-
-<p>
-«C'est vous, Gendoux, le fileur?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, c'est moi.»
-</p>
-
-<p>
-Le commissaire de police se montra, accompagné de deux gendarmes. Il
-observa pendant quelques instants la réunion, comme s'il en comptait
-les membres.
-</p>
-
-<p>
-«Allons, dit-il à Gendoux, suivez-nous. Nous vous arrêtons pour avoir
-enfreint les articles 414, 415 et 416 du Code, prohibant les coalitions,
-et l'article 291 du Code pénal, défendant toute réunion au-dessus de
-vingt personnes. Or, vous êtes trente ici.»
-</p>
-
-<p>
-Gendoux atterré suivit le commissaire.
-</p>
-
-<p>
-Lorsque Thérèse vit disparaître son mari entre les gendarmes, elle
-poussa un cri, voulut s'élancer, mais ses jambes faiblirent, et elle
-retomba privée de sentiment.
-</p>
-
-<p>
-C'était cette scène, si brièvement relatée dans la dépêche
-télégraphique, qui rappelait à Lille M. Daubré.
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p class="noindent"><a name="Footnote_3_1" id="Footnote_3_1"></a><a href="#FNanchor_3_1"><span class="label">[3]</span></a>Potion composée de thériaque, que les ouvrières des
-manufactures donnent trop souvent à leurs enfants pour les assoupir.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p class="noindent"><a name="Footnote_4_1" id="Footnote_4_1"></a><a href="#FNanchor_4_1"><span class="label">[4]</span></a>Les ouvrages de MM. Blanqui, Villermé, Jules Simon, etc.,
-abondent de tableaux plus effroyables encore que celui-ci. En peignant
-toute la réalité, nous craindrions d'être accusé d'exagération ou
-d'invraisemblance; nous craindrions surtout de tomber dans un réalisme
-par trop abject. Nous reproduirons seulement ce passage que Jules Simon
-emprunte à Blanqui: «Le foyer domestique des malheureux habitants de
-ces réduits se compose d'une litière effondrée, sans draps ni
-couvertures; et leur vaisselle consiste en un pot de bois ou de grès
-écorné qui sert à tous les usages. Les enfants les plus jeunes
-couchent sur un sac de cendres; le reste de la famille se plonge
-pêle-mêle, père et enfants, frères et sœurs, dans cette litière
-indescriptible, comme les mystères qu'elle recouvre. Il faut que
-personne n'ignore qu'il existe des milliers d'hommes parmi nous dans une
-situation pire que l'état sauvage....» «Ce tableau est encore vrai,
-ajoute Jules Simon. «On a fait de grands efforts, mais <i>le nombre des
-pauvres croit dans une proportion effrayante.</i></p></div>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="IV">IV</a></h4>
-
-<p>
-Après la retraite si brusque de la famille Daubré et la discussion un
-peu orageuse de la soirée, les Borel se séparèrent avec quelque
-froideur.
-</p>
-
-<p>
-Mlle Borel se trouvait blessée par l'attitude railleuse de sa famille.
-</p>
-
-<p>
-Maxime appréhendait l'éloignement de Mme Daubré. Béatrix, jalouse de
-Madeleine, affecta de ne pas lui souhaiter le bonsoir. Madeleine se
-retira triste et pensive. Elle se répétait avec amertume ces paroles
-de Mlle Borel: «Il n'y a pas de dignité possible sans l'indépendance
-matérielle.»
-</p>
-
-<p>
-C'était une nature fière et fortement trempée que cette fille
-d'ouvriers; et Mlle Borel s'était appliquée à développer chez elle
-la dignité et la force de caractère, qui sont la meilleure sauvegarde
-pour une femme.
-</p>
-
-<p>
-«En effet, se disait Madeleine, que suis-je ici? Une enfant recueillie
-par charité. Mlle Bathilde est trop généreuse sans doute pour me
-faire jamais sentir ma position dépendante; mais le langage et les
-regards parfois méprisants et protecteurs de Laure et de Béatrix me
-rappellent trop que je suis une étrangère dans la maison. Mme Borel
-aussi ne me témoigne plus la même bienveillance. Enfin il me semble
-que parfois Maxime me parle avec une légèreté....»
-</p>
-
-<p>
-À cette pensée, une rougeur brûlante lui monta au visage. Elle
-s'assit sur son lit.
-</p>
-
-<p>
-«Malgré l'affection que me porte Mlle Borel, peut-il oublier que je
-suis la fille du père Bordier, de la pauvre Françoise, la sœur de
-Marie la veloutière? Je suis folle de penser si souvent à lui. Mme
-Daubré l'aime, c'est certain. Comment serait-il insensible à cet amour
-qui flatte toutes ses vanités! Elle est belle, spirituelle.... Non,
-elle n'est pas belle, elle n'a pas d'esprit, et elle n'a pas de cœur;
-ce n'est qu'une coquette.... Mais c'est une grande dame, riche,
-élégante, et Maxime aime tant le luxe! Ah! mon Dieu! comme je
-souffre!»
-</p>
-
-<p>
-Elle cacha sa tête dans ses mains et pleura.
-</p>
-
-<p>
-Tout à coup elle se redressa.
-</p>
-
-<p>
-«Est-ce que je suis jalouse, moi? Et de qui? De Maxime qui ne m'aime
-pas, qui ne peut m'aimer? Allons, je suis vile. Non, je ne penserai plus
-à lui, je ne le veux pas.»
-</p>
-
-<p>
-Elle se leva, alluma sa bougie et passa un peignoir. Elle se trouvait
-devant une psyché. Artiste, elle ne put s'empêcher d'admirer son
-image.
-</p>
-
-<p>
-La passion éclatait dans ses yeux, animait ses joues. De son bonnet
-dénoué par l'agitation ruisselait une magnifique chevelure. Son petit
-pied cambré aux veines bleues, au talon rose, que la fièvre brûlait
-aussi, reposait nu sur le parquet sans en ressentir le froid.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine possédait une très-riche et très-complète organisation.
-Sans doute l'éducation est transmissible, puisqu'à la longue elle
-modifie et améliore les races. Pourtant on voit assez souvent parmi les
-demi-sauvages de nos campagnes surgir des êtres susceptibles d'un
-très-grand perfectionnement artistique et intellectuel.
-</p>
-
-<p>
-Quoique née de parents incultes, Madeleine était douée d'aptitudes
-très-variées et fort étendues. Cette intelligence, à la fois
-prime-sautière et cultivée, se reflétait dans sa beauté, qui
-frappait bien plus par l'originalité que par la parfaite correction des
-lignes.
-</p>
-
-<p>
-Sa peau brune, ses grands yeux de gazelle, un peu sauvages, le carmin
-éblouissant des lèvres, les frémissements voluptueux de la narine, sa
-taille cambrée et souple dénotaient la vigueur des races primitives;
-mais on trouvait aussi chez elle les caractères distinctifs des
-générations raffinées: un profil droit, le fini des modelés, la
-petitesse des mains et surtout l'expression méditative du regard.
-</p>
-
-<p>
-Ces contrastes, qui se heurtaient dans son visage, causaient au premier
-abord une sorte d'inquiétude. Sa figure paraissait étrange, et
-cependant elle attirait. Songeuse, elle semblait dure; mais le sourire
-l'illuminait et lui prêtait une grâce, une douceur captivantes.
-</p>
-
-<p>
-Les femmes délicates et nerveuses la déclaraient laide, car il y avait
-entre ce type et le leur une trop complète dissemblance. Mais les
-hommes, les hommes blasés surtout, à première vue en tombaient
-épris.
-</p>
-
-<p>
-Après s'être admirée, elle se détourna du miroir avec impatience.
-</p>
-
-<p>
-«Que ne suis-je blonde, maigre et riche comme Mme Daubré?
-soupira-t-elle.... Mais je serai célèbre, riche peut-être, et
-alors....»
-</p>
-
-<p>
-Et, faisant un effort, elle se mit à travailler.
-</p>
-
-<p>
-Sa bouche devint sérieuse, sa narine se souleva, son œil humide prit
-soudain de la fixité et de la profondeur. On l'eût dite inspirée.
-</p>
-
-<p>
-À quoi donc travaillait-elle? La pauvre enfant écrivait un poëme, et
-sur ce poëme elle basait ses espérances de fortune.
-</p>
-
-<p>
-Elle avait entendu parler cependant des difficultés de parvenir par la
-littérature, soit à la célébrité, soit à la richesse. Mais ces
-difficultés, tous les poëtes les connaissent, les uns par ouï-dire,
-les autres par expérience; et ils conservent quand même la foi au
-succès. C'est cette foi, ou plutôt cet orgueil sublime qui fait les
-grandes personnalités.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine était brave, parce qu'elle avait vingt ans.
-</p>
-
-<p>
-Comme elle sentait la vie puissante en elle, elle ne pensait pas que son
-courage pût faiblir. Enfin, ayant un grand amour de l'art, elle ne
-soupçonnait rien des dégoûts du travail; et son imagination se
-formait sur le monde des artistes les plus chimériques illusions.
-Ainsi, elle se refusait à croire que les déboires d'amitié, les
-injustices, les critiques jalouses fussent ordinairement le dot du
-talent.
-</p>
-
-<p>
-Elle ignorait également que, si cette carrière est difficile pour
-l'homme le plus intrépide, elle est presque impossible à la femme; car
-elle a de plus à lutter contre l'ironie masculine et contre le
-préjugé qui veut limiter ses facultés à l'art de plaire, à la
-science du ménage.
-</p>
-
-<p>
-Élevée par Mlle Borel, qui réclamait hautement pour la femme son
-droit au développement et à l'exercice complet de son intelligence et
-de son activité, elle ne tenait aucun compte du préjugé. Elle ne
-prévoyait pas ce que la société inflige de tortures à quiconque veut
-lutter contre elle. Si, pour une femme riche, ces luttes peuvent être
-indifférentes, pour une femme pauvre, elles sont souvent mortelles.
-Aussi devant la confiance et la bravoure de cette enfant, on se sentait
-pris d'une immense pitié.
-</p>
-
-<p>
-Elle se disait: En attendant que j'obtienne le succès littéraire, je
-ferai de la peinture pour gagner ma vie, car elle était peintre aussi.
-Elle possédait cette mémoire de l'image et de la couleur, cette
-vivacité d'impressions, ce sentiment énergique de la réalité et
-cette force créatrice qui font les peintres comme les poëtes.
-</p>
-
-<p>
-Cependant était-il certain qu'elle eût du talent? Assurément elle
-avait le jet de l'inspiration; mais c'est là le diamant brut que le
-travail taille et polit. Il lui manquait cet autre génie plus sage,
-plus robuste qui, selon Buffon, s'acquiert avec la patience, et qui
-s'affine au creuset de la critique.
-</p>
-
-<p>
-Quelques succès de salon l'avaient enivrée. On avait admiré ses vers
-et ses tableaux, qui surprenaient en raison de sa jeunesse. Mais comme
-elle trouvait ses essais encore imparfaits, comme elle sentait en elle
-tout un monde d'ébauches vagues et d'idées incomplètes, elle pensait:
-«Si je parviens à débrouiller ce chaos, à condenser mon inspiration,
-à fixer mon rêve, j'arriverai certainement à produire un jour des
-chefs-d'œuvre.»
-</p>
-
-<p>
-Et, forte de cette espérance, elle croyait pouvoir surmonter toutes les
-entraves.
-</p>
-
-<p>
-Elle travailla jusqu'au jour sans ressentir ni froid, ni fatigue; car
-elle éprouvait cette excitation cérébrale, cette fièvre brûlante de
-la composition qui est bien véritablement le feu sacré.
-</p>
-
-<p>
-Cependant, de temps à autre, elle s'arrêtait d'écrire. Son beau corps
-s'alanguissait; ses yeux se fermaient à demi; elle restait immobile et
-rêveuse; puis tout à coup elle se redressait, écartait le bras comme
-pour chasser une image importune.
-</p>
-
-<p>
-«Oh! laissez-moi travailler!» murmurait-elle.
-</p>
-
-<p>
-C'était le souvenir de Maxime qui l'obsédait.
-</p>
-
-<p>
-Lorsque les premiers rayons du jour firent pâlir sa bougie, elle se
-glissa dans son lit pour se réchauffer, et, brisée de fatigue,
-s'endormit.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine s'éveilla fort tard et descendit vers la fin du déjeuner.
-</p>
-
-<p>
-Mme Borel lui en témoigna une mauvaise humeur qui la bouleversa et
-surtout l'humilia.
-</p>
-
-<p>
-«Il paraît, lui dit Béatrix d'un ton aigre-doux, que vous veillez
-toute la nuit. J'ai entendu du bruit dans votre chambre jusqu'à six
-heures.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine rougit, car elle travaillait en secret à son poëme.
-</p>
-
-<p>
-«Pourquoi donc rougissez-vous? remarqua Laure étourdiment. Lisiez-vous
-de mauvais livres?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je me suis relevée parce que je ne pouvais dormir, balbutia
-Madeleine encore plus confuse.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Étiez-vous souffrante, mon enfant? demanda Mlle Borel.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Un peu de fièvre, je crois; mais, ce matin, je suis mieux.»
-</p>
-
-<p>
-En cet instant, on apporta une lettre à Madeleine. En lisant la
-suscription elle parut émue, prit un prétexté et se retira.
-</p>
-
-<p>
-«Je trouve, dit Béatrix d'un ton sec, que Madeleine a d'étranges
-allures depuis quelque temps. Elle se couche à des heures indues,
-s'enferme toute la journée dans sa chambre. Enfin c'est une existence
-tout à fait mystérieuse.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il faut convenir, Bathilde, appuya Mme Borel, que vous donnez à
-cette jeune fille une singulière éducation. Vous l'autorisez à sortir
-seule, à lire des romans et des livres contre la religion, vous lui
-permettez de recevoir des lettres et d'en écrire sans vous les
-soumettre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pourquoi n'ajoutez-vous pas de penser toute seule? Il faut juger un
-système d'éducation d'après les résultats qu'il produit.
-Qu'avez-vous à reprocher à Madeleine? N'est-elle pas parfaitement
-sincère, bonne et modeste?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, c'est vrai, confirma M. Borel.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Cependant, ma tante, ajouta Maxime, laissez-moi vous dire que si je
-rencontrais dans la rue, se promenant seule, une fille avec ces yeux-là
-qui vous attirent comme l'aimant, avec des lèvres aux tons violents,
-avec cette démarche d'une réserve si provocante, j'en tomberais
-éperdument amoureux. Elle est horriblement séduisante, votre petite
-Madeleine, et si ce n'était la vénération que je vous dois....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Taisez-vous, Maxime, interrompit vivement Mme Borel. N'oubliez pas
-devant qui vous parlez.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je l'observais hier au soir, insinua Béatrix, qui ne pardonnait pas
-à Madeleine le sentiment de jalousie qu'elle lui avait inspiré la
-veille, je crois que sous sa simplicité elle cache beaucoup de
-prétentions et d'orgueil.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et sur quoi appuyez-vous votre jugement? repartit sévèrement Mlle
-Borel.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi, je la crois bonne fille, dit Laure; mais elle m'agace avec ses
-airs de muse.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vous assure, Bathilde, reprit encore Mme Borel avec un peu
-d'aigreur dans la voix, que je ne suis pas sans inquiétude à l'égard
-de votre protégée. S'il lui arrivait quelque aventure, mes filles, qui
-la traitent presque en amie, pourraient s'en trouver compromises. Avec
-cette imagination, ces idées d'indépendance....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous jugez la femme, ma chère sœur, interrompit Mlle Borel, telle
-que l'ont faite les préjugés et une éducation fausse, incomplète.
-Vous ne songez pas à critiquer une femme mariée qui sort seule,
-n'eût-elle que seize ans.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Une femme mariée a son mari pour la protéger, pour l'avertir des
-dangers qu'elle doit craindre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est cela, comme la femme pauvre a son mari pour la nourrir,
-répliqua Bathilde. Mais quand le mari ne remplit pas son devoir, et
-combien le remplissent? que devient cette femme habituée à la
-protection et tout à coup privée d'appui? Si Madeleine était restée
-dans la condition d'où je l'ai tirée, elle sortirait seule, n'est-ce
-pas? et personne ne songerait à la blâmer.
-</p>
-
-<p>
-«Or, je ne veux pas faire de Madeleine une de ces femmes s'étiolant
-dans l'inertie, dans une vie dépendante, futile, pleine de souffrances
-intimes, souffrances de cœur, souffrances d'imagination, souffrances
-physiques même, et qui sont le produit de l'oisiveté.
-</p>
-
-<p>
-«Le moment est venu où l'éducation et la destinée des femmes doivent
-se modifier. Dans nos sociétés libres modernes, les femmes ne peuvent
-plus être tenues en lisière, ni exclusivement enfermées dans le
-gynécée. Elles doivent avoir leur part dans l'activité sociale, selon
-la mesure de leurs facultés; mais elles sont d'abord et avant tout
-appelées au gouvernement d'elles-mêmes, ce qui est leur vraie, leur
-unique émancipation.
-</p>
-
-<p>
-«Il faut qu'elles sortent seules, agissent seules, pensent et se
-déterminent seules; que leur libre arbitre et leur moralité
-personnelle les soutiennent, les fortifient, les conduisent dans la vie.
-Il faut davantage: elles doivent pourvoir à leur existence, préparer
-leur avenir, au lieu de l'attendre de la vente de leur personne au plus
-offrant par des liaisons honteuses ou des mariages intéressés.
-</p>
-
-<p>
-«En développant chez elles ces sentiments de dignité, on leur donne
-une tout autre attitude en présence des hommes. Au lieu de les élever
-dans une ignorance systématique du monde, montrez-leur les pièges
-qu'on leur tend, les précipices où l'on cherche à les attirer. Elles
-sauront, ne serait-ce que par un intérêt bien entendu, résister aux
-séductions. Or, c'est dans ces principes que j'ai élevé Madeleine, et
-je réponds d'elle.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Assurément, repartit Mme Borel avec l'opiniâtreté irraisonnée
-d'une bonne catholique, s'il ne s'agissait de la compagne de mes filles,
-je me fusse abstenue de toute observation; car je sais que sur ce
-terrain nous ne nous entendrons jamais. Moi, je veux faire de mes filles
-des femmes du monde, vivant selon le monde, comme tout le monde; tandis
-que vous élevez Madeleine pour une société qui n'existe pas.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! Euphémie, puisque nous sommes sur ce chapitre, soyez tout à
-fait sincère. La présence de Madeleine vous importune, n'est-ce pas?
-la mienne aussi peut-être? Vous craignez sans doute que, à la longue,
-mes idées voltairiennes, comme vous les appelez, ne compromettent le
-salut de vos enfants, et peut-être craignez-vous encore que la beauté
-de Madeleine ne nuise à leur établissement dans ce monde. Aussi bien
-j'ai des projets de voyage. Quant à Madeleine, je la caserai
-convenablement.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voyons, voyons, ma chère Bathilde, interrompit M. Borel qui pâlit un
-peu, il ne s'agit pas de cela. Euphémie est allée trop loin. Tu sais
-que, malgré nos dissentiments, nous avons pour toi un attachement
-profond. Tout le monde ici est heureux de ta présence, et nous serions
-désolés si tu nous quittais pour quelques discussions sans
-importance.»
-</p>
-
-<p>
-Il se tut; mais ni les deux jeunes filles, ni Mme Borel, ni Maxime
-lui-même, qui pensait en ce moment à Mme Daubré, ou à Pouliche ou à
-Mademoiselle Lucie, ou peut-être à toutes les trois à la fois,
-n'appuyèrent les paroles conciliatrices de M. Borel.
-</p>
-
-<p>
-«Mon cher Théodore, répondit Bathilde, je te remercie de ces bons
-sentiments; mais je t'assure que je parle sans colère. Je suis fort
-indulgente, tu le sais, pour les opinions d'autrui; je comprends donc
-que vous combattiez les miennes. Seulement à quoi bon ces luttes qui
-fatiguent sans profit pour personne? Quand on ne peut s'entendre, ne
-vaut-il pas mieux se séparer?»
-</p>
-
-<p>
-Elle se leva et sortit. Mais elle avait prononcé ces derniers mots avec
-un léger tremblement dans la voix.
-</p>
-
-<p>
-«Vous faites des sottises, Euphémie, dit M. Borel fort ému. Puisque
-Bathilde ne surveille pas Madeleine, ne pouviez-vous la surveiller
-vous-même sans faire tant de tapage? Vous savez que j'aime beaucoup ma
-sœur, malgré ses extravagances. Enfin, s'il faut vous le dire, la plus
-grande partie de sa fortune est engagée dans mon industrie. En ce
-moment-ci, une rupture entre nous pourrait me gêner beaucoup.»
-</p>
-
-<p>
-Toute la famille demeura interdite.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="V">V</a></h4>
-
-<p>
-Cependant Madeleine était remontée dans sa chambre, et, toute
-tremblante, elle lisait la lettre qu'elle venait de recevoir.
-</p>
-
-<p>
-Cette lettre était de sa seconde sœur, Amélie, institutrice dans
-l'Ardèche. En voici le contenu:
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p style="margin-left: 50%;">«Lyon, mars 1863.</p>
-
-<p style="margin-left: 10%;">«Ma chère Madeleine,</p>
-
-<p>
-«J'ai un grand malheur à t'apprendre: notre mère est aveugle. Elle en
-est inconsolable. Elle appelle la mort. Elle ne peut se résoudre à
-tomber entièrement à notre charge et à devenir pour nous un surcroît
-de misère. Bien que sa vue fût depuis longtemps affaiblie, cependant
-elle pouvait encore gagner quelques sous en cousant des sacs;
-maintenant, elle ne peut plus enfiler son aiguille.
-</p>
-
-<p>
-«Ce n'est pas tout; Marie est au lit, Marie, la Providence de la
-maison. Comme veloutière, elle gagnait de bonnes journées; mais c'est
-un métier au-dessus de ses forces. Tu sais que les veloutiers doivent
-avoir l'estomac appuyé sur la barre. Or, depuis quelque temps elle
-éprouve de si grandes douleurs d'estomac qu'elle ne peut continuer son
-travail.
-</p>
-
-<p>
-«J'ai obtenu de venir passer deux jours à Lyon pour consoler un peu
-ces pauvres désolées. Hier, j'ai conduit notre mère au médecin. Il
-ne nous adonné aucun espoir de guérison. Les yeux sont usés par le
-travail à la lumière et par les larmes. En effet, elle a tant pleuré,
-cette martyre! Mon père lui a causé tant de chagrins!
-</p>
-
-<p>
-«Il y a assez longtemps qu'il n'est venu la tourmenter. Sans doute il
-est malheureux, lui aussi; je le plains et je l'excuse dans mon cœur;
-car c'est le découragement qui l'a poussé d'abord à s'enivrer; mais
-n'est-il pas affreux de penser que ce vice ait étouffé en lui l'amour
-paternel, et que ses enfants se réjouissent de son absence!
-</p>
-
-<p>
-«Enfin un autre malheur nous menace. Notre belle Claudine s'est éprise
-d'un canut du nom de Jaclard. C'est un dissipateur qui s'enivre aussi,
-et qui joue tout ce qu'il gagne. Elle veut absolument l'épouser. Mais
-notre mère s'y oppose. Elle a tant souffert avec notre père qu'elle
-tremble de voir Claudine tomber dans un malheur pareil. Épouser un
-ivrogne, un débauché, ma mère aimerait autant la voir morte!
-</p>
-
-<p>
-«Il n'y aurait, pensons-nous, qu'un moyen de la sauver, ce serait de
-l'éloigner. Autrefois, elle avait désiré aller à Paris; car son
-métier de remetteuse ne lui a jamais plu: il a trop de chômages.
-Penses-tu qu'à Paris elle trouverait facilement de l'occupation? Tu
-sais qu'elle coud parfaitement, qu'elle est adroite et intelligente.
-Mais comment trouver de l'argent pour son voyage?
-</p>
-
-<p>
-«C'est à toi, chère Madeleine, que nous recourons pour nous tirer de
-cette douloureuse situation. Nous savons combien ta position chez les
-Borel est délicate; et tu as déjà tant fait pour nous! Cependant ne
-pourrais-tu encore obtenir de M. ou de Mlle Borel une avance de cent
-francs pour payer le voyage de Claudine? Nous nous engagerions, Marie et
-moi, à les rembourser dans un an.
-</p>
-
-<p>
-«Il n'y a vraiment que ce moyen de sauver notre chère Claudine, qui
-est comme ensorcelée par ce mauvais sujet.
-</p>
-
-<p>
-«Nous connaissons ton cœur, ma bonne Madeleine; nous savons que tu
-feras peut-être l'impossible pour nous tirer toutes de la désolation.
-Mes appointements d'institutrice sont si minimes que je puis fort peu
-par moi-même, et j'ai bien, moi aussi, mes tracas.
-</p>
-
-<p>
-«Il n'est pas certain que je conserve longtemps cette place qui me
-donne à peine du pain. Je te conterai cela une autre fois. Pour le
-moment, je ne m'inquiète que du sort si malheureux de ces chères
-affligées.
-</p>
-
-<p>
-«À bientôt de tes nouvelles, bien aimée sœur. Nous t'embrassons
-comme nous t'aimons, de tout cœur.
-</p>
-
-<p style="margin-left: 60%;">«AMÉLIE BORDIER.»</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-Bien que Madeleine connût peu ses parents, elle éprouvait pour eux une
-très-vive affection. Comme le sort l'avait privilégiée, elle croyait
-aussi devoir à sa famille restée pauvre plus de dévouement.
-</p>
-
-<p>
-Cette lettre, empreinte du calme et de la résignation que donne
-l'habitude de souffrir, accusait pourtant une situation si douloureuse
-que plusieurs fois, en la lisant, Madeleine eut le cœur serré, et ses
-yeux s'emplirent de larmes.
-</p>
-
-<p>
-Ayant achevé cette lecture:
-</p>
-
-<p>
-«Que puis-je, dit-elle avec accablement. Mon Dieu! que puis-je?
-M'adresser à Mlle Borel, qui a déjà tant fait pour nous; je n'oserais
-pas. Demander à M. Borel une avance pour Marie, ce serait lui demander
-un secours. Je ne puis cependant me résoudre à mendier, quand j'ai de
-l'éducation, de l'intelligence et des bras, quand je puis travailler en
-un mot.
-</p>
-
-<p>
-«Pauvre Marie! pauvre mère! bonnes et chères âmes, qui souffrez
-depuis que vous êtes au monde, et qui avez encore la force d'aimer et
-de vous dévouer. Oui, il faut sauver Claudine d'un malheur certain et
-pire que la mort.
-</p>
-
-<p>
-«Voyons, dois-je mettre un sentiment d'orgueil au-dessus d'un intérêt
-si cher; et, pour rendre un peu de bonheur à toute cette famille
-désolée, ne dois-je point abaisser ma fierté? Oui, sans doute, si je
-ne trouve pas d'autre ressource.
-</p>
-
-<p>
-«Et cependant, après l'investigation si peu bienveillante dont je
-viens d'être l'objet, puis-je croire qu'on me regarde encore ici comme
-l'enfant de la maison? Et qu'ai-je fait pour démériter? Mme Borel
-aurait-elle découvert mon secret? ou Maxime lui-même.... Je ne sais
-pourquoi, lorsqu'il me regarde, j'éprouve un si grand trouble. Tout à
-l'heure, il m'a semblé que lui aussi.... Non, il ne pense pas à moi.
-Il faut que je sorte d'ici. Mais songeons au plus pressé. Comment me
-procurer l'argent nécessaire au voyage de Claudine?»
-</p>
-
-<p>
-Elle se leva, prit dans un tiroir les quelques bijoux qu'elle
-possédait.
-</p>
-
-<p>
-Puis elle retourna une toile qui était encore sur le chevalet, et elle
-la regarda longtemps.
-</p>
-
-<p>
-C'était un petit tableau de genre. Il y avait de la naïveté sans
-doute dans cette composition, et peut-être quelques fautes de dessin.
-Mais c'était plein de lumière, de poésie, d'expression.
-</p>
-
-<p>
-La veille, Madeleine avait beaucoup admiré son tableau. Elle avait mis
-sur cette toile, comme dans son poëme, son âme d'artiste. Maintenant
-elle doutait. C'est que l'heure présente était un moment décisif.
-Jusqu'alors elle n'avait eu que des juges bienveillants. Elle allait
-savoir ce que valait au juste son talent; car elle pensait à vendre
-cette peinture.
-</p>
-
-<p>
-Elle s'habilla modestement, dissimula sa toile sous son manteau et
-sortit.
-</p>
-
-<p>
-C'était par une froide journée de mars, brumeuse et sombre, que
-Madeleine descendit des hauteurs de ses rêves pour aborder le monde
-réel.
-</p>
-
-<p>
-Arrivée sur le boulevard, elle avisa un magasin où, dans une riche
-devanture, brillaient des tableaux anciens et modernes, fraîchement
-vernis, encadrés de dorures éclatantes.
-</p>
-
-<p>
-Au moment d'entrer, elle s'arrêta. Elle n'osait point; son cœur
-battait violemment. Mais, ayant jeté un coup d'œil sur sa toile, elle
-s'enhardit et entra.
-</p>
-
-<p>
-«Je voudrais vendre cette toile,» dit-elle d'une voix si faible qu'on
-lui demanda de nouveau ce qu'elle désirait.
-</p>
-
-<p>
-Le commis prit le tableau et le porta au marchand, occupé alors avec
-d'autres personnes, et qui répondit d'un ton rude: «Faites attendre.»
-</p>
-
-<p>
-Au bout d'un quart d'heure, il s'approcha de Madeleine, regarda
-attentivement son tableau, mais sans proférer une parole.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine l'observait avec autant d'anxiété que s'il eût dû
-prononcer un arrêt de vie ou de mort. Mais le marchand demeurait
-impassible.
-</p>
-
-<p>
-«De qui est cette peinture? dit-il enfin.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle est de moi,» répondit Madeleine en rougissant beaucoup.
-</p>
-
-<p>
-Le marchand lui rendit sa toile.
-</p>
-
-<p>
-«J'en suis fâché mademoiselle; mais nous n'achetons pas ces sortes de
-tableaux. Cela manque de manière; ce n'est d'aucune école.»
-</p>
-
-<p>
-À ces paroles, qui détruisaient toutes ses espérances, Madeleine
-éprouva comme une défaillance.
-</p>
-
-<p>
-Elle se disposait à sortir.
-</p>
-
-<p>
-«Je vous en donne dix francs, fit le marchand, qui la rappela.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, répondit-elle.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien, vingt, et je vous assure que personne ne vous les
-offrira.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine s'éloigna, navrée.
-</p>
-
-<p>
-«C'est donc bien mauvais, pensait-elle, qu'on m'en offre si peu! Et
-c'est là-dessus que je comptais pour soutenir ma famille, pour me
-créer une position, pour....»
-</p>
-
-<p>
-Elle allait au hasard, perdue dans ses tristes pensées, accablée par
-le découragement.
-</p>
-
-<p>
-Elle descendit la rue de Choiseul, puis la rue Neuve-des-Petits-Champs,
-et se trouva dans la rue Saint-Roch. Elle se souvenait y avoir vu un
-grand nombre de marchands de bric-à-brac. Peut-être trouverait-elle à
-vendre là ses bijoux et son tableau.
-</p>
-
-<p>
-Elle entra dans plusieurs boutiques, ou du tableau et des bijoux on ne
-lui offrit pas au delà de quarante francs. Elle était désespérée.
-</p>
-
-<p>
-Enfin elle aperçut une devanture de chétive apparence dans laquelle
-s'étalaient d'anciennes peintures, de vieux bijoux et des dentelles
-surannées.
-</p>
-
-<p>
-Elle se hasarda sur le seuil de la porte, où pendaient des robes
-fanées à falbalas, et elle pénétra dans une boutique sombre,
-encombrée des mille et un trésors, des mille et une misères du
-bric-à-brac, tristes épaves d'un luxe éphémère, d'existences
-brisées. Que de drames dans ces monceaux de chiffons malpropres! Cette
-paire de bottines, cette robe modeste étaient peut-être la dernière
-richesse d'une pauvre fille qui mourait de faim. Et ces dentelles, et
-ces bijoux, quels bouleversements de fortune les ont amenés là!... Et
-jusqu'à ce bois de lit, jusqu'à ce poêle rouillé qui racontent
-d'horribles misères!
-</p>
-
-<p>
-En entrant là, Madeleine se sentit oppressée, comme si elle s'était
-fourvoyée dans un mauvais lieu.
-</p>
-
-<p>
-Au comptoir se tenait un petit vieillard occupé à examiner avec une
-loupe quelque bijou microscopique. Il s'harmonisait si parfaitement avec
-tout ce qui l'entourait, il s'était si bien approprié les teintes, les
-formes concassées et tremblotantes des objets antiques dont il était
-environné, qu'on l'eût pris volontiers pour une curiosité automatique
-ou pour, quelque vieux portrait de l'école flamande.
-</p>
-
-<p>
-Quand Madeleine lui présenta son tableau tout frais verni, aux couleurs
-vives et lumineuses, la vue du petit homme parut singulièrement
-offensée de cet éclat. Aussi s'empressa-t-il de le rendre à
-Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-Alors elle lui proposa ses bijoux de jeune fille.
-</p>
-
-<p>
-«Ah! ceci c'est autre chose,» dit-il.
-</p>
-
-<p>
-Il prit les bijoux. Mais il regarda aussi celle qui les lui offrait.
-Après un examen attentif qui inquiétait Madeleine, le petit vieillard
-alla au fond de la boutique et appela:
-</p>
-
-<p>
-«Anastasie!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;On y va! répondit de l'entresol une voix éraillée.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ma femme, dit-il à Madeleine, vous dira mieux que moi ce que cela
-vaut. Nous sommes d'honnêtes gens, voyez-vous. Le premier marchand venu
-vous pèserait cela et vous donnerait juste le poids de l'or. Mais nous,
-nous estimons le travail du bijou. Votre bracelet, qui est très léger,
-n'a guère que cette valeur.»
-</p>
-
-<p>
-Anastasie entra; et Madeleine à sa vue éprouva une impression si
-désagréable qu'elle fut tentée de reprendre ses bijoux et de sortir.
-</p>
-
-<p>
-Cette femme pouvait avoir cinquante-cinq ans. Son menton avancé, son
-nez crochu, ses yeux petits et perçants, relevés vers les tempes, le
-ton violacé de son visage large à la base, étroit au sommet,
-exprimaient la rapacité et l'astuce.
-</p>
-
-<p>
-Elle examina Madeleine comme l'avait examinée le vieillard. Cette
-inspection embarrassait la jeune fille, qui dit un peu sèchement:
-</p>
-
-<p>
-«Combien, madame, estimez-vous ce bijou?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! c'est vous, ma petite mère, qui voulez vendre cela?» fit-elle en
-affectant la bonhomie.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine fut choquée de ce ton de familiarité.
-</p>
-
-<p>
-«Oui, madame, répondit-elle avec quelque hauteur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quel prix faites-vous cela? demanda le petit vieillard.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Cent francs.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ça ne les vaut pas, mon cher cœur, repartit vivement la mégère.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vous donnerais également le tableau», hasarda Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-Les deux époux parurent se consulter du regard.
-</p>
-
-<p>
-«Voyons, mademoiselle, reprit la vieille un peu interdite par le ton et
-les manières de Madeleine, vous vous trouvez, à ce qu'il paraît, dans
-un mauvais moment? Vous êtes donc seule, puisque vous venez vous-même
-vendre ces bijoux, ou bien y a-t-il là-dessous une petite affaire de
-cœur?»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine répugnait à confier à cette femme sa situation. Cependant,
-craignant de perdre par trop de fierté une occasion peut-être unique,
-elle répondit:
-</p>
-
-<p>
-«Il y a en effet une affaire de cœur. Ma mère et ma sœur sont
-malades loin d'ici, et je tiens à leur envoyer immédiatement un
-secours.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! vous n'êtes pas de Paris! Où demeurez-vous? Car nous sommes
-obligés de prendre le nom et l'adresse des personnes qui nous offrent
-des objets de prix. C'est une mesure de police, vous comprenez.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine donna son nom et son adresse.
-</p>
-
-<p>
-«Ah! vous n'êtes pas chez vous? Vous êtes chez des amis.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Chez des amis, répondit-elle froidement.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si je vous fais toutes ces questions, reprit Anastasie, c'est que
-vous êtes si jolie, et puis vous avez bon cœur. Voilà pourquoi nous
-voudrions faire quelque chose pour vous. Nous nous intéressons à nos
-pratiques. Ah! bien sûr, on ne fait pas ses affaires de cette
-manière-là. Aussi, vous le voyez, nous sommes restés pauvres.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce tableau n'est pas signé, dit le petit vieux qui examinait la
-toile.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il est d'un artiste inconnu.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;De vous, peut-être?»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine ne répondit pas.
-</p>
-
-<p>
-«Je suis un peu connaisseur. Dans notre métier, nous ne pouvons guère
-payer cela beaucoup plus cher que la valeur du châssis. Mais, voyons,
-si jamais vous avez quelques autres petites affaires à traiter,
-donnez-nous la préférence. Si nous perdons avec vous aujourd'hui, nous
-gagnerons une autre fois.»
-</p>
-
-<p>
-Il compta cent francs à Madeleine et lui remit son adresse.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine lut:
-</p>
-
-<p>
-M. Pinsard, rue Saint-Roch, marchand de bric-à-brac, et Mme Pinsard,
-marchande à la toilette.
-</p>
-
-<p>
-Quand elle fut sortie:
-</p>
-
-<p>
-«C'est de l'or en barre, cette fille-là, dit le vieillard à
-Anastasie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, mais c'est bien élevé, c'est honnête. Sa mise décente prouve
-qu'elle a de l'ordre. La débine commence seulement. Les bijoux, c'est
-la première chose qu'on vend.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle avait l'air bien triste, bien abattu.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quelque chagrin d'amour.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tu verras qu'elle nous reviendra.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'en doute; car c'est fier.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Euh! euh, la misère. Et puis elle est peintre. On sait ce que vaut
-la vertu d'une artiste.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est égal, je crois que tu as fait un mauvais marché.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, te dis-je. Le travail seul du bracelet a coûté deux cents
-francs. Nous le revendrons au moins quatre-vingt. Quant à ce tableau,
-en le faisant vieillir, on pourrait le donner pour une ancienne copie du
-Corrège.»
-</p>
-
-<p>
-Pendant que les deux vieillards devisaient ainsi, Madeleine revenait
-bien triste, en effet, bien découragée. Maintenant elle doutait de son
-talent, elle doutait de l'avenir. Elle pensait aussi à la détresse de
-sa famille, et elle ne possédait que cent francs pour la soulager. Dans
-son ignorance des choses, elle avait compté que son tableau et ses
-bijoux lui rapporteraient au moins trois cents francs.
-</p>
-
-<p>
-Il lui restait encore son poëme. Mais il n'était pas terminé.
-D'ailleurs, où le porter? Comment l'accueillerait-on? Après la rude
-déception qu'elle venait d'éprouver, elle sentait faiblir son courage,
-et s'évanouir ses illusions.
-</p>
-
-<p>
-En réfléchissant ainsi, elle était arrivée rue Louis-le-Grand. En
-face du n° 31, elle s'arrêta, frappée d'une idée subite.
-</p>
-
-<p>
-C'était là que demeurait Mme Daubré.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine venait de se rappeler que Mme Daubré avait demandé la veille
-une institutrice pour sa fille.
-</p>
-
-<p>
-«Elle me connaît, se dit Madeleine, elle m'agréera; mais me
-présenter seule ainsi? Ne conviendrait-il pas d'en parler d'abord à
-Mlle Borel? Non. Par affection peut-être, elle voudrait me retenir
-auprès d'elle, et je ne pourrais lui dire ce que je souffre des
-dédains de Laure et de Béatrix, des critiques blessantes de leur
-mère. Je n'oserais non plus lui parler de Maxime. Si je lui raconte les
-misères de ma famille, elle m'offrira de la secourir. D'ailleurs, ne
-m'a-t-elle pas enseigné à me conduire seule? Quand il s'agit d'aider
-ma mère et mes sœurs, de sauvegarder ma dignité, pourrait-elle m'en
-vouloir de n'avoir écouté que ma fierté et mon cœur?»
-</p>
-
-<p>
-Au moment où elle allait entrer, elle hésita. Habiter comme subalterne
-chez cette femme qu'elle n'aimait pas, être témoin de son amour pour
-Maxime, lui semblait une souffrance au-dessus de ses forces. Mais le
-souvenir de ses deux chères malades lui revint, et elle s'indigna qu'il
-y eût place dans son cœur pour une autre douleur, pour une autre
-affection.
-</p>
-
-<p>
-Elle s'engagea résolument sous la porte cochère.
-</p>
-
-<p>
-Au même instant, une jeune fille modestement vêtue et portant un
-paquet, ce qui révélait sa condition d'ouvrière, entrait dans la loge
-du concierge et demandait M. de Lomas.
-</p>
-
-<p>
-Ainsi que Madeleine, elle semblait fort perplexe. Elle était pâle,
-chancelante et s'appuyait à la rampe de l'escalier.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine la vit serrer ses mains contre sa poitrine, comme pour y
-comprimer une angoisse, puis fermer ses beaux yeux d'un bleu sombre et
-les élever ensuite en un regard douloureux.
-</p>
-
-<p>
-Évidemment cette jeune fille était aussi en proie à une torture
-morale, et Madeleine se disait:
-</p>
-
-<p>
-«C'est encore une martyre.»
-</p>
-
-<p>
-Elle se sentait émue de pitié et de sympathie.
-</p>
-
-<p>
-Toutes deux, elles montaient côte à côte.
-</p>
-
-<p>
-De temps à autre, la jeune ouvrière jetait dans l'escalier un regard
-à la fois honteux et effrayé.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine semblait plus calme. Cependant, à mesure qu'elle avançait,
-son cœur se serrait.
-</p>
-
-<p>
-Comment Mme Daubré allait-elle l'accueillir? Sa démarche ne lui
-paraîtrait-elle pas inconsidérée?
-</p>
-
-<p>
-Elle sonna.
-</p>
-
-<p>
-Sa compagne monta un étage plus haut.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine entra et demanda Mme Daubré.
-</p>
-
-<p>
-Mme Daubré était encore au lit. Son mari avait voulu l'emmener à
-Lille, et, pour rester à Paris, elle avait prétexté une indisposition
-subite.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine s'étant annoncée comme une institutrice, on l'introduisit
-dans l'antichambre.
-</p>
-
-<p>
-Mme Daubré, subitement rétablie depuis le départ de son mari, fit
-répondre qu'elle allait se lever.
-</p>
-
-<p>
-Pendant que Madeleine attend, nous suivrons la jeune ouvrière à
-l'étage supérieur.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="VI">VI</a></h4>
-
-<p>
-Ce fut Lionel qui vint lui ouvrir.
-</p>
-
-<p>
-«Comment, c'est vous, Geneviève?» s'écria-t-il.
-</p>
-
-<p>
-Ce <i>vous</i>, l'étonnement désagréable qu'exprimait le visage de Lionel,
-bouleversèrent la pauvre fille.
-</p>
-
-<p>
-Il l'introduisit dans un appartement de garçon fort coquet: panoplies,
-objets d'art, riches tentures, meubles de prix, tout était disposé
-avec goût et sobriété.
-</p>
-
-<p>
-Il offrit une chaise à la jeune fille, qui s'assit avec embarras; car
-elle sentait que sa pauvre robe faisait tache au milieu de toutes ces
-élégances.
-</p>
-
-<p>
-Lui, Lionel, reprit son fauteuil au coin du feu, posa ses pieds sur le
-marbre de la cheminée, ralluma sa cigarette, et attachant ses yeux sur
-la corniche du plafond, par son attitude il semblait dire: Voyons,
-parlez, je vous écoute avec résignation.
-</p>
-
-<p>
-Lionel de Lomas était un homme du meilleur monde, élégant, spirituel,
-fort intrigant, pour ne pas dire fort corrompu. Son type régulier
-offrait beaucoup de distinction et de finesse. Ses yeux bleus,
-ordinairement froids comme l'acier, savaient prendre, selon la
-circonstance, une expression rêveuse ou lascive. Grâce à de réelles
-bonnes fortunes, à quelques indiscrétions habiles, à quelques
-extravagances calculées, il s'était acquis une réputation d'homme
-irrésistible.
-</p>
-
-<p>
-Il affectait encore le ton et les allures d'un jeune homme. Cependant,
-aux rides qui commençaient à cerner ses paupières, on devinait
-aisément qu'il approchait de la quarantaine.
-</p>
-
-<p>
-Il était vêtu, comme une femmelette, d'un gracieux costume du matin,
-veste et pantalon de drap blanc avec agréments bleu ciel. Ce vêtement
-seyait aux lignes féminines de son visage, à son teint pâle, à sa
-jolie chevelure blonde.
-</p>
-
-<p>
-La jeune fille demeura interdite devant ce luxe qu'elle ne soupçonnait
-point. Honteuse d'abord de sa pauvreté, elle se remit pourtant et
-s'écria avec un accent de reproche, presque d'indignation:
-</p>
-
-<p>
-«Oui, c'est moi, moi que vous abandonnez. Oui, je viens, quoique vous
-me l'ayez défendu, car je meurs d'inquiétude, de chagrin et de misère
-aussi. Enfin, puisque je ne vous vois plus, il faut bien que je vienne,
-moi, pour vous dire.... pour vous apprendre....»
-</p>
-
-<p>
-Elle éclata en sanglots.
-</p>
-
-<p>
-Lionel avait toujours traité l'amour assez légèrement, et n'avait
-guère aimé que des femmes légères.
-</p>
-
-<p>
-Cette explosion de douleur le surprit et le déconcerta. Il jeta sa
-cigarette avec impatience.
-</p>
-
-<p>
-«Il faut que je la calme et que je la renvoie,» pensa-t-il.
-</p>
-
-<p>
-Il approcha son fauteuil de Geneviève, et lui prenant les mains:
-</p>
-
-<p>
-«Voyons, voyons, mon enfant, dit-il avec un ton de caresse, pourquoi ce
-chagrin, pourquoi douter de mon affection? Si vous saviez combien vous
-occupez ma pensée, et combien je suis privé moi-même de ne plus vous
-voir! Ne vous avais-je pas prévenue que mes affaires me retiendraient
-pendant quelque temps éloigné de vous? Mais, vilaine enfant gâtée,
-vous ne tenez aucun compte des affaires.»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève releva vers lui son visage encore humide, mais rasséréné.
-</p>
-
-<p>
-«Vous m'aimez encore! Bien vrai? dit-elle avec un sourire attendri. Et
-moi qui vous accusais! Ah! sans doute, j'avais tort de m'inquiéter, car
-vous êtes bon. C'est que je suis seule, voyez-vous, toute seule, sans
-autre distraction que votre amour; et tout le jour, et toute la nuit, je
-pense à vous. Et c'est bien long, bien long, quinze jours sans vous
-voir.»
-</p>
-
-<p>
-Lionel jugea qu'il l'avait trop consolée. Il retira son fauteuil,
-reprit sa première attitude et dit:
-</p>
-
-<p>
-«Maintenant, mon enfant, causons raisonnablement. Je vous parlais de
-mes affaires. Je vais vous donner une grande preuve de confiance, à
-condition toutefois que vous me garderez le secret. Vous me croyez riche
-parce que vous me voyez dans un riche appartement avec une mise
-élégante. Eh bien! ma chère enfant, ce luxe couvre une profonde
-misère. J'ai cent mille francs de dettes, et parfois j'éprouve de
-très-graves embarras. Car j'ai un rang à soutenir, une position à me
-créer. Vous le voyez bien, il n'y a pas de ma faute si je ne vais pas
-vous voir. Vous êtes jeune, vous aimez la gaieté. Je craindrais de
-vous apporter un visage fatigué et morose.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! mon Lionel, s'écria Geneviève en tombant à ses genoux et en
-l'entourant de ses bras, je vous aime assez pour partager vos ennuis,
-vos inquiétudes. Et si vous êtes pauvre, tant mieux, cela vous
-rapproche de moi. Oh! que je vous aime mieux ainsi! Je me disais souvent
-que, riche et beau, jamais vous ne pourriez aimer comme elle vous aime,
-la fille de Gendoux le fileur; mais aujourd'hui j'ai un peu d'espoir.
-Quelle bonne nouvelle vous me donnez là!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Décidément, pensa Lionel, c'est un vrai crampon, cette fille-là.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Petite égoïste, va, fit-il à haute voix en frappant à petits coups
-sur la tête de Geneviève.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, c'est vrai, je suis égoïste de te vouloir pour moi seule.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne vous ai pas encore tout dit, reprit Lionel. J'ai souscrit des
-lettres de change, et je suis menacé de la prison. Mes créanciers me
-poursuivent, et voilà pourquoi je ne puis sortir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;De la prison! s'écria Geneviève, qui pâlit. Ah! alors, que ne
-venez-vous chez moi; je vous cacherais, et personne ne viendrait jamais
-vous y chercher.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tu es charmante, mon enfant, mais c'est impossible, répondit-il d'un
-ton qui n'admettait pas l'insistance. Voyons, raconte-moi maintenant ce
-que tu fais. Qu'est-ce que ce paquet?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est de l'ouvrage que je reporte à l'atelier.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment, pauvre Geneviève, dit le gandin devenu sentimental, tu
-travailles? Ah! que je regrette d'être sans argent!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'aime à travailler, reprit simplement Geneviève. Ainsi, ne vous
-inquiétez pas. D'ailleurs, loin de vous, que deviendrais-je sans
-occupation?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Combien gagnes-tu par jour? Peux-tu vivre, au moins?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! je suis riche, va! À la rigueur même, je pourrais faire des
-économies. Je gagne vingt-cinq sous par jour et trente sous quand
-l'ouvrage donne; mais il faut passer une partie de la nuit. Seulement,
-ajouta-t-elle en tâchant de rire, il y a des jours où forcément c'est
-fête chômée.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Avec cela tu peux te nourrir?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui; je fais ménage avec Fossette, tu sais, cette jolie ouvrière que
-tu as rencontrée une fois dans l'escalier. Ah! quelle bonne fille! et
-toujours si gaie, même quand elle n'a pas mangé depuis vingt-quatre
-heures. Sans doute, nous ne faisons pas bombance; mais, de temps à
-autre, quand il faut veiller tard, par exemple, nous nous payons un
-petit noir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Un petit noir?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, c'est la petite tasse de café de deux sous que les ouvrières
-appellent comme cela.»
-</p>
-
-<p>
-Dans son égoïsme, Lionel ne devina point les mensonges héroïques de
-cette enfant. Il ne devina pas des souffrances matérielles d'autant
-plus horribles qu'elles étaient accompagnées des souffrances du cœur.
-Lui qui dépensait peut-être cent francs par jour, il crut, parce qu'il
-avait intérêt à le croire, qu'une pauvre fille pouvait vivre avec un
-franc. Et il se disait, la conscience calme, sans chercher à sonder
-cette énigme: Sont-ils heureux, ces gens-là, d'avoir si peu de besoins
-et si peu de désirs!
-</p>
-
-<p>
-Satisfait d'être délivré d'un remords qui parfois lui pesait, il
-devint plus tendre.
-</p>
-
-<p>
-«Eh bien! maintenant, apprends-moi ce que tu voulais me dire en
-arrivant, explique-moi tes sanglots.»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève rougit. Puis elle se mit à rire; mais c'était un rire
-nerveux, un rire forcé qui faisait mal.
-</p>
-
-<p>
-«Non, pas aujourd'hui, j'ai tant de joie de vous revoir et d'apprendre
-que vous ne m'avez pas oubliée. Et d'ailleurs, j'espère encore...,
-peut-être me suis-je trompée!...»
-</p>
-
-<p>
-Lionel tenait ses yeux opiniâtrement fixés sur la pendule, et
-Geneviève remarqua qu'il l'écoutait à peine.
-</p>
-
-<p>
-«Mon Dieu! je vous gêne sans doute, peut-être attendez-vous
-quelqu'un?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, pas immédiatement, mais tout à l'heure. Reste encore un
-instant, ma chère enfant.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment! il est déjà si tard! il faut aussi que je parte; car on
-m'attend à deux heures. Au revoir, dit-elle; jurez-moi que vous
-viendrez bientôt.»
-</p>
-
-<p>
-Lionel jura. Mais il lui fit promettre aussi de ne plus revenir. Les
-domestiques de M. Daubré pouvaient la rencontrer dans l'escalier. Elle
-se trouverait compromise.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève sortit presque heureuse.
-</p>
-
-<p>
-«Ouf! s'écria Lionel, la voilà partie. Pauvre enfant; elle serait
-charmante si elle était moins ennuyeuse. Que n'ai-je le temps et la
-fortune! Ce serait une femme à former et à lancer. Elle est assez
-belle pour éclipser Pouliche et Fleur-de-Botte. Elle a de la
-distinction, de jolies mains. Dans un équipage à là Daumont, avec un
-chapeau à la dernière mode, elle ferait sensation; mais pour cela il
-faudrait cent mille francs de rente.
-</p>
-
-<p>
-«Il faudrait aussi l'aimer un peu. Et, ma foi! depuis quelque temps
-elle est si larmoyante.... Non, elle n'aura jamais l'esprit et la
-désinvolture de ces femmes-là. Elle a trop de cœur. Elle prend
-l'amour au sérieux. Je sais bien qu'on pourrait la corriger de cela.
-C'est charmant l'amour quand on le partage; mais quand on n'aime plus,
-brrrr.... que c'est assommant! Et puis les parents qui sont par
-derrière, s'ils allaient apprendre que c'est moi.... Il faut rompre au
-plus tôt. D'ailleurs, dans ma position critique, je n'ai plus qu'une
-ressource, me marier.
-</p>
-
-<p>
-«Béatrix n'est pas, certes, l'idéal de mes rêves. C'est un peu sec,
-guindé, puéril, une élève du Sacré-Cœur confite en bigoterie. Ah!
-si elle avait seulement les yeux de Madeleine! Qu'y a-t-il donc dans ces
-yeux-là qu'ils vous prennent ainsi! Quel regard caressant et fier,
-ouvert et profond! Quel magnétisme il projette! Comme il vous
-enveloppe, comme il vous saisit! il semble qu'on s'y abîme. Est-ce que
-Maxime.... Je saurai cela. Allons, allons, à quoi vais-je penser?
-Béatrix aura un million de dot, et pour le moment cela doit me suffire.
-</p>
-
-<p>
-«Ah çà! que fait donc Lucrèce? il est deux heures et demie, dit-il
-en arrangeant ses cheveux devant la glace. Lucrèce!... ajouta-t-il avec
-une expression de fatigue. Il faut que je me marie, ne serait-ce que
-pour me délivrer de cette servitude. Mais si je lui recommandais
-Geneviève! Elle la placerait peut-être chez sa couturière. Oui, mais
-elle est jalouse.... Nous verrons.»
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="VII">VII</a></h4>
-
-<p>
-Mme Daubré, née de Lomas, était une Lilloise blonde et frêle, avec
-de grands yeux vert de mer, un peu rêveurs et couverts; des yeux
-perfides, des yeux félins en un mot. La figure fine, allongée, le nez
-aquilin, d'une courbe délicate, la narine nerveuse et transparente, des
-mains diaphanes, blanches et effilées, en faisaient un type vraiment
-aristocratique. Tout cet ensemble accusait une impressionnabilité
-presque maladive, jointe à une grande sécheresse de cœur, résultats
-ordinaires d'une vie oisive et du développement excessif de la
-personnalité.
-</p>
-
-<p>
-Mme Daubré posait en vaporeuse, ce qui, malgré les tendances
-ultra-réalistes de notre époque, est encore bien porté, dans
-certaines provinces du moins. Elle affectait donc de s'envelopper de
-gaze, de tulle et d'étoffe légère. Ce goût pour le nuage tenait-il
-à la disposition poétique de son esprit? Non, elle était maigre et
-cherchait à fondre des lignes un peu trop anguleuses.
-</p>
-
-<p>
-Cette femme n'était ni bonne, ni mauvaise, ni vieille, ni jeune, ni
-laide, ni jolie, ni sotte, ni spirituelle. Et cependant, à force
-d'artifices, de poudre, de cold-cream et de mots appris, elle
-réussissait à passer pour une jeune et jolie femme de beaucoup
-d'esprit.
-</p>
-
-<p>
-Mme Daubré avait trente-huit ans, et, sentant que son règne allait
-bientôt finir, elle redoublait de soins et de coquetterie pour le
-maintenir quelques années encore. Son amour pour Maxime, le dernier
-peut-être, était devenu presque une passion. Cependant elle avait
-adopté cette devise, que pour conserver sa beauté, il ne faut aimer,
-pleurer et rire qu'à moitié, trois choses, ajoutait-elle, qui plissent
-horriblement.
-</p>
-
-<p>
-Comme son frère, nature très-mobile, elle portait la même ardeur dans
-la coquetterie, et montrait la même dureté de cœur quand l'amour
-s'éteignait. C'était le même goût pour le luxe et la même morgue
-aristocratique.
-</p>
-
-<p>
-À Lille, il y a fort peu d'aristocratie. Elle est pauvre et d'autant
-plus entichée de ses titres de noblesse. Malgré son horreur pour la
-roture, à trente ans, Mlle de Lomas avait épousé M. Daubré. En
-philosophe elle avait jugé qu'un million vaut bien une particule.
-</p>
-
-<p>
-Mme Daubré se montrait à Lille fort exigeante pour la composition de
-son salon; mais à Paris elle prenait plus de latitude et allait dans
-toutes les maisons où elle pouvait trouver des admirateurs.
-</p>
-
-<p>
-Elle avait rencontré dans le monde Maxime Borel, et par l'attrait des
-contrastes sans doute, elle s'était éprise de ce bouillant jeune
-homme, dont l'esprit sceptique et les façons de sportsman l'avaient
-subjuguée.
-</p>
-
-<p>
-Coquette même devant sa femme de chambre, Mme Daubré n'avait pas voulu
-paraître aux yeux de Madeleine sans avoir fait un bout de toilette.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine attendait anxieusement. C'était la première fois qu'elle se
-présentait en solliciteuse. Elle éprouvait au cœur cette angoisse qui
-rend les mains moites, dessèche les lèvres et contracte si
-douloureusement l'organisme.
-</p>
-
-<p>
-Au bout d'un quart d'heure, on l'introduisit au salon.
-</p>
-
-<p>
-Albert Daubré, le jeune admirateur de Mlle Borel, s'y trouvait assis,
-plongé dans une rêverie si profonde qu'il ne s'aperçut pas de
-l'arrivée de la jeune fille.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine prit un fauteuil, et comme Albert, qu'elle n'avait vu qu'une
-fois, gardait le silence, elle s'approcha de la table pour feuilleter un
-album.
-</p>
-
-<p>
-À ce mouvement, M. Daubré sortit de sa méditation, tourna la tête,
-et voyant Madeleine debout devant lui, il demeura stupéfait.
-</p>
-
-<p>
-La jeune fille s'excusa de l'avoir dérangé.
-</p>
-
-<p>
-«Mademoiselle, balbutia-t-il, vous me voyez interdit. Je croyais faire
-un rêve. C'est bien vous que j'ai rencontrée hier chez M. Borel?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est bien moi, répondit Madeleine en souriant.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Excusez, je vous en prie, mon impolitesse. C'est que, voyez-vous, je
-suis un rêveur. Élevé en Allemagne, j'ai pris du caractère allemand,
-les manières gauches, la timidité et jusqu'à l'esprit nuageux. Or, à
-l'instant même, je pensais à Mlle Borel, dont l'intelligence
-remarquable et les idées généreuses m'ont vivement impressionné. Je
-pensais.... Mais pourquoi ne l'avouerais-je pas? je pensais à vous
-aussi qui aviez le courage de l'applaudir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! monsieur, quel courage faut-il pour approuver ce qui est noble
-et juste?» interrompit Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-Albert la contempla un instant avec respect, puis il ajouta:
-</p>
-
-<p>
-«Donc, mademoiselle, je pensais à vous, et, comme un Allemand
-superstitieux que je suis, j'ai cru, en vous voyant, que ma pensée
-avait évoqué votre fantôme. Mais, puisque vous n'êtes pas un pur
-esprit, fit-il gaiement, veuillez donc vous asseoir, je vous en prie.»
-</p>
-
-<p>
-En ce moment, on vint prévenir Madeleine que Mme Daubré était levée
-et l'attendait dans sa chambre à coucher.
-</p>
-
-<p>
-La coquette, enveloppée d'une élégante robe de chambre, se tenait sur
-une chaise longue, dans une attitude languissante. Une guipure était
-jetée négligemment sur ses cheveux blonds et crêpés, qui formaient
-autour de son front comme une auréole.
-</p>
-
-<p>
-Les rideaux de mousseline, abaissés, ne laissaient arriver qu'un
-demi-jour propre à adoucir les angles, à dissimuler les rides ou les
-taches de la peau.
-</p>
-
-<p>
-En pénétrant dans ce sanctuaire parfumé, en voyant cette femme
-vraiment belle alors et séduisante, Madeleine ressentit un mouvement de
-jalousie qui lui fit monter le rouge au visage.
-</p>
-
-<p>
-Elle pensait à Maxime.
-</p>
-
-<p>
-«Comment ne l'aimerait-il pas! se dit-elle.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est vous, mademoiselle? fit Mme Daubré d'une voix dolente;
-pardonnez-moi de vous avoir fait attendre. Ma femme de chambre s'était
-mal expliquée d'abord, et l'on vous a reçue dans l'antichambre.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine lui exposa sommairement sa requête.
-</p>
-
-<p>
-Un instant, Mme Daubré resta pensive, inquiète même; elle observait
-Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-Avec sa finesse, son instinct de femme jalouse, elle avait cru deviner
-le penchant de Madeleine pour Maxime.
-</p>
-
-<p>
-«Pourquoi cette étrange détermination, se demandait-elle? Serait-ce
-pour me surveiller?»
-</p>
-
-<p>
-Elle la questionna adroitement sur les motifs de sa démarche.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine lui exposa avec tant de candeur et de simplicité sa position
-délicate, la situation précaire de sa famille, son désir de la
-soulager, que Mme Daubré ne conserva aucune défiance.
-</p>
-
-<p>
-Toutefois, elle hésitait encore: Madeleine si jolie, si jeune surtout,
-lui paraissait une dangereuse rivale. D'un autre côté, en la laissant
-chez les Borel, elle craignait que Maxime, qui la voyait chaque jour, à
-toute heure, n'en tombât amoureux.
-</p>
-
-<p>
-Cette dernière considération l'emporta.
-</p>
-
-<p>
-«Je serai très-flattée, mademoiselle, dit-elle avec une grâce
-charmante, que vous veuillez bien m'accorder vos bons soins pour
-l'éducation de mon enfant; mais c'est à la condition que Mlle Borel y
-consentira.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est ainsi que je l'entends,» repartit Madeleine qui prit congé de
-Mme Daubré.
-</p>
-
-<p>
-Depuis une heure qu'elle était là, le temps avait changé. Il faisait
-une de ces tempêtes passagères si fréquentes en mars, et elle
-retrouva sous la porte cochère Geneviève, qui attendait la fin de la
-bourrasque.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine prit aussi le parti d'attendre.
-</p>
-
-<p>
-Elles étaient là toutes deux regardant tomber la grêle que fouettait
-le vent.
-</p>
-
-<p>
-Mais si le ciel s'était assombri, leurs cœurs comme leurs visages
-s'étaient rassérénés. Elles semblaient maintenant soulagées,
-presque heureuses.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine se souvint que sa sœur lui recommandait de chercher du
-travail pour Claudine. À qui s'adresser? Elle ne connaissait personne
-à Paris capable de la renseigner. Elle glissa son regard dans le paquet
-que portait Geneviève. Il contenait du linge neuf. Ce devait être une
-ouvrière. Elle engagea donc la conversation.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève, qui était une nature confiante, s'abandonna à la sympathie
-que lui inspirait Madeleine. Elle la renseigna sur son travail et sur sa
-manière de vivre.
-</p>
-
-<p>
-«Au surplus, mademoiselle, ajouta-t-elle, il y a de la place dans notre
-garni, et si la personne à laquelle vous vous intéressez veut y
-descendre, mon amie et moi nous la traiterons en voisine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Veuillez alors me donner votre adresse.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Rue de Venise, n° 37, répondit Geneviève. Ce n'est pas une belle
-rue, tant s'en faut; mais elle est située dans le quartier Saint-Merry,
-à deux pas de la rue de Rivoli. C'est central, et les logements n'y
-sont pas chers.»
-</p>
-
-<p>
-Au moment où les deux jeunes filles se séparaient en se saluant
-amicalement, un élégant coupé s'arrêtait devant la porte. Une femme
-encore belle en descendit. Son embonpoint, modéré il est vrai,
-accusait une jeunesse problématique. Elle était mise avec cette
-recherche coûteuse qui dénote presque toujours des mœurs galantes.
-</p>
-
-<p>
-En passant, elle donna un regard aux deux jeunes filles, et parut
-frappée de leur beauté, car elle se retourna pour les regarder encore.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="VIII">VIII</a></h4>
-
-<p>
-Cette femme monta rapidement l'escalier.
-</p>
-
-<p>
-C'était la Lucrèce qu'attendait M. de Lomas.
-</p>
-
-<p>
-«Quelles jolies créatures je viens de rencontrer sous votre porte
-cochère! exclama-t-elle en entrant. Une blonde ravissante et une brune
-avec des yeux grands comme ça qui jettent des rayons. Je me suis dit
-tout de suite: Cela sort de chez de Lomas; mais où a-t-il déniché ces
-oiseaux rares?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous vous trompez, ma chère enfant,» dit Lionel.
-</p>
-
-<p>
-En raison de ses quarante-cinq printemps, Lucrèce aimait à s'entendre
-appeler «ma chère enfant.»
-</p>
-
-<p>
-«Ah! attendez, reprit-il; cette blonde portait un paquet. Je viens en
-effet de rencontrer tout à l'heure, chez M. Daubré, une de ses
-anciennes ouvrières qui est maintenant à Paris, et à laquelle ma
-sœur porte quelque intérêt.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et à laquelle vous n'êtes pas non plus tout à fait indifférent,
-ajouta vivement Lucrèce.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Que vous êtes sceptique et prompte à vous alarmer!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vous assure, Lionel, que je ne m'alarme pas. Ah ça! voyons!
-Croyez-vous donc que je me fasse illusion? Je connais trop le cœur
-masculin en général et le cœur de mon Lionel en particulier pour
-m'abuser sur sa fidélité. Je ne suis plus une ingénue. Si je vous
-disais que j'ai vingt-neuf ans, vous souririez, n'est-ce pas? et dans
-votre for intérieur vous m'en donneriez au moins trente-neuf. J'ai donc
-encore du bénéfice à être sincère, puisque je n'en ai que
-trente-sept. Or, à trente-sept ans, on a quelque expérience, et l'on
-sait ce qu'il faut croire de toutes ces comédies sentimentales entre
-amants qui depuis trois ans déjà se jurent une fidélité éternelle.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Où veut-elle en venir? se demandait Lionel avec perplexité.
-Ménage-t-elle une rupture? Non, puisqu'elle n'accuse que trente-sept
-ans. Voudrait-elle m'éprouver? Tenons-nous ferme.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;L'amour n'a pas d'âge, répliqua-t-il. C'est toujours un enfant. Mais
-c'est à tort qu'on le représente avec un bandeau sur les yeux. L'amour
-est très-clairvoyant au contraire, puisqu'il découvre dans l'être
-aimé des perfections inaperçues par le vulgaire.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tiens! c'est assez joli ce que vous dites là.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;À voir cette petite main potelée, reprit-il en la baisant, d'une
-blancheur nacrée et rose en dedans comme une coquille, à voir ces yeux
-toujours si lumineux et si tendres, et ces dents éclatantes, et vos
-lèvres vermeilles, qui peut songer à s'inquiéter de votre âge? Et
-celui qui a eu le bonheur d'être distingué par vous, peut-il se
-demander depuis combien de temps il vous aime? Auriez-vous donc
-découvert quelque langueur dans mon amour? Et tenez, tout à l'heure
-encore, j'éprouvais toutes les fièvres de l'attente. Avez-vous jamais
-eu un fervent plus soumis, plus respectueux? Car je vous respecte,
-Lucrèce.»
-</p>
-
-<p>
-Lucrèce écoutait Lionel, le regard attaché sur les arabesques de la
-tapisserie. À ces mots: «Je vous respecte,» ses paupières eurent une
-légère contraction.
-</p>
-
-<p>
-«Bon! je fais fausse route, elle ne tient pas au respect, pensa Lionel,
-qui aperçut le mouvement des yeux. Je respecte en vous, reprit-il, un
-esprit vraiment supérieur, mais j'adore la femme. Que parlez-vous de
-jeunes filles? Est-ce assez fade? assez ennuyeux? Une jeune fille
-peut-elle avoir la saveur d'une femme de trente ans, qui connaît tous
-les raffinements de la coquetterie, et qui possède, comme vous l'avez
-au suprême degré, le génie de l'amour?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ouf! s'écria Lucrèce en riant d'un rire juvénile, dites ouf! je le
-veux, vous l'avez bien gagné. En voilà une tartine! Lionel,
-regardez-moi en face. Vous avez reçu ce matin du papier timbré,
-n'est-ce pas? Vous avez, je le sais, le créancier très-sentimental.
-Mais, pour le moment, trêve de sentiment et parlons raison. Je rêve de
-ces deux charmantes filles que j'ai rencontrées tout à l'heure sous
-votre porte cochère. Il nous faudrait quelques belles femmes comme
-celles-là pour ramener dans mon salon la vogue qui s'en va, qui s'en
-va! Lionel, nous ne pouvons nous faire illusion. La baronne de Villarès
-retenait bien quelques habitués indécis; car elle avait de l'esprit
-comme un démon: un prince russe nous l'enlève. Ah! la Russie nous fait
-bien du mal. Elle ensevelit dans ses glaces nos plus jolies fleurs. Le
-boyard est à la hausse. Aujourd'hui une femme à la mode regarde
-l'existence comme incomplète, tant qu'elle n'a pas traversé la
-Bérésina. Si elle ne reste pas ensevelie dans les glaces, elle
-revient pauvre et fanée, sans compter qu'elle a couru le risque d'avoir
-le nez gelé. Tandis qu'à Paris, avec un peu de conduite, elle aurait
-pu amasser des lingots.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous avez raison, dit Lionel; pour une jolie femme, il n'y a que
-Paris.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;La beauté, reprit Lucrèce, ne suffit pas pour réussir. Il faut
-avoir de l'esprit et rester maîtresse de son cœur. Moi, à dix-huit
-ans, après la mort de mon père, un vieux commandant de la vieille, au
-sortir d'un pensionnat où j'avais reçu une éducation brillante, peu
-en rapport avec mes moyens d'existence, je me trouvai sur le pavé de
-Paris sans un sou vaillant. J'aurais pu sans doute épouser
-vertueusement un employé à quinze cents francs qui m'adorait; j'aurais
-pu encore obtenir, dans le fond d'une province, un bureau de poste où
-je ne serais pas tout à fait morte de faim; mais, pourvue de quelque
-intelligence, je fis ce raisonnement: deux voies me sont ouvertes, celle
-du vice et celle de la vertu. Que me rapportera la vertu? quinze cents
-francs de rente, au maximum, c'est-à-dire la médiocrité, pire pour
-moi que la misère; une vie terne, effacée, douloureuse, pour moi pire
-que la mort; les petits tracas, les humiliations de la pauvreté, toutes
-mes aspirations refoulées. Il est vrai que je jouirais de l'estime du
-petit monde au milieu duquel je serais condamnée à vivre. Mais quel
-monde! j'aimais autant ses dédains. D'un autre côté, c'était le
-vice, c'est-à-dire l'aventure, l'inconnu, la possibilité d'épouser un
-prince et de gagner des millions; c'était la vie enfin, la vie
-brillante et joyeuse; c'était un monde élégant, artiste, spirituel.
