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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Le Calvaire des Femmes - -Author: Marie-Louise Gagneur - -Release Date: August 11, 2021 [eBook #66035] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -Produced by: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously - made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE DES FEMMES *** - -LE -CALVAIRE DES FEMMES - - - - -PAR - -M.-L. GAGNEUR - - - - -PARIS - -ACHILLE FAURE, LIBRAIRE-EDITEUR - -18, RUE DAUPHINE, 18 - -1867 - -Tous droits réservés - - - - -TABLE DES MATIÈRES -CHAPITRE I -CHAPITRE II -CHAPITRE III -CHAPITRE IV -CHAPITRE V -CHAPITRE VI -CHAPITRE VII -CHAPITRE VIII -CHAPITRE IX -CHAPITRE X -CHAPITRE XI -CHAPITRE XII -CHAPITRE XIII -CHAPITRE XIV -CHAPITRE XV -CHAPITRE XVI -CHAPITRE XVII -CHAPITRE XVIII -CHAPITRE XIX -CHAPITRE XX -CHAPITRE XXI -CHAPITRE XXII -CHAPITRE XXIII -CHAPITRE XXIV -CHAPITRE XXV -CHAPITRE XXVI -CHAPITRE XXVII -CHAPITRE XXVIII -CHAPITRE XXIX -CHAPITRE XXX -CHAPITRE XXXI -CHAPITRE XXXII -CHAPITRE XXXIII - - - - -LE - -CALVAIRE DES FEMMES - - - - -PREMIÈRE PARTIE - - - - -I - - -«La classe ouvrière est comme un peuple d'ilotes au milieu d'un peuple -de sybarites; il faut lui donner une place dans la société.... Elle -est sans organisation et sans lien, sans droits et sans avenir; faut lui -donner des droits et un avenir, et la relever à ses propres yeux par -l'association, l'éducation, la discipline. - -«Aujourd'hui la rétribution du travail est abandonnée au hasard ou à -la violence; c'est le maître qui opprime ou l'ouvrier qui se révolte. - -«La pauvreté ne sera plus séditieuse lorsque l'opulence ne sera plus -oppressive.» - -L.N. Bonaparte. - -(_Extinction du paupérisme._) - - -Le 25 janvier 1844, il se passait dans une chaumière de Monestier, l'un -des plus pauvres villages de l'infertile et montagneuse Ardèche, un -drame intime et poignant. - -C'était vers le soir. Le vent soufflait avec violence dans les -châtaigneraies et ébranlait la masure. La neige, tombant à flocons -pressés, hâtait la nuit. - -Une chambre unique servait de cuisine, de dortoir, de cave, de grenier -et d'étable à la famille qui l'habitait. La seule richesse de ces -malheureux, c'était une chèvre efflanquée couchée dans un coin. - -Un feu de bois mort glané la veille dans la forêt, un feu -parcimonieux, jetait une clarté rougeâtre qui rendait encore plus -triste le jour blafard. - -Dans leurs châssis vermoulus, les vitres tremblaient, laissant passer -le vent. Deux carreaux cassés étaient masqués par des haillons. - -Cet antre, dont on ne saurait peindre la couleur sombre et la misère -sordide, était habité par Jacques Bordier, sa femme et ses cinq -enfants, cinq filles, dont l'aînée n'avait pas neuf ans. - -L'enfance, si gracieuse avec ses joues roses, ses rires naïfs et ses -yeux candides, qui laissent voir l'âme à fleur du regard, se -présentait là repoussante, presque hideuse. Ces enfants, c'étaient -des animaux humains grouillant dans l'immondice. Et cependant de ces -visages barbouillés et comme hébétés il jaillissait parfois des -éclairs d'intelligence; on devinait, sous cette couche de malpropreté, -des formes qui peut-être eussent été exquises, si déjà la -souffrance ne les eût flétries. - -Jacques Bordier, accoudé sur une table, était pensif. Sa figure -énergique, presque sauvage, exprimait à la fois l'amertume et -l'abattement. - -Une bouteille était devant lui. Fréquemment il emplissait son verre et -buvait une gorgée de genièvre. - -Sa femme, étendue sur un misérable grabat, de temps à autre faisait -retentir la cabane de cris déchirants. - -Une voisine, remplissant les fonctions de garde, rôdait dans cet -intérieur lugubre, attisait le feu, secourait la malade. - -Un des enfants dit tout à coup: - -«J'ai faim.» - -Et les autres répétèrent: - -«J'ai faim». - -La vieille ouvrit un bahut, en tira un morceau de pain noir qu'elle -partagea entre les cinq enfants. - -La petite Marie, qui était l'aînée, voyant les portions si minces, -refusa la sienne pour la distribuer aux autres. - -Elle alla s'asseoir devant le feu, qu'elle contempla tristement, et à -la dérobée elle jetait un regard avide sur ses sœurs qui mangeaient. - -Jacques Bordier se détourna pour ne pas voir. - -La voisine, ayant examiné la malade, dit à Marie: - -«Dépêche-toi, ma fille, de coucher les enfants.» - -Il n'y avait qu'un lit pour les cinq petites. C'était un cadre de bois -qui contenait une paillasse recouverte de guenilles. - -Marie plaça les trois plus grandes au pied, coucha la plus jeune à la -tête et s'étendit à côté d'elle. - -Bientôt les enfants s'endormirent, excepté Marie, qui, chaque fois que -sa mère faisait entendre un nouveau cri de douleur, soulevait sa tête, -effrayée et curieuse, et, les yeux pleins de larmes, regardait. - -«Si c'est encore une fille, dit Jacques d'une voix sourde, dès demain -je pars. - ---Vous ne ferez pas cela, répondit la mère Michu. Le bon Dieu ne vous -abandonnera pas.» - -Jacques hocha la tête. - -«Le bon Dieu! - ---J'ai fait prévenir hier Mlle Borel de votre malheureuse position. -Elle vous viendra en aide; car ce sont de braves gens, ces Borel. - ---Si j'allais à la messe, à la bonne heure; mais Mme Borel est dure -pour ceux qui ne fréquentent pas l'Église. Moi, faire des momeries, -jamais! - ---Mme Borel, je ne dis pas; mais sa belle-sœur, Mlle Bathilde, n'est -guère dévote; c'est à elle que j'ai fait parler. Elle viendra, vous -verrez. - ---Ah! c'est toujours l'aumône, l'humiliation.... J'ai du courage -cependant, et deux bras pour travailler. Mais voilà vingt jours que la -neige nous ôte le pain! Et cinq filles à nourrir! Si cela continue, il -faudra bien faire comme les autres, partir et aller mendier. -Mendier[1]!!!» - -Il se cacha la tête dans les mains. - -La malade écoutait, le regard fixe. La souffrance physique et l'excès -du désespoir semblaient avoir pétrifié son visage dont les lignes, -dans cette immobilité, revêtaient une distinction peu commune. - -Cependant la douleur grandissait. On l'entendait aux vibrations de plus -en plus stridentes de la voix. - -Enfin un cri suprême annonça la fin de la crise. - -Un enfant était né. - -«Eh bien! demanda Jacques en se soulevant avec anxiété. - ---C'est une fille, répondit à demi-voix la voisine. - ---Encore une fille!» - -Et il se laissa retomber avec accablement. Puis, l'instant d'après, il -se redressa, la colère au visage. Il saisit la bouteille, la brandit -avec menace, comme s'il voulait la lancer au nouveau-né, et la brisa -contre terre en proférant une horrible malédiction. - -Après avoir maudit l'enfant, il invectiva la mère. - -La pauvre femme sanglotait. - -L'enfant criait de froid; car rien n'était préparé pour la recevoir. - -Marie se souleva et tendit les bras. - -«Donnez-la-moi, mère Michu, je la réchaufferai.» - -En cet instant entra Mlle Borel, accompagnée d'un domestique qui -portait un paquet. - -Mlle Borel pouvait avoir vingt ans. Bien qu'elle fût petite, ses traits -étaient grands, nobles et sérieux. L'œil, profond et ferme, au -premier abord semblait un peu sévère; mais cette sévérité était -tempérée par l'aménité du sourire et la douceur de la voix. - -À son arrivée, Jacques Bordier releva la tête. Des larmes brillaient -dans son regard farouche. - -D'un coup d'œil, Mlle Borel vit ces larmes et toute cette misère. Elle -se sentit navrée, mais elle réprima vite la compassion qui se peignit -sur son visage. Elle savait que la pitié blesse les âmes fières. Elle -pensait que ce n'est pas seulement la misère qui dégrade, mais que -c'est plutôt l'aumône qui place le pauvre dans une humiliante -infériorité. Or, la pitié, n'est-ce point l'aumône du cœur? - -«J'ai appris, dit-elle, que Françoise devait accoucher plus tôt -qu'elle ne l'avait pensé, et j'apporte du linge pour le nouveau-né, -une couverture et du vin pour la malade. - ---Ah! mademoiselle, que vous êtes bonne!» soupira Françoise. - -Jacques essuyait ses larmes à la dérobée, et son visage trahissait -l'embarras. - -«Voyez, mademoiselle, dit la mère Michu, qui venait d'envelopper -l'enfant dans des langes propres, la belle petite fille! Et Jacques qui -se désespère! - ---Combien donc avez-vous d'enfants? demanda Mlle Borel en se tournant -vers Bordier. - ---Je n'ai pas d'enfants, je n'ai que des filles.» - -Mlle Borel ne releva point cette singulière réponse, qui ne parut pas -même la surprendre. - -Le paysan, en effet, ne considère que la force. Comme il n'a d'autre -richesse que ses bras, la naissance d'un garçon qui pourra l'aider dans -ses travaux, c'est dans l'avenir une augmentation de bien-être; mais la -naissance d'une fille, c'est plutôt, en perspective, un accroissement -de pauvreté. - -«J'ai maintenant six filles, reprit-il avec un rire sardonique. Six -filles! Et cette baraque est toute ma fortune. On pioche, n'est-ce pas, -comme des galériens tout le long du jour: les galériens, eux, sont -nourris; pour nous, il n'y a pas toujours du pain noir sur la planche. -Jamais de vin, ni de pitance; à peine buvons-nous de mauvaise -genevrette[2]. Nous couchons sur la paille comme des animaux; pour -vêtements, nous avons des guenilles. Mais encore j'ai beau suer à la -peine, je ne puis gagner pour sept, pour huit maintenant. D'ailleurs il -faut trouver de l'ouvrage. Si la neige, la pluie, la glace, la maladie -suspendent la besogne, que devenir? Ah! le malheur s'acharne après moi. -Un garçon serait venu, ça m'eût donné du courage. Je me serais dit: -«Eh bien! si tu le nourris maintenant, plus tard il te nourrira.» Mais -des filles, que voulez-vous que j'en fasse? Les envoyer à Lyon ou à -Saint-Étienne? Ah! on sait ce qu'elles deviennent là-bas.... La honte, -quoi! ou la misère, et plus souvent encore toutes les deux à la fois. -Ça, c'est l'avenir. Pour le moment, si ce temps-là se prolonge, il -faudra que je parte avec mon aînée, une besace sur le dos. Moi, -Jacques le terrassier, qui ai toujours gagné mon pain et porté la -tête haute, j'irais frapper à toutes les portes, essuyer les -rebuffades et le mépris, et peut-être m'entendre traiter de paresseux! -Est-ce bien possible? Il le faut, pourtant. Les petites ont mangé ce -soir le dernier morceau de pain. Ah! tous les riches ne vous ressemblent -pas, mademoiselle! Vous me croyez, vous, parce que vous avez bon cœur; -mais combien penseront que je les trompe pour avoir quelques sous!» - -Mlle Borel écoutait Jacques avec une émotion grave et contenue. - -«Mon ami, dit-elle simplement, voulez-vous me confier votre dernière -fille? je l'adopterai. Je ne yeux point vous faire l'aumône. Venez -demain à la maison, je vous donnerai du travail. - ---Oh! merci, mademoiselle! s'écria Françoise en pleurant. - ---Vous ne me devez aucune reconnaissance, repartit la jeune fille. J'ai -un travail très-pressant à faire exécuter dans la serre, et Jacques -m'obligera au contraire de vouloir bien s'en charger. - ---J'irai demain, mademoiselle, dit le terrassier, si ému que sa voix -tremblait. - ---Eh bien! me donnez-vous la petite? - ---Dès qu'elle pourra marcher,» répondit la mère. Mlle Borel prit -l'enfant, la regarda longtemps, et, à mesure qu'elle la regardait, son -visage aux lignes si graves s'attendrissait. Il avait un rayonnement qui -ressemblait à la joie maternelle. - -«Ma chère petite Madeleine, dit-elle, que tu seras belle!» - -Elle la baisa pieusement et sortit. - - -[Note 1: D'après M. de Watteville, il est des localités dans la partie -montagneuse de l'Ardèche dont presque tous les habitants quittent leur -domicile pendant l'hiver pour se livrer à la mendicité, soit dans les -communes de ce département, soit dans celles du Dauphiné, où la -température est moins rigoureuse.] - -[Note 2: Boisson qu'on fait dans les montagnes avec le genièvre.] - - - - -II - - -Dix-neuf ans se sont écoulés. - -En 1863, M. Borel, fabricant de soieries, jouissait sur la place de Lyon -d'une réputation qu'il devait autant à la supériorité de ses -produits qu'à l'étendue de ses relations commerciales. - -Il occupait à la Croix-Rousse près de trois mille métiers; il faisait -l'exportation sur une grande échelle, principalement en Amérique. -Paris recherchait ses velours et ses façonnés; la Prusse et -l'Angleterre copiaient ses dessins. - -M. Borel était en outre un industriel intègre, justement considéré. -À Lyon, d'ailleurs, ce proverbe: «Que le bien mal acquis ne profite -pas,» est passé à l'état d'axiome et presque de croyance -superstitieuse. Une fortune consolidée est une fortune légitimée dont -on ne doit pas chercher à vérifier la source. Fortune entraîne donc -essentiellement considération. - -M. Borel possédait à un haut degré l'intelligence des affaires et une -aptitude particulière pour l'industrie de la soierie, qui est surtout -une industrie de détails. Incapable d'embrasser une idée d'ensemble, -une idée de quelque élévation, il passait cependant pour un homme -supérieur; et, grâce à l'importance que lui donnaient ses millions, -il exerçait au conseil municipal, dont il faisait partie depuis 1848, -une influence non contestée. - -Il se disait libéral, entièrement dévoué aux intérêts de la classe -ouvrière. C'était, il est vrai, un cœur généreux. Survenait-il une -crise commerciale, il était le premier à organiser des quêtes -auxquelles il souscrivait largement. À Lyon, les sociétés de -bienfaisance sont innombrables. M. Borel en fonda une nouvelle sous le -patronage d'un saint quelconque: car, à Lyon, la charité ne va point -sans la superstition. Cette société avait pour but de secourir les -ouvriers sans travail. - -Toutefois, M. Borel n'admettait que l'aumône pour remédier au -paupérisme, qu'il regardait comme un mal fatal, nécessaire même à -l'équilibre social. - -Il dépensait chaque année à soulager les ouvriers nécessiteux une -somme considérable; mais il n'eût pas augmenté d'un centime leur -salaire. Quoiqu'il mit son orgueil et qu'il éprouvât une satisfaction -véritable à faire le bien, il voulait aussi que le bien lui profitât, -soit en considération, soit en influence. Peut-être pratiquait-il un -peu, à son insu, ce système de bienfaisance calculée qui consiste à -placer l'obligé dans la dépendance du bienfaiteur. - -Ainsi, comme il arrive souvent, l'esprit de conservation étouffait -parfois en lui le sentiment de la bienveillance et de la justice. - -M. Borel avait environ soixante ans. Il était grand, d'un blond -grisonnant. Il possédait l'embonpoint qui sied à un homme de cet âge -et de cette importance. Sur sa figure douce se lisaient les vertus -domestiques. Tout en se targuant de libéralisme, il se disait -chrétien; car il regardait la religion comme un frein nécessaire. Il -allait aux offices les jours de grande fête. Ses deux filles avaient -été élevées au Sacré-Cœur, et son fils au collège des Jésuites. - -Mme Borel était une nature passive, religieuse jusqu'à la -superstition. Elle était dame patronnesse d'une foule d'associations -pieuses, et chaque année elle faisait quelque vœu à Notre-Dame de -Fourvières. - -Professant au plus haut degré le respect pour le sexe fort, elle -admirait toutes les idées de son mari sans chercher à les comprendre; -mais en revanche elle critiquait avec âpreté, sans les comprendre -davantage, les opinions généreuses et avancées de Mlle Bathilde sa -belle-sœur. - -Il y avait entre Mlle Borel et son frère une complète dissemblance de -pensée et de caractère. - -Indifférente aux questions de détail, son intelligence élevée ne se -plaisait qu'aux vastes synthèses. C'était non-seulement un esprit -supérieur, mais un grand caractère, passionné pour la justice, -inaccessible aux préoccupations égoïstes. - -On lui refusait la tendresse; on l'accusait parfois d'insensibilité; -mais elle avait au suprême degré cette bonté réfléchie qui excuse -toutes les faiblesses parce qu'elle tient compte des luttes entre les -organisations et les milieux où ces organisations se développent, -parce qu'elle tient compte surtout des déviations causées par la -contrainte qu'imposent souvent à nos penchants les lois morales ou -sociales. - -Dans sa jeunesse, Mlle Borel avait, elle aussi, pratiqué la charité -chrétienne, c'est-à-dire l'aumône; mais elle eut bien vite reconnu -l'impuissance de ces secours isolés. Son esprit avait mûri, et son -cœur s'était ouvert à de plus larges sentiments. Une souffrance -individuelle l'affectait sans doute, mais surtout comme symptôme -social. Le dévouement à l'individu lui paraissant stérile, elle fut -entraînée vers les études et les spéculations qui remontent aux -causes mêmes du mal afin de les détruire. - -Ainsi préoccupée d'intérêts généraux, elle n'avait jamais pensé -au mariage. Sa supériorité et ses idées indépendantes très-connues -avaient aussi effrayé les prétendants que sa fortune eût pu attirer. -Elle était assez forte pour supporter l'isolement, et les affections -intimes ne lui étaient point indispensables. D'ailleurs l'adoption de -Madeleine Bordier, le soin qu'elle avait pris de l'éducation de cette -enfant, avaient occupé son cœur. Cette maternité élective -satisfaisait son caractère élevé mieux que ne l'eût fait peut-être -la maternité du sang. - -Mlle Bathilde montrait une grande indulgence pour l'infériorité -intellectuelle des personnes qui l'entouraient. Cependant la fermeté -qu'elle mettait à défendre ses opinions, faisait dire parfois que, -semblable à toutes les vieilles filles, elle tournait à l'aigreur. -Elle était respectée, mais non point aimée de son neveu et de ses -nièces, dont elle critiquait l'éducation ultra-catholique. - -Mlles Laure et Béatrix, au sortir du couvent, avaient une tenue -modeste, c'est-à-dire compassée, parlaient à demi-voix, connaissaient -un peu d'arithmétique, de géographie, un peu d'histoire profane -d'après le père Loriquet, beaucoup d'histoire sainte et de -catéchisme, tapotaient un quadrille, solfiaient un cantique, brodaient -admirablement une chasuble, possédaient en un mot de ces petits talents -dits d'agrément juste ce qu'il en faut pour obtenir dans le monde la -réputation de jeunes personnes accomplies. - -Lorsque Mlle Bathilde s'élevait contre cet enseignement, Mme Borel lui -répondait d'un ton sec: - -«Croyez-vous que je veuille faire de mes filles des voltairiennes ou -des socialistes?» - -M. Borel aurait désiré que son fils Maxime continuât son industrie et -profitât du capital de considération que lui-même s'était acquis -parmi ses concitoyens. Mais Maxime, au collège des Jésuites, s'était -lié avec des jeunes gens de famille noble qui lui avaient communiqué -des idées de grandeur. Il voulut entrer dans la diplomatie; il obtint -donc d'aller à Paris pour y faire des études spéciales. - -À Paris, Maxime, au lieu de viser au ministère des affaires -étrangères, se fit admettre dans les clubs de la fashion; au lieu -d'étudier les langues orientales, il ne cultiva guère que cette sorte -d'argot qui est la langue du quartier Bréda. - -Comme la pension fournie par son père ne lui suffisait pas, il -emprunta. Mme Borel, confiante dans l'éducation religieuse qu'avait -reçue Maxime, croyait à la vertu de son fils comme à un article de -foi. Quand elle acquit la preuve qu'il avait dépensé trois cent mille -francs en cinq ans, et perdu son innocence baptismale avec des Coralies, -des Madelons et des Rigolboches, elle faillit en mourir de douleur. - -Elle obtint de M. Borel d'aller avec ses filles passer dorénavant -l'hiver à Paris, afin d'y surveiller la conduite et les études de -Maxime. - -Au mois de mars 1863, la famille Borel se trouvait réunie au grand -complet dans le luxueux appartement qu'elle occupait rue de la -Chaussée-d'Antin. C'était une soirée tout à fait intime. Il n'y -avait là que la famille Daubré de Lomas. - -M. Daubré était un riche manufacturier de Lille. Sa femme, fort -coquette, habitait Paris pendant la saison des bals. - -Elle s'était éprise de Maxime, et, pour le rencontrer, elle venait -chez les Borel, qu'en sa qualité de Lomas elle trouvait pourtant -bien bourgeois. - -M. Borel, arrivé de Lyon la veille, transmettait à M. Daubré les -nouvelles commerciales. Ils devisaient ensemble sur les probabilités -d'une guerre civile aux États-Unis. Ces bruits de guerre alarmaient -également les deux industriels. En effet, un conflit en Amérique -fermerait le principal débouché de l'industrie lyonnaise, et -amènerait nécessairement pour la fabrication lilloise la hausse des -cotons. - -Mlle Bathilde causait en aparté avec un tout jeune homme, le frère de -M. Daubré. - -Mme Daubré coquetait avec Maxime. - -Mme Borel les observait attentivement. Elle avait fait un vœu à -Notre-Dame de Fourvières pour la conversion de son fils, et -elle s'étonnait que tant de vœux et de neuvaines eussent encore -produit si peu de résultats. - -Laure feuilletait un album, et Béatrix, au piano, déchiffrait une -romance à demi-voix. À côté d'elle se tenait le frère de Mme -Daubré, Lionel de Lomas, un gandin de la seconde jeunesse, qui lui -débitait des fadeurs en veloutant son regard. Lionel était pauvre et -Béatrix aurait un million de dot. Mais, à la dérobée, il contemplait -Madeleine Bordier avec une expression singulière. - -Madeleine brodait une tapisserie, et, plus rapprochée de la lampe que -les autres personnages, elle se trouvait en pleine lumière. Parfois -elle relevait la tête. Cette tête, resplendissante de vie, de réelle -jeunesse, jetait comme un rayonnement sur cette société plus ou moins -guindée et factice. - -«Ces crises commerciales qui nous sont si funestes, disait M. Borel, -ont cependant leur utilité, car elles matent la classe laborieuse. -Depuis la guerre d'Italie, il s'est produit à Lyon, parmi les anciens -_voraces_, je ne sais quelle sourde fermentation qui ne laisse pas que -d'être inquiétante. On dit que la misère seule pousse le peuple à -l'insurrection; mais trop de bien-être a aussi son danger: il -développe chez l'ouvrier l'esprit d'indépendance et des idées -ambitieuses; plus l'ouvrier possède, plus il devient difficile à -gouverner; enfin, quand il a devant lui quelque avance, il n'hésite -point à se mettre en grève pour obtenir une augmentation de salaire. -Chez vous les grèves sont-elles fréquentes? - ---Nous en avons eu une en 49, répondit M. Daubré. - ---Et vous avez cédé? - ---Il le fallait bien alors. D'ailleurs, dans nos filatures, nous ne -pouvons laisser chômer, sans une perte considérable, un matériel qui -représente un capital énorme. - ---Quand je devrais y perdre jusqu'à mon dernier sou, reprit avec force -M. Borel, moi, je ne céderais jamais. - ---Mais votre industrie n'offre pas les mêmes inconvénients que la -nôtre. - ---C'est vrai, nous avons moins à redouter que vous les grèves et les -crises industrielles. La soierie se tisse dans des ateliers avec un -outillage qui n'appartient pas au fabricant. Quand une crise se -manifeste, nous suspendons nos commandes, et, n'ayant aucun capital -engagé, nous perdons seulement l'argent que nous ne gagnons pas. Mais -aussi le mauvais côté de cette organisation, c'est que, ne demandant -que de faibles capitaux, elle permet à une foule de petits industriels -de nous faire concurrence. Pour se soutenir, ils fabriquent à tous prix -et fabriquent mal, gâtent les ouvriers et compromettent la haute -considération dont la fabrique lyonnaise jouissait naguère. Beaucoup -même ont adopté l'aune droite au lieu de l'ancienne aune à crochet. -C'est depuis longtemps un grave sujet de conflit entre l'ouvrier et le -fabricant. - ---Et l'ouvrier a raison, dit Mlle Borel d'un ton cassant. - ---«L'ouvrier a tort; l'usage fait loi,» répliqua sur le même ton M. -Borel. - -Béatrix avait cessé de chanter, et Lionel était venu s'asseoir à -côté de Madeleine. - -Madeleine, qui écoutait la conversation, avait interrompu son travail. - -«Comment, mademoiselle, dit Lionel, d'un ton à demi railleur, vous -vous intéressez à de pareilles questions? - ---Monsieur, répondit Madeleine avec quelque émotion, ma sœur aînée -est ouvrière en velours, et c'est elle qui nourrit ma mère. - ---C'est-à-dire, reprit Mlle Borel en s'animant, que l'ouvrier subit la -loi du plus fort. L'ouvrier a droit à une mesure plus équitable. Or, -votre aune à crochet n'est pas équitable, puisqu'elle le prive d'une -partie de son salaire. - ---Ma chère Bathilde, sur ce sujet nous ne nous entendrons jamais. -Rompons donc là cette discussion. Vous êtes toujours dans la théorie -pure; moi, je reste dans la pratique, par conséquent dans le vrai. - ---Ma théorie, c'est le droit; votre pratique, c'est l'abus, repartit -avec fermeté Mlle Borel. - ---Ah! que ces utopistes nous font de mal! soupira M. Borel. Avec ces -grands mots de droit, d'abus, d'exploitation, de privilège, ont-ils -assez perverti le sens moral de la classe ouvrière, qui n'en est certes -pas plus heureuse! - ---Assurément, appuya M. Daubré, si Mlle Borel venait à Lille, elle -verrait ce que produit l'augmentation des salaires. Chez nous un bon -ouvrier peut gagner aisément quatre francs par jour, et une habile -tisseuse deux et trois francs. Il y a peu de chômages. Et que voit-on -chez nous? Une population abâtardie, livrée à la débauche. L'ouvrier -est imprévoyant. S'il gagne au delà de ses besoins réels, il dépense -son salaire au cabaret, et la famille n'en est que plus pauvre. Quant -aux femmes employées dans nos manufactures, elles sont pour la plupart -perverties dès l'âge de quinze ans, et leur gain se gaspille en -colifichets. - ---Monsieur, répondit Mlle Borel, il y a à cela d'autres causes que -l'augmentation des salaires. C'est l'organisation même du travail -manufacturier, c'est-à-dire la dispersion de la famille dans les -manufactures, l'extrême division du travail; puis aussi le défaut -d'éducation, l'exiguïté et l'insalubrité des logements; mais -par-dessus tout, le sentiment de l'impuissance où sont les ouvriers -d'améliorer leur position. Comment voulez-vous que cette femme qui, -dès l'âge de huit ans, est réduite à l'état de machine, dont on n'a -jamais cherché à développer le cœur ni l'intelligence, ait des -instincts affectifs bien élevés, qu'elle exerce sur l'ouvrier une -influence bienfaisante et sache le retenir dans des liens sérieux? Tant -qu'on ne changera pas la condition de l'ouvrière, il n'y aura pas de -salut possible pour l'ouvrier. - ---Oui, ajouta le jeune Daubré d'un ton rêveur. En cela, l'idée -chrétienne est juste: c'est la femme qui sauvera l'humanité. - ---Enfin, ma sœur, c'est là votre dada!» repartit M. Borel avec -humeur. - -Madeleine regarda anxieusement Mlle Borel, qui ne répondit pas. - -«L'ouvrier, l'ouvrière, la femme! dit Mme Daubré en se drapant -coquettement dans la gaze qui l'enveloppait. Tous nos écrivains -aujourd'hui se croient une mission sociale. À les lire, on dirait -vraiment que l'ouvrier est une invention toute moderne, et qu'ils -viennent de découvrir la femme. - ---Ils la cherchent sans la trouver, répondit gravement Mlle Borel, -ainsi que Diogène cherchait un homme. La femme n'existe pas encore. - ---En vérité? Mais alors, ma tante, que sommes-nous donc?» demanda, -en raillant, Béatrix qui visait à l'esprit. - ---Des poupées dont les ressorts sont plus ou moins perfectionnés, -selon l'habileté de vos institutrices; des poupées plus ou moins bien -vêtues, selon votre bourse et le génie de vos modistes. Vous a-t-on -jamais appris à occuper utilement votre intelligence? A-t-on jamais -ouvert votre cœur aux idées grandes, généreuses? Mais tandis que la -frivolité et l'oisiveté perdent la femme des classes supérieures, -l'excès du travail et l'insuffisance des salaires avilissent -l'ouvrière. En haut comme en bas, le défaut d'éducation est le plus -grand mal. Quelle instruction lui donne-t-on à cette femme qui doit -élever ses enfants? On ne connaîtra la femme que lorsqu'elle pourra -développer ses facultés et s'affranchir, en gagnant honnêtement sa -vie, de la dépendance matérielle de l'homme, dépendance qui -l'annihile et la dégrade. Jusque-là, elle passera pour un être -inférieur, frivole, corrompu ou corruptible. - ---Ma chère Bathilde, interrompit M. Borel, vous n'êtes pas Française. -Vous êtes digne d'être quakeresse et de prêcher en Amérique. - ---En France comme en Amérique, et pour la femme comme pour l'homme, il -n'y a de dignité possible qu'avec la liberté. La femme ne doit point -être placée sous la tutelle absolue de l'homme. On doit surtout -assurer, à celle qui travaille, l'indépendance qu'elle gagne à la -sueur de son front.» - -Madeleine, en écoutant Mlle Borel, avait rougi et pâli tour à tour. -Elle abaissa les yeux sur sa tapisserie, et l'on vit au bord de ses cils -trembler une larme. - -«C'est à l'homme à travailler pour la femme,» objecta M. Borel. - -«Non, jamais, dit Maxime en lançant une œillade à Mme Daubré, nous -n'habituerons nos Françaises à ces idées d'indépendance. Elles n'ont -que faire de la liberté. Ce sont des autocrates qui veulent régner à -tout prix. Ravissantes hypocrites, elles acceptent leur esclavage afin -de mieux assurer leur empire. - ---Je suis de votre avis, reprit Mme Daubré en minaudant: je trouve que -nos bas-bleus sont injustes. Les hommes ne sont pas si ogres que -certaines femmes, vieilles et laides, veulent bien nous les -représenter. Et quand on sait les prendre.... - ---Pardon, madame, si je vous interromps, dit Mlle Bathilde. Quand on -sait les prendre, dites-vous? Par ces mots seuls ne reconnaissez-vous -pas une dépendance? Vous parlez pour la petite exception des femmes, -jeunes et jolies, qui sont au-dessus du besoin, et qui ont le temps -d'être coquettes. Moi, je parle pour le grand nombre: je parle de -l'ouvrière, de celle qui n'a que ses yeux et ses doigts pour toute -fortune, et qui se demande souvent, le soir, comment ses enfants -mangeront le lendemain. Sans doute, madame, vous n'avez jamais -pénétré dans ces bouges immondes où habitent la misère et le vice; -vous y auriez rencontré souvent, bien souvent, hélas! des femmes -battues par leurs maris ivrognes, privées de tout jusqu'à leur propre -gain, par celui-là même qui devrait pourvoir à leur existence; vous -les auriez vues désespérées en face de leurs enfants pleurant de -faim. Toutefois, sont-ce les hommes qu'il faut condamner? non, ce sont -les causes mêmes du mal. Vous dites que c'est à l'homme de travailler -pour la femme; mais d'abord savez-vous ce que c'est que travailler du -matin au soir à une besogne souvent répugnante? Vous faites-vous une -idée de la souffrance morale et physique qu'il faut endurer pour gagner -son pain? Vous qui passez votre vie dans l'insouciance, dans le plaisir, -vous blâmez, n'est-ce-pas, sans miséricorde, le malheureux qui, un -jour sur sept, va au cabaret, se laisse entraîner et dissipe son gain -de la semaine? Assurément cet homme est égoïste, qui, par une -coupable imprévoyance, laisse une famille dans la détresse; mais -représentez-vous donc cette nature vigoureuse qui réclame, elle aussi, -ses heures de liberté, d'expansion, de plaisir. Sans doute l'ivrognerie -et la paresse engendrent de grands malheurs; sans doute il faut les -combattre par tous les moyens; mais ce n'est pas à nous, oisifs, qui ne -savons rien des tortures du travail et de la misère, de les condamner -sans pitié, ces martyrs. - ---Euh! euh! fit M. Daubré, voilà des maximes qui mèneraient loin! - ---Moi, avec mes nerfs, dit Mme Daubré, je ne puis songer à ces -choses-là. Comme on ne saurait y remédier, le mieux est d'y penser le -moins possible. - ---Mais ma sœur y remédie, repartit M. Borel avec raillerie. -L'augmentation des salaires est au bout de ses tirades. De nos capitaux -engagés, de nos risques, elle ne tient aucun compte. - ---L'augmentation des salaires est un moyen insuffisant, répliqua Mlle -Borel. - ---Alors, voyons ta panacée. - ---Je n'en ai pas. Je crois seulement qu'il est très utile de poser ces -formidables problèmes, et d'appeler sur eux, dans l'intérêt de la -classe riche, l'attention des législateurs. Je crois aussi au progrès -de toute science; je crois qu'après des tâtonnements nécessaires, on -trouvera cette panacée, et qu'on arrivera à régler, d'une manière -plus équitable, les conditions du travail. Au siècle dernier, le -_Contrat social_ de Jean-Jacques était une théorie audacieuse. Quel -est aujourd'hui l'homme de bon sens qui croie au droit divin? Il viendra -un temps, qui n'est pas éloigné, sans doute, où l'on reconnaîtra à -tout homme et à toute femme son droit à une existence proportionnelle -à ses besoins et en rapport avec ses facultés.» - -Madeleine et le jeune Daubré écoutaient Mlle Borel avec admiration, -tandis qu'un sourire ironique effleurait les lèvres des autres -auditeurs. - -«Eh bien! mademoiselle, dit tout bas Lionel à Madeleine, auriez-vous -envie de devenir aussi économiste et bas-bleu? Ce serait dommage. Vous -êtes si jolie et vous brodez si bien!» - -Madeleine rougit et reprit sa broderie. - -Béatrix observait le jeu de Lionel, et Lionel remarqua l'inquiétude de -Béatrix. - -«Elle est jalouse, pensa Lionel, c'est bon à savoir: je tiens la -dot.» - -Il se pencha de nouveau vers Madeleine. - -«Je gage, lui dit-il toujours à voix basse, que vous aimez la -toilette? - ---J'aime tout ce qui est beau, répondit-elle: les belles robes, comme -les belles et généreuses pensées. - ---J'avoue, moi, dit Béatrix en se rapprochant, que je n'entends rien à -tous les beaux discours de ma tante. Mais, par exemple, j'adore les -chiffons. - ---Et moi les chevaux, ajouta Laure. Maxime, comment va -Mademoiselle Lucie?» - -Maxime possédait une jument qu'il appelait Mademoiselle Lucie; mais, en -revanche, sa maîtresse se nommait Pouliche. - -«Mademoiselle Lucie avait aujourd'hui ses nerfs, exactement comme une -jolie femme, répondit Maxime. Les beaux chevaux et les jolies femmes, -voilà mes passions. Ah! par ma foi! s'il est vrai que l'horizon soit -chargé de nuages, jouissons toujours, et après nous le déluge! Louis -XV était un philosophe qui valait bien Jean-Jacques. Vos idées -d'amélioration, ma tante, me semblent impraticables. Si toutes les -femmes allaient devenir indépendantes, dignes, quakeresses, ce serait -la mort de notre société qui vit de luxe, d'oisiveté, de raffinement, -j'oserai même dire de galanterie. J'espère que nos adorables -Françaises y regarderont à deux fois avant de se laisser endoctriner. -Ne faut-il pas que de mauvais sujets comme moi, qui ne saurions être -autre chose, trouvent aussi une existence en rapport avec leurs -facultés? - ---Vous déraisonnez, Maxime, interrompit sévèrement Mme Borel, -jusque-là silencieuse. Sans doute il y aura toujours des privilégiés -et toujours des malheureux; non pas afin que vous puissiez satisfaire -vos mauvais penchants, mais parce que Jésus-Christ a dit: «Il y aura -toujours des pauvres parmi vous.» - ---C'est évident, s'écria Mme Daubré. S'il n'y avait plus de -pauvres, nous n'aurions plus de domestiques. Qui laverait ma vaisselle? -Qui brosserait mes souliers? Je ne puis cependant pas brosser mes -souliers.» - -Elle agitait, pour la faire admirer, sa main blanche et effilée. - -«Et, reprit Maxime avec ironie, quels moyens, nous, riches, -aurions-nous de faire notre salut? Nous n'avons que l'aumône pour -racheter nos péchés. À chacun son lot: les pauvres se sauvent par la -souffrance; nous nous sauvons, nous, par le plaisir de faire le bien. -Dieu est juste, tout est pour le mieux. - ---Ne plaisantez pas avec ces choses-là, Maxime, dit encore Mme Borel. - ---Il est certain, reprit hypocritement Mme Daubré, qui voulait gagner -la mère de Maxime, que l'aumône est sainte, et que la charité -chrétienne a plus avancé le progrès que tous les discours des -philosophes. - ---C'est ce que je nie, repartit Mlle Borel. Avec l'aumône, peut-être -sauve-t-on son âme; mais, à coup sûr, on perpétue le paupérisme. - ---Et cependant sans l'aumône, se récria vivement M. Borel, que -deviendraient toutes ces familles qu'une maladie, un chômage, la mort -de leur chef réduisent à la dernière misère? - ---À Lyon, répliqua Bathilde, vous avez au moins quatre-vingts -associations charitables, qui toutes fonctionnent admirablement. Quand -l'industrie est prospère, elles suffisent à peine; mais vienne une -crise commerciale, et vous voyez combien le charité privée est -impuissante contre un tel flot de misères. Sans doute, l'aumône est -louable au point de vue de l'intention; mais, comme tous les palliatifs, -elle entretient le mal au lieu de le guérir. Je pense comme M. -Wolowski, que «l'aumône est une sorte de régime protecteur de la -misère.» Elle avilit les âmes et développe la paresse. Loin de -resserrer les intérêts des classes, comme vous paraissez le croire, -elle inspire le mépris chez celui qui donne et la haine chez celui qui -reçoit. La doctrine religieuse de l'aumône et de la résignation a -produit beaucoup de mal. Voyez le moyen âge et aujourd'hui l'Espagne -avec ses légions de mendiants! - ---Je vous en prie, Bathilde, s'écria avec indignation Mme Borel, ne -dites pas devant mes filles des choses semblables! - ---Vos filles sont aujourd'hui des femmes, et pourquoi ne seraient-elles -pas initiées à des problèmes qui préoccupent tous les esprits?» - -Mme Borel haussa les épaules. Le front placide de M. Borel s'assombrit. -Madeleine, émue, regardait Mlle Bathilde d'un air suppliant. M. et Mme -Daubré avaient l'attitude embarrassée de gens qui vont assister à une -scène de famille; car tous connaissaient le caractère entier de Mlle -Borel. - -Mais la porte du salon s'ouvrit; un domestique entra fort à propos et -remit à M. Daubré une large enveloppe cachetée. C'était une -dépêche télégraphique ainsi conçue: - -«Agitation parmi les ouvriers. Tentative de coalition. Prompt retour.» - -M. Daubré pâlit et tendit la dépêche à sa femme. - -«Voilà, s'écria-t-elle, le résultat des discours de nos utopistes.» - -Il était tard. Comme M. Daubré devait partir de bonne heure le -lendemain, il désira se retirer. - -Le jeune Daubré serra affectueusement la main de Mlle Borel, et lui -exprima avec chaleur ses sympathies. Il salua respectueusement -Madeleine. - -«À propos, dit Mme Daubré en partant, j'ai besoin d'une institutrice -pour Jeanne. Je voudrais trouver une jeune fille douce et bien élevée. -Jeanne est déjà un peu grandelette, et il faut commencer son -éducation. - ---Nous nous informerons, répondirent Mlles Borel; et si, parmi nos -connaissances, nous découvrons un phénix, nous vous l'adresserons.» - - - - -III - - -Lille est la cité industrielle la plus importante du nord de la France. -Là, comme dans tous les centres de grande industrie, l'économiste est -frappé du contraste choquant que présente l'opulence et l'excès de la -misère. - -C'est une triste, mais inévitable conséquence de notre ère de -féodalité industrielle. L'application des forces mécaniques à -l'industrie, dont le résultat ultérieur sera certainement pour l'homme -l'affranchissement de tout travail dégradant ou pénible, le place -aujourd'hui dans un esclavage plus douloureux qu'autrefois le travail -isolé. - -L'homme, confondu pour, ainsi dire avec la machine, qu'il sert en -instrument plutôt passif qu'intelligent, ne prenant à son travail, -ordinairement divisé à l'extrême, qu'un intérêt secondaire, -s'atrophie peu à peu, et ses instincts moraux s'affaiblissent d'autant -plus aisément que son intelligence est plus annihilée. - -Dans la manufacture l'homme perd sa liberté. Il est caserné en quelque -sorte, et placé jusqu'à un certain point sous l'autorité arbitraire -du patron. - -Sans doute cette féodalité n'a pas à beaucoup près des résultats -aussi abusifs, aussi désastreux que jadis la féodalité territoriale; -mais elle produit cependant ce que produisent toutes les oppressions, -des essors subversifs de liberté, autrement dit une profonde -démoralisation engendrant une ignoble misère; et _vice versa_, cette -misère engendrant la corruption. - -Cependant, en face des conquêtes de la civilisation, qui pourrait nier -le progrès moderne, même au point de vue moral? et qui songerait à -confondre ces deux époques dans une même réprobation? - -Aujourd'hui, à la place des tours orgueilleuses du château féodal, à -la place de ces engins stériles ou plutôt destructeurs, s'élèvent -les murailles pacifiques de l'usine; de l'usine, avec ses machines -puissantes, fécondes, avec son armée de travailleurs. À la place de -ce seigneur oisif, ignorant, hautain, toujours prêt à abuser de sa -force, c'est le patron intelligent, actif; c'est même assez souvent un -ancien ouvrier presque toujours bienveillant pour l'ouvrier. - -Mais l'époque que nous traversons est transitoire, et comme toutes les -transitions, douloureuse. Les abus mêmes de cette féodalité nouvelle -suscitent déjà et susciteront de plus en plus des tentatives -d'affranchissement. Le perfectionnement des machines et de nos systèmes -économiques amènera certainement pour l'ouvrier, qui sera un jour -associé et non plus simplement salarié, une ère de liberté, de -dignité moralisatrice et de bonheur relatif. - -Aujourd'hui, un certain nombre de grands industriels comprennent les -devoirs de la richesse, et se préoccupent incessamment d'améliorer les -conditions hygiéniques de leurs établissements, aussi bien que le sort -des travailleurs. - -Mais, à côté de ceux-là, il en est d'autres que domine l'esprit du -temps, et qui veulent s'enrichir vite et à tout prix. Leurs capitaux, -disent-ils, ne peuvent dormir; et, par conséquent, pas de repos pour le -travailleur. Ceux-là entassent les ouvriers dans des établissements -insalubres, leur mesurant avec parcimonie l'air et l'espace. Ils exigent -plus de travail et ils payent moins. - -Ainsi se montrait M. Daubré. C'était pourtant un homme compatissant, -qui s'intéressait au bonheur de ses ouvriers. Mais il était pressé -par la nécessité. Les goûts aristocratiques et luxueux de sa femme -l'entraînaient à des dépenses excessives qu'il fallait couvrir. - -Il possédait deux filatures, l'une dans le quartier Saint-Sauveur, et -l'autre en dehors de la ville. Il y avait joint tout récemment un -tissage mécanique. - -Quiconque n'a pas traversé les courettes de Lille, quiconque n'a pas -visité ces caves malsaines et nauséabondes où croupissaient, il y a -quelques années, les ouvriers de cette ville, la plus riche de la -Flandre, celui-là n'a point vu la misère dans toute sa hideur, -celui-là ne peut se représenter l'état de dégradation morale et -physique où elle fait descendre l'être humain. - -On se souvient encore de l'émotion produite par les révélations -navrantes d'un illustre économiste; on n'a pas oublié le sombre -tableau qu'il traça de ces logements souterrains. - -Aujourd'hui la plupart de ces caves ont été détruites; mais en 1863 -un assez grand nombre existaient encore. - -Vers le milieu de la rue des Étaques, rendue célèbre par la -description qu'en a faite Blanqui, se trouvait un de ces bouges. Il -était habité par un fileur du nom de Gendoux. - -Un soupirail fermé par une trappe servait à la fois de fenêtre et de -porte. Il n'y avait d'autre escalier qu'une mauvaise échelle appuyée -contre l'entrée. Ce jour parcimonieux, arrivant d'en haut, rendait plus -lugubres encore des murs noircis par le temps et la malpropreté. Le -mobilier était sordide. - -Cependant, quelques objets de luxe à bon marché, un miroir sur un -bahut entre deux vases dorés, des fleurs en papier, des images -encadrées, attestaient qu'une jeune fille avait paré naguère ce -triste intérieur. Maintenant il y régnait ce désordre et cette -incurie qui accusent l'abandon bien plus encore que la misère. - -Une femme déjà vieille, Thérèse Gendoux, était assise au-dessous du -soupirail. Elle cousait un sarrau. À peine recevait-elle un jour -suffisant pour ce travail grossier. Deux enfants étiolés, au visage -blafard et boursouflé, aux membres amaigris, se tenaient à côté -d'elle. - -Le plus jeune était âgé de quatre ans; mais on lui en eût donné -deux au plus. Il se traînait à terre et fouillait dans les immondices -qui couvraient le sol. L'autre, une fille de sept ans, ourlait un carré -de grosse toile. À ce travail, elle gagnait environ deux sous par jour. - -Ces enfants appartenaient, non pas à Thérèse, mais à une ouvrière -de fabrique qui s'absentait tout le jour et habitait la même cave. - -En effet, dans le fond de cette cave, déjà si sombre, se trouvait -encore un réduit, et celui-là était tout à fait obscur. Il y avait -place à peine pour un lit, une table et deux chaises. - -L'humidité suintait le long des murs, dont la couleur primitive avait -entièrement disparu. On devinait, à l'entassement indescriptible de -vêtements ou plutôt de haillons, d'ustensiles brisés, de débris -informes, qu'on n'entrait là que pour passer la nuit. C'était plus -triste et plus horrible qu'une prison; car on se disait: «Dans cet air -putride vivent des êtres libres, qui n'ont commis aucun crime, qui ont -droit à l'air, à l'espace, au soleil; c'est la misère seule qui les a -relégués dans ce cachot infect.» - -En pénétrant là, on avait le cœur serré par l'angoisse, et la -poitrine oppressée par une atmosphère méphitique. Un petit enfant s'y -trouvait couché. Il dormait. Son visage livide ressemblait à celui -d'un vieillard avec ses traits étirés, ses orbites creusées, ses -lèvres décolorées. C'était effrayant à voir. - -Depuis quand dormait-il? Depuis le matin, depuis que sa mère était -partie pour la fabrique, et maintenant il était cinq heures! - -Sa mère lui avait fait prendre un _dormant_[3] qui devait le plonger -dans le sommeil jusqu'au soir. - -Cet enfant avait deux ans. Peut-être n'avait-il jamais respiré le -grand air. Peut-être jamais ses pauvres petits membres n'avaient-ils -senti la chaleur vivifiante du soleil. Et l'on se demandait tout d'abord -s'il était bien possible qu'il y eût une mère assez cruelle pour -condamner son enfant à ce sommeil, à cette réclusion. - -Hélas! cette femme avait trois autres enfants, et son mari ne revenait -au logis que lorsque son gain de la quinzaine était épuisé. Elle -emmenait avec elle à la fabrique son fils aîné qui avait huit ans. À -eux deux, ils gagnaient un franc cinquante par jour. Avec ces trente -sous, elle devait loger, nourrir et vêtir cinq personnes. - -Le soir, ces cinq êtres, semblables à des animaux, dévoraient quelque -nourriture indigeste, car le feu ne s'allumait jamais; puis ils -s'étendaient sur la paille humide qui leur servait de lit[4]. La mère -Gendoux avait pitié d'eux. Quelquefois elle leur faisait de la soupe ou -donnait aux enfants un peu de bière. Elle avait pris de l'affection -pour ces petits qui demeuraient avec elle tout le jour, et elle devait -chercher l'affection, car sur son visage triste et austère, plein de -bonté pourtant, se lisait une douleur profonde. De temps à autre, un -soupir s'échappait de ses lèvres, elle essuyait une larme et -murmurait: - -«Pauvre Geneviève! que fait-elle? Mon Dieu! qu'est-elle devenue?» - -Quand la nuit fut close, la mère Gendoux alluma la lampe, monta -l'échelle vermoulue, ferma la trappe, puis alluma le feu et prépara le -souper pour Gendoux qui allait venir. - -L'enfant cessa de coudre et joua avec son petit frère. - -La mère Gendoux, inquiète, prêtait l'oreille à tous les bruits. -Enfin elle entendit battre la retraite. - -«C'est bientôt l'heure; ils vont arriver,» pensa-t-elle. - -Elle mit un peu d'ordre dans ce souterrain. On ne tarda pas à frapper -au soupirail. La trappe s'entr'ouvrit. - -C'était un homme de soixante ans environ. Encore robuste, il marchait -cependant avec quelque difficulté; et sa taille était un peu déviée. -Depuis longtemps il était fileur. Or, avant l'invention du renvideur -mécanique, ce travail très-fatigant produisait souvent des -déformations corporelles. Cet homme avait néanmoins dans le maintien -et dans la démarche une distinction qu'on trouve rarement chez -l'ouvrier, courbé toute sa vie sur le même travail. - -«C'est bon, tout est prêt. Thérèse, sers-moi la soupe, dit Gendoux -d'une voix brève, car ils vont venir.» - -Il s'accouda sur la table, et parut préoccupé. - -La vieille femme servit le repas, et resta debout, les deux mains sur -les hanches, baissant la tête dans une attitude inquiète, en face de -Gendoux, qui ne la regardait point. - -«Ils vont venir? répéta-t-elle d'un ton interrogatif. - ---Oui, va chercher les tabourets de la voisine, car ils seront bien une -trentaine. - ---Une trentaine! s'écria-t-elle effrayée. Ah! Gendoux, prends bien -garde à ce que tu vas faire! Si on allait te mettre en prison! Es-tu -sûr au moins de tous ceux que tu attends? - ---Je suis sûr de tous les camarades. Ce sont des mécontents. Il y va -d'ailleurs de leur intérêt comme du mien. - ---Mais tous n'ont pas les mêmes motifs, murmura Thérèse. - ---Sans doute, pas tous les mêmes; mais pourtant, combien auraient à se -plaindre comme moi. Si ce ne sont pas les maîtres, ce sont les -contre-maîtres qui, les premiers, corrompent nos filles et nos femmes; -car ces manufactures, c'est trop souvent pour elles l'infamie. - ---Au moins, reprit encore la femme de Gendoux, ne parle pas de -Geneviève; c'est bien assez qu'elle nous ait quittés. Il ne faut pas -qu'on sache tout notre malheur. - ---Ah! tu crois qu'on l'ignore! répliqua le fileur dont le visage devint -pourpre. Geneviève était la plus belle fille de la fabrique. Tout le -monde la connaissait, et tout le monde savait bien que ce libertin de -Lomas ne venait visiter la carderie que pour la voir. Depuis longtemps -ses amies, et les hommes aussi, enrageaient contre elle parce qu'elle -était sage. À la fabrique, un air modeste c'est un scandale! Aussi -maintenant que ne dit-on pas? Parfois, il m'en arrive des bruits -jusqu'aux oreilles, et elles me tintent à m'étourdir; le sang me monte -aux yeux; je vois tout rouge, et je voudrais tuer quelqu'un. Mais il y a -une meilleure vengeance. Je la tiens.» - -Thérèse s'était assise, et elle essuyait avec le coin de son tablier -les larmes qui roulaient sur ses joues. - -«Ah! je te le disais bien, Gendoux, il ne fallait pas l'envoyer dans ce -gouffre. Si elle était restée dentellière! - ---Tu ne te souviens donc pas? J'étais malade; mon genou m'empêchait de -travailler. Comme sarrautière tu gagnais douze sous, et Geneviève un -franc avec sa dentelle. Encore lui fallait-il passer une partie de la -nuit. Et quand je la voyais pâle, les yeux fatigués, toujours courbée -sur son carreau, avec cette petite toux qui m'inquiétait, je me disais: -«À la fabrique, elle peut gagner trente sous sans trop de peine; les -couleurs lui reviendront aux joues.» Il y avait une place chez -M. Daubré, à l'atelier des préparations, comme soigneuse de carderie, -un métier propre et sain. Et puis elle était si fière! Qui aurait pu -se douter jamais que ce Lomas aurait raison de cette vertu-là! - ---Et tu es sûr que c'est lui qui a fait partir Geneviève? - ---Je n'ai pas de preuves, malheureusement; mais j'en suis sûr, oui, -sûr. - ---Au moins il ne la laissera pas mourir de faim. Pauvre petite, que -fait-elle là-bas? Ah! si seulement je savais son adresse! j'irais, -vois-tu, et je la ramènerais. Car je ne dors plus, je ne mange plus, je -n'ai de cœur à rien. Une enfant qui ne nous avait jamais quittés! -Gendoux, si elle ne revient pas, je crois que j'en mourrai.» - -En cet instant, la trappe se souleva. - -«Ce sont eux! s'écria Thérèse avec effroi. - ---Non, c'est la Bourgeat et son petit,» dit Gendoux. - -En effet, c'était leur locataire. Ses enfants la regardèrent entrer -avec cet air morne et hébété, cette immobilité torpide que donne -l'appauvrissement excessif de la constitution. - -Cette femme avait le type des ouvrières lilloises: blondes, maigres, au -teint hâve. Elle était encore jeune, mais des rides nombreuses -annonçaient une vieillesse hâtée par le travail et les privations. -Ses vêtements ou plutôt ses haillons étaient malpropres, et -recouverts, aussi bien que ses cheveux, de fragments d'étoupes; car -elle était employée à l'atelier d'épluchage d'une filature de lin. - -Elle vivait donc tout le jour les pieds dans l'eau, au milieu d'une -poussière épaisse et malsaine, dans une atmosphère empestée et -chauffée à vingt-cinq degrés. Après une journée de treize heures, -elle rentrait dans son réduit sombre, où il n'y avait pas de feu, où -elle trouvait quatre enfants qui avaient faim. - -Quel courage, quel amour maternel ou quelle inertie lui fallait-il pour -accepter une pareille existence? - -«Vous viendrez tout de suite, qu'on vous trempe la soupe, lui dit -Thérèse. Nous aurons du monde ce soir. Si vous entendez parler un peu -tard, il ne faudra pas vous en étonner. - ---Ah! que je vous remercie, madame Thérèse. Et les petits ont été -sages? - ---Oui, bien sages. Et l'autre n'a pas bougé.» - -L'ouvrière sourit avec tendresse à ses deux enfants. Puis elle alluma -sa lampe à celle des Gendoux et passa dans le réduit que nous avons -décrit. - -L'enfant dormait toujours. Elle le prit et le baisa. Mais son corps -était roidi et son front glacé. - -À ce contact, elle éprouva un horrible frémissement. Elle poussa un -cri, et, l'œil dilaté, la figure contractée par l'épouvante, elle se -précipita chez les Gendoux. - -Elle tenait son enfant dans ses bras et le serrait convulsivement sur -son sein. Elle ne put qu'articuler un gémissement rauque, et elle -s'affaissa sur une chaise. - -Gendoux et sa femme n'osaient questionner. - -«Mais voyez donc, voyez donc! s'écria-t-elle enfin d'une voix -déchirante. Il est mort, mon Dieu! il est mort! Et c'est moi, c'est moi -peut-être qui l'ai tué! Je suis allée ce matin chez le pharmacien.... -Hier, la dose n'était pas assez forte, et aujourd'hui....» - -Sa tête se renversa et elle s'évanouit. - -En cet instant, trois ouvriers entraient et descendaient l'escalier de -bois. L'un d'eux alla chercher le médecin, et les autres aidèrent les -Gendoux à transporter l'ouvrière sur son lit. - -Le médecin déclara que l'enfant n'avait pas succombé à l'ingestion -d'une dose trop forte de thériaque, mais que la vie s'était éteinte -par manque de soins, d'air et de nourriture suffisante. - -«Pourquoi donc, demanda-t-il à la mère, ne portiez-vous pas cet -enfant à la crèche? - ---Quand j'y suis allée, il n'y avait pas de place, et tant d'autres -étaient inscrits avant le mien! Enfin, là comme ailleurs, il faut des -protections, et je n'en avais pas.» - -Les trois enfants entouraient le grabat de leur mère, toujours mornes -et impassibles. Qui donc aurait éveillé la sensibilité chez ces -jeunes cœurs? - -La mère aussi était calme maintenant. Tout à l'heure, à la vue de -son enfant inanimé, l'instinct maternel s'était soulevé. - -Dans son désespoir, il y avait eu peut-être plus d'effroi que de -douleur réelle. À présent elle pouvait penser, et elle faisait ce -raisonnement horrible de la part d'une mère: «N'est-il pas heureux -pour lui comme pour nous qu'il soit mort?» - -Devant tant de misères, le médecin était à peine ému. D'ailleurs, -que pouvait-il? Chaque jour il rencontrait des malheurs semblables. - -Les amis de Gendoux continuaient d'arriver. Ils étaient déjà -nombreux. Le médecin les regarda avec surprise. - -«Voyons, dit-il, il faut se cotiser.» - -Les ouvriers, avec un élan unanime, portèrent la main au gousset, et -remirent leur petite offrande à la pauvre femme. - -Cependant cette scène avait vivement impressionné tous les assistants. - -Quand la réunion fut au complet, les ouvriers se comptèrent. Ils -étaient trente. Chacune des principales filatures de Lille avait un -représentant. - -Gendoux se leva. - -Sa tête rejetée en arrière n'avait point le flegme des gens du Nord. -Elle accusait au contraire une rare énergie. Un feu méridional -éclatait dans ses yeux noirs et perçants. - -En 1848, membre d'un club, il s'était acquis une réputation d'orateur. -Dans toutes les circonstances où s'agitaient les intérêts des -ouvriers, c'était lui qui portait la parole. Il passait pour un esprit -turbulent, dangereux. - -C'était un homme juste, intelligent, aimé et respecté de ses -camarades. On l'écoutait avec déférence. Il possédait réellement -quelques talents oratoires. Sa parole, vive, expressive, frappait juste -et fort. Il avait de la mise en scène, un geste abrupt, éloquent. - -Son discours fut à la fois une revendication énergique des droits du -travail et un exposé douloureux et sévère des misères morales de la -manufacture. - -Ce discours, qui rappelait un peu trop les déclamations -révolutionnaires de 1848, fut cependant ce qu'il pouvait être de la -part de cet ancien clubiste, de ce père mortellement offensé dans ses -plus chères affections. Sans doute il ne prit guère de précautions -oratoires pour stigmatiser l'injustice de certaines conventions, de -certains privilèges. Il fut acerbe dans sa critique, et se montra d'une -exigence relativement excessive dans ses réclamations. - -Se basant sur les prétentions de quelques corporations ouvrières -d'Amérique qui réduisaient à huit heures par jour le temps du -travail, il émit des propositions qu'il savait être inadmissibles; -car, disait-il, il fallait demander des concessions exagérées pour en -obtenir de moindres. Enfin, rappelant l'incident douloureux qui avait -ému l'assemblée quelques instants auparavant, il réclamait pour les -femmes, qu'il voulait attirer aussi dans la coalition, deux heures au -milieu du jour pour préparer le repas de la famille et soigner leurs -enfants. - -Il termina par ces paroles, qui impressionnèrent vivement les -assistants: - -«Ah! s'écria-t-il, ils nous refusent l'augmentation des salaires et la -diminution des heures de travail, sous prétexte que ce temps et cet -argent nous les dépenserions au cabaret à nous enivrer. Mais comment -emploient-ils, eux aussi, leur temps et leurs richesses, si ce n'est à -satisfaire leurs vices? - -«Nous, il est vrai, quand nous sommes ivres, nous tombons dans le -ruisseau, on nous ramasse et l'on nous jette au violon; c'est un -scandale. Mais, eux, quand ils sont ivres, ils roulent sur des tapis, et -leurs laquais les emportent dans leurs carrosses: personne ne les a vus. - -«Ils parlent de nos débauches, de nos désordres! D'où nous vient -l'exemple? d'où nous vient la corruption? Que font-ils de nos filles?» - -À cette dernière phrase, répétée deux fois avec un regard sombre et -une voix vibrante de colère, il sembla voir courir un frisson dans -l'auditoire, car tous connaissaient le malheur de Gendoux. - -Ce discours, qui flattait adroitement les instincts populaires, fut -vivement applaudi. - -Quelques autres ouvriers, grisés par l'éloquence de Gendoux, prirent -la parole pour appuyer ses conclusions, et la grève fut décidée à -l'unanimité. Dès le lendemain, chacun de son côté opérerait dans ce -sens. Tous étaient des compagnons influents, qui disposaient d'un -groupe plus ou moins nombreux. - -Comme ils allaient se retirer, trois grands coups frappés contre la -trappe retentirent sous la voûte et firent tressaillir les assistants. - -Thérèse devint livide. - -«Chut! fit Gendoux, qui pâlit aussi. Pas un mot, nous sommes vendus!» - -Un profond silence régna. - -En ce moment, onze heures sonnaient à l'église voisine. - -«Au nom de la loi, cria-t-on du dehors, ouvrez!» - -Il était inutile de résister. - -Gendoux monta à l'échelle et se présenta. - -«C'est vous, Gendoux, le fileur? - ---Oui, c'est moi.» - -Le commissaire de police se montra, accompagné de deux gendarmes. Il -observa pendant quelques instants la réunion, comme s'il en comptait -les membres. - -«Allons, dit-il à Gendoux, suivez-nous. Nous vous arrêtons pour avoir -enfreint les articles 414, 415 et 416 du Code, prohibant les coalitions, -et l'article 291 du Code pénal, défendant toute réunion au-dessus de -vingt personnes. Or, vous êtes trente ici.» - -Gendoux atterré suivit le commissaire. - -Lorsque Thérèse vit disparaître son mari entre les gendarmes, elle -poussa un cri, voulut s'élancer, mais ses jambes faiblirent, et elle -retomba privée de sentiment. - -C'était cette scène, si brièvement relatée dans la dépêche -télégraphique, qui rappelait à Lille M. Daubré. - - -[Note 3: Potion composée de thériaque, que les ouvrières des -manufactures donnent trop souvent à leurs enfants pour les assoupir.] - -[Note 4: Les ouvrages de MM. Blanqui, Villermé, Jules Simon, etc., -abondent de tableaux plus effroyables encore que celui-ci. En peignant -toute la réalité, nous craindrions d'être accusé d'exagération ou -d'invraisemblance; nous craindrions surtout de tomber dans un réalisme -par trop abject. Nous reproduirons seulement ce passage que Jules Simon -emprunte à Blanqui: «Le foyer domestique des malheureux habitants de -ces réduits se compose d'une litière effondrée, sans draps ni -couvertures; et leur vaisselle consiste en un pot de bois ou de grès -écorné qui sert à tous les usages. Les enfants les plus jeunes -couchent sur un sac de cendres; le reste de la famille se plonge -pêle-mêle, père et enfants, frères et sœurs, dans cette litière -indescriptible, comme les mystères qu'elle recouvre. Il faut que -personne n'ignore qu'il existe des milliers d'hommes parmi nous dans une -situation pire que l'état sauvage....» «Ce tableau est encore vrai, -ajoute Jules Simon. «On a fait de grands efforts, mais _le nombre des -pauvres croit dans une proportion effrayante._»] - - - - -IV - - -Après la retraite si brusque de la famille Daubré et la discussion un -peu orageuse de la soirée, les Borel se séparèrent avec quelque -froideur. - -Mlle Borel se trouvait blessée par l'attitude railleuse de sa famille. - -Maxime appréhendait l'éloignement de Mme Daubré. Béatrix, jalouse de -Madeleine, affecta de ne pas lui souhaiter le bonsoir. Madeleine se -retira triste et pensive. Elle se répétait avec amertume ces paroles -de Mlle Borel: «Il n'y a pas de dignité possible sans l'indépendance -matérielle.» - -C'était une nature fière et fortement trempée que cette fille -d'ouvriers; et Mlle Borel s'était appliquée à développer chez elle -la dignité et la force de caractère, qui sont la meilleure sauvegarde -pour une femme. - -«En effet, se disait Madeleine, que suis-je ici? Une enfant recueillie -par charité. Mlle Bathilde est trop généreuse sans doute pour me -faire jamais sentir ma position dépendante; mais le langage et les -regards parfois méprisants et protecteurs de Laure et de Béatrix me -rappellent trop que je suis une étrangère dans la maison. Mme Borel -aussi ne me témoigne plus la même bienveillance. Enfin il me semble -que parfois Maxime me parle avec une légèreté....» - -À cette pensée, une rougeur brûlante lui monta au visage. Elle -s'assit sur son lit. - -«Malgré l'affection que me porte Mlle Borel, peut-il oublier que je -suis la fille du père Bordier, de la pauvre Françoise, la sœur de -Marie la veloutière? Je suis folle de penser si souvent à lui. Mme -Daubré l'aime, c'est certain. Comment serait-il insensible à cet amour -qui flatte toutes ses vanités! Elle est belle, spirituelle.... Non, -elle n'est pas belle, elle n'a pas d'esprit, et elle n'a pas de cœur; -ce n'est qu'une coquette.... Mais c'est une grande dame, riche, -élégante, et Maxime aime tant le luxe! Ah! mon Dieu! comme je -souffre!» - -Elle cacha sa tête dans ses mains et pleura. - -Tout à coup elle se redressa. - -«Est-ce que je suis jalouse, moi? Et de qui? De Maxime qui ne m'aime -pas, qui ne peut m'aimer? Allons, je suis vile. Non, je ne penserai plus -à lui, je ne le veux pas.» - -Elle se leva, alluma sa bougie et passa un peignoir. Elle se trouvait -devant une psyché. Artiste, elle ne put s'empêcher d'admirer son -image. - -La passion éclatait dans ses yeux, animait ses joues. De son bonnet -dénoué par l'agitation ruisselait une magnifique chevelure. Son petit -pied cambré aux veines bleues, au talon rose, que la fièvre brûlait -aussi, reposait nu sur le parquet sans en ressentir le froid. - -Madeleine possédait une très-riche et très-complète organisation. -Sans doute l'éducation est transmissible, puisqu'à la longue elle -modifie et améliore les races. Pourtant on voit assez souvent parmi les -demi-sauvages de nos campagnes surgir des êtres susceptibles d'un -très-grand perfectionnement artistique et intellectuel. - -Quoique née de parents incultes, Madeleine était douée d'aptitudes -très-variées et fort étendues. Cette intelligence, à la fois -prime-sautière et cultivée, se reflétait dans sa beauté, qui -frappait bien plus par l'originalité que par la parfaite correction des -lignes. - -Sa peau brune, ses grands yeux de gazelle, un peu sauvages, le carmin -éblouissant des lèvres, les frémissements voluptueux de la narine, sa -taille cambrée et souple dénotaient la vigueur des races primitives; -mais on trouvait aussi chez elle les caractères distinctifs des -générations raffinées: un profil droit, le fini des modelés, la -petitesse des mains et surtout l'expression méditative du regard. - -Ces contrastes, qui se heurtaient dans son visage, causaient au premier -abord une sorte d'inquiétude. Sa figure paraissait étrange, et -cependant elle attirait. Songeuse, elle semblait dure; mais le sourire -l'illuminait et lui prêtait une grâce, une douceur captivantes. - -Les femmes délicates et nerveuses la déclaraient laide, car il y avait -entre ce type et le leur une trop complète dissemblance. Mais les -hommes, les hommes blasés surtout, à première vue en tombaient -épris. - -Après s'être admirée, elle se détourna du miroir avec impatience. - -«Que ne suis-je blonde, maigre et riche comme Mme Daubré? -soupira-t-elle.... Mais je serai célèbre, riche peut-être, et -alors....» - -Et, faisant un effort, elle se mit à travailler. - -Sa bouche devint sérieuse, sa narine se souleva, son œil humide prit -soudain de la fixité et de la profondeur. On l'eût dite inspirée. - -À quoi donc travaillait-elle? La pauvre enfant écrivait un poëme, et -sur ce poëme elle basait ses espérances de fortune. - -Elle avait entendu parler cependant des difficultés de parvenir par la -littérature, soit à la célébrité, soit à la richesse. Mais ces -difficultés, tous les poëtes les connaissent, les uns par ouï-dire, -les autres par expérience; et ils conservent quand même la foi au -succès. C'est cette foi, ou plutôt cet orgueil sublime qui fait les -grandes personnalités. - -Madeleine était brave, parce qu'elle avait vingt ans. - -Comme elle sentait la vie puissante en elle, elle ne pensait pas que son -courage pût faiblir. Enfin, ayant un grand amour de l'art, elle ne -soupçonnait rien des dégoûts du travail; et son imagination se -formait sur le monde des artistes les plus chimériques illusions. -Ainsi, elle se refusait à croire que les déboires d'amitié, les -injustices, les critiques jalouses fussent ordinairement le dot du -talent. - -Elle ignorait également que, si cette carrière est difficile pour -l'homme le plus intrépide, elle est presque impossible à la femme; car -elle a de plus à lutter contre l'ironie masculine et contre le -préjugé qui veut limiter ses facultés à l'art de plaire, à la -science du ménage. - -Élevée par Mlle Borel, qui réclamait hautement pour la femme son -droit au développement et à l'exercice complet de son intelligence et -de son activité, elle ne tenait aucun compte du préjugé. Elle ne -prévoyait pas ce que la société inflige de tortures à quiconque veut -lutter contre elle. Si, pour une femme riche, ces luttes peuvent être -indifférentes, pour une femme pauvre, elles sont souvent mortelles. -Aussi devant la confiance et la bravoure de cette enfant, on se sentait -pris d'une immense pitié. - -Elle se disait: En attendant que j'obtienne le succès littéraire, je -ferai de la peinture pour gagner ma vie, car elle était peintre aussi. -Elle possédait cette mémoire de l'image et de la couleur, cette -vivacité d'impressions, ce sentiment énergique de la réalité et -cette force créatrice qui font les peintres comme les poëtes. - -Cependant était-il certain qu'elle eût du talent? Assurément elle -avait le jet de l'inspiration; mais c'est là le diamant brut que le -travail taille et polit. Il lui manquait cet autre génie plus sage, -plus robuste qui, selon Buffon, s'acquiert avec la patience, et qui -s'affine au creuset de la critique. - -Quelques succès de salon l'avaient enivrée. On avait admiré ses vers -et ses tableaux, qui surprenaient en raison de sa jeunesse. Mais comme -elle trouvait ses essais encore imparfaits, comme elle sentait en elle -tout un monde d'ébauches vagues et d'idées incomplètes, elle pensait: -«Si je parviens à débrouiller ce chaos, à condenser mon inspiration, -à fixer mon rêve, j'arriverai certainement à produire un jour des -chefs-d'œuvre.» - -Et, forte de cette espérance, elle croyait pouvoir surmonter toutes les -entraves. - -Elle travailla jusqu'au jour sans ressentir ni froid, ni fatigue; car -elle éprouvait cette excitation cérébrale, cette fièvre brûlante de -la composition qui est bien véritablement le feu sacré. - -Cependant, de temps à autre, elle s'arrêtait d'écrire. Son beau corps -s'alanguissait; ses yeux se fermaient à demi; elle restait immobile et -rêveuse; puis tout à coup elle se redressait, écartait le bras comme -pour chasser une image importune. - -«Oh! laissez-moi travailler!» murmurait-elle. - -C'était le souvenir de Maxime qui l'obsédait. - -Lorsque les premiers rayons du jour firent pâlir sa bougie, elle se -glissa dans son lit pour se réchauffer, et, brisée de fatigue, -s'endormit. - -Madeleine s'éveilla fort tard et descendit vers la fin du déjeuner. - -Mme Borel lui en témoigna une mauvaise humeur qui la bouleversa et -surtout l'humilia. - -«Il paraît, lui dit Béatrix d'un ton aigre-doux, que vous veillez -toute la nuit. J'ai entendu du bruit dans votre chambre jusqu'à six -heures.» - -Madeleine rougit, car elle travaillait en secret à son poëme. - -«Pourquoi donc rougissez-vous? remarqua Laure étourdiment. Lisiez-vous -de mauvais livres? - ---Je me suis relevée parce que je ne pouvais dormir, balbutia Madeleine -encore plus confuse. - ---Étiez-vous souffrante, mon enfant? demanda Mlle Borel. - ---Un peu de fièvre, je crois; mais, ce matin, je suis mieux.» - -En cet instant, on apporta une lettre à Madeleine. En lisant la -suscription elle parut émue, prit un prétexté et se retira. - -«Je trouve, dit Béatrix d'un ton sec, que Madeleine a d'étranges -allures depuis quelque temps. Elle se couche à des heures indues, -s'enferme toute la journée dans sa chambre. Enfin c'est une existence -tout à fait mystérieuse. - ---Il faut convenir, Bathilde, appuya Mme Borel, que vous donnez à cette -jeune fille une singulière éducation. Vous l'autorisez à sortir -seule, à lire des romans et des livres contre la religion, vous lui -permettez de recevoir des lettres et d'en écrire sans vous les -soumettre. - ---Pourquoi n'ajoutez-vous pas de penser toute seule? Il faut juger un -système d'éducation d'après les résultats qu'il produit. -Qu'avez-vous à reprocher à Madeleine? N'est-elle pas parfaitement -sincère, bonne et modeste? - ---Oui, c'est vrai, confirma M. Borel. - ---Cependant, ma tante, ajouta Maxime, laissez-moi vous dire que si je -rencontrais dans la rue, se promenant seule, une fille avec ces yeux-là -qui vous attirent comme l'aimant, avec des lèvres aux tons violents, -avec cette démarche d'une réserve si provocante, j'en tomberais -éperdument amoureux. Elle est horriblement séduisante, votre petite -Madeleine, et si ce n'était la vénération que je vous dois.... - ---Taisez-vous, Maxime, interrompit vivement Mme Borel. N'oubliez pas -devant qui vous parlez. - ---Je l'observais hier au soir, insinua Béatrix, qui ne pardonnait pas -à Madeleine le sentiment de jalousie qu'elle lui avait inspiré la -veille, je crois que sous sa simplicité elle cache beaucoup de -prétentions et d'orgueil. - ---Et sur quoi appuyez-vous votre jugement? repartit sévèrement Mlle -Borel. - ---Moi, je la crois bonne fille, dit Laure; mais elle m'agace avec ses -airs de muse. - ---Je vous assure, Bathilde, reprit encore Mme Borel avec un peu -d'aigreur dans la voix, que je ne suis pas sans inquiétude à l'égard -de votre protégée. S'il lui arrivait quelque aventure, mes filles, qui -la traitent presque en amie, pourraient s'en trouver compromises. Avec -cette imagination, ces idées d'indépendance.... - ---Vous jugez la femme, ma chère sœur, interrompit Mlle Borel, telle -que l'ont faite les préjugés et une éducation fausse, incomplète. -Vous ne songez pas à critiquer une femme mariée qui sort seule, -n'eût-elle que seize ans. - ---Une femme mariée a son mari pour la protéger, pour l'avertir des -dangers qu'elle doit craindre. - ---C'est cela, comme la femme pauvre a son mari pour la nourrir, -répliqua Bathilde. Mais quand le mari ne remplit pas son devoir, et -combien le remplissent? que devient cette femme habituée à la -protection et tout à coup privée d'appui? Si Madeleine était restée -dans la condition d'où je l'ai tirée, elle sortirait seule, n'est-ce -pas? et personne ne songerait à la blâmer. - -«Or, je ne veux pas faire de Madeleine une de ces femmes s'étiolant -dans l'inertie, dans une vie dépendante, futile, pleine de souffrances -intimes, souffrances de cœur, souffrances d'imagination, souffrances -physiques même, et qui sont le produit de l'oisiveté. - -«Le moment est venu où l'éducation et la destinée des femmes doivent -se modifier. Dans nos sociétés libres modernes, les femmes ne peuvent -plus être tenues en lisière, ni exclusivement enfermées dans le -gynécée. Elles doivent avoir leur part dans l'activité sociale, selon -la mesure de leurs facultés; mais elles sont d'abord et avant tout -appelées au gouvernement d'elles-mêmes, ce qui est leur vraie, leur -unique émancipation. - -«Il faut qu'elles sortent seules, agissent seules, pensent et se -déterminent seules; que leur libre arbitre et leur moralité -personnelle les soutiennent, les fortifient, les conduisent dans la vie. -Il faut davantage: elles doivent pourvoir à leur existence, préparer -leur avenir, au lieu de l'attendre de la vente de leur personne au plus -offrant par des liaisons honteuses ou des mariages intéressés. - -«En développant chez elles ces sentiments de dignité, on leur donne -une tout autre attitude en présence des hommes. Au lieu de les élever -dans une ignorance systématique du monde, montrez-leur les pièges -qu'on leur tend, les précipices où l'on cherche à les attirer. Elles -sauront, ne serait-ce que par un intérêt bien entendu, résister aux -séductions. Or, c'est dans ces principes que j'ai élevé Madeleine, et -je réponds d'elle. - ---Assurément, repartit Mme Borel avec l'opiniâtreté irraisonnée -d'une bonne catholique, s'il ne s'agissait de la compagne de mes filles, -je me fusse abstenue de toute observation; car je sais que sur ce -terrain nous ne nous entendrons jamais. Moi, je veux faire de mes filles -des femmes du monde, vivant selon le monde, comme tout le monde; tandis -que vous élevez Madeleine pour une société qui n'existe pas. - ---Eh bien! Euphémie, puisque nous sommes sur ce chapitre, soyez tout à -fait sincère. La présence de Madeleine vous importune, n'est-ce pas? -la mienne aussi peut-être? Vous craignez sans doute que, à la longue, -mes idées voltairiennes, comme vous les appelez, ne compromettent le -salut de vos enfants, et peut-être craignez-vous encore que la beauté -de Madeleine ne nuise à leur établissement dans ce monde. Aussi bien -j'ai des projets de voyage. Quant à Madeleine, je la caserai -convenablement. - ---Voyons, voyons, ma chère Bathilde, interrompit M. Borel qui pâlit un -peu, il ne s'agit pas de cela. Euphémie est allée trop loin. Tu sais -que, malgré nos dissentiments, nous avons pour toi un attachement -profond. Tout le monde ici est heureux de ta présence, et nous serions -désolés si tu nous quittais pour quelques discussions sans -importance.» - -Il se tut; mais ni les deux jeunes filles, ni Mme Borel, ni Maxime -lui-même, qui pensait en ce moment à Mme Daubré, ou à Pouliche ou à -Mademoiselle Lucie, ou peut-être à toutes les trois à la fois, -n'appuyèrent les paroles conciliatrices de M. Borel. - -«Mon cher Théodore, répondit Bathilde, je te remercie de ces bons -sentiments; mais je t'assure que je parle sans colère. Je suis fort -indulgente, tu le sais, pour les opinions d'autrui; je comprends donc -que vous combattiez les miennes. Seulement à quoi bon ces luttes qui -fatiguent sans profit pour personne? Quand on ne peut s'entendre, ne -vaut-il pas mieux se séparer?» - -Elle se leva et sortit. Mais elle avait prononcé ces derniers mots avec -un léger tremblement dans la voix. - -«Vous faites des sottises, Euphémie, dit M. Borel fort ému. Puisque -Bathilde ne surveille pas Madeleine, ne pouviez-vous la surveiller -vous-même sans faire tant de tapage? Vous savez que j'aime beaucoup ma -sœur, malgré ses extravagances. Enfin, s'il faut vous le dire, la plus -grande partie de sa fortune est engagée dans mon industrie. En ce -moment-ci, une rupture entre nous pourrait me gêner beaucoup.» - -Toute la famille demeura interdite. - - - - -V - - -Cependant Madeleine était remontée dans sa chambre, et, toute -tremblante, elle lisait la lettre qu'elle venait de recevoir. - -Cette lettre était de sa seconde sœur, Amélie, institutrice dans -l'Ardèche. En voici le contenu: - - -«Lyon, mars 1863. - -«Ma chère Madeleine, - -«J'ai un grand malheur à t'apprendre: notre mère est aveugle. Elle en -est inconsolable. Elle appelle la mort. Elle ne peut se résoudre à -tomber entièrement à notre charge et à devenir pour nous un surcroît -de misère. Bien que sa vue fût depuis longtemps affaiblie, cependant -elle pouvait encore gagner quelques sous en cousant des sacs; -maintenant, elle ne peut plus enfiler son aiguille. - -«Ce n'est pas tout; Marie est au lit, Marie, la Providence de la -maison. Comme veloutière, elle gagnait de bonnes journées; mais c'est -un métier au-dessus de ses forces. Tu sais que les veloutiers doivent -avoir l'estomac appuyé sur la barre. Or, depuis quelque temps elle -éprouve de si grandes douleurs d'estomac qu'elle ne peut continuer son -travail. - -«J'ai obtenu de venir passer deux jours à Lyon pour consoler un peu -ces pauvres désolées. Hier, j'ai conduit notre mère au médecin. Il -ne nous adonné aucun espoir de guérison. Les yeux sont usés par le -travail à la lumière et par les larmes. En effet, elle a tant pleuré, -cette martyre! Mon père lui a causé tant de chagrins! - -«Il y a assez longtemps qu'il n'est venu la tourmenter. Sans doute il -est malheureux, lui aussi; je le plains et je l'excuse dans mon cœur; -car c'est le découragement qui l'a poussé d'abord à s'enivrer; mais -n'est-il pas affreux de penser que ce vice ait étouffé en lui l'amour -paternel, et que ses enfants se réjouissent de son absence! - -«Enfin un autre malheur nous menace. Notre belle Claudine s'est éprise -d'un canut du nom de Jaclard. C'est un dissipateur qui s'enivre aussi, -et qui joue tout ce qu'il gagne. Elle veut absolument l'épouser. Mais -notre mère s'y oppose. Elle a tant souffert avec notre père qu'elle -tremble de voir Claudine tomber dans un malheur pareil. Épouser un -ivrogne, un débauché, ma mère aimerait autant la voir morte! - -«Il n'y aurait, pensons-nous, qu'un moyen de la sauver, ce serait de -l'éloigner. Autrefois, elle avait désiré aller à Paris; car son -métier de remetteuse ne lui a jamais plu: il a trop de chômages. -Penses-tu qu'à Paris elle trouverait facilement de l'occupation? Tu -sais qu'elle coud parfaitement, qu'elle est adroite et intelligente. -Mais comment trouver de l'argent pour son voyage? - -«C'est à toi, chère Madeleine, que nous recourons pour nous tirer de -cette douloureuse situation. Nous savons combien ta position chez les -Borel est délicate; et tu as déjà tant fait pour nous! Cependant ne -pourrais-tu encore obtenir de M. ou de Mlle Borel une avance de cent -francs pour payer le voyage de Claudine? Nous nous engagerions, Marie et -moi, à les rembourser dans un an. - -«Il n'y a vraiment que ce moyen de sauver notre chère Claudine, qui -est comme ensorcelée par ce mauvais sujet. - -«Nous connaissons ton cœur, ma bonne Madeleine; nous savons que tu -feras peut-être l'impossible pour nous tirer toutes de la désolation. -Mes appointements d'institutrice sont si minimes que je puis fort peu -par moi-même, et j'ai bien, moi aussi, mes tracas. - -«Il n'est pas certain que je conserve longtemps cette place qui me -donne à peine du pain. Je te conterai cela une autre fois. Pour le -moment, je ne m'inquiète que du sort si malheureux de ces chères -affligées. - -«À bientôt de tes nouvelles, bien aimée sœur. Nous t'embrassons -comme nous t'aimons, de tout cœur. - -«AMÉLIE BORDIER.» - - -Bien que Madeleine connût peu ses parents, elle éprouvait pour eux une -très-vive affection. Comme le sort l'avait privilégiée, elle croyait -aussi devoir à sa famille restée pauvre plus de dévouement. - -Cette lettre, empreinte du calme et de la résignation que donne -l'habitude de souffrir, accusait pourtant une situation si douloureuse -que plusieurs fois, en la lisant, Madeleine eut le cœur serré, et ses -yeux s'emplirent de larmes. - -Ayant achevé cette lecture: - -«Que puis-je, dit-elle avec accablement. Mon Dieu! que puis-je? -M'adresser à Mlle Borel, qui a déjà tant fait pour nous; je n'oserais -pas. Demander à M. Borel une avance pour Marie, ce serait lui demander -un secours. Je ne puis cependant me résoudre à mendier, quand j'ai de -l'éducation, de l'intelligence et des bras, quand je puis travailler en -un mot. - -«Pauvre Marie! pauvre mère! bonnes et chères âmes, qui souffrez -depuis que vous êtes au monde, et qui avez encore la force d'aimer et -de vous dévouer. Oui, il faut sauver Claudine d'un malheur certain et -pire que la