-Ah! je savais bien que cette vie-là peut avoir aussi ses revers. Les
-moralistes nous montrent la courtisane vieillie avec une hotte et un
-crochet. Voilà ce que j'éviterai, me dis-je. J'étais ambitieuse.
-Étant données les exigences de mon organisation, je ne pouvais me
-résoudre à passer ma vie dans une condition inférieure. Il fallait un
-aliment à mon activité et à mon intelligence. Il me fallait une
-position élevée, la richesse surtout qui est aujourd'hui la seule
-puissance.
-</p>
-
-<p>
-«Or, dites-moi, quelle carrière honnête notre société ouvre-t-elle
-à l'ambition d'une femme pauvre? Il n'y en a qu'une, absolument qu'une,
-le trafic de ses charmes, soit par contrat indissoluble, soit par
-engagement temporaire. De quel côté se trouve réellement la vertu,
-c'est-à-dire la sincérité dans la qualité de la marchandise? Bien
-habile serait celui qui pourrait résoudre ce problème.
-</p>
-
-<p>
-«Je savais que j'allais divorcer avec une partie de la société; mais
-je m'appliquerais à gagner l'estime de l'autre. Je calculai qu'on ne
-peut vivre complètement à Paris dans ce monde-là à moins de cent
-mille francs de rente. Je gagnerais donc cent mille francs de rente;
-après quoi je me retirerais des affaires.»
-</p>
-
-<p>
-Elle fit une pause.
-</p>
-
-<p>
-«Eh bien! dit Lionel, qui ne comprenait pas où Lucrèce voulait en
-venir avec ce long préambule.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! ce but n'est pas encore atteint. J'ai éprouvé des pertes,
-j'ai eu des déboires. J'ai failli, vous le savez, épouser le prince
-Dorowski. J'ai consacré à gagner sa confiance et son affection une
-partie de ma jeunesse. C'eût été une grande position; mais le prince
-est mort au moment même où le mariage allait se conclure. Il m'a fallu
-recommencer le travail de ma fortune. C'est alors que j'ai ouvert un
-salon qui a obtenu une grande vogue et m'a donné une véritable
-notoriété. Mais aujourd'hui nos actions baissent, et je n'ai pas
-encore mes cent mille francs. Lionel, vous ne m'aimez plus. Vous jouez
-la comédie,» ajouta-t-elle en changeant brusquement de conversation.
-</p>
-
-<p>
-Lionel, à cette apostrophe, fit un soubresaut, et, avec un air de
-dignité offensée:
-</p>
-
-<p>
-«Madame, je ne vous comprends pas.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Bon! tout à l'heure c'était le sentiment, maintenant c'est la
-révolte. Voilà le second acte. Mon pauvre Lionel, je les connais
-toutes, vos petites ficelles. Ne prenez donc pas tant de peine. Après
-cela, est-ce beaucoup de peine? Vous devez le savoir par cœur?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quoi?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Le rôle. Eh bien! moi aussi. Causons donc là gentiment, en vieux
-camarades. Lionel, je trouve que vous vieillissez.»
-</p>
-
-<p>
-M. de Lomas eut un haut-le-corps.
-</p>
-
-<p>
-«Oui, mon cher, vous vieillissez: vous répétez vos mots, vous
-n'inventez plus rien. Autrefois les femmes raffolaient de vous;
-maintenant, ah! maintenant, je veux être sincère, elles vous....
-recherchent un peu moins. Je crois, entre nous, que votre profession
-d'homme à la mode vous fatigue; enfin je ne m'étonnerais pas si l'on
-m'apprenait que vous songez à vous marier.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Nous y voilà, pensa Lionel; elle aura su par Pouliche, à qui Maxime
-l'aura dit en confidence, que j'avais des vues sur Béatrix Borel.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! qu'avez-vous donc? reprit la courtisane, vous semblez
-interloqué.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;En effet, je suis ahuri. Je cherche à vous comprendre. Je vois bien
-qu'il y a dans vos regards, dans votre ton une animosité contre moi;
-mais je ne me l'explique pas.»
-</p>
-
-<p>
-Ils s'observaient tous deux avec défiance.
-</p>
-
-<p>
-Le visage de la courtisane avait en cet instant une expression sévère,
-presque vindicative.
-</p>
-
-<p>
-Placée dans un autre milieu, avec son intelligence, ses passions
-ambitieuses, ses facultés complexes, Lucrèce de Courcy, autrement dite
-Catherine Lemoine, eût été vraiment une femme remarquable. Sur un
-trône, elle eût fait peut-être une Catherine de Russie ou une
-Élisabeth.
-</p>
-
-<p>
-Sa beauté était incontestable. Un profil de camée, un menton sensuel
-et proéminent, de grands yeux fermes ou tendres, secs ou veloutés,
-sagaces ou naïfs, selon les sentiments qu'elle voulait exprimer, une
-bouche fine et caustique, des épaules superbes, un buste antique et une
-attitude pleine de noblesse, c'était plus qu'il n'en fallait pour lui
-faire parmi les plus belles une célébrité.
-</p>
-
-<p>
-Son esprit sceptique, moqueur devenait au besoin sérieux ou
-sentimental. Il savait prendre, ainsi que son visage, tous les masques
-et tous les tons.
-</p>
-
-<p>
-Positive comme un agent de change, elle était cependant susceptible
-d'enthousiasme et de générosité. Elle disait avoir eu quelques
-faiblesses et de réelles amours.
-</p>
-
-<p>
-Dévoyée, cette femme devait produire autant de mal qu'elle eût pu
-produire de bien en se développant dans des circonstances favorables.
-Car souvent ces puissantes organisations destinées à agir dans une
-large sphère, quand elles sont resserrées dans d'étroits milieux, ne
-s'ouvrent des issues qu'en produisant d'effroyables malheurs.
-</p>
-
-<p>
-Intrigante, véritable diplomate, possédant une grande connaissance du
-monde, elle avait entrepris de régner dans une certaine société. Son
-salon, en effet, avait acquis une notoriété artistique et même
-littéraire. Quelques-uns de ses admirateurs l'avaient appelée Ninon
-II. Les plus fanatiques l'acclamaient Lucrèce I<sup>re.</sup>
-</p>
-
-<p>
-Mais en vieillissant, elle avait vu diminuer le nombre de ses assidus.
-Alors, pour retenir son monde, elle avait fait jouer; et, ne comptant
-plus guère sur ses propres charmes, elle recourait aux attraits de plus
-jeunes. Elle avait produit de la sorte deux ou trois femmes qui
-obtinrent une renommée passagère dans ce monde interlope.
-</p>
-
-<p>
-À quarante-deux ans, elle s'était liée avec M. de Lomas, un homme
-taré de cœur comme de conscience. Cette fange morale l'avait attirée.
-Quoique sans fortune, il était bien posé parmi l'aristocratie jeune et
-élégante. Elle espérait le faire servir à son ambition; car elle le
-tenait dans une véritable dépendance par des services que ses besoins
-de luxe et ses embarras d'argent le forçaient d'accepter.
-</p>
-
-<p>
-«Songerait-il réellement à se marier? pensa Lucrèce. J'éclaircirai
-cela; mais ce n'est pas le moment. Voyons, cher, reprit-elle avec un
-accent de tendresse, vous dites que vous m'aimez; je veux bien vous
-croire, mais alors prouvez-le-moi en montrant un peu plus de ferveur
-dans mon service.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Parlez; je suis, comme toujours, à vos ordres.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! Mme de Beausire a juré qu'elle ferait tomber mon salon.
-D'abord elle a pris mes jours. Elle est intrigante, adroite. Par haine
-contre moi, M. de Barnolf la soutient à outrance. M. de Saint-Julien,
-Mme de Saint-Ange m'ont déjà fait infidélité. Le duc de Cerny vient
-de lui acheter un magnifique hôtel rue de la Madeleine. Elle a des
-salons superbes. On y joue un jeu d'enfer.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Reçoit-elle des artistes, des littérateurs?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah bien oui! vous savez qu'elle est ignorante comme une grue. Ce
-sont ses cheveux rouges qui l'ont mise à la mode, et ses yeux brun clair
-qui l'ont fait surnommer, comme une héroïne de Balzac, <i>la Fille aux yeux
-d'or.</i> Mais elle n'a ni esprit ni distinction; ce n'est qu'une fille, et
-du plus mauvais genre. Sa mère, marchande à la toilette, rue
-Saint-Roch, a été autrefois écaillère à la halle. Sa bouche molle,
-son regard inexpressif et son teint blafard lui donnent en effet quelque
-chose du mollusque que sa mère a passé sa jeunesse à contempler.
-Comme elle est massive et sans grâce, ses admirateurs la comparent à
-une femme de Rubens. Comme elle a des pieds énormes, j'entendais dire
-l'autre jour à l'un de ses fervents que la beauté réside dans la
-proportion, et que rien n'est plus laid qu'un pied trop petit. Voilà ce
-que c'est que la vogue. Si elle était boiteuse, on la comparerait à
-Mlle de la Vallière. On prétend qu'elle reçoit les plus jolies femmes
-de Paris, et ne me laisse que les rebuts, les rossignols. À ce propos,
-M. de Barnolf disait hier que mon salon ressemble à une galerie de
-figures de cire, tellement les femmes sont badigeonnées; ou bien encore
-à une exposition de fossiles, et qu'il demanderait à l'Académie la
-permission de me présenter au prochain concours paléontologique. Eh
-bien! Lionel, cela ne vous indigne pas? Vous m'écoutez avec un
-calme....
-</p>
-
-<p>
-Lionel prit un air de courroux concentré.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce Barnolf!... soyez tranquille, j'en fais mon affaire.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous battre avec lui ce serait bête; car il est très-fort à
-l'escrime. Mais il a dans quelque coin une femme qu'il cache, m'a-t-on
-dit. Je vous charge de me découvrir cela. Nous nous vengerons sur la
-belle mystérieuse. Enfin il me faut des femmes jeunes et des hommes
-jeunes. Ce que je veux surtout, c'est une femme plus jeune, plus belle
-que la Beausire, une femme enfin capable de l'éclipser. Je la
-désirerais blonde comme elle, avec plus de distinction et de tenue.
-J'ai un duc fort riche qui se chargerait de la lancer. Voyez donc; il me
-semble que cette petite Lilloise que je viens d'entrevoir et que vous
-connaissez ferait notre affaire. N'est-ce pas vous déjà qui avez
-inventé Fleur-de-Botte et Pouliche?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je les ai découvertes, c'est vrai; mais je les ai ramassées dans le
-ruisseau; c'était déjà gangrené jusqu'à la moelle; tandis que
-Geneviève Gendoux est une très-honnête fille.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous aurait-elle résisté?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Depuis que je vous connais, Lucrèce, les autres femmes n'existent
-pas pour moi.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'en suis persuadée, mon cher, fit Lucrèce avec un sourire
-ironique; cependant, s'il le fallait absolument, je vous permettrais....
-un semblant d'infidélité.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est difficile, vous dis-je. Elle a été élevée par des parents
-qui passent pour les plus braves gens de Lille.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais elle est pauvre, seule à Paris, et ne m'avez-vous pas dit
-qu'elle cherche à s'occuper?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! envoyez-la chez ma couturière, Mme Thomassin, à qui je vais
-la recommander chaudement. Là, en un mois, au contact de toutes ces
-petites ouvrières, elle sera vite dégourdie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'essayerai.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il faut réussir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Alors je réussirai,» répondit-il en baisant la main de la
-courtisane.
-</p>
-
-<p>
-Elle se leva.
-</p>
-
-<p>
-«À ce soir, dit-elle. Le lansquenet sera très-animé. Nous aurons des
-Brésiliens riches comme.... des Brésiliens. Je vous les recommande. M.
-de Vaumal sera là.»
-</p>
-
-<p>
-S'arrêtant:
-</p>
-
-<p>
-«Et comme homme, ne m'amènerez-vous personne?»
-</p>
-
-<p>
-Lionel cherchant:
-</p>
-
-<p>
-«Si! je tâcherai de vous amener le beau-frère de ma sœur, un jeune
-homme à former.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et vous n'y pensiez pas! Vous voyez bien que vous me négligez.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est naïf, candide, sentimental.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous ne connaissez plus que des gens comme cela. Je ne désespère pas
-de vous voir entrer à la Chartreuse. Ce jeune bipède a-t-il au moins
-des plumes?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Albert sera plus riche que M. Daubré, car il héritera d'une tante
-allemande qui l'a élevé et qui raffole de lui.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! avec nous, les espérances.... Il nous faut du comptant, espèces
-sonnantes et ayant cours: Combien a-t-il à dépenser par an?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Soixante mille.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il a de quoi vivre, voilà tout. Est-il rangé?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est une demoiselle.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;On connaît cela: une eau dormante, des passions qui couvent sous la
-cendre. Est-il joli garçon?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Joli comme une jolie femme: des yeux tendres et pensifs et le
-sourire d'un enfant qui rêve; une barbe et des cheveux châtains.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Amenez-le-moi donc; c'est une trouvaille, ce garçon-là. Il amusera,
-ou peut-être fera-t-il des passions. À propos, que devient Maxime?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Maxime est amoureux de ma sœur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment! vous êtes au cœur de la place et vous tolérez cela? Maxime
-amoureux en dehors de notre monde est un homme perdu pour nous.
-J'aimerais autant apprendre qu'il se marie. Vous savez bien que je tiens
-à Maxime. Il a de l'esprit, de l'entrain, il est beau joueur, il amuse
-enfin. Comment n'y avez-vous pas songé? Vous voyez bien que vous
-oubliez tout à fait mes intérêts, qui cependant sont un peu les
-vôtres. Adieu! rappelez-vous toutes mes instructions; ce soir, je
-compte sur vous pour un éreintement complet de la Beausire. Je rédige
-un petit bout d'article bien pimenté, que j'espère faire passer dans
-un petit journal. Il faut qu'avant l'hiver prochain elle ait quitté la
-place.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Soyez tranquille, ma belle Lucrèce, nous écraserons votre ou plutôt
-notre rivale; car je ne saurais souffrir qu'on eût la prétention
-d'éclipser mon étoile.»
-</p>
-
-<p>
-Au moment de sortir, Lucrèce se retourna.
-</p>
-
-<p>
-«Sachez donc aussi à qui appartiennent les beaux yeux noirs que j'ai
-vus tout à l'heure. La blonde parlait à la brune: elles doivent se
-connaître.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je tâcherai.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;À propos, ajouta la courtisane, votre affaire avec Pinsard est-elle
-en règle?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pas encore.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ne vous en occupez pas, je chargerai mon homme d'affaires de
-terminer cela.»
-</p>
-
-<p>
-Après le départ de Mme de Courcy, Lionel descendit chez sa sœur, et
-là il apprit la visite de Madeleine Bordier.
-</p>
-
-<p>
-«C'est elle que Lucrèce a rencontrée, pensa-t-il. Le sort en est
-jeté: l'occasion est trop belle, je serai amoureux de cette fille-là.
-</p>
-
-<p>
-Et il engagea fortement Mme Daubré à aller le soir même chez Mme
-Borel retenir Madeleine comme institutrice de sa fille.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="IX">IX</a></h4>
-
-<p>
-Madeleine rentra chez elle, non pas complètement heureuse, mais sûre
-du moins de pouvoir gagner honorablement sa vie.
-</p>
-
-<p>
-Cependant, à la pensée de quitter cette famille au milieu de laquelle
-s'était écoulée son enfance, à la pensée surtout de se séparer de
-Mlle Borel, elle sentait chanceler sa résolution et son cœur se serrer
-douloureusement.
-</p>
-
-<p>
-Pour sortir plus vite de cette inquiétude, elle résolut d'aller
-raconter immédiatement à Mlle Bathilde son entrevue avec Mme Daubré.
-</p>
-
-<p>
-Comme elle montait, encore hésitante, dans la chambre de sa mère
-adoptive, elle rencontra Béatrix, qu'elle salua amicalement. Mais
-Béatrix évita de lui rendre son salut.
-</p>
-
-<p>
-Cette froideur lui donna du courage.
-</p>
-
-<p>
-L'absence aussi prolongée de Madeleine avait causé dans la maison un
-véritable scandale. La famille s'était réunie et avait décidé
-qu'elle s'interdirait de faire de nouvelles observations à Mlle Borel;
-mais que Laure et Béatrix s'abstiendraient dorénavant de toute relation
-intime avec Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine trouva Mlle Borel dans son cabinet de travail, compulsant
-divers livres épars sur son pupitre.
-</p>
-
-<p>
-Elle écrivait un ouvrage sur la destinée de la femme dans le passé,
-le présent et l'avenir. Elle croyait le moment venu de revendiquer pour
-les femmes la liberté qui est reconnue aujourd'hui, par tout esprit
-logique et avancé, comme la base légitime et nécessaire des
-sociétés. Dans l'après-midi, elle avait demandé plusieurs fois
-Madeleine, qui l'aidait ordinairement dans ses recherches, et elle
-s'étonnait aussi de ne pas la voir rentrer.
-</p>
-
-<p>
-Elle accueillit Madeleine avec cet air de gravité affectueuse qui lui
-était habituel.
-</p>
-
-<p>
-«D'où venez-vous donc, mon enfant?» lui demanda-t-elle, non pas d'un
-ton inquisiteur, mais avec l'accent d'une curiosité tout amicale.
-</p>
-
-<p>
-Mlle Borel avait un esprit si sérieux, une âme tellement inaccessible
-aux petits intérêts et aux préoccupations mesquines, elle avait des
-principes si austères, en un mot, elle planait dans des sphères si
-vastes et si hautes que, malgré sa bonté, Madeleine avait toujours eu
-pour elle un respect poussé jusqu'à la crainte.
-</p>
-
-<p>
-En outre, Mlle Borel, dans ses affections, n'était nullement
-démonstrative. Comme elle les témoignait par des actes, il lui
-semblait superflu de les exprimer par des caresses. Sa fille adoptive ne
-se rappelait point qu'elle l'eût jamais embrassée.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine lui raconta donc avec quelque timidité sa visite à Mme
-Daubré.
-</p>
-
-<p>
-«Vous m'avez donné, ajouta-t-elle, une éducation et une force morale
-que j'étais impatiente d'employer. L'oisiveté, l'inutilité de ma vie
-m'étaient devenues insupportables.
-</p>
-
-<p>
-«Comme vous le disiez encore hier au soir: «Il n'y a pas de dignité
-ni de liberté possibles sans l'indépendance matérielle.» Je le sais,
-mademoiselle, vous n'êtes pas généreuse à demi. Jamais vous ne
-m'avez fait sentir le poids du bienfait. Pour moi, le plus grand bonheur
-eût été de passer ma vie à vos côtés. Une telle dépendance m'eût
-relevée à mes yeux, au lieu de m'humilier; mais il me semble que,
-depuis quelque temps, Laure et Béatrix ne m'aiment plus et supportent
-impatiemment ma présence. D'un autre côté, je voudrais arriver à
-soutenir ma mère et épargner ce soin à mes sœurs qui gagnent à
-peine de quoi se nourrir. Ah! dites-moi que vous me pardonnez d'avoir
-pris une semblable résolution sans vous consulter?»
-</p>
-
-<p>
-Elle était tombée aux genoux de Mlle Borel.
-</p>
-
-<p>
-Mlle Bathilde ne répondait pas; mais elle serrait contre son cœur les
-mains de Madeleine. L'héroïsme de cette enfant lui cassait un
-attendrissement qu'elle ne pouvait dominer. Elle pleurait. C'était la
-première fois que Madeleine surprenait une émotion chez ce cœur
-qu'elle croyait impassible, qu'elle aussi avait accusé parfois
-d'insensibilité.
-</p>
-
-<p>
-À la vue de ses larmes, elle se jeta à son cou par un élan
-irrésistible; et, pendant un instant, ces deux nobles âmes se
-confondirent dans une sainte effusion.
-</p>
-
-<p>
-«Oh! mademoiselle, s'écria Madeleine, je suis à vous, je suis votre
-chose, car c'est vous qui m'avez tirée du néant. Si mon départ doit
-vous causer la moindre peine, parlez, je vous obéirai, vous le savez
-bien.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce sont, ma fille, les plus douces larmes que j'aie versées en ma
-vie. Je suis fière d'avoir formé ton cœur. Tu es bien réellement ma
-fille, la fille de mon âme. Mais, tu le sais, mon enfant, les
-affections individuelles ne peuvent m'absorber entièrement. Ma vie et
-ma fortune ne m'appartiennent plus. Je les ai consacrées au triomphe
-d'une idée.
-</p>
-
-<p>
-«Je veux entreprendre une nouvelle croisade, la croisade des femmes
-contre les préjugés qui les oppriment, et contre cette injustice qui
-place la femme pauvre, l'ouvrière, dans cette alternative effroyable:
-l'ignominie ou la misère. Il faut que la femme puisse conquérir la
-liberté par son travail. Il ne s'agit pas encore pour elle, tu le
-conçois, de droits politiques; il faut avant tout la tirer de cet
-esclavage quotidien qui la livre à une révoltante exploitation; et,
-pour atteindre ce but, nous ne devons plus nous borner à des
-protestations stériles. Il faut agir, il faut fonder des institutions
-qui garantissent la femme contre toutes les oppressions: la misère, la
-concurrence masculine, et surtout la corruption. C'est à cette grande
-œuvre, mon enfant, que je me suis vouée. Je veux d'abord publier cet
-ouvrage où j'expose toute ma pensée: la critique et l'organisation.
-Mais avant de le terminer, il faut que je fasse un long voyage pour
-étudier dans les principaux pays d'Europe et d'Amérique la situation
-de l'ouvrière. Or, je ne voudrais pas te faire partager les fatigues et
-peut-être les périls de cette entreprise.
-</p>
-
-<p>
-«J'avais pensé déjà à te placer, avant mon départ, soit dans une
-maison honorable, soit dans un pensionnat. Je n'aperçois donc aucun
-inconvénient à ce que tu entres chez Mme Daubré. Je vois avec
-plaisir, au contraire, que tu sentes le besoin du travail, et que tu te
-formes à la rude expérience de la vie. Car les individus subissent les
-mêmes nécessités que les sociétés. On n'est grand, on n'est fort
-qu'à la condition d'avoir souffert, qu'à la condition d'avoir
-travaillé. Je vais maintenant hâter mon départ. Quand je reviendrai,
-j'aurai besoin de ta jeune activité.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine avait écouté Mlle Borel avec une religieuse admiration.
-</p>
-
-<p>
-«Alors, comme aujourd'hui, mademoiselle, lui dit-elle, je serai fière
-d'être l'humble instrument de votre grande pensée.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Cependant, mon enfant, ajouta Mlle Borel, je ne veux pas te laisser
-dans l'inquiétude relativement à ta famille. J'ai cherché à la tirer
-de la misère en donnant à tes sœurs des professions. J'ai cherché
-aussi à guérir ton père de son malheureux penchant en lui procurant
-de l'ouvrage. Il était trop tard. Puisque ta mère et tes sœurs sont
-encore dans une position si précaire, je te remettrai mille francs pour
-elles, afin que Claudine puisse venir à Paris, afin que Marie et ta
-pauvre mère reçoivent les soins que réclame leur état.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'accepte, mademoiselle, ce dernier bienfait. J'irai leur porter
-cette somme moi-même. En partant demain pour Lyon, je pourrai être de
-retour au commencement de la semaine prochaine. Je ramènerai Claudine.»
-</p>
-
-<p>
-Mlle Borel applaudit à cette pensée affectueuse, et le voyage de
-Madeleine fut décidé.
-</p>
-
-<p>
-Le soir même, Mme Daubré vint chez les Borel.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine fut définitivement engagée comme institutrice de Jeanne.
-</p>
-
-<p>
-Incitée par Maxime, Béatrix s'était réellement éprise de M. de
-Lomas. Aussi, dès qu'elle apprit que Madeleine, dont elle redoutait
-déjà la rivalité, allait justement s'établir chez M. Daubré et se
-trouver en relations intimes et journalières avec M. de Lomas,
-éprouva-t-elle un vif désappointement et un ressentiment même qu'elle
-ne put dissimuler.
-</p>
-
-<p>
-Quand Madeleine et Mlle Borel se furent retirées:
-</p>
-
-<p>
-«Oh! je sais bien, insinua Béatrix à Mme Daubré, pourquoi Mlle
-Bordier tient à entrer chez vous.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pourquoi donc?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;La charité m'ordonne de me taire; et cependant, depuis que M. de
-Lomas vient à la maison, il est assez facile de voir....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment! vous croyez? interrompit Mme Daubré. Soyez tranquille, je
-la surveillerai, et si je m'apercevais de quelque intrigue de ce genre....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! je ne vais pas aussi loin que cela, reprit Béatrix d'un ton
-jésuitique, et je craindrais vraiment de vous avoir donné une mauvaise
-opinion de Madeleine, qui est une très-bonne fille.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est égal, j'y veillerai, dans son intérêt comme dans celui de mon
-frère. Je vous remercie d'avoir appelé mon attention sur ce
-danger-là.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Certainement, reprit Mme Borel, Madeleine est une charmante fille
-que nous aimons beaucoup; et c'est pourquoi je vous engage à veiller sur
-elle un peu plus que ne l'a fait Bathilde jusqu'à présent. Je ne la
-crois pas légère, mais elle est jolie, et elle a peu de piété. Elle
-serait donc plus exposée qu'une autre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! par exemple, reprit Béatrix, je ne sais trop si elle supportera
-aisément les observations et pourra se soumettre aux exigences de sa
-position nouvelle.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je suis moi-même si facile à vivre; et j'ai si peu d'exigences
-vis-à-vis de mes domestiques,» dit en minaudant Mme Daubré, qui
-déjà assimilait Madeleine à sa femme de chambre.
-</p>
-
-<p>
-Béatrix s'abstint de rien ajouter à ces dernières paroles, car elle
-savait bien que Madeleine, ne resterait pas longtemps dans une maison
-où elle serait traitée à l'égale d'une domestique.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="X">X</a></h4>
-
-<p>
-Le lendemain soir, à huit heures, Madeleine partait pour Lyon. Il y
-avait affluence de voyageurs. Comme elle n'avait pas trouvé de place
-dans le compartiment réservé aux dames, elle cherchait un wagon qui
-lui offrit à peu près la même sécurité, quand elle s'entendit
-appeler par une voix qui la fit tressaillir.
-</p>
-
-<p>
-«Eh! mais, c'est bien vous, Madeleine, je ne me trompe pas.»
-</p>
-
-<p>
-C'était Maxime, qui, un sac de voyage à la main, se disposait à
-monter dans le même compartiment.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine, bouleversée de cette rencontre inattendue, restait immobile,
-indécise, quand un employé vint la presser de monter. Elle entra dans
-le wagon, et Maxime la suivit.
-</p>
-
-<p>
-Maxime, sorti depuis la veille, ne connaissait ni le changement de
-situation de Madeleine, ni son projet de voyage à Lyon.
-</p>
-
-<p>
-Naturellement Madeleine ignorait aussi le départ de Maxime.
-</p>
-
-<p>
-En quelques mots elle lui apprit ses nouvelles fonctions d'institutrice.
-</p>
-
-<p>
-«Comment! vous nous quittez! dit Maxime avec une tristesse réelle. Ah!
-c'est bien mal d'avoir pensé que vous étiez de trop parmi nous. Moi
-qui croyais que vous aviez du cœur et que vous nous aimiez! Je gage que
-cette belle idée vient de la tante Bathilde avec ses fameuses théories
-de dignité, d'indépendance, de travail. Ma tante est un pur esprit, un
-esprit systématique qui peut avoir sa grandeur, mais qui n'est pas
-divertissant du tout. Comment, vous qui êtes artiste, c'est-à-dire un
-être vibrant, tout nerfs et tout cœur, vous êtes-vous laissé
-séduire par ces doctrines arides et desséchantes?»
-</p>
-
-<p>
-Quoique fort émue de ces affectueux reproches, Madeleine sut néanmoins
-conserver un air calme.
-</p>
-
-<p>
-«Pourquoi, répondit-elle avec un triste sourire, jugez-vous aussi
-légèrement des idées que vous n'avez jamais cherché à comprendre?
-C'est là un travers tout français qu'il m'est toujours très-pénible
-de rencontrer chez mes amis.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Allons! c'est décidément une petite quakeresse, pensa Maxime. Quel
-dommage, avec ces yeux-là!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! reprit-il, puisque vous attaquez mes travers, permettez-moi
-aussi, chère petite sœur, de me moquer un peu des vôtres. Une
-personne faite comme vous ne devrait songer qu'à plaire, et laisser aux
-femmes vieilles et laides les prétentions à la littérature et à la
-philosophie transcendante. Voyez-vous, nous ne pouvons souffrir les
-femmes qui veulent empiéter sur notre domaine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais alors, monsieur Maxime, soyez assez bon pour tracer une ligne
-de démarcation bien nette autour de vos terres, afin qu'il ne nous prenne
-point la fantaisie d'y aller braconner. Je croyais que la puissante
-jeunesse française, la jeunesse masculine, n'avait aujourd'hui d'autre
-domaine que le sport et le jockey-club. Quant à la philosophie
-transcendante, quant à la poésie, elle ne s'en soucie guère. Faut-il
-donc nous en vouloir si nous osons défricher quelques pauvres petits
-coins de ce domaine abandonné par son seigneur?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;À tort ou à raison, de tout temps nous nous sommes adjugé le
-monopole des travaux de l'intelligence.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est cela! vous vous êtes dit par exemple: «Moi homme, je suis le
-roi de la création; à ce titre, je me réserve le domaine le plus
-élevé, le plus noble, celui de la pensée. Si la femme, cet être
-inférieur que j'ai longtemps dominé par la seule force physique, veut
-empiéter sur mes attributions, veut développer son intelligence,
-exercer ses facultés, qui ont bien, il est vrai, quelque rapport avec
-les miennes, si surtout elle veut se soustraire à sa destinée qui est
-de me servir et de m'amuser, je la couvrirai de ridicule, je
-l'accablerai de mon mépris; et, pour la réduire à l'obéissance, je
-lui dirai ces mots sans réplique: «Dès lors vous cessez de me
-plaire.» Mais si aujourd'hui la femme, plus dégagée de ces préjugés
-antiques, faisait à son tour ce petit raisonnement et disait: «Je suis
-la reine de la création, et à ce titre, j'ai droit de faire ce que bon
-me semble. J'ai des facultés que je sens puissantes et que je veux
-développer. Quelles que soient les prétentions du sexe fort, je ferai
-de la poésie parce que je suis poëte, de la peinture parce que je suis
-peintre, de la philosophie parce que je suis philosophe. Et si l'homme,
-cet être orgueilleux et brutal, que j'ai si longtemps dominé par la
-seule force de ma beauté, le trouve mauvais, je lui dirai ces mots sans
-réplique: «Dorénavant vous cessez de me plaire.» Si un beau jour
-toutes les femmes raisonnaient de la sorte, je serais curieuse de savoir
-qui le premier se rendrait, du roi ou de la reine.»
-</p>
-
-<p>
-Pendant que Madeleine parlait ainsi, son visage avait pris une
-expression que Maxime ne lui connaissait pas. Ses yeux pétillaient
-d'une douce malice, et sur sa bouche se dessinait un sourire fin et
-moqueur qui faisait paraître ses lèvres plus rouges et ses dents plus
-éclatantes.
-</p>
-
-<p>
-«Ah! je suis bien obligé de le confesser, s'écria Maxime, ce serait
-le roi!»
-</p>
-
-<p>
-Mais il répondit avec un regard et un ton de galanterie qui déplurent
-à Madeleine. Elle conçut quelque inquiétude et voulut savoir les
-causes du départ de Maxime.
-</p>
-
-<p>
-«Aujourd'hui à dîner, lui dit-elle, Mme Borel exprimait sa surprise
-de ne vous avoir pas vu depuis hier. Le domestique interrogé a répondu
-que vous n'étiez pas rentré cette nuit. Vous vous êtes donc décidé
-bien promptement à partir? En avez-vous du moins prévenu votre mère?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je lui ai écrit que j'allais passer quelques jours chez un de mes
-amis; mais j'ai intérêt à cacher ce voyage, à mes parents surtout.
-Je vous prierai donc de n'en parler à personne, pas même à Mme
-Daubré.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comme vous devenez mystérieux! Alors, il ne s'agit pas d'un
-pèlerinage à Notre-Dame de Fourvières?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pas précisément. Vous êtes intriguée, n'est-ce pas? dit Maxime qui
-devina l'appréhension de Madeleine. Je vais vous confier mon secret
-afin que vous en compreniez l'importance et ne me trahissiez pas. Il
-s'agit d'une affaire d'argent.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Encore! Il y a trois ans vous avez déjà causé tant d'inquiétude à
-M. Borel!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voyons, soyez raisonnable: est-ce une modique pension de trente
-mille francs qui peut me permettre de vivre à Paris?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Trente mille francs! Mais il me semble que c'est beaucoup d'argent.
-Pour tant de malheureux ce capital serait la richesse.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est possible; mais moi je ne puis vivre à bon marché. Il y a
-telles dépenses que vous ne soupçonnez pas et qui sont considérables.
-Mon écurie seule me coûte ces trente mille francs. Enfin, ce que mon
-père ignore, c'est que j'ai un train de maison à soutenir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Un train de maison! s'écria Madeleine qui allait de surprise en
-surprise.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce n'est pas que je sois précisément marié. Vous qui êtes une
-femme forte, vous devez me comprendre.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine eut froid entre les épaules.
-</p>
-
-<p>
-«Eh bien! ma maison me coûte environ 80 000 francs par an. Maintenant,
-il y a mes dépenses personnelles. Vous voyez que je suis un homme
-d'ordre et que je tiens régulièrement mes comptes. Or, depuis trois
-ans que mon père m'a mis à la portion congrue de 30 000 francs, j'ai
-emprunté 280 000 francs, avec lesquels j'ai pu vivre à force
-d'économies. Mais, comme je les ai empruntés à des usuriers, je dois
-près de 450 000 francs. Il y a des lettres de change protestées et
-prise de corps. J'ai à mes trousses un certain Renardet qui a, je
-crois, une vengeance particulière à exercer; car il me poursuit avec
-une âpreté qui ne me laisse ni repos ni trêve. Je vais à Lyon, où
-ma famille est connue et où j'espère trouver ces 450 000 francs à des
-conditions plus douces, car il faut absolument que je me tire de là.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pauvre monsieur Maxime! fit Madeleine avec une réelle pitié. Vous
-êtes bien malheureux de vous créer ainsi des besoins factices que vous
-ne pouvez satisfaire qu'au prix de mille tracas. Et songez-vous au
-mécontentement de votre père et de votre mère?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'y pense sans doute; mais ils se conduisent à mon égard avec tant
-de lésinerie! Mon père a 400 000 francs de rentes, je le sais
-pertinemment, et il me laisse végéter dans une misère relative, on ne
-peut plus humiliante.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;N'est-ce pas pour vous qu'il conserve cette fortune?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais si je ne profite pas de cette fortune pendant ma jeunesse, quel
-besoin en aurai-je lorsque je serai vieux, cacochyme, édenté, perclus
-de rhumatismes, racorni au moral comme au physique?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce sont là des lieux communs que vous vous plaisez à répéter,
-parce qu'ils flattent vos passions.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est possible. Mais j'ai pris à Paris une position que je ne puis
-abandonner. C'est presque une question d'honneur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! ne vous trompez-vous pas sur les mots? Dites plutôt de vanité.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je le veux bien. Mais la vanité, n'est-elle pas le plus impérieux de
-nos mobiles? N'est-ce pas la vanité qui, vous aussi, vous pousse à
-écrire?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, c'est autre chose.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;L'amour de l'art? Et moi ne pourrais-je dire également: C'est
-l'amour de l'art? Car l'amour du luxe n'est pas autre chose. Mais je suis
-plus sincère; Oui, c'est la vanité. Une fois lancé dans un certain monde
-où l'on a obtenu des succès, on ne peut pas plus renoncer à ces
-satisfactions, qu'un poëte parvenu à la célébrité ne peut renoncer
-aux émotions de la gloire.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;On le peut; il s'agit seulement de le vouloir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je forme de bonnes résolutions, je vous assure.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Permettez-moi de vous donner un conseil, dit Madeleine avec une
-onction partie du cœur. Vous le savez, nous nous sommes toujours
-traités comme frère et sœur. Vous avez bientôt vingt-huit ans, vous
-n'êtes donc plus un enfant. Renoncez à ces jouissances puériles,
-malsaines, indignes d'un esprit qui pourrait aspirer à des
-satisfactions d'un ordre plus élevé. Vous allez au gouffre, et
-peut-être y entraînerez-vous des êtres que vous devez chérir. Enfin,
-dans cette oisiveté ruineuse, vous laissez s'étioler votre
-intelligence.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il faut travailler, n'est-ce pas? interrompit gaiement Maxime. Je
-connais cette guitare. Je crois entendre la tante Bathilde. De grâce,
-Madeleine, ne prêchez pas. Cela me gâte le plaisir très-vif et
-très-réel que j'éprouve à vous avoir pour compagne de voyage. Pas
-plus que la tante Borel et Notre-Dame de Fourvières, vous ne réussirez
-à me convertir. Je suis un endurci. Écoutez, ma chère petite
-Madeleine, ajouta-t-il en lui prenant la main avec affection; savez-vous
-ce que je pense en ce moment?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non.»
-</p>
-
-<p>
-Ils n'étaient plus que trois dans le compartiment. Mais le troisième
-voyageur était tellement enveloppé de manteaux, de foulards et de
-couvertures, qu'on ne pouvait même distinguer à quel sexe il
-appartenait. Enfin il semblait si profondément endormi que Maxime et
-Madeleine parlaient avec autant de liberté que s'ils eussent été
-seuls.
-</p>
-
-<p>
-«Eh bien! je pense que vous êtes charmante, dit Maxime, plus charmante
-que je ne m'en serais douté. Je vous voyais trop facilement pour vous
-apprécier à votre valeur. Je vous croyais un peu sèche et pédante,
-comme la tante Bathilde, tandis que vous me paraissez au contraire
-simple et bonne enfant. Peut-être aussi cette rencontre, ce
-demi-mystère sont-ils pour quelque chose dans l'impression que
-j'éprouve. Plusieurs fois déjà, depuis que nous causons, je me suis
-senti le cœur vraiment touché.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine retira doucement sa main qui frémissait dans celle de Maxime.
-Elle appuya sa tête dans l'angle de la voiture, et, pour dominer
-l'émotion qui l'envahissait, elle ferma les yeux.
-</p>
-
-<p>
-«Ne vous fâchez pas, Madeleine, laissez-moi achever. Jamais peut-être
-nous ne nous retrouverons ainsi. Eh bien! je pense que pour un cœur
-jeune et honnête, le bonheur suprême serait d'être aimée de vous.
-Pour mon châtiment, je vous le confesserai: tout à l'heure l'occasion
-se présentait si favorable; j'ai songé un instant à vous faire la
-cour. Nous sommes si pervers! Mais depuis j'ai réfléchi. Maintenant je
-crois qu'un homme ne pourrait pas vous aimer à demi, et que si l'on
-était aimé de vous, il faudrait vous consacrer sa vie. Eh bien! même
-avec un tel bonheur en perspective, il me serait impossible de renoncer
-à mes habitudes de dissipation. Je suis déjà la proie du gouffre; ma
-vie ne m'appartient plus; elle appartient à mon tyran, le monde,
-c'est-à-dire le cercle, le sport et les courtisanes. Je ne pourrais
-plus vous aimer comme vous le méritez. Je vous ferais souffrir sans
-être heureux moi-même. Alors je me suis dit: «Je serai honnête une
-fois en ma vie, je ne troublerai pas cette candeur.» Et cependant,
-croyez-le, Madeleine, je fais un sacrifice, un sacrifice dont je me
-croyais incapable, et je vous remercie, ma charmante petite sœur, de me
-l'avoir inspiré.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine, les yeux toujours fermés, les lèvres émues, ne répondit
-pas.
-</p>
-
-<p>
-«Eh bien!» reprit Maxime en posant sa main sur celle de la jeune
-fille.
-</p>
-
-<p>
-À ce contact elle éprouva comme un frémissement électrique.
-</p>
-
-<p>
-«Je.... je.... vous disiez.... Je crois que je rêvais! s'écria-t-elle
-avec un rire nerveux. Oui, je m'endormais.»
-</p>
-
-<p>
-Et elle retomba, presque défaillante, dans l'angle de la voiture.
-</p>
-
-<p>
-«Ah çà! pensa Maxime piqué au vif, serait-elle coquette! C'est un
-peu fort! S'endormir au milieu d'une déclaration si respectueuse!
-Ah!... elle s'endormait!...» répétait-il profondément blessé dans
-son amour-propre.
-</p>
-
-<p>
-Maintenant il attachait sur Madeleine un regard de dépit et de
-convoitise. Il mordillait sa moustache et souriait avec une expression
-sarcastique.
-</p>
-
-<p>
-«Où sommes-nous donc? fit Madeleine, qui, cherchant à lutter contre
-son émotion, se pencha à la portière.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est décidément une coquette, pensa de nouveau Maxime. Et je ne
-m'en étais pas aperçu! Ah çà! serais-je sérieusement amoureux?
-Soyez donc vertueux avec les femmes! La meilleure.... Comme elle évite
-de me regarder! Elle s'amuse à me faire poser. Je me sens ridicule.
-Mais nous allons voir tout à l'heure.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Dites-moi, Madeleine, avez-vous déjà écrit des vers sur l'amour?
-C'est là le thème éternel de toute poésie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui. Pourquoi?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Parce qu'il doit être assez curieux de voir comment une jeune fille
-de vingt ans, qui est censée ignorer ce sentiment, peut en parler en
-vers. Voyons, traitez-moi en camarade et récitez-m'en quelques-uns. Je
-ne supporte pas la poésie, mais la vôtre m'intéressera. Faites-moi la
-charité d'une petite strophe.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non! répondit gravement Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Remarquez bien que dans ce moment-ci nous parlons raison et faisons
-une étude psychologique. Voilà encore un de ces mots barbares dont
-abuse la tante Borel, et qui doivent vous êtes familiers. Je voudrais
-savoir comment aime une jeune fille pour la première fois. C'est un
-véritable service que je vous demande, car un homme ne peut être
-certain de la justesse de ses propres études, attendu qu'il n'est
-jamais sûr d'être le premier. Voilà pourquoi sans doute nous
-préférons à ces prétendues ingénues des femmes qui ont du moins le
-courage du vice et le mérite de la sincérité. Vous comprenez: être
-le trentième ou le troisième, il n'y a pas une si grande différence
-que l'on croit.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je désire que nous changions de conversation, dit Madeleine
-offusquée du ton léger que prenait Maxime.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;De quoi voulez-vous donc que parlent un homme et une femme qui n'ont
-pas soixante ans, si ce n'est d'amour?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Restons sur votre <i>domaine</i> et parlons philosophie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je préfère la littérature qui fait aussi partie de nos possessions.
-Or, la littérature de nos jours ne pivote-t-elle pas uniquement sur
-l'amour?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Soit! je vous laisse parler, fit Madeleine avec quelque sévérité.
-J'ai sommeil, et, si vous le permettez, je vais dormir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Dormons donc,» repartit ironiquement Maxime;
-</p>
-
-<p>
-Et il se rejeta dans un coin de la voiture. Il pensait qu'en affectant
-l'indifférence, il l'amènerait à renouer elle-même la conversation.
-</p>
-
-<p>
-«Ah! quel supplice!» se disait Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-Elle se sentait faiblir sous le choc d'émotions aussi diverses et aussi
-prolongées.
-</p>
-
-<p>
-Maxime, de temps à autre, entrouvrait les paupières et regardait
-Madeleine. Madeleine aussi l'observait à la dérobée.
-</p>
-
-<p>
-Maxime passait pour joli garçon. Il n'avait cependant ni cette
-régularité ni ce poli qui constituent ordinairement la beauté. Sa
-figure même n'offrait pas de caractère bien accusé. Elle séduisait
-plutôt par une expression à la fois mobile et passionnée.
-</p>
-
-<p>
-Ses yeux gris-bleu prenaient au soleil des reflets verdâtres, et
-paraissaient noirs aux lumières. Quand un sentiment violent les
-animait, ils projetaient un éclat puissant, et la colère les faisait
-étinceler comme l'acier. Ce regard lumineux, plein d'acuité, aux tons
-changeants, révélait sa nature véhémente et par-dessus tout
-fantaisiste, s'abandonnant à tous ses caprices et poussant le caprice
-jusqu'à la passion.
-</p>
-
-<p>
-Sa bouche au sourire sceptique, son nez trop grand, sa peau très-brune
-et pourtant d'un grain délicat, ses cheveux noirs, fins et soyeux; son
-geste ample, élégant; des mains de femme, nerveuses et molles, tout
-cet ensemble séduisait le physionomiste, qui découvrait en lui une de
-ces organisations pleines de contrastes et de spontanéité: un
-caractère généreux, mais sans énergie; une intelligence vive, sans
-profondeur; des goûts artistiques, un certain idéal, mais des
-penchants voluptueux qui rendent peu susceptibles d'une grande
-élévation dans l'amour; en un mot c'était une nature mixte qui tenait
-à la fois de la femme et du lion.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine était fort pâle, et ses paupières entourées d'ombre
-donnaient à sa tête penchée en arrière une expression si singulière
-de volupté et de douleur, que Maxime se sentait en réalité plus ému
-qu'il ne se l'avouait à lui-même.
-</p>
-
-<p>
-«Il n'y a qu'une coquette endiablée, se disait-il, qui ait pu trouver
-une attitude aussi provocante.»
-</p>
-
-<p>
-Et cependant les lèvres contractées de Madeleine trahissaient tant de
-tristesse, il y avait tant de pureté sur ce front et dans les contours
-de ce visage, que Maxime restait incertain.
-</p>
-
-<p>
-«Ah bien oui! reprenait-il, de la pureté chez une femme qui lit les
-philosophes, qui écrit des poëmes, des romans peut-être! Est-ce que
-cette petite fille réussirait à m'en imposer avec ses airs de madone
-endormie?»
-</p>
-
-<p>
-La fièvre l'empoignait, l'incertitude même aiguisait son caprice.
-</p>
-
-<p>
-«Ah çà, Madeleine, s'écria-t-il tout à coup d'une voix émue et
-vibrante qui fit tressaillir la jeune fille, j'ai été franc tout à
-l'heure, je le serai jusqu'au bout. Eh bien! maintenant je crois que
-vous vous moquez de moi. Depuis bientôt huit heures que nous sommes en
-tête à tête, vous m'avez fait passer par toutes les émotions
-possibles, depuis la chaste tendresse de l'amitié jusqu'à l'amour le
-plus véhément. À présent, je suis amoureux de vous, mais amoureux
-jusqu'à la folie. Que vous disais-je tout à l'heure? Je n'en sais plus
-rien. Je cherchais à m'abuser sur le sentiment violent que vous
-m'inspirez. Je le sens, je vous aime, non pas d'aujourd'hui, mais depuis
-longtemps. Depuis longtemps votre regard m'attirait. Je résistais à
-cet attrait qui me semblait une impiété, parce que je vous avais
-connue toute petite, et qu'on m'avait habitué à vous traiter en sœur.
-Mais aujourd'hui, aujourd'hui que je vais vous perdre, mon cœur se
-déchire, et je sens combien je vous aimais. Que disais-je donc tout à
-l'heure? Ah! je m'en souviens: je disais que je ne pourrais sacrifier le
-monde à votre amour. Madeleine, ce n'est plus le monde que je veux vous
-sacrifier, c'est ma vie entière. Dites, ordonnez. Que faut-il faire
-pour vous plaire, pour vous obtenir? Pourquoi cet air si grave et cet
-effroi que je lis dans vos yeux, ma belle Madeleine? Mon amour vous fait
-peur? Oh! pardonnez, je vous en supplie, à l'explosion d'une passion
-trop longtemps contenue. Si vous repoussiez mon affection, je crois que
-j'en deviendrais fou.»
-</p>
-
-<p>
-Maxime avait joué son rôle en comédien convaincu. Sa voix réellement
-attendrie, son regard passionné pouvaient persuader à Madeleine qu'il
-ressentait réellement ce qu'il disait. Bien qu'elle n'eût aucune
-expérience dans les choses du cœur, son instinct de femme
-l'avertissait cependant que cet amour si brusque n'était pas tout à
-fait sincère. Il lui semblait qu'un homme vraiment épris eût mieux su
-dominer un entraînement qu'il ne savait point être partagé. Mais,
-dans le premier moment, elle fut tellement bouleversée par cette
-violence d'expressions qu'elle ne songea pas à retirer ses mains que
-Maxime couvrait de baisers.
-</p>
-
-<p>
-«Oh! dites, m'aimez-vous? Pourrez-vous m'aimer? suppliait-il.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Laissez-moi, laissez-moi!» s'écria-t-elle enfin. Elle éclata en
-sanglots.
-</p>
-
-<p>
-Et puis, relevant bientôt son visage digne et attristé:
-</p>
-
-<p>
-«Vous oubliez, monsieur Maxime, dit-elle, que je suis une pauvre fille,
-et qu'à ce titre du moins j'ai droit à votre respect.»
-</p>
-
-<p>
-On arrivait à Mâcon. Le jour commençait à paraître.
-</p>
-
-<p>
-«Dix minutes d'arrêt,» cria l'employé.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine mit son chapeau, rejoignit ses effets, et se disposait à
-quitter le wagon.
-</p>
-
-<p>
-Maxime était bon. Il aimait réellement cette jeune fille, et il
-éprouvait un vif regret de l'avoir offensée.
-</p>
-
-<p>
-«Restez, je vous en prie, Madeleine, c'est moi qui descendrai.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine ne l'écoutait pas.
-</p>
-
-<p>
-«Du moins, avant de me quitter, dites-moi que vous me pardonnez, et
-adressez-moi un adieu fraternel.»
-</p>
-
-<p>
-Il lui saisit la main. Madeleine répondit à son étreinte; mais elle
-descendit sans lui adresser une parole ni un regard.
-</p>
-
-<p>
-En la voyant toute chancelante, le visage encore humide de pleurs,
-Maxime sentit aussi les larmes lui monter aux yeux.
-</p>
-
-<p>
-«Je suis un lâche, se disait-il; comment avais-je pu supposer que
-cette brave fille s'occupait d'un libertin comme moi?
-</p>
-
-<p>
-Le voyageur si bien emmailloté; qui jusqu'alors s'était tenu immobile
-dans son coin, se remua. Il fit tomber le foulard qui lui cachait
-entièrement le visage, et Maxime, découvrant ses traits, demeura comme
-frappé de stupeur.
-</p>
-
-<p>
-Cet homme, c'était Renardet, celui-là même qu'il fuyait.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XI">XI</a></h4>
-
-<p>
-M. Renardet était un petit homme maigre qui tenait à la fois du renard
-et de la fouine. Son nez long et pointu, ses lèvres minces et
-rentrantes, ses cheveux d'un ton fauve, ses doigts crochus, ses yeux,
-petits et couverts, dont la prunelle pâle et avide se fixait parfois
-avec une acuité terrifiante, l'eussent fait prendre pour un usurier ou
-un limier de police. Il n'était pourtant ni l'un ni l'autre, bien qu'il
-tînt de tous les deux. M. Renardet était simplement agent d'affaires,
-rue Richer, 53.
-</p>
-
-<p>
-Agent d'affaires! Quelles affaires? Toutes les affaires possibles et
-impossibles, difficiles et véreuses. De la finesse poussée jusqu'à
-l'astuce; une persistance opiniâtre; une activité incessante; un
-manque absolu de conscience ou de sentiments généreux, telles étaient
-les qualités qui faisaient de M. Renardet un précieux serviteur du
-vice, un fripon accompli.
-</p>
-
-<p>
-Maxime à sa vue était devenu pâle. Évidemment ce n'était point le
-hasard qui avait conduit Renardet dans le même compartiment; et un
-pareil homme n'avait pas dû s'endormir. Il avait donc entendu toute sa
-conversation avec Madeleine, il savait maintenant que son père était
-fort riche et ne le laisserait pas en prison.
-</p>
-
-<p>
-«Je suis pincé, se dit Maxime, il faut prendre mon parti en brave.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! monsieur Renardet, je vous félicite, vous avez
-admirablement tendu vos filets. Nous venons de traverser la dernière
-station. Vous avez sans doute vos gardes du commerce dans le compartiment
-voisin, ou ils m'attendent à la gare; je suis donc un homme coffré, et à
-Lyon encore, où mon incarcération fera scandale. Ma foi! vous êtes
-artiste, et, quoique victime de votre talent, je suis forcé de
-reconnaître que voilà un coup de génie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh! eh! fit le Renardet avec un rire sec qui découvrait de petites
-dents aiguës et espacées comme celles d'un limier. N'est-ce pas, c'est
-adroit?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne me répète pas, monsieur Renardet, repartit Maxime avec un ton
-méprisant; je vous ai offert mes compliments une fois, c'est assez.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vois, monsieur Borel, que vous me jugez mal. Je suis moins
-terrible que vous ne le pensez. Quoique je sois depuis longtemps dans les
-affaires, on a des entrailles. Tenez, vous me croirez si vous voulez,
-mais j'ai de la sympathie pour les mauvais sujets et les beaux garçons
-comme vous. Attrait de contraste sans doute. Hi! hi! hi! (Il tira sa
-tabatière et offrit une prise à Maxime qui refusa.) Eh bien! ce que je
-suis venu faire, ce n'est point vous coffrer, mais vous proposer un
-traité de paix.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Un traité de paix! fit Maxime qui observait Renardet avec défiance.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Cela vous surprend, n'est-ce pas? Vous allez ce matin de surprise en
-surprise; car tout à l'heure cette petite femme, elle aussi, vous a
-bien étonné. Pauvre, et vous résister! Savez-vous que, si j'avais
-vingt-cinq ans de moins, je m'intéresserais à cette vertu
-phénoménale. Il serait peu à souhaiter toutefois qu'il y en eût
-beaucoup ainsi.
-</p>
-
-<p>
-«Qu'est-ce qui fait aller les affaires? c'est le vice. Supprimez le
-vice, supprimez les jolies petites femmes qui l'entretiennent, et voilà
-une foule d'industries ruinées, complètement ruinées. Sans doute, il
-en faut quelques-uns de ces petits dragons de vertu pour mieux nous
-faire sentir le prix du vice et nous apprendre aussi que la vertu n'est
-pas un vain mot. Mais il n'en faudrait pas beaucoup, sapristi! ou
-Renardet n'aurait plus qu'à fermer boutique. Je suis également agent
-d'affaires dans la spécialité; et j'ai pu faire des études qui, ma
-foi! ne sont pas à l'honneur de la morale. Tenez, dernièrement,
-j'avais été chargé de porter des consolations, c'est-à-dire l'offre
-d'un cœur, d'un mobilier en noyer et de douze cents francs de rente à
-une pauvre ouvrière qui n'avait rien mangé depuis quarante-huit
-heures. Une belle créature! et pas vingt ans. Tout d'abord elle refusa.
-Quand j'ai vu cela, moi, Renardet, j'en avais les larmes aux yeux. J'ai
-su depuis qu'elle avait un amoureux. C'est égal, cette fidélité,
-c'est encore très-beau.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais a-t-elle fini par accepter?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Parbleu! que vouliez-vous qu'elle fît? Sur le théâtre on dirait:
-«Qu'elle mourût.» Vous voyez qu'on sait ses auteurs. Sur le
-théâtre, bon! Mais dans la vie réelle on ne se laisse pas mourir
-comme cela. Elle a fait des façons; heureusement j'ai de l'éloquence.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et quand on jeûne depuis quarante-huit heures, ajouta Maxime, on est
-peu difficile sur les métaphores.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Monsieur Borel, je mets mon éloquence à votre service, si jamais
-vous en aviez besoin.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! ces sortes d'affaires, je les traite moi-même.
-</p>
-
-<p>
-Vous avez tort; soi-même on n'ose pas marchander, tandis qu'un
-tiers....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne marchande jamais.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais enfin, vous les manquez quelquefois vos affaires, témoin cette
-petite femme de tout à l'heure. Ainsi, règle générale....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Monsieur Renardet, le traité, le traité que vous vouliez me proposer
-tout à l'heure! interrompit Maxime avec impatience.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Laissez-moi achever: règle générale, quand une femme résiste à un
-joli garçon qui l'aime et qui lui déclare son amour, il y a une raison
-pour cela. Cette raison, ce n'est pas toujours la vertu, c'est souvent
-l'occupation de la place par un autre amoureux. Ah! on connaît un peu
-son cœur féminin. Ça vous étonne, n'est-ce pas? J'entends rabâcher
-sans cesse: «Le cœur de la femme, quelle énigme!» Savez-vous
-pourquoi on ne conçoit rien à la femme? C'est que, la plupart du
-temps, ceux qui font ces sortes d'études ont un intérêt
-d'amour-propre à ne pas voir clair. Ainsi vous êtes resté convaincu
-que cette demoiselle était parfaitement incorruptible parce que
-vous-même n'aviez pu la corrompre. Cependant, mettez un instant de
-côté votre amour-propre et cherchez bien. N'en aimerait-elle pas un
-autre?»
-</p>
-
-<p>
-Maxime contemplait Renardet avec stupéfaction.
-</p>
-
-<p>
-«Dans son genre, se disait-il, cet être ignoble n'est pas sans quelque
-valeur.»
-</p>
-
-<p>
-Mais, à cette dernière supposition, il sentit le rouge lui monter au
-visage. Si réellement elle avait joué la comédie de la vertu, et s'il
-avait été dupe! Il éprouvait, non pas de la jalousie, mais une vive
-souffrance de vanité. Néanmoins il ne se fut pas abaissé à faire des
-confidences à Renardet.
-</p>
-
-<p>
-«Peu m'importe!» répondit-il froidement.
-</p>
-
-<p>
-Mais Renardet ne fut pas dupe de cette feinte indifférence.
-</p>
-
-<p>
-«Voyons, ajouta-t-il, vous faut-il des renseignements positifs sur la
-jeune personne?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, merci, je ne l'aime pas. Mais laissons cela; mon cœur est
-pourvu pour le moment, trop pourvu, car cela me coûte horriblement cher,
-plus cher même que vous ne le supposez, puisque cela m'oblige à écouter le
-verbiage d'une fouie de gens qui ne m'amusent pas du tout.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Bon! voilà une parole qui lui coûtera deux mille francs,» pensa
-l'agent d'affaires.
-</p>
-
-<p>
-Et son regard devint si aigu que Maxime en eût été effrayé, s'il
-l'eût observé en ce moment.
-</p>
-
-<p>
-«Voyons le traité de paix,» reprit-il avec insistance.
-</p>
-
-<p>
-M. Renardet renouvela l'air de ses poumons ainsi que le tabac dont il se
-bourrait les narines. Il frappa plusieurs coups sur sa tabatière, comme
-si le préambule l'embarrassait, et il commença ainsi:
-</p>
-
-<p>
-«Je serai bref et explicite; vous êtes un homme d'esprit, vous me
-comprendrez. Le sieur Pinsard, qui m'a chargé de vous poursuivre, ne
-m'alloue que cinq mille francs d'honoraires si j'obtiens le payement
-intégral des cent quatre-vingt mille francs que vous lui devez. C'est
-assez maigre, convenez-en, pour toute la peine que vous m'avez déjà
-donnée. Ce Pinsard, vous le connaissez?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Beaucoup trop.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Un usurier de la pire espèce, qui ne se contente pas de gros
-bénéfices, et qui tondrait sur un œuf. Vous êtes de cet avis?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Entièrement. Toutefois, vous vous assimilez à un œuf; je ne saisis
-pas bien l'analogie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est une métaphore pour exprimer ma pauvreté. Quand on est honnête
-et qu'on a du cœur, on reste pauvre. C'est ce qui m'arrive. Eh bien! je
-parie qu'il vous gruge, ce Pinsard, d'une manière révoltante. Combien
-vous a-t-il pris pour ces cent quatre-vingt mille francs?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Soixante mille.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est une indignité; prêter aussi cher avec une presque certitude de
-remboursement! Vous voyez bien! si vous aviez un homme d'affaires, on ne
-vous exploiterait pas ainsi. Moi, par exemple, je vous aurais trouvé
-cette somme à 20 pour 100. Je sais bien que vos parents peuvent vous
-faire interdire; mais c'est là une extrémité à laquelle on ne
-recourt pas souvent, et vos parents vous aiment.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mes parents m'adorent.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je le sais, Pinsard le sait aussi, le coquin. Mais c'est un madré
-compère, malheur à ceux qu'il tient entre ses pinces de vautour!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! voyons! quelles autres griffes me proposez-vous? demanda
-Maxime, qui jeta involontairement un regard sur les mains crochues de
-Renardet.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Là n'est pas encore la question. Faisons d'abord nos conventions
-personnelles. Je veux être coulant avec vous et vous prouver que je ne
-cherche pas à vous exploiter. Voulez-vous m'allouer dix mille francs
-par an, et je ferai toutes vos affaires. D'abord, pour cette somme, je
-mets dedans le Pinsard; je vous préserve des gardes du commerce, qui en
-effet voyagent dans le compartiment voisin; je vous trouve de l'argent
-au vingt pour payer toutes vos dettes. Et par-dessus le marché, avant
-un mois, je vous saurai le nom du mortel heureux que vous préfère
-votre jolie petite cruelle.»
-</p>
-
-<p>
-Entre la prison, ou Renardet pour homme d'affaires, Maxime n'avait pas
-le choix.
-</p>
-
-<p>
-«J'accepte vos conditions, dit-il; mais je ne veux pas d'espionnage
-vis-à-vis de cette jeune fille.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je travaillerai donc pour ma propre satisfaction; car je fais
-quelquefois de l'art pour l'art. Elle demeure....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous ne saurez rien de moi.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! ah! vous êtes chevaleresque. Eh bien! revenons au traité; c'est
-conclu?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Conclu, répondit Maxime.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, mais il faut payer un semestre d'avance.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Dès ce soir, vous viendrez place Bellecour, n° 7, je vous remettrai
-cinq mille francs.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est entendu.»
-</p>
-
-<p>
-En cet instant, le train arrivait à la gare de Perrache. Les deux
-voyageurs se séparèrent.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XII">XII</a></h4>
-
-<p>
-Lyon est la seconde ville de France. Elle a une population
-considérable, de belles rues, des quais spacieux, des édifices
-somptueux, un bois de Boulogne en miniature, une situation admirable au
-confluent de deux grandes rivières. Comme Paris, Lyon s'est annexé ses
-faubourgs qui étaient des villes. Cependant Lyon ne plaît pas aux
-touristes. Que lui manque-t-il donc? Ce qui manque à ces belles femmes
-qu'on admire et qui ne charment pas: la physionomie, le pimpant, le
-coquet, le <i>je ne sais quoi.</i> Lyon ressemble à Londres, par
-l'impression qu'il cause. On y sent l'influence prépondérante et
-desséchante du commerce; et, comme Londres, c'est une ville de
-brouillards.
-</p>
-
-<p>
-Enfin Lyon est à la fois grande ville et province. Le cancan s'y
-colporte comme dans le moindre village, et la corruption lyonnaise n'a
-rien à envier à la corruption parisienne. Mais elle est plus couverte,
-plus hypocrite; elle coûte aussi moins cher, ce qui la rend plus laide.
-Cette corruption s'allie d'ailleurs assez bien avec l'excessive
-bigoterie de la population.
-</p>
-
-<p>
-Lyon possède de nombreuses bibliothèques, des musées remarquables,
-une école des beaux-arts, quelques journalistes de talent, quelques
-poëtes classiques, romantiques, réalistes. À Lyon, la musique est
-représentée par trois mille exécutants ou professeurs vivant de cet
-art; et pourtant l'esprit lyonnais n'est ni artistique, ni littéraire,
-il est essentiellement mercantile.
-</p>
-
-<p>
-Or, l'activité commerciale paralyse nécessairement l'élan de la
-pensée vers l'idéal. Aussi Lyon a-t-il beau prêcher la décentralisation
-littéraire et artistique, Paris sera toujours sans rival. Là
-seulement se produisent ces larges courants électriques que dégage
-l'agglomération des intelligences et qui font jaillir l'inspiration.
-</p>
-
-<p>
-Paris sera toujours aussi la première par ses femmes, qui, elles aussi,
-naissent artistes; car elles possèdent au suprême degré le génie de
-la coquetterie. La coquetterie, c'est l'art de la futile Parisienne,
-c'est sa poésie. Cependant les Lyonnaises ont de l'esprit, de la
-vivacité, de la grâce même, comme toutes les femmes qui veulent
-plaire; mais elles n'ont pas cette sorte de distinction, ni cet entrain
-humoristique, moitié railleur, moitié sentimental, qui sont les plus
-grands charmes de la Parisienne.
-</p>
-
-<p>
-Où Lyon est seulement incomparable, c'est dans la fabrication des
-étoffes de soie façonnée. Toujours son commerce s'est relevé avec
-honneur des crises terribles qui, à diverses époques, l'ont paralysé.
-Malgré les causes graves et nombreuses qui aujourd'hui le menacent de
-ruine, longtemps encore Lyon tiendra le premier rang dans cette
-fabrication, qui est sans contredit l'une des plus intéressantes de
-l'industrie française.
-</p>
-
-<p>
-Jadis le succès de la soierie lyonnaise jeta la plus grande partie de
-la population dans cette industrie, qui occupait toute une armée
-d'ouvriers et surtout d'ouvrières. Là, comme partout ailleurs, les
-hommes ont fait aux femmes une rude concurrence. Il est toutefois
-certaines branches de la fabrication de la soie, réclamant une
-très-grande souplesse de la main, et dans lesquelles les hommes n'ont
-pu encore les supplanter.
-</p>
-
-<p>
-La soie, en effet, ne semble-t-elle pas être le domaine exclusif de la
-femme? Ces métiers si propres, ces belles étoffes si souples et si
-brillantes, lui offrent une occupation aussi attrayante pour les yeux
-que pour la main. Elle y trouve du travail, depuis la feuille de mûrier
-sur laquelle on élève le ver, jusqu'à l'atelier où l'on façonne la
-robe et le chapeau.
-</p>
-
-<p>
-Que de mains occupées sur ce frêle brin de soie! Les femmes du monde
-seraient bien surprises si on leur apprenait quelle variété de
-travaux, que de soins minutieux il a fallu pour leur tisser les plus
-simples robes! Mais où l'homme véritablement excelle et surpasse la
-femme, c'est dans le dessin. Le dessinateur lyonnais est un véritable
-artiste. Dans les autres pays on copie ses modèles. Mais pour le goût,
-l'habileté, l'invention, on ne peut l'égaler.
-</p>
-
-<p>
-La Croix-Rousse, un ancien faubourg maintenant annexé, est
-particulièrement le quartier des canuts.
-</p>
-
-<p>
-Avant d'arriver à Lyon, le touriste se figure cet antique <i>Lugdunum</i>
-avec une figure sombre, austère, tourmentée, et la Croix-Rousse comme
-un faubourg immonde et délabré, aux rues étroites et tortueuses. Il
-existe encore quelques parties du vieux Lyon et de l'ancienne
-Croix-Rousse; mais ces quartiers ont presque entièrement disparu pour
-faire place à des quartiers neufs, largement ouverts et régulièrement
-bâtis, trop régulièrement même, car ils donnent à Lyon l'aspect
-d'une ville de châteaux de cartes.
-</p>
-
-<p>
-En effet, toutes ces maisons sont semblables; tous les étages ont à
-peu près la même hauteur, et toutes les fenêtres sont également
-rapprochées. Le caprice n'a point présidé à leur construction.
-L'architecte n'a obéi qu'à une nécessité, l'installation des
-métiers. C'est surtout à la Croix-Rousse que cette régularité est
-choquante, car dans toutes les maisons et à tous les étages se
-trouvent des ateliers.
-</p>
-
-<p>
-En arrivant à la Croix-Rousse, on remarque d'abord avec surprise le peu
-d'animation qui règne dans les rues. En effet, toute la vie est dans
-l'intérieur des maisons. On entend du dehors le bruit étourdissant que
-font des milliers de métiers et de mécaniques qui battent, frappent,
-glissent, tournent, roulent mille fois à la minute sous les mains et
-sous les pieds des ouvriers.
-</p>
-
-<p>
-C'est un bruit confus, sourd, merveilleux. Il semble que ce fracas, ce
-soit la grande voix du travail, de l'industrie, du génie et de la
-gloire de Lyon. C'est la vie, toute la vie de la Croix-Rousse. C'est sa
-prospérité, sa richesse. Le silence, c'est l'inaction, le chômage, la
-misère.
-</p>
-
-<p>
-La Croix-Rousse contient à elle seule près de trente mille métiers.
-</p>
-
-<p>
-Deux sœurs de Madeleine, ouvrières en soierie, Marie et Claudine,
-travaillaient à la Croix-Rousse, chez M. et Mme Bonfilon, chefs
-d'atelier.
-</p>
-
-<p>
-Les Bonfilon logeaient au cinquième étage, et pour y arriver, il
-fallait gravir un long escalier étroit et mal-propre, avec balcon à
-chaque étage. Ces escaliers à balcons, communs à Lyon, empruntés
-peut-être à l'architecture italienne, sont d'un aspect fort gracieux,
-lorsqu'ils n'ouvrent pas toutefois, comme celui des Bonfilon, sur une
-cour sombre et infecte.
-</p>
-
-<p>
-Les Bonfilon avaient un atelier prospère. Ils possédaient six métiers
-à tisser, un ourdissoir et deux dévidoirs.
-</p>
-
-<p>
-Mme Bonfilon était une maîtresse femme, un peu grondeuse, bonne
-toutefois pour le compagnon. Ces chefs d'atelier n'avaient pas
-entièrement oublié les anciennes traditions.
-</p>
-
-<p>
-Autrefois, il y a quelque trente ans, le patron logeait et nourrissait
-le compagnon, le traitait pour ainsi dire comme un membre de la famille.