mort. - -«Voyons, dois-je mettre un sentiment d'orgueil au-dessus d'un intérêt -si cher; et, pour rendre un peu de bonheur à toute cette famille -désolée, ne dois-je point abaisser ma fierté? Oui, sans doute, si je -ne trouve pas d'autre ressource. - -«Et cependant, après l'investigation si peu bienveillante dont je -viens d'être l'objet, puis-je croire qu'on me regarde encore ici comme -l'enfant de la maison? Et qu'ai-je fait pour démériter? Mme Borel -aurait-elle découvert mon secret? ou Maxime lui-même.... Je ne sais -pourquoi, lorsqu'il me regarde, j'éprouve un si grand trouble. Tout à -l'heure, il m'a semblé que lui aussi.... Non, il ne pense pas à moi. -Il faut que je sorte d'ici. Mais songeons au plus pressé. Comment me -procurer l'argent nécessaire au voyage de Claudine?» - -Elle se leva, prit dans un tiroir les quelques bijoux qu'elle -possédait. - -Puis elle retourna une toile qui était encore sur le chevalet, et elle -la regarda longtemps. - -C'était un petit tableau de genre. Il y avait de la naïveté sans -doute dans cette composition, et peut-être quelques fautes de dessin. -Mais c'était plein de lumière, de poésie, d'expression. - -La veille, Madeleine avait beaucoup admiré son tableau. Elle avait mis -sur cette toile, comme dans son poëme, son âme d'artiste. Maintenant -elle doutait. C'est que l'heure présente était un moment décisif. -Jusqu'alors elle n'avait eu que des juges bienveillants. Elle allait -savoir ce que valait au juste son talent; car elle pensait à vendre -cette peinture. - -Elle s'habilla modestement, dissimula sa toile sous son manteau et -sortit. - -C'était par une froide journée de mars, brumeuse et sombre, que -Madeleine descendit des hauteurs de ses rêves pour aborder le monde -réel. - -Arrivée sur le boulevard, elle avisa un magasin où, dans une riche -devanture, brillaient des tableaux anciens et modernes, fraîchement -vernis, encadrés de dorures éclatantes. - -Au moment d'entrer, elle s'arrêta. Elle n'osait point; son cœur -battait violemment. Mais, ayant jeté un coup d'œil sur sa toile, elle -s'enhardit et entra. - -«Je voudrais vendre cette toile,» dit-elle d'une voix si faible qu'on -lui demanda de nouveau ce qu'elle désirait. - -Le commis prit le tableau et le porta au marchand, occupé alors avec -d'autres personnes, et qui répondit d'un ton rude: «Faites attendre.» - -Au bout d'un quart d'heure, il s'approcha de Madeleine, regarda -attentivement son tableau, mais sans proférer une parole. - -Madeleine l'observait avec autant d'anxiété que s'il eût dû -prononcer un arrêt de vie ou de mort. Mais le marchand demeurait -impassible. - -«De qui est cette peinture? dit-il enfin. - ---Elle est de moi,» répondit Madeleine en rougissant beaucoup. - -Le marchand lui rendit sa toile. - -«J'en suis fâché mademoiselle; mais nous n'achetons pas ces sortes de -tableaux. Cela manque de manière; ce n'est d'aucune école.» - -À ces paroles, qui détruisaient toutes ses espérances, Madeleine -éprouva comme une défaillance. - -Elle se disposait à sortir. - -«Je vous en donne dix francs, fit le marchand, qui la rappela. - ---Non, répondit-elle. - ---Eh bien, vingt, et je vous assure que personne ne vous les offrira.» - -Madeleine s'éloigna, navrée. - -«C'est donc bien mauvais, pensait-elle, qu'on m'en offre si peu! Et -c'est là-dessus que je comptais pour soutenir ma famille, pour me -créer une position, pour....» - -Elle allait au hasard, perdue dans ses tristes pensées, accablée par -le découragement. - -Elle descendit la rue de Choiseul, puis la rue Neuve-des-Petits-Champs, -et se trouva dans la rue Saint-Roch. Elle se souvenait y avoir vu un -grand nombre de marchands de bric-à-brac. Peut-être trouverait-elle à -vendre là ses bijoux et son tableau. - -Elle entra dans plusieurs boutiques, ou du tableau et des bijoux on ne -lui offrit pas au delà de quarante francs. Elle était désespérée. - -Enfin elle aperçut une devanture de chétive apparence dans laquelle -s'étalaient d'anciennes peintures, de vieux bijoux et des dentelles -surannées. - -Elle se hasarda sur le seuil de la porte, où pendaient des robes -fanées à falbalas, et elle pénétra dans une boutique sombre, -encombrée des mille et un trésors, des mille et une misères du -bric-à-brac, tristes épaves d'un luxe éphémère, d'existences -brisées. Que de drames dans ces monceaux de chiffons malpropres! Cette -paire de bottines, cette robe modeste étaient peut-être la dernière -richesse d'une pauvre fille qui mourait de faim. Et ces dentelles, et -ces bijoux, quels bouleversements de fortune les ont amenés là!... Et -jusqu'à ce bois de lit, jusqu'à ce poêle rouillé qui racontent -d'horribles misères! - -En entrant là, Madeleine se sentit oppressée, comme si elle s'était -fourvoyée dans un mauvais lieu. - -Au comptoir se tenait un petit vieillard occupé à examiner avec une -loupe quelque bijou microscopique. Il s'harmonisait si parfaitement avec -tout ce qui l'entourait, il s'était si bien approprié les teintes, les -formes concassées et tremblotantes des objets antiques dont il était -environné, qu'on l'eût pris volontiers pour une curiosité automatique -ou pour, quelque vieux portrait de l'école flamande. - -Quand Madeleine lui présenta son tableau tout frais verni, aux couleurs -vives et lumineuses, la vue du petit homme parut singulièrement -offensée de cet éclat. Aussi s'empressa-t-il de le rendre à -Madeleine. - -Alors elle lui proposa ses bijoux de jeune fille. - -«Ah! ceci c'est autre chose,» dit-il. - -Il prit les bijoux. Mais il regarda aussi celle qui les lui offrait. -Après un examen attentif qui inquiétait Madeleine, le petit vieillard -alla au fond de la boutique et appela: - -«Anastasie! - ---On y va! répondit de l'entresol une voix éraillée. - ---Ma femme, dit-il à Madeleine, vous dira mieux que moi ce que cela -vaut. Nous sommes d'honnêtes gens, voyez-vous. Le premier marchand venu -vous pèserait cela et vous donnerait juste le poids de l'or. Mais nous, -nous estimons le travail du bijou. Votre bracelet, qui est très léger, -n'a guère que cette valeur.» - -Anastasie entra; et Madeleine à sa vue éprouva une impression si -désagréable qu'elle fut tentée de reprendre ses bijoux et de sortir. - -Cette femme pouvait avoir cinquante-cinq ans. Son menton avancé, son -nez crochu, ses yeux petits et perçants, relevés vers les tempes, le -ton violacé de son visage large à la base, étroit au sommet, -exprimaient la rapacité et l'astuce. - -Elle examina Madeleine comme l'avait examinée le vieillard. Cette -inspection embarrassait la jeune fille, qui dit un peu sèchement: - -«Combien, madame, estimez-vous ce bijou? - ---Ah! c'est vous, ma petite mère, qui voulez vendre cela?» fit-elle en -affectant la bonhomie. - -Madeleine fut choquée de ce ton de familiarité. - -«Oui, madame, répondit-elle avec quelque hauteur. - ---Quel prix faites-vous cela? demanda le petit vieillard. - ---Cent francs. - ---Ça ne les vaut pas, mon cher cœur, repartit vivement la mégère. - ---Je vous donnerais également le tableau», hasarda Madeleine. - -Les deux époux parurent se consulter du regard. - -«Voyons, mademoiselle, reprit la vieille un peu interdite par le ton et -les manières de Madeleine, vous vous trouvez, à ce qu'il paraît, dans -un mauvais moment? Vous êtes donc seule, puisque vous venez vous-même -vendre ces bijoux, ou bien y a-t-il là-dessous une petite affaire de -cœur?» - -Madeleine répugnait à confier à cette femme sa situation. Cependant, -craignant de perdre par trop de fierté une occasion peut-être unique, -elle répondit: - -«Il y a en effet une affaire de cœur. Ma mère et ma sœur sont -malades loin d'ici, et je tiens à leur envoyer immédiatement un -secours. - ---Ah! vous n'êtes pas de Paris! Où demeurez-vous? Car nous sommes -obligés de prendre le nom et l'adresse des personnes qui nous offrent -des objets de prix. C'est une mesure de police, vous comprenez.» - -Madeleine donna son nom et son adresse. - -«Ah! vous n'êtes pas chez vous? Vous êtes chez des amis. - ---Chez des amis, répondit-elle froidement. - ---Si je vous fais toutes ces questions, reprit Anastasie, c'est que vous -êtes si jolie, et puis vous avez bon cœur. Voilà pourquoi nous -voudrions faire quelque chose pour vous. Nous nous intéressons à nos -pratiques. Ah! bien sûr, on ne fait pas ses affaires de cette -manière-là. Aussi, vous le voyez, nous sommes restés pauvres. - ---Ce tableau n'est pas signé, dit le petit vieux qui examinait la -toile. - ---Il est d'un artiste inconnu. - ---De vous, peut-être?» - -Madeleine ne répondit pas. - -«Je suis un peu connaisseur. Dans notre métier, nous ne pouvons guère -payer cela beaucoup plus cher que la valeur du châssis. Mais, voyons, -si jamais vous avez quelques autres petites affaires à traiter, -donnez-nous la préférence. Si nous perdons avec vous aujourd'hui, nous -gagnerons une autre fois.» - -Il compta cent francs à Madeleine et lui remit son adresse. - -Madeleine lut: - -M. Pinsard, rue Saint-Roch, marchand de bric-à-brac, et Mme Pinsard, -marchande à la toilette. - -Quand elle fut sortie: - -«C'est de l'or en barre, cette fille-là, dit le vieillard à -Anastasie. - ---Oui, mais c'est bien élevé, c'est honnête. Sa mise décente prouve -qu'elle a de l'ordre. La débine commence seulement. Les bijoux, c'est -la première chose qu'on vend. - ---Elle avait l'air bien triste, bien abattu. - ---Quelque chagrin d'amour. - ---Tu verras qu'elle nous reviendra. - ---J'en doute; car c'est fier. - ---Euh! euh, la misère. Et puis elle est peintre. On sait ce que vaut la -vertu d'une artiste. - ---C'est égal, je crois que tu as fait un mauvais marché. - ---Non, te dis-je. Le travail seul du bracelet a coûté deux cents -francs. Nous le revendrons au moins quatre-vingt. Quant à ce tableau, -en le faisant vieillir, on pourrait le donner pour une ancienne copie du -Corrège.» - -Pendant que les deux vieillards devisaient ainsi, Madeleine revenait -bien triste, en effet, bien découragée. Maintenant elle doutait de son -talent, elle doutait de l'avenir. Elle pensait aussi à la détresse de -sa famille, et elle ne possédait que cent francs pour la soulager. Dans -son ignorance des choses, elle avait compté que son tableau et ses -bijoux lui rapporteraient au moins trois cents francs. - -Il lui restait encore son poëme. Mais il n'était pas terminé. -D'ailleurs, où le porter? Comment l'accueillerait-on? Après la rude -déception qu'elle venait d'éprouver, elle sentait faiblir son courage, -et s'évanouir ses illusions. - -En réfléchissant ainsi, elle était arrivée rue Louis-le-Grand. En -face du n° 31, elle s'arrêta, frappée d'une idée subite. - -C'était là que demeurait Mme Daubré. - -Madeleine venait de se rappeler que Mme Daubré avait demandé la veille -une institutrice pour sa fille. - -«Elle me connaît, se dit Madeleine, elle m'agréera; mais me -présenter seule ainsi? Ne conviendrait-il pas d'en parler d'abord à -Mlle Borel? Non. Par affection peut-être, elle voudrait me retenir -auprès d'elle, et je ne pourrais lui dire ce que je souffre des -dédains de Laure et de Béatrix, des critiques blessantes de leur -mère. Je n'oserais non plus lui parler de Maxime. Si je lui raconte les -misères de ma famille, elle m'offrira de la secourir. D'ailleurs, ne -m'a-t-elle pas enseigné à me conduire seule? Quand il s'agit d'aider -ma mère et mes sœurs, de sauvegarder ma dignité, pourrait-elle m'en -vouloir de n'avoir écouté que ma fierté et mon cœur?» - -Au moment où elle allait entrer, elle hésita. Habiter comme subalterne -chez cette femme qu'elle n'aimait pas, être témoin de son amour pour -Maxime, lui semblait une souffrance au-dessus de ses forces. Mais le -souvenir de ses deux chères malades lui revint, et elle s'indigna qu'il -y eût place dans son cœur pour une autre douleur, pour une autre -affection. - -Elle s'engagea résolument sous la porte cochère. - -Au même instant, une jeune fille modestement vêtue et portant un -paquet, ce qui révélait sa condition d'ouvrière, entrait dans la loge -du concierge et demandait M. de Lomas. - -Ainsi que Madeleine, elle semblait fort perplexe. Elle était pâle, -chancelante et s'appuyait à la rampe de l'escalier. - -Madeleine la vit serrer ses mains contre sa poitrine, comme pour y -comprimer une angoisse, puis fermer ses beaux yeux d'un bleu sombre et -les élever ensuite en un regard douloureux. - -Évidemment cette jeune fille était aussi en proie à une torture -morale, et Madeleine se disait: - -«C'est encore une martyre.» - -Elle se sentait émue de pitié et de sympathie. - -Toutes deux, elles montaient côte à côte. - -De temps à autre, la jeune ouvrière jetait dans l'escalier un regard -à la fois honteux et effrayé. - -Madeleine semblait plus calme. Cependant, à mesure qu'elle avançait, -son cœur se serrait. - -Comment Mme Daubré allait-elle l'accueillir? Sa démarche ne lui -paraîtrait-elle pas inconsidérée? - -Elle sonna. - -Sa compagne monta un étage plus haut. - -Madeleine entra et demanda Mme Daubré. - -Mme Daubré était encore au lit. Son mari avait voulu l'emmener à -Lille, et, pour rester à Paris, elle avait prétexté une indisposition -subite. - -Madeleine s'étant annoncée comme une institutrice, on l'introduisit -dans l'antichambre. - -Mme Daubré, subitement rétablie depuis le départ de son mari, fit -répondre qu'elle allait se lever. - -Pendant que Madeleine attend, nous suivrons la jeune ouvrière à -l'étage supérieur. - - - - -VI - - -Ce fut Lionel qui vint lui ouvrir. - -«Comment, c'est vous, Geneviève?» s'écria-t-il. - -Ce _vous_, l'étonnement désagréable qu'exprimait le visage de Lionel, -bouleversèrent la pauvre fille. - -Il l'introduisit dans un appartement de garçon fort coquet: panoplies, -objets d'art, riches tentures, meubles de prix, tout était disposé -avec goût et sobriété. - -Il offrit une chaise à la jeune fille, qui s'assit avec embarras; car -elle sentait que sa pauvre robe faisait tache au milieu de toutes ces -élégances. - -Lui, Lionel, reprit son fauteuil au coin du feu, posa ses pieds sur le -marbre de la cheminée, ralluma sa cigarette, et attachant ses yeux sur -la corniche du plafond, par son attitude il semblait dire: Voyons, -parlez, je vous écoute avec résignation. - -Lionel de Lomas était un homme du meilleur monde, élégant, spirituel, -fort intrigant, pour ne pas dire fort corrompu. Son type régulier -offrait beaucoup de distinction et de finesse. Ses yeux bleus, -ordinairement froids comme l'acier, savaient prendre, selon la -circonstance, une expression rêveuse ou lascive. Grâce à de réelles -bonnes fortunes, à quelques indiscrétions habiles, à quelques -extravagances calculées, il s'était acquis une réputation d'homme -irrésistible. - -Il affectait encore le ton et les allures d'un jeune homme. Cependant, -aux rides qui commençaient à cerner ses paupières, on devinait -aisément qu'il approchait de la quarantaine. - -Il était vêtu, comme une femmelette, d'un gracieux costume du matin, -veste et pantalon de drap blanc avec agréments bleu ciel. Ce vêtement -seyait aux lignes féminines de son visage, à son teint pâle, à sa -jolie chevelure blonde. - -La jeune fille demeura interdite devant ce luxe qu'elle ne soupçonnait -point. Honteuse d'abord de sa pauvreté, elle se remit pourtant et -s'écria avec un accent de reproche, presque d'indignation: - -«Oui, c'est moi, moi que vous abandonnez. Oui, je viens, quoique vous -me l'ayez défendu, car je meurs d'inquiétude, de chagrin et de misère -aussi. Enfin, puisque je ne vous vois plus, il faut bien que je vienne, -moi, pour vous dire.... pour vous apprendre....» - -Elle éclata en sanglots. - -Lionel avait toujours traité l'amour assez légèrement, et n'avait -guère aimé que des femmes légères. - -Cette explosion de douleur le surprit et le déconcerta. Il jeta sa -cigarette avec impatience. - -«Il faut que je la calme et que je la renvoie,» pensa-t-il. - -Il approcha son fauteuil de Geneviève, et lui prenant les mains: - -«Voyons, voyons, mon enfant, dit-il avec un ton de caresse, pourquoi ce -chagrin, pourquoi douter de mon affection? Si vous saviez combien vous -occupez ma pensée, et combien je suis privé moi-même de ne plus vous -voir! Ne vous avais-je pas prévenue que mes affaires me retiendraient -pendant quelque temps éloigné de vous? Mais, vilaine enfant gâtée, -vous ne tenez aucun compte des affaires.» - -Geneviève releva vers lui son visage encore humide, mais rasséréné. - -«Vous m'aimez encore! Bien vrai? dit-elle avec un sourire attendri. Et -moi qui vous accusais! Ah! sans doute, j'avais tort de m'inquiéter, car -vous êtes bon. C'est que je suis seule, voyez-vous, toute seule, sans -autre distraction que votre amour; et tout le jour, et toute la nuit, je -pense à vous. Et c'est bien long, bien long, quinze jours sans vous -voir.» - -Lionel jugea qu'il l'avait trop consolée. Il retira son fauteuil, -reprit sa première attitude et dit: - -«Maintenant, mon enfant, causons raisonnablement. Je vous parlais de -mes affaires. Je vais vous donner une grande preuve de confiance, à -condition toutefois que vous me garderez le secret. Vous me croyez riche -parce que vous me voyez dans un riche appartement avec une mise -élégante. Eh bien! ma chère enfant, ce luxe couvre une profonde -misère. J'ai cent mille francs de dettes, et parfois j'éprouve de -très-graves embarras. Car j'ai un rang à soutenir, une position à me -créer. Vous le voyez bien, il n'y a pas de ma faute si je ne vais pas -vous voir. Vous êtes jeune, vous aimez la gaieté. Je craindrais de -vous apporter un visage fatigué et morose. - ---Oh! mon Lionel, s'écria Geneviève en tombant à ses genoux et en -l'entourant de ses bras, je vous aime assez pour partager vos ennuis, -vos inquiétudes. Et si vous êtes pauvre, tant mieux, cela vous -rapproche de moi. Oh! que je vous aime mieux ainsi! Je me disais souvent -que, riche et beau, jamais vous ne pourriez aimer comme elle vous aime, -la fille de Gendoux le fileur; mais aujourd'hui j'ai un peu d'espoir. -Quelle bonne nouvelle vous me donnez là! - ---Décidément, pensa Lionel, c'est un vrai crampon, cette fille-là. - ---Petite égoïste, va, fit-il à haute voix en frappant à petits coups -sur la tête de Geneviève. - ---Oui, c'est vrai, je suis égoïste de te vouloir pour moi seule. - ---Je ne vous ai pas encore tout dit, reprit Lionel. J'ai souscrit des -lettres de change, et je suis menacé de la prison. Mes créanciers me -poursuivent, et voilà pourquoi je ne puis sortir. - ---De la prison! s'écria Geneviève, qui pâlit. Ah! alors, que ne -venez-vous chez moi; je vous cacherais, et personne ne viendrait jamais -vous y chercher. - ---Tu es charmante, mon enfant, mais c'est impossible, répondit-il d'un -ton qui n'admettait pas l'insistance. Voyons, raconte-moi maintenant ce -que tu fais. Qu'est-ce que ce paquet? - ---C'est de l'ouvrage que je reporte à l'atelier. - ---Comment, pauvre Geneviève, dit le gandin devenu sentimental, tu -travailles? Ah! que je regrette d'être sans argent! - ---J'aime à travailler, reprit simplement Geneviève. Ainsi, ne vous -inquiétez pas. D'ailleurs, loin de vous, que deviendrais-je sans -occupation? - ---Combien gagnes-tu par jour? Peux-tu vivre, au moins? - ---Oh! je suis riche, va! À la rigueur même, je pourrais faire des -économies. Je gagne vingt-cinq sous par jour et trente sous quand -l'ouvrage donne; mais il faut passer une partie de la nuit. Seulement, -ajouta-t-elle en tâchant de rire, il y a des jours où forcément c'est -fête chômée. - ---Avec cela tu peux te nourrir? - ---Oui; je fais ménage avec Fossette, tu sais, cette jolie ouvrière que -tu as rencontrée une fois dans l'escalier. Ah! quelle bonne fille! et -toujours si gaie, même quand elle n'a pas mangé depuis vingt-quatre -heures. Sans doute, nous ne faisons pas bombance; mais, de temps à -autre, quand il faut veiller tard, par exemple, nous nous payons un -petit noir. - ---Un petit noir? - ---Oui, c'est la petite tasse de café de deux sous que les ouvrières -appellent comme cela.» - -Dans son égoïsme, Lionel ne devina point les mensonges héroïques de -cette enfant. Il ne devina pas des souffrances matérielles d'autant -plus horribles qu'elles étaient accompagnées des souffrances du cœur. -Lui qui dépensait peut-être cent francs par jour, il crut, parce qu'il -avait intérêt à le croire, qu'une pauvre fille pouvait vivre avec un -franc. Et il se disait, la conscience calme, sans chercher à sonder -cette énigme: Sont-ils heureux, ces gens-là, d'avoir si peu de besoins -et si peu de désirs! - -Satisfait d'être délivré d'un remords qui parfois lui pesait, il -devint plus tendre. - -«Eh bien! maintenant, apprends-moi ce que tu voulais me dire en -arrivant, explique-moi tes sanglots.» - -Geneviève rougit. Puis elle se mit à rire; mais c'était un rire -nerveux, un rire forcé qui faisait mal. - -«Non, pas aujourd'hui, j'ai tant de joie de vous revoir et d'apprendre -que vous ne m'avez pas oubliée. Et d'ailleurs, j'espère encore..., -peut-être me suis-je trompée!...» - -Lionel tenait ses yeux opiniâtrement fixés sur la pendule, et -Geneviève remarqua qu'il l'écoutait à peine. - -«Mon Dieu! je vous gêne sans doute, peut-être attendez-vous -quelqu'un? - ---Non, pas immédiatement, mais tout à l'heure. Reste encore un -instant, ma chère enfant. - ---Comment! il est déjà si tard! il faut aussi que je parte; car on -m'attend à deux heures. Au revoir, dit-elle; jurez-moi que vous -viendrez bientôt.» - -Lionel jura. Mais il lui fit promettre aussi de ne plus revenir. Les -domestiques de M. Daubré pouvaient la rencontrer dans l'escalier. Elle -se trouverait compromise. - -Geneviève sortit presque heureuse. - -«Ouf! s'écria Lionel, la voilà partie. Pauvre enfant; elle serait -charmante si elle était moins ennuyeuse. Que n'ai-je le temps et la -fortune! Ce serait une femme à former et à lancer. Elle est assez -belle pour éclipser Pouliche et Fleur-de-Botte. Elle a de la -distinction, de jolies mains. Dans un équipage à là Daumont, avec un -chapeau à la dernière mode, elle ferait sensation; mais pour cela il -faudrait cent mille francs de rente. - -«Il faudrait aussi l'aimer un peu. Et, ma foi! depuis quelque temps -elle est si larmoyante.... Non, elle n'aura jamais l'esprit et la -désinvolture de ces femmes-là. Elle a trop de cœur. Elle prend -l'amour au sérieux. Je sais bien qu'on pourrait la corriger de cela. -C'est charmant l'amour quand on le partage; mais quand on n'aime plus, -brrrr.... que c'est assommant! Et puis les parents qui sont par -derrière, s'ils allaient apprendre que c'est moi.... Il faut rompre au -plus tôt. D'ailleurs, dans ma position critique, je n'ai plus qu'une -ressource, me marier. - -«Béatrix n'est pas, certes, l'idéal de mes rêves. C'est un peu sec, -guindé, puéril, une élève du Sacré-Cœur confite en bigoterie. Ah! -si elle avait seulement les yeux de Madeleine! Qu'y a-t-il donc dans ces -yeux-là qu'ils vous prennent ainsi! Quel regard caressant et fier, -ouvert et profond! Quel magnétisme il projette! Comme il vous -enveloppe, comme il vous saisit! il semble qu'on s'y abîme. Est-ce que -Maxime.... Je saurai cela. Allons, allons, à quoi vais-je penser? -Béatrix aura un million de dot, et pour le moment cela doit me suffire. - -«Ah çà! que fait donc Lucrèce? il est deux heures et demie, dit-il -en arrangeant ses cheveux devant la glace. Lucrèce!... ajouta-t-il avec -une expression de fatigue. Il faut que je me marie, ne serait-ce que -pour me délivrer de cette servitude. Mais si je lui recommandais -Geneviève! Elle la placerait peut-être chez sa couturière. Oui, mais -elle est jalouse.... Nous verrons.» - - - - -VII - - -Mme Daubré, née de Lomas, était une Lilloise blonde et frêle, avec -de grands yeux vert de mer, un peu rêveurs et couverts; des yeux -perfides, des yeux félins en un mot. La figure fine, allongée, le nez -aquilin, d'une courbe délicate, la narine nerveuse et transparente, des -mains diaphanes, blanches et effilées, en faisaient un type vraiment -aristocratique. Tout cet ensemble accusait une impressionnabilité -presque maladive, jointe à une grande sécheresse de cœur, résultats -ordinaires d'une vie oisive et du développement excessif de la -personnalité. - -Mme Daubré posait en vaporeuse, ce qui, malgré les tendances -ultra-réalistes de notre époque, est encore bien porté, dans -certaines provinces du moins. Elle affectait donc de s'envelopper de -gaze, de tulle et d'étoffe légère. Ce goût pour le nuage tenait-il -à la disposition poétique de son esprit? Non, elle était maigre et -cherchait à fondre des lignes un peu trop anguleuses. - -Cette femme n'était ni bonne, ni mauvaise, ni vieille, ni jeune, ni -laide, ni jolie, ni sotte, ni spirituelle. Et cependant, à force -d'artifices, de poudre, de cold-cream et de mots appris, elle -réussissait à passer pour une jeune et jolie femme de beaucoup -d'esprit. - -Mme Daubré avait trente-huit ans, et, sentant que son règne allait -bientôt finir, elle redoublait de soins et de coquetterie pour le -maintenir quelques années encore. Son amour pour Maxime, le dernier -peut-être, était devenu presque une passion. Cependant elle avait -adopté cette devise, que pour conserver sa beauté, il ne faut aimer, -pleurer et rire qu'à moitié, trois choses, ajoutait-elle, qui plissent -horriblement. - -Comme son frère, nature très-mobile, elle portait la même ardeur dans -la coquetterie, et montrait la même dureté de cœur quand l'amour -s'éteignait. C'était le même goût pour le luxe et la même morgue -aristocratique. - -À Lille, il y a fort peu d'aristocratie. Elle est pauvre et d'autant -plus entichée de ses titres de noblesse. Malgré son horreur pour la -roture, à trente ans, Mlle de Lomas avait épousé M. Daubré. En -philosophe elle avait jugé qu'un million vaut bien une particule. - -Mme Daubré se montrait à Lille fort exigeante pour la composition de -son salon; mais à Paris elle prenait plus de latitude et allait dans -toutes les maisons où elle pouvait trouver des admirateurs. - -Elle avait rencontré dans le monde Maxime Borel, et par l'attrait des -contrastes sans doute, elle s'était éprise de ce bouillant jeune -homme, dont l'esprit sceptique et les façons de sportsman l'avaient -subjuguée. - -Coquette même devant sa femme de chambre, Mme Daubré n'avait pas voulu -paraître aux yeux de Madeleine sans avoir fait un bout de toilette. - -Madeleine attendait anxieusement. C'était la première fois qu'elle se -présentait en solliciteuse. Elle éprouvait au cœur cette angoisse qui -rend les mains moites, dessèche les lèvres et contracte si -douloureusement l'organisme. - -Au bout d'un quart d'heure, on l'introduisit au salon. - -Albert Daubré, le jeune admirateur de Mlle Borel, s'y trouvait assis, -plongé dans une rêverie si profonde qu'il ne s'aperçut pas de -l'arrivée de la jeune fille. - -Madeleine prit un fauteuil, et comme Albert, qu'elle n'avait vu qu'une -fois, gardait le silence, elle s'approcha de la table pour feuilleter un -album. - -À ce mouvement, M. Daubré sortit de sa méditation, tourna la tête, -et voyant Madeleine debout devant lui, il demeura stupéfait. - -La jeune fille s'excusa de l'avoir dérangé. - -«Mademoiselle, balbutia-t-il, vous me voyez interdit. Je croyais faire -un rêve. C'est bien vous que j'ai rencontrée hier chez M. Borel? - ---C'est bien moi, répondit Madeleine en souriant. - ---Excusez, je vous en prie, mon impolitesse. C'est que, voyez-vous, je -suis un rêveur. Élevé en Allemagne, j'ai pris du caractère allemand, -les manières gauches, la timidité et jusqu'à l'esprit nuageux. Or, à -l'instant même, je pensais à Mlle Borel, dont l'intelligence -remarquable et les idées généreuses m'ont vivement impressionné. Je -pensais.... Mais pourquoi ne l'avouerais-je pas? je pensais à vous -aussi qui aviez le courage de l'applaudir. - ---Ah! monsieur, quel courage faut-il pour approuver ce qui est noble et -juste?» interrompit Madeleine. - -Albert la contempla un instant avec respect, puis il ajouta: - -«Donc, mademoiselle, je pensais à vous, et, comme un Allemand -superstitieux que je suis, j'ai cru, en vous voyant, que ma pensée -avait évoqué votre fantôme. Mais, puisque vous n'êtes pas un pur -esprit, fit-il gaiement, veuillez donc vous asseoir, je vous en prie.» - -En ce moment, on vint prévenir Madeleine que Mme Daubré était levée -et l'attendait dans sa chambre à coucher. - -La coquette, enveloppée d'une élégante robe de chambre, se tenait sur -une chaise longue, dans une attitude languissante. Une guipure était -jetée négligemment sur ses cheveux blonds et crêpés, qui formaient -autour de son front comme une auréole. - -Les rideaux de mousseline, abaissés, ne laissaient arriver qu'un -demi-jour propre à adoucir les angles, à dissimuler les rides ou les -taches de la peau. - -En pénétrant dans ce sanctuaire parfumé, en voyant cette femme -vraiment belle alors et séduisante, Madeleine ressentit un mouvement de -jalousie qui lui fit monter le rouge au visage. - -Elle pensait à Maxime. - -«Comment ne l'aimerait-il pas! se dit-elle. - ---C'est vous, mademoiselle? fit Mme Daubré d'une voix dolente; -pardonnez-moi de vous avoir fait attendre. Ma femme de chambre s'était -mal expliquée d'abord, et l'on vous a reçue dans l'antichambre.» - -Madeleine lui exposa sommairement sa requête. - -Un instant, Mme Daubré resta pensive, inquiète même; elle observait -Madeleine. - -Avec sa finesse, son instinct de femme jalouse, elle avait cru deviner -le penchant de Madeleine pour Maxime. - -«Pourquoi cette étrange détermination, se demandait-elle? Serait-ce -pour me surveiller?» - -Elle la questionna adroitement sur les motifs de sa démarche. - -Madeleine lui exposa avec tant de candeur et de simplicité sa position -délicate, la situation précaire de sa famille, son désir de la -soulager, que Mme Daubré ne conserva aucune défiance. - -Toutefois, elle hésitait encore: Madeleine si jolie, si jeune surtout, -lui paraissait une dangereuse rivale. D'un autre côté, en la laissant -chez les Borel, elle craignait que Maxime, qui la voyait chaque jour, à -toute heure, n'en tombât amoureux. - -Cette dernière considération l'emporta. - -«Je serai très-flattée, mademoiselle, dit-elle avec une grâce -charmante, que vous veuillez bien m'accorder vos bons soins pour -l'éducation de mon enfant; mais c'est à la condition que Mlle Borel y -consentira. - ---C'est ainsi que je l'entends,» repartit Madeleine qui prit congé de -Mme Daubré. - -Depuis une heure qu'elle était là, le temps avait changé. Il faisait -une de ces tempêtes passagères si fréquentes en mars, et elle -retrouva sous la porte cochère Geneviève, qui attendait la fin de la -bourrasque. - -Madeleine prit aussi le parti d'attendre. - -Elles étaient là toutes deux regardant tomber la grêle que fouettait -le vent. - -Mais si le ciel s'était assombri, leurs cœurs comme leurs visages -s'étaient rassérénés. Elles semblaient maintenant soulagées, -presque heureuses. - -Madeleine se souvint que sa sœur lui recommandait de chercher du -travail pour Claudine. À qui s'adresser? Elle ne connaissait personne -à Paris capable de la renseigner. Elle glissa son regard dans le paquet -que portait Geneviève. Il contenait du linge neuf. Ce devait être une -ouvrière. Elle engagea donc la conversation. - -Geneviève, qui était une nature confiante, s'abandonna à la sympathie -que lui inspirait Madeleine. Elle la renseigna sur son travail et sur sa -manière de vivre. - -«Au surplus, mademoiselle, ajouta-t-elle, il y a de la place dans notre -garni, et si la personne à laquelle vous vous intéressez veut y -descendre, mon amie et moi nous la traiterons en voisine. - ---Veuillez alors me donner votre adresse. - ---Rue de Venise, n° 37, répondit Geneviève. Ce n'est pas une belle -rue, tant s'en faut; mais elle est située dans le quartier Saint-Merry, -à deux pas de la rue de Rivoli. C'est central, et les logements n'y -sont pas chers.» - -Au moment où les deux jeunes filles se séparaient en se saluant -amicalement, un élégant coupé s'arrêtait devant la porte. Une femme -encore belle en descendit. Son embonpoint, modéré il est vrai, -accusait une jeunesse problématique. Elle était mise avec cette -recherche coûteuse qui dénote presque toujours des mœurs galantes. - -En passant, elle donna un regard aux deux jeunes filles, et parut -frappée de leur beauté, car elle se retourna pour les regarder encore. - - - - -VIII - - -Cette femme monta rapidement l'escalier. - -C'était la Lucrèce qu'attendait M. de Lomas. - -«Quelles jolies créatures je viens de rencontrer sous votre porte -cochère! exclama-t-elle en entrant. Une blonde ravissante et une brune -avec des yeux grands comme ça qui jettent des rayons. Je me suis dit -tout de suite: Cela sort de chez de Lomas; mais où a-t-il déniché ces -oiseaux rares? - ---Vous vous trompez, ma chère enfant,» dit Lionel. - -En raison de ses quarante-cinq printemps, Lucrèce aimait à s'entendre -appeler «ma chère enfant.» - -«Ah! attendez, reprit-il; cette blonde portait un paquet. Je viens en -effet de rencontrer tout à l'heure, chez M. Daubré, une de ses -anciennes ouvrières qui est maintenant à Paris, et à laquelle ma -sœur porte quelque intérêt. - ---Et à laquelle vous n'êtes pas non plus tout à fait indifférent, -ajouta vivement Lucrèce. - ---Que vous êtes sceptique et prompte à vous alarmer! - ---Je vous assure, Lionel, que je ne m'alarme pas. Ah ça! voyons! -Croyez-vous donc que je me fasse illusion? Je connais trop le cœur -masculin en général et le cœur de mon Lionel en particulier pour -m'abuser sur sa fidélité. Je ne suis plus une ingénue. Si je vous -disais que j'ai vingt-neuf ans, vous souririez, n'est-ce pas? et dans -votre for intérieur vous m'en donneriez au moins trente-neuf. J'ai donc -encore du bénéfice à être sincère, puisque je n'en ai que -trente-sept. Or, à trente-sept ans, on a quelque expérience, et l'on -sait ce qu'il faut croire de toutes ces comédies sentimentales entre -amants qui depuis trois ans déjà se jurent une fidélité éternelle. - ---Où veut-elle en venir? se demandait Lionel avec perplexité. -Ménage-t-elle une rupture? Non, puisqu'elle n'accuse que trente-sept -ans. Voudrait-elle m'éprouver? Tenons-nous ferme. - ---L'amour n'a pas d'âge, répliqua-t-il. C'est toujours un enfant. Mais -c'est à tort qu'on le représente avec un bandeau sur les yeux. L'amour -est très-clairvoyant au contraire, puisqu'il découvre dans l'être -aimé des perfections inaperçues par le vulgaire. - ---Tiens! c'est assez joli ce que vous dites là. - ---À voir cette petite main potelée, reprit-il en la baisant, d'une -blancheur nacrée et rose en dedans comme une coquille, à voir ces yeux -toujours si lumineux et si tendres, et ces dents éclatantes, et vos -lèvres vermeilles, qui peut songer à s'inquiéter de votre âge? Et -celui qui a eu le bonheur d'être distingué par vous, peut-il se -demander depuis combien de temps il vous aime? Auriez-vous donc -découvert quelque langueur dans mon amour? Et tenez, tout à l'heure -encore, j'éprouvais toutes les fièvres de l'attente. Avez-vous jamais -eu un fervent plus soumis, plus respectueux? Car je vous respecte, -Lucrèce.» - -Lucrèce écoutait Lionel, le regard attaché sur les arabesques de la -tapisserie. À ces mots: «Je vous respecte,» ses paupières eurent une -légère contraction. - -«Bon! je fais fausse route, elle ne tient pas au respect, pensa Lionel, -qui aperçut le mouvement des yeux. Je respecte en vous, reprit-il, un -esprit vraiment supérieur, mais j'adore la femme. Que parlez-vous de -jeunes filles? Est-ce assez fade? assez ennuyeux? Une jeune fille -peut-elle avoir la saveur d'une femme de trente ans, qui connaît tous -les raffinements de la coquetterie, et qui possède, comme vous l'avez -au suprême degré, le génie de l'amour? - ---Ouf! s'écria Lucrèce en riant d'un rire juvénile, dites ouf! je le -veux, vous l'avez bien gagné. En voilà une tartine! Lionel, -regardez-moi en face. Vous avez reçu ce matin du papier timbré, -n'est-ce pas? Vous avez, je le sais, le créancier très-sentimental. -Mais, pour le moment, trêve de sentiment et parlons raison. Je rêve de -ces deux charmantes filles que j'ai rencontrées tout à l'heure sous -votre porte cochère. Il nous faudrait quelques belles femmes comme -celles-là pour ramener dans mon salon la vogue qui s'en va, qui s'en -va! Lionel, nous ne pouvons nous faire illusion. La baronne de Villarès -retenait bien quelques habitués indécis; car elle avait de l'esprit -comme un démon: un prince russe nous l'enlève. Ah! la Russie nous fait -bien du mal. Elle ensevelit dans ses glaces nos plus jolies fleurs. Le -boyard est à la hausse. Aujourd'hui une femme à la mode regarde -l'existence comme incomplète, tant qu'elle n'a pas traversé la -Bérésina. Si elle ne reste pas ensevelie dans les glaces, elle -revient pauvre et fanée, sans compter qu'elle a couru le risque d'avoir -le nez gelé. Tandis qu'à Paris, avec un peu de conduite, elle aurait -pu amasser des lingots. - ---Vous avez raison, dit Lionel; pour une jolie femme, il n'y a que -Paris. - ---La beauté, reprit Lucrèce, ne suffit pas pour réussir. Il faut -avoir de l'esprit et rester maîtresse de son cœur. Moi, à dix-huit -ans, après la mort de mon père, un vieux commandant de la vieille, au -sortir d'un pensionnat où j'avais reçu une éducation brillante, peu -en rapport avec mes moyens d'existence, je me trouvai sur le pavé de -Paris sans un sou vaillant. J'aurais pu sans doute épouser -vertueusement un employé à quinze cents francs qui m'adorait; j'aurais -pu encore obtenir, dans le fond d'une province, un bureau de poste où -je ne serais pas tout à fait morte de faim; mais, pourvue de quelque -intelligence, je fis ce raisonnement: deux voies me sont ouvertes, celle -du vice et celle de la vertu. Que me rapportera la vertu? quinze cents -francs de rente, au maximum, c'est-à-dire la médiocrité, pire pour -moi que la misère; une vie terne, effacée, douloureuse, pour moi pire -que la mort; les petits tracas, les humiliations de la pauvreté, toutes -mes aspirations refoulées. Il est vrai que je jouirais de l'estime du -petit monde au milieu duquel je serais condamnée à vivre. Mais quel -monde! j'aimais autant ses dédains. D'un autre côté, c'était le -vice, c'est-à-dire l'aventure, l'inconnu, la possibilité d'épouser un -prince et de gagner des millions; c'était la vie enfin, la vie -brillante et joyeuse; c'était un monde élégant, artiste, spirituel. -Ah! je savais bien que cette vie-là peut avoir aussi ses revers. Les -moralistes nous montrent la courtisane vieillie avec une hotte et un -crochet. Voilà ce que j'éviterai, me dis-je. J'étais ambitieuse. -Étant données les exigences de mon organisation, je ne pouvais me -résoudre à passer ma vie dans une condition inférieure. Il fallait un -aliment à mon activité et à mon intelligence. Il me fallait une -position élevée, la richesse surtout qui est aujourd'hui la seule -puissance. - -«Or, dites-moi, quelle carrière honnête notre société ouvre-t-elle -à l'ambition d'une femme pauvre? Il n'y en a qu'une, absolument qu'une, -le trafic de ses charmes, soit par contrat indissoluble, soit par -engagement temporaire. De quel côté se trouve réellement la vertu, -c'est-à-dire la sincérité dans la qualité de la marchandise? Bien -habile serait celui qui pourrait résoudre ce problème. - -«Je savais que j'allais divorcer avec une partie de la société; mais -je m'appliquerais à gagner l'estime de l'autre. Je calculai qu'on ne -peut vivre complètement à Paris dans ce monde-là à moins de cent -mille francs de rente. Je gagnerais donc cent mille francs de rente; -après quoi je me retirerais des affaires.» - -Elle fit une pause. - -«Eh bien! dit Lionel, qui ne comprenait pas où Lucrèce voulait en -venir avec ce long préambule. - ---Eh bien! ce but n'est pas encore atteint. J'ai éprouvé des pertes, -j'ai eu des déboires. J'ai failli, vous le savez, épouser le prince -Dorowski. J'ai consacré à gagner sa confiance et son affection une -partie de ma jeunesse. C'eût été une grande position; mais le prince -est mort au moment même où le mariage allait se conclure. Il m'a fallu -recommencer le travail de ma fortune. C'est alors que j'ai ouvert un -salon qui a obtenu une grande vogue et m'a donné une véritable -notoriété. Mais aujourd'hui nos actions baissent, et je n'ai pas -encore mes cent mille francs. Lionel, vous ne m'aimez plus. Vous jouez -la comédie,» ajouta-t-elle en changeant brusquement de conversation. - -Lionel, à cette apostrophe, fit un soubresaut, et, avec un air de -dignité offensée: - -«Madame, je ne vous comprends pas. - ---Bon! tout à l'heure c'était le sentiment, maintenant c'est la -révolte. Voilà le second acte. Mon pauvre Lionel, je les connais -toutes, vos petites ficelles. Ne prenez donc pas tant de peine. Après -cela, est-ce beaucoup de peine? Vous devez le savoir par cœur? - ---Quoi? - ---Le rôle. Eh bien! moi aussi. Causons donc là gentiment, en vieux -camarades. Lionel, je trouve que vous vieillissez.» - -M. de Lomas eut un haut-le-corps. - -«Oui, mon cher, vous vieillissez: vous répétez vos mots, vous -n'inventez plus rien. Autrefois les femmes raffolaient de vous; -maintenant, ah! maintenant, je veux être sincère, elles vous.... -recherchent un peu moins. Je crois, entre nous, que votre profession -d'homme à la mode vous fatigue; enfin je ne m'étonnerais pas si l'on -m'apprenait que vous songez à vous marier. - ---Nous y voilà, pensa Lionel; elle aura su par Pouliche, à qui Maxime -l'aura dit en confidence, que j'avais des vues sur Béatrix Borel. - ---Eh bien! qu'avez-vous donc? reprit la courtisane, vous semblez -interloqué. - ---En effet, je suis ahuri. Je cherche à vous comprendre. Je vois bien -qu'il y a dans vos regards, dans votre ton une animosité contre moi; -mais je ne me l'explique pas.» - -Ils s'observaient tous deux avec défiance. - -Le visage de la courtisane avait en cet instant une expression sévère, -presque vindicative. - -Placée dans un autre milieu, avec son intelligence, ses passions -ambitieuses, ses facultés complexes, Lucrèce de Courcy, autrement dite -Catherine Lemoine, eût été vraiment une femme remarquable. Sur un -trône, elle eût fait peut-être une Catherine de Russie ou une -Élisabeth. - -Sa beauté était incontestable. Un profil de camée, un menton sensuel -et proéminent, de grands yeux fermes ou tendres, secs ou veloutés, -sagaces ou naïfs, selon les sentiments qu'elle voulait exprimer, une -bouche fine et caustique, des épaules superbes, un buste antique et une -attitude pleine de noblesse, c'était plus qu'il n'en fallait pour lui -faire parmi les plus belles une célébrité. - -Son esprit sceptique, moqueur devenait au besoin sérieux ou -sentimental. Il savait prendre, ainsi que son visage, tous les masques -et tous les tons. - -Positive comme un agent de change, elle était cependant susceptible -d'enthousiasme et de générosité. Elle disait avoir eu quelques -faiblesses et de réelles amours. - -Dévoyée, cette femme devait produire autant de mal qu'elle eût pu -produire de bien en se développant dans des circonstances favorables. -Car souvent ces puissantes organisations destinées à agir dans une -large sphère, quand elles sont resserrées dans d'étroits milieux, ne -s'ouvrent des issues qu'en produisant d'effroyables malheurs. - -Intrigante, véritable diplomate, possédant une grande connaissance du -monde, elle avait entrepris de régner dans une certaine société. Son -salon, en effet, avait acquis une notoriété artistique et même -littéraire. Quelques-uns de ses admirateurs l'avaient appelée Ninon -II. Les plus fanatiques l'acclamaient Lucrèce Ire. - -Mais en vieillissant, elle avait vu diminuer le nombre de ses assidus. -Alors, pour retenir son monde, elle avait fait jouer; et, ne comptant -plus guère sur ses propres charmes, elle recourait aux attraits de plus -jeunes. Elle avait produit de la sorte deux ou trois femmes qui -obtinrent une renommée passagère dans ce monde interlope. - -À quarante-deux ans, elle s'était liée avec M. de Lomas, un homme -taré de cœur comme de conscience. Cette fange morale l'avait attirée. -Quoique sans fortune, il était bien posé parmi l'aristocratie jeune et -élégante. Elle espérait le faire servir à son ambition; car elle le -tenait dans une véritable dépendance par des services que ses besoins -de luxe et ses embarras d'argent le forçaient d'accepter. - -«Songerait-il réellement à se marier? pensa Lucrèce. J'éclaircirai -cela; mais ce n'est pas le moment. Voyons, cher, reprit-elle avec un -accent de tendresse, vous dites que vous m'aimez; je veux bien vous -croire, mais alors prouvez-le-moi en montrant un peu plus de ferveur -dans mon service. - ---Parlez; je suis, comme toujours, à vos ordres. - ---Eh bien! Mme de Beausire a juré qu'elle ferait tomber mon salon. -D'abord elle a pris mes jours. Elle est intrigante, adroite. Par haine -contre moi, M. de Barnolf la soutient à outrance. M. de Saint-Julien, -Mme de Saint-Ange m'ont déjà fait infidélité. Le duc de Cerny vient -de lui acheter un magnifique hôtel rue de la Madeleine. Elle a des -salons superbes. On y joue un jeu d'enfer. - ---Reçoit-elle des artistes, des littérateurs? - ---Ah bien oui! vous savez qu'elle est ignorante comme une grue. Ce sont -ses cheveux rouges qui l'ont mise à la mode, et ses yeux brun clair qui -l'ont fait surnommer, comme une héroïne de Balzac, _la Fille aux yeux -d'or._ Mais elle n'a ni esprit ni distinction; ce n'est qu'une fille, et -du plus mauvais genre. Sa mère, marchande à la toilette, rue -Saint-Roch, a été autrefois écaillère à la halle. Sa bouche molle, -son regard inexpressif et son teint blafard lui donnent en effet quelque -chose du mollusque que sa mère a passé sa jeunesse à contempler. -Comme elle est massive et sans grâce, ses admirateurs la comparent à -une femme de Rubens. Comme elle a des pieds énormes, j'entendais dire -l'autre jour à l'un de ses fervents que la beauté réside dans la -proportion, et que rien n'est plus laid qu'un pied trop petit. Voilà ce -que c'est que la vogue. Si elle était boiteuse, on la comparerait à -Mlle de la Vallière. On prétend qu'elle reçoit les plus jolies femmes -de Paris, et ne me laisse que les rebuts, les rossignols. À ce propos, -M. de Barnolf disait hier que mon salon ressemble à une galerie de -figures de cire, tellement les femmes sont badigeonnées; ou bien encore -à une exposition de fossiles, et qu'il demanderait à l'Académie la -permission de me présenter au prochain concours paléontologique. Eh -bien! Lionel, cela ne vous indigne pas? Vous m'écoutez avec un -calme.... - -Lionel prit un air de courroux concentré. - ---Ce Barnolf!... soyez tranquille, j'en fais mon affaire. - ---Vous battre avec lui ce serait bête; car il est très-fort à -l'escrime. Mais il a dans quelque coin une femme qu'il cache, m'a-t-on -dit. Je vous charge de me découvrir cela. Nous nous vengerons sur la -belle mystérieuse. Enfin il me faut des femmes jeunes et des hommes -jeunes. Ce que je veux surtout, c'est une femme plus jeune, plus belle -que la Beausire, une femme enfin capable de l'éclipser. Je la -désirerais blonde comme elle, avec plus de distinction et de tenue. -J'ai un duc fort riche qui se chargerait de la lancer. Voyez donc; il me -semble que cette petite Lilloise que je viens d'entrevoir et que vous -connaissez ferait notre affaire. N'est-ce pas vous déjà qui avez -inventé Fleur-de-Botte et Pouliche? - ---Je les ai découvertes, c'est vrai; mais je les ai ramassées dans le -ruisseau; c'était déjà gangrené jusqu'à la moelle; tandis que -Geneviève Gendoux est une très-honnête fille. - ---Vous aurait-elle résisté? - ---Depuis que je vous connais, Lucrèce, les autres femmes n'existent pas -pour moi. - ---J'en suis persuadée, mon cher, fit Lucrèce avec un sourire ironique; -cependant, s'il le fallait absolument, je vous permettrais.... un -semblant d'infidélité. - ---C'est difficile, vous dis-je. Elle a été élevée par des parents -qui passent pour les plus braves gens de Lille. - ---Mais elle est pauvre, seule à Paris, et ne m'avez-vous pas dit -qu'elle cherche à s'occuper? - ---Oui. - ---Eh bien! envoyez-la chez ma couturière, Mme Thomassin, à qui je vais -la recommander chaudement. Là, en un mois, au contact de toutes ces -petites ouvrières, elle sera vite dégourdie. - ---J'essayerai. - ---Il faut réussir. - ---Alors je réussirai,» répondit-il en baisant la main de la -courtisane. - -Elle se leva. - -«À ce soir, dit-elle. Le lansquenet sera très-animé. Nous aurons des -Brésiliens riches comme.... des Brésiliens. Je vous les recommande. M. -de Vaumal sera là.» - -S'arrêtant: - -«Et comme homme, ne m'amènerez-vous personne?» - -Lionel cherchant: - -«Si! je tâcherai de vous amener le beau-frère de ma sœur, un jeune -homme à former. - ---Et vous n'y pensiez pas! Vous voyez bien que vous me négligez. - ---C'est naïf, candide, sentimental. - ---Vous ne connaissez plus que des gens comme cela. Je ne désespère pas -de vous voir entrer à la Chartreuse. Ce jeune bipède a-t-il au moins -des plumes? - ---Albert sera plus riche que M. Daubré, car il héritera d'une tante -allemande qui l'a élevé et qui raffole de lui. - ---Oh! avec nous, les espérances.... Il nous faut du comptant, espèces -sonnantes et ayant cours: Combien a-t-il à dépenser par an? - ---Soixante mille. - ---Il a de quoi vivre, voilà tout. Est-il rangé? - ---C'est une demoiselle. - ---On connaît cela: une eau dormante, des passions qui couvent sous la -cendre. Est-il joli garçon? - ---Joli comme une jolie femme: des yeux tendres et pensifs et le sourire -d'un enfant qui rêve; une barbe et des cheveux châtains. - ---Amenez-le-moi donc; c'est une trouvaille, ce garçon-là. Il amusera, -ou peut-être fera-t-il des passions. À propos, que devient Maxime? - ---Maxime est amoureux de ma sœur. - ---Comment! vous êtes au cœur de la place et vous tolérez cela? Maxime -amoureux en dehors de notre monde est un homme perdu pour nous. -J'aimerais autant apprendre qu'il se marie. Vous savez bien que je tiens -à Maxime. Il a de l'esprit, de l'entrain, il est beau joueur, il amuse -enfin. Comment n'y avez-vous pas songé? Vous voyez bien que vous -oubliez tout à fait mes intérêts, qui cependant sont un peu les -vôtres. Adieu! rappelez-vous toutes mes instructions; ce soir, je -compte sur vous pour un éreintement complet de la Beausire. Je rédige -un petit bout d'article bien pimenté, que j'espère faire passer dans -un petit journal. Il faut qu'avant l'hiver prochain elle ait quitté la -place. - ---Soyez tranquille, ma belle Lucrèce, nous écraserons votre ou plutôt -notre rivale; car je ne saurais souffrir qu'on eût la prétention -d'éclipser mon étoile.» - -Au moment de sortir, Lucrèce se retourna. - -«Sachez donc aussi à qui appartiennent les beaux yeux noirs que j'ai -vus tout à l'heure. La blonde parlait à la brune: elles doivent se -connaître. - ---Je tâcherai. - ---À propos, ajouta la courtisane, votre affaire avec Pinsard est-elle -en règle? - ---Pas encore. - ---Ne vous en occupez pas, je chargerai mon homme d'affaires de terminer -cela.» - -Après le départ de Mme de Courcy, Lionel descendit chez sa sœur, et -là il apprit la visite de Madeleine Bordier. - -«C'est elle que Lucrèce a rencontrée, pensa-t-il. Le sort en est -jeté: l'occasion est trop belle, je serai amoureux de cette fille-là. - -Et il engagea fortement Mme Daubré à aller le soir même chez Mme -Borel retenir Madeleine comme institutrice de sa fille. - - - - -IX - - -Madeleine rentra chez elle, non pas complètement heureuse, mais sûre -du moins de pouvoir gagner honorablement sa vie. - -Cependant, à la pensée de quitter cette famille au milieu de laquelle -s'était écoulée son enfance, à la pensée surtout de se séparer de -Mlle Borel, elle sentait chanceler sa résolution et son cœur se serrer -douloureusement. - -Pour sortir plus vite de cette inquiétude, elle résolut d'aller -raconter immédiatement à Mlle Bathilde son entrevue avec Mme Daubré. - -Comme elle montait, encore hésitante, dans la chambre de sa mère -adoptive, elle rencontra Béatrix, qu'elle salua amicalement. Mais -Béatrix évita de lui rendre son salut. - -Cette froideur lui donna du courage. - -L'absence aussi prolongée de Madeleine avait causé dans la maison un -véritable scandale. La famille s'était réunie et avait décidé -qu'elle s'interdirait de faire de nouvelles observations à Mlle Borel; -mais que Laure et Béatrix s'abstiendraient dorénavant de toute relation -intime avec Madeleine. - -Madeleine trouva Mlle Borel dans son cabinet de travail, compulsant -divers livres épars sur son pupitre. - -Elle écrivait un ouvrage sur la destinée de la femme dans le passé, -le présent et l'avenir. Elle croyait le moment venu de revendiquer pour -les femmes la liberté qui est reconnue aujourd'hui, par tout esprit -logique et avancé, comme la base légitime et nécessaire des -sociétés. Dans l'après-midi, elle avait demandé plusieurs fois -Madeleine, qui l'aidait ordinairement dans ses recherches, et elle -s'étonnait aussi de ne pas la voir rentrer. - -Elle accueillit Madeleine avec cet air de gravité affectueuse qui lui -était habituel. - -«D'où venez-vous donc, mon enfant?» lui demanda-t-elle, non pas d'un -ton inquisiteur, mais avec l'accent d'une curiosité tout amicale. - -Mlle Borel avait un esprit si sérieux, une âme tellement inaccessible -aux petits intérêts et aux préoccupations mesquines, elle avait des -principes si austères, en un mot, elle planait dans des sphères si -vastes et si hautes que, malgré sa bonté, Madeleine avait toujours eu -pour elle un respect poussé jusqu'à la crainte. - -En outre, Mlle Borel, dans ses affections, n'était nullement -démonstrative. Comme elle les témoignait par des actes, il lui -semblait superflu de les exprimer par des caresses. Sa fille adoptive ne -se rappelait point qu'elle l'eût jamais embrassée. - -Madeleine lui raconta donc avec quelque timidité sa visite à Mme -Daubré. - -«Vous m'avez donné, ajouta-t-elle, une éducation et une force morale -que j'étais impatiente d'employer. L'oisiveté, l'inutilité de ma vie -m'étaient devenues insupportables. - -«Comme vous le disiez encore hier au soir: «Il n'y a pas de dignité -ni de liberté possibles sans l'indépendance matérielle.» Je le sais, -mademoiselle, vous n'êtes pas généreuse à demi. Jamais vous ne -m'avez fait sentir le poids du bienfait. Pour moi, le plus grand bonheur -eût été de passer ma vie à vos côtés. Une telle dépendance m'eût -relevée à mes yeux, au lieu de m'humilier; mais il me semble que, -depuis quelque temps, Laure et Béatrix ne m'aiment plus et supportent -impatiemment ma présence. D'un autre côté, je voudrais arriver à -soutenir ma mère et épargner ce soin à mes sœurs qui gagnent à -peine de quoi se nourrir. Ah! dites-moi que vous me pardonnez d'avoir -pris une semblable résolution sans vous consulter?» - -Elle était tombée aux genoux de Mlle Borel. - -Mlle Bathilde ne répondait pas; mais elle serrait contre son cœur les -mains de Madeleine. L'héroïsme de cette enfant lui cassait un -attendrissement qu'elle ne pouvait dominer. Elle pleurait. C'était la -première fois que Madeleine surprenait une émotion chez ce cœur -qu'elle croyait impassible, qu'elle aussi avait accusé parfois -d'insensibilité. - -À la vue de ses larmes, elle se jeta à son cou par un élan -irrésistible; et, pendant un instant, ces deux nobles âmes se -confondirent dans une sainte effusion. - -«Oh! mademoiselle, s'écria Madeleine, je suis à vous, je suis votre -chose, car c'est vous qui m'avez tirée du néant. Si mon départ doit -vous causer la moindre peine, parlez, je vous obéirai, vous le savez -bien. - ---Ce sont, ma fille, les plus douces larmes que j'aie versées en ma -vie. Je suis fière d'avoir formé ton cœur. Tu es bien réellement ma -fille, la fille de mon âme. Mais, tu le sais, mon enfant, les -affections individuelles ne peuvent m'absorber entièrement. Ma vie et -ma fortune ne m'appartiennent plus. Je les ai consacrées au triomphe -d'une idée. - -«Je veux entreprendre une nouvelle croisade, la croisade des femmes -contre les préjugés qui les oppriment, et contre cette injustice qui -place la femme pauvre, l'ouvrière, dans cette alternative effroyable: -l'ignominie ou la misère. Il faut que la femme puisse conquérir la -liberté par son travail. Il ne s'agit pas encore pour elle, tu le -conçois, de droits politiques; il faut avant tout la tirer de cet -esclavage quotidien qui la livre à une révoltante exploitation; et, -pour atteindre ce but, nous ne devons plus nous borner à des -protestations stériles. Il faut agir, il faut fonder des institutions -qui garantissent la femme contre toutes les oppressions: la misère, la -concurrence masculine, et surtout la corruption. C'est à cette grande -œuvre, mon enfant, que je me suis vouée. Je veux d'abord publier cet -ouvrage où j'expose toute ma pensée: la critique et l'organisation. -Mais avant de le terminer, il faut que je fasse un long voyage pour -étudier dans les principaux pays d'Europe et d'Amérique la situation -de l'ouvrière. Or, je ne voudrais pas te faire partager les fatigues et -peut-être les périls de cette entreprise. - -«J'avais pensé déjà à te placer, avant mon départ, soit dans une -maison honorable, soit dans un pensionnat. Je n'aperçois donc aucun -inconvénient à ce que tu entres chez Mme Daubré. Je vois avec -plaisir, au contraire, que tu sentes le besoin du travail, et que tu te -formes à la rude expérience de la vie. Car les individus subissent les -mêmes nécessités que les sociétés. On n'est grand, on n'est fort -qu'à la condition d'avoir souffert, qu'à la condition d'avoir -travaillé. Je vais maintenant hâter mon départ. Quand je reviendrai, -j'aurai besoin de ta jeune activité.» - -Madeleine avait écouté Mlle Borel avec une religieuse admiration. - -«Alors, comme aujourd'hui, mademoiselle, lui dit-elle, je serai fière -d'être l'humble instrument de votre grande pensée. - ---Cependant, mon enfant, ajouta Mlle Borel, je ne veux pas te laisser -dans l'inquiétude relativement à ta famille. J'ai cherché à la tirer -de la misère en donnant à tes sœurs des professions. J'ai cherché -aussi à guérir ton père de son malheureux penchant en lui procurant -de l'ouvrage. Il était trop tard. Puisque ta mère et tes sœurs sont -encore dans une position si précaire, je te remettrai mille francs pour -elles, afin que Claudine puisse venir à Paris, afin que Marie et ta -pauvre mère reçoivent les soins que réclame leur état. - ---J'accepte, mademoiselle, ce dernier bienfait. J'irai leur porter cette -somme moi-même. En partant demain pour Lyon, je pourrai être de retour -au commencement de la semaine prochaine. Je ramènerai Claudine.» - -Mlle Borel applaudit à cette pensée affectueuse, et le voyage de -Madeleine fut décidé. - -Le soir même, Mme Daubré vint chez les Borel. - -Madeleine fut définitivement engagée comme institutrice de Jeanne. - -Incitée par Maxime, Béatrix s'était réellement éprise de M. de -Lomas. Aussi, dès qu'elle apprit que Madeleine, dont elle redoutait -déjà la rivalité, allait justement s'établir chez M. Daubré et se -trouver en relations intimes et journalières avec M. de Lomas, -éprouva-t-elle un vif désappointement et un ressentiment même qu'elle -ne put dissimuler. - -Quand Madeleine et Mlle Borel se furent retirées: - -«Oh! je sais bien, insinua Béatrix à Mme Daubré, pourquoi Mlle -Bordier tient à entrer chez vous. - ---Pourquoi donc? - ---La charité m'ordonne de me taire; et cependant, depuis que M. de -Lomas vient à la maison, il est assez facile de voir.... - ---Comment! vous croyez? interrompit Mme Daubré. Soyez tranquille, je la -surveillerai, et si je m'apercevais de quelque intrigue de ce genre.... - ---Ah! je ne vais pas aussi loin que cela, reprit Béatrix d'un ton -jésuitique, et je craindrais vraiment de vous avoir donné une mauvaise -opinion de Madeleine, qui est une très-bonne fille. - ---C'est égal, j'y veillerai, dans son intérêt comme dans celui de mon -frère. Je vous remercie d'avoir appelé mon attention sur ce -danger-là. - ---Certainement, reprit Mme Borel, Madeleine est une charmante fille que -nous aimons beaucoup; et c'est pourquoi je vous engage à veiller sur -elle un peu plus que ne l'a fait Bathilde jusqu'à présent. Je ne la -crois pas légère, mais elle est jolie, et elle a peu de piété. Elle -serait donc plus exposée qu'une autre. - ---Ah! par exemple, reprit Béatrix, je ne sais trop si elle supportera -aisément les observations et pourra se soumettre aux exigences de sa -position nouvelle. - ---Je suis moi-même si facile à vivre; et j'ai si peu d'exigences -vis-à-vis de mes domestiques,» dit en minaudant Mme Daubré, qui -déjà assimilait Madeleine à sa femme de chambre. - -Béatrix s'abstint de rien ajouter à ces dernières paroles, car elle -savait bien que Madeleine, ne resterait pas longtemps dans une maison -où elle serait traitée à l'égale d'une domestique. - - - - -X - - -Le lendemain soir, à huit heures, Madeleine partait pour Lyon. Il y -avait affluence de voyageurs. Comme elle n'avait pas trouvé de place -dans le compartiment réservé aux dames, elle cherchait un wagon qui -lui offrit à peu près la même sécurité, quand elle s'entendit -appeler par une voix qui la fit tressaillir. - -«Eh! mais, c'est bien vous, Madeleine, je ne me trompe pas.» - -C'était Maxime, qui, un sac de voyage à la main, se disposait à -monter dans le même compartiment. - -Madeleine, bouleversée de cette rencontre inattendue, restait immobile, -indécise, quand un employé vint la presser de monter. Elle entra dans -le wagon, et Maxime la suivit. - -Maxime, sorti depuis la veille, ne connaissait ni le changement de -situation de Madeleine, ni son projet de voyage à Lyon. - -Naturellement Madeleine ignorait aussi le départ de Maxime. - -En quelques mots elle lui apprit ses nouvelles fonctions d'institutrice. - -«Comment! vous nous quittez! dit Maxime avec une tristesse réelle. Ah! -c'est bien mal d'avoir pensé que vous étiez de trop parmi nous. Moi -qui croyais que vous aviez du cœur et que vous nous aimiez! Je gage que -cette belle idée vient de la tante Bathilde avec ses fameuses théories -de dignité, d'indépendance, de travail. Ma tante est un pur esprit, un -esprit systématique qui peut avoir sa grandeur, mais qui n'est pas -divertissant du tout. Comment, vous qui êtes artiste, c'est-à-dire un -être vibrant, tout nerfs et tout cœur, vous êtes-vous laissé -séduire par ces doctrines arides et desséchantes?» - -Quoique fort émue de ces affectueux reproches, Madeleine sut néanmoins -conserver un air calme. - -«Pourquoi, répondit-elle avec un triste sourire, jugez-vous aussi -légèrement des idées que vous n'avez jamais cherché à comprendre? -C'est là un travers tout français qu'il m'est toujours très-pénible -de rencontrer chez mes amis. - ---Allons! c'est décidément une petite quakeresse, pensa Maxime. Quel -dommage, avec ces yeux-là! - ---Eh bien! reprit-il, puisque vous attaquez mes travers, permettez-moi -aussi, chère petite sœur, de me moquer un peu des vôtres. Une -personne faite comme vous ne devrait songer qu'à plaire, et laisser aux -femmes vieilles et laides les prétentions à la littérature et à la -philosophie transcendante. Voyez-vous, nous ne pouvons souffrir les -femmes qui veulent empiéter sur notre domaine. - ---Mais alors, monsieur Maxime, soyez assez bon pour tracer une ligne de -démarcation bien nette autour de vos terres, afin qu'il ne nous prenne -point la fantaisie d'y aller braconner. Je croyais que la puissante -jeunesse française, la jeunesse masculine, n'avait aujourd'hui d'autre -domaine que le sport et le jockey-club. Quant à la philosophie -transcendante, quant à la poésie, elle ne s'en soucie guère. Faut-il -donc nous en vouloir si nous osons défricher quelques pauvres petits -coins de ce domaine abandonné par son seigneur? - ---À tort ou à raison, de tout temps nous nous sommes adjugé le -monopole des travaux de l'intelligence. - ---C'est cela! vous vous êtes dit par exemple: «Moi homme, je suis le -roi de la création; à ce titre, je me réserve le domaine le plus -élevé, le plus noble, celui de la pensée. Si la femme, cet être -inférieur que j'ai longtemps dominé par la seule force physique, veut -empiéter sur mes attributions, veut développer son intelligence, -exercer ses facultés, qui ont bien, il est vrai, quelque rapport avec -les miennes, si surtout elle veut se soustraire à sa destinée qui est -de me servir et de m'amuser, je la couvrirai de ridicule, je -l'accablerai de mon mépris; et, pour la réduire à l'obéissance, je -lui dirai ces mots sans réplique: «Dès lors vous cessez de me -plaire.» Mais si aujourd'hui la femme, plus dégagée de ces préjugés -antiques, faisait à son tour ce petit raisonnement et disait: «Je suis -la reine de la création, et à ce titre, j'ai droit de faire ce que bon -me semble. J'ai des facultés que je sens puissantes et que je veux -développer. Quelles que soient les prétentions du sexe fort, je ferai -de la poésie parce que je suis poëte, de la peinture parce que je suis -peintre, de la philosophie parce que je suis philosophe. Et si l'homme, -cet être orgueilleux et brutal, que j'ai si longtemps dominé par la -seule force de ma beauté, le trouve mauvais, je lui dirai ces mots sans -réplique: «Dorénavant vous cessez de me plaire.» Si un beau jour -toutes les femmes raisonnaient de la sorte, je serais curieuse de savoir -qui le premier se rendrait, du roi ou de la reine.» - -Pendant que Madeleine parlait ainsi, son visage avait pris une -expression que Maxime ne lui connaissait pas. Ses yeux pétillaient -d'une douce malice, et sur sa bouche se dessinait un sourire fin et -moqueur qui faisait paraître ses lèvres plus rouges et ses dents plus -éclatantes. - -«Ah! je suis bien obligé de le confesser, s'écria Maxime, ce serait -le roi!» - -Mais il répondit avec un regard et un ton de galanterie qui déplurent -à Madeleine. Elle conçut quelque inquiétude et voulut savoir les -causes du départ de Maxime. - -«Aujourd'hui à dîner, lui dit-elle, Mme Borel exprimait sa surprise -de ne vous avoir pas vu depuis hier. Le domestique interrogé a répondu -que vous n'étiez pas rentré cette nuit. Vous vous êtes donc décidé -bien promptement à partir? En avez-vous du moins prévenu votre mère? - ---Je lui ai écrit que j'allais passer quelques jours chez un de mes -amis; mais j'ai intérêt à cacher ce voyage, à mes parents surtout. -Je vous prierai donc de n'en parler à personne, pas même à Mme -Daubré. - ---Comme vous devenez mystérieux! Alors, il ne s'agit pas d'un -pèlerinage à Notre-Dame de Fourvières? - ---Pas précisément. Vous êtes intriguée, n'est-ce pas? dit Maxime qui -devina l'appréhension de Madeleine. Je vais vous confier mon secret -afin que vous en compreniez l'importance et ne me trahissiez pas. Il -s'agit d'une affaire d'argent. - ---Encore! Il y a trois ans vous avez déjà causé tant d'inquiétude à -M. Borel! - ---Voyons, soyez raisonnable: est-ce une modique pension de trente mille -francs qui peut me permettre de vivre à Paris? - ---Trente mille francs! Mais il me semble que c'est beaucoup d'argent. -Pour tant de malheureux ce capital serait la richesse. - ---C'est possible; mais moi je ne puis vivre à bon marché. Il y a -telles dépenses que vous ne soupçonnez pas et qui sont considérables. -Mon écurie seule me coûte ces trente mille francs. Enfin, ce que mon -père ignore, c'est que j'ai un train de maison à soutenir. - ---Un train de maison! s'écria Madeleine qui allait de surprise en -surprise. - ---Ce n'est pas que je sois précisément marié. Vous qui êtes une -femme forte, vous devez me comprendre.» - -Madeleine eut froid entre les épaules. - -«Eh bien! ma maison me coûte environ 80 000 francs par an. Maintenant, -il y a mes dépenses personnelles. Vous voyez que je suis un homme -d'ordre et que je tiens régulièrement mes comptes. Or, depuis trois -ans que mon père m'a mis à la portion congrue de 30 000 francs, j'ai -emprunté 280 000 francs, avec lesquels j'ai pu vivre à force -d'économies. Mais, comme je les ai empruntés à des usuriers, je dois -près de 450 000 francs. Il y a des lettres de change protestées et -prise de corps. J'ai à mes trousses un certain Renardet qui a, je -crois, une vengeance particulière à exercer; car il me poursuit avec -une âpreté qui ne me laisse ni repos ni trêve. Je vais à Lyon, où -ma famille est connue et où j'espère trouver ces 450 000 francs à des -conditions plus douces, car il faut absolument que je me tire de là. - ---Pauvre monsieur Maxime! fit Madeleine avec une réelle pitié. Vous -êtes bien malheureux de vous créer ainsi des besoins factices que vous -ne pouvez satisfaire qu'au prix de mille tracas. Et songez-vous au -mécontentement de votre père et de votre mère? - ---J'y pense sans doute; mais ils se conduisent à mon égard avec tant -de lésinerie! Mon père a 400 000 francs de rentes, je le sais -pertinemment, et il me laisse végéter dans une misère relative, on ne -peut plus humiliante. - ---N'est-ce pas pour vous qu'il conserve cette fortune? - ---Mais si je ne profite pas de cette fortune pendant ma jeunesse, quel -besoin en aurai-je lorsque je serai vieux, cacochyme, édenté, perclus -de rhumatismes, racorni au moral comme au physique? - ---Ce sont là des lieux communs que vous vous plaisez à répéter, -parce qu'ils flattent vos passions. - ---C'est possible. Mais j'ai pris à Paris une position que je ne puis -abandonner. C'est presque une question d'honneur. - ---Oh! ne vous trompez-vous pas sur les mots? Dites plutôt de vanité. - ---Je le veux bien. Mais la vanité, n'est-elle pas le plus impérieux de -nos mobiles? N'est-ce pas la vanité qui, vous aussi, vous pousse à -écrire? - ---Non, c'est autre chose. - ---L'amour de l'art? Et moi ne pourrais-je dire également: C'est l'amour -de l'art? Car l'amour du luxe n'est pas autre chose. Mais je suis plus -sincère; Oui, c'est la vanité. Une fois lancé dans un certain monde -où l'on a obtenu des succès, on ne peut pas plus renoncer à ces -satisfactions, qu'un poëte parvenu à la célébrité ne peut renoncer -aux émotions de la gloire. - ---On le peut; il s'agit seulement de le vouloir. - ---Je forme de bonnes résolutions, je vous assure. - ---Permettez-moi de vous donner un conseil, dit Madeleine avec une -onction partie du cœur. Vous le savez, nous nous sommes toujours -traités comme frère et sœur. Vous avez bientôt vingt-huit ans, vous -n'êtes donc plus un enfant. Renoncez à ces jouissances puériles, -malsaines, indignes d'un esprit qui pourrait aspirer à des -satisfactions d'un ordre plus élevé. Vous allez au gouffre, et -peut-être y entraînerez-vous des êtres que vous devez chérir. Enfin, -dans cette oisiveté ruineuse, vous laissez s'étioler votre -intelligence. - ---Il faut travailler, n'est-ce pas? interrompit gaiement Maxime. Je -connais cette guitare. Je crois entendre la tante Bathilde. De grâce, -Madeleine, ne prêchez pas. Cela me gâte le plaisir très-vif et -très-réel que j'éprouve à vous avoir pour compagne de voyage. Pas -plus que la tante Borel et Notre-Dame de Fourvières, vous ne réussirez -à me convertir. Je suis un endurci. Écoutez, ma chère petite -Madeleine, ajouta-t-il en lui prenant la main avec affection; savez-vous -ce que je pense en ce moment? - ---Non.» - -Ils n'étaient plus que trois dans le compartiment. Mais le troisième -voyageur était tellement enveloppé de manteaux, de foulards et de -couvertures, qu'on ne pouvait même distinguer à quel sexe il -appartenait. Enfin il semblait si profondément endormi que Maxime et -Madeleine parlaient avec autant de liberté que s'ils eussent été -seuls. - -«Eh bien! je pense que vous êtes charmante, dit Maxime, plus charmante -que je ne m'en serais douté. Je vous voyais trop facilement pour vous -apprécier à votre valeur. Je vous croyais un peu sèche et pédante, -comme la tante Bathilde, tandis que vous me paraissez au contraire -simple et bonne enfant. Peut-être aussi cette rencontre, ce -demi-mystère sont-ils pour quelque chose dans l'impression que -j'éprouve. Plusieurs fois déjà, depuis que nous causons, je me suis -senti le cœur vraiment touché.» - -Madeleine retira doucement sa main qui frémissait dans celle de Maxime. -Elle appuya sa tête dans l'angle de la voiture, et, pour dominer -l'émotion qui l'envahissait, elle ferma les yeux. - -«Ne vous fâchez pas, Madeleine, laissez-moi achever. Jamais peut-être -nous ne nous retrouverons ainsi. Eh bien! je pense que pour un cœur -jeune et honnête, le bonheur suprême serait d'être aimée de vous. -Pour mon châtiment, je vous le confesserai: tout à l'heure l'occasion -se présentait si favorable; j'ai songé un instant à vous faire la -cour. Nous sommes si pervers! Mais depuis j'ai réfléchi. Maintenant je -crois qu'un homme ne pourrait pas vous aimer à demi, et que si l'on -était aimé de vous, il faudrait vous consacrer sa vie. Eh bien! même -avec un tel bonheur en perspective, il me serait impossible de renoncer -à mes habitudes de dissipation. Je suis déjà la proie du gouffre; ma -vie ne m'appartient plus; elle appartient à mon tyran, le monde, -c'est-à-dire le cercle, le sport et les courtisanes. Je ne pourrais -plus vous aimer comme vous le méritez. Je vous ferais souffrir sans -être heureux moi-même. Alors je me suis dit: «Je serai honnête une -fois en ma vie, je ne troublerai pas cette candeur.» Et cependant, -croyez-le, Madeleine, je fais un sacrifice, un sacrifice dont je me -croyais incapable, et je vous remercie, ma charmante petite sœur, de me -l'avoir inspiré.» - -Madeleine, les yeux toujours fermés, les lèvres émues, ne répondit -pas. - -«Eh bien!» reprit Maxime en posant sa main sur celle de la jeune -fille. - -À ce contact elle éprouva comme un frémissement électrique. - -«Je.... je.... vous disiez.... Je crois que je rêvais! s'écria-t-elle -avec un rire nerveux. Oui, je m'endormais.» - -Et elle retomba, presque défaillante, dans l'angle de la voiture. - -«Ah çà! pensa Maxime piqué au vif, serait-elle coquette! C'est un -peu fort! S'endormir au milieu d'une déclaration si respectueuse! -Ah!... elle s'endormait!...» répétait-il profondément blessé dans -son amour-propre. - -Maintenant il attachait sur Madeleine un regard de dépit et de -convoitise. Il mordillait sa moustache et souriait avec une expression -sarcastique. - -«Où sommes-nous donc? fit Madeleine, qui, cherchant à lutter contre -son émotion, se pencha à la portière. - ---C'est décidément une coquette, pensa de nouveau Maxime. Et je ne -m'en étais pas aperçu! Ah çà! serais-je sérieusement amoureux? -Soyez donc vertueux avec les femmes! La meilleure.... Comme elle évite -de me regarder! Elle s'amuse à me faire poser. Je me sens ridicule. -Mais nous allons voir tout à l'heure. - ---Dites-moi, Madeleine, avez-vous déjà écrit des vers sur l'amour? -C'est là le thème éternel de toute poésie. - ---Oui. Pourquoi? - ---Parce qu'il doit être assez curieux de voir comment une jeune fille -de vingt ans, qui est censée ignorer ce sentiment, peut en parler en -vers. Voyons, traitez-moi en camarade et récitez-m'en quelques-uns. Je -ne supporte pas la poésie, mais la vôtre m'intéressera. Faites-moi la -charité d'une petite strophe. - ---Non! répondit gravement Madeleine. - ---Remarquez bien que dans ce moment-ci nous parlons raison et faisons -une étude psychologique. Voilà encore un de ces mots barbares dont -abuse la tante Borel, et qui doivent vous êtes familiers. Je voudrais -savoir comment aime une jeune fille pour la première fois. C'est un -véritable service que je vous demande, car un homme ne peut être -certain de la justesse de ses propres études, attendu qu'il n'est -jamais sûr d'être le premier. Voilà pourquoi sans doute nous -préférons à ces prétendues ingénues des femmes qui ont du moins le -courage du vice et le mérite de la sincérité. Vous comprenez: être -le trentième ou le troisième, il n'y a pas une si grande différence -que l'on croit. - ---Je désire que nous changions de conversation, dit Madeleine -offusquée du ton léger que prenait Maxime. - ---De quoi voulez-vous donc que parlent un homme et une femme qui n'ont -pas soixante ans, si ce n'est d'amour? - ---Restons sur votre _domaine_ et parlons philosophie. - ---Je préfère la littérature qui fait aussi partie de nos possessions. -Or, la littérature de nos jours ne pivote-t-elle pas uniquement sur -l'amour? - ---Soit! je vous laisse parler, fit Madeleine avec quelque sévérité. -J'ai sommeil, et, si vous le permettez, je vais dormir. - ---Dormons donc,» repartit ironiquement Maxime; - -Et il se rejeta dans un coin de la voiture. Il pensait qu'en affectant -l'indifférence, il l'amènerait à renouer elle-même la conversation. - -«Ah! quel supplice!» se disait Madeleine. - -Elle se sentait faiblir sous le choc d'émotions aussi diverses et aussi -prolongées. - -Maxime, de temps à autre, entrouvrait les paupières et regardait -Madeleine. Madeleine aussi l'observait à la dérobée. - -Maxime passait pour joli garçon. Il n'avait cependant ni cette -régularité ni ce poli qui constituent ordinairement la beauté. Sa -figure même n'offrait pas de caractère bien accusé. Elle séduisait -plutôt par une expression à la fois mobile et passionnée. - -Ses yeux gris-bleu prenaient au soleil des reflets verdâtres, et -paraissaient noirs aux lumières. Quand un sentiment violent les -animait, ils projetaient un éclat puissant, et la colère les faisait -étinceler comme l'acier. Ce regard lumineux, plein d'acuité, aux tons -changeants, révélait sa nature véhémente et par-dessus tout -fantaisiste, s'abandonnant à tous ses caprices et poussant le caprice -jusqu'à la passion. - -Sa bouche au sourire sceptique, son nez trop grand, sa peau très-brune -et pourtant d'un grain délicat, ses cheveux noirs, fins et soyeux; son -geste ample, élégant; des mains de femme, nerveuses et molles, tout -cet ensemble séduisait le physionomiste, qui découvrait en lui une de -ces organisations pleines de contrastes et de spontanéité: un -caractère généreux, mais sans énergie; une intelligence vive, sans -profondeur; des goûts artistiques, un certain idéal, mais des -penchants voluptueux qui rendent peu susceptibles d'une grande -élévation dans l'amour; en un mot c'était une nature mixte qui tenait -à la fois de la femme et du lion. - -Madeleine était fort pâle, et ses paupières entourées d'ombre -donnaient à sa tête penchée en arrière une expression si singulière -de volupté et de douleur, que Maxime se sentait en réalité plus ému -qu'il ne se l'avouait à lui-même. - -«Il n'y a qu'une coquette endiablée, se disait-il, qui ait pu trouver -une attitude aussi provocante.» - -Et cependant les lèvres contractées de Madeleine trahissaient tant de -tristesse, il y avait tant de pureté sur ce front et dans les contours -de ce visage, que Maxime restait incertain. - -«Ah bien oui! reprenait-il, de la pureté chez une femme qui lit les -philosophes, qui écrit des poëmes, des romans peut-être! Est-ce que -cette petite fille réussirait à m'en imposer avec ses airs de madone -endormie?» - -La fièvre l'empoignait, l'incertitude même aiguisait son caprice. - -«Ah çà, Madeleine, s'écria-t-il tout à coup d'une voix émue et -vibrante qui fit tressaillir la jeune fille, j'ai été franc tout à -l'heure, je le serai jusqu'au bout. Eh bien! maintenant je crois que -vous vous moquez de moi. Depuis bientôt huit heures que nous sommes en -tête à tête, vous m'avez fait passer par toutes les émotions -possibles, depuis la chaste tendresse de l'amitié jusqu'à l'amour le -plus véhément. À présent, je suis amoureux de vous, mais amoureux -jusqu'à la folie. Que vous disais-je tout à l'heure? Je n'en sais plus -rien. Je cherchais à m'abuser sur le sentiment violent que vous -m'inspirez. Je le sens, je vous aime, non pas d'aujourd'hui, mais depuis -longtemps. Depuis longtemps votre regard m'attirait. Je résistais à -cet attrait qui me semblait une impiété, parce que je vous avais -connue toute petite, et qu'on m'avait habitué à vous traiter en sœur. -Mais aujourd'hui, aujourd'hui que je vais vous perdre, mon cœur se -déchire, et je sens combien je vous aimais. Que disais-je donc tout à -l'heure? Ah! je m'en souviens: je disais que je ne pourrais sacrifier le -monde à votre amour. Madeleine, ce n'est plus le monde que je veux vous -sacrifier, c'est ma vie entière. Dites, ordonnez. Que faut-il faire -pour vous plaire, pour vous obtenir? Pourquoi cet air si grave et cet -effroi que je lis dans vos yeux, ma belle Madeleine? Mon amour vous fait -peur? Oh! pardonnez, je vous en supplie, à l'explosion d'une passion -trop longtemps contenue. Si vous repoussiez mon affection, je crois que -j'en deviendrais fou.» - -Maxime avait joué son rôle en comédien convaincu. Sa voix réellement -attendrie, son regard passionné pouvaient persuader à Madeleine qu'il -ressentait réellement ce qu'il disait. Bien qu'elle n'eût aucune -expérience dans les choses du cœur, son instinct de femme -l'avertissait cependant que cet amour si brusque n'était pas tout à -fait sincère. Il lui semblait qu'un homme vraiment épris eût mieux su -dominer un entraînement qu'il ne savait point être partagé. Mais, -dans le premier moment, elle fut tellement bouleversée par cette -violence d'expressions qu'elle ne songea pas à retirer ses mains que -Maxime couvrait de baisers. - -«Oh! dites, m'aimez-vous? Pourrez-vous m'aimer? suppliait-il. - ---Laissez-moi, laissez-moi!» s'écria-t-elle enfin. Elle éclata en -sanglots. - -Et puis, relevant bientôt son visage digne et attristé: - -«Vous oubliez, monsieur Maxime, dit-elle, que je suis une pauvre fille, -et qu'à ce titre du moins j'ai droit à votre respect.» - -On arrivait à Mâcon. Le jour commençait à paraître. - -«Dix minutes d'arrêt,» cria l'employé. - -Madeleine mit son chapeau, rejoignit ses effets, et se disposait à -quitter le wagon. - -Maxime était bon. Il aimait