-C'était encore l'époque du labeur résigné. On s'attachait au patron,
-on se mettait de bonne heure au travail, on le quittait tard.
-Aujourd'hui, le canut est un ouvrier nomade, qui va où la besogne se
-présente la plus lucrative. Logé loin de l'atelier, prenant ses repas
-au dehors, il rencontre, dans ses sorties fréquentes, des occasions de
-distractions et souvent de débauche. C'est là une des principales
-causes de la décroissance qu'on observe dans la prospérité de
-l'industrie lyonnaise.
-</p>
-
-<p>
-Cependant Mme Bonfilon, âpre au gain comme toutes les Lyonnaises, se
-montrait fort exigeante à l'égard des apprenties.
-</p>
-
-<p>
-La maison Borel lui donnait de l'ouvrage et la favorisait en lui
-confiant des pièces à longue chaîne, d'un montage facile, et se
-montrait envers elle moins sévère pour la rendue des pièces. On lui
-faisait ces avantages en considération de Madeleine. Aussi les Bonfilon
-traitaient-ils les filles Bordier avec un peu plus de déférence que de
-simples ouvrières<a name="FNanchor_5_1" id="FNanchor_5_1"></a><a href="#Footnote_5_1" class="fnanchor">[5]</a>.
-</p>
-
-<p>
-Il était huit heures du matin. C'était un lundi. L'atelier de Mme
-Bonfilon, qui chômait rarement, offrait cependant l'aspect du plus
-complet désarroi. Mais si les <i>bistanclacs</i><a name="FNanchor_6_1" id="FNanchor_6_1"></a><a href="#Footnote_6_1" class="fnanchor">[6]</a> se taisaient, Mme
-Bonfilon faisait retentir le vaste atelier de sa voix aigre et forte.
-</p>
-
-<p>
-«Il est huit heures et personne n'est encore arrivé! Je sais bien que
-Marie Bordier est malade; mais Claudine, pourquoi ne vient-elle pas? Et
-Jaclard? Et Grangoire?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Présent! dit une voix qui fit retourner Mme Bonfilon. Bonjour,
-patronne! vous maugréez contre les paresseux?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh! ne faut-il pas que les métiers marchent! Quand ils s'arrêtent,
-c'est de l'argent qui dort. Et puis il y a des pièces qui sont
-pressées; il faut que votre <i>façonné</i> soit rendu demain; Jaclard
-aussi devrait avoir terminé cet échantillon qu'on attend depuis huit
-jours.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! pour lui, n'y comptez pas; il fait le lundi.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et Claudine qui avait promis de venir de bonne heure nous rattacher
-cette pièce!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Claudine Bordier, n'est-ce pas cette belle fille qui a donné dans
-l'œil à Jaclard? dit Grangoire encore nouveau à l'atelier. Ce
-Jaclard, avec son air moribond, a autant de bonnes fortunes qu'un
-bourgeois.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui! ça vous a une langue dorée, et c'est si corrompu!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Est-ce qu'il vous aurait manqué, madame Bonfilon!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;À moi, il aurait fallu voir! Monsieur Bonfilon! Ah çà, Bonfilon,
-vous en mettez du temps à manger la soupe; vous donnez le mauvais
-exemple.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voilà, voilà, patronne, dit M. Bonfilon, qui apporta sa figure ronde
-et réjouie dans l'entrebâillement de la porte.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Allons, un peu plus vite que ça, hein! Si nous ne travaillons pas,
-nous, qui est-ce qui travaillera? Vous voyez que je suis à mon
-ourdissoir<a name="FNanchor_7_1" id="FNanchor_7_1"></a><a href="#Footnote_7_1" class="fnanchor">[7]</a> depuis six heures. Adrienne, attention! je vois deux
-canettes qui ne marchent pas. Dieu! que cette petite me donne de tracas!
-Il faut toujours avoir les yeux sur ses canettes. Et puis, c'est mou,
-c'est mou!»
-</p>
-
-<p>
-Ces paroles, prononcées d'une voix rude, s'adressaient à une jeune
-apprentie canetière occupée silencieusement devant un de ces petits
-métiers qui prennent la soie déjà enroulée sur de longues bobines,
-pour la placer sur les canettes, bobines plus petites qui s'attachent à
-la navette du tisseur.
-</p>
-
-<p>
-Cette apprentie n'avait pas quatorze ans. C'était une jolie Arlésienne
-au visage d'enfant, au corps de jeune fille. Sa figure pâlie, son
-regard doux et tendre, son sourire attristé inspiraient la sympathie et
-l'intérêt. Elle travaillait depuis six heures du matin jusqu'à huit
-heures du soir, sans autre distraction que les causeries de l'atelier,
-sans autre exercice que le mouvement du pied faisant tourner les
-canettes et le mouvement des doigts qui rattachaient les fils rompus.
-</p>
-
-<p>
-Elle restait pendant treize heures attentive, inquiète, avec cette
-appréhension terrible d'entendre la voix acariâtre de Mme Bonfilon<a name="FNanchor_8_1" id="FNanchor_8_1"></a><a href="#Footnote_8_1" class="fnanchor">[8]</a>.
-</p>
-
-<p>
-Marie Bordier entra.
-</p>
-
-<p>
-«Comment! vous voilà, Marie? Ça va donc un peu mieux?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pas beaucoup mieux; mais si l'on s'écoutait....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Cependant, il ne faut pas vous forcer, mademoiselle Marie, dit
-Grangoire en arrêtant son métier. On sait bien que vous êtes
-courageuse, et qu'il y a force majeure quand vous ne venez pas.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais aujourd'hui, répondit Marie avec un sourire navrant, il y a
-force majeure. La mère est au lit, il faut bien manger, et nous avons
-un terme à payer dans huit jours.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pourquoi, fit Mme Bonfilon, n'avez-vous pas écrit à votre sœur qui
-est chez les Borel?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Nous avons écrit. Nous attendions une lettre d'elle ce matin; mais
-nous n'avons rien reçu. Il lui sera arrivé quelque chose; car
-Madeleine nous aime bien, quoique elle soit riche.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Cependant, Marie, ce n'est pas une raison pour vous rendre malade.
-Vous savez bien que nous ne regardons pas à faire une avance à une
-ouvrière courageuse et rangée comme vous.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je le sais, madame Bonfilon, mais les avances, voyez-vous....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ça, c'est vrai, interrompit Grangoire, il n'y a rien qui mette en
-retard comme ça.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais Claudine, comment n'est-elle pas encore ici! s'écria Marie avec
-inquiétude. Il y a plus d'une heure qu'elle s'est mise en route pour
-venir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle aura rencontré quelque connaissance, dit Bonfilon.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pourvu que ce soit une bonne connaissance! soupira Marie. Je crains
-plutôt qu'elle n'en ait rencontré une mauvaise; car Jaclard n'est pas
-ici non plus.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ça, mademoiselle Marie, objecta Grangoire, vous êtes donc bien
-sage, vous, que vous ne voulez pas permettre à votre sœur la plus petite
-amourette?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! on sait bien où ça conduit, et ma pauvre sœur est
-ensorcelée.»
-</p>
-
-<p>
-Marie s'était installée à son métier, voisin de celui de Grangoire.
-Ils travaillaient ainsi côte à côte. Depuis huit jours seulement,
-Grangoire venait à l'atelier. Il connaissait donc fort peu Marie; mais,
-d'après les récits de Mme Bonfilon, il avait appris à estimer cette
-vaillante fille, qui, quatorze heures par jour courbée sur la barre,
-lançait et relançait la navette, sans repos ni trêve, pour nourrir sa
-vieille mère infirme.
-</p>
-
-<p>
-Ce n'est guère que dans les classes laborieuses, endurcies à la
-souffrance, qu'on rencontre cette abnégation, ce dévouement de toutes
-les heures, cet héroïsme qui dure toute la vie, héroïsme aussi
-modeste qu'il est sublime.
-</p>
-
-<p>
-Marie Bordier était une de ces natures admirables, plaçant toute leur
-religion dans un sentiment élevé du devoir. Elle s'était de bonne
-heure consacrée à sa famille. Sans consulter ses forces, car elle
-était assez chétive, elle avait choisi le pénible état de
-veloutière, comme plus lucratif. Avec ses trois francs par jour, elle
-payait le loyer et soutenait sa vieille mère; souvent même elle aidait
-Claudine, que son métier de remetteuse exposait à de fréquents
-chômages.
-</p>
-
-<p>
-Elle avait près de trente ans. Ses traits fatigués, ses yeux noirs
-voilés, accusaient aussi bien les luttes morales que la souffrance
-physique.
-</p>
-
-<p>
-«Mais l'amour peut conduire au mariage, mademoiselle Marie, reprit
-Grangoire.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Croyez-vous donc que le mariage soit toujours le bonheur pour une
-femme? S'il s'agissait d'un honnête homme, rangé, laborieux, je ne dis
-pas.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et si vous en rencontriez un comme cela, vous marieriez-vous?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi, d'abord, je suis trop vieille, répondit Marie avec dignité: et
-puis mes sœurs, ce sont mes enfants. Enfin tous les mariages que je
-vois autour de moi ne m'en donnent guère envie. Mon père n'est pas un
-mauvais homme. Il était fier, il avait du cœur; mais la misère,
-voyez-vous, ça change le caractère. D'abord il a bu du genièvre pour
-s'étourdir et aussi pour tromper la faim. Maintenant, c'est
-irrémédiable, et jusqu'à son dernier jour il boira toutes les
-ressources de la famille. Vous autres hommes, vous n'avez pas notre
-patience. Et puis vous ne savez pas aimer comme nous. C'est pourquoi
-nous pouvons résister au vice, tandis que vous, vous ne le pouvez pas.
-Mon père nous a toutes rendues très-malheureuses. Les hommes sont
-maîtres de tout dans la maison, et c'est une grande injustice; car une
-femme peut être dépouillée par son mari sans avoir seulement le droit
-de réclamer. Un jour, mon père, pour payer des dettes de cabaret, a
-vendu tout notre pauvre mobilier qui nous avait coûté tant de peines,
-tant de sueurs, et il nous a laissées sur la paille. Comment une femme
-peut-elle se mettre de gaieté de cœur dans un pareil esclavage?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ça, mademoiselle, c'est l'exception.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! il y en a trop comme cela. Précisément, Jaclard est paresseux,
-débauché. Si ma sœur l'épouse, elle mourra à l'hôpital.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est vrai, dit à son tour Mme Bonfilon; Jaclard n'est pas un
-marieur sérieux; il a de l'esprit; c'est même un très-bon ouvrier quand il
-s'y met; mais ça aime la bouteille et la goguette; et puis ça veut
-faire le monsieur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voilà ce qui flatte Claudine; elle est fière de se promener à son
-bras le dimanche, au parc de la Tête-d'Or, quand il a mis sa redingote
-et son pantalon de drap noir.
-</p>
-
-<p>
-En cet instant la porte s'ouvrit, et Claudine parut.
-</p>
-
-<p>
-«Sapristi! le beau brin de fille tout de même! s'écria Grangoire.
-Faut avouer que le bon Dieu est un fier canut, et qu'il travaille
-joliment dans le satin! Quel teint et quels yeux!... Il n'est pas
-difficile, Jaclard!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Allons! allons! s'écria Mme Bonfilon, n'arrêtez pas le métier. Faut
-pas qu'un tisseur regarde tant que ça les demoiselles.»
-</p>
-
-<p>
-Claudine entreprit de raconter à sa sœur quelque odyssée impossible
-pour expliquer son retard.
-</p>
-
-<p>
-«C'est bon! c'est bon! interrompit Marie; tu as rencontré Jaclard. Il
-est bien temps que cette vie-là finisse, car la mère en mourrait,
-vois-tu.»
-</p>
-
-<p>
-Claudine rougit.
-</p>
-
-<p>
-«Quand j'aurais rencontré Jaclard? répondit-elle avec humeur. Je ne
-suis plus une enfant, et je sais me conduire.
-</p>
-
-<p>
-À cette réponse, la bonne Marie eut des larmes dans les yeux.
-</p>
-
-<p>
-Claudine se mit au travail.
-</p>
-
-<p>
-Elle était à la fois tordeuse et remetteuse, c'est-à-dire qu'elle
-posait une nouvelle chaîne sur le métier dès qu'une pièce d'étoffe
-était terminée; ou, si la pièce nouvelle était de même largeur,
-elle se bornait à la rattacher sur la même lisse.
-</p>
-
-<p>
-À voir Claudine manier ces fils si ténus avec une agilité
-prestigieuse, on se rappelait involontairement cette ancienne
-métaphore: elle a des doigts de fée.
-</p>
-
-<p>
-Le silence s'était rétabli. On n'entendait plus que le fracas des
-métiers, et de temps à autre la voix sévère de la patronne criant a
-la petite Arlésienne:
-</p>
-
-<p>
-«Un fil, deux fils cassés! Voyons! plus vite que ça.»
-</p>
-
-<p>
-Enfin Jaclard parut.
-</p>
-
-<p>
-Claudine et lui s'adressèrent un regard d'intelligence.
-</p>
-
-<p>
-«Comme vous venez tard, Jaclard! dit Mme Bonfilon.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je n'ai pu venir plus tôt. Le lundi, tout le monde flâne un peu. Un
-camarade par ci, un petit verre par là. Quatre ou cinq heures sont
-bientôt passées. Je louerai une chambre plus près d'ici; lorsque la
-route est longue, on rencontre trop de pierres d'achoppement.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous avez raison, Jaclard, car si vous continuez à ne faire que des
-demi-journées, cela ne peut durer; il faut que le métier rapporte.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;La patronne a raison, appuya M. Bonfilon, qui était ordinairement
-l'écho de sa femme; il faut que le métier rapporte.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tiens, tiens, vous êtes profond aujourd'hui, notre patron, et rapace
-donc! Comment l'idée ne vous est-elle pas encore poussée de le faire
-marcher la nuit? Il rapporterait bien davantage. Maintenant que vous
-voilà sur le chemin de la fortune, ce n'est pas le moment d'avoir du
-cœur. Il faut amasser, amasser. L'argent appelle l'argent. Et plus on
-en a, plus on est dur au pauvre monde. Et cependant, quoique vous
-bougonniez toujours, je fais vos affaires sans que vous vous en doutiez.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vois ce que c'est, vous vous êtes encore fourré dans quelque
-mauvaise société. Ah! mon garçon, je vous le prédis, cela ne vous
-fera pas rouler carrosse. Vous risquez plutôt d'attraper des horions.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Nous ne nous occupons pas de politique pour le moment. Nous voulons
-encore porter plainte au tribunal des prud'hommes contre l'aune à
-crochet, et demander pour les veloutiers l'augmentation des salaires. Si
-nous gagnons notre procès, vous y gagnerez vous aussi, madame Bonfilon,
-puisque vous prélevez la moitié de notre gain.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Peuh! mauvaise affaire!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Nous avons pour nous la justice.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne vous trouve pas justes, au contraire, dit Marie. On connaît
-bien les fabricants qui se servent de l'aune à crochet. On est bien
-libre d'accepter ou de refuser leur ouvrage.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, Mme Bonfilon est libre parce qu'elle a du pain sur la planche;
-mais nous, compagnons, nous sommes libres d'accepter ou de mourir de
-faim.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! vous me faites souffrir avec cette scie-là, s'écria la patronne.
-Sont-ce deux ou trois sous par jour de plus ou de moins qui pourraient
-vous empêcher de mourir de faim?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je crois bien que vous n'y regardez pas de si près, vous, madame
-Bonfilon, car vous avez d'autres petits bénéfices. Un peu de piquage
-d'once par ci...<a name="FNanchor_9_1" id="FNanchor_9_1"></a><a href="#Footnote_9_1" class="fnanchor">[9]</a>.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! prenez garde, monsieur Jaclard, dit sévèrement Mme Bonfilon, je
-ne permets pas ces plaisanteries-là.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne trouve pas si grand mal à cela, madame Bonfilon. Le fabricant,
-lui, ne se gêne guère pour faire le piquage d'once vis-à-vis des
-commerçants. Mais lui, c'est en grand. Alors il n'y a rien à dire.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment! Supposez-vous, par exemple! que M. Borel ait jamais trompé
-quelqu'un? fit Marie indignée.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne dis pas lui, mais tant d'autres!... Sans doute, aussi, ce
-n'est pas précisément tromper que de prélever sur notre travail un gain qui
-dépasse deux ou trois fois notre salaire.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et l'intérêt de leur argent? objecta Mme Bonfilon.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je le mets au quinze pour cent, et je soutiens que si les Borel
-n'avaient jamais gagné que le quinze, ils n'auraient pas aujourd'hui
-tant de millions.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Osez-vous bien attaquer les Borel? s'écria Marie. Eux qui font tant
-de charités!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce n'est pas la charité que nous voulons, c'est le prix équitable de
-notre travail. Je viens de rencontrer tout à l'heure le fils Borel dans
-une voiture à deux chevaux. Croyez-vous que ça donne du cœur à
-l'ouvrage et que ça m'amuse de me dire: «Voyons, Jaclard, lance la
-navette encore... et encore! Il est vrai que tu parviens à manger de la
-soupe et à acheter des souliers; mais tu as une mission plus noble: tu
-entretiens les chevaux de ce jeune mirliflore.» Si nous ne gagnons pas
-notre cause, nous nous mettrons plutôt en grève.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! la grève! voilà une jolie trouvaille! grommela la patronne.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je suis de l'avis de la patronne, reprit Grangoire, le grève est un
-mauvais moyen. Et vous n'empêcherez jamais, Jaclard, avec tous vos
-beaux discours, que l'argent ne soit maître, puisqu'on ne peut se
-passer de lui. D'ailleurs, le fabricant court de grands risques. Pour un
-qui s'enrichit, combien se ruinent! Ce qu'il faudrait, il en avait été
-question en 1848, ce serait que les ouvriers et chefs d'atelier pussent
-s'entendre, se cotiser pour acheter eux-mêmes la soie. De cette façon,
-nous recevrions tout le prix de notre travail. Au lieu d'aller le jouer
-et le boire, Jaclard, vous verseriez votre cotisation comme un autre, et
-vous deviendriez propriétaire<a name="FNanchor_10_1" id="FNanchor_10_1"></a><a href="#Footnote_10_1" class="fnanchor">[10]</a>.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! les braves gens comme nous, reprit M. Bonfilon, ne font pas tant
-de raisonnements, et ils arrivent tout de même au bout de leur
-carrière. Faut pas tant se tourmenter la bile.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Êtes-vous bien sûr, demanda Marie à Jaclard, d'avoir vu ce matin M.
-Maxime?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, de mes yeux vu. Tout à l'heure il descendait la rue Impériale
-et traversait la place des Terreaux.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais alors les Borel seraient revenus, et Madeleine....»
-</p>
-
-<p>
-Au même instant la porte de l'atelier s'ouvrit. Madeleine parut,
-Madeleine pâle, émue, presque défaillante, qui conduisait sa mère
-aveugle.
-</p>
-
-<p>
-Lorsqu'elles entrèrent, au cri que poussa Marie, les trois métiers
-s'arrêtèrent. Marie s'élança, et les deux sœurs, les deux nobles
-filles, s'embrassèrent avec effusion.
-</p>
-
-<p>
-Claudine montra un peu moins d'empressement. Elle pressentait que
-l'arrivée de sa sœur la séparerait de Jaclard.
-</p>
-
-<p>
-Mme et M. Bonfilon firent à Madeleine et à la mère Bordier un accueil
-empressé.
-</p>
-
-<p>
-Cependant Claudine ne pouvait quitter l'atelier avant d'avoir terminé
-son travail. Madeleine prit place à côté de son métier.
-</p>
-
-<p>
-«Eh bien! Claudine, lui dit-elle, je viens te chercher, je t'ai trouvé
-de l'occupation à Paris. Il ne convient vraiment pas qu'une jeune fille
-soit remetteuse et coure ainsi d'atelier en atelier. Enfin, si tu gagnes
-parfois de bonnes journées, il y a aussi de fréquents chômages. À
-Paris, adroite comme tu l'es, tu pourras gagner davantage.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne m'en soucie pas,» fit Claudine qui leva les yeux sur Jaclard.
-</p>
-
-<p>
-Jaclard avait entendu. La surprise autant que la colère lui faisaient
-monter le sang au visage. Pourtant il n'osa rien témoigner. La
-présence de la mère Bordier lui imposait silence. Et puis cette belle
-Madeleine aux formes élégantes, au langage choisi, inspirait à cet
-ouvrier, dont l'intelligence n'était pas sans culture, un respect
-involontaire. Cependant, de temps à autre, il levait sur elle un regard
-où se lisait une sorte de défi.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine ne connaissait pas Jaclard. Elle ignorait qu'elle avait devant
-elle l'amoureux de sa sœur. Toutefois ce visage déjà tourmenté par
-les passions sollicitait son examen de poëte et d'artiste. Et puis
-elle, lui trouvait avec Maxime une vague ressemblance.
-</p>
-
-<p>
-Cet ouvrier, en effet, c'était tout un poëme.
-</p>
-
-<p>
-Armand Jaclard était le type de l'ouvrier cultivé, indépendant et
-révolté, de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Il n'avait
-pas trente ans, et cependant il semblait déjà fatigué. L'orgie avait
-laissé ses traces sur ce jeune visage. Il avait le regard voilé et
-profond, la bouche large et sensuelle, un teint délicat, mais plombé,
-les paupières assombries par les veilles. Ses cheveux, rejetés en
-arrière à la manière des artistes, découvraient un front puissant,
-traversé par une veine saillante qui se gonflait à tous les orages du
-cœur, à toutes les fièvres du désir ou de la colère.
-</p>
-
-<p>
-Une certaine instruction avait développé en lui des aspirations
-légitimes sans doute, mais dangereuses dans un milieu où elles n'ont
-aucune chance d'être satisfaites. Cette éducation incomplète lui
-avait donné non-seulement des aspirations, mais des besoins réels,
-sans lui procurer les moyens d'arriver à la richesse. Le grand vice de
-l'éducation actuelle, dans la classe ouvrière comme dans toutes les
-classes de la société, c'est d'égarer l'esprit, de fausser le
-jugement par des notions plus métaphysiques que positives; c'est de
-développer le côté intellectuel sans développer suffisamment le
-côté moral, c'est-à-dire la dignité et le sentiment de la
-solidarité.
-</p>
-
-<p>
-Jaclard possédait sans doute une intelligence exceptionnelle. Il lui
-manquait toutefois cette énergie de caractère, et surtout cet esprit
-de suite qui font les hommes puissants ou seulement ces hommes de fer
-qu'on appelle les parvenus de la fortune, capables, pour arriver au but,
-de surmonter tous les obstacles.
-</p>
-
-<p>
-Il y avait en effet entre lui et Maxime Borel une certaine ressemblance
-aussi bien morale que physique. Comme Maxime, il avait de la
-spontanéité; de l'enthousiasme; comme lui, il n'offrait aucune
-résistance aux entraînements des sens, et se laissait entièrement
-dominer par la fantaisie. Mais il existait entre eux cette énorme
-différence: Maxime était en haut de l'échelle sociale et Armand
-Jaclard se trouvait en bas. Le vice chez tous les deux était produit
-par les mêmes causes, des causes inhérentes à leur caractère.
-Seulement chez l'un le vice était élégant, presque séduisant, parce
-qu'il se parait de tous les prestiges du luxe; chez l'autre, grâce à
-la jeunesse, il n'était encore que triste; mais à coup sûr il
-deviendrait ignoble.
-</p>
-
-<p>
-De leur nature faible et capricieuse devait résulter inévitablement le
-malheur des femmes qui s'attacheraient à eux.
-</p>
-
-<p>
-Le regard observateur de Madeleine à la longue embarrassait Jaclard. Il
-quitta son métier et sortit.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine alors se leva et alla voir l'étoffe qu'il tissait.
-</p>
-
-<p>
-C'était un magnifique velours façonné, une étoffe nouvelle qui
-réclamait de l'attention et de l'intelligence. Jaclard, dans sa
-spécialité, était presque un artiste. Il avait plusieurs fois
-composé des échantillons qui avaient eu de la vogue et qu'on lui avait
-payés fort cher.
-</p>
-
-<p>
-«Voyez, mademoiselle, dit Mme Bonfilon, quelle étoffe superbe! Ce
-Jaclard est un excellent ouvrier. S'il avait un peu plus de conduite, il
-gagnerait tout ce qu'il voudrait. Le dernier échantillon qu'il a
-composé lui a été payé deux cents francs par la maison Borel.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, reprit Marie, mais au bout de huit jours il ne lui restait pas
-un centime. Il ne revient à l'atelier que lorsqu'il a épuisé toutes ses
-ressources. Jamais il n'aura d'avance.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine vit des larmes dans les yeux de Claudine. Elle fit à Marie un
-signe interrogatif auquel la veloutière répondit affirmativement.
-</p>
-
-<p>
-C'était donc là l'homme indigne qu'aimait Claudine. Elle compatit
-profondément à son chagrin; car elle souffrait d'une douleur à peu
-près semblable.
-</p>
-
-<p>
-Lorsqu'elles sortirent toutes ensemble, la mère Bordier voulut faire
-avec Madeleine quelques visites à ses amies. Les Lyonnais sont pleins
-de cordialité. Partout la pauvre aveugle et ses filles reçurent un
-accueil empressé. Elles ne revinrent donc que fort tard à la rue
-Terraille, une rue étroite et malpropre où se trouvait le taudis des
-ouvrières.
-</p>
-
-<p>
-La mère Bordier, après avoir soigneusement caché dans un bas qui lui
-servait de bourse l'argent apporté par Madeleine, et avoir enseveli son
-trésor dans sa paillasse, avait laissé aux voisins la clef de sa
-chambre, car elle attendait aussi Amélie, l'institutrice de l'Ardèche,
-à laquelle Madeleine avait écrit de venir la rejoindre.
-</p>
-
-<p>
-Amélie n'était pas arrivée; mais il était venu un autre visiteur, un
-visiteur que l'on n'attendait pas; c'était le père Bordier.
-</p>
-
-<p>
-Lorsque la voisine lui annonça cette visite, la pauvre aveugle éprouva
-une véritable terreur: elle pensa à son argent.
-</p>
-
-<p>
-«Est-il resté longtemps? demanda Marie d'une voix altérée.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui; quand il a appris que Mlle Madeleine était ici, il a voulu
-l'attendre, et nous l'avons laissé entrer.»
-</p>
-
-<p>
-Les quatre femmes pénétrèrent dans cette sombre mansarde, en proie à
-une affreuse appréhension; car ces mille francs, c'était pour elles un
-bonheur inespéré, le bien-être, l'insouciance pour plusieurs années.
-</p>
-
-<p>
-«Va voir, Marie, dit la pauvre mère toute tremblante; tu sais bien,
-toujours au même endroit.»
-</p>
-
-<p>
-Marie y courut
-</p>
-
-<p>
-Hélas! il n'y avait plus rien. Elle souleva la paillasse, la secoua, la
-remua en tous sens, et puis toutes fiévreusement la vidèrent, et brin
-à brin éparpillèrent la paille. Leur père avait enlevé leur unique,
-leur suprême ressource.
-</p>
-
-<p>
-Les yeux éteints de la vieille mère retrouvèrent des larmes pour
-pleurer cette nouvelle infortune. Marie et Claudine pleuraient aussi.
-Madeleine, elle, ne pleurait point; car elle ne connaissait pas encore
-la valeur de l'argent pour celui qui le gagne sou à sou à la sueur de
-son front.
-</p>
-
-<p>
-Bien qu'elle n'eût cessé de vivre par le cœur au milieu de sa
-famille, il était cependant une foule de privations, d'angoisses, de
-tortures, d'humiliations journalières causées par la misère, et
-qu'elle n'avait pu deviner. Aussi la douleur si grande de sa mère et de
-ses sœurs lui paraissait presque enfantine. Il lui semblait que les
-larmes devaient couler seulement pour les souffrances du cœur. Mais la
-misère ne nous fait-elle pas souffrir à toute heure dans nos
-affections les plus chères?
-</p>
-
-<p>
-«Allons trouver le père, proposa Madeleine, et tâchons de l'amener à
-nous rendre cet argent.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais nous ne savons pas son adresse, répondit Marie avec
-accablement; car voilà plus de trois mois que nous ne l'avons vu.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quand il a de l'argent, reprit l'aveugle, il va d'ordinaire chez son
-ami Tribouillard, un mauvais sujet qui a achevé de le perdre. C'est là
-qu'on le trouvera très-probablement. Mais les Tribouillard demeurent à
-la Guillotière; et comme les jeunes filles ne peuvent s'aventurer la
-nuit dans ce quartier-là, je vais vous accompagner.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, mère, repartit Marie; en vous voyant, le père se défierait. Il
-n'est que sept heures; à neuf heures, nous serons de retour, et ce
-n'est guère qu'à dix que sortent les mauvais sujets.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Allez donc, mes enfants, et que le bon Dieu vous conduise!»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine et Marie se mirent en route.
-</p>
-
-<p>
-Claudine paraissait moins atterrée que ses sœurs, car elle pensait: si
-nous n'avons pas d'argent, je ne pourrai pas partir.
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p class="noindent"><a name="Footnote_5_1" id="Footnote_5_1"></a><a href="#FNanchor_5_1"><span class="label">[5]</span></a>Il y a dans l'industrie de la soierie trois classes bien
-distinctes: le fabricant, le chef d'atelier et le compagnon. Le
-fabricant, c'est-à-dire le capitaliste, achète la matière première,
-la donne à tisser au chef d'atelier et lui paye le tissage à tant le
-mètre. Le chef d'atelier, c'est-à-dire le propriétaire des métiers,
-paye aux compagnons ou simples ouvriers la moitié du prix alloué par
-le fabricant, se réservant l'autre moitié pour la location des
-métiers et du local. Le chef d'atelier est presque toujours lui-même
-un ouvrier.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p class="noindent"><a name="Footnote_6_1" id="Footnote_6_1"></a><a href="#FNanchor_6_1"><span class="label">[6]</span></a>Nom imitatif donné par les canuts à leurs métiers.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p class="noindent"><a name="Footnote_7_1" id="Footnote_7_1"></a><a href="#FNanchor_7_1"><span class="label">[7]</span></a>L'ourdissoir est le plus joli métier employé dans la
-fabrication de la soie. Il compte et dispose les fils de la chaîne.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p class="noindent"><a name="Footnote_8_1" id="Footnote_8_1"></a><a href="#FNanchor_8_1"><span class="label">[8]</span></a>L'apprentissage du métier de tisseuse dure quatre ans. Ce
-temps est tout à fait disproportionné, car on apprend ce métier
-facilement en un an.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p class="noindent"><a name="Footnote_9_1" id="Footnote_9_1"></a><a href="#FNanchor_9_1"><span class="label">[9]</span></a>Le piquage d'once est un dol très-usité dans les diverses
-branches de l'industrie de la soierie. Le fabricant pèse la soie avant
-de la livrer. Comme on peut augmenter artificiellement le poids de la
-soie, il est facile d'en soustraire de petites quantités.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p class="noindent"><a name="Footnote_10_1" id="Footnote_10_1"></a><a href="#FNanchor_10_1"><span class="label">[10]</span></a>Après la grève des veloutiers de Saint-Étienne, si longue
-et si désastreuse pour les fabricants et les chefs d'atelier, il vient
-de se former entre ouvriers veloutiers une société coopérative de
-production. Enfin, tout récemment, les ouvriers lyonnais ont reconnu
-que le remède le plus efficace à la crise actuelle serait la fondation
-de sociétés coopératives pour la fabrication de la soie, et ces
-sociétés sont dès aujourd'hui en voie de réalisation.</p></div>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XIII">XIII</a></h4>
-
-<p>
-Si la Croix-Rousse est le faubourg de la population ouvrière, du
-travail honnête, la Guillotière est en général le refuge des
-existences tout à fait déclassées, des ouvriers paresseux et
-débauchés, des gens suspects et des forçats libérés. C'est la
-misère hideuse, le vice ignoble. La Guillotière! ce mot seul n'a-t-il
-pas quelque chose de sinistre?
-</p>
-
-<p>
-Au lieu de maisons élevées, propres, régulières, ce sont pour la
-plupart des sortes de cabanes, des masures à un seul étage. Presque à
-toutes les portes on voit des cabarets ou des étalages de fripier,
-véritables musées de la misère. Ce sont des pots ébréchés, des
-haillons sordides, des chaussures déformées; et ces objets de
-première nécessité ont dû être vendus pour un morceau de pain ou
-pour un verre d'alcool.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine et Marie arrivèrent sans encombre à la rue de la Vierge,
-qu'habitaient les Tribouillard.
-</p>
-
-<p>
-Le quartier était sombre, désert. Derrière les vitres éclairées se
-dessinaient des visages effrayants; et en passant devant les cabarets
-elles entendaient les verres s'entre-choquer et des voix rauques
-proférer des paroles obscènes.
-</p>
-
-<p>
-Avisant un enfant qui jouait dans la rue:
-</p>
-
-<p>
-«Pourrais-tu nous dire, lui demanda Marie, où demeure M. Tribouillard?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pardine, si je puis vous le dire: c'est papa. Il est au lit et vient
-de recevoir l'extrême-onction,» ajouta l'enfant d'une voix dolente.
-</p>
-
-<p>
-Les deux jeunes filles se regardèrent consternées. Elles n'osaient
-demander à entrer.
-</p>
-
-<p>
-«Et votre maman? hasarda Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle est là-haut, qui soigne papa.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pourrait-on lui parler?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne sais pas trop. Je vais voir, car papa est bien, bien malade.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Dites-moi, mon petit ami, vous connaissez le père Bordier, n'est-ce
-pas?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pardine, si je le connais! il est chez nous à cette heure; il est
-venu voir papa.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! comme nous ne voulons pas déranger M. Tribouillard, qui est
-si malade, veuillez aller dire au père Bordier que ses filles désirent
-le voir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pardine! s'écria le petit, qui changea de ton. Si vous êtes les
-filles au père Bordier, vous pouvez bien monter; papa n'est pas si
-malade que ça pour les amis. Venez, je vais vous conduire.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine et Marie suivirent l'enfant, qui les introduisit dans un
-corridor étroit et sombre.
-</p>
-
-<p>
-«Tenez, leur dit-il, c'est là-haut à droite. Moi, il faut que je
-reste dans la rue pour attendre les visites.»
-</p>
-
-<p>
-Arrivées au haut d'un escalier obscur et à demi effondré, elles
-frappèrent à la porte. À l'instant même, elles entendirent un grand
-bouleversement dans la chambre, des pas précipités et des chocs de
-verres et de bouteilles.
-</p>
-
-<p>
-Au bout de quelques minutes, une femme vint leur ouvrir.
-</p>
-
-<p>
-Une odeur infecte s'échappait de cette chambre étroite et basse de
-plafond, qu'une lampe posée sur la table éclairait à peine.
-</p>
-
-<p>
-Sur cette table souillée se voyait encore la trace humide des verres et
-des bouteilles qu'on venait d'enlever sans doute.
-</p>
-
-<p>
-Tribouillard, étendu sur son grabat et recouvert de haillons, fermait
-les yeux; sa bouche ouverte faisait paraître ses joues plus creuses, et
-laissait échapper une respiration rauque, oppressée. On eût dit
-réellement un moribond.
-</p>
-
-<p>
-Mme Tribouillard était une petite femme chétive, à la figure
-écrasée, au masque astucieux.
-</p>
-
-<p>
-«Pardon, mesdames, dit-elle d'une voix douloureuse, de vous avoir fait
-attendre. Ah! je croyais que mon pauvre homme rendait le dernier soupir;
-on vient de l'administrer.»
-</p>
-
-<p>
-Avec un coin de son tablier elle fit mine de s'essuyer les yeux.
-</p>
-
-<p>
-«M. Bordier n'est-il pas ici?» demanda Marie.
-</p>
-
-<p>
-En entendant cette voix connue, le père Bordier, accoudé sur la table,
-leva la tête:
-</p>
-
-<p>
-«Tiens! c'est toi, Marie! Dieu vous damne! s'écria-t-il avec humeur.
-Nous avez-vous fait peur!»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine s'avança.
-</p>
-
-<p>
-«Mon père, dit-elle, comme je sais que vous m'avez attendue, et comme
-je dois partir demain matin, j'ai tenu à vous voir, et c'est pourquoi
-je viens si tard.»
-</p>
-
-<p>
-Le père Bordier était déjà fort aviné, mais pas cependant tout à
-fait ivre.
-</p>
-
-<p>
-«Allons! c'est vrai, fit-il, c'est pas ta faute. Nous n'avons pas ici,
-comme chez M. Borel, de grands <i>faignants</i> qui se tiennent à la porte
-pour annoncer ceux qui se présentent. Dis donc, Tribouillard, tâche de
-te procurer aussi des laquais pour annoncer le beau monde qui vient, te
-rendre visite; car c'est embêtant de se bousculer comme ça. À quoi
-donc, Mme Tribouillard, dressez-vous votre mauvais petit gêne<a name="FNanchor_11_1" id="FNanchor_11_1"></a><a href="#Footnote_11_1" class="fnanchor">[11]</a>?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je l'avais chargé de faire le guet dans la rue; mais je parie qu'il
-est allé chez le voisin. Il aura une bonne frottée tout à l'heure. Il
-est assez alerte pourtant, et il commence à pleurnicher pas trop mal.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est tout de même une fière éducation que vous lui donnez là, dit
-le père Bordier.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ça vaut mieux qu'un état, ça rapporte plus et ça donne moins de
-mal<a name="FNanchor_12_1" id="FNanchor_12_1"></a><a href="#Footnote_12_1" class="fnanchor">[12]</a>.
-</p>
-
-<p>
-Voyons, Tribouillard, cria Bordier, relève-toi, mon vieux, et viens
-dire bonjour à ces colombes. Assez de singeries comme ça. D'ailleurs,
-ce ne sont pas des richardes, et tu ne gagnerais rien à jouer ta
-comédie. Vite, rapportez-nous les verres et les bouteilles....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voilà aussi des verres pour ces demoiselles, fît Mme Tribouillard.
-La récolte a été bonne, il faut que tout le monde en profite.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous entendez, reprit Bordier en avalant un grand verre
-d'eau-de-vie, Tribouillard est propriétaire, il fait ses récoltes.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! exclama Madeleine, qui essaya de sourire.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! Madeleine, tu ne bois donc pas? fit observer Bordier.
-Serais-tu devenue fière à Paris?»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine, pensive, regardait cet intérieur lugubre ou plutôt
-effrayant.
-</p>
-
-<p>
-Ces visages ternes, grimaçants, qui annonçaient une profonde
-dégradation morale, tout dans ce bouge suait le crime. Elle éprouvait
-une vague terreur et se demandait: comment ressaisir la somme volée,
-comment sortir ensuite de ce repaire?
-</p>
-
-<p>
-«Fière! dit-elle en faisant un effort pour paraître gaie, je veux
-vous prouver le contraire.»
-</p>
-
-<p>
-Et elle trempa ses lèvres dans le liquide brûlant.
-</p>
-
-<p>
-«Madame Tribouillard, cria Bordier à la mégère, qui se disposait à
-sortir avec des bouteilles, vous savez le marchand du coin: il a un
-petit bleu qui vous râpe le gosier, mais là, bien gentiment!... et
-n'oubliez pas le genièvre! Vois-tu, Madeleine, c'est toujours le
-genièvre qui a toutes mes affections: ça me rappelle la montagne, la
-jeunesse, l'amour, le bonheur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Bon! le voilà qui va pleurer,» fit Tribouillard d'une voix
-caverneuse.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine regarda cet homme qui venait de s'asseoir à côté d'elle. Sa
-figure était réellement celle d'un moribond: un teint verdâtre, des
-yeux enfoncés, des orbites saillantes, des pommettes osseuses, un front
-déprimé lui donnaient un aspect sinistre. Évidemment, dans notre
-civilisation, cette nature inférieure, à demi sauvage, ne pouvait
-faire qu'un bandit.
-</p>
-
-<p>
-«Oui, Tribouillard, j'ai été heureux pendant quelques années: tout
-me réussissait; mais j'ai eu six filles. Que veux-tu qu'on fasse avec
-six filles? Il n'y a plus qu'à piquer une tête dans le Rhône.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Au lieu de la piquer dans l'eau, tu l'as piquée dans le genièvre; ma
-foi, je comprends ça, répondit Tribouillard. T'as pas eu la chance
-d'avoir une femme comme la mienne. Six filles! Elle les aurait, fait
-rapporter autant qu'un domaine de cent mille balles. Nous qui n'avons
-que quatre gônes, et des garçons encore, nous vivons comme des
-bourgeois, sans rien faire, en exploitant la bêtise humaine. Mais des
-filles! Quel parti elle en eût tiré,» ajouta-t-il avec un horrible
-clignement d'yeux qui donna le frisson à Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-Mme Tribouillard revint bientôt avec son gône. Tous deux étaient
-chargés d'une provision de bouteilles.
-</p>
-
-<p>
-«Que vous êtes belle, madame Tribouillard, ornée de toutes ces
-fioles! Arche d'alliance! maison d'or! tour d'ivoire! rose mystique!
-santé des infirmes! Je voudrais pouvoir vous réciter toutes les
-litanies.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! ah! ah! s'écria avec un rire aigu Mme Tribouillard, qu'ils
-étaient donc drôles tout à l'heure, qu'ils étaient donc drôles avec
-leurs litanies et toute la rocambole! Ce petit abbé, avec ses onguents,
-comme il frottait ce pauvre Tribouillard; et qu'il ne riait pas du tout,
-Tribouillard. Il continuait si bien à contrefaire le trépassé!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voyons, mon vieux, dit Bordier en lui versant un plein verre,
-avale-moi ça. Ça ferait revenir un mort pour tout de bon, à plus
-forte raison un mort pour de rire.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine et Marie, que cette gaieté lugubre terrifiait, ne pouvaient
-sourire. De temps à autre, elles échangeaient des regards où se
-peignait leur inquiétude. Ces deux jeunes filles aux traits si purs,
-aux yeux candides et sur le front desquelles se lisaient l'élévation
-de l'esprit, la noblesse des sentiments, contrastaient d'une manière
-saisissante avec ces êtres avilis dont les visages tourmentés, les
-regards obliques, les rides prématurées, hideuses, révélaient toutes
-les passions basses, des douleurs méritées, et des existences à
-jamais flétries.
-</p>
-
-<p>
-«On voit bien, fit observer aigrement Mme Tribouillard, que ces
-demoiselles sont de trop belles dames pour notre société.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah çà, dit Bordier, en se versant une nouvelle rasade, si vous êtes
-venues pour nous mépriser, fallait plutôt rester chez vous. Voyons,
-Madeleine, trinque donc un peu avec cette brave Mme Tribouillard qui
-soigne ton pauvre père quand tout le monde l'abandonne.»
-</p>
-
-<p>
-Surmontant de nouveau leur dégoût, les deux sœurs firent un effort
-pour goûter à cette boisson bleuâtre.
-</p>
-
-<p>
-Cependant les bouteilles se vidaient et l'ivresse augmentait.
-</p>
-
-<p>
-Tribouillard, d'une constitution débile, commençait à chanceler sur
-sa chaise. Ses yeux caves prenaient une fixité horrible à voir et
-semblaient s'arrondir sous l'impression d'une terreur secrète.
-Était-ce le souvenir de quelque crime qu'évoquait sa pensée
-troublée? Étaient-ce les fantômes du remords? Il devenait plus pâle,
-et sa main qui saisissait le verre pour le porter à sa bouche,
-paraissait n'obéir qu'à un mouvement machinal.
-</p>
-
-<p>
-Quant à Bordier, plus robuste, habitué à s'enivrer avec des liqueurs
-alcooliques, il résistait mieux. Bien que l'ivrognerie eût à la
-longue déformé ses traits énergiques, cependant l'étincelle de
-l'intelligence n'était pas complètement amortie. De temps à autre il
-portait sa main sur sa poche. Se défiait-il de ses filles ou de ses
-amis?
-</p>
-
-<p>
-Mais ce qui était bien autrement douloureux, c'était de voir le petit
-Tribouillard, un enfant de sept ans, qui buvait aussi. Son visage eût
-pu être beau et pur; mais on y découvrait une dégradation précoce.
-Le sourire comme le regard avaient perdu la candeur de l'enfance. Sa
-tête commençait à osciller et ses yeux étaient mornes.
-</p>
-
-<p>
-Mme Tribouillard, à moitié ivre, devenait bavarde et cynique.
-</p>
-
-<p>
-«Vous ne savez pas, dit-elle, ce que c'est que la récolte à
-Tribouillard. Je vais vous raconter ça, parce que vous êtes les filles
-à Bordier, et qu'un jour ça pourra vous servir. J'ai là, dans mon
-buffet, un vieux certificat qu'un médecin m'a fait, une fois que
-Tribouillard était malade pour tout de bon. Ah! le brave homme de
-médecin! Que je boive à sa santé! Puis il m'a donné plusieurs
-adresses de personnes charitables qui pourraient m'aider. Comme il y a
-dans la ville des sociétés de toute espèce, avec le certificat je les
-visite à tour de rôle. Elles ne donnent pas souvent d'argent, mais on
-revend les bons; puis, tous les six mois, Tribouillard se met au lit.
-J'arrange la chambre comme vous voyez: je défonce une marche de
-l'escalier, je mets sur la paillasse une vieille robe rapiécée en
-guise de drap et de couverture, je descends le poêle à la cave, et je
-commence ma tournée; je sais dire, je pleure à volonté; j'amène les
-gens voir Tribouillard. Ce sont surtout les cagots qui donnent là
-dedans, mais à la condition qu'on administrera Tribouillard, et l'on
-administre Tribouillard. S'il ne va pas au ciel tout droit, personne
-n'ira. Il a déjà bien reçu dix fois l'extrême onction. C'est
-pourquoi j'envoie le gône guetter dans la rue, afin qu'il vienne nous
-prévenir aussitôt qu'il entend quelqu'un demander Tribouillard. Et
-tous les ans nous déménageons, car on ne pourrait pas recommencer
-souvent dans le même quartier, ça ne prendrait plus. Voilà ce que
-nous appelons faire la récolte. Avec ça nous pouvons traiter de temps
-en temps les amis. Tenez, dans ce moment, nous buvons l'argent de son
-cercueil. Ça ne vaut-il pas mieux, dites, que d'être verrier comme
-l'était autrefois ce pauvre Tribouillard qui se brûlait le corps et
-risquait de mourir à la besogne? Au lieu de ça, tous les six mois, il
-se met au lit, et je le dorlote. Pas vrai, Tribouillard, que ça vaut
-mieux?»
-</p>
-
-<p>
-Tribouillard se pencha en avant avec son regard toujours fixe.
-</p>
-
-<p>
-«Tenez, s'écria avec un rire atroce Mme Tribouillard, si on ne dirait
-pas un vrai mort. À force de faire le mort, il finira par avoir l'air
-d'un revenant.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine et Marie étaient de plus en plus terrifiées. Cette femme qui
-jouait ainsi avec la mort, avec la religion, avec la charité, avec tout
-ce qu'on a l'habitude de respecter et de craindre, leur semblait une
-véritable monstruosité.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine regardait Marie d'un air anxieux et interrogatif.
-</p>
-
-<p>
-Marie, qui observait son père, répondit par un signe d'intelligence
-qui voulait dire:
-</p>
-
-<p>
-«Il faut attendre encore.»
-</p>
-
-<p>
-«Moi, je vous assure, madame Tribouillard, dit Bordier avec une voix
-déjà chevrotante, que vous finirez par vous faire pincer comme
-escrocs.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! bien, oui! ils sont si bêtes ces bourgeois! Ils croient qu'en
-faisant l'aumône ils iront d'emblée au paradis. Ce n'est pas tant
-qu'ils aient pitié du monde, c'est pour racheter leurs péchés.
-Faut-il qu'ils en aient commis, des péchés, pour avoir tant à
-racheter que ça. On n'a qu'à leur dire qu'on va à la messe, et qu'on
-priera bien pour eux, jamais ils ne refusent.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pas moins, répondit Bordier, qu'un jour vous vous êtes joliment mis
-dedans avec la messe. Un curé demande à Mme Tribouillard si elle va à
-la messe: «Ah! oui, monsieur le curé, matin et soir.» Il vous a dit
-votre compte, monsieur le curé!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Dans tous les métiers, il faut faire des écoles.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! c'est égal, les opinions sont libres. Mais moi, Bordier,
-tout Bordier que je sois, c'est-à-dire un ivrogne, un pas grand'chose,
-jamais je ne voudrais jouer cette comédie-là.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Toi, Bordier, tu deviendras cafard, je l'ai toujours dit, fit
-Tribouillard qui parlait comme dans un rêve.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tout au contraire! reprit Bordier; c'est l'hypocrisie qui ne me va
-pas. J'aimerais mieux rester huit jours sans boire une pauvre goutte.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous avez raison, mon père, essaya de dire Madeleine; mais ce qui
-vaudrait mieux encore, ce serait de travailler un peu plus et de boire
-un peu moins.»
-</p>
-
-<p>
-Bordier irrité brandit la bouteille.
-</p>
-
-<p>
-«Est-ce que tu viens ici pour faire la morale à papa?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;N'avez-vous pas dit, mon père, répondit Madeleine avec un calme
-imposant, n'avez-vous pas dit: les opinions sont libres?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Travailler, repartit à son tour Mme Tribouillard. À quoi ça
-mène-t-il? À crever sur la paille, ni plus ni moins que les
-Tribouillard, qui, eux, du moins, auront eu du bon temps. Je vois les
-voisins qui travaillent: la femme coud du matin au soir; l'homme est
-employé sur les quais. Eh bien! ça mange, c'est vrai; les enfants vont
-à l'école; c'est encore vrai; mais est-ce une vie de n'avoir jamais un
-moment de repos, ni une bouteille de bon vin pour se refaire un peu?
-Autant les galères. Pas vrai, Tribouillard?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pas vrai, Tribouillard? répétait machinalement l'homme lugubre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Allons! fit l'horrible femme, Tribouillard en a assez; il va rouler
-sous la table. Vous, Bordier, ça ne va pas mal non pins; il n'y a que
-moi...» ajouta-t-elle avec un hoquet qui l'empêcha d'achever sa
-phrase.
-</p>
-
-<p>
-Le gône s'était endormi.
-</p>
-
-<p>
-Il était neuf heures. On entendit du bruit dans l'escalier.
-</p>
-
-<p>
-«Tiens! voilà déjà les enfants,» s'écria Mme Tribouillard, qui se
-versait encore un verre de vin.
-</p>
-
-<p>
-La porte s'ouvrit, et trois enfants entrèrent. Ils étaient transis de
-froid.
-</p>
-
-<p>
-«Comment, déjà, petits <i>faignants</i> que vous êtes? Voyons ce que vous
-apportez. Gare si vous n'avez pas bien travaillé. Montre tes crayons,»
-dit-elle à l'aîné, qui s'avança tout tremblant.
-</p>
-
-<p>
-Elle compta les crayons.
-</p>
-
-<p>
-«Et tes sous?»
-</p>
-
-<p>
-Elle compta les sous. Puis d'un air courroucé:
-</p>
-
-<p>
-«Comment, malheureux! sur dix sous que tu devrais me rapporter il en
-manque quatre?»
-</p>
-
-<p>
-L'enfant essaya de se disculper. Elle le frappa violemment.
-</p>
-
-<p>
-«Tu iras te coucher sans souper.»
-</p>
-
-<p>
-Le second mendiait; il n'avait que cinq sous.
-</p>
-
-<p>
-«Qu'as-tu donc fait? Tu as regardé les boutiques au lieu de courir
-après les passants? Il fallait pleurer et dire que ton papa était à
-l'agonie. Je t'avais fait ta leçon, ce matin, et voilà ce que tu me
-rapportes, petit gueux! Je gage que tu as acheté un sucre d'orge.»
-</p>
-
-<p>
-Il reçut aussi une correction; mais il eut un morceau de pain.
-</p>
-
-<p>
-Quant au troisième, il avait à peine cinq ans. Sa longue blouse, ses
-cheveux frisés, sa figure fine lui donnaient l'air d'une petite fille.
-Il tenait à la main quelques bouquets de violette fanée. Sa mère
-l'avait dressé à présenter ces bouquets aux passants. Il rapportait
-les violettes; mais il rapportait aussi quinze sous que lui avait valus
-son joli visage.
-</p>
-
-<p>
-La mère le prit sur ses genoux, le caressa et lui fit boire un verre de
-vin.
-</p>
-
-<p>
-«En voilà un, dit-elle, qui vaut son pesant d'or.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine regardait cet enfant avec une pitié profonde. Elle pensait:
-</p>
-
-<p>
-«On punit de mort le père qui tue son enfant. Et il n'y a aucune loi
-pour soustraire une âme saine et pure à la gangrène morale que lui
-communiquent des parents corrompus. N'est-ce donc pas pour la société
-un mal plus redoutable, puisqu'il est contagieux, que le plus monstrueux
-infanticide!»
-</p>
-
-<p>
-Mme Tribouillard fit coucher ses enfants. L'ivresse la rendait hideuse.
-Ses yeux saillants paraissaient sortir de leurs orbites. Un rire stupide
-s'était stéréotypé sur ses lèvres, et, d'une voix rauque, elle
-chantait des refrains obscènes. De temps à autre elle se levait
-furieuse pour frapper ses enfants, mais elle retombait lourdement sur sa
-chaise. Elle était plus effrayante que ces deux hommes. D'après cette
-loi, que les extrêmes se touchent, la femme, d'une nature plus élevée
-et plus tendre que l'homme, doit, une fois dégradée, se montrer plus
-féroce et plus astucieuse.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine et Marie s'adressaient des regards d'effroi.
-</p>
-
-<p>
-Onze heures allaient sonner.
-</p>
-
-<p>
-«Il faut partir, dit tout bas Madeleine, et prier notre père de sortir
-avec nous; autrement nous n'atteindrons pas notre but.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, dans un quart d'heure,» Marie qui observait toujours sou père,
-et qui savait comment se manifestaient en lui tous les degrés de
-l'ivresse.
-</p>
-
-<p>
-Tribouillard peu à peu glissa sous la table.
-</p>
-
-<p>
-Sa femme se leva pour aller se coucher; mais, ne pouvant atteindre son
-lit, elle s'étendit à terre, chanta encore quelques instants et
-s'endormit.
-</p>
-
-<p>
-Seul, le père Bordier luttait toujours. Il marmottait des phrases sans
-suite, injuriait ses filles et recommençait à boire.
-</p>
-
-<p>
-Sa langue s'embarrassait de plus en plus.
-</p>
-
-<p>
-Marie jugea le moment propice.
-</p>
-
-<p>
-«Mon père, lui dit-elle avec intention, je pense comme Madeleine,
-qu'il vaudrait mieux travailler que de dépouiller votre femme et vos
-filles.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi! dépouiller? J'ai dépouillé? Qu'est-ce qui dit cela? s'écria
-l'ivrogne qui se redressa et parut avoir recouvré son intelligence.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est trop tôt, dit Marie. Attendons encore.»
-</p>
-
-<p>
-Bordier vida de nouveau son verre et retomba dans sa somnolence.
-</p>
-
-<p>
-«Le bas plein d'or qui était dans la paillasse, où l'avez-vous mis?
-interrogea-t-elle alors avec fermeté. Il faut nous le rendre, ou nous
-allons déposer une plainte en justice.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! ah! la justice! Elle est pour moi la justice. Tout ce que vous
-avez m'appartient. Ah! c'est donc ça que vous venez chercher? Eh bien!
-vous ne l'aurez pas.»
-</p>
-
-<p>
-Et il sortit l'argent de sa poche. Il se leva d'un air terrible; mais
-ses jambes chancelèrent; en retombant, il faillit renverser la lampe.
-Il appuya ses deux bras sur la table; il serrait l'argent dans ses mains
-crispées.
-</p>
-
-<p>
-Mme Tribouillard s'était éveillée et recommençait à chanter.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine et Marie tremblaient; leur courage défaillait.
-</p>
-
-<p>
-Mais bientôt le silence se fit de nouveau. On n'entendait plus que la
-respiration calme et régulière des enfants, le hoquet effrayant de
-leur mère, les ronflements embarrassés de Tribouillard, et les mots
-entrecoupés que proférait Bordier dans le rêve de l'ivresse.
-</p>
-
-<p>
-Peu à peu les doigts qui tenaient le bas rempli d'or se détendaient.
-</p>
-
-<p>
-Alors Marie, suspendant sa respiration, se pencha sur lui, et doucement
-retira la bourse.
-</p>
-
-<p>
-Elles avaient l'argent.
-</p>
-
-<p>
-Marie se dirigea en toute hâte vers la porte.
-</p>
-
-<p>
-«Attends, dit Madeleine, nous ne pouvons le laisser sans un sou.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il peut s'éveiller, fuyons.»
-</p>
-
-<p>
-Mais Madeleine, n'écoutant que son cœur, ouvrit la bourse, en tira
-deux pièces d'or, et rendit le sac à Marie.
-</p>
-
-<p>
-«Va, maintenant, hâte-toi et attends-moi en bas.»
-</p>
-
-<p>
-Elle mit les deux pièces dans son porte-monnaie et le glissa dans la
-poche de son père.
-</p>
-
-<p>
-Il s'éveilla en sentant une main plonger dans sa poche.
-</p>
-
-<p>
-«À moi! au voleur! cria-t-il. Ah! c'est toi....»
-</p>
-
-<p>
-Et il proféra une horrible injure.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine put conserver sa présence d'esprit.
-</p>
-
-<p>
-«Vous voyez bien, dit-elle; je remets votre bourse dans votre poche, de
-crainte qu'on ne vous vole.»
-</p>
-
-<p>
-Et, pendant que son père ouvrait le porte-monnaie, elle s'esquiva.
-</p>
-
-<p>
-À peine eut-elle franchi le seuil, qu'elle entendit le bruit d'une
-table qu'on renversait, les cris répétés: «Au voleur!» et la voix
-glapissante de Mme Tribouillard; et puis des chaises qui roulaient à
-terre et des corps qui tombaient.
-</p>
-
-<p>
-Dans la rue, elle retrouva sa sœur, et, serrées l'une contre l'autre
-pour se soutenir, car elles chancelaient, elles traversèrent de nouveau
-la Guillotière. Mais alors, le faubourg présentait un tout autre
-aspect: les rues étaient moins solitaires. Elles rencontrèrent des
-hommes d'allures sinistres et cauteleuses qui se glissaient le long des
-murailles, ou des hommes ivres et trébuchants qui chantaient, et des
-filles en haillons qu'on insultait.
-</p>
-
-<p>
-Enfin, tremblantes, brisées d'émotions, elles parvinrent au pont de la
-Guillotière; puis, ayant traversé le Rhône et longé la courte rue de
-la Barre, elles se trouvèrent place Bellecour.
-</p>
-
-<p>
-Le Rhône est la seule limite qui sépare le quartier le plus somptueux
-de Lyon de son faubourg le plus misérable.
-</p>
-
-<p>
-Elles étaient sauvées!
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-Quand elles arrivèrent rapportant le trésor de la famille, elles
-trouvèrent Claudine et sa mère pleurant d'inquiétude.
-</p>
-
-<p>
-Depuis quarante-huit heures, Madeleine n'avait dormi. Plus brisée
-encore par le découragement et les émotions que par la fatigue, en
-s'étendant à côté de Marie sur une pauvre paillasse, elle se disait:
-«Voilà donc le lit de repos qu'accorde notre civilisation libérale à
-l'ouvrière honnête et courageuse qui consume sa vie dans un labeur
-souvent au-dessus de ses forces! Est-il étonnant qu'un si grand nombre
-se rebutent à cette existence de privations et de dévouement sans
-récompense.»
-</p>
-
-<p>
-En regardant Claudine qui se déshabillait, en admirant les formes
-splendides et la complexion éblouissante de la belle ouvrière, elle
-pensait: «Emmener à Paris cette superbe fille, déjà révoltée,
-n'est-ce pas la conduire à sa perte? Ne vaut-il pas autant qu'elle
-épouse Jaclard?»
-</p>
-
-<p>
-C'est ainsi que, préoccupée du sort de ses sœurs, elle oubliait ses
-propres infortunes. Pourtant le souvenir de Maxime lui revint.
-L'aimait-il réellement, ou avait-il voulu l'offenser? Cette perplexité
-lui donnait la fièvre.
-</p>
-
-<p>
-«En tous cas, se dit-elle, je suis pauvre. Les Borel doivent désirer
-pour leur fils un grand mariage.» Et, se rappelant les scènes
-horribles auxquelles elle venait d'assister, «Jamais, ajouta-t-elle,
-les Borel, quelque désintéressés qu'ils fussent, ne consentiraient au
-mariage de leur fils avec la fille du père Bordier.»
-</p>
-
-<p>
-Pour échapper à toutes ces angoisses, elle appela le sommeil, cette
-mort momentanée qui apporte l'oubli.
-</p>
-
-<p>
-Le lendemain matin, comme Claudine descendait pour aller chercher le
-déjeuner, elle rencontra Jaclard qui la guettait.
-</p>
-
-<p>
-«J'y ai bien songé depuis hier, lui dit-il, et mon parti est pris: si
-vous allez à Paris, je vous y suivrai; car depuis longtemps le métier
-de canut m'est insupportable.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Que ferez vous à Paris? demanda Claudine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'ai de l'instruction. Je me placerai dans un magasin. N'est-il pas
-bien pénible d'être un simple ouvrier quand on se sent assez
-d'intelligence pour exercer une profession plus élevée, plus
-lucrative? C'est là ce qui me décourage et me rend paresseux. Si
-j'avais un état mieux approprié à mes goûts, je deviendrais, j'en
-suis sûr, exact au travail, et je perdrais l'habitude du cabaret.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi aussi, dit à son tour Claudine, je pourrais mieux faire, je le
-sens bien, que de passer ma vie à rattacher des fils de soie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! donc, partez, puisque votre famille le veut. À Paris,
-d'ailleurs, vous serez libre; nous n'aurons plus de surveillants
-incommodes. On croit nous séparer; on prend au contraire le moyen de
-nous réunir. J'aurai bientôt amassé la somme nécessaire à mon
-voyage, dussé-je travailler la nuit, et j'irai vous rejoindre. Mais
-gardez le secret sur nos intentions.»
-</p>
-
-<p>
-Les deux jeunes gens se séparèrent avec les plus tendres
-protestations.
-</p>
-
-<p>
-En voyant sa sœur si bien disposée à partir, Madeleine crut à
-quelque déception de cœur, et elle n'hésita plus à l'emmener à
-Paris.
-</p>
-
-<p>
-Amélie, l'institutrice, ne put se rendre à l'invitation de Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-Elle écrivit:
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-«Moi aussi, chère sœur, j'ai mes tracas. Je ne suis pas riche. Mes
-faibles appointements de 400 francs suffisent à peine pour me nourrir
-et me vêtir décemment. J'eusse bien désiré me procurer le bonheur
-d'aller t'embrasser. Je me fusse privée plutôt de manger à ma faim,
-et j'eusse raccommodé un peu plus mes vieilles nippes; mais, tu le
-sais, nous avons un curé qui depuis longtemps pétitionne pour mettre
-une religieuse à ma place. Il me surveille de près. À la moindre
-infraction au règlement, si par exemple je m'absentais deux fois en
-quinze jours, mon compte serait bientôt fait.
-</p>
-
-<p>
-«Mon sort sans doute serait peu regrettable. Cependant je tiens à ma
-position. J'aime les enfants; et puis j'ai une très-haute idée de
-l'enseignement, quoique on le paye si peu. Je renoncerais difficilement
-à une carrière que je trouve noble et honorable entre toutes, pour
-redescendre à la condition de simple ouvrière. Hélas! c'est cependant
-ce qui m'attend. Il faudra bien que je m'y résigne, mais le plus tard
-possible.
-</p>
-
-<p>
-«Combien je te félicite; ma chère Madeleine, de ta belle et
-généreuse résolution! Inutile de te dire que, si tu me trouvais à
-Paris, dans l'instruction, une place convenable, je quitterais avec
-bonheur mon pauvre village de l'Ardèche où l'on me fait tant de
-misères. Si je n'étais forte de mon droit et de la pureté de ma
-conduite, je ne pourrais résister à toutes ces petites persécutions.
-</p>
-
-<p>
-«Adieu, benne Madeleine; mon affection peut seule égaler l'admiration
-que j'ai pour toi.
-</p>
-
-<p>
-«Dis à la mère et à mes sœurs que je ne vis que pour elles, et
-qu'il me tarde bien de leur témoigner autrement que par des paroles le
-dévouement de mon cœur.
-</p>
-
-<p style="margin-left: 60%;">«AMÉLIE BORDIER.»</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-Le lendemain Madeleine et Claudine partirent pour Paris.
-</p>
-
-<p>
-Huit jours après leur arrivée, Madeleine était installée chez Mme
-Daubré comme institutrice de Jeanne, et Claudine, dans une petite
-chambre d'un pauvre garni de la rue de Venise.
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<div class="footnote">
-
-<p class="noindent"><a name="Footnote_11_1" id="Footnote_11_1"></a><a href="#FNanchor_11_1"><span class="label">[11]</span></a>Nom populaire à Lyon pour désigner les enfants.</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p class="noindent"><a name="Footnote_12_1" id="Footnote_12_1"></a><a href="#FNanchor_12_1"><span class="label">[12]</span></a>Chez un grand nombre de familles, dit M. de Watteville dans
-son rapport général sur la situation du paupérisme, la mendicité est
-considérée comme une profession, et l'état d'indigent est
-héréditaire.</p></div>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XIV">XIV</a></h4>
-
-<p>
-Derrière l'église Saint-Merry, parallèlement à la rue de Rivoli,
-s'étend un quartier hideux, dont on ne pourrait soupçonner l'existence
-au centre même du beau Paris. Il y a là un flot de maisons presque en
-ruines, et de rues si étroites qu'une voiture n'y pourrait passer, et
-si sombres que le pavé y est fangeux en toutes saisons.
-</p>
-
-<p>
-Les rues Maubué, du Poirier, Pierre-au-Lard, Brise-miche, Taille-Pain,
-de Venise, Beaubourg, etc., peuvent rivaliser, sous le rapport du
-délabrement et de l'insalubrité, avec les courettes de Lille et les
-parties les plus misérables de la Guillotière.
-</p>
-
-<p>
-Les maisons se pressent les unes contre les autres comme des pauvres qui
-grelottent. Quelques-unes se penchant sur la rue semblent vouloir se
-rejoindre au faîte; d'autres se bombent au milieu comme si elles
-allaient s'éventrer. Aux fenêtres, la plupart dégradées, on voit
-suspendus des langes ou des lambeaux de linge qui s'essorent.
-</p>
-
-<p>
-En bas sont des boutiques sordides où s'étalent les rebuts de la
-consommation parisienne.
-</p>
-
-<p>
-À l'intérieur, les escaliers s'effondrent, les planchers pourrissent.
-Il pleut dans les mansardes; et, dans les charpentes courbées sous le
-poids des tuiles, la bise gémit et tousse comme un phtisique agonisant.
-Les murailles disjointes laissent écouler une sorte d'humidité
-purulente. Les conduits suintent. Les eaux ménagères forment des mares
-putrides dans les cours.
-</p>
-
-<p>
-Il est telle cage de poutres lépreuses et de plâtras infects où l'on
-ne voudrait pas compromettre la santé d'une ménagerie. En comparaison
-de ces affreuses demeures, les hôpitaux sont des résidences de rois.
-</p>
-
-<p>
-Faut-il s'étonner si, dans ces habitations nauséabondes, la fièvre,
-le rachitisme, la phtisie, le typhus, se disputent les malades?
-</p>
-
-<p>
-Et personne ne se plaint! Les malheureux qui habitent ces maisons ne
-sont pas exigeants, quoiqu'ils payent encore fort cher; mais ils
-demeurent là à la nuit, à la semaine, au mois, et, locataires de
-passage, ils ne peuvent imposer leurs réclamations. D'ailleurs, quelque
-dégradées que soient ces maisons, il y a toujours assez de misérables
-qui s'estiment heureux d'y trouver un abri.
-</p>
-
-<p>
-Cependant la commission des logements insalubres surveille ces cloaques
-avec un zèle incessant. Sans doute elle a produit quelques bons
-résultats; elle aura fait fermer quelques caves ou quelques soupentes
-privées de jour; mais elle n'a pas pouvoir d'ordonner la reconstruction
-des maisons, l'élargissement des rues pour y faire circuler l'air et la
-lumière.
-</p>
-
-<p>
-On tourne toujours dans le cercle vicieux de la misère. Peut-être la
-classe laborieuse qui remplit ces bouges, regarde-t-elle comme un plus
-grand mal d'être reléguée au loin que d'habiter un quartier
-insalubre, mais du moins central.
-</p>
-
-<p>
-Vers l'extrémité de la rue de Venise est un hôtel garni où, dit
-l'enseigne, on loue à la nuit ou au mois des chambres meublées
-<i>bourgeoisement.</i>
-</p>
-
-<p>
-Geneviève Gendoux et son amie Fossette habitaient au cinquième de
-pauvres mansardes froides et désolées; et, pour y arriver, il fallait
-gravir un étroit escalier à rampe humide et que des jours de
-souffrance éclairaient d'une lueur fausse. Sur chaque palier six ou
-huit portes pour autant de cellules se pressaient dans un maigre
-corridor. À tous les étages, dans ces trente ou quarante prisons où
-l'air manquait, des vagissements de marmots, des chants mêlés
-d'invectives et de pleurs faisaient tressaillir les frêles cloisons.
-L'âme et les sens étaient également révoltés par ce chaos
-d'existences à la fois cloîtrées et confuses, qui se coudoyaient à
-travers toutes sortes d'émanations putrides.
-</p>
-
-<p>
-Cet hôtel était pourtant l'un des plus luxueux du quartier.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève, à peu près abandonnée par M. de Lomas, s'était
-réfugiée dans ce garni que Fossette habitait depuis quelques mois
-déjà.
-</p>
-
-<p>
-Rien ne rapproche comme l'infortune. Au bout de huit jours, les deux
-jeunes ouvrières s'étaient liées d'une étroite amitié.
-</p>
-
-<p>
-Elles avaient accueilli comme une ancienne connaissance la belle
-Claudine Bordier.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine d'abord, en gravissant ce sombre escalier, avait reculé
-d'horreur. Mais partout ailleurs Claudine ne pouvait obtenir un trou
-sous les combles à moins de douze à quinze francs par mois; et là,
-moyennant huit francs, elle aurait assez d'air pour respirer, assez de
-jour pour travailler. Enfin elle ne serait pas isolée. Elle aurait une
-compagne obligeante qui paraissait honnête et qui promettait de lui
-procurer immédiatement de l'ouvrage.
-</p>
-
-<p>
-D'ailleurs, entre la rue de Venise à Paris et la rue Terraille à Lyon,
-il y avait certes peu de différence.