réellement cette jeune fille, et il -éprouvait un vif regret de l'avoir offensée. - -«Restez, je vous en prie, Madeleine, c'est moi qui descendrai.» - -Madeleine ne l'écoutait pas. - -«Du moins, avant de me quitter, dites-moi que vous me pardonnez, et -adressez-moi un adieu fraternel.» - -Il lui saisit la main. Madeleine répondit à son étreinte; mais elle -descendit sans lui adresser une parole ni un regard. - -En la voyant toute chancelante, le visage encore humide de pleurs, -Maxime sentit aussi les larmes lui monter aux yeux. - -«Je suis un lâche, se disait-il; comment avais-je pu supposer que -cette brave fille s'occupait d'un libertin comme moi? - -Le voyageur si bien emmailloté; qui jusqu'alors s'était tenu immobile -dans son coin, se remua. Il fit tomber le foulard qui lui cachait -entièrement le visage, et Maxime, découvrant ses traits, demeura comme -frappé de stupeur. - -Cet homme, c'était Renardet, celui-là même qu'il fuyait. - - - - -XI - - -M. Renardet était un petit homme maigre qui tenait à la fois du renard -et de la fouine. Son nez long et pointu, ses lèvres minces et -rentrantes, ses cheveux d'un ton fauve, ses doigts crochus, ses yeux, -petits et couverts, dont la prunelle pâle et avide se fixait parfois -avec une acuité terrifiante, l'eussent fait prendre pour un usurier ou -un limier de police. Il n'était pourtant ni l'un ni l'autre, bien qu'il -tînt de tous les deux. M. Renardet était simplement agent d'affaires, -rue Richer, 53. - -Agent d'affaires! Quelles affaires? Toutes les affaires possibles et -impossibles, difficiles et véreuses. De la finesse poussée jusqu'à -l'astuce; une persistance opiniâtre; une activité incessante; un -manque absolu de conscience ou de sentiments généreux, telles étaient -les qualités qui faisaient de M. Renardet un précieux serviteur du -vice, un fripon accompli. - -Maxime à sa vue était devenu pâle. Évidemment ce n'était point le -hasard qui avait conduit Renardet dans le même compartiment; et un -pareil homme n'avait pas dû s'endormir. Il avait donc entendu toute sa -conversation avec Madeleine, il savait maintenant que son père était -fort riche et ne le laisserait pas en prison. - -«Je suis pincé, se dit Maxime, il faut prendre mon parti en brave. - ---Eh bien! monsieur Renardet, je vous félicite, vous avez admirablement -tendu vos filets. Nous venons de traverser la dernière station. Vous -avez sans doute vos gardes du commerce dans le compartiment voisin, ou -ils m'attendent à la gare; je suis donc un homme coffré, et à Lyon -encore, où mon incarcération fera scandale. Ma foi! vous êtes -artiste, et, quoique victime de votre talent, je suis forcé de -reconnaître que voilà un coup de génie. - ---Eh! eh! fit le Renardet avec un rire sec qui découvrait de petites -dents aiguës et espacées comme celles d'un limier. N'est-ce pas, c'est -adroit? - ---Je ne me répète pas, monsieur Renardet, repartit Maxime avec un ton -méprisant; je vous ai offert mes compliments une fois, c'est assez. - ---Je vois, monsieur Borel, que vous me jugez mal. Je suis moins terrible -que vous ne le pensez. Quoique je sois depuis longtemps dans les -affaires, on a des entrailles. Tenez, vous me croirez si vous voulez, -mais j'ai de la sympathie pour les mauvais sujets et les beaux garçons -comme vous. Attrait de contraste sans doute. Hi! hi! hi! (Il tira sa -tabatière et offrit une prise à Maxime qui refusa.) Eh bien! ce que je -suis venu faire, ce n'est point vous coffrer, mais vous proposer un -traité de paix. - ---Un traité de paix! fit Maxime qui observait Renardet avec défiance. - ---Cela vous surprend, n'est-ce pas? Vous allez ce matin de surprise en -surprise; car tout à l'heure cette petite femme, elle aussi, vous a -bien étonné. Pauvre, et vous résister! Savez-vous que, si j'avais -vingt-cinq ans de moins, je m'intéresserais à cette vertu -phénoménale. Il serait peu à souhaiter toutefois qu'il y en eût -beaucoup ainsi. - -«Qu'est-ce qui fait aller les affaires? c'est le vice. Supprimez le -vice, supprimez les jolies petites femmes qui l'entretiennent, et voilà -une foule d'industries ruinées, complètement ruinées. Sans doute, il -en faut quelques-uns de ces petits dragons de vertu pour mieux nous -faire sentir le prix du vice et nous apprendre aussi que la vertu n'est -pas un vain mot. Mais il n'en faudrait pas beaucoup, sapristi! ou -Renardet n'aurait plus qu'à fermer boutique. Je suis également agent -d'affaires dans la spécialité; et j'ai pu faire des études qui, ma -foi! ne sont pas à l'honneur de la morale. Tenez, dernièrement, -j'avais été chargé de porter des consolations, c'est-à-dire l'offre -d'un cœur, d'un mobilier en noyer et de douze cents francs de rente à -une pauvre ouvrière qui n'avait rien mangé depuis quarante-huit -heures. Une belle créature! et pas vingt ans. Tout d'abord elle refusa. -Quand j'ai vu cela, moi, Renardet, j'en avais les larmes aux yeux. J'ai -su depuis qu'elle avait un amoureux. C'est égal, cette fidélité, -c'est encore très-beau. - ---Mais a-t-elle fini par accepter? - ---Parbleu! que vouliez-vous qu'elle fît? Sur le théâtre on dirait: -«Qu'elle mourût.» Vous voyez qu'on sait ses auteurs. Sur le -théâtre, bon! Mais dans la vie réelle on ne se laisse pas mourir -comme cela. Elle a fait des façons; heureusement j'ai de l'éloquence. - ---Et quand on jeûne depuis quarante-huit heures, ajouta Maxime, on est -peu difficile sur les métaphores. - ---Monsieur Borel, je mets mon éloquence à votre service, si jamais -vous en aviez besoin. - ---Oh! ces sortes d'affaires, je les traite moi-même. - -Vous avez tort; soi-même on n'ose pas marchander, tandis qu'un -tiers.... - ---Je ne marchande jamais. - ---Mais enfin, vous les manquez quelquefois vos affaires, témoin cette -petite femme de tout à l'heure. Ainsi, règle générale.... - ---Monsieur Renardet, le traité, le traité que vous vouliez me proposer -tout à l'heure! interrompit Maxime avec impatience. - ---Laissez-moi achever: règle générale, quand une femme résiste à un -joli garçon qui l'aime et qui lui déclare son amour, il y a une raison -pour cela. Cette raison, ce n'est pas toujours la vertu, c'est souvent -l'occupation de la place par un autre amoureux. Ah! on connaît un peu -son cœur féminin. Ça vous étonne, n'est-ce pas? J'entends rabâcher -sans cesse: «Le cœur de la femme, quelle énigme!» Savez-vous -pourquoi on ne conçoit rien à la femme? C'est que, la plupart du -temps, ceux qui font ces sortes d'études ont un intérêt -d'amour-propre à ne pas voir clair. Ainsi vous êtes resté convaincu -que cette demoiselle était parfaitement incorruptible parce que -vous-même n'aviez pu la corrompre. Cependant, mettez un instant de -côté votre amour-propre et cherchez bien. N'en aimerait-elle pas un -autre?» - -Maxime contemplait Renardet avec stupéfaction. - -«Dans son genre, se disait-il, cet être ignoble n'est pas sans quelque -valeur.» - -Mais, à cette dernière supposition, il sentit le rouge lui monter au -visage. Si réellement elle avait joué la comédie de la vertu, et s'il -avait été dupe! Il éprouvait, non pas de la jalousie, mais une vive -souffrance de vanité. Néanmoins il ne se fut pas abaissé à faire des -confidences à Renardet. - -«Peu m'importe!» répondit-il froidement. - -Mais Renardet ne fut pas dupe de cette feinte indifférence. - -«Voyons, ajouta-t-il, vous faut-il des renseignements positifs sur la -jeune personne? - ---Non, merci, je ne l'aime pas. Mais laissons cela; mon cœur est pourvu -pour le moment, trop pourvu, car cela me coûte horriblement cher, plus -cher même que vous ne le supposez, puisque cela m'oblige à écouter le -verbiage d'une fouie de gens qui ne m'amusent pas du tout. - ---Bon! voilà une parole qui lui coûtera deux mille francs,» pensa -l'agent d'affaires. - -Et son regard devint si aigu que Maxime en eût été effrayé, s'il -l'eût observé en ce moment. - -«Voyons le traité de paix,» reprit-il avec insistance. - -M. Renardet renouvela l'air de ses poumons ainsi que le tabac dont il se -bourrait les narines. Il frappa plusieurs coups sur sa tabatière, comme -si le préambule l'embarrassait, et il commença ainsi: - -«Je serai bref et explicite; vous êtes un homme d'esprit, vous me -comprendrez. Le sieur Pinsard, qui m'a chargé de vous poursuivre, ne -m'alloue que cinq mille francs d'honoraires si j'obtiens le payement -intégral des cent quatre-vingt mille francs que vous lui devez. C'est -assez maigre, convenez-en, pour toute la peine que vous m'avez déjà -donnée. Ce Pinsard, vous le connaissez? - ---Beaucoup trop. - ---Un usurier de la pire espèce, qui ne se contente pas de gros -bénéfices, et qui tondrait sur un œuf. Vous êtes de cet avis? - ---Entièrement. Toutefois, vous vous assimilez à un œuf; je ne saisis -pas bien l'analogie. - ---C'est une métaphore pour exprimer ma pauvreté. Quand on est honnête -et qu'on a du cœur, on reste pauvre. C'est ce qui m'arrive. Eh bien! je -parie qu'il vous gruge, ce Pinsard, d'une manière révoltante. Combien -vous a-t-il pris pour ces cent quatre-vingt mille francs? - ---Soixante mille. - ---C'est une indignité; prêter aussi cher avec une presque certitude de -remboursement! Vous voyez bien! si vous aviez un homme d'affaires, on ne -vous exploiterait pas ainsi. Moi, par exemple, je vous aurais trouvé -cette somme à 20 pour 100. Je sais bien que vos parents peuvent vous -faire interdire; mais c'est là une extrémité à laquelle on ne -recourt pas souvent, et vos parents vous aiment. - ---Mes parents m'adorent. - ---Je le sais, Pinsard le sait aussi, le coquin. Mais c'est un madré -compère, malheur à ceux qu'il tient entre ses pinces de vautour! - ---Eh bien! voyons! quelles autres griffes me proposez-vous? demanda -Maxime, qui jeta involontairement un regard sur les mains crochues de -Renardet. - ---Là n'est pas encore la question. Faisons d'abord nos conventions -personnelles. Je veux être coulant avec vous et vous prouver que je ne -cherche pas à vous exploiter. Voulez-vous m'allouer dix mille francs -par an, et je ferai toutes vos affaires. D'abord, pour cette somme, je -mets dedans le Pinsard; je vous préserve des gardes du commerce, qui en -effet voyagent dans le compartiment voisin; je vous trouve de l'argent -au vingt pour payer toutes vos dettes. Et par-dessus le marché, avant -un mois, je vous saurai le nom du mortel heureux que vous préfère -votre jolie petite cruelle.» - -Entre la prison, ou Renardet pour homme d'affaires, Maxime n'avait pas -le choix. - -«J'accepte vos conditions, dit-il; mais je ne veux pas d'espionnage -vis-à-vis de cette jeune fille. - ---Je travaillerai donc pour ma propre satisfaction; car je fais -quelquefois de l'art pour l'art. Elle demeure.... - ---Vous ne saurez rien de moi. - ---Ah! ah! vous êtes chevaleresque. Eh bien! revenons au traité; c'est -conclu? - ---Conclu, répondit Maxime. - ---Oui, mais il faut payer un semestre d'avance. - ---Dès ce soir, vous viendrez place Bellecour, n° 7, je vous remettrai -cinq mille francs. - ---C'est entendu.» - -En cet instant, le train arrivait à la gare de Perrache. Les deux -voyageurs se séparèrent. - - - - -XII - - -Lyon est la seconde ville de France. Elle a une population -considérable, de belles rues, des quais spacieux, des édifices -somptueux, un bois de Boulogne en miniature, une situation admirable au -confluent de deux grandes rivières. Comme Paris, Lyon s'est annexé ses -faubourgs qui étaient des villes. Cependant Lyon ne plaît pas aux -touristes. Que lui manque-t-il donc? Ce qui manque à ces belles femmes -qu'on admire et qui ne charment pas: la physionomie, le pimpant, le -coquet, le _je ne sais quoi._ Lyon ressemble à Londres, par -l'impression qu'il cause. On y sent l'influence prépondérante et -desséchante du commerce; et, comme Londres, c'est une ville de -brouillards. - -Enfin Lyon est à la fois grande ville et province. Le cancan s'y -colporte comme dans le moindre village, et la corruption lyonnaise n'a -rien à envier à la corruption parisienne. Mais elle est plus couverte, -plus hypocrite; elle coûte aussi moins cher, ce qui la rend plus laide. -Cette corruption s'allie d'ailleurs assez bien avec l'excessive -bigoterie de la population. - -Lyon possède de nombreuses bibliothèques, des musées remarquables, -une école des beaux-arts, quelques journalistes de talent, quelques -poëtes classiques, romantiques, réalistes. À Lyon, la musique est -représentée par trois mille exécutants ou professeurs vivant de cet -art; et pourtant l'esprit lyonnais n'est ni artistique, ni littéraire, -il est essentiellement mercantile. - -Or, l'activité commerciale paralyse nécessairement l'élan de la -pensée vers l'idéal. Aussi Lyon a-t-il beau prêcher la décentralisation -littéraire et artistique, Paris sera toujours sans rival. Là -seulement se produisent ces larges courants électriques que dégage -l'agglomération des intelligences et qui font jaillir l'inspiration. - -Paris sera toujours aussi la première par ses femmes, qui, elles aussi, -naissent artistes; car elles possèdent au suprême degré le génie de -la coquetterie. La coquetterie, c'est l'art de la futile Parisienne, -c'est sa poésie. Cependant les Lyonnaises ont de l'esprit, de la -vivacité, de la grâce même, comme toutes les femmes qui veulent -plaire; mais elles n'ont pas cette sorte de distinction, ni cet entrain -humoristique, moitié railleur, moitié sentimental, qui sont les plus -grands charmes de la Parisienne. - -Où Lyon est seulement incomparable, c'est dans la fabrication des -étoffes de soie façonnée. Toujours son commerce s'est relevé avec -honneur des crises terribles qui, à diverses époques, l'ont paralysé. -Malgré les causes graves et nombreuses qui aujourd'hui le menacent de -ruine, longtemps encore Lyon tiendra le premier rang dans cette -fabrication, qui est sans contredit l'une des plus intéressantes de -l'industrie française. - -Jadis le succès de la soierie lyonnaise jeta la plus grande partie de -la population dans cette industrie, qui occupait toute une armée -d'ouvriers et surtout d'ouvrières. Là, comme partout ailleurs, les -hommes ont fait aux femmes une rude concurrence. Il est toutefois -certaines branches de la fabrication de la soie, réclamant une -très-grande souplesse de la main, et dans lesquelles les hommes n'ont -pu encore les supplanter. - -La soie, en effet, ne semble-t-elle pas être le domaine exclusif de la -femme? Ces métiers si propres, ces belles étoffes si souples et si -brillantes, lui offrent une occupation aussi attrayante pour les yeux -que pour la main. Elle y trouve du travail, depuis la feuille de mûrier -sur laquelle on élève le ver, jusqu'à l'atelier où l'on façonne la -robe et le chapeau. - -Que de mains occupées sur ce frêle brin de soie! Les femmes du monde -seraient bien surprises si on leur apprenait quelle variété de -travaux, que de soins minutieux il a fallu pour leur tisser les plus -simples robes! Mais où l'homme véritablement excelle et surpasse la -femme, c'est dans le dessin. Le dessinateur lyonnais est un véritable -artiste. Dans les autres pays on copie ses modèles. Mais pour le goût, -l'habileté, l'invention, on ne peut l'égaler. - -La Croix-Rousse, un ancien faubourg maintenant annexé, est -particulièrement le quartier des canuts. - -Avant d'arriver à Lyon, le touriste se figure cet antique _Lugdunum_ -avec une figure sombre, austère, tourmentée, et la Croix-Rousse comme -un faubourg immonde et délabré, aux rues étroites et tortueuses. Il -existe encore quelques parties du vieux Lyon et de l'ancienne -Croix-Rousse; mais ces quartiers ont presque entièrement disparu pour -faire place à des quartiers neufs, largement ouverts et régulièrement -bâtis, trop régulièrement même, car ils donnent à Lyon l'aspect -d'une ville de châteaux de cartes. - -En effet, toutes ces maisons sont semblables; tous les étages ont à -peu près la même hauteur, et toutes les fenêtres sont également -rapprochées. Le caprice n'a point présidé à leur construction. -L'architecte n'a obéi qu'à une nécessité, l'installation des -métiers. C'est surtout à la Croix-Rousse que cette régularité est -choquante, car dans toutes les maisons et à tous les étages se -trouvent des ateliers. - -En arrivant à la Croix-Rousse, on remarque d'abord avec surprise le peu -d'animation qui règne dans les rues. En effet, toute la vie est dans -l'intérieur des maisons. On entend du dehors le bruit étourdissant que -font des milliers de métiers et de mécaniques qui battent, frappent, -glissent, tournent, roulent mille fois à la minute sous les mains et -sous les pieds des ouvriers. - -C'est un bruit confus, sourd, merveilleux. Il semble que ce fracas, ce -soit la grande voix du travail, de l'industrie, du génie et de la -gloire de Lyon. C'est la vie, toute la vie de la Croix-Rousse. C'est sa -prospérité, sa richesse. Le silence, c'est l'inaction, le chômage, la -misère. - -La Croix-Rousse contient à elle seule près de trente mille métiers. - -Deux sœurs de Madeleine, ouvrières en soierie, Marie et Claudine, -travaillaient à la Croix-Rousse, chez M. et Mme Bonfilon, chefs -d'atelier. - -Les Bonfilon logeaient au cinquième étage, et pour y arriver, il -fallait gravir un long escalier étroit et mal-propre, avec balcon à -chaque étage. Ces escaliers à balcons, communs à Lyon, empruntés -peut-être à l'architecture italienne, sont d'un aspect fort gracieux, -lorsqu'ils n'ouvrent pas toutefois, comme celui des Bonfilon, sur une -cour sombre et infecte. - -Les Bonfilon avaient un atelier prospère. Ils possédaient six métiers -à tisser, un ourdissoir et deux dévidoirs. - -Mme Bonfilon était une maîtresse femme, un peu grondeuse, bonne -toutefois pour le compagnon. Ces chefs d'atelier n'avaient pas -entièrement oublié les anciennes traditions. - -Autrefois, il y a quelque trente ans, le patron logeait et nourrissait -le compagnon, le traitait pour ainsi dire comme un membre de la famille. -C'était encore l'époque du labeur résigné. On s'attachait au patron, -on se mettait de bonne heure au travail, on le quittait tard. -Aujourd'hui, le canut est un ouvrier nomade, qui va où la besogne se -présente la plus lucrative. Logé loin de l'atelier, prenant ses repas -au dehors, il rencontre, dans ses sorties fréquentes, des occasions de -distractions et souvent de débauche. C'est là une des principales -causes de la décroissance qu'on observe dans la prospérité de -l'industrie lyonnaise. - -Cependant Mme Bonfilon, âpre au gain comme toutes les Lyonnaises, se -montrait fort exigeante à l'égard des apprenties. - -La maison Borel lui donnait de l'ouvrage et la favorisait en lui -confiant des pièces à longue chaîne, d'un montage facile, et se -montrait envers elle moins sévère pour la rendue des pièces. On lui -faisait ces avantages en considération de Madeleine. Aussi les Bonfilon -traitaient-ils les filles Bordier avec un peu plus de déférence que de -simples ouvrières[5]. - -Il était huit heures du matin. C'était un lundi. L'atelier de Mme -Bonfilon, qui chômait rarement, offrait cependant l'aspect du plus -complet désarroi. Mais si les _bistanclacs_[6] se taisaient, Mme -Bonfilon faisait retentir le vaste atelier de sa voix aigre et forte. - -«Il est huit heures et personne n'est encore arrivé! Je sais bien que -Marie Bordier est malade; mais Claudine, pourquoi ne vient-elle pas? Et -Jaclard? Et Grangoire? - ---Présent! dit une voix qui fit retourner Mme Bonfilon. Bonjour, -patronne! vous maugréez contre les paresseux? - ---Eh! ne faut-il pas que les métiers marchent! Quand ils s'arrêtent, -c'est de l'argent qui dort. Et puis il y a des pièces qui sont -pressées; il faut que votre _façonné_ soit rendu demain; Jaclard -aussi devrait avoir terminé cet échantillon qu'on attend depuis huit -jours. - ---Oh! pour lui, n'y comptez pas; il fait le lundi. - ---Et Claudine qui avait promis de venir de bonne heure nous rattacher -cette pièce! - ---Claudine Bordier, n'est-ce pas cette belle fille qui a donné dans -l'œil à Jaclard? dit Grangoire encore nouveau à l'atelier. Ce -Jaclard, avec son air moribond, a autant de bonnes fortunes qu'un -bourgeois. - ---Oui! ça vous a une langue dorée, et c'est si corrompu! - ---Est-ce qu'il vous aurait manqué, madame Bonfilon! - ---À moi, il aurait fallu voir! Monsieur Bonfilon! Ah çà, Bonfilon, -vous en mettez du temps à manger la soupe; vous donnez le mauvais -exemple. - ---Voilà, voilà, patronne, dit M. Bonfilon, qui apporta sa figure ronde -et réjouie dans l'entrebâillement de la porte. - ---Allons, un peu plus vite que ça, hein! Si nous ne travaillons pas, -nous, qui est-ce qui travaillera? Vous voyez que je suis à mon -ourdissoir[7] depuis six heures. Adrienne, attention! je vois deux -canettes qui ne marchent pas. Dieu! que cette petite me donne de tracas! -Il faut toujours avoir les yeux sur ses canettes. Et puis, c'est mou, -c'est mou!» - -Ces paroles, prononcées d'une voix rude, s'adressaient à une jeune -apprentie canetière occupée silencieusement devant un de ces petits -métiers qui prennent la soie déjà enroulée sur de longues bobines, -pour la placer sur les canettes, bobines plus petites qui s'attachent à -la navette du tisseur. - -Cette apprentie n'avait pas quatorze ans. C'était une jolie Arlésienne -au visage d'enfant, au corps de jeune fille. Sa figure pâlie, son -regard doux et tendre, son sourire attristé inspiraient la sympathie et -l'intérêt. Elle travaillait depuis six heures du matin jusqu'à huit -heures du soir, sans autre distraction que les causeries de l'atelier, -sans autre exercice que le mouvement du pied faisant tourner les -canettes et le mouvement des doigts qui rattachaient les fils rompus. - -Elle restait pendant treize heures attentive, inquiète, avec cette -appréhension terrible d'entendre la voix acariâtre de Mme Bonfilon[8]. - -Marie Bordier entra. - -«Comment! vous voilà, Marie? Ça va donc un peu mieux? - ---Pas beaucoup mieux; mais si l'on s'écoutait.... - ---Cependant, il ne faut pas vous forcer, mademoiselle Marie, dit -Grangoire en arrêtant son métier. On sait bien que vous êtes -courageuse, et qu'il y a force majeure quand vous ne venez pas. - ---Mais aujourd'hui, répondit Marie avec un sourire navrant, il y a -force majeure. La mère est au lit, il faut bien manger, et nous avons -un terme à payer dans huit jours. - ---Pourquoi, fit Mme Bonfilon, n'avez-vous pas écrit à votre sœur qui -est chez les Borel? - ---Nous avons écrit. Nous attendions une lettre d'elle ce matin; mais -nous n'avons rien reçu. Il lui sera arrivé quelque chose; car -Madeleine nous aime bien, quoique elle soit riche. - ---Cependant, Marie, ce n'est pas une raison pour vous rendre malade. -Vous savez bien que nous ne regardons pas à faire une avance à une -ouvrière courageuse et rangée comme vous. - ---Je le sais, madame Bonfilon, mais les avances, voyez-vous.... - ---Ça, c'est vrai, interrompit Grangoire, il n'y a rien qui mette en -retard comme ça. - ---Mais Claudine, comment n'est-elle pas encore ici! s'écria Marie avec -inquiétude. Il y a plus d'une heure qu'elle s'est mise en route pour -venir. - ---Elle aura rencontré quelque connaissance, dit Bonfilon. - ---Pourvu que ce soit une bonne connaissance! soupira Marie. Je crains -plutôt qu'elle n'en ait rencontré une mauvaise; car Jaclard n'est pas -ici non plus. - ---Ça, mademoiselle Marie, objecta Grangoire, vous êtes donc bien sage, -vous, que vous ne voulez pas permettre à votre sœur la plus petite -amourette? - ---Ah! on sait bien où ça conduit, et ma pauvre sœur est -ensorcelée.» - -Marie s'était installée à son métier, voisin de celui de Grangoire. -Ils travaillaient ainsi côte à côte. Depuis huit jours seulement, -Grangoire venait à l'atelier. Il connaissait donc fort peu Marie; mais, -d'après les récits de Mme Bonfilon, il avait appris à estimer cette -vaillante fille, qui, quatorze heures par jour courbée sur la barre, -lançait et relançait la navette, sans repos ni trêve, pour nourrir sa -vieille mère infirme. - -Ce n'est guère que dans les classes laborieuses, endurcies à la -souffrance, qu'on rencontre cette abnégation, ce dévouement de toutes -les heures, cet héroïsme qui dure toute la vie, héroïsme aussi -modeste qu'il est sublime. - -Marie Bordier était une de ces natures admirables, plaçant toute leur -religion dans un sentiment élevé du devoir. Elle s'était de bonne -heure consacrée à sa famille. Sans consulter ses forces, car elle -était assez chétive, elle avait choisi le pénible état de -veloutière, comme plus lucratif. Avec ses trois francs par jour, elle -payait le loyer et soutenait sa vieille mère; souvent même elle aidait -Claudine, que son métier de remetteuse exposait à de fréquents -chômages. - -Elle avait près de trente ans. Ses traits fatigués, ses yeux noirs -voilés, accusaient aussi bien les luttes morales que la souffrance -physique. - -«Mais l'amour peut conduire au mariage, mademoiselle Marie, reprit -Grangoire. - ---Croyez-vous donc que le mariage soit toujours le bonheur pour une -femme? S'il s'agissait d'un honnête homme, rangé, laborieux, je ne dis -pas. - ---Et si vous en rencontriez un comme cela, vous marieriez-vous? - ---Moi, d'abord, je suis trop vieille, répondit Marie avec dignité: et -puis mes sœurs, ce sont mes enfants. Enfin tous les mariages que je -vois autour de moi ne m'en donnent guère envie. Mon père n'est pas un -mauvais homme. Il était fier, il avait du cœur; mais la misère, -voyez-vous, ça change le caractère. D'abord il a bu du genièvre pour -s'étourdir et aussi pour tromper la faim. Maintenant, c'est -irrémédiable, et jusqu'à son dernier jour il boira toutes les -ressources de la famille. Vous autres hommes, vous n'avez pas notre -patience. Et puis vous ne savez pas aimer comme nous. C'est pourquoi -nous pouvons résister au vice, tandis que vous, vous ne le pouvez pas. -Mon père nous a toutes rendues très-malheureuses. Les hommes sont -maîtres de tout dans la maison, et c'est une grande injustice; car une -femme peut être dépouillée par son mari sans avoir seulement le droit -de réclamer. Un jour, mon père, pour payer des dettes de cabaret, a -vendu tout notre pauvre mobilier qui nous avait coûté tant de peines, -tant de sueurs, et il nous a laissées sur la paille. Comment une femme -peut-elle se mettre de gaieté de cœur dans un pareil esclavage? - ---Ça, mademoiselle, c'est l'exception. - ---Ah! il y en a trop comme cela. Précisément, Jaclard est paresseux, -débauché. Si ma sœur l'épouse, elle mourra à l'hôpital. - ---C'est vrai, dit à son tour Mme Bonfilon; Jaclard n'est pas un marieur -sérieux; il a de l'esprit; c'est même un très-bon ouvrier quand il -s'y met; mais ça aime la bouteille et la goguette; et puis ça veut -faire le monsieur. - ---Voilà ce qui flatte Claudine; elle est fière de se promener à son -bras le dimanche, au parc de la Tête-d'Or, quand il a mis sa redingote -et son pantalon de drap noir. - -En cet instant la porte s'ouvrit, et Claudine parut. - -«Sapristi! le beau brin de fille tout de même! s'écria Grangoire. -Faut avouer que le bon Dieu est un fier canut, et qu'il travaille -joliment dans le satin! Quel teint et quels yeux!... Il n'est pas -difficile, Jaclard! - ---Allons! allons! s'écria Mme Bonfilon, n'arrêtez pas le métier. Faut -pas qu'un tisseur regarde tant que ça les demoiselles.» - -Claudine entreprit de raconter à sa sœur quelque odyssée impossible -pour expliquer son retard. - -«C'est bon! c'est bon! interrompit Marie; tu as rencontré Jaclard. Il -est bien temps que cette vie-là finisse, car la mère en mourrait, -vois-tu.» - -Claudine rougit. - -«Quand j'aurais rencontré Jaclard? répondit-elle avec humeur. Je ne -suis plus une enfant, et je sais me conduire. - -À cette réponse, la bonne Marie eut des larmes dans les yeux. - -Claudine se mit au travail. - -Elle était à la fois tordeuse et remetteuse, c'est-à-dire qu'elle -posait une nouvelle chaîne sur le métier dès qu'une pièce d'étoffe -était terminée; ou, si la pièce nouvelle était de même largeur, -elle se bornait à la rattacher sur la même lisse. - -À voir Claudine manier ces fils si ténus avec une agilité -prestigieuse, on se rappelait involontairement cette ancienne -métaphore: elle a des doigts de fée. - -Le silence s'était rétabli. On n'entendait plus que le fracas des -métiers, et de temps à autre la voix sévère de la patronne criant a -la petite Arlésienne: - -«Un fil, deux fils cassés! Voyons! plus vite que ça.» - -Enfin Jaclard parut. - -Claudine et lui s'adressèrent un regard d'intelligence. - -«Comme vous venez tard, Jaclard! dit Mme Bonfilon. - ---Je n'ai pu venir plus tôt. Le lundi, tout le monde flâne un peu. Un -camarade par ci, un petit verre par là. Quatre ou cinq heures sont -bientôt passées. Je louerai une chambre plus près d'ici; lorsque la -route est longue, on rencontre trop de pierres d'achoppement. - ---Vous avez raison, Jaclard, car si vous continuez à ne faire que des -demi-journées, cela ne peut durer; il faut que le métier rapporte. - ---La patronne a raison, appuya M. Bonfilon, qui était ordinairement -l'écho de sa femme; il faut que le métier rapporte. - ---Tiens, tiens, vous êtes profond aujourd'hui, notre patron, et rapace -donc! Comment l'idée ne vous est-elle pas encore poussée de le faire -marcher la nuit? Il rapporterait bien davantage. Maintenant que vous -voilà sur le chemin de la fortune, ce n'est pas le moment d'avoir du -cœur. Il faut amasser, amasser. L'argent appelle l'argent. Et plus on -en a, plus on est dur au pauvre monde. Et cependant, quoique vous -bougonniez toujours, je fais vos affaires sans que vous vous en doutiez. - ---Je vois ce que c'est, vous vous êtes encore fourré dans quelque -mauvaise société. Ah! mon garçon, je vous le prédis, cela ne vous -fera pas rouler carrosse. Vous risquez plutôt d'attraper des horions. - ---Nous ne nous occupons pas de politique pour le moment. Nous voulons -encore porter plainte au tribunal des prud'hommes contre l'aune à -crochet, et demander pour les veloutiers l'augmentation des salaires. Si -nous gagnons notre procès, vous y gagnerez vous aussi, madame Bonfilon, -puisque vous prélevez la moitié de notre gain. - ---Peuh! mauvaise affaire! - ---Nous avons pour nous la justice. - ---Je ne vous trouve pas justes, au contraire, dit Marie. On connaît -bien les fabricants qui se servent de l'aune à crochet. On est bien -libre d'accepter ou de refuser leur ouvrage. - ---Oui, Mme Bonfilon est libre parce qu'elle a du pain sur la planche; -mais nous, compagnons, nous sommes libres d'accepter ou de mourir de -faim. - ---Ah! vous me faites souffrir avec cette scie-là, s'écria la patronne. -Sont-ce deux ou trois sous par jour de plus ou de moins qui pourraient -vous empêcher de mourir de faim? - ---Je crois bien que vous n'y regardez pas de si près, vous, madame -Bonfilon, car vous avez d'autres petits bénéfices. Un peu de piquage -d'once par ci...[9]. - ---Ah! prenez garde, monsieur Jaclard, dit sévèrement Mme Bonfilon, je -ne permets pas ces plaisanteries-là. - ---Je ne trouve pas si grand mal à cela, madame Bonfilon. Le fabricant, -lui, ne se gêne guère pour faire le piquage d'once vis-à-vis des -commerçants. Mais lui, c'est en grand. Alors il n'y a rien à dire. - ---Comment! Supposez-vous, par exemple! que M. Borel ait jamais trompé -quelqu'un? fit Marie indignée. - ---Je ne dis pas lui, mais tant d'autres!... Sans doute, aussi, ce n'est -pas précisément tromper que de prélever sur notre travail un gain qui -dépasse deux ou trois fois notre salaire. - ---Et l'intérêt de leur argent? objecta Mme Bonfilon. - ---Je le mets au quinze pour cent, et je soutiens que si les Borel -n'avaient jamais gagné que le quinze, ils n'auraient pas aujourd'hui -tant de millions. - ---Osez-vous bien attaquer les Borel? s'écria Marie. Eux qui font tant -de charités! - ---Ce n'est pas la charité que nous voulons, c'est le prix équitable de -notre travail. Je viens de rencontrer tout à l'heure le fils Borel dans -une voiture à deux chevaux. Croyez-vous que ça donne du cœur à -l'ouvrage et que ça m'amuse de me dire: «Voyons, Jaclard, lance la -navette encore... et encore! Il est vrai que tu parviens à manger de la -soupe et à acheter des souliers; mais tu as une mission plus noble: tu -entretiens les chevaux de ce jeune mirliflore.» Si nous ne gagnons pas -notre cause, nous nous mettrons plutôt en grève. - ---Ah! la grève! voilà une jolie trouvaille! grommela la patronne. - ---Je suis de l'avis de la patronne, reprit Grangoire, le grève est un -mauvais moyen. Et vous n'empêcherez jamais, Jaclard, avec tous vos -beaux discours, que l'argent ne soit maître, puisqu'on ne peut se -passer de lui. D'ailleurs, le fabricant court de grands risques. Pour un -qui s'enrichit, combien se ruinent! Ce qu'il faudrait, il en avait été -question en 1848, ce serait que les ouvriers et chefs d'atelier pussent -s'entendre, se cotiser pour acheter eux-mêmes la soie. De cette façon, -nous recevrions tout le prix de notre travail. Au lieu d'aller le jouer -et le boire, Jaclard, vous verseriez votre cotisation comme un autre, et -vous deviendriez propriétaire[10]. - ---Ah! les braves gens comme nous, reprit M. Bonfilon, ne font pas tant -de raisonnements, et ils arrivent tout de même au bout de leur -carrière. Faut pas tant se tourmenter la bile. - ---Êtes-vous bien sûr, demanda Marie à Jaclard, d'avoir vu ce matin M. -Maxime? - ---Oui, de mes yeux vu. Tout à l'heure il descendait la rue Impériale -et traversait la place des Terreaux. - ---Mais alors les Borel seraient revenus, et Madeleine....» - -Au même instant la porte de l'atelier s'ouvrit. Madeleine parut, -Madeleine pâle, émue, presque défaillante, qui conduisait sa mère -aveugle. - -Lorsqu'elles entrèrent, au cri que poussa Marie, les trois métiers -s'arrêtèrent. Marie s'élança, et les deux sœurs, les deux nobles -filles, s'embrassèrent avec effusion. - -Claudine montra un peu moins d'empressement. Elle pressentait que -l'arrivée de sa sœur la séparerait de Jaclard. - -Mme et M. Bonfilon firent à Madeleine et à la mère Bordier un accueil -empressé. - -Cependant Claudine ne pouvait quitter l'atelier avant d'avoir terminé -son travail. Madeleine prit place à côté de son métier. - -«Eh bien! Claudine, lui dit-elle, je viens te chercher, je t'ai trouvé -de l'occupation à Paris. Il ne convient vraiment pas qu'une jeune fille -soit remetteuse et coure ainsi d'atelier en atelier. Enfin, si tu gagnes -parfois de bonnes journées, il y a aussi de fréquents chômages. À -Paris, adroite comme tu l'es, tu pourras gagner davantage. - ---Je ne m'en soucie pas,» fit Claudine qui leva les yeux sur Jaclard. - -Jaclard avait entendu. La surprise autant que la colère lui faisaient -monter le sang au visage. Pourtant il n'osa rien témoigner. La -présence de la mère Bordier lui imposait silence. Et puis cette belle -Madeleine aux formes élégantes, au langage choisi, inspirait à cet -ouvrier, dont l'intelligence n'était pas sans culture, un respect -involontaire. Cependant, de temps à autre, il levait sur elle un regard -où se lisait une sorte de défi. - -Madeleine ne connaissait pas Jaclard. Elle ignorait qu'elle avait devant -elle l'amoureux de sa sœur. Toutefois ce visage déjà tourmenté par -les passions sollicitait son examen de poëte et d'artiste. Et puis -elle, lui trouvait avec Maxime une vague ressemblance. - -Cet ouvrier, en effet, c'était tout un poëme. - -Armand Jaclard était le type de l'ouvrier cultivé, indépendant et -révolté, de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Il n'avait -pas trente ans, et cependant il semblait déjà fatigué. L'orgie avait -laissé ses traces sur ce jeune visage. Il avait le regard voilé et -profond, la bouche large et sensuelle, un teint délicat, mais plombé, -les paupières assombries par les veilles. Ses cheveux, rejetés en -arrière à la manière des artistes, découvraient un front puissant, -traversé par une veine saillante qui se gonflait à tous les orages du -cœur, à toutes les fièvres du désir ou de la colère. - -Une certaine instruction avait développé en lui des aspirations -légitimes sans doute, mais dangereuses dans un milieu où elles n'ont -aucune chance d'être satisfaites. Cette éducation incomplète lui -avait donné non-seulement des aspirations, mais des besoins réels, -sans lui procurer les moyens d'arriver à la richesse. Le grand vice de -l'éducation actuelle, dans la classe ouvrière comme dans toutes les -classes de la société, c'est d'égarer l'esprit, de fausser le -jugement par des notions plus métaphysiques que positives; c'est de -développer le côté intellectuel sans développer suffisamment le -côté moral, c'est-à-dire la dignité et le sentiment de la -solidarité. - -Jaclard possédait sans doute une intelligence exceptionnelle. Il lui -manquait toutefois cette énergie de caractère, et surtout cet esprit -de suite qui font les hommes puissants ou seulement ces hommes de fer -qu'on appelle les parvenus de la fortune, capables, pour arriver au but, -de surmonter tous les obstacles. - -Il y avait en effet entre lui et Maxime Borel une certaine ressemblance -aussi bien morale que physique. Comme Maxime, il avait de la -spontanéité; de l'enthousiasme; comme lui, il n'offrait aucune -résistance aux entraînements des sens, et se laissait entièrement -dominer par la fantaisie. Mais il existait entre eux cette énorme -différence: Maxime était en haut de l'échelle sociale et Armand -Jaclard se trouvait en bas. Le vice chez tous les deux était produit -par les mêmes causes, des causes inhérentes à leur caractère. -Seulement chez l'un le vice était élégant, presque séduisant, parce -qu'il se parait de tous les prestiges du luxe; chez l'autre, grâce à -la jeunesse, il n'était encore que triste; mais à coup sûr il -deviendrait ignoble. - -De leur nature faible et capricieuse devait résulter inévitablement le -malheur des femmes qui s'attacheraient à eux. - -Le regard observateur de Madeleine à la longue embarrassait Jaclard. Il -quitta son métier et sortit. - -Madeleine alors se leva et alla voir l'étoffe qu'il tissait. - -C'était un magnifique velours façonné, une étoffe nouvelle qui -réclamait de l'attention et de l'intelligence. Jaclard, dans sa -spécialité, était presque un artiste. Il avait plusieurs fois -composé des échantillons qui avaient eu de la vogue et qu'on lui avait -payés fort cher. - -«Voyez, mademoiselle, dit Mme Bonfilon, quelle étoffe superbe! Ce -Jaclard est un excellent ouvrier. S'il avait un peu plus de conduite, il -gagnerait tout ce qu'il voudrait. Le dernier échantillon qu'il a -composé lui a été payé deux cents francs par la maison Borel. - ---Oui, reprit Marie, mais au bout de huit jours il ne lui restait pas un -centime. Il ne revient à l'atelier que lorsqu'il a épuisé toutes ses -ressources. Jamais il n'aura d'avance.» - -Madeleine vit des larmes dans les yeux de Claudine. Elle fit à Marie un -signe interrogatif auquel la veloutière répondit affirmativement. - -C'était donc là l'homme indigne qu'aimait Claudine. Elle compatit -profondément à son chagrin; car elle souffrait d'une douleur à peu -près semblable. - -Lorsqu'elles sortirent toutes ensemble, la mère Bordier voulut faire -avec Madeleine quelques visites à ses amies. Les Lyonnais sont pleins -de cordialité. Partout la pauvre aveugle et ses filles reçurent un -accueil empressé. Elles ne revinrent donc que fort tard à la rue -Terraille, une rue étroite et malpropre où se trouvait le taudis des -ouvrières. - -La mère Bordier, après avoir soigneusement caché dans un bas qui lui -servait de bourse l'argent apporté par Madeleine, et avoir enseveli son -trésor dans sa paillasse, avait laissé aux voisins la clef de sa -chambre, car elle attendait aussi Amélie, l'institutrice de l'Ardèche, -à laquelle Madeleine avait écrit de venir la rejoindre. - -Amélie n'était pas arrivée; mais il était venu un autre visiteur, un -visiteur que l'on n'attendait pas; c'était le père Bordier. - -Lorsque la voisine lui annonça cette visite, la pauvre aveugle éprouva -une véritable terreur: elle pensa à son argent. - -«Est-il resté longtemps? demanda Marie d'une voix altérée. - ---Oui; quand il a appris que Mlle Madeleine était ici, il a voulu -l'attendre, et nous l'avons laissé entrer.» - -Les quatre femmes pénétrèrent dans cette sombre mansarde, en proie à -une affreuse appréhension; car ces mille francs, c'était pour elles un -bonheur inespéré, le bien-être, l'insouciance pour plusieurs années. - -«Va voir, Marie, dit la pauvre mère toute tremblante; tu sais bien, -toujours au même endroit.» - -Marie y courut - -Hélas! il n'y avait plus rien. Elle souleva la paillasse, la secoua, la -remua en tous sens, et puis toutes fiévreusement la vidèrent, et brin -à brin éparpillèrent la paille. Leur père avait enlevé leur unique, -leur suprême ressource. - -Les yeux éteints de la vieille mère retrouvèrent des larmes pour -pleurer cette nouvelle infortune. Marie et Claudine pleuraient aussi. -Madeleine, elle, ne pleurait point; car elle ne connaissait pas encore -la valeur de l'argent pour celui qui le gagne sou à sou à la sueur de -son front. - -Bien qu'elle n'eût cessé de vivre par le cœur au milieu de sa -famille, il était cependant une foule de privations, d'angoisses, de -tortures, d'humiliations journalières causées par la misère, et -qu'elle n'avait pu deviner. Aussi la douleur si grande de sa mère et de -ses sœurs lui paraissait presque enfantine. Il lui semblait que les -larmes devaient couler seulement pour les souffrances du cœur. Mais la -misère ne nous fait-elle pas souffrir à toute heure dans nos -affections les plus chères? - -«Allons trouver le père, proposa Madeleine, et tâchons de l'amener à -nous rendre cet argent. - ---Mais nous ne savons pas son adresse, répondit Marie avec accablement; -car voilà plus de trois mois que nous ne l'avons vu. - ---Quand il a de l'argent, reprit l'aveugle, il va d'ordinaire chez son -ami Tribouillard, un mauvais sujet qui a achevé de le perdre. C'est là -qu'on le trouvera très-probablement. Mais les Tribouillard demeurent à -la Guillotière; et comme les jeunes filles ne peuvent s'aventurer la -nuit dans ce quartier-là, je vais vous accompagner. - ---Non, mère, repartit Marie; en vous voyant, le père se défierait. Il -n'est que sept heures; à neuf heures, nous serons de retour, et ce -n'est guère qu'à dix que sortent les mauvais sujets. - ---Allez donc, mes enfants, et que le bon Dieu vous conduise!» - -Madeleine et Marie se mirent en route. - -Claudine paraissait moins atterrée que ses sœurs, car elle pensait: si -nous n'avons pas d'argent, je ne pourrai pas partir. - - -[Note 5: Il y a dans l'industrie de la soierie trois classes bien -distinctes: le fabricant, le chef d'atelier et le compagnon. Le -fabricant, c'est-à-dire le capitaliste, achète la matière première, -la donne à tisser au chef d'atelier et lui paye le tissage à tant le -mètre. Le chef d'atelier, c'est-à-dire le propriétaire des métiers, -paye aux compagnons ou simples ouvriers la moitié du prix alloué par -le fabricant, se réservant l'autre moitié pour la location des -métiers et du local. Le chef d'atelier est presque toujours lui-même -un ouvrier.] - -[Note 6: Nom imitatif donné par les canuts à leurs métiers.] - -[Note 7: L'ourdissoir est le plus joli métier employé dans la -fabrication de la soie. Il compte et dispose les fils de la chaîne.] - -[Note 8: L'apprentissage du métier de tisseuse dure quatre ans. Ce -temps est tout à fait disproportionné, car on apprend ce métier -facilement en un an.] - -[Note 9: Le piquage d'once est un dol très-usité dans les diverses -branches de l'industrie de la soierie. Le fabricant pèse la soie avant -de la livrer. Comme on peut augmenter artificiellement le poids de la -soie, il est facile d'en soustraire de petites quantités.] - -[Note 10: Après la grève des veloutiers de Saint-Étienne, si longue -et si désastreuse pour les fabricants et les chefs d'atelier, il vient -de se former entre ouvriers veloutiers une société coopérative de -production. Enfin, tout récemment, les ouvriers lyonnais ont reconnu -que le remède le plus efficace à la crise actuelle serait la fondation -de sociétés coopératives pour la fabrication de la soie, et ces -sociétés sont dès aujourd'hui en voie de réalisation.] - - - - -XIII - - -Si la Croix-Rousse est le faubourg de la population ouvrière, du -travail honnête, la Guillotière est en général le refuge des -existences tout à fait déclassées, des ouvriers paresseux et -débauchés, des gens suspects et des forçats libérés. C'est la -misère hideuse, le vice ignoble. La Guillotière! ce mot seul n'a-t-il -pas quelque chose de sinistre? - -Au lieu de maisons élevées, propres, régulières, ce sont pour la -plupart des sortes de cabanes, des masures à un seul étage. Presque à -toutes les portes on voit des cabarets ou des étalages de fripier, -véritables musées de la misère. Ce sont des pots ébréchés, des -haillons sordides, des chaussures déformées; et ces objets de -première nécessité ont dû être vendus pour un morceau de pain ou -pour un verre d'alcool. - -Madeleine et Marie arrivèrent sans encombre à la rue de la Vierge, -qu'habitaient les Tribouillard. - -Le quartier était sombre, désert. Derrière les vitres éclairées se -dessinaient des visages effrayants; et en passant devant les cabarets -elles entendaient les verres s'entre-choquer et des voix rauques -proférer des paroles obscènes. - -Avisant un enfant qui jouait dans la rue: - -«Pourrais-tu nous dire, lui demanda Marie, où demeure M. Tribouillard? - ---Pardine, si je puis vous le dire: c'est papa. Il est au lit et vient -de recevoir l'extrême-onction,» ajouta l'enfant d'une voix dolente. - -Les deux jeunes filles se regardèrent consternées. Elles n'osaient -demander à entrer. - -«Et votre maman? hasarda Madeleine. - ---Elle est là-haut, qui soigne papa. - ---Pourrait-on lui parler? - ---Je ne sais pas trop. Je vais voir, car papa est bien, bien malade. - ---Dites-moi, mon petit ami, vous connaissez le père Bordier, n'est-ce -pas? - ---Pardine, si je le connais! il est chez nous à cette heure; il est -venu voir papa. - ---Eh bien! comme nous ne voulons pas déranger M. Tribouillard, qui est -si malade, veuillez aller dire au père Bordier que ses filles désirent -le voir. - ---Pardine! s'écria le petit, qui changea de ton. Si vous êtes les -filles au père Bordier, vous pouvez bien monter; papa n'est pas si -malade que ça pour les amis. Venez, je vais vous conduire.» - -Madeleine et Marie suivirent l'enfant, qui les introduisit dans un -corridor étroit et sombre. - -«Tenez, leur dit-il, c'est là-haut à droite. Moi, il faut que je -reste dans la rue pour attendre les visites.» - -Arrivées au haut d'un escalier obscur et à demi effondré, elles -frappèrent à la porte. À l'instant même, elles entendirent un grand -bouleversement dans la chambre, des pas précipités et des chocs de -verres et de bouteilles. - -Au bout de quelques minutes, une femme vint leur ouvrir. - -Une odeur infecte s'échappait de cette chambre étroite et basse de -plafond, qu'une lampe posée sur la table éclairait à peine. - -Sur cette table souillée se voyait encore la trace humide des verres et -des bouteilles qu'on venait d'enlever sans doute. - -Tribouillard, étendu sur son grabat et recouvert de haillons, fermait -les yeux; sa bouche ouverte faisait paraître ses joues plus creuses, et -laissait échapper une respiration rauque, oppressée. On eût dit -réellement un moribond. - -Mme Tribouillard était une petite femme chétive, à la figure -écrasée, au masque astucieux. - -«Pardon, mesdames, dit-elle d'une voix douloureuse, de vous avoir fait -attendre. Ah! je croyais que mon pauvre homme rendait le dernier soupir; -on vient de l'administrer.» - -Avec un coin de son tablier elle fit mine de s'essuyer les yeux. - -«M. Bordier n'est-il pas ici?» demanda Marie. - -En entendant cette voix connue, le père Bordier, accoudé sur la table, -leva la tête: - -«Tiens! c'est toi, Marie! Dieu vous damne! s'écria-t-il avec humeur. -Nous avez-vous fait peur!» - -Madeleine s'avança. - -«Mon père, dit-elle, comme je sais que vous m'avez attendue, et comme -je dois partir demain matin, j'ai tenu à vous voir, et c'est pourquoi -je viens si tard.» - -Le père Bordier était déjà fort aviné, mais pas cependant tout à -fait ivre. - -«Allons! c'est vrai, fit-il, c'est pas ta faute. Nous n'avons pas ici, -comme chez M. Borel, de grands _faignants_ qui se tiennent à la porte -pour annoncer ceux qui se présentent. Dis donc, Tribouillard, tâche de -te procurer aussi des laquais pour annoncer le beau monde qui vient, te -rendre visite; car c'est embêtant de se bousculer comme ça. À quoi -donc, Mme Tribouillard, dressez-vous votre mauvais petit gêne[11]? - ---Je l'avais chargé de faire le guet dans la rue; mais je parie qu'il -est allé chez le voisin. Il aura une bonne frottée tout à l'heure. Il -est assez alerte pourtant, et il commence à pleurnicher pas trop mal. - ---C'est tout de même une fière éducation que vous lui donnez là, dit -le père Bordier. - ---Ça vaut mieux qu'un état, ça rapporte plus et ça donne moins de -mal[12]. - -Voyons, Tribouillard, cria Bordier, relève-toi, mon vieux, et viens -dire bonjour à ces colombes. Assez de singeries comme ça. D'ailleurs, -ce ne sont pas des richardes, et tu ne gagnerais rien à jouer ta -comédie. Vite, rapportez-nous les verres et les bouteilles.... - ---Voilà aussi des verres pour ces demoiselles, fît Mme Tribouillard. -La récolte a été bonne, il faut que tout le monde en profite. - ---Vous entendez, reprit Bordier en avalant un grand verre d'eau-de-vie, -Tribouillard est propriétaire, il fait ses récoltes. - ---Ah! exclama Madeleine, qui essaya de sourire. - ---Eh bien! Madeleine, tu ne bois donc pas? fit observer Bordier. -Serais-tu devenue fière à Paris?» - -Madeleine, pensive, regardait cet intérieur lugubre ou plutôt -effrayant. - -Ces visages ternes, grimaçants, qui annonçaient une profonde -dégradation morale, tout dans ce bouge suait le crime. Elle éprouvait -une vague terreur et se demandait: comment ressaisir la somme volée, -comment sortir ensuite de ce repaire? - -«Fière! dit-elle en faisant un effort pour paraître gaie, je veux -vous prouver le contraire.» - -Et elle trempa ses lèvres dans le liquide brûlant. - -«Madame Tribouillard, cria Bordier à la mégère, qui se disposait à -sortir avec des bouteilles, vous savez le marchand du coin: il a un -petit bleu qui vous râpe le gosier, mais là, bien gentiment!... et -n'oubliez pas le genièvre! Vois-tu, Madeleine, c'est toujours le -genièvre qui a toutes mes affections: ça me rappelle la montagne, la -jeunesse, l'amour, le bonheur. - ---Bon! le voilà qui va pleurer,» fit Tribouillard d'une voix -caverneuse. - -Madeleine regarda cet homme qui venait de s'asseoir à côté d'elle. Sa -figure était réellement celle d'un moribond: un teint verdâtre, des -yeux enfoncés, des orbites saillantes, des pommettes osseuses, un front -déprimé lui donnaient un aspect sinistre. Évidemment, dans notre -civilisation, cette nature inférieure, à demi sauvage, ne pouvait -faire qu'un bandit. - -«Oui, Tribouillard, j'ai été heureux pendant quelques années: tout -me réussissait; mais j'ai eu six filles. Que veux-tu qu'on fasse avec -six filles? Il n'y a plus qu'à piquer une tête dans le Rhône. - ---Au lieu de la piquer dans l'eau, tu l'as piquée dans le genièvre; ma -foi, je comprends ça, répondit Tribouillard. T'as pas eu la chance -d'avoir une femme comme la mienne. Six filles! Elle les aurait, fait -rapporter autant qu'un domaine de cent mille balles. Nous qui n'avons -que quatre gônes, et des garçons encore, nous vivons comme des -bourgeois, sans rien faire, en exploitant la bêtise humaine. Mais des -filles! Quel parti elle en eût tiré,» ajouta-t-il avec un horrible -clignement d'yeux qui donna le frisson à Madeleine. - -Mme Tribouillard revint bientôt avec son gône. Tous deux étaient -chargés d'une provision de bouteilles. - -«Que vous êtes belle, madame Tribouillard, ornée de toutes ces -fioles! Arche d'alliance! maison d'or! tour d'ivoire! rose mystique! -santé des infirmes! Je voudrais pouvoir vous réciter toutes les -litanies. - ---Ah! ah! ah! s'écria avec un rire aigu Mme Tribouillard, qu'ils -étaient donc drôles tout à l'heure, qu'ils étaient donc drôles avec -leurs litanies et toute la rocambole! Ce petit abbé, avec ses onguents, -comme il frottait ce pauvre Tribouillard; et qu'il ne riait pas du tout, -Tribouillard. Il continuait si bien à contrefaire le trépassé! - ---Voyons, mon vieux, dit Bordier en lui versant un plein verre, -avale-moi ça. Ça ferait revenir un mort pour tout de bon, à plus -forte raison un mort pour de rire.» - -Madeleine et Marie, que cette gaieté lugubre terrifiait, ne pouvaient -sourire. De temps à autre, elles échangeaient des regards où se -peignait leur inquiétude. Ces deux jeunes filles aux traits si purs, -aux yeux candides et sur le front desquelles se lisaient l'élévation -de l'esprit, la noblesse des sentiments, contrastaient d'une manière -saisissante avec ces êtres avilis dont les visages tourmentés, les -regards obliques, les rides prématurées, hideuses, révélaient toutes -les passions basses, des douleurs méritées, et des existences à -jamais flétries. - -«On voit bien, fit observer aigrement Mme Tribouillard, que ces -demoiselles sont de trop belles dames pour notre société. - ---Ah çà, dit Bordier, en se versant une nouvelle rasade, si vous êtes -venues pour nous mépriser, fallait plutôt rester chez vous. Voyons, -Madeleine, trinque donc un peu avec cette brave Mme Tribouillard qui -soigne ton pauvre père quand tout le monde l'abandonne.» - -Surmontant de nouveau leur dégoût, les deux sœurs firent un effort -pour goûter à cette boisson bleuâtre. - -Cependant les bouteilles se vidaient et l'ivresse augmentait. - -Tribouillard, d'une constitution débile, commençait à chanceler sur -sa chaise. Ses yeux caves prenaient une fixité horrible à voir et -semblaient s'arrondir sous l'impression d'une terreur secrète. -Était-ce le souvenir de quelque crime qu'évoquait sa pensée -troublée? Étaient-ce les fantômes du remords? Il devenait plus pâle, -et sa main qui saisissait le verre pour le porter à sa bouche, -paraissait n'obéir qu'à un mouvement machinal. - -Quant à Bordier, plus robuste, habitué à s'enivrer avec des liqueurs -alcooliques, il résistait mieux. Bien que l'ivrognerie eût à la -longue déformé ses traits énergiques, cependant l'étincelle de -l'intelligence n'était pas complètement amortie. De temps à autre il -portait sa main sur sa poche. Se défiait-il de ses filles ou de ses -amis? - -Mais ce qui était bien autrement douloureux, c'était de voir le petit -Tribouillard, un enfant de sept ans, qui buvait aussi. Son visage eût -pu être beau et pur; mais on y découvrait une dégradation précoce. -Le sourire comme le regard avaient perdu la candeur de l'enfance. Sa -tête commençait à osciller et ses yeux étaient mornes. - -Mme Tribouillard, à moitié ivre, devenait bavarde et cynique. - -«Vous ne savez pas, dit-elle, ce que c'est que la récolte à -Tribouillard. Je vais vous raconter ça, parce que vous êtes les filles -à Bordier, et qu'un jour ça pourra vous servir. J'ai là, dans mon -buffet, un vieux certificat qu'un médecin m'a fait, une fois que -Tribouillard était malade pour tout de bon. Ah! le brave homme de -médecin! Que je boive à sa santé! Puis il m'a donné plusieurs -adresses de personnes charitables qui pourraient m'aider. Comme il y a -dans la ville des sociétés de toute espèce, avec le certificat je les -visite à tour de rôle. Elles ne donnent pas souvent d'argent, mais on -revend les bons; puis, tous les six mois, Tribouillard se met au lit. -J'arrange la chambre comme vous voyez: je défonce une marche de -l'escalier, je mets sur la paillasse une vieille robe rapiécée en -guise de drap et de couverture, je descends le poêle à la cave, et je -commence ma tournée; je sais dire, je pleure à volonté; j'amène les -gens voir Tribouillard. Ce sont surtout les cagots qui donnent là -dedans, mais à la condition qu'on administrera Tribouillard, et l'on -administre Tribouillard. S'il ne va pas au ciel tout droit, personne -n'ira. Il a déjà bien reçu dix fois l'extrême onction. C'est -pourquoi j'envoie le gône guetter dans la rue, afin qu'il vienne nous -prévenir aussitôt qu'il entend quelqu'un demander Tribouillard. Et -tous les ans nous déménageons, car on ne pourrait pas recommencer -souvent dans le même quartier, ça ne prendrait plus. Voilà ce que -nous appelons faire la récolte. Avec ça nous pouvons traiter de temps -en temps les amis. Tenez, dans ce moment, nous buvons l'argent de son -cercueil. Ça ne vaut-il pas mieux, dites, que d'être verrier comme -l'était autrefois ce pauvre Tribouillard qui se brûlait le corps et -risquait de mourir à la besogne? Au lieu de ça, tous les six mois, il -se met au lit, et je le dorlote. Pas vrai, Tribouillard, que ça vaut -mieux?» - -Tribouillard se pencha en avant avec son regard toujours fixe. - -«Tenez, s'écria avec un rire atroce Mme Tribouillard, si on ne dirait -pas un vrai mort. À force de faire le mort, il finira par avoir l'air -d'un revenant.» - -Madeleine et Marie étaient de plus en plus terrifiées. Cette femme qui -jouait ainsi avec la mort, avec la religion, avec la charité, avec tout -ce qu'on a l'habitude de respecter et de craindre, leur semblait une -véritable monstruosité. - -Madeleine regardait Marie d'un air anxieux et interrogatif. - -Marie, qui observait son père, répondit par un signe d'intelligence -qui voulait dire: - -«Il faut attendre encore.» - -«Moi, je vous assure, madame Tribouillard, dit Bordier avec une voix -déjà chevrotante, que vous finirez par vous faire pincer comme -escrocs. - ---Ah! bien, oui! ils sont si bêtes ces bourgeois! Ils croient qu'en -faisant l'aumône ils iront d'emblée au paradis. Ce n'est pas tant -qu'ils aient pitié du monde, c'est pour racheter leurs péchés. -Faut-il qu'ils en aient commis, des péchés, pour avoir tant à -racheter que ça. On n'a qu'à leur dire qu'on va à la messe, et qu'on -priera bien pour eux, jamais ils ne refusent. - ---Pas moins, répondit Bordier, qu'un jour vous vous êtes joliment mis -dedans avec la messe. Un curé demande à Mme Tribouillard si elle va à -la messe: «Ah! oui, monsieur le curé, matin et soir.» Il vous a dit -votre compte, monsieur le curé! - ---Dans tous les métiers, il faut faire des écoles. - ---Eh bien! c'est égal, les opinions sont libres. Mais moi, Bordier, -tout Bordier que je sois, c'est-à-dire un ivrogne, un pas grand'chose, -jamais je ne voudrais jouer cette comédie-là. - ---Toi, Bordier, tu deviendras cafard, je l'ai toujours dit, fit -Tribouillard qui parlait comme dans un rêve. - ---Tout au contraire! reprit Bordier; c'est l'hypocrisie qui ne me va -pas. J'aimerais mieux rester huit jours sans boire une pauvre goutte. - ---Vous avez raison, mon père, essaya de dire Madeleine; mais ce qui -vaudrait mieux encore, ce serait de travailler un peu plus et de boire -un peu moins.» - -Bordier irrité brandit la bouteille. - -«Est-ce que tu viens ici pour faire la morale à papa? - ---N'avez-vous pas dit, mon père, répondit Madeleine avec un calme -imposant, n'avez-vous pas dit: les opinions sont libres? - ---Travailler, repartit à son tour Mme Tribouillard. À quoi ça -mène-t-il? À crever sur la paille, ni plus ni moins que les -Tribouillard, qui, eux, du moins, auront eu du bon temps. Je vois les -voisins qui travaillent: la femme coud du matin au soir; l'homme est -employé sur les quais. Eh bien! ça mange, c'est vrai; les enfants vont -à l'école; c'est encore vrai; mais est-ce une vie de n'avoir jamais un -moment de repos, ni une bouteille de bon vin pour se refaire un peu? -Autant les galères. Pas vrai, Tribouillard? - ---Pas vrai, Tribouillard? répétait machinalement l'homme lugubre. - ---Allons! fit l'horrible femme, Tribouillard en a assez; il va rouler -sous la table. Vous, Bordier, ça ne va pas mal non pins; il n'y a que -moi...» ajouta-t-elle avec un hoquet qui l'empêcha d'achever sa -phrase. - -Le gône s'était endormi. - -Il était neuf heures. On entendit du bruit dans l'escalier. - -«Tiens! voilà déjà les enfants,» s'écria Mme Tribouillard, qui se -versait encore un verre de vin. - -La porte s'ouvrit, et trois enfants entrèrent. Ils étaient transis de -froid. - -«Comment, déjà, petits _faignants_ que vous êtes? Voyons ce que vous -apportez. Gare si vous n'avez pas bien travaillé. Montre tes crayons,» -dit-elle à l'aîné, qui s'avança tout tremblant. - -Elle compta les crayons. - -«Et tes sous?» - -Elle compta les sous. Puis d'un air courroucé: - -«Comment, malheureux! sur dix sous que tu devrais me rapporter il en -manque quatre?» - -L'enfant essaya de se disculper. Elle le frappa violemment. - -«Tu iras te coucher sans souper.» - -Le second mendiait; il n'avait que cinq sous. - -«Qu'as-tu donc fait? Tu as regardé les boutiques au lieu de courir -après les passants? Il fallait pleurer et dire que ton papa était à -l'agonie. Je t'avais fait ta leçon, ce matin, et voilà ce que tu me -rapportes, petit gueux! Je gage que tu as acheté un sucre d'orge.» - -Il reçut aussi une correction; mais il eut un morceau de pain. - -Quant au troisième, il avait à peine cinq ans. Sa longue blouse, ses -cheveux frisés, sa figure fine lui donnaient l'air d'une petite fille. -Il tenait à la main quelques bouquets de violette fanée. Sa mère -l'avait dressé à présenter ces bouquets aux passants. Il rapportait -les violettes; mais il rapportait aussi quinze sous que lui avait valus -son joli visage. - -La mère le prit sur ses genoux, le caressa et lui fit boire un verre de -vin. - -«En voilà un, dit-elle, qui vaut son pesant d'or.» - -Madeleine regardait cet enfant avec une pitié profonde. Elle pensait: - -«On punit de mort le père qui tue son enfant. Et il n'y a aucune loi -pour soustraire une âme saine et pure à la gangrène morale que lui -communiquent des parents corrompus. N'est-ce donc pas pour la société -un mal plus redoutable, puisqu'il est contagieux, que le plus monstrueux -infanticide!» - -Mme Tribouillard fit coucher ses enfants. L'ivresse la rendait hideuse. -Ses yeux saillants paraissaient sortir de leurs orbites. Un rire stupide -s'était stéréotypé sur ses lèvres, et, d'une voix rauque, elle -chantait des refrains obscènes. De temps à autre elle se levait -furieuse pour frapper ses enfants, mais elle retombait lourdement sur sa -chaise. Elle était plus effrayante que ces deux hommes. D'après cette -loi, que les extrêmes se touchent, la femme, d'une nature plus élevée -et plus tendre que l'homme, doit, une fois dégradée, se montrer plus -féroce et plus astucieuse. - -Madeleine et Marie s'adressaient des regards d'effroi. - -Onze heures allaient sonner. - -«Il faut partir, dit tout bas Madeleine, et prier notre père de sortir -avec nous; autrement nous n'atteindrons pas notre but. - ---Non, dans un quart d'heure,» Marie qui observait toujours sou père, -et qui savait comment se manifestaient en lui tous les degrés de -l'ivresse. - -Tribouillard peu à peu glissa sous la table. - -Sa femme se leva pour aller se coucher; mais, ne pouvant atteindre son -lit, elle s'étendit à terre, chanta encore quelques instants et -s'endormit. - -Seul, le père Bordier luttait toujours. Il marmottait des phrases sans -suite, injuriait ses filles et recommençait à boire. - -Sa langue s'embarrassait de plus en plus. - -Marie jugea le moment propice. - -«Mon père, lui dit-elle avec intention, je pense comme Madeleine, -qu'il vaudrait mieux travailler que de dépouiller votre femme et vos -filles. - ---Moi! dépouiller? J'ai dépouillé? Qu'est-ce qui dit cela? s'écria -l'ivrogne qui se redressa et parut avoir recouvré son intelligence. - ---C'est trop tôt, dit Marie. Attendons encore.» - -Bordier vida de nouveau son verre et retomba dans sa somnolence. - -«Le bas plein d'or qui était dans la paillasse, où l'avez-vous mis? -interrogea-t-elle alors avec fermeté. Il faut nous le rendre, ou nous -allons déposer une plainte en justice. - ---Ah! ah! la justice! Elle est pour moi la justice. Tout ce que vous -avez m'appartient. Ah! c'est donc ça que vous venez chercher? Eh bien! -vous ne l'aurez pas.» - -Et il sortit l'argent de sa poche. Il se leva d'un air terrible; mais -ses jambes chancelèrent; en retombant, il faillit renverser la lampe. -Il appuya ses deux bras sur la table; il serrait l'argent dans ses mains -crispées. - -Mme Tribouillard s'était éveillée et recommençait à chanter. - -Madeleine et Marie tremblaient; leur courage défaillait. - -Mais bientôt le silence se fit de nouveau. On n'entendait plus que la -respiration calme et régulière des enfants, le hoquet effrayant de -leur mère, les ronflements embarrassés de Tribouillard, et les mots -entrecoupés que proférait Bordier dans le rêve de l'ivresse. - -Peu à peu les doigts qui tenaient le bas rempli d'or se détendaient. - -Alors Marie, suspendant sa respiration, se pencha sur lui, et doucement -retira la bourse. - -Elles avaient l'argent. - -Marie se dirigea en toute hâte vers la porte. - -«Attends, dit Madeleine, nous ne pouvons le laisser sans un sou. - ---Il peut s'éveiller, fuyons.» - -Mais Madeleine, n'écoutant que son cœur, ouvrit la bourse, en tira -deux pièces d'or, et rendit le sac à Marie. - -«Va, maintenant, hâte-toi et attends-moi en bas.» - -Elle mit les deux pièces dans son porte-monnaie et le glissa dans la -poche de son père. - -Il s'éveilla en sentant une main plonger dans sa poche. - -«À moi! au voleur! cria-t-il. Ah! c'est toi....» - -Et il proféra une horrible injure. - -Madeleine put conserver sa présence d'esprit. - -«Vous voyez bien, dit-elle; je remets votre bourse dans votre poche, de -crainte qu'on ne vous vole.» - -Et, pendant que son père ouvrait le porte-monnaie, elle s'esquiva. - -À peine eut-elle franchi le seuil, qu'elle entendit le bruit d'une -table qu'on renversait, les cris répétés: «Au voleur!» et la voix -glapissante de Mme Tribouillard; et puis des chaises qui roulaient à -terre et des corps qui tombaient. - -Dans la rue, elle retrouva sa sœur, et, serrées l'une contre l'autre -pour se soutenir, car elles chancelaient, elles traversèrent de nouveau -la Guillotière. Mais alors, le faubourg présentait un tout autre -aspect: les rues étaient moins solitaires. Elles rencontrèrent des -hommes d'allures sinistres et cauteleuses qui se glissaient le long des -murailles, ou des hommes ivres et trébuchants qui chantaient, et des -filles en haillons qu'on insultait. - -Enfin, tremblantes, brisées d'émotions, elles parvinrent au pont de la -Guillotière; puis, ayant traversé le Rhône et longé la courte rue de -la Barre, elles se trouvèrent place Bellecour. - -Le Rhône est la seule limite qui sépare le quartier le plus somptueux -de Lyon de son faubourg le plus misérable. - -Elles étaient sauvées! - - -Quand elles arrivèrent rapportant le trésor de la famille, elles -trouvèrent Claudine et sa mère pleurant d'inquiétude. - -Depuis quarante-huit heures, Madeleine n'avait dormi. Plus brisée -encore par le découragement et les émotions que par la fatigue, en -s'étendant à côté de Marie sur une pauvre paillasse, elle se disait: -«Voilà donc le lit de repos qu'accorde notre civilisation libérale à -l'ouvrière honnête et courageuse qui consume sa vie dans un labeur -souvent au-dessus de ses forces! Est-il étonnant qu'un si grand nombre -se rebutent à cette existence de privations et de dévouement sans -récompense.» - -En regardant Claudine qui se déshabillait, en admirant les formes -splendides et la complexion éblouissante de la belle ouvrière, elle -pensait: «Emmener à Paris cette superbe fille, déjà révoltée, -n'est-ce pas la conduire à sa perte? Ne vaut-il pas autant qu'elle -épouse Jaclard?» - -C'est ainsi que, préoccupée du sort de ses sœurs, elle oubliait ses -propres infortunes. Pourtant le souvenir de Maxime lui revint. -L'aimait-il réellement, ou avait-il voulu l'offenser? Cette perplexité -lui donnait la fièvre. - -«En tous cas, se dit-elle, je suis pauvre. Les Borel doivent désirer -pour leur fils un grand mariage.» Et, se rappelant les scènes -horribles auxquelles elle venait d'assister, «Jamais, ajouta-t-elle, -les Borel, quelque désintéressés qu'ils fussent, ne consentiraient au -mariage de leur fils avec la fille du père Bordier.» - -Pour échapper à toutes ces angoisses, elle appela le sommeil, cette -mort momentanée qui apporte l'oubli. - -Le lendemain matin, comme Claudine descendait pour aller chercher le -déjeuner, elle rencontra Jaclard qui la guettait. - -«J'y ai bien songé depuis hier, lui dit-il, et mon parti est pris: si -vous allez à Paris, je vous y suivrai; car depuis longtemps le métier -de canut m'est insupportable. - ---Que ferez vous à Paris? demanda Claudine. - ---J'ai de l'instruction. Je me placerai dans un magasin. N'est-il pas -bien pénible d'être un simple ouvrier quand on se sent assez -d'intelligence pour exercer une profession plus élevée, plus -lucrative? C'est là ce qui me décourage et me rend paresseux. Si -j'avais un état mieux approprié à mes goûts, je deviendrais, j'en -suis sûr, exact au travail, et je perdrais l'habitude du cabaret. - ---Moi aussi, dit à son tour Claudine, je pourrais mieux faire, je le -sens bien, que de passer ma vie à rattacher des fils de soie. - ---Eh bien! donc, partez, puisque votre famille le veut. À Paris, -d'ailleurs, vous serez libre; nous n'aurons plus de surveillants -incommodes. On croit nous séparer; on prend au contraire le moyen de -nous réunir. J'aurai bientôt amassé la somme nécessaire à mon -voyage, dussé-je travailler la nuit, et j'irai vous rejoindre. Mais -gardez le secret sur nos intentions.» - -Les deux jeunes gens se séparèrent avec les plus tendres -protestations. - -En voyant sa sœur si bien disposée à partir, Madeleine crut à -quelque déception de cœur, et elle n'hésita plus à l'emmener à -Paris. - -Amélie, l'institutrice, ne put se rendre à l'invitation de Madeleine. - -Elle écrivit: - - -«Moi aussi, chère sœur, j'ai mes tracas. Je ne suis pas riche. Mes -faibles appointements de 400 francs suffisent à peine pour me nourrir -et me vêtir décemment. J'eusse bien désiré me procurer le bonheur -d'aller t'embrasser. Je me fusse privée plutôt de manger à ma faim, -et j'eusse raccommodé un peu plus mes vieilles nippes; mais, tu le -sais, nous avons un curé qui depuis longtemps pétitionne pour mettre -une religieuse à ma place. Il me surveille de près. À la moindre -infraction au règlement, si par exemple je m'absentais deux fois en -quinze jours, mon compte serait bientôt fait. - -«Mon sort sans doute serait peu regrettable. Cependant je tiens à ma -position. J'aime les enfants; et puis j'ai une très-haute idée de -l'enseignement, quoique on le paye si peu. Je renoncerais difficilement -à une carrière que je trouve noble et honorable entre toutes, pour -redescendre à la condition de simple ouvrière. Hélas! c'est cependant -ce qui m'attend. Il faudra bien que je m'y résigne, mais le plus tard -possible. - -«Combien je te félicite; ma chère Madeleine, de ta belle et -généreuse résolution! Inutile de te dire que, si tu me trouvais à -Paris, dans l'instruction, une place convenable, je quitterais avec -bonheur mon pauvre village de l'Ardèche où l'on me fait tant de -misères. Si je n'étais forte de mon droit et de la pureté de ma -conduite, je ne pourrais résister à toutes ces petites persécutions. - -«Adieu, benne Madeleine; mon affection peut seule égaler l'admiration -que j'ai pour toi. - -«Dis à la mère et à mes sœurs que je ne vis que pour elles, et -qu'il me tarde bien de leur témoigner autrement que par des paroles le -dévouement de mon cœur. - -«AMÉLIE BORDIER.» - - -Le lendemain Madeleine et Claudine partirent pour Paris. - -Huit jours après leur arrivée, Madeleine était installée chez Mme -Daubré comme institutrice de Jeanne, et Claudine, dans une petite -chambre d'un pauvre garni de la rue de Venise. - - -[Note 11: Nom populaire à Lyon pour désigner les enfants.] - -[Note 12: Chez un grand nombre de familles, dit M. de Watteville dans -son rapport général sur la situation du paupérisme, la mendicité est -considérée comme une profession, et l'état d'indigent est -héréditaire.] - - - - -XIV - - -Derrière l'église Saint-Merry, parallèlement à la rue de Rivoli, -s'étend un quartier hideux, dont on ne pourrait soupçonner l'existence -au centre même du beau Paris. Il y a là un flot de maisons presque en -ruines, et de rues si étroites qu'une voiture n'y pourrait passer, et -si sombres que le pavé y est fangeux en toutes saisons. - -Les rues Maubué, du Poirier, Pierre-au-Lard, Brise-miche, Taille-Pain, -de Venise, Beaubourg, etc., peuvent rivaliser, sous le rapport du -délabrement et de l'insalubrité, avec les courettes de Lille et les -parties les plus misérables de la Guillotière. - -Les maisons se pressent les unes contre les autres comme des pauvres qui -grelottent. Quelques-unes se penchant sur la rue semblent vouloir se -rejoindre au faîte; d'autres se bombent au milieu comme si elles -allaient s'éventrer. Aux fenêtres, la plupart dégradées, on voit -suspendus des langes ou des lambeaux de linge qui s'essorent. - -En bas sont des boutiques sordides où s'étalent les rebuts de la -consommation parisienne. - -À l'intérieur, les escaliers s'effondrent, les planchers pourrissent. -Il pleut dans les mansardes; et, dans les charpentes courbées sous le -poids des tuiles, la bise gémit et tousse comme un phtisique agonisant. -Les murailles disjointes laissent écouler une sorte d'humidité -purulente. Les conduits suintent. Les eaux ménagères forment des mares -putrides dans les cours. - -Il est telle cage de poutres lépreuses et de plâtras infects où l'on -ne voudrait pas compromettre la santé d'une ménagerie. En comparaison -de ces affreuses demeures, les hôpitaux sont des résidences de rois. - -Faut-il s'étonner si, dans ces habitations nauséabondes, la fièvre, -le rachitisme, la phtisie, le typhus, se disputent les malades? - -Et personne ne se plaint! Les malheureux qui habitent ces maisons ne -sont pas exigeants, quoiqu'ils payent encore fort cher; mais ils -demeurent là à la nuit, à la semaine, au mois, et, locataires de -passage, ils ne peuvent imposer leurs réclamations. D'ailleurs, quelque -dégradées que soient ces maisons, il y a toujours assez de misérables -qui s'estiment heureux d'y trouver un abri. - -Cependant la commission des logements insalubres surveille ces cloaques -avec un zèle incessant. Sans doute elle a produit quelques bons -résultats; elle aura fait fermer quelques caves ou quelques soupentes -privées de jour; mais elle n'a pas pouvoir d'ordonner la reconstruction -des maisons, l'élargissement des rues pour y faire circuler l'air et la -lumière. - -On tourne toujours dans le cercle vicieux de la misère. Peut-être la -classe laborieuse qui remplit ces bouges, regarde-t-elle comme un plus -grand mal d'être reléguée au loin que d'habiter un quartier -insalubre, mais du moins central. - -Vers l'extrémité de la rue de Venise est un hôtel garni où, dit -l'enseigne, on loue à la nuit ou au mois des chambres meublées -_bourgeoisement._ - -Geneviève Gendoux et son amie Fossette habitaient au cinquième de -pauvres mansardes froides et désolées; et, pour y arriver, il fallait -gravir un étroit escalier à rampe humide et que des jours de -souffrance éclairaient d'une lueur fausse. Sur chaque palier six ou -huit portes pour autant de cellules se pressaient dans un maigre -corridor. À tous les étages, dans ces trente ou quarante prisons où -l'air manquait, des vagissements de marmots, des chants mêlés -d'invectives et de pleurs faisaient tressaillir les frêles cloisons. -L'âme et les sens étaient également révoltés par ce chaos -d'existences à la fois cloîtrées et confuses, qui se coudoyaient à -travers toutes sortes d'émanations putrides. - -Cet hôtel était pourtant l'un des plus luxueux du quartier. - -Geneviève, à peu près abandonnée par M. de Lomas, s'était -réfugiée dans ce garni que Fossette habitait depuis quelques mois -déjà. - -Rien ne rapproche comme l'infortune. Au bout de huit jours, les deux -jeunes ouvrières s'étaient liées d'une étroite amitié. - -Elles avaient accueilli comme une ancienne connaissance la belle -Claudine Bordier. - -Madeleine d'abord, en gravissant ce sombre escalier, avait reculé -d'horreur. Mais partout ailleurs Claudine ne pouvait obtenir un trou -sous les combles à moins de douze à quinze francs par mois; et là, -moyennant huit francs, elle aurait assez d'air pour respirer, assez de -jour pour travailler. Enfin elle ne serait pas isolée. Elle aurait une -compagne obligeante qui paraissait honnête et qui promettait de lui -procurer immédiatement de l'ouvrage. - -D'ailleurs, entre la rue de Venise à Paris et la rue Terraille à Lyon, -il y avait certes peu de différence. - -Depuis huit jours, Claudine était donc installée dans sa position -nouvelle. Elle avait obtenu de l'ouvrage du magasin de lingerie qui -occupait Geneviève. En faisant deux chemises par jour, elle pouvait -gagner un franc cinquante centimes; mais il fallait travailler depuis -six heures du matin jusqu'à dix heures du soir, et soigner l'ouvrage, -ce qui fatiguait les yeux. - -Comme remetteuse, Claudine n'était point habituée à un travail -très-régulier: aussi l'état de lingère lui parut-il d'abord -pénible. - -Une femme du monde qui prend une broderie ou un ouvrage de tapisserie, -et qui brode en causant, à points interrompus, douillettement étendue -dans un fauteuil, ne peut comprendre combien cette besogne est rude, -triste et ingrate, pour l'ouvrière qui coud tout le jour, qui coud sans -relâche. Cette aiguille, qui le matin paraît si légère, devient bien -pesante à la fin de la journée, et c'est à peine si, le soir, la main -roidie et gonflée peut la tenir. - -L'ouvrière a la tête lourde, le cou s'endolorit, ses yeux rougissent, -et, à la longue, l'estomac et la poitrine se resserrent. - -Hélas! souvent c'est la faim qui la pousse, cette aiguille. Si -seulement elle donnait toujours du pain à la pauvre fille! - -Ce qui soutenait Claudine dans son nouvel état, c'était l'espoir de -voir bientôt arriver Jaclard. Elle avait écrit pour lui donner son -adresse, et, comme il ne répondait pas, elle pensait qu'il ne pouvait -tarder à venir. - -Par une belle journée de mars, elles étaient toutes trois réunies -dans la chambre de Fossette, la plus spacieuse, et qui avait l'avantage -de recevoir à midi quelques rayons de soleil. - -Elles travaillaient et causaient. - -Fossette avait la passion des fleurs: c'était son luxe; sa mansarde en -était pleine. Une humble touffe de primevères s'abritait modestement -sous un superbe camélia. La jacinthe et la violette mêlaient leurs -senteurs. - -Ces parfums, ces fraîches corolles, ces trois belles filles, leur babil -plus allègre que le chant des moineaux francs qui sautillaient sur les -toits, répandaient dans cette mansarde pauvre et glacée comme une -chaude lumière, comme un air de fête, un air de printemps. - -Fossette était artiste, elle aimait tout ce qui est vraiment beau. De -l'artiste elle avait aussi la mobilité, la gaieté, l'insouciance. - -Quelle rieuse que Fossette! Le rire, un rire, franc et mutin, creusait, -dans ses joues pâlies parle travail et les privations, de gracieuses -fossettes. Ces fossettes, c'était toute la physionomie de cette -charmante fille, qui semblait faite uniquement pour le bonheur. Elle -avait encore une fossette profonde au menton, ce qui est un signe de -bonté. Et aux coudes comme aux épaules se modelaient aussi de petits -trous rieurs. - -Voilà donc ce qui avait valu à cette jolie fille le surnom de -Fossette. D'ailleurs, enfant perdue ou abandonnée, elle se rappelait -vaguement ses jeunes années, et ignorait son vrai nom. - -Fossette avait vingt ans. Quel avait été son passé? Celui de toutes -ces pauvres filles jetées sur le pavé de Paris, sans direction, sans -principes, n'ayant sous les yeux que l'exemple du vice. Bien que son -existence eût été fort tourmentée, si elle avait souffert, sa gaie -philosophie l'avait du moins préservée des grandes douleurs. - -Une certaine fierté naturelle et sans doute une triste expérience -l'avaient aidée à sortir du désordre, et à ne demander qu'à son -travail le pain de chaque jour. - -Sa beauté n'était pas de celles qui attirent l'attention dans la rue: -c'était le minois chiffonné, mais un peu terne de la Parisienne. Tout -le charme de ce visage résidait dans le jeu de la physionomie, dans -l'expression de ces yeux gris, frangés de cils bruns, et qui -pétillaient d'une douce malice; dans ce nez coquettement retroussé, -aux narines moqueuses, et dans ces lèvres d'un rose pâle, aux coins -relevés, au sourire si fin, si vraiment gai et à la fois si bon. - -Elle était de taille moyenne et elle avait l'allure vive et pimpante de -la grisette parisienne. Tous ses mouvements avaient une grâce -naturelle, exempte de prétentions. Coquette et femme de goût, elle -eût porté la soie, les plumes et le cachemire avec autant de -distinction qu'une grande dame; mais n'ayant ni robes de soie, ni -plumes, ni cachemire pour se parer, c'était elle qui parait ses -chiffons. Toutefois, comme elle ne pouvait se passer de luxe, elle -s'achetait des fleurs; et souvent pour son dîner elle ne mangeait qu'un -petit pain d'un sou. - -Un connaisseur, un fin connaisseur, un homme d'esprit, pouvait seul -apprécier les qualités féminines de Fossette. - -C'était un gracieux tableau que ces trois jolies ouvrières cousant et -babillant à travers un rayon de soleil. - -Entre elles le contraste était si frappant! - -Geneviève était la blonde fille du Nord, à la figure gravé et douce, -aux yeux bleus, au regard tendre, avec une magnifique chevelure à -reflets d'or; elle était grande et frêle, un peu languissante. Depuis -quelque temps son visage avait perdu sa placidité flamande. Dans ses -traits amaigris on remarquait une expression inquiète, fiévreuse. Ses -yeux brillants, d'un bleu plus sombre, souvent se fixaient dans le -vague. Et son teint, autrefois si pur, offrait en plusieurs endroits des -marbrures maladives. - -Quant à Claudine, c'était la beauté plastique dans toute sa -splendeur. Elle était grande et bien développée. Son corps -présentait des proportions sculpturales. - -De visage, elle ressemblait à Madeleine. Beaucoup, l'eussent jugée -plus belle. C'étaient ses traits, avec des lignes moins nobles -peut-être, mais plus correctes. Ils n'étaient pas empreints de cette -intelligence à la fois puissante et raffinée, qui caractérisait la -figure originale de Madeleine. Ses yeux noirs exprimaient plus de -volupté que de profondeur. Son front bas, comme celui des statues -antiques, était large et bien dessiné. Le front élevé de Madeleine -appartenait à l'art moderne plus idéalisé. Claudine avait une -chevelure opulente, mais un peu massive. Le menton, quoique -très-régulier, était trop matériel. - -Elle avait plus de fierté que de dignité réelle. Son geste et son -attitude avaient l'abandon des femmes élevées dans un milieu où l'on -reconnaît, en fait, sinon en principe, la liberté des relations -amoureuses. - -Toutes trois portaient dans l'amour la différence qui se remarquait -dans leur organisation. - -Chez Geneviève, ce qui dominait, c'était la tendresse, une tendresse -un peu romanesque, mais exclusive et dévouée. On devinait que l'amour -absorberait sa vie. - -Claudine était une méridionale passionnée, impétueuse, révoltée -contre les entraves. - -Fossette, elle, c'était la femme de la fantaisie; frêle, mais -nerveuse. Il y avait dans cette mièvre créature des ressorts inouïs; -soit pour lutter contre un obstacle, soit pour satisfaire un caprice, -soit pour se consoler des revers de l'amour. - -Que disaient-elles, là, toutes trois? Ce que peuvent dire des jeunes -filles amoureuses; elles s'entretenaient de leurs amoureux. - -Malgré ses promesses, M. de Lomas n'était pas revenu. Geneviève -était triste; et, en parlant de lui, des larmes tremblaient au bord de -ses cils. - -«Voyons, Geneviève, disait Fossette, faites la risette, et plus vite -que ça. Si tu continues à pleurer ainsi, on ne pourra plus rester dans -ton voisinage. C'est affreusement contagieux, la tristesse. Et moi, si -j'étais deux jours sans rire, j'en ferais une maladie. Est-ce qu'on se -laisse abattre pour un homme qui vous plante là! - ---Vous avez raison, appuya Claudine; si Jaclard ne m'aimait plus, je -l'aurais bientôt oublié. Mais, je crois que je le tuerais d'abord. - ---Dieu! mesdemoiselles, cria une voix mâle de l'autre côté de la -cloison, vous bavardez que la langue m'en démange. - ---Monsieur Robiquet, repartit Fossette, nous vous prions de respecter -notre intérieur. - ---Puisque vous me refusez de participer à votre aimable conversation, -dit la voix, je vais chanter. - ---Accordé, monsieur Robiquet; vous danserez ensuite si le cœur vous en -dit.» - -Robiquet chanta en fausset: - - -Pour tant d'amour ne soyez pas ingrate.... - - -«À part mon idole, reprit Fossette, et ce brave Robiquet, tous les -hommes sont des infâmes, et ils se prétendent honnêtes! Peut-être ne -tromperaient-ils pas un homme; mais ils trompent une femme sans la -moindre vergogne, et une femme qui les aime encore! Ils n'ont pas de -cœur, mais seulement de la gloriole. Ils n'aiment réellement une femme -que si elle flatte leur vanité. Savez-vous pourquoi ils osent nous -tromper ainsi? c'est qu'ils savent que nous avons intérêt à nous -taire, et que nous n'oserons pas révéler leurs infamies. Non seulement -ils nous trompent, mais encore ils nous exploitent. À quatorze ans, je -servais un vieil écrivassier qui portait perruque, et qui, sous -prétexte que la servante de je ne sais quel grand homme écoutait ses -vers et lui donnait des conseils, me faisait asseoir devant lui pendant -des heures entières pour me lire ses tragédies. Comme je n'y -comprenais goutte, il me maltraitait, et, pour me venger, quand il ne me -regardait pas, je lui tirais la langue. Un jour, il y avait plus de -quatre heures que je me tenais droite sur une chaise à l'écouter; j'en -avais des crampes. Tout à coup il me demande: «Eh bien! comment -trouves-tu cela?