-</p>
-
-<p>
-Depuis huit jours, Claudine était donc installée dans sa position
-nouvelle. Elle avait obtenu de l'ouvrage du magasin de lingerie qui
-occupait Geneviève. En faisant deux chemises par jour, elle pouvait
-gagner un franc cinquante centimes; mais il fallait travailler depuis
-six heures du matin jusqu'à dix heures du soir, et soigner l'ouvrage,
-ce qui fatiguait les yeux.
-</p>
-
-<p>
-Comme remetteuse, Claudine n'était point habituée à un travail
-très-régulier: aussi l'état de lingère lui parut-il d'abord
-pénible.
-</p>
-
-<p>
-Une femme du monde qui prend une broderie ou un ouvrage de tapisserie,
-et qui brode en causant, à points interrompus, douillettement étendue
-dans un fauteuil, ne peut comprendre combien cette besogne est rude,
-triste et ingrate, pour l'ouvrière qui coud tout le jour, qui coud sans
-relâche. Cette aiguille, qui le matin paraît si légère, devient bien
-pesante à la fin de la journée, et c'est à peine si, le soir, la main
-roidie et gonflée peut la tenir.
-</p>
-
-<p>
-L'ouvrière a la tête lourde, le cou s'endolorit, ses yeux rougissent,
-et, à la longue, l'estomac et la poitrine se resserrent.
-</p>
-
-<p>
-Hélas! souvent c'est la faim qui la pousse, cette aiguille. Si
-seulement elle donnait toujours du pain à la pauvre fille!
-</p>
-
-<p>
-Ce qui soutenait Claudine dans son nouvel état, c'était l'espoir de
-voir bientôt arriver Jaclard. Elle avait écrit pour lui donner son
-adresse, et, comme il ne répondait pas, elle pensait qu'il ne pouvait
-tarder à venir.
-</p>
-
-<p>
-Par une belle journée de mars, elles étaient toutes trois réunies
-dans la chambre de Fossette, la plus spacieuse, et qui avait l'avantage
-de recevoir à midi quelques rayons de soleil.
-</p>
-
-<p>
-Elles travaillaient et causaient.
-</p>
-
-<p>
-Fossette avait la passion des fleurs: c'était son luxe; sa mansarde en
-était pleine. Une humble touffe de primevères s'abritait modestement
-sous un superbe camélia. La jacinthe et la violette mêlaient leurs
-senteurs.
-</p>
-
-<p>
-Ces parfums, ces fraîches corolles, ces trois belles filles, leur babil
-plus allègre que le chant des moineaux francs qui sautillaient sur les
-toits, répandaient dans cette mansarde pauvre et glacée comme une
-chaude lumière, comme un air de fête, un air de printemps.
-</p>
-
-<p>
-Fossette était artiste, elle aimait tout ce qui est vraiment beau. De
-l'artiste elle avait aussi la mobilité, la gaieté, l'insouciance.
-</p>
-
-<p>
-Quelle rieuse que Fossette! Le rire, un rire, franc et mutin, creusait,
-dans ses joues pâlies parle travail et les privations, de gracieuses
-fossettes. Ces fossettes, c'était toute la physionomie de cette
-charmante fille, qui semblait faite uniquement pour le bonheur. Elle
-avait encore une fossette profonde au menton, ce qui est un signe de
-bonté. Et aux coudes comme aux épaules se modelaient aussi de petits
-trous rieurs.
-</p>
-
-<p>
-Voilà donc ce qui avait valu à cette jolie fille le surnom de
-Fossette. D'ailleurs, enfant perdue ou abandonnée, elle se rappelait
-vaguement ses jeunes années, et ignorait son vrai nom.
-</p>
-
-<p>
-Fossette avait vingt ans. Quel avait été son passé? Celui de toutes
-ces pauvres filles jetées sur le pavé de Paris, sans direction, sans
-principes, n'ayant sous les yeux que l'exemple du vice. Bien que son
-existence eût été fort tourmentée, si elle avait souffert, sa gaie
-philosophie l'avait du moins préservée des grandes douleurs.
-</p>
-
-<p>
-Une certaine fierté naturelle et sans doute une triste expérience
-l'avaient aidée à sortir du désordre, et à ne demander qu'à son
-travail le pain de chaque jour.
-</p>
-
-<p>
-Sa beauté n'était pas de celles qui attirent l'attention dans la rue:
-c'était le minois chiffonné, mais un peu terne de la Parisienne. Tout
-le charme de ce visage résidait dans le jeu de la physionomie, dans
-l'expression de ces yeux gris, frangés de cils bruns, et qui
-pétillaient d'une douce malice; dans ce nez coquettement retroussé,
-aux narines moqueuses, et dans ces lèvres d'un rose pâle, aux coins
-relevés, au sourire si fin, si vraiment gai et à la fois si bon.
-</p>
-
-<p>
-Elle était de taille moyenne et elle avait l'allure vive et pimpante de
-la grisette parisienne. Tous ses mouvements avaient une grâce
-naturelle, exempte de prétentions. Coquette et femme de goût, elle
-eût porté la soie, les plumes et le cachemire avec autant de
-distinction qu'une grande dame; mais n'ayant ni robes de soie, ni
-plumes, ni cachemire pour se parer, c'était elle qui parait ses
-chiffons. Toutefois, comme elle ne pouvait se passer de luxe, elle
-s'achetait des fleurs; et souvent pour son dîner elle ne mangeait qu'un
-petit pain d'un sou.
-</p>
-
-<p>
-Un connaisseur, un fin connaisseur, un homme d'esprit, pouvait seul
-apprécier les qualités féminines de Fossette.
-</p>
-
-<p>
-C'était un gracieux tableau que ces trois jolies ouvrières cousant et
-babillant à travers un rayon de soleil.
-</p>
-
-<p>
-Entre elles le contraste était si frappant!
-</p>
-
-<p>
-Geneviève était la blonde fille du Nord, à la figure gravé et douce,
-aux yeux bleus, au regard tendre, avec une magnifique chevelure à
-reflets d'or; elle était grande et frêle, un peu languissante. Depuis
-quelque temps son visage avait perdu sa placidité flamande. Dans ses
-traits amaigris on remarquait une expression inquiète, fiévreuse. Ses
-yeux brillants, d'un bleu plus sombre, souvent se fixaient dans le
-vague. Et son teint, autrefois si pur, offrait en plusieurs endroits des
-marbrures maladives.
-</p>
-
-<p>
-Quant à Claudine, c'était la beauté plastique dans toute sa
-splendeur. Elle était grande et bien développée. Son corps
-présentait des proportions sculpturales.
-</p>
-
-<p>
-De visage, elle ressemblait à Madeleine. Beaucoup, l'eussent jugée
-plus belle. C'étaient ses traits, avec des lignes moins nobles
-peut-être, mais plus correctes. Ils n'étaient pas empreints de cette
-intelligence à la fois puissante et raffinée, qui caractérisait la
-figure originale de Madeleine. Ses yeux noirs exprimaient plus de
-volupté que de profondeur. Son front bas, comme celui des statues
-antiques, était large et bien dessiné. Le front élevé de Madeleine
-appartenait à l'art moderne plus idéalisé. Claudine avait une
-chevelure opulente, mais un peu massive. Le menton, quoique
-très-régulier, était trop matériel.
-</p>
-
-<p>
-Elle avait plus de fierté que de dignité réelle. Son geste et son
-attitude avaient l'abandon des femmes élevées dans un milieu où l'on
-reconnaît, en fait, sinon en principe, la liberté des relations
-amoureuses.
-</p>
-
-<p>
-Toutes trois portaient dans l'amour la différence qui se remarquait
-dans leur organisation.
-</p>
-
-<p>
-Chez Geneviève, ce qui dominait, c'était la tendresse, une tendresse
-un peu romanesque, mais exclusive et dévouée. On devinait que l'amour
-absorberait sa vie.
-</p>
-
-<p>
-Claudine était une méridionale passionnée, impétueuse, révoltée
-contre les entraves.
-</p>
-
-<p>
-Fossette, elle, c'était la femme de la fantaisie; frêle, mais
-nerveuse. Il y avait dans cette mièvre créature des ressorts inouïs;
-soit pour lutter contre un obstacle, soit pour satisfaire un caprice,
-soit pour se consoler des revers de l'amour.
-</p>
-
-<p>
-Que disaient-elles, là, toutes trois? Ce que peuvent dire des jeunes
-filles amoureuses; elles s'entretenaient de leurs amoureux.
-</p>
-
-<p>
-Malgré ses promesses, M. de Lomas n'était pas revenu. Geneviève
-était triste; et, en parlant de lui, des larmes tremblaient au bord de
-ses cils.
-</p>
-
-<p>
-«Voyons, Geneviève, disait Fossette, faites la risette, et plus vite
-que ça. Si tu continues à pleurer ainsi, on ne pourra plus rester dans
-ton voisinage. C'est affreusement contagieux, la tristesse. Et moi, si
-j'étais deux jours sans rire, j'en ferais une maladie. Est-ce qu'on se
-laisse abattre pour un homme qui vous plante là!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous avez raison, appuya Claudine; si Jaclard ne m'aimait plus, je
-l'aurais bientôt oublié. Mais, je crois que je le tuerais d'abord.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Dieu! mesdemoiselles, cria une voix mâle de l'autre côté de la
-cloison, vous bavardez que la langue m'en démange.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Monsieur Robiquet, repartit Fossette, nous vous prions de respecter
-notre intérieur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Puisque vous me refusez de participer à votre aimable conversation,
-dit la voix, je vais chanter.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Accordé, monsieur Robiquet; vous danserez ensuite si le cœur vous en
-dit.»
-</p>
-
-<p>
-Robiquet chanta en fausset:
-</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i2">Pour tant d'amour ne soyez pas ingrate....</span>
-</div></div>
-
-<p>
-«À part mon idole, reprit Fossette, et ce brave Robiquet, tous les
-hommes sont des infâmes, et ils se prétendent honnêtes! Peut-être ne
-tromperaient-ils pas un homme; mais ils trompent une femme sans la
-moindre vergogne, et une femme qui les aime encore! Ils n'ont pas de
-cœur, mais seulement de la gloriole. Ils n'aiment réellement une femme
-que si elle flatte leur vanité. Savez-vous pourquoi ils osent nous
-tromper ainsi? c'est qu'ils savent que nous avons intérêt à nous
-taire, et que nous n'oserons pas révéler leurs infamies. Non seulement
-ils nous trompent, mais encore ils nous exploitent. À quatorze ans, je
-servais un vieil écrivassier qui portait perruque, et qui, sous
-prétexte que la servante de je ne sais quel grand homme écoutait ses
-vers et lui donnait des conseils, me faisait asseoir devant lui pendant
-des heures entières pour me lire ses tragédies. Comme je n'y
-comprenais goutte, il me maltraitait, et, pour me venger, quand il ne me
-regardait pas, je lui tirais la langue. Un jour, il y avait plus de
-quatre heures que je me tenais droite sur une chaise à l'écouter; j'en
-avais des crampes. Tout à coup il me demande: «Eh bien! comment
-trouves-tu cela?&mdash;Quoi cela? Votre frimousse ou votre perruque? L'une
-portant l'autre, je les trouve affreuses.» Il devint furieux et me
-souffleta. Depuis ce moment, je le détestai. Mais je ne savais que
-devenir. Et puis il me promettait toujours de me mener au spectacle
-quand il aurait une pièce représentée; et je désirais tant voir un
-théâtre! Cette pièce ne s'est pas jouée, et jamais ce ladre ne m'a
-conduite au spectacle. Je l'ai quitté pour servir un peintre qui
-faisait des tableaux. Celui-là était plus gai que l'autre; mais comme
-les modèles coûtaient fort cher, il me drapait avec des morceaux
-d'étoffe et me faisait rester des journées entières dans la même
-position. Avec cela, jaloux comme un tigre, quand il sortait, il
-m'enfermait. Toute mon ambition alors était de porter des bottines. Il
-m'en promettait toujours et ne m'en dormait jamais. Les arts ne m'ayant
-pas réussi, je me jetai dans, le populaire. Je me disais: «C'est là
-seulement que je trouverai du cœur, de la franche et bonne gaieté.»
-J'aimai un serrurier. Ah! j'en ai vu de belles avec celui-là! Il était
-ivrogne et paresseux. Il me battait plus souvent que son enclume, et me
-forçait à travailler pour me voler mon gain et le dépenser au
-cabaret. Voilà donc les hommes! Des hypocrites qui font de belles
-phrases pour séduire les femmes; des brutaux qui les battent quand ils
-les ont séduites: en somme, des égoïstes qui ne songent qu'à
-satisfaire leurs vices. Après le serrurier, je me mis en garni à mon
-compte, jurant de ne plus aimer que les fleurs, et de ne plus habiter
-qu'avec elles.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et ton <i>aristo</i>, cependant? demanda Claudine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je l'aime, c'est vrai, mais je reste libre, c'est convenu. J'ai fait
-serment de ne jamais le revoir s'il entreprenait d'attenter à ma
-liberté.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous ne voulez donc pas vous marier? demanda Claudine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Me marier! mais ce serait bien pis. Se lier pour toujours, autant
-les galères, à perpétuité.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Robiquet est pourtant un brave garçon, fit observer Geneviève.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Sans doute. Mais impossible devine décider. Monsieur Robiquet,
-cria-t-elle de nouveau, assez de musique comme cela! Veuillez maintenant
-montrer à la société votre galant museau.»
-</p>
-
-<p>
-Robiquet ne se fit pas prier. Il entra aussitôt, le sourire sur les
-lèvres; avec l'air gracieux d'un homme qui veut plaire.
-</p>
-
-<p>
-«Monsieur Robiquet, ne confondez pas. Je vous ai dit de vous montrer;
-mais non pas d'entrer. Mlle Claudine avait oublié que vous avez le nez
-en trompette. Maintenant; merci; monsieur Robiquet, vous pouvez vous
-retirer.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! mais non! on ne met pas comme cela un honnête homme à la porte.
-Tant pis! Vous m'avez appelé; je m'assieds.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous avez tort, monsieur Robiquet; dit Fossette avec un fin sourire.
-Je vais continuer mon histoire, et vous n'y êtes pas flatté. Donc, ma
-chère Claudine, vous avez vu cet excellent Robiquet. Depuis près d'un
-an, il me harcèle pour que je devienne son épouse devant Dieu et
-devant les hommes; comme disait dans ses drames le vieux monsieur à
-perruque. Oui, Robiquet est aussi simple que cela; il s'imagine qu'on se
-marie par complaisance. Monsieur Robiquet, je vais vous apprendre mon
-secret tout entier, et vous satires alors pourquoi je refuse l'honneur
-de m'appeler Mme Robiquet. Depuis que j'ai l'âge de raison, je me suis
-juré à moi-même de ne jamais épouser un instrument de musique.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mes chants vous déplairaient-ils, mademoiselle Fossette? dit
-anxieusement Robiquet.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, c'est votre nez en trompette.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! mademoiselle Fossette, vous regardez mon nez avec des yeux mal
-disposés; car on m'a toujours dit: «Avec ton coquin de nez, Robiquet,
-tu as tout l'air d'un mauvais sujet.»
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comme les nez sont trompeurs! reprit Fossette en riant.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Allons bon! voilà que vous me reprochez ma vertu, à présent?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vraiment, j'ai peur que la présence ici d'un pareil mauvais sujet ne
-nous compromette, monsieur Robiquet.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais qu'avez-vous donc, Geneviève? s'écria Claudine; comme vous
-pâlissez!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi; dit Geneviève qui passa la main sur son front. Oh! ce n'est
-rien, un spasme. C'est fini.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce sera vous, monsieur Robiquet, qui l'aurez bouleversée avec vos
-airs conquérants.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Allons, mademoiselle Fossette, je retourne à mes chapeaux; mais,
-puisque vous êtes si méchante, je ne ferai plus vos commissions.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! une idée, monsieur Robiquet, si vous alliez nous chercher des
-sucres d'orge, cela remettrait Geneviève. Tenez, voilà trois sous.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Gardez votre argent, mademoiselle. Vous me permettrez bien de vous
-faire ce petit cadeau.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous savez, monsieur Robiquet, repartit Fossette en affectant un air
-sévère, que je n'accepte jamais rien des hommes.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Jamais rien! murmura Robiquet en se dirigeant vers la porte. Et ces
-belles fleurs-là que vous apporte tous les huit jours un
-commissionnaire....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comme tu tourmentes ce pauvre garçon, Fossette, dit Geneviève, quand
-Robiquet fut dehors.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si je ne le tourmentais pas un peu, il est si bon, qu'il
-engraisserait.»
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XV">XV</a></h4>
-
-<p>
-«Comment avez-vous fait la connaissance de votre <i>aristo?</i> demanda
-Claudine à Fossette.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Sur la place de la Madeleine, au marché aux fleurs. Je contemplais
-un magnifique pot d'azalées, et j'en demandais le prix.&mdash;C'est trop
-cher pour moi, dis-je avec un soupir. Lui, il était là qui me regardait
-tout surpris, et il me pria d'accepter le pot d'azalées.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Monsieur, lui répondis-je fièrement, comme tout à l'heure à
-Robiquet, je n'accepte jamais rien des hommes.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pourquoi donc, mademoiselle?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Parce que je les méprise.»
-</p>
-
-<p>
-Là-dessus, la conversation s'engagea. Il tenait, disait-il, à me faire
-changer d'opinion, et il me demanda la permission de venir me voir. Je
-la lui accordai. Il me traita non pas comme une ouvrière, mais comme
-une femme de son rang. Je le trouvai original, car il prit la peine de
-me faire la cour. Ce procédé m'est allé au cœur, et je l'aime tout
-de bon. C'est bien réellement mon premier amour. Il y a six mois que
-cela dure. Bon! voilà que moi aussi je deviens triste. Décidément,
-Geneviève, tu engendres la mélancolie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Est-il beau? demanda encore Claudine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, mais il a de l'esprit. Et pas un défaut, c'est-à-dire qu'il
-n'est ni peintre, ni écrivassier, ni ivrogne.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et pas jaloux?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Peut-être le serait-il; mais j'ai posé mes conditions. Nous avons
-passé un contrat sous seing privé. Je vais vous le montrer.»
-</p>
-
-<p>
-Elle alla chercher le papier dans son armoire et lut:
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-«Nous, soussignés, Fossette et Léopold de Barnolf, unis par le
-caprice, ne croyant ni l'un ni l'autre aux amours éternels, et posant
-en principe que l'inconstance est aussi involontaire que l'amour, que le
-cœur se moque des serments aussi bien que de la raison.
-</p>
-
-<p>
-«Arrêtons d'un commun accord ce qui suit:
-</p>
-
-<p>
-«1° Ne jamais jurer de nous aimer toujours;
-</p>
-
-<p>
-«2° Respecter notre liberté mutuelle;
-</p>
-
-<p>
-«3° Éviter toute scène de jalousie;
-</p>
-
-<p>
-«4° Nous abstenir de tout reproche quand la tiédeur viendra;
-</p>
-
-<p>
-«5° Ne jamais habiter ensemble;
-</p>
-
-<p>
-«6° Rompre comme nous nous sommes unis, c'est-à-dire en riant;
-</p>
-
-<p>
-«7° Rester quand même les meilleurs amis du monde.
-</p>
-
-<p>
-«Léopold s'engage en outre à ne jamais offrir d'argent à Fossette,
-et Fossette à ne jamais broder de pantoufles à Léopold.
-</p>
-
-<p style="margin-left: 60%;">«FOSSETTE. LÉOPOLD DE BARNOLF.»</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-«Eh bien! il n'y a que la liberté pour faire durer l'amour. Elle seule
-nous enchaîne. Nous nous cramponnons à notre bonheur, comme si chaque
-jour il allait nous échapper. Il y a des amours, n'est-ce pas? qui s'en
-vont tout de suite; le nôtre augmente au contraire, au point que cela
-m'effraye. Le dernière fois que je l'ai vu, j'étais si émue que je ne
-pouvais plus rire.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Est-il riche? demanda aussi Claudine, que ce roman intéressait
-vivement, et qui commençait, au récit de cette aventure et de cette
-liaison originale, à trouver un peu terne son amour pour Jaclard.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je crois que oui; mais je ne m'en inquiète guère. Je n'ai
-jamais rien accepté de lui que des fleurs. Il m'étonne de mon
-désintéressement. Chez moi, c'est de la rouerie: si j'acceptais ses
-présents, il ne m'estimerait plus, et il m'aimerait moins.»
-</p>
-
-<p>
-Robiquet entrant:
-</p>
-
-<p>
-«Voilà, charmantes tourterelles. Quelqu'un m'a demandé de vos
-nouvelles. Gare à vos cheveux! ajouta-t-il d'une voix sinistre. On a
-essayé de me corrompre pour vous en voler à chacune une mèche.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Qui donc? demandèrent-elles avec une vive curiosité.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je pourrais vous faire languir, mesdemoiselles, et me venger ainsi
-de vos malices; mais Robiquet n'a pas de rancune. C'est.... c'est.... Vous
-croyez que ce sont des amoureux, hein! Eh bien non! c'est le perruquier
-du n° 15. Il a des cheveux à rassortir, une commande importante. Il
-payerait bien.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comprenez-vous, s'écria Fossette, qu'on puisse faire ce métier-là,
-d'acheter les cheveux des pauvres filles pour les mettre sur la tête
-des femmes riches? Nous qui n'avons déjà que nos cheveux pour toute
-parure, la parure du bon Dieu!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je crois que M. Gorju viendra lui-même vous faire visite.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'aimerais autant voir Dumolard en personne, dit Fossette. Celui-là
-du moins rendait service à ces malheureuses en les débarrassant de la
-vie. On défend le trafic des nègres et on permet le commerce des
-cheveux. Des cheveux, n'est-ce pas aussi de la chair humaine? Qu'il
-vienne, votre M. Gorju, c'est moi qui le recevrai!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comme je lui parlais, un homme à museau de fouine, est entré dans sa
-boutique. Il est aussi maigre que Gorju est gras, mais il est encore
-plus laid. Il m'a regardé avec des yeux qui m'ont fait froid dans le
-dos. À eux deux, ils doivent comploter de mauvais coups.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;En effet, monsieur Robiquet, dit Fossette, vous avez l'air tout
-drôle. À moins que ce ne soit ce beau chapeau neuf qui vous donne
-cette singulière physionomie.»
-</p>
-
-<p>
-Le chapeau de Robiquet, trop grand pour sa tête, lui cachait les
-sourcils.
-</p>
-
-<p>
-«Si vous m'aimez, monsieur Robiquet, dit encore Fossette, vous ôterez
-ce chapeau, car vous me feriez croire que Gorju vous a enlevé la peau
-de la tête, comme un sauvage qu'il est, et j'en aurais cette nuit des
-cauchemars.»
-</p>
-
-<p>
-Robiquet posa son chapeau.
-</p>
-
-<p>
-«Qu'est-ce qu'il a donc, ce chapeau? n'est-il pas à la dernière mode,
-et retapé dans le meilleur goût? On nous paye si peu, comme
-tournuriers-retapeurs, que je veux au moins avoir l'étrenne des
-chapeaux que je <i>bichonne.</i> Si cela les fane un peu, tant pis pour le
-fabricant! il gagne assez, lui, en revendant un vieux chapeau tout
-retapé sept, huit, jusqu'à dix francs. Et pour l'ouvrière en
-casquettes, c'est encore pis. Elle est payée à raison de un franc
-cinquante centimes la douzaine pour poser les doublures et les
-visières. On parle de se mettre en grève; mais moi, ça ne me va pas,
-la grève. On s'expose à mourir de faim, et, le plus souvent, c'est
-tout ce qu'on y gagne.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tiens, à propos, dit Fossette, si toutes les femmes se mettaient en
-grève et refusaient de se marier jusqu'à ce que les hommes leur
-fissent de meilleures conditions!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il y aurait toujours, fit observer Claudine, les vieilles et les
-laides qui profiteraient de la grève pour trouver des maris.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et puis les femmes sont trop bêtes, reprit Fossette. Elles ont si
-bien l'habitude d'être exploitées, qu'elles ne s'en aperçoivent
-seulement pas.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce n'est pas vous, du moins, mademoiselle Fossette, qui vous
-laisseriez exploiter, remarqua Robiquet.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi comme les autres, et c'est bien par force. Tenez, monsieur
-Robiquet, vous qui vous plaignez de votre salaire, comptez un peu les
-points qu'il nous faut tirer pour gagner dix-huit sous. L'entrepreneuse
-de lingerie qui nous donne de l'ouvrage est une grande dame à falbalas.
-Elle ne fait pas autre chose que de recevoir ses amants et ses
-pratiques. Y compris la broderie, elle dépense cinq francs pour
-établir une chemise comme celle-ci, et elle la vend douze ou quinze
-francs. Elle se dorlote dans la moire et le salin. Tandis que nous
-autres, à quoi arrivons-nous en restant tout le jour et une partie de
-la nuit courbées sur le travail? à ne pas mourir tout à fait de faim.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il y a au quatrième, juste au-dessous de moi, dit Robiquet, une
-mauvaise tête, un socialiste. Il dit là-dessus bien des choses qui
-paraissent avoir de la raison. Il est cordonnier de son état, et se
-plaint aussi de son salaire. Il a cinq enfants et une femme toujours
-malade à nourrir. Vous pouvez croire qu'ils ne mangent pas toujours à
-leur faim. Ce malheureux a quelquefois des yeux qui font peur: on dirait
-qu'il veut dévorer quelqu'un.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est Brisemur? demanda Fossette.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pauvres gens! Quand je rencontre ces enfants si déguenillés avec
-leurs figures de squelette, j'en ai le cœur serré, et je ne puis pas
-dîner.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ne reçoivent-ils pas des secours de la paroisse et de la mairie?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! qu'est-ce que cela? De temps en temps, pour six, un secours de
-dix francs ou bien quelques bons de pain. Et puis il est fier, Brisemur.
-Quand il faut aller au bureau, il dit à sa femme: «J'aime mieux passer
-deux nuits au travail que de mendier un secours.» C'est sa femme qui y
-va quand elle peut sortir. Ce qui l'ennuie surtout, ce sont certaines
-dames de charité qui se croient obligées de leur donner des conseils,
-et qui veulent mettre le nez dans toutes leurs affaires. Il faut
-entendre aussi comme il arrange tous ces grands blagueurs qui veulent
-faire le bonheur des ouvriers sans les consulter, et qui n'ont pas
-d'autre but que de parader et de poser devant le public. Lui, Brisemur,
-il a une idée magnifique qui rendrait riches tous les ouvriers.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Est-ce que les femmes en sont? demanda Fossette.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, tout le monde.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! parlez, pourvu que ce ne soit pas de la politique.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! il n'est pas question de politique. Il dit tout bonnement qu'il
-faudrait, au lieu de travailler pour un entrepreneur, se réunir, former
-une société, se cotiser pour acheter les outils et les cuirs, avoir un
-agent qui vendrait les produits et empocherait les bénéfices au profit
-de tous les associés.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tiens! mais au fait! dit Fossette, si nous trois, mesdemoiselles,
-nous formions une société?»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève s'était arrêtée de coudre. Elle était fort pâle. Ses
-yeux fixes, qui semblaient agrandis, avaient une expression singulière.
-C'était connue une anxiété, suivie tout aussitôt d'un abattement
-profond.
-</p>
-
-<p>
-«Mon Dieu! Geneviève, qu'as-tu donc? s'écria Fossette.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous souffrez, c'est sûr,» dit à son tour Robiquet tout effrayé.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève ferma les paupières et se renversa sur sa chaise.
-</p>
-
-<p>
-«Je suis perdue! murmura-t-elle; il ne vient pas, lui, il
-m'abandonne!»
-</p>
-
-<p>
-Elle avait entendu un pas rapide dans l'escalier. Depuis quinze jours
-elle attendait vainement Lionel. La veille encore elle lui avait écrit,
-et il ne venait pas. Cette dernière déception achevait de la briser.
-</p>
-
-<p>
-«Elle s'évanouit!» cria Claudine, qui la soutint dans ses bras.
-</p>
-
-<p>
-En effet, elle avait perdu connaissance.
-</p>
-
-<p>
-On la transporta sur le lit:
-</p>
-
-<p>
-«Monsieur Robiquet, courez chercher du vinaigre.»
-</p>
-
-<p>
-Robiquet effaré se précipita dehors. Il faillit se heurter dans le
-corridor avec une dame qui lui demanda si Mlle Claudine Bordier était
-sortie.
-</p>
-
-<p>
-«Non, au fond, la porte à droite,» répondit Robiquet qui poursuivit
-sa course.
-</p>
-
-<p>
-C'était Madeleine qui venait voir sa sœur. Elle la trouva, ainsi que
-Fossette, en grand émoi auprès du lit où reposait Geneviève.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine, qui avait plus de sang-froid que les jeunes ouvrières,
-bassina les tempes de la malade avec de l'eau fraîche et lui frappa
-dans les mains.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève recouvra ses sens. Elle ne remarqua pas d'abord la présence
-de Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-«Que ne m'avez-vous laissée mourir! s'écria-t-elle en fondant en
-larmes! Au moins, je ne souffrirais plus. Me délaisser dans un moment
-pareil! Ô mon père, ma mère, si je vous ai fait souffrir, vous êtes
-bien vengés!»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine interrogeait du regard.
-</p>
-
-<p>
-«C'est son amant qui l'a abandonnée,» lui dit Claudine à voix basse.
-</p>
-
-<p>
-Tout à coup Geneviève se dressa sur son lit.
-</p>
-
-<p>
-«Ah! mais.... c'est ma faute s'il n'est pas venu.... Hier, dans ma
-lettre, j'ai oublié peut-être de lui donner mon adresse. Et je
-l'accusais!»
-</p>
-
-<p>
-Elle riait maintenant d'un rire nerveux qui faisait mal.
-</p>
-
-<p>
-«Je t'en prie, Fossette, écris-lui bien vite, et dis-lui que je vais
-mourir s'il ne vient pas. Tu sais: M. de Lomas, 31, rue Louis-le-Grand.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;M. de Lomas!» s'écria Madeleine stupéfaite.
-</p>
-
-<p>
-Et son visage se couvrit de rougeur; ses sourcils se froncèrent.
-</p>
-
-<p>
-Quel sentiment l'émouvait?
-</p>
-
-<p>
-À cette exclamation, Geneviève regarda Madeleine, et l'ayant reconnue,
-elle retomba sur son lit, honteuse qu'une étrangère eût surpris son
-secret.
-</p>
-
-<p>
-Fossette cherchait une plume et du papier, lorsqu'on entendit des
-sanglots dans l'escalier; Robiquet entra tout essoufflé en rapportant
-du vinaigre.
-</p>
-
-<p>
-«Encore une autre histoire! dit-il; vous entendez bien pleurer? C'est
-la petite danseuse du sixième. Les sergents de ville viennent
-d'arrêter sa mère, parce qu'ils l'ont surprise qui mendiait dans la
-rue Quincampoix.»
-</p>
-
-<p>
-Fossette courut dans l'escalier et fit entrer celle que Robiquet
-appelait la petite danseuse du sixième. C'était presque une enfant;
-elle avait quinze ans à peine. Sa figure brune et pâle rappelait un
-peu le type passionné de la bohémienne. Ses grands yeux noirs, animés
-par l'indignation, avaient une vivacité, un éclat sauvages. Elle
-portait sur sa chevelure épaisse, un peu crépue, une résille de
-chenille rouge.
-</p>
-
-<p>
-Sa taille souple, cambrée, était à la fois énergique et voluptueuse,
-comme celle de ces filles vagabondes, de sang mauresque, dont les
-passions brûlantes n'admettent pas d'entraves.
-</p>
-
-<p>
-Elle s'appelait Christine Ferrandès. Elle était Espagnole par son
-père, mais Française par sa mère.
-</p>
-
-<p>
-«Mon Dieu! mon Dieu! criait-elle, que va devenir grand'mère et la
-<i>poverinette?</i> Ah! c'est la petite, surtout!»
-</p>
-
-<p>
-Cette douleur était si expansive, si vraie, que tous les cœurs
-étaient touchés. Geneviève elle-même oubliait sa propre souffrance,
-et Madeleine avait des larmes plein les yeux.
-</p>
-
-<p>
-Elle questionna Christine sur sa position.
-</p>
-
-<p>
-Dans un récit entrecoupé de sanglots, la petite danseuse raconta
-qu'elles étaient quatre là-haut dans un grenier: une enfant de six
-ans, une aïeule paralytique, elle, qui apprenait à danser, sa mère
-enfin qui était blanchisseuse et qu'un commencement de phtisie
-empêchait de laver pendant l'hiver. Le jour, la pauvre femme cousait
-des chemises de soldat à six sous la pièce, et, vers le soir, en
-effet, elle allait mendier; car son mince salaire ne pouvait suffire à
-nourrir quatre personnes.
-</p>
-
-<p>
-«Elle est si jolie, ma petite Rita! ajouta Christine avec passion. Sa
-mère est morte, et on l'avait mise aux Enfants-Trouvés, dans cette
-grande maison si triste. J'étais allée la voir. Elle demandait
-toujours sa mère; elle se pendait après moi pour me suivre; et je l'ai
-emmenée, la pauvre petite. Sans doute elle n'est pas aussi bien
-nourrie, mais elle a notre amour. Ah! nous l'aimons bien! Si vous
-voyiez, c'est elle qui est toujours la plus belle. Je travaille aussi,
-je fais des bonnets. En passant la nuit, je puis gagner trente sous.
-Là-dessus il faut payer mes leçons de danse; c'est ce qui nous ruine.
-Mais quand je serai célèbre, ajouta-t-elle en se redressant, j'aurai
-beaucoup d'argent et nous serons toutes heureuses. Maman!... Ah!...
-maman!... croyez-vous qu'on me la rendra?»
-</p>
-
-<p>
-Et elle se reprit à sangloter.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine remit à cette enfant son porte-monnaie qui contenait sa
-dernière pièce de vingt francs.
-</p>
-
-<p>
-«Tenez, lui dit-elle, quand voué serez riche, vous me la rendrez.»
-</p>
-
-<p>
-Christine remercia avec, une effusion toute méridionale et courut
-rejoindre sa grand'mère qui ne connaissait pas encore la catastrophe.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine ne pouvait rester davantage, car Mme Daubré l'attendait aux
-Tuileries.
-</p>
-
-<p>
-Robiquet partit derrière elle, portant le message de Geneviève à M.
-de Lomas.
-</p>
-
-<p>
-«Je ne sais pas trop, fit observer Madeleine à Claudine, s'il convient
-que tu restes dans cette société-là?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment, se récria-t-elle surprise. Fossette et Geneviève ont des
-amants, c'est vrai; mais ce sont de très-braves filles; elles ne se
-vendent pas.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ma chère amie, quand on est dans cette voie-là, et qu'on est
-pauvre....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;D'où sors-tu, Madeleine? interrompit Claudine. À Paris comme à
-Lyon, une ouvrière sage est une exception. On ne peut pas demander non
-plus aux ouvrières des grandes villes la même vertu qu'à ces petites
-demoiselles qui n'ont jamais quitté la robe de leurs mamans. L'amour
-n'est-il pas leur seul bonheur?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tu m'effrayes, Claudine, dit Madeleine émue; comment peux-tu excuser
-de pareilles mœurs?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! ne crains rien pour moi. J'ai bien résisté à l'amour de
-Jaclard. Je saurai donc me garder, malgré tous les conseils et tous les
-exemples. Et puis je penserai à toi, à Marie, à notre pauvre mère,
-qui toutes trois auriez tant de chagrin si je me conduisais mal.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine, un peu rassurée, embrassa sa sœur en la suppliant de ne
-jamais manquer à cette bonne résolution. D'ailleurs, dans quelle
-maison placer Claudine où elle n'aurait pas à courir des dangers
-peut-être pires?
-</p>
-
-<p>
-Commée les deux sœurs s'embrassaient justement en face du n° 15, il y
-avait sur la porte du perruquier deux hommes qui les observaient
-attentivement. C'étaient Gorju, le trafiquant de chevelures, et
-Renardet que Madeleine ne connaissait pas, mais qui, lui, la connaissait
-depuis le voyage de Lyon.
-</p>
-
-<p>
-Renardet était l'homme d'affaires du principal propriétaire de la rue
-de Venise. Il venait toucher les loyers. Il était en outre en relations
-suivies et mystérieuses avec Gorju.
-</p>
-
-<p>
-«Comment! elle ici? s'écria-t-il.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! fit Gorju, il y a de jolies filles et de bien beaux cheveux pour
-le moment dans le garni du 37.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je serais curieux d'admirer ces merveilles, monsieur Gorju; mais un
-autre jour, car pour le moment il faut que je sache où se rend cette
-beauté, d'un pied si léger,» dit Renardet avec un rire qui
-découvrait ses dents aiguës, ses dents de carnassier.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XVI">XVI</a></h4>
-
-<p>
-Il était cinq heures. Il y avait foule aux Tuileries. Les rayons dorés
-du soleil couchant se jouaient dans les bourgeons des marronniers. Ils
-se réfractaient en brillants arcs-en-ciel dans la pluie fine des jets
-d'eau et faisaient resplendir les belles toilettes des promeneuses et
-les visages roses des enfants.
-</p>
-
-<p>
-C'étaient une vie, une gaieté, un bruit de caquets, de cris, de rires,
-de voix fraîches et de chants d'oiseaux. Le printemps n'est pas
-seulement le rajeunissement de la nature; il se manifeste aussi en nous
-par un redoublement de vie et par des langueurs, des ivresses, des
-besoins d'aimer, des joies sans cause, des activités sans but.
-</p>
-
-<p>
-C'est la sève qui tressaille, qui monte, qui envahit tous les êtres,
-depuis le brin d'herbe jusqu'à l'homme, depuis le robuste paysan
-jusqu'à l'habitant étiolé des villes.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine chercha des yeux Mme Daubré, et ne la trouva point; mais elle
-vit à sa place le jeune Albert. Il paraissait plongé dans une de ses
-rêveries qui lui étaient habituelles. Il tenait à la main un livre
-qu'il avait laissé tomber sur ses genoux. Ses yeux étaient fixés sur
-le sommet d'un marronnier, que pourtant il ne regardait point. Quand
-Madeleine s'approcha de lui, il tressaillit, et pendant quelques
-secondes il ne put répondre à cette simple question:
-</p>
-
-<p>
-«Où trouverai-je Mme Daubré?»
-</p>
-
-<p>
-Albert avait l'imagination aussi poétique qu'impressionnable.
-Madeleine, enveloppée par la lumière du soleil, lui apparaissait alors
-comme au milieu d'une gloire. Elle avait marché vite. Ses joues
-étaient animées; ses bandeaux soulevés par la course, dessinaient de
-petites ondes autour de son front resplendissant. À travers les longs
-cils de ses paupières à demi fermées par l'éclat du soleil,
-jaillissaient des rayons à la fois doux et pénétrants.
-</p>
-
-<p>
-Depuis huit jours que Madeleine était entrée chez Mme Daubré, Albert
-avait senti grandir la sympathie qu'elle lui avait inspirée lors de
-leur première rencontre chez les Borel.
-</p>
-
-<p>
-«Ma belle-sœur est allée avec Maxime Borel faire une promenade au
-bois, répondit-il enfin. Ils ont emmené Jeanne. Vous êtes donc libre,
-mademoiselle. Je suis venu vous prévenir de ne pas attendre Mme
-Daubré.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Combien je vous remercie, monsieur! fit-elle, réellement touchée de
-cette attention.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! ne me remerciez pas, j'avais envie de sortir; et, vous voyez, je
-lisais mon auteur favori.»
-</p>
-
-<p>
-C'étaient les poésies d'Henri Heine.
-</p>
-
-<p>
-«Je puis donc rentrer,» dit Madeleine, heureuse d'avoir quelques
-heures de liberté; car depuis huit jours elle n'avait pas trouvé un
-moment pour se recueillir et travailler.
-</p>
-
-<p>
-Elle cumulait en effet chez Mme Daubré les emplois de lectrice, de
-demoiselle de compagnie et d'institutrice. Que d'exigences n'avait-elle
-pas, cette coquette désœuvrée et surtout ennuyée!
-</p>
-
-<p>
-«Oh! mademoiselle, rentrer déjà? Voyez, il fait si beau! supplia
-Albert. Votre vie nouvelle paraît vous fatiguer un peu. Je vous trouve
-pâlie, et vous perdez chaque jour de votre gaieté.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est que maintenant, répondit Madeleine avec un sourire forcé, j'ai
-de graves fonctions à remplir; Si je riais comme autrefois, Jeanne
-n'aurait plus de considération pour moi.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Est-ce bien là la vraie cause de votre air sérieux? demanda Albert
-avec une émotion dans la voix. Nous serions bien malheureux si vous ne
-vous plaisiez pas avec nous. Ma belle-sœur vous aime déjà beaucoup,
-et Jeanne aussi!»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine lui répondit avec une gravité triste:
-</p>
-
-<p>
-«Sans doute, monsieur, je regrette Mlle Borel; mais certes je me trouve
-heureuse de ma nouvelle position; je suis très-sensible surtout à
-l'affection que vous me témoignez tous.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine, en prononçant ce petit mensonge bienveillant, avait le cœur
-un peu gros. Elle était loin d'être heureuse chez Mme Daubré, comme
-elle le disait. Cette position subalterne vis-à-vis d'une femme
-capricieuse dont elle ne pouvait estimer le caractère, et qui lui
-était de beaucoup inférieure sous le rapport de l'intelligence, la
-blessait dans son amour-propre aussi bien que dans sa dignité. Et puis
-son esprit sérieux et méditatif ne se prêtait qu'avec de pénibles
-efforts à ces fonctions de surveillante attentive et sévère. Elle ne
-pouvait s'indigner avec conviction des fautes puériles de Jeanne. Elle
-sentait qu'elle remplirait mal ses devoirs d'institutrice.
-</p>
-
-<p>
-Doué d'une excessive délicatesse de cœur, Albert comprit à l'accent
-un peu contraint de Madeleine qu'elle n'était pas tout à fait sincère
-et qu'elle souffrait. Il se tut, car il souffrait aussi.
-</p>
-
-<p>
-Albert s'était levé à l'arrivée de Madeleine, et maintenant ils
-marchaient l'un à côté de l'autre, au milieu d'un massif de
-marronniers.
-</p>
-
-<p>
-«Dans ce moment, reprit-il après un silence, vous paraissez
-péniblement affectée. Peut-être est-ce moi qui vous ai déplu en
-venant à votre rencontre. J'ai été élevé au fond de la Bohème,
-dans un château isolé, entre une vieille tante et un vieux
-précepteur. Je ne sais donc rien des usages français. Dites-moi, je
-vous en prie, que je n'ai commis à votre égard aucune inconvenance.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! monsieur, répondit vivement Madeleine, j'ai toute confiance en
-votre loyauté; et, pour vous le prouver, je ferai avec vous un tour de
-promenade.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine était très-pure et par cela même très-audacieuse. Mlle
-Borel lui avait appris d'ailleurs à ne pas se préoccuper des
-convenances lorsqu'elles gênaient la liberté sans profit pour la
-morale.
-</p>
-
-<p>
-«Je vous remercie, mademoiselle, de cette preuve d'estime, dit Albert
-un peu troublé.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;En effet, je suis triste, reprit Madeleine. Je viens d'assister à
-une scène si pénible et si émouvante, que vraiment j'ai besoin pour me
-remettre de grand air et de distraction.»
-</p>
-
-<p>
-Elle conta avec un accent pénétré et plein de chaleur l'histoire de
-Christine Ferrandès et de la pauvre phtisique qu'on avait arrêtée
-parce qu'elle mendiait.
-</p>
-
-<p>
-«Et vous les croyez en tous points dignes d'intérêt? demanda Albert.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne les connais pas; mais quelle que soit leur conduite, des
-femmes aussi malheureuses sont toujours dignes d'intérêt. L'inconduite en
-pareil cas est la conséquence de la misère.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous avez raison, mademoiselle; et quoique je partage entièrement
-l'avis de Mlle Borel au sujet de l'aumône, cependant, en face de tels
-malheurs, comment rester impassible dans ce système et ne pas les
-secourir! Je ferai donc ce que vous voudrez bien me dicter.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Merci pour elles, dit Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;En ma qualité d'Allemand, je suis un vrai songe-creux. Je crois à la
-métempsycose. J'ai dû être femme dans une précédente existence, et
-j'ai dû souffrir beaucoup; car je ressens les souffrances des femmes
-comme si je les avais éprouvées.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine sourit.
-</p>
-
-<p>
-«Ces réminiscences ne seraient-elles pas plutôt l'effet de
-l'imagination que celui du souvenir?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Peut-être avez-vous raison. Mais c'est là un sujet bien triste. Vous
-restez ici pour vous distraire et je vous entretiens de pensées
-douloureuses. La nature pourtant est si gaie! Comme ce jour est pur et
-ce coucher de soleil resplendissant! L'air est embaumé et il enveloppe
-comme une caresse. On voudrait, n'est-il pas vrai? s'enfuir au fond des
-bois, on se baigner dans la rosée des prés. On éprouve le besoin de
-chanter comme les oiseaux ou encore de faire des vers pour décrire
-toutes ces ivresses, toutes ces splendeurs.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous faites des vers? interrogea Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, répondit le jeune homme en rougissant. Mais c'est un secret;
-car je ne veux les montrer à personne. Je les trouve bien beaux mes vers,
-cependant; mais il me semble qu'aussitôt que je les aurai lus, ils me
-paraîtront affreux. Et puis maintenant, qui s'intéresse à la poésie?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi, dit Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous? Ah! quel bonheur! s'écria Albert avec une naïveté toute
-germanique. Et vous aussi, vous écrivez en vers?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Hélas! j'ai aussi ce défaut!» fit-elle en riant.
-</p>
-
-<p>
-Et puis tout à coup elle devint grave; son œil inspiré s'arrêta fixe
-et profond sur le ciel bleu. Elle soupira; car la poésie était
-maintenant tout son espoir.
-</p>
-
-<p>
-«Je vais peut-être vous faire une proposition indiscrète, reprit
-Albert; mais alors regardez-la comme non avenue. Si vous voulez me lire
-vos vers, je vous lirai les miens.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'y consens, répondit Madeleine en souriant. Puisque nous voilà
-confrères en littérature, nous nous critiquerons mutuellement. D'abord
-je serai franche, je vous en préviens. Tant pis si vos vers sont
-mauvais ou si vous avez de l'amour-propre. Toutefois il faudrait me
-promettre la même sincérité.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Sans doute; mais vous, vous ne pouvez faire que de belles choses. Ce
-soir, ma belle-sœur doit aller au bal; elle m'a prié de l'accompagner.
-J'ai promis avec regret; car je hais ce qu'on appelle le monde; je
-n'aime que la lecture, l'étude, la poésie. Je tâcherai de décider
-Lionel à l'accompagner. Ce soir donc, si vous le voulez bien, nous nous
-réunirons au salon; je vous soumettrai quelques passages de ma
-traduction de Heine, et je vous raconterai mes projets pour l'avenir.
-J'ai de grands projets: je crois qu'il y a une réforme à opérer dans
-l'art comme dans les mœurs, et qu'il faut remplacer notre charlatanisme
-littéraire et notre hypocrisie morale par la vérité et la
-simplicité. La littérature est-elle le miroir des mœurs, ou les
-mœurs sont-elles le reflet de la littérature? L'une et l'autre
-proposition peuvent se soutenir. Mais il est certain que les artistes,
-ces êtres passionnés, à imagination vibrante, arrivent par le
-sentiment, plutôt que les philosophes par la raison pure, aux grandes
-intuitions de l'avenir; car leurs aspirations incessantes vers l'idéal
-leur font concevoir une beauté, une harmonie, une perfection qui
-doivent être la destinée nécessaire de l'homme dans la carrière
-immense du progrès.»
-</p>
-
-<p>
-En parlant, Albert s'animait; Madeleine l'écoutait sérieuse, et
-Renardet, qui n'avait cessé de les observer, se disait avec un sourire
-sardonique:
-</p>
-
-<p>
-«Évidemment ce sont deux amoureux. Voilà bien la vertu des femmes!»
-</p>
-
-<p>
-Lionel les rencontra comme ils rentraient ensemble; il leur jeta un de
-ses regards froids et perspicaces. La joie naïve qui éclatait sur le
-visage d'Albert ne put lui échapper. Il ne s'arrêta pas toutefois à
-les observer, car il avait hâte de se rendre chez Geneviève, dont
-Robiquet venait de lui remettre le message.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XVII">XVII</a></h4>
-
-<p>
-Geneviève reposait encore sur le lit de Fossette. Elle éprouvait une
-si violente anxiété que cette douleur morale absorbait toutes ses
-forces physiques. Viendrait-il? Ne viendrait-il pas? Elle ne donnait
-point, mais elle paraissait assoupie. Le moindre bruit la faisait
-tressaillir et lui serrait le cœur.
-</p>
-
-<p>
-Fossette et Claudine continuaient à travailler silencieusement.
-</p>
-
-<p>
-Robiquet ne précéda M. de Lomas que de quelques minutes.
-</p>
-
-<p>
-Quand Geneviève vit entrer Lionel, elle se souleva, poussa un cri de
-bonheur et lui tendit les bras.
-</p>
-
-<p>
-«Que les femmes sont lâches!» dit Fossette à l'oreille de Claudine,
-comme les deux ouvrières se retiraient par discrétion dans la pièce
-voisine.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève était si reconnaissante de la visite de M. de Lomas,
-qu'elle ne lui adressa pas un reproche, pas un mot amer. C'était de
-joie qu'elle pleurait en serrant les mains de son ami.
-</p>
-
-<p>
-Ces derniers bonheurs d'une union qui se brise sont souvent plus âpres,
-plus véhéments, que les félicités d'un amour à son début.
-</p>
-
-<p>
-«Calmez-vous, mon amie, lui dit Lionel. Comme vous l'avez pensé, sans
-mon étourderie qui m'a fait oublier de vous demander votre adresse, je
-serais venu plus tôt; mais j'ai beaucoup, beaucoup pensé à vous. Je
-me suis même occupé, ne pouvant vous aider de ma bourse, à vous
-trouver une meilleure position.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! que vous êtes bon de songer à moi! Mais ce que je veux de vous
-surtout, c'est votre affection. Qu'ai-je besoin de luxe? Je gagne à peu
-près ma vie. Je ne souffre que de votre oubli, de votre froideur.»
-</p>
-
-<p>
-Elle se remit à pleurer.
-</p>
-
-<p>
-«Voyons! ma Ginevra, tu es une enfant; ne pleure pas. Je ne veux pas
-que ces beaux yeux soient rouges, entends-tu! Ne vois-tu pas que je
-t'aime?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne sais pourquoi, quand je pense à vous, j'ai le cœur serré; et
-puis, je sens, je devine.... j'ai peur.... Il me semble que le bonheur
-m'échappe et que.... je vais rester toute ma vie seule avec le remords,
-avec cette pensée horrible que j'ai torturé le cœur de mes pauvres
-parents qui m'aimaient tant. Ma mère encore me pardonnerait; mais mon
-père?...»
-</p>
-
-<p>
-Elle se souleva sût son coude.
-</p>
-
-<p>
-«Lionel, connaissez-vous Gendoux?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, j'en ai entendu parler, répondit M. de Lomas en baissant les
-yeux et la voix.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je crois qu'il me tuerait et vous aussi, s'il apprenait... s'il
-savait...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! ma chère enfant, on s'habitue à ces douleurs-là.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mon père s'habituer à la honte, jamais!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quand tu auras ici une position lucrative, tu lui écriras que tu as
-quitté Lille, parce que cette vie de travail et de pauvreté sans
-perspective d'amélioration possible t'a rebutée, et que tu es venue
-chercher à Paris une existence plus conforme à tes goûts. Enfin, dans
-quelques mois, tu seras majeure et libre par conséquent. Tes parents ne
-pourront pas s'opposer à tes volontés.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il faudra bien me résoudre à leur donner ce grand chagrin, dit
-Geneviève en soupirant; car je ne puis plus retourner auprès d'eux
-dans la position où je me trouve. Vous me comprenez, Lionel; il y a
-quelque temps j'espérais encore me tromper, mais maintenant je ne puis
-plus douter.»
-</p>
-
-<p>
-Elle fondit en larmes.
-</p>
-
-<p>
-M. de Lomas ne s'attendait pas à une semblable révélation. Et comme
-il n'aimait plus Geneviève, il ne chercha pas beaucoup à dissimuler la
-vive contrariété qu'il en éprouva. Il quitta soudain le ton presque
-tendre et le tutoiement qu'il venait d'employer, et lui adressa quelques
-froides consolations.
-</p>
-
-<p>
-Il savait bien que Geneviève n'aimait que lui. Mais comme tous les
-hommes sans conscience, plus coupables cependant que la femme séduite,
-il voulait douter, afin de rejeter sur Geneviève seule la conséquence
-de leur faute commune. Il pouvait du moins feindre des soupçons qui
-donneraient un prétexte à son abandon.
-</p>
-
-<p>
-«Quel est ce jeune ouvrier, demanda-t-il, qui vient de me remettre
-votre lettre?»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève était si candide dans son amour, que, ne pouvant deviner la
-pensée injurieuse qui traversait l'esprit de M. de Lomas, elle
-répondit naïvement à sa question. Elle attribua son refroidissement
-subit à toute autre cause et regretta presque de lui avoir fait cette
-révélation.
-</p>
-
-<p>
-«Monsieur de Lomas, dit-elle avec dignité, mais avec une émotion
-concentrée, lorsque vous m'avez arrachée à ma famille, vous m'aviez
-laissé entrevoir la possibilité d'un mariage. Je ne vous rappellerai
-pas les subterfuges que vous avez employés pour me séduire. Je vous ai
-pardonné depuis longtemps, parce que je vous aime. Si j'ai pu croire un
-moment que vous m'épouseriez après la mort de votre mère, maintenant
-que j'ai un peu plus d'expérience, j'ai complètement perdu cet espoir.
-Je sais bien qu'un homme de votre classe, de votre éducation, ne
-consentira jamais à épouser une pauvre ouvrière, et à la présenter
-comme son égale dans le monde et dans une famille qui la repousserait.
-Non, tout ce que j'espère, c'est que ce lien vous attachera à moi, que
-vous continuerez à m'aimer, à penser quelquefois au milieu de vos
-plaisirs à la pauvre fille qui vous a donné toute sa vie. Oh! dites,
-promettez-le moi.»
-</p>
-
-<p>
-Lionel prit dans sa main sèche et froide la main fiévreuse que lui
-tendait la jeune fille.
-</p>
-
-<p>
-«Sans doute... sans doute... dit-il avec embarras. Je vous aime, et
-d'ailleurs je vous le prouverai.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! Lionel, reprit Geneviève un peu rassurée, quand je pense que je
-vais avoir un enfant qui sera le vôtre aussi, j'oublie tout mon
-malheur... j'oublie la honte, et je l'aime déjà, cet enfant qui vous
-ressemblera. Vraiment, je crois que je vous en aime aussi davantage.»
-</p>
-
-<p>
-L'accent plaintif dont elle prononça ces tendres paroles, son regard
-ému, voilé par les larmes, la rendaient si touchante et si séduisante
-même que Lionel eût pu en être attendri; mais il était alors trop
-préoccupé de chercher une combinaison qui lui permît de se
-débarrasser de Geneviève avec honneur.
-</p>
-
-<p>
-«Je suis bien sensible, mon enfant, dit-il, à votre affection. Il faut
-songer à vous créer une position; et c'est à quoi je vais mettre tous
-mes soins.»
-</p>
-
-<p>
-Il était si éloigné de penser à un mariage qu'il ne s'excusa pas
-même auprès de Geneviève de manquer à ses promesses.
-</p>
-
-<p>
-«Une dame, une amie de ma sœur, poursuivit-il, à qui j'ai parlé de
-votre position comme ouvrière, m'a promis de s'occuper de vous. En
-attendant, elle vous a recommandé à sa couturière, qui vous donnera
-du travail et qui vous procurera une chambre dans sa maison même. C'est
-un grand atelier et une couturière en vogue. Vous y apprendrez cet
-état qui, à Paris, avec des protections, peut devenir très-lucratif.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quitter mes amies, s'écria Geneviève, Fossette qui est si bonne pour
-moi?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il le faut, mon enfant; d'ailleurs Mme Thomassin demeure rue
-Neuve-Saint-Augustin, tout à côté de la rue Louis-le-Grand. Nous
-pourrons ainsi nous voir plus souvent.»
-</p>
-
-<p>
-Ce dernier argument décida Geneviève.
-</p>
-
-<p>
-«Je vais vous donner l'adresse en question, ajouta Lionel; vous pourrez
-vous y présenter de la part de Mme de Courcy.
-</p>
-
-<p>
-Apercevant sur la table l'encrier et la plume dont Fossette s'était
-servie, il s'en approcha pour écrire cette adresse.
-</p>
-
-<p>
-Il n'y avait qu'une feuille de papier, mais elle était écrite au
-verso.
-</p>
-
-<p>
-Lionel y jeta les yeux et lut avec un vif étonnement.
-</p>
-
-<p>
-C'était le contrat de Fossette et de M. de Barnolf.
-</p>
-
-<p>
-Il posa le papier sans rien témoigner de sa surprise.
-</p>
-
-<p>
-«Mlle Fossette a-t-elle aussi un amant? demanda Lionel.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, un monsieur fort riche qui l'adore. Mais c'est une singulière
-fille, cette Fossette, et très-honnête, quoiqu'elle soit très-pauvre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ils se voient souvent?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tous les jeudis.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ces belles fleurs que vous voyez sont les seuls cadeaux qu'elle lui
-permette.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il ne vient jamais la voir?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Jamais.»
-</p>
-
-<p>
-Voilà donc ce secret qui intrigue si fort Lucrèce, pensa Lionel.
-</p>
-
-<p>
-Il ajouta tout haut:
-</p>
-
-<p>
-«Votre amie est vraiment une étrange créature. Depuis quand la
-connaissez-vous?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Depuis que je suis ici, c'est-à-dire depuis un mois... mais je
-l'aime, comme si nous nous étions toujours connues. Oh! vraiment,
-Lionel, si vous pouviez aussi vous intéresser à elle et lui obtenir de
-l'ouvrage chez la couturière de Mme de Courcy...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est possible, nous verrons cela.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle est très-bonne ouvrière. Elle a quelque instruction et surtout
-beaucoup de goût. Elle sait s'habiller gentiment avec des loques.
-L'état de fleuriste lui plairait mieux que la couture et la
-passementerie; car elle est passementière; mais elle n'a pas d'avances
-pour faire un apprentissage. Enfin, Lionel, je vous en prie, pensez à
-elle aussi; car j'aurais un très-grand chagrin de m'en séparer.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vous promets d'en parler, répondit Lionel. Vous irez donc demain
-sans faute chez Mme Thomassin.»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève promit.
-</p>
-
-<p>
-«Lucrèce sera contente de moi, pensa Lionel en descendant l'humide et
-sombre escalier du n° 37. Dire que des êtres humains vivent
-là-dedans! Pouah!»
-</p>
-
-<p>
-Et il s'éloigna en fredonnant un air d'opéra.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XVIII">XVIII</a></h4>
-
-<p>
-Lucrèce de Courcy, nous l'avons vu, était une courtisane de la haute
-école, la courtisane prévoyante de la seconde moitié du dix-neuvième
-siècle. Ce n'était pas seulement une femme, belle, spirituelle,
-entraînante; c'était surtout un homme d'affaires.
-</p>
-
-<p>
-Elle voyait s'approcher le moment où elle devrait renoncer à la vie
-qu'elle s'était faite; et comme elle ne voulait se retirer du monde
-qu'avec une fortune considérable, elle jouait à la bourse et plaçait
-son argent à très-gros intérêts.
-</p>
-
-<p>
-Renardet était son factotum; mais elle n'exerçait l'usure qu'avec une
-extrême circonspection.
-</p>
-
-<p>
-Du reste, dans ce milieu de désordre et de luxueuse galanterie, il lui
-était facile d'épier le moment où un fils de famille commence à
-descendre la pente de la ruine et peut encore présenter des garanties.
-Elle lui offrait alors de le mettre en relations soit avec Renardet,
-soit avec Pinsard, dont elle se servait comme prête-nom, ce même
-Pinsard, dont la femme était, rue Saint-Roch, marchande à la toilette.
-</p>
-
-<p>
-Il était onze heures du matin. La belle Lucrèce était encore au lit.
-Sa chambre à coucher, fraîche et coquette comme celle d'une jeune
-mariée, avait des tentures de soie rose recouvertes de guipure; mais
-peut-être ces draperies aux reflets suaves faisaient-elles un peu trop
-deviner la femme déjà mûre qui s'entoure de couleurs tendres pour se
-donner un air de jeunesse.
-</p>
-
-<p>
-La beauté de Lucrèce avait encore assez d'éclat pour légitimer cette
-prétention. Grâce à un demi-jour habilement ménagé, elle pouvait
-assez bien faire illusion. Cette lumière rosée répandait des teintes
-exquises sur son visage d'une pâleur mate, et atténuait les lignes qui
-commençaient à s'accentuer avec trop de vigueur.
-</p>
-
-<p>
-La fine dentelle qui encadrait, son ovale, dissimulait des tempes un peu
-évidées, et les contours déjà massifs du menton. Elle tenait hors du
-lit ses bras et ses épaules encore admirables comme lignes et comme
-modelés. Ses yeux à demi clos, exercés aux séductions, brillants
-d'un certain feu de jeunesse, exprimaient en même temps une voluptueuse
-langueur.
-</p>
-
-<p>
-À voir cette pose, ces teintes, ces ombres et ces reflets artistement
-étudiés, on eût dit une femme entièrement occupée de plaire. Qui
-eût supposé que cette créature si féminine, si coquettement
-enveloppée de ces frais nuages de soie et de dentelles, cachait, sous
-des apparences aussi gracieuses, une ambition effrénée, une rapacité
-d'oiseau de proie, une corruption, une sécheresse de cœur enfin qu'on
-ne rencontre guère que chez ces femmes habituées à simuler tous les
-sentiments et à exploiter l'amour!
-</p>
-
-<p>
-Un homme, aussi répulsif que Lucrèce était attrayante, se tenait
-assis devant elle. C'était Renardet qui faisait tache dans ce luxe avec
-son petit habit râpé à manches collantes et ses souliers à clous.
-</p>
-
-<p>
-«Décidément, Renardet, disait Lucrèce, je vous proclame un homme de
-génie. Vous êtes certainement un des produits les plus remarquables de
-notre civilisation en décadence.»
-</p>
-
-<p>
-Renardet, qui commençait à s'incliner, coupa à ce dernier mot son
-salut par le milieu.
-</p>
-
-<p>
-Il se contenta de sourire aussi agréablement que le lui permettaient
-ses lèvres plates et ses dents pointues.
-</p>
-
-<p>
-«Ne vous offensez pas, car, moi aussi, je m'intitule hautement la
-dernière Française de la décadence. Il n'y a plus de Françaises
-aujourd'hui, mon pauvre Renardet; on ne voit que de petites
-écervelées, sans esprit, sans grâce. Il n'y a plus que des jockeys
-mâles et femelles qui mènent l'amour à coups de cravache et ne
-comprennent rien à la galanterie. À l'heure qu'il est, je fais type.
-Et dire que cette Beausire.... Mais laissons cela et parlons d'affaires.
-Je disais donc que vous êtes un homme de génie. Oui, vous seul savez
-trouver de semblables combinaisons; vous feriez un héros de drame.
-Parole d'honneur! c'est du haut comique. Devenir l'homme d'affaires,
-l'homme de confiance de celui que vous avez pour mission délicate de
-conduire à la ruine, c'est très-fort. Je m'avoue vaincue: je n'aurais
-pas trouvé celle-là. Vous croyez donc qu'il n'aurait pas renouvelé
-les cent quatre-vingt mille francs pour deux cent cinquante mille, comme
-je l'espérais.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, il aurait trouvé facilement à Lyon au 15 pour 100 les cent
-quatre-vingt mille francs qu'il vous doit; car il venait de dire à la
-petite femme qui l'accompagnait que son père avait plus de huit
-millions de fortune. Enfin, à mon arrivée à Lyon, j'ai pris des
-informations. Elles sont des plus rassurantes. La maison Borel est
-bâtie sur le roc; elle fait des affaires colossales avec tous les pays,
-et il faudrait des faillites dans tous les coins du monde pour ébranler
-son crédit. Le chiffre exact de sa fortune n'est pas connu; mais
-certainement il dépasse huit millions. En Amérique seulement, ils
-exportent pour plusieurs millions chaque année; ils occupent, tant à
-Lyon que dans la banlieue, près de trois mille métiers à velours et
-à soierie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais enfin, avez-vous vérifié par vous-même, visité leur fabrique?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, selon vos recommandations, j'ai voulu voir par mes yeux, et,
-sous un prétexte, j'ai pénétré dans les bureaux. Toutes les fabriques de
-soieries sont concentrées dans le quartier des Terreaux; et à voir ces
-rues si calmes, on ne pourrait soupçonner que là s'est réfugiée
-toute l'activité commerciale de Lyon. J'ai été stupéfait en entrant
-dans la fabrique des Borel. Je croyais trouver de vastes bureaux, un
-personnel considérable, tout cet appareil dispendieux que supposent
-d'aussi vastes affaires. Mais non; seulement quelques commis silencieux
-qui montrent des échantillons; quelques caissiers chargés de la
-correspondance, un atelier de dessin où travaillent en causant une
-dizaine de dessinateurs, voilà ce que présente aux regards la
-puissante maison Borel. J'ai visité d'autres grandes fabriques, et
-c'est partout de même.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais alors vous êtes sûr?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;La maison Borel est connue à Lyon comme l'est ici la maison
-Rothschild. Si vous avez un million, vous pouvez le placer en toute
-sécurité entre les mains de M. Maxime Borel. Au vingt, c'est déjà
-assez gentil.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je n'ai pas tout de suite deux cent soixante-dix mille francs qu'il
-doit à ses autres créanciers; mais j'ai donné ordre à mon agent de
-change de vendre mes Saragosse dès que la plus petite hausse se
-produira. D'ailleurs, puisque c'est moi qui, sous un nom supposé, le
-poursuis, je saurai me faire attendre. Assurez-le que dans quelques
-jours vous lui présenterez les quittances de tous ses créanciers.
-N'a-t-il pas besoin aussi de quelque argent de poche?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, il m'a demandé de lui trouver en outre soixante mille francs
-aux mêmes conditions.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Une idée! s'écria Mme de Courcy, si je lui vendais pour trois cent
-mille francs mon petit hôtel de la rue Blanche? Il m'en a coûté cent
-cinquante mille; ce serait une bonne affaire, car il n'est loué que dix
-mille francs. Il faut que nous lui trouvions une femme qui ait envie de
-cet hôtel. Décidément ce jeune homme m'intéresse. Pour le fils d'un
-fabricant de province, il n'a rien de bourgeois. Il a de l'esprit, il
-est artiste, il m'amuse. Je veux contribuer à son bonheur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;En le ruinant, fit Renardet avec son rire satanique.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Bah! quand je le pousserais à dépenser un ou deux millions pour
-jouir dans le bel âge, ne lui en restera-t-il pas toujours assez pour
-grignoter le plaisir quand il n'aura plus de dents? Je veux l'aider à
-se poser sur un grand pied. Je veux en faire un héros de la haute
-fashion. Vous savez que je suis un peu artiste en ce genre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je l'ai toujours dit, fit Renardet avec componction, malgré votre
-réputation de femme d'esprit, vous êtes encore méconnue.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voyons, Renardet, il faut découvrir à ce jeune homme quelque beauté
-capable de produire une vive sensation dans notre monde, ne serait-ce
-que pour faire sécher un peu la Beausire. Non pas seulement de la
-beauté, mais de l'esprit, mais du neuf qui étonne; une production de
-votre invention, quelque chose d'un haut ragoût. Maxime ne peut se
-contenter d'une femme vulgaire. Il a d'ailleurs sa réputation à
-soutenir; il a lancé successivement trois femmes qui ont eu quelque
-célébrité: Colombine, Manon et Pouliche. Lionel m'a dit que Maxime
-était sur le point d'entamer une intrigue avec Mme Daubré. Voilà ce
-qu'il faut empêcher; car Maxime aimant sérieusement une femme honnête
-n'aurait plus besoin d'argent. Eh bien! apercevez-vous une merveille qui
-pourrait le détourner de cet attachement? Cette jeune fille dont vous
-me parliez tout à l'heure et qu'il a rencontrée en wagon...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! affaire de passer le temps en voyage, caprice d'un moment.
-D'ailleurs elle est pourvue, je l'ai rencontrée hier aux Tuileries en
-rendez-vous avec un tout jeune homme qui paraissait fort épris.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Bon! comme je vais intriguer Maxime; sachez-moi le nom du jeune
-homme!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Nous le saurons.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et la position sociale de la jeune fille?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle a été élevée dans la famille Borel qui l'avait recueillie par
-charité. Elle est maintenant institutrice chez Mme Daubré.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! chez Mme Daubré, institutrice? fît Lucrèce, qui resta un moment
-songeuse.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais cette jolie personne, reprit Renardet, a une sœur qui est une
-bien belle créature. C'est une simple ouvrière; c'est un peu massif;
-ce serait à dégrossir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle est à Paris?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, rue de Venise. À propos, j'ai vu hier mon ami Gorju. Il y
-aurait aussi, dans un garni de la même rue, une petite danseuse de quinze
-ans qui a un cachet extraordinaire, paraît-il. Vous savez que ce pleutre de
-Gorju s'y connaît.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quinze ans, dit Lucrèce, c'est trop jeune pour Maxime, qui n'a pas
-le temps de s'amuser à faire l'éducation d'une femme.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il m'a parlé encore d'une petite grisette très-piquante, et d'une
-blonde, une Flamande très-jolie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;La grisette nous irait peut-être. Il faudrait voir cela. Cependant
-cherchez encore. Vous n'avez pas oublié non plus M. de Barnolf.
-Avez-vous pu arriver jusqu'à lui? On le dit dans la gêne. En voilà un
-que j'aurais du plaisir à mettre sur la paille.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je me suis informé. Il reçoit très-exactement sa pension et
-dépense peu. Il a une maîtresse qui ne lui coûte rien.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je sais cela. Il me faut à tout prix le nom de cette femme
-mystérieuse. Voyons, dépistez-moi cela en vrai renard que vous êtes.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si c'est possible, c'est fait; si c'est impossible, cela se fera,
-répondit Renardet en répétant un mot célèbre. Jamais ministre
-fut-il plus désireux que moi de plaire à sa souveraine?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il me semble que vous devenez galant: cela m'inquiète, monsieur
-Renardet. L'amour nuit aux affaires. J'ai idée qu'en secret vous
-sacrifiez aux Grâces.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Euh; euh! on n'est pas tout à fait de bronze. Mais soyez tranquille,
-l'amour ne me fera jamais commettre de sottise.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous m'assurez que M. de Lomas songe à se marier?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Avec l'aînée des demoiselles Borel. Je le tiens de M. Maxime
-lui-même.»