--Quoi cela? Votre frimousse ou votre perruque? L'une -portant l'autre, je les trouve affreuses.» Il devint furieux et me -souffleta. Depuis ce moment, je le détestai. Mais je ne savais que -devenir. Et puis il me promettait toujours de me mener au spectacle -quand il aurait une pièce représentée; et je désirais tant voir un -théâtre! Cette pièce ne s'est pas jouée, et jamais ce ladre ne m'a -conduite au spectacle. Je l'ai quitté pour servir un peintre qui -faisait des tableaux. Celui-là était plus gai que l'autre; mais comme -les modèles coûtaient fort cher, il me drapait avec des morceaux -d'étoffe et me faisait rester des journées entières dans la même -position. Avec cela, jaloux comme un tigre, quand il sortait, il -m'enfermait. Toute mon ambition alors était de porter des bottines. Il -m'en promettait toujours et ne m'en dormait jamais. Les arts ne m'ayant -pas réussi, je me jetai dans, le populaire. Je me disais: «C'est là -seulement que je trouverai du cœur, de la franche et bonne gaieté.» -J'aimai un serrurier. Ah! j'en ai vu de belles avec celui-là! Il était -ivrogne et paresseux. Il me battait plus souvent que son enclume, et me -forçait à travailler pour me voler mon gain et le dépenser au -cabaret. Voilà donc les hommes! Des hypocrites qui font de belles -phrases pour séduire les femmes; des brutaux qui les battent quand ils -les ont séduites: en somme, des égoïstes qui ne songent qu'à -satisfaire leurs vices. Après le serrurier, je me mis en garni à mon -compte, jurant de ne plus aimer que les fleurs, et de ne plus habiter -qu'avec elles. - ---Et ton _aristo_, cependant? demanda Claudine. - ---Je l'aime, c'est vrai, mais je reste libre, c'est convenu. J'ai fait -serment de ne jamais le revoir s'il entreprenait d'attenter à ma -liberté. - ---Vous ne voulez donc pas vous marier? demanda Claudine. - ---Me marier! mais ce serait bien pis. Se lier pour toujours, autant -les galères, à perpétuité. - ---Robiquet est pourtant un brave garçon, fit observer Geneviève. - ---Sans doute. Mais impossible devine décider. Monsieur Robiquet, -cria-t-elle de nouveau, assez de musique comme cela! Veuillez maintenant -montrer à la société votre galant museau.» - -Robiquet ne se fit pas prier. Il entra aussitôt, le sourire sur les -lèvres; avec l'air gracieux d'un homme qui veut plaire. - -«Monsieur Robiquet, ne confondez pas. Je vous ai dit de vous montrer; -mais non pas d'entrer. Mlle Claudine avait oublié que vous avez le nez -en trompette. Maintenant; merci; monsieur Robiquet, vous pouvez vous -retirer. - ---Ah! mais non! on ne met pas comme cela un honnête homme à la porte. -Tant pis! Vous m'avez appelé; je m'assieds. - ---Vous avez tort, monsieur Robiquet; dit Fossette avec un fin sourire. -Je vais continuer mon histoire, et vous n'y êtes pas flatté. Donc, ma -chère Claudine, vous avez vu cet excellent Robiquet. Depuis près d'un -an, il me harcèle pour que je devienne son épouse devant Dieu et -devant les hommes; comme disait dans ses drames le vieux monsieur à -perruque. Oui, Robiquet est aussi simple que cela; il s'imagine qu'on se -marie par complaisance. Monsieur Robiquet, je vais vous apprendre mon -secret tout entier, et vous satires alors pourquoi je refuse l'honneur -de m'appeler Mme Robiquet. Depuis que j'ai l'âge de raison, je me suis -juré à moi-même de ne jamais épouser un instrument de musique. - ---Mes chants vous déplairaient-ils, mademoiselle Fossette? dit -anxieusement Robiquet. - ---Non, c'est votre nez en trompette. - ---Ah! mademoiselle Fossette, vous regardez mon nez avec des yeux mal -disposés; car on m'a toujours dit: «Avec ton coquin de nez, Robiquet, -tu as tout l'air d'un mauvais sujet.» - ---Comme les nez sont trompeurs! reprit Fossette en riant. - ---Allons bon! voilà que vous me reprochez ma vertu, à présent? - ---Vraiment, j'ai peur que la présence ici d'un pareil mauvais sujet ne -nous compromette, monsieur Robiquet. - ---Mais qu'avez-vous donc, Geneviève? s'écria Claudine; comme vous -pâlissez! - ---Moi; dit Geneviève qui passa la main sur son front. Oh! ce n'est -rien, un spasme. C'est fini. - ---Ce sera vous, monsieur Robiquet, qui l'aurez bouleversée avec vos -airs conquérants. - ---Allons, mademoiselle Fossette, je retourne à mes chapeaux; mais, -puisque vous êtes si méchante, je ne ferai plus vos commissions. - ---Ah! une idée, monsieur Robiquet, si vous alliez nous chercher des -sucres d'orge, cela remettrait Geneviève. Tenez, voilà trois sous. - ---Gardez votre argent, mademoiselle. Vous me permettrez bien de vous -faire ce petit cadeau. - ---Vous savez, monsieur Robiquet, repartit Fossette en affectant un air -sévère, que je n'accepte jamais rien des hommes. - ---Jamais rien! murmura Robiquet en se dirigeant vers la porte. Et ces -belles fleurs-là que vous apporte tous les huit jours un -commissionnaire.... - ---Comme tu tourmentes ce pauvre garçon, Fossette, dit Geneviève, quand -Robiquet fut dehors. - ---Si je ne le tourmentais pas un peu, il est si bon, qu'il -engraisserait.» - - - - -XV - - -«Comment avez-vous fait la connaissance de votre _aristo?_ demanda -Claudine à Fossette. - ---Sur la place de la Madeleine, au marché aux fleurs. Je contemplais un -magnifique pot d'azalées, et j'en demandais le prix.--C'est trop cher -pour moi, dis-je avec un soupir. Lui, il était là qui me regardait -tout surpris, et il me pria d'accepter le pot d'azalées. - ---Monsieur, lui répondis-je fièrement, comme tout à l'heure à -Robiquet, je n'accepte jamais rien des hommes. - ---Pourquoi donc, mademoiselle? - ---Parce que je les méprise.» - -Là-dessus, la conversation s'engagea. Il tenait, disait-il, à me faire -changer d'opinion, et il me demanda la permission de venir me voir. Je -la lui accordai. Il me traita non pas comme une ouvrière, mais comme -une femme de son rang. Je le trouvai original, car il prit la peine de -me faire la cour. Ce procédé m'est allé au cœur, et je l'aime tout -de bon. C'est bien réellement mon premier amour. Il y a six mois que -cela dure. Bon! voilà que moi aussi je deviens triste. Décidément, -Geneviève, tu engendres la mélancolie. - ---Est-il beau? demanda encore Claudine. - ---Non, mais il a de l'esprit. Et pas un défaut, c'est-à-dire qu'il -n'est ni peintre, ni écrivassier, ni ivrogne. - ---Et pas jaloux? - ---Peut-être le serait-il; mais j'ai posé mes conditions. Nous avons -passé un contrat sous seing privé. Je vais vous le montrer.» - -Elle alla chercher le papier dans son armoire et lut: - - -«Nous, soussignés, Fossette et Léopold de Barnolf, unis par le -caprice, ne croyant ni l'un ni l'autre aux amours éternels, et posant -en principe que l'inconstance est aussi involontaire que l'amour, que le -cœur se moque des serments aussi bien que de la raison. - -«Arrêtons d'un commun accord ce qui suit: - -«1° Ne jamais jurer de nous aimer toujours; - -«2° Respecter notre liberté mutuelle; - -«3° Éviter toute scène de jalousie; - -«4° Nous abstenir de tout reproche quand la tiédeur viendra; - -«5° Ne jamais habiter ensemble; - -«6° Rompre comme nous nous sommes unis, c'est-à-dire en riant; - -«7° Rester quand même les meilleurs amis du monde. - -«Léopold s'engage en outre à ne jamais offrir d'argent à Fossette, -et Fossette à ne jamais broder de pantoufles à Léopold. - -«FOSSETTE. LÉOPOLD DE BARNOLF.» - - -«Eh bien! il n'y a que la liberté pour faire durer l'amour. Elle seule -nous enchaîne. Nous nous cramponnons à notre bonheur, comme si chaque -jour il allait nous échapper. Il y a des amours, n'est-ce pas? qui s'en -vont tout de suite; le nôtre augmente au contraire, au point que cela -m'effraye. Le dernière fois que je l'ai vu, j'étais si émue que je ne -pouvais plus rire. - ---Est-il riche? demanda aussi Claudine, que ce roman intéressait -vivement, et qui commençait, au récit de cette aventure et de cette -liaison originale, à trouver un peu terne son amour pour Jaclard. - ---Je crois que oui; mais je ne m'en inquiète guère. Je n'ai -jamais rien accepté de lui que des fleurs. Il m'étonne de mon -désintéressement. Chez moi, c'est de la rouerie: si j'acceptais ses -présents, il ne m'estimerait plus, et il m'aimerait moins.» - -Robiquet entrant: - -«Voilà, charmantes tourterelles. Quelqu'un m'a demandé de vos -nouvelles. Gare à vos cheveux! ajouta-t-il d'une voix sinistre. On a -essayé de me corrompre pour vous en voler à chacune une mèche. - ---Qui donc? demandèrent-elles avec une vive curiosité. - ---Je pourrais vous faire languir, mesdemoiselles, et me venger ainsi de -vos malices; mais Robiquet n'a pas de rancune. C'est.... c'est.... Vous -croyez que ce sont des amoureux, hein! Eh bien non! c'est le perruquier -du n° 15. Il a des cheveux à rassortir, une commande importante. Il -payerait bien. - ---Comprenez-vous, s'écria Fossette, qu'on puisse faire ce métier-là, -d'acheter les cheveux des pauvres filles pour les mettre sur la tête -des femmes riches? Nous qui n'avons déjà que nos cheveux pour toute -parure, la parure du bon Dieu! - ---Je crois que M. Gorju viendra lui-même vous faire visite. - ---J'aimerais autant voir Dumolard en personne, dit Fossette. Celui-là -du moins rendait service à ces malheureuses en les débarrassant de la -vie. On défend le trafic des nègres et on permet le commerce des -cheveux. Des cheveux, n'est-ce pas aussi de la chair humaine? Qu'il -vienne, votre M. Gorju, c'est moi qui le recevrai! - ---Comme je lui parlais, un homme à museau de fouine, est entré dans sa -boutique. Il est aussi maigre que Gorju est gras, mais il est encore -plus laid. Il m'a regardé avec des yeux qui m'ont fait froid dans le -dos. À eux deux, ils doivent comploter de mauvais coups. - ---En effet, monsieur Robiquet, dit Fossette, vous avez l'air tout -drôle. À moins que ce ne soit ce beau chapeau neuf qui vous donne -cette singulière physionomie.» - -Le chapeau de Robiquet, trop grand pour sa tête, lui cachait les -sourcils. - -«Si vous m'aimez, monsieur Robiquet, dit encore Fossette, vous ôterez -ce chapeau, car vous me feriez croire que Gorju vous a enlevé la peau -de la tête, comme un sauvage qu'il est, et j'en aurais cette nuit des -cauchemars.» - -Robiquet posa son chapeau. - -«Qu'est-ce qu'il a donc, ce chapeau? n'est-il pas à la dernière mode, -et retapé dans le meilleur goût? On nous paye si peu, comme -tournuriers-retapeurs, que je veux au moins avoir l'étrenne des -chapeaux que je _bichonne._ Si cela les fane un peu, tant pis pour le -fabricant! il gagne assez, lui, en revendant un vieux chapeau tout -retapé sept, huit, jusqu'à dix francs. Et pour l'ouvrière en -casquettes, c'est encore pis. Elle est payée à raison de un franc -cinquante centimes la douzaine pour poser les doublures et les -visières. On parle de se mettre en grève; mais moi, ça ne me va pas, -la grève. On s'expose à mourir de faim, et, le plus souvent, c'est -tout ce qu'on y gagne. - ---Tiens, à propos, dit Fossette, si toutes les femmes se mettaient en -grève et refusaient de se marier jusqu'à ce que les hommes leur -fissent de meilleures conditions! - ---Il y aurait toujours, fit observer Claudine, les vieilles et les -laides qui profiteraient de la grève pour trouver des maris. - ---Et puis les femmes sont trop bêtes, reprit Fossette. Elles ont si -bien l'habitude d'être exploitées, qu'elles ne s'en aperçoivent -seulement pas. - ---Ce n'est pas vous, du moins, mademoiselle Fossette, qui vous -laisseriez exploiter, remarqua Robiquet. - ---Moi comme les autres, et c'est bien par force. Tenez, monsieur -Robiquet, vous qui vous plaignez de votre salaire, comptez un peu les -points qu'il nous faut tirer pour gagner dix-huit sous. L'entrepreneuse -de lingerie qui nous donne de l'ouvrage est une grande dame à falbalas. -Elle ne fait pas autre chose que de recevoir ses amants et ses -pratiques. Y compris la broderie, elle dépense cinq francs pour -établir une chemise comme celle-ci, et elle la vend douze ou quinze -francs. Elle se dorlote dans la moire et le salin. Tandis que nous -autres, à quoi arrivons-nous en restant tout le jour et une partie de -la nuit courbées sur le travail? à ne pas mourir tout à fait de faim. - ---Il y a au quatrième, juste au-dessous de moi, dit Robiquet, une -mauvaise tête, un socialiste. Il dit là-dessus bien des choses qui -paraissent avoir de la raison. Il est cordonnier de son état, et se -plaint aussi de son salaire. Il a cinq enfants et une femme toujours -malade à nourrir. Vous pouvez croire qu'ils ne mangent pas toujours à -leur faim. Ce malheureux a quelquefois des yeux qui font peur: on dirait -qu'il veut dévorer quelqu'un. - ---C'est Brisemur? demanda Fossette. - ---Oui. - ---Pauvres gens! Quand je rencontre ces enfants si déguenillés avec -leurs figures de squelette, j'en ai le cœur serré, et je ne puis pas -dîner. - ---Ne reçoivent-ils pas des secours de la paroisse et de la mairie? - ---Oh! qu'est-ce que cela? De temps en temps, pour six, un secours de dix -francs ou bien quelques bons de pain. Et puis il est fier, Brisemur. -Quand il faut aller au bureau, il dit à sa femme: «J'aime mieux passer -deux nuits au travail que de mendier un secours.» C'est sa femme qui y -va quand elle peut sortir. Ce qui l'ennuie surtout, ce sont certaines -dames de charité qui se croient obligées de leur donner des conseils, -et qui veulent mettre le nez dans toutes leurs affaires. Il faut -entendre aussi comme il arrange tous ces grands blagueurs qui veulent -faire le bonheur des ouvriers sans les consulter, et qui n'ont pas -d'autre but que de parader et de poser devant le public. Lui, Brisemur, -il a une idée magnifique qui rendrait riches tous les ouvriers. - ---Est-ce que les femmes en sont? demanda Fossette. - ---Oui, tout le monde. - ---Eh bien! parlez, pourvu que ce ne soit pas de la politique. - ---Oh! il n'est pas question de politique. Il dit tout bonnement qu'il -faudrait, au lieu de travailler pour un entrepreneur, se réunir, former -une société, se cotiser pour acheter les outils et les cuirs, avoir un -agent qui vendrait les produits et empocherait les bénéfices au profit -de tous les associés. - ---Tiens! mais au fait! dit Fossette, si nous trois, mesdemoiselles, nous -formions une société?» - -Geneviève s'était arrêtée de coudre. Elle était fort pâle. Ses -yeux fixes, qui semblaient agrandis, avaient une expression singulière. -C'était connue une anxiété, suivie tout aussitôt d'un abattement -profond. - -«Mon Dieu! Geneviève, qu'as-tu donc? s'écria Fossette. - ---Vous souffrez, c'est sûr,» dit à son tour Robiquet tout effrayé. - -Geneviève ferma les paupières et se renversa sur sa chaise. - -«Je suis perdue! murmura-t-elle; il ne vient pas, lui, il -m'abandonne!» - -Elle avait entendu un pas rapide dans l'escalier. Depuis quinze jours -elle attendait vainement Lionel. La veille encore elle lui avait écrit, -et il ne venait pas. Cette dernière déception achevait de la briser. - -«Elle s'évanouit!» cria Claudine, qui la soutint dans ses bras. - -En effet, elle avait perdu connaissance. - -On la transporta sur le lit: - -«Monsieur Robiquet, courez chercher du vinaigre.» - -Robiquet effaré se précipita dehors. Il faillit se heurter dans le -corridor avec une dame qui lui demanda si Mlle Claudine Bordier était -sortie. - -«Non, au fond, la porte à droite,» répondit Robiquet qui poursuivit -sa course. - -C'était Madeleine qui venait voir sa sœur. Elle la trouva, ainsi que -Fossette, en grand émoi auprès du lit où reposait Geneviève. - -Madeleine, qui avait plus de sang-froid que les jeunes ouvrières, -bassina les tempes de la malade avec de l'eau fraîche et lui frappa -dans les mains. - -Geneviève recouvra ses sens. Elle ne remarqua pas d'abord la présence -de Madeleine. - -«Que ne m'avez-vous laissée mourir! s'écria-t-elle en fondant en -larmes! Au moins, je ne souffrirais plus. Me délaisser dans un moment -pareil! Ô mon père, ma mère, si je vous ai fait souffrir, vous êtes -bien vengés!» - -Madeleine interrogeait du regard. - -«C'est son amant qui l'a abandonnée,» lui dit Claudine à voix basse. - -Tout à coup Geneviève se dressa sur son lit. - -«Ah! mais.... c'est ma faute s'il n'est pas venu.... Hier, dans ma -lettre, j'ai oublié peut-être de lui donner mon adresse. Et je -l'accusais!» - -Elle riait maintenant d'un rire nerveux qui faisait mal. - -«Je t'en prie, Fossette, écris-lui bien vite, et dis-lui que je vais -mourir s'il ne vient pas. Tu sais: M. de Lomas, 31, rue Louis-le-Grand. - ---M. de Lomas!» s'écria Madeleine stupéfaite. - -Et son visage se couvrit de rougeur; ses sourcils se froncèrent. - -Quel sentiment l'émouvait? - -À cette exclamation, Geneviève regarda Madeleine, et l'ayant reconnue, -elle retomba sur son lit, honteuse qu'une étrangère eût surpris son -secret. - -Fossette cherchait une plume et du papier, lorsqu'on entendit des -sanglots dans l'escalier; Robiquet entra tout essoufflé en rapportant -du vinaigre. - -«Encore une autre histoire! dit-il; vous entendez bien pleurer? C'est -la petite danseuse du sixième. Les sergents de ville viennent -d'arrêter sa mère, parce qu'ils l'ont surprise qui mendiait dans la -rue Quincampoix.» - -Fossette courut dans l'escalier et fit entrer celle que Robiquet -appelait la petite danseuse du sixième. C'était presque une enfant; -elle avait quinze ans à peine. Sa figure brune et pâle rappelait un -peu le type passionné de la bohémienne. Ses grands yeux noirs, animés -par l'indignation, avaient une vivacité, un éclat sauvages. Elle -portait sur sa chevelure épaisse, un peu crépue, une résille de -chenille rouge. - -Sa taille souple, cambrée, était à la fois énergique et voluptueuse, -comme celle de ces filles vagabondes, de sang mauresque, dont les -passions brûlantes n'admettent pas d'entraves. - -Elle s'appelait Christine Ferrandès. Elle était Espagnole par son -père, mais Française par sa mère. - -«Mon Dieu! mon Dieu! criait-elle, que va devenir grand'mère et la -_poverinette?_ Ah! c'est la petite, surtout!» - -Cette douleur était si expansive, si vraie, que tous les cœurs -étaient touchés. Geneviève elle-même oubliait sa propre souffrance, -et Madeleine avait des larmes plein les yeux. - -Elle questionna Christine sur sa position. - -Dans un récit entrecoupé de sanglots, la petite danseuse raconta -qu'elles étaient quatre là-haut dans un grenier: une enfant de six -ans, une aïeule paralytique, elle, qui apprenait à danser, sa mère -enfin qui était blanchisseuse et qu'un commencement de phtisie -empêchait de laver pendant l'hiver. Le jour, la pauvre femme cousait -des chemises de soldat à six sous la pièce, et, vers le soir, en -effet, elle allait mendier; car son mince salaire ne pouvait suffire à -nourrir quatre personnes. - -«Elle est si jolie, ma petite Rita! ajouta Christine avec passion. Sa -mère est morte, et on l'avait mise aux Enfants-Trouvés, dans cette -grande maison si triste. J'étais allée la voir. Elle demandait -toujours sa mère; elle se pendait après moi pour me suivre; et je l'ai -emmenée, la pauvre petite. Sans doute elle n'est pas aussi bien -nourrie, mais elle a notre amour. Ah! nous l'aimons bien! Si vous -voyiez, c'est elle qui est toujours la plus belle. Je travaille aussi, -je fais des bonnets. En passant la nuit, je puis gagner trente sous. -Là-dessus il faut payer mes leçons de danse; c'est ce qui nous ruine. -Mais quand je serai célèbre, ajouta-t-elle en se redressant, j'aurai -beaucoup d'argent et nous serons toutes heureuses. Maman!... Ah!... -maman!... croyez-vous qu'on me la rendra?» - -Et elle se reprit à sangloter. - -Madeleine remit à cette enfant son porte-monnaie qui contenait sa -dernière pièce de vingt francs. - -«Tenez, lui dit-elle, quand voué serez riche, vous me la rendrez.» - -Christine remercia avec, une effusion toute méridionale et courut -rejoindre sa grand'mère qui ne connaissait pas encore la catastrophe. - -Madeleine ne pouvait rester davantage, car Mme Daubré l'attendait aux -Tuileries. - -Robiquet partit derrière elle, portant le message de Geneviève à M. -de Lomas. - -«Je ne sais pas trop, fit observer Madeleine à Claudine, s'il convient -que tu restes dans cette société-là? - ---Comment, se récria-t-elle surprise. Fossette et Geneviève ont des -amants, c'est vrai; mais ce sont de très-braves filles; elles ne se -vendent pas. - ---Ma chère amie, quand on est dans cette voie-là, et qu'on est -pauvre.... - ---D'où sors-tu, Madeleine? interrompit Claudine. À Paris comme à -Lyon, une ouvrière sage est une exception. On ne peut pas demander non -plus aux ouvrières des grandes villes la même vertu qu'à ces petites -demoiselles qui n'ont jamais quitté la robe de leurs mamans. L'amour -n'est-il pas leur seul bonheur? - ---Tu m'effrayes, Claudine, dit Madeleine émue; comment peux-tu excuser -de pareilles mœurs? - ---Oh! ne crains rien pour moi. J'ai bien résisté à l'amour de -Jaclard. Je saurai donc me garder, malgré tous les conseils et tous les -exemples. Et puis je penserai à toi, à Marie, à notre pauvre mère, -qui toutes trois auriez tant de chagrin si je me conduisais mal.» - -Madeleine, un peu rassurée, embrassa sa sœur en la suppliant de ne -jamais manquer à cette bonne résolution. D'ailleurs, dans quelle -maison placer Claudine où elle n'aurait pas à courir des dangers -peut-être pires? - -Commée les deux sœurs s'embrassaient justement en face du n° 15, il y -avait sur la porte du perruquier deux hommes qui les observaient -attentivement. C'étaient Gorju, le trafiquant de chevelures, et -Renardet que Madeleine ne connaissait pas, mais qui, lui, la connaissait -depuis le voyage de Lyon. - -Renardet était l'homme d'affaires du principal propriétaire de la rue -de Venise. Il venait toucher les loyers. Il était en outre en relations -suivies et mystérieuses avec Gorju. - -«Comment! elle ici? s'écria-t-il. - ---Ah! fit Gorju, il y a de jolies filles et de bien beaux cheveux pour -le moment dans le garni du 37. - ---Je serais curieux d'admirer ces merveilles, monsieur Gorju; mais un -autre jour, car pour le moment il faut que je sache où se rend cette -beauté, d'un pied si léger,» dit Renardet avec un rire qui -découvrait ses dents aiguës, ses dents de carnassier. - - - - -XVI - - -Il était cinq heures. Il y avait foule aux Tuileries. Les rayons dorés -du soleil couchant se jouaient dans les bourgeons des marronniers. Ils -se réfractaient en brillants arcs-en-ciel dans la pluie fine des jets -d'eau et faisaient resplendir les belles toilettes des promeneuses et -les visages roses des enfants. - -C'étaient une vie, une gaieté, un bruit de caquets, de cris, de rires, -de voix fraîches et de chants d'oiseaux. Le printemps n'est pas -seulement le rajeunissement de la nature; il se manifeste aussi en nous -par un redoublement de vie et par des langueurs, des ivresses, des -besoins d'aimer, des joies sans cause, des activités sans but. - -C'est la sève qui tressaille, qui monte, qui envahit tous les êtres, -depuis le brin d'herbe jusqu'à l'homme, depuis le robuste paysan -jusqu'à l'habitant étiolé des villes. - -Madeleine chercha des yeux Mme Daubré, et ne la trouva point; mais elle -vit à sa place le jeune Albert. Il paraissait plongé dans une de ses -rêveries qui lui étaient habituelles. Il tenait à la main un livre -qu'il avait laissé tomber sur ses genoux. Ses yeux étaient fixés sur -le sommet d'un marronnier, que pourtant il ne regardait point. Quand -Madeleine s'approcha de lui, il tressaillit, et pendant quelques -secondes il ne put répondre à cette simple question: - -«Où trouverai-je Mme Daubré?» - -Albert avait l'imagination aussi poétique qu'impressionnable. -Madeleine, enveloppée par la lumière du soleil, lui apparaissait alors -comme au milieu d'une gloire. Elle avait marché vite. Ses joues -étaient animées; ses bandeaux soulevés par la course, dessinaient de -petites ondes autour de son front resplendissant. À travers les longs -cils de ses paupières à demi fermées par l'éclat du soleil, -jaillissaient des rayons à la fois doux et pénétrants. - -Depuis huit jours que Madeleine était entrée chez Mme Daubré, Albert -avait senti grandir la sympathie qu'elle lui avait inspirée lors de -leur première rencontre chez les Borel. - -«Ma belle-sœur est allée avec Maxime Borel faire une promenade au -bois, répondit-il enfin. Ils ont emmené Jeanne. Vous êtes donc libre, -mademoiselle. Je suis venu vous prévenir de ne pas attendre Mme -Daubré. - ---Combien je vous remercie, monsieur! fit-elle, réellement touchée de -cette attention. - ---Oh! ne me remerciez pas, j'avais envie de sortir; et, vous voyez, je -lisais mon auteur favori.» - -C'étaient les poésies d'Henri Heine. - -«Je puis donc rentrer,» dit Madeleine, heureuse d'avoir quelques -heures de liberté; car depuis huit jours elle n'avait pas trouvé un -moment pour se recueillir et travailler. - -Elle cumulait en effet chez Mme Daubré les emplois de lectrice, de -demoiselle de compagnie et d'institutrice. Que d'exigences n'avait-elle -pas, cette coquette désœuvrée et surtout ennuyée! - -«Oh! mademoiselle, rentrer déjà? Voyez, il fait si beau! supplia -Albert. Votre vie nouvelle paraît vous fatiguer un peu. Je vous trouve -pâlie, et vous perdez chaque jour de votre gaieté. - ---C'est que maintenant, répondit Madeleine avec un sourire forcé, j'ai -de graves fonctions à remplir; Si je riais comme autrefois, Jeanne -n'aurait plus de considération pour moi. - ---Est-ce bien là la vraie cause de votre air sérieux? demanda Albert -avec une émotion dans la voix. Nous serions bien malheureux si vous ne -vous plaisiez pas avec nous. Ma belle-sœur vous aime déjà beaucoup, -et Jeanne aussi!» - -Madeleine lui répondit avec une gravité triste: - -«Sans doute, monsieur, je regrette Mlle Borel; mais certes je me trouve -heureuse de ma nouvelle position; je suis très-sensible surtout à -l'affection que vous me témoignez tous.» - -Madeleine, en prononçant ce petit mensonge bienveillant, avait le cœur -un peu gros. Elle était loin d'être heureuse chez Mme Daubré, comme -elle le disait. Cette position subalterne vis-à-vis d'une femme -capricieuse dont elle ne pouvait estimer le caractère, et qui lui -était de beaucoup inférieure sous le rapport de l'intelligence, la -blessait dans son amour-propre aussi bien que dans sa dignité. Et puis -son esprit sérieux et méditatif ne se prêtait qu'avec de pénibles -efforts à ces fonctions de surveillante attentive et sévère. Elle ne -pouvait s'indigner avec conviction des fautes puériles de Jeanne. Elle -sentait qu'elle remplirait mal ses devoirs d'institutrice. - -Doué d'une excessive délicatesse de cœur, Albert comprit à l'accent -un peu contraint de Madeleine qu'elle n'était pas tout à fait sincère -et qu'elle souffrait. Il se tut, car il souffrait aussi. - -Albert s'était levé à l'arrivée de Madeleine, et maintenant ils -marchaient l'un à côté de l'autre, au milieu d'un massif de -marronniers. - -«Dans ce moment, reprit-il après un silence, vous paraissez -péniblement affectée. Peut-être est-ce moi qui vous ai déplu en -venant à votre rencontre. J'ai été élevé au fond de la Bohème, -dans un château isolé, entre une vieille tante et un vieux -précepteur. Je ne sais donc rien des usages français. Dites-moi, je -vous en prie, que je n'ai commis à votre égard aucune inconvenance. - ---Oh! monsieur, répondit vivement Madeleine, j'ai toute confiance en -votre loyauté; et, pour vous le prouver, je ferai avec vous un tour de -promenade.» - -Madeleine était très-pure et par cela même très-audacieuse. Mlle -Borel lui avait appris d'ailleurs à ne pas se préoccuper des -convenances lorsqu'elles gênaient la liberté sans profit pour la -morale. - -«Je vous remercie, mademoiselle, de cette preuve d'estime, dit Albert -un peu troublé. - ---En effet, je suis triste, reprit Madeleine. Je viens d'assister à une -scène si pénible et si émouvante, que vraiment j'ai besoin pour me -remettre de grand air et de distraction.» - -Elle conta avec un accent pénétré et plein de chaleur l'histoire de -Christine Ferrandès et de la pauvre phtisique qu'on avait arrêtée -parce qu'elle mendiait. - -«Et vous les croyez en tous points dignes d'intérêt? demanda Albert. - ---Je ne les connais pas; mais quelle que soit leur conduite, des femmes -aussi malheureuses sont toujours dignes d'intérêt. L'inconduite en -pareil cas est la conséquence de la misère. - ---Vous avez raison, mademoiselle; et quoique je partage entièrement -l'avis de Mlle Borel au sujet de l'aumône, cependant, en face de tels -malheurs, comment rester impassible dans ce système et ne pas les -secourir! Je ferai donc ce que vous voudrez bien me dicter. - ---Merci pour elles, dit Madeleine. - ---En ma qualité d'Allemand, je suis un vrai songe-creux. Je crois à la -métempsycose. J'ai dû être femme dans une précédente existence, et -j'ai dû souffrir beaucoup; car je ressens les souffrances des femmes -comme si je les avais éprouvées.» - -Madeleine sourit. - -«Ces réminiscences ne seraient-elles pas plutôt l'effet de -l'imagination que celui du souvenir? - ---Peut-être avez-vous raison. Mais c'est là un sujet bien triste. Vous -restez ici pour vous distraire et je vous entretiens de pensées -douloureuses. La nature pourtant est si gaie! Comme ce jour est pur et -ce coucher de soleil resplendissant! L'air est embaumé et il enveloppe -comme une caresse. On voudrait, n'est-il pas vrai? s'enfuir au fond des -bois, on se baigner dans la rosée des prés. On éprouve le besoin de -chanter comme les oiseaux ou encore de faire des vers pour décrire -toutes ces ivresses, toutes ces splendeurs. - ---Vous faites des vers? interrogea Madeleine. - ---Oui, répondit le jeune homme en rougissant. Mais c'est un secret; car -je ne veux les montrer à personne. Je les trouve bien beaux mes vers, -cependant; mais il me semble qu'aussitôt que je les aurai lus, ils me -paraîtront affreux. Et puis maintenant, qui s'intéresse à la poésie? - ---Moi, dit Madeleine. - ---Vous? Ah! quel bonheur! s'écria Albert avec une naïveté toute -germanique. Et vous aussi, vous écrivez en vers? - ---Hélas! j'ai aussi ce défaut!» fit-elle en riant. - -Et puis tout à coup elle devint grave; son œil inspiré s'arrêta fixe -et profond sur le ciel bleu. Elle soupira; car la poésie était -maintenant tout son espoir. - -«Je vais peut-être vous faire une proposition indiscrète, reprit -Albert; mais alors regardez-la comme non avenue. Si vous voulez me lire -vos vers, je vous lirai les miens. - ---J'y consens, répondit Madeleine en souriant. Puisque nous voilà -confrères en littérature, nous nous critiquerons mutuellement. D'abord -je serai franche, je vous en préviens. Tant pis si vos vers sont -mauvais ou si vous avez de l'amour-propre. Toutefois il faudrait me -promettre la même sincérité. - ---Sans doute; mais vous, vous ne pouvez faire que de belles choses. Ce -soir, ma belle-sœur doit aller au bal; elle m'a prié de l'accompagner. -J'ai promis avec regret; car je hais ce qu'on appelle le monde; je -n'aime que la lecture, l'étude, la poésie. Je tâcherai de décider -Lionel à l'accompagner. Ce soir donc, si vous le voulez bien, nous nous -réunirons au salon; je vous soumettrai quelques passages de ma -traduction de Heine, et je vous raconterai mes projets pour l'avenir. -J'ai de grands projets: je crois qu'il y a une réforme à opérer dans -l'art comme dans les mœurs, et qu'il faut remplacer notre charlatanisme -littéraire et notre hypocrisie morale par la vérité et la -simplicité. La littérature est-elle le miroir des mœurs, ou les -mœurs sont-elles le reflet de la littérature? L'une et l'autre -proposition peuvent se soutenir. Mais il est certain que les artistes, -ces êtres passionnés, à imagination vibrante, arrivent par le -sentiment, plutôt que les philosophes par la raison pure, aux grandes -intuitions de l'avenir; car leurs aspirations incessantes vers l'idéal -leur font concevoir une beauté, une harmonie, une perfection qui -doivent être la destinée nécessaire de l'homme dans la carrière -immense du progrès.» - -En parlant, Albert s'animait; Madeleine l'écoutait sérieuse, et -Renardet, qui n'avait cessé de les observer, se disait avec un sourire -sardonique: - -«Évidemment ce sont deux amoureux. Voilà bien la vertu des femmes!» - -Lionel les rencontra comme ils rentraient ensemble; il leur jeta un de -ses regards froids et perspicaces. La joie naïve qui éclatait sur le -visage d'Albert ne put lui échapper. Il ne s'arrêta pas toutefois à -les observer, car il avait hâte de se rendre chez Geneviève, dont -Robiquet venait de lui remettre le message. - - - - -XVII - - -Geneviève reposait encore sur le lit de Fossette. Elle éprouvait une -si violente anxiété que cette douleur morale absorbait toutes ses -forces physiques. Viendrait-il? Ne viendrait-il pas? Elle ne donnait -point, mais elle paraissait assoupie. Le moindre bruit la faisait -tressaillir et lui serrait le cœur. - -Fossette et Claudine continuaient à travailler silencieusement. - -Robiquet ne précéda M. de Lomas que de quelques minutes. - -Quand Geneviève vit entrer Lionel, elle se souleva, poussa un cri de -bonheur et lui tendit les bras. - -«Que les femmes sont lâches!» dit Fossette à l'oreille de Claudine, -comme les deux ouvrières se retiraient par discrétion dans la pièce -voisine. - -Geneviève était si reconnaissante de la visite de M. de Lomas, -qu'elle ne lui adressa pas un reproche, pas un mot amer. C'était de -joie qu'elle pleurait en serrant les mains de son ami. - -Ces derniers bonheurs d'une union qui se brise sont souvent plus âpres, -plus véhéments, que les félicités d'un amour à son début. - -«Calmez-vous, mon amie, lui dit Lionel. Comme vous l'avez pensé, sans -mon étourderie qui m'a fait oublier de vous demander votre adresse, je -serais venu plus tôt; mais j'ai beaucoup, beaucoup pensé à vous. Je -me suis même occupé, ne pouvant vous aider de ma bourse, à vous -trouver une meilleure position. - ---Oh! que vous êtes bon de songer à moi! Mais ce que je veux de vous -surtout, c'est votre affection. Qu'ai-je besoin de luxe? Je gagne à peu -près ma vie. Je ne souffre que de votre oubli, de votre froideur.» - -Elle se remit à pleurer. - -«Voyons! ma Ginevra, tu es une enfant; ne pleure pas. Je ne veux pas -que ces beaux yeux soient rouges, entends-tu! Ne vois-tu pas que je -t'aime? - ---Je ne sais pourquoi, quand je pense à vous, j'ai le cœur serré; et -puis, je sens, je devine.... j'ai peur.... Il me semble que le bonheur -m'échappe et que.... je vais rester toute ma vie seule avec le remords, -avec cette pensée horrible que j'ai torturé le cœur de mes pauvres -parents qui m'aimaient tant. Ma mère encore me pardonnerait; mais mon -père?...» - -Elle se souleva sût son coude. - -«Lionel, connaissez-vous Gendoux? - ---Oui, j'en ai entendu parler, répondit M. de Lomas en baissant les -yeux et la voix. - ---Je crois qu'il me tuerait et vous aussi, s'il apprenait... s'il -savait... - ---Oh! ma chère enfant, on s'habitue à ces douleurs-là. - ---Mon père s'habituer à la honte, jamais! - ---Quand tu auras ici une position lucrative, tu lui écriras que tu as -quitté Lille, parce que cette vie de travail et de pauvreté sans -perspective d'amélioration possible t'a rebutée, et que tu es venue -chercher à Paris une existence plus conforme à tes goûts. Enfin, dans -quelques mois, tu seras majeure et libre par conséquent. Tes parents ne -pourront pas s'opposer à tes volontés. - ---Il faudra bien me résoudre à leur donner ce grand chagrin, dit -Geneviève en soupirant; car je ne puis plus retourner auprès d'eux -dans la position où je me trouve. Vous me comprenez, Lionel; il y a -quelque temps j'espérais encore me tromper, mais maintenant je ne puis -plus douter.» - -Elle fondit en larmes. - -M. de Lomas ne s'attendait pas à une semblable révélation. Et comme -il n'aimait plus Geneviève, il ne chercha pas beaucoup à dissimuler la -vive contrariété qu'il en éprouva. Il quitta soudain le ton presque -tendre et le tutoiement qu'il venait d'employer, et lui adressa quelques -froides consolations. - -Il savait bien que Geneviève n'aimait que lui. Mais comme tous les -hommes sans conscience, plus coupables cependant que la femme séduite, -il voulait douter, afin de rejeter sur Geneviève seule la conséquence -de leur faute commune. Il pouvait du moins feindre des soupçons qui -donneraient un prétexte à son abandon. - -«Quel est ce jeune ouvrier, demanda-t-il, qui vient de me remettre -votre lettre?» - -Geneviève était si candide dans son amour, que, ne pouvant deviner la -pensée injurieuse qui traversait l'esprit de M. de Lomas, elle -répondit naïvement à sa question. Elle attribua son refroidissement -subit à toute autre cause et regretta presque de lui avoir fait cette -révélation. - -«Monsieur de Lomas, dit-elle avec dignité, mais avec une émotion -concentrée, lorsque vous m'avez arrachée à ma famille, vous m'aviez -laissé entrevoir la possibilité d'un mariage. Je ne vous rappellerai -pas les subterfuges que vous avez employés pour me séduire. Je vous ai -pardonné depuis longtemps, parce que je vous aime. Si j'ai pu croire un -moment que vous m'épouseriez après la mort de votre mère, maintenant -que j'ai un peu plus d'expérience, j'ai complètement perdu cet espoir. -Je sais bien qu'un homme de votre classe, de votre éducation, ne -consentira jamais à épouser une pauvre ouvrière, et à la présenter -comme son égale dans le monde et dans une famille qui la repousserait. -Non, tout ce que j'espère, c'est que ce lien vous attachera à moi, que -vous continuerez à m'aimer, à penser quelquefois au milieu de vos -plaisirs à la pauvre fille qui vous a donné toute sa vie. Oh! dites, -promettez-le moi.» - -Lionel prit dans sa main sèche et froide la main fiévreuse que lui -tendait la jeune fille. - -«Sans doute... sans doute... dit-il avec embarras. Je vous aime, et -d'ailleurs je vous le prouverai. - ---Oh! Lionel, reprit Geneviève un peu rassurée, quand je pense que je -vais avoir un enfant qui sera le vôtre aussi, j'oublie tout mon -malheur... j'oublie la honte, et je l'aime déjà, cet enfant qui vous -ressemblera. Vraiment, je crois que je vous en aime aussi davantage.» - -L'accent plaintif dont elle prononça ces tendres paroles, son regard -ému, voilé par les larmes, la rendaient si touchante et si séduisante -même que Lionel eût pu en être attendri; mais il était alors trop -préoccupé de chercher une combinaison qui lui permît de se -débarrasser de Geneviève avec honneur. - -«Je suis bien sensible, mon enfant, dit-il, à votre affection. Il faut -songer à vous créer une position; et c'est à quoi je vais mettre tous -mes soins.» - -Il était si éloigné de penser à un mariage qu'il ne s'excusa pas -même auprès de Geneviève de manquer à ses promesses. - -«Une dame, une amie de ma sœur, poursuivit-il, à qui j'ai parlé de -votre position comme ouvrière, m'a promis de s'occuper de vous. En -attendant, elle vous a recommandé à sa couturière, qui vous donnera -du travail et qui vous procurera une chambre dans sa maison même. C'est -un grand atelier et une couturière en vogue. Vous y apprendrez cet -état qui, à Paris, avec des protections, peut devenir très-lucratif. - ---Quitter mes amies, s'écria Geneviève, Fossette qui est si bonne pour -moi? - ---Il le faut, mon enfant; d'ailleurs Mme Thomassin demeure rue -Neuve-Saint-Augustin, tout à côté de la rue Louis-le-Grand. Nous -pourrons ainsi nous voir plus souvent.» - -Ce dernier argument décida Geneviève. - -«Je vais vous donner l'adresse en question, ajouta Lionel; vous pourrez -vous y présenter de la part de Mme de Courcy. - -Apercevant sur la table l'encrier et la plume dont Fossette s'était -servie, il s'en approcha pour écrire cette adresse. - -Il n'y avait qu'une feuille de papier, mais elle était écrite au -verso. - -Lionel y jeta les yeux et lut avec un vif étonnement. - -C'était le contrat de Fossette et de M. de Barnolf. - -Il posa le papier sans rien témoigner de sa surprise. - -«Mlle Fossette a-t-elle aussi un amant? demanda Lionel. - ---Oui, un monsieur fort riche qui l'adore. Mais c'est une singulière -fille, cette Fossette, et très-honnête, quoiqu'elle soit très-pauvre. - ---Ils se voient souvent? - ---Tous les jeudis. - ---Ah! - ---Ces belles fleurs que vous voyez sont les seuls cadeaux qu'elle lui -permette. - ---Il ne vient jamais la voir? - ---Jamais.» - -Voilà donc ce secret qui intrigue si fort Lucrèce, pensa Lionel. - -Il ajouta tout haut: - -«Votre amie est vraiment une étrange créature. Depuis quand la -connaissez-vous? - ---Depuis que je suis ici, c'est-à-dire depuis un mois... mais je -l'aime, comme si nous nous étions toujours connues. Oh! vraiment, -Lionel, si vous pouviez aussi vous intéresser à elle et lui obtenir de -l'ouvrage chez la couturière de Mme de Courcy... - ---C'est possible, nous verrons cela. - ---Elle est très-bonne ouvrière. Elle a quelque instruction et surtout -beaucoup de goût. Elle sait s'habiller gentiment avec des loques. -L'état de fleuriste lui plairait mieux que la couture et la -passementerie; car elle est passementière; mais elle n'a pas d'avances -pour faire un apprentissage. Enfin, Lionel, je vous en prie, pensez à -elle aussi; car j'aurais un très-grand chagrin de m'en séparer. - ---Je vous promets d'en parler, répondit Lionel. Vous irez donc demain -sans faute chez Mme Thomassin.» - -Geneviève promit. - -«Lucrèce sera contente de moi, pensa Lionel en descendant l'humide et -sombre escalier du n° 37. Dire que des êtres humains vivent -là-dedans! Pouah!» - -Et il s'éloigna en fredonnant un air d'opéra. - - - - -XVIII - - -Lucrèce de Courcy, nous l'avons vu, était une courtisane de la haute -école, la courtisane prévoyante de la seconde moitié du dix-neuvième -siècle. Ce n'était pas seulement une femme, belle, spirituelle, -entraînante; c'était surtout un homme d'affaires. - -Elle voyait s'approcher le moment où elle devrait renoncer à la vie -qu'elle s'était faite; et comme elle ne voulait se retirer du monde -qu'avec une fortune considérable, elle jouait à la bourse et plaçait -son argent à très-gros intérêts. - -Renardet était son factotum; mais elle n'exerçait l'usure qu'avec une -extrême circonspection. - -Du reste, dans ce milieu de désordre et de luxueuse galanterie, il lui -était facile d'épier le moment où un fils de famille commence à -descendre la pente de la ruine et peut encore présenter des garanties. -Elle lui offrait alors de le mettre en relations soit avec Renardet, -soit avec Pinsard, dont elle se servait comme prête-nom, ce même -Pinsard, dont la femme était, rue Saint-Roch, marchande à la toilette. - -Il était onze heures du matin. La belle Lucrèce était encore au lit. -Sa chambre à coucher, fraîche et coquette comme celle d'une jeune -mariée, avait des tentures de soie rose recouvertes de guipure; mais -peut-être ces draperies aux reflets suaves faisaient-elles un peu trop -deviner la femme déjà mûre qui s'entoure de couleurs tendres pour se -donner un air de jeunesse. - -La beauté de Lucrèce avait encore assez d'éclat pour légitimer cette -prétention. Grâce à un demi-jour habilement ménagé, elle pouvait -assez bien faire illusion. Cette lumière rosée répandait des teintes -exquises sur son visage d'une pâleur mate, et atténuait les lignes qui -commençaient à s'accentuer avec trop de vigueur. - -La fine dentelle qui encadrait, son ovale, dissimulait des tempes un peu -évidées, et les contours déjà massifs du menton. Elle tenait hors du -lit ses bras et ses épaules encore admirables comme lignes et comme -modelés. Ses yeux à demi clos, exercés aux séductions, brillants -d'un certain feu de jeunesse, exprimaient en même temps une voluptueuse -langueur. - -À voir cette pose, ces teintes, ces ombres et ces reflets artistement -étudiés, on eût dit une femme entièrement occupée de plaire. Qui -eût supposé que cette créature si féminine, si coquettement -enveloppée de ces frais nuages de soie et de dentelles, cachait, sous -des apparences aussi gracieuses, une ambition effrénée, une rapacité -d'oiseau de proie, une corruption, une sécheresse de cœur enfin qu'on -ne rencontre guère que chez ces femmes habituées à simuler tous les -sentiments et à exploiter l'amour! - -Un homme, aussi répulsif que Lucrèce était attrayante, se tenait -assis devant elle. C'était Renardet qui faisait tache dans ce luxe avec -son petit habit râpé à manches collantes et ses souliers à clous. - -«Décidément, Renardet, disait Lucrèce, je vous proclame un homme de -génie. Vous êtes certainement un des produits les plus remarquables de -notre civilisation en décadence.» - -Renardet, qui commençait à s'incliner, coupa à ce dernier mot son -salut par le milieu. - -Il se contenta de sourire aussi agréablement que le lui permettaient -ses lèvres plates et ses dents pointues. - -«Ne vous offensez pas, car, moi aussi, je m'intitule hautement la -dernière Française de la décadence. Il n'y a plus de Françaises -aujourd'hui, mon pauvre Renardet; on ne voit que de petites -écervelées, sans esprit, sans grâce. Il n'y a plus que des jockeys -mâles et femelles qui mènent l'amour à coups de cravache et ne -comprennent rien à la galanterie. À l'heure qu'il est, je fais type. -Et dire que cette Beausire.... Mais laissons cela et parlons d'affaires. -Je disais donc que vous êtes un homme de génie. Oui, vous seul savez -trouver de semblables combinaisons; vous feriez un héros de drame. -Parole d'honneur! c'est du haut comique. Devenir l'homme d'affaires, -l'homme de confiance de celui que vous avez pour mission délicate de -conduire à la ruine, c'est très-fort. Je m'avoue vaincue: je n'aurais -pas trouvé celle-là. Vous croyez donc qu'il n'aurait pas renouvelé -les cent quatre-vingt mille francs pour deux cent cinquante mille, comme -je l'espérais. - ---Non, il aurait trouvé facilement à Lyon au 15 pour 100 les cent -quatre-vingt mille francs qu'il vous doit; car il venait de dire à la -petite femme qui l'accompagnait que son père avait plus de huit -millions de fortune. Enfin, à mon arrivée à Lyon, j'ai pris des -informations. Elles sont des plus rassurantes. La maison Borel est -bâtie sur le roc; elle fait des affaires colossales avec tous les pays, -et il faudrait des faillites dans tous les coins du monde pour ébranler -son crédit. Le chiffre exact de sa fortune n'est pas connu; mais -certainement il dépasse huit millions. En Amérique seulement, ils -exportent pour plusieurs millions chaque année; ils occupent, tant à -Lyon que dans la banlieue, près de trois mille métiers à velours et -à soierie. - ---Mais enfin, avez-vous vérifié par vous-même, visité leur fabrique? - ---Oui, selon vos recommandations, j'ai voulu voir par mes yeux, et, sous -un prétexte, j'ai pénétré dans les bureaux. Toutes les fabriques de -soieries sont concentrées dans le quartier des Terreaux; et à voir ces -rues si calmes, on ne pourrait soupçonner que là s'est réfugiée -toute l'activité commerciale de Lyon. J'ai été stupéfait en entrant -dans la fabrique des Borel. Je croyais trouver de vastes bureaux, un -personnel considérable, tout cet appareil dispendieux que supposent -d'aussi vastes affaires. Mais non; seulement quelques commis silencieux -qui montrent des échantillons; quelques caissiers chargés de la -correspondance, un atelier de dessin où travaillent en causant une -dizaine de dessinateurs, voilà ce que présente aux regards la -puissante maison Borel. J'ai visité d'autres grandes fabriques, et -c'est partout de même. - ---Mais alors vous êtes sûr?... - ---La maison Borel est connue à Lyon comme l'est ici la maison -Rothschild. Si vous avez un million, vous pouvez le placer en toute -sécurité entre les mains de M. Maxime Borel. Au vingt, c'est déjà -assez gentil. - ---Je n'ai pas tout de suite deux cent soixante-dix mille francs qu'il -doit à ses autres créanciers; mais j'ai donné ordre à mon agent de -change de vendre mes Saragosse dès que la plus petite hausse se -produira. D'ailleurs, puisque c'est moi qui, sous un nom supposé, le -poursuis, je saurai me faire attendre. Assurez-le que dans quelques -jours vous lui présenterez les quittances de tous ses créanciers. -N'a-t-il pas besoin aussi de quelque argent de poche? - ---Oui, il m'a demandé de lui trouver en outre soixante mille francs aux -mêmes conditions. - ---Une idée! s'écria Mme de Courcy, si je lui vendais pour trois cent -mille francs mon petit hôtel de la rue Blanche? Il m'en a coûté cent -cinquante mille; ce serait une bonne affaire, car il n'est loué que dix -mille francs. Il faut que nous lui trouvions une femme qui ait envie de -cet hôtel. Décidément ce jeune homme m'intéresse. Pour le fils d'un -fabricant de province, il n'a rien de bourgeois. Il a de l'esprit, il -est artiste, il m'amuse. Je veux contribuer à son bonheur. - ---En le ruinant, fit Renardet avec son rire satanique. - ---Bah! quand je le pousserais à dépenser un ou deux millions pour -jouir dans le bel âge, ne lui en restera-t-il pas toujours assez pour -grignoter le plaisir quand il n'aura plus de dents? Je veux l'aider à -se poser sur un grand pied. Je veux en faire un héros de la haute -fashion. Vous savez que je suis un peu artiste en ce genre. - ---Je l'ai toujours dit, fit Renardet avec componction, malgré votre -réputation de femme d'esprit, vous êtes encore méconnue. - ---Voyons, Renardet, il faut découvrir à ce jeune homme quelque beauté -capable de produire une vive sensation dans notre monde, ne serait-ce -que pour faire sécher un peu la Beausire. Non pas seulement de la -beauté, mais de l'esprit, mais du neuf qui étonne; une production de -votre invention, quelque chose d'un haut ragoût. Maxime ne peut se -contenter d'une femme vulgaire. Il a d'ailleurs sa réputation à -soutenir; il a lancé successivement trois femmes qui ont eu quelque -célébrité: Colombine, Manon et Pouliche. Lionel m'a dit que Maxime -était sur le point d'entamer une intrigue avec Mme Daubré. Voilà ce -qu'il faut empêcher; car Maxime aimant sérieusement une femme honnête -n'aurait plus besoin d'argent. Eh bien! apercevez-vous une merveille qui -pourrait le détourner de cet attachement? Cette jeune fille dont vous -me parliez tout à l'heure et qu'il a rencontrée en wagon... - ---Oh! affaire de passer le temps en voyage, caprice d'un moment. -D'ailleurs elle est pourvue, je l'ai rencontrée hier aux Tuileries en -rendez-vous avec un tout jeune homme qui paraissait fort épris. - ---Bon! comme je vais intriguer Maxime; sachez-moi le nom du jeune homme! - ---Nous le saurons. - ---Et la position sociale de la jeune fille? - ---Elle a été élevée dans la famille Borel qui l'avait recueillie par -charité. Elle est maintenant institutrice chez Mme Daubré. - ---Ah! chez Mme Daubré, institutrice? fît Lucrèce, qui resta un moment -songeuse. - ---Mais cette jolie personne, reprit Renardet, a une sœur qui est une -bien belle créature. C'est une simple ouvrière; c'est un peu massif; -ce serait à dégrossir. - ---Elle est à Paris? - ---Oui, rue de Venise. À propos, j'ai vu hier mon ami Gorju. Il y aurait -aussi, dans un garni de la même rue, une petite danseuse de quinze ans -qui a un cachet extraordinaire, paraît-il. Vous savez que ce pleutre de -Gorju s'y connaît. - ---Quinze ans, dit Lucrèce, c'est trop jeune pour Maxime, qui n'a pas le -temps de s'amuser à faire l'éducation d'une femme. - ---Il m'a parlé encore d'une petite grisette très-piquante, et d'une -blonde, une Flamande très-jolie. - ---La grisette nous irait peut-être. Il faudrait voir cela. Cependant -cherchez encore. Vous n'avez pas oublié non plus M. de Barnolf. -Avez-vous pu arriver jusqu'à lui? On le dit dans la gêne. En voilà un -que j'aurais du plaisir à mettre sur la paille. - ---Je me suis informé. Il reçoit très-exactement sa pension et -dépense peu. Il a une maîtresse qui ne lui coûte rien. - ---Je sais cela. Il me faut à tout prix le nom de cette femme -mystérieuse. Voyons, dépistez-moi cela en vrai renard que vous êtes. - ---Si c'est possible, c'est fait; si c'est impossible, cela se fera, -répondit Renardet en répétant un mot célèbre. Jamais ministre -fut-il plus désireux que moi de plaire à sa souveraine? - ---Il me semble que vous devenez galant: cela m'inquiète, monsieur -Renardet. L'amour nuit aux affaires. J'ai idée qu'en secret vous -sacrifiez aux Grâces. - ---Euh; euh! on n'est pas tout à fait de bronze. Mais soyez tranquille, -l'amour ne me fera jamais commettre de sottise. - ---Vous m'assurez que M. de Lomas songe à se marier? - ---Avec l'aînée des demoiselles Borel. Je le tiens de M. Maxime -lui-même.» - -Lucrèce, loin d'en paraître offensée, eut sur les lèvres un sourire -de satisfaction. - -Au même instant une femme de chambre annonça M. de Lomas. - -«Vite, Renardet, passez par ici, dit-elle d'une voix basse et rapide, -en lui désignant une autre issue. Descendez par l'escalier de service -et sortez par la rue d'Anjou.» - - - - -XIX - - -Pendant son entretien avec Renardet, Lucrèce avait quitté son attitude -languissante, mais, lorsque M. de Lomas entra, elle se hâta de -reprendre une pose de petite maîtresse. - -«Bonjour, cher, dit elle, en laissant tomber nonchalamment sa main -mignonne et parfumée dans celle de Lionel. Quel heureux événement -vous amène si matin? - ---L'impatience de vous voir ne suffit-elle pas? - ---Toujours charmant, toujours semblable à vous-même! Ce qui vous -manque, Lionel, c'est un peu d'imprévu. La passion vraie ne se sert pas -d'expressions aussi polies, aussi gracieuses. Me trompé-je? Hélas! je -ne demande qu'à me tromper. - ---Enfant! vous savez bien ce qu'est pour vous, au fond du cœur, votre -Lionel. Vous savez bien que vous occupez sans cesse ma pensée; que -toujours je maudis l'instant qui nous sépare, et que, loin de vous, je -n'aspire qu'à celui qui doit nous réunir. - ---Tiens! s'écria Lucrèce avec un éclat de rire mutin aussi frais que -celui d'une jeune fille, voilà une musique qui aujourd'hui se trouve -dans mes cordes. J'ai mal dormi. Je suis éveillée depuis plus d'une -heure. Devineriez-vous à quoi je rêvais quand vous êtes entré? - ---Ce n'était pas à moi, je le crains. - ---Non, je le confesse. Je composais une idylle, une églogue, tout ce -qu'on peut imaginer de plus sentimental, de plus champêtre. Mais je -m'aperçois que je me meurs de faim. Permettez-moi de manger d'abord, -car voilà mon chocolat qui attend. Ah! mon ami, que cette vie me -fatigue! Je rêvais.... comme vous allez rire!... je rêvais de me -marier vertueusement et de me retirer à la campagne, dans quelque coin -ignoré de la France. J'achèterais une grande propriété et je ferais -de l'agriculture. Je me livrerais à l'élevage des races ovine, porcine -et bovine, à l'engraissage des gallinacés. Car j'ai appris par une -dure expérience que les bêtes valent mieux que les hommes. -J'exposerais aux concours régionaux, et je ferais dans ma localité la -pluie et le beau temps. J'ai toujours eu, vous le savez, des goûts de -domination, et je pense, comme César, qu'il vaut mieux être le premier -dans son village que le second à Rome. Enfin je veux quitter le monde -avant que le monde me quitte. Comme je ne puis plus espérer de régner -à Paris, je n'aspire maintenant qu'à gouverner une basse-cour et qu'à -goûter les plaisirs innocents de la campagne. - ---En effet, ma chère Lucrèce, un changement aussi imprévu dans vos -goûts et vos idées m'amuserait, s'il ne m'inquiétait plus encore. -Auriez-vous eu la fièvre cette nuit? Quelque cauchemar aurait-il jeté -du noir dans votre esprit? J'aime mieux croire cependant que c'est le -printemps qui infuse dans votre cœur cet amour des champs et de la -vertu. - ---Vous l'avez dit, de la vertu. J'éprouve le besoin de me rendre utile -à la société. Je fonderai peut-être un hospice, ou bien je -deviendrai dame patronnesse d'un bureau de bienfaisance. - ---N'avez-vous pas rêvé aussi de couronner des rosières? - ---Il se peut. - ---Et de doter les jeunes filles de bonne conduite, afin qu'elles -trouvent des maris? - ---Pas encore; mais cela viendra. - ---Enfin, dit Lionel en riant, il faut expliquer toutes les bizarreries -des femmes par cet impérieux besoin de changement que je regarde moins -comme un défaut que comme une richesse de leur nature, et qui les jette -en un moment d'un extrême à l'autre. Et vous épouseriez? - ---J'avais d'abord pensé à vous, Lionel; mais je crois que nous nous -connaissons trop. Il faut un peu d'inconnu dans l'amour: car je rêve un -mariage d'inclination. Je rêve.... vous allez rire encore!... je rêve -l'amour dans le mariage; je rêve une lune de miel. - ---Mais il me semble que ce ne serait pas la première, et que vous en -pourriez compter un certain nombre. - ---Toutes manquées, mon cher. J'ai été adorée, je n'ai jamais été -aimée. Ah! c'est bien rare, l'amour! Ne sait pas aimer qui veut. -L'amour tel que je le conçois est aussi rare que le génie. Il me -semble que le bonheur suprême se trouve dans cette union complète, -exclusive, indissoluble, que consacre le mariage. Vrai, je ne voudrais -pas mourir avant d'avoir été aimée ainsi. - ---Tout ce que vous me dites là est peu flatteur pour moi. - ---Allons donc! Convenez-en, Lionel, vous êtes trop sceptique pour être -jamais sérieusement amoureux. L'amour vrai comporte une jeunesse de -cœur, une sincérité, une naïveté d'impressions et en même temps -une élévation d'âme, une générosité, qu'on ne peut rencontrer chez -des gens comme nous, plus ou moins blasés, qui connaissons à fond le -cœur humain et toutes ses petitesses. - ---Croyez-vous donc pouvoir trouver le bonheur dans un amour que vous -vous reconnaissez incapable de partager? - ---Ah! mon cher, j'étais née tendre, avec des sentiments élevés. Mais -quel caractère, si fortement trempé qu'il soit, peut résister à ce -dissolvant, la misère! Maintenant que je suis riche, je me sens encore -le cœur assez jeune pour lui refaire, par l'amour vrai et -désintéressé, une virginité. - ---Eh bien! ce phénix l'avez-vous déjà rencontré? - ---Je le cherche. Savez-vous que ce jeune Daubré est fort bien? - ---Ah! ah! fit Lionel avec un sourire contraint. Réaliserait-il votre -idéal? Pour de la candeur, il en a, je vous en réponds. - ---Quand j'aimerai, je vous le dirai, mon ami. Nous ne devons pas gêner -nos inclinations. D'ailleurs, pendant trois ans, nous nous sommes -suffisamment prouvé l'estime que nous avions l'un pour l'autre. - ---Est-ce mon congé que vous me signifiez? - ---Non, ne voyez exactement dans mes paroles que ce qu'elles disent; n'y -cherchez aucune arrière-pensée. Avec vous, je suis d'une simplicité -antique. Je joue toujours cartes sur table. Je n'ai, certes, aucune -raison pour vous ménager, puisque je viens d'apprendre que vous m'avez -trompée pour une ouvrière. Vous voyez que je suis bien informée, et -que j'y mets de la mansuétude. Je vous pardonne, car on la dit -très-jolie. Ah! si vous m'aviez fait une infidélité pour une beauté -médiocre, je me montrerais plus sévère! - ---Vous me voyez stupéfait de cette accusation! exclama Lionel qui -simula fort bien la surprise. Mais je m'explique l'erreur où votre -espion sera tombé. Ne m'avez-vous pas ordonné d'envoyer chez votre -couturière la petite blonde que vous avez rencontrée, il y a quinze -jours, sortant de chez Mme Daubré? Eh bien! j'ai à peu près réussi -dans ma négociation. Elle se présentera demain chez Mme Thomassin. Je -vous apporte une autre nouvelle qui vous fera également plaisir: j'ai -découvert la maîtresse de Barnolf. Me reprocherez-vous encore de -manquer de zèle? - ---La maîtresse de Barnolf! s'écria Lucrèce qui s'était soulevée sur -son coude pour écouter plus attentivement Lionel. Son nom? où -demeure-t-elle?» - -M. de Lomas lui raconta tout ce qu'il savait de Fossette. - -«Et vous dites, demanda Mme de Courcy, qu'elle désire entrer aussi -chez Mme Thomassin? - ---Non, pas elle; je ne lui ai pas parlé; mais Geneviève, -très-probablement, la déciderait. Seulement, avec son amour et ce -caractère original, peut-être refuserait-elle toute dépendance. - ---Elle gagne, dites-vous?... - ---Vingt-cinq sous par jour. - ---Oh! alors elle ne refusera pas. Mme Thomassin lui donnera deux francs, -quand je devrais même payer de ma bourse. Je veux la voir, lui parler, -je jugerai alors de quelle manière me venger de ce Barnolf, qui, -avant-hier encore, appelait mon salon un «infâme tripot.» - -Lucrèce ajouta, comme se parlant à elle-même: - -«Quelque instruction, du goût, de l'esprit, piquante et fantaisiste? -Cette Fossette plairait peut-être à Maxime. J'y songerai. - ---Maxime! Et Pouliche? - ---Il a de cette péronnelle par-dessus les yeux. J'ai mes projets sur -Maxime. Veillez à ce que votre sœur ne les entrave pas. À propos, -vous venez ce soir. Renardet m'a parlé de votre affaire; elle -s'arrangera. Ne manquez pas d'amener M. Daubré. - ---Un rival! repartit Lionel avec un accent jaloux. C'est de l'héroïsme -que vous me demandez là. - ---Lionel, dit Mme de Courcy en souriant finement, je connais votre -projet de mariage avec l'aînée des demoiselles Borel. Je vous promets -de ne rien faire pour l'entraver.» - -M. de Lomas voulut protester. - -«Oh! mon cher ami, un homme comme vous, exempt de tout préjugé, c'est -si rare! Et puis réfléchissez-y: nous nous tenons réciproquement par -la crainte de l'indiscrétion. Nous ne pouvons donc pas nous brouiller. -Ce que nous avons de mieux à faire, l'amour s'éteignant, c'est de -rester amis. Servez-moi comme je vous servirai à l'occasion. - ---Moi, Lucrèce, je vous aimerai toujours; mais je vous montrerai que je -sais pratiquer la générosité. - ---À propos,... cet Albert Daubré?... - ---Votre futur mari?... fit Lionel en souriant. - ---On ne peut pas savoir, répondit Lucrèce... Quel homme est-ce? - ---C'est une nature tendre, un peu féminine... - ---Tant mieux! Seuls ces êtres-là savent aimer d'un amour frais, pur, -exclusif. Mon cher ami, je suis dans mes jours d'expansion, je vous -ferai toutes mes confidences; je suis altérée de platonisme. Riez -maintenant à belles dents, si vous voulez! - ---Décidément vous êtes amoureuse d'Albert, car l'amour seul a pouvoir -de nous transformer ainsi. - ---Je n'en sais rien, c'est possible. - ---Mais alors je vais vous percer le cœur.... Oui, vraiment, j'hésite -à vous faire cette révélation. - ---Quoi! il aimerait? - ---Je le crois. - ---Qui? - ---C'est une supposition: l'institutrice de ma nièce, Madeleine Bordier. -Or, l'institutrice de ma nièce, ce sont précisément ces beaux yeux -noirs que vous avez un jour rencontrés sous ma porte cochère.» - -Lucrèce ferma à demi les paupières; ses lèvres se contractèrent -avec dépit; elle pâlit légèrement. Se rappelant soudain les -révélations de Renardet, elle venait de faire ce rapprochement: c'est -Albert Daubré que Renardet a surpris aux Tuileries avec l'institutrice. - -«Ah!... cette Madeleine est très-jeune? demanda-t-elle? - ---Vingt ans. - ---Vous la trouvez belle? - ---Fort belle. - ---Spirituelle? - ---Plus que cela: c'est une intelligence remarquable. - ---Je vous permets de lui faire la cour. - ---Je proteste. - ---Je l'exige.» - -Lionel eut un demi-sourire que ne remarqua point Mme de Courcy, et qui -sans doute signifiait: Je n'ai pas attendu votre permission pour dresser -mon plan d'attaque. - -«Vous êtes séduisant, Lionel. - ---Vous êtes bien bonne, fit-il en s'inclinant - ---Et puis vous avez peu de scrupules. Lorsque vous voulez plaire, vous -avez du feu, sans vous départir de votre diplomatie, vous avez à la -fois de la passion et du calcul. Elle vous aimera, je vous le prédis. - ---Euh! euh! ces femmes philosophes chez qui la tête domine, c'est de la -glace. - ---De la glace qui fondra sous l'influence de votre magnétisme. Elle est -artiste aussi; et d'ailleurs, avec ces yeux-là... - ---C'est très-pur. - ---Mais vous l'êtes si peu! - ---Très-désintéressé. - ---Parce qu'elle n'a jamais souffert. - ---Non, vrai, je la crois incorruptible. Vous, savez pourtant que je n'ai -pas trop bonne opinion des femmes. Mlle Borel, qui l'a élevée, est un -roc de vertu. - ---Oui; mais à l'école de votre sœur, qui est coquette.... - ---Je crois deviner qu'elle n'a pour ma sœur ni admiration, ni -sympathie. - ---Elle a donc beaucoup de préjugés? - ---Elle a plutôt de la fierté. - ---Peuh! laissez donc! elle est fière, donc elle a conscience de sa -valeur. Elle aura peine à supporter cette demi-servitude. Comme -artiste, elle doit aimer le luxe. Elle se fatiguera de sa pauvreté. -Libre et entourée de séductions de toutes sortes, comment voulez-vous -qu'elle résiste? Elle tombera, c'est dans la force des choses. - ---Elle a reçu une éducation à l'américaine. - ---Raison de plus. - ---Non, car elle pense que les femmes doivent se créer une position -indépendante par le travail. - ---C'est bon en théorie; mais, dans la pratique, c'est impossible. - ---Enfin elle base sa morale, non pas sur des dogmes ou des principes -sujets à controverse, mais sur la dignité pure. - ---Oh! oh! il est des accommodements avec toutes les morales comme avec -le ciel. Et puis, quand le cœur parle, la raison se tait. Dites-moi -donc, Lionel, ajouta Lucrèce en attachant sur lui un regard scrutateur, -il me semble que vous connaissez déjà beaucoup Mlle Madeleine, et -qu'elle vous rend bien pusillanime, tout Don Juan que vous êtes. En -seriez-vous amoureux? - ---Ah çà! vous me croyez donc amoureux des onze mille vierges? -répliqua-t-il avec un rire forcé. - ---Au surplus, ce que je veux, reprit coquettement la courtisane, ce -n'est point que vous me fassiez une infidélité sérieuse. - ---Alors j'essayerai pour vous obéir. - ---Il faut d'abord réussir à la compromettre gravement aux yeux de -votre sœur et d'Albert; ensuite nous verrons,» ajouta-t-elle en -mettant un doigt sur ses lèvres, comme pour souligner ses paroles. - - - - -XX - - -Mlle Borel, depuis que Madeleine l'avait quittée, s'occupait de ses -préparatifs de départ. Son frère avait essayé vainement de la -retenir. Croyant à la fusion inévitable des peuples, et plaçant -l'amour universel au-dessus du nationalisme, elle pensait qu'une œuvre -sociale ne peut être vraiment grande et généreuse que si elle -embrasse tous les pays du globe. Elle avait toujours critiqué ce -travers qu'ont les Français de se renfermer dans la contemplation -d'eux-mêmes, sans tenir compte de l'expérience des autres peuples. -Afin de ne pas tomber dans ce ridicule qu'elle déplorait, elle voulut -voir par elle-même, profiter des progrès accomplis, et juger ceux -qu'il serait possible d'accomplir encore. - -Sans doute le sort de la Française l'intéressait plus vivement que -celui de l'Indienne; car la vivacité des sensations, l'intensité de la -souffrance sont en raison directe du développement de l'être, de son -raffinement moral et nerveux. Certes, une femme primitive, fortement -musclée, ne souffre pas comme une petite maîtresse étiolée au -physique, à l'imagination impressionnable; et, parmi les ouvrières la -robuste campagnarde est moins à plaindre que la citadine, toujours un -peu maladive. - -Enfin, si Mlle Borel avait quelques prédilections pour la Française, -c'était que le peuple français, nonobstant sa réputation de -galanterie, est, en réalité, un des moins libéraux envers la femme. -Après la société musulmane, la société française est peut-être -celle qui lui accorde le moins de garanties, la traitant, comme on l'a -dit, «en mineure pour ses biens, et en majeure pour ses fautes.» -N'est-ce pas aussi en France, dans un synode catholique siégeant à -Mâcon, que s'agita cette incroyable question: «La femme a-t-elle une -âme?» Tel était alors le libéralisme français et chrétien envers -les femmes. Depuis lors a-t-il fait beaucoup de progrès? Le moyen âge -du moins entourait la femme de vénération et lui adressait un culte. -Aujourd'hui les restrictions à sa liberté sont les mêmes, et le -respect n'existe plus. - -Mlle Borel rêvait l'anéantissement des préjugés locaux, des morales -contradictoires, des croyances ennemies, par la science et par un -sentiment élevé de la dignité humaine et de la justice. Elle voulait -apporter sa pierre à ce vaste édifice qui sera l'œuvre des siècles; -elle voulait mettre en présence, à propos de la femme, cette dernière -esclave de nos sociétés modernes, les coutumes despotiques, les -opinions empreintes encore de barbarie que l'habitude nous empêche -d'apercevoir chez nous, mais qui nous révoltent chez notre voisin. - -Son livre était surtout adressé aux femmes. Son but était de les -instruire de leurs droits, de les relier entre elles, ces martyres de -toutes les nations. Ce qu'elle entreprendrait surtout, ce serait -l'histoire de la prolétaire dans tous les pays, l'histoire de la -majorité enfin. Tel était l'objet de ses études et le motif de ce -grand voyage auquel elle comptait consacrer plusieurs années. - -Aucune affection personnelle, pas plus son frère que Madeleine, ne -pouvait la retenir; et d'ailleurs Madeleine paraissait satisfaite de sa -position chez Mme Daubré. Mlle Borel était donc sans inquiétude de ce -côté. - -Madeleine en effet, par délicatesse, lui avait dissimulé les dégoûts -de sa nouvelle position. Certes Mme Daubré était pour elle remplie -d'égards, elle lui parlait en amie plutôt qu'en supérieure. - -Ainsi elle lui disait avec sa voix la plus mielleuse: - -«Ma chère Madeleine, n'êtes-vous pas fatiguée? serait-ce abuser de -votre obligeance que de vous prier de me lire quelques chapitres de ce -roman que j'ai commencé hier?» - -Madeleine ne pouvait refuser; et pendant plusieurs heures qu'elle eût -pu consacrer à son travail, elle s'appliquait à lire un mauvais livre, -dépourvu pour elle de tout intérêt. - -Ou bien encore: - -«Madeleine, un peu de musique, s'il vous plaît. Cela me calmerait les -nerfs que j'ai très-malades.» - -Et Madeleine obéissait. - -Ou: - -«Si je ne craignais vraiment de vous ennuyer beaucoup, je vous prierais -en grâce d'emmener les babies aux Tuileries avec Jeanne; car leur bonne -est en course: il serait vraiment cruel de les priver de ce beau -soleil.» - -Et Madeleine, convertie en bonne d'enfants, emmenait les babies. - -Une autre fois, il lui fallait habiller Jeanne. Et puis que de caprices -à satisfaire! Jeanne était une enfant gâtée. Si l'institutrice se -refusât à tourner la corde, à lui montrer les gravures, à jouer à -cache-cache, c'étaient des cris, des trépignements qui donnaient la -migraine à Mme Daubré. - -Toutefois les exigences de Jeanne étaient loin d'égaler les volontés -fantasques qui passaient parfois dans l'esprit de cette coquette -désoeuvrée. - -Si Maxime n'arrivait pas à l'heure, que d'impatiences comprimées à -demi, que de brusques réprimandes faites à l'écolière, mais qui -s'adressaient en réalité à l'institutrice! Madeleine souffrait dans -son amour-propre et dans sa dignité. - -Cependant sa situation chez Mme Daubré offrait d'autres inconvénients -plus graves. Albert avait pour elle des attentions, des prévenances -exquises; mais ces témoignages naïfs d'un amour naissant -embarrassaient Madeleine. - -Quant à M. de Lomas, sa conduite envers elle l'inquiétait plus encore: -si, devant le monde, il lui montrait une froideur affectée; lorsqu'ils -se rencontraient seuls, il attachait sur elle des regards passionnés -qui la faisaient rougir. Il lui inspirait plus que de l'antipathie, plus -que du mépris, une sorte d'effroi. Elle pressentait que c'était un -homme dangereux. - -Toutefois, lorsque les regards de M. de Lomas devenaient trop expressifs -et trop persistants, elle faisait un effort et levait sur lui ses yeux -candides, fermes, imposants. Alors c'était au tour de M. de Lomas de -baisser les siens. - -Le lendemain de son entretien avec Lucrèce, Lionel entra au salon comme -Madeleine s'y trouvait occupée à remplir de fleurs les vases et les -jardinières. - -Elle s'acquittait de ce soin avec tant de goût! disait Mme Daubré. - -Ce jour-là, Madeleine était heureuse. La veille, Albert avait réussi -à se débarrasser des instances de Lionel qui voulait le conduire chez -Lucrèce, et Mme Daubré avait trouvé un autre _patito_ pour -l'accompagner au bal. Il avait passé avec Madeleine une soirée -charmante. Il lui avait lu quelques passages de sa traduction de Heine. -Ces fragments reproduisaient si heureusement l'esprit tout français et -la sentimentalité germanique du poëte allemand, que Madeleine lui -avait chaudement exprimé le plaisir très-réel qu'ils lui causaient. -À son tour elle avait lu à Albert les passages les plus saillants de -son œuvre, et obtenu un succès de larmes et d'enthousiasme. Cette -sympathie artistique lui aiderait à supporter les dégoûts de sa -situation actuelle et lui donnerait en son talent cette confiance qui -parfois l'abandonnait. - -Lionel savait par la femme de chambre que Madeleine avait passé toute -la soirée en tête-à-tête avec Albert. Sa jalousie, ou plutôt son -émulation,--car il n'était pas encore assez épris pour être -jaloux,--se trouvait, ainsi que sa curiosité, vivement excitée. - -Quand il entra, comme Madeleine répondit froidement à son salut, il -s'assit près de la table et prit un journal. - -«Il y a courses aujourd'hui, fit-il après un moment de silence. Y -viendrez-vous, mademoiselle? Maxime fera courir. - ---J'irai si Mme Daubré désire que je l'accompagne. - ---Nous allons ce soir aux Italiens. J'espère que vous serez des -nôtres. - ---Si Mme Daubré le permet, je préférerais rester; car j'ai beaucoup -à travailler ce soir. - ---Ah! je gage qu'hier Albert vous aura lu ses élucubrations -poético-allemandes. Je crains, si vous daignez l'écouter, qu'il -n'abuse de votre obligeance et ne vous fasse prendre cette maison en -grippe. Les auteurs manquent de discrétion. Il a la manie -écrivassière, ce pauvre garçon. Il a toujours Henri Heine à la main, -et un manuscrit dans sa poche. Est-ce que vous trouvez cela amusant? - ---M. Albert m'a lu en effet, hier au soir, quelques-unes de ses -poésies, répondit gravement Madeleine. Je vous assure qu'elles m'ont -vivement intéressée. - ---Vous vous repentirez de votre indulgence, je vous le prédis. - ---Mais alors il pourrait bien également se repentir de la sienne; car -je lui ai fait subir aussi la lecture de mes propres poésies. - ---Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Lionel en riant. Je ne savais pas -que, vous aussi, vous sacrifiiez aux Muses. Jusqu'alors je n'avais rien -imaginé de plus comique que deux auteurs se lisant mutuellement leurs -œuvres, ne s'écoutant ni l'un ni l'autre, où se trouvant -réciproquement détestables, et ne se cassant pas moins l'encensoir sur -le nez. «Passe-moi les dragées à la rose, je te passerai les pralines -à la violette.» Mais lorsque l'un d'eux est une jolie femme, j'avoue -que je trouve la situation fort attrayante et point du tout grotesque. -Mademoiselle, si vous voulez m'aider de vos conseils, je renonce au -monde, je me fais poëte et en outre votre admirateur à la vie, à la -mort.» - -Ce compliment, fait d'un ton plaisant et gracieux, n'avait rien qui pût -déplaire à Madeleine. Elle sentait pourtant que, sous cette -légèreté, M. de Lomas cachait une intention plus sérieuse. -Toutefois, elle pensa qu'elle aurait mauvaise grâce de paraître -offensée. - -«Mais, monsieur, répliqua-t-elle gaiement, n'est pas poëte qui veut. -C'est comme si ce camélia, enviant le parfum de la rose, disait: «Il -est fort agréable d'être rose; je veux être rose.» J'aurais beau -vous conseiller; si vous n'êtes pas né poëte, vous ne ferez jamais -autre chose que de la prose en vers. - ---C'est bien décourageant, ce que vous dites là. Moi, je ne partage -pas votre avis. Je crois que l'être le plus prosaïque devient poëte -dans certaines situations, et lorsque s'épanouissent certains -sentiments, certaines passions qui développent en lui l'enthousiasme et -les aspirations vers l'idéal.» - -Et prenant un ton sérieux, il ajouta: - -«Hier, j'ai passé la journée au bois de Boulogne, non pas dans cette -partie correctement dessinée qui est le rendez-vous du monde élégant, -mais dans les endroits les plus sauvages, les moins fréquentés, et -j'avais un âpre plaisir à aspirer le parfum de la sève, à contempler -ces frêles bourgeons que baignait amoureusement la lumière du soleil. -Les gaies chansons des oiseaux, qui autrefois m'étaient insupportables, -me semblaient maintenant une délicieuse harmonie. Je me sentais ému de -toutes ces splendeurs, que j'admirais pour la première fois. Et -cependant mon cœur souffrait.... Ah mais! s'écria-t-il tout à coup en -changeant de ton, il est temps que je m'arrête, car je m'aperçois que -je divague. Et moi qui me moquais d'Albert! Non, vous avez raison, je ne -suis pas né poëte. Mais le camélia ne peut-il du moins, en restant -dans le voisinage de la rose, s'imprégner de son parfum? - ---Je dirai à M. Albert, reprit Madeleine avec une gravité qui -voulait être comprise, que vous le comparez à une rose; il en sera -flatté.» - -Lionel laissa tomber le journal qu'il tenait à la main, et se renversa -sur son fauteuil, comme s'il venait de recevoir un coup en pleine -poitrine. Il resta un instant dans cette attitude de découragement. Ses -yeux fermés le faisaient paraître plus pâle; ses cils dessinaient -au-dessous des paupières une ombre maladive. Ce visage était empreint -de fatigue et de chagrin, et la pose semblait si naturelle! Puis -Madeleine ne soupçonnait pas l'existence de ces comédiens qui se font -un jeu du sentiment et s'appliquent à le feindre. Et d'ailleurs, pour -quel motif chercherait-il à la