-</p>
-
-<p>
-Lucrèce, loin d'en paraître offensée, eut sur les lèvres un sourire
-de satisfaction.
-</p>
-
-<p>
-Au même instant une femme de chambre annonça M. de Lomas.
-</p>
-
-<p>
-«Vite, Renardet, passez par ici, dit-elle d'une voix basse et rapide,
-en lui désignant une autre issue. Descendez par l'escalier de service
-et sortez par la rue d'Anjou.»
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XIX">XIX</a></h4>
-
-<p>
-Pendant son entretien avec Renardet, Lucrèce avait quitté son attitude
-languissante, mais, lorsque M. de Lomas entra, elle se hâta de
-reprendre une pose de petite maîtresse.
-</p>
-
-<p>
-«Bonjour, cher, dit elle, en laissant tomber nonchalamment sa main
-mignonne et parfumée dans celle de Lionel. Quel heureux événement
-vous amène si matin?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;L'impatience de vous voir ne suffit-elle pas?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Toujours charmant, toujours semblable à vous-même! Ce qui vous
-manque, Lionel, c'est un peu d'imprévu. La passion vraie ne se sert pas
-d'expressions aussi polies, aussi gracieuses. Me trompé-je? Hélas! je
-ne demande qu'à me tromper.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Enfant! vous savez bien ce qu'est pour vous, au fond du cœur, votre
-Lionel. Vous savez bien que vous occupez sans cesse ma pensée; que
-toujours je maudis l'instant qui nous sépare, et que, loin de vous, je
-n'aspire qu'à celui qui doit nous réunir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tiens! s'écria Lucrèce avec un éclat de rire mutin aussi frais que
-celui d'une jeune fille, voilà une musique qui aujourd'hui se trouve
-dans mes cordes. J'ai mal dormi. Je suis éveillée depuis plus d'une
-heure. Devineriez-vous à quoi je rêvais quand vous êtes entré?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce n'était pas à moi, je le crains.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, je le confesse. Je composais une idylle, une églogue, tout ce
-qu'on peut imaginer de plus sentimental, de plus champêtre. Mais je
-m'aperçois que je me meurs de faim. Permettez-moi de manger d'abord,
-car voilà mon chocolat qui attend. Ah! mon ami, que cette vie me
-fatigue! Je rêvais.... comme vous allez rire!... je rêvais de me
-marier vertueusement et de me retirer à la campagne, dans quelque coin
-ignoré de la France. J'achèterais une grande propriété et je ferais
-de l'agriculture. Je me livrerais à l'élevage des races ovine, porcine
-et bovine, à l'engraissage des gallinacés. Car j'ai appris par une
-dure expérience que les bêtes valent mieux que les hommes.
-J'exposerais aux concours régionaux, et je ferais dans ma localité la
-pluie et le beau temps. J'ai toujours eu, vous le savez, des goûts de
-domination, et je pense, comme César, qu'il vaut mieux être le premier
-dans son village que le second à Rome. Enfin je veux quitter le monde
-avant que le monde me quitte. Comme je ne puis plus espérer de régner
-à Paris, je n'aspire maintenant qu'à gouverner une basse-cour et qu'à
-goûter les plaisirs innocents de la campagne.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;En effet, ma chère Lucrèce, un changement aussi imprévu dans vos
-goûts et vos idées m'amuserait, s'il ne m'inquiétait plus encore.
-Auriez-vous eu la fièvre cette nuit? Quelque cauchemar aurait-il jeté
-du noir dans votre esprit? J'aime mieux croire cependant que c'est le
-printemps qui infuse dans votre cœur cet amour des champs et de la
-vertu.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous l'avez dit, de la vertu. J'éprouve le besoin de me rendre utile
-à la société. Je fonderai peut-être un hospice, ou bien je
-deviendrai dame patronnesse d'un bureau de bienfaisance.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;N'avez-vous pas rêvé aussi de couronner des rosières?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il se peut.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et de doter les jeunes filles de bonne conduite, afin qu'elles
-trouvent des maris?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pas encore; mais cela viendra.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Enfin, dit Lionel en riant, il faut expliquer toutes les bizarreries
-des femmes par cet impérieux besoin de changement que je regarde moins
-comme un défaut que comme une richesse de leur nature, et qui les jette
-en un moment d'un extrême à l'autre. Et vous épouseriez?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'avais d'abord pensé à vous, Lionel; mais je crois que nous nous
-connaissons trop. Il faut un peu d'inconnu dans l'amour: car je rêve un
-mariage d'inclination. Je rêve.... vous allez rire encore!... je rêve
-l'amour dans le mariage; je rêve une lune de miel.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais il me semble que ce ne serait pas la première, et que vous en
-pourriez compter un certain nombre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Toutes manquées, mon cher. J'ai été adorée, je n'ai jamais été
-aimée. Ah! c'est bien rare, l'amour! Ne sait pas aimer qui veut.
-L'amour tel que je le conçois est aussi rare que le génie. Il me
-semble que le bonheur suprême se trouve dans cette union complète,
-exclusive, indissoluble, que consacre le mariage. Vrai, je ne voudrais
-pas mourir avant d'avoir été aimée ainsi.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tout ce que vous me dites là est peu flatteur pour moi.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Allons donc! Convenez-en, Lionel, vous êtes trop sceptique pour être
-jamais sérieusement amoureux. L'amour vrai comporte une jeunesse de
-cœur, une sincérité, une naïveté d'impressions et en même temps
-une élévation d'âme, une générosité, qu'on ne peut rencontrer chez
-des gens comme nous, plus ou moins blasés, qui connaissons à fond le
-cœur humain et toutes ses petitesses.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Croyez-vous donc pouvoir trouver le bonheur dans un amour que vous
-vous reconnaissez incapable de partager?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! mon cher, j'étais née tendre, avec des sentiments élevés. Mais
-quel caractère, si fortement trempé qu'il soit, peut résister à ce
-dissolvant, la misère! Maintenant que je suis riche, je me sens encore
-le cœur assez jeune pour lui refaire, par l'amour vrai et
-désintéressé, une virginité.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! ce phénix l'avez-vous déjà rencontré?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je le cherche. Savez-vous que ce jeune Daubré est fort bien?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! ah! fit Lionel avec un sourire contraint. Réaliserait-il votre
-idéal? Pour de la candeur, il en a, je vous en réponds.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quand j'aimerai, je vous le dirai, mon ami. Nous ne devons pas gêner
-nos inclinations. D'ailleurs, pendant trois ans, nous nous sommes
-suffisamment prouvé l'estime que nous avions l'un pour l'autre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Est-ce mon congé que vous me signifiez?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, ne voyez exactement dans mes paroles que ce qu'elles disent;
-n'y cherchez aucune arrière-pensée. Avec vous, je suis d'une simplicité
-antique. Je joue toujours cartes sur table. Je n'ai, certes, aucune
-raison pour vous ménager, puisque je viens d'apprendre que vous m'avez
-trompée pour une ouvrière. Vous voyez que je suis bien informée, et
-que j'y mets de la mansuétude. Je vous pardonne, car on la dit
-très-jolie. Ah! si vous m'aviez fait une infidélité pour une beauté
-médiocre, je me montrerais plus sévère!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous me voyez stupéfait de cette accusation! exclama Lionel qui
-simula fort bien la surprise. Mais je m'explique l'erreur où votre
-espion sera tombé. Ne m'avez-vous pas ordonné d'envoyer chez votre
-couturière la petite blonde que vous avez rencontrée, il y a quinze
-jours, sortant de chez Mme Daubré? Eh bien! j'ai à peu près réussi
-dans ma négociation. Elle se présentera demain chez Mme Thomassin. Je
-vous apporte une autre nouvelle qui vous fera également plaisir: j'ai
-découvert la maîtresse de Barnolf. Me reprocherez-vous encore de
-manquer de zèle?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;La maîtresse de Barnolf! s'écria Lucrèce qui s'était soulevée sur
-son coude pour écouter plus attentivement Lionel. Son nom? où
-demeure-t-elle?»
-</p>
-
-<p>
-M. de Lomas lui raconta tout ce qu'il savait de Fossette.
-</p>
-
-<p>
-«Et vous dites, demanda Mme de Courcy, qu'elle désire entrer aussi
-chez Mme Thomassin?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, pas elle; je ne lui ai pas parlé; mais Geneviève,
-très-probablement, la déciderait. Seulement, avec son amour et ce
-caractère original, peut-être refuserait-elle toute dépendance.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle gagne, dites-vous?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vingt-cinq sous par jour.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! alors elle ne refusera pas. Mme Thomassin lui donnera deux
-francs, quand je devrais même payer de ma bourse. Je veux la voir, lui
-parler, je jugerai alors de quelle manière me venger de ce Barnolf, qui,
-avant-hier encore, appelait mon salon un «infâme tripot.»
-</p>
-
-<p>
-Lucrèce ajouta, comme se parlant à elle-même:
-</p>
-
-<p>
-«Quelque instruction, du goût, de l'esprit, piquante et fantaisiste?
-Cette Fossette plairait peut-être à Maxime. J'y songerai.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Maxime! Et Pouliche?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il a de cette péronnelle par-dessus les yeux. J'ai mes projets sur
-Maxime. Veillez à ce que votre sœur ne les entrave pas. À propos,
-vous venez ce soir. Renardet m'a parlé de votre affaire; elle
-s'arrangera. Ne manquez pas d'amener M. Daubré.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Un rival! repartit Lionel avec un accent jaloux. C'est de l'héroïsme
-que vous me demandez là.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Lionel, dit Mme de Courcy en souriant finement, je connais votre
-projet de mariage avec l'aînée des demoiselles Borel. Je vous promets
-de ne rien faire pour l'entraver.»
-</p>
-
-<p>
-M. de Lomas voulut protester.
-</p>
-
-<p>
-«Oh! mon cher ami, un homme comme vous, exempt de tout préjugé, c'est
-si rare! Et puis réfléchissez-y: nous nous tenons réciproquement par
-la crainte de l'indiscrétion. Nous ne pouvons donc pas nous brouiller.
-Ce que nous avons de mieux à faire, l'amour s'éteignant, c'est de
-rester amis. Servez-moi comme je vous servirai à l'occasion.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi, Lucrèce, je vous aimerai toujours; mais je vous montrerai que
-je sais pratiquer la générosité.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;À propos,... cet Albert Daubré?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Votre futur mari?... fit Lionel en souriant.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;On ne peut pas savoir, répondit Lucrèce... Quel homme est-ce?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est une nature tendre, un peu féminine...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tant mieux! Seuls ces êtres-là savent aimer d'un amour frais, pur,
-exclusif. Mon cher ami, je suis dans mes jours d'expansion, je vous
-ferai toutes mes confidences; je suis altérée de platonisme. Riez
-maintenant à belles dents, si vous voulez!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Décidément vous êtes amoureuse d'Albert, car l'amour seul a pouvoir
-de nous transformer ainsi.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je n'en sais rien, c'est possible.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais alors je vais vous percer le cœur.... Oui, vraiment, j'hésite
-à vous faire cette révélation.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quoi! il aimerait?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je le crois.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Qui?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est une supposition: l'institutrice de ma nièce, Madeleine
-Bordier. Or, l'institutrice de ma nièce, ce sont précisément ces beaux yeux
-noirs que vous avez un jour rencontrés sous ma porte cochère.»
-</p>
-
-<p>
-Lucrèce ferma à demi les paupières; ses lèvres se contractèrent
-avec dépit; elle pâlit légèrement. Se rappelant soudain les
-révélations de Renardet, elle venait de faire ce rapprochement: c'est
-Albert Daubré que Renardet a surpris aux Tuileries avec l'institutrice.
-</p>
-
-<p>
-«Ah!... cette Madeleine est très-jeune? demanda-t-elle?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vingt ans.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous la trouvez belle?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Fort belle.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Spirituelle?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Plus que cela: c'est une intelligence remarquable.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vous permets de lui faire la cour.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je proteste.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je l'exige.»
-</p>
-
-<p>
-Lionel eut un demi-sourire que ne remarqua point Mme de Courcy, et qui
-sans doute signifiait: Je n'ai pas attendu votre permission pour dresser
-mon plan d'attaque.
-</p>
-
-<p>
-«Vous êtes séduisant, Lionel.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous êtes bien bonne, fit-il en s'inclinant
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et puis vous avez peu de scrupules. Lorsque vous voulez plaire, vous
-avez du feu, sans vous départir de votre diplomatie, vous avez à la
-fois de la passion et du calcul. Elle vous aimera, je vous le prédis.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Euh! euh! ces femmes philosophes chez qui la tête domine, c'est de
-la glace.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;De la glace qui fondra sous l'influence de votre magnétisme. Elle
-est artiste aussi; et d'ailleurs, avec ces yeux-là...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est très-pur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais vous l'êtes si peu!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Très-désintéressé.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Parce qu'elle n'a jamais souffert.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, vrai, je la crois incorruptible. Vous, savez pourtant que je
-n'ai pas trop bonne opinion des femmes. Mlle Borel, qui l'a élevée, est un
-roc de vertu.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui; mais à l'école de votre sœur, qui est coquette....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je crois deviner qu'elle n'a pour ma sœur ni admiration, ni
-sympathie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle a donc beaucoup de préjugés?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle a plutôt de la fierté.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Peuh! laissez donc! elle est fière, donc elle a conscience de sa
-valeur. Elle aura peine à supporter cette demi-servitude. Comme
-artiste, elle doit aimer le luxe. Elle se fatiguera de sa pauvreté.
-Libre et entourée de séductions de toutes sortes, comment voulez-vous
-qu'elle résiste? Elle tombera, c'est dans la force des choses.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle a reçu une éducation à l'américaine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Raison de plus.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, car elle pense que les femmes doivent se créer une position
-indépendante par le travail.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est bon en théorie; mais, dans la pratique, c'est impossible.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Enfin elle base sa morale, non pas sur des dogmes ou des principes
-sujets à controverse, mais sur la dignité pure.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! oh! il est des accommodements avec toutes les morales comme avec
-le ciel. Et puis, quand le cœur parle, la raison se tait. Dites-moi
-donc, Lionel, ajouta Lucrèce en attachant sur lui un regard scrutateur,
-il me semble que vous connaissez déjà beaucoup Mlle Madeleine, et
-qu'elle vous rend bien pusillanime, tout Don Juan que vous êtes. En
-seriez-vous amoureux?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah çà! vous me croyez donc amoureux des onze mille vierges?
-répliqua-t-il avec un rire forcé.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Au surplus, ce que je veux, reprit coquettement la courtisane, ce
-n'est point que vous me fassiez une infidélité sérieuse.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Alors j'essayerai pour vous obéir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il faut d'abord réussir à la compromettre gravement aux yeux de
-votre sœur et d'Albert; ensuite nous verrons,» ajouta-t-elle en
-mettant un doigt sur ses lèvres, comme pour souligner ses paroles.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XX">XX</a></h4>
-
-<p>
-Mlle Borel, depuis que Madeleine l'avait quittée, s'occupait de ses
-préparatifs de départ. Son frère avait essayé vainement de la
-retenir. Croyant à la fusion inévitable des peuples, et plaçant
-l'amour universel au-dessus du nationalisme, elle pensait qu'une œuvre
-sociale ne peut être vraiment grande et généreuse que si elle
-embrasse tous les pays du globe. Elle avait toujours critiqué ce
-travers qu'ont les Français de se renfermer dans la contemplation
-d'eux-mêmes, sans tenir compte de l'expérience des autres peuples.
-Afin de ne pas tomber dans ce ridicule qu'elle déplorait, elle voulut
-voir par elle-même, profiter des progrès accomplis, et juger ceux
-qu'il serait possible d'accomplir encore.
-</p>
-
-<p>
-Sans doute le sort de la Française l'intéressait plus vivement que
-celui de l'Indienne; car la vivacité des sensations, l'intensité de la
-souffrance sont en raison directe du développement de l'être, de son
-raffinement moral et nerveux. Certes, une femme primitive, fortement
-musclée, ne souffre pas comme une petite maîtresse étiolée au
-physique, à l'imagination impressionnable; et, parmi les ouvrières la
-robuste campagnarde est moins à plaindre que la citadine, toujours un
-peu maladive.
-</p>
-
-<p>
-Enfin, si Mlle Borel avait quelques prédilections pour la Française,
-c'était que le peuple français, nonobstant sa réputation de
-galanterie, est, en réalité, un des moins libéraux envers la femme.
-Après la société musulmane, la société française est peut-être
-celle qui lui accorde le moins de garanties, la traitant, comme on l'a
-dit, «en mineure pour ses biens, et en majeure pour ses fautes.»
-N'est-ce pas aussi en France, dans un synode catholique siégeant à
-Mâcon, que s'agita cette incroyable question: «La femme a-t-elle une
-âme?» Tel était alors le libéralisme français et chrétien envers
-les femmes. Depuis lors a-t-il fait beaucoup de progrès? Le moyen âge
-du moins entourait la femme de vénération et lui adressait un culte.
-Aujourd'hui les restrictions à sa liberté sont les mêmes, et le
-respect n'existe plus.
-</p>
-
-<p>
-Mlle Borel rêvait l'anéantissement des préjugés locaux, des morales
-contradictoires, des croyances ennemies, par la science et par un
-sentiment élevé de la dignité humaine et de la justice. Elle voulait
-apporter sa pierre à ce vaste édifice qui sera l'œuvre des siècles;
-elle voulait mettre en présence, à propos de la femme, cette dernière
-esclave de nos sociétés modernes, les coutumes despotiques, les
-opinions empreintes encore de barbarie que l'habitude nous empêche
-d'apercevoir chez nous, mais qui nous révoltent chez notre voisin.
-</p>
-
-<p>
-Son livre était surtout adressé aux femmes. Son but était de les
-instruire de leurs droits, de les relier entre elles, ces martyres de
-toutes les nations. Ce qu'elle entreprendrait surtout, ce serait
-l'histoire de la prolétaire dans tous les pays, l'histoire de la
-majorité enfin. Tel était l'objet de ses études et le motif de ce
-grand voyage auquel elle comptait consacrer plusieurs années.
-</p>
-
-<p>
-Aucune affection personnelle, pas plus son frère que Madeleine, ne
-pouvait la retenir; et d'ailleurs Madeleine paraissait satisfaite de sa
-position chez Mme Daubré. Mlle Borel était donc sans inquiétude de ce
-côté.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine en effet, par délicatesse, lui avait dissimulé les dégoûts
-de sa nouvelle position. Certes Mme Daubré était pour elle remplie
-d'égards, elle lui parlait en amie plutôt qu'en supérieure.
-</p>
-
-<p>
-Ainsi elle lui disait avec sa voix la plus mielleuse:
-</p>
-
-<p>
-«Ma chère Madeleine, n'êtes-vous pas fatiguée? serait-ce abuser de
-votre obligeance que de vous prier de me lire quelques chapitres de ce
-roman que j'ai commencé hier?»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine ne pouvait refuser; et pendant plusieurs heures qu'elle eût
-pu consacrer à son travail, elle s'appliquait à lire un mauvais livre,
-dépourvu pour elle de tout intérêt.
-</p>
-
-<p>
-Ou bien encore:
-</p>
-
-<p>
-«Madeleine, un peu de musique, s'il vous plaît. Cela me calmerait les
-nerfs que j'ai très-malades.»
-</p>
-
-<p>
-Et Madeleine obéissait.
-</p>
-
-<p>
-Ou:
-</p>
-
-<p>
-«Si je ne craignais vraiment de vous ennuyer beaucoup, je vous prierais
-en grâce d'emmener les babies aux Tuileries avec Jeanne; car leur bonne
-est en course: il serait vraiment cruel de les priver de ce beau
-soleil.»
-</p>
-
-<p>
-Et Madeleine, convertie en bonne d'enfants, emmenait les babies.
-</p>
-
-<p>
-Une autre fois, il lui fallait habiller Jeanne. Et puis que de caprices
-à satisfaire! Jeanne était une enfant gâtée. Si l'institutrice se
-refusât à tourner la corde, à lui montrer les gravures, à jouer à
-cache-cache, c'étaient des cris, des trépignements qui donnaient la
-migraine à Mme Daubré.
-</p>
-
-<p>
-Toutefois les exigences de Jeanne étaient loin d'égaler les volontés
-fantasques qui passaient parfois dans l'esprit de cette coquette
-désoeuvrée.
-</p>
-
-<p>
-Si Maxime n'arrivait pas à l'heure, que d'impatiences comprimées à
-demi, que de brusques réprimandes faites à l'écolière, mais qui
-s'adressaient en réalité à l'institutrice! Madeleine souffrait dans
-son amour-propre et dans sa dignité.
-</p>
-
-<p>
-Cependant sa situation chez Mme Daubré offrait d'autres inconvénients
-plus graves. Albert avait pour elle des attentions, des prévenances
-exquises; mais ces témoignages naïfs d'un amour naissant
-embarrassaient Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-Quant à M. de Lomas, sa conduite envers elle l'inquiétait plus encore:
-si, devant le monde, il lui montrait une froideur affectée; lorsqu'ils
-se rencontraient seuls, il attachait sur elle des regards passionnés
-qui la faisaient rougir. Il lui inspirait plus que de l'antipathie, plus
-que du mépris, une sorte d'effroi. Elle pressentait que c'était un
-homme dangereux.
-</p>
-
-<p>
-Toutefois, lorsque les regards de M. de Lomas devenaient trop expressifs
-et trop persistants, elle faisait un effort et levait sur lui ses yeux
-candides, fermes, imposants. Alors c'était au tour de M. de Lomas de
-baisser les siens.
-</p>
-
-<p>
-Le lendemain de son entretien avec Lucrèce, Lionel entra au salon comme
-Madeleine s'y trouvait occupée à remplir de fleurs les vases et les
-jardinières.
-</p>
-
-<p>
-Elle s'acquittait de ce soin avec tant de goût! disait Mme Daubré.
-</p>
-
-<p>
-Ce jour-là, Madeleine était heureuse. La veille, Albert avait réussi
-à se débarrasser des instances de Lionel qui voulait le conduire chez
-Lucrèce, et Mme Daubré avait trouvé un autre <i>patito</i> pour
-l'accompagner au bal. Il avait passé avec Madeleine une soirée
-charmante. Il lui avait lu quelques passages de sa traduction de Heine.
-Ces fragments reproduisaient si heureusement l'esprit tout français et
-la sentimentalité germanique du poëte allemand, que Madeleine lui
-avait chaudement exprimé le plaisir très-réel qu'ils lui causaient.
-À son tour elle avait lu à Albert les passages les plus saillants de
-son œuvre, et obtenu un succès de larmes et d'enthousiasme. Cette
-sympathie artistique lui aiderait à supporter les dégoûts de sa
-situation actuelle et lui donnerait en son talent cette confiance qui
-parfois l'abandonnait.
-</p>
-
-<p>
-Lionel savait par la femme de chambre que Madeleine avait passé toute
-la soirée en tête-à-tête avec Albert. Sa jalousie, ou plutôt son
-émulation,&mdash;car il n'était pas encore assez épris pour être
-jaloux,&mdash;se trouvait, ainsi que sa curiosité, vivement excitée.
-</p>
-
-<p>
-Quand il entra, comme Madeleine répondit froidement à son salut, il
-s'assit près de la table et prit un journal.
-</p>
-
-<p>
-«Il y a courses aujourd'hui, fit-il après un moment de silence. Y
-viendrez-vous, mademoiselle? Maxime fera courir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'irai si Mme Daubré désire que je l'accompagne.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Nous allons ce soir aux Italiens. J'espère que vous serez des
-nôtres.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si Mme Daubré le permet, je préférerais rester; car j'ai beaucoup
-à travailler ce soir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! je gage qu'hier Albert vous aura lu ses élucubrations
-poético-allemandes. Je crains, si vous daignez l'écouter, qu'il
-n'abuse de votre obligeance et ne vous fasse prendre cette maison en
-grippe. Les auteurs manquent de discrétion. Il a la manie
-écrivassière, ce pauvre garçon. Il a toujours Henri Heine à la main,
-et un manuscrit dans sa poche. Est-ce que vous trouvez cela amusant?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;M. Albert m'a lu en effet, hier au soir, quelques-unes de ses
-poésies, répondit gravement Madeleine. Je vous assure qu'elles m'ont
-vivement intéressée.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous vous repentirez de votre indulgence, je vous le prédis.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais alors il pourrait bien également se repentir de la sienne; car
-je lui ai fait subir aussi la lecture de mes propres poésies.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Lionel en riant. Je ne savais pas
-que, vous aussi, vous sacrifiiez aux Muses. Jusqu'alors je n'avais rien
-imaginé de plus comique que deux auteurs se lisant mutuellement leurs
-œuvres, ne s'écoutant ni l'un ni l'autre, où se trouvant
-réciproquement détestables, et ne se cassant pas moins l'encensoir sur
-le nez. «Passe-moi les dragées à la rose, je te passerai les pralines
-à la violette.» Mais lorsque l'un d'eux est une jolie femme, j'avoue
-que je trouve la situation fort attrayante et point du tout grotesque.
-Mademoiselle, si vous voulez m'aider de vos conseils, je renonce au
-monde, je me fais poëte et en outre votre admirateur à la vie, à la
-mort.»
-</p>
-
-<p>
-Ce compliment, fait d'un ton plaisant et gracieux, n'avait rien qui pût
-déplaire à Madeleine. Elle sentait pourtant que, sous cette
-légèreté, M. de Lomas cachait une intention plus sérieuse.
-Toutefois, elle pensa qu'elle aurait mauvaise grâce de paraître
-offensée.
-</p>
-
-<p>
-«Mais, monsieur, répliqua-t-elle gaiement, n'est pas poëte qui veut.
-C'est comme si ce camélia, enviant le parfum de la rose, disait: «Il
-est fort agréable d'être rose; je veux être rose.» J'aurais beau
-vous conseiller; si vous n'êtes pas né poëte, vous ne ferez jamais
-autre chose que de la prose en vers.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est bien décourageant, ce que vous dites là. Moi, je ne partage
-pas votre avis. Je crois que l'être le plus prosaïque devient poëte
-dans certaines situations, et lorsque s'épanouissent certains
-sentiments, certaines passions qui développent en lui l'enthousiasme et
-les aspirations vers l'idéal.»
-</p>
-
-<p>
-Et prenant un ton sérieux, il ajouta:
-</p>
-
-<p>
-«Hier, j'ai passé la journée au bois de Boulogne, non pas dans cette
-partie correctement dessinée qui est le rendez-vous du monde élégant,
-mais dans les endroits les plus sauvages, les moins fréquentés, et
-j'avais un âpre plaisir à aspirer le parfum de la sève, à contempler
-ces frêles bourgeons que baignait amoureusement la lumière du soleil.
-Les gaies chansons des oiseaux, qui autrefois m'étaient insupportables,
-me semblaient maintenant une délicieuse harmonie. Je me sentais ému de
-toutes ces splendeurs, que j'admirais pour la première fois. Et
-cependant mon cœur souffrait.... Ah mais! s'écria-t-il tout à coup en
-changeant de ton, il est temps que je m'arrête, car je m'aperçois que
-je divague. Et moi qui me moquais d'Albert! Non, vous avez raison, je ne
-suis pas né poëte. Mais le camélia ne peut-il du moins, en restant
-dans le voisinage de la rose, s'imprégner de son parfum?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je dirai à M. Albert, reprit Madeleine avec une gravité qui
-voulait être comprise, que vous le comparez à une rose; il en sera
-flatté.»
-</p>
-
-<p>
-Lionel laissa tomber le journal qu'il tenait à la main, et se renversa
-sur son fauteuil, comme s'il venait de recevoir un coup en pleine
-poitrine. Il resta un instant dans cette attitude de découragement. Ses
-yeux fermés le faisaient paraître plus pâle; ses cils dessinaient
-au-dessous des paupières une ombre maladive. Ce visage était empreint
-de fatigue et de chagrin, et la pose semblait si naturelle! Puis
-Madeleine ne soupçonnait pas l'existence de ces comédiens qui se font
-un jeu du sentiment et s'appliquent à le feindre. Et d'ailleurs, pour
-quel motif chercherait-il à la tromper? Dans son inexpérience, elle
-crut que M. de Lomas souffrait réellement. Mais aussitôt elle se
-souvint de Geneviève. Comment osait-il lui laisser entendre qu'il
-désirait lui plaire, puisqu'il aimait cette ouvrière! Cependant, pour
-rompre un silence embarrassant, elle dit fort naturellement:
-</p>
-
-<p>
-«Est-ce Mademoiselle Lucie que fait courir aujourd'hui M. Maxime?»
-</p>
-
-<p>
-Lionel se releva en sursaut.
-</p>
-
-<p>
-«Pardon, mademoiselle, plus rien au monde ne m'intéresse. Je traverse
-une de ces crises qui décident de l'existence. D'un côté, tout est
-clarté, bonheur; de l'autre, c'est la nuit, c'est le désespoir. Que
-m'importe que Maxime fasse courir Mademoiselle Lucie, Trente-un ou
-Majesty!»
-</p>
-
-<p>
-Il débita cette phrase avec une telle correction de jeu, d'attitude, de
-regards, qu'une femme plus expérimentée eût deviné là un rôle
-appris et souvent répété.
-</p>
-
-<p>
-Elle ne savait que répondre à cette étrange confidence, lorsqu'on
-annonça Mlles Borel, Laure et Béatrix.
-</p>
-
-<p>
-Mme Daubré les avait invitées à déjeuner; car elles devaient
-assister ensemble aux courses.
-</p>
-
-<p>
-Laure, avec sa pétulance habituelle, courut se jeter au cou de
-Madeleine et l'embrassa cordialement. Mais Béatrix, la trouvant seule
-avec M. de Lomas, se montra envers elle plus que froide, presque
-dédaigneuse.
-</p>
-
-<p>
-À la vue de Béatrix, Lionel changea soudain d'attitude. Il fut galant,
-empressé, et déploya dans la conversation beaucoup de gaieté et de
-présence d'esprit. Il n'eut plus un seul regard pour Madeleine; mais il
-prodiguait à Béatrix toutes ces délicates prévenances dont les
-femmes et les jeunes filles surtout sont si flattées. Laissait-elle
-tomber un gant, il se précipitait pour le ramasser; il avança un
-coussin pour ses pieds, un guéridon pour feuilleter un livre de
-gravures. Et comme elle admirait les fleurs de la jardinière, il
-dérangea l'harmonie de la corbeille si artistement composée par
-Madeleine, pour lui former un bouquet des plus jolies fleurs et des plus
-parfumées.
-</p>
-
-<p>
-«Évidemment je me suis trompée. Ce n'est pas moi qu'il aime, pensa
-Madeleine, c'est Béatrix. Peut-être voulait-il seulement me gagner à
-sa cause et me disposer à la plaider. Mais Geneviève?»
-</p>
-
-<p>
-Elle demeurait très-perplexe, très-embarrassée de se former une
-opinion sur le compte de M. de Lomas.
-</p>
-
-<p>
-Lorsque Maxime arriva, Mme Daubré n'était pas encore prête.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine ne l'avait pas revu depuis leur rencontre en chemin de fer.
-Pourtant Mme Daubré recevait souvent Maxime; mais, ces jours-là, elle
-envoyait l'institutrice conduire les enfants aux Tuileries.
-</p>
-
-<p>
-Maxime avait réellement dans le caractère un côté chevaleresque. Il
-pardonnait aisément à une femme de repousser son amour. D'ailleurs il
-comptait tant d'autres succès qui rassuraient son amour-propre! Il ne
-comprenait pas qu'un homme eût la prétention de plaire à toutes les
-femmes et s'irritât d'un échec comme d'une injure. Il se reconnaissait
-au contraire des torts vis-à-vis de Madeleine, et il avait à cœur de
-les réparer. Il la salua avec déférence, en implorant du regard son
-pardon.
-</p>
-
-<p>
-Elle lui tendît la main; mais ses yeux troublés n'osèrent se lever
-sur lui.
-</p>
-
-<p>
-Ce jeu muet, quoique très-rapide, ne put échapper aux regards
-intéressés et observateurs de M. de Lomas.
-</p>
-
-<p>
-«Allons! pensa-t-il, ce n'est pas Albert qui est mon rival le plus
-redoutable. Si j'échoue, voilà un nœud tout trouvé pour la petite
-intrigue que Lucrèce m'a si instamment recommandé de mener à bien. Le
-jour où je le désirerai, Madeleine sera congédiée.»
-</p>
-
-<p>
-M. de Lomas, on le voit, n'avait pas la générosité de Maxime. Il ne
-pardonnait pas aisément une blessure faite à sa vanité. Lui aussi
-pourtant, il avait obtenu de nombreuses bonnes fortunes; mais, à
-quarante ans, un échec est beaucoup plus sensible qu'à vingt-cinq.
-</p>
-
-<p>
-À quarante ans, un homme se croit et se sent réellement encore jeune.
-Cependant il a besoin que l'amour même le rassure sur cette jeunesse au
-déclin. Aussi, comme la femme de trente ans, est-il plus passionné,
-plus persistant dans ses tentatives de séduction, et, par cela même,
-plus dangereux.
-</p>
-
-<p>
-Mme Daubré arriva enfin. Elle était éblouissante; mais cette femme
-était une fiction: du rouge aux lèvres et sur les joues, du blanc
-autour des paupières, un nuage de bleu aux tempes, et aux sourcils trop
-blonds un peu d'ombre, lui composaient un visage qui, à vingt pas,
-faisait illusion, mais qui de près ressemblait à une peinture. Des
-cheveux d'emprunt, flottant en boucles par derrière, dissimulaient son
-cou trop maigre. Sa toilette, du reste, était aussi simple que celle de
-Béatrix était chargée: Mme Daubré voulait se rajeunir, Béatrix
-aspirait au contraire à se donner un ou deux ans de plus. Maxime
-déclara la simplicité de Mme Daubré adorable, tandis que M. de Lomas
-s'extasia sur les falbalas de Béatrix. Quant aux femmes, elles
-s'adressèrent réciproquement sur leurs toilettes des compliments
-qu'elles ne pensaient pas.
-</p>
-
-<p>
-«Comment, chères belles, minauda la coquette, voilà huit grands jours
-que je ne vous ai vues! Samedi j'ai passé chez vous espérant vous
-emmener dans ma voiture; vous étiez au sermon.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! pendant la semaine sainte, nous ne sortons que pour aller à
-l'église, dit Béatrix; nous nous mettons en retraite.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, c'était l'habitude au couvent, ajouta Laure; ce n'est pas
-amusant, mais il faut bien gagner le ciel.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Avez-vous assisté aux conférences du père X...? demanda Lionel.
-Elles étaient fort intéressantes; je n'en ai pas manqué une.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et moi donc! reprit Maxime en riant... Tiens! maman n'est pas là.
-C'est inutile de mentir. Comment! mon pauvre diable de Lionel, vous
-seriez déjà ermite à ce point-là? Vous me faites de la peine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mon cher, il faut être jeune, au contraire, pour sentir toute la
-poésie et toute la grandeur du culte catholique.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, en effet, très-jeune ou très-vieux.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous nous scandalisez, monsieur Maxime, fit Mme Daubré avec
-coquetterie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce père X..., reprit Lionel, a un esprit si séduisant! Il prêche
-dans une petite chapelle de la rue de Provence. Les femmes du monde y
-affluent. Tenez, comment trouvez-vous cela? Peut-on démontrer par une
-comparaison plus juste, plus attrayante, la nécessité de prier
-beaucoup, de prier toujours? Il disait: «Quelques esprits sceptiques
-tournent en ridicule nos plus saintes pratiques, celle du rosaire, par
-exemple, où 180 fois de suite nous adressons à Marie la même prière.
-Une maîtresse de maison qui donne une soirée se lasse-t-elle jamais de
-s'entendre dire par deux ou trois cents personnes: Madame, votre soirée
-est charmante?»
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! mon cher! qu'il a d'esprit, votre prédicateur! s'écria Maxime
-en riant aux éclats. Il parle de deux ou trois cents personnes
-différentes, très-bien! Mais si ces deux ou trois cents personnes se
-mettaient à dire toutes ensemble deux ou trois cents fois de suite:
-«Madame, votre soirée est charmante, «cela pourrait devenir plus
-assourdissant que flatteur.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine sourit.
-</p>
-
-<p>
-Béatrix prit un air sévère.
-</p>
-
-<p>
-«Maxime, dit-elle, nous ne devons pas permettre devant nous des
-discours qui offensent la religion. Je vous remercie, monsieur de Lomas,
-de nous avoir indiqué cette chapelle; nous irons habituellement y faire
-nos prières, car nous assistons chaque matin à la messe de huit
-heures.»
-</p>
-
-<p>
-M. de Lomas comprit qu'on lui donnait indirectement rendez-vous. Et il
-maudit son zèle religieux, qui allait l'obliger à se lever tous les
-matins à sept heures.
-</p>
-
-<p>
-L'arrivée de M. et de Mme Borel coupa l'entretien.
-</p>
-
-<p>
-M. Borel fut assez affable pour Madeleine. Mais Mme Borel affecta
-vis-à-vis d'elle une réserve un peu dédaigneuse.
-</p>
-
-<p>
-Ce changement d'attitude de la part d'une famille qui l'avait si
-longtemps traitée sur le pied de l'égalité serra péniblement le
-cœur de l'institutrice. Mais elle se dit confiante dans l'avenir, que
-la carrière des arts ou des lettres la soustrairait bientôt à cette
-servitude.
-</p>
-
-<p>
-Pendant le repas, elle fut triste, mais personne autre qu'Albert n'y fit
-attention.
-</p>
-
-<p>
-Aussitôt après le déjeuner, on monta en voiture. Jeanne insista pour
-suivre sa mère. Comme Mme Daubré ne demanda pas à Madeleine si elle
-désirait les accompagner, l'institutrice resta seule, oubliée. Elle
-refoula les larmes qui lui vinrent aux yeux. Pourtant elle se consola
-vite. Elle allait du moins pouvoir se recueillir un moment et travailler
-un peu.
-</p>
-
-<p>
-En passant au salon pour prendre un livre qu'elle y avait oublié, elle
-fut très-surprise d'y trouver M. Albert Daubré.
-</p>
-
-<p>
-«Vous n'êtes pas aux courses? demanda-t-elle avec inquiétude.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, je préfère rester à travailler; et vous-même?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi, répondit-elle froidement, je vais aller voir ma sœur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je n'ose vous demander de vous accompagner, dit Albert tout ému du
-ton de Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;En effet, cela ne se peut pas, monsieur Albert, reprit-elle d'un
-ton plus doux; ce serait tout à fait contraire à nos coutumes françaises,
-et Mme Daubré pourrait le trouver mauvais.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Alors puis-je vous prier de remettre mon aumône à la jeune fille si
-malheureuse dont vous m'avez parlé avant-hier?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Volontiers, dit Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voici deux cents francs; et veuillez lui donner mon adresse, afin
-qu'elle recoure à moi dans les moments difficiles.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine se retira.
-</p>
-
-<p>
-Mais cette courte entrevue n'avait pas échappé à une femme de chambre
-chargée par M. de Lomas de la surveiller.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XXI">XXI</a></h4>
-
-<p>
-Madeleine allait trouver en grand désarroi le cinquième étage du n°
-37 de la rue de Venise.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève était convenue la veille avec Mme Thomassin qu'elle irait
-travailler à l'atelier et s'installait dans sa maison.
-</p>
-
-<p>
-Elle déménageait. Comme elle était souffrante, Fossette faisait la
-malle, et Robiquet regardait tristement plier les robes, envelopper les
-bottines et ranger les bonnets dans un petit carton.
-</p>
-
-<p>
-Fossette ne se décidait pis encore à suivre son amie. Elle préférait
-à l'état de couturière celui de passementière comme plus lucratif.
-Sans doute ce métier subissait, selon les caprices de la mode, de
-fréquents et longs chômages; mais c'était un joli travail qui
-demandait un certain goût. C'était aussi moins monotone que d'aligner
-sans cesse des points sur un morceau de toile. Enfin, quand elle avait
-amassé un petit pécule, elle pouvait rester quelque temps sans rien
-faire, acheter de belles fleurs et de jolis bonnets. Mais la couture
-c'était la vie au jour le jour, sans distraction, sans luxe, sans
-poésie; c'était du pain à manger, et encore pas toujours à sa faim.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève avait reçu dans la matinée une lettre de M. de Lomas qui
-lui faisait espérer l'admission de Fossette, grâce à son instruction,
-comme ouvrière privilégiée chez Mme Thomassin.
-</p>
-
-<p>
-Mais avant d'accepter ces offres avantageuses, Fossette désirait faire
-une tournée chez les fabricants de passementerie qui lui donnaient
-habituellement de l'ouvrage, et, selon leur réponse, elle prendrait un
-parti.
-</p>
-
-<p>
-«Je t'en prie, ma chère Fossette, disait Geneviève, décide-toi. Je
-m'effraye beaucoup d'entrer seule chez cette couturière, qui a des
-façons de grande dame, et de me trouver au milieu d'une vingtaine
-d'ouvrières, habillées comme des princesses, et qui regardaient avec
-mépris ma pauvre robe de mérinos. Avec toi, je serais plus brave. Si
-elles se moquaient de nous, tu les remettrais d'un seul mot à leur
-place; tandis que moi, je ne saurai que rougir, ce qui les fera rire
-encore davantage.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! et moi donc! s'écria Robiquet. Si Mlle Fossette part
-aussi, que voulez-vous que je devienne? Tuez-moi tout de suite, ce sera
-plus tôt fait.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est vrai, Geneviève, tu es par trop égoïste. Est-ce que je puis
-abandonner ainsi cet amour de voisin, qui, pour me plaire, change de
-chapeau 365 fois par an, et qui, 365 fois par jour, me serine son grand
-air d'opéra:
-</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i2">Pour tant d'amour ne soyez pas ingrate!</span>
-</div></div>
-
-<p>
-Je suis habituée à cette scie. Je l'aime, cette <i>scie</i>, et je ne
-pourrais plus m'endormir s'il ne me berçait pas avec son grand'air.
-Voyons, ineffable Robiquet (<i>battant la mesure</i>), une, deux, trois.»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève s'efforçait de rire des plaisanteries de Fossette, mais elle
-ne pouvait vaincre sa tristesse.
-</p>
-
-<p>
-«Reste avec nous, dit Fossette.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est cela, mademoiselle, restez avec nous, répéta Robiquet. Mlle
-Fossette m'a volé cette idée-là. Voilà plus d'une heure que je la
-rumine sans oser vous la dire. Vous êtes un peu malade, nous aurons
-bien soin de vous. Il n'y a que les pauvres, voyez-vous, pour s'aimer et
-s'aider entre eux. Là-bas, tout ce beau monde vous laisserait mourir
-sans vous offrir seulement un bol de tisane. Et puis nous sommes si
-malheureux de votre départ!»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève restait rêveuse, indécise; Claudine, Fossette et Robiquet
-insistaient.
-</p>
-
-<p>
-«C'est impossible, mes bons amis, dit-elle enfin. Les personnes qui
-s'intéressent à moi me retireraient leur protection, et.... Je ne puis
-tout vous dire, mais je suis bien à plaindre!»
-</p>
-
-<p>
-Elle continuait à chercher dans tous les coins pour s'assurer qu'elle
-n'oubliait rien, lorsqu'elle découvrit au fond de l'armoire, à demi
-enseveli sous la poussière, son ancien carreau de dentellière.
-</p>
-
-<p>
-Ce carreau lui rappelait sa jeunesse heureuse, pleine de tendresse et de
-rêves dorés. Il lui rappelait les beaux soirs d'été où, assise
-devant la porte, elle répondait, tout en jetant ses fuseaux, aux
-amicales salutations des passants; puis encore les longues veillées
-d'hiver où sa mère cousait à ses côtés, où son père, si grave et
-si bon, lisait en face d'elle et la contemplait avec des yeux pleins
-d'orgueil.
-</p>
-
-<p>
-Il n'était pas jusqu'à cette cave sombre qui ne lui parût pleine de
-soleil, parce qu'alors le bonheur l'habitait, ce bonheur que donnent
-l'affection et la jeunesse. En quelques secondes tous ces tableaux
-passèrent devant ses yeux. À tous ces souvenirs, son cœur se gonfla
-et ses larmes coulèrent abondamment. Ses amis s'empressèrent autour
-d'elle pour la consoler.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine arriva au milieu de ce petit drame, comme Geneviève et
-Robiquet descendaient ensemble la malle et les paquets. Ils étaient
-tous deux arrêtés devant une sombre ouverture pratiquée dans
-l'épaisseur de l'escalier, et qui n'avait ni porte ni fenêtre.
-</p>
-
-<p>
-«Madame Blancheton!» criait Robiquet.
-</p>
-
-<p>
-Mais celle qu'on appelait ainsi ne put répondre tout d'abord. Un accès
-de toux l'empêchait de parler. Quand elle eut cessé de tousser, elle
-avança sa tête à l'ouverture. Et Madeleine, que l'encombrement de
-l'escalier empêchait de passer, vit une de ces figures blafardes,
-malpropres, hideuses, véritables créations de la nuit et de la
-misère.
-</p>
-
-<p>
-«Qu'y a-t-il? fit une voix rauque, éraillée.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Croyez-vous, madame Blancheton, que le maraîcher du n° 16 de la rue
-Maubuée voudra nous prêter votre charrette pour conduire ces effets?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Prêter! Ah bien oui! Il faudra payer, mes enfants. Le père Crochard
-est un gredin d'usurier qui ne prête jamais, mais qui loue fort cher.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Allons toujours voir,» dit Geneviève.
-</p>
-
-<p>
-En se retournant, elle reconnut Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine lui demanda si elle trouverait Claudine en haut.
-</p>
-
-<p>
-«Oui; elle est dans la chambre de Fossette.»
-</p>
-
-<p>
-La mère Blancheton, en apercevant Madeleine, était rentrée dans son
-antre, semblable à un oiseau de nuit qu'eût effrayé la lumière. Elle
-avait pris Madeleine pour une dame de charité. Elle se trouvait là en
-contravention. Le propriétaire du garni ne lui louait ce trou que
-quatre francs par mois; mais il ne fallait pas se laisser surprendre par
-la commission des logements insalubres.
-</p>
-
-<p>
-En passant devant cette ouverture, d'où s'échappait une odeur
-nauséabonde, Madeleine eut le temps de jeter un regard dans ce bouge.
-Un grabat se trouvait à droite du trou, mais on ne pouvait s'y asseoir
-sans toucher la poutre de l'escalier; sur ce lit, on entrevoyait un amas
-de guenilles.
-</p>
-
-<p>
-Quand Madeleine arriva auprès de sa sœur, elle était fort émue, et
-elle demanda ce qu'était cette mère Blancheton.
-</p>
-
-<p>
-«La mère Blancheton, lui dit Fossette, est une malheureuse, qui, toute
-sa vie, a sué au travail et n'a pu faire un sou d'épargne. Elle a
-toujours été dans le guignon; et, comme la pierre va toujours au tas,
-la misère amène toujours la misère. Comment sortir de la pauvreté,
-quand on n'a pas un sou d'avance? On est forcément exploité par celui
-qui a l'argent. Ainsi l'usurier Crochard lui loue sa charrette un franc
-par jour; c'est une infamie; cela lui fait trois cent soixante-cinq
-francs par an pour une charrette qui coûte au plus cinquante francs.
-Comment voulez-vous qu'elle s'en tire, la pauvre femme, après avoir
-tout le jour roulé sa charrette, et tout le jour crié: «Un sou les
-radis! un sou la botte!» ou «Deux sous les oranges! deux sous!» Il ne
-lui reste quelquefois pas cinq sous de bénéfice quand elle a payé
-Crochard.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle n'a donc jamais eu cinquante francs pour acheter une
-charrette?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il n'y a pas longtemps qu'elle fait ce métier-là. Elle avait un
-fils qu'elle destinait à l'état de graveur; elle a dépensé beaucoup
-d'argent pour lui, mais, dès que son apprentissage a été terminé, il
-s'est engagé comme soldat. Elle en a fait une maladie qui l'a retenue
-longtemps à l'hôpital. En sortant de l'hôpital, à moitié guérie,
-elle est venue s'installer ici. Tout le monde a des bontés pour elle.
-Mais au n° 37 de la rue de Venise il n'y a pas de Crésus. Quand elle
-ne peut se lever, je lui porte du lait chaud ou je lui fais de la tisane
-de réglisse. Et encore je me reproche de la soigner, car certainement
-elle serait plus heureuse, comme elle dit, à dix pieds sous terre. Mais
-comment voir cette malheureuse, et l'entendre tousser surtout, sans
-avoir le cœur déchiré? C'est comme les Brisemur: j'ai passé toute la
-nuit à veiller la femme, qui est à l'agonie, au milieu de cinq enfants
-dont le plus jeune a trois mois. Il n'y a pas un sou dans ce pauvre
-ménage. On voudrait être riche; mais pour un qu'on tire de la peine on
-en voit cent à côté qui meurent, non pas de faim peut-être, mais
-d'affreuses maladies occasionnées par les privations de toutes sortes.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il est certain, remarqua Claudine, qu'on ne voit pas à Lyon de
-misères pareilles.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;On en voit moins peut-être, repartit Madeleine, parce que Lyon est
-moins grand et qu'on y est moins isolé.»
-</p>
-
-<p>
-Puis, s'adressant à Fossette:
-</p>
-
-<p>
-«Seriez-vous assez bonne, mademoiselle, pour me conduire chez la jeune
-Christine Ferrandès? J'ai deux cents francs à lui remettre; mais je
-compte partager entre elle, les Brisemur et la mère Blancheton.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voulez-vous venir voir d'abord ces pauvres Brisemur? demanda
-Fossette. Brisemur est intelligent. Il a beaucoup lu les journaux en 48.
-Il parle politique comme un ministre. Et puis ses pauvres petits vous
-intéresseront aussi. Enfin Brisemur est un bon ouvrier et un honnête
-homme, ce qui est bien méritoire, allez, quand on est si malheureux.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine redescendit au quatrième étage avec Fossette.
-</p>
-
-<p>
-En pénétrant chez les Brisemur, elle eut le cœur serré. On devinait
-une de ces pauvretés, si complètes qu'elles ôtent à l'être humain
-tout respect et tout souci de sa personne. Lorsque au milieu du plus
-grand dénûment, on voit les malheureux conserver quelque soin de leur
-habitation et de leurs vêtements, c'est qu'ils n'ont pas perdu tout
-espoir; ils ont encore à descendre; ils n'appartiennent pas encore tout
-entiers à l'affreuse misère.
-</p>
-
-<p>
-Chez les Brisemur, on n'apercevait plus trace de propreté. Le plancher
-était recouvert de cendres, de charbons épars, de débris de
-vêtements. Quatre enfants en bas âge rampaient dans cette fange. On
-comprenait que ces malheureux n'avaient plus d'autre ambition que celle
-de vivre.
-</p>
-
-<p>
-Depuis huit jours la femme était au lit.
-</p>
-
-<p>
-«Je vous amène une belle visite, monsieur Brisemur,» dit Fossette.
-</p>
-
-<p>
-Brisemur leva sur Madeleine ses yeux sombres, et puis sans parler
-continua son ouvrage.
-</p>
-
-<p>
-«Ce n'est pas une dame de charité, monsieur Brisemur, c'est la sœur
-de Claudine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah!» fit le pauvre homme en soupirant.
-</p>
-
-<p>
-Il essaya de se lever, mais il retomba comme si ses jambes refusaient de
-le soutenir. Ses joues creuses, ses yeux enfoncés et brillants,
-donnaient à son visage quelque chose de sinistre.
-</p>
-
-<p>
-«Mademoiselle, à qui j'ai parlé de votre désir de fonder une
-société pour la cordonnerie, croit qu'elle vous trouverait une somme
-suffisante.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'en suis presque certaine, monsieur, dit Madeleine; si vous
-vouliez seulement m'expliquer de quelle manière vous compteriez opérer?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! c'est bien simple, répondit-il. Il y a eu déjà en 1848
-plusieurs fondations de ce genre, notamment pour la cordonnerie. Mais la
-plupart n'ont pu se soutenir, soit par inexpérience, défaut de gestion
-ou insuffisance du capital, soit à cause de la stagnation des affaires
-ou de la dispersion des membres lors des événements politiques. En
-outre, les six fondations pour la cordonnerie avaient eu le tort
-d'adopter le système de répartition égalitaire qui dominait alors. Il
-s'agit aujourd'hui de réunir un certain nombre d'ouvriers cordonniers,
-laborieux et honnêtes, pouvant apporter chacun une centaine de francs.
-Nous achèterions nous-mêmes la matière première, et nous ouvririons
-un magasin commun pour vendre nos produits directement aux
-consommateurs. Cent ouvriers à cent francs chacun forment un capital de
-dix mille francs. C'est suffisant pour commencer. Voilà ce que je
-prêche dans toutes nos réunions. Un grand nombre déjà ont compris
-l'avantage de cette combinaison; mais un plus grand nombre n'ont pas
-cent francs disponibles. Quant à moi, je ne les aurai jamais, ces cent
-francs, qui, pour un oisif, n'ont qu'une valeur insignifiante; ces cent
-francs qui pourraient me tirer moi et ma famille de cette horrible
-misère.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Les voici,» dit Madeleine, qui remit entre les mains du malheureux
-cinq pièces d'or.
-</p>
-
-<p>
-Brisemur regarda cet or sans oser y toucher. Jamais peut-être il
-n'avait tenu entre ses mains une somme aussi forte. Il ne pouvait croire
-à un changement de fortune aussi subit.
-</p>
-
-<p>
-«Je vous les prête au nom de M. Daubré, reprit Madeleine, jusqu'à ce
-que vous puissiez les lui rendre.»
-</p>
-
-<p>
-Le pauvre Brisemur prit la somme, et son émotion avait été si grande
-que ses yeux s'emplirent de larmes.
-</p>
-
-<p>
-«Enfants, les enfants, dites merci à cette dame. Ah! je puis vous dire
-cela maintenant, ces pauvres petits n'ont pas mangé d'aujourd'hui, ni
-moi depuis hier matin.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine s'approcha du lit où la malade était endormie de ce sommeil
-de la fièvre profond et agité. À côté d'elle gisait, plutôt qu'il
-n'était couché, non un enfant, mais un squelette; de temps à autre sa
-petite figure décharnée se contractait comme s'il voulait crier. Mais
-aucun son ne sortait de ses lèvres décolorées, étirées déjà comme
-celles des moribonds.
-</p>
-
-<p>
-«Il faut qu'il meure, dit Brisemur avec une sombre résignation,
-puisque depuis huit jours sa mère ne peut le nourrir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ô mon Dieu, c'est affreux! s'écria Madeleine. Je vous en prie,
-monsieur, n'épargnez rien pour sauver cet enfant.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Le médecin des pauvres est venu hier et l'a condamné.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et la mère?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;La mère vivra, puisque je vais pouvoir la soigner.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et alors vous vous étiez résignés?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! chez nous la résignation est facile. Qu'avons-nous à regretter?
-c'est le seul instinct de la conservation qui nous soutient. Ne vaut-il
-pas mieux, par exemple, que cet enfant meure avant d'avoir conscience de
-la vie, que de vivre comme nous vivons?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;M. Daubré s'intéressera, je n'en doute pas, à la fondation de votre
-société. Voici mon adresse, monsieur Brisemur: Mlle Bordier, chez Mme
-Daubré, 31, rue Louis-le-Grand.»
-</p>
-
-<p>
-Et elle sortit.
-</p>
-
-<p>
-«Chez Mme Daubré! dit vivement Fossette en remontant l'escalier; vous
-demeurez chez la sœur de M. de Lomas. Mais Geneviève sait-elle?...
-Vous connaissez M. de Lomas?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Sans doute, fit Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! si vous en trouvez l'occasion, dites-lui que c'est un
-indigne scélérat, et qu'il fera certainement mourir de chagrin cette
-pauvre Geneviève.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine questionna Fossette, qui lui raconta l'histoire de la fille de
-Gendoux.
-</p>
-
-<p>
-À ce récit, l'indignation contractait le visage de Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-«Dans ma position, fit-elle observer, je ne puis parler de cela à M.
-de Lomas. Mais peut-être un peu plus tard....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est lui qui la force à nous quitter, je ne sais pourquoi: pour la
-faire mourir plus vite sans doute, parce qu'elle l'embarrasse.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine et Fossette montèrent alors chez Christine. Là, un autre
-tableau non moins navrant les attendait.
-</p>
-
-<p>
-La mansarde était petite, mais propre, quoique misérable. L'air et le
-soleil y pénétraient par la lucarne entrouverte, lucarne si étroite
-pourtant qu'une partie de la mansarde se trouvait plongée dans l'ombre.
-Quatre personnes vivaient habituellement dans ce réduit. Une fillette
-au doux regard, vêtue avec goût, presque avec recherche, assise sur un
-tabouret, tenait à la main une poupée de deux sous.
-</p>
-
-<p>
-Christine, installée sous la lucarne, cousait des bonnets.
-</p>
-
-<p>
-L'aïeule, paralysée du côté droit, se tenait dans un fauteuil de
-paille, les mains croisées et baissant la tête avec stupeur.
-</p>
-
-<p>
-De temps à autre, Christine levait sur l'enfant des yeux rougis par les
-veilles et le chagrin, et poussait un soupir. Aux coquettes agaceries
-que lui faisait la fillette, elle ne pouvait répondre que par des
-larmes. On devenait toutefois à ses regards si tendres que cette enfant
-était sa passion.
-</p>
-
-<p>
-Dès que la jeune danseuse aperçut Madeleine, elle se précipita à sa
-rencontre.
-</p>
-
-<p>
-«Je viens, lui annonça l'institutrice, vous remettre une offrande de
-la part d'une personne qui s'est beaucoup intéressée à votre sort.»
-</p>
-
-<p>
-Christine remercia avec une sorte de véhémence.
-</p>
-
-<p>
-«Mademoiselle, lui dit-elle, je ne puis rien faire aujourd'hui pour
-vous témoigner ma reconnaissance; mais rappelez-vous que vous avez une
-amie qui se jetterait à la Seine pour vous rendre service. Ah! si ma
-pauvre maman, reprit Christine, était du moins ici pour vous remercier
-avec moi! Mais nous vous reverrons, n'est-ce pas?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et quand pensez-vous que votre mère vous sera rendue?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je suis allée hier à la préfecture de police. On ne m'a rien
-répondu de positif mais j'ai pu voir maman. Ah! pauvre, pauvre maman!
-Si vous saviez avec quelles femmes elle se trouve! Et puis être en
-prison, c'est affreux. Elle avait tant de chagrin qu'elle voulait
-mourir. Je l'ai consolée de mon mieux: mais pouvais-je lui donner
-courage, puisque moi-même j'étais désespérée?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Combien gagnait-elle dans son état de blanchisseuse?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Cinquante sous par jour. Cela suffisait pour nous faire vivre
-toutes. Mais, comme elle a une mauvaise toux, le médecin lui a défendu
-d'aller laver pendant l'hiver sous peine d'en mourir. On ne peut cependant
-pas, pour vivre, s'exposer à la mort. Moi, je ne gagne que vingt-cinq sous
-avec mes bonnets, quelquefois un peu plus, quand je réussis un
-modèle.»
-</p>
-
-<p>
-Fossette prit un bonnet que venait d'achever Christine.
-</p>
-
-<p>
-«Voyez donc, dit-elle, comme celui-là est coquet! Un chou de veloutine
-dans la garniture à droite, ce serait un petit chef-d'œuvre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je suis un peu artiste, fit Christine avec un orgueil enfantin.
-Mais les ouvrières de Picardie, d'Arras surtout, nous font une si rude
-concurrence! C'est mal fait, sans goût; mais c'est si bon marché! On
-leur paye onze sous de façon pour un bonnet, et nous ne pouvons en
-établir un semblable au-dessous de dix-huit sous. Sans doute nous
-travaillons mieux; mais les femmes qui achètent cela ne font aucune
-différence. Heureusement j'espère avoir l'année prochaine un
-engagement dans un théâtre de province, et alors... Peut-être même
-dans un théâtre de Paris.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ne gagne-t-on pas fort peu dans ces premiers engagement objecta
-Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! sans doute, répondit Christine avec une très-grande naïveté.
-Le théâtre rapporte fort peu. Mais, comme je suis gentille, peut-être
-trouverai-je un homme riche qui mimera et nous rendra toutes heureuses;
-et, comme je suis sage, peut être m'épousera-t-il. Alors je serai une
-grande dame.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine était stupéfaite, presque indignée. Elle regarda l'aïeule;
-mais l'aïeule, sourde et paralytique, restait dans la même
-immobilité.
-</p>
-
-<p>
-«Ne vaudrait-il pas mieux, mademoiselle, reprit Madeleine d'un ton
-sévère, chercher à vous tirer d'affaire d'une manière plus
-honorable?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Plus honorable! repartit Christine très-surprise. Mais c'est
-impossible. Je vous assure que je suis très-honnête; je n'ai jamais eu
-d'amants.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;À votre âge on peut le croire, fit en souriant Fossette.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je prends des leçons avec plusieurs demoiselles, de mon âge à peu
-près. Elles ont toutes des amants, et même elles se moquent beaucoup
-de moi parce que je n'en ai pas. Mais la dernière fois je leur ai
-répondu de façon à les écraser: «Mesdemoiselles, leur ai-je dit,
-une femme qui se respecte et qui a de la conduite ne doit pas donner son
-cœur pour rien. Moi, je serai plus exigeante, parce que je m'estime
-beaucoup.» Elles n'ont su que répondre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est une singulière morale,» dit Fossette en souriant.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine ne riait pas. Elle était navrée d'entendre cette enfant de
-quinze ans, qui lui avait paru si candide, parler avec une telle
-impudence et se vanter ainsi de sa vénalité. Elle regretta presque de
-s'être aussi vivement intéressée à une famille qui maintenant lui
-semblait le mériter si peu.
-</p>
-
-<p>
-Fossette devina se qui se passait en elle, et dit:
-</p>
-
-<p>
-«Chacun comprend la vertu comme il peut: chez les riches, les jeunes
-filles se marient généralement sans amour à des hommes qui ne les
-aiment pas non plus. C'est une affaire d'argent pure et simple. On
-trouve cela très-moral, parce qu'on est convenu depuis longtemps de le
-trouver ainsi. On a dit à Christine qu'il fallait se vendre cher ou ne
-pas se vendre du tout. On ne lui a jamais enseigné autre chose; et,
-comme elle assurerait ainsi le sort de toute sa famille, elle croit bien
-faire. Et puis elle n'a jamais aimé. Elle verra bien plus tard. Car, au
-fond, c'est une bonne et honnête fille.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi aimer un homme, jamais! dit-elle en se redressant fièrement.
-Maman et grand-mère prétendent qu'ils sont tous méchants. Papa était
-jaloux, buvait et battait maman tous les jours. Il lui prenait tout ce
-qu'elle gagnait. Grand-mère ne s'est pas mariée, mais elle a été
-tout aussi malheureuse. Enfin, d'après tout ce que je vois, je ne me
-marierai jamais avec un homme pauvre. Avec un riche, je ne dis pas; car,
-s'il me maltraitait, au moins j'aurais de belles robes, du pain à
-manger, et quelque chose avec. Maman dit qu'elle a eu assez de misères
-comme cela, et que, si sa vie était à recommencer, elle s'y prendrait
-autrement. Elle veut au moins que son expérience me profite.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Évidemment, se dit Madeleine, certains principes de morale ne
-varient pas seulement selon les peuples et selon les temps, mais encore au
-milieu du même peuple, selon les conditions sociales. La pratique de la
-morale chez une grande dame n'est pas toujours la même que chez une
-bourgeoise; la morale d'une ouvrière qui peut gagner sa vie ne
-ressemble pas toujours à celle d'une malheureuse, incapable de subvenir
-à son existence. C'est désolant, mais presque inévitable! Le malheur
-abaisse le niveau moral de l'individu, et les sentiments élevés
-disparaissent devant l'impérieux instinct de la conservation. Il faut
-vivre! telle est trop souvent la loi unique de celui qui est la proie de
-la misère. Chez cette enfant, l'affection, le dévouement palliaient au
-moins une perversité précoce. En lui donnant de bons conseils, en lui
-indiquant un moyen honnête de gagner sa vie, peut-être était-il temps
-encore de la sauver de la dégradation. Madeleine voulut le tenter.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voyons, mon enfant, dit-elle après un moment de réflexion, si l'on
-vous procurait une place, soit dans un magasin, soit dans un atelier de
-modiste, cela ne vaudrait-il pas mieux que d'être danseuse et que de
-vendre votre affection, comme une marchandise?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Maman a pensé à tout cela; mais elle désire que je sois riche. Et
-moi aussi je veux être riche; je veux être heureuse; je veux une
-voiture doublée de soie pour me promener avec Bichette et grand-mère;
-je veux que Bichette ait des robes superbes et des poupées aussi
-grandes qu'elle, et ma pauvre maman une bonne chambre, avec d'épais
-rideaux et un grand feu qui flambe. Et puis abandonner mon art! Je
-l'aime, mon art! Renoncer aux applaudissements du théâtre; car je
-serai applaudie, je ne le puis pas, je ne le veux pas! L'autre jour,
-Gorju, le perruquier, disait à quelqu'un, comme je passais: «Voilà
-une fille qui vaut son pesant d'or.» Vous voulez que j'aille m'enterrer
-dans un atelier quand je peux, rien qu'en me montrant, gagner tant
-d'argent! D'ailleurs, maman ne voudrait pas.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais c'est mal, mon enfant.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est mal? répéta-t-elle surprise, c'est mal de vouloir le bonheur
-de toutes celles que j'aime?»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine se retira navrée.
-</p>
-
-<p>
-En lui laissant cinquante francs, elle chargea Fossette de remettre les
-cinquante francs qui restaient à Mme Blancheton pour acheter une
-charrette.
-</p>
-
-<p>
-Elle trouva Claudine un peu triste; mais elle ne put deviner la cause de
-cette tristesse. Sa sœur regrettait-elle Lyon ou bien pensait-elle à
-Jaclard?
-</p>
-
-<p>
-«Je ne suis pas encore habituée à la couture, et je ne sais pas
-vraiment si je pourrai me faire à ce travail, dit Claudine en se
-renversant en arrière, en étendant les bras comme pour les déroidir;
-je n'aurais jamais cru qu'il fût aussi pénible de coudre tout le jour.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;On s'y fait, repartit Fossette, c'est un pli à prendre. Mais ce qui
-fatigue toujours et fait mal aux yeux, c'est le travail du soir.»
-</p>
-
-<p>
-Claudine poussa un soupir qui gonfla sa poitrine, et son œil ardent se
-fixa dans le vague. Un seul espoir pouvait la soutenir dans son rude
-labeur, cette fille voluptueuse, cette fille de luxe et d'amour,
-c'était de revoir bientôt celui qu'elle aimait. Mais le matin une
-lettre de Jaclard lui annonçait l'ajournement de son départ. Telle
-était la cause de son découragement.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine quitta ce misérable garni, l'âme abattue par la vue de tant
-de malheurs. En traversant ce quartier immonde, en longeant ces maisons
-noires d'où s'échappaient des exhalaisons fétides, elle se disait:
-</p>
-
-<p>
-«Il n'y a peut-être pas une de ces croisées qui n'éclaire des
-douleurs pareilles à celles que je viens de voir. Et cet ulcère est
-bien petit en comparaison de la lèpre immense du paupérisme. Que peut,
-en effet, l'organisation actuelle de l'assistance privée et publique,
-organisation purement palliative, pour guérir un mal aussi étendu,
-aussi profondément enraciné! Comme le dit Mlle Borel, l'aumône sera
-toujours impuissante, si l'on ne transforme les conditions mêmes du
-travail.»
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XXII">XXII</a></h4>
-
-<p>
-Mme Thomassin occupait, au premier étage d'une maison de la rue
-Neuve-Saint-Augustin, un appartement somptueusement meublé.
-</p>
-
-<p>
-Cette femme n'était plus jeune, mais elle avait été fort belle et
-avait obtenu naguère quelque réputation dans le demi-monde. La
-fréquentation d'hommes distingués lui avait communiqué un certain
-vernis de bonne société.
-</p>
-
-<p>
-C'était en outre une femme de tête. Elle tenait sa maison sur un grand
-pied, occupait une trentaine d'ouvrières. Fréquemment, elle donnait
-des soirées où le monde le plus mêlé se trouvait réuni. Elle avait
-de l'esprit, beaucoup d'intrigue; et, comme elle se tenait fort au
-courant de la chronique scandaleuse, ses anciens amis continuaient à la
-voir. D'ailleurs elle avait toujours de fort jolies ouvrières, et les
-amateurs du beau venaient de temps à autre admirer de charmantes
-figures dans ce sérail mobile, c'est-à-dire souvent renouvelé.
-</p>
-
-<p>
-Mme Thomassin jouissait d'une certaine considération dans le quartier.
-Son concierge toujours grassement payé, les notes des fournisseurs
-très-régulièrement acquittées, une clientèle très-nombreuse de
-dames à équipage, lui attiraient le respect de ses voisins.
-</p>
-
-<p>
-Depuis quinze ans, cette célèbre couturière habitait la même maison
-et le même numéro; et jamais son crédit ne s'était démenti. Elle
-possédait une maison de campagne à Montmorency, où, tous les
-dimanches, pendant l'été, elle se rendait avec ses enfants, car Mme
-Thomassin était mariée; mais son mari était un mythe. On ne l'avait
-jamais entrevu. Quoi qu'il en fût, ce qui achevait de poser Mme
-Thomassin dans l'esprit de tous les épiciers et merciers du quartier,
-comme une femme de mérite, c'est qu'elle recevait quelquefois des
-ecclésiastiques, qu'elle était membre de plusieurs confréries et
-quêtait à l'église.
-</p>
-
-<p>
-Les ouvrières de Mme Thomassin travaillaient dans un vaste atelier
-situé à l'entresol, fort bas de plafond et un peu sombre, ce qui
-rendait le travail pénible et malsain.
-</p>
-
-<p>
-Ces demoiselles se divisaient en deux catégories: les ouvrières du
-dehors et celles de la maison. Pour être admises parmi ces dernières,
-il fallait être jeune, avoir de bonnes manières et parler à peu près
-le français.
-</p>
-
-<p>
-Les ouvrières du dehors étaient là, comme partout ailleurs, de
-pauvres filles d'une conduite douteuse, qui venaient travailler à
-l'atelier pendant douze heures par jour pour gagner trente sous. Il y en
-avait de tout âge: de très-jeunes, presque des enfants, et des
-vieilles, de très-vieilles, ridées, édentées, portant des lunettes.
-Quelques-unes étaient jolies, ou plutôt avaient dû l'être, car à
-vingt ans leur visage avait déjà perdu la fraîcheur, et leurs yeux,
-l'éclat de la jeunesse. Le travail, l'inconduite, la veillée à
-l'atelier ou la veillée au bal, avaient marbré leur teint.
-</p>
-
-<p>
-Les vêtements n'offraient pas moins de variété: les unes portaient
-des falbalas, les autres des robes d'une simplicité qui touchait
-à la misère. Celles-ci étaient reléguées près de la porte, et
-cousaient pour ainsi dire avec les yeux de la foi. Les élégantes
-s'établissaient près des croisées et écrasaient les plus pauvres de
-leur luxe. C'est dans le monde des petits comme dans le monde des
-grands: les femmes entre elles ne cherchent et ne reconnaissent qu'une
-sorte de supériorité, celle que donnent les chiffons.
-</p>
-
-<p>
-Dans toute réunion de femmes la préoccupation exclusive c'est la
-rivalité de la toilette. Là est tout le mal. Cette émulation dans la
-futilité devient une véritable passion. Les hommes, qui aujourd'hui
-crient si fort contre le luxe effréné des femmes, et qui en sont les
-premières victimes, ne sont-ils pas aussi les premiers coupables?
-</p>
-
-<p>
-De tout temps, aujourd'hui comme au siècle de Molière, ils ont
-ridiculisé les aspirations de certaines femmes vers les occupations
-intellectuelles. Les moralistes, les dramaturges ont déployé beaucoup
-plus de verve satirique contre les femmes fortes que contre les femmes
-futiles. Le futile, voilà selon eux, au contraire, le véritable
-domaine de la femme. Mais n'est-ce pas toujours le même mobile qui
-pousse les unes vers les études abstraites, les autres vers les
-excentricités de la toilette?
-</p>
-
-<p>
-Ce mobile, c'est l'ambition de briller, d'attirer les regards à quelque
-titre que ce soit. Est-ce à dire qu'il faille supprimer le mobile? On
-ne peut ainsi supprimer les passions humaines. Le seul but de la morale
-doit être de les diriger. Il s'agit donc de placer sur un autre terrain
-toutes ces rivalités féminines, en donnant aux femmes une éducation
-plus sérieuse, plus positive, plus complète, en leur inculquant un
-sentiment plus élevé de leurs devoirs et de leur destinée.
-</p>
-
-<p>
-Peut-être l'excès du mal, contre lequel tonnent aujourd'hui nos
-moralistes, était-il nécessaire; peut-être les hommes reconnaîtront-ils
-enfin qu'ils ont eu tort d'encourager les femmes dans l'essor de
-leur ambition vers la frivolité.
-</p>
-
-<p>
-Il est temps aussi que la femme, mieux instruite de sa mission,
-comprenant mieux sa véritable dignité, cherche ailleurs que dans le
-culte du chiffon un aliment à son intelligence, à son activité, à
-ses goûts véritablement artistiques.
-</p>
-
-<p>
-Sans doute nous ne prétendons pas que la majorité des femmes soit apte
-à l'abstraction et aux fortes études; car il faut une certaine vigueur
-nerveuse pour une longue et profonde concentration de la pensée.
-Cependant il y a dans l'un et dans l'autre sexe des êtres de
-transition, des hommes avec un esprit et des goûts tout féminins, et
-des femmes avec une intelligence et une fermeté entièrement viriles.
-</p>
-
-<p>
-Ces natures mixtes, plus nombreuses qu'on ne pense, sont en général
-plus riches, plus complètes; car souvent elles possèdent les facultés
-opposées des deux sexes. Presque tous les poëtes et les artistes de
-génie ont réuni la puissance créatrice qui appartient à l'homme et
-l'impressionnabilité nerveuse ordinaire chez la femme; comme aussi
-toutes les femmes qui se sont distinguées dans les arts et dans les
-lettres joignaient aux qualités de leur sexe cette force de cerveau
-qui, le plus ordinairement, est l'attribut de l'homme.
-</p>
-
-<p>
-Loin de chercher à comprimer ces organisations en les stigmatisant par
-le ridicule, on devrait les encourager, et favoriser ainsi leur
-développement normal. Car tout ce qui est dans la nature est dans
-l'ordre.
-</p>
-
-<p>
-Ce n'est donc pas à dire que toutes les femmes doivent être reçues
-bachelières; mais toutes ont droit à l'éducation que comporte la
-nature de leur intelligence.
-</p>
-
-<p>
-Aujourd'hui, cette idée, dégagée des théories exagérées qui
-prétendaient établir l'identité absolue de l'intelligence des deux
-sexes, cette idée, disons-nous, qui rend à la femme son véritable
-rang, a fait de grands progrès; mais il s'en faut qu'elle soit devenue
-populaire. Hommes et femmes doivent la propager; les uns, dans
-l'intérêt de leur fortune et de leur bonheur intime menacés par la
-frivolité ruineuse des femmes; les autres, dans l'intérêt de leur
-dignité, de leurs droits moraux et sociaux.
-</p>
-
-<p>
-Il n'est pas question seulement de la classe éclairée; c'est parmi les
-femmes des classes laborieuses surtout qu'il faut porter la réforme en
-cultivant leur esprit et leurs aptitudes particulières par
-l'enseignement professionnel.
-</p>
-
-<p>
-Possédant ainsi des moyens honnêtes de gagner sa vie et de satisfaire
-dans une mesure convenable ses goûts de luxe, l'ouvrière acquerra
-plus de moralité; les notions générales qu'elle aura reçues lui
-permettront d'apprendre avec plus de facilité un état supplémentaire,
-afin de parer aux conséquences désastreuses des chômages. Elle pourra
-aussi faire concurrence à l'homme dans plus d'une profession, comme
-l'homme aujourd'hui la supplante dans une foule de travaux qui, par leur
-nature, n'appartiennent qu'à la femme. La formidable armée des
-ouvrières en couture serait diminuée d'autant et les salaires
-deviendraient plus rémunérateurs.
-</p>
-
-<p>
-Sans doute il est facile de prêcher la morale; mais avant de dire à
-ces pauvres filles: «Soyez vertueuses,» il faudrait leur procurer un
-travail qui leur assurât la satisfaction de leurs besoins légitimes.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève, pour se présenter chez Mme Thomassin, avait mis sa plus
-belle robe, celle qu'elle portait à Lille dans les solennités; mais
-encore cette robe, bien qu'elle fût de mérinos, n'avait pas la coupe
-distinguée qui donnait un cachet aux vêtements de ces demoiselles. Et
-puis, au lieu d'une résille coquettement posée sur la tête, un simple
-bonnet enfermait entièrement sa belle chevelure blonde.
-</p>
-
-<p>
-Quand elle entra dans l'atelier, les babils s'interrompirent. On regarda
-la nouvelle venue. À la vue de son modeste bonnet, de la coupe
-arriérée de sa robe, de son air endimanché surtout, les élégantes
-sourirent; les autres éprouvèrent pour elle de la sympathie et se
-dérangèrent pour lui faire une place.
-</p>
-
-<p>
-«Tiens! dit tout haut une princesse en robe de soie, elle serait
-gentille si elle était un peu mieux <i>ficelée.</i>»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève rougit beaucoup à cette remarque.
-</p>
-
-<p>
-«D'où venez-vous? demanda une seconde péronnelle; de Carpentras ou de
-Quimper-Corentin?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je suis de Lille, répondit modestement Geneviève.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Dans ce pays-là, on porte encore des manches pagodes?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Où donc est située cette ville? en Chine? ajouta une autre
-ouvrière qui portait un repentir derrière l'oreille.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, c'est encore plus loin que Pontoise.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;À Lille! Est-ce l'Isle-Adam ou une île en Amérique.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, répondit Geneviève, c'est Lille, dans le département du Nord.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle a de la géographie, la petite.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est égal, reprit une autre, je retiens la coupe de ses pointes.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il y a de fameuses couturières dans votre pays!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Y porte-t-on des crinolines?
-</p>
-
-<p>
-C'est un pays froid, puisqu'il est dans le nord. On n'y porte, comme en
-Russie, que des peaux de bêtes.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voyons, mesdemoiselles, un peu de charité,» recommanda la
-<i>première</i>, qui taillait et préparait l'ouvrage sur une grande table
-placée devant les fenêtres.
-</p>
-
-<p>
-Mais on ne l'écouta point, et les épigrammes ne se croisèrent qu'avec
-plus de vivacité.
-</p>
-
-<p>
-Ces railleries, ces rires malins, ces regards espiègles causaient à la
-pauvre Geneviève comme des éblouissements, comme des tintements dans
-les oreilles; elle perdait contenance, elle se sentait ridicule, et son
-embarras augmentait.
-</p>
-
-<p>
-Les ouvrières dans les ateliers, comme les écolières dans les
-pensionnats, se montrent sans pitié pour les nouvelles venues, surtout
-quand celles-ci prêtent le flanc au ridicule, par un si petit côté
-que ce soit. Il s'en trouve toujours de réellement méchantes qui
-ouvrent le feu, et d'autres qui, excitées par le rire, renvoient la
-balle. Plus celle que l'on persifle est douce et timide, plus on la
-malmène. D'un mot Fossette eût fait passer les rieuses de son côté,
-par une riposte bien lancée; mais Geneviève ne savait que rougir.
-</p>
-
-<p>
-L'arrivée de Mme Thomassin mit fin à sa torture. Elle lui adressa un
-regard amical.
-</p>
-
-<p>
-«Eh bien! ma chère enfant, vous voilà des nôtres. Heloïse,
-donnez-lui quelque chose à faire. Mais peut-être est-ce un peu tard
-pour vous mettre à l'ouvrage. Allez ranger votre malle.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tiens! dirent tout bas ces demoiselles, elle sera de la maison!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Joséphine, menez-la dans la chambre voisine de la vôtre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Avec plaisir, dit Joséphine. Voilà enfin une nouvelle! Ce ne sera
-plus moi qui balaierai l'atelier tous les matins.»
-</p>
-
-<p>
-Joséphine la conduisit dans une mansarde située sous les combles, et
-dont la lucarne avait vue sur les toits. Ce réduit était au moins
-aussi désolé que celui de la rue de Venise.
-</p>
-
-<p>
-Restée seule, Geneviève s'assit sur sa malle au lieu de l'ouvrir, et
-se mit à pleurer. Combien la vie lui parut alors triste et sombre! Elle
-pensa qu'elle ne s'habituerait jamais à vivre au milieu de toutes ces
-pécores, et elle ne rangea point ses effets.
-</p>
-
-<p>
-Quand elle redescendit, plus personne ne fit attention à elle. Toutes
-ces ouvrières étaient de vraies Parisiennes; elles en avaient la
-mobilité caractéristique.
-</p>
-
-<p>
-En ce moment, un autre sujet de distraction les occupait. Une de ces
-demoiselles racontait sa soirée de la veille.
-</p>
-
-<p>
-Elle avait fait la connaissance d'un <i>monsieur très bien</i>, qui
-l'avait conduite à Valentino. La soirée avait été charmante. Elle avait bu
-du champagne avec des femmes très-distinguées, que connaissait
-beaucoup son monsieur très-bien, des dames du plus grand <i>chic.</i> Puis
-suivait la description minutieuse des toilettes.
-</p>
-
-<p>
-«Et tout cela ne leur coûtait rien ou presque rien, fit observer l'une
-d'elles. Nous, pour gagner une robe un peu propre, il faut <i>piocher</i>
-pendant des mois. A-t-on jamais compté combien de points il faut tirer
-pour attraper une malheureuse pièce de quarante sous! Ah! si seulement
-j'avais le nez un peu moins en pied de marmite et les bras un peu moins
-maigres, je pourrais faire des caprices aussi bien qu'une autre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et tes cheveux rouges?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il y a maintenant une dame qui fait fureur et qui a les cheveux
-rouges.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et les petites rides que tu as sous les yeux?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! cela, avec un peu de peinture... La mode est au plâtre pour le
-moment.»
-</p>
-
-<p>
-Mme Thomassin était absente et la <i>première</i> en course.
-</p>
-
-<p>
-La première est l'ouvrière chargée de bâtir et de distribuer
-l'ouvrage. Elle fait partie de la maison et reçoit un bon traitement,
-c'est-à-dire de mille à douze cents francs par an. Elle dîne avec
-madame quand madame est seule.
-</p>
-
-<p>
-Dans tous les ateliers, la maîtresse s'appelle <i>madame.</i>
-</p>
-
-<p>
-On redoute la <i>première</i> presque autant que madame. En leur présence,
-tous les yeux sont baissés, et, bien qu'on parle, l'aiguille marche
-toujours. On chante quelquefois, on chante beaucoup même. L'ouvrière a
-la passion de la romance sentimentale et de la chanson grivoise. Madame
-le permet et même quelquefois mêle sa voix au refrain. Mais il faut
-coudre, coudre sans relâche.
-</p>
-
-<p>
-Dès que les surveillantes ont disparu, comme les esclaves prennent leur
-revanche! Les aiguilles s'arrêtent, les langues s'aiguisent, les
-historiettes et les propos lestes circulent gaillardement. Presque
-toutes ont de l'esprit, de l'esprit vif, du véritable esprit gaulois;
-et que de malices se débitent sur la première, sur madame, ses
-pratiques et ses habitués!
-</p>
-
-<p>
-Malheur surtout aux ouvrières laides ou contrefaites! Ce sont de
-véritables martyres de la gaieté satirique de ces demoiselles.
-</p>
-
-<p>
-La jeune fille la plus pure, après avoir passé quinze jours dans l'un
-de ces ateliers parisiens, est perdue d'imagination, et bientôt sans
-doute elle le sera de fait. Là s'érige en principe la vénalité dans
-l'amour, là règne un cynisme dans la corruption qui altérerait même
-le caractère le plus fortement trempé.
-</p>
-
-<p>
-Au ton dont madame avait parlé à Geneviève, toutes avaient deviné
-que ce serait une favorite; car madame, ainsi que la première, ont des
-favorites à qui elles donnent l'ouvrage facile, et dont elles se
-montrent toujours satisfaites.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève, tristement assise au milieu de ces groupes divers, occupée
-à sa besogne et écoutant sans intérêt les anecdotes scabreuses qui
-se racontaient autour d'elle, se disait avec désespoir: «En effet,
-comment m'aimerait-il, puisque je suis si ridicule?»
-</p>
-
-<p>
-Un groom, le groom de madame, vint l'appeler.
-</p>
-
-<p>
-«Mademoiselle Geneviève Gendoux, on vous demande au salon.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi?» dit-elle stupéfaite.
-</p>
-
-<p>
-Tous les visages se tournèrent de son côté: c'était un événement.
-</p>
-
-<p>
-«Eh bien! elle a une jolie toilette pour se présenter devant la
-pratique!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Dis donc, Joseph, qui est-ce qui demande cette petite mijaurée? dit
-la demoiselle à repentirs.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mme de Courcy, répondit Joseph.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Une amie de madame, ajouta la première qui rentrait.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Cette dame a sans doute besoin d'une femme de chambre,» insinua une
-autre d'un ton persifleur, comme Geneviève fermait la porte et suivait
-Joseph au salon.
-</p>
-
-<p>
-Mme de Courcy avait hâte de voir Geneviève. Malgré les dénégations
-de Lionel, elle conservait des soupçons qu'elle voulait éclaircir. Il
-lui tardait aussi de connaître cette Fossette, la mystérieuse
-maîtresse de son ennemi déclaré.
-</p>
-
-<p>
-Dans l'après-midi, elle avait assisté aux courses. Elle y avait vu Mme
-de Beausire, sa rivale, dans un équipage à la Daumont, entourée par
-la jeunesse la plus brillante, tandis qu'elle, la célèbre Lucrèce,
-n'avait produit aucune sensation. De Lomas lui-même l'avait délaissée
-pour s'occuper exclusivement de Béatrix. Elle venait donc, la rage au
-cœur, chercher un moyen de se venger.
-</p>
-
-<p>
-Elle regarda Geneviève assez longuement, de cet air observateur qui ne
-craint ni d'intimider, ni d'offenser.
-</p>
-
-<p>
-La pauvre ouvrière rougit et perdit toute contenance.
-</p>
-
-<p>
-«Mon enfant, dit-elle, satisfaite sans doute de son examen, M. de Lomas
-m'a parlé de vous en termes si flatteurs, que je vous ai
-très-chaudement recommandée à Mme Thomassin. Elle m'a promis d'avoir
-pour vous des égards. Je vous en prie encore, madame Thomassin, gâtez
-un peu cette jolie fille. Elle a l'air souffrant: ménagez-la. Ne lui
-faites pas coudre des étoffes trop dures, cela lui gâterait la main
-qu'elle a si fine. Vous savez, cela grossit les jointures. Il conviendra
-aussi de renvoyer quelquefois en courses pour prendre de l'exercice; car
-il faut conserver votre fraîcheur, mon enfant: la beauté et la santé
-sont des dons précieux qu'on n'estime a leur juste valeur que lorsqu'on
-les a perdus. Êtes-vous malade? vous avez les traits un peu
-fatigués.»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève rougit encore davantage.
-</p>
-
-<p>
-«Non, madame, répondit-elle; j'ai pleuré tout à l'heure en me
-séparant de mes amies.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mlle Fossette, n'est-ce pas! Et elle n'a pas voulu vous
-accompagner?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle a préféré rester libre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! fit Lucrèce avec quelque dépit. Voyons, reprit-elle plus
-doucereuse, venez-vous asseoir à côté de moi. Regardez donc, madame
-Thomassin, cette jolie veine bleue qui traverse la tempe. Et quel profit
-de Niobé! Comme c'est pur de lignes, et quelle douceur dans le regard!
-Savez-vous, Geneviève, que vous êtes très-jolie?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! madame, vous êtes bien bonne, dit Geneviève avec un accent de
-reconnaissance; vous me voyez intimidée, et vous me louez pour me
-donner un peu de courage.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous, avez bien fait de venir à Paris, poursuivit Lucrèce, car une
-fille comme vous doit y faire sa fortune. Depuis quand avez-vous quitté
-Lille?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Depuis décembre dernier.»
-</p>
-
-<p>
-L'époque du retour de Lionel, pensa Mme de Courcy.
-</p>
-
-<p>
-«Et comment y êtes-vous venue?»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève rougit de nouveau, mais elle ne voulait pas mentir à cette
-dame qui lui montrait tant de bonté.
-</p>
-
-<p>
-Sur un signe de Lucrèce, Mme Thomassin disparut.
-</p>
-
-<p>
-«Ayez confiance en moi, reprit Lucrèce, car je vous affectionne
-déjà. Racontez-moi votre histoire. Vous fais-je peur?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! non, madame; mais, en vérité, je ne le puis pas, car ce secret
-n'est pas le mien seulement; il appartient à un autre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je comprends. Votre histoire est celle de toutes les pauvres filles
-qui gagnent si péniblement leur vie, et ne sont pas toujours assez
-fortes pour résister aux tentations que les séducteurs étalent à
-leurs yeux.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! madame! s'écria Geneviève avec une fierté révoltée; vous vous
-trompez. Ce n'était pas l'argent qui pouvait me faire abandonner mon
-pays et ma famille: j'aimais....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et il vous a délaissée?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, car il est généreux; pourtant je sens bien qu'il ne m'aime
-plus comme autrefois.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pauvre petite! Mais peut-être, si c'est un homme de votre
-condition, l'amènerait-on à vous épouser.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il n'est pas de ma condition.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Est-il riche?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, au contraire; mais sa famille, son éducation, tout le sépare
-de moi.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous vous exagérez sans doute la distance qui existe entre vous. Si
-je le connaissais, je suis sûre que je le déciderais à vous épouser;
-vous êtes si charmante!»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève regarda Lucrèce avec quelque défiance, et crut deviner
-qu'elle ne la flattait ainsi que pour obtenir le nom de son séducteur.
-</p>
-
-<p>
-Mme de Courcy entrevit ce soupçon.
-</p>
-
-<p>
-«Eh bien! non, remettez à plus tard vos confidences, dit-elle avec
-bonhomie. Vous m'intéressez beaucoup. Je viendrai vous voir
-quelquefois; et..., lorsque vous me connaîtrez mieux...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! madame, interrompit l'ouvrière avec élan, je voudrais vous
-prouver ma reconnaissance en m'ouvrant entièrement à vous. Mais il
-faut que je sache s'il approuve cette confidence.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est inutile, mon enfant, répondit avec quelque froideur Mme de
-Courcy. Je désire, au contraire, que vous ne parliez pas de tout ceci
-à M. de Lomas. Vous voyez que j'ai deviné votre secret.»
-</p>
-
-<p>
-En disant ces derniers mots, elle observait attentivement Geneviève,
-qui ne put soutenir son regard scrutateur et baissa les yeux.
-</p>
-
-<p>
-«En effet, poursuivit Lucrèce, il y aura beaucoup à faire pour
-convertir ce mauvais sujet. Toutefois, je ne désespère pas d'en venir
-à bout. Par exemple, il faudrait être un peu plus coquette, et faire
-valoir les charmes de votre personne.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je suis très-pauvre, balbutia Geneviève avec confusion.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je le sais; mais une résille vous coûterait moins cher qu'un
-bonnet. Ôtez-moi donc cet affreux bonnet!»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève obéit. Mme de Courcy lui enleva son peigne, et un flot d'or
-se répandit sur ses épaules.
-</p>
-
-<p>
-«Mon Dieu! que c'est beau! fit Lucrèce, qui admirait en artiste les
-teintes riches et soyeuses de cette magnifique chevelure. Et elle
-pensait:&mdash;Quel fin connaisseur que ce Lomas! Cette fille est à cent
-piqués au-dessus de la Beausire. Elle la supplanterait.
-</p>
-
-<p>
-«Mon enfant, dit-elle, il est impossible, belle comme vous êtes, que
-M. de Lomas vous ait déjà abandonnée. Laissez-moi faire. Il vous
-manque trois choses pour lui plaire tout à fait: de la toilette, de
-l'éducation et les manières du monde. Je me charge de vous procurer
-tout cela.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! madame, que vous êtes bonne! Je ne sais si je rêve.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je parlerai de vous à un respectable monsieur, fort riche, qui a eu
-dans sa jeunesse une grande peine de cœur. Il aimait une jeune fille
-pauvre qui l'aimait aussi. Ses parents s'opposaient à leur mariage, et
-la jeune fille en mourut de chagrin. Vous voyez que cette histoire offre
-quelque analogie avec, la vôtre. Ce monsieur, qui est le duc de
-Lormond, en a été inconsolable, et il consacre chaque année une
-partie de son revenu à établir des jeunes filles sans fortune.»
-</p>
-
-<p>
-Comme Geneviève la regardait avec quelque hésitation, elle ajouta:
-</p>
-
-<p>
-«Il y a, à Paris, une foule de personnes bienfaisantes qui s'occupent
-de secourir et d'instruire la jeunesse. Voilà pourquoi je vous disais
-tout à l'heure: vous avez bien fait de venir à Paris, vous y ferez
-fortune.»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève ne conserva plus la moindre arrière-pensée.
-</p>
-
-<p>
-Mme Thomassin rentrait en ce moment, apportant une robe de bal de moire
-cerise, recouverte d'un volant en point d'Angleterre.
-</p>
-
-<p>
-«Que c'est beau ce que vous nous apportez là, madame Thomassin, et que
-ce corsage est coquet! Combien cette merveille?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Très-bon marché. Avec les volants, 1800 francs.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;L'effet aux lumières doit être splendide; et comme c'est simple! Je
-voudrais voir cette robe à notre belle Geneviève. Faites donc allumer
-les bougies, que nous la lui essayions.»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève voulut s'en défendre.
-</p>
-
-<p>
-«C'est une grâce que je vous demande.»
-</p>
-
-<p>
-Toute rougissante, l'ouvrière se déshabilla.
-</p>
-
-<p>
-Ses épaules et ses bras étaient un peu maigres, mais les lignes en
-étaient sculpturales. Mme Thomassin lui releva les cheveux de façon à
-découvrir ses tempes si pures, et lui fit deux grosses coques qui
-retombaient sur le cou. Puis on passa la robe.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève se trouvait devant une psyché. En se voyant si belle, elle
-ne put retenir un cri d'admiration; et elle regarda derrière elle si
-elle n'apercevait pas l'autre Geneviève Gendoux, la pauvre ouvrière de
-Lille.
-</p>
-
-<p>
-«C'est bien moi,» dit-elle avec un rire frais et coquet, le rire d'un
-enfant qui n'aurait jamais souffert.
-</p>
-
-<p>
-Depuis si longtemps elle n'avait ri ainsi, qu'elle en fut toute
-soulagée; et son visage, maintenant rasséréné et tout rose de
-plaisir, de vanité peut-être était si gracieux, si jeune, si suave
-qu'on lui eût donné quinze ans au plus.
-</p>
-
-<p>
-Mme Thomassin et Mme de Courcy étaient émerveillées, presque jalouses
-de leur création.
-</p>
-
-<p>
-«Quelle jolie femme Lomas aurait là pourtant! fit Lucrèce.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est vraiment bien beau, la toilette!» dit Geneviève.
-</p>
-
-<p>
-Et elle pensa avec orgueil; «Si ces demoiselles de l'atelier me
-voyaient ainsi, elles ne me railleraient plus.»
-</p>
-
-<p>
-Quand il fallut remettre sa pauvre robe de mérinos qu'elle trouvait si
-belle autrefois, elle en éprouva une véritable honte. Et maintenant
-elle cherchait à retrouver sous ce vêtement modeste la Geneviève qui
-l'avait tout à l'heure éblouie.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève n'avait jamais été coquette; jamais elle n'avait désiré
-d'être vêtue avec plus de luxe que ne le lui permettait sa position
-d'ouvrière. Mais le venin si habilement préparé par Mme de Courcy
-commençait à s'infiltrer en elle.
-</p>
-
-<p>
-«Aimez-vous la toilette? lui demanda Lucrèce.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Sans doute, madame; mais je ne porterai jamais une robe pareille.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Savez-vous ce qu'était la personne à qui cette robe est destinée?
-reprit la couturière. Une piqueuse de bottines qui, il y a six mois,
-gagnait vingt-cinq sous par jour.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle est mariée? fit Geneviève.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;De la main gauche....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle est belle? interrogea Lucrèce à son tour.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pas si belle que cette enfant.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Madame Thomassin, reprit Mme de Courcy, je vous recommande de
-nouveau ma protégée. Faites-lui une jolie robe grisaille que vous porterez
-sur mon mémoire. Et vous, Geneviève, achetez une résille et apprenez à
-vous coiffer autrement. Quand vous serez présentable, je vous enverrai
-mon vieux duc; et je suis sure que, dès qu'il vous verra, il
-s'intéressera à vous. Pour vos heures de leçons, nous nous
-arrangerons avec Mme Thomassin.»
-</p>
-
-<p>
-Elle se leva comme si elle voulait partir, puis elle se rassit.
-</p>
-
-<p>
-«Ah! dites-moi donc, ma belle enfant, j'ai, moi aussi, un service à
-vous demander. M. de Lomas m'a recommandé également votre amie
-Fossette; donnez-moi donc quelques renseignements sur elle, sur ses
-fréquentations, sur sa manière de vivre. Elle est, paraît-il, fort
-intéressante.»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève, qui croyait servir son amie, raconta tout ce qu'elle savait:
-la liaison de Fossette avec M. de Barnolf, la passion aussi qu'elle
-avait inspirée à son voisin, M. Robiquet, ouvrier chapelier, et
-l'intimité amicale qui était résultée du voisinage.
-</p>
-
-<p>
-Mme de Courcy se rappela avoir vu aux courses M. de Barnolf dans la
-voiture de Mme de Beausire. Ce fut un trait de lumière. Elle entrevit
-immédiatement le moyen de se venger.
-</p>
-
-<p>
-«Je veux connaître cette charmante fille, dont vous dites tant de
-bien. Il faut qu'elle ait du mérite pour inspirer de telles amitiés.
-Dès demain j'irai la voir.»
-</p>
-
-<p>
-Et Geneviève lui donna l'adresse de Fossette.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XXIII">XXIII</a></h4>
-
-<p>
-M. de Barnolf habitait la rue d'Isly. Son appartement était à la fois
-élégant et sévère. Les meubles étaient de chêne sculpté, et les
-tentures de velours bleu clair, avec des bandes à fond noir, recouvert
-d'arabesques d'or. Des panoplies d'armes anciennes ou étrangères, des
-tableaux, appartenant à l'école espagnole ou hollandaise, achevaient
-de donner à cet appartement un cachet artistique.
-</p>
-
-<p>
-M. de Barnolf s'harmonisait avec ce cadre un peu sombre.
-</p>
-
-<p>
-Il était Hongrois par son père et avait le type énergique de la race
-magyare. Son teint était bronzé; sa barbe et ses cheveux, épais et
-noirs, se roulaient sur eux-mêmes en boucles serrées et vigoureuses.
-Ses yeux bleus éclairaient d'une expression douce et tendre cette
-figure un peu farouche, presque dure. Souvent même son regard avait de
-la finesse; mais quand la colère l'animait, il devenait terrible: la
-prunelle pâlissait.
-</p>
-
-<p>
-M. de Barnolf était petit, maigre et nerveux. Il tenait de son père un
-caractère violent et passionné; de sa mère, qui était Française, un
-esprit vif, sceptique et mobile. On le disait fort riche. Sa beauté
-étrange, son éducation soignée, ses manières très-aristocratiques,
-sa générosité, son esprit, lui avaient valu de nombreuses bonnes
-fortunes. Il avait acquis le titre d'homme à la mode, aussi bien dans
-le faubourg Saint-Germain que dans le demi-monde.
-</p>
-
-<p>
-C'était un jeudi. Il attendait Fossette, et Fossette était en retard.
-</p>
-
-<p>
-Il parcourait sa chambre avec une agitation singulière. À chaque
-minute il jetait les yeux sur la pendule.
-</p>
-
-<p>
-Pourtant il n'était que onze heures un quart, et Fossette n'arrivait
-jamais avant onze heures. Quelquefois même elle avait tardé davantage.
-</p>
-
-<p>
-Pour se calmer, Léopold prit un livre, essaya de lire; mais les mots
-dansaient sous ses yeux et n'avaient pas de sens.
-</p>
-
-<p>
-«Pourquoi ne vient-elle pas? Cette lettre.... serait-elle vraie?»
-</p>
-
-<p>
-Et le sang lui montait au visage, et ses mains brûlantes et moites se
-crispaient d'impatience.
-</p>
-
-<p>
-Puis tout à coup il se mettait à rire.
-</p>
-
-<p>
-«Ah çà! voyons, j'aime à ce point-là, qui? Une petite ouvrière
-sans éducation, sans manières, une grisette enfin, qui me fait
-attendre, qui me fait souffrir ainsi. Tu es fou, mon pauvre Barnolf.»
-</p>
-
-<p>
-Midi sonna.
-</p>
-
-<p>
-L'angoisse lui tordit les nerfs. Il alluma un cigare, le mâcha entre
-ses dents, puis le lança au feu avec colère.
-</p>
-
-<p>
-«Si elle vient maintenant, je la jette à la porte.»
-</p>
-
-<p>
-Au même instant la sonnette retentit dans l'antichambre.
-</p>
-
-<p>
-Son émotion fut si violente qu'il se laissa tomber dans un fauteuil,
-et, renversant la tête, il ferma les yeux.
-</p>
-
-<p>
-Mais dès qu'il entendit la voix fraîche de Fossette, il courut à
-elle, l'enlaça et tomba à ses pieds.
-</p>
-
-<p>
-Fossette, elle aussi, en entrant chez M. de Barnolf était grave et
-émue.
-</p>
-
-<p>
-«Tu m'aimes donc, mon Léo? dit-elle.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Fossette! ma Fossette, pourquoi viens-tu si tard? Un quart d'heure
-de plus, je serais mort.»
-</p>
-
-<p>
-Deux petits trous moqueurs se dessinèrent dans les joues de la jeune
-fille.
-</p>
-
-<p>
-«Tu ne me crois pas, méchante? J'ai bien souffert, je te le jure. Je
-croyais ne plus te voir. Je sais maintenant combien je t'aime, combien
-je suis lié à toi.»
-</p>
-
-<p>
-Fossette regardait Barnolf avec un sourire sceptique et un regard
-scrutateur.
-</p>
-
-<p>
-Elle se demandait: «Est-il sincère? Soupçonne-t-il que j'ai pu
-savoir?... Joue-t-il la comédie? Mais pourquoi me tromperait-il?
-Cependant, cette lettre....»
-</p>
-
-<p>
-«Je le vois dans votre regard, s'écria Léopold, vous ne m'aimez plus.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous avez bien douté de moi tout à l'heure, monsieur de Barnolf,
-repartit Fossette avec dignité. Au surplus, ajouta-t-elle avec son
-sourire mutin, nous violons notre contrat. Il me semble que nous sommes
-bien près de nous faire une scène. Voyons, reprit-elle en se
-débarrassant de son chapeau et de son manteau, revenons à la confiance
-et à la gaieté.»
-</p>
-
-<p>
-M. de Barnolf ne riait point. Il continuait à se promener dans sa
-chambre, et sa lèvre frémissait.
-</p>
-
-<p>
-Fossette se rapprocha, et, tendant son visage aux lèvres de Léopold:
-</p>
-
-<p>
-«Léo, ne boude pas. Une autre fois je viendrai plus tôt. Comment! tu
-aurais un vilain caractère? Avec quels yeux méchants tu me regardes,
-moi, ta Fossette qui t'aime, qui t'aime tant qu'elle ne peut plus rire.
-Autrefois, quand j'étais insouciante, je riais toujours, je riais
-follement; et maintenant, quand je pense à vous, quand je vous vois,
-Léo, mon cœur est si plein qu'il étouffe, et je comprends qu'on
-puisse pleurer par excès de bonheur. Je vous aime bien, Léo!»
-</p>
-
-<p>
-Et, en parlant ainsi, elle attachait sur lui un regard extatique. Sa
-voix avait des vibrations émues qu'on n'aurait pu feindre, et sa bouche
-sérieuse exprimait une si véritable tendresse que Barnolf vaincu
-rejeta tout soupçon.
-</p>
-
-<p>
-Il la fit asseoir, et s'assit à côté d'elle. Il prenait sa petite
-main dans les siennes et la baisait respectueusement, comme un amoureux
-qui ne s'est pas encore déclaré.
-</p>
-
-<p>
-La fièvre était calmée.
-</p>
-
-<p>
-«Voyez un peu, disait Fossette, ce que produit la liberté. Nous nous
-aimons d'autant plus que nous sommes moins engagés vis-à-vis l'un de
-l'autre.»
-</p>
-
-<p>
-Barnolf soupira.
-</p>
-
-<p>
-«Soyez sincère, Léo; vous n'êtes donc pas heureux? vous me cachez
-quelque chose? C'est bien mal d'avoir des secrets à vous tout seul.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, mon amie, je ne suis pas heureux. J'ai quelque chose sur le
-cœur. Je suis un grand coupable. Si je te dis ma faute, me la
-pardonneras-tu?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vous pardonne d'avance.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je n'ose pas, devine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Auriez-vous laissé faner mon dernier bouquet?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! j'y suis! vous avez oublié, monsieur, dépenser à moi tous les
-soirs, à l'heure convenue.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous ne vous êtes pas informé de ce beau géranium rose, comme je
-vous en avais prié?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est plus grave encore.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Alors vous avez....»
-</p>
-
-<p>
-Elle voulut sourire, mais ses lèvres tremblèrent, son gosier se serra.
-</p>
-
-<p>
-«Vous ne m'avez pas trompée, puisque vous ne m'avez rien promis. Mais
-c'est donc vrai, vous aimez une autre femme?»
-</p>
-
-<p>
-Elle était maintenant toute pâle, et ses mains étaient froides, comme
-si soudain la vie l'abandonnait.
-</p>
-
-<p>
-«Non, non, ma Fossette, ce n'est pas cela; c'est encore plus mal. Je
-doute de toi, je suis jaloux.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vrai? bien vrai? Alors, nous sommes quittes; car moi aussi je suis
-jalouse, et je n'osais pas vous le dire.»
-</p>
-
-<p>
-Ils essayaient de rire; ils ne le pouvaient pas.
-</p>
-
-<p>
-«Fossette, dit M. de Barnolf avec gravité en lui présentant un
-papier, j'ai une lettre pour vous.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pour moi? et moi une pour vous. Comme c'est étrange!»
-s'écria-t-elle en tirant de sa poche une lettre décachetée.
-</p>
-
-<p>
-Ils regardèrent les deux suscriptions. Elles étaient de la même
-écriture, une écriture inconnue.
-</p>
-
-<p>
-«C'est évident, fit observer Léopold, on s'est trompé d'enveloppe.»
-</p>
-
-<p>
-Voici la lettre écrite pour Fossette, et qu'avait reçue Barnolf:
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p style="margin-left: 10%;">«Mademoiselle,</p>
-
-<p>
-«Un ami qui s'intéresse à votre bonheur croit devoir vous prévenir
-qu'on s'occupe actuellement beaucoup de vous dans une certaine société
-où M. de Barnolf est très-connu. On y donne pour rival au noble
-Hongrois, qui? un ouvrier chapelier portant le nom grotesque de
-Robiquet, et dont la mansarde n'est séparée de la vôtre que par une
-mince cloison.... Faites attention!»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-La lettre écrite pour M. de Barnolf, mais adressée à Fossette, était
-ainsi conçue:
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-«Un ami inconnu qui s'intéresse à votre bonheur, croit devoir vous
-prévenir que vos assiduités auprès de Mme de Beausire font jaser
-beaucoup. Hier, aux courses, on a remarqué votre présence dans sa
-voiture et l'absence du duc. Que deviendrait Mlle Fossette, qui vous
-aime si tendrement, si elle apprenait votre infidélité? Une femme a
-beau être sceptique, voire même un peu philosophe, il est de ces
-blessures de cœur ou d'amour-propre qu'elle ne saurait pardonner. Si
-vous ne mettez pas plus de prudence dans vos relations avec Mme de
-Beausire, vous pourriez non-seulement vous attirer une affaire avec le
-duc, mais encore compromettre votre bonheur intime, et désespérer une
-charmante fille qui ne le mérite pas.
-</p>
-
-<p>
-«Vous avez, je vous en préviens, des ennemis acharnés qui pourraient
-fort bien vous jouer un mauvais tour. «Prudence et mystère!» comme on
-dit dans les mélodrames.»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-«Ce changement d'enveloppe a-t-il été volontaire ou involontaire? Ces
-lettres nous viennent-elles d'un ami ou d'un ennemi? se demandait M. de
-Barnolf. Si c'était un ennemi, pourquoi ce subterfuge? Une lettre
-anonyme adressée directement eût suffi pour nous inspirer des doutes
-l'un sur l'autre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! non, c'est beaucoup plus adroit; c'est diabolique,» fit
-observer Fossette qui cherchait à deviner l'auteur des lettres.
-</p>
-
-<p>
-Un instant elle soupçonna Geneviève, puis Claudine, et Robiquet
-lui-même.
-</p>
-
-<p>
-«Tenez, reprit-elle tout à coup, si vous m'en croyez, brûlons ces
-lettres et n'y pensons plus. Nous arriverions à douter de tous nos amis
-et à douter l'un de l'autre.»
-</p>
-
-<p>
-Elle prit les deux lettres, et, sans attendre l'assentiment de
-Barnolf, les jeta au feu.
-</p>
-
-<p>
-M. de Barnolf regardait brûler les lettres d'un air songeur et
-défiant.
-</p>
-
-<p>
-«Comment! s'écria Fossette en riant d'un franc rire, vous seriez
-jaloux? Que ne pouvez-vous voir ce pauvre Robiquet avec son nez qui
-menace le ciel et ses grands chapeaux qui touchent le bout de son nez!
-Si je l'aimais, chanterait-il du matin au soir en fausset:
-</p>
-
-<div class="poem"><div class="stanza">
-<span class="i2">Pour tant d'amour ne soyez pas ingrate!</span>
-</div></div>
-
-<p>
-Pauvre Robiquet! quel excellent domestique! et attentif et
-désintéressé surtout! Avec quelle joie il dégringole mes cinq
-étages pour aller me chercher un sucre d'orge ou un pot d'eau fraîche!
-C'est lui qui tous les matins descend ma chaufferette et m'apporte mon
-lait; et souvent c'est lui encore qui arrose les fleurs que vous
-m'envoyez. Et pourtant il se doute de qui elles me viennent; mais il
-sait aussi que j'aurais tant de chagrin si je les voyais languir! Il les
-soigne en maugréant.»
-</p>
-
-<p>
-Barnolf, peu rassuré par les explications de Fossette, restait sombre
-et froid.
-</p>
-
-<p>
-«Comment, vous doutez encore, reprit l'ouvrière. Venez donc voir
-Robiquet, et vous ne douterez plus.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Fossette, dit M. de Barnolf avec un tremblement dans la voix, je
-vous aime plus, je vous le jure, que je n'ai jamais aimé aucune autre
-femme. Je ne sais: vous avez plus de noblesse, plus de distinction réelle,
-plus d'esprit, plus de charme, plus de cœur surtout. Et si gaie, si
-espiègle, si douce! Vous vous amusez aux dépens de ce Robiquet, soit!
-Mais aussi vous êtes trop bonne pour le faire souffrir. Enfin je suis
-malheureux depuis que j'ai reçu cette lettre. J'ai la fièvre. Sans
-doute, puisque vous me le dites, je vous crois, vous ne m'avez fait
-aucune infidélité. Mais Robiquet va chez vous à toutes les heures du
-jour. Ces mille services que vous en recevez vous rendent son affection
-précieuse. Et moi je ne vous vois qu'une fois par semaine. Je vous veux
-à moi tout entière, à moi toujours! Voulez-vous habiter ici? Dites,
-le voulez-vous? Et puis vous êtes pauvre, malheureuse, vous souffrez
-peut-être. Cette chaufferette, ce sucre d'orge, ce lait dont vous
-parliez tout à l'heure m'ont révélé une situation à laquelle je
-n'avais jamais songé. Et encore ces heures que vous me donnez, c'est
-votre pain, tandis que moi qui vous aime et qui devrais confondre mon
-existence avec la vôtre, je vis dans un luxe égoïste; je dépense en
-bagatelles des sommes qui vous feraient riche pendant plusieurs années.
-Je vous en supplie, essayons de vivre ensemble. Vous me quitterez quand
-vous le voudrez. Ne serez-vous pas libre toujours?»
-</p>
-
-<p>
-Il s'était mis à genoux et baisait ardemment les mains de l'ouvrière.
-</p>
-
-<p>
-Fossette l'avait écouté sans l'interrompre.
-</p>
-
-<p>
-«Mon ami, c'est impossible, dit-elle avec résolution. Je ne veux plus
-de cette vie-là. Oh! j'ai trop souffert, voyez-vous, trop souffert dans
-ma fierté pour recommencer jamais.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Alors vous ne m'aimez pas! s'écria Barnolf blessé, puisque vous ne
-faites aucune différence entre moi et un rapin ou un serrurier. Vous
-refusez parce que vous me préférez Robiquet.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous n'avez donc pas, monsieur de Barnolf, la générosité que je
-vous supposais?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pour le moment, je n'ai que de l'amour, et je suis jaloux. Ou venez
-habiter avec moi, ou quittez Robiquet.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, je veux que vous ayez confiance en moi comme j'ai foi en vous.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vous croyais bonne, reprit le Hongrois avec colère; mais non,
-vous n'avez pas de cœur; autrement vous ne me feriez pas souffrir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vous l'ai dit dès le premier jour de notre rencontre, repartit
-Fossette avec fermeté, jamais je ne consentirai à retomber sous la
-dépendance d'un homme. Croyez-vous qu'il ne m'ait pas fallu un grand
-courage pour en sortir et renoncer à l'oisiveté? Sans parents,
-abandonnée dans la rue dès l'âge de quatorze ans, j'ignorais ce que
-c'était que l'honneur. Seulement, j'avais ma fierté qui se révoltait
-contre cette ignoble exploitation de l'amour et contre la brutalité de
-l'homme. Je me sentais avilie et j'ai voulu me relever. Je me suis
-relevée seule, par le travail. Mais les commencements ont été durs;
-je n'avais pas toujours du pain; le travail me répugnait et me
-fatiguait; j'avais des crampes dans tous les membres. Vous ne pouvez
-savoir ce que c'est que travailler tout le jour, sans relâche, pour qui
-n'y est point habitué. J'ai lutté, je me suis roidie, et j'ai vaincu
-ma paresse. Maintenant j'y suis faite. Ce travail, toujours le même,
-est pénible sans doute, mais il ne me paraît plus un supplice. Enfin,
-et surtout, je suis libre, libre! je ne dois à personne ma subsistance.
-Et puis, savez-vous, Barnolf, maintenant je m'estime. Ce sentiment que
-je n'avais pas connu jusqu'alors, je ne pourrais plus y renoncer. Sans
-doute j'ai eu beaucoup de chance, puisque depuis six mois je n'ai jamais
-manqué d'ouvrage, que j'ai mangé à peu près à ma faim. Je n'espère
-pas être aussi heureuse toujours; mais j'y ai bien réfléchi, car
-l'ouvrage peut me manquer d'un jour à l'autre; je me laisserais plutôt
-mourir que de retomber jamais dans cet avilissement.»
-</p>
-
-<p>
-Barnolf ne se fût point attendu à cette vertueuse déclaration de
-principes chez une fille de mœurs aussi peu rigides. En tout autre
-moment, peut-être eût-il souri de cet alliage de dignité et de
-légèreté, de cette morale à la fois austère et par trop
-indépendante.
-</p>
-
-<p>
-«Quelle importance attachez-vous donc à l'argent? lui dit-il. Accepter
-les présents d'un homme qu'on aime, ce n'est, pas s'avilir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et vous, accepteriez-vous les présents d'une femme? Vous admettez
-donc deux règles de conduite, une pour les hommes et une autre pour les
-femmes? Moi, j'attache de l'importance, non pas à l'argent, mais à la
-liberté. Si j'acceptais vos bienfaits, je ne serais plus libre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, oui, c'est cela! libre, dit Barnolf avec sarcasme, libre!
-Est-ce qu'on est libre, quand on aime? Mais je comprends: vous préférez
-votre liberté. Vous voulez être libre d'aimer M. Robiquet, ouvrier
-chapelier, et d'autres peut-être de même acabit?»
-</p>
-
-<p>
-Fossette pâlit. Elle hésita; et M. de Barnolf la regardait en cet
-instant avec une expression si haineuse qu'elle crut de sa dignité de
-le braver.
-</p>
-
-<p>
-«M. Robiquet, ouvrier chapelier, répondit-elle, a cent fois plus de
-cœur et de vraie noblesse que M. Léopold de Barnolf. Il n'insulterait
-pas une femme.»
-</p>
-
-<p>
-Barnolf, offensé et terrible, s'avança vers Fossette et leva la main
-pour la frapper.
-</p>
-
-<p>
-Mais Fossette le contint par un tel regard qu'il laissa retomber sa
-main.
-</p>
-
-<p>
-«Vous croyez donc, monsieur de Barnolf, que, parce qu'une femme vous
-aime, vous avez le droit de l'insulter et de la battre? Adieu, vous ne
-me reverrez plus!»
-</p>
-
-<p>
-Et elle se dirigea vers la porte.
-</p>
-
-<p>
-Fou, désespéré, il s'élança vers elle, la saisit dans ses bras,
-implora son pardon et lui baisa les pieds.
-</p>
-
-<p>
-Elle resta; mais au fond du cœur elle ne pardonnait pas.
-</p>
-
-<p>
-En la quittant, il lui fit promettre de revenir.
-</p>
-
-<p>
-Elle promit, mais faiblement.
-</p>
-
-<p>
-«Si tu ne viens pas....» dit-il.... Il s'arrêta; la passion le
-suffoquait et le blanc de ses yeux rougit.
-</p>
-
-<p>
-«Eh bien? demanda Fossette avec un rire forcé.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'irai te chercher, répondit-il en se dominant.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si je pardonnais aujourd'hui, se dit Fossette, demain il me
-battrait; et, de lâcheté en lâcheté, je deviendrais son esclave.»
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XXIV">XXIV</a></h4>
-
-<p>
-Quand Fossette rentra chez elle triste et désolée, Claudine lui apprit
-qu'une très-belle dame était venue la demander de la part de
-Geneviève, et qu'elle avait paru fort contrariée de son absence.
-</p>
-
-<p>
-«Je l'ai conduite chez les Ferrandès, ajouta Claudine. Elle nous a
-beaucoup questionnées, Christine et moi, sur notre salaire et sur notre
-manière de vivre. Ce doit être une dame de charité.»
-</p>
-
-<p>
-Fossette n'écouta qu'à demi le récit de Claudine. Elle avait hâte de
-se trouver seule pour donner cours à son chagrin.
-</p>
-
-<p>
-Robiquet l'entendit rentrer. Il entre-bâilla sa porte; mais Fossette ne
-lui rendit pas son salut amical.
-</p>
-
-<p>
-Au bout d'une heure, inquiet du silence prolongé de Fossette, il vint
-frapper à sa porte:
-</p>
-
-<p>
-«C'est moi, Robiquet. Est-ce que je puis maintenant arroser vos fleurs?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, merci.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elles n'ont pas eu la moindre goutte depuis hier matin. Elles
-doivent avoir terriblement soif.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Qu'importe!» repartit Fossette avec quelque impatience dans la
-voix.
-</p>
-
-<p>
-Robiquet rentra chez lui tout déconcerté.
-</p>
-
-<p>
-«Qu'importe! elle a dit qu'importe! Qu'importe que ses fleurs aient
-soif? elle qui aime ses fleurs comme on aime des enfants! Il faut qu'il
-lui soit arrivé une catastrophe. C'est cet inconnu, bien sûr, ce
-lâche, cet infâme, qui lui aura fait du chagrin. Si je le tenais!...»
-</p>
-
-<p>
-Et, de désespoir, il donna un terrible renfoncement au chapeau tout
-neuf qu'il avait mis pour se présenter chez Fossette.
-</p>
-
-<p>
-Le bon Robiquet reprit son travail. Mais il s'arrêtait à chaque
-instant pour écouter. Il colla son oreille contre la cloison, et
-entendit très-distinctement de gros soupirs, presque des sanglots.
-</p>
-
-<p>
-Il n'y put tenir.
-</p>
-
-<p>
-Pour la seconde fois il alla frapper à la porte de sa voisine.
-</p>
-
-<p>
-«Mademoiselle Fossette, je vous en supplie, permettez-moi d'entrer.
-Vous avez du chagrin. Peut-être en suis-je cause; car tout à l'heure
-vous ne m'avez pas dit bonjour, comme d'habitude. Je suis bien
-malheureux!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Entrez, monsieur Robiquet.»
-</p>
-
-<p>
-Et Robiquet entra.
-</p>
-
-<p>
-Fossette était étendue sur son lit avec accablement. Des larmes
-ruisselaient sur ses tempes et mouillaient le traversin.
-</p>
-
-<p>
-En la voyant ainsi, Robiquet s'arrêta. Il devint pâle.
-</p>
-
-<p>
-«Vous! c'est-il possible! Je ne me trompais donc pas! Vous pleurez! Ah!
-je disais bien, une catastrophe, un <i>cataclysme!</i> Vrai, mademoiselle
-Fossette, si ma vie peut vous servir à quelque chose, prenez-la.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Merci, mon bon Robiquet. J'ai, en effet, besoin de vos services. Je
-désire quitter cette maison demain, si c'est possible.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quitter cette...! s'écria Robiquet, qui eut le gosier tellement
-serré par l'émotion qu'il ne put achever sa phrase.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, il le faut absolument.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et moi, et moi, qu'est-ce que je vais devenir, mademoiselle
-Fossette!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous serez quand même et toujours mon ami, n'est-ce pas? Moi, je
-vous garderai toujours la même amitié. Demain matin, pendant que je ferai
-ma malle, seriez-vous assez bon pour aller me chercher, je ne sais où,
-dans la Cité peut-être, une petite chambre comme celle-ci, à peu
-près, et dans les mêmes prix? Vous savez qu'il me faut du soleil pour
-mes fleurs.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! mais.... alors.... ce n'est donc pas...?»
-</p>
-
-<p>
-Il s'arrêta.
-</p>
-
-<p>
-«Quoi?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pour nous quitter tout à fait et vous en aller dans les beaux
-quartiers avec.... Pardonnez-moi.... J'avais cru.... Oh! pardonnez-moi
-d'avoir un instant pensé cela. Le chagrin me faisait perdre la tête.
-Je sais bien que vous êtes incapable de ces choses-là.... quoique, si
-vous vouliez.... suffit! je me comprends. J'irai, oui, j'irai vous
-chercher une belle petite chambre dans les prix de...?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Dix francs par mois, pas davantage.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais alors.... mais alors....»
-</p>
-
-<p>
-Il tortillait son chapeau, un autre chapeau tout neuf.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quoi, mon pauvre ami?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si je trouvais deux petites chambres comme ces deux-là, l'une à
-côté de l'autre?»
-</p>
-
-<p>
-Fossette sourit tristement.
-</p>
-
-<p>
-Encouragé par ce demi-sourire:
-</p>
-
-<p>
-«Oh! mademoiselle, reprit-il, je vous en supplie!... pour faire vos
-commissions, soigner vos fleurs et un peu aussi pour m'empêcher de....
-de passer l'arme à gauche; car, voyez-vous, je ne pourrais plus vivre
-loin de vous.»
-</p>
-
-<p>
-Il pleurait.
-</p>
-
-<p>
-«Pauvre garçon, pensait Fossette, s'il savait qu'il est cause de mon
-chagrin! Faut-il donc le punir de l'injustice d'un autre? Je le veux
-bien, répondit-elle. Au surplus, je ne pourrais me passer moi-même de
-votre amitié; car vous m'avez gâtée; vous êtes si bon pour moi!»
-</p>
-
-<p>
-Elle lui tendit la main.
-</p>
-
-<p>
-«C'est donc vrai! C'est donc possible! Vous me permettez de vous
-suivre!»
-</p>
-
-<p>
-Il se laissa tomber à genoux. Il pleurait, il riait, il ne savait que
-faire de cette main qui le brûlait.
-</p>
-
-<p>
-Il la baisa avec respect.
-</p>
-
-<p>
-«Vraiment! dit Fossette avec un soupir, il n'y a qu'une chose
-excellente au monde, c'est l'amitié d'un être bon et affectueux comme
-vous, Robiquet. J'accepte vos services, parce que je les crois tout à
-fait désintéressés. Je ne veux plus aimer.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! mademoiselle, je n'ai jamais espéré que vous pourriez m'aimer
-comme je vous aime. Je ne vous demande que la permission de vous servir.
-Je vous respecterai toujours, vous le savez bien.»
-</p>
-
-<p>
-Le surlendemain, Fossette quittait le garni de la rue de Venise. Son
-départ fut une désolation pour la maison; car tous les locataires la
-connaissaient et la chérissaient. Plusieurs raccompagnèrent jusque
-dans la rue. La mère Blancheton était rentrée tout exprès pour lui
-prêter sa charrette, une belle charrette neuve achetée avec les
-cinquante francs de Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-«Cette fille-là, disait-elle de sa voix rauque en essuyant une larme,
-ça vous a des façons de demoiselle avec le cœur d'une ouvrière. Et
-puis c'est aussi gai qu'un rayon de soleil. Quand elle m'apportait un
-peu de lait ou un bol de tisane: Sans doute, que je lui disais, ça me
-ravigote, ce que vous me donnez là; mais ce qui me guérit, c'est
-plutôt de penser qu'on n'est pas tout à fait un chien perdu dans le
-monde, et que quelqu'un s'intéresse à moi.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est comme nous, reprenait la femme Brisemur qui commençait à se
-lever, sans elle nous serions tous morts. Elle a passé toute une nuit
-à me soigner. C'est si pauvre chez nous, que personne autre n'aurait
-voulu rester au milieu d'une pareille désolation.»
-</p>
-
-<p>
-Quant à Christine, elle pleurait à sanglots. Claudine aussi était
-désolée, car elle allait rester seule.
-</p>
-
-<p>
-«Au moins, lui demandait-on, saurons-nous votre adresse?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne puis la donner, car je pars pour qu'on ne me trouve pas. Mais
-dans un mois peut-être reviendrai-je, si ma chambre est encore libre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;On vous la gardera tant qu'on pourra, mademoiselle Fossette,
-répondit le concierge, propriétaire du garni, car on n'a pas souvent
-d'aussi aimables logeuses, ni d'aussi honnêtes.»
-</p>
-
-<p>
-Robiquet marchait devant, conduisant la charrette, et Fossette, qui
-suivait, se retournait de temps en temps pour envoyer encore des saluts
-à ses amis.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XXV">XXV</a></h4>
-
-<p>
-Geneviève, vêtue d'une jolie robe grisaille et coiffée à la grecque
-avec une résille de velours cerise, était complètement transformée;
-et, comme elle se sentait belle et admirée, ses gestes mêmes étaient
-devenus plus dégagés, plus coquets; son regard avait plus d'assurance.
-Elle s'exprimait avec moins de timidité et plus d'à-propos. Mais que
-d'ennemies lui fit dans l'atelier cette métamorphose! Il n'était pas
-jusqu'à la demoiselle à repentirs, bien sûre de ses charmes pourtant,
-qui ne se sentît écrasée par la beauté de la jeune Lilloise.
-</p>
-
-<p>
-Aussi, pendant plusieurs jours, Geneviève fut-elle le point de mire de
-toutes leurs malices. La <i>première</i> elle-même commençait à
-s'inquiéter de la faveur dont la nouvelle jouissait auprès de madame.
-</p>
-
-<p>
-«Il faut avouer que cette mijaurée, qui le premier jour n'osait lever
-les yeux, a eu vite fait son éducation, dit l'une de ces demoiselles.
-Maintenant elle a l'air de se moquer de nous.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et ça ne sait pas même tenir proprement une aiguille! reprit une
-autre. Il est vrai que pour le commerce qu'elle fait....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mademoiselle, repartit Geneviève avec dignité, je ne fais aucun
-commerce; et, si vous continuez à me tourmenter, je me plaindrai à
-madame.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Rapporteuse et moucharde! il ne vous manquait plus que ça, ma mie.
-Si nous disions, nous, qu'il vous faut une demi-heure pour coudre un lé!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est une ouvrière amateur, quoi! Vous avez donc quelqu'un qui paye
-pension à madame?»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève ne répondit plus, mais elle rougit d'indignation.
-</p>
-
-<p>
-«Mesdemoiselles, elle a rougi; preuve qu'on a tapé juste.»
-</p>
-
-<p>
-Une ouvrière belle parleuse, se croyant un peu de littérature (par
-rapport, disait-elle, à un jeune homme de lettres qui lui adressait des
-vers), prit à son tour la parole:
-</p>
-
-<p>
-«Voyons, jeune mystérieuse, raconte-nous ton roman. Ton héros est-il
-brun ou blond? est-il sentimental ou badin? T'écrit-il des épîtres
-passionnées? Chacune, en entrant à l'atelier, raconte sa biographie,
-et après on la laisse tranquille. Mais toi, tu ne veux rien dire, tu
-fais la pimbêche, c'est vexant.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Que voulez-vous savoir? reprit Geneviève les larmes aux yeux.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! qui t'a donné cette robe? car enfin une ouvrière ne peut
-pas, avec ses quarante sous par jour, se nourrir, payer son loyer et son
-blanchissage, et s'acheter, pour tous les jours, une robe de quatre
-francs le mètre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est une dame,» répondit Geneviève.
-</p>
-
-<p>
-On se récria de tous les coins de l'atelier.
-</p>
-
-<p>
-«À qui croit-elle en conter? dit l'une.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est du dernier rigolo, exclama une autre, dans ce jargon
-d'atelier que nous reproduisons comme caractéristique.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Une bienfaitrice? Touchant! touchant! Passe-moi ton mouchoir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;De quelle couleur est sa barbe, à cette dame?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je retiens celle-là!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voudrais-tu nous faire poser, ma fille? reprit la littératrice. Tes
-révélations sont par trop saugrenues. Parbleu! nous savons toutes ce
-que c'est, va! On passe sur le boulevard; on s'aperçoit qu'un monsieur
-bien mis, portant des gants et des breloques, vous suit. On s'arrête
-devant un magasin de nouveautés. On a l'air de faire un choix, puis on
-soupire. Le monsieur bien mis offre la robe et son cœur. On minaude un
-peu, on accepte, et tout est dit.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Avouez donc, fit à son tour la demoiselle à repentirs, et on vous
-laissera tranquille.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne puis avouer ce qui n'est pas. Je vous répète que c'est une
-dame qui....»
-</p>
-
-<p>
-Ce fut un effroyable vacarme dans l'atelier. On trépignait.
-Quelques-unes tirèrent leurs clefs et se mirent à siffler.
-</p>
-
-<p>
-«Silence, mesdemoiselles! s'écria la <i>première.</i> Madame va venir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Parole d'honneur! reprit la demoiselle à repentirs, elle voudrait
-se faire passer pour une rosière.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;À Nanterre ça se voit, et encore!... Mais à Paris.... zut!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ma fille, reprit l'ouvrière orateur, tu fais fausse route; tu
-t'égares dans un système qui n'aura pas de succès; ce que tu nous dis
-n'a pas le sens commun; cependant nous userons de condescendance pour
-tes drôleries. Mais dis-nous du moins quelle est la position de cette
-dame phénomène? où demeure-t-elle? quels sont ses moyens d'existence?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je n'en sais rien,» répondit naïvement Geneviève.
-</p>
-
-<p>
-Le tapage recommença plus fort.
-</p>
-
-<p>
-«Bravo! bravo!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Bis! bis!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle est d'un cocasse splendide!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mesdemoiselles, il faut la porter en triomphe.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi, je vais écrire au maire de Nanterre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, c'est cela, reprit la littératrice. Adressons toutes une
-pétition au maire:
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p style="margin-left: 10%;">«Monsieur,</p>
-
-<p>
-«Une jeune personne, dont la vertu et la candeur sont dignes de
-Nanterre, se trouve égarée dans un atelier de modes rue Neuve
-Saint-Augustin. Il est de votre devoir, respectable patriarche, de venir
-réclamer cette infante, qui ne peut sortir que de votre village,
-célèbre par ses vertus, ses brioches et sa bêtise.»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-En cet instant, la porte de l'atelier s'entrouvrit discrètement, et
-l'on vit apparaître une espèce d'Hercule à large figure blafarde,
-avec un grand tablier et un bonnet blanc sur l'oreille.
-</p>
-
-<p>
-«Voilà M. Édouard. Monsieur Édouard! crièrent toutes les
-ouvrières.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah çà! les petites chattes, dit M. Édouard d'une voix de
-basse-taille, vous faites un tapage infernal. Le patron menace de
-déménager.»
-</p>
-
-<p>
-Les ouvrières parisiennes se nourrissent fort mal; aussi, à
-l'occasion, se montrent-elles fort gourmandes; souvent même c'est la
-gourmandise qui les perd.
-</p>
-
-<p>
-M. Édouard était garçon pâtissier, et, à ce titre, avait gagné
-toutes les sympathies de ces demoiselles.
-</p>
-
-<p>
-«Oh! mon bon monsieur Édouard, une brioche!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Un savarin!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Une génoise! supplièrent en chœur plusieurs voix.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;On m'embrassera? dit Édouard.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, toutes nous vous embrasserons, même les vieilles à lunettes,
-qui raffolent de vous, ô Édouard, répondit l'ouvrière bas bleu.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tiens! tiens! je n'avais pas encore vu cette jolie blonde,
-s'écria-t-il en désignant Geneviève.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est la nouvelle qui demeure au sixième; seulement elle a fait
-peau neuve, répondit Joséphine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Diable! rien que ça de chic! Et elle m'embrassera aussi?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, oui! Elle vous embrassera.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non! repartit Geneviève, je n'embrasserai pas monsieur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Alors pas de gâteaux,» dit Édouard.
-</p>
-
-<p>
-Un nouvel ouragan se déchaîna contre Geneviève.
-</p>
-
-<p>
-«Combien vos gâteaux, monsieur? demanda-t-elle.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne vends pas mes gâteaux aux petites chattes, je les donne.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je n'ai pas encore payé ma bienvenue, insista Geneviève, en tirant
-son porte-monnaie. J'ai cinq francs dix sous.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Cinq francs cinquante, ce n'est guère pour porter des robes comme
-celle-là. Mais enfin, voyons, monsieur Édouard, que pouvez-vous nous
-donner pour cette somme?» demanda la demoiselle à repentirs.
-</p>
-
-<p>
-Ici un débat s'engagea.
-</p>
-
-<p>
-Pour trancher la question, il fut résolu qu'on apporterait des gâteaux
-assortis et deux bouteilles de sirop.
-</p>
-
-<p>
-Ces cinq francs cinquante centimes étaient tout ce que possédait
-Geneviève; mais ce n'était pas acheter trop cher un peu de
-tranquillité.
-</p>
-
-<p>
-Certes, Geneviève, comme ouvrière de fabrique, n'était pas habituée
-à une grande délicatesse de langage. Cependant un pareil cynisme la
-révoltait.
-</p>
-
-<p>
-Sans doute, pour la fille du peuple, il n'y a pas d'innocence possible.
-Elle vit dans un milieu qui ne respecte ni ses oreilles ni ses yeux. Et
-la chute, considérée par les classes élevées comme un déshonneur
-irrémédiable, est à peine regardée, dans la classe laborieuse, comme
-une faute grave. Souvent même l'ouvrière, au lieu d'en rougir, s'en
-fait gloire et s'enorgueillit de la générosité de ses amants.
-</p>
-
-<p>
-À Paris, les ouvrières se divisent en deux camps: celles qui se
-cachent et celles qui font parade de leurs désordres. Ces dernières
-appellent les autres des mijaurées. Quant à l'ouvrière jeune et
-belle, restée entièrement honnête, si elle se rencontre encore, c'est
-malheureusement une exception.
-</p>
-
-<p>
-Est-ce à dire qu'il faille renoncer à moraliser ces pauvres créatures
-privées d'enseignement, entourées de mauvais exemples et de
-séductions de toutes sortes? Non, sans doute; mais la moralisation doit
-entrer dans une tout autre voie.
-</p>
-
-<p>
-Aujourd'hui les moralistes comme les économistes se sont gravement
-émus de la situation de l'ouvrière, de sa dépravation précoce et
-anormale. Aujourd'hui l'opinion admet, en morale, comme en législation,
-le bénéfice des circonstances atténuantes. On ne se borne plus à
-prêcher ou à anathématiser les pauvres femmes qui tombent dans le
-vice. Des recherches consciencieuses ont constaté que, le plus souvent,
-elles succombent parce qu'elles manquent de pain, et aussi parce que
-leur travail ingrat et pénible ne peut leur procurer aucun luxe, aucune
-satisfaction. Or, on commence à reconnaître que chaque être a droit,
-non-seulement à la subsistance, mais à une part de bonheur. Ce n'est
-donc plus avec des sermons qu'on doit chercher à moraliser, c'est en
-découvrant et en appliquant les moyens d'augmenter l'instruction et le
-bien-être.
-</p>
-
-<p>
-Il y a loin cependant d'une jeune fille que l'amour entraîne à celle
-qui se vend. Sans doute un premier désordre conduit souvent à de plus
-graves; mais la femme qui aime réellement n'a pas perdu tout sentiment
-de dignité. Chez Geneviève, ce sentiment était encore élevé; elle
-était douée d'un caractère réservé et d'un esprit délicat. Capable
-d'affections profondes, la frivolité dans l'amour la révoltait. Et
-depuis huit jours, malgré les propos licencieux dont on l'ahurissait,
-malgré les épigrammes dont on l'accablait, sa tenue était restée la
-même, sérieuse et digne.
-</p>
-
-<p>
-Mais combien de temps, exposée à ce contact continuel avec la
-corruption, pourrait-elle lutter contre l'entraînement de l'exemple! Ce
-qui la soutenait alors, c'était l'espoir que lui avait donné Mme de
-Courcy d'épouser M. de Lomas. Mais une fois certaine de son abandon, ne
-chercherait-elle pas dans le désordre l'oubli de son chagrin et de son
-abaissement? Car la débauche est pour les femmes ce que l'ivrognerie est
-pour les hommes. Afin de s'étourdir, l'homme boit, la femme se donne ou
-se vend.
-</p>
-
-<p>
-Le bon Édouard fit bien les choses. Il apporta une pleine corbeille de
-gâteaux de la veille et deux bouteilles de sirop.
-</p>
-
-<p>
-Plusieurs des plus gourmandes lui sautèrent au cou.
-</p>
-
-<p>
-«Mes petites chattes, vous voyez que je suis bon prince et pas cruel.
-Ne vous gênez pas; que celles qui ont envie de m'embrasser se
-présentent, je ne les repousserai pas.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Est-il fat et pacha, ce M. Édouard! fit, en grignotant une
-madeleine, une fille très-brune, habituée de Mabille. Il est capable de
-croire que c'est lui qu'on embrasse. Amour de pâtissier, va!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Les pachas, hein! En voilà-t-il des hommes heureux! exclama le bon
-Édouard. Supposons que je sois, un pacha. Je m'assieds sur un divan,
-là, au beau milieu de vous, à la façon d'un tailleur. Je fume une
-grande pipe. Derrière moi, se tient une esclave en pantalon de zouave,
-avec un éventail pour me donner de l'air et pour chasser les mouches de
-mon auguste nez. C'est pas des contes, ce que je vous dis là. J'ai vu
-jouer ça à l'Opéra-Comique, une fois que j'ai paru sur la scène,
-habillé en mamelouk. J'ai été un peu pacha, tel que vous me voyez.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi, mon rêve, ce serait d'entrer comme comparse dans quelque
-théâtre, car je raffole du spectacle, dit une jeune fille très-laide
-qu'on appelait la <i>liseuse</i>, parce qu'elle avait toujours ses poches
-bourrées de vaudevilles ou de petits journaux.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et tous les soirs on a la chance de rencontrer un <i>avenir</i>
-parmi les spectateurs, ajouta la demoiselle à repentirs.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quel est votre idéal comme <i>avenir</i>, mademoiselle Léocadie?
-demanda Édouard; est-ce le bois de rose ou le palissandre?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pour commencer, je me contenterais du noyer.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Monsieur Édouard, continuez donc votre histoire de
-l'Opéra-Comique.... Il était assis sur un divan?...
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est moi qui suis le pacha. Et vous êtes toutes, comme moi,
-assises sur des divans, dans des poses plus ou moins gracieuses et
-nonchalantes. Tableau. Hein! ce serait-il gentil! Alors, avisant du
-regard cette princesse blonde qui ne daigne pas même goûter à mes
-brioches, je lui jette le mouchoir en l'appelant Fatmé, Haydé, Azora.