tromper? Dans son inexpérience, elle -crut que M. de Lomas souffrait réellement. Mais aussitôt elle se -souvint de Geneviève. Comment osait-il lui laisser entendre qu'il -désirait lui plaire, puisqu'il aimait cette ouvrière! Cependant, pour -rompre un silence embarrassant, elle dit fort naturellement: - -«Est-ce Mademoiselle Lucie que fait courir aujourd'hui M. Maxime?» - -Lionel se releva en sursaut. - -«Pardon, mademoiselle, plus rien au monde ne m'intéresse. Je traverse -une de ces crises qui décident de l'existence. D'un côté, tout est -clarté, bonheur; de l'autre, c'est la nuit, c'est le désespoir. Que -m'importe que Maxime fasse courir Mademoiselle Lucie, Trente-un ou -Majesty!» - -Il débita cette phrase avec une telle correction de jeu, d'attitude, de -regards, qu'une femme plus expérimentée eût deviné là un rôle -appris et souvent répété. - -Elle ne savait que répondre à cette étrange confidence, lorsqu'on -annonça Mlles Borel, Laure et Béatrix. - -Mme Daubré les avait invitées à déjeuner; car elles devaient -assister ensemble aux courses. - -Laure, avec sa pétulance habituelle, courut se jeter au cou de -Madeleine et l'embrassa cordialement. Mais Béatrix, la trouvant seule -avec M. de Lomas, se montra envers elle plus que froide, presque -dédaigneuse. - -À la vue de Béatrix, Lionel changea soudain d'attitude. Il fut galant, -empressé, et déploya dans la conversation beaucoup de gaieté et de -présence d'esprit. Il n'eut plus un seul regard pour Madeleine; mais il -prodiguait à Béatrix toutes ces délicates prévenances dont les -femmes et les jeunes filles surtout sont si flattées. Laissait-elle -tomber un gant, il se précipitait pour le ramasser; il avança un -coussin pour ses pieds, un guéridon pour feuilleter un livre de -gravures. Et comme elle admirait les fleurs de la jardinière, il -dérangea l'harmonie de la corbeille si artistement composée par -Madeleine, pour lui former un bouquet des plus jolies fleurs et des plus -parfumées. - -«Évidemment je me suis trompée. Ce n'est pas moi qu'il aime, pensa -Madeleine, c'est Béatrix. Peut-être voulait-il seulement me gagner à -sa cause et me disposer à la plaider. Mais Geneviève?» - -Elle demeurait très-perplexe, très-embarrassée de se former une -opinion sur le compte de M. de Lomas. - -Lorsque Maxime arriva, Mme Daubré n'était pas encore prête. - -Madeleine ne l'avait pas revu depuis leur rencontre en chemin de fer. -Pourtant Mme Daubré recevait souvent Maxime; mais, ces jours-là, elle -envoyait l'institutrice conduire les enfants aux Tuileries. - -Maxime avait réellement dans le caractère un côté chevaleresque. Il -pardonnait aisément à une femme de repousser son amour. D'ailleurs il -comptait tant d'autres succès qui rassuraient son amour-propre! Il ne -comprenait pas qu'un homme eût la prétention de plaire à toutes les -femmes et s'irritât d'un échec comme d'une injure. Il se reconnaissait -au contraire des torts vis-à-vis de Madeleine, et il avait à cœur de -les réparer. Il la salua avec déférence, en implorant du regard son -pardon. - -Elle lui tendît la main; mais ses yeux troublés n'osèrent se lever -sur lui. - -Ce jeu muet, quoique très-rapide, ne put échapper aux regards -intéressés et observateurs de M. de Lomas. - -«Allons! pensa-t-il, ce n'est pas Albert qui est mon rival le plus -redoutable. Si j'échoue, voilà un nœud tout trouvé pour la petite -intrigue que Lucrèce m'a si instamment recommandé de mener à bien. Le -jour où je le désirerai, Madeleine sera congédiée.» - -M. de Lomas, on le voit, n'avait pas la générosité de Maxime. Il ne -pardonnait pas aisément une blessure faite à sa vanité. Lui aussi -pourtant, il avait obtenu de nombreuses bonnes fortunes; mais, à -quarante ans, un échec est beaucoup plus sensible qu'à vingt-cinq. - -À quarante ans, un homme se croit et se sent réellement encore jeune. -Cependant il a besoin que l'amour même le rassure sur cette jeunesse au -déclin. Aussi, comme la femme de trente ans, est-il plus passionné, -plus persistant dans ses tentatives de séduction, et, par cela même, -plus dangereux. - -Mme Daubré arriva enfin. Elle était éblouissante; mais cette femme -était une fiction: du rouge aux lèvres et sur les joues, du blanc -autour des paupières, un nuage de bleu aux tempes, et aux sourcils trop -blonds un peu d'ombre, lui composaient un visage qui, à vingt pas, -faisait illusion, mais qui de près ressemblait à une peinture. Des -cheveux d'emprunt, flottant en boucles par derrière, dissimulaient son -cou trop maigre. Sa toilette, du reste, était aussi simple que celle de -Béatrix était chargée: Mme Daubré voulait se rajeunir, Béatrix -aspirait au contraire à se donner un ou deux ans de plus. Maxime -déclara la simplicité de Mme Daubré adorable, tandis que M. de Lomas -s'extasia sur les falbalas de Béatrix. Quant aux femmes, elles -s'adressèrent réciproquement sur leurs toilettes des compliments -qu'elles ne pensaient pas. - -«Comment, chères belles, minauda la coquette, voilà huit grands jours -que je ne vous ai vues! Samedi j'ai passé chez vous espérant vous -emmener dans ma voiture; vous étiez au sermon. - ---Oh! pendant la semaine sainte, nous ne sortons que pour aller à -l'église, dit Béatrix; nous nous mettons en retraite. - ---Oui, c'était l'habitude au couvent, ajouta Laure; ce n'est pas -amusant, mais il faut bien gagner le ciel. - ---Avez-vous assisté aux conférences du père X...? demanda Lionel. -Elles étaient fort intéressantes; je n'en ai pas manqué une. - ---Et moi donc! reprit Maxime en riant... Tiens! maman n'est pas là. -C'est inutile de mentir. Comment! mon pauvre diable de Lionel, vous -seriez déjà ermite à ce point-là? Vous me faites de la peine. - ---Mon cher, il faut être jeune, au contraire, pour sentir toute la -poésie et toute la grandeur du culte catholique. - ---Oui, en effet, très-jeune ou très-vieux. - ---Vous nous scandalisez, monsieur Maxime, fit Mme Daubré avec -coquetterie. - ---Ce père X..., reprit Lionel, a un esprit si séduisant! Il prêche -dans une petite chapelle de la rue de Provence. Les femmes du monde y -affluent. Tenez, comment trouvez-vous cela? Peut-on démontrer par une -comparaison plus juste, plus attrayante, la nécessité de prier -beaucoup, de prier toujours? Il disait: «Quelques esprits sceptiques -tournent en ridicule nos plus saintes pratiques, celle du rosaire, par -exemple, où 180 fois de suite nous adressons à Marie la même prière. -Une maîtresse de maison qui donne une soirée se lasse-t-elle jamais de -s'entendre dire par deux ou trois cents personnes: Madame, votre soirée -est charmante?» - ---Ah! mon cher! qu'il a d'esprit, votre prédicateur! s'écria Maxime en -riant aux éclats. Il parle de deux ou trois cents personnes -différentes, très-bien! Mais si ces deux ou trois cents personnes se -mettaient à dire toutes ensemble deux ou trois cents fois de suite: -«Madame, votre soirée est charmante, «cela pourrait devenir plus -assourdissant que flatteur.» - -Madeleine sourit. - -Béatrix prit un air sévère. - -«Maxime, dit-elle, nous ne devons pas permettre devant nous des -discours qui offensent la religion. Je vous remercie, monsieur de Lomas, -de nous avoir indiqué cette chapelle; nous irons habituellement y faire -nos prières, car nous assistons chaque matin à la messe de huit -heures.» - -M. de Lomas comprit qu'on lui donnait indirectement rendez-vous. Et il -maudit son zèle religieux, qui allait l'obliger à se lever tous les -matins à sept heures. - -L'arrivée de M. et de Mme Borel coupa l'entretien. - -M. Borel fut assez affable pour Madeleine. Mais Mme Borel affecta -vis-à-vis d'elle une réserve un peu dédaigneuse. - -Ce changement d'attitude de la part d'une famille qui l'avait si -longtemps traitée sur le pied de l'égalité serra péniblement le -cœur de l'institutrice. Mais elle se dit confiante dans l'avenir, que -la carrière des arts ou des lettres la soustrairait bientôt à cette -servitude. - -Pendant le repas, elle fut triste, mais personne autre qu'Albert n'y fit -attention. - -Aussitôt après le déjeuner, on monta en voiture. Jeanne insista pour -suivre sa mère. Comme Mme Daubré ne demanda pas à Madeleine si elle -désirait les accompagner, l'institutrice resta seule, oubliée. Elle -refoula les larmes qui lui vinrent aux yeux. Pourtant elle se consola -vite. Elle allait du moins pouvoir se recueillir un moment et travailler -un peu. - -En passant au salon pour prendre un livre qu'elle y avait oublié, elle -fut très-surprise d'y trouver M. Albert Daubré. - -«Vous n'êtes pas aux courses? demanda-t-elle avec inquiétude. - ---Non, je préfère rester à travailler; et vous-même? - ---Moi, répondit-elle froidement, je vais aller voir ma sœur. - ---Je n'ose vous demander de vous accompagner, dit Albert tout ému du -ton de Madeleine. - ---En effet, cela ne se peut pas, monsieur Albert, reprit-elle d'un ton -plus doux; ce serait tout à fait contraire à nos coutumes françaises, -et Mme Daubré pourrait le trouver mauvais. - ---Alors puis-je vous prier de remettre mon aumône à la jeune fille si -malheureuse dont vous m'avez parlé avant-hier? - ---Volontiers, dit Madeleine. - ---Voici deux cents francs; et veuillez lui donner mon adresse, afin -qu'elle recoure à moi dans les moments difficiles.» - -Madeleine se retira. - -Mais cette courte entrevue n'avait pas échappé à une femme de chambre -chargée par M. de Lomas de la surveiller. - - - - -XXI - - -Madeleine allait trouver en grand désarroi le cinquième étage du n° -37 de la rue de Venise. - -Geneviève était convenue la veille avec Mme Thomassin qu'elle irait -travailler à l'atelier et s'installait dans sa maison. - -Elle déménageait. Comme elle était souffrante, Fossette faisait la -malle, et Robiquet regardait tristement plier les robes, envelopper les -bottines et ranger les bonnets dans un petit carton. - -Fossette ne se décidait pis encore à suivre son amie. Elle préférait -à l'état de couturière celui de passementière comme plus lucratif. -Sans doute ce métier subissait, selon les caprices de la mode, de -fréquents et longs chômages; mais c'était un joli travail qui -demandait un certain goût. C'était aussi moins monotone que d'aligner -sans cesse des points sur un morceau de toile. Enfin, quand elle avait -amassé un petit pécule, elle pouvait rester quelque temps sans rien -faire, acheter de belles fleurs et de jolis bonnets. Mais la couture -c'était la vie au jour le jour, sans distraction, sans luxe, sans -poésie; c'était du pain à manger, et encore pas toujours à sa faim. - -Geneviève avait reçu dans la matinée une lettre de M. de Lomas qui -lui faisait espérer l'admission de Fossette, grâce à son instruction, -comme ouvrière privilégiée chez Mme Thomassin. - -Mais avant d'accepter ces offres avantageuses, Fossette désirait faire -une tournée chez les fabricants de passementerie qui lui donnaient -habituellement de l'ouvrage, et, selon leur réponse, elle prendrait un -parti. - -«Je t'en prie, ma chère Fossette, disait Geneviève, décide-toi. Je -m'effraye beaucoup d'entrer seule chez cette couturière, qui a des -façons de grande dame, et de me trouver au milieu d'une vingtaine -d'ouvrières, habillées comme des princesses, et qui regardaient avec -mépris ma pauvre robe de mérinos. Avec toi, je serais plus brave. Si -elles se moquaient de nous, tu les remettrais d'un seul mot à leur -place; tandis que moi, je ne saurai que rougir, ce qui les fera rire -encore davantage. - ---Eh bien! et moi donc! s'écria Robiquet. Si Mlle Fossette part aussi, -que voulez-vous que je devienne? Tuez-moi tout de suite, ce sera plus -tôt fait. - ---C'est vrai, Geneviève, tu es par trop égoïste. Est-ce que je puis -abandonner ainsi cet amour de voisin, qui, pour me plaire, change de -chapeau 365 fois par an, et qui, 365 fois par jour, me serine son grand -air d'opéra: - - -Pour tant d'amour ne soyez pas ingrate! - - -Je suis habituée à cette scie. Je l'aime, cette _scie_, et je ne -pourrais plus m'endormir s'il ne me berçait pas avec son grand'air. -Voyons, ineffable Robiquet (_battant la mesure_), une, deux, trois.» - -Geneviève s'efforçait de rire des plaisanteries de Fossette, mais elle -ne pouvait vaincre sa tristesse. - -«Reste avec nous, dit Fossette. - ---C'est cela, mademoiselle, restez avec nous, répéta Robiquet. Mlle -Fossette m'a volé cette idée-là. Voilà plus d'une heure que je la -rumine sans oser vous la dire. Vous êtes un peu malade, nous aurons -bien soin de vous. Il n'y a que les pauvres, voyez-vous, pour s'aimer et -s'aider entre eux. Là-bas, tout ce beau monde vous laisserait mourir -sans vous offrir seulement un bol de tisane. Et puis nous sommes si -malheureux de votre départ!» - -Geneviève restait rêveuse, indécise; Claudine, Fossette et Robiquet -insistaient. - -«C'est impossible, mes bons amis, dit-elle enfin. Les personnes qui -s'intéressent à moi me retireraient leur protection, et.... Je ne puis -tout vous dire, mais je suis bien à plaindre!» - -Elle continuait à chercher dans tous les coins pour s'assurer qu'elle -n'oubliait rien, lorsqu'elle découvrit au fond de l'armoire, à demi -enseveli sous la poussière, son ancien carreau de dentellière. - -Ce carreau lui rappelait sa jeunesse heureuse, pleine de tendresse et de -rêves dorés. Il lui rappelait les beaux soirs d'été où, assise -devant la porte, elle répondait, tout en jetant ses fuseaux, aux -amicales salutations des passants; puis encore les longues veillées -d'hiver où sa mère cousait à ses côtés, où son père, si grave et -si bon, lisait en face d'elle et la contemplait avec des yeux pleins -d'orgueil. - -Il n'était pas jusqu'à cette cave sombre qui ne lui parût pleine de -soleil, parce qu'alors le bonheur l'habitait, ce bonheur que donnent -l'affection et la jeunesse. En quelques secondes tous ces tableaux -passèrent devant ses yeux. À tous ces souvenirs, son cœur se gonfla -et ses larmes coulèrent abondamment. Ses amis s'empressèrent autour -d'elle pour la consoler. - -Madeleine arriva au milieu de ce petit drame, comme Geneviève et -Robiquet descendaient ensemble la malle et les paquets. Ils étaient -tous deux arrêtés devant une sombre ouverture pratiquée dans -l'épaisseur de l'escalier, et qui n'avait ni porte ni fenêtre. - -«Madame Blancheton!» criait Robiquet. - -Mais celle qu'on appelait ainsi ne put répondre tout d'abord. Un accès -de toux l'empêchait de parler. Quand elle eut cessé de tousser, elle -avança sa tête à l'ouverture. Et Madeleine, que l'encombrement de -l'escalier empêchait de passer, vit une de ces figures blafardes, -malpropres, hideuses, véritables créations de la nuit et de la -misère. - -«Qu'y a-t-il? fit une voix rauque, éraillée. - ---Croyez-vous, madame Blancheton, que le maraîcher du n° 16 de la rue -Maubuée voudra nous prêter votre charrette pour conduire ces effets? - ---Prêter! Ah bien oui! Il faudra payer, mes enfants. Le père Crochard -est un gredin d'usurier qui ne prête jamais, mais qui loue fort cher. - ---Allons toujours voir,» dit Geneviève. - -En se retournant, elle reconnut Madeleine. - -Madeleine lui demanda si elle trouverait Claudine en haut. - -«Oui; elle est dans la chambre de Fossette.» - -La mère Blancheton, en apercevant Madeleine, était rentrée dans son -antre, semblable à un oiseau de nuit qu'eût effrayé la lumière. Elle -avait pris Madeleine pour une dame de charité. Elle se trouvait là en -contravention. Le propriétaire du garni ne lui louait ce trou que -quatre francs par mois; mais il ne fallait pas se laisser surprendre par -la commission des logements insalubres. - -En passant devant cette ouverture, d'où s'échappait une odeur -nauséabonde, Madeleine eut le temps de jeter un regard dans ce bouge. -Un grabat se trouvait à droite du trou, mais on ne pouvait s'y asseoir -sans toucher la poutre de l'escalier; sur ce lit, on entrevoyait un amas -de guenilles. - -Quand Madeleine arriva auprès de sa sœur, elle était fort émue, et -elle demanda ce qu'était cette mère Blancheton. - -«La mère Blancheton, lui dit Fossette, est une malheureuse, qui, toute -sa vie, a sué au travail et n'a pu faire un sou d'épargne. Elle a -toujours été dans le guignon; et, comme la pierre va toujours au tas, -la misère amène toujours la misère. Comment sortir de la pauvreté, -quand on n'a pas un sou d'avance? On est forcément exploité par celui -qui a l'argent. Ainsi l'usurier Crochard lui loue sa charrette un franc -par jour; c'est une infamie; cela lui fait trois cent soixante-cinq -francs par an pour une charrette qui coûte au plus cinquante francs. -Comment voulez-vous qu'elle s'en tire, la pauvre femme, après avoir -tout le jour roulé sa charrette, et tout le jour crié: «Un sou les -radis! un sou la botte!» ou «Deux sous les oranges! deux sous!» Il ne -lui reste quelquefois pas cinq sous de bénéfice quand elle a payé -Crochard. - ---Elle n'a donc jamais eu cinquante francs pour acheter une charrette? - ---Il n'y a pas longtemps qu'elle fait ce métier-là. Elle avait un fils -qu'elle destinait à l'état de graveur; elle a dépensé beaucoup -d'argent pour lui, mais, dès que son apprentissage a été terminé, il -s'est engagé comme soldat. Elle en a fait une maladie qui l'a retenue -longtemps à l'hôpital. En sortant de l'hôpital, à moitié guérie, -elle est venue s'installer ici. Tout le monde a des bontés pour elle. -Mais au n° 37 de la rue de Venise il n'y a pas de Crésus. Quand elle -ne peut se lever, je lui porte du lait chaud ou je lui fais de la tisane -de réglisse. Et encore je me reproche de la soigner, car certainement -elle serait plus heureuse, comme elle dit, à dix pieds sous terre. Mais -comment voir cette malheureuse, et l'entendre tousser surtout, sans -avoir le cœur déchiré? C'est comme les Brisemur: j'ai passé toute la -nuit à veiller la femme, qui est à l'agonie, au milieu de cinq enfants -dont le plus jeune a trois mois. Il n'y a pas un sou dans ce pauvre -ménage. On voudrait être riche; mais pour un qu'on tire de la peine on -en voit cent à côté qui meurent, non pas de faim peut-être, mais -d'affreuses maladies occasionnées par les privations de toutes sortes. - ---Il est certain, remarqua Claudine, qu'on ne voit pas à Lyon de -misères pareilles. - ---On en voit moins peut-être, repartit Madeleine, parce que Lyon est -moins grand et qu'on y est moins isolé.» - -Puis, s'adressant à Fossette: - -«Seriez-vous assez bonne, mademoiselle, pour me conduire chez la jeune -Christine Ferrandès? J'ai deux cents francs à lui remettre; mais je -compte partager entre elle, les Brisemur et la mère Blancheton. - ---Voulez-vous venir voir d'abord ces pauvres Brisemur? demanda Fossette. -Brisemur est intelligent. Il a beaucoup lu les journaux en 48. Il parle -politique comme un ministre. Et puis ses pauvres petits vous -intéresseront aussi. Enfin Brisemur est un bon ouvrier et un honnête -homme, ce qui est bien méritoire, allez, quand on est si malheureux.» - -Madeleine redescendit au quatrième étage avec Fossette. - -En pénétrant chez les Brisemur, elle eut le cœur serré. On devinait -une de ces pauvretés, si complètes qu'elles ôtent à l'être humain -tout respect et tout souci de sa personne. Lorsque au milieu du plus -grand dénûment, on voit les malheureux conserver quelque soin de leur -habitation et de leurs vêtements, c'est qu'ils n'ont pas perdu tout -espoir; ils ont encore à descendre; ils n'appartiennent pas encore tout -entiers à l'affreuse misère. - -Chez les Brisemur, on n'apercevait plus trace de propreté. Le plancher -était recouvert de cendres, de charbons épars, de débris de -vêtements. Quatre enfants en bas âge rampaient dans cette fange. On -comprenait que ces malheureux n'avaient plus d'autre ambition que celle -de vivre. - -Depuis huit jours la femme était au lit. - -«Je vous amène une belle visite, monsieur Brisemur,» dit Fossette. - -Brisemur leva sur Madeleine ses yeux sombres, et puis sans parler -continua son ouvrage. - -«Ce n'est pas une dame de charité, monsieur Brisemur, c'est la sœur -de Claudine. - ---Ah!» fit le pauvre homme en soupirant. - -Il essaya de se lever, mais il retomba comme si ses jambes refusaient de -le soutenir. Ses joues creuses, ses yeux enfoncés et brillants, -donnaient à son visage quelque chose de sinistre. - -«Mademoiselle, à qui j'ai parlé de votre désir de fonder une -société pour la cordonnerie, croit qu'elle vous trouverait une somme -suffisante. - ---J'en suis presque certaine, monsieur, dit Madeleine; si vous vouliez -seulement m'expliquer de quelle manière vous compteriez opérer? - ---Oh! c'est bien simple, répondit-il. Il y a eu déjà en 1848 -plusieurs fondations de ce genre, notamment pour la cordonnerie. Mais la -plupart n'ont pu se soutenir, soit par inexpérience, défaut de gestion -ou insuffisance du capital, soit à cause de la stagnation des affaires -ou de la dispersion des membres lors des événements politiques. En -outre, les six fondations pour la cordonnerie avaient eu le tort -d'adopter le système de répartition égalitaire qui dominait alors. Il -s'agit aujourd'hui de réunir un certain nombre d'ouvriers cordonniers, -laborieux et honnêtes, pouvant apporter chacun une centaine de francs. -Nous achèterions nous-mêmes la matière première, et nous ouvririons -un magasin commun pour vendre nos produits directement aux -consommateurs. Cent ouvriers à cent francs chacun forment un capital de -dix mille francs. C'est suffisant pour commencer. Voilà ce que je -prêche dans toutes nos réunions. Un grand nombre déjà ont compris -l'avantage de cette combinaison; mais un plus grand nombre n'ont pas -cent francs disponibles. Quant à moi, je ne les aurai jamais, ces cent -francs, qui, pour un oisif, n'ont qu'une valeur insignifiante; ces cent -francs qui pourraient me tirer moi et ma famille de cette horrible -misère. - ---Les voici,» dit Madeleine, qui remit entre les mains du malheureux -cinq pièces d'or. - -Brisemur regarda cet or sans oser y toucher. Jamais peut-être il -n'avait tenu entre ses mains une somme aussi forte. Il ne pouvait croire -à un changement de fortune aussi subit. - -«Je vous les prête au nom de M. Daubré, reprit Madeleine, jusqu'à ce -que vous puissiez les lui rendre.» - -Le pauvre Brisemur prit la somme, et son émotion avait été si grande -que ses yeux s'emplirent de larmes. - -«Enfants, les enfants, dites merci à cette dame. Ah! je puis vous dire -cela maintenant, ces pauvres petits n'ont pas mangé d'aujourd'hui, ni -moi depuis hier matin.» - -Madeleine s'approcha du lit où la malade était endormie de ce sommeil -de la fièvre profond et agité. À côté d'elle gisait, plutôt qu'il -n'était couché, non un enfant, mais un squelette; de temps à autre sa -petite figure décharnée se contractait comme s'il voulait crier. Mais -aucun son ne sortait de ses lèvres décolorées, étirées déjà comme -celles des moribonds. - -«Il faut qu'il meure, dit Brisemur avec une sombre résignation, -puisque depuis huit jours sa mère ne peut le nourrir. - ---Ô mon Dieu, c'est affreux! s'écria Madeleine. Je vous en prie, -monsieur, n'épargnez rien pour sauver cet enfant. - ---Le médecin des pauvres est venu hier et l'a condamné. - ---Et la mère? - ---La mère vivra, puisque je vais pouvoir la soigner. - ---Et alors vous vous étiez résignés? - ---Oh! chez nous la résignation est facile. Qu'avons-nous à regretter? -c'est le seul instinct de la conservation qui nous soutient. Ne vaut-il -pas mieux, par exemple, que cet enfant meure avant d'avoir conscience de -la vie, que de vivre comme nous vivons? - ---M. Daubré s'intéressera, je n'en doute pas, à la fondation de votre -société. Voici mon adresse, monsieur Brisemur: Mlle Bordier, chez Mme -Daubré, 31, rue Louis-le-Grand.» - -Et elle sortit. - -«Chez Mme Daubré! dit vivement Fossette en remontant l'escalier; vous -demeurez chez la sœur de M. de Lomas. Mais Geneviève sait-elle?... -Vous connaissez M. de Lomas? - ---Sans doute, fit Madeleine. - ---Eh bien! si vous en trouvez l'occasion, dites-lui que c'est un indigne -scélérat, et qu'il fera certainement mourir de chagrin cette pauvre -Geneviève.» - -Madeleine questionna Fossette, qui lui raconta l'histoire de la fille de -Gendoux. - -À ce récit, l'indignation contractait le visage de Madeleine. - -«Dans ma position, fit-elle observer, je ne puis parler de cela à M. -de Lomas. Mais peut-être un peu plus tard.... - ---C'est lui qui la force à nous quitter, je ne sais pourquoi: pour la -faire mourir plus vite sans doute, parce qu'elle l'embarrasse.» - -Madeleine et Fossette montèrent alors chez Christine. Là, un autre -tableau non moins navrant les attendait. - -La mansarde était petite, mais propre, quoique misérable. L'air et le -soleil y pénétraient par la lucarne entrouverte, lucarne si étroite -pourtant qu'une partie de la mansarde se trouvait plongée dans l'ombre. -Quatre personnes vivaient habituellement dans ce réduit. Une fillette -au doux regard, vêtue avec goût, presque avec recherche, assise sur un -tabouret, tenait à la main une poupée de deux sous. - -Christine, installée sous la lucarne, cousait des bonnets. - -L'aïeule, paralysée du côté droit, se tenait dans un fauteuil de -paille, les mains croisées et baissant la tête avec stupeur. - -De temps à autre, Christine levait sur l'enfant des yeux rougis par les -veilles et le chagrin, et poussait un soupir. Aux coquettes agaceries -que lui faisait la fillette, elle ne pouvait répondre que par des -larmes. On devenait toutefois à ses regards si tendres que cette enfant -était sa passion. - -Dès que la jeune danseuse aperçut Madeleine, elle se précipita à sa -rencontre. - -«Je viens, lui annonça l'institutrice, vous remettre une offrande de -la part d'une personne qui s'est beaucoup intéressée à votre sort.» - -Christine remercia avec une sorte de véhémence. - -«Mademoiselle, lui dit-elle, je ne puis rien faire aujourd'hui pour -vous témoigner ma reconnaissance; mais rappelez-vous que vous avez une -amie qui se jetterait à la Seine pour vous rendre service. Ah! si ma -pauvre maman, reprit Christine, était du moins ici pour vous remercier -avec moi! Mais nous vous reverrons, n'est-ce pas? - ---Et quand pensez-vous que votre mère vous sera rendue? - ---Je suis allée hier à la préfecture de police. On ne m'a rien -répondu de positif mais j'ai pu voir maman. Ah! pauvre, pauvre maman! -Si vous saviez avec quelles femmes elle se trouve! Et puis être en -prison, c'est affreux. Elle avait tant de chagrin qu'elle voulait -mourir. Je l'ai consolée de mon mieux: mais pouvais-je lui donner -courage, puisque moi-même j'étais désespérée? - ---Combien gagnait-elle dans son état de blanchisseuse? - ---Cinquante sous par jour. Cela suffisait pour nous faire vivre toutes. -Mais, comme elle a une mauvaise toux, le médecin lui a défendu d'aller -laver pendant l'hiver sous peine d'en mourir. On ne peut cependant pas, -pour vivre, s'exposer à la mort. Moi, je ne gagne que vingt-cinq sous -avec mes bonnets, quelquefois un peu plus, quand je réussis un -modèle.» - -Fossette prit un bonnet que venait d'achever Christine. - -«Voyez donc, dit-elle, comme celui-là est coquet! Un chou de veloutine -dans la garniture à droite, ce serait un petit chef-d'œuvre. - ---Je suis un peu artiste, fit Christine avec un orgueil enfantin. Mais -les ouvrières de Picardie, d'Arras surtout, nous font une si rude -concurrence! C'est mal fait, sans goût; mais c'est si bon marché! On -leur paye onze sous de façon pour un bonnet, et nous ne pouvons en -établir un semblable au-dessous de dix-huit sous. Sans doute nous -travaillons mieux; mais les femmes qui achètent cela ne font aucune -différence. Heureusement j'espère avoir l'année prochaine un -engagement dans un théâtre de province, et alors... Peut-être même -dans un théâtre de Paris. - ---Ne gagne-t-on pas fort peu dans ces premiers engagement objecta -Madeleine. - ---Oh! sans doute, répondit Christine avec une très-grande naïveté. -Le théâtre rapporte fort peu. Mais, comme je suis gentille, peut-être -trouverai-je un homme riche qui mimera et nous rendra toutes heureuses; -et, comme je suis sage, peut être m'épousera-t-il. Alors je serai une -grande dame.» - -Madeleine était stupéfaite, presque indignée. Elle regarda l'aïeule; -mais l'aïeule, sourde et paralytique, restait dans la même -immobilité. - -«Ne vaudrait-il pas mieux, mademoiselle, reprit Madeleine d'un ton -sévère, chercher à vous tirer d'affaire d'une manière plus -honorable? - ---Plus honorable! repartit Christine très-surprise. Mais c'est -impossible. Je vous assure que je suis très-honnête; je n'ai jamais eu -d'amants. - ---À votre âge on peut le croire, fit en souriant Fossette. - ---Je prends des leçons avec plusieurs demoiselles, de mon âge à peu -près. Elles ont toutes des amants, et même elles se moquent beaucoup -de moi parce que je n'en ai pas. Mais la dernière fois je leur ai -répondu de façon à les écraser: «Mesdemoiselles, leur ai-je dit, -une femme qui se respecte et qui a de la conduite ne doit pas donner son -cœur pour rien. Moi, je serai plus exigeante, parce que je m'estime -beaucoup.» Elles n'ont su que répondre. - ---C'est une singulière morale,» dit Fossette en souriant. - -Madeleine ne riait pas. Elle était navrée d'entendre cette enfant de -quinze ans, qui lui avait paru si candide, parler avec une telle -impudence et se vanter ainsi de sa vénalité. Elle regretta presque de -s'être aussi vivement intéressée à une famille qui maintenant lui -semblait le mériter si peu. - -Fossette devina se qui se passait en elle, et dit: - -«Chacun comprend la vertu comme il peut: chez les riches, les jeunes -filles se marient généralement sans amour à des hommes qui ne les -aiment pas non plus. C'est une affaire d'argent pure et simple. On -trouve cela très-moral, parce qu'on est convenu depuis longtemps de le -trouver ainsi. On a dit à Christine qu'il fallait se vendre cher ou ne -pas se vendre du tout. On ne lui a jamais enseigné autre chose; et, -comme elle assurerait ainsi le sort de toute sa famille, elle croit bien -faire. Et puis elle n'a jamais aimé. Elle verra bien plus tard. Car, au -fond, c'est une bonne et honnête fille. - ---Moi aimer un homme, jamais! dit-elle en se redressant fièrement. -Maman et grand-mère prétendent qu'ils sont tous méchants. Papa était -jaloux, buvait et battait maman tous les jours. Il lui prenait tout ce -qu'elle gagnait. Grand-mère ne s'est pas mariée, mais elle a été -tout aussi malheureuse. Enfin, d'après tout ce que je vois, je ne me -marierai jamais avec un homme pauvre. Avec un riche, je ne dis pas; car, -s'il me maltraitait, au moins j'aurais de belles robes, du pain à -manger, et quelque chose avec. Maman dit qu'elle a eu assez de misères -comme cela, et que, si sa vie était à recommencer, elle s'y prendrait -autrement. Elle veut au moins que son expérience me profite. - ---Évidemment, se dit Madeleine, certains principes de morale ne varient -pas seulement selon les peuples et selon les temps, mais encore au -milieu du même peuple, selon les conditions sociales. La pratique de la -morale chez une grande dame n'est pas toujours la même que chez une -bourgeoise; la morale d'une ouvrière qui peut gagner sa vie ne -ressemble pas toujours à celle d'une malheureuse, incapable de subvenir -à son existence. C'est désolant, mais presque inévitable! Le malheur -abaisse le niveau moral de l'individu, et les sentiments élevés -disparaissent devant l'impérieux instinct de la conservation. Il faut -vivre! telle est trop souvent la loi unique de celui qui est la proie de -la misère. Chez cette enfant, l'affection, le dévouement palliaient au -moins une perversité précoce. En lui donnant de bons conseils, en lui -indiquant un moyen honnête de gagner sa vie, peut-être était-il temps -encore de la sauver de la dégradation. Madeleine voulut le tenter. - ---Voyons, mon enfant, dit-elle après un moment de réflexion, si l'on -vous procurait une place, soit dans un magasin, soit dans un atelier de -modiste, cela ne vaudrait-il pas mieux que d'être danseuse et que de -vendre votre affection, comme une marchandise? - ---Maman a pensé à tout cela; mais elle désire que je sois riche. Et -moi aussi je veux être riche; je veux être heureuse; je veux une -voiture doublée de soie pour me promener avec Bichette et grand-mère; -je veux que Bichette ait des robes superbes et des poupées aussi -grandes qu'elle, et ma pauvre maman une bonne chambre, avec d'épais -rideaux et un grand feu qui flambe. Et puis abandonner mon art! Je -l'aime, mon art! Renoncer aux applaudissements du théâtre; car je -serai applaudie, je ne le puis pas, je ne le veux pas! L'autre jour, -Gorju, le perruquier, disait à quelqu'un, comme je passais: «Voilà -une fille qui vaut son pesant d'or.» Vous voulez que j'aille m'enterrer -dans un atelier quand je peux, rien qu'en me montrant, gagner tant -d'argent! D'ailleurs, maman ne voudrait pas. - ---Mais c'est mal, mon enfant. - ---C'est mal? répéta-t-elle surprise, c'est mal de vouloir le bonheur -de toutes celles que j'aime?» - -Madeleine se retira navrée. - -En lui laissant cinquante francs, elle chargea Fossette de remettre les -cinquante francs qui restaient à Mme Blancheton pour acheter une -charrette. - -Elle trouva Claudine un peu triste; mais elle ne put deviner la cause de -cette tristesse. Sa sœur regrettait-elle Lyon ou bien pensait-elle à -Jaclard? - -«Je ne suis pas encore habituée à la couture, et je ne sais pas -vraiment si je pourrai me faire à ce travail, dit Claudine en se -renversant en arrière, en étendant les bras comme pour les déroidir; -je n'aurais jamais cru qu'il fût aussi pénible de coudre tout le jour. - ---On s'y fait, repartit Fossette, c'est un pli à prendre. Mais ce qui -fatigue toujours et fait mal aux yeux, c'est le travail du soir.» - -Claudine poussa un soupir qui gonfla sa poitrine, et son œil ardent se -fixa dans le vague. Un seul espoir pouvait la soutenir dans son rude -labeur, cette fille voluptueuse, cette fille de luxe et d'amour, -c'était de revoir bientôt celui qu'elle aimait. Mais le matin une -lettre de Jaclard lui annonçait l'ajournement de son départ. Telle -était la cause de son découragement. - -Madeleine quitta ce misérable garni, l'âme abattue par la vue de tant -de malheurs. En traversant ce quartier immonde, en longeant ces maisons -noires d'où s'échappaient des exhalaisons fétides, elle se disait: - -«Il n'y a peut-être pas une de ces croisées qui n'éclaire des -douleurs pareilles à celles que je viens de voir. Et cet ulcère est -bien petit en comparaison de la lèpre immense du paupérisme. Que peut, -en effet, l'organisation actuelle de l'assistance privée et publique, -organisation purement palliative, pour guérir un mal aussi étendu, -aussi profondément enraciné! Comme le dit Mlle Borel, l'aumône sera -toujours impuissante, si l'on ne transforme les conditions mêmes du -travail.» - - - - -XXII - - -Mme Thomassin occupait, au premier étage d'une maison de la rue -Neuve-Saint-Augustin, un appartement somptueusement meublé. - -Cette femme n'était plus jeune, mais elle avait été fort belle et -avait obtenu naguère quelque réputation dans le demi-monde. La -fréquentation d'hommes distingués lui avait communiqué un certain -vernis de bonne société. - -C'était en outre une femme de tête. Elle tenait sa maison sur un grand -pied, occupait une trentaine d'ouvrières. Fréquemment, elle donnait -des soirées où le monde le plus mêlé se trouvait réuni. Elle avait -de l'esprit, beaucoup d'intrigue; et, comme elle se tenait fort au -courant de la chronique scandaleuse, ses anciens amis continuaient à la -voir. D'ailleurs elle avait toujours de fort jolies ouvrières, et les -amateurs du beau venaient de temps à autre admirer de charmantes -figures dans ce sérail mobile, c'est-à-dire souvent renouvelé. - -Mme Thomassin jouissait d'une certaine considération dans le quartier. -Son concierge toujours grassement payé, les notes des fournisseurs -très-régulièrement acquittées, une clientèle très-nombreuse de -dames à équipage, lui attiraient le respect de ses voisins. - -Depuis quinze ans, cette célèbre couturière habitait la même maison -et le même numéro; et jamais son crédit ne s'était démenti. Elle -possédait une maison de campagne à Montmorency, où, tous les -dimanches, pendant l'été, elle se rendait avec ses enfants, car Mme -Thomassin était mariée; mais son mari était un mythe. On ne l'avait -jamais entrevu. Quoi qu'il en fût, ce qui achevait de poser Mme -Thomassin dans l'esprit de tous les épiciers et merciers du quartier, -comme une femme de mérite, c'est qu'elle recevait quelquefois des -ecclésiastiques, qu'elle était membre de plusieurs confréries et -quêtait à l'église. - -Les ouvrières de Mme Thomassin travaillaient dans un vaste atelier -situé à l'entresol, fort bas de plafond et un peu sombre, ce qui -rendait le travail pénible et malsain. - -Ces demoiselles se divisaient en deux catégories: les ouvrières du -dehors et celles de la maison. Pour être admises parmi ces dernières, -il fallait être jeune, avoir de bonnes manières et parler à peu près -le français. - -Les ouvrières du dehors étaient là, comme partout ailleurs, de -pauvres filles d'une conduite douteuse, qui venaient travailler à -l'atelier pendant douze heures par jour pour gagner trente sous. Il y en -avait de tout âge: de très-jeunes, presque des enfants, et des -vieilles, de très-vieilles, ridées, édentées, portant des lunettes. -Quelques-unes étaient jolies, ou plutôt avaient dû l'être, car à -vingt ans leur visage avait déjà perdu la fraîcheur, et leurs yeux, -l'éclat de la jeunesse. Le travail, l'inconduite, la veillée à -l'atelier ou la veillée au bal, avaient marbré leur teint. - -Les vêtements n'offraient pas moins de variété: les unes portaient -des falbalas, les autres des robes d'une simplicité qui touchait -à la misère. Celles-ci étaient reléguées près de la porte, et -cousaient pour ainsi dire avec les yeux de la foi. Les élégantes -s'établissaient près des croisées et écrasaient les plus pauvres de -leur luxe. C'est dans le monde des petits comme dans le monde des -grands: les femmes entre elles ne cherchent et ne reconnaissent qu'une -sorte de supériorité, celle que donnent les chiffons. - -Dans toute réunion de femmes la préoccupation exclusive c'est la -rivalité de la toilette. Là est tout le mal. Cette émulation dans la -futilité devient une véritable passion. Les hommes, qui aujourd'hui -crient si fort contre le luxe effréné des femmes, et qui en sont les -premières victimes, ne sont-ils pas aussi les premiers coupables? - -De tout temps, aujourd'hui comme au siècle de Molière, ils ont -ridiculisé les aspirations de certaines femmes vers les occupations -intellectuelles. Les moralistes, les dramaturges ont déployé beaucoup -plus de verve satirique contre les femmes fortes que contre les femmes -futiles. Le futile, voilà selon eux, au contraire, le véritable -domaine de la femme. Mais n'est-ce pas toujours le même mobile qui -pousse les unes vers les études abstraites, les autres vers les -excentricités de la toilette? - -Ce mobile, c'est l'ambition de briller, d'attirer les regards à quelque -titre que ce soit. Est-ce à dire qu'il faille supprimer le mobile? On -ne peut ainsi supprimer les passions humaines. Le seul but de la morale -doit être de les diriger. Il s'agit donc de placer sur un autre terrain -toutes ces rivalités féminines, en donnant aux femmes une éducation -plus sérieuse, plus positive, plus complète, en leur inculquant un -sentiment plus élevé de leurs devoirs et de leur destinée. - -Peut-être l'excès du mal, contre lequel tonnent aujourd'hui nos -moralistes, était-il nécessaire; peut-être les hommes reconnaîtront-ils -enfin qu'ils ont eu tort d'encourager les femmes dans l'essor de -leur ambition vers la frivolité. - -Il est temps aussi que la femme, mieux instruite de sa mission, -comprenant mieux sa véritable dignité, cherche ailleurs que dans le -culte du chiffon un aliment à son intelligence, à son activité, à -ses goûts véritablement artistiques. - -Sans doute nous ne prétendons pas que la majorité des femmes soit apte -à l'abstraction et aux fortes études; car il faut une certaine vigueur -nerveuse pour une longue et profonde concentration de la pensée. -Cependant il y a dans l'un et dans l'autre sexe des êtres de -transition, des hommes avec un esprit et des goûts tout féminins, et -des femmes avec une intelligence et une fermeté entièrement viriles. - -Ces natures mixtes, plus nombreuses qu'on ne pense, sont en général -plus riches, plus complètes; car souvent elles possèdent les facultés -opposées des deux sexes. Presque tous les poëtes et les artistes de -génie ont réuni la puissance créatrice qui appartient à l'homme et -l'impressionnabilité nerveuse ordinaire chez la femme; comme aussi -toutes les femmes qui se sont distinguées dans les arts et dans les -lettres joignaient aux qualités de leur sexe cette force de cerveau -qui, le plus ordinairement, est l'attribut de l'homme. - -Loin de chercher à comprimer ces organisations en les stigmatisant par -le ridicule, on devrait les encourager, et favoriser ainsi leur -développement normal. Car tout ce qui est dans la nature est dans -l'ordre. - -Ce n'est donc pas à dire que toutes les femmes doivent être reçues -bachelières; mais toutes ont droit à l'éducation que comporte la -nature de leur intelligence. - -Aujourd'hui, cette idée, dégagée des théories exagérées qui -prétendaient établir l'identité absolue de l'intelligence des deux -sexes, cette idée, disons-nous, qui rend à la femme son véritable -rang, a fait de grands progrès; mais il s'en faut qu'elle soit devenue -populaire. Hommes et femmes doivent la propager; les uns, dans -l'intérêt de leur fortune et de leur bonheur intime menacés par la -frivolité ruineuse des femmes; les autres, dans l'intérêt de leur -dignité, de leurs droits moraux et sociaux. - -Il n'est pas question seulement de la classe éclairée; c'est parmi les -femmes des classes laborieuses surtout qu'il faut porter la réforme en -cultivant leur esprit et leurs aptitudes particulières par -l'enseignement professionnel. - -Possédant ainsi des moyens honnêtes de gagner sa vie et de satisfaire -dans une mesure convenable ses goûts de luxe, l'ouvrière acquerra -plus de moralité; les notions générales qu'elle aura reçues lui -permettront d'apprendre avec plus de facilité un état supplémentaire, -afin de parer aux conséquences désastreuses des chômages. Elle pourra -aussi faire concurrence à l'homme dans plus d'une profession, comme -l'homme aujourd'hui la supplante dans une foule de travaux qui, par leur -nature, n'appartiennent qu'à la femme. La formidable armée des -ouvrières en couture serait diminuée d'autant et les salaires -deviendraient plus rémunérateurs. - -Sans doute il est facile de prêcher la morale; mais avant de dire à -ces pauvres filles: «Soyez vertueuses,» il faudrait leur procurer un -travail qui leur assurât la satisfaction de leurs besoins légitimes. - -Geneviève, pour se présenter chez Mme Thomassin, avait mis sa plus -belle robe, celle qu'elle portait à Lille dans les solennités; mais -encore cette robe, bien qu'elle fût de mérinos, n'avait pas la coupe -distinguée qui donnait un cachet aux vêtements de ces demoiselles. Et -puis, au lieu d'une résille coquettement posée sur la tête, un simple -bonnet enfermait entièrement sa belle chevelure blonde. - -Quand elle entra dans l'atelier, les babils s'interrompirent. On regarda -la nouvelle venue. À la vue de son modeste bonnet, de la coupe -arriérée de sa robe, de son air endimanché surtout, les élégantes -sourirent; les autres éprouvèrent pour elle de la sympathie et se -dérangèrent pour lui faire une place. - -«Tiens! dit tout haut une princesse en robe de soie, elle serait -gentille si elle était un peu mieux _ficelée._» - -Geneviève rougit beaucoup à cette remarque. - -«D'où venez-vous? demanda une seconde péronnelle; de Carpentras ou de -Quimper-Corentin? - ---Je suis de Lille, répondit modestement Geneviève. - ---Dans ce pays-là, on porte encore des manches pagodes? - ---Où donc est située cette ville? en Chine? ajouta une autre ouvrière -qui portait un repentir derrière l'oreille. - ---Non, c'est encore plus loin que Pontoise. - ---À Lille! Est-ce l'Isle-Adam ou une île en Amérique. - ---Non, répondit Geneviève, c'est Lille, dans le département du Nord. - ---Elle a de la géographie, la petite. - ---C'est égal, reprit une autre, je retiens la coupe de ses pointes. - ---Il y a de fameuses couturières dans votre pays! - ---Y porte-t-on des crinolines? - -C'est un pays froid, puisqu'il est dans le nord. On n'y porte, comme en -Russie, que des peaux de bêtes. - ---Voyons, mesdemoiselles, un peu de charité,» recommanda la -_première_, qui taillait et préparait l'ouvrage sur une grande table -placée devant les fenêtres. - -Mais on ne l'écouta point, et les épigrammes ne se croisèrent qu'avec -plus de vivacité. - -Ces railleries, ces rires malins, ces regards espiègles causaient à la -pauvre Geneviève comme des éblouissements, comme des tintements dans -les oreilles; elle perdait contenance, elle se sentait ridicule, et son -embarras augmentait. - -Les ouvrières dans les ateliers, comme les écolières dans les -pensionnats, se montrent sans pitié pour les nouvelles venues, surtout -quand celles-ci prêtent le flanc au ridicule, par un si petit côté -que ce soit. Il s'en trouve toujours de réellement méchantes qui -ouvrent le feu, et d'autres qui, excitées par le rire, renvoient la -balle. Plus celle que l'on persifle est douce et timide, plus on la -malmène. D'un mot Fossette eût fait passer les rieuses de son côté, -par une riposte bien lancée; mais Geneviève ne savait que rougir. - -L'arrivée de Mme Thomassin mit fin à sa torture. Elle lui adressa un -regard amical. - -«Eh bien! ma chère enfant, vous voilà des nôtres. Heloïse, -donnez-lui quelque chose à faire. Mais peut-être est-ce un peu tard -pour vous mettre à l'ouvrage. Allez ranger votre malle. - ---Tiens! dirent tout bas ces demoiselles, elle sera de la maison! - ---Joséphine, menez-la dans la chambre voisine de la vôtre. - ---Avec plaisir, dit Joséphine. Voilà enfin une nouvelle! Ce ne sera -plus moi qui balaierai l'atelier tous les matins.» - -Joséphine la conduisit dans une mansarde située sous les combles, et -dont la lucarne avait vue sur les toits. Ce réduit était au moins -aussi désolé que celui de la rue de Venise. - -Restée seule, Geneviève s'assit sur sa malle au lieu de l'ouvrir, et -se mit à pleurer. Combien la vie lui parut alors triste et sombre! Elle -pensa qu'elle ne s'habituerait jamais à vivre au milieu de toutes ces -pécores, et elle ne rangea point ses effets. - -Quand elle redescendit, plus personne ne fit attention à elle. Toutes -ces ouvrières étaient de vraies Parisiennes; elles en avaient la -mobilité caractéristique. - -En ce moment, un autre sujet de distraction les occupait. Une de ces -demoiselles racontait sa soirée de la veille. - -Elle avait fait la connaissance d'un _monsieur très bien_, qui l'avait -conduite à Valentino. La soirée avait été charmante. Elle avait bu -du champagne avec des femmes très-distinguées, que connaissait -beaucoup son monsieur très-bien, des dames du plus grand _chic._ Puis -suivait la description minutieuse des toilettes. - -«Et tout cela ne leur coûtait rien ou presque rien, fit observer l'une -d'elles. Nous, pour gagner une robe un peu propre, il faut _piocher_ -pendant des mois. A-t-on jamais compté combien de points il faut tirer -pour attraper une malheureuse pièce de quarante sous! Ah! si seulement -j'avais le nez un peu moins en pied de marmite et les bras un peu moins -maigres, je pourrais faire des caprices aussi bien qu'une autre. - ---Et tes cheveux rouges? - ---Il y a maintenant une dame qui fait fureur et qui a les cheveux -rouges. - ---Et les petites rides que tu as sous les yeux? - ---Oh! cela, avec un peu de peinture... La mode est au plâtre pour le -moment.» - -Mme Thomassin était absente et la _première_ en course. - -La première est l'ouvrière chargée de bâtir et de distribuer -l'ouvrage. Elle fait partie de la maison et reçoit un bon traitement, -c'est-à-dire de mille à douze cents francs par an. Elle dîne avec -madame quand madame est seule. - -Dans tous les ateliers, la maîtresse s'appelle _madame._ - -On redoute la _première_ presque autant que madame. En leur présence, -tous les yeux sont baissés, et, bien qu'on parle, l'aiguille marche -toujours. On chante quelquefois, on chante beaucoup même. L'ouvrière a -la passion de la romance sentimentale et de la chanson grivoise. Madame -le permet et même quelquefois mêle sa voix au refrain. Mais il faut -coudre, coudre sans relâche. - -Dès que les surveillantes ont disparu, comme les esclaves prennent leur -revanche! Les aiguilles s'arrêtent, les langues s'aiguisent, les -historiettes et les propos lestes circulent gaillardement. Presque -toutes ont de l'esprit, de l'esprit vif, du véritable esprit gaulois; -et que de malices se débitent sur la première, sur madame, ses -pratiques et ses habitués! - -Malheur surtout aux ouvrières laides ou contrefaites! Ce sont de -véritables martyres de la gaieté satirique de ces demoiselles. - -La jeune fille la plus pure, après avoir passé quinze jours dans l'un -de ces ateliers parisiens, est perdue d'imagination, et bientôt sans -doute elle le sera de fait. Là s'érige en principe la vénalité dans -l'amour, là règne un cynisme dans la corruption qui altérerait même -le caractère le plus fortement trempé. - -Au ton dont madame avait parlé à Geneviève, toutes avaient deviné -que ce serait une favorite; car madame, ainsi que la première, ont des -favorites à qui elles donnent l'ouvrage facile, et dont elles se -montrent toujours satisfaites. - -Geneviève, tristement assise au milieu de ces groupes divers, occupée -à sa besogne et écoutant sans intérêt les anecdotes scabreuses qui -se racontaient autour d'elle, se disait avec désespoir: «En effet, -comment m'aimerait-il, puisque je suis si ridicule?» - -Un groom, le groom de madame, vint l'appeler. - -«Mademoiselle Geneviève Gendoux, on vous demande au salon. - ---Moi?» dit-elle stupéfaite. - -Tous les visages se tournèrent de son côté: c'était un événement. - -«Eh bien! elle a une jolie toilette pour se présenter devant la -pratique! - ---Dis donc, Joseph, qui est-ce qui demande cette petite mijaurée? dit -la demoiselle à repentirs. - ---Mme de Courcy, répondit Joseph. - ---Une amie de madame, ajouta la première qui rentrait. - ---Cette dame a sans doute besoin d'une femme de chambre,» insinua une -autre d'un ton persifleur, comme Geneviève fermait la porte et suivait -Joseph au salon. - -Mme de Courcy avait hâte de voir Geneviève. Malgré les dénégations -de Lionel, elle conservait des soupçons qu'elle voulait éclaircir. Il -lui tardait aussi de connaître cette Fossette, la mystérieuse -maîtresse de son ennemi déclaré. - -Dans l'après-midi, elle avait assisté aux courses. Elle y avait vu Mme -de Beausire, sa rivale, dans un équipage à la Daumont, entourée par -la jeunesse la plus brillante, tandis qu'elle, la célèbre Lucrèce, -n'avait produit aucune sensation. De Lomas lui-même l'avait délaissée -pour s'occuper exclusivement de Béatrix. Elle venait donc, la rage au -cœur, chercher un moyen de se venger. - -Elle regarda Geneviève assez longuement, de cet air observateur qui ne -craint ni d'intimider, ni d'offenser. - -La pauvre ouvrière rougit et perdit toute contenance. - -«Mon enfant, dit-elle, satisfaite sans doute de son examen, M. de Lomas -m'a parlé de vous en termes si flatteurs, que je vous ai -très-chaudement recommandée à Mme Thomassin. Elle m'a promis d'avoir -pour vous des égards. Je vous en prie encore, madame Thomassin, gâtez -un peu cette jolie fille. Elle a l'air souffrant: ménagez-la. Ne lui -faites pas coudre des étoffes trop dures, cela lui gâterait la main -qu'elle a si fine. Vous savez, cela grossit les jointures. Il conviendra -aussi de renvoyer quelquefois en courses pour prendre de l'exercice; car -il faut conserver votre fraîcheur, mon enfant: la beauté et la santé -sont des dons précieux qu'on n'estime a leur juste valeur que lorsqu'on -les a perdus. Êtes-vous malade? vous avez les traits un peu -fatigués.» - -Geneviève rougit encore davantage. - -«Non, madame, répondit-elle; j'ai pleuré tout à l'heure en me -séparant de mes amies. - ---Mlle Fossette, n'est-ce pas! Et elle n'a pas voulu vous accompagner? - ---Elle a préféré rester libre. - ---Ah! fit Lucrèce avec quelque dépit. Voyons, reprit-elle plus -doucereuse, venez-vous asseoir à côté de moi. Regardez donc, madame -Thomassin, cette jolie veine bleue qui traverse la tempe. Et quel profit -de Niobé! Comme c'est pur de lignes, et quelle douceur dans le regard! -Savez-vous, Geneviève, que vous êtes très-jolie? - ---Oh! madame, vous êtes bien bonne, dit Geneviève avec un accent de -reconnaissance; vous me voyez intimidée, et vous me louez pour me -donner un peu de courage. - ---Vous, avez bien fait de venir à Paris, poursuivit Lucrèce, car une -fille comme vous doit y faire sa fortune. Depuis quand avez-vous quitté -Lille? - ---Depuis décembre dernier.» - -L'époque du retour de Lionel, pensa Mme de Courcy. - -«Et comment y êtes-vous venue?» - -Geneviève rougit de nouveau, mais elle ne voulait pas mentir à cette -dame qui lui montrait tant de bonté. - -Sur un signe de Lucrèce, Mme Thomassin disparut. - -«Ayez confiance en moi, reprit Lucrèce, car je vous affectionne -déjà. Racontez-moi votre histoire. Vous fais-je peur? - ---Oh! non, madame; mais, en vérité, je ne le puis pas, -n'est pas le mien seulement; il appartient à un autre. - ---Je comprends. Votre histoire est celle de toutes les pauvres filles -qui gagnent si péniblement leur vie, et ne sont pas toujours assez -fortes pour résister aux tentations que les séducteurs étalent à -leurs yeux. - ---Oh! madame! s'écria Geneviève avec une fierté révoltée; vous vous -trompez. Ce n'était pas l'argent qui pouvait me faire abandonner mon -pays et ma famille: j'aimais.... - ---Et il vous a délaissée? - ---Non, car il est généreux; pourtant je sens bien qu'il ne m'aime plus -comme autrefois. - ---Pauvre petite! Mais peut-être, si c'est un homme de votre condition, -l'amènerait-on à vous épouser. - ---Il n'est pas de ma condition. - ---Est-il riche? - ---Non, au contraire; mais sa famille, son éducation, tout le sépare de -moi. - ---Vous vous exagérez sans doute la distance qui existe entre vous. Si -je le connaissais, je suis sûre que je le déciderais à vous épouser; -vous êtes si charmante!» - -Geneviève regarda Lucrèce avec quelque défiance, et crut deviner -qu'elle ne la flattait ainsi que pour obtenir le nom de son séducteur. - -Mme de Courcy entrevit ce soupçon. - -«Eh bien! non, remettez à plus tard vos confidences, dit-elle avec -bonhomie. Vous m'intéressez beaucoup. Je viendrai vous voir -quelquefois; et..., lorsque vous me connaîtrez mieux... - ---Oh! madame, interrompit l'ouvrière avec élan, je voudrais vous -prouver ma reconnaissance en m'ouvrant entièrement à vous. Mais il -faut que je sache s'il approuve cette confidence. - ---C'est inutile, mon enfant, répondit avec quelque froideur Mme de -Courcy. Je désire, au contraire, que vous ne parliez pas de tout ceci -à M. de Lomas. Vous voyez que j'ai deviné votre secret.» - -En disant ces derniers mots, elle observait attentivement Geneviève, -qui ne put soutenir son regard scrutateur et baissa les yeux. - -«En effet, poursuivit Lucrèce, il y aura beaucoup à faire pour -convertir ce mauvais sujet. Toutefois, je ne désespère pas d'en venir -à bout. Par exemple, il faudrait être un peu plus coquette, et faire -valoir les charmes de votre personne. - ---Je suis très-pauvre, balbutia Geneviève avec confusion. - ---Je le sais; mais une résille vous coûterait moins cher qu'un bonnet. -Ôtez-moi donc cet affreux bonnet!» - -Geneviève obéit. Mme de Courcy lui enleva son peigne, et un flot d'or -se répandit sur ses épaules. - -«Mon Dieu! que c'est beau! fit Lucrèce, qui admirait en artiste les -teintes riches et soyeuses de cette magnifique chevelure. Et elle -pensait:--Quel fin connaisseur que ce Lomas! Cette fille est à cent -piqués au-dessus de la Beausire. Elle la supplanterait. - -«Mon enfant, dit-elle, il est impossible, belle comme vous êtes, que -M. de Lomas vous ait déjà abandonnée. Laissez-moi faire. Il vous -manque trois choses pour lui plaire tout à fait: de la toilette, de -l'éducation et les manières du monde. Je me charge de vous procurer -tout cela. - ---Oh! madame, que vous êtes bonne! Je ne sais si je rêve. - ---Je parlerai de vous à un respectable monsieur, fort riche, qui a eu -dans sa jeunesse une grande peine de cœur. Il aimait une jeune fille -pauvre qui l'aimait aussi. Ses parents s'opposaient à leur mariage, et -la jeune fille en mourut de chagrin. Vous voyez que cette histoire offre -quelque analogie avec, la vôtre. Ce monsieur, qui est le duc de -Lormond, en a été inconsolable, et il consacre chaque année une -partie de son revenu à établir des jeunes filles sans fortune.» - -Comme Geneviève la regardait avec quelque hésitation, elle ajouta: - -«Il y a, à Paris, une foule de personnes bienfaisantes qui s'occupent -de secourir et d'instruire la jeunesse. Voilà pourquoi je vous disais -tout à l'heure: vous avez bien fait de venir à Paris, vous y ferez -fortune.» - -Geneviève ne conserva plus la moindre arrière-pensée. - -Mme Thomassin rentrait en ce moment, apportant une robe de bal de moire -cerise, recouverte d'un volant en point d'Angleterre. - -«Que c'est beau ce que vous nous apportez là, madame Thomassin, et que -ce corsage est coquet! Combien cette merveille? - ---Très-bon marché. Avec les volants, 1800 francs. - ---L'effet aux lumières doit être splendide; et comme c'est simple! Je -voudrais voir cette robe à notre belle Geneviève. Faites donc allumer -les bougies, que nous la lui essayions.» - -Geneviève voulut s'en défendre. - -«C'est une grâce que je vous demande.» - -Toute rougissante, l'ouvrière se déshabilla. - -Ses épaules et ses bras étaient un peu maigres, mais les lignes en -étaient sculpturales. Mme Thomassin lui releva les cheveux de façon à -découvrir ses tempes si pures, et lui fit deux grosses coques qui -retombaient sur le cou. Puis on passa la robe. - -Geneviève se trouvait devant une psyché. En se voyant si belle, elle -ne put retenir un cri d'admiration; et elle regarda derrière elle si -elle n'apercevait pas l'autre Geneviève Gendoux, la pauvre ouvrière de -Lille. - -«C'est bien moi,» dit-elle avec un rire frais et coquet, le rire d'un -enfant qui n'aurait jamais souffert. - -Depuis si longtemps elle n'avait ri ainsi, qu'elle en fut toute -soulagée; et son visage, maintenant rasséréné et tout rose de -plaisir, de vanité peut-être était si gracieux, si jeune, si suave -qu'on lui eût donné quinze ans au plus. - -Mme Thomassin et Mme de Courcy étaient émerveillées, presque jalouses -de leur création. - -«Quelle jolie femme Lomas aurait là pourtant! fit Lucrèce. - ---C'est vraiment bien beau, la toilette!» dit Geneviève. - -Et elle pensa avec orgueil; «Si ces demoiselles de l'atelier me -voyaient ainsi, elles ne me railleraient plus.» - -Quand il fallut remettre sa pauvre robe de mérinos qu'elle trouvait si -belle autrefois, elle en éprouva une véritable honte. Et maintenant -elle cherchait à retrouver sous ce vêtement modeste la Geneviève qui -l'avait tout à l'heure éblouie. - -Geneviève n'avait jamais été coquette; jamais elle n'avait désiré -d'être vêtue avec plus de luxe que ne le lui permettait sa position -d'ouvrière. Mais le venin si habilement préparé par Mme de Courcy -commençait à s'infiltrer en elle. - -«Aimez-vous la toilette? lui demanda Lucrèce. - ---Sans doute, madame; mais je ne porterai jamais une robe pareille. - ---Savez-vous ce qu'était la personne à qui cette robe est destinée? -reprit la couturière. Une piqueuse de bottines qui, il y a six mois, -gagnait vingt-cinq sous par jour. - ---Elle est mariée? fit Geneviève. - ---De la main gauche.... - ---Elle est belle? interrogea Lucrèce à son tour. - ---Pas si belle que cette enfant. - ---Madame Thomassin, reprit Mme de Courcy, je vous recommande de nouveau -ma protégée. Faites-lui une jolie robe grisaille que vous porterez sur -mon mémoire. Et vous, Geneviève, achetez une résille et apprenez à -vous coiffer autrement. Quand vous serez présentable, je vous enverrai -mon vieux duc; et je suis sure que, dès qu'il vous verra, il -s'intéressera à vous. Pour vos heures de leçons, nous nous -arrangerons avec Mme Thomassin.» - -Elle se leva comme si elle voulait partir, puis elle se rassit. - -«Ah! dites-moi donc, ma belle enfant, j'ai, moi aussi, un service à -vous demander. M. de Lomas m'a recommandé également votre amie -Fossette; donnez-moi donc quelques renseignements sur elle, sur ses -fréquentations, sur sa manière de vivre. Elle est, paraît-il, fort -intéressante.» - -Geneviève, qui croyait servir son amie, raconta tout ce qu'elle savait: -la liaison de Fossette avec M. de Barnolf, la passion aussi qu'elle -avait inspirée à son voisin, M. Robiquet, ouvrier chapelier, et -l'intimité amicale qui était résultée du voisinage. - -Mme de Courcy se rappela avoir vu aux courses M. de Barnolf dans la -voiture de Mme de Beausire. Ce fut un trait de lumière. Elle entrevit -immédiatement le moyen de se venger. - -«Je veux connaître cette charmante fille, dont vous dites tant de -bien. Il faut qu'elle ait du mérite pour inspirer de telles amitiés. -Dès demain j'irai la voir.» - -Et Geneviève lui donna l'adresse de Fossette. - - - - -XXIII - - -M. de Barnolf habitait la rue d'Isly. Son appartement était à la fois -élégant et sévère. Les meubles étaient de chêne sculpté, et les -tentures de velours bleu clair, avec des bandes à fond noir, recouvert -d'arabesques d'or. Des panoplies d'armes anciennes ou étrangères, des -tableaux, appartenant à l'école espagnole ou hollandaise, achevaient -de donner à cet appartement un cachet artistique. - -M. de Barnolf s'harmonisait avec ce cadre un peu sombre. - -Il était Hongrois par son père et avait le type énergique de la race -magyare. Son teint était bronzé; sa barbe et ses cheveux, épais et -noirs, se roulaient sur eux-mêmes en boucles serrées et vigoureuses. -Ses yeux bleus éclairaient d'une expression douce et tendre cette -figure un peu farouche, presque dure. Souvent même son regard avait de -la finesse; mais quand la colère l'animait, il devenait terrible: la -prunelle pâlissait. - -M. de Barnolf était petit, maigre et nerveux. Il tenait de son père un -caractère violent et passionné; de sa mère, qui était Française, un -esprit vif, sceptique et mobile. On le disait fort riche. Sa beauté -étrange, son éducation soignée, ses manières très-aristocratiques, -sa générosité, son esprit, lui avaient valu de nombreuses bonnes -fortunes. Il avait acquis le titre d'homme à la mode, aussi bien dans -le faubourg Saint-Germain que dans le demi-monde. - -C'était un jeudi. Il attendait Fossette, et Fossette était en retard. - -Il parcourait sa chambre avec une agitation singulière. À chaque -minute il jetait les yeux sur la pendule. - -Pourtant il n'était que onze heures un quart, et Fossette n'arrivait -jamais avant onze heures. Quelquefois même elle avait tardé davantage. - -Pour se calmer, Léopold prit un livre, essaya de lire; mais les mots -dansaient sous ses yeux et n'avaient pas de sens. - -«Pourquoi ne vient-elle pas? Cette lettre.... serait-elle vraie?» - -Et le sang lui montait au visage, et ses mains brûlantes et moites se -crispaient d'impatience. - -Puis tout à coup il se mettait à rire. - -«Ah çà! voyons, j'aime à ce point-là, qui? Une petite ouvrière -sans éducation, sans manières, une grisette enfin, qui me fait -attendre, qui me fait souffrir ainsi. Tu es fou, mon pauvre Barnolf.» - -Midi sonna. - -L'angoisse lui tordit les nerfs. Il alluma un cigare, le mâcha entre -ses dents, puis le lança au feu avec colère. - -«Si elle vient maintenant, je la jette à la porte.» - -Au même instant la sonnette retentit dans l'antichambre. - -Son émotion fut si violente qu'il se laissa tomber dans un fauteuil, -et, renversant la tête, il ferma les yeux. - -Mais dès qu'il entendit la voix fraîche de Fossette, il courut à -elle, l'enlaça et tomba à ses pieds. - -Fossette, elle aussi, en entrant chez M. de Barnolf était grave et -émue. - -«Tu m'aimes donc, mon Léo? dit-elle. - ---Fossette! ma Fossette, pourquoi viens-tu si tard? Un quart d'heure de -plus, je serais mort.» - -Deux petits trous moqueurs se dessinèrent dans les joues de la jeune -fille. - -«Tu ne me crois pas, méchante? J'ai bien souffert, je te le jure. Je -croyais ne plus te voir. Je sais maintenant combien je t'aime, combien -je suis lié à toi.» - -Fossette regardait Barnolf avec un sourire sceptique et un regard -scrutateur. - -Elle se demandait: «Est-il sincère? Soupçonne-t-il que j'ai pu -savoir?... Joue-t-il la comédie? Mais pourquoi me tromperait-il? -Cependant, cette lettre....» - -«Je le vois dans votre regard, s'écria Léopold, vous ne m'aimez plus. - ---Vous avez bien douté de moi tout à l'heure, monsieur de Barnolf, -repartit Fossette avec dignité. Au surplus, ajouta-t-elle avec son -sourire mutin, nous violons notre contrat. Il me semble que nous sommes -bien près de nous faire une scène. Voyons, reprit-elle en se -débarrassant de son chapeau et de son manteau, revenons à la confiance -et à la gaieté.» - -M. de Barnolf ne riait point. Il continuait à se promener dans sa -chambre, et sa lèvre frémissait. - -Fossette se rapprocha, et, tendant son visage aux lèvres de Léopold: - -«Léo, ne boude pas. Une autre fois je viendrai plus tôt. Comment! tu -aurais un vilain caractère? Avec quels yeux méchants tu me regardes, -moi, ta Fossette qui t'aime, qui t'aime tant qu'elle ne peut plus rire. -Autrefois, quand j'étais insouciante, je riais toujours, je riais -follement; et maintenant, quand je pense à vous, quand je vous vois, -Léo, mon cœur est si plein qu'il étouffe, et je comprends qu'on -puisse pleurer par excès de bonheur. Je vous aime bien, Léo!» - -Et, en parlant ainsi, elle attachait sur lui un regard extatique. Sa -voix avait des vibrations émues qu'on n'aurait pu feindre, et sa bouche -sérieuse exprimait une si véritable tendresse que Barnolf vaincu -rejeta tout soupçon. - -Il la fit asseoir, et s'assit à côté d'elle. Il prenait sa petite -main dans les siennes et la baisait respectueusement, comme un amoureux -qui ne s'est pas encore déclaré. - -La fièvre était calmée. - -«Voyez un peu, disait Fossette, ce que produit la liberté. Nous nous -aimons d'autant plus que nous sommes moins engagés vis-à-vis l'un de -l'autre.» - -Barnolf soupira. - -«Soyez sincère, Léo; vous n'êtes donc pas heureux? vous me cachez -quelque chose? C'est bien mal d'avoir des secrets à vous tout seul. - ---Non, mon amie, je ne suis pas heureux. J'ai quelque chose sur le -cœur. Je suis un grand coupable. Si je te dis ma faute, me la -pardonneras-tu? - ---Je vous pardonne d'avance. - ---Je n'ose pas, devine. - ---Auriez-vous laissé faner mon dernier bouquet? - ---Non. - ---Ah! j'y suis! vous avez oublié, monsieur, dépenser à moi tous les -soirs, à l'heure convenue. - ---Non. - ---Vous ne vous êtes pas informé de ce beau géranium rose, comme je -vous en avais prié? - ---C'est plus grave encore. - ---Alors vous avez....» - -Elle voulut sourire, mais ses lèvres tremblèrent, son gosier se serra. - -«Vous ne m'avez pas trompée, puisque vous ne m'avez rien promis. Mais -c'est donc vrai, vous aimez une autre femme?» - -Elle était maintenant toute pâle, et ses mains étaient froides, comme -si soudain la vie l'abandonnait. - -«Non, non, ma Fossette, ce n'est pas cela; c'est encore plus mal. Je -doute de toi, je suis jaloux. - ---Vrai? bien vrai? Alors, nous sommes quittes; car moi aussi je suis -jalouse, et je n'osais pas vous le dire.» - -Ils essayaient de rire; ils ne le pouvaient pas. - -«Fossette, dit M. de Barnolf avec gravité en lui présentant un -papier, j'ai une lettre pour vous. - ---Pour moi? et moi une pour vous. Comme c'est étrange!» -s'écria-t-elle en tirant de sa poche une lettre décachetée. - -Ils regardèrent les deux suscriptions. Elles étaient de la même -écriture, une écriture inconnue. - -«C'est évident, fit observer Léopold, on s'est trompé d'enveloppe.» - -Voici la lettre écrite pour Fossette, et qu'avait reçue Barnolf: - - -«Mademoiselle, - -«Un ami qui s'intéresse à votre bonheur croit devoir vous prévenir -qu'on s'occupe actuellement beaucoup de vous dans une certaine société -où M. de Barnolf est très-connu. On y donne pour rival au noble -Hongrois, qui? un ouvrier chapelier portant le nom grotesque de -Robiquet, et dont la mansarde n'est séparée de la vôtre que par une -mince cloison.... Faites attention!» - - -La lettre écrite pour M. de Barnolf, mais adressée à Fossette, était -ainsi conçue: - - -«Un ami inconnu qui s'intéresse à votre bonheur, croit devoir vous -prévenir que vos assiduités auprès de Mme de Beausire font jaser -beaucoup. Hier, aux courses, on a remarqué votre présence dans sa -voiture et l'absence du duc. Que deviendrait Mlle Fossette, qui vous -aime si tendrement, si elle apprenait votre infidélité? Une femme a -beau être sceptique, voire même un peu philosophe, il est de ces -blessures de cœur ou d'amour-propre qu'elle ne saurait pardonner. Si -vous ne mettez pas plus de prudence dans vos relations avec Mme de -Beausire, vous pourriez non-seulement vous attirer une affaire avec le -duc, mais encore compromettre votre bonheur intime, et désespérer une -charmante fille qui ne le mérite pas. - -«Vous avez, je vous en préviens, des ennemis acharnés qui pourraient -fort bien vous jouer un mauvais tour. «Prudence et mystère!» comme on -dit dans les mélodrames.» - - -«Ce changement d'enveloppe a-t-il été volontaire ou involontaire? Ces -lettres nous viennent-elles d'un ami ou d'un ennemi? se demandait M. de -Barnolf. Si c'était un ennemi, pourquoi ce subterfuge? Une lettre -anonyme adressée directement eût suffi pour nous inspirer des doutes -l'un sur l'autre. - ---Oh! non, c'est beaucoup plus adroit; c'est diabolique,» fit observer -Fossette qui cherchait à deviner l'auteur des lettres. - -Un instant elle soupçonna Geneviève, puis Claudine, et Robiquet -lui-même. - -«Tenez, reprit-elle tout à coup, si vous m'en croyez, brûlons ces -lettres et n'y pensons plus. Nous arriverions à douter de tous nos amis -et à douter l'un de l'autre.» - -Elle prit les deux lettres, et, sans attendre l'assentiment de -Barnolf, les jeta au feu. - -M. de Barnolf regardait brûler les lettres d'un air songeur et -défiant. - -«Comment! s'écria Fossette en riant d'un franc rire, vous seriez -jaloux? Que ne pouvez-vous voir ce pauvre Robiquet avec son nez qui -menace le ciel et ses grands chapeaux qui touchent le bout de son nez! -Si je l'aimais, chanterait-il du matin au soir en fausset: - - -Pour tant d'amour ne soyez pas ingrate! - - -Pauvre Robiquet! quel excellent domestique! et attentif et -désintéressé surtout! Avec quelle joie il dégringole mes cinq -étages pour aller me chercher un sucre d'orge ou un pot d'eau fraîche! -C'est lui qui tous les matins descend ma chaufferette et m'apporte mon -lait; et souvent c'est lui encore qui arrose les fleurs que vous -m'envoyez. Et pourtant il se doute de qui elles me viennent; mais il -sait aussi que j'aurais tant de chagrin si je les voyais languir! Il les -soigne en maugréant.» - -Barnolf, peu rassuré par les explications de Fossette, restait sombre -et froid. - -«Comment, vous doutez encore, reprit l'ouvrière. Venez donc voir -Robiquet, et vous ne douterez plus. - ---Fossette, dit M. de Barnolf avec un tremblement dans la voix, je vous -aime plus, je vous le jure, que je n'ai jamais aimé aucune autre femme. -Je ne sais: vous avez plus de noblesse, plus de distinction réelle, -plus d'esprit, plus de charme, plus de cœur surtout. Et si gaie, si -espiègle, si douce! Vous vous amusez aux dépens de ce Robiquet, soit! -Mais aussi vous êtes trop bonne pour le faire souffrir. Enfin je suis -malheureux depuis que j'ai reçu cette lettre. J'ai la fièvre. Sans -doute, puisque vous me le dites, je vous crois, vous ne m'avez fait -aucune infidélité. Mais Robiquet va chez vous à toutes les heures du -jour. Ces mille services que vous en recevez vous rendent son affection -précieuse. Et moi je ne vous vois qu'une fois par semaine. Je vous veux -à moi tout entière, à moi toujours! Voulez-vous habiter ici? Dites, -le voulez-vous? Et puis vous êtes pauvre, malheureuse, vous souffrez -peut-être. Cette chaufferette, ce sucre d'orge, ce lait dont vous -parliez tout à l'heure m'ont révélé une situation à laquelle je -n'avais jamais songé. Et encore ces heures que vous me donnez, c'est -votre pain, tandis que moi qui vous aime et qui devrais confondre mon -existence avec la vôtre, je vis dans un luxe égoïste; je dépense en -bagatelles des sommes qui vous feraient riche pendant plusieurs années. -Je vous en supplie, essayons de vivre ensemble. Vous me quitterez quand -vous le voudrez. Ne serez-vous pas libre toujours?» - -Il s'était mis à genoux et baisait ardemment les mains de l'ouvrière. - -Fossette l'avait écouté sans l'interrompre. - -«Mon ami, c'est impossible, dit-elle avec résolution. Je ne veux plus -de cette vie-là. Oh! j'ai trop souffert, voyez-vous, trop souffert dans -ma fierté pour recommencer jamais. - ---Alors vous ne m'aimez pas! s'écria Barnolf blessé, puisque vous ne -faites aucune différence entre moi et un rapin ou un serrurier. Vous -refusez parce que vous me préférez Robiquet. - ---Vous n'avez donc pas, monsieur de Barnolf, la générosité que je -vous supposais? - ---Pour le moment, je n'ai que de l'amour, et je suis jaloux. Ou venez -habiter avec moi, ou quittez Robiquet. - ---Non, je veux que vous ayez confiance en moi comme j'ai foi en vous. - ---Je vous croyais bonne, reprit le Hongrois avec colère; mais non, vous -n'avez pas de cœur; autrement vous ne me feriez pas souffrir. - ---Je vous l'ai dit dès le premier jour de notre rencontre, repartit -Fossette avec fermeté, jamais je ne consentirai à retomber sous la -dépendance d'un homme. Croyez-vous qu'il ne m'ait pas fallu un grand -courage pour en sortir et renoncer à l'oisiveté? Sans parents, -abandonnée dans la rue dès l'âge de quatorze ans, j'ignorais ce que -c'était que l'honneur. Seulement, j'avais ma fierté qui se révoltait -contre cette ignoble exploitation de l'amour et contre la brutalité de -l'homme. Je me sentais avilie et j'ai voulu me relever. Je me suis -relevée seule, par le travail. Mais les commencements ont été durs; -je n'avais pas toujours du pain; le travail me répugnait et me -fatiguait; j'avais des crampes dans tous les membres. Vous ne pouvez -savoir ce que c'est que travailler tout le jour, sans relâche, pour qui -n'y est point habitué. J'ai lutté, je me suis roidie, et j'ai vaincu -ma paresse. Maintenant j'y suis faite. Ce travail, toujours le même, -est pénible sans doute, mais il ne me paraît plus un supplice. Enfin, -et surtout, je suis libre, libre! je ne dois à personne ma subsistance. -Et puis, savez-vous, Barnolf, maintenant je m'estime. Ce sentiment que -je n'avais pas connu jusqu'alors, je ne pourrais plus y renoncer. Sans -doute j'ai eu beaucoup de chance, puisque depuis six mois je n'ai jamais -manqué d'ouvrage, que j'ai mangé à peu près à ma faim. Je n'espère -pas être aussi heureuse toujours; mais j'y ai bien réfléchi, car -l'ouvrage peut me manquer d'un jour à l'autre; je me laisserais plutôt -mourir que de retomber jamais dans cet avilissement.» - -Barnolf ne se fût point attendu à cette vertueuse déclaration de -principes chez une fille de mœurs aussi peu rigides. En tout autre -moment, peut-être eût-il souri de cet alliage de dignité et de -légèreté, de cette morale à la fois austère et par trop -indépendante. - -«Quelle importance attachez-vous donc à l'argent? lui dit-il. Accepter -les présents d'un homme qu'on aime, ce n'est, pas s'avilir. - ---Et vous, accepteriez-vous les présents d'une femme? Vous admettez -donc deux règles de conduite, une pour les hommes et une autre pour les -femmes? Moi, j'attache de l'importance, non pas à l'argent, mais à la -liberté. Si j'acceptais vos bienfaits, je ne serais plus libre. - ---Oui, oui, c'est cela! libre, dit Barnolf avec sarcasme, libre! Est-ce -qu'on est libre, quand on aime? Mais je comprends: vous préférez votre -liberté. Vous voulez être libre d'aimer M. Robiquet, ouvrier -chapelier, et d'autres peut-être de même acabit?» - -Fossette pâlit. Elle hésita; et M. de Barnolf la regardait en cet -instant avec une expression si haineuse qu'elle crut de sa dignité de -le braver. - -«M. Robiquet, ouvrier chapelier, répondit-elle, a cent fois plus de -cœur et de vraie noblesse que M. Léopold de Barnolf. Il n'insulterait -pas une femme.» - -Barnolf, offensé et terrible, s'avança vers Fossette et leva la main -pour la frapper. - -Mais Fossette le contint par un tel regard qu'il laissa retomber sa -main. - -«Vous croyez donc, monsieur de Barnolf, que, parce qu'une femme vous -aime, vous avez le droit de l'insulter et de la battre? Adieu, vous ne -me reverrez plus!» - -Et elle se dirigea vers la porte. - -Fou, désespéré, il s'élança vers elle, la saisit dans ses bras, -implora son pardon et lui baisa les pieds. - -Elle resta; mais au fond du cœur elle ne pardonnait pas. - -En la quittant, il lui fit promettre de revenir. - -Elle promit, mais faiblement. - -«Si tu ne viens pas....» dit-il.... Il s'arrêta; la passion le -suffoquait et le blanc de ses yeux rougit. - -«Eh bien? demanda Fossette avec un rire forcé. - ---J'irai te chercher, répondit-il en se dominant. - ---Si je pardonnais aujourd'hui, se dit Fossette, demain il me battrait; -et, de lâcheté en lâcheté, je deviendrais son esclave.» - - - - -XXIV - - -Quand Fossette rentra chez elle triste et désolée, Claudine lui apprit -qu'une très-belle dame était venue la demander de la part de -Geneviève, et qu'elle avait paru fort contrariée de son absence. - -«Je l'ai conduite chez les Ferrandès, ajouta Claudine. Elle nous a -beaucoup questionnées, Christine et moi, sur notre salaire et sur notre -manière de vivre. Ce doit être une dame de charité.» - -Fossette n'écouta qu'à demi le récit de Claudine. Elle avait hâte de -se trouver seule pour donner cours à son chagrin. - -Robiquet l'entendit rentrer. Il entre-bâilla sa porte; mais Fossette ne -lui rendit pas son salut amical. - -Au bout d'une heure, inquiet du silence prolongé de Fossette, il vint -frapper à sa porte: - -«C'est moi, Robiquet. Est-ce que je puis maintenant arroser vos fleurs? - ---Non, merci. - ---Elles n'ont pas eu la moindre goutte depuis hier matin. Elles doivent -avoir terriblement soif. - ---Qu'importe!» repartit Fossette avec quelque impatience dans la voix. - -Robiquet rentra chez lui tout déconcerté. - -«Qu'importe! elle a dit qu'importe! Qu'importe que ses fleurs aient -soif? elle qui aime ses fleurs comme on aime des enfants! Il faut qu'il -lui soit arrivé une catastrophe. C'est cet inconnu, bien sûr, ce -lâche, cet infâme, qui lui aura fait du chagrin. Si je le tenais!...» - -Et, de désespoir, il donna un terrible renfoncement au chapeau tout -neuf qu'il avait mis pour se présenter chez Fossette. - -Le bon Robiquet reprit son travail. Mais il s'arrêtait à chaque -instant pour écouter. Il colla son oreille contre la cloison, et -entendit très-distinctement de gros soupirs, presque des sanglots. - -Il n'y put tenir. - -Pour la seconde fois il alla frapper à la porte de sa voisine. - -«Mademoiselle Fossette, je vous en supplie, permettez-moi d'entrer. -Vous avez du chagrin. Peut-être en suis-je cause; car tout à l'heure -vous ne m'avez pas dit bonjour, comme d'habitude. Je suis bien -malheureux! - ---Entrez, monsieur Robiquet.» - -Et Robiquet entra. - -Fossette était étendue sur son lit avec accablement. Des larmes -ruisselaient sur ses tempes et mouillaient le traversin. - -En la voyant ainsi, Robiquet s'arrêta. Il devint pâle. - -«Vous! c'est-il possible! Je ne me trompais donc pas! Vous pleurez! Ah! -je disais bien, une catastrophe, un _cataclysme!