-Ce sont tous des noms comme ça dans ce beau pays. Aussitôt, au lieu de
-me regarder avec ses yeux farouches, elle sourit.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Monsieur Édouard, monsieur Édouard, cria une de ces demoiselles, on
-vous rappelle à l'ordre! Vous corrompez nos âmes candides avec vos
-discours immoraux.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Immoraux! ce sont les mœurs les plus pures du pays. C'est leur bon
-Dieu qui veut ça.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Où donc est-il ce pays? est-ce en Cochinchine?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne sais pas, mais pour sûr il existe, puisque je l'ai vu à
-l'Opéra-Comique. Et même qu'on appelle un sérail l'endroit où le
-pacha enferme toutes ses femmes.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et y a-t-il aussi un pays où les femmes ont des sérails d'hommes?
-demanda l'habituée de Mabille.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ça, ma petite chatte, je crois que ça ne se voit qu'à Paris; vous
-ferez donc bien d'y rester. J'ai toujours entendu dire que, pour les
-femmes comme pour les chevaux, Paris était un vrai paradis. J'entends
-les beaux chevaux et les jolies femmes, car pour tout ce qui est vieux
-et laid, Paris, c'est l'enfer.»
-</p>
-
-<p>
-En cet instant, le petit Joseph entra, et dit:
-</p>
-
-<p>
-«Mademoiselle Geneviève, on vous demande au salon.»
-</p>
-
-<p>
-Comme la première fois, la curiosité et la jalousie de ces demoiselles
-furent vivement excitées.
-</p>
-
-<p>
-«Joseph! Joseph! qui donc la demande encore?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Un vieux monsieur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;De quoi a-t-il l'air, ce vieux?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il a du chic.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment, mesdemoiselles, fit Édouard, vous n'avez pu savoir encore
-ce qu'est cette jolie blondine et ce qui se mijote par là-bas?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Dame! répondit une ancienne, je suppose, moi, qu'elle est bien
-recommandée et qu'on veut lui faire un sort. Vous vous rappelez Zoé,
-Lucile, Amélie et tant d'autres qui ont travaillé ici, et qui sont
-aujourd'hui des princesses pour qui nous travaillons.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voilà ce qui est souverainement injuste. Pourquoi ne nous ferait-on
-pas un sort, à nous aussi? Ne valons-nous pas cette campagnarde, qui
-dans son pays cardait du coton, et qui ne sait pas seulement dire un mot
-sans rougir?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mes petites chattes, voilà sans doute ce qui plaît à ce vieux,
-c'est qu'elle rougit; tandis que vous, il y a longtemps que vous ne
-rougissez plus....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Monsieur Édouard, fit la littératrice, si vous n'étiez pas un
-généreux pâtissier, nous ne souffririons pas cette insulte. On vous
-la pardonne en considération de vos brioches.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est vexant de la voir préférée à nous, ajouta Joséphine; il
-faut la forcer à quitter l'atelier. Tous les jours nous lui monterons
-une nouvelle, jusqu'à ce qu'elle parte.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pas besoin, pas besoin, mes petites minettes. Elle est trop jolie
-pour rester longtemps à la paye de quarante sous par jour.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! voilà encore un fameux compliment que nous adresse M.
-Édouard, fit observer aigrement la demoiselle à repentirs. Et nous,
-vous nous trouvez donc laides?»
-</p>
-
-<p>
-L'ouvrière placée près de la porte entendit le frôlement d'une robe
-de soie dans l'escalier et dit à demi-voix:
-</p>
-
-<p>
-«Voilà madame!»
-</p>
-
-<p>
-Édouard s'esquiva prestement avec sa corbeille et ses deux bouteilles
-vides.
-</p>
-
-<p>
-Toutes ces demoiselles baissèrent les yeux et semblèrent profondément
-absorbées par leur couture.
-</p>
-
-<p>
-Quand madame entra, on eût entendu voler une mouche.
-</p>
-
-<p>
-On sait que madame ne plaisante pas, et que l'ouvrière surprise en
-flagrant délit de paresse est bientôt congédiée. Et, de fait,
-pourquoi Mme Thomassin serait-elle indulgente? Elle paye généreusement
-quarante sous. C'est l'élite des ouvrières qui gagne pareille somme,
-et il y a sur le pavé tant de pauvres filles qui, en cousant même une
-partie de la nuit, arrivent à grand'peine à en gagner vingt-cinq.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XXVI">XXVI</a></h4>
-
-<p>
-Avant de descendre à l'atelier, Mme Thomassin avait fait passer
-Geneviève par sa chambre, lui avait lissé les cheveux, avait donné
-une grâce à la résille, et lui désignant la porte du salon, elle lui
-avait dit:
-</p>
-
-<p>
-«Ma chère enfant, soyez aimable avec M. le duc, car votre avenir
-dépend de cet entretien. Surtout ne soyez pas si morose. M. le duc aime
-la gaieté.»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève entra toute tremblante au salon. Elle vit un homme d'une
-soixantaine d'années qui lui désigna amicalement un siège.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève s'était représenté sous des dehors austères ce personnage
-bienfaisant, qu'un chagrin d'amour, au dire de Mme de Courcy, torturait
-depuis sa jeunesse.
-</p>
-
-<p>
-Elle s'étonna donc de le trouver vêtu avec une élégance de bon
-goût, mais un peu prétentieuse pour un homme de cet âge. Le sourire
-de ce vieillard était fin et sceptique, et son regard s'arrêtait sur
-elle avec une persistance qui l'embarrassait.
-</p>
-
-<p>
-«C'est vous, ma belle enfant, dont m'a parlé Mme de Courcy?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, monsieur; elle m'a aussi parlé de vous, de votre bonté. Soyez
-persuadé que je ferai tous mes efforts pour mériter votre intérêt.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voilà une charmante petite réponse, fit le duc. On dirait.... Mais
-non, personne ne vous l'a apprise, n'est-ce pas, mon enfant?»
-</p>
-
-<p>
-L'ouvrière rougit, car elle crut avoir été maladroite.
-</p>
-
-<p>
-Il lui tendit la main, et Geneviève lui donna la sienne.
-</p>
-
-<p>
-«Mme de Courcy ne m'avait pas trompé, vous êtes adorable. De la
-beauté, de la candeur et une main de patricienne. Mais, ma fille, il
-faudra soigner un peu mieux vos ongles; je tiens beaucoup à ce détail.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je vous remercie de m'en avertir, monsieur, dit Geneviève.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle est ou très-rouée, ou très-candide, ou stupide, pensa le duc.
-Voyons lequel.»
-</p>
-
-<p>
-Et il reprit:
-</p>
-
-<p>
-«Vous me plaisez déjà beaucoup, je vous assure; mais ce que j'aime
-par-dessus tout, c'est la sincérité. Ouvrez-vous donc à moi comme à
-un confesseur. Combien de fois déjà avez-vous aimé?»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève rougit encore, baissa les yeux et ne répondit pas.
-</p>
-
-<p>
-«Je suis très-indulgent, je vous en préviens; deux ou trois fois,
-n'est-ce pas?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, monsieur, répondit Geneviève avec dignité.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quatre ou cinq alors?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, monsieur; Mme de Courcy a dû vous le dire, une seule fois.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et vous avez quel âge?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vingt ans.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et vous aimez depuis combien de temps?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Depuis huit mois.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et jusqu'à dix-neuf ans, jamais, jamais ce petit cœur-là n'avait
-battu pour personne?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pour personne.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous êtes pourtant de Lille, une ville de manufactures.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, monsieur, mais j'allais depuis fort peu de temps à la
-fabrique. Auparavant, je travaillais à la maison.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et vous aviez sans doute une mère pieuse? Êtes-vous dévote?»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève hésita. Elle craignait de donner une mauvaise idée d'elle
-à ce bienfaiteur, religieux peut-être.
-</p>
-
-<p>
-«Non, monsieur, dit-elle enfin. Ni mon père pi ma mère ne vont à la
-messe, et moi, je n'y allais pas davantage. Mon père est un
-très-honnête homme; mais c'est une idée comme cela, il ne peut
-souffrir les capucins.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! ah! c'est un esprit fort? Tant pis, ma fille! Pour les femmes
-comme pour le peuple, la religion est un frein nécessaire. Je désire
-que vous ayez un peu de dévotion. Sans doute je ne veux pas faire de
-vous une religieuse. Cependant j'aimerais mieux trouver en vous ces
-sentiments qui élèvent l'âme et l'esprit, et préservent des honteux
-désordres.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! monsieur, s'écria Geneviève, certainement j'ai commis une faute
-grave; aux yeux de bien des gens, j'ai perdu le droit de me dire une
-honnête fille; cependant, si vous voulez vous informer, vous saurez que
-j'ai toujours eu une bonne réputation.»
-</p>
-
-<p>
-Elle avait des larmes dans les yeux.
-</p>
-
-<p>
-«Comment, fillette, vous pleurez! Dépêchez-vous d'essuyer ces beaux
-yeux-là. Je vous déclare que je ne puis supporter les pleurs. J'ai les
-nerfs très-impressionnables. Cela pourrait même troubler ma
-digestion.»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève essaya un sourire.
-</p>
-
-<p>
-«À la bonne heure! Riez toujours! Vous êtes cent fois plus belle. Et
-puis vous avez de si jolies petites dents! Voyons, regardez-moi;
-croyez-vous que je ne vous déplairai pas trop?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! monsieur, comment ne vous aimerais-je pas? Vous paraissez si
-bon!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Euh! euh! j'ai bien mes défauts. Je suis impatient, et, dans ces
-moments-là je déchire, je casse tout. Mais on ne se plaint pas trop,
-car je répare si bien les dégâts! Je suis du reste un bon enfant,
-vous verrez: pas tracassier du tout! Vous serez libre de vivre à votre
-guise. Je ne vous ferai pas espionner. Voilà pourquoi je vous ai
-adressé tant de questions: c'est que je désire avoir confiance en
-vous. Enfin, je ne suis plus jeune, et je veux maintenant que ma vie
-s'écoule sans émotions, sans tracas. Ainsi, pas de scènes, pas de
-petites roueries. Je ne puis souffrir que les femmes s'avilissent ainsi.
-D'ailleurs je ne vous refuserai jamais rien; car je ne suis point ladre,
-et j'aime à voir le bonheur auteur de moi. Soyez toujours franche
-aussi. Il ne servirait à rien de me tromper. Je connais les femmes sur
-le bout du doigt; et, si adroites soient-elles, je les devine toujours.
-Ainsi vous avez aimé quelqu'un. Est-il à Paris?»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève hésitait à répondre. Le langage du duc la surprenait et
-l'inquiétait; mais elle ne soupçonnait pas encore que Mme de Courcy
-eût pu la tromper. Elle repoussa le doute qui lui vint.
-</p>
-
-<p>
-«Oui, monsieur, dit-elle, il est pour le moment à Paris.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et vous le voyez toujours?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Rarement.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il vous aime encore, cependant?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Hélas!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous l'aimez donc?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, monsieur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui! s'écria le duc stupéfait, presque irrité.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je l'ai dit à Mme de Courcy, et je n'ai pas d'autre désir que de le
-ramener à moi et de l'épouser.»
-</p>
-
-<p>
-Le duc fronça le sourcil. Il craignit d'avoir été le jouet d'une
-mystification. Puis remarquant la candeur de Geneviève, il éclata de
-rire.
-</p>
-
-<p>
-«Je vois que nous ne nous entendons pas du tout. En quels termes Mme de
-Courcy vous a-t-elle parlé de moi?»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève lui raconta sa conversation avec Lucrèce.
-</p>
-
-<p>
-«Écoutez, mon enfant, il y a eu malentendu. Vous êtes peut-être une
-brave fille, et je ne veux ni vous tromper ni vous séduire. Je ne suis
-pas le moins du monde un homme occupé de bonnes œuvres, mais je suis
-moins encore capable d'une mauvaise action. Si j'étais jeune,
-j'entreprendrais peut-être de me faire aimer de vous, car vous êtes
-charmante; mais à mon âge je n'ai plus de temps à perdre. Je vous dis
-donc simplement: Si vous voulez tenir ma maison, je vous donnerai un
-hôtel, une voiture, une grande existence. Robes, cachemires, bijoux,
-vous pourrez vous passer toutes vos fantaisies. Je suis marié, sans
-enfants, et je vis séparé de ma femme. Voyez donc si cela vous
-convient.»
-</p>
-
-<p>
-Étonnée, bouleversée par cette offre inattendue, Geneviève hésita
-un moment; mais elle fut vite remise, et, se levant fièrement:
-</p>
-
-<p>
-«Non, monsieur, dit-elle, cela ne peut me convenir.»
-</p>
-
-<p>
-Le duc la considéra, comme s'il doutait de ce qu'il entendait. C'était
-la première fois peut-être qu'il trouvait une femme rebelle. Piqué au
-jeu par cette résistance, il voulut insister, et lui prendre la main;
-mais Geneviève la retira vivement. Alors le duc, à son tour, se leva,
-et, la saluant avec déférence:
-</p>
-
-<p>
-«Adieu, dit-il; je vous ai prise un peu à l'improviste; réfléchissez
-à ma proposition.»
-</p>
-
-<p>
-Il sortit, laissant Geneviève atterrée.
-</p>
-
-<p>
-Lorsque Mme Thomassin la rejoignit au salon, Geneviève était assise,
-morne et le visage inondé de larmes.
-</p>
-
-<p>
-Voilà donc pourquoi on l'avait habillée, pourquoi on s'intéressait à
-elle, pourquoi on l'avait entourée de soins et d'égards! Mais
-qu'était donc cette Mme de Courcy, à laquelle Lionel l'avait
-recommandée? qu'était donc la maison de Mme Thomassin?
-</p>
-
-<p>
-Cette maison ressemblait à beaucoup d'autres. C'était un atelier de
-couture dirigé par une ancienne lorette. Quand on voit des jeunes
-filles, souvent même des enfants, poussées à l'inconduite par les
-personnes mêmes qui devraient les protéger, les défendre, faut-il
-s'étonner de l'effroyable dépravation d'une trop grande partie de
-cette classe d'ouvrières? C'était surtout cette dissolution des
-moeurs, véritable fléau social, que voulait dénoncer et combattre
-Mlle Borel. C'était la mission à laquelle elle avait voué sa vie.
-</p>
-
-<p>
-«Eh bien! mon enfant, qu'y-a-t-il? Pourquoi ce chagrin?» demanda à
-Geneviève Mme Thomassin avec une voix attendrie.
-</p>
-
-<p>
-Autant Mme Thomassin se montrait dure, hautaine même vis-à-vis de ses
-ouvrières, autant elle savait être câline et gracieuse lorsque son
-intérêt l'exigeait.
-</p>
-
-<p>
-«C'est une infamie, madame, c'est une infamie! répétait Geneviève;
-je ne me serais jamais attendue, en entrant ici, à de pareilles
-humiliations!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Expliquez-vous, mademoiselle,» dit la couturière qui voulut
-paraître ignorer ce qui s'était passé.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève raconta son entretien avec le duc.
-</p>
-
-<p>
-«De quoi vous plaignez-vous, ma fille? reprit Mme Thomassin. Le duc
-s'est conduit envers vous en parfait galant homme. Ne vous a-t-il pas
-montré une grande bienveillance? Il est marié, il ne peut vous
-épouser; mais, d'après tout le bien qu'on lui a dit de vous, il offre
-de vous prendre pour tenir sa maison. Cela se voit dans la société
-élégante. Je comprends combien votre refus a dû le surprendre; car
-enfin, ne vous abusez pas sur votre situation: vous vous êtes enfuie de
-chez vos parents avec un jeune homme qui vous a abandonnée; votre
-réputation est à jamais perdue.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais si M. de Lomas consentait à m'épouser, comme me l'avait fait
-espérer Mme de Courcy....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous épouser! lorsqu'il ne vous aime plus! vous êtes insensée!
-interrompit en riant Mme Thomassin, qui voulut lui ôter tout espoir de
-ce côté. Vous voilà donc sans appui sur le pavé de Paris. Maintenant
-vous gagnez à peu près pour vivre; mais aurez-vous toujours une
-position aussi avantageuse?»
-</p>
-
-<p>
-Elle s'arrêta, comme pour lui faire comprendre que cette position
-dépendait d'elle, et qu'elle pouvait d'un mot la lui retirer.
-</p>
-
-<p>
-«Qu'espérez-vous donc? vivre de votre travail? Vivre est impossible,
-vous végéterez. Et il peut survenir une maladie, un chômage qui vous
-réduise à la dernière misère. Que deviendrez-vous alors? Après
-avoir refusé la richesse, et, je l'affirme, une existence qui peut
-être honorable, car vous avez affaire à un honnête homme, vous vous
-verrez réduite peut-être, dans un moment de détresse, à quelque
-honteuse extrémité.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! jamais! jamais! s'écria Geneviève. J'aimerais cent fois mieux
-mourir!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Soit! vous n'en arriverez jamais là, quoique bien d'autres y soient
-venues, qui étaient aussi fières et aussi résolues que vous l'êtes
-en ce moment. Ah! vous ne savez pas encore ce que c'est que la faim! Il
-semble même que plus on est pauvre et malheureux, plus on aime la vie.
-On ne se tue pas, allez; on fait comme les autres. Croyez-moi, mon
-enfant, j'ai de l'expérience, j'ai vu le monde de près, et je vous
-dis, parce que je m'intéresse à vous: Ne repoussez pas la fortune
-quand elle se présente d'elle-même et tout d'un coup. Tant d'autres la
-cherchent toute leur vie sans la rencontrer jamais! Ce que vous refusez
-là, c'est une position stable qui équivaut presque à un mariage; car
-M. le duc n'est pas le premier venu: c'est un homme qui assurera votre
-avenir, si vous vous conduisez convenablement avec lui. Enfin c'est un
-moyen de venir en aide à vos parents, de leur procurer une vieillesse
-heureuse, exempte de privations.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous ne connaissez pas mon père, dit Geneviève; jamais il
-n'accepterait un centime provenant d'une source pareille.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ta, ta, ta! c'est bon pour le discours. On se fait à tout, il
-quitterait Lille, viendrait habiter Paris auprès de vous. Et quand il
-aurait tous les jours sa demi-tasse, sa petite bouteille, il ne
-s'occuperait guère de la source.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous ne le connaissez pas, madame, vous dis-je.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! admettons que ce soit un papa butor, d'une vertu
-farouche: il resterait à Lille, voilà tout. Et quand vous serez riche,
-vous trouverez un mari, un vrai mari, car avec de l'argent on en trouve
-toujours. Une fois mariée légitimement, que pourrait dire votre père?
-Vous épouseriez, n'est-ce pas, M. de Lomas? Eh bien! sachez que c'est
-un vrai libertin, qui ne vous rendrait pas même heureuse pendant quinze
-jours; et il n'a pas le sou, tandis que le duc a cinq cent mille francs
-de rentes. Songez donc! vous porteriez des robes comme celle que vous
-avez essayée l'autre jour, comme celle-ci, ajouta-t-elle en lui
-désignant une toilette éblouissante, et des bijoux semblables à ceux
-que vous voyez étalés rue de la Paix! Et puis une maison à vous toute
-seule, avec des tapis, des tableaux, des glaces sur tous les murs!
-Songez donc, tout ce bonheur pour vous, petite masque, et vous hésitez!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, je ne veux pas, répondit Geneviève, comme si elle était
-éblouie par la tentation. Mon père viendrait à Paris tout exprès
-pour me tuer. Et puis c'est impossible, parce que je l'aime, <i>lui.</i>
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voyons! attendez encore quelques jours, car en refusant vous faites
-une irréparable sottise. Réfléchissez.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est inutile.
-</p>
-
-<p>
-«Est-elle bête! pensa Mme Thomassin à bout d'arguments. C'est une
-vraie buse.»
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pensez-y toujours. La nuit porte conseil.»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève remonta dans sa chambre. Elle écrivit à M. de Lomas ce qui
-venait de se passer. Puis, à la faveur de la nuit, elle se glissa
-jusqu'au n° 31 de la rue Louis-le-Grand et y déposa sa lettre.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XXVII">XXVII</a></h4>
-
-<p>
-Sans doute Geneviève souffrait cruellement; mais combien plus grande
-eût été sa douleur si elle eût appris que son père était en
-prison, sa mère malade de chagrin, et que sa faute était la cause
-première de tant de malheurs!
-</p>
-
-<p>
-L'arrestation de Gendoux avait tellement bouleversé la pauvre Thérèse
-qu'elle s'était mise au lit; et les faibles épargnes, amassées avec
-tant de peines, s'épuisaient chaque jour. Elle n'avait pour la soigner,
-dans sa cave sombre, que la voisine, le soir, au retour de la fabrique,
-et les deux petits, qui lui présentaient sa tisane quand elle avait
-soif. Contracté par le chagrin, son estomac refusait toute nourriture,
-et chaque jour elle s'affaiblissait davantage. De temps à autre
-pourtant elle se tramait jusqu'à la prison pour aller voir Gendoux. Ces
-entrevues étaient toujours douloureuses, et elles achevaient
-d'ébranler l'organisme de la pauvre femme.
-</p>
-
-<p>
-On ne laissait pénétrer auprès du prisonnier aucun de ses camarades.
-</p>
-
-<p>
-Cependant la coalition, comprimée à son début par l'emprisonnement de
-son chef et le retour de M. Daubré, était loin d'être complètement
-étouffée. Il soufflait dans les fabriques, et particulièrement dans
-celle de M. Daubré, comme un vent de révolte. Quelques personnes sages
-conseillaient au riche manufacturier de solliciter l'élargissement de
-Gendoux, ou du moins, si son affaire devait être jugée, de s'entendre
-avec lui pour sa défense. C'était le meilleur moyen de calmer
-l'irritation des esprits.
-</p>
-
-<p>
-Il se résolut donc à tenter cette démarche, quoi qu'il en coûtât à
-sa dignité de patron offensé. Il espérait ainsi gagner la
-reconnaissance de Gendoux, qu'il savait être un brave cœur, incapable
-de fausseté ou d'ingratitude.
-</p>
-
-<p>
-Depuis son incarcération, Gendoux avait laissé pousser sa barbe, ce
-qui imprimait à son visage hâve et vieilli quelque chose d'inculte, de
-sauvage.
-</p>
-
-<p>
-Thérèse était auprès de lui. Elle semblait une ombre. Sa bouche
-triste, son regard abattu, désespéré, accusaient une de ces douleurs
-si complètes qu'elles attendrissent les âmes les plus rebelles à la
-pitié.
-</p>
-
-<p>
-À la vue de ces deux vieillards si malheureux et si dignes, M. Daubré
-s'arrêta sur le seuil de la cellule, saisi d'une sorte de respect.
-</p>
-
-<p>
-Il avait préparé un préambule sévère; mais il ne trouva que de la
-commisération pour cette navrante infortune.
-</p>
-
-<p>
-Dans le commerce ordinaire de la vie, M. Daubré passait pour un
-excellent homme. Mais c'était un Flamand, un homme du Nord, froid,
-placide plutôt que bon. Incapable d'aucun effort pour secourir son
-semblable, il avait cette bonté neutre, cette passivité qui n'est le
-plus souvent qu'une forme de l'égoïsme.
-</p>
-
-<p>
-Gendoux, qui le connaissait bien, ne se méprit pas sur cette démarche;
-il le reçut avec défiance.
-</p>
-
-<p>
-Thérèse sortit.
-</p>
-
-<p>
-Gendoux et M. Daubré restèrent en face l'un de l'autre.
-</p>
-
-<p>
-Quel contraste entre ces deux hommes!
-</p>
-
-<p>
-M. Daubré était rose, replet. Sur son visage s'épanouissaient la
-quiétude de l'homme bien calé dans la vie, et la sérénité parfaite
-de l'être vulgaire et satisfait, sans vices, mais aussi sans vertus.
-D'ailleurs, quelle vertu lui faut-il, à cet homme auquel tout a souri
-dès le premier jour de sa vie? Cerveau étroit, cœur inerte, bien
-douillettement emmailloté dans sa médiocrité et son égoïsme, M.
-Daubré trouvait, lui aussi, que tout était pour le mieux dans le
-meilleur des mondes. À l'aide de quelques lieux communs, comme il
-critiquait les aspirations du peuple vers le mieux être! Les ouvriers
-ont-ils jamais été plus heureux qu'aujourd'hui? disait-il. Que ne
-demandent-ils tout de suite à devenir les propriétaires de nos
-fabriques? Si l'on voulait les écouter, ils ne mettraient plus du
-bornes à leurs exigences. Les révolutions succéderaient aux
-révolutions. L'anarchie échevelée et sanglante se déchaînerait par
-toute la France.
-</p>
-
-<p>
-L'esprit de cet homme n'avait jamais franchi l'horizon de sa fabrique et
-de la brasserie où chaque jour il allait lire son journal
-ultra-conservateur, fumer sa pipe et boire son pot de bière.
-</p>
-
-<p>
-Il possédait une spécialité pourtant qui dominait en lui,
-non-seulement toute autre faculté intellectuelle, mais tout sentiment
-élevé et affectif, c'était l'esprit des affaires, lequel se réduit
-à peu près à ceci: savoir acheter et vendre en temps opportun. Sur ce
-calcul unique, depuis vingt ans, il avait constamment tendu toutes les
-forces de son cerveau; c'était donc avant tout un marchand, un marchand
-habile.
-</p>
-
-<p>
-Gendoux, lui, c'était l'ouvrier intelligent, fier de sa valeur morale,
-et qui ne se prosterne point devant la supériorité de la fortune,
-quand à celle-là ne s'en joint aucune autre.
-</p>
-
-<p>
-La souffrance n'avait pas altéré la noblesse native de ses traits. Sur
-cette figure énergique, presque hautaine, on lisait une grande
-élévation morale et un sentiment un peu brutal peut-être de la
-justice.
-</p>
-
-<p>
-La misère avait usé, vieilli, déformé même le corps de Gendoux;
-mais elle avait respecté son âme. Quoique aigri par le malheur, il
-conservait le culte de l'idée, tout prêt encore à se dévouer pour
-elle.
-</p>
-
-<p>
-Certes, il admettait les inégalités sociales. S'il rêvait
-d'améliorer le sort de l'ouvrier, il respectait aussi les droits du
-patron. Il comprenait que les questions ne peuvent se résoudre que par
-de nouveaux procédés d'organisation, et point par la violence; mais il
-était aussi absolu dans ses rancunes que dans ses principes.
-</p>
-
-<p>
-«Croyez, mon ami, lui dit M. Daubré, que j'ai éprouvé un chagrin
-réel de votre détention. Depuis si longtemps vous travaillez pour
-moi, que j'étais loin de m'attendre à votre tentative séditieuse.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous trouvez donc, monsieur Daubré, que parce qu'on souffre depuis
-vingt ans, c'est une raison pour souffrir sans se plaindre pendant vingt
-années encore?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oublions, Gendoux, ce qui s'est passé. Vous n'ignorez pas les
-rigueurs de la loi contre les coalitions, contre les chefs surtout. Vous
-allez être condamné à deux ou cinq années d'emprisonnement.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je le sais, répondit dédaigneusement le prisonnier.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il faut donc vous tirer de là; et c'est pourquoi je viens convenir
-avec vous d'un système de défense.»
-</p>
-
-<p>
-Gendoux se tenait sur la réserve, car il pensait: Pour faire une
-semblable démarche, il faut qu'il ait besoin de moi.
-</p>
-
-<p>
-«Un système de défense? dit-il. Mais je n'ai pas l'intention de me
-défendre. Je dirai la vérité, toute la vérité; les juges me
-condamneront selon leur conscience.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Selon leur conscience? repartit M. Daubré. C'est là précisément
-qu'est le danger.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Peu importe! Quel que soit leur jugement, je le subirai, j'y suis
-résolu.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il ne faut pas seulement penser à vous, Gendoux; il faut penser à
-votre femme, qui paraît si affectée de votre réclusion. N'avez-vous
-pas aussi des enfants sur lesquels rejaillirait votre condamnation?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ma condamnation! s'écria Gendoux avec sarcasme. Ah! plût à Dieu que
-ma famille ne fut jamais autrement déshonorée!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous avez une fille, je crois, cela pourrait l'empêcher de
-s'établir.»
-</p>
-
-<p>
-Gendoux pâlit. La veine qui traversait son front se gonfla, et,
-regardant M. Daubré d'un air terrible:
-</p>
-
-<p>
-«J'avais une fille, mais je n'en ai plus.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! vous l'avez perdue! reprit M. Daubré frappé du ton de Gendoux;
-ne travaillait-elle pas dans ma fabrique?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, elle travaillait dans votre fabrique, et un lâche, un libertin
-l'a enlevée. Je ne la reverrai jamais.»
-</p>
-
-<p>
-M. Daubré se souvint vaguement d'avoir entendu parler de la disparition
-de Geneviève.
-</p>
-
-<p>
-«Auriez-vous donc quelques soupçons sur l'un de mes contre-maîtres?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne parlerai pas, parce que le moment n'est pas venu. Et puis il
-me faut des preuves; mais je les aurai.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous devriez du moins me faire part de vos soupçons; je pourrais
-vous aider à retrouver votre enfant.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est inutile: elle est perdue pour moi, perdue sans retour. Je ne
-la reverrais pas sans avoir envie de la tuer.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est là une sévérité excessive.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne puis m'accoutumer à rougir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Certes, vous avez un caractère fort estimable, et vous méritez la
-considération dont vos camarades vous honorent. Cependant il ne faut
-pas outrer des sentiments bons en eux-mêmes, mais qui, poussés à
-l'extrême, deviennent de la cruauté.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il y a deux choses avec lesquelles on ne peut, on ne doit jamais
-transiger: c'est la justice et l'honneur.»
-</p>
-
-<p>
-M. Daubré, interloqué par ce début, ne savait plus à quel sentiment
-s'adresser pour se faire écouter.
-</p>
-
-<p>
-Mon ami, reprit-il avec beaucoup d'aménité, nous voulons vous sauver
-malgré vous. Je tiens à vous, vous le savez.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Comment pouvez-vous tenir à moi, qui viens d'organiser une
-coalition contre vous? Je ne suis pour vous qu'une force de tant, pouvant
-produire une valeur de tant.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quel butor que cet homme! pensa M. Daubré, et que les maîtres de
-fabrique sont malheureux d'avoir à employer des gens pareils!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, reprit Gendoux, c'est votre intérêt et non le mien qui vous
-amène ici. Mon arrestation a, je le sais, produit un mauvais effet
-parmi les camarades, et, pour apaiser les esprits, vous voudriez me
-rendre à la liberté.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce que nous voulons tous, dit M. Daubré, c'est l'ordre, c'est la
-bonne harmonie entre les patrons et les ouvriers. Voyons, sur quels
-points portaient vos réclamations, et je verrai ce que je puis faire.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voici, répondit Gendoux. Nous demandons pour les hommes une
-demi-heure de plus à midi, afin que chacun puisse aller prendre son
-repas dans sa famille, et nous demandons à quitter le métier une heure
-plus tôt le soir sans diminution de salaire.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Rien que celai fit ironiquement M. Daubré. Pourquoi ne me
-demandez-vous pas de vous payer pour ne rien faire?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce n'est pas tout, reprit Gendoux irrité de cette plaisanterie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voyons, continuez.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Nos enfants meurent ou dépérissent, faute des soins de leur mère.
-Nous demandons que les femmes aient, comme à Sedan, une heure au milieu
-du jour pour préparer le repas, soigner et allaiter leurs enfants, et
-qu'elles sortent comme nous à huit heures au lieu de rester au travail
-jusqu'à neuf. En un mot, nous voulons qu'ayant travaillé tout le jour
-comme de véritables machines, nous puissions le soir cultiver notre
-intelligence et vivre un peu par le cœur au milieu de nos familles.
-Autrement la manufacture tuera la famille, tuera l'être sociable,
-l'être moral surtout; car, faute de développement intellectuel,
-l'ouvrier s'abandonne à ses penchants les plus vils, à la débauche et
-à l'ivrognerie. Voilà ce que nous voulons. Est-ce juste?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais à supposer que j'accorde, moi, ce que vous demandez, est-il
-certain que les autres fabricants suivent mon exemple?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Accordez toujours; les autres seront bien forcés de vous imiter.»
-</p>
-
-<p>
-M. Daubré parut réfléchir.
-</p>
-
-<p>
-«Non, c'est impossible, dit-il. Ce serait pour moi chaque jour un
-déficit considérable. Mieux vaudrait vendre mes filatures et placer
-mes capitaux au 5 0/0. Tout ce que je puis faire, tout ce qui me paraît
-juste, ce serait d'accorder, comme à Sedan, une demi-heure et non pas
-une heure, aux femmes qui allaitent leurs enfants.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Alors c'est inutile, repartit Gendoux; nous ne pouvons nous
-entendre. Je préfère être condamné. Mon jugement du moins sera une
-protestation de plus. Les patrons ne pourront-ils jamais comprendre
-qu'en nous laissant le temps nécessaire pour nous reposer et nous
-instruire, notre travail deviendrait plus actif et plus intelligent, et
-qu'ils trouveraient dans la reconnaissance et l'affection de l'ouvrier
-une compensation à leurs sacrifices!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est un exalté, pensa M. Daubré, je n'obtiendrai rien de lui.
-D'ailleurs, avec de pareilles doctrines, cet homme est fort dangereux
-dans une fabrique. Il vaut mieux qu'il reste en prison.»
-</p>
-
-<p>
-M. Daubré sortit. Ayant vainement tenté une conciliation, il prit le
-parti de laisser la justice suivre son cours.
-</p>
-
-<p>
-Sans doute M. Daubré, en faisant une semblable démarche, avait agi en
-homme populaire. Bien que la bonté n'eût pas été son mobile unique,
-cependant il avait montré vis-à-vis d'un simple ouvrier une
-déférence que certains maîtres de fabrique eussent réprouvée, sans
-être pour autant injustes ou cruels. Car, pour juger sainement les
-relations entre patrons et ouvriers, il faut se mettre au point de vue,
-non pas du droit pur, mais de la justice relative.
-</p>
-
-<p>
-«Si les classes privilégiées, dit Robert Peel, abusent fatalement, à
-l'état corporatif, de leurs privilèges, les individus qui les
-composent peuvent être personnellement très-désintéressés et
-excusables.»
-</p>
-
-<p>
-C'était un jour néfaste pour M. Daubré; et sa sérénité habituelle
-allait se trouver singulièrement troublée.
-</p>
-
-<p>
-En rentrant chez lui, vivement contrarié de l'insuccès de sa
-tentative, il trouva sa belle-mère, Mme de Lomas, qui l'accueillit avec
-solennité. De quelles affaires graves ou ennuyeuses venait-elle encore
-l'entretenir? Dans la disposition d'esprit où il se trouvait, Mme de
-Lomas ne pouvait tomber plus mal.
-</p>
-
-<p>
-Comme elle semblait hésiter ou chercher une entrée en matière:
-</p>
-
-<p>
-«Quoi? venez-vous encore quêter pour vos pauvres? demanda M. Daubré
-avec impatience. Je vous avoue que j'en ai assez des pauvres, des
-ouvriers et du peuple. On s'extermine à chercher leur bonheur; on se
-saigne aux quatre membres; on leur bâtit des ateliers qui ressemblent
-à des palais; on leur donne des salaires tels qu'il y a trente ans ils
-n'eussent osé les rêver; et, plus on leur témoigne de sollicitude,
-d'affection même, plus ils se montrent ingrats, exigeants,
-intraitables. Vraiment, je ne sais plus quel moyen employer pour les
-gouverner. En les traitant à peu près en égaux, on leur donne une si
-haute idée de leur valeur qu'on ne peut plus s'en faire respecter ni
-obéir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, monsieur, là n'est pas la cause du mal, répondit
-sentencieusement Mme de Lomas; le mal, c'est qu'on ne croit plus, c'est
-qu'il n'y a plus de religion dans le peuple. Et pourquoi n'y a-t-il plus
-de religion parmi le peuple? C'est que les grands, les riches eux-mêmes
-l'ont abandonnée.»
-</p>
-
-<p>
-Mme de Lomas était une ancienne coquette convertie à la dévotion vers
-la cinquantaine. Ne pouvant plus avoir une cour d'adorateurs, elle s'en
-était formé une d'ecclésiastiques et de saints personnages. Comme
-elle était sans fortune, elle recourait à M. Daubré pour ses
-aumônes. Grâce à ses libéralités, elle avait acquis une certaine
-influence.
-</p>
-
-<p>
-Toutefois M. Daubré se trompait: elle ne venait point quêter. Un motif
-plus important l'amenait. Lionel lui avait écrit que sa sœur se
-compromettait gravement et qu'il était de toute urgence que M. Daubré
-revînt à Paris.
-</p>
-
-<p>
-Plusieurs considérations avaient motivé cette lettre. Lionel, on s'en
-souvient, avait reçu ordre de Lucrèce d'entraver l'amour de Maxime et
-de Mme Daubré. Mais il désirait la présence à Paris de M. Daubré
-pour le charger de demander la main de Béatrix. Enfin il avait besoin
-d'argent, et il comptait obtenir de son beau-frère la somme nécessaire
-à l'achat de la corbeille.
-</p>
-
-<p>
-Mme de Lomas était adroite. Elle sut présenter à son gendre une
-peinture saisissante des dangers auxquels le séjour de Paris exposait
-une femme aussi jolie que Géraldine.
-</p>
-
-<p>
-Mais M. Daubré, qui aimait le calme, et qui, à Paris, se trouvait
-condamné par sa femme aux plaisirs forcés des bals et des soirées,
-repoussa énergiquement les suggestions de sa belle-mère.
-</p>
-
-<p>
-«Que venez-vous me raconter? s'écria-t-il presque irrité. Géraldine
-est une très-honnête femme, très-attachée à ses devoirs d'épouse
-et de mère. Et puis elle n'est plus jeune, et sa beauté commence à se
-faner un peu.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Peut-on être mari à ce degré-là? pensa Mme de Lomas.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle n'est plus jeune! dit la dévote. Elle a trente ans, et à cet
-âge....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Dites trente-six, reprit M. Daubré.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Trente-six, soit! mais c'est précisément l'âge le plus dangereux
-pour les femmes. C'est le moment des grandes passions.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ta ta ta! Géraldine n'est point passionnée, vous dis-je. Qui diable
-le sait mieux que moi?»
-</p>
-
-<p>
-Mme de Lomas leva les yeux au ciel.
-</p>
-
-<p>
-«Ayez pitié de lui, mon Dieu!» soupira-t-elle.
-</p>
-
-<p>
-«Mais enfin sur quoi basez-vous vos soupçons?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Depuis un mois vous lui écrivez de revenir, et elle ne revient pas.
-Elle trouve des prétextes.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;D'excellents prétextes, et que j'ai approuvés.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle lit beaucoup de mauvais livres, car, malgré mes avis, vous
-n'avez point assez surveillé ses lectures.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! il ne manquerait plus que cela! J'ai bien autre chose à faire,
-vraiment. D'ailleurs je lui ai interdit <i>Lélia</i> et la <i>Physiologie du
-mariage.</i> Dernièrement encore, elle me jurait qu'elle ne les avait pas
-lus.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il y a tant d'antres ouvrages encore plus dangereux que ceux-là,
-lesquels s'adressent au cœur et poussent à l'adultère.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si vous n'avez pas de meilleures raisons à me donner, dit M. Daubré
-avec froideur, je continuerai à avoir confiance; car la confiance,
-voyez-vous, peut seule enchaîner les femmes.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'ai de meilleures raisons. Ses dernières lettres sont empreintes
-de je ne sais quelle tristesse vague. Croyez-en mon expérience.
-Certainement elle lutte, elle souffre. Il vous faut courir à son
-secours et la ramener ici. Vous négligez votre femme, monsieur Daubré,
-et cette pauvre enfant est si tendre, si impressionnable! Est-il
-étonnant qu'elle cherche ailleurs un bonheur que son cœur réclame et
-que vous ne lui donnez pas?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Allons! bon! je suis un mauvais mari, à présent! Est-ce que je lui
-refuse quelque chose? Dites tout de suite que je suis un abominable
-tyran et qu'elle est la plus malheureuse des femmes.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Croyez-moi, partez au plus tôt. Tenez, puisqu'il faut tout vous
-dire, Lionel m'a écrit aussi, et comme moi il désire vivement votre
-présence à Paris.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ils me feront damner! s'écria M. Daubré. C'est bon, je partirai, je
-ramènerai Géraldine. Mais il me semble, madame, que si vous l'aviez un
-peu mieux élevée; que si, au lieu de l'habituer à l'oisiveté, vous
-aviez su lui inspirer le goût du travail, Géraldine ne chercherait pas
-aujourd'hui dans des émotions coupables un aliment à l'activité de
-son imagination. Car son cœur n'a-t-il pas assez de son mari, de sa
-mère, de ses trois enfants à aimer?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! monsieur, répliqua vivement Mme de Lomas qui voyait pour la
-première fois son gendre en colère, ma fille a été élevée au
-Sacré-Cœur. Elle a reçu l'éducation qui convenait à son rang. Elle
-sait coudre et broder. Fallait-il lui enseigner la cuisine ou les soins
-du ménage, ou la tenue des livres, ou les affaires, ou le latin?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Certes, madame, un peu d'entente des affaires, un peu de tenue de
-livres, auraient pu me servir. Ne pouviez-vous du moins lui apprendre à
-tenir sa maison et à élever ses enfants?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ma fille, bien qu'elle vous ait épousé, monsieur, n'est point une
-bourgeoise. C'est une de Lomas. Veuillez, je vous prie, vous en
-souvenir. D'ailleurs, tout le monde s'accorde à dire que c'est une
-femme accomplie. Il n'y a que vous, monsieur, qui lui trouviez des
-défauts.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Au diable les femmes et les belles-mères!» pensait M. Daubré, qui
-ordonna pourtant ses préparatifs de départ.
-</p>
-
-<p>
-M. Daubré, toutefois, aimait sa femme. Après la brasserie et ses
-fabriques, sa femme était certainement ce qui l'intéressait le plus au
-monde. Mais comme il voulait la paix à tout prix, il la laissait à peu
-près libre.
-</p>
-
-<p>
-Si parfois il lui arrivait de faire une observation avec quelque
-vivacité, Mme Daubré se renversait sur son fauteuil comme si elle
-tombait en faiblesse, et disait d'une voix douloureuse:
-</p>
-
-<p>
-«Ah! monsieur, vous me ferez mourir avec vos brutalités!»
-</p>
-
-<p>
-M. Daubré supportait donc très-patiemment la séparation conjugale.
-Sans doute sa femme voudrait rester à Paris quelque temps encore; et
-l'idée des luttes, des scènes peut-être qu'il allait avoir à
-soutenir troublait très-désagréablement sa placidité.
-</p>
-
-<p>
-«Surtout, lui dit Mme de Lomas, pas de reproches! Ne laissez rien
-paraître de votre jalousie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;De ma jalousie! Mais, encore une fois, je ne suis pas jaloux.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Alors c'est peut-être votre indifférence qui déplaît à
-Géraldine.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Allons, bon! maintenant, il faut que je sois jaloux.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, pas sérieusement, seulement pour lui faire croire que vous
-l'aimez toujours avec passion.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais je ne l'aime pas avec passion; je l'aime avec respect, comme
-on doit aimer la mère de ses enfants.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;À la grâce de Dieu! dit Mme de Lomas en poussant un énorme soupir.
-Je vais prier, mon gendre, prier pour la continuation de votre bonheur.
-Et je vais commander une neuvaine aux rédemptoristes pour que Marie
-protège ma pauvre Géraldine contre les embûches du démon.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Chère enfant! pensait la dévote en se retirant, comment ai-je pu la
-marier à ce butor, qui ne comprend rien aux délicatesses du cœur
-féminin? Si ma fille est coupable, ce sera bien lui qui l'aura voulu!»
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XXVIII">XXVIII</a></h4>
-
-<p>
-Le retour imprévu de son mari causa en effet à Mme Daubré une vive
-contrariété. Mais elle était forte quand elle le voulait. Elle
-supporta sans émotion apparente cette surprise désagréable.
-</p>
-
-<p>
-La veille, Maxime lui avait dit:
-</p>
-
-<p>
-«Pourquoi faut-il que le destin nous ait séparés! Nous étions si
-bien faits pour nous comprendre! Passer ma vie à vos pieds, Géraldine,
-c'eût été pour moi le suprême bonheur.»
-</p>
-
-<p>
-Et Géraldine, qui à vingt-cinq ans eût souri peut-être de
-l'éloquence moulée de cette phrase, à trente-six ans s'était laissé
-persuader. Comment eût-elle pu supposer que Maxime ne prenait pas au
-sérieux cet amour qui l'absorbait elle-même tout entière, et qu'elle
-regardait comme le dernier de sa vie?
-</p>
-
-<p>
-M. Daubré ne pouvait donc arriver en un plus fâcheux moment. Aussi
-jamais ne parut-il à sa femme plus lourd, plus trivial, avec sa figure
-épaisse, avec son intelligence commune, bourrée de chiffres, enfoncée
-dans les tripotages du commerce. Jamais il ne l'avait autant choquée
-par ses airs de Prudhomme, ses façons bourgeoises et ses opinions
-toutes faites auxquelles il tenait avec l'opiniâtreté de la sottise.
-Essayait-on de combattre ses affirmations sans preuves, par paresse
-d'esprit il s'abstenait de répondre. On le croyait convaincu. Mais si,
-une heure après, on revenait sur le sujet discuté, on demeurait
-stupéfait de l'entendre répéter son affirmation avec le même aplomb,
-avec une égale confiance en lui-même. C'était cette impassibilité
-dans la bêtise que ne pouvait lui pardonner Mme Daubré, surtout quand
-elle le comparait au brillant Maxime, d'un esprit si souple, si alerte,
-et dont la beauté originale et délicate resplendissait de passion et
-d'intelligence.
-</p>
-
-<p>
-M. Daubré ne suivit nullement les conseils de sa belle-mère. Il ne
-témoigna ni jalousie, ni colère, ni recrudescence de tendresse. Il dit
-simplement à sa femme qu'il venait la chercher.
-</p>
-
-<p>
-Mme Daubré lui répondit qu'elle suivait un traitement pour ses nerfs,
-et que le médecin lui ordonnait le séjour de Paris pendant quelque
-temps encore.
-</p>
-
-<p>
-Il ne fit aucune objection, et reprit docilement sa chaîne. Il
-accompagnait sa femme quand elle le lui demandait, et le reste du temps
-s'ennuyait le plus pacifiquement du monde.
-</p>
-
-<p>
-Géraldine lui présenta Madeleine. Il approuva ce choix. Il essaya bien
-quelques objections sur la manière de diriger Jeanne, qu'il trouvait
-déjà trop coquette; mais Mme Daubré se borna à répondre: «Il faut
-bien qu'elle soit habillée comme ses petites amies. Plus de simplicité
-serait ridicule.» Il s'inclina.
-</p>
-
-<p>
-Du reste, comme jamais sa femme ne lui avait montré autant de
-prévenance et d'affection, que jamais il ne l'avait vue moins nerveuse,
-moins rêveuse, plus gaie, mieux portante, il se dit que Mme de Lomas
-était folle ou qu'elle avait pris ce prétexte pour hâter le retour de
-sa fille.
-</p>
-
-<p>
-Géraldine rencontrait Maxime au Bois, au spectacle ou en soirée; ces
-jours-là elle disait à son mari d'une voix câline:
-</p>
-
-<p>
-«Mon ami, ce soir vous avez congé. C'est Lionel ou c'est Albert qui
-m'accompagnera.»
-</p>
-
-<p>
-Et M. Daubré allait tranquillement à la brasserie fumer sa pipe, boire
-son pot de bière et lire <i>le Constitutionnel.</i>
-</p>
-
-<p>
-Avant de risquer sa demande en mariage, Lionel chargea Maxime de sonder
-le terrain.
-</p>
-
-<p>
-M. de Lomas était à peu près certain de plaire à Béatrix et à sa
-mère. Mais il fallait l'assentiment de M. Borel.
-</p>
-
-<p>
-Un jour que toute la famille, y compris la tante Bathilde, se trouvait
-réunie à déjeuner:
-</p>
-
-<p>
-«Quel homme charmant que ce Lionel! dit Maxime. Vraiment, quoiqu'il ait
-peu de fortune, je serais très-flatté de l'avoir pour beau-frère.»
-</p>
-
-<p>
-Béatrix rougit, mais elle adressa à son frère un regard de
-remerciement.
-</p>
-
-<p>
-«Certainement, repartit Mme Borel, c'est un homme très-distingué. Et
-puisque vous appréciez son caractère, vous devriez l'imiter, Maxime;
-car où le voit tous les matins à la messe de la petite chapelle de la
-rue de Provence. Lui du moins sait allier aux manières et à la
-conversation du meilleur monde un esprit sérieux et une piété
-exemplaire.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;En effet, répliqua M. Borel, je crois m'apercevoir que depuis
-quelque temps il fait à Béatrix une cour très-assidue. Sans doute la piété
-et la distinction sont d'excellentes qualités, que j'apprécie comme
-vous; mais je me suis informé: il est complètement ruiné.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Avec un homme qui me plairait, je serais toujours assez riche, dit
-Béatrix.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il faudrait au moins, reprit M. Borel, qu'il nous apportât quelques
-compensations. S'il obtenait un poste important dans une ambassade; ou
-seulement s'il était décoré....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais son nom, répliqua vivement Béatrix, ne vaut-il pas mieux que
-toutes les décorations? Il appartient à l'une des plus anciennes
-familles de la Flandre. Il porte de gueules à bandes de sable avec un
-croissant d'or en pointe.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous aurait-on enseigné le blason au couvent? demanda Bathilde avec
-un sourire d'ironie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Certainement, on nous en donne quelques notions; car c'est de
-l'histoire. N'est-il pas fort intéressant pour ces demoiselles, qui la
-plupart sont nobles, de connaître l'origine et les armes de leur
-famille?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Alors je ne m'étonne plus, ma pauvre Béatrix, de ton enthousiasme
-pour M. de Lomas.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne suis pas non plus de ton avis, ma chère enfant, reprit M.
-Borel. En ma qualité de commerçant, je n'attache qu'une médiocre
-importance à la gloire nobiliaire. Je suis à cet égard un enfant de
-89. Pour moi, le mérite personnel est tout. Ce n'est pas que je trouve
-M. de Lomas dépourvu de mérite; mais vous, Bathilde, qu'en
-pensez-vous?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! ma tante doit le trouver fort mal, dit aigrement Béatrix. Un
-homme qui va à la messe!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Puisque vous me demandez mon avis, répondit Mlle Borel, je pense
-tout simplement que c'est un homme ruiné qui est à la poursuite d'une dot,
-et qui n'a ni valeur morale, ni valeur intellectuelle. Il faudrait
-précisément savoir, ma chère Béatrix, si, avant de songer à
-t'épouser, il allait à la messe.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Peut-être bien, allégua Maxime, ne pratiquait-il pas autrefois avec
-autant de ferveur; mais il a toujours eu des sentiments chrétiens. À
-supposer qu'il aille un peu plus souvent à la messe pour plaire à
-Béatrix qu'il aime, le mal ne serait pas grand.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi, j'avoue, fit Laure étourdiment, que le petit Daubré me
-plairait davantage. M. de Lomas ne me parait pas toujours très-sincère.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! ma chère, si tu penses à M. Albert, tu as tort; car Madeleine
-est là qui le soigne, insinua Béatrix, comme pour se venger de la
-tante Bathilde.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ma chère Béatrix, répliqua sévèrement Mlle Borel, Madeleine est
-une noble fille, tout à fait incapable d'un calcul de ce genre.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Madeleine est impie et mes filles sont dévotes, fit observer Mme
-Borel avec sarcasme; voilà pourquoi vous la vantez à leurs dépens.»
-</p>
-
-<p>
-M. Borel coupa court à la conversation, qui commençait à s'envenimer.
-Mais après le déjeuner, Béatrix rejoignit Maxime et lui dit à voix
-basse:
-</p>
-
-<p>
-«Engage M. de Lomas à attendre, pour faire sa demande, le départ de
-la tante Bathilde.»
-</p>
-
-<p>
-D'un autre côté, Lucrèce avait dit à Renardet:
-</p>
-
-<p>
-«Il m'importe beaucoup de retarder le mariage de M. de Lomas. Sachez
-donc de Maxime où en est l'affaire, afin que je mette, s'il y a lieu,
-des bâtons dans les roues.
-</p>
-
-<p>
-Mme de Courcy comptait sur Lionel pour séparer Madeleine et Albert.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XXIX">XXIX</a></h4>
-
-<p>
-Certain de réussir, puisqu'il avait l'assentiment de Béatrix, M. de
-Lomas répondit à Geneviève:
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p style="margin-left: 10%;">«Ma chère enfant,</p>
-
-<p>
-«Je ne puis plus longtemps vous cacher la vérité; mais d'abord,
-croyez-le bien, je vous conserverai toujours une affection profonde et
-une reconnaissance très-vive pour l'attachement que vous me témoignez.
-Je veux surtout que vous soyez bien persuadée que je ne vous
-abandonnerai jamais. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour assurer
-votre bonheur.
-</p>
-
-<p>
-«Je vais me marier. Combien je souffre de tracer ces mots en pensant au
-chagrin qu'ils vous causeront; mais à quoi bon vous entretenir plus
-longtemps dans des espérances irréalisables? Ce serait peut-être
-entraver votre avenir, et plus tard vous rendre la déception encore
-plus douloureuse. Des considérations toutes puissantes de famille, de
-position nous séparaient à jamais. Un mariage entre nous étant
-impossible, ma conscience me fait un devoir de cesser des relations qui
-pourraient compromettre toute votre existence.
-</p>
-
-<p>
-«Je m'abstiendrai de vous donner un conseil au sujet du duc. C'est un
-galant homme; et la carrière du travail que vous avez embrassée avec
-tant de courage est si difficile! Mais je comprends votre délicatesse.
-Votre désintéressement me touche. Cependant il faut envisager les
-choses sous leur vrai jour, et ne pas sacrifier à des sentiments,
-très-nobles assurément, mais peut-être un peu romanesques, les
-côtés positifs de notre misérable vie.
-</p>
-
-<p>
-«Vous êtes un grand cœur, Geneviève, et, dans quelque position que
-vous vous trouviez jamais, vous saurez vous faire aimer et respecter.
-</p>
-
-<p>
-«C'est avec ces sentiments d'affection, et, j'ose le dire, de
-vénération, que je vous prie de compter toujours sur mon amitié
-inaltérable et sur mon entier dévouement.»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-Cette lettre n'était pas signée, et l'écriture, qui paraissait
-très-hâtée, était un peu contrefaite.
-</p>
-
-<p>
-Lorsque Geneviève la reçut, elle était à l'atelier. Depuis la visite
-du duc, elle semblait si triste et si peu glorieuse de sa beauté, que
-ses compagnes, ordinairement impitoyables, respectaient cette douleur
-secrète. Dans ces têtes légères, les impressions comme les
-sentiments sont de courte durée. D'ailleurs, Geneviève, absorbée par
-ses préoccupations, ne prêtait aucune attention aux lazzis que de
-temps à autre encore on décochait contre elle.
-</p>
-
-<p>
-Cette impassibilité avait achevé de désarmer les malicieuses filles,
-qui cherchèrent quelque autre sujet sur lequel elles pussent exercer
-plus efficacement leur verve caustique.
-</p>
-
-<p>
-Elle ouvrit la lettre en tremblant, et, dès les premiers mots, ses yeux
-se troublèrent. Elle se renversa sur sa chaise et s'évanouit. On la
-ranima, et on la conduisit dans sa chambre, où elle se mit au lit.
-</p>
-
-<p>
-Dès qu'il fit un peu sombre, elle se leva et se rendit à la rue
-Louis-le-Grand.
-</p>
-
-<p>
-Elle était bien malade. Ses jambes la soutenaient à peine. La fièvre
-faisait claquer ses dents, et sur ses joues pâles se dessinaient des
-marbrures violettes.
-</p>
-
-<p>
-De temps à autre elle s'arrêtait et s'appuyait aux murailles pour ne
-pas tomber.
-</p>
-
-<p>
-À mesure qu'elle approchait, une angoisse horrible lui étreignait le
-cœur. Elle hésitait.
-</p>
-
-<p>
-«Que lui dirai-je? pensait-elle; je ne le ferai point changer de
-résolution.»
-</p>
-
-<p>
-Mais, poussée par le désespoir, ou plutôt par quelqu'une de ces
-espérances insensées telles qu'en peuvent concevoir les condamnés à
-mort, elle continuait d'avancer.»
-</p>
-
-<p>
-Craignant d'être arrêtée ou reconnue dans l'escalier, elle fit un
-effort suprême, monta rapidement les trois étages et sonna.
-</p>
-
-<p>
-Lionel vint ouvrir. Elle tomba mourante à ses pieds.
-</p>
-
-<p>
-Lionel s'habillait pour aller dîner chez les Borel.
-</p>
-
-<p>
-Grâce aux soins excessifs qu'il prenait alors de sa personne, grâce
-aussi à une vie un peu plus régulière, il semblait rajeuni.
-</p>
-
-<p>
-Depuis qu'il adressait ses hommages à Béatrix, il mettait un soupçon
-de rouge. Aujourd'hui ce ne sont plus seulement les femmes qui se
-maquillent. Il en est parmi nos dandies qui ne dédaignent pas les
-précieux services du fard, du cold-cream et de la poudre de riz.
-</p>
-
-<p>
-Ce brillant séducteur, en face de sa victime que la douleur rendait
-méconnaissable, eut-il du moins un remords, un mouvement de pitié?
-</p>
-
-<p>
-«Quelle tuile! pensa-t-il en regardant la pendule. Je n'ai qu'un quart
-d'heure pour m'en débarrasser.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Voyons, Geneviève, remettez-vous. Tenez, buvez un peu d'eau
-fraîche.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! je n'ai pas soif, dit-elle en repoussant le verre qu'il lui
-tendait. Est-ce bien vous qui m'avez écrit cette lettre? N'est-ce pas
-un rêve? J'ai cru que j'en deviendrais folle. Vous vous mariez, vous ne
-m'aimez plus, vous m'abandonnez! Est-ce bien vrai? répétez-le-moi, car
-je ne puis le croire encore.»
-</p>
-
-<p>
-Elle prononça ces mots d'une voix brève, saccadée, et puis elle
-éclata en sanglots.
-</p>
-
-<p>
-«Ma pauvre enfant, j'en suis désolé, je vous assure. Vous ne sauriez
-croire combien cette séparation me coûte à moi-même.»
-</p>
-
-<p>
-La pauvre fille se jeta de nouveau à ses genoux. Elle les embrassait.
-</p>
-
-<p>
-«Lionel, mon Lionel, moi qui vous aimais tant! Moi, qui vous ai tout
-sacrifié, l'amour de ma mère et l'amour de mon père; qui vous ai
-sacrifié leur bonheur, leur gloire, mon repos, ma conscience, mon
-honneur; moi qui encore maintenant donnerais ma vie pour vous; je vous
-en supplie, ne me laissez pas, ne vous mariez pas. Oh! aimez-moi,
-aimez-moi encore: car, si vous ne m'aimez plus, je le sens, je vais
-mourir.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais, mon enfant, je vous aime; je vous l'ai dit, je vous le
-répète, je vous garderai toujours un excellent souvenir. Vous avez été si
-bonne pour moi, si tendre! Comment pourrais-je jamais l'oublier?»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève écoutait, l'œil hagard, ces froides protestations.
-</p>
-
-<p>
-«C'est donc fini, bien fini, dit-elle lentement. Adieu, vous ne me
-reverrez plus.»
-</p>
-
-<p>
-Il la retint.
-</p>
-
-<p>
-«Quoi! Où allez-vous? Que voulez-vous faire? Écoute-moi, Ginevra.»
-</p>
-
-<p>
-Ce nom, qu'il lui donnait autrefois quand il l'aimait, la fit
-tressaillir; et, se rattachant à ce frêle espoir, elle resta.
-</p>
-
-<p>
-Debout, le regard morne, la bouche impassible et serrée, elle attendit.
-Mais son attitude exprimait une résolution désespérée.
-</p>
-
-<p>
-«Il faut raisonner, mon enfant, dit Lionel, en prenant dans les siennes
-la main glacée de la jeune fille. Où cet amour nous mènerait-il?
-Jamais ma mère ne consentirait à cette union. Jamais Mme Daubré ne
-vous accepterait pour sa belle-sœur. Je suis sans fortune, je vous le
-répète. Que ferions-nous donc? Habitué à l'oisiveté, je ne puis
-songer à gagner ma vie à la sueur de mon front. En vous épousant ou
-en continuant nos relations, je perds mon avenir comme je perds le
-vôtre; car c'est un avenir que le duc vous offre, un brillant avenir.
-Ce n'est pas une position tout à fait régulière, je le veux bien;
-pourtant ces unions illégitimes sont si communes aujourd'hui que
-l'usage les a presque consacrées. Vous êtes si bonne, si charmante;
-avec un peu plus d'éducation, vous seriez une femme accomplie. Le duc
-vous appréciera, vous aimera; et peut-être, plus tard.... Sa femme est
-âgée, maladive; si vous savez vous rendre indispensable à son
-bonheur....
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! oui, il m'épousera, n'est-ce pas? dit-elle avec amertume. Je
-sais maintenant le cas qu'il faut faire de semblables espérances. Non, je
-n'accepterai pas cette position humiliante. Vous m'avez trompée, vous
-êtes lâche, vous êtes sans excuse!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous me faites cruellement sentir, Geneviève, la malheureuse et
-fausse situation dans laquelle je me trouve placé. Le mariage qui
-s'offre à moi est inespéré; et il est certaines dettes d'honneur que
-je ne pourrai jamais payer autrement. Or, vous le savez, on doit
-sacrifier à l'honneur son bonheur même.»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève retira sa main. L'indignation fui prêta des forces. Ses
-larmes se séchèrent. Son œil brillant toisa le fourbe avec mépris.
-En cet instant ce n'était plus l'ouvrière humiliée, suppliante,
-c'était la digne fille de Gendoux.
-</p>
-
-<p>
-Sous ce regard, de Lomas baissa le sien.
-</p>
-
-<p>
-«Vous vous mariez, dites-vous, pour payer une dette d'honneur; mais de
-quel nom appelez-vous donc la dette que vous avez contractée envers
-moi! Vous appelez dettes d'honneur les dettes de jeu, n'est-ce pas?
-celles que tout le monde connaît. Mais vous séduisez une pauvre fille,
-vous l'arrachez à sa famille, vous l'abandonnez, et, ce qui est plus
-vil encore, vous la poussez à se vendre pour vous débarrasser d'elle.
-Vous commettez toutes ces lâchetés sans scrupule, et vous croyez
-rester un homme d'honneur; car vous savez bien que je n'irai pas
-raconter votre infâme conduite, que je suis trop fière pour me venger
-ainsi, que j'aime mieux mourir, moi et mon enfant.»
-</p>
-
-<p>
-Lionel essaya de quelques mots encore pour l'apaiser, mais elle refusa
-de l'entendre et sortit brusquement. Il ne tenta plus de la retenir. Le
-quart d'heure était écoulé.
-</p>
-
-<p>
-«Enfin, exclama-t-il quand elle eut fermé la porte, m'en voilà
-délivré! Elle a encore mieux pris cela que je ne l'aurais cru.»
-</p>
-
-<p>
-Et, tranquillisant ainsi sa conscience, facile d'ailleurs à calmer, il
-continua sa toilette.
-</p>
-
-<p>
-Il tira sa raie au milieu de la tête, ce qui lui donnait un air
-d'innocence, et, quand il fut pommadé, frisé, lissé et fardé dans
-toutes les règles de la dernière mode, il se regarda complaisamment au
-miroir, se sourit à lui-même pour s'étudier à sourire avec esprit.
-Rien de sa laideur morale ne se trahissait au dehors, car il savait
-attendrir quand il le voulait son regard sec et pâle, son regard
-d'acier. Rarement il s'était trouvé plus satisfait de lui-même, plus
-certain de son succès.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève ne fut pas plutôt dehors, que l'énergie qu'avait un instant
-surexcitée en elle le désespoir, l'abandonna. Elle marchait éperdue,
-sans savoir où ses pas la dirigeaient.
-</p>
-
-<p>
-Il faisait froid. Une pluie fine et glacée mouillait ses vêtements.
-Que lui importait! Elle allait, elle allait toujours, sans se soucier
-des voitures et des passants.
-</p>
-
-<p>
-Elle longea les boulevards. Ils resplendissaient de lumière. Mais elle
-ne vit ni les gerbes de gaz, ni les rayonnements des cafés ouverts, ni
-les éblouissements du luxe qui s'étalaient aux vitrines des boutiques.
-Elle n'entendit ni les bruissements de la foule, ni le galop des
-chevaux. Tout entière à sa douleur, elle semblait morte à tout ce qui
-l'entourait.
-</p>
-
-<p>
-Arrivée sur la place de la Madeleine, elle tourna à gauche et
-descendit la rue Royale. Elle traversa la place de la Concorde. Elle se
-trouvait sur un pont désert. Il faisait tout à fait nuit. La rivière
-était grosse et rapide. Cette masse d'eau jaunâtre qui marchait vite,
-qui marchait toujours, était effrayante à voir, Geneviève se pencha
-pour la regarder.
-</p>
-
-<p>
-Est-ce le froid qui la saisit, ou la peur, ou bien le vertige? Anéantie
-par la douleur physique, brisée par toutes ces émotions, elle
-s'affaissa sur elle-même.
-</p>
-
-<p>
-Elle éprouva comme un immense soulagement.
-</p>
-
-<p>
-«Quel bonheur! murmura-t-elle, je vais mourir!»
-</p>
-
-<p>
-Elle pensa à sa mère et elle ferma les yeux.
-</p>
-
-<p>
-Dix minutes plus tard, un passant, voyant cette femme étendue à terre,
-prévint un sergent de ville.
-</p>
-
-<p>
-On la releva.
-</p>
-
-<p>
-Au premier moment elle ne se souvint de rien. Elle indiqua sa demeure et
-on l'y transporta; elle était si faible de corps et d'esprit qu'elle
-n'opposa aucune résistance.
-</p>
-
-<p>
-Elle se mit au lit avec une fièvre brûlante.
-</p>
-
-<p>
-Le lendemain, Mme Thomassin la questionna et apprit ce qui s'était
-passé.
-</p>
-
-<p>
-Dans l'après-midi le duc vint. Geneviève se laissa conduire au salon
-par Mme Thomassin.
-</p>
-
-<p>
-Ce n'était plus la jeune fille de la veille, fraîche, gracieuse,
-encore enfant; c'était une femme qui avait souffert.
-</p>
-
-<p>
-Grave, presque sévère, elle parut au duc si imposante qu'il resta un
-moment interdit devant elle.
-</p>
-
-<p>
-«Sommes-nous enfin décidée? dit-il.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, monsieur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous aimez donc encore M. de Lomas?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, monsieur, je le méprise.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais alors qu'espérez-vous faire?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mourir!»
-</p>
-
-<p>
-Le duc crut à une comédie. Il éclata de rire. Mais quand il vit des
-larmes rouler sur les joues pâles de l'ouvrière, il ne rit plus.
-</p>
-
-<p>
-«Écoutez-moi, mon enfant, reprit-il, vous m'intéressez réellement.
-Pour la première fois je crois à la vertu. Voilà cent francs.
-Retournez chez vos parents. Croyez-moi, cette maison n'est pas
-convenable. Paris offre trop de dangers. Vous résistez parce qu'à
-votre insu vous aimez encore. Mais dans six mois, peut-être auparavant,
-vous succomberiez. Vraiment vous êtes héroïque. J'en ai les larmes
-aux yeux. Prenez ces cent francs. Quand vous le pourrez, vous me les
-rendrez.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Décidément je me fais vieux, se disait le duc en sortant. Encore
-quelques années, et je couronnerai des rosières.»
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XXX">XXX</a></h4>
-
-<p>
-Madeleine recevait nécessairement le contre-coup des contrariétés
-amoureuses de Mme Daubré. Si Maxime se faisait attendre, ou si M.
-Daubré ne sortait pas quand il le fallait, l'institutrice comme les
-domestiques souffrait de sa mauvaise humeur.
-</p>
-
-<p>
-Mais Albert, par ses prévenances délicates, par la sympathie
-admirative qu'il lui témoignait, la dédommageait des humiliations, des
-tracasseries que lui faisait subir le caractère maladif de cette femme
-inoccupée. Aussi commençait-elle à s'habituer à sa position.
-</p>
-
-<p>
-Albert recherchait l'occasion de la voir, de lui parler. Certes,
-Madeleine lui était supérieure comme intelligence et comme sentiment
-poétique. Mais loin de se trouver blessé de cette supériorité, il la
-reconnaissait avec bonheur.
-</p>
-
-<p>
-Sans doute il était amoureux; mais il ne pensait point à analyser le
-sentiment qu'il éprouvait. D'ailleurs il avait rêvé l'amour tel que
-se le représentent les jeunes gens qui n'ont point aimé, comme une
-sorte de délire, un vertige des sens et de l'imagination, comme une
-violente crise de l'âme, qui vivifie ou qui tue.
-</p>
-
-<p>
-Ce qu'il ressentait, au contraire, pour Madeleine, c'était une calme
-affection, si respectueuse qu'il n'éprouvait loin d'elle, comme en sa
-présence, ni trouble, ni fièvre, mais une ivresse aussi pure que
-profonde. Il aimait à se sentir enveloppé dans le rayon de ce regard
-limpide et sincère. Sous ce regard, son cœur ne brûlait pas. Il
-était au contraire comme rafraîchi et doucement bercé.
-</p>
-
-<p>
-L'eût-on questionné sur ses sentiments pour Madeleine, il eût de
-bonne foi certifié qu'il ne l'aimait pas d'amour, mais d'une sainte
-affection de frère ou de cette adoration qu'un fanatique a pour un
-fétiche.
-</p>
-
-<p>
-Cependant s'il passait plusieurs heures sans la voir, il était
-malheureux; il souffrait d'une sorte d'angoisse; il la cherchait avec
-inquiétude; et, quand il la retrouvait, c'était un bonheur si grand
-que son visage en était tout transfiguré.
-</p>
-
-<p>
-Quant à Madeleine, elle était profondément touchée et heureuse de
-cette affection, et elle le lui disait, car elle croyait toujours aimer
-Maxime Borel.
-</p>
-
-<p>
-Elle pensait que le cœur ne peut changer; qu'une femme, sous peine de
-déchoir, de se dégrader, ne doit aimer qu'une fois. Mais était-ce
-bien son cœur qui avait aimé Maxime? Ce sentiment n'était-il pas
-plutôt un de ces amours de tête si communs chez les jeunes filles?
-</p>
-
-<p>
-Maxime était beau, généreux, séduisant. C'était surtout le seul
-homme jeune qu'elle eût connu dans l'intimité. Sans doute elle le
-jugeait frivole, homme de luxe et de plaisir avant tout. Sans doute elle
-se disait que cette intelligence peu cultivée ne s'élevait jamais dans
-des sphères bien hautes, et que peut-être même ce caractère n'était
-pas tout à fait estimable. Mais, avec sa vive imagination, elle se le
-représentait comme une de ces organisations exubérantes,
-enthousiastes, qui se jettent dans les excès parce que notre société
-étroite et comprimante refuse tout essor fécond à leurs énergiques
-facultés. Elle en avait fait un héros, une sorte de demi-dieu auquel
-elle vouait un culte dans son cœur.