_ Vrai, mademoiselle -Fossette, si ma vie peut vous servir à quelque chose, prenez-la. - ---Merci, mon bon Robiquet. J'ai, en effet, besoin de vos services. Je -désire quitter cette maison demain, si c'est possible. - ---Quitter cette...! s'écria Robiquet, qui eut le gosier tellement -serré par l'émotion qu'il ne put achever sa phrase. - ---Oui, il le faut absolument. - ---Et moi, et moi, qu'est-ce que je vais devenir, mademoiselle Fossette! - ---Vous serez quand même et toujours mon ami, n'est-ce pas? Moi, je vous -garderai toujours la même amitié. Demain matin, pendant que je ferai -ma malle, seriez-vous assez bon pour aller me chercher, je ne sais où, -dans la Cité peut-être, une petite chambre comme celle-ci, à peu -près, et dans les mêmes prix? Vous savez qu'il me faut du soleil pour -mes fleurs. - ---Ah! mais.... alors.... ce n'est donc pas...?» - -Il s'arrêta. - -«Quoi? - ---Pour nous quitter tout à fait et vous en aller dans les beaux -quartiers avec.... Pardonnez-moi.... J'avais cru.... Oh! pardonnez-moi -d'avoir un instant pensé cela. Le chagrin me faisait perdre la tête. -Je sais bien que vous êtes incapable de ces choses-là.... quoique, si -vous vouliez.... suffit! je me comprends. J'irai, oui, j'irai vous -chercher une belle petite chambre dans les prix de...? - ---Dix francs par mois, pas davantage. - ---Mais alors.... mais alors....» - -Il tortillait son chapeau, un autre chapeau tout neuf. - ---Quoi, mon pauvre ami? - ---Si je trouvais deux petites chambres comme ces deux-là, l'une à -côté de l'autre?» - -Fossette sourit tristement. - -Encouragé par ce demi-sourire: - -«Oh! mademoiselle, reprit-il, je vous en supplie!... pour faire vos -commissions, soigner vos fleurs et un peu aussi pour m'empêcher de.... -de passer l'arme à gauche; car, voyez-vous, je ne pourrais plus vivre -loin de vous.» - -Il pleurait. - -«Pauvre garçon, pensait Fossette, s'il savait qu'il est cause de mon -chagrin! Faut-il donc le punir de l'injustice d'un autre? Je le veux -bien, répondit-elle. Au surplus, je ne pourrais me passer moi-même de -votre amitié; car vous m'avez gâtée; vous êtes si bon pour moi!» - -Elle lui tendit la main. - -«C'est donc vrai! C'est donc possible! Vous me permettez de vous -suivre!» - -Il se laissa tomber à genoux. Il pleurait, il riait, il ne savait que -faire de cette main qui le brûlait. - -Il la baisa avec respect. - -«Vraiment! dit Fossette avec un soupir, il n'y a qu'une chose -excellente au monde, c'est l'amitié d'un être bon et affectueux comme -vous, Robiquet. J'accepte vos services, parce que je les crois tout à -fait désintéressés. Je ne veux plus aimer. - ---Oh! mademoiselle, je n'ai jamais espéré que vous pourriez m'aimer -comme je vous aime. Je ne vous demande que la permission de vous servir. -Je vous respecterai toujours, vous le savez bien.» - -Le surlendemain, Fossette quittait le garni de la rue de Venise. Son -départ fut une désolation pour la maison; car tous les locataires la -connaissaient et la chérissaient. Plusieurs raccompagnèrent jusque -dans la rue. La mère Blancheton était rentrée tout exprès pour lui -prêter sa charrette, une belle charrette neuve achetée avec les -cinquante francs de Madeleine. - -«Cette fille-là, disait-elle de sa voix rauque en essuyant une larme, -ça vous a des façons de demoiselle avec le cœur d'une ouvrière. Et -puis c'est aussi gai qu'un rayon de soleil. Quand elle m'apportait un -peu de lait ou un bol de tisane: Sans doute, que je lui disais, ça me -ravigote, ce que vous me donnez là; mais ce qui me guérit, c'est -plutôt de penser qu'on n'est pas tout à fait un chien perdu dans le -monde, et que quelqu'un s'intéresse à moi. - ---C'est comme nous, reprenait la femme Brisemur qui commençait à se -lever, sans elle nous serions tous morts. Elle a passé toute une nuit -à me soigner. C'est si pauvre chez nous, que personne autre n'aurait -voulu rester au milieu d'une pareille désolation.» - -Quant à Christine, elle pleurait à sanglots. Claudine aussi était -désolée, car elle allait rester seule. - -«Au moins, lui demandait-on, saurons-nous votre adresse? - ---Je ne puis la donner, car je pars pour qu'on ne me trouve pas. Mais -dans un mois peut-être reviendrai-je, si ma chambre est encore libre. - ---On vous la gardera tant qu'on pourra, mademoiselle Fossette, répondit -le concierge, propriétaire du garni, car on n'a pas souvent d'aussi -aimables logeuses, ni d'aussi honnêtes.» - -Robiquet marchait devant, conduisant la charrette, et Fossette, qui -suivait, se retournait de temps en temps pour envoyer encore des saluts -à ses amis. - - - - -XXV - - -Geneviève, vêtue d'une jolie robe grisaille et coiffée à la grecque -avec une résille de velours cerise, était complètement transformée; -et, comme elle se sentait belle et admirée, ses gestes mêmes étaient -devenus plus dégagés, plus coquets; son regard avait plus d'assurance. -Elle s'exprimait avec moins de timidité et plus d'à-propos. Mais que -d'ennemies lui fit dans l'atelier cette métamorphose! Il n'était pas -jusqu'à la demoiselle à repentirs, bien sûre de ses charmes pourtant, -qui ne se sentît écrasée par la beauté de la jeune Lilloise. - -Aussi, pendant plusieurs jours, Geneviève fut-elle le point de mire de -toutes leurs malices. La _première_ elle-même commençait à -s'inquiéter de la faveur dont la nouvelle jouissait auprès de madame. - -«Il faut avouer que cette mijaurée, qui le premier jour n'osait lever -les yeux, a eu vite fait son éducation, dit l'une de ces demoiselles. -Maintenant elle a l'air de se moquer de nous. - ---Et ça ne sait pas même tenir proprement une aiguille! reprit une -autre. Il est vrai que pour le commerce qu'elle fait.... - ---Mademoiselle, repartit Geneviève avec dignité, je ne fais aucun -commerce; et, si vous continuez à me tourmenter, je me plaindrai à -madame. - ---Rapporteuse et moucharde! il ne vous manquait plus que ça, ma mie. Si -nous disions, nous, qu'il vous faut une demi-heure pour coudre un lé! - ---C'est une ouvrière amateur, quoi! Vous avez donc quelqu'un qui paye -pension à madame?» - -Geneviève ne répondit plus, mais elle rougit d'indignation. - -«Mesdemoiselles, elle a rougi; preuve qu'on a tapé juste.» - -Une ouvrière belle parleuse, se croyant un peu de littérature (par -rapport, disait-elle, à un jeune homme de lettres qui lui adressait des -vers), prit à son tour la parole: - -«Voyons, jeune mystérieuse, raconte-nous ton roman. Ton héros est-il -brun ou blond? est-il sentimental ou badin? T'écrit-il des épîtres -passionnées? Chacune, en entrant à l'atelier, raconte sa biographie, -et après on la laisse tranquille. Mais toi, tu ne veux rien dire, tu -fais la pimbêche, c'est vexant. - ---Que voulez-vous savoir? reprit Geneviève les larmes aux yeux. - ---Eh bien! qui t'a donné cette robe? car enfin une ouvrière ne peut -pas, avec ses quarante sous par jour, se nourrir, payer son loyer et son -blanchissage, et s'acheter, pour tous les jours, une robe de quatre -francs le mètre. - ---C'est une dame,» répondit Geneviève. - -On se récria de tous les coins de l'atelier. - -«À qui croit-elle en conter? dit l'une. - ---C'est du dernier rigolo, exclama une autre, dans ce jargon d'atelier -que nous reproduisons comme caractéristique. - ---Une bienfaitrice? Touchant! touchant! Passe-moi ton mouchoir. - ---De quelle couleur est sa barbe, à cette dame? - ---Je retiens celle-là! - ---Voudrais-tu nous faire poser, ma fille? reprit la littératrice. Tes -révélations sont par trop saugrenues. Parbleu! nous savons toutes ce -que c'est, va! On passe sur le boulevard; on s'aperçoit qu'un monsieur -bien mis, portant des gants et des breloques, vous suit. On s'arrête -devant un magasin de nouveautés. On a l'air de faire un choix, puis on -soupire. Le monsieur bien mis offre la robe et son cœur. On minaude un -peu, on accepte, et tout est dit. - ---Avouez donc, fit à son tour la demoiselle à repentirs, et on vous -laissera tranquille. - ---Je ne puis avouer ce qui n'est pas. Je vous répète que c'est une -dame qui....» - -Ce fut un effroyable vacarme dans l'atelier. On trépignait. -Quelques-unes tirèrent leurs clefs et se mirent à siffler. - -«Silence, mesdemoiselles! s'écria la _première._ Madame va venir. - ---Parole d'honneur! reprit la demoiselle à repentirs, elle voudrait se -faire passer pour une rosière. - ---À Nanterre ça se voit, et encore!... Mais à Paris.... zut! - ---Ma fille, reprit l'ouvrière orateur, tu fais fausse route; tu -t'égares dans un système qui n'aura pas de succès; ce que tu nous dis -n'a pas le sens commun; cependant nous userons de condescendance pour -tes drôleries. Mais dis-nous du moins quelle est la position de cette -dame phénomène? où demeure-t-elle? quels sont ses moyens d'existence? - ---Je n'en sais rien,» répondit naïvement Geneviève. - -Le tapage recommença plus fort. - -«Bravo! bravo! - ---Bis! bis! - ---Elle est d'un cocasse splendide! - ---Mesdemoiselles, il faut la porter en triomphe. - ---Moi, je vais écrire au maire de Nanterre. - ---Oui, c'est cela, reprit la littératrice. Adressons toutes une -pétition au maire: - - -«Monsieur, - -«Une jeune personne, dont la vertu et la candeur sont dignes de -Nanterre, se trouve égarée dans un atelier de modes rue Neuve -Saint-Augustin. Il est de votre devoir, respectable patriarche, de venir -réclamer cette infante, qui ne peut sortir que de votre village, -célèbre par ses vertus, ses brioches et sa bêtise.» - - -En cet instant, la porte de l'atelier s'entrouvrit discrètement, et -l'on vit apparaître une espèce d'Hercule à large figure blafarde, -avec un grand tablier et un bonnet blanc sur l'oreille. - -«Voilà M. Édouard. Monsieur Édouard! crièrent toutes les -ouvrières. - ---Ah çà! les petites chattes, dit M. Édouard d'une voix de -basse-taille, vous faites un tapage infernal. Le patron menace de -déménager.» - -Les ouvrières parisiennes se nourrissent fort mal; aussi, à -l'occasion, se montrent-elles fort gourmandes; souvent même c'est la -gourmandise qui les perd. - -M. Édouard était garçon pâtissier, et, à ce titre, avait gagné -toutes les sympathies de ces demoiselles. - -«Oh! mon bon monsieur Édouard, une brioche! - ---Un savarin! - ---Une génoise! supplièrent en chœur plusieurs voix. - ---On m'embrassera? dit Édouard. - ---Oui, toutes nous vous embrasserons, même les vieilles à lunettes, -qui raffolent de vous, ô Édouard, répondit l'ouvrière bas bleu. - ---Tiens! tiens! je n'avais pas encore vu cette jolie blonde, -s'écria-t-il en désignant Geneviève. - ---C'est la nouvelle qui demeure au sixième; seulement elle a fait peau -neuve, répondit Joséphine. - ---Diable! rien que ça de chic! Et elle m'embrassera aussi? - ---Oui, oui! Elle vous embrassera. - ---Non! repartit Geneviève, je n'embrasserai pas monsieur. - ---Alors pas de gâteaux,» dit Édouard. - -Un nouvel ouragan se déchaîna contre Geneviève. - -«Combien vos gâteaux, monsieur? demanda-t-elle. - ---Je ne vends pas mes gâteaux aux petites chattes, je les donne. - ---Je n'ai pas encore payé ma bienvenue, insista Geneviève, en tirant -son porte-monnaie. J'ai cinq francs dix sous. - ---Cinq francs cinquante, ce n'est guère pour porter des robes comme -celle-là. Mais enfin, voyons, monsieur Édouard, que pouvez-vous nous -donner pour cette somme?» demanda la demoiselle à repentirs. - -Ici un débat s'engagea. - -Pour trancher la question, il fut résolu qu'on apporterait des gâteaux -assortis et deux bouteilles de sirop. - -Ces cinq francs cinquante centimes étaient tout ce que possédait -Geneviève; mais ce n'était pas acheter trop cher un peu de -tranquillité. - -Certes, Geneviève, comme ouvrière de fabrique, n'était pas habituée -à une grande délicatesse de langage. Cependant un pareil cynisme la -révoltait. - -Sans doute, pour la fille du peuple, il n'y a pas d'innocence possible. -Elle vit dans un milieu qui ne respecte ni ses oreilles ni ses yeux. Et -la chute, considérée par les classes élevées comme un déshonneur -irrémédiable, est à peine regardée, dans la classe laborieuse, comme -une faute grave. Souvent même l'ouvrière, au lieu d'en rougir, s'en -fait gloire et s'enorgueillit de la générosité de ses amants. - -À Paris, les ouvrières se divisent en deux camps: celles qui se -cachent et celles qui font parade de leurs désordres. Ces dernières -appellent les autres des mijaurées. Quant à l'ouvrière jeune et -belle, restée entièrement honnête, si elle se rencontre encore, c'est -malheureusement une exception. - -Est-ce à dire qu'il faille renoncer à moraliser ces pauvres créatures -privées d'enseignement, entourées de mauvais exemples et de -séductions de toutes sortes? Non, sans doute; mais la moralisation doit -entrer dans une tout autre voie. - -Aujourd'hui les moralistes comme les économistes se sont gravement -émus de la situation de l'ouvrière, de sa dépravation précoce et -anormale. Aujourd'hui l'opinion admet, en morale, comme en législation, -le bénéfice des circonstances atténuantes. On ne se borne plus à -prêcher ou à anathématiser les pauvres femmes qui tombent dans le -vice. Des recherches consciencieuses ont constaté que, le plus souvent, -elles succombent parce qu'elles manquent de pain, et aussi parce que -leur travail ingrat et pénible ne peut leur procurer aucun luxe, aucune -satisfaction. Or, on commence à reconnaître que chaque être a droit, -non-seulement à la subsistance, mais à une part de bonheur. Ce n'est -donc plus avec des sermons qu'on doit chercher à moraliser, c'est en -découvrant et en appliquant les moyens d'augmenter l'instruction et le -bien-être. - -Il y a loin cependant d'une jeune fille que l'amour entraîne à celle -qui se vend. Sans doute un premier désordre conduit souvent à de plus -graves; mais la femme qui aime réellement n'a pas perdu tout sentiment -de dignité. Chez Geneviève, ce sentiment était encore élevé; elle -était douée d'un caractère réservé et d'un esprit délicat. Capable -d'affections profondes, la frivolité dans l'amour la révoltait. Et -depuis huit jours, malgré les propos licencieux dont on l'ahurissait, -malgré les épigrammes dont on l'accablait, sa tenue était restée la -même, sérieuse et digne. - -Mais combien de temps, exposée à ce contact continuel avec la -corruption, pourrait-elle lutter contre l'entraînement de l'exemple! Ce -qui la soutenait alors, c'était l'espoir que lui avait donné Mme de -Courcy d'épouser M. de Lomas. Mais une fois certaine de son abandon, ne -chercherait-elle pas dans le désordre l'oubli de son chagrin et de son -abaissement? Car la débauche est pour les femmes ce que l'ivrognerie est -pour les hommes. Afin de s'étourdir, l'homme boit, la femme se donne ou -se vend. - -Le bon Édouard fit bien les choses. Il apporta une pleine corbeille de -gâteaux de la veille et deux bouteilles de sirop. - -Plusieurs des plus gourmandes lui sautèrent au cou. - -«Mes petites chattes, vous voyez que je suis bon prince et pas cruel. -Ne vous gênez pas; que celles qui ont envie de m'embrasser se -présentent, je ne les repousserai pas. - ---Est-il fat et pacha, ce M. Édouard! fit, en grignotant une madeleine, -une fille très-brune, habituée de Mabille. Il est capable de croire -que c'est lui qu'on embrasse. Amour de pâtissier, va! - ---Les pachas, hein! En voilà-t-il des hommes heureux! exclama le bon -Édouard. Supposons que je sois, un pacha. Je m'assieds sur un divan, -là, au beau milieu de vous, à la façon d'un tailleur. Je fume une -grande pipe. Derrière moi, se tient une esclave en pantalon de zouave, -avec un éventail pour me donner de l'air et pour chasser les mouches de -mon auguste nez. C'est pas des contes, ce que je vous dis là. J'ai vu -jouer ça à l'Opéra-Comique, une fois que j'ai paru sur la scène, -habillé en mamelouk. J'ai été un peu pacha, tel que vous me voyez. - ---Moi, mon rêve, ce serait d'entrer comme comparse dans quelque -théâtre, car je raffole du spectacle, dit une jeune fille très-laide -qu'on appelait la _liseuse_, parce qu'elle avait toujours ses poches -bourrées de vaudevilles ou de petits journaux. - ---Et tous les soirs on a la chance de rencontrer un _avenir_ parmi les -spectateurs, ajouta la demoiselle à repentirs. - ---Quel est votre idéal comme _avenir_, mademoiselle Léocadie? demanda -Édouard; est-ce le bois de rose ou le palissandre? - ---Pour commencer, je me contenterais du noyer. - ---Monsieur Édouard, continuez donc votre histoire de -l'Opéra-Comique.... Il était assis sur un divan?... - ---C'est moi qui suis le pacha. Et vous êtes toutes, comme moi, assises -sur des divans, dans des poses plus ou moins gracieuses et nonchalantes. -Tableau. Hein! ce serait-il gentil! Alors, avisant du regard cette -princesse blonde qui ne daigne pas même goûter à mes brioches, je lui -jette le mouchoir en l'appelant Fatmé, Haydé, Azora. Ce sont tous des -noms comme ça dans ce beau pays. Aussitôt, au lieu de me regarder avec -ses yeux farouches, elle sourit. - ---Monsieur Édouard, monsieur Édouard, cria une de ces demoiselles, on -vous rappelle à l'ordre! Vous corrompez nos âmes candides avec vos -discours immoraux. - ---Immoraux! ce sont les mœurs les plus pures du pays. C'est leur bon -Dieu qui veut ça. - ---Où donc est-il ce pays? est-ce en Cochinchine? - ---Je ne sais pas, mais pour sûr il existe, puisque je l'ai vu à -l'Opéra-Comique. Et même qu'on appelle un sérail l'endroit où le -pacha enferme toutes ses femmes. - ---Et y a-t-il aussi un pays où les femmes ont des sérails d'hommes? -demanda l'habituée de Mabille. - ---Ça, ma petite chatte, je crois que ça ne se voit qu'à Paris; vous -ferez donc bien d'y rester. J'ai toujours entendu dire que, pour les -femmes comme pour les chevaux, Paris était un vrai paradis. J'entends -les beaux chevaux et les jolies femmes, car pour tout ce qui est vieux -et laid, Paris, c'est l'enfer.» - -En cet instant, le petit Joseph entra, et dit: - -«Mademoiselle Geneviève, on vous demande au salon.» - -Comme la première fois, la curiosité et la jalousie de ces demoiselles -furent vivement excitées. - -«Joseph! Joseph! qui donc la demande encore? - ---Un vieux monsieur. - ---De quoi a-t-il l'air, ce vieux? - ---Il a du chic. - ---Comment, mesdemoiselles, fit Édouard, vous n'avez pu savoir encore ce -qu'est cette jolie blondine et ce qui se mijote par là-bas? - ---Dame! répondit une ancienne, je suppose, moi, qu'elle est bien -recommandée et qu'on veut lui faire un sort. Vous vous rappelez Zoé, -Lucile, Amélie et tant d'autres qui ont travaillé ici, et qui sont -aujourd'hui des princesses pour qui nous travaillons. - ---Voilà ce qui est souverainement injuste. Pourquoi ne nous ferait-on -pas un sort, à nous aussi? Ne valons-nous pas cette campagnarde, qui -dans son pays cardait du coton, et qui ne sait pas seulement dire un mot -sans rougir? - ---Mes petites chattes, voilà sans doute ce qui plaît à ce vieux, -c'est qu'elle rougit; tandis que vous, il y a longtemps que vous ne -rougissez plus.... - ---Monsieur Édouard, fit la littératrice, si vous n'étiez pas un -généreux pâtissier, nous ne souffririons pas cette insulte. On vous -la pardonne en considération de vos brioches. - ---C'est vexant de la voir préférée à nous, ajouta Joséphine; il -faut la forcer à quitter l'atelier. Tous les jours nous lui monterons -une nouvelle, jusqu'à ce qu'elle parte. - ---Pas besoin, pas besoin, mes petites minettes. Elle est trop jolie pour -rester longtemps à la paye de quarante sous par jour. - ---Eh bien! voilà encore un fameux compliment que nous adresse M. -Édouard, fit observer aigrement la demoiselle à repentirs. Et nous, -vous nous trouvez donc laides?» - -L'ouvrière placée près de la porte entendit le frôlement d'une robe -de soie dans l'escalier et dit à demi-voix: - -«Voilà madame!» - -Édouard s'esquiva prestement avec sa corbeille et ses deux bouteilles -vides. - -Toutes ces demoiselles baissèrent les yeux et semblèrent profondément -absorbées par leur couture. - -Quand madame entra, on eût entendu voler une mouche. - -On sait que madame ne plaisante pas, et que l'ouvrière surprise en -flagrant délit de paresse est bientôt congédiée. Et, de fait, -pourquoi Mme Thomassin serait-elle indulgente? Elle paye généreusement -quarante sous. C'est l'élite des ouvrières qui gagne pareille somme, -et il y a sur le pavé tant de pauvres filles qui, en cousant même une -partie de la nuit, arrivent à grand'peine à en gagner vingt-cinq. - - - - -XXVI - - -Avant de descendre à l'atelier, Mme Thomassin avait fait passer -Geneviève par sa chambre, lui avait lissé les cheveux, avait donné -une grâce à la résille, et lui désignant la porte du salon, elle lui -avait dit: - -«Ma chère enfant, soyez aimable avec M. le duc, car votre avenir -dépend de cet entretien. Surtout ne soyez pas si morose. M. le duc aime -la gaieté.» - -Geneviève entra toute tremblante au salon. Elle vit un homme d'une -soixantaine d'années qui lui désigna amicalement un siège. - -Geneviève s'était représenté sous des dehors austères ce personnage -bienfaisant, qu'un chagrin d'amour, au dire de Mme de Courcy, torturait -depuis sa jeunesse. - -Elle s'étonna donc de le trouver vêtu avec une élégance de bon -goût, mais un peu prétentieuse pour un homme de cet âge. Le sourire -de ce vieillard était fin et sceptique, et son regard s'arrêtait sur -elle avec une persistance qui l'embarrassait. - -«C'est vous, ma belle enfant, dont m'a parlé Mme de Courcy? - ---Oui, monsieur; elle m'a aussi parlé de vous, de votre bonté. Soyez -persuadé que je ferai tous mes efforts pour mériter votre intérêt. - ---Voilà une charmante petite réponse, fit le duc. On dirait.... Mais -non, personne ne vous l'a apprise, n'est-ce pas, mon enfant?» - -L'ouvrière rougit, car elle crut avoir été maladroite. - -Il lui tendit la main, et Geneviève lui donna la sienne. - -«Mme de Courcy ne m'avait pas trompé, vous êtes adorable. De la -beauté, de la candeur et une main de patricienne. Mais, ma fille, il -faudra soigner un peu mieux vos ongles; je tiens beaucoup à ce détail. - ---Je vous remercie de m'en avertir, monsieur, dit Geneviève. - ---Elle est ou très-rouée, ou très-candide, ou stupide, pensa le duc. -Voyons lequel.» - -Et il reprit: - -«Vous me plaisez déjà beaucoup, je vous assure; mais ce que j'aime -par-dessus tout, c'est la sincérité. Ouvrez-vous donc à moi comme à -un confesseur. Combien de fois déjà avez-vous aimé?» - -Geneviève rougit encore, baissa les yeux et ne répondit pas. - -«Je suis très-indulgent, je vous en préviens; deux ou trois fois, -n'est-ce pas? - ---Non, monsieur, répondit Geneviève avec dignité. - ---Quatre ou cinq alors? - ---Non, monsieur; Mme de Courcy a dû vous le dire, une seule fois. - ---Et vous avez quel âge? - ---Vingt ans. - ---Et vous aimez depuis combien de temps? - ---Depuis huit mois. - ---Et jusqu'à dix-neuf ans, jamais, jamais ce petit cœur-là n'avait -battu pour personne? - ---Pour personne. - ---Vous êtes pourtant de Lille, une ville de manufactures. - ---Oui, monsieur, mais j'allais depuis fort peu de temps à la fabrique. -Auparavant, je travaillais à la maison. - ---Et vous aviez sans doute une mère pieuse? Êtes-vous dévote?» - -Geneviève hésita. Elle craignait de donner une mauvaise idée d'elle -à ce bienfaiteur, religieux peut-être. - -«Non, monsieur, dit-elle enfin. Ni mon père pi ma mère ne vont à la -messe, et moi, je n'y allais pas davantage. Mon père est un -très-honnête homme; mais c'est une idée comme cela, il ne peut -souffrir les capucins. - ---Ah! ah! c'est un esprit fort? Tant pis, ma fille! Pour les femmes -comme pour le peuple, la religion est un frein nécessaire. Je désire -que vous ayez un peu de dévotion. Sans doute je ne veux pas faire de -vous une religieuse. Cependant j'aimerais mieux trouver en vous ces -sentiments qui élèvent l'âme et l'esprit, et préservent des honteux -désordres. - ---Ah! monsieur, s'écria Geneviève, certainement j'ai commis une faute -grave; aux yeux de bien des gens, j'ai perdu le droit de me dire une -honnête fille; cependant, si vous voulez vous informer, vous saurez que -j'ai toujours eu une bonne réputation.» - -Elle avait des larmes dans les yeux. - -«Comment, fillette, vous pleurez! Dépêchez-vous d'essuyer ces beaux -yeux-là. Je vous déclare que je ne puis supporter les pleurs. J'ai les -nerfs très-impressionnables. Cela pourrait même troubler ma -digestion.» - -Geneviève essaya un sourire. - -«À la bonne heure! Riez toujours! Vous êtes cent fois plus belle. Et -puis vous avez de si jolies petites dents! Voyons, regardez-moi; -croyez-vous que je ne vous déplairai pas trop? - ---Oh! monsieur, comment ne vous aimerais-je pas? Vous paraissez si bon! - ---Euh! euh! j'ai bien mes défauts. Je suis impatient, et, dans ces -moments-là je déchire, je casse tout. Mais on ne se plaint pas trop, -car je répare si bien les dégâts! Je suis du reste un bon enfant, -vous verrez: pas tracassier du tout! Vous serez libre de vivre à votre -guise. Je ne vous ferai pas espionner. Voilà pourquoi je vous ai -adressé tant de questions: c'est que je désire avoir confiance en -vous. Enfin, je ne suis plus jeune, et je veux maintenant que ma vie -s'écoule sans émotions, sans tracas. Ainsi, pas de scènes, pas de -petites roueries. Je ne puis souffrir que les femmes s'avilissent ainsi. -D'ailleurs je ne vous refuserai jamais rien; car je ne suis point ladre, -et j'aime à voir le bonheur auteur de moi. Soyez toujours franche -aussi. Il ne servirait à rien de me tromper. Je connais les femmes sur -le bout du doigt; et, si adroites soient-elles, je les devine toujours. -Ainsi vous avez aimé quelqu'un. Est-il à Paris?» - -Geneviève hésitait à répondre. Le langage du duc la surprenait et -l'inquiétait; mais elle ne soupçonnait pas encore que Mme de Courcy -eût pu la tromper. Elle repoussa le doute qui lui vint. - -«Oui, monsieur, dit-elle, il est pour le moment à Paris. - ---Et vous le voyez toujours? - ---Rarement. - ---Il vous aime encore, cependant? - ---Hélas! - ---Vous l'aimez donc? - ---Oui, monsieur. - ---Oui! s'écria le duc stupéfait, presque irrité. - ---Je l'ai dit à Mme de Courcy, et je n'ai pas d'autre désir que de le -ramener à moi et de l'épouser.» - -Le duc fronça le sourcil. Il craignit d'avoir été le jouet d'une -mystification. Puis remarquant la candeur de Geneviève, il éclata de -rire. - -«Je vois que nous ne nous entendons pas du tout. En quels termes Mme de -Courcy vous a-t-elle parlé de moi?» - -Geneviève lui raconta sa conversation avec Lucrèce. - -«Écoutez, mon enfant, il y a eu malentendu. Vous êtes peut-être une -brave fille, et je ne veux ni vous tromper ni vous séduire. Je ne suis -pas le moins du monde un homme occupé de bonnes œuvres, mais je suis -moins encore capable d'une mauvaise action. Si j'étais jeune, -j'entreprendrais peut-être de me faire aimer de vous, car vous êtes -charmante; mais à mon âge je n'ai plus de temps à perdre. Je vous dis -donc simplement: Si vous voulez tenir ma maison, je vous donnerai un -hôtel, une voiture, une grande existence. Robes, cachemires, bijoux, -vous pourrez vous passer toutes vos fantaisies. Je suis marié, sans -enfants, et je vis séparé de ma femme. Voyez donc si cela vous -convient.» - -Étonnée, bouleversée par cette offre inattendue, Geneviève hésita -un moment; mais elle fut vite remise, et, se levant fièrement: - -«Non, monsieur, dit-elle, cela ne peut me convenir.» - -Le duc la considéra, comme s'il doutait de ce qu'il entendait. C'était -la première fois peut-être qu'il trouvait une femme rebelle. Piqué au -jeu par cette résistance, il voulut insister, et lui prendre la main; -mais Geneviève la retira vivement. Alors le duc, à son tour, se leva, -et, la saluant avec déférence: - -«Adieu, dit-il; je vous ai prise un peu à l'improviste; réfléchissez -à ma proposition.» - -Il sortit, laissant Geneviève atterrée. - -Lorsque Mme Thomassin la rejoignit au salon, Geneviève était assise, -morne et le visage inondé de larmes. - -Voilà donc pourquoi on l'avait habillée, pourquoi on s'intéressait à -elle, pourquoi on l'avait entourée de soins et d'égards! Mais -qu'était donc cette Mme de Courcy, à laquelle Lionel l'avait -recommandée? qu'était donc la maison de Mme Thomassin? - -Cette maison ressemblait à beaucoup d'autres. C'était un atelier de -couture dirigé par une ancienne lorette. Quand on voit des jeunes -filles, souvent même des enfants, poussées à l'inconduite par les -personnes mêmes qui devraient les protéger, les défendre, faut-il -s'étonner de l'effroyable dépravation d'une trop grande partie de -cette classe d'ouvrières? C'était surtout cette dissolution des -moeurs, véritable fléau social, que voulait dénoncer et combattre -Mlle Borel. C'était la mission à laquelle elle avait voué sa vie. - -«Eh bien! mon enfant, qu'y-a-t-il? Pourquoi ce chagrin?» demanda à -Geneviève Mme Thomassin avec une voix attendrie. - -Autant Mme Thomassin se montrait dure, hautaine même vis-à-vis de ses -ouvrières, autant elle savait être câline et gracieuse lorsque son -intérêt l'exigeait. - -«C'est une infamie, madame, c'est une infamie! répétait Geneviève; -je ne me serais jamais attendue, en entrant ici, à de pareilles -humiliations! - ---Expliquez-vous, mademoiselle,» dit la couturière qui voulut -paraître ignorer ce qui s'était passé. - -Geneviève raconta son entretien avec le duc. - -«De quoi vous plaignez-vous, ma fille? reprit Mme Thomassin. Le duc -s'est conduit envers vous en parfait galant homme. Ne vous a-t-il pas -montré une grande bienveillance? Il est marié, il ne peut vous -épouser; mais, d'après tout le bien qu'on lui a dit de vous, il offre -de vous prendre pour tenir sa maison. Cela se voit dans la société -élégante. Je comprends combien votre refus a dû le surprendre; car -enfin, ne vous abusez pas sur votre situation: vous vous êtes enfuie de -chez vos parents avec un jeune homme qui vous a abandonnée; votre -réputation est à jamais perdue. - ---Mais si M. de Lomas consentait à m'épouser, comme me l'avait fait -espérer Mme de Courcy.... - ---Vous épouser! lorsqu'il ne vous aime plus! vous êtes insensée! -interrompit en riant Mme Thomassin, qui voulut lui ôter tout espoir de -ce côté. Vous voilà donc sans appui sur le pavé de Paris. Maintenant -vous gagnez à peu près pour vivre; mais aurez-vous toujours une -position aussi avantageuse?» - -Elle s'arrêta, comme pour lui faire comprendre que cette position -dépendait d'elle, et qu'elle pouvait d'un mot la lui retirer. - -«Qu'espérez-vous donc? vivre de votre travail? Vivre est impossible, -vous végéterez. Et il peut survenir une maladie, un chômage qui vous -réduise à la dernière misère. Que deviendrez-vous alors? Après -avoir refusé la richesse, et, je l'affirme, une existence qui peut -être honorable, car vous avez affaire à un honnête homme, vous vous -verrez réduite peut-être, dans un moment de détresse, à quelque -honteuse extrémité. - ---Oh! jamais! jamais! s'écria Geneviève. J'aimerais cent fois mieux -mourir! - ---Soit! vous n'en arriverez jamais là, quoique bien d'autres y soient -venues, qui étaient aussi fières et aussi résolues que vous l'êtes -en ce moment. Ah! vous ne savez pas encore ce que c'est que la faim! Il -semble même que plus on est pauvre et malheureux, plus on aime la vie. -On ne se tue pas, allez; on fait comme les autres. Croyez-moi, mon -enfant, j'ai de l'expérience, j'ai vu le monde de près, et je vous -dis, parce que je m'intéresse à vous: Ne repoussez pas la fortune -quand elle se présente d'elle-même et tout d'un coup. Tant d'autres la -cherchent toute leur vie sans la rencontrer jamais! Ce que vous refusez -là, c'est une position stable qui équivaut presque à un mariage; car -M. le duc n'est pas le premier venu: c'est un homme qui assurera votre -avenir, si vous vous conduisez convenablement avec lui. Enfin c'est un -moyen de venir en aide à vos parents, de leur procurer une vieillesse -heureuse, exempte de privations. - ---Vous ne connaissez pas mon père, dit Geneviève; jamais il -n'accepterait un centime provenant d'une source pareille. - ---Ta, ta, ta! c'est bon pour le discours. On se fait à tout, il -quitterait Lille, viendrait habiter Paris auprès de vous. Et quand il -aurait tous les jours sa demi-tasse, sa petite bouteille, il ne -s'occuperait guère de la source. - ---Vous ne le connaissez pas, madame, vous dis-je. - ---Eh bien! admettons que ce soit un papa butor, d'une vertu farouche: il -resterait à Lille, voilà tout. Et quand vous serez riche, vous -trouverez un mari, un vrai mari, car avec de l'argent on en trouve -toujours. Une fois mariée légitimement, que pourrait dire votre père? -Vous épouseriez, n'est-ce pas, M. de Lomas? Eh bien! sachez que c'est -un vrai libertin, qui ne vous rendrait pas même heureuse pendant quinze -jours; et il n'a pas le sou, tandis que le duc a cinq cent mille francs -de rentes. Songez donc! vous porteriez des robes comme celle que vous -avez essayée l'autre jour, comme celle-ci, ajouta-t-elle en lui -désignant une toilette éblouissante, et des bijoux semblables à ceux -que vous voyez étalés rue de la Paix! Et puis une maison à vous toute -seule, avec des tapis, des tableaux, des glaces sur tous les murs! -Songez donc, tout ce bonheur pour vous, petite masque, et vous hésitez! - ---Non, je ne veux pas, répondit Geneviève, comme si elle était -éblouie par la tentation. Mon père viendrait à Paris tout exprès -pour me tuer. Et puis c'est impossible, parce que je l'aime, _lui._ - ---Voyons! attendez encore quelques jours, car en refusant vous faites -une irréparable sottise. Réfléchissez. - ---C'est inutile. - -«Est-elle bête! pensa Mme Thomassin à bout d'arguments. C'est une -vraie buse.» - ---Pensez-y toujours. La nuit porte conseil.» - -Geneviève remonta dans sa chambre. Elle écrivit à M. de Lomas ce qui -venait de se passer. Puis, à la faveur de la nuit, elle se glissa -jusqu'au n° 31 de la rue Louis-le-Grand et y déposa sa lettre. - - - - -XXVII - - -Sans doute Geneviève souffrait cruellement; mais combien plus grande -eût été sa douleur si elle eût appris que son père était en -prison, sa mère malade de chagrin, et que sa faute était la cause -première de tant de malheurs! - -L'arrestation de Gendoux avait tellement bouleversé la pauvre Thérèse -qu'elle s'était mise au lit; et les faibles épargnes, amassées avec -tant de peines, s'épuisaient chaque jour. Elle n'avait pour la soigner, -dans sa cave sombre, que la voisine, le soir, au retour de la fabrique, -et les deux petits, qui lui présentaient sa tisane quand elle avait -soif. Contracté par le chagrin, son estomac refusait toute nourriture, -et chaque jour elle s'affaiblissait davantage. De temps à autre -pourtant elle se tramait jusqu'à la prison pour aller voir Gendoux. Ces -entrevues étaient toujours douloureuses, et elles achevaient -d'ébranler l'organisme de la pauvre femme. - -On ne laissait pénétrer auprès du prisonnier aucun de ses camarades. - -Cependant la coalition, comprimée à son début par l'emprisonnement de -son chef et le retour de M. Daubré, était loin d'être complètement -étouffée. Il soufflait dans les fabriques, et particulièrement dans -celle de M. Daubré, comme un vent de révolte. Quelques personnes sages -conseillaient au riche manufacturier de solliciter l'élargissement de -Gendoux, ou du moins, si son affaire devait être jugée, de s'entendre -avec lui pour sa défense. C'était le meilleur moyen de calmer -l'irritation des esprits. - -Il se résolut donc à tenter cette démarche, quoi qu'il en coûtât à -sa dignité de patron offensé. Il espérait ainsi gagner la -reconnaissance de Gendoux, qu'il savait être un brave cœur, incapable -de fausseté ou d'ingratitude. - -Depuis son incarcération, Gendoux avait laissé pousser sa barbe, ce -qui imprimait à son visage hâve et vieilli quelque chose d'inculte, de -sauvage. - -Thérèse était auprès de lui. Elle semblait une ombre. Sa bouche -triste, son regard abattu, désespéré, accusaient une de ces douleurs -si complètes qu'elles attendrissent les âmes les plus rebelles à la -pitié. - -À la vue de ces deux vieillards si malheureux et si dignes, M. Daubré -s'arrêta sur le seuil de la cellule, saisi d'une sorte de respect. - -Il avait préparé un préambule sévère; mais il ne trouva que de la -commisération pour cette navrante infortune. - -Dans le commerce ordinaire de la vie, M. Daubré passait pour un -excellent homme. Mais c'était un Flamand, un homme du Nord, froid, -placide plutôt que bon. Incapable d'aucun effort pour secourir son -semblable, il avait cette bonté neutre, cette passivité qui n'est le -plus souvent qu'une forme de l'égoïsme. - -Gendoux, qui le connaissait bien, ne se méprit pas sur cette démarche; -il le reçut avec défiance. - -Thérèse sortit. - -Gendoux et M. Daubré restèrent en face l'un de l'autre. - -Quel contraste entre ces deux hommes! - -M. Daubré était rose, replet. Sur son visage s'épanouissaient la -quiétude de l'homme bien calé dans la vie, et la sérénité parfaite -de l'être vulgaire et satisfait, sans vices, mais aussi sans vertus. -D'ailleurs, quelle vertu lui faut-il, à cet homme auquel tout a souri -dès le premier jour de sa vie? Cerveau étroit, cœur inerte, bien -douillettement emmailloté dans sa médiocrité et son égoïsme, M. -Daubré trouvait, lui aussi, que tout était pour le mieux dans le -meilleur des mondes. À l'aide de quelques lieux communs, comme il -critiquait les aspirations du peuple vers le mieux être! Les ouvriers -ont-ils jamais été plus heureux qu'aujourd'hui? disait-il. Que ne -demandent-ils tout de suite à devenir les propriétaires de nos -fabriques? Si l'on voulait les écouter, ils ne mettraient plus du -bornes à leurs exigences. Les révolutions succéderaient aux -révolutions. L'anarchie échevelée et sanglante se déchaînerait par -toute la France. - -L'esprit de cet homme n'avait jamais franchi l'horizon de sa fabrique et -de la brasserie où chaque jour il allait lire son journal -ultra-conservateur, fumer sa pipe et boire son pot de bière. - -Il possédait une spécialité pourtant qui dominait en lui, -non-seulement toute autre faculté intellectuelle, mais tout sentiment -élevé et affectif, c'était l'esprit des affaires, lequel se réduit -à peu près à ceci: savoir acheter et vendre en temps opportun. Sur ce -calcul unique, depuis vingt ans, il avait constamment tendu toutes les -forces de son cerveau; c'était donc avant tout un marchand, un marchand -habile. - -Gendoux, lui, c'était l'ouvrier intelligent, fier de sa valeur morale, -et qui ne se prosterne point devant la supériorité de la fortune, -quand à celle-là ne s'en joint aucune autre. - -La souffrance n'avait pas altéré la noblesse native de ses traits. Sur -cette figure énergique, presque hautaine, on lisait une grande -élévation morale et un sentiment un peu brutal peut-être de la -justice. - -La misère avait usé, vieilli, déformé même le corps de Gendoux; -mais elle avait respecté son âme. Quoique aigri par le malheur, il -conservait le culte de l'idée, tout prêt encore à se dévouer pour -elle. - -Certes, il admettait les inégalités sociales. S'il rêvait -d'améliorer le sort de l'ouvrier, il respectait aussi les droits du -patron. Il comprenait que les questions ne peuvent se résoudre que par -de nouveaux procédés d'organisation, et point par la violence; mais il -était aussi absolu dans ses rancunes que dans ses principes. - -«Croyez, mon ami, lui dit M. Daubré, que j'ai éprouvé un chagrin -réel de votre détention. Depuis si longtemps vous travaillez pour -moi, que j'étais loin de m'attendre à votre tentative séditieuse. - ---Vous trouvez donc, monsieur Daubré, que parce qu'on souffre depuis -vingt ans, c'est une raison pour souffrir sans se plaindre pendant vingt -années encore? - ---Oublions, Gendoux, ce qui s'est passé. Vous n'ignorez pas les -rigueurs de la loi contre les coalitions, contre les chefs surtout. Vous -allez être condamné à deux ou cinq années d'emprisonnement. - ---Je le sais, répondit dédaigneusement le prisonnier. - ---Il faut donc vous tirer de là; et c'est pourquoi je viens convenir -avec vous d'un système de défense.» - -Gendoux se tenait sur la réserve, car il pensait: Pour faire une -semblable démarche, il faut qu'il ait besoin de moi. - -«Un système de défense? dit-il. Mais je n'ai pas l'intention de me -défendre. Je dirai la vérité, toute la vérité; les juges me -condamneront selon leur conscience. - ---Selon leur conscience? repartit M. Daubré. C'est là précisément -qu'est le danger. - ---Peu importe! Quel que soit leur jugement, je le subirai, j'y suis -résolu. - ---Il ne faut pas seulement penser à vous, Gendoux; il faut penser à -votre femme, qui paraît si affectée de votre réclusion. N'avez-vous -pas aussi des enfants sur lesquels rejaillirait votre condamnation? - ---Ma condamnation! s'écria Gendoux avec sarcasme. Ah! plût à Dieu que -ma famille ne fut jamais autrement déshonorée! - ---Vous avez une fille, je crois, cela pourrait l'empêcher de -s'établir.» - -Gendoux pâlit. La veine qui traversait son front se gonfla, et, -regardant M. Daubré d'un air terrible: - -«J'avais une fille, mais je n'en ai plus. - ---Ah! vous l'avez perdue! reprit M. Daubré frappé du ton de Gendoux; -ne travaillait-elle pas dans ma fabrique? - ---Oui, elle travaillait dans votre fabrique, et un lâche, un libertin -l'a enlevée. Je ne la reverrai jamais.» - -M. Daubré se souvint vaguement d'avoir entendu parler de la disparition -de Geneviève. - -«Auriez-vous donc quelques soupçons sur l'un de mes contre-maîtres? - ---Je ne parlerai pas, parce que le moment n'est pas venu. Et puis il me -faut des preuves; mais je les aurai. - ---Vous devriez du moins me faire part de vos soupçons; je pourrais vous -aider à retrouver votre enfant. - ---C'est inutile: elle est perdue pour moi, perdue sans retour. Je ne la -reverrais pas sans avoir envie de la tuer. - ---C'est là une sévérité excessive. - ---Je ne puis m'accoutumer à rougir. - ---Certes, vous avez un caractère fort estimable, et vous méritez la -considération dont vos camarades vous honorent. Cependant il ne faut -pas outrer des sentiments bons en eux-mêmes, mais qui, poussés à -l'extrême, deviennent de la cruauté. - ---Il y a deux choses avec lesquelles on ne peut, on ne doit jamais -transiger: c'est la justice et l'honneur.» - -M. Daubré, interloqué par ce début, ne savait plus à quel sentiment -s'adresser pour se faire écouter. - -Mon ami, reprit-il avec beaucoup d'aménité, nous voulons vous sauver -malgré vous. Je tiens à vous, vous le savez. - ---Comment pouvez-vous tenir à moi, qui viens d'organiser une coalition -contre vous? Je ne suis pour vous qu'une force de tant, pouvant produire -une valeur de tant. - ---Quel butor que cet homme! pensa M. Daubré, et que les maîtres de -fabrique sont malheureux d'avoir à employer des gens pareils! - ---Non, reprit Gendoux, c'est votre intérêt et non le mien qui vous -amène ici. Mon arrestation a, je le sais, produit un mauvais effet -parmi les camarades, et, pour apaiser les esprits, vous voudriez me -rendre à la liberté. - ---Ce que nous voulons tous, dit M. Daubré, c'est l'ordre, c'est la -bonne harmonie entre les patrons et les ouvriers. Voyons, sur quels -points portaient vos réclamations, et je verrai ce que je puis faire. - ---Voici, répondit Gendoux. Nous demandons pour les hommes une -demi-heure de plus à midi, afin que chacun puisse aller prendre son -repas dans sa famille, et nous demandons à quitter le métier une heure -plus tôt le soir sans diminution de salaire. - ---Rien que celai fit ironiquement M. Daubré. Pourquoi ne me -demandez-vous pas de vous payer pour ne rien faire? - ---Ce n'est pas tout, reprit Gendoux irrité de cette plaisanterie. - ---Voyons, continuez. - ---Nos enfants meurent ou dépérissent, faute des soins de leur mère. -Nous demandons que les femmes aient, comme à Sedan, une heure au milieu -du jour pour préparer le repas, soigner et allaiter leurs enfants, et -qu'elles sortent comme nous à huit heures au lieu de rester au travail -jusqu'à neuf. En un mot, nous voulons qu'ayant travaillé tout le jour -comme de véritables machines, nous puissions le soir cultiver notre -intelligence et vivre un peu par le cœur au milieu de nos familles. -Autrement la manufacture tuera la famille, tuera l'être sociable, -l'être moral surtout; car, faute de développement intellectuel, -l'ouvrier s'abandonne à ses penchants les plus vils, à la débauche et -à l'ivrognerie. Voilà ce que nous voulons. Est-ce juste? - ---Mais à supposer que j'accorde, moi, ce que vous demandez, est-il -certain que les autres fabricants suivent mon exemple? - ---Accordez toujours; les autres seront bien forcés de vous imiter.» - -M. Daubré parut réfléchir. - -«Non, c'est impossible, dit-il. Ce serait pour moi chaque jour un -déficit considérable. Mieux vaudrait vendre mes filatures et placer -mes capitaux au 5 0/0. Tout ce que je puis faire, tout ce qui me paraît -juste, ce serait d'accorder, comme à Sedan, une demi-heure et non pas -une heure, aux femmes qui allaitent leurs enfants. - ---Alors c'est inutile, repartit Gendoux; nous ne pouvons nous entendre. -Je préfère être condamné. Mon jugement du moins sera une -protestation de plus. Les patrons ne pourront-ils jamais comprendre -qu'en nous laissant le temps nécessaire pour nous reposer et nous -instruire, notre travail deviendrait plus actif et plus intelligent, et -qu'ils trouveraient dans la reconnaissance et l'affection de l'ouvrier -une compensation à leurs sacrifices! - ---C'est un exalté, pensa M. Daubré, je n'obtiendrai rien de lui. -D'ailleurs, avec de pareilles doctrines, cet homme est fort dangereux -dans une fabrique. Il vaut mieux qu'il reste en prison.» - -M. Daubré sortit. Ayant vainement tenté une conciliation, il prit le -parti de laisser la justice suivre son cours. - -Sans doute M. Daubré, en faisant une semblable démarche, avait agi en -homme populaire. Bien que la bonté n'eût pas été son mobile unique, -cependant il avait montré vis-à-vis d'un simple ouvrier une -déférence que certains maîtres de fabrique eussent réprouvée, sans -être pour autant injustes ou cruels. Car, pour juger sainement les -relations entre patrons et ouvriers, il faut se mettre au point de vue, -non pas du droit pur, mais de la justice relative. - -«Si les classes privilégiées, dit Robert Peel, abusent fatalement, à -l'état corporatif, de leurs privilèges, les individus qui les -composent peuvent être personnellement très-désintéressés et -excusables.» - -C'était un jour néfaste pour M. Daubré; et sa sérénité habituelle -allait se trouver singulièrement troublée. - -En rentrant chez lui, vivement contrarié de l'insuccès de sa -tentative, il trouva sa belle-mère, Mme de Lomas, qui l'accueillit avec -solennité. De quelles affaires graves ou ennuyeuses venait-elle encore -l'entretenir? Dans la disposition d'esprit où il se trouvait, Mme de -Lomas ne pouvait tomber plus mal. - -Comme elle semblait hésiter ou chercher une entrée en matière: - -«Quoi? venez-vous encore quêter pour vos pauvres? demanda M. Daubré -avec impatience. Je vous avoue que j'en ai assez des pauvres, des -ouvriers et du peuple. On s'extermine à chercher leur bonheur; on se -saigne aux quatre membres; on leur bâtit des ateliers qui ressemblent -à des palais; on leur donne des salaires tels qu'il y a trente ans ils -n'eussent osé les rêver; et, plus on leur témoigne de sollicitude, -d'affection même, plus ils se montrent ingrats, exigeants, -intraitables. Vraiment, je ne sais plus quel moyen employer pour les -gouverner. En les traitant à peu près en égaux, on leur donne une si -haute idée de leur valeur qu'on ne peut plus s'en faire respecter ni -obéir. - ---Non, monsieur, là n'est pas la cause du mal, répondit -sentencieusement Mme de Lomas; le mal, c'est qu'on ne croit plus, c'est -qu'il n'y a plus de religion dans le peuple. Et pourquoi n'y a-t-il plus -de religion parmi le peuple? C'est que les grands, les riches eux-mêmes -l'ont abandonnée.» - -Mme de Lomas était une ancienne coquette convertie à la dévotion vers -la cinquantaine. Ne pouvant plus avoir une cour d'adorateurs, elle s'en -était formé une d'ecclésiastiques et de saints personnages. Comme -elle était sans fortune, elle recourait à M. Daubré pour ses -aumônes. Grâce à ses libéralités, elle avait acquis une certaine -influence. - -Toutefois M. Daubré se trompait: elle ne venait point quêter. Un motif -plus important l'amenait. Lionel lui avait écrit que sa sœur se -compromettait gravement et qu'il était de toute urgence que M. Daubré -revînt à Paris. - -Plusieurs considérations avaient motivé cette lettre. Lionel, on s'en -souvient, avait reçu ordre de Lucrèce d'entraver l'amour de Maxime et -de Mme Daubré. Mais il désirait la présence à Paris de M. Daubré -pour le charger de demander la main de Béatrix. Enfin il avait besoin -d'argent, et il comptait obtenir de son beau-frère la somme nécessaire -à l'achat de la corbeille. - -Mme de Lomas était adroite. Elle sut présenter à son gendre une -peinture saisissante des dangers auxquels le séjour de Paris exposait -une femme aussi jolie que Géraldine. - -Mais M. Daubré, qui aimait le calme, et qui, à Paris, se trouvait -condamné par sa femme aux plaisirs forcés des bals et des soirées, -repoussa énergiquement les suggestions de sa belle-mère. - -«Que venez-vous me raconter? s'écria-t-il presque irrité. Géraldine -est une très-honnête femme, très-attachée à ses devoirs d'épouse -et de mère. Et puis elle n'est plus jeune, et sa beauté commence à se -faner un peu. - ---Peut-on être mari à ce degré-là? pensa Mme de Lomas. - ---Elle n'est plus jeune! dit la dévote. Elle a trente ans, et à cet -âge.... - ---Dites trente-six, reprit M. Daubré. - ---Trente-six, soit! mais c'est précisément l'âge le plus dangereux -pour les femmes. C'est le moment des grandes passions. - ---Ta ta ta! Géraldine n'est point passionnée, vous dis-je. Qui diable -le sait mieux que moi?» - -Mme de Lomas leva les yeux au ciel. - -«Ayez pitié de lui, mon Dieu!» soupira-t-elle. - -«Mais enfin sur quoi basez-vous vos soupçons? - ---Depuis un mois vous lui écrivez de revenir, et elle ne revient pas. -Elle trouve des prétextes. - ---D'excellents prétextes, et que j'ai approuvés. - ---Elle lit beaucoup de mauvais livres, car, malgré mes avis, vous -n'avez point assez surveillé ses lectures. - ---Ah! il ne manquerait plus que cela! J'ai bien autre chose à faire, -vraiment. D'ailleurs je lui ai interdit _Lélia_ et la _Physiologie du -mariage._ Dernièrement encore, elle me jurait qu'elle ne les avait pas -lus. - ---Il y a tant d'antres ouvrages encore plus dangereux que ceux-là, -lesquels s'adressent au cœur et poussent à l'adultère. - ---Si vous n'avez pas de meilleures raisons à me donner, dit M. Daubré -avec froideur, je continuerai à avoir confiance; car la confiance, -voyez-vous, peut seule enchaîner les femmes. - ---J'ai de meilleures raisons. Ses dernières lettres sont empreintes de -je ne sais quelle tristesse vague. Croyez-en mon expérience. -Certainement elle lutte, elle souffre. Il vous faut courir à son -secours et la ramener ici. Vous négligez votre femme, monsieur Daubré, -et cette pauvre enfant est si tendre, si impressionnable! Est-il -étonnant qu'elle cherche ailleurs un bonheur que son cœur réclame et -que vous ne lui donnez pas? - ---Allons! bon! je suis un mauvais mari, à présent! Est-ce que je lui -refuse quelque chose? Dites tout de suite que je suis un abominable -tyran et qu'elle est la plus malheureuse des femmes. - ---Croyez-moi, partez au plus tôt. Tenez, puisqu'il faut tout vous dire, -Lionel m'a écrit aussi, et comme moi il désire vivement votre -présence à Paris. - ---Ils me feront damner! s'écria M. Daubré. C'est bon, je partirai, je -ramènerai Géraldine. Mais il me semble, madame, que si vous l'aviez un -peu mieux élevée; que si, au lieu de l'habituer à l'oisiveté, vous -aviez su lui inspirer le goût du travail, Géraldine ne chercherait pas -aujourd'hui dans des émotions coupables un aliment à l'activité de -son imagination. Car son cœur n'a-t-il pas assez de son mari, de sa -mère, de ses trois enfants à aimer? - ---Ah! monsieur, répliqua vivement Mme de Lomas qui voyait pour la -première fois son gendre en colère, ma fille a été élevée au -Sacré-Cœur. Elle a reçu l'éducation qui convenait à son rang. Elle -sait coudre et broder. Fallait-il lui enseigner la cuisine ou les soins -du ménage, ou la tenue des livres, ou les affaires, ou le latin? - ---Certes, madame, un peu d'entente des affaires, un peu de tenue de -livres, auraient pu me servir. Ne pouviez-vous du moins lui apprendre à -tenir sa maison et à élever ses enfants? - ---Ma fille, bien qu'elle vous ait épousé, monsieur, n'est point une -bourgeoise. C'est une de Lomas. Veuillez, je vous prie, vous en -souvenir. D'ailleurs, tout le monde s'accorde à dire que c'est une -femme accomplie. Il n'y a que vous, monsieur, qui lui trouviez des -défauts. - ---Au diable les femmes et les belles-mères!» pensait M. Daubré, qui -ordonna pourtant ses préparatifs de départ. - -M. Daubré, toutefois, aimait sa femme. Après la brasserie et ses -fabriques, sa femme était certainement ce qui l'intéressait le plus au -monde. Mais comme il voulait la paix à tout prix, il la laissait à peu -près libre. - -Si parfois il lui arrivait de faire une observation avec quelque -vivacité, Mme Daubré se renversait sur son fauteuil comme si elle -tombait en faiblesse, et disait d'une voix douloureuse: - -«Ah! monsieur, vous me ferez mourir avec vos brutalités!» - -M. Daubré supportait donc très-patiemment la séparation conjugale. -Sans doute sa femme voudrait rester à Paris quelque temps encore; et -l'idée des luttes, des scènes peut-être qu'il allait avoir à -soutenir troublait très-désagréablement sa placidité. - -«Surtout, lui dit Mme de Lomas, pas de reproches! Ne laissez rien -paraître de votre jalousie. - ---De ma jalousie! Mais, encore une fois, je ne suis pas jaloux. - ---Alors c'est peut-être votre indifférence qui déplaît à -Géraldine. - ---Allons, bon! maintenant, il faut que je sois jaloux. - ---Non, pas sérieusement, seulement pour lui faire croire que vous -l'aimez toujours avec passion. - ---Mais je ne l'aime pas avec passion; je l'aime avec respect, comme on -doit aimer la mère de ses enfants. - ---À la grâce de Dieu! dit Mme de Lomas en poussant un énorme soupir. -Je vais prier, mon gendre, prier pour la continuation de votre bonheur. -Et je vais commander une neuvaine aux rédemptoristes pour que Marie -protège ma pauvre Géraldine contre les embûches du démon. - ---Chère enfant! pensait la dévote en se retirant, comment ai-je pu la -marier à ce butor, qui ne comprend rien aux délicatesses du cœur -féminin? Si ma fille est coupable, ce sera bien lui qui l'aura voulu!» - - - - -XXVIII - - -Le retour imprévu de son mari causa en effet à Mme Daubré une vive -contrariété. Mais elle était forte quand elle le voulait. Elle -supporta sans émotion apparente cette surprise désagréable. - -La veille, Maxime lui avait dit: - -«Pourquoi faut-il que le destin nous ait séparés! Nous étions si -bien faits pour nous comprendre! Passer ma vie à vos pieds, Géraldine, -c'eût été pour moi le suprême bonheur.» - -Et Géraldine, qui à vingt-cinq ans eût souri peut-être de -l'éloquence moulée de cette phrase, à trente-six ans s'était laissé -persuader. Comment eût-elle pu supposer que Maxime ne prenait pas au -sérieux cet amour qui l'absorbait elle-même tout entière, et qu'elle -regardait comme le dernier de sa vie? - -M. Daubré ne pouvait donc arriver en un plus fâcheux moment. Aussi -jamais ne parut-il à sa femme plus lourd, plus trivial, avec sa figure -épaisse, avec son intelligence commune, bourrée de chiffres, enfoncée -dans les tripotages du commerce. Jamais il ne l'avait autant choquée -par ses airs de Prudhomme, ses façons bourgeoises et ses opinions -toutes faites auxquelles il tenait avec l'opiniâtreté de la sottise. -Essayait-on de combattre ses affirmations sans preuves, par paresse -d'esprit il s'abstenait de répondre. On le croyait convaincu. Mais si, -une heure après, on revenait sur le sujet discuté, on demeurait -stupéfait de l'entendre répéter son affirmation avec le même aplomb, -avec une égale confiance en lui-même. C'était cette impassibilité -dans la bêtise que ne pouvait lui pardonner Mme Daubré, surtout quand -elle le comparait au brillant Maxime, d'un esprit si souple, si alerte, -et dont la beauté originale et délicate resplendissait de passion et -d'intelligence. - -M. Daubré ne suivit nullement les conseils de sa belle-mère. Il ne -témoigna ni jalousie, ni colère, ni recrudescence de tendresse. Il dit -simplement à sa femme qu'il venait la chercher. - -Mme Daubré lui répondit qu'elle suivait un traitement pour ses nerfs, -et que le médecin lui ordonnait le séjour de Paris pendant quelque -temps encore. - -Il ne fit aucune objection, et reprit docilement sa chaîne. Il -accompagnait sa femme quand elle le lui demandait, et le reste du temps -s'ennuyait le plus pacifiquement du monde. - -Géraldine lui présenta Madeleine. Il approuva ce choix. Il essaya bien -quelques objections sur la manière de diriger Jeanne, qu'il trouvait -déjà trop coquette; mais Mme Daubré se borna à répondre: «Il faut -bien qu'elle soit habillée comme ses petites amies. Plus de simplicité -serait ridicule.» Il s'inclina. - -Du reste, comme jamais sa femme ne lui avait montré autant de -prévenance et d'affection, que jamais il ne l'avait vue moins nerveuse, -moins rêveuse, plus gaie, mieux portante, il se dit que Mme de Lomas -était folle ou qu'elle avait pris ce prétexte pour hâter le retour de -sa fille. - -Géraldine rencontrait Maxime au Bois, au spectacle ou en soirée; ces -jours-là elle disait à son mari d'une voix câline: - -«Mon ami, ce soir vous avez congé. C'est Lionel ou c'est Albert qui -m'accompagnera.» - -Et M. Daubré allait tranquillement à la brasserie fumer sa pipe, boire -son pot de bière et lire _le Constitutionnel._ - -Avant de risquer sa demande en mariage, Lionel chargea Maxime de sonder -le terrain. - -M. de Lomas était à peu près certain de plaire à Béatrix et à sa -mère. Mais il fallait l'assentiment de M. Borel. - -Un jour que toute la famille, y compris la tante Bathilde, se trouvait -réunie à déjeuner: - -«Quel homme charmant que ce Lionel! dit Maxime. Vraiment, quoiqu'il ait -peu de fortune, je serais très-flatté de l'avoir pour beau-frère.» - -Béatrix rougit, mais elle adressa à son frère un regard de -remerciement. - -«Certainement, repartit Mme Borel, c'est un homme très-distingué. Et -puisque vous appréciez son caractère, vous devriez l'imiter, Maxime; -car où le voit tous les matins à la messe de la petite chapelle de la -rue de Provence. Lui du moins sait allier aux manières et à la -conversation du meilleur monde un esprit sérieux et une piété -exemplaire. - ---En effet, répliqua M. Borel, je crois m'apercevoir que depuis quelque -temps il fait à Béatrix une cour très-assidue. Sans doute la piété -et la distinction sont d'excellentes qualités, que j'apprécie comme -vous; mais je me suis informé: il est complètement ruiné. - ---Avec un homme qui me plairait, je serais toujours assez riche, dit -Béatrix. - ---Il faudrait au moins, reprit M. Borel, qu'il nous apportât quelques -compensations. S'il obtenait un poste important dans une ambassade; ou -seulement s'il était décoré.... - ---Mais son nom, répliqua vivement Béatrix, ne vaut-il pas mieux que -toutes les décorations? Il appartient à l'une des plus anciennes -familles de la Flandre. Il porte de gueules à bandes de sable avec un -croissant d'or en pointe. - ---Vous aurait-on enseigné le blason au couvent? demanda Bathilde avec -un sourire d'ironie. - ---Certainement, on nous en donne quelques notions; car c'est de -l'histoire. N'est-il pas fort intéressant pour ces demoiselles, qui la -plupart sont nobles, de connaître l'origine et les armes de leur -famille? - ---Alors je ne m'étonne plus, ma pauvre Béatrix, de ton enthousiasme -pour M. de Lomas. - ---Je ne suis pas non plus de ton avis, ma chère enfant, reprit M. -Borel. En ma qualité de commerçant, je n'attache qu'une médiocre -importance à la gloire nobiliaire. Je suis à cet égard un enfant de -89. Pour moi, le mérite personnel est tout. Ce n'est pas que je trouve -M. de Lomas dépourvu de mérite; mais vous, Bathilde, qu'en -pensez-vous? - ---Oh! ma tante doit le trouver fort mal, dit aigrement Béatrix. Un -homme qui va à la messe! - ---Puisque vous me demandez mon avis, répondit Mlle Borel, je pense tout -simplement que c'est un homme ruiné qui est à la poursuite d'une dot, -et qui n'a ni valeur morale, ni valeur intellectuelle. Il faudrait -précisément savoir, ma chère Béatrix, si, avant de songer à -t'épouser, il allait à la messe. - ---Peut-être bien, allégua Maxime, ne pratiquait-il pas autrefois avec -autant de ferveur; mais il a toujours eu des sentiments chrétiens. À -supposer qu'il aille un peu plus souvent à la messe pour plaire à -Béatrix qu'il aime, le mal ne serait pas grand. - ---Moi, j'avoue, fit Laure étourdiment, que le petit Daubré me plairait -davantage. M. de Lomas ne me parait pas toujours très-sincère. - ---Ah! ma chère, si tu penses à M. Albert, tu as tort; car Madeleine -est là qui le soigne, insinua Béatrix, comme pour se venger de la -tante Bathilde. - ---Ma chère Béatrix, répliqua sévèrement Mlle Borel, Madeleine est -une noble fille, tout à fait incapable d'un calcul de ce genre. - ---Madeleine est impie et mes filles sont dévotes, fit observer Mme -Borel avec sarcasme; voilà pourquoi vous la vantez à leurs dépens.» - -M. Borel coupa court à la conversation, qui commençait à s'envenimer. -Mais après le déjeuner, Béatrix rejoignit Maxime et lui dit à voix -basse: - -«Engage M. de Lomas à attendre, pour faire sa demande, le départ de -la tante Bathilde.» - -D'un autre côté, Lucrèce avait dit à Renardet: - -«Il m'importe beaucoup de retarder le mariage de M. de Lomas. Sachez -donc de Maxime où en est l'affaire, afin que je mette, s'il y a lieu, -des bâtons dans les roues. - -Mme de Courcy comptait sur Lionel pour séparer Madeleine et Albert. - - - - -XXIX - - -Certain de réussir, puisqu'il avait l'assentiment de Béatrix, M. de -Lomas répondit à Geneviève: - - -«Ma chère enfant, - -«Je ne puis plus longtemps vous cacher la vérité; mais d'abord, -croyez-le bien, je vous conserverai toujours une affection profonde et -une reconnaissance très-vive pour l'attachement que vous me témoignez. -Je veux surtout que vous soyez bien persuadée que je ne vous -abandonnerai jamais. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour assurer -votre bonheur. - -«Je vais me marier. Combien je souffre de tracer ces mots en pensant au -chagrin qu'ils vous causeront; mais à quoi bon vous entretenir plus -longtemps dans des espérances irréalisables? Ce serait peut-être -entraver votre avenir, et plus tard vous rendre la déception encore -plus douloureuse. Des considérations toutes puissantes de famille, de -position nous séparaient à jamais. Un mariage entre nous étant -impossible, ma conscience me fait un devoir de cesser des relations qui -pourraient compromettre toute votre existence. - -«Je m'abstiendrai de vous donner un conseil au sujet du duc. C'est un -galant homme; et la carrière du travail que vous avez embrassée avec -tant de courage est si difficile! Mais je comprends votre délicatesse. -Votre désintéressement me touche. Cependant il faut envisager les -choses sous leur vrai jour, et ne pas sacrifier à des sentiments, -très-nobles assurément, mais peut-être un peu romanesques, les -côtés positifs de notre misérable vie. - -«Vous êtes un grand cœur, Geneviève, et, dans quelque position que -vous vous trouviez jamais, vous saurez vous faire aimer et respecter. - -«C'est avec ces sentiments d'affection, et, j'ose le dire, de -vénération, que je vous prie de compter toujours sur mon amitié -inaltérable et sur mon entier dévouement.» - - -Cette lettre n'était pas signée, et l'écriture, qui paraissait -très-hâtée, était un peu contrefaite. - -Lorsque Geneviève la reçut, elle était à l'atelier. Depuis la visite -du duc, elle semblait si triste et si peu glorieuse de sa beauté, que -ses compagnes, ordinairement impitoyables, respectaient cette douleur -secrète. Dans ces têtes légères, les impressions comme les -sentiments sont de courte durée. D'ailleurs, Geneviève, absorbée par -ses préoccupations, ne prêtait aucune attention aux lazzis que de -temps à autre encore on décochait contre elle. - -Cette impassibilité avait achevé de désarmer les malicieuses filles, -qui cherchèrent quelque autre sujet sur lequel elles pussent exercer -plus efficacement leur verve caustique. - -Elle ouvrit la lettre en tremblant, et, dès les premiers mots, ses yeux -se troublèrent. Elle se renversa sur sa chaise et s'évanouit. On la -ranima, et on la conduisit dans sa chambre, où elle se mit au lit. - -Dès qu'il fit un peu sombre, elle se leva et se rendit à la rue -Louis-le-Grand. - -Elle était bien malade. Ses jambes la soutenaient à peine. La fièvre -faisait claquer ses dents, et sur ses joues pâles se dessinaient des -marbrures violettes. - -De temps à autre elle s'arrêtait et s'appuyait aux murailles pour ne -pas tomber. - -À mesure qu'elle approchait, une angoisse horrible lui étreignait le -cœur. Elle hésitait. - -«Que lui dirai-je? pensait-elle; je ne le ferai point changer de -résolution.» - -Mais, poussée par le désespoir, ou plutôt par quelqu'une de ces -espérances insensées telles qu'en peuvent concevoir les condamnés à -mort, elle continuait d'avancer.» - -Craignant d'être arrêtée ou reconnue dans l'escalier, elle fit un -effort suprême, monta rapidement les trois étages et sonna. - -Lionel vint ouvrir. Elle tomba mourante à ses pieds. - -Lionel s'habillait pour aller dîner chez les Borel. - -Grâce aux soins excessifs qu'il prenait alors de sa personne, grâce -aussi à une vie un peu plus régulière, il semblait rajeuni. - -Depuis qu'il adressait ses hommages à Béatrix, il mettait un soupçon -de rouge. Aujourd'hui ce ne sont plus seulement les femmes qui se -maquillent. Il en est parmi nos dandies qui ne dédaignent pas les -précieux services du fard, du cold-cream et de la poudre de riz. - -Ce brillant séducteur, en face de sa victime que la douleur rendait -méconnaissable, eut-il du moins un remords, un mouvement de pitié? - -«Quelle tuile! pensa-t-il en regardant la pendule. Je n'ai qu'un quart -d'heure pour m'en débarrasser. - ---Voyons, Geneviève, remettez-vous. Tenez, buvez un peu d'eau fraîche. - ---Oh! je n'ai pas soif, dit-elle en repoussant le verre qu'il lui -tendait. Est-ce bien vous qui m'avez écrit cette lettre? N'est-ce pas -un rêve? J'ai cru que j'en deviendrais folle. Vous vous mariez, vous ne -m'aimez plus, vous m'abandonnez! Est-ce bien vrai? répétez-le-moi, car -je ne puis le croire encore.» - -Elle prononça ces mots d'une voix brève, saccadée, et puis elle -éclata en sanglots. - -«Ma pauvre enfant, j'en suis désolé, je vous assure. Vous ne sauriez -croire combien cette séparation me coûte à moi-même.» - -La pauvre fille se jeta de nouveau à ses genoux. Elle les embrassait. - -«Lionel, mon Lionel, moi qui vous aimais tant! Moi, qui vous ai tout -sacrifié, l'amour de ma mère et l'amour de mon père; qui vous ai -sacrifié leur bonheur, leur gloire, mon repos, ma conscience, mon -honneur; moi qui encore maintenant donnerais ma vie pour vous; je vous -en supplie, ne me laissez pas, ne vous mariez pas. Oh! aimez-moi, -aimez-moi encore: car, si vous ne m'aimez plus, je le sens, je vais -mourir. - ---Mais, mon enfant, je vous aime; je vous l'ai dit, je vous le répète, -je vous garderai toujours un excellent souvenir. Vous avez été si -bonne pour moi, si tendre! Comment pourrais-je jamais l'oublier?» - -Geneviève écoutait, l'œil hagard, ces froides protestations. - -«C'est donc fini, bien fini, dit-elle lentement. Adieu, vous ne me -reverrez plus.» - -Il la retint. - -«Quoi! Où allez-vous? Que voulez-vous faire? Écoute-moi, Ginevra.» - -Ce nom, qu'il lui donnait autrefois quand il l'aimait, la fit -tressaillir; et, se rattachant à ce frêle espoir, elle resta. - -Debout, le regard morne, la bouche impassible et serrée, elle attendit. -Mais son attitude exprimait une résolution désespérée. - -«Il faut raisonner, mon enfant, dit Lionel, en prenant dans les siennes -la main glacée de la jeune fille. Où cet amour nous mènerait-il? -Jamais ma mère ne consentirait à cette union. Jamais Mme Daubré ne -vous accepterait pour sa belle-sœur. Je suis sans fortune, je vous le -répète. Que ferions-nous donc? Habitué à l'oisiveté, je ne puis -songer à gagner ma vie à la sueur de mon front. En vous épousant ou -en continuant nos relations, je perds mon avenir comme je perds le -vôtre; car c'est un avenir que le duc vous offre, un brillant avenir. -Ce n'est pas une position tout à fait régulière, je le veux bien; -pourtant ces unions illégitimes sont si communes aujourd'hui que -l'usage les a presque consacrées. Vous êtes si bonne, si charmante; -avec un peu plus d'éducation, vous seriez une femme accomplie. Le duc -vous appréciera, vous aimera; et peut-être, plus tard.... Sa femme est -âgée, maladive; si vous savez vous rendre indispensable à son -bonheur.... - ---Ah! oui, il m'épousera, n'est-ce pas? dit-elle avec amertume. Je sais -maintenant le cas qu'il faut faire de semblables espérances. Non, je -n'accepterai pas cette position humiliante. Vous m'avez trompée, vous -êtes lâche, vous êtes sans excuse! - ---Vous me faites cruellement sentir, Geneviève, la malheureuse et -fausse situation dans laquelle je me trouve placé. Le mariage qui -s'offre à moi est inespéré; et il est certaines dettes d'honneur que -je ne pourrai jamais payer autrement. Or, vous le savez, on doit -sacrifier à l'honneur son bonheur même.» - -Geneviève retira sa main. L'indignation fui prêta des forces. Ses -larmes se séchèrent. Son œil brillant toisa le fourbe avec mépris. -En cet instant ce n'était plus l'ouvrière humiliée, suppliante, -c'était la digne fille de Gendoux. - -Sous ce regard, de Lomas baissa le sien. - -«Vous vous mariez, dites-vous, pour payer une dette d'honneur; mais de -quel nom appelez-vous donc la dette que vous avez contractée envers -moi! Vous appelez dettes d'honneur les dettes de jeu, n'est-ce pas? -celles que tout le monde connaît. Mais vous séduisez une pauvre fille, -vous l'arrachez à sa famille, vous l'abandonnez, et, ce qui est plus -vil encore, vous la poussez à se vendre pour vous débarrasser d'elle. -Vous commettez toutes ces lâchetés sans scrupule, et vous croyez -rester un homme d'honneur; car vous savez bien que je n'irai pas -raconter votre infâme conduite, que je suis trop fière pour me venger -ainsi, que j'aime mieux mourir, moi et mon enfant.» - -Lionel essaya de quelques mots encore pour l'apaiser, mais elle refusa -de l'entendre et sortit brusquement. Il ne tenta plus de la retenir. Le -quart d'heure était écoulé. - -«Enfin, exclama-t-il quand elle eut fermé la porte, m'en voilà -délivré! Elle a encore mieux pris cela que je ne l'aurais cru.» - -Et, tranquillisant ainsi sa conscience, facile d'ailleurs à calmer, il -continua sa toilette. - -Il tira sa raie au milieu de la tête, ce qui lui donnait un air -d'innocence, et, quand il fut pommadé, frisé, lissé et fardé dans -toutes les règles de la dernière mode, il se regarda complaisamment au -miroir, se sourit à lui-même pour s'étudier à sourire avec esprit. -Rien de sa laideur morale ne se trahissait au dehors, car il savait -attendrir quand il le voulait son regard sec et pâle, son regard -d'acier. Rarement il s'était trouvé plus satisfait de lui-même, plus -certain de son succès. - -Geneviève ne fut pas plutôt dehors, que l'énergie qu'avait un instant -surexcitée en elle le désespoir, l'abandonna. Elle marchait éperdue, -sans savoir où ses pas la dirigeaient. - -Il faisait froid. Une pluie fine et glacée mouillait ses vêtements. -Que lui importait! Elle allait, elle allait toujours, sans se soucier -des voitures et des passants. - -Elle longea les boulevards. Ils resplendissaient de lumière. Mais elle -ne vit ni les gerbes de gaz, ni les rayonnements des cafés ouverts, ni -les éblouissements du luxe qui s'étalaient aux vitrines des boutiques. -Elle n'entendit ni les bruissements de la foule, ni le galop des -chevaux. Tout entière à sa douleur, elle semblait morte à tout ce qui -l'entourait. - -Arrivée sur la place de la Madeleine, elle tourna à gauche et -descendit la rue Royale. Elle traversa la place de la Concorde. Elle se -trouvait sur un pont désert. Il faisait tout à fait nuit. La rivière -était grosse et rapide. Cette masse d'eau jaunâtre qui marchait vite, -qui marchait toujours, était effrayante à voir, Geneviève se pencha -pour la regarder. - -Est-ce le froid qui la saisit, ou la peur, ou bien le vertige? Anéantie -par la douleur physique, brisée par toutes ces émotions, elle -s'affaissa sur elle-même. - -Elle éprouva comme un immense soulagement. - -«Quel bonheur! murmura-t-elle, je vais mourir!» - -Elle pensa à sa mère et elle ferma les yeux. - -Dix minutes plus tard, un passant, voyant cette femme étendue à terre, -prévint un sergent de ville. - -On la releva. - -Au premier moment elle ne se souvint de rien. Elle indiqua sa demeure et -on l'y transporta; elle était si faible de corps et d'esprit qu'elle -n'opposa aucune résistance. - -Elle se mit au lit avec une fièvre brûlante. - -Le lendemain, Mme Thomassin la questionna et apprit ce qui s'était -passé. - -Dans l'après-midi le duc vint. Geneviève se laissa conduire au salon -par Mme Thomassin. - -Ce n'était plus la jeune fille de la veille, fraîche, gracieuse, -encore enfant; c'était une femme qui avait souffert. - -Grave, presque sévère, elle parut au duc si imposante qu'il resta un -moment interdit devant elle. - -«Sommes-nous enfin décidée? dit-il. - ---Non, monsieur. - ---Vous aimez donc encore M. de Lomas? - ---Non, monsieur, je le méprise. - ---Mais alors qu'espérez-vous faire? - ---Mourir!» - -Le duc crut à une comédie. Il éclata de rire. Mais quand il vit des -larmes rouler sur les joues pâles de l'ouvrière, il ne rit plus. - -«Écoutez-moi, mon enfant, reprit-il, vous m'intéressez réellement. -Pour la première fois je crois à la vertu. Voilà cent francs. -Retournez chez vos parents. Croyez-moi, cette maison n'est pas -convenable. Paris offre trop de dangers. Vous résistez parce qu'à -votre insu vous aimez encore. Mais dans six mois, peut-être auparavant, -vous succomberiez. Vraiment vous êtes héroïque. J'en ai les larmes -aux yeux. Prenez ces cent francs. Quand vous le pourrez, vous me les -rendrez. - ---Décidément je me fais vieux, se disait le duc en sortant. Encore -quelques années, et je couronnerai des rosières.» - - - - -XXX - - -Madeleine recevait nécessairement le contre-coup des contrariétés -amoureuses de Mme Daubré. Si Maxime se faisait attendre, ou si M. -Daubré ne sortait pas quand il le fallait, l'institutrice comme les -domestiques souffrait de sa mauvaise humeur. - -Mais Albert, par ses prévenances délicates, par la sympathie -admirative qu'il lui témoignait, la dédommageait des humiliations, des -tracasseries que lui faisait subir le caractère maladif de cette femme -inoccupée. Aussi commençait-elle à s'habituer à sa position. - -Albert recherchait l'occasion de la voir, de lui parler. Certes, -Madeleine lui était supérieure comme intelligence et comme sentiment -poétique. Mais loin de se trouver blessé de cette supériorité, il la -reconnaissait avec bonheur. - -Sans doute il était amoureux; mais il ne pensait point à analyser le -sentiment qu'il éprouvait. D'ailleurs il avait rêvé l'amour tel que -se le représentent les jeunes gens qui n'ont point aimé, comme une -sorte de délire, un vertige des sens et de l'imagination, comme une -violente crise de l'âme, qui vivifie ou qui tue. - -Ce qu'il ressentait, au contraire, pour Madeleine, c'était une calme -affection, si respectueuse qu'il n'éprouvait loin d'elle, comme en sa -présence, ni trouble, ni fièvre, mais une ivresse aussi pure que -profonde. Il aimait à se sentir enveloppé dans le rayon de ce regard -limpide et sincère. Sous ce regard, son cœur ne brûlait pas. Il -était au contraire comme rafraîchi et doucement bercé. - -L'eût-on questionné sur ses sentiments pour Madeleine, il eût de -bonne foi certifié qu'il ne l'aimait pas d'amour, mais d'une sainte -affection de frère ou de cette adoration qu'un fanatique a pour un -fétiche. - -Cependant s'il passait plusieurs heures sans la voir, il était -malheureux; il souffrait d'une sorte d'angoisse; il la cherchait avec -inquiétude; et, quand il la retrouvait, c'était un bonheur si grand -que son visage en était tout transfiguré. - -Quant à Madeleine, elle était profondément touchée et heureuse de -cette affection, et elle le lui disait, car elle croyait toujours aimer -Maxime Borel. - -Elle pensait que le cœur ne peut changer; qu'une femme, sous peine de -déchoir, de se dégrader, ne doit aimer qu'une fois. Mais était-ce -bien son cœur qui avait aimé Maxime? Ce sentiment n'était-il pas -plutôt un de ces amours de tête si communs chez les jeunes filles? - -Maxime était beau, généreux, séduisant. C'était surtout le seul -homme jeune qu'elle eût connu dans l'intimité. Sans doute elle le -jugeait frivole, homme de luxe et de plaisir avant tout. Sans doute elle -se disait que cette intelligence peu cultivée ne s'élevait jamais dans -des sphères bien hautes, et que peut-être même ce caractère n'était -pas tout à fait estimable. Mais, avec sa vive imagination, elle se le -représentait comme une de ces organisations exubérantes, -enthousiastes, qui se jettent dans les excès parce que notre société -étroite et comprimante refuse tout essor fécond à leurs énergiques -facultés. Elle en avait fait un héros, une sorte de demi-dieu auquel -elle vouait un culte dans son cœur. - -Elle ne pouvait donc reconnaître ainsi du jour au lendemain, que Maxime -n'était point taillé dans ces proportions héroïques, que c'était -tout simplement une belle et sincère nature, un charmant garçon qui, -moins comprimé par les jésuites, moins gâté par ses parents, moins -gâté par les femmes surtout, eût pu devenir, comme son père, avec -l'âge et la réflexion, bon citoyen, bon époux et bon père de -famille. - -M. de Lomas surveillait Albert et Madeleine, et leur amour naissant, -aussi pur que naïf. Et, s'il souriait parfois de leur ingénuité, lui, -blasé, sceptique, incapable de tendresse, il jalousait leur bonheur. - -Toutefois, craignant de faire manquer son mariage, il n'avait point -renouvelé vis-à-vis de Madeleine ses tentatives de séduction; mais il -ne renonçait pas à poursuivre cet amour qui l'attirait violemment; il -attendrait d'être marié. D'avance, il calculait le temps que pourrait -demander et son mariage et une lune de miel raisonnable. Or, dans six -mois, il aurait satisfait à toutes les convenances, et pourrait -très-décemment reprendre sa liberté. - -En attendant, il fallait séparer Albert et Madeleine. D'ailleurs -c'était l'ordre que lui avait donné Lucrèce. - -Malgré les sollicitations de Lionel, Albert n'avait assisté que -rarement aux soirées de Mme de Courcy. Son cœur était trop plein de -Madeleine pour prêter la moindre attention aux coquetteries -provocantes de la courtisane. Pudique comme une jeune fille, il ne -comprit pas ou ne voulut pas comprendre l'amour peu voilé que lui -promettait Lucrèce par ses regards langoureux et ses paroles à double -entente. Ce monde bruyant, futile, vicieux, tout élégant qu'il fût, -ne pouvait convenir à cette âme délicate et rêveuse. Quand il -rentrait chez lui, il se sentait mal à l'aise, mécontent de lui-même. -Il lui semblait qu'il eût mieux employé son temps à lire quelques -pages de poésie ou seulement à contempler le front pur de Madeleine. -Il ne voulut plus retourner chez Mme de Courcy. - -Cependant Lucrèce, blessée dans son amour-propre, irrité des dédains -de cet enfant, sentait grandir en elle une passion qui, satisfaite, -n'eût été peut-être qu'un caprice. Maintenant cette pensée -l'absorbait comme une idée fixe. Il semble que ce soit le juste -châtiment réservé à ces natures perverses que d'éprouver, à un -moment donné de leur existence, un de ces amours violents et pleins de -souffrances qui vengent d'un seul coup tontes les victimes de leurs -artifices diaboliques. - -Comme Albert avait reçu de fréquentes invitations de Mme de Courcy, -Lionel lui persuada que les convenances l'obligeaient, s'il ne voulait -pas assister à ses soirées, à lui faire du moins une visite de -politesse. - -Il s'y rendit seul. - -Lucrèce, prévenue par Lionel, l'attendait. - -Elle le reçut dans un boudoir coquet, un boudoir pompadour avec -tentures de soie à fond vert pâle, semé de bouquets de roses. Les -meubles Louis XV étaient de véritables objets d'art. Une statue en -pied de Mme de Pompadour ornait l'appartement. La lumière, tamisée par -des stores de guipure, répandait sur toutes ces élégances un -demi-jour voluptueux qui fondait les teintes trop crues ou les lignes -trop dures. - -Albert la trouva à demi couchée sur une chaise longue. Un guéridon -placé à côté d'elle était couvert d'ouvrages allemands. - -Elle tenait à la main un livre qu'elle ne lisait pas. Ses yeux élevés -mélancoliquement regardaient dans le vague. - -Elle entendit parfaitement annoncer M. Daubré; mais elle resta quelques -secondes encore dans cette attitude sentimentale, car elle voulait être -vue. La glace qui était devant elle lui avait appris que ses yeux -noirs, à demi clos par une tendre rêverie et brillant à travers ses -cils, paraissaient ainsi plus jeunes et plus beaux. - -Puis, tressaillant tout à coup: - -«Ah! c'est vous! quel bonheur! Merci d'être venu, dit-elle en lui -tendant gracieusement la main. Vous ne me gâtez pas, et cependant -je.... Mais qu'allais-je dire? une sottise. - ---Pardonnez-moi, madame, répondit Albert, un peu troublé de cet -accueil si empressé; mais je suis timide et même un peu sauvage. Il y -a toujours tant de monde chez vous, et puis j'ai la passion de l'étude, -de la littérature surtout. - ---Croyez-vous, s'écria Lucrèce avec enthousiasme, que je n'avais pas -encore lu les œuvres de Henri Heine? Depuis deux jours je les dévore. -Quel poëte! Vous qui êtes à moitié Allemand et qui vous occupez de -littérature, vous devez connaître ses poésies. Y a-t-il un esprit -plus français que le sien, une âme plus allemande? Comme il savait -aimer! Quelle impressionnabilité et quel sentiment élevé du beau, du -noble, du juste! Quelle nature complexe! Quel artiste et quel -philosophe! Vous me voyez émue et émerveillée. Comme il comprenait la -femme! Mais enfin quelle est votre opinion sur Heine? - ---J'éprouve, madame, en ce moment, une des plus douces émotions de ma -vie; et vous la comprendrez lorsque vous saurez que depuis deux ans je -m'occupe à traduire en vers ses poésies. - ---Vraiment! fit-elle avec une feinte surprise, car Lionel l'en avait -instruite. Que vous êtes heureux de connaître l'allemand! Je ne -croyais pas que cette rude langue tudesque pût s'assouplir ainsi, et -rendre les nuances les plus délicates de notre esprit français, les -images les plus gracieuses, les peintures les plus coquettes. Le -croiriez-vous? vous allez penser que c'est bien là une fantaisie de -tête folle et désœuvrée: depuis que je lis Heine, je désire -étudier l'allemand; et si ce n'eût été