-</p>
-
-<p>
-Elle ne pouvait donc reconnaître ainsi du jour au lendemain, que Maxime
-n'était point taillé dans ces proportions héroïques, que c'était
-tout simplement une belle et sincère nature, un charmant garçon qui,
-moins comprimé par les jésuites, moins gâté par ses parents, moins
-gâté par les femmes surtout, eût pu devenir, comme son père, avec
-l'âge et la réflexion, bon citoyen, bon époux et bon père de
-famille.
-</p>
-
-<p>
-M. de Lomas surveillait Albert et Madeleine, et leur amour naissant,
-aussi pur que naïf. Et, s'il souriait parfois de leur ingénuité, lui,
-blasé, sceptique, incapable de tendresse, il jalousait leur bonheur.
-</p>
-
-<p>
-Toutefois, craignant de faire manquer son mariage, il n'avait point
-renouvelé vis-à-vis de Madeleine ses tentatives de séduction; mais il
-ne renonçait pas à poursuivre cet amour qui l'attirait violemment; il
-attendrait d'être marié. D'avance, il calculait le temps que pourrait
-demander et son mariage et une lune de miel raisonnable. Or, dans six
-mois, il aurait satisfait à toutes les convenances, et pourrait
-très-décemment reprendre sa liberté.
-</p>
-
-<p>
-En attendant, il fallait séparer Albert et Madeleine. D'ailleurs
-c'était l'ordre que lui avait donné Lucrèce.
-</p>
-
-<p>
-Malgré les sollicitations de Lionel, Albert n'avait assisté que
-rarement aux soirées de Mme de Courcy. Son cœur était trop plein de
-Madeleine pour prêter la moindre attention aux coquetteries
-provocantes de la courtisane. Pudique comme une jeune fille, il ne
-comprit pas ou ne voulut pas comprendre l'amour peu voilé que lui
-promettait Lucrèce par ses regards langoureux et ses paroles à double
-entente. Ce monde bruyant, futile, vicieux, tout élégant qu'il fût,
-ne pouvait convenir à cette âme délicate et rêveuse. Quand il
-rentrait chez lui, il se sentait mal à l'aise, mécontent de lui-même.
-Il lui semblait qu'il eût mieux employé son temps à lire quelques
-pages de poésie ou seulement à contempler le front pur de Madeleine.
-Il ne voulut plus retourner chez Mme de Courcy.
-</p>
-
-<p>
-Cependant Lucrèce, blessée dans son amour-propre, irrité des dédains
-de cet enfant, sentait grandir en elle une passion qui, satisfaite,
-n'eût été peut-être qu'un caprice. Maintenant cette pensée
-l'absorbait comme une idée fixe. Il semble que ce soit le juste
-châtiment réservé à ces natures perverses que d'éprouver, à un
-moment donné de leur existence, un de ces amours violents et pleins de
-souffrances qui vengent d'un seul coup tontes les victimes de leurs
-artifices diaboliques.
-</p>
-
-<p>
-Comme Albert avait reçu de fréquentes invitations de Mme de Courcy,
-Lionel lui persuada que les convenances l'obligeaient, s'il ne voulait
-pas assister à ses soirées, à lui faire du moins une visite de
-politesse.
-</p>
-
-<p>
-Il s'y rendit seul.
-</p>
-
-<p>
-Lucrèce, prévenue par Lionel, l'attendait.
-</p>
-
-<p>
-Elle le reçut dans un boudoir coquet, un boudoir pompadour avec
-tentures de soie à fond vert pâle, semé de bouquets de roses. Les
-meubles Louis XV étaient de véritables objets d'art. Une statue en
-pied de Mme de Pompadour ornait l'appartement. La lumière, tamisée par
-des stores de guipure, répandait sur toutes ces élégances un
-demi-jour voluptueux qui fondait les teintes trop crues ou les lignes
-trop dures.
-</p>
-
-<p>
-Albert la trouva à demi couchée sur une chaise longue. Un guéridon
-placé à côté d'elle était couvert d'ouvrages allemands.
-</p>
-
-<p>
-Elle tenait à la main un livre qu'elle ne lisait pas. Ses yeux élevés
-mélancoliquement regardaient dans le vague.
-</p>
-
-<p>
-Elle entendit parfaitement annoncer M. Daubré; mais elle resta quelques
-secondes encore dans cette attitude sentimentale, car elle voulait être
-vue. La glace qui était devant elle lui avait appris que ses yeux
-noirs, à demi clos par une tendre rêverie et brillant à travers ses
-cils, paraissaient ainsi plus jeunes et plus beaux.
-</p>
-
-<p>
-Puis, tressaillant tout à coup:
-</p>
-
-<p>
-«Ah! c'est vous! quel bonheur! Merci d'être venu, dit-elle en lui
-tendant gracieusement la main. Vous ne me gâtez pas, et cependant
-je.... Mais qu'allais-je dire? une sottise.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pardonnez-moi, madame, répondit Albert, un peu troublé de cet
-accueil si empressé; mais je suis timide et même un peu sauvage. Il y
-a toujours tant de monde chez vous, et puis j'ai la passion de l'étude,
-de la littérature surtout.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Croyez-vous, s'écria Lucrèce avec enthousiasme, que je n'avais pas
-encore lu les œuvres de Henri Heine? Depuis deux jours je les dévore.
-Quel poëte! Vous qui êtes à moitié Allemand et qui vous occupez de
-littérature, vous devez connaître ses poésies. Y a-t-il un esprit
-plus français que le sien, une âme plus allemande? Comme il savait
-aimer! Quelle impressionnabilité et quel sentiment élevé du beau, du
-noble, du juste! Quelle nature complexe! Quel artiste et quel
-philosophe! Vous me voyez émue et émerveillée. Comme il comprenait la
-femme! Mais enfin quelle est votre opinion sur Heine?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;J'éprouve, madame, en ce moment, une des plus douces émotions de ma
-vie; et vous la comprendrez lorsque vous saurez que depuis deux ans je
-m'occupe à traduire en vers ses poésies.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vraiment! fit-elle avec une feinte surprise, car Lionel l'en avait
-instruite. Que vous êtes heureux de connaître l'allemand! Je ne
-croyais pas que cette rude langue tudesque pût s'assouplir ainsi, et
-rendre les nuances les plus délicates de notre esprit français, les
-images les plus gracieuses, les peintures les plus coquettes. Le
-croiriez-vous? vous allez penser que c'est bien là une fantaisie de
-tête folle et désœuvrée: depuis que je lis Heine, je désire
-étudier l'allemand; et si ce n'eût été la terreur de m'entendre dire
-par mon professeur: <i>Ponchour, montâme</i>, dès aujourd'hui j'aurais
-commencé mes leçons. Mais ma subite passion pour l'allemand ne
-résisterait pas à ces accents barbares.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Combien je regrette, madame, dit Albert, de quitter Paris sitôt, je
-vous aurais offert mes services! car je parle et j'écris l'allemand
-aussi facilement que le français. L'hiver prochain, si vous daignez les
-accepter, je serai très-heureux d'initier une aussi fervente
-admiratrice de Heine aux splendeurs de sa poésie.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Hélas! soupira Lucrèce, il en est de tous les projets comme de
-l'amour: partie remise est partie manquée. Merci toutefois de votre
-proposition; je l'accepterai si nous sommes en vie tous les deux, si le
-destin ou la fantaisie ne nous pousse pas, vous au nord et moi au sud,
-si mon enthousiasme germanique se soutient; car l'enthousiasme, aussi
-bien, plus même que tout autre sentiment, a besoin d'être alimenté,
-et je suis femme. Or, souvent femme varie; mais non, je suis sûre que
-vous n'avez pas mauvaise opinion de nous, et que vous croyez à notre
-constance.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Madame, répliqua Albert sérieusement, je crois la femme capable de
-tous les dévouements et de toutes les noblesses. Et, quand elle tombe,
-la faute n'en est pas à elle, mais à l'homme. Ses vertus lui
-appartiennent. Tous ses vices lui viennent de nous.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il y a de la partialité dans ce jugement, et sans doute de la
-galanterie. Peut-être est-ce tout simplement un sentiment d'équité,
-le besoin de réagir contre les injustices des hommes à notre égard.
-Mon opinion à moi, c'est qu'on ne peut nous juger. Pour savoir au juste
-ce que la femme pourrait être et ce qu'elle pourrait produire, il
-faudrait lui laisser une entière responsabilité d'elle-même et lui
-permettre une complète liberté de développement.»
-</p>
-
-<p>
-On le voit, Lionel avait mis Lucrèce au courant de ce qu'il appelait
-les <i>toquades</i> d'Albert.
-</p>
-
-<p>
-«C'est aussi ma pensée, madame, repartit Albert. Seulement vous l'avez
-formulée plus nettement que je ne l'aurais fait. Vraiment, vous me
-voyez ravi. Chaque fois que je rencontre une femme supérieure, et il y
-en a plus qu'on ne pense, loin de m'en sentir humilié j'en éprouve
-comme un triomphe; car je ne trouve rien d'injuste, de brutal même,
-rien qui prouve mieux la faiblesse morale de l'homme, l'infériorité
-réelle de son caractère, que les railleries jalouses dont il accueille
-la femme supérieure. Y a-t-il une rivalité, possible entre l'homme et
-la femme? Le ton naturel ne nous place-t-il pas à vos genoux? Ce n'est
-pas de la part de la femme que la lutte est ridicule, c'est de la part
-de l'homme. Sans doute les femmes en général n'ont pas la même
-aptitude pour les études abstraites; mais n'arrivent-elles pas, par
-l'intuition, à la compréhension de toutes choses? Ne s'élèvent-elles
-pas plus haut que nous dans les sphères de l'idéal! Et quand elles
-admettent un principe, elles le suivent jusque dans ses dernières
-conséquences. Je l'affirme, la femme est plus logique que nous, et
-surtout elle est plus juste. L'homme a bien raison vraiment d'être fier
-de son aptitude philosophique. À quelle vérité absolue, religieuse ou
-métaphysique est-il arrivé avec ses belles facultés pour
-l'abstraction? A-t-il prouvé l'existence de Dieu ou l'existence de
-l'âme? En ces matières, la femme, qui raisonne moins, est plus
-avancée que lui, car elle se laisse guider par le sentiment qui seul
-peut résoudre autant que possible de si grandes questions. Un de ces
-orgueilleux champions de la supériorité masculine me disait un jour:
-«Une femme pourrait-elle jamais produire les ouvrages de Kant?» Mais
-d'abord, lui répondis-je, vous-même, tout homme que vous soyez, les
-produiriez-vous? Le cerveau de Kant est une exception. Il y a aussi des
-femmes exceptionnelles qui pourraient penser plus fortement que vous et
-moi. Mais, à supposer qu'elles n'arrivent jamais à une telle
-concentration de la pensée, est-ce là une preuve de réelle
-infériorité, et le monde serait-il moins avancé s'il n'avait pas
-produit ces systèmes à peu près incompréhensibles, ou tout au moins
-fort controversables? Elles ont trop le sentiment du beau, ces chères
-et aimables créatures, et de l'utile aussi, quoi qu'en disent leurs
-adversaires, pour se barbouiller l'âme dans tout ce charabia.»
-</p>
-
-<p>
-Lucrèce avait écouté Albert avec recueillement; car elle savait que,
-pour un jeune homme qui débute dans la carrière des lettres, cette
-attention admirative est la plus séduisante des flatteries.
-</p>
-
-<p>
-Quand il eut fini, elle lui tendit la main.
-</p>
-
-<p>
-«Quel noble et grand cœur vous faites, et que je suis heureuse de vous
-connaître! Vous, vous n'êtes qu'au début de la vie; moi, j'ai
-beaucoup étudié, beaucoup vu, et cependant nous sommes exactement au
-même point. Deux seules choses maintenant m'intéressent, la poésie et
-le sort des femmes.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! madame, repartit Albert entièrement dupe de cette habile
-comédienne, il faut que je vous confesse mon erreur, je dirai plus, mon
-crime. Me pardonnerez-vous d'avoir pu vous méconnaître? En vous voyant
-si belle, si fêtée, jetée au milieu d'un monde....»
-</p>
-
-<p>
-Il hésita.
-</p>
-
-<p>
-Lucrèce poussa un soupir.
-</p>
-
-<p>
-«Dites le mot, monsieur, je ne vous en voudrai pas: d'un monde encore
-plus vicieux que frivole.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! reprit Albert, je n'aurais jamais cru rencontrer en vous
-cet esprit élevé. Je n'imaginais pas d'ailleurs que vous pussiez trouver
-le temps de penser quelquefois.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Si vous saviez ce que j'ai souffert pour en arriver là! dit Lucrèce
-en fermant les yeux, comme pour repousser le souvenir de ses
-souffrances.
-</p>
-
-<p>
-«Vous avez souffert? vous souffrez?» s'écria Albert réellement ému.
-</p>
-
-<p>
-Lucrèce se tut un instant. Son visage prit une magnifique expression de
-douleur. Elle pâlit, car il est certainement des femmes qui pâlissent
-quand elles le veulent. Et puis tout à coup elle releva la tête avec
-l'étincelle de la colère dans les yeux.
-</p>
-
-<p>
-«Comment te souffrirai-je pas dans la position fausse et humiliante où
-je me trouve placée? Ah! le monde est bien dur, bien injuste envers les
-pauvres femmes. Restée seule à seize ans, belle, instruite, sans
-fortune, comment aurais-je pu résister aux séductions qui
-m'entourèrent? Une première faute suffit à perdre une femme. De
-cruels préjugés lui rendent la réhabilitation impossible. Sans doute
-j'aurais pu me relever à mes propres yeux et sortir de l'opprobre. Une
-fois je l'essayai. J'avais vingt ans; je commençais à penser; je
-voulus me tirer de cette fange. Je quittai héroïquement un appartement
-somptueux pour une mansarde misérable. Tout un hiver je luttai contre
-le froid, contre la faim, contre les répugnances du travail; mais mes
-forces trahirent ma résolution. Je fis une maladie. Mon courage
-d'ailleurs était à bout. Après une première chute, la pente au vice
-redevient si facile! Et je n'avais pas le choix. Il fallait y retomber
-ou mourir; car toute carrière honorable m'était fermée. Mourir à
-vingt ans, ou, ce qui était pis que la mort; endurer la longue agonie
-de la misère, je n'en eus pas la force. Ceux qui nous flétrissent de
-leur mépris se sont-ils jamais trouvés dans cette horrible
-alternative? Et, à supposer que j'eusse résisté, quelle compensation
-m'eût offert la société? Qui seulement eût connu mon héroïsme? qui
-m'en eût su gré? Depuis six mois que je luttais, que je jouais ma
-santé, ma beauté, ma vie elle-même, dans ce combat de toutes les
-heures, aux yeux de quel monde m'étais-je réhabilitée? Si mon
-concierge était honnête homme, peut-être avais-je conquis son estime.
-Tandis qu'en reprenait ma vie passée, avec plus d'expérience, je
-pouvais me faire dans un certain monde une position brillante. N'ayant
-pu me relever par la vertu et le travail, je voulus ensuite me relever
-par l'amour, ou tout au moins par un attachement sérieux. J'eus le
-bonheur de rencontrer un véritable honnête homme. C'était le prince
-Dorowski. Il m'aimait éperdument. Mon affection pour lui était une
-reconnaissance passionnée plutôt que de l'amour. Nous devions nous
-marier. Hélas! je le perdis. Alors je pensai mourir de douleur; et je
-me demande encore comment j'eus le courage de vivre. Depuis lors, je
-suis restée dans cette société interlope, puisque c'est la seule qui
-puisse m'admettre. Mais, Dieu merci! mon ami revînt-il en ce monde, je
-pourrais lui dire: Je suis encore digne d'être votre femme.»
-</p>
-
-<p>
-Elle cessa un instant de parler; de vraies larmes roulaient dans ses
-yeux. Albert respecta son silence.
-</p>
-
-<p>
-«Mais je suis folle vraiment, reprit-elle avec un sourire forcé. Je ne
-sais pourquoi je vous confie ainsi ma vie et mes plus secrètes
-souffrances, à vous que je connais à peine. C'est sans doute que j'ai
-deviné en vous une âme assez noble, un cœur assez généreux pour me
-comprendre et m'absoudre. Dites-moi que vous me pardonnez de vous
-ennuyer ainsi.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je dirai plutôt, madame, que je vous dois des remerciements pour la
-confiance dont vous daignez m'honorer.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous du moins vous ne ressemblez pas aux autres hommes. Vous vous
-intéressez à ces pauvres femmes dont la vie est aussi flétrie, plus
-douloureuse peut-être que celle des condamnés au bagne.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne sache pas, en effet, de situation plus digne d'indulgence et
-de commisération, repartit Albert.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Quel homme bon et juste êtes-vous donc, qui savez aimer et plaindre
-la femme tombée! Ceux-là mêmes, au contraire, qui nous ont perdus
-nous, insultent et rient de notre malheur. Ils nous disent avec
-cruauté: «Si vous souffrez de votre dégradation, pourquoi rester au
-milieu de ce monde qui vous foule aux pieds? N'y a-t-il donc pas un coin
-de terre où vous puissiez vivre inconnue, oubliée? Vous le voyez bien,
-le vice vous plaît, le vice vous attire, le vice est votre élément.
-Vous n'avez pas de cœur. Vous aimez mieux être méprisée, insultée,
-que de renoncer à cette vie folle. Car ce qu'il vous faut à vous,
-c'est la joie bruyante qui étourdit, ce sont les plaisirs qui
-avilissent.» Ah! sans doute, cela est triste à dire: il y a du vrai
-là dedans, la femme la plus dégradée souffre de son opprobre,
-souhaite la possibilité de la réhabilitation; mais toutes ou presque
-toutes aiment cette existence vertigineuse et n'y peuvent renoncer que
-lorsque la vieillesse les condamne à la retraite. Ce qu'il y a de plus
-affreux pour ces malheureuses victimes du vice, ce n'est pas cela
-encore, c'est qu'elles ne peuvent plus être aimées. Sans doute on les
-désire, sans doute on se ruine pour elles; mais les aimer avec cette
-estime, ce respect qui accompagne l'amour véritable; non, pour elles ce
-bonheur est à jamais perdu. Et cette femme faite pour l'amour, dont le
-cœur était pur, dont le cœur peut-être est vierge encore, car il se
-peut qu'il n'ait jamais aimé, cette femme qui malgré sa souillure a
-conservé le souvenir de la vertu, le culte du beau, cette femme ne
-connaîtra jamais les ivresses pures, les joies profondes et douces d'un
-amour élevé, d'un amour partagé. Oh! c'est affreux, c'est affreux? Et
-c'est là, croyez-le, notre plus cruel supplice.»
-</p>
-
-<p>
-En parlant ainsi, Lucrèce était superbe, on l'eût dite inspirée.
-</p>
-
-<p>
-Albert l'écoutait tout palpitant. Il était trop confiant et trop naïf
-pour découvrir dans cette tirade un peu déclamatoire, dans ce mélange
-de réalités et de mensonges, des effets habilement préparés.
-</p>
-
-<p>
-Lucrèce cacha sa figure dans ses mains comme pour voiler sa douleur;
-mais elle écartait un peu les doigts pour observer Albert.
-</p>
-
-<p>
-Albert était troublé. Involontairement, il comparait cette femme et
-Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine, sans doute, était aussi belle. Mais, avec sa pureté
-virginale, elle ne lui avait jamais causé une émotion aussi vive;
-jamais en sa présence il n'avait ressenti ces chaudes effluves, ni cet
-attrait violent qu'exercent les amours impurs.
-</p>
-
-<p>
-«Oh! madame, dit-il tout tremblant, ne désespérez point. Vous
-trouverez certainement un cœur assez bon, assez tendre pour vous
-absoudre, pour vous aimer comme vous le désirez, et, j'ose le dire,
-comme vous le méritez.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Merci de votre prédiction,» dit-elle.
-</p>
-
-<p>
-Elle lui tendit la main. Albert la baisa respectueusement en rougissant.
-</p>
-
-<p>
-«Je vous en supplie, reprit Lucrèce, accordez-moi votre amitié. Elle
-me relèvera déjà à mes propres yeux. Soutenue, encouragée par vous,
-j'arriverai certainement à me dégager tout à fait de ce milieu de
-corruption. Ah! sans doute un pressentiment m'attirait vers vous. Dès
-le premier jour que je vous vis, je reconnus en vous mon sauveur; et
-depuis ce moment j'ai fait des efforts pour devenir meilleure. Je
-m'occupe de bonnes œuvres. Je m'intéresse particulièrement au sort
-des jeunes ouvrières sans protection et qui manquent d'un travail
-suffisamment rétribué. Au n° 37 de la rue de Venise habite une jeune
-fille du nom de Christine Ferrandès. J'ai su par M. de Lomas que vous
-vous étiez intéressé à elle. Je compte obtenir pour votre protégée
-un engagement dans le ballet qu'on monte en ce moment aux
-Folies-Dramatiques. Sans doute la carrière du théâtre offre beaucoup
-d'écueils. Mais cette petite Ferrandès, quoique dans une mauvaise
-voie, a du bon, et j'espère l'arracher aux pernicieux conseils que lui
-donne son entourage. Qu'en dites-vous? Ai-je bien fait?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Sans doute, madame, répondit Albert, flatté et même un peu confus
-de cette déférence; je comprends votre pensée: vous voudriez
-persuader à cette jeune fille qu'une actrice peut rester digne, et lui
-donner une si haute opinion de l'art dramatique qu'elle en arrivât à
-le respecter, à le relever dans sa personne par une conduite honorable.
-Comment ne vous approuverais-je pas? Cependant je crois que la
-bienfaisance privée est impuissante pour l'amélioration morale et
-matérielle du sort des femmes. Il faut qu'elles s'unissent, s'associent
-entre elles pour lutter contre les préjugés qui les asservissent et
-contre les diverses exploitations dont elles sont victimes. Si vous le
-permettez, madame, dans un prochain entretien, je vous émettrai
-là-dessus mes idées. Ou du moins ce ne sont pas mes idées, mais
-celles de Mlle Borel, une femme aussi très-supérieure.»
-</p>
-
-<p>
-Lucrèce saisit avec empressement ce prétexte pour réclamer instamment
-une nouvelle visite.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XXXI">XXXI</a></h4>
-
-<p>
-En sortant de ce boudoir parfumé et un peu sombre, Albert se sentit
-plus à l'aise. Il passa la main sur son front brûlant comme pour en
-chasser la fièvre. Il ne voulut point reparaître immédiatement devant
-Madeleine, car il s'en jugeait indigne. Que lui inspirait donc Lucrèce?
-C'était un sentiment étrange. Elle l'attirait et l'effrayait en même
-temps. Il admirait son esprit et sa beauté; mais il ne l'aimait point,
-et cependant l'émotion qu'il éprouvait ressemblait à l'idée qu'il
-s'était faite de l'amour.
-</p>
-
-<p>
-Croyant retrouver son calme habituel, il descendit aux Tuileries et
-s'assit sur un banc solitaire. Il resta rêveur, mais il ne pensait pas.
-Son cerveau, envahi par l'image de Lucrèce, était comme frappé de
-stupeur; et son regard voilé, ses lèvres frémissantes attestaient le
-trouble profond qui régnait en lui.
-</p>
-
-<p>
-«Est-il assez innocent!» pensa Mme de Courcy avec un sourire à demi
-attendri, à demi railleur. Pauvre enfant! il est vraiment délicieux.
-Et à côté du diplomatique Lomas, cette candeur ne manque pas de
-sel.»
-</p>
-
-<p>
-Comme elle répétait devant son miroir quelques-unes des poses et des
-expressions de visage qu'elle avait prises pendant cette scène de haute
-comédie, on annonça Renardet.
-</p>
-
-<p>
-«Hé bien! quelles nouvelles? Comment vont les affaires de Maxime?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il a perdu avant-hier quarante mille francs au baccarat. Il nous
-les faut d'ici à demain matin.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Aïe! Nous n'avons pas de temps à perdre. Les <i>Romains</i> sont en
-hausse. Je vendrai. À six heures il aura l'argent. Et d'ailleurs est-il
-content de vous?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ce matin encore, il médisait: «Ah! monsieur Renardet, que
-n'êtes-vous une jolie femme! Je vous embrasserais.»
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et Fossette?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Déménagée.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Déménagée! s'écria Lucrèce qui pâlit, pour habiter avec M. de
-Barnolf?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, avec son petit chapelier.»
-</p>
-
-<p>
-Une joie haineuse illumina la prunelle de Lucrèce.
-</p>
-
-<p>
-«J'ai réussi! Mais je ne suis pas encore assez vengée. Car j'ai une
-longue rancune à satisfaire. Où demeure cette Fossette maintenant?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Elle est partie sans donner sa nouvelle adresse.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Sans donner son adresse! exclama Lucrèce avec désappointement.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, mais nous l'avons. Gorju, qui a l'esprit aussi fin que son
-ventre est gros, l'a fait suivre par son moutard, comme elle déménageait.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Bon! et combien vous a-t-il demandé pour cela?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vingt francs.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est raisonnable. Fait-il au moins ses affaires, ce Gorju? Son
-commerce va-t-il?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Mais oui, il est content. Il ne peut suffire aux commandes qui lui
-arrivent de tous côtés. La mode des faux chignons fera sa fortune. Et
-il est bien situé, dans ce quartier de <i>meurt de faim.</i> Il paye une
-chevelure 2 ou 3 francs au plus, et il la revend 10, 20, 30, 50 francs
-même.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! où demeure Fossette? Car ce n'est pas assez de les avoir
-brouillés; je veux que, sous les yeux mêmes de M. de Barnolf, elle lui
-donne un successeur de notre monde. Que penseriez-vous de Maxime?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je crois qu'il serait mieux d'attendre. Cette Fossette est une
-étrange fille. Il faudrait lui faire la cour. Or, Maxime a l'esprit et
-le cœur trop occupés en ce moment, et par Mme Daubré, qui le harcèle
-d'épîtres sentimentales, et par Pouliche, qui feint la jalousie et le
-désespoir pour le ressaisir. Il hésiterait pour le moment à se mettre
-encore une femme sur les bras.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Soit! nous attendrons. Aussi bien la fuite mystérieuse de Fossette
-doit exaspérer encore l'amour de M. de Barnolf. Je sais que, depuis
-quelques jours, il joue chez Mme de Beausire un jeu d'enfer. Sans doute
-il cherche à s'étourdir par les émotions du jeu.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Eh bien! et la petite blonde, refuse-t-elle toujours le duc?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je ne puis comprendre, repartit Lucrèce avec dépit, que M. de Lomas
-ait pu aimer cette fille-là; elle est idiote. Avant six mois elle sera
-à l'hôpital, car elle est d'une faible santé. Gorju surveille-t-il
-aussi cette belle Claudine? C'est la sœur d'une fille que je hais. Et
-à un moment donné il pourra m'être utile de savoir ce qu'elle est
-devenue.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Il paraît qu'elle commence à dépérir. Elle est pâle, ses traits
-sont tirés. On ne lui connaît aucune affection.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Fatalement cette fille-là, avant six mois, sera une femme galante,
-aussi bien que Christine et Fossette, aussi bien que....»
-</p>
-
-<p>
-Elle hésita.
-</p>
-
-<p>
-«Aussi bien que cette superbe institutrice dont vous me parliez l'autre
-jour, continua-t-elle; car, s'il y a des natures faites pour la
-pauvreté, il en est d'autres qui ne peuvent vivre que dans le luxe et
-la joie. Quand elles ne succombent pas à la fascination de la richesse,
-elles succombent à l'entraînement de l'amour. Je vous assure,
-Renardet, que ces belles créatures m'intéressent, et que,
-indépendamment de mes projets personnels, je voudrais les empêcher de
-compromettre leur avenir dans des liaisons de bas étage. Je voudrais en
-faire des princesses à la mode. Vous le voyez, je deviens philanthrope.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! ah! ah! fit Renardet. Il en est de la philanthropie comme de la
-morale: on en voit de tout acabit.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Et tenez, reprit Lucrèce avec une sorte d'inspiration; une idée me
-vient. Tout à l'heure, M. Daubré me parlait d'associer les femmes. Il
-avait raison. L'association est une force toute-puissante pour le bien
-comme pour le mal. Supposez que vingt, cinquante, cent, deux cents
-jolies femmes, créatures endiablées, prêtes à tout, intelligentes
-comédiennes, habiles en l'art de duper et de ruiner les hommes,
-s'associent dans une même pensée, la haine et le mépris pour ceux qui
-les perdent et les foulent aux pieds. Vous figurez-vous quelle puissance
-pourrait acquérir dans le monde des arts, des lettres, de la politique,
-de la finance, une telle association dirigée par une forte tête: la
-mienne, par exemple? Cette idée me paraît grandiose, et j'y songerai.
-En tous cas, Renardet, je compte sur vous pour le recrutement. Les
-femmes ne savent pas tout ce qu'elles pourraient, si elles voulaient
-s'entendre. Ah! continua-t-elle avec sarcasme, je comprends: ce petit
-Daubré est un utopiste. Il veut améliorer le sort de la femme, il veut
-régénérer la société. Mais que peut-on édifier avec toutes ces
-pourritures, ces difformités, ces monstruosités morales? Pallier le
-mal, c'est l'entretenir. Non, ce n'est que par le débordement du vice
-et par l'excès de la souffrance qu'on arrivera au bien et qu'on
-reconnaîtra les droits de tous au bonheur. On ne peut plus la guérir,
-cette société infecte, car elle porte dans toutes ses artères le
-virus de la corruption. Comme le dit Émile Augier, il faut qu'elle
-crève.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Je comprends, dit Renardet avec son sourire aux dents aiguës; vous
-voulez lâcher sur elle deux cents diablesses aux griffes roses, aux
-crocs de perle pour la dévorer.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, vous l'avez dit, deux cents réprouvées; car la vie d'une
-lorette, c'est l'enfer. Est-il un métier plus terrible, plus rempli
-d'exigences, de déboires, de soucis, d'angoisses même? Ces
-malheureuses, elles voulaient être libres; elles ne sont que des
-esclaves et des servantes. Elles n'ont pas faim, il faut qu'elles
-mangent; elles n'ont pas soif, il faut qu'elles boivent; elles sont
-malades, il faut qu'elles jouent; elles sont tristes, il faut qu'elles
-chantent. Mais, si avilies qu'elles soient, croyez-vous qu'elles ne
-ressentent pas les outrages? Je le sais, bien, elles ne demanderaient
-pas mieux que de se venger.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Moi aussi, fit Renardet, j'ai bon nombre de petites vengeances à
-exercer. Dans mon métier, on est exposé aux rebuffades; et, ma foi! on
-a beau mettre sa fierté dans sa poche, cependant à la longue on amasse
-de la haine contre les individus, aussi bien que contre les hommes en
-bloc, c'est-à-dire contre la société. Je me mets donc aux ordres de
-votre association.»
-</p>
-
-<p>
-Lucrèce sourit.
-</p>
-
-<p>
-«En attendant, reprit-elle, surveillez-moi Barnolf et Fossette; il ne
-faut pas qu'ils se rejoignent.»
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XXXII">XXXII</a></h4>
-
-<p>
-Pendant huit jours, M. de Barnolf ne pensa qu'à Fossette.
-Reviendrait-elle? Il était impatient, fiévreux. Vingt fois, pour
-connaître plus tôt sa résolution, il prit le chemin de la rue de
-Venise; toutefois il hésitait.
-</p>
-
-<p>
-«Elle m'a défendu d'aller la voir, pensait-il, ma visite pourrait lui
-déplaire. Mais pourquoi cette défense, si ce n'était son amour pour
-ce chapelier?»
-</p>
-
-<p>
-Et de nouveau la jalousie lui étreignait le cœur. Puis il s'indignait
-contre lui-même; son orgueil se révoltait de cette humiliante
-rivalité.
-</p>
-
-<p>
-Le jeudi suivant, dès neuf heures, il endura de nouveau toutes les
-tortures de l'attente. Son estomac était crispé; sa bouche était
-sèche; ses mains, moites et glacées.
-</p>
-
-<p>
-Il attendit jusqu'à trois heures.
-</p>
-
-<p>
-Il alluma plusieurs cigares, il les broyait entre ses dents et les
-jetait au feu. Il cassa deux chaises. Puis il prit un poignard, et, pour
-échapper à la tentation qui l'envahissait, il en brisa la lame contre
-le marbre d'une console. Saisissant ensuite un pistolet, il l'arma; et,
-le spasme de la colère passé, il s'asseyait comme un désespéré, et
-des larmes de rage et d'amour coulaient de ses yeux.
-</p>
-
-<p>
-«Fossette! ô ma Fossette!» s'écriait-il.
-</p>
-
-<p>
-Il s'emparait de son portrait, le regardait longtemps, le baisait avec
-transport, et, l'instant d'après, le jetait loin de lui. Puis il le
-ramassait pieusement et le plaçait sur son cœur.
-</p>
-
-<p>
-À le voir se livrer à de tels enfantillages on eût souri, si ses
-prunelles qui pâlissaient, si les veines gonflées de ses tempes, si le
-mouvement sauvage des narines ne l'eussent rendu terrible.
-</p>
-
-<p>
-À trois heures et demie, il n'attendit plus. Sa fièvre parut se
-calmer.
-</p>
-
-<p>
-«C'est fini, dit-il, je ne la reverrai de ma vie. Je ne puis m'exposer
-à souffrir deux fois un pareil supplice.»
-</p>
-
-<p>
-Il sonna.
-</p>
-
-<p>
-«Faites préparer mon coupé,» dit-il à son valet de chambre.
-</p>
-
-<p>
-Il s'habilla lentement. On eût dit qu'il espérait encore.
-</p>
-
-<p>
-«Où va monsieur? lui demanda le domestique; car si quelqu'un
-venait....»
-</p>
-
-<p>
-Il pensa à Fossette, qui pouvait arriver encore, et, dans le désir de
-se venger:
-</p>
-
-<p>
-«Vous répondrez, dit-il, que je suis allé chez Mme de Beausire.»
-</p>
-
-<p>
-Il voulait en effet se rendre chez Mme de Beausire; mais au lieu de dire
-au cocher: «rue de la Madeleine, 12,» il lui cria cette adresse: «rue
-de Venise, 37.»
-</p>
-
-<p>
-Il se jeta dans son coupé. Brisé par de si violentes anxiétés, il
-ferma les yeux comme s'il voulait recueillir ses forces pour les
-émotions qui l'attendaient encore.
-</p>
-
-<p>
-Pendant ce temps, Fossette, elle aussi, souffrait cruellement. Il
-semblait qu'elle ressentît à distance toutes les tortures de M. de
-Barnolf. Elle luttait contre sa bonté, qui la poussait à pardonner, et
-contre son amour aussi, qui l'entraînait vers lui. Bien que sa fierté
-se révoltât contre l'outrage qu'elle avait subi, elle aimait toujours;
-elle se représentait les souffrances de Léopold.
-</p>
-
-<p>
-Elle se mit à coudre, mais son ouvrage tombait de ses doigts. Elle
-restait rêveuse, la prunelle fixe, comme si une vision passait devant
-elle.
-</p>
-
-<p>
-Puis elle essaya de chanter pour chasser cette obsession, mais son
-gosier refusait d'articuler aucun son.
-</p>
-
-<p>
-Elle se leva et mit son chapeau. C'était comme un charme qui
-l'attirait.
-</p>
-
-<p>
-Pourtant elle voulut résister. Elle appela Robiquet.
-</p>
-
-<p>
-«Voyons, mon ami, dit-elle, tâchez de me distraire un peu; et, si je
-sortais tout à l'heure, retenez-moi afin de m'empêcher de commettre
-une sottise et une lâcheté.»
-</p>
-
-<p>
-De nouveau, elle s'efforça de lutter. Elle parlait avec volubilité.
-Elle riait aussi, mais d'un rire nerveux et strident qui faisait mal.
-</p>
-
-<p>
-Tout à coup elle rejeta son ouvrage, remit son chapeau et son châle.
-</p>
-
-<p>
-Robiquet tâcha de la retenir.
-</p>
-
-<p>
-«Il faut que j'aille, il faut que j'aille, dit-elle fiévreusement; il
-me semble qu'il va mourir.»
-</p>
-
-<p>
-Et elle se précipita dehors.
-</p>
-
-<p>
-Il était quatre heures lorsqu'elle arriva chez M. de Barnolf. Depuis
-vingt minutes il était sorti.
-</p>
-
-<p>
-Quand elle apprit qu'il n'était pas chez lui, sa douleur fut si vive
-qu'elle tomba sur un siège, ne pouvant plus se soutenir.
-</p>
-
-<p>
-Elle questionna le domestique.
-</p>
-
-<p>
-«Il est allé chez Mme de Beausire,» répondit-il.
-</p>
-
-<p>
-Elle ressentit au cœur une souffrance aiguë, comme si une lame d'acier
-l'eût traversé.
-</p>
-
-<p>
-«Ah! dame! mademoiselle, reprit le domestique, il vous a assez
-attendue, et même qu'il était fort en colère. La chambre est dans un
-bel état, allez!»
-</p>
-
-<p>
-Elle demanda à entrer dans sa chambre.
-</p>
-
-<p>
-Elle vit les tronçons du poignard, et sur une table le pistolet armé;
-puis elle aperçut à terre son portrait froissé et lacéré.
-</p>
-
-<p>
-«C'est un brutal, pensa-t-elle, qui tôt ou tard m'eût traitée comme
-mon portrait. Tout est fini entre nous. D'ailleurs il ne m'aime plus:
-cette visite chez Mme de Beausire le prouve assez.
-</p>
-
-<p>
-Le cœur navré, elle prit néanmoins son parti.
-</p>
-
-<p>
-«Je vous en prie, dit-elle au domestique, M. de Barnolf ne doit pas
-savoir que je suis venue. Cela le contrarierait, et moi aussi.»
-</p>
-
-<p>
-Il promit de se taire.
-</p>
-
-<p>
-Elle rentra bien triste, bien désespérée, dans son lugubre taudis de
-la rue Notre-Dame.
-</p>
-
-<p>
-Cependant M. de Barnolf était arrivé rue de Venise.
-</p>
-
-<p>
-Il ne soupçonnait pas l'existence de cet horrible chancre du
-paupérisme qui s'étend au centre même de Paris. Moins préoccupé, il
-eût reculé d'horreur; et Fossette vivant au milieu de ce cadre hideux
-lui eût peut-être semblé plus digne de pitié que d'amour. Mais, tout
-entier à son émotion, il ne vit rien. Il gravit les degrés de
-l'escalier sans même s'apercevoir que ses pas les faisaient trembler.
-</p>
-
-<p>
-Le concierge était au premier. Il s'arrêta pour l'interroger.
-</p>
-
-<p>
-En apprenant que Fossette était partie sans laisser sa nouvelle
-adresse, il lui parut que la terre se dérobait sous lui.
-</p>
-
-<p>
-Machinalement il se retourna pour redescendre; mais une idée lui vint.
-</p>
-
-<p>
-Il demanda si la chambre qu'elle avait habitée, était déjà louée.
-</p>
-
-<p>
-«Non, répondit le propriétaire du garni. Nous la lui gardons, car
-nous espérons toujours qu'elle reviendra. Tout le monde ici l'aimait
-tant!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Tenez, dit M. de Barnolf, je vous loue sa chambre pour une heure.»
-</p>
-
-<p>
-Et il lui glissa dans la main une pièce d'or.
-</p>
-
-<p>
-Le maître du garni s'empressa de le conduire avec force révérences à
-la mansarde de Fossette.
-</p>
-
-<p>
-En pénétrant dans ce réduit misérable, le riche Hongrois frissonna.
-</p>
-
-<p>
-«C'est bien là, vous ne vous trompez pas?» interrogea-t-il avec
-défiance.
-</p>
-
-<p>
-Il ne pouvait croire en effet que l'insouciante et charmante fille qu'il
-aimait, eût pu vivre an milieu d'une telle pauvreté.
-</p>
-
-<p>
-«Mais c'est une de nos plus belles chambres, répondit le logeur;
-regardez, Mlle Fossette avait le soleil: cette fenêtre lui a
-économisé bien du charbon; elle voulait du soleil, surtout pour ses
-fleurs. Ah! dame! nous qui sommes les propriétaires, nous ne le voyons
-jamais; et même que le médecin nous a dit que c'était par rapport à
-cela que tous nos enfants mouraient avant l'âge de sept ans. Il paraît
-que les enfants c'est comme les fleurs, il leur faut du soleil.»
-</p>
-
-<p>
-M. de Barnolf n'écoutait pas; il ne pouvait croire ce qu'il voyait.
-</p>
-
-<p>
-«Mais, dit-il, il y avait du moins d'autres meubles?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Ah! monsieur, il ne faut pas s'imaginer que, pour huit francs par
-mois, on peut avoir de l'acajou ou du palissandre. Cette chambre
-maintenant n'est pas magnifique, j'en conviens; mais quand Mlle Fossette
-l'habitait, elle l'arrangeait si bien! Elle avait d'abord des fleurs
-superbes, et tout de suite ça meublait. Et puis il fallait la voir
-tourner là dedans. Elle était si gaie, si vive, si jolie! Ah dame! on
-ne s'amusait pas à regarder ses meubles; on avait assez à faire de
-l'admirer, de l'écouter et de rire avec elle. Il y a la mère
-Blancheton, une pauvre asthmatique qu'elle soignait, et qui se désole
-de ne plus la voir passer chaque matin. Elle me disait encore hier:
-«C'est fini, monsieur Grinchu, on ne peut on plus vivre dans votre
-cassine depuis que Mlle Fossette n'y est plus.»
-</p>
-
-<p>
-&mdash;C'est bien, fit M. de Barnolf, laissez-moi.»
-</p>
-
-<p>
-Et il resta seul.
-</p>
-
-<p>
-Il était profondément attendri.
-</p>
-
-<p>
-«Pauvre et vaillante fille! pensait-il. C'est là qu'elle vivait,
-qu'elle travaillait. En sortant de mon luxueux appartement, elle
-rentrait dans cette froide mansarde; et, plutôt que d'accepter un
-bien-être qui l'eût avilie et privée de sa liberté, elle endurait
-une horrible misère.»
-</p>
-
-<p>
-M. de Barnolf s'inclinait devant cet héroïsme qu'une heure auparavant
-il eût déclaré impossible.
-</p>
-
-<p>
-«On admire ces héros, poursuivait-il, qui dans un moment
-d'enthousiasme ont accompli des actes de courage et de dévouement. La
-gloire, et souvent la fortune, les en récompensèrent. Qu'est-ce
-pourtant qu'un trait de bravoure qui ne demande qu'un effort passager,
-à côté de la force de volonté qu'il faut à une pauvre fille pour
-lutter, non pas un moment, non pas un jour, mais tous les jours et tous
-les instants de sa vie, contre les défaillances morales, et contre les
-défaillances physiques, contre le froid et contre la faim, contre les
-répugnances du travail et contre les séductions dont elle est
-environnée? Faut-il s'étonner qu'elles soient si rares celles qui
-résistent! Sont-ils donc si communs les héros?»
-</p>
-
-<p>
-Mais soudain une idée, lui traversant l'esprit, vint couper court à
-son admiration. Il essuya les larmes qui lui emplissaient les yeux.
-</p>
-
-<p>
-Il descendit, remit la clef au propriétaire, et lui demanda, sans
-paraître y attacher aucune importance:
-</p>
-
-<p>
-«N'est-ce pas chez vous que demeure M. Robiquet, chapelier?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, monsieur, il ne demeure plus ici; il a déménagé en même temps
-que Mlle Fossette.»
-</p>
-
-<p>
-En regagnant son coupé, M. de Barnolf avait sur les lèvres un sourire
-amer et sarcastique.
-</p>
-
-<p>
-«Elle n'habitait ce taudis que pour vivre plus près de cet ouvrier! Et
-moi qui m'apitoyais sur son courage et sur sa vertu! Il y a des femmes
-bien perverses!»
-</p>
-
-<p>
-Il se crut guéri.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4><a id="XXXIII">XXXIII</a></h4>
-
-<p>
-Cependant il survint un événement qu'on ne croyait pas aussi prochain.
-C'était l'explosion de la guerre civile en Amérique.
-</p>
-
-<p>
-Cette guerre frappait à la fois l'industrie cotonnière et la
-fabrication de la soierie française, dont le principal débouché est
-aux États-Unis.
-</p>
-
-<p>
-Du jour au lendemain, M. Borel perdait plus d'un million, et restait
-avec des commandes importantes sur les bras.
-</p>
-
-<p>
-Son commis principal lui écrivait:
-</p>
-
-<p>
-«Les nouvelles d'Amérique sont désastreuses. La maison de New-York
-qui nous devait 300000 francs, vient de se déclarer en faillite. Les
-Smith de Washington nous écrivent de retarder l'envoi; ils ne seraient
-pas en mesure de le solder. Enfin les Stormer de la Nouvelle-Orléans,
-pour lesquels nous avions sur le métier deux mille pièces de petits et
-grands façonnés, viennent de fermer leur comptoir. Si la guerre
-intercepte les communications avec l'Amérique, il est également à
-craindre que les autres maisons avec lesquelles nous sommes en affaires
-ne rompent leurs engagements. Nous devons nous attendre à une crise
-terrible dans le commerce lyonnais.»
-</p>
-
-<p>
-M. Borel partit immédiatement pour Lyon, et décida que sa famille le
-rejoindrait dans la huitaine.
-</p>
-
-<p>
-Le projet de mariage entre Béatrix et Lionel se trouvait nécessairement
-ajourné.
-</p>
-
-<p>
-Cette guerre modifia aussi l'itinéraire que s'était tracé Mlle Borel.
-Au lieu de se rendre immédiatement en Amérique, comme elle l'avait
-projeté d'abord, elle visiterait pendant l'été le nord de l'Europe,
-séjournerait quelque temps en Angleterre, et ne s'embarquerait pour le
-nouveau continent que vers la fin de l'automne, si toutefois les
-communications étaient possibles.
-</p>
-
-<p>
-De son côté, M. Daubré recevait des nouvelles peu rassurantes de
-Lille.
-</p>
-
-<p>
-«Sur le marché, lui écrivait-on, les transactions sont arrêtées. Il
-y a panique. Les fabricants s'attendent à une crise. La population
-s'inquiète. Le procès de Gendoux agite les ouvriers. Des menaces ont
-été faites contre votre fabrique du quartier Saint-Sauveur.»
-</p>
-
-<p>
-La maison Daubré allait donc subir aussi un désastre. Avant la guerre,
-dans le commerce du coton, tous les symptômes étaient à la baisse. M.
-Daubré n'avait donc fait aucune provision. Si, selon tout pronostic, la
-guerre déterminait une hausse subite, qu'allait-il faire avec ses trois
-fabriques?
-</p>
-
-<p>
-Il se montra énergique, et ordonna le départ.
-</p>
-
-<p>
-Mme de Lomas écrivait aussi une longue lettre à sa fille pour presser
-son retour.
-</p>
-
-<p>
-Le départ des Daubré coïncida ainsi avec celui des Borel.
-</p>
-
-<p>
-Albert toutefois déclara qu'il prolongerait un peu son séjour à
-Paris.
-</p>
-
-<p>
-Depuis quelques jours, Madeleine observait avec chagrin qu'il ne lui
-montrait plus la même amitié, non qu'il fût moins respectueux et
-moins admiratif; mais, à côté d'elle, il était distrait, il ne
-recherchait plus sa présence comme autrefois. Il s'enfermait dans sa
-chambre ou s'absentait longtemps. Enfin, il ne travaillait plus. S'il
-prenait un livre, il ne tardait pas à le laisser tomber sur ses genoux,
-et ses regards troublés restaient fixes et rêveurs.
-</p>
-
-<p>
-Elle lui croyait quelque secret chagrin, mais elle n'osait l'interroger.
-</p>
-
-<p>
-Ce refroidissement, qu'elle n'avait en rien motivé, la préoccupait
-péniblement, et l'absorbait à ce point que le souvenir même de Maxime
-en était effacé.
-</p>
-
-<p>
-De son côté, M. de Lomas, voyant son mariage retardé, devait
-également retourner à Lille. D'ailleurs Lucrèce l'avait ainsi
-ordonné.
-</p>
-
-<p>
-Il partit donc sans donner un souvenir à Geneviève.
-</p>
-
-<p>
-La pauvre fille avait accepté les cent francs que lui avait offerts le
-duc à titre de prêt. Toutefois, elle ne pouvait suivre les sages
-conseils qu'il lui avait donnés et rentrer chez ses parents dans la
-position où elle se trouvait. C'eût été leur porter la honte.
-</p>
-
-<p>
-Mais elle quitta la maison de Mme Thomassin, et reprit le chemin de la
-rue de Venise, espérant y retrouver ses amis, Fossette, Claudine et le
-bon Robiquet.
-</p>
-
-<p>
-Sans doute elle était bien malheureuse. Cependant, en sortant de cette
-maison où elle avait tant souffert, elle éprouva une sorte
-d'allégement et de bien-être. À l'atmosphère de corruption morale
-où pendant quinze jours elle avait vécu, elle préférait encore l'air
-méphitique de la rue de Venise.
-</p>
-
-<p>
-Elle ne trouva plus que Claudine.
-</p>
-
-<p>
-Pauvre Claudine! elle aussi était bien découragée. Elle n'avait reçu
-encore qu'une lettre de Jaclard; dans laquelle il lui annonçait son
-arrivée; et il n'arrivait point. Elle pensa qu'il était retombé dans
-la débauche. Elle passait les nuits à pleurer et à chercher, avec une
-fiévreuse inquiétude, la cause de son silence.
-</p>
-
-<p>
-Grâce à cet amour, grâce surtout aux exhortations de sa mère et de
-Madeleine, jusqu'alors elle était restée pure. Mais combien de temps
-cette belle et ardente fille conserverait-elle la dignité dans un
-milieu où elle est à peine regardée comme une vertu!
-</p>
-
-<p>
-«Paris est la forêt de Bondy de la vertu, a dit un auteur moderne; on
-y arrête à tous les carrefours.»
-</p>
-
-<p>
-En effet, depuis son arrivée à Paris, Claudine ne sortait jamais sans
-se voir obsédée par les propos galants de ces Lovelaces de trottoir,
-pour qui suivre les femmes est un passe-temps, une manie. Nulle femme
-n'est à l'abri de leurs grossièretés; mais les ouvrières surtout
-sont l'objet de leurs poursuites. Elles sont si pauvres! Elles ont tant
-de désirs qu'elles ne pourront jamais réaliser! Quelle proie facile
-pour ces messieurs qui s'intitulent «chasseurs d'ouvrières.»
-</p>
-
-<p>
-La veille, Claudine avait été accompagnée jusqu'à la rue de Venise
-par un monsieur d'an certain âge qui l'avait assaillie de déclarations
-sentimentales et d'offres de tous genres, depuis le dîner à quarante
-sous au Palais-Royal jusqu'au dîner chez Brébant; depuis la robe
-d'alpaga jusqu'au cachemire de l'Inde. Arrivé à sa porte, il lui
-proposait un mobilier en noyer et cent francs par mois.
-</p>
-
-<p>
-Le matin même, elle avait reçu une lettre de ce séducteur tenace.
-</p>
-
-<p>
-Cette lettre contenait des phrases toutes faites sur l'amour. Elle
-répétait cet éternel refrain que chante le séducteur à l'oreille
-des ouvrières: «On ne travaille pas quand on est si jolie. Le sort est
-injuste envers vous. La nature vous avait faite pour la soie et le
-velours, et vous portez des robes d'indienne. Vous végétez dans une
-mansarde, quand vous pourriez briller dans un palais. Il y a plus d'un
-million dans vos yeux. Quel cou plus digne que le vôtre de porter des
-rivières de perles et de diamants!»
-</p>
-
-<p>
-La lettre se terminait par l'offre d'un mobilier d'acajou avec deux
-cents francs par mois.
-</p>
-
-<p>
-Elle était signée: «RENARDET.»
-</p>
-
-<p>
-Combien peu l'eussent déchirée, cette lettre qui venait, au milieu
-d'une pareille misère, apporter le scintillant mirage d'un luxe que
-toutes ont rêvé!
-</p>
-
-<p>
-Pourquoi Claudine la conservait-elle depuis le matin? Elle l'avait lue
-bien dès fois; et, après l'avoir lue, elle se regardait au miroir et
-se disait:
-</p>
-
-<p>
-«Cet homme a raison, je suis belle, je pourrais être riche. Si je le
-voulais, je porterais, moi aussi, de ces longues robes à falbalas; au
-lieu d'aller à pied dans la boue, j'aurais une superbe voiture. Non,
-c'est impossible; ma mère me maudirait, et Madeleine ne voudrait plus
-me voir. Elle m'oublie, Madeleine. Voilà plus de huit jours qu'elle
-n'est venue. Ah! il lui est facile, à elle, de résister. Elle est
-heureuse, tandis que moi.... Du moins elle mange à sa faim; elle n'a
-pas, comme moi, un chagrin de cœur qui l'empêche de dormir. Elle n'est
-pas, comme moi, seule tout le jour, sans une distraction, sans un
-plaisir. Ah! voir le soleil et ce beau temps si bleu, et rester là,
-toujours sur sa chaise, à tirer son aiguille, quel supplice!»
-</p>
-
-<p>
-Un instant elle cessait de coudre. On eût dit que le printemps lui
-envoyait d'enivrantes effluves. Son teint se colorait, ses narines
-palpitaient; et la poitrine gonflée par un ardent soupir, le regard
-troublé:
-</p>
-
-<p>
-«Armand, disait-elle à demi-voix, m'as-tu donc oubliée et ne
-viendras-tu pas?»
-</p>
-
-<p>
-Elle reprenait son travail; mais bientôt encore l'étoffe tombait de
-ses doigts. Elle se levait, marchait dans sa chambre, étendait les
-bras. Elle avait besoin de parler, de crier, de rire. Elle prenait la
-lettre de Jaclard, la baisait, et au lieu de rire elle pleurait.
-</p>
-
-<p>
-Puis le démon de la coquetterie la saisissant de nouveau, elle relisait
-encore la lettre de son amoureux de hasard; et, fermant les yeux, elle
-se voyait parée comme ces femmes quelle avait rencontrées la veille et
-dont la beauté faisait retourner les passants.
-</p>
-
-<p>
-Et puis, c'étaient des dîners exquis, des bals, des spectacles. Elle
-désirait tant aller au théâtre! C'était la vie active, bruyante, la
-vie folle. Ah! tout au moins elle pourrait s'étourdir et ne plus penser
-à Jaclard, si Jaclard, comme elle le craignait, l'avait oubliée.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève vint l'arracher à ses rêves, à ces tentations dangereuses;
-car l'isolement, l'ennui ont perdu plus de femmes que les tendres propos
-des séducteurs, que les suggestions mêmes de la coquetterie.
-</p>
-
-<p>
-«Mon Dieu! comme vous êtes changée! s'écria Claudine en voyant
-entrer Geneviève. Avez-vous été malade?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, bien malade, répondit la jeune ouvrière, qui pendant un
-instant essaya de retenir les pleurs qui lui remplissaient les yeux.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Vous avez donc eu du chagrin?» reprit Claudine en posant
-affectueusement sa main sur celle de Geneviève.
-</p>
-
-<p>
-Alors Geneviève fondit en larmes, et, cédant aux sollicitations
-amicales de Claudine, elle lui ouvrit son cœur, lui confia l'abandon de
-M. de Lomas et l'odieuse machination qu'on avait organisée pour la
-perdre.
-</p>
-
-<p>
-«Est-ce possible! exclama la sœur de Madeleine avec stupéfaction.
-J'avais bien entendu dire qu'il existait à Paris des maisons où, sous
-prétexte de les faire travailler, on attire les pauvres ouvrières pour
-les pousser au mal; mais vous êtes bien courageuse d'avoir résisté.»
-</p>
-
-<p>
-À son tour, ne voulant pas être en retard d'héroïsme, elle montra la
-lettre qu'elle avait reçue.
-</p>
-
-<p>
-Elle aussi, elle saurait repousser toutes les séductions.
-</p>
-
-<p>
-Elle confia à Geneviève ses appréhensions au sujet de Jaclard, et
-déclara énergiquement qu'elle abhorrait tous les hommes, qui étaient
-lâches, égoïstes, corrompus, employant le mensonge pour tromper les
-pauvres filles, et les rejetant comme un bout de cigare éteint, quand
-elles ont cessé de leur plaire.
-</p>
-
-<p>
-«Si tu veux, ma chère Geneviève, ajouta-t-elle en la tutoyant pour la
-première fois, nous ne nous quitterons pas; puisque nous avons le même
-chagrin, nous en parlerons ensemble.»
-</p>
-
-<p>
-Geneviève soupira.
-</p>
-
-<p>
-«Plût à Dieu que je ne fusse pas plus à plaindre que toi, Claudine!
-Merci de ton amitié. Elle me fait tant de bien! Elle me sauve du
-dernier désespoir.»
-</p>
-
-<p>
-Claudine, répandant toute l'ardeur de son cœur dans ce nouveau
-sentiment, serra avec effusion dans ses bras l'infortunée fille de
-Gendoux.
-</p>
-
-<p>
-Elle se trouvait presque heureuse. Isolée, elle avait un instant senti
-chanceler sa vertu. Maintenant qu'elle avait une amie pour la soutenir,
-pour l'encourager, elle serait forte contre la tentation.
-</p>
-
-<p>
-Le contraste de leurs natures, l'opposition même de leur beauté,
-garantissait la durée de leur affection.
-</p>
-
-<p>
-C'était un charmant tableau que ces deux belles jeunes filles qui se
-tenaient les mains, se confiant leurs peines, formant mille projets,
-riant et pleurant tour à tour.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève, elle, pleurait plus qu'elle ne riait; car il était un
-secret, une honte qu'elle n'osait confier à Claudine.
-</p>
-
-<p>
-«Pourquoi es-tu triste, Geneviève? interrogeait Claudine d'un ton
-boudeur. Ne serons-nous pas bien ensemble? Si tu veux, nous aurons la
-même chambre. Vois-tu, on peut mettre encore un lit ici, sous
-l'appentis. Si tu crains d'être mal, j'y coucherai, moi, ça m'est
-égal. À Lyon, nous n'avions pas non plus toutes nos aises. Moi, pourvu
-que j'aie quelqu'un à aimer, quelqu'un avec qui causer quand je
-m'ennuie, c'est tout ce qu'il me faut. C'est affreusement triste d'être
-seule quand on a du chagrin. Si nous vivions dans la même chambre, ce
-serait dix francs par mois d'économie. Avec cela nous pourrions nous
-donner quelque douceur.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Pas pour ce mois-ci. Le propriétaire vient de me louer la chambre
-de Fossette. Ah! pauvre Fossette! que n'est-elle avec nous?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non, je t'aime mieux à moi toute seule,» dit Claudine dont le
-sourcil se fronça.
-</p>
-
-<p>
-Chez elle l'amitié même prenait le caractère exclusif de la passion.
-</p>
-
-<p>
-«Tu verras, reprenait-elle, nous serons bien heureuses. À nous deux
-nous pouvons gagner cinquante sous par jour; en travaillant bien,
-peut-être trois francs, et, si l'ouvrage est avantageux, quatre francs.
-Nous ne dépenserons que moitié pour notre nourriture. Tu le vois, nous
-pourrons encore nous acheter de jolis bonnets et des bottines.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oui, mais, fit observer Geneviève, je ne me porte pas bien; si
-j'allais tomber malade!
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Oh! je te soignerai, tu verras, repartit Claudine en l'embrassant.
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Que tu es bonne! soupira Geneviève. Je voudrais être moins
-malheureuse, afin de pouvoir me réjouir d'un meilleur cœur de ton
-amitié.»
-</p>
-
-<p>
-Comme elles devisaient ainsi, Madeleine et Mlle Borel entrèrent.
-</p>
-
-<p>
-Madeleine venait faire ses adieux à sa sœur. Elle avait désiré que
-Mlle Bathilde, avant son départ, l'accompagnât chez Claudine, afin de
-lui donner des conseils qu'elle-même, à cause de son âge, ne pouvait
-lui adresser.
-</p>
-
-<p>
-Mlle Borel venait aussi pour voir Brisemur et lui parler de ce projet de
-société coopérative dont elle voulait connaître les bases. Elle
-désirait se renseigner auprès de l'ouvrier sur les essais de ce genre
-tentés en 1848.
-</p>
-
-<p>
-Elle pensait que ces essais, interrompus par les événements
-politiques, allaient se reproduire avec plus de maturité et dégagés
-de tout esprit de secte et de parti. Ces essais, basés sur
-l'association, consistaient surtout à fonder pour le prolétaire le
-crédit mutuel, et à affranchir l'ouvrier du capitaliste et de
-l'intermédiaire.
-</p>
-
-<p>
-Elle était donc fort curieuse d'étudier, partout où elle les
-rencontrait, les germes de cette nouvelle organisation qu'elle croyait
-appelée à transformer le monde économique. Elle-même se donnait la
-mission de fonder pour les femmes des sociétés de production, afin de
-les soustraire à l'exploitation de tant d'entrepreneurs et
-d'entrepreneuses, qui, sans engager un bien gros capital, s'enrichissent
-réellement du travail de l'ouvrière.
-</p>
-
-<p>
-Claudine était radieuse. Elle leur présenta son amie, et leur raconta
-le projet qu'elles venaient de former de vivre et de travailler
-ensemble.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève, par discrétion, se retira sous prétexte de défaire sa
-malle.
-</p>
-
-<p>
-Mlle Borel, profondément touchée de l'héroïsme de ces jeunes filles,
-se disait:
-</p>
-
-<p>
-«Sans doute, tant qu'elles auront de l'ouvrage, elles ne mourront pas
-de faim; mais, s'il arrive un chômage, si l'atelier qui leur fournit du
-travail se ferme, que deviendront-elles?
-</p>
-
-<p>
-«Avez-vous pensé, mon enfant, demanda-t-elle à Claudine, à quoi vous
-pourriez vous occuper si vous veniez à manquer d'ouvrage dans votre
-spécialité?
-</p>
-
-<p>
-&mdash;Non,» répondit Claudine, étonnée de cette question.
-</p>
-
-<p>
-L'insouciance est caractéristique chez toutes les ouvrières. Il semble
-qu'elles soient d'autant plus imprévoyantes que leur situation est plus
-précaire. Au reste, n'est-ce pas là plutôt un bienfait de la nature,
-et faut-il accuser ces pauvres filles de ne point prévoir ce lendemain
-si incertain, qu'un caprice de l'entrepreneur ou un caprice de la mode
-peut faire soudainement plein d'angoisse, horrible de misère!
-</p>
-
-<p>
-Mlle Borel soupira.
-</p>
-
-<p>
-«Cette imprévoyance est navrante, pensait-elle. Ce n'est pas seulement
-la répartition des produits du travail qu'il faut changer; il faut
-encore donner à l'ouvrière une éducation plus complète, et lui
-enseigner les éléments de plusieurs professions.
-</p>
-
-<p>
-«Écoutez-moi, mon enfant, dit-elle à Claudine, je reviendrai dans
-deux ans. J'espère vous trouver encore sage et bonne ouvrière; mais
-pour vous rendre la vertu possible, je vais placer en votre nom cinq
-cents francs à la caisse d'épargne. Vous y recourrez dans les moments
-difficiles, c'est-à-dire dans les maladies ou les chômages forcés;
-mais seulement dans ces moments-là. Ce n'est pas une aumône que je
-vous fais, c'est un prêt; car, si vous perdiez l'habitude d'un travail
-régulier, vous ne pourriez que très-difficilement la reprendre.»
-</p>
-
-<p>
-Depuis un instant on entendait parler dans le corridor, et Madeleine,
-croyant reconnaître une voix, avait tressailli et prêtait l'oreille.
-</p>
-
-<p>
-On frappa à la porte.
-</p>
-
-<p>
-Elle alla ouvrir et se trouva en face de Mme de Courcy et d'Albert
-Daubré.
-</p>
-
-<p>
-Claudine, reconnaissant la belle visiteuse qui était venue demander
-Fossette huit jours auparavant, se présenta pour lui répondre.
-</p>
-
-<p>
-Albert avait soudain pâli. Il n'osait lever les yeux sur Madeleine.
-</p>
-
-<p>
-Quant à Madeleine, en le voyant accompagner cette femme élégante et
-encore jeune, et en remarquant son trouble, elle avait tout compris, et
-ses préoccupations et sa résolution subite de rester à Paris.
-</p>
-
-<p>
-Albert, en effet, était fort perplexe. Son embarras n'était point
-seulement causé par la présence de Madeleine, à laquelle, après
-tout, son cœur pas plus que ses lèvres n'avaient jamais rien promis.
-Mais que devait-il faire? Présenter à Madeleine et à Mlle Borel, Mme
-de Courcy, une femme galante, c'était commettre une grave infraction
-aux lois du monde. Ne pas la présenter, c'était blesser Lucrèce qu'il
-jugeait plus malheureuse que coupable. Bien qu'elle vécût dans une
-société interlope, il la regardait comme une femme si supérieure,
-qu'avec sa justice prime-sautière, il préféra commettre une
-inconvenance plutôt qu'une cruauté. D'ailleurs Madeleine et Mlle Borel
-avaient l'âme assez haute pour la lui pardonner.
-</p>
-
-<p>
-«Mademoiselle, dit-il, je vous présente Mme de Courcy, une de vos
-admiratrices, et qui depuis quelque temps partage toutes nos idées.»
-</p>
-
-<p>
-Madeleine, avec sa nature vibrante, ressentit pour Lucrèce une
-très-vive répulsion.
-</p>
-
-<p>
-Mlle Borel, qui possédait un grand tact d'observation, devina que cette
-femme aux allures un peu hardies, et dont la jeunesse paraissait
-conservée à force d'artifices, exploitait Albert Daubré.
-</p>
-
-<p>
-Elle se tint donc sur la réserve, tout en répondant avec politesse et
-bienveillance.
-</p>
-
-<p>
-Lucrèce avait entraîné Albert chez sa protégée, la petite
-Ferrandès, à qui elle apportait la promesse d'un engagement pour les
-Folies-Dramatiques.
-</p>
-
-<p>
-Mais la conversation commençait à peine, qu'un cri déchirant retentit
-dans la mansarde voisine.
-</p>
-
-<p>
-Et puis on entendit un bruit sourd comme celui d'un corps qui tombait.
-</p>
-
-<p>
-«Ah! mon Dieu!» s'écria Claudine.
-</p>
-
-<p>
-Et elle s'élança. Toutes les autres personnes la suivirent.
-</p>
-
-<p>
-Geneviève était étendue à terre, privée de sentiment. Un journal
-déployé, qui avait servi à envelopper un paquet, se trouvait sur la
-table.
-</p>
-
-<p>
-Or, ce journal contenait le jugement qui condamnait Gendoux, selon
-l'ancienne loi sur les coalitions, à une année d'emprisonnement.
-</p>
-
-<p>
-Quand Geneviève reprit ses sens, la première figure que rencontrèrent
-ses regards fut celle de Lucrèce. Elle arrêta sur Mme de Courcy des
-yeux surpris, presque égarés.
-</p>
-
-<p>
-«Prenez garde! prenez garde! balbutia-t-elle. Cette femme vient ici
-pour vous perdre!»
-</p>
-
-<p>
-Et de nouveau elle s'évanouit.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<p>
-Le lecteur trouvera la suite et la fin de cette étude de mœurs dans un
-volume qui paraîtra incessamment sous le titre de:
-</p>
-
-<h4>LES RÉPROUVÉES.</h4>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<p>
-<i>Note de l'éditeur.</i> Nous croyons devoir reproduire ici une lettre
-adressée, le 22 décembre 1866, au directeur-gérant du journal <i>le
-Siècle</i>, pendant la publication de la seconde partie du Calvaire des
-femmes. Cette lettre témoigne que ce roman, par ses qualités
-d'observation et de style, a fait sensation parmi l'élite de la classe
-ouvrière.
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p style="margin-left: 15%;"><i>À M. le directeur-gérant du</i>
-SIÈCLE.</p>
-
-<p style="margin-left: 10%;">«Monsieur,</p>
-
-<p>
-«La lecture des œuvres de littérature, même futiles, quand toutefois
-elles ne sont pas corruptrices, est assurément la plus agréable comme
-la moins coûteuse des distractions. Le succès populaire de certaines
-publications périodiques à bon marché en est la preuve incontestable.
-Or, ce succès même est pour les auteurs un éloge qui peut suffire, et
-il y aurait de la part des lecteurs une sorte de prétention ridicule à
-vouloir le formuler d'une manière explicite. Mais il n'en saurait être
-de même lorsqu'il s'agit d'ouvrages qui, sous la forme la plus
-attrayante, se proposent un but éminemment utile.
-</p>
-
-<p>
-«Tels sont <i>la Croisade noire</i> et <i>le Calvaire des femmes.</i>
-</p>
-
-<p>
-«Depuis les romans d'Eugène Sue, qui ont si puissamment contribué aux
-améliorations déjà obtenues dans la condition des travailleurs, aucun
-ouvrage de ce genre n'aura prêté, selon nous, un concours aussi
-efficace à la réalisation de celles qui restent à accomplir.
-</p>
-
-<p>
-«Les idées sociales ont cessé d'être un vague idéal. Nous avons
-passé à la pratique. Le nombre des associations coopératives en
-activité en est la preuve éclatante. Tout le monde peut s'en
-convaincre en parcourant la liste qu'en publie, à chacun de ses
-numéros, le journal <i>la Coopération.</i> Cinquante sociétés de
-production à Paris, autant en province, et un plus grand nombre de
-sociétés d'épargne pour arriver à la production, plus de deux cents
-sociétés de crédit mutuel et de consommation, tout ce mouvement ne
-témoigne-t-il pas du profit moral et matériel que l'on peut tirer des
-œuvres de l'esprit créées pour élever l'éducation sociale de tous?
-</p>
-
-<p>
-«Voilà pourquoi nous vous prions, monsieur le directeur, de faire
-parvenir à l'auteur de ces deux ouvrages, non-seulement l'hommage de
-notre admiration pour son beau talent d'écrivain, mais encore et
-surtout l'expression de notre gratitude pour le notable service qu'il
-rend à la cause du progrès. Nous avons la conviction d'être ici les
-interprètes de tous les travailleurs.
-</p>
-
-<p>
-«Agréez, monsieur le directeur, nos fraternelles salutations.»
-</p>
-
-<p><br /></p>
-
-<p>
-Suivent une trentaine de signatures de chefs d'associations
-ouvrières.
-</p>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<h4>FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.</h4>
-
-<p><br /><br /><br /></p>
-
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE DES FEMMES ***</div>
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
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-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
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-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
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-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
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-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
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-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
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-</div>
-
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-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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-
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-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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-
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-</div>
-
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-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
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-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
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-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
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-</div>
-
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-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
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-
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-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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