la terreur de m'entendre dire -par mon professeur: _Ponchour, montâme_, dès aujourd'hui j'aurais -commencé mes leçons. Mais ma subite passion pour l'allemand ne -résisterait pas à ces accents barbares. - ---Combien je regrette, madame, dit Albert, de quitter Paris sitôt, je -vous aurais offert mes services! car je parle et j'écris l'allemand -aussi facilement que le français. L'hiver prochain, si vous daignez les -accepter, je serai très-heureux d'initier une aussi fervente -admiratrice de Heine aux splendeurs de sa poésie. - ---Hélas! soupira Lucrèce, il en est de tous les projets comme de -l'amour: partie remise est partie manquée. Merci toutefois de votre -proposition; je l'accepterai si nous sommes en vie tous les deux, si le -destin ou la fantaisie ne nous pousse pas, vous au nord et moi au sud, -si mon enthousiasme germanique se soutient; car l'enthousiasme, aussi -bien, plus même que tout autre sentiment, a besoin d'être alimenté, -et je suis femme. Or, souvent femme varie; mais non, je suis sûre que -vous n'avez pas mauvaise opinion de nous, et que vous croyez à notre -constance. - ---Madame, répliqua Albert sérieusement, je crois la femme capable de -tous les dévouements et de toutes les noblesses. Et, quand elle tombe, -la faute n'en est pas à elle, mais à l'homme. Ses vertus lui -appartiennent. Tous ses vices lui viennent de nous. - ---Il y a de la partialité dans ce jugement, et sans doute de la -galanterie. Peut-être est-ce tout simplement un sentiment d'équité, -le besoin de réagir contre les injustices des hommes à notre égard. -Mou opinion à moi, c'est qu'on ne peut nous juger. Pour savoir au juste -ce que la femme pourrait être et ce qu'elle pourrait produire, il -faudrait lui laisser une entière responsabilité d'elle-même et lui -permettre une complète liberté de développement.» - -On le voit, Lionel avait mis Lucrèce au courant de ce qu'il appelait -les _toquades_ d'Albert. - -«C'est aussi ma pensée, madame, repartit Albert. Seulement vous l'avez -formulée plus nettement que je ne l'aurais fait. Vraiment, vous me -voyez ravi. Chaque fois que je rencontre une femme supérieure, et il y -en a plus qu'on ne pense, loin de m'en sentir humilié j'en éprouve -comme un triomphe; car je ne trouve rien d'injuste, de brutal même, -rien qui prouve mieux la faiblesse morale de l'homme, l'infériorité -réelle de son caractère, que les railleries jalouses dont il accueille -la femme supérieure. Y a-t-il une rivalité, possible entre l'homme et -la femme? Le ton naturel ne nous place-t-il pas à vos genoux? Ce n'est -pas de la part de la femme que la lutte est ridicule, c'est de la part -de l'homme. Sans doute les femmes en général n'ont pas la même -aptitude pour les études abstraites; mais n'arrivent-elles pas, par -l'intuition, à la compréhension de toutes choses? Ne s'élèvent-elles -pas plus haut que nous dans les sphères de l'idéal! Et quand elles -admettent un principe, elles le suivent jusque dans ses dernières -conséquences. Je l'affirme, la femme est plus logique que nous, et -surtout elle est plus juste. L'homme a bien raison vraiment d'être fier -de son aptitude philosophique. À quelle vérité absolue, religieuse ou -métaphysique est-il arrivé avec ses belles facultés pour -l'abstraction? A-t-il prouvé l'existence de Dieu ou l'existence de -l'âme? En ces matières, la femme, qui raisonne moins, est plus -avancée que lui, car elle se laisse guider par le sentiment qui seul -peut résoudre autant que possible de si grandes questions. Un de ces -orgueilleux champions de la supériorité masculine me disait un jour: -«Une femme pourrait-elle jamais produire les ouvrages de Kant?» Mais -d'abord, lui répondis-je, vous-même, tout homme que vous soyez, les -produiriez-vous? Le cerveau de Kant est une exception. Il y a aussi des -femmes exceptionnelles qui pourraient penser plus fortement que vous et -moi. Mais, à supposer qu'elles n'arrivent jamais à une telle -concentration de la pensée, est-ce là une preuve de réelle -infériorité, et le monde serait-il moins avancé s'il n'avait pas -produit ces systèmes à peu près incompréhensibles, ou tout au moins -fort controversables? Elles ont trop le sentiment du beau, ces chères -et aimables créatures, et de l'utile aussi, quoi qu'en disent leurs -adversaires, pour se barbouiller l'âme dans tout ce charabia.» - -Lucrèce avait écouté Albert avec recueillement; car elle savait que, -pour un jeune homme qui débute dans la carrière des lettres, cette -attention admirative est la plus séduisante des flatteries. - -Quand il eut fini, elle lui tendit la main. - -«Quel noble et grand cœur vous faites, et que je suis heureuse de vous -connaître! Vous, vous n'êtes qu'au début de la vie; moi, j'ai -beaucoup étudié, beaucoup vu, et cependant nous sommes exactement au -même point. Deux seules choses maintenant m'intéressent, la poésie et -le sort des femmes. - ---Oh! madame, repartit Albert entièrement dupe de cette habile -comédienne, il faut que je vous confesse mon erreur, je dirai plus, mon -crime. Me pardonnerez-vous d'avoir pu vous méconnaître? En vous voyant -si belle, si fêtée, jetée au milieu d'un monde....» - -Il hésita. - -Lucrèce poussa un soupir. - -«Dites le mot, monsieur, je ne vous en voudrai pas: d'un monde encore -plus vicieux que frivole. - ---Eh bien! reprit Albert, je n'aurais jamais cru rencontrer en vous cet -esprit élevé. Je n'imaginais pas d'ailleurs que vous pussiez trouver -le temps de penser quelquefois. - ---Si vous saviez ce que j'ai souffert pour en arriver là! dit Lucrèce -en fermant les yeux, comme pour repousser le souvenir de ses -souffrances. - -«Vous avez souffert? vous souffrez?» s'écria Albert réellement ému. - -Lucrèce se tut un instant. Son visage prit une magnifique expression de -douleur. Elle pâlit, car il est certainement des femmes qui pâlissent -quand elles le veulent. Et puis tout à coup elle releva la tête avec -l'étincelle de la colère dans les yeux. - -«Comment te souffrirai-je pas dans la position fausse et humiliante où -je me trouve placée? Ah! le monde est bien dur, bien injuste envers les -pauvres femmes. Restée seule à seize ans, belle, instruite, sans -fortune, comment aurais-je pu résister aux séductions qui -m'entourèrent? Une première faute suffit à perdre une femme. De -cruels préjugés lui rendent la réhabilitation impossible. Sans doute -j'aurais pu me relever à mes propres yeux et sortir de l'opprobre. Une -fois je l'essayai. J'avais vingt ans; je commençais à penser; je -voulus me tirer de cette fange. Je quittai héroïquement un appartement -somptueux pour une mansarde misérable. Tout un hiver je luttai contre -le froid, contre la faim, contre les répugnances du travail; mais mes -forces trahirent ma résolution. Je fis une maladie. Mon courage -d'ailleurs était à bout. Après une première chute, la pente au vice -redevient si facile! Et je n'avais pas le choix. Il fallait y retomber -ou mourir; car toute carrière honorable m'était fermée. Mourir à -vingt ans, ou, ce qui était pis que la mort; endurer la longue agonie -de la misère, je n'en eus pas la force. Ceux qui nous flétrissent de -leur mépris se sont-ils jamais trouvés dans cette horrible -alternative? Et, à supposer que j'eusse résisté, quelle compensation -m'eût offert la société? Qui seulement eût connu mon héroïsme? qui -m'en eût su gré? Depuis six mois que je luttais, que je jouais ma -santé, ma beauté, ma vie elle-même, dans ce combat de toutes les -heures, aux yeux de quel monde m'étais-je réhabilitée? Si mon -concierge était honnête homme, peut-être avais-je conquis son estime. -Tandis qu'en reprenait ma vie passée, avec plus d'expérience, je -pouvais me faire dans un certain monde une position brillante. N'ayant -pu me relever par la vertu et le travail, je voulus ensuite me relever -par l'amour, ou tout au moins par un attachement sérieux. J'eus le -bonheur de rencontrer un véritable honnête homme. C'était le prince -Dorowski. Il m'aimait éperdument. Mon affection pour lui était une -reconnaissance passionnée plutôt que de l'amour. Nous devions nous -marier. Hélas! je le perdis. Alors je pensai mourir de douleur; et je -me demande encore comment j'eus le courage de vivre. Depuis lors, je -suis restée dans cette société interlope, puisque c'est la seule qui -puisse m'admettre. Mais, Dieu merci! mon ami revînt-il en ce monde, je -pourrais lui dire: Je suis encore digne d'être votre femme.» - -Elle cessa un instant de parler; de vraies larmes roulaient dans ses -yeux. Albert respecta son silence. - -«Mais je suis folle vraiment, reprit-elle avec un sourire forcé. Je ne -sais pourquoi je vous confie ainsi ma vie et mes plus secrètes -souffrances, à vous que je connais à peine. C'est sans doute que j'ai -deviné en vous une âme assez noble, un cœur assez généreux pour me -comprendre et m'absoudre. Dites-moi que vous me pardonnez de vous -ennuyer ainsi. - ---Je dirai plutôt, madame, que je vous dois des remerciements pour la -confiance dont vous daignez m'honorer. - ---Vous du moins vous ne ressemblez pas aux autres hommes. Vous vous -intéressez à ces pauvres femmes dont la vie est aussi flétrie, plus -douloureuse peut-être que celle des condamnés au bagne. - ---Je ne sache pas, en effet, de situation plus digne d'indulgence et de -commisération, repartit Albert. - ---Quel homme bon et juste êtes-vous donc, qui savez aimer et plaindre -la femme tombée! Ceux-là mêmes, au contraire, qui nous ont perdus -nous, insultent et rient de notre malheur. Ils nous disent avec -cruauté: «Si vous souffrez de votre dégradation, pourquoi rester au -milieu de ce monde qui vous foule aux pieds? N'y a-t-il donc pas un coin -de terre où vous puissiez vivre inconnue, oubliée? Vous le voyez bien, -le vice vous plaît, le vice vous attire, le vice est votre élément. -Vous n'avez pas de cœur. Vous aimez mieux être méprisée, insultée, -que de renoncer à cette vie folle. Car ce qu'il vous faut à vous, -c'est la joie bruyante qui étourdit, ce sont les plaisirs qui -avilissent.» Ah! sans doute, cela est triste à dire: il y a du vrai -là dedans, la femme la plus dégradée souffre de son opprobre, -souhaite la possibilité de la réhabilitation; mais toutes ou presque -toutes aiment cette existence vertigineuse et n'y peuvent renoncer que -lorsque la vieillesse les condamne à la retraite. Ce qu'il y a de plus -affreux pour ces malheureuses victimes du vice, ce n'est pas cela -encore, c'est qu'elles ne peuvent plus être aimées. Sans doute on les -désire, sans doute on se ruine pour elles; mais les aimer avec cette -estime, ce respect qui accompagne l'amour véritable; non, pour elles ce -bonheur est à jamais perdu. Et cette femme faite pour l'amour, dont le -cœur était pur, dont le cœur peut-être est vierge encore, car il se -peut qu'il n'ait jamais aimé, cette femme qui malgré sa souillure a -conservé le souvenir de la vertu, le culte du beau, cette femme ne -connaîtra jamais les ivresses pures, les joies profondes et douces d'un -amour élevé, d'un amour partagé. Oh! c'est affreux, c'est affreux? Et -c'est là, croyez-le, notre plus cruel supplice.» - -En parlant ainsi, Lucrèce était superbe, on l'eût dite inspirée. - -Albert l'écoutait tout palpitant. Il était trop confiant et trop naïf -pour découvrir dans cette tirade un peu déclamatoire, dans ce mélange -de réalités et de mensonges, des effets habilement préparés. - -Lucrèce cacha sa figure dans ses mains comme pour voiler sa douleur; -mais elle écartait un peu les doigts pour observer Albert. - -Albert était troublé. Involontairement, il comparait cette femme et -Madeleine. - -Madeleine, sans doute, était aussi belle. Mais, avec sa pureté -virginale, elle ne lui avait jamais causé une émotion aussi vive; -jamais en sa présence il n'avait ressenti ces chaudes effluves, ni cet -attrait violent qu'exercent les amours impurs. - -«Oh! madame, dit-il tout tremblant, ne désespérez point. Vous -trouverez certainement un cœur assez bon, assez tendre pour vous -absoudre, pour vous aimer comme vous le désirez, et, j'ose le dire, -comme vous le méritez. - ---Merci de votre prédiction,» dit-elle. - -Elle lui tendit la main. Albert la baisa respectueusement en rougissant. - -«Je vous en supplie, reprit Lucrèce, accordez-moi votre amitié. Elle -me relèvera déjà à mes propres yeux. Soutenue, encouragée par vous, -j'arriverai certainement à me dégager tout à fait de ce milieu de -corruption. Ah! sans doute un pressentiment m'attirait vers vous. Dès -le premier jour que je vous vis, je reconnus en vous mon sauveur; et -depuis ce moment j'ai fait des efforts pour devenir meilleure. Je -m'occupe de bonnes œuvres. Je m'intéresse particulièrement au sort -des jeunes ouvrières sans protection et qui manquent d'un travail -suffisamment rétribué. Au n° 37 de la rue de Venise habite une jeune -fille du nom de Christine Ferrandès. J'ai su par M. de Lomas que vous -vous étiez intéressé à elle. Je compte obtenir pour votre protégée -un engagement dans le ballet qu'on monte en ce moment aux -Folies-Dramatiques. Sans doute la carrière du théâtre offre beaucoup -d'écueils. Mais cette petite Ferrandès, quoique dans une mauvaise -voie, a du bon, et j'espère l'arracher aux pernicieux conseils que lui -donne son entourage. Qu'en dites-vous? Ai-je bien fait? - ---Sans doute, madame, répondit Albert, flatté et même un peu confus -de cette déférence; je comprends votre pensée: vous voudriez -persuader à cette jeune fille qu'une actrice peut rester digne, et lui -donner une si haute opinion de l'art dramatique qu'elle en arrivât à -le respecter, à le relever dans sa personne par une conduite honorable. -Comment ne vous approuverais-je pas? Cependant je crois que la -bienfaisance privée est impuissante pour l'amélioration morale et -matérielle du sort des femmes. Il faut qu'elles s'unissent, s'associent -entre elles pour lutter contre les préjugés qui les asservissent et -contre les diverses exploitations dont elles sont victimes. Si vous le -permettez, madame, dans un prochain entretien, je vous émettrai -là-dessus mes idées. Ou du moins ce ne sont pas mes idées, mais -celles de Mlle Borel, une femme aussi très-supérieure.» - -Lucrèce saisit avec empressement ce prétexte pour réclamer instamment -une nouvelle visite. - - - - -XXXI - - -En sortant de ce boudoir parfumé et un peu sombre, Albert se sentit -plus à l'aise. Il passa la main sur son front brûlant comme pour en -chasser la fièvre. Il ne voulut point reparaître immédiatement devant -Madeleine, car il s'en jugeait indigne. Que lui inspirait donc Lucrèce? -C'était un sentiment étrange. Elle l'attirait et l'effrayait en même -temps. Il admirait son esprit et sa beauté; mais il ne l'aimait point, -et cependant l'émotion qu'il éprouvait ressemblait à l'idée qu'il -s'était faite de l'amour. - -Croyant retrouver son calme habituel, il descendit aux Tuileries et -s'assit sur un banc solitaire. Il resta rêveur, mais il ne pensait pas. -Son cerveau, envahi par l'image de Lucrèce, était comme frappé de -stupeur; et son regard voilé, ses lèvres frémissantes attestaient le -trouble profond qui régnait en lui. - -«Est-il assez innocent!» pensa Mme de Courcy avec un sourire à demi -attendri, à demi railleur. Pauvre enfant! il est vraiment délicieux. -Et à côté du diplomatique Lomas, cette candeur ne manque pas de -sel.» - -Comme elle répétait devant son miroir quelques-unes des poses et des -expressions de visage qu'elle avait prises pendant cette scène de haute -comédie, on annonça Renardet. - -«Hé bien! quelles nouvelles? Comment vont les affaires de Maxime? - ---Il a perdu avant-hier quarante mille francs au baccarat. Il nous les -faut d'ici à demain matin. - ---Aïe! Nous n'avons pas de temps à perdre. Les _Romains_ sont en -hausse. Je vendrai. À six heures il aura l'argent. Et d'ailleurs est-il -content de vous? - ---Ce matin encore, il médisait: «Ah! monsieur Renardet, que -n'êtes-vous une jolie femme! Je vous embrasserais.» - ---Et Fossette? - ---Déménagée. - ---Déménagée! s'écria Lucrèce qui pâlit, pour habiter avec M. de -Barnolf? - ---Non, avec son petit chapelier.» - -Une joie haineuse illumina la prunelle de Lucrèce. - -«J'ai réussi! Mais je ne suis pas encore assez vengée. Car j'ai une -longue rancune à satisfaire. Où demeure cette Fossette maintenant? - ---Elle est partie sans donner sa nouvelle adresse. - ---Sans donner son adresse! exclama Lucrèce avec désappointement. - ---Oui, mais nous l'avons. Gorju, qui a l'esprit aussi fin que son ventre -est gros, l'a fait suivre par son moutard, comme elle déménageait. - ---Bon! et combien vous a-t-il demandé pour cela? - ---Vingt francs. - ---C'est raisonnable. Fait-il au moins ses affaires, ce Gorju? Son -commerce va-t-il? - ---Mais oui, il est content. Il ne peut suffire aux commandes qui lui -arrivent de tous côtés. La mode des faux chignons fera sa fortune. Et -il est bien situé, dans ce quartier de _meurt de faim._ Il paye une -chevelure 2 ou 3 francs au plus, et il la revend 10, 20, 30, 50 francs -même. - ---Eh bien! où demeure Fossette? Car ce n'est pas assez de les avoir -brouillés; je veux que, sous les yeux mêmes de M. de Barnolf, elle lui -donne un successeur de notre monde. Que penseriez-vous de Maxime? - ---Je crois qu'il serait mieux d'attendre. Cette Fossette est une -étrange fille. Il faudrait lui faire la cour. Or, Maxime a l'esprit et -le cœur trop occupés en ce moment, et par Mme Daubré, qui le harcèle -d'épîtres sentimentales, et par Pouliche, qui feint la jalousie et le -désespoir pour le ressaisir. Il hésiterait pour le moment à se mettre -encore une femme sur les bras. - ---Soit! nous attendrons. Aussi bien la fuite mystérieuse de Fossette -doit exaspérer encore l'amour de M. de Barnolf. Je sais que, depuis -quelques jours, il joue chez Mme de Beausire un jeu d'enfer. Sans doute -il cherche à s'étourdir par les émotions du jeu. - ---Eh bien! et la petite blonde, refuse-t-elle toujours le duc? - ---Je ne puis comprendre, repartit Lucrèce avec dépit, que M. de Lomas -ait pu aimer cette fille-là; elle est idiote. Avant six mois elle sera -à l'hôpital, car elle est d'une faible santé. Gorju surveille-t-il -aussi cette belle Claudine? C'est la sœur d'une fille que je hais. Et -à un moment donné il pourra m'être utile de savoir ce qu'elle est -devenue. - ---Il paraît qu'elle commence à dépérir. Elle est pâle, ses traits -sont tirés. On ne lui connaît aucune affection. - ---Fatalement cette fille-là, avant six mois, sera une femme galante, -aussi bien que Christine et Fossette, aussi bien que....» - -Elle hésita. - -«Aussi bien que cette superbe institutrice dont vous me parliez l'autre -jour, continua-t-elle; car, s'il y a des natures faites pour la -pauvreté, il en est d'autres qui ne peuvent vivre que dans le luxe et -la joie. Quand elles ne succombent pas à la fascination de la richesse, -elles succombent à l'entraînement de l'amour. Je vous assure, -Renardet, que ces belles créatures m'intéressent, et que, -indépendamment de mes projets personnels, je voudrais les empêcher de -compromettre leur avenir dans des liaisons de bas étage. Je voudrais en -faire des princesses à la mode. Vous le voyez, je deviens philanthrope. - ---Ah! ah! ah! fit Renardet. Il en est de la philanthropie comme de la -morale: on en voit de tout acabit. - ---Et tenez, reprit Lucrèce avec une sorte d'inspiration; une idée me -vient. Tout à l'heure, M. Daubré me parlait d'associer les femmes. Il -avait raison. L'association est une force toute-puissante pour le bien -comme pour le mal. Supposez que vingt, cinquante, cent, deux cents -jolies femmes, créatures endiablées, prêtes à tout, intelligentes -comédiennes, habiles en l'art de duper et de ruiner les hommes, -s'associent dans une même pensée, la haine et le mépris pour ceux qui -les perdent et les foulent aux pieds. Vous figurez-vous quelle puissance -pourrait acquérir dans le monde des arts, des lettres, de la politique, -de la finance, une telle association dirigée par une forte tête: la -mienne, par exemple? Cette idée me paraît grandiose, et j'y songerai. -En tous cas, Renardet, je compte sur vous pour le recrutement. Les -femmes ne savent pas tout ce qu'elles pourraient, si elles voulaient -s'entendre. Ah! continua-t-elle avec sarcasme, je comprends: ce petit -Daubré est un utopiste. Il veut améliorer le sort de la femme, il veut -régénérer la société. Mais que peut-on édifier avec toutes ces -pourritures, ces difformités, ces monstruosités morales? Pallier le -mal, c'est l'entretenir. Non, ce n'est que par le débordement du vice -et par l'excès de la souffrance qu'on arrivera au bien et qu'on -reconnaîtra les droits de tous au bonheur. On ne peut plus la guérir, -cette société infecte, car elle porte dans toutes ses artères le -virus de la corruption. Comme le dit Émile Augier, il faut qu'elle -crève. - ---Je comprends, dit Renardet avec son sourire aux dents aiguës; vous -voulez lâcher sur elle deux cents diablesses aux griffes roses, aux -crocs de perle pour la dévorer. - ---Oui, vous l'avez dit, deux cents réprouvées; car la vie d'une -lorette, c'est l'enfer. Est-il un métier plus terrible, plus rempli -d'exigences, de déboires, de soucis, d'angoisses même? Ces -malheureuses, elles voulaient être libres; elles ne sont que des -esclaves et des servantes. Elles n'ont pas faim, il faut qu'elles -mangent; elles n'ont pas soif, il faut qu'elles boivent; elles sont -malades, il faut qu'elles jouent; elles sont tristes, il faut qu'elles -chantent. Mais, si avilies qu'elles soient, croyez-vous qu'elles ne -ressentent pas les outrages? Je le sais, bien, elles ne demanderaient -pas mieux que de se venger. - ---Moi aussi, fit Renardet, j'ai bon nombre de petites vengeances à -exercer. Dans mon métier, on est exposé aux rebuffades; et, ma foi! on -a beau mettre sa fierté dans sa poche, cependant à la longue on amasse -de la haine contre les individus, aussi bien que contre les hommes en -bloc, c'est-à-dire contre la société. Je me mets donc aux ordres de -votre association.» - -Lucrèce sourit. - -«En attendant, reprit-elle, surveillez-moi Barnolf et Fossette; il ne -faut pas qu'ils se rejoignent.» - - - - -XXXII - - -Pendant huit jours, M. de Barnolf ne pensa qu'à Fossette. -Reviendrait-elle? Il était impatient, fiévreux. Vingt fois, pour -connaître plus tôt sa résolution, il prit le chemin de la rue de -Venise; toutefois il hésitait. - -«Elle m'a défendu d'aller la voir, pensait-il, ma visite pourrait lui -déplaire. Mais pourquoi cette défense, si ce n'était son amour pour -ce chapelier?» - -Et de nouveau la jalousie lui étreignait le cœur. Puis il s'indignait -contre lui-même; son orgueil se révoltait de cette humiliante -rivalité. - -Le jeudi suivant, dès neuf heures, il endura de nouveau toutes les -tortures de l'attente. Son estomac était crispé; sa bouche était -sèche; ses mains, moites et glacées. - -Il attendit jusqu'à trois heures. - -Il alluma plusieurs cigares, il les broyait entre ses dents et les -jetait au feu. Il cassa deux chaises. Puis il prit un poignard, et, pour -échapper à la tentation qui l'envahissait, il en brisa la lame contre -le marbre d'une console. Saisissant ensuite un pistolet, il l'arma; et, -le spasme de la colère passé, il s'asseyait comme un désespéré, et -des larmes de rage et d'amour coulaient de ses yeux. - -«Fossette! ô ma Fossette!» s'écriait-il. - -Il s'emparait de son portrait, le regardait longtemps, le baisait avec -transport, et, l'instant d'après, le jetait loin de lui. Puis il le -ramassait pieusement et le plaçait sur son cœur. - -À le voir se livrer à de tels enfantillages on eût souri, si ses -prunelles qui pâlissaient, si les veines gonflées de ses tempes, si le -mouvement sauvage des narines ne l'eussent rendu terrible. - -À trois heures et demie, il n'attendit plus. Sa fièvre parut se -calmer. - -«C'est fini, dit-il, je ne la reverrai de ma vie. Je ne puis m'exposer -à souffrir deux fois un pareil supplice.» - -Il sonna. - -«Faites préparer mon coupé,» dit-il à son valet de chambre. - -Il s'habilla lentement. On eût dit qu'il espérait encore. - -«Où va monsieur? lui demanda le domestique; car si quelqu'un -venait....» - -Il pensa à Fossette, qui pouvait arriver encore, et, dans le désir de -se venger: - -«Vous répondrez, dit-il, que je suis allé chez Mme de Beausire.» - -Il voulait en effet se rendre chez Mme de Beausire; mais au lieu de dire -au cocher: «rue de la Madeleine, 12,» il lui cria cette adresse: «rue -de Venise, 37.» - -Il se jeta dans son coupé. Brisé par de si violentes anxiétés, il -ferma les yeux comme s'il voulait recueillir ses forces pour les -émotions qui l'attendaient encore. - -Pendant ce temps, Fossette, elle aussi, souffrait cruellement. Il -semblait qu'elle ressentît à distance toutes les tortures de M. de -Barnolf. Elle luttait contre sa bonté, qui la poussait à pardonner, et -contre son amour aussi, qui l'entraînait vers lui. Bien que sa fierté -se révoltât contre l'outrage qu'elle avait subi, elle aimait toujours; -elle se représentait les souffrances de Léopold. - -Elle se mit à coudre, mais son ouvrage tombait de ses doigts. Elle -restait rêveuse, la prunelle fixe, comme si une vision passait devant -elle. - -Puis elle essaya de chanter pour chasser cette obsession, mais son -gosier refusait d'articuler aucun son. - -Elle se leva et mit son chapeau. C'était comme un charme qui -l'attirait. - -Pourtant elle voulut résister. Elle appela Robiquet. - -«Voyons, mon ami, dit-elle, tâchez de me distraire un peu; et, si je -sortais tout à l'heure, retenez-moi afin de m'empêcher de commettre -une sottise et une lâcheté.» - -De nouveau, elle s'efforça de lutter. Elle parlait avec volubilité. -Elle riait aussi, mais d'un rire nerveux et strident qui faisait mal. - -Tout à coup elle rejeta son ouvrage, remit son chapeau et son châle. - -Robiquet tâcha de la retenir. - -«Il faut que j'aille, il faut que j'aille, dit-elle fiévreusement; il -me semble qu'il va mourir.» - -Et elle se précipita dehors. - -Il était quatre heures lorsqu'elle arriva chez M. de Barnolf. Depuis -vingt minutes il était sorti. - -Quand elle apprit qu'il n'était pas chez lui, sa douleur fut si vive -qu'elle tomba sur un siège, ne pouvant plus se soutenir. - -Elle questionna le domestique. - -«Il est allé chez Mme de Beausire,» répondit-il. - -Elle ressentit au cœur une souffrance aiguë, comme si une lame d'acier -l'eût traversé. - -«Ah! dame! mademoiselle, reprit le domestique, il vous a assez -attendue, et même qu'il était fort en colère. La chambre est dans un -bel état, allez!» - -Elle demanda à entrer dans sa chambre. - -Elle vit les tronçons du poignard, et sur une table le pistolet armé; -puis elle aperçut à terre son portrait froissé et lacéré. - -«C'est un brutal, pensa-t-elle, qui tôt ou tard m'eût traitée comme -mon portrait. Tout est fini entre nous. D'ailleurs il ne m'aime plus: -cette visite chez Mme de Beausire le prouve assez. - -Le cœur navré, elle prit néanmoins son parti. - -«Je vous en prie, dit-elle au domestique, M. de Barnolf ne doit pas -savoir que je suis venue. Cela le contrarierait, et moi aussi.» - -Il promit de se taire. - -Elle rentra bien triste, bien désespérée, dans son lugubre taudis de -la rue Notre-Dame. - -Cependant M. de Barnolf était arrivé rue de Venise. - -Il ne soupçonnait pas l'existence de cet horrible chancre du -paupérisme qui s'étend au centre même de Paris. Moins préoccupé, il -eût reculé d'horreur; et Fossette vivant au milieu de ce cadre hideux -lui eût peut-être semblé plus digne de pitié que d'amour. Mais, tout -entier à son émotion, il ne vit rien. Il gravit les degrés de -l'escalier sans même s'apercevoir que ses pas les faisaient trembler. - -Le concierge était au premier. Il s'arrêta pour l'interroger. - -En apprenant que Fossette était partie sans laisser sa nouvelle -adresse, il lui parut que la terre se dérobait sous lui. - -Machinalement il se retourna pour redescendre; mais une idée lui vint. - -Il demanda si la chambre qu'elle avait habitée, était déjà louée. - -«Non, répondit le propriétaire du garni. Nous la lui gardons, car -nous espérons toujours qu'elle reviendra. Tout le monde ici l'aimait -tant! - ---Tenez, dit M. de Barnolf, je vous loue sa chambre pour une heure.» - -Et il lui glissa dans la main une pièce d'or. - -Le maître du garni s'empressa de le conduire avec force révérences à -la mansarde de Fossette. - -En pénétrant dans ce réduit misérable, le riche Hongrois frissonna. - -«C'est bien là, vous ne vous trompez pas?» interrogea-t-il avec -défiance. - -Il ne pouvait croire en effet que l'insouciante et charmante fille qu'il -aimait, eût pu vivre an milieu d'une telle pauvreté. - -«Mais c'est une de nos plus belles chambres, répondit le logeur; -regardez, Mlle Fossette avait le soleil: cette fenêtre lui a -économisé bien du charbon; elle voulait du soleil, surtout pour ses -fleurs. Ah! dame! nous qui sommes les propriétaires, nous ne le voyons -jamais; et même que le médecin nous a dit que c'était par rapport à -cela que tous nos enfants mouraient avant l'âge de sept ans. Il paraît -que les enfants c'est comme les fleurs, il leur faut du soleil.» - -M. de Barnolf n'écoutait pas; il ne pouvait croire ce qu'il voyait. - -«Mais, dit-il, il y avait du moins d'autres meubles? - ---Ah! monsieur, il ne faut pas s'imaginer que, pour huit francs par -mois, on peut avoir de l'acajou ou du palissandre. Cette chambre -maintenant n'est pas magnifique, j'en conviens; mais quand Mlle Fossette -l'habitait, elle l'arrangeait si bien! Elle avait d'abord des fleurs -superbes, et tout de suite ça meublait. Et puis il fallait la voir -tourner là dedans. Elle était si gaie, si vive, si jolie! Ah dame! on -ne s'amusait pas à regarder ses meubles; on avait assez à faire de -l'admirer, de l'écouter et de rire avec elle. Il y a la mère -Blancheton, une pauvre asthmatique qu'elle soignait, et qui se désole -de ne plus la voir passer chaque matin. Elle me disait encore hier: -«C'est fini, monsieur Grinchu, on ne peut on plus vivre dans votre -cassine depuis que Mlle Fossette n'y est plus.» - ---C'est bien, fit M. de Barnolf, laissez-moi.» - -Et il resta seul. - -Il était profondément attendri. - -«Pauvre et vaillante fille! pensait-il. C'est là qu'elle vivait, -qu'elle travaillait. En sortant de mon luxueux appartement, elle -rentrait dans cette froide mansarde; et, plutôt que d'accepter un -bien-être qui l'eût avilie et privée de sa liberté, elle endurait -une horrible misère.» - -M. de Barnolf s'inclinait devant cet héroïsme qu'une heure auparavant -il eût déclaré impossible. - -«On admire ces héros, poursuivait-il, qui dans un moment -d'enthousiasme ont accompli des actes de courage et de dévouement. La -gloire, et souvent la fortune, les en récompensèrent. Qu'est-ce -pourtant qu'un trait de bravoure qui ne demande qu'un effort passager, -à côté de la force de volonté qu'il faut à une pauvre fille pour -lutter, non pas un moment, non pas un jour, mais tous les jours et tous -les instants de sa vie, contre les défaillances morales, et contre les -défaillances physiques, contre le froid et contre la faim, contre les -répugnances du travail et contre les séductions dont elle est -environnée? Faut-il s'étonner qu'elles soient si rares celles qui -résistent! Sont-ils donc si communs les héros?» - -Mais soudain une idée, lui traversant l'esprit, vint couper court à -son admiration. Il essuya les larmes qui lui emplissaient les yeux. - -Il descendit, remit la clef au propriétaire, et lui demanda, sans -paraître y attacher aucune importance: - -«N'est-ce pas chez vous que demeure M. Robiquet, chapelier? - ---Non, monsieur, il ne demeure plus ici; il a déménagé en même temps -que Mlle Fossette.» - -En regagnant son coupé, M. de Barnolf avait sur les lèvres un sourire -amer et sarcastique. - -«Elle n'habitait ce taudis que pour vivre plus près de cet ouvrier! Et -moi qui m'apitoyais sur son courage et sur sa vertu! Il y a des femmes -bien perverses!» - -Il se crut guéri. - - - - -XXXIII - - -Cependant il survint un événement qu'on ne croyait pas aussi prochain. -C'était l'explosion de la guerre civile en Amérique. - -Cette guerre frappait à la fois l'industrie cotonnière et la -fabrication de la soierie française, dont le principal débouché est -aux États-Unis. - -Du jour au lendemain, M. Borel perdait plus d'un million, et restait -avec des commandes importantes sur les bras. - -Son commis principal lui écrivait: - -«Les nouvelles d'Amérique sont désastreuses. La maison de New-York -qui nous devait 300000 francs, vient de se déclarer en faillite. Les -Smith de Washington nous écrivent de retarder l'envoi; ils ne seraient -pas en mesure de le solder. Enfin les Stormer de la Nouvelle-Orléans, -pour lesquels nous avions sur le métier deux mille pièces de petits et -grands façonnés, viennent de fermer leur comptoir. Si la guerre -intercepte les communications avec l'Amérique, il est également à -craindre que les autres maisons avec lesquelles nous sommes en affaires -ne rompent leurs engagements. Nous devons nous attendre à une crise -terrible dans le commerce lyonnais.» - -M. Borel partit immédiatement pour Lyon, et décida que sa famille le -rejoindrait dans la huitaine. - -Le projet de mariage entre Béatrix et Lionel se trouvait nécessairement -ajourné. - -Cette guerre modifia aussi l'itinéraire que s'était tracé Mlle Borel. -Au lieu de se rendre immédiatement en Amérique, comme elle l'avait -projeté d'abord, elle visiterait pendant l'été le nord de l'Europe, -séjournerait quelque temps en Angleterre, et ne s'embarquerait pour le -nouveau continent que vers la fin de l'automne, si toutefois les -communications étaient possibles. - -De son côté, M. Daubré recevait des nouvelles peu rassurantes de -Lille. - -«Sur le marché, lui écrivait-on, les transactions sont arrêtées. Il -y a panique. Les fabricants s'attendent à une crise. La population -s'inquiète. Le procès de Gendoux agite les ouvriers. Des menaces ont -été faites contre votre fabrique du quartier Saint-Sauveur.» - -La maison Daubré allait donc subir aussi un désastre. Avant la guerre, -dans le commerce du coton, tous les symptômes étaient à la baisse. M. -Daubré n'avait donc fait aucune provision. Si, selon tout pronostic, la -guerre déterminait une hausse subite, qu'allait-il faire avec ses trois -fabriques? - -Il se montra énergique, et ordonna le départ. - -Mme de Lomas écrivait aussi une longue lettre à sa fille pour presser -son retour. - -Le départ des Daubré coïncida ainsi avec celui des Borel. - -Albert toutefois déclara qu'il prolongerait un peu son séjour à -Paris. - -Depuis quelques jours, Madeleine observait avec chagrin qu'il ne lui -montrait plus la même amitié, non qu'il fût moins respectueux et -moins admiratif; mais, à côté d'elle, il était distrait, il ne -recherchait plus sa présence comme autrefois. Il s'enfermait dans sa -chambre ou s'absentait longtemps. Enfin, il ne travaillait plus. S'il -prenait un livre, il ne tardait pas à le laisser tomber sur ses genoux, -et ses regards troublés restaient fixes et rêveurs. - -Elle lui croyait quelque secret chagrin, mais elle n'osait l'interroger. - -Ce refroidissement, qu'elle n'avait en rien motivé, la préoccupait -péniblement, et l'absorbait à ce point que le souvenir même de Maxime -en était effacé. - -De son côté, M. de Lomas, voyant son mariage retardé, devait -également retourner à Lille. D'ailleurs Lucrèce l'avait ainsi -ordonné. - -Il partit donc sans donner un souvenir à Geneviève. - -La pauvre fille avait accepté les cent francs que lui avait offerts le -duc à titre de prêt. Toutefois, elle ne pouvait suivre les sages -conseils qu'il lui avait donnés et rentrer chez ses parents dans la -position où elle se trouvait. C'eût été leur porter la honte. - -Mais elle quitta la maison de Mme Thomassin, et reprit le chemin de la -rue de Venise, espérant y retrouver ses amis, Fossette, Claudine et le -bon Robiquet. - -Sans doute elle était bien malheureuse. Cependant, en sortant de cette -maison où elle avait tant souffert, elle éprouva une sorte -d'allégement et de bien-être. À l'atmosphère de corruption morale -où pendant quinze jours elle avait vécu, elle préférait encore l'air -méphitique de la rue de Venise. - -Elle ne trouva plus que Claudine. - -Pauvre Claudine! elle aussi était bien découragée. Elle n'avait reçu -encore qu'une lettre de Jaclard; dans laquelle il lui annonçait son -arrivée; et il n'arrivait point. Elle pensa qu'il était retombé dans -la débauche. Elle passait les nuits à pleurer et à chercher, avec une -fiévreuse inquiétude, la cause de son silence. - -Grâce à cet amour, grâce surtout aux exhortations de sa mère et de -Madeleine, jusqu'alors elle était restée pure. Mais combien de temps -cette belle et ardente fille conserverait-elle la dignité dans un -milieu où elle est à peine regardée comme une vertu! - -«Paris est la forêt de Bondy de la vertu, a dit un auteur moderne; on -y arrête à tous les carrefours.» - -En effet, depuis son arrivée à Paris, Claudine ne sortait jamais sans -se voir obsédée par les propos galants de ces Lovelaces de trottoir, -pour qui suivre les femmes est un passe-temps, une manie. Nulle femme -n'est à l'abri de leurs grossièretés; mais les ouvrières surtout -sont l'objet de leurs poursuites. Elles sont si pauvres! Elles ont tant -de désirs qu'elles ne pourront jamais réaliser! Quelle proie facile -pour ces messieurs qui s'intitulent «chasseurs d'ouvrières.» - -La veille, Claudine avait été accompagnée jusqu'à la rue de Venise -par un monsieur d'an certain âge qui l'avait assaillie de déclarations -sentimentales et d'offres de tous genres, depuis le dîner à quarante -sous au Palais-Royal jusqu'au dîner chez Brébant; depuis la robe -d'alpaga jusqu'au cachemire de l'Inde. Arrivé à sa porte, il lui -proposait un mobilier en noyer et cent francs par mois. - -Le matin même, elle avait reçu une lettre de ce séducteur tenace. - -Cette lettre contenait des phrases toutes faites sur l'amour. Elle -répétait cet éternel refrain que chante le séducteur à l'oreille -des ouvrières: «On ne travaille pas quand on est si jolie. Le sort est -injuste envers vous. La nature vous avait faite pour la soie et le -velours, et vous portez des robes d'indienne. Vous végétez dans une -mansarde, quand vous pourriez briller dans un palais. Il y a plus d'un -million dans vos yeux. Quel cou plus digne que le vôtre de porter des -rivières de perles et de diamants!» - -La lettre se terminait par l'offre d'un mobilier d'acajou avec deux -cents francs par mois. - -Elle était signée: «RENARDET.» - -Combien peu l'eussent déchirée, cette lettre qui venait, au milieu -d'une pareille misère, apporter le scintillant mirage d'un luxe que -toutes ont rêvé! - -Pourquoi Claudine la conservait-elle depuis le matin? Elle l'avait lue -bien dès fois; et, après l'avoir lue, elle se regardait au miroir et -se disait: - -«Cet homme a raison, je suis belle, je pourrais être riche. Si je le -voulais, je porterais, moi aussi, de ces longues robes à falbalas; au -lieu d'aller à pied dans la boue, j'aurais une superbe voiture. Non, -c'est impossible; ma mère me maudirait, et Madeleine ne voudrait plus -me voir. Elle m'oublie, Madeleine. Voilà plus de huit jours qu'elle -n'est venue. Ah! il lui est facile, à elle, de résister. Elle est -heureuse, tandis que moi.... Du moins elle mange à sa faim; elle n'a -pas, comme moi, un chagrin de cœur qui l'empêche de dormir. Elle n'est -pas, comme moi, seule tout le jour, sans une distraction, sans un -plaisir. Ah! voir le soleil et ce beau temps si bleu, et rester là, -toujours sur sa chaise, à tirer son aiguille, quel supplice!» - -Un instant elle cessait de coudre. On eût dit que le printemps lui -envoyait d'enivrantes effluves. Son teint se colorait, ses narines -palpitaient; et la poitrine gonflée par un ardent soupir, le regard -troublé: - -«Armand, disait-elle à demi-voix, m'as-tu donc oubliée et ne -viendras-tu pas?» - -Elle reprenait son travail; mais bientôt encore l'étoffe tombait de -ses doigts. Elle se levait, marchait dans sa chambre, étendait les -bras. Elle avait besoin de parler, de crier, de rire. Elle prenait la -lettre de Jaclard, la baisait, et au lieu de rire elle pleurait. - -Puis le démon de la coquetterie la saisissant de nouveau, elle relisait -encore la lettre de son amoureux de hasard; et, fermant les yeux, elle -se voyait parée comme ces femmes quelle avait rencontrées la veille et -dont la beauté faisait retourner les passants. - -Et puis, c'étaient des dîners exquis, des bals, des spectacles. Elle -désirait tant aller au théâtre! C'était la vie active, bruyante, la -vie folle. Ah! tout au moins elle pourrait s'étourdir et ne plus penser -à Jaclard, si Jaclard, comme elle le craignait, l'avait oubliée. - -Geneviève vint l'arracher à ses rêves, à ces tentations dangereuses; -car l'isolement, l'ennui ont perdu plus de femmes que les tendres propos -des séducteurs, que les suggestions mêmes de la coquetterie. - -«Mon Dieu! comme vous êtes changée! s'écria Claudine en voyant -entrer Geneviève. Avez-vous été malade? - ---Oui, bien malade, répondit la jeune ouvrière, qui pendant un instant -essaya de retenir les pleurs qui lui remplissaient les yeux. - ---Vous avez donc eu du chagrin?» reprit Claudine en posant -affectueusement sa main sur celle de Geneviève. - -Alors Geneviève fondit en larmes, et, cédant aux sollicitations -amicales de Claudine, elle lui ouvrit son cœur, lui confia l'abandon de -M. de Lomas et l'odieuse machination qu'on avait organisée pour la -perdre. - -«Est-ce possible! exclama la sœur de Madeleine avec stupéfaction. -J'avais bien entendu dire qu'il existait à Paris des maisons où, sous -prétexte de les faire travailler, on attire les pauvres ouvrières pour -les pousser au mal; mais vous êtes bien courageuse d'avoir résisté.» - -À son tour, ne voulant pas être en retard d'héroïsme, elle montra la -lettre qu'elle avait reçue. - -Elle aussi, elle saurait repousser toutes les séductions. - -Elle confia à Geneviève ses appréhensions au sujet de Jaclard, et -déclara énergiquement qu'elle abhorrait tous les hommes, qui étaient -lâches, égoïstes, corrompus, employant le mensonge pour tromper les -pauvres filles, et les rejetant comme un bout de cigare éteint, quand -elles ont cessé de leur plaire. - -«Si tu veux, ma chère Geneviève, ajouta-t-elle en la tutoyant pour la -première fois, nous ne nous quitterons pas; puisque nous avons le même -chagrin, nous en parlerons ensemble.» - -Geneviève soupira. - -«Plût à Dieu que je ne fusse pas plus à plaindre que toi, Claudine! -Merci de ton amitié. Elle me fait tant de bien! Elle me sauve du -dernier désespoir.» - -Claudine, répandant toute l'ardeur de son cœur dans ce nouveau -sentiment, serra avec effusion dans ses bras l'infortunée fille de -Gendoux. - -Elle se trouvait presque heureuse. Isolée, elle avait un instant senti -chanceler sa vertu. Maintenant qu'elle avait une amie pour la soutenir, -pour l'encourager, elle serait forte contre la tentation. - -Le contraste de leurs natures, l'opposition même de leur beauté, -garantissait la durée de leur affection. - -C'était un charmant tableau que ces deux belles jeunes filles qui se -tenaient les mains, se confiant leurs peines, formant mille projets, -riant et pleurant tour à tour. - -Geneviève, elle, pleurait plus qu'elle ne riait; car il était un -secret, une honte qu'elle n'osait confier à Claudine. - -«Pourquoi es-tu triste, Geneviève? interrogeait Claudine d'un ton -boudeur. Ne serons-nous pas bien ensemble? Si tu veux, nous aurons la -même chambre. Vois-tu, on peut mettre encore un lit ici, sous -l'appentis. Si tu crains d'être mal, j'y coucherai, moi, ça m'est -égal. À Lyon, nous n'avions pas non plus toutes nos aises. Moi, pourvu -que j'aie quelqu'un à aimer, quelqu'un avec qui causer quand je -m'ennuie, c'est tout ce qu'il me faut. C'est affreusement triste d'être -seule quand on a du chagrin. Si nous vivions dans la même chambre, ce -serait dix francs par mois d'économie. Avec cela nous pourrions nous -donner quelque douceur. - ---Pas pour ce mois-ci. Le propriétaire vient de me louer la chambre de -Fossette. Ah! pauvre Fossette! que n'est-elle avec nous? - ---Non, je t'aime mieux à moi toute seule,» dit Claudine dont le -sourcil se fronça. - -Chez elle l'amitié même prenait le caractère exclusif de la passion. - -«Tu verras, reprenait-elle, nous serons bien heureuses. À nous deux -nous pouvons gagner cinquante sous par jour; en travaillant bien, -peut-être trois francs, et, si l'ouvrage est avantageux, quatre francs. -Nous ne dépenserons que moitié pour notre nourriture. Tu le vois, nous -pourrons encore nous acheter de jolis bonnets et des bottines. - ---Oui, mais, fit observer Geneviève, je ne me porte pas bien; si -j'allais tomber malade! - ---Oh! je te soignerai, tu verras, repartit Claudine en l'embrassant. - ---Que tu es bonne! soupira Geneviève. Je voudrais être moins -malheureuse, afin de pouvoir me réjouir d'un meilleur cœur de ton -amitié.» - -Comme elles devisaient ainsi, Madeleine et Mlle Borel entrèrent. - -Madeleine venait faire ses adieux à sa sœur. Elle avait désiré que -Mlle Bathilde, avant son départ, l'accompagnât chez Claudine, afin de -lui donner des conseils qu'elle-même, à cause de son âge, ne pouvait -lui adresser. - -Mlle Borel venait aussi pour voir Brisemur et lui parler de ce projet de -société coopérative dont elle voulait connaître les bases. Elle -désirait se renseigner auprès de l'ouvrier sur les essais de ce genre -tentés en 1848. - -Elle pensait que ces essais, interrompus par les événements -politiques, allaient se reproduire avec plus de maturité et dégagés -de tout esprit de secte et de parti. Ces essais, basés sur -l'association, consistaient surtout à fonder pour le prolétaire le -crédit mutuel, et à affranchir l'ouvrier du capitaliste et de -l'intermédiaire. - -Elle était donc fort curieuse d'étudier, partout où elle les -rencontrait, les germes de cette nouvelle organisation qu'elle croyait -appelée à transformer le monde économique. Elle-même se donnait la -mission de fonder pour les femmes des sociétés de production, afin de -les soustraire à l'exploitation de tant d'entrepreneurs et -d'entrepreneuses, qui, sans engager un bien gros capital, s'enrichissent -réellement du travail de l'ouvrière. - -Claudine était radieuse. Elle leur présenta son amie, et leur raconta -le projet qu'elles venaient de former de vivre et de travailler -ensemble. - -Geneviève, par discrétion, se retira sous prétexte de défaire sa -malle. - -Mlle Borel, profondément touchée de l'héroïsme de ces jeunes filles, -se disait: - -«Sans doute, tant qu'elles auront de l'ouvrage, elles ne mourront pas -de faim; mais, s'il arrive un chômage, si l'atelier qui leur fournit du -travail se ferme, que deviendront-elles? - -«Avez-vous pensé, mon enfant, demanda-t-elle à Claudine, à quoi vous -pourriez vous occuper si vous veniez à manquer d'ouvrage dans votre -spécialité? - ---Non,» répondit Claudine, étonnée de cette question. - -L'insouciance est caractéristique chez toutes les ouvrières. Il semble -qu'elles soient d'autant plus imprévoyantes que leur situation est plus -précaire. Au reste, n'est-ce pas là plutôt un bienfait de la nature, -et faut-il accuser ces pauvres filles de ne point prévoir ce lendemain -si incertain, qu'un caprice de l'entrepreneur ou un caprice de la mode -peut faire soudainement plein d'angoisse, horrible de misère! - -Mlle Borel soupira. - -«Cette imprévoyance est navrante, pensait-elle. Ce n'est pas seulement -la répartition des produits du travail qu'il faut changer; il faut -encore donner à l'ouvrière une éducation plus complète, et lui -enseigner les éléments de plusieurs professions. - -«Écoutez-moi, mon enfant, dit-elle à Claudine, je reviendrai dans -deux ans. J'espère vous trouver encore sage et bonne ouvrière; mais -pour vous rendre la vertu possible, je vais placer en votre nom cinq -cents francs à la caisse d'épargne. Vous y recourrez dans les moments -difficiles, c'est-à-dire dans les maladies ou les chômages forcés; -mais seulement dans ces moments-là. Ce n'est pas une aumône que je -vous fais, c'est un prêt; car, si vous perdiez l'habitude d'un travail -régulier, vous ne pourriez que très-difficilement la reprendre.» - -Depuis un instant on entendait parler dans le corridor, et Madeleine, -croyant reconnaître une voix, avait tressailli et prêtait l'oreille. - -On frappa à la porte. - -Elle alla ouvrir et se trouva en face de Mme de Courcy et d'Albert -Daubré. - -Claudine, reconnaissant la belle visiteuse qui était venue demander -Fossette huit jours auparavant, se présenta pour lui répondre. - -Albert avait soudain pâli. Il n'osait lever les yeux sur Madeleine. - -Quant à Madeleine, en le voyant accompagner cette femme élégante et -encore jeune, et en remarquant son trouble, elle avait tout compris, et -ses préoccupations et sa résolution subite de rester à Paris. - -Albert, en effet, était fort perplexe. Son embarras n'était point -seulement causé par la présence de Madeleine, à laquelle, après -tout, son cœur pas plus que ses lèvres n'avaient jamais rien promis. -Mais que devait-il faire? Présenter à Madeleine et à Mlle Borel, Mme -de Courcy, une femme galante, c'était commettre une grave infraction -aux lois du monde. Ne pas la présenter, c'était blesser Lucrèce qu'il -jugeait plus malheureuse que coupable. Bien qu'elle vécût dans une -société interlope, il la regardait comme une femme si supérieure, -qu'avec sa justice prime-sautière, il préféra commettre une -inconvenance plutôt qu'une cruauté. D'ailleurs Madeleine et Mlle Borel -avaient l'âme assez haute pour la lui pardonner. - -«Mademoiselle, dit-il, je vous présente Mme de Courcy, une de vos -admiratrices, et qui depuis quelque temps partage toutes nos idées.» - -Madeleine, avec sa nature vibrante, ressentit pour Lucrèce une -très-vive répulsion. - -Mlle Borel, qui possédait un grand tact d'observation, devina que cette -femme aux allures un peu hardies, et dont la jeunesse paraissait -conservée à force d'artifices, exploitait Albert Daubré. - -Elle se tint donc sur la réserve, tout en répondant avec politesse et -bienveillance. - -Lucrèce avait entraîné Albert chez sa protégée, la petite -Ferrandès, à qui elle apportait la promesse d'un engagement pour les -Folies-Dramatiques. - -Mais la conversation commençait à peine, qu'un cri déchirant retentit -dans la mansarde voisine. - -Et puis on entendit un bruit sourd comme celui d'un corps qui tombait. - -«Ah! mon Dieu!» s'écria Claudine. - -Et elle s'élança. Toutes les autres personnes la suivirent. - -Geneviève était étendue à terre, privée de sentiment. Un journal -déployé, qui avait servi à envelopper un paquet, se trouvait sur la -table. - -Or, ce journal contenait le jugement qui condamnait Gendoux, selon -l'ancienne loi sur les coalitions, à une année d'emprisonnement. - -Quand Geneviève reprit ses sens, la première figure que rencontrèrent -ses regards fut celle de Lucrèce. Elle arrêta sur Mme de Courcy des -yeux surpris, presque égarés. - -«Prenez garde! prenez garde! balbutia-t-elle. Cette femme vient ici -pour vous perdre!» - -Et de nouveau elle s'évanouit. - - - - -Le lecteur trouvera la suite et la fin de cette étude de mœurs dans un -volume qui paraîtra incessamment sous le titre de: - - -LES RÉPROUVÉES. - - - - -_Note de l'éditeur._ Nous croyons devoir reproduire ici une lettre -adressée, le 22 décembre 1866, au directeur-gérant du journal _le -Siècle_, pendant la publication de la seconde partie du Calvaire des -femmes. Cette lettre témoigne que ce roman, par ses qualités -d'observation et de style, a fait sensation parmi l'élite de la classe -ouvrière. - - -_À M. le directeur-gérant du_ SIÈCLE. - -«Monsieur, - -«La lecture des œuvres de littérature, même futiles, quand toutefois -elles ne sont pas corruptrices, est assurément la plus agréable comme -la moins coûteuse des distractions. Le succès populaire de certaines -publications périodiques à bon marché en est la preuve incontestable. -Or, ce succès même est pour les auteurs un éloge qui peut suffire, et -il y aurait de la part des lecteurs une sorte de prétention ridicule à -vouloir le formuler d'une manière explicite. Mais il n'en saurait être -de même lorsqu'il s'agit d'ouvrages qui, sous la forme la plus -attrayante, se proposent un but éminemment utile. - -«Tels sont _la Croisade noire_ et _le Calvaire des femmes._ - -«Depuis les romans d'Eugène Sue, qui ont si puissamment contribué aux -améliorations déjà obtenues dans la condition des travailleurs, aucun -ouvrage de ce genre n'aura prêté, selon nous, un concours aussi -efficace à la réalisation de celles qui restent à accomplir. - -«Les idées sociales ont cessé d'être un vague idéal. Nous avons -passé à la pratique. Le nombre des associations coopératives en -activité en est la preuve éclatante. Tout le monde peut s'en -convaincre en parcourant la liste qu'en publie, à chacun de ses -numéros, le journal _la Coopération._ Cinquante sociétés de -production à Paris, autant en province, et un plus grand nombre de -sociétés d'épargne pour arriver à la production, plus de deux cents -sociétés de crédit mutuel et de consommation, tout ce mouvement ne -témoigne-t-il pas du profit moral et matériel que l'on peut tirer des -œuvres de l'esprit créées pour élever l'éducation sociale de tous? - -«Voilà pourquoi nous vous prions, monsieur le directeur, de faire -parvenir à l'auteur de ces deux ouvrages, non-seulement l'hommage de -notre admiration pour son beau talent d'écrivain, mais encore et -surtout l'expression de notre gratitude pour le notable service qu'il -rend à la cause du progrès. Nous avons la conviction d'être ici les -interprètes de tous les travailleurs. - -«Agréez, monsieur le directeur, nos fraternelles salutations.» - - -Suivent une trentaine de signatures de chefs d'associations -ouvrières. - - - - -FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE. - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE DES FEMMES *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm -concept and trademark. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you -are not located in the United States, you will have to check the laws of the -country where you are located before using this eBook. -</div> - -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: Le Calvaire des Femmes</p> - -<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Marie-Louise Gagneur</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: August 11, 2021 [eBook #66035]</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div> - -<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)</div> - -<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE DES FEMMES ***</div> - -<div class="figcenter" style="width: 500px;"> -<img src="images/calvaire_cover.jpg" width="500" alt="" /> -</div> - -<hr class="r5" /> - - -<h2>LE<br /> -CALVAIRE DES FEMMES</h2> - - - - -<h4>PAR</h4> - -<h3>M.-L. GAGNEUR</h3> - - - - -<h4>PARIS</h4> - -<h4>ACHILLE FAURE, LIBRAIRE-EDITEUR</h4> - -<h5>18, RUE DAUPHINE, 18</h5> - -<h5>1867</h5> - -<h5>Tous droits réservés</h5> - - -<hr class="r5" /> - - -<h4>TABLE DES MATIÈRES</h4> -<p class="noindent">CHAPITRE <a href="#I">I</a><br /> -CHAPITRE <a href="#II">II</a><br /> -CHAPITRE <a href="#III">III</a><br /> -CHAPITRE <a href="#IV">IV</a><br /> -CHAPITRE <a href="#V">V</a><br /> -CHAPITRE <a href="#VI">VI</a><br /> -CHAPITRE <a href="#VII">VII</a><br /> -CHAPITRE <a href="#VIII">VIII</a><br /> -CHAPITRE <a href="#IX">IX</a><br /> -CHAPITRE <a href="#X">X</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XI">XI</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XII">XII</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XIII">XIII</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XIV">XIV</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XV">XV</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XVI">XVI</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XVII">XVII</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XVIII">XVIII</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XIX">XIX</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XX">XX</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XXI">XXI</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XXII">XXII</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XXIII">XXIII</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XXIV">XXIV</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XXV">XXV</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XXVI">XXVI</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XXVII">XXVII</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XXVIII">XXVIII</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XXIX">XXIX</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XXX">XXX</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XXXI">XXXI</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XXXII">XXXII</a><br /> -CHAPITRE <a href="#XXXIII">XXXIII</a></p> - -<hr class="r5" /> - -<p><br /></p> - - -<h4>LE<br /> -<br /> -CALVAIRE DES FEMMES</h4> - -<p><br /></p> - -<hr class="r5" /> - -<h4>PREMIÈRE PARTIE</h4> - -<p><br /><br /></p> - -<h4><a id="I">I</a></h4> - - -<div class="blockquot-half"> -<p> -«La classe ouvrière est comme un peuple d'ilotes au milieu d'un peuple -de sybarites; il faut lui donner une place dans la société.... Elle -est sans organisation et sans lien, sans droits et sans avenir; faut lui -donner des droits et un avenir, et la relever à ses propres yeux par -l'association, l'éducation, la discipline. -</p> - -<p> -«Aujourd'hui la rétribution du travail est abandonnée au hasard ou à -la violence; c'est le maître qui opprime ou l'ouvrier qui se révolte. -</p> - -<p> -«La pauvreté ne sera plus séditieuse lorsque l'opulence ne sera plus -oppressive.» -</p> - -<p style="margin-left: 50%;">L.N. Bonaparte.</p> - -<p style="margin-left: 50%;">(<i>Extinction du paupérisme.</i>)</p> -</div> - -<p> -Le 25 janvier 1844, il se passait dans une chaumière de Monestier, l'un -des plus pauvres villages de l'infertile et montagneuse Ardèche, un -drame intime et poignant. -</p> - -<p> -C'était vers le soir. Le vent soufflait avec violence dans les -châtaigneraies et ébranlait la masure. La neige, tombant à flocons -pressés, hâtait la nuit. -</p> - -<p> -Une chambre unique servait de cuisine, de dortoir, de cave, de grenier -et d'étable à la famille qui l'habitait. La seule richesse de ces -malheureux, c'était une chèvre efflanquée couchée dans un coin. -</p> - -<p> -Un feu de bois mort glané la veille dans la forêt, un feu -parcimonieux, jetait une clarté rougeâtre qui rendait encore plus -triste le jour blafard. -</p> - -<p> -Dans leurs châssis vermoulus, les vitres tremblaient, laissant passer -le vent. Deux carreaux cassés étaient masqués par des haillons. -</p> - -<p> -Cet antre, dont on ne saurait peindre la couleur sombre et la misère -sordide, était habité par Jacques Bordier, sa femme et ses cinq -enfants, cinq filles, dont l'aînée n'avait pas neuf ans. -</p> - -<p> -L'enfance, si gracieuse avec ses joues roses, ses rires naïfs et ses -yeux candides, qui laissent voir l'âme à fleur du regard, se -présentait là repoussante, presque hideuse. Ces enfants, c'étaient -des animaux humains grouillant dans l'immondice. Et cependant de ces -visages barbouillés et comme hébétés il jaillissait parfois des -éclairs d'intelligence; on devinait, sous cette couche de malpropreté, -des formes qui peut-être eussent été exquises, si déjà la -souffrance ne les eût flétries. -</p> - -<p> -Jacques Bordier, accoudé sur une table, était pensif. Sa figure -énergique, presque sauvage, exprimait à la fois l'amertume et -l'abattement. -</p> - -<p> -Une bouteille était devant lui. Fréquemment il emplissait son verre et -buvait une gorgée de genièvre. -</p> - -<p> -Sa femme, étendue sur un misérable grabat, de temps à autre faisait -retentir la cabane de cris déchirants. -</p> - -<p> -Une voisine, remplissant les fonctions de garde, rôdait dans cet -intérieur lugubre, attisait le feu, secourait la malade. -</p> - -<p> -Un des enfants dit tout à coup: -</p> - -<p> -«J'ai faim.» -</p> - -<p> -Et les autres répétèrent: -</p> - -<p> -«J'ai faim». -</p> - -<p> -La vieille ouvrit un bahut, en tira un morceau de pain noir qu'elle -partagea entre les cinq enfants. -</p> - -<p> -La petite Marie, qui était l'aînée, voyant les portions si minces, -refusa la sienne pour la distribuer aux autres. -</p> - -<p> -Elle alla s'asseoir devant le feu, qu'elle contempla tristement, et à -la dérobée elle jetait un regard avide sur ses sœurs qui mangeaient. -</p> - -<p> -Jacques Bordier se détourna pour ne pas voir. -</p> - -<p> -La voisine, ayant examiné la malade, dit à Marie: -</p> - -<p> -«Dépêche-toi, ma fille, de coucher les enfants.» -</p> - -<p> -Il n'y avait qu'un lit pour les cinq petites. C'était un cadre de bois -qui contenait une paillasse recouverte de guenilles. -</p> - -<p> -Marie plaça les trois plus grandes au pied, coucha la plus jeune à la -tête et s'étendit à côté d'elle. -</p> - -<p> -Bientôt les enfants s'endormirent, excepté Marie, qui, chaque fois que -sa mère faisait entendre un nouveau cri de douleur, soulevait sa tête, -effrayée et curieuse, et, les yeux pleins de larmes, regardait. -</p> - -<p> -«Si c'est encore une fille, dit Jacques d'une voix sourde, dès demain -je pars. -</p> - -<p> -—Vous ne ferez pas cela, répondit la mère Michu. Le bon Dieu ne vous -abandonnera pas.» -</p> - -<p> -Jacques hocha la tête. -</p> - -<p> -«Le bon Dieu! -</p> - -<p> -—J'ai fait prévenir hier Mlle Borel de votre malheureuse position. -Elle vous viendra en aide; car ce sont de braves gens, ces Borel. -</p> - -<p> -—Si j'allais à la messe, à la bonne heure; mais Mme Borel est dure -pour ceux qui ne fréquentent pas l'Église. Moi, faire des momeries, -jamais! -</p> - -<p> -—Mme Borel, je ne dis pas; mais sa belle-sœur, Mlle Bathilde, n'est -guère dévote; c'est à elle que j'ai fait parler. Elle viendra, vous -verrez. -</p> - -<p> -—Ah! c'est toujours l'aumône, l'humiliation.... J'ai du courage -cependant, et deux bras pour travailler. Mais voilà vingt jours que la -neige nous ôte le pain! Et cinq filles à nourrir! Si cela continue, il -faudra bien faire comme les autres, partir et aller mendier. -Mendier<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>!!!» -</p> - -<p> -Il se cacha la tête dans les mains. -</p> - -<p> -La malade écoutait, le regard fixe. La souffrance physique et l'excès -du désespoir semblaient avoir pétrifié son visage dont les lignes, -dans cette immobilité, revêtaient une distinction peu commune. -</p> - -<p> -Cependant la douleur grandissait. On l'entendait aux vibrations de plus -en plus stridentes de la voix. -</p> - -<p> -Enfin un cri suprême annonça la fin de la crise. -</p> - -<p> -Un enfant était né. -</p> - -<p> -«Eh bien! demanda Jacques en se soulevant avec anxiété. -</p> - -<p> -—C'est une fille, répondit à demi-voix la voisine. -</p> - -<p> -—Encore une fille!» -</p> - -<p> -Et il se laissa retomber avec accablement. Puis, l'instant d'après, il -se redressa, la colère au visage. Il saisit la bouteille, la brandit -avec menace, comme s'il voulait la lancer au nouveau-né, et la brisa -contre terre en proférant une horrible malédiction. -</p> - -<p> -Après avoir maudit l'enfant, il invectiva la mère. -</p> - -<p> -La pauvre femme sanglotait. -</p> - -<p> -L'enfant criait de froid; car rien n'était préparé pour la recevoir. -</p> - -<p> -Marie se souleva et tendit les bras. -</p> - -<p> -«Donnez-la-moi, mère Michu, je la réchaufferai.» -</p> - -<p> -En cet instant entra Mlle Borel, accompagnée d'un domestique qui -portait un paquet. -</p> - -<p> -Mlle Borel pouvait avoir vingt ans. Bien qu'elle fût petite, ses traits -étaient grands, nobles et sérieux. L'œil, profond et ferme, au -premier abord semblait un peu sévère; mais cette sévérité était -tempérée par l'aménité du sourire et la douceur de la voix. -</p> - -<p> -À son arrivée, Jacques Bordier releva la tête. Des larmes brillaient -dans son regard farouche. -</p> - -<p> -D'un coup d'œil, Mlle Borel vit ces larmes et toute cette misère. Elle -se sentit navrée, mais elle réprima vite la compassion qui se peignit -sur son visage. Elle savait que la pitié blesse les âmes fières. Elle -pensait que ce n'est pas seulement la misère qui dégrade, mais que -c'est plutôt l'aumône qui place le pauvre dans une humiliante -infériorité. Or, la pitié, n'est-ce point l'aumône du cœur? -</p> - -<p> -«J'ai appris, dit-elle, que Françoise devait accoucher plus tôt -qu'elle ne l'avait pensé, et j'apporte du linge pour le nouveau-né, -une couverture et du vin pour la malade. -</p> - -<p> -—Ah! mademoiselle, que vous êtes bonne!» soupira Françoise. -</p> - -<p> -Jacques essuyait ses larmes à la dérobée, et son visage trahissait -l'embarras. -</p> - -<p> -«Voyez, mademoiselle, dit la mère Michu, qui venait d'envelopper -l'enfant dans des langes propres, la belle petite fille! Et Jacques qui -se désespère! -</p> - -<p> -—Combien donc avez-vous d'enfants? demanda Mlle Borel en se tournant -vers Bordier. -</p> - -<p> -—Je n'ai pas d'enfants, je n'ai que des filles.» -</p> - -<p> -Mlle Borel ne releva point cette singulière réponse, qui ne parut pas -même la surprendre. -</p> - -<p> -Le paysan, en effet, ne considère que la force. Comme il n'a d'autre -richesse que ses bras, la naissance d'un garçon qui pourra l'aider dans -ses travaux, c'est dans l'avenir une augmentation de bien-être; mais la -naissance d'une fille, c'est plutôt, en perspective, un accroissement -de pauvreté. -</p> - -<p> -«J'ai maintenant six filles, reprit-il avec un rire sardonique. Six -filles! Et cette baraque est toute ma fortune. On pioche, n'est-ce pas, -comme des galériens tout le long du jour: les galériens, eux, sont -nourris; pour nous, il n'y a pas toujours du pain noir sur la planche. -Jamais de vin, ni de pitance; à peine buvons-nous de mauvaise -genevrette<a name="FNanchor_2_1" id="FNanchor_2_1"></a><a href="#Footnote_2_1" class="fnanchor">[2]</a>. Nous couchons sur la paille comme des animaux; pour -vêtements, nous avons des guenilles. Mais encore j'ai beau suer à la -peine, je ne puis gagner pour sept, pour huit maintenant. D'ailleurs il -faut trouver de l'ouvrage. Si la neige, la pluie, la glace, la maladie -suspendent la besogne, que devenir? Ah! le malheur s'acharne après moi. -Un garçon serait venu, ça m'eût donné du courage. Je me serais dit: -«Eh bien! si tu le nourris maintenant, plus tard il te nourrira.» Mais -des filles, que voulez-vous que j'en fasse? Les envoyer à Lyon ou à -Saint-Étienne? Ah! on sait ce qu'elles deviennent là-bas.... La honte, -quoi! ou la misère, et plus souvent encore toutes les deux à la fois. -Ça, c'est l'avenir. Pour le moment, si ce temps-là se prolonge, il -faudra que je parte avec mon aînée, une besace sur le dos. Moi, -Jacques le terrassier, qui ai toujours gagné mon pain et porté la -tête haute, j'irais frapper à toutes les portes, essuyer les -rebuffades et le mépris, et peut-être m'entendre traiter de paresseux! -Est-ce bien possible? Il le faut, pourtant. Les petites ont mangé ce -soir le dernier morceau de pain. Ah! tous les riches ne vous ressemblent -pas, mademoiselle! Vous me croyez, vous, parce que vous avez bon cœur; -mais combien penseront que je les trompe pour avoir quelques sous!» -</p> - -<p> -Mlle Borel écoutait Jacques avec une émotion grave et contenue. -</p> - -<p> -«Mon ami, dit-elle simplement, voulez-vous me confier votre dernière -fille? je l'adopterai. Je ne yeux point vous faire l'aumône. Venez -demain à la maison, je vous donnerai du travail. -</p> - -<p> -—Oh! merci, mademoiselle! s'écria Françoise en pleurant. -</p> - -<p> -—Vous ne me devez aucune reconnaissance, repartit la jeune fille. -J'ai un travail très-pressant à faire exécuter dans la serre, et Jacques -m'obligera au contraire de vouloir bien s'en charger. -</p> - -<p> -—J'irai demain, mademoiselle, dit le terrassier, si ému que sa voix -tremblait. -</p> - -<p> -—Eh bien! me donnez-vous la petite? -</p> - -<p> -—Dès qu'elle pourra marcher,» répondit la mère. Mlle Borel prit -l'enfant, la regarda longtemps, et, à mesure qu'elle la regardait, son -visage aux lignes si graves s'attendrissait. Il avait un rayonnement qui -ressemblait à la joie maternelle. -</p> - -<p> -«Ma chère petite Madeleine, dit-elle, que tu seras belle!» -</p> - -<p> -Elle la baisa pieusement et sortit. -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p class="noindent"><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a>D'après M. de Watteville, il est des localités dans la partie -montagneuse de l'Ardèche dont presque tous les habitants quittent leur -domicile pendant l'hiver pour se livrer à la mendicité, soit dans les -communes de ce département, soit dans celles du Dauphiné, où la -température est moins rigoureuse.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p class="noindent"><a name="Footnote_2_1" id="Footnote_2_1"></a><a href="#FNanchor_2_1"><span class="label">[2]</span></a>Boisson qu'on fait dans les montagnes avec le genièvre.</p></div> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="II">II</a></h4> - -<p> -Dix-neuf ans se sont écoulés. -</p> - -<p> -En 1863, M. Borel, fabricant de soieries, jouissait sur la place de Lyon -d'une réputation qu'il devait autant à la supériorité de ses -produits qu'à l'étendue de ses relations commerciales. -</p> - -<p> -Il occupait à la Croix-Rousse près de trois mille métiers; il faisait -l'exportation sur une grande échelle, principalement en Amérique. -Paris recherchait ses velours et ses façonnés; la Prusse et -l'Angleterre copiaient ses dessins. -</p> - -<p> -M. Borel était en outre un industriel intègre, justement considéré. -À Lyon, d'ailleurs, ce proverbe: «Que le bien mal acquis ne profite -pas,» est passé à l'état d'axiome et presque de croyance -superstitieuse. Une fortune consolidée est une fortune légitimée dont -on ne doit pas chercher à vérifier la source. Fortune entraîne donc -essentiellement considération. -</p> - -<p> -M. Borel possédait à un haut degré l'intelligence des affaires et une -aptitude particulière pour l'industrie de la soierie, qui est surtout -une industrie de détails. Incapable d'embrasser une idée d'ensemble, -une idée de quelque élévation, il passait cependant pour un homme -supérieur; et, grâce à l'importance que lui donnaient ses millions, -il exerçait au conseil municipal, dont il faisait partie depuis 1848, -une influence non contestée. -</p> - -<p> -Il se disait libéral, entièrement dévoué aux intérêts de la classe -ouvrière. C'était, il est vrai, un cœur généreux. Survenait-il une -crise commerciale, il était le premier à organiser des quêtes -auxquelles il souscrivait largement. À Lyon, les sociétés de -bienfaisance sont innombrables. M. Borel en fonda une nouvelle sous le -patronage d'un saint quelconque: car, à Lyon, la charité ne va point -sans la superstition. Cette société avait pour but de secourir les -ouvriers sans travail. -</p> - -<p> -Toutefois, M. Borel n'admettait que l'aumône pour remédier au -paupérisme, qu'il regardait comme un mal fatal, nécessaire même à -l'équilibre social. -</p> - -<p> -Il dépensait chaque année à soulager les ouvriers nécessiteux une -somme considérable; mais il n'eût pas augmenté d'un centime leur -salaire. Quoiqu'il mit son orgueil et qu'il éprouvât une satisfaction -véritable à faire le bien, il voulait aussi que le bien lui profitât, -soit en considération, soit en influence. Peut-être pratiquait-il un -peu, à son insu, ce système de bienfaisance calculée qui consiste à -placer l'obligé dans la dépendance du bienfaiteur. -</p> - -<p> -Ainsi, comme il arrive souvent, l'esprit de conservation étouffait -parfois en lui le sentiment de la bienveillance et de la justice. -</p> - -<p> -M. Borel avait environ soixante ans. Il était grand, d'un blond -grisonnant. Il possédait l'embonpoint qui sied à un homme de cet âge -et de cette importance. Sur sa figure douce se lisaient les vertus -domestiques. Tout en se targuant de libéralisme, il se disait -chrétien; car il regardait la religion comme un frein nécessaire. Il -allait aux offices les jours de grande fête. Ses deux filles avaient -été élevées au Sacré-Cœur, et son fils au collège des Jésuites. -</p> - -<p> -Mme Borel était une nature passive, religieuse jusqu'à la -superstition. Elle était dame patronnesse d'une foule d'associations -pieuses, et chaque année elle faisait quelque vœu à Notre-Dame de -Fourvières. -</p> - -<p> -Professant au plus haut degré le respect pour le sexe fort, elle -admirait toutes les idées de son mari sans chercher à les comprendre; -mais en revanche elle critiquait avec âpreté, sans les comprendre -davantage, les opinions généreuses et avancées de Mlle Bathilde sa -belle-sœur. -</p> - -<p> -Il y avait entre Mlle Borel et son frère une complète dissemblance de -pensée et de caractère. -</p> - -<p> -Indifférente aux questions de détail, son intelligence élevée ne se -plaisait qu'aux vastes synthèses. C'était non-seulement un esprit -supérieur, mais un grand caractère, passionné pour la justice, -inaccessible aux préoccupations égoïstes. -</p> - -<p> -On lui refusait la tendresse; on l'accusait parfois d'insensibilité; -mais elle avait au suprême degré cette bonté réfléchie qui excuse -toutes les faiblesses parce qu'elle tient compte des luttes entre les -organisations et les milieux où ces organisations se développent, -parce qu'elle tient compte surtout des déviations causées par la -contrainte qu'imposent souvent à nos penchants les lois morales ou -sociales. -</p> - -<p> -Dans sa jeunesse, Mlle Borel avait, elle aussi, pratiqué la charité -chrétienne, c'est-à-dire l'aumône; mais elle eut bien vite reconnu -l'impuissance de ces secours isolés. Son esprit avait mûri, et son -cœur s'était ouvert à de plus larges sentiments. Une souffrance -individuelle l'affectait sans doute, mais surtout comme symptôme -social. Le dévouement à l'individu lui paraissant stérile, elle fut -entraînée vers les études et les spéculations qui remontent aux -causes mêmes du mal afin de les détruire. -</p> - -<p> -Ainsi préoccupée d'intérêts généraux, elle n'avait jamais pensé -au mariage. Sa supériorité et ses idées indépendantes très-connues -avaient aussi effrayé les prétendants que sa fortune eût pu attirer. -Elle était assez forte pour supporter l'isolement, et les affections -intimes ne lui étaient point indispensables. D'ailleurs l'adoption de -Madeleine Bordier, le soin qu'elle avait pris de l'éducation de cette -enfant, avaient occupé son cœur. Cette maternité élective -satisfaisait son caractère élevé mieux que ne l'eût fait peut-être -la maternité du sang. -</p> - -<p> -Mlle Bathilde montrait une grande indulgence pour l'infériorité -intellectuelle des personnes qui l'entouraient. Cependant la fermeté -qu'elle mettait à défendre ses opinions, faisait dire parfois que, -semblable à toutes les vieilles filles, elle tournait à l'aigreur. -Elle était respectée, mais non point aimée de son neveu et de ses -nièces, dont elle critiquait l'éducation ultra-catholique. -</p> - -<p> -Mlles Laure et Béatrix, au sortir du couvent, avaient une tenue -modeste, c'est-à-dire compassée, parlaient à demi-voix, connaissaient -un peu d'arithmétique, de géographie, un peu d'histoire profane -d'après le père Loriquet, beaucoup d'histoire sainte et de -catéchisme, tapotaient un quadrille, solfiaient un cantique, brodaient -admirablement une chasuble, possédaient en un mot de ces petits talents -dits d'agrément juste ce qu'il en faut pour obtenir dans le monde la -réputation de jeunes personnes accomplies. -</p> - -<p> -Lorsque Mlle Bathilde s'élevait contre cet enseignement, Mme Borel lui -répondait d'un ton sec: -</p> - -<p> -«Croyez-vous que je veuille faire de mes filles des voltairiennes ou -des socialistes?» -</p> - -<p> -M. Borel aurait désiré que son fils Maxime continuât son industrie et -profitât du capital de considération que lui-même s'était acquis -parmi ses concitoyens. Mais Maxime, au collège des Jésuites, s'était -lié avec des jeunes gens de famille noble qui lui avaient communiqué -des idées de grandeur. Il voulut entrer dans la diplomatie; il obtint -donc d'aller à Paris pour y faire des études spéciales. -</p> - -<p> -À Paris, Maxime, au lieu de viser au ministère des affaires -étrangères, se fit admettre dans les clubs de la fashion; au lieu -d'étudier les langues orientales, il ne cultiva guère que cette sorte -d'argot qui est la langue du quartier Bréda. -</p> - -<p> -Comme la pension fournie par son père ne lui suffisait pas, il -emprunta. Mme Borel, confiante dans l'éducation religieuse qu'avait -reçue Maxime, croyait à la vertu de son fils comme à un article de -foi. Quand elle acquit la preuve qu'il avait dépensé trois cent mille -francs en cinq ans, et perdu son innocence baptismale avec des Coralies, -des Madelons et des Rigolboches, elle faillit en mourir de douleur. -</p> - -<p> -Elle obtint de M. Borel d'aller avec ses filles passer dorénavant -l'hiver à Paris, afin d'y surveiller la conduite et les études de -Maxime. -</p> - -<p> -Au mois de mars 1863, la famille Borel se trouvait réunie au grand -complet dans le luxueux appartement qu'elle occupait rue de la -Chaussée-d'Antin. C'était une soirée tout à fait intime. Il n'y -avait là que la famille Daubré de Lomas. -</p> - -<p> -M. Daubré était un riche manufacturier de Lille. Sa femme, fort -coquette, habitait Paris pendant la saison des bals. -</p> - -<p> -Elle s'était éprise de Maxime, et, pour le rencontrer, elle venait -chez les Borel, qu'en sa qualité de Lomas elle trouvait pourtant -bien bourgeois. -</p> - -<p> -M. Borel, arrivé de Lyon la veille, transmettait à M. Daubré les -nouvelles commerciales. Ils devisaient ensemble sur les probabilités -d'une guerre civile aux États-Unis. Ces bruits de guerre alarmaient -également les deux industriels. En effet, un conflit en Amérique -fermerait le principal débouché de l'industrie lyonnaise, et -amènerait nécessairement pour la fabrication lilloise la hausse des -cotons. -</p> - -<p> -Mlle Bathilde causait en aparté avec un tout jeune homme, le frère de -M. Daubré. -</p> - -<p> -Mme Daubré coquetait avec Maxime. -</p> - -<p> -Mme Borel les observait attentivement. Elle avait fait un vœu à -Notre-Dame de Fourvières pour la conversion de son fils, et -elle s'étonnait que tant de vœux et de neuvaines eussent encore -produit si peu de résultats. -</p> - -<p> -Laure feuilletait un album, et Béatrix, au piano, déchiffrait une -romance à demi-voix. À côté d'elle se tenait le frère de Mme -Daubré, Lionel de Lomas, un gandin de la seconde jeunesse, qui lui -débitait des fadeurs en veloutant son regard. Lionel était pauvre et -Béatrix aurait un million de dot. Mais, à la dérobée, il contemplait -Madeleine Bordier avec une expression singulière. -</p> - -<p> -Madeleine brodait une tapisserie, et, plus rapprochée de la lampe que -les autres personnages, elle se trouvait en pleine lumière. Parfois -elle relevait la tête. Cette tête, resplendissante de vie, de réelle -jeunesse, jetait comme un rayonnement sur cette société plus ou moins -guindée et factice. -</p> - -<p> -«Ces crises commerciales qui nous sont si funestes, disait M. Borel, -ont cependant leur utilité, car elles matent la classe laborieuse. -Depuis la guerre d'Italie, il s'est produit à Lyon, parmi les anciens -<i>voraces</i>, je ne sais quelle sourde fermentation qui ne laisse pas que -d'être inquiétante. On dit que la misère seule pousse le peuple à -l'insurrection; mais trop de bien-être a aussi son danger: il -développe chez l'ouvrier l'esprit d'indépendance et des idées -ambitieuses; plus l'ouvrier possède, plus il devient difficile à -gouverner; enfin, quand il a devant lui quelque avance, il n'hésite -point à se mettre en grève pour obtenir une augmentation de salaire. -Chez vous les grèves sont-elles fréquentes? -</p> - -<p> -—Nous en avons eu une en 49, répondit M. Daubré. -</p> - -<p> -—Et vous avez cédé? -</p> - -<p> -—Il le fallait bien alors. D'ailleurs, dans nos filatures, nous ne -pouvons laisser chômer, sans une perte considérable, un matériel qui -représente un capital énorme. -</p> - -<p> -—Quand je devrais y perdre jusqu'à mon dernier sou, reprit avec force -M. Borel, moi, je ne céderais jamais. -</p> - -<p> -—Mais votre industrie n'offre pas les mêmes inconvénients que la -nôtre. -</p> - -<p> -—C'est vrai, nous avons moins à redouter que vous les grèves et les -crises industrielles. La soierie se tisse dans des ateliers avec un -outillage qui n'appartient pas au fabricant. Quand une crise se -manifeste, nous suspendons nos commandes, et, n'ayant aucun capital -engagé, nous perdons seulement l'argent que nous ne gagnons pas. Mais -aussi le mauvais côté de cette organisation, c'est que, ne demandant -que de faibles capitaux, elle permet à une foule de petits industriels -de nous faire concurrence. Pour se soutenir, ils fabriquent à tous prix -et fabriquent mal, gâtent les ouvriers et compromettent la haute -considération dont la fabrique lyonnaise jouissait naguère. Beaucoup -même ont adopté l'aune droite au lieu de l'ancienne aune à crochet. -C'est depuis longtemps un grave sujet de conflit entre l'ouvrier et le -fabricant. -</p> - -<p> -—Et l'ouvrier a raison, dit Mlle Borel d'un ton cassant. -</p> - -<p> -—«L'ouvrier a tort; l'usage fait loi,» répliqua sur le même ton M. -Borel. -</p> - -<p> -Béatrix avait cessé de chanter, et Lionel était venu s'asseoir à -côté de Madeleine. -</p> - -<p> -Madeleine, qui écoutait la conversation, avait interrompu son travail. -</p> - -<p> -«Comment, mademoiselle, dit Lionel, d'un ton à demi railleur, vous -vous intéressez à de pareilles questions? -</p> - -<p> -—Monsieur, répondit Madeleine avec quelque émotion, ma sœur aînée -est ouvrière en velours, et c'est elle qui nourrit ma mère. -</p> - -<p> -—C'est-à-dire, reprit Mlle Borel en s'animant, que l'ouvrier subit la -loi du plus fort. L'ouvrier a droit à une mesure plus équitable. Or, -votre aune à crochet n'est pas équitable, puisqu'elle le prive d'une -partie de son salaire. -</p> - -<p> -—Ma chère Bathilde, sur ce sujet nous ne nous entendrons jamais. -Rompons donc là cette discussion. Vous êtes toujours dans la théorie -pure; moi, je reste dans la pratique, par conséquent dans le vrai. -</p> - -<p> -—Ma théorie, c'est le droit; votre pratique, c'est l'abus, repartit -avec fermeté Mlle Borel. -</p> - -<p> -—Ah! que ces utopistes nous font de mal! soupira M. Borel. Avec ces -grands mots de droit, d'abus, d'exploitation, de privilège, ont-ils -assez perverti le sens moral de la classe ouvrière, qui n'en est certes -pas plus heureuse! -</p> - -<p> -—Assurément, appuya M. Daubré, si Mlle Borel venait à Lille, elle -verrait ce que produit l'augmentation des salaires. Chez nous un bon -ouvrier peut gagner aisément quatre francs par jour, et une habile -tisseuse deux et trois francs. Il y a peu de chômages. Et que voit-on -chez nous? Une population abâtardie, livrée à la débauche. L'ouvrier -est imprévoyant. S'il gagne au delà de ses besoins réels, il dépense -son salaire au cabaret, et la famille n'en est que plus pauvre. Quant -aux femmes employées dans nos manufactures, elles sont pour la plupart -perverties dès l'âge de quinze ans, et leur gain se gaspille en -colifichets. -</p> - -<p> -—Monsieur, répondit Mlle Borel, il y a à cela d'autres causes que -l'augmentation des salaires. C'est l'organisation même du travail -manufacturier, c'est-à-dire la dispersion de la famille dans les -manufactures, l'extrême division du travail; puis aussi le défaut -d'éducation, l'exiguïté et l'insalubrité des logements; mais -par-dessus tout, le sentiment de l'impuissance où sont les ouvriers -d'améliorer leur position. Comment voulez-vous que cette femme qui, -dès l'âge de huit ans, est réduite à l'état de machine, dont on n'a -jamais cherché à développer le cœur ni l'intelligence, ait des -instincts affectifs bien élevés, qu'elle exerce sur l'ouvrier une -influence bienfaisante et sache le retenir dans des liens sérieux? Tant -qu'on ne changera pas la condition de l'ouvrière, il n'y aura pas de -salut possible pour l'ouvrier. -</p> - -<p> -—Oui, ajouta le jeune Daubré d'un ton rêveur. En cela, l'idée -chrétienne est juste: c'est la femme qui sauvera l'humanité. -</p> - -<p> -—Enfin, ma sœur, c'est là votre dada!» repartit M. Borel avec -humeur. -</p> - -<p> -Madeleine regarda anxieusement Mlle Borel, qui ne répondit pas. -</p> - -<p> -«L'ouvrier, l'ouvrière, la femme! dit Mme Daubré en se drapant -coquettement dans la gaze qui l'enveloppait. Tous nos écrivains -aujourd'hui se croient une mission sociale. À les lire, on dirait -vraiment que l'ouvrier est une invention toute moderne, et qu'ils -viennent de découvrir la femme. -</p> - -<p> -—Ils la cherchent sans la trouver, répondit gravement Mlle Borel, -ainsi que Diogène cherchait un homme. La femme n'existe pas encore. -</p> - -<p> -—En vérité? Mais alors, ma tante, que sommes-nous donc?» demanda, -en raillant, Béatrix qui visait à l'esprit. -</p> - -<p> -—Des poupées dont les ressorts sont plus ou moins perfectionnés, -selon l'habileté de vos institutrices; des poupées plus ou moins bien -vêtues, selon votre bourse et le génie de vos modistes. Vous a-t-on -jamais appris à occuper utilement votre intelligence? A-t-on jamais -ouvert votre cœur aux idées grandes, généreuses? Mais tandis que la -frivolité et l'oisiveté perdent la femme des classes supérieures, -l'excès du travail et l'insuffisance des salaires avilissent -l'ouvrière. En haut comme en bas, le défaut d'éducation est le plus -grand mal. Quelle instruction lui donne-t-on à cette femme qui doit -élever ses enfants? On ne connaîtra la femme que lorsqu'elle pourra -développer ses facultés et s'affranchir, en gagnant honnêtement sa -vie, de la dépendance matérielle de l'homme, dépendance qui -l'annihile et la dégrade. Jusque-là, elle passera pour un être -inférieur, frivole, corrompu ou corruptible. -</p> - -<p> -—Ma chère Bathilde, interrompit M. Borel, vous n'êtes pas Française. -Vous êtes digne d'être quakeresse et de prêcher en Amérique. -</p> - -<p> -—En France comme en Amérique, et pour la femme comme pour l'homme, il -n'y a de dignité possible qu'avec la liberté. La femme ne doit point -être placée sous la tutelle absolue de l'homme. On doit surtout -assurer, à celle qui travaille, l'indépendance qu'elle gagne à la -sueur de son front.» -</p> - -<p> -Madeleine, en écoutant Mlle Borel, avait rougi et pâli tour à tour. -Elle abaissa les yeux sur sa tapisserie, et l'on vit au bord de ses cils -trembler une larme. -</p> - -<p> -«C'est à l'homme à travailler pour la femme,» objecta M. Borel. -</p> - -<p> -«Non, jamais, dit Maxime en lançant une œillade à Mme Daubré, nous -n'habituerons nos Françaises à ces idées d'indépendance. Elles n'ont -que faire de la liberté. Ce sont des autocrates qui veulent régner à -tout prix. Ravissantes hypocrites, elles acceptent leur esclavage afin -de mieux assurer leur empire. -</p> - -<p> -—Je suis de votre avis, reprit Mme Daubré en minaudant: je trouve que -nos bas-bleus sont injustes. Les hommes ne sont pas si ogres que -certaines femmes, vieilles et laides, veulent bien nous les -représenter. Et quand on sait les prendre.... -</p> - -<p> -—Pardon, madame, si je vous interromps, dit Mlle Bathilde. Quand on -sait les prendre, dites-vous? Par ces mots seuls ne reconnaissez-vous -pas une dépendance? Vous parlez pour la petite exception des femmes, -jeunes et jolies, qui sont au-dessus du besoin, et qui ont le temps -d'être coquettes. Moi, je parle pour le grand nombre: je parle de -l'ouvrière, de celle qui n'a que ses yeux et ses doigts pour toute -fortune, et qui se demande souvent, le soir, comment ses enfants -mangeront le lendemain. Sans doute, madame, vous n'avez jamais -pénétré dans ces bouges immondes où habitent la misère et le vice; -vous y auriez rencontré souvent, bien souvent, hélas! des femmes -battues par leurs maris ivrognes, privées de tout jusqu'à leur propre -gain, par celui-là même qui devrait pourvoir à leur existence; vous -les auriez vues désespérées en face de leurs enfants pleurant de -faim. Toutefois, sont-ce les hommes qu'il faut condamner? non, ce sont -les causes mêmes du mal. Vous dites que c'est à l'homme de travailler -pour la femme; mais d'abord savez-vous ce que c'est que travailler du -matin au soir à une besogne souvent répugnante? Vous faites-vous une -idée de la souffrance morale et physique qu'il faut endurer pour gagner -son pain? Vous qui passez votre vie dans l'insouciance, dans le plaisir, -vous blâmez, n'est-ce-pas, sans miséricorde, le malheureux qui, un -jour sur sept, va au cabaret, se laisse entraîner et dissipe son gain -de la semaine? Assurément cet homme est égoïste, qui, par une -coupable imprévoyance, laisse une famille dans la détresse; mais -représentez-vous donc cette nature vigoureuse qui réclame, elle aussi, -ses heures de liberté, d'expansion, de plaisir. Sans doute l'ivrognerie -et la paresse engendrent de grands malheurs; sans doute il faut les -combattre par tous les moyens; mais ce n'est pas à nous, oisifs, qui ne -savons rien des tortures du travail et de la misère, de les condamner -sans pitié, ces martyrs. -</p> - -<p> -—Euh! euh! fit M. Daubré, voilà des maximes qui mèneraient loin! -</p> - -<p> -—Moi, avec mes nerfs, dit Mme Daubré, je ne puis songer à ces -choses-là. Comme on ne saurait y remédier, le mieux est d'y penser le -moins possible. -</p> - -<p> -—Mais ma sœur y remédie, repartit M. Borel avec raillerie. -L'augmentation des salaires est au bout de ses tirades. De nos capitaux -engagés, de nos risques, elle ne tient aucun compte. -</p> - -<p> -—L'augmentation des salaires est un moyen insuffisant, répliqua Mlle -Borel. -</p> - -<p> -—Alors, voyons ta panacée. -</p> - -<p> -—Je n'en ai pas. Je crois seulement qu'il est très utile de poser ces -formidables problèmes, et d'appeler sur eux, dans l'intérêt de la -classe riche, l'attention des législateurs. Je crois aussi au progrès -de toute science; je crois qu'après des tâtonnements nécessaires, on -trouvera cette panacée, et qu'on arrivera à régler, d'une manière -plus équitable, les conditions du travail. Au siècle dernier, le -<i>Contrat social</i> de Jean-Jacques était une théorie audacieuse. Quel -est aujourd'hui l'homme de bon sens qui croie au droit divin? Il viendra -un temps, qui n'est pas éloigné, sans doute, où l'on reconnaîtra à -tout homme et à toute femme son droit à une existence proportionnelle -à ses besoins et en rapport avec ses facultés.» -</p> - -<p> -Madeleine et le jeune Daubré écoutaient Mlle Borel avec admiration, -tandis qu'un sourire ironique effleurait les lèvres des autres -auditeurs. -</p> - -<p> -«Eh bien! mademoiselle, dit tout bas Lionel à Madeleine, auriez-vous -envie de devenir aussi économiste et bas-bleu? Ce serait dommage. Vous -êtes si jolie et vous brodez si bien!» -</p> - -<p> -Madeleine rougit et reprit sa broderie. -</p> - -<p> -Béatrix observait le jeu de Lionel, et Lionel remarqua l'inquiétude de -Béatrix. -</p> - -<p> -«Elle est jalouse, pensa Lionel, c'est bon à savoir: je tiens la -dot.» -</p> - -<p> -Il se pencha de nouveau vers Madeleine. -</p> - -<p> -«Je gage, lui dit-il toujours à voix basse, que vous aimez la -toilette? -</p> - -<p> -—J'aime tout ce qui est beau, répondit-elle: les belles robes, comme -les belles et généreuses pensées. -</p> - -<p> -—J'avoue, moi, dit Béatrix en se rapprochant, que je n'entends rien à -tous les beaux discours de ma tante. Mais, par exemple, j'adore les -chiffons. -</p> - -<p> -—Et moi les chevaux, ajouta Laure. Maxime, comment va -Mademoiselle Lucie?» -</p> - -<p> -Maxime possédait une jument qu'il appelait Mademoiselle Lucie; mais, en -revanche, sa maîtresse se nommait Pouliche. -</p> - -<p> -«Mademoiselle Lucie avait aujourd'hui ses nerfs, exactement comme une -jolie femme, répondit Maxime. Les beaux chevaux et les jolies femmes, -voilà mes passions. Ah! par ma foi! s'il est vrai que l'horizon soit -chargé de nuages, jouissons toujours, et après nous le déluge! Louis -XV était un philosophe qui valait bien Jean-Jacques. Vos idées -d'amélioration, ma tante, me semblent impraticables. Si toutes les -femmes allaient devenir indépendantes, dignes, quakeresses, ce serait -la mort de notre société qui vit de luxe, d'oisiveté, de raffinement, -j'oserai même dire de galanterie. J'espère que nos adorables -Françaises y regarderont à deux fois avant de se laisser endoctriner. -Ne faut-il pas que de mauvais sujets comme moi, qui ne saurions être -autre chose, trouvent aussi une existence en rapport avec leurs -facultés? -</p> - -<p> -—Vous déraisonnez, Maxime, interrompit sévèrement Mme Borel, -jusque-là silencieuse. Sans doute il y aura toujours des privilégiés -et toujours des malheureux; non pas afin que vous puissiez satisfaire -vos mauvais penchants, mais parce que Jésus-Christ a dit: «Il y aura -toujours des pauvres parmi vous.» -</p> - -<p> -—C'est évident, s'écria Mme Daubré. S'il n'y avait plus de -pauvres, nous n'aurions plus de domestiques. Qui laverait ma vaisselle? -Qui brosserait mes souliers? Je ne puis cependant pas brosser mes -souliers.» -</p> - -<p> -Elle agitait, pour la faire admirer, sa main blanche et effilée. -</p> - -<p> -«Et, reprit Maxime avec ironie, quels moyens, nous, riches, -aurions-nous de faire notre salut? Nous n'avons que l'aumône pour -racheter nos péchés. À chacun son lot: les pauvres se sauvent par la -souffrance; nous nous sauvons, nous, par le plaisir de faire le bien. -Dieu est juste, tout est pour le mieux. -</p> - -<p> -—Ne plaisantez pas avec ces choses-là, Maxime, dit encore Mme Borel. -</p> - -<p> -—Il est certain, reprit hypocritement Mme Daubré, qui voulait gagner -la mère de Maxime, que l'aumône est sainte, et que la charité -chrétienne a plus avancé le progrès que tous les discours des -philosophes. -</p> - -<p> -—C'est ce que je nie, repartit Mlle Borel. Avec l'aumône, peut-être -sauve-t-on son âme; mais, à coup sûr, on perpétue le paupérisme. -</p> - -<p> -—Et cependant sans l'aumône, se récria vivement M. Borel, que -deviendraient toutes ces familles qu'une maladie, un chômage, la mort -de leur chef réduisent à la dernière misère? -</p> - -<p> -—À Lyon, répliqua Bathilde, vous avez au moins quatre-vingts -associations charitables, qui toutes fonctionnent admirablement. Quand -l'industrie est prospère, elles suffisent à peine; mais vienne une -crise commerciale, et vous voyez combien le charité privée est -impuissante contre un tel flot de misères. Sans doute, l'aumône est -louable au point de vue de l'intention; mais, comme tous les palliatifs, -elle entretient le mal au lieu de le guérir. Je pense comme M. -Wolowski, que «l'aumône est une sorte de régime protecteur de la -misère.» Elle avilit les âmes et développe la paresse. Loin de -resserrer les intérêts des classes, comme vous paraissez le croire, -elle inspire le mépris chez celui qui donne et la haine chez celui qui -reçoit. La doctrine religieuse de l'aumône et de la résignation a -produit beaucoup de mal. Voyez le moyen âge et aujourd'hui l'Espagne -avec ses légions de mendiants! -</p> - -<p> -—Je vous en prie, Bathilde, s'écria avec indignation Mme Borel, ne -dites pas devant mes filles des choses semblables! -</p> - -<p> -—Vos filles sont aujourd'hui des femmes, et pourquoi ne -seraient-elles pas initiées à des problèmes qui préoccupent tous les -esprits?» -</p> - -<p> -Mme Borel haussa les épaules. Le front placide de M. Borel s'assombrit. -Madeleine, émue, regardait Mlle Bathilde d'un air suppliant. M. et Mme -Daubré avaient l'attitude embarrassée de gens qui vont assister à une -scène de famille; car tous connaissaient le caractère entier de Mlle -Borel. -</p> - -<p> -Mais la porte du salon s'ouvrit; un domestique entra fort à propos et -remit à M. Daubré une large enveloppe cachetée. C'était une -dépêche télégraphique ainsi conçue: -</p> - -<p> -«Agitation parmi les ouvriers. Tentative de coalition. Prompt retour.» -</p> - -<p> -M. Daubré pâlit et tendit la dépêche à sa femme. -</p> - -<p> -«Voilà, s'écria-t-elle, le résultat des discours de nos utopistes.» -</p> - -<p> -Il était tard. Comme M. Daubré devait partir de bonne heure le -lendemain, il désira se retirer. -</p> - -<p> -Le jeune Daubré serra affectueusement la main de Mlle Borel, et lui -exprima avec chaleur ses sympathies. Il salua respectueusement -Madeleine. -</p> - -<p> -«À propos, dit Mme Daubré en partant, j'ai besoin d'une institutrice -pour Jeanne. Je voudrais trouver une jeune fille douce et bien élevée. -Jeanne est déjà un peu grandelette, et il faut commencer son -éducation. -</p> - -<p> -—Nous nous informerons, répondirent Mlles Borel; et si, parmi nos -connaissances, nous découvrons un phénix, nous vous l'adresserons.» -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="III">III</a></h4> - -<p> -Lille est la cité industrielle la plus importante du nord de la France. -Là, comme dans tous les centres de grande industrie, l'économiste est -frappé du contraste choquant que présente l'opulence et l'excès de la -misère. -</p> - -<p> -C'est une triste, mais inévitable conséquence de notre ère de -féodalité industrielle. L'application des forces mécaniques à -l'industrie, dont le résultat ultérieur sera certainement pour l'homme -l'affranchissement de tout travail dégradant ou pénible, le place -aujourd'hui dans un esclavage plus douloureux qu'autrefois le travail -isolé. -</p> - -<p> -L'homme, confondu pour, ainsi dire avec la machine, qu'il sert en -instrument plutôt passif qu'intelligent, ne prenant à son travail, -ordinairement divisé à l'extrême, qu'un intérêt secondaire, -s'atrophie peu à peu, et ses instincts moraux s'affaiblissent d'autant -plus aisément que son intelligence est plus annihilée. -</p> - -<p> -Dans la manufacture l'homme perd sa liberté. Il est caserné en quelque -sorte, et placé jusqu'à un certain point sous l'autorité arbitraire -du patron. -</p> - -<p> -Sans doute cette féodalité n'a pas à beaucoup près des résultats -aussi abusifs, aussi désastreux que jadis la féodalité territoriale; -mais elle produit cependant ce que produisent toutes les oppressions, -des essors subversifs de liberté, autrement dit une profonde -démoralisation engendrant une ignoble misère; et <i>vice versa</i>, cette -misère engendrant la corruption. -</p> - -<p> -Cependant, en face des conquêtes de la civilisation, qui pourrait nier -le progrès moderne, même au point de vue moral? et qui songerait à -confondre ces deux époques dans une même réprobation? -</p> - -<p> -Aujourd'hui, à la place des tours orgueilleuses du château féodal, à -la place de ces engins stériles ou plutôt destructeurs, s'élèvent -les murailles pacifiques de l'usine; de l'usine, avec ses machines -puissantes, fécondes, avec son armée de travailleurs. À la place de -ce seigneur oisif, ignorant, hautain, toujours prêt à abuser de sa -force, c'est le patron intelligent, actif; c'est même assez souvent un -ancien ouvrier presque toujours bienveillant pour l'ouvrier. -</p> - -<p> -Mais l'époque que nous traversons est transitoire, et comme toutes les -transitions, douloureuse. Les abus mêmes de cette féodalité nouvelle -suscitent déjà et susciteront de plus en plus des tentatives -d'affranchissement. Le perfectionnement des machines et de nos systèmes -économiques amènera certainement pour l'ouvrier, qui sera un jour -associé et non plus simplement salarié, une ère de liberté, de -dignité moralisatrice et de bonheur relatif. -</p> - -<p> -Aujourd'hui, un certain nombre de grands industriels comprennent les -devoirs de la richesse, et se préoccupent incessamment d'améliorer les -conditions hygiéniques de leurs établissements, aussi bien que le sort -des travailleurs. -</p> - -<p> -Mais, à côté de ceux-là, il en est d'autres que domine l'esprit du -temps, et qui veulent s'enrichir vite et à tout prix. Leurs capitaux, -disent-ils, ne peuvent dormir; et, par conséquent, pas de repos pour le -travailleur. Ceux-là entassent les ouvriers dans des établissements -insalubres, leur mesurant avec parcimonie l'air et l'espace. Ils exigent -plus de travail et ils payent moins. -</p> - -<p> -Ainsi se montrait M. Daubré. C'était pourtant un homme compatissant, -qui s'intéressait au bonheur de ses ouvriers. Mais il était pressé -par la nécessité. Les goûts aristocratiques et luxueux de sa femme -l'entraînaient à des dépenses excessives qu'il fallait couvrir. -</p> - -<p> -Il possédait deux filatures, l'une dans le quartier Saint-Sauveur, et -l'autre en dehors de la ville. Il y avait joint tout récemment un -tissage mécanique. -</p> - -<p> -Quiconque n'a pas traversé les courettes de Lille, quiconque n'a pas -visité ces caves malsaines et nauséabondes où croupissaient, il y a -quelques années, les ouvriers de cette ville, la plus riche de la -Flandre, celui-là n'a point vu la misère dans toute sa hideur, -celui-là ne peut se représenter l'état de dégradation morale et -physique où elle fait descendre l'être humain. -</p> - -<p> -On se souvient encore de l'émotion produite par les révélations -navrantes d'un illustre économiste; on n'a pas oublié le sombre -tableau qu'il traça de ces logements souterrains. -</p> - -<p> -Aujourd'hui la plupart de ces caves ont été détruites; mais en 1863 -un assez grand nombre existaient encore. -</p> - -<p> -Vers le milieu de la rue des Étaques, rendue célèbre par la -description qu'en a faite Blanqui, se trouvait un de ces bouges. Il -était habité par un fileur du nom de Gendoux. -</p> - -<p> -Un soupirail fermé par une trappe servait à la fois de fenêtre et de -porte. Il n'y avait d'autre escalier qu'une mauvaise échelle appuyée -contre l'entrée. Ce jour parcimonieux, arrivant d'en haut, rendait plus -lugubres encore des murs noircis par le temps et la malpropreté. Le -mobilier était sordide. -</p> - -<p> -Cependant, quelques objets de luxe à bon marché, un miroir sur un -bahut entre deux vases dorés, des fleurs en papier, des images -encadrées, attestaient qu'une jeune fille avait paré naguère ce -triste intérieur. Maintenant il y régnait ce désordre et cette -incurie qui accusent l'abandon bien plus encore que la misère. -</p> - -<p> -Une femme déjà vieille, Thérèse Gendoux, était assise au-dessous du -soupirail. Elle cousait un sarrau. À peine recevait-elle un jour -suffisant pour ce travail grossier. Deux enfants étiolés, au visage -blafard et boursouflé, aux membres amaigris, se tenaient à côté -d'elle. -</p> - -<p> -Le plus jeune était âgé de quatre ans; mais on lui en eût donné -deux au plus. Il se traînait à terre et fouillait dans les immondices -qui couvraient le sol. L'autre, une fille de sept ans, ourlait un carré -de grosse toile. À ce travail, elle gagnait environ deux sous par jour. -</p> - -<p> -Ces enfants appartenaient, non pas à Thérèse, mais à une ouvrière -de fabrique qui s'absentait tout le jour et habitait la même cave. -</p> - -<p> -En effet, dans le fond de cette cave, déjà si sombre, se trouvait -encore un réduit, et celui-là était tout à fait obscur. Il y avait -place à peine pour un lit, une table et deux chaises. -</p> - -<p> -L'humidité suintait le long des murs, dont la couleur primitive avait -entièrement disparu. On devinait, à l'entassement indescriptible de -vêtements ou plutôt de haillons, d'ustensiles brisés, de débris -informes, qu'on n'entrait là que pour passer la nuit. C'était plus -triste et plus horrible qu'une prison; car on se disait: «Dans cet air -putride vivent des êtres libres, qui n'ont commis aucun crime, qui ont -droit à l'air, à l'espace, au soleil; c'est la misère seule qui les a -relégués dans ce cachot infect.» -</p> - -<p> -En pénétrant là, on avait le cœur serré par l'angoisse, et la -poitrine oppressée par une atmosphère méphitique. Un petit enfant s'y -trouvait couché. Il dormait. Son visage livide ressemblait à celui -d'un vieillard avec ses traits étirés, ses orbites creusées, ses -lèvres décolorées. C'était effrayant à voir. -</p> - -<p> -Depuis quand dormait-il? Depuis le matin, depuis que sa mère était -partie pour la fabrique, et maintenant il était cinq heures! -</p> - -<p> -Sa mère lui avait fait prendre un <i>dormant</i><a name="FNanchor_3_1" id="FNanchor_3_1"></a><a href="#Footnote_3_1" class="fnanchor">[3]</a> qui devait le plonger -dans le sommeil jusqu'au soir. -</p> - -<p> -Cet enfant avait deux ans. Peut-être n'avait-il jamais respiré le -grand air. Peut-être jamais ses pauvres petits membres n'avaient-ils -senti la chaleur vivifiante du soleil. Et l'on se demandait tout d'abord -s'il était bien possible qu'il y eût une mère assez cruelle pour -condamner son enfant à ce sommeil, à cette réclusion. -</p> - -<p> -Hélas! cette femme avait trois autres enfants, et son mari ne revenait -au logis que lorsque son gain de la quinzaine était épuisé. Elle -emmenait avec elle à la fabrique son fils aîné qui avait huit ans. À -eux deux, ils gagnaient un franc cinquante par jour. Avec ces trente -sous, elle devait loger, nourrir et vêtir cinq personnes. -</p> - -<p> -Le soir, ces cinq êtres, semblables à des animaux, dévoraient quelque -nourriture indigeste, car le feu ne s'allumait jamais; puis ils -s'étendaient sur la paille humide qui leur servait de lit<a name="FNanchor_4_1" id="FNanchor_4_1"></a><a href="#Footnote_4_1" class="fnanchor">[4]</a>. La mère -Gendoux avait pitié d'eux. Quelquefois elle leur faisait de la soupe ou -donnait aux enfants un peu de bière. Elle avait pris de l'affection -pour ces petits qui demeuraient avec elle tout le jour, et elle devait -chercher l'affection, car sur son visage triste et austère, plein de -bonté pourtant, se lisait une douleur profonde. De temps à autre, un -soupir s'échappait de ses lèvres, elle essuyait une larme et -murmurait: -</p> - -<p> -«Pauvre Geneviève! que fait-elle? Mon Dieu! qu'est-elle devenue?» -</p> - -<p> -Quand la nuit fut close, la mère Gendoux alluma la lampe, monta -l'échelle vermoulue, ferma la trappe, puis alluma le feu et prépara le -souper pour Gendoux qui allait venir. -</p> - -<p> -L'enfant cessa de coudre et joua avec son petit frère. -</p> - -<p> -La mère Gendoux, inquiète, prêtait l'oreille à tous les bruits. -Enfin elle entendit battre la retraite. -</p> - -<p> -«C'est bientôt l'heure; ils vont arriver,» pensa-t-elle. -</p> - -<p> -Elle mit un peu d'ordre dans ce souterrain. On ne tarda pas à frapper -au soupirail. La trappe s'entr'ouvrit. -</p> - -<p> -C'était un homme de soixante ans environ. Encore robuste, il marchait -cependant avec quelque difficulté; et sa taille était un peu déviée. -Depuis longtemps il était fileur. Or, avant l'invention du renvideur -mécanique, ce travail très-fatigant produisait souvent des -déformations corporelles. Cet homme avait néanmoins dans le maintien -et dans la démarche une distinction qu'on trouve rarement chez -l'ouvrier, courbé toute sa vie sur le même travail. -</p> - -<p> -«C'est bon, tout est prêt. Thérèse, sers-moi la soupe, dit Gendoux -d'une voix brève, car ils vont venir.» -</p> - -<p> -Il s'accouda sur la table, et parut préoccupé. -</p> - -<p> -La vieille femme servit le repas, et resta debout, les deux mains sur -les hanches, baissant la tête dans une attitude inquiète, en face de -Gendoux, qui ne la regardait point. -</p> - -<p> -«Ils vont venir? répéta-t-elle d'un ton interrogatif. -</p> - -<p> -—Oui, va chercher les tabourets de la voisine, car ils seront bien -une trentaine. -</p> - -<p> -—Une trentaine! s'écria-t-elle effrayée. Ah! Gendoux, prends bien -garde à ce que tu vas faire! Si on allait te mettre en prison! Es-tu -sûr au moins de tous ceux que tu attends? -</p> - -<p> -—Je suis sûr de tous les camarades. Ce sont des mécontents. Il y va -d'ailleurs de leur intérêt comme du mien. -</p> - -<p> -—Mais tous n'ont pas les mêmes motifs, murmura Thérèse. -</p> - -<p> -—Sans doute, pas tous les mêmes; mais pourtant, combien auraient à se -plaindre comme moi. Si ce ne sont pas les maîtres, ce sont les -contre-maîtres qui, les premiers, corrompent nos filles et nos femmes; -car ces manufactures, c'est trop souvent pour elles l'infamie. -</p> - -<p> -—Au moins, reprit encore la femme de Gendoux, ne parle pas de -Geneviève; c'est bien assez qu'elle nous ait quittés. Il ne faut pas -qu'on sache tout notre malheur. -</p> - -<p> -—Ah! tu crois qu'on l'ignore! répliqua le fileur dont le visage -devint pourpre. Geneviève était la plus belle fille de la fabrique. Tout le -monde la connaissait, et tout le monde savait bien que ce libertin de -Lomas ne venait visiter la carderie que pour la voir. Depuis longtemps -ses amies, et les hommes aussi, enrageaient contre elle parce qu'elle -était sage. À la fabrique, un air modeste c'est un scandale! Aussi -maintenant que ne dit-on pas? Parfois, il m'en arrive des bruits -jusqu'aux oreilles, et elles me tintent à m'étourdir; le sang me monte -aux yeux; je vois tout rouge, et je voudrais tuer quelqu'un. Mais il y a -une meilleure vengeance. Je la tiens.» -</p> - -<p> -Thérèse s'était assise, et elle essuyait avec le coin de son tablier -les larmes qui roulaient sur ses joues. -</p> - -<p> -«Ah! je te le disais bien, Gendoux, il ne fallait pas l'envoyer dans ce -gouffre. Si elle était restée dentellière! -</p> - -<p> -—Tu ne te souviens donc pas? J'étais malade; mon genou m'empêchait de -travailler. Comme sarrautière tu gagnais douze sous, et Geneviève un -franc avec sa dentelle. Encore lui fallait-il passer une partie de la -nuit. Et quand je la voyais pâle, les yeux fatigués, toujours courbée -sur son carreau, avec cette petite toux qui m'inquiétait, je me disais: -«À la fabrique, elle peut gagner trente sous sans trop de peine; les -couleurs lui reviendront aux joues.» Il y avait une place chez -M. Daubré, à l'atelier des préparations, comme soigneuse de carderie, -un métier propre et sain. Et puis elle était si fière! Qui aurait pu -se douter jamais que ce Lomas aurait raison de cette vertu-là! -</p> - -<p> -—Et tu es sûr que c'est lui qui a fait partir Geneviève? -</p> - -<p> -—Je n'ai pas de preuves, malheureusement; mais j'en suis sûr, oui, -sûr. -</p> - -<p> -—Au moins il ne la laissera pas mourir de faim. Pauvre petite, que -fait-elle là-bas? Ah! si seulement je savais son adresse! j'irais, -vois-tu, et je la ramènerais. Car je ne dors plus, je ne mange plus, je -n'ai de cœur à rien. Une enfant qui ne nous avait jamais quittés! -Gendoux, si elle ne revient pas, je crois que j'en mourrai.» -</p> - -<p> -En cet instant, la trappe se souleva. -</p> - -<p> -«Ce sont eux! s'écria Thérèse avec effroi. -</p> - -<p> -—Non, c'est la Bourgeat et son petit,» dit Gendoux. -</p> - -<p> -En effet, c'était leur locataire. Ses enfants la regardèrent entrer -avec cet air morne et hébété, cette immobilité torpide que donne -l'appauvrissement excessif de la constitution. -</p> - -<p> -Cette femme avait le type des ouvrières lilloises: blondes, maigres, au -teint hâve. Elle était encore jeune, mais des rides nombreuses -annonçaient une vieillesse hâtée par le travail et les privations. -Ses vêtements ou plutôt ses haillons étaient malpropres, et -recouverts, aussi bien que ses cheveux, de fragments d'étoupes; car -elle était employée à l'atelier d'épluchage d'une filature de lin. -</p> - -<p> -Elle vivait donc tout le jour les pieds dans l'eau, au milieu d'une -poussière épaisse et malsaine, dans une atmosphère empestée et -chauffée à vingt-cinq degrés. Après une journée de treize heures, -elle rentrait dans son réduit sombre, où il n'y avait pas de feu, où -elle trouvait quatre enfants qui avaient faim. -</p> - -<p> -Quel courage, quel amour maternel ou quelle inertie lui fallait-il pour -accepter une pareille existence? -</p> - -<p> -«Vous viendrez tout de suite, qu'on vous trempe la soupe, lui dit -Thérèse. Nous aurons du monde ce soir. Si vous entendez parler un peu -tard, il ne faudra pas vous en étonner. -</p> - -<p> -—Ah! que je vous remercie, madame Thérèse. Et les petits ont été -sages? -</p> - -<p> -—Oui, bien sages. Et l'autre n'a pas bougé.» -</p> - -<p> -L'ouvrière sourit avec tendresse à ses deux enfants. Puis elle alluma -sa lampe à celle des Gendoux et passa dans le réduit que nous avons -décrit. -</p> - -<p> -L'enfant dormait toujours. Elle le prit et le baisa. Mais son corps -était roidi et son front glacé. -</p> - -<p> -À ce contact, elle éprouva un horrible frémissement. Elle poussa un -cri, et, l'œil dilaté, la figure contractée par l'épouvante, elle se -précipita chez les Gendoux. -</p> - -<p> -Elle tenait son enfant dans ses bras et le serrait convulsivement sur -son sein. Elle ne put qu'articuler un gémissement rauque, et elle -s'affaissa sur une chaise. -</p> - -<p> -Gendoux et sa femme n'osaient questionner. -</p> - -<p> -«Mais voyez donc, voyez donc! s'écria-t-elle enfin d'une voix -déchirante. Il est mort, mon Dieu! il est mort! Et c'est moi, c'est moi -peut-être qui l'ai tué! Je suis allée ce matin chez le pharmacien.... -Hier, la dose n'était pas assez forte, et aujourd'hui....» -</p> - -<p> -Sa tête se renversa et elle s'évanouit. -</p> - -<p> -En cet instant, trois ouvriers entraient et descendaient l'escalier de -bois. L'un d'eux alla chercher le médecin, et les autres aidèrent les -Gendoux à transporter l'ouvrière sur son lit. -</p> - -<p> -Le médecin déclara que l'enfant n'avait pas succombé à l'ingestion -d'une dose trop forte de thériaque, mais que la vie s'était éteinte -par manque de soins, d'air et de nourriture suffisante. -</p> - -<p> -«Pourquoi donc, demanda-t-il à la mère, ne portiez-vous pas cet -enfant à la crèche? -</p> - -<p> -—Quand j'y suis allée, il n'y avait pas de place, et tant d'autres -étaient inscrits avant le mien! Enfin, là comme ailleurs, il faut des -protections, et je n'en avais pas.» -</p> - -<p> -Les trois enfants entouraient le grabat de leur mère, toujours mornes -et impassibles. Qui donc aurait éveillé la sensibilité chez ces -jeunes cœurs? -</p> - -<p> -La mère aussi était calme maintenant. Tout à l'heure, à la vue de -son enfant inanimé, l'instinct maternel s'était soulevé. -</p> - -<p> -Dans son désespoir, il y avait eu peut-être plus d'effroi que de -douleur réelle. À présent elle pouvait penser, et elle faisait ce -raisonnement horrible de la part d'une mère: «N'est-il pas heureux -pour lui comme pour nous qu'il soit mort?» -</p> - -<p> -Devant tant de misères, le médecin était à peine ému. D'ailleurs, -que pouvait-il? Chaque jour il rencontrait des malheurs semblables. -</p> - -<p> -Les amis de Gendoux continuaient d'arriver. Ils étaient déjà -nombreux. Le médecin les regarda avec surprise. -</p> - -<p> -«Voyons, dit-il, il faut se cotiser.» -</p> - -<p> -Les ouvriers, avec un élan unanime, portèrent la main au gousset, et -remirent leur petite offrande à la pauvre femme. -</p> - -<p> -Cependant cette scène avait vivement impressionné tous les assistants. -</p> - -<p> -Quand la réunion fut au complet, les ouvriers se comptèrent. Ils -étaient trente. Chacune des principales filatures de Lille avait un -représentant. -</p> - -<p> -Gendoux se leva. -</p> - -<p> -Sa tête rejetée en arrière n'avait point le flegme des gens du Nord. -Elle accusait au contraire une rare énergie. Un feu méridional -éclatait dans ses yeux noirs et perçants. -</p> - -<p> -En 1848, membre d'un club, il s'était acquis une réputation d'orateur. -Dans toutes les circonstances où s'agitaient les intérêts des -ouvriers, c'était lui qui portait la parole. Il passait pour un esprit -turbulent, dangereux. -</p> - -<p> -C'était un homme juste, intelligent, aimé et respecté de ses -camarades. On l'écoutait avec déférence. Il possédait réellement -quelques talents oratoires. Sa parole, vive, expressive, frappait juste -et fort. Il avait de la mise en scène, un geste abrupt, éloquent. -</p> - -<p> -Son discours fut à la fois une revendication énergique des droits du -travail et un exposé douloureux et sévère des misères morales de la -manufacture. -</p> - -<p> -Ce discours, qui rappelait un peu trop les déclamations -révolutionnaires de 1848, fut cependant ce qu'il pouvait être de la -part de cet ancien clubiste, de ce père mortellement offensé dans ses -plus chères affections. Sans doute il ne prit guère de précautions -oratoires pour stigmatiser l'injustice de certaines conventions, de -certains privilèges. Il fut acerbe dans sa critique, et se montra d'une -exigence relativement excessive dans ses réclamations. -</p> - -<p> -Se basant sur les prétentions de quelques corporations ouvrières -d'Amérique qui réduisaient à huit heures par jour le temps du -travail, il émit des propositions qu'il savait être inadmissibles; -car, disait-il, il fallait demander des concessions exagérées pour en -obtenir de moindres. Enfin, rappelant l'incident douloureux qui avait -ému l'assemblée quelques instants auparavant, il réclamait pour les -femmes, qu'il voulait attirer aussi dans la coalition, deux heures au -milieu du jour pour préparer le repas de la famille et soigner leurs -enfants. -</p> - -<p> -Il termina par ces paroles, qui impressionnèrent vivement les -assistants: -</p> - -<p> -«Ah! s'écria-t-il, ils nous refusent l'augmentation des salaires et la -diminution des heures de travail, sous prétexte que ce temps et cet -argent nous les dépenserions au cabaret à nous enivrer. Mais comment -emploient-ils, eux aussi, leur temps et leurs richesses, si ce n'est à -satisfaire leurs vices? -</p> - -<p> -«Nous, il est vrai, quand nous sommes ivres, nous tombons dans le -ruisseau, on nous ramasse et l'on nous jette au violon; c'est un -scandale. Mais, eux, quand ils sont ivres, ils roulent sur des tapis, et -leurs laquais les emportent dans leurs carrosses: personne ne les a vus. -</p> - -<p> -«Ils parlent de nos débauches, de nos désordres! D'où nous vient -l'exemple? d'où nous vient la corruption? Que font-ils de nos filles?» -</p> - -<p> -À cette dernière phrase, répétée deux fois avec un regard sombre et -une voix vibrante de colère, il sembla voir courir un frisson dans -l'auditoire, car tous connaissaient le malheur de Gendoux. -</p> - -<p> -Ce discours, qui flattait adroitement les instincts populaires, fut -vivement applaudi. -</p> - -<p> -Quelques autres ouvriers, grisés par l'éloquence de Gendoux, prirent -la parole pour appuyer ses conclusions, et la grève fut décidée à -l'unanimité. Dès le lendemain, chacun de son côté opérerait dans ce -sens. Tous étaient des compagnons influents, qui disposaient d'un -groupe plus ou moins nombreux. -</p> - -<p> -Comme ils allaient se retirer, trois grands coups frappés contre la -trappe retentirent sous la voûte et firent tressaillir les assistants. -</p> - -<p> -Thérèse devint livide. -</p> - -<p> -«Chut! fit Gendoux, qui pâlit aussi. Pas un mot, nous sommes vendus!» -</p> - -<p> -Un profond silence régna. -</p> - -<p> -En ce moment, onze heures sonnaient à l'église voisine. -</p> - -<p> -«Au nom de la loi, cria-t-on du dehors, ouvrez!» -</p> - -<p> -Il était inutile de résister. -</p> - -<p> -Gendoux monta à l'échelle et se présenta. -</p> - -<p> -«C'est vous, Gendoux, le fileur? -</p> - -<p> -—Oui, c'est moi.» -</p> - -<p> -Le commissaire de police se montra, accompagné de deux gendarmes. Il -observa pendant quelques instants la réunion, comme s'il en comptait -les membres. -</p> - -<p> -«Allons, dit-il à Gendoux, suivez-nous. Nous vous arrêtons pour avoir -enfreint les articles 414, 415 et 416 du Code, prohibant les coalitions, -et l'article 291 du Code pénal, défendant toute réunion au-dessus de -vingt personnes. Or, vous êtes trente ici.» -</p> - -<p> -Gendoux atterré suivit le commissaire. -</p> - -<p> -Lorsque Thérèse vit disparaître son mari entre les gendarmes, elle -poussa un cri, voulut s'élancer, mais ses jambes faiblirent, et elle -retomba privée de sentiment. -</p> - -<p> -C'était cette scène, si brièvement relatée dans la dépêche -télégraphique, qui rappelait à Lille M. Daubré. -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p class="noindent"><a name="Footnote_3_1" id="Footnote_3_1"></a><a href="#FNanchor_3_1"><span class="label">[3]</span></a>Potion composée de thériaque, que les ouvrières des -manufactures donnent trop souvent à leurs enfants pour les assoupir.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p class="noindent"><a name="Footnote_4_1" id="Footnote_4_1"></a><a href="#FNanchor_4_1"><span class="label">[4]</span></a>Les ouvrages de MM. Blanqui, Villermé, Jules Simon, etc., -abondent de tableaux plus effroyables encore que celui-ci. En peignant -toute la réalité, nous craindrions d'être accusé d'exagération ou -d'invraisemblance; nous craindrions surtout de tomber dans un réalisme -par trop abject. Nous reproduirons seulement ce passage que Jules Simon -emprunte à Blanqui: «Le foyer domestique des malheureux habitants de -ces réduits se compose d'une litière effondrée, sans draps ni -couvertures; et leur vaisselle consiste en un pot de bois ou de grès -écorné qui sert à tous les usages. Les enfants les plus jeunes -couchent sur un sac de cendres; le reste de la famille se plonge -pêle-mêle, père et enfants, frères et sœurs, dans cette litière -indescriptible, comme les mystères qu'elle recouvre. Il faut que -personne n'ignore qu'il existe des milliers d'hommes parmi nous dans une -situation pire que l'état sauvage....» «Ce tableau est encore vrai, -ajoute Jules Simon. «On a fait de grands efforts, mais <i>le nombre des -pauvres croit dans une proportion effrayante.</i></p></div> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="IV">IV</a></h4> - -<p> -Après la retraite si brusque de la famille Daubré et la discussion un -peu orageuse de la soirée, les Borel se séparèrent avec quelque -froideur. -</p> - -<p> -Mlle Borel se trouvait blessée par l'attitude railleuse de sa famille. -</p> - -<p> -Maxime appréhendait l'éloignement de Mme Daubré. Béatrix, jalouse de -Madeleine, affecta de ne pas lui souhaiter le bonsoir. Madeleine se -retira triste et pensive. Elle se répétait avec amertume ces paroles -de Mlle Borel: «Il n'y a pas de dignité possible sans l'indépendance -matérielle.» -</p> - -<p> -C'était une nature fière et fortement trempée que cette fille -d'ouvriers; et Mlle Borel s'était appliquée à développer chez elle -la dignité et la force de caractère, qui sont la meilleure sauvegarde -pour une femme. -</p> - -<p> -«En effet, se disait Madeleine, que suis-je ici? Une enfant recueillie -par charité. Mlle Bathilde est trop généreuse sans doute pour me -faire jamais sentir ma position dépendante; mais le langage et les -regards parfois méprisants et protecteurs de Laure et de Béatrix me -rappellent trop que je suis une étrangère dans la maison. Mme Borel -aussi ne me témoigne plus la même bienveillance. Enfin il me semble -que parfois Maxime me parle avec une légèreté....» -</p> - -<p> -À cette pensée, une rougeur brûlante lui monta au visage. Elle -s'assit sur son lit. -</p> - -<p> -«Malgré l'affection que me porte Mlle Borel, peut-il oublier que je -suis la fille du père Bordier, de la pauvre Françoise, la sœur de -Marie la veloutière? Je suis folle de penser si souvent à lui. Mme -Daubré l'aime, c'est certain. Comment serait-il insensible à cet amour -qui flatte toutes ses vanités! Elle est belle, spirituelle.... Non, -elle n'est pas belle, elle n'a pas d'esprit, et elle n'a pas de cœur; -ce n'est qu'une coquette.... Mais c'est une grande dame, riche, -élégante, et Maxime aime tant le luxe! Ah! mon Dieu! comme je -souffre!» -</p> - -<p> -Elle cacha sa tête dans ses mains et pleura. -</p> - -<p> -Tout à coup elle se redressa. -</p> - -<p> -«Est-ce que je suis jalouse, moi? Et de qui? De Maxime qui ne m'aime -pas, qui ne peut m'aimer? Allons, je suis vile. Non, je ne penserai plus -à lui, je ne le veux pas.» -</p> - -<p> -Elle se leva, alluma sa bougie et passa un peignoir. Elle se trouvait -devant une psyché. Artiste, elle ne put s'empêcher d'admirer son -image. -</p> - -<p> -La passion éclatait dans ses yeux, animait ses joues. De son bonnet -dénoué par l'agitation ruisselait une magnifique chevelure. Son petit -pied cambré aux veines bleues, au talon rose, que la fièvre brûlait -aussi, reposait nu sur le parquet sans en ressentir le froid. -</p> - -<p> -Madeleine possédait une très-riche et très-complète organisation. -Sans doute l'éducation est transmissible, puisqu'à la longue elle -modifie et améliore les races. Pourtant on voit assez souvent parmi les -demi-sauvages de nos campagnes surgir des êtres susceptibles d'un -très-grand perfectionnement artistique et intellectuel. -</p> - -<p> -Quoique née de parents incultes, Madeleine était douée d'aptitudes -très-variées et fort étendues. Cette intelligence, à la fois -prime-sautière et cultivée, se reflétait dans sa beauté, qui -frappait bien plus par l'originalité que par la parfaite correction des -lignes. -</p> - -<p> -Sa peau brune, ses grands yeux de gazelle, un peu sauvages, le carmin -éblouissant des lèvres, les frémissements voluptueux de la narine, sa -taille cambrée et souple dénotaient la vigueur des races primitives; -mais on trouvait aussi chez elle les caractères distinctifs des -générations raffinées: un profil droit, le fini des modelés, la -petitesse des mains et surtout l'expression méditative du regard. -</p> - -<p> -Ces contrastes, qui se heurtaient dans son visage, causaient au premier -abord une sorte d'inquiétude. Sa figure paraissait étrange, et -cependant elle attirait. Songeuse, elle semblait dure; mais le sourire -l'illuminait et lui prêtait une grâce, une douceur captivantes. -</p> - -<p> -Les femmes délicates et nerveuses la déclaraient laide, car il y avait -entre ce type et le leur une trop complète dissemblance. Mais les -hommes, les hommes blasés surtout, à première vue en tombaient -épris. -</p> - -<p> -Après s'être admirée, elle se détourna du miroir avec impatience. -</p> - -<p> -«Que ne suis-je blonde, maigre et riche comme Mme Daubré? -soupira-t-elle.... Mais je serai célèbre, riche peut-être, et -alors....» -</p> - -<p> -Et, faisant un effort, elle se mit à travailler. -</p> - -<p> -Sa bouche devint sérieuse, sa narine se souleva, son œil humide prit -soudain de la fixité et de la profondeur. On l'eût dite inspirée. -</p> - -<p> -À quoi donc travaillait-elle? La pauvre enfant écrivait un poëme, et -sur ce poëme elle basait ses espérances de fortune. -</p> - -<p> -Elle avait entendu parler cependant des difficultés de parvenir par la -littérature, soit à la célébrité, soit à la richesse. Mais ces -difficultés, tous les poëtes les connaissent, les uns par ouï-dire, -les autres par expérience; et ils conservent quand même la foi au -succès. C'est cette foi, ou plutôt cet orgueil sublime qui fait les -grandes personnalités. -</p> - -<p> -Madeleine était brave, parce qu'elle avait vingt ans. -</p> - -<p> -Comme elle sentait la vie puissante en elle, elle ne pensait pas que son -courage pût faiblir. Enfin, ayant un grand amour de l'art, elle ne -soupçonnait rien des dégoûts du travail; et son imagination se -formait sur le monde des artistes les plus chimériques illusions. -Ainsi, elle se refusait à croire que les déboires d'amitié, les -injustices, les critiques jalouses fussent ordinairement le dot du -talent. -</p> - -<p> -Elle ignorait également que, si cette carrière est difficile pour -l'homme le plus intrépide, elle est presque impossible à la femme; car -elle a de plus à lutter contre l'ironie masculine et contre le -préjugé qui veut limiter ses facultés à l'art de plaire, à la -science du ménage. -</p> - -<p> -Élevée par Mlle Borel, qui réclamait hautement pour la femme son -droit au développement et à l'exercice complet de son intelligence et -de son activité, elle ne tenait aucun compte du préjugé. Elle ne -prévoyait pas ce que la société inflige de tortures à quiconque veut -lutter contre elle. Si, pour une femme riche, ces luttes peuvent être -indifférentes, pour une femme pauvre, elles sont souvent mortelles. -Aussi devant la confiance et la bravoure de cette enfant, on se sentait -pris d'une immense pitié. -</p> - -<p> -Elle se disait: En attendant que j'obtienne le succès littéraire, je -ferai de la peinture pour gagner ma vie, car elle était peintre aussi. -Elle possédait cette mémoire de l'image et de la couleur, cette -vivacité d'impressions, ce sentiment énergique de la réalité et -cette force créatrice qui font les peintres comme les poëtes. -</p> - -<p> -Cependant était-il certain qu'elle eût du talent? Assurément elle -avait le jet de l'inspiration; mais c'est là le diamant brut que le -travail taille et polit. Il lui manquait cet autre génie plus sage, -plus robuste qui, selon Buffon, s'acquiert avec la patience, et qui -s'affine au creuset de la critique. -</p> - -<p> -Quelques succès de salon l'avaient enivrée. On avait admiré ses vers -et ses tableaux, qui surprenaient en raison de sa jeunesse. Mais comme -elle trouvait ses essais encore imparfaits, comme elle sentait en elle -tout un monde d'ébauches vagues et d'idées incomplètes, elle pensait: -«Si je parviens à débrouiller ce chaos, à condenser mon inspiration, -à fixer mon rêve, j'arriverai certainement à produire un jour des -chefs-d'œuvre.» -</p> - -<p> -Et, forte de cette espérance, elle croyait pouvoir surmonter toutes les -entraves. -</p> - -<p> -Elle travailla jusqu'au jour sans ressentir ni froid, ni fatigue; car -elle éprouvait cette excitation cérébrale, cette fièvre brûlante de -la composition qui est bien véritablement le feu sacré. -</p> - -<p> -Cependant, de temps à autre, elle s'arrêtait d'écrire. Son beau corps -s'alanguissait; ses yeux se fermaient à demi; elle restait immobile et -rêveuse; puis tout à coup elle se redressait, écartait le bras comme -pour chasser une image importune. -</p> - -<p> -«Oh! laissez-moi travailler!» murmurait-elle. -</p> - -<p> -C'était le souvenir de Maxime qui l'obsédait. -</p> - -<p> -Lorsque les premiers rayons du jour firent pâlir sa bougie, elle se -glissa dans son lit pour se réchauffer, et, brisée de fatigue, -s'endormit. -</p> - -<p> -Madeleine s'éveilla fort tard et descendit vers la fin du déjeuner. -</p> - -<p> -Mme Borel lui en témoigna une mauvaise humeur qui la bouleversa et -surtout l'humilia. -</p> - -<p> -«Il paraît, lui dit Béatrix d'un ton aigre-doux, que vous veillez -toute la nuit. J'ai entendu du bruit dans votre chambre jusqu'à six -heures.» -</p> - -<p> -Madeleine rougit, car elle travaillait en secret à son poëme. -</p> - -<p> -«Pourquoi donc rougissez-vous? remarqua Laure étourdiment. Lisiez-vous -de mauvais livres? -</p> - -<p> -—Je me suis relevée parce que je ne pouvais dormir, balbutia -Madeleine encore plus confuse. -</p> - -<p> -—Étiez-vous souffrante, mon enfant? demanda Mlle Borel. -</p> - -<p> -—Un peu de fièvre, je crois; mais, ce matin, je suis mieux.» -</p> - -<p> -En cet instant, on apporta une lettre à Madeleine. En lisant la -suscription elle parut émue, prit un prétexté et se retira. -</p> - -<p> -«Je trouve, dit Béatrix d'un ton sec, que Madeleine a d'étranges -allures depuis quelque temps. Elle se couche à des heures indues, -s'enferme toute la journée dans sa chambre. Enfin c'est une existence -tout à fait mystérieuse. -</p> - -<p> -—Il faut convenir, Bathilde, appuya Mme Borel, que vous donnez à -cette jeune fille une singulière éducation. Vous l'autorisez à sortir -seule, à lire des romans et des livres contre la religion, vous lui -permettez de recevoir des lettres et d'en écrire sans vous les -soumettre. -</p> - -<p> -—Pourquoi n'ajoutez-vous pas de penser toute seule? Il faut juger un -système d'éducation d'après les résultats qu'il produit. -Qu'avez-vous à reprocher à Madeleine? N'est-elle pas parfaitement -sincère, bonne et modeste? -</p> - -<p> -—Oui, c'est vrai, confirma M. Borel. -</p> - -<p> -—Cependant, ma tante, ajouta Maxime, laissez-moi vous dire que si je -rencontrais dans la rue, se promenant seule, une fille avec ces yeux-là -qui vous attirent comme l'aimant, avec des lèvres aux tons violents, -avec cette démarche d'une réserve si provocante, j'en tomberais -éperdument amoureux. Elle est horriblement séduisante, votre petite -Madeleine, et si ce n'était la vénération que je vous dois.... -</p> - -<p> -—Taisez-vous, Maxime, interrompit vivement Mme Borel. N'oubliez pas -devant qui vous parlez. -</p> - -<p> -—Je l'observais hier au soir, insinua Béatrix, qui ne pardonnait pas -à Madeleine le sentiment de jalousie qu'elle lui avait inspiré la -veille, je crois que sous sa simplicité elle cache beaucoup de -prétentions et d'orgueil. -</p> - -<p> -—Et sur quoi appuyez-vous votre jugement? repartit sévèrement Mlle -Borel. -</p> - -<p> -—Moi, je la crois bonne fille, dit Laure; mais elle m'agace avec ses -airs de muse. -</p> - -<p> -—Je vous assure, Bathilde, reprit encore Mme Borel avec un peu -d'aigreur dans la voix, que je ne suis pas sans inquiétude à l'égard -de votre protégée. S'il lui arrivait quelque aventure, mes filles, qui -la traitent presque en amie, pourraient s'en trouver compromises. Avec -cette imagination, ces idées d'indépendance.... -</p> - -<p> -—Vous jugez la femme, ma chère sœur, interrompit Mlle Borel, telle -que l'ont faite les préjugés et une éducation fausse, incomplète. -Vous ne songez pas à critiquer une femme mariée qui sort seule, -n'eût-elle que seize ans. -</p> - -<p> -—Une femme mariée a son mari pour la protéger, pour l'avertir des -dangers qu'elle doit craindre. -</p> - -<p> -—C'est cela, comme la femme pauvre a son mari pour la nourrir, -répliqua Bathilde. Mais quand le mari ne remplit pas son devoir, et -combien le remplissent? que devient cette femme habituée à la -protection et tout à coup privée d'appui? Si Madeleine était restée -dans la condition d'où je l'ai tirée, elle sortirait seule, n'est-ce -pas? et personne ne songerait à la blâmer. -</p> - -<p> -«Or, je ne veux pas faire de Madeleine une de ces femmes s'étiolant -dans l'inertie, dans une vie dépendante, futile, pleine de souffrances -intimes, souffrances de cœur, souffrances d'imagination, souffrances -physiques même, et qui sont le produit de l'oisiveté. -</p> - -<p> -«Le moment est venu où l'éducation et la destinée des femmes doivent -se modifier. Dans nos sociétés libres modernes, les femmes ne peuvent -plus être tenues en lisière, ni exclusivement enfermées dans le -gynécée. Elles doivent avoir leur part dans l'activité sociale, selon -la mesure de leurs facultés; mais elles sont d'abord et avant tout -appelées au gouvernement d'elles-mêmes, ce qui est leur vraie, leur -unique émancipation. -</p> - -<p> -«Il faut qu'elles sortent seules, agissent seules, pensent et se -déterminent seules; que leur libre arbitre et leur moralité -personnelle les soutiennent, les fortifient, les conduisent dans la vie. -Il faut davantage: elles doivent pourvoir à leur existence, préparer -leur avenir, au lieu de l'attendre de la vente de leur personne au plus -offrant par des liaisons honteuses ou des mariages intéressés. -</p> - -<p> -«En développant chez elles ces sentiments de dignité, on leur donne -une tout autre attitude en présence des hommes. Au lieu de les élever -dans une ignorance systématique du monde, montrez-leur les pièges -qu'on leur tend, les précipices où l'on cherche à les attirer. Elles -sauront, ne serait-ce que par un intérêt bien entendu, résister aux -séductions. Or, c'est dans ces principes que j'ai élevé Madeleine, et -je réponds d'elle. -</p> - -<p> -—Assurément, repartit Mme Borel avec l'opiniâtreté irraisonnée -d'une bonne catholique, s'il ne s'agissait de la compagne de mes filles, -je me fusse abstenue de toute observation; car je sais que sur ce -terrain nous ne nous entendrons jamais. Moi, je veux faire de mes filles -des femmes du monde, vivant selon le monde, comme tout le monde; tandis -que vous élevez Madeleine pour une société qui n'existe pas. -</p> - -<p> -—Eh bien! Euphémie, puisque nous sommes sur ce chapitre, soyez tout à -fait sincère. La présence de Madeleine vous importune, n'est-ce pas? -la mienne aussi peut-être? Vous craignez sans doute que, à la longue, -mes idées voltairiennes, comme vous les appelez, ne compromettent le -salut de vos enfants, et peut-être craignez-vous encore que la beauté -de Madeleine ne nuise à leur établissement dans ce monde. Aussi bien -j'ai des projets de voyage. Quant à Madeleine, je la caserai -convenablement. -</p> - -<p> -—Voyons, voyons, ma chère Bathilde, interrompit M. Borel qui pâlit un -peu, il ne s'agit pas de cela. Euphémie est allée trop loin. Tu sais -que, malgré nos dissentiments, nous avons pour toi un attachement -profond. Tout le monde ici est heureux de ta présence, et nous serions -désolés si tu nous quittais pour quelques discussions sans -importance.» -</p> - -<p> -Il se tut; mais ni les deux jeunes filles, ni Mme Borel, ni Maxime -lui-même, qui pensait en ce moment à Mme Daubré, ou à Pouliche ou à -Mademoiselle Lucie, ou peut-être à toutes les trois à la fois, -n'appuyèrent les paroles conciliatrices de M. Borel. -</p> - -<p> -«Mon cher Théodore, répondit Bathilde, je te remercie de ces bons -sentiments; mais je t'assure que je parle sans colère. Je suis fort -indulgente, tu le sais, pour les opinions d'autrui; je comprends donc -que vous combattiez les miennes. Seulement à quoi bon ces luttes qui -fatiguent sans profit pour personne? Quand on ne peut s'entendre, ne -vaut-il pas mieux se séparer?» -</p> - -<p> -Elle se leva et sortit. Mais elle avait prononcé ces derniers mots avec -un léger tremblement dans la voix. -</p> - -<p> -«Vous faites des sottises, Euphémie, dit M. Borel fort ému. Puisque -Bathilde ne surveille pas Madeleine, ne pouviez-vous la surveiller -vous-même sans faire tant de tapage? Vous savez que j'aime beaucoup ma -sœur, malgré ses extravagances. Enfin, s'il faut vous le dire, la plus -grande partie de sa fortune est engagée dans mon industrie. En ce -moment-ci, une rupture entre nous pourrait me gêner beaucoup.» -</p> - -<p> -Toute la famille demeura interdite. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="V">V</a></h4> - -<p> -Cependant Madeleine était remontée dans sa chambre, et, toute -tremblante, elle lisait la lettre qu'elle venait de recevoir. -</p> - -<p> -Cette lettre était de sa seconde sœur, Amélie, institutrice dans -l'Ardèche. En voici le contenu: -</p> - -<p><br /></p> - -<p style="margin-left: 50%;">«Lyon, mars 1863.</p> - -<p style="margin-left: 10%;">«Ma chère Madeleine,</p> - -<p> -«J'ai un grand malheur à t'apprendre: notre mère est aveugle. Elle en -est inconsolable. Elle appelle la mort. Elle ne peut se résoudre à -tomber entièrement à notre charge et à devenir pour nous un surcroît -de misère. Bien que sa vue fût depuis longtemps affaiblie, cependant -elle pouvait encore gagner quelques sous en cousant des sacs; -maintenant, elle ne peut plus enfiler son aiguille. -</p> - -<p> -«Ce n'est pas tout; Marie est au lit, Marie, la Providence de la -maison. Comme veloutière, elle gagnait de bonnes journées; mais c'est -un métier au-dessus de ses forces. Tu sais que les veloutiers doivent -avoir l'estomac appuyé sur la barre. Or, depuis quelque temps elle -éprouve de si grandes douleurs d'estomac qu'elle ne peut continuer son -travail. -</p> - -<p> -«J'ai obtenu de venir passer deux jours à Lyon pour consoler un peu -ces pauvres désolées. Hier, j'ai conduit notre mère au médecin. Il -ne nous adonné aucun espoir de guérison. Les yeux sont usés par le -travail à la lumière et par les larmes. En effet, elle a tant pleuré, -cette martyre! Mon père lui a causé tant de chagrins! -</p> - -<p> -«Il y a assez longtemps qu'il n'est venu la tourmenter. Sans doute il -est malheureux, lui aussi; je le plains et je l'excuse dans mon cœur; -car c'est le découragement qui l'a poussé d'abord à s'enivrer; mais -n'est-il pas affreux de penser que ce vice ait étouffé en lui l'amour -paternel, et que ses enfants se réjouissent de son absence! -</p> - -<p> -«Enfin un autre malheur nous menace. Notre belle Claudine s'est éprise -d'un canut du nom de Jaclard. C'est un dissipateur qui s'enivre aussi, -et qui joue tout ce qu'il gagne. Elle veut absolument l'épouser. Mais -notre mère s'y oppose. Elle a tant souffert avec notre père qu'elle -tremble de voir Claudine tomber dans un malheur pareil. Épouser un -ivrogne, un débauché, ma mère aimerait autant la voir morte! -</p> - -<p> -«Il n'y aurait, pensons-nous, qu'un moyen de la sauver, ce serait de -l'éloigner. Autrefois, elle avait désiré aller à Paris; car son -métier de remetteuse ne lui a jamais plu: il a trop de chômages. -Penses-tu qu'à Paris elle trouverait facilement de l'occupation? Tu -sais qu'elle coud parfaitement, qu'elle est adroite et intelligente. -Mais comment trouver de l'argent pour son voyage? -</p> - -<p> -«C'est à toi, chère Madeleine, que nous recourons pour nous tirer de -cette douloureuse situation. Nous savons combien ta position chez les -Borel est délicate; et tu as déjà tant fait pour nous! Cependant ne -pourrais-tu encore obtenir de M. ou de Mlle Borel une avance de cent -francs pour payer le voyage de Claudine? Nous nous engagerions, Marie et -moi, à les rembourser dans un an. -</p> - -<p> -«Il n'y a vraiment que ce moyen de sauver notre chère Claudine, qui -est comme ensorcelée par ce mauvais sujet. -</p> - -<p> -«Nous connaissons ton cœur, ma bonne Madeleine; nous savons que tu -feras peut-être l'impossible pour nous tirer toutes de la désolation. -Mes appointements d'institutrice sont si minimes que je puis fort peu -par moi-même, et j'ai bien, moi aussi, mes tracas. -</p> - -<p> -«Il n'est pas certain que je conserve longtemps cette place qui me -donne à peine du pain. Je te conterai cela une autre fois. Pour le -moment, je ne m'inquiète que du sort si malheureux de ces chères -affligées. -</p> - -<p> -«À bientôt de tes nouvelles, bien aimée sœur. Nous t'embrassons -comme nous t'aimons, de tout cœur. -</p> - -<p style="margin-left: 60%;">«AMÉLIE BORDIER.»</p> - -<p><br /></p> - -<p> -Bien que Madeleine connût peu ses parents, elle éprouvait pour eux une -très-vive affection. Comme le sort l'avait privilégiée, elle croyait -aussi devoir à sa famille restée pauvre plus de dévouement. -</p> - -<p> -Cette lettre, empreinte du calme et de la résignation que donne -l'habitude de souffrir, accusait pourtant une situation si douloureuse -que plusieurs fois, en la lisant, Madeleine eut le cœur serré, et ses -yeux s'emplirent de larmes. -</p> - -<p> -Ayant achevé cette lecture: -</p> - -<p> -«Que puis-je, dit-elle avec accablement. Mon Dieu! que puis-je? -M'adresser à Mlle Borel, qui a déjà tant fait pour nous; je n'oserais -pas. Demander à M. Borel une avance pour Marie, ce serait lui demander -un secours. Je ne puis cependant me résoudre à mendier, quand j'ai de -l'éducation, de l'intelligence et des bras, quand je puis travailler en -un mot. -</p> - -<p> -«Pauvre Marie! pauvre mère! bonnes et chères âmes, qui souffrez -depuis que vous êtes au monde, et qui avez encore la force d'aimer et -de vous dévouer. Oui, il faut sauver Claudine d'un malheur certain et -pire que la mort. -</p> - -<p> -«Voyons, dois-je mettre un sentiment d'orgueil au-dessus d'un intérêt -si cher; et, pour rendre un peu de bonheur à toute cette famille -désolée, ne dois-je point abaisser ma fierté? Oui, sans doute, si je -ne trouve pas d'autre ressource. -</p> - -<p> -«Et cependant, après l'investigation si peu bienveillante dont je -viens d'être l'objet, puis-je croire qu'on me regarde encore ici comme -l'enfant de la maison? Et qu'ai-je fait pour démériter? Mme Borel -aurait-elle découvert mon secret? ou Maxime lui-même.... Je ne sais -pourquoi, lorsqu'il me regarde, j'éprouve un si grand trouble. Tout à -l'heure, il m'a semblé que lui aussi.... Non, il ne pense pas à moi. -Il faut que je sorte d'ici. Mais songeons au plus pressé. Comment me -procurer l'argent nécessaire au voyage de Claudine?» -</p> - -<p> -Elle se leva, prit dans un tiroir les quelques bijoux qu'elle -possédait. -</p> - -<p> -Puis elle retourna une toile qui était encore sur le chevalet, et elle -la regarda longtemps. -</p> - -<p> -C'était un petit tableau de genre. Il y avait de la naïveté sans -doute dans cette composition, et peut-être quelques fautes de dessin. -Mais c'était plein de lumière, de poésie, d'expression. -</p> - -<p> -La veille, Madeleine avait beaucoup admiré son tableau. Elle avait mis -sur cette toile, comme dans son poëme, son âme d'artiste. Maintenant -elle doutait. C'est que l'heure présente était un moment décisif. -Jusqu'alors elle n'avait eu que des juges bienveillants. Elle allait -savoir ce que valait au juste son talent; car elle pensait à vendre -cette peinture. -</p> - -<p> -Elle s'habilla modestement, dissimula sa toile sous son manteau et -sortit. -</p> - -<p> -C'était par une froide journée de mars, brumeuse et sombre, que -Madeleine descendit des hauteurs de ses rêves pour aborder le monde -réel. -</p> - -<p> -Arrivée sur le boulevard, elle avisa un magasin où, dans une riche -devanture, brillaient des tableaux anciens et modernes, fraîchement -vernis, encadrés de dorures éclatantes. -</p> - -<p> -Au moment d'entrer, elle s'arrêta. Elle n'osait point; son cœur -battait violemment. Mais, ayant jeté un coup d'œil sur sa toile, elle -s'enhardit et entra. -</p> - -<p> -«Je voudrais vendre cette toile,» dit-elle d'une voix si faible qu'on -lui demanda de nouveau ce qu'elle désirait. -</p> - -<p> -Le commis prit le tableau et le porta au marchand, occupé alors avec -d'autres personnes, et qui répondit d'un ton rude: «Faites attendre.» -</p> - -<p> -Au bout d'un quart d'heure, il s'approcha de Madeleine, regarda -attentivement son tableau, mais sans proférer une parole. -</p> - -<p> -Madeleine l'observait avec autant d'anxiété que s'il eût dû -prononcer un arrêt de vie ou de mort. Mais le marchand demeurait -impassible. -</p> - -<p> -«De qui est cette peinture? dit-il enfin. -</p> - -<p> -—Elle est de moi,» répondit Madeleine en rougissant beaucoup. -</p> - -<p> -Le marchand lui rendit sa toile. -</p> - -<p> -«J'en suis fâché mademoiselle; mais nous n'achetons pas ces sortes de -tableaux. Cela manque de manière; ce n'est d'aucune école.» -</p> - -<p> -À ces paroles, qui détruisaient toutes ses espérances, Madeleine -éprouva comme une défaillance. -</p> - -<p> -Elle se disposait à sortir. -</p> - -<p> -«Je vous en donne dix francs, fit le marchand, qui la rappela. -</p> - -<p> -—Non, répondit-elle. -</p> - -<p> -—Eh bien, vingt, et je vous assure que personne ne vous les -offrira.» -</p> - -<p> -Madeleine s'éloigna, navrée. -</p> - -<p> -«C'est donc bien mauvais, pensait-elle, qu'on m'en offre si peu! Et -c'est là-dessus que je comptais pour soutenir ma famille, pour me -créer une position, pour....» -</p> - -<p> -Elle allait au hasard, perdue dans ses tristes pensées, accablée par -le découragement. -</p> - -<p> -Elle descendit la rue de Choiseul, puis la rue Neuve-des-Petits-Champs, -et se trouva dans la rue Saint-Roch. Elle se souvenait y avoir vu un -grand nombre de marchands de bric-à-brac. Peut-être trouverait-elle à -vendre là ses bijoux et son tableau. -</p> - -<p> -Elle entra dans plusieurs boutiques, ou du tableau et des bijoux on ne -lui offrit pas au delà de quarante francs. Elle était désespérée. -</p> - -<p> -Enfin elle aperçut une devanture de chétive apparence dans laquelle -s'étalaient d'anciennes peintures, de vieux bijoux et des dentelles -surannées. -</p> - -<p> -Elle se hasarda sur le seuil de la porte, où pendaient des robes -fanées à falbalas, et elle pénétra dans une boutique sombre, -encombrée des mille et un trésors, des mille et une misères du -bric-à-brac, tristes épaves d'un luxe éphémère, d'existences -brisées. Que de drames dans ces monceaux de chiffons malpropres! Cette -paire de bottines, cette robe modeste étaient peut-être la dernière -richesse d'une pauvre fille qui mourait de faim. Et ces dentelles, et -ces bijoux, quels bouleversements de fortune les ont amenés là!... Et -jusqu'à ce bois de lit, jusqu'à ce poêle rouillé qui racontent -d'horribles misères! -</p> - -<p> -En entrant là, Madeleine se sentit oppressée, comme si elle s'était -fourvoyée dans un mauvais lieu. -</p> - -<p> -Au comptoir se tenait un petit vieillard occupé à examiner avec une -loupe quelque bijou microscopique. Il s'harmonisait si parfaitement avec -tout ce qui l'entourait, il s'était si bien approprié les teintes, les -formes concassées et tremblotantes des objets antiques dont il était -environné, qu'on l'eût pris volontiers pour une curiosité automatique -ou pour, quelque vieux portrait de l'école flamande. -</p> - -<p> -Quand Madeleine lui présenta son tableau tout frais verni, aux couleurs -vives et lumineuses, la vue du petit homme parut singulièrement -offensée de cet éclat. Aussi s'empressa-t-il de le rendre à -Madeleine. -</p> - -<p> -Alors elle lui proposa ses bijoux de jeune fille. -</p> - -<p> -«Ah! ceci c'est autre chose,» dit-il. -</p> - -<p> -Il prit les bijoux. Mais il regarda aussi celle qui les lui offrait. -Après un examen attentif qui inquiétait Madeleine, le petit vieillard -alla au fond de la boutique et appela: -</p> - -<p> -«Anastasie! -</p> - -<p> -—On y va! répondit de l'entresol une voix éraillée. -</p> - -<p> -—Ma femme, dit-il à Madeleine, vous dira mieux que moi ce que cela -vaut. Nous sommes d'honnêtes gens, voyez-vous. Le premier marchand venu -vous pèserait cela et vous donnerait juste le poids de l'or. Mais nous, -nous estimons le travail du bijou. Votre bracelet, qui est très léger, -n'a guère que cette valeur.» -</p> - -<p> -Anastasie entra; et Madeleine à sa vue éprouva une impression si -désagréable qu'elle fut tentée de reprendre ses bijoux et de sortir. -</p> - -<p> -Cette femme pouvait avoir cinquante-cinq ans. Son menton avancé, son -nez crochu, ses yeux petits et perçants, relevés vers les tempes, le -ton violacé de son visage large à la base, étroit au sommet, -exprimaient la rapacité et l'astuce. -</p> - -<p> -Elle examina Madeleine comme l'avait examinée le vieillard. Cette -inspection embarrassait la jeune fille, qui dit un peu sèchement: -</p> - -<p> -«Combien, madame, estimez-vous ce bijou? -</p> - -<p> -—Ah! c'est vous, ma petite mère, qui voulez vendre cela?» fit-elle en -affectant la bonhomie. -</p> - -<p> -Madeleine fut choquée de ce ton de familiarité. -</p> - -<p> -«Oui, madame, répondit-elle avec quelque hauteur. -</p> - -<p> -—Quel prix faites-vous cela? demanda le petit vieillard. -</p> - -<p> -—Cent francs. -</p> - -<p> -—Ça ne les vaut pas, mon cher cœur, repartit vivement la mégère. -</p> - -<p> -—Je vous donnerais également le tableau», hasarda Madeleine. -</p> - -<p> -Les deux époux parurent se consulter du regard. -</p> - -<p> -«Voyons, mademoiselle, reprit la vieille un peu interdite par le ton et -les manières de Madeleine, vous vous trouvez, à ce qu'il paraît, dans -un mauvais moment? Vous êtes donc seule, puisque vous venez vous-même -vendre ces bijoux, ou bien y a-t-il là-dessous une petite affaire de -cœur?» -</p> - -<p> -Madeleine répugnait à confier à cette femme sa situation. Cependant, -craignant de perdre par trop de fierté une occasion peut-être unique, -elle répondit: -</p> - -<p> -«Il y a en effet une affaire de cœur. Ma mère et ma sœur sont -malades loin d'ici, et je tiens à leur envoyer immédiatement un -secours. -</p> - -<p> -—Ah! vous n'êtes pas de Paris! Où demeurez-vous? Car nous sommes -obligés de prendre le nom et l'adresse des personnes qui nous offrent -des objets de prix. C'est une mesure de police, vous comprenez.» -</p> - -<p> -Madeleine donna son nom et son adresse. -</p> - -<p> -«Ah! vous n'êtes pas chez vous? Vous êtes chez des amis. -</p> - -<p> -—Chez des amis, répondit-elle froidement. -</p> - -<p> -—Si je vous fais toutes ces questions, reprit Anastasie, c'est que -vous êtes si jolie, et puis vous avez bon cœur. Voilà pourquoi nous -voudrions faire quelque chose pour vous. Nous nous intéressons à nos -pratiques. Ah! bien sûr, on ne fait pas ses affaires de cette -manière-là. Aussi, vous le voyez, nous sommes restés pauvres. -</p> - -<p> -—Ce tableau n'est pas signé, dit le petit vieux qui examinait la -toile. -</p> - -<p> -—Il est d'un artiste inconnu. -</p> - -<p> -—De vous, peut-être?» -</p> - -<p> -Madeleine ne répondit pas. -</p> - -<p> -«Je suis un peu connaisseur. Dans notre métier, nous ne pouvons guère -payer cela beaucoup plus cher que la valeur du châssis. Mais, voyons, -si jamais vous avez quelques autres petites affaires à traiter, -donnez-nous la préférence. Si nous perdons avec vous aujourd'hui, nous -gagnerons une autre fois.» -</p> - -<p> -Il compta cent francs à Madeleine et lui remit son adresse. -</p> - -<p> -Madeleine lut: -</p> - -<p> -M. Pinsard, rue Saint-Roch, marchand de bric-à-brac, et Mme Pinsard, -marchande à la toilette. -</p> - -<p> -Quand elle fut sortie: -</p> - -<p> -«C'est de l'or en barre, cette fille-là, dit le vieillard à -Anastasie. -</p> - -<p> -—Oui, mais c'est bien élevé, c'est honnête. Sa mise décente prouve -qu'elle a de l'ordre. La débine commence seulement. Les bijoux, c'est -la première chose qu'on vend. -</p> - -<p> -—Elle avait l'air bien triste, bien abattu. -</p> - -<p> -—Quelque chagrin d'amour. -</p> - -<p> -—Tu verras qu'elle nous reviendra. -</p> - -<p> -—J'en doute; car c'est fier. -</p> - -<p> -—Euh! euh, la misère. Et puis elle est peintre. On sait ce que vaut -la vertu d'une artiste. -</p> - -<p> -—C'est égal, je crois que tu as fait un mauvais marché. -</p> - -<p> -—Non, te dis-je. Le travail seul du bracelet a coûté deux cents -francs. Nous le revendrons au moins quatre-vingt. Quant à ce tableau, -en le faisant vieillir, on pourrait le donner pour une ancienne copie du -Corrège.» -</p> - -<p> -Pendant que les deux vieillards devisaient ainsi, Madeleine revenait -bien triste, en effet, bien découragée. Maintenant elle doutait de son -talent, elle doutait de l'avenir. Elle pensait aussi à la détresse de -sa famille, et elle ne possédait que cent francs pour la soulager. Dans -son ignorance des choses, elle avait compté que son tableau et ses -bijoux lui rapporteraient au moins trois cents francs. -</p> - -<p> -Il lui restait encore son poëme. Mais il n'était pas terminé. -D'ailleurs, où le porter? Comment l'accueillerait-on? Après la rude -déception qu'elle venait d'éprouver, elle sentait faiblir son courage, -et s'évanouir ses illusions. -</p> - -<p> -En réfléchissant ainsi, elle était arrivée rue Louis-le-Grand. En -face du n° 31, elle s'arrêta, frappée d'une idée subite. -</p> - -<p> -C'était là que demeurait Mme Daubré. -</p> - -<p> -Madeleine venait de se rappeler que Mme Daubré avait demandé la veille -une institutrice pour sa fille. -</p> - -<p> -«Elle me connaît, se dit Madeleine, elle m'agréera; mais me -présenter seule ainsi? Ne conviendrait-il pas d'en parler d'abord à -Mlle Borel? Non. Par affection peut-être, elle voudrait me retenir -auprès d'elle, et je ne pourrais lui dire ce que je souffre des -dédains de Laure et de Béatrix, des critiques blessantes de leur -mère. Je n'oserais non plus lui parler de Maxime. Si je lui raconte les -misères de ma famille, elle m'offrira de la secourir. D'ailleurs, ne -m'a-t-elle pas enseigné à me conduire seule? Quand il s'agit d'aider -ma mère et mes sœurs, de sauvegarder ma dignité, pourrait-elle m'en -vouloir de n'avoir écouté que ma fierté et mon cœur?» -</p> - -<p> -Au moment où elle allait entrer, elle hésita. Habiter comme subalterne -chez cette femme qu'elle n'aimait pas, être témoin de son amour pour -Maxime, lui semblait une souffrance au-dessus de ses forces. Mais le -souvenir de ses deux chères malades lui revint, et elle s'indigna qu'il -y eût place dans son cœur pour une autre douleur, pour une autre -affection. -</p> - -<p> -Elle s'engagea résolument sous la porte cochère. -</p> - -<p> -Au même instant, une jeune fille modestement vêtue et portant un -paquet, ce qui révélait sa condition d'ouvrière, entrait dans la loge -du concierge et demandait M. de Lomas. -</p> - -<p> -Ainsi que Madeleine, elle semblait fort perplexe. Elle était pâle, -chancelante et s'appuyait à la rampe de l'escalier. -</p> - -<p> -Madeleine la vit serrer ses mains contre sa poitrine, comme pour y -comprimer une angoisse, puis fermer ses beaux yeux d'un bleu sombre et -les élever ensuite en un regard douloureux. -</p> - -<p> -Évidemment cette jeune fille était aussi en proie à une torture -morale, et Madeleine se disait: -</p> - -<p> -«C'est encore une martyre.» -</p> - -<p> -Elle se sentait émue de pitié et de sympathie. -</p> - -<p> -Toutes deux, elles montaient côte à côte. -</p> - -<p> -De temps à autre, la jeune ouvrière jetait dans l'escalier un regard -à la fois honteux et effrayé. -</p> - -<p> -Madeleine semblait plus calme. Cependant, à mesure qu'elle avançait, -son cœur se serrait. -</p> - -<p> -Comment Mme Daubré allait-elle l'accueillir? Sa démarche ne lui -paraîtrait-elle pas inconsidérée? -</p> - -<p> -Elle sonna. -</p> - -<p> -Sa compagne monta un étage plus haut. -</p> - -<p> -Madeleine entra et demanda Mme Daubré. -</p> - -<p> -Mme Daubré était encore au lit. Son mari avait voulu l'emmener à -Lille, et, pour rester à Paris, elle avait prétexté une indisposition -subite. -</p> - -<p> -Madeleine s'étant annoncée comme une institutrice, on l'introduisit -dans l'antichambre. -</p> - -<p> -Mme Daubré, subitement rétablie depuis le départ de son mari, fit -répondre qu'elle allait se lever. -</p> - -<p> -Pendant que Madeleine attend, nous suivrons la jeune ouvrière à -l'étage supérieur. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="VI">VI</a></h4> - -<p> -Ce fut Lionel qui vint lui ouvrir. -</p> - -<p> -«Comment, c'est vous, Geneviève?» s'écria-t-il. -</p> - -<p> -Ce <i>vous</i>, l'étonnement désagréable qu'exprimait le visage de Lionel, -bouleversèrent la pauvre fille. -</p> - -<p> -Il l'introduisit dans un appartement de garçon fort coquet: panoplies, -objets d'art, riches tentures, meubles de prix, tout était disposé -avec goût et sobriété. -</p> - -<p> -Il offrit une chaise à la jeune fille, qui s'assit avec embarras; car -elle sentait que sa pauvre robe faisait tache au milieu de toutes ces -élégances. -</p> - -<p> -Lui, Lionel, reprit son fauteuil au coin du feu, posa ses pieds sur le -marbre de la cheminée, ralluma sa cigarette, et attachant ses yeux sur -la corniche du plafond, par son attitude il semblait dire: Voyons, -parlez, je vous écoute avec résignation. -</p> - -<p> -Lionel de Lomas était un homme du meilleur monde, élégant, spirituel, -fort intrigant, pour ne pas dire fort corrompu. Son type régulier -offrait beaucoup de distinction et de finesse. Ses yeux bleus, -ordinairement froids comme l'acier, savaient prendre, selon la -circonstance, une expression rêveuse ou lascive. Grâce à de réelles -bonnes fortunes, à quelques indiscrétions habiles, à quelques -extravagances calculées, il s'était acquis une réputation d'homme -irrésistible. -</p> - -<p> -Il affectait encore le ton et les allures d'un jeune homme. Cependant, -aux rides qui commençaient à cerner ses paupières, on devinait -aisément qu'il approchait de la quarantaine. -</p> - -<p> -Il était vêtu, comme une femmelette, d'un gracieux costume du matin, -veste et pantalon de drap blanc avec agréments bleu ciel. Ce vêtement -seyait aux lignes féminines de son visage, à son teint pâle, à sa -jolie chevelure blonde. -</p> - -<p> -La jeune fille demeura interdite devant ce luxe qu'elle ne soupçonnait -point. Honteuse d'abord de sa pauvreté, elle se remit pourtant et -s'écria avec un accent de reproche, presque d'indignation: -</p> - -<p> -«Oui, c'est moi, moi que vous abandonnez. Oui, je viens, quoique vous -me l'ayez défendu, car je meurs d'inquiétude, de chagrin et de misère -aussi. Enfin, puisque je ne vous vois plus, il faut bien que je vienne, -moi, pour vous dire.... pour vous apprendre....» -</p> - -<p> -Elle éclata en sanglots. -</p> - -<p> -Lionel avait toujours traité l'amour assez légèrement, et n'avait -guère aimé que des femmes légères. -</p> - -<p> -Cette explosion de douleur le surprit et le déconcerta. Il jeta sa -cigarette avec impatience. -</p> - -<p> -«Il faut que je la calme et que je la renvoie,» pensa-t-il. -</p> - -<p> -Il approcha son fauteuil de Geneviève, et lui prenant les mains: -</p> - -<p> -«Voyons, voyons, mon enfant, dit-il avec un ton de caresse, pourquoi ce -chagrin, pourquoi douter de mon affection? Si vous saviez combien vous -occupez ma pensée, et combien je suis privé moi-même de ne plus vous -voir! Ne vous avais-je pas prévenue que mes affaires me retiendraient -pendant quelque temps éloigné de vous? Mais, vilaine enfant gâtée, -vous ne tenez aucun compte des affaires.» -</p> - -<p> -Geneviève releva vers lui son visage encore humide, mais rasséréné. -</p> - -<p> -«Vous m'aimez encore! Bien vrai? dit-elle avec un sourire attendri. Et -moi qui vous accusais! Ah! sans doute, j'avais tort de m'inquiéter, car -vous êtes bon. C'est que je suis seule, voyez-vous, toute seule, sans -autre distraction que votre amour; et tout le jour, et toute la nuit, je -pense à vous. Et c'est bien long, bien long, quinze jours sans vous -voir.» -</p> - -<p> -Lionel jugea qu'il l'avait trop consolée. Il retira son fauteuil, -reprit sa première attitude et dit: -</p> - -<p> -«Maintenant, mon enfant, causons raisonnablement. Je vous parlais de -mes affaires. Je vais vous donner une grande preuve de confiance, à -condition toutefois que vous me garderez le secret. Vous me croyez riche -parce que vous me voyez dans un riche appartement avec une mise -élégante. Eh bien! ma chère enfant, ce luxe couvre une profonde -misère. J'ai cent mille francs de dettes, et parfois j'éprouve de -très-graves embarras. Car j'ai un rang à soutenir, une position à me -créer. Vous le voyez bien, il n'y a pas de ma faute si je ne vais pas -vous voir. Vous êtes jeune, vous aimez la gaieté. Je craindrais de -vous apporter un visage fatigué et morose. -</p> - -<p> -—Oh! mon Lionel, s'écria Geneviève en tombant à ses genoux et en -l'entourant de ses bras, je vous aime assez pour partager vos ennuis, -vos inquiétudes. Et si vous êtes pauvre, tant mieux, cela vous -rapproche de moi. Oh! que je vous aime mieux ainsi! Je me disais souvent -que, riche et beau, jamais vous ne pourriez aimer comme elle vous aime, -la fille de Gendoux le fileur; mais aujourd'hui j'ai un peu d'espoir. -Quelle bonne nouvelle vous me donnez là! -</p> - -<p> -—Décidément, pensa Lionel, c'est un vrai crampon, cette fille-là. -</p> - -<p> -—Petite égoïste, va, fit-il à haute voix en frappant à petits coups -sur la tête de Geneviève. -</p> - -<p> -—Oui, c'est vrai, je suis égoïste de te vouloir pour moi seule. -</p> - -<p> -—Je ne vous ai pas encore tout dit, reprit Lionel. J'ai souscrit des -lettres de change, et je suis menacé de la prison. Mes créanciers me -poursuivent, et voilà pourquoi je ne puis sortir. -</p> - -<p> -—De la prison! s'écria Geneviève, qui pâlit. Ah! alors, que ne -venez-vous chez moi; je vous cacherais, et personne ne viendrait jamais -vous y chercher. -</p> - -<p> -—Tu es charmante, mon enfant, mais c'est impossible, répondit-il d'un -ton qui n'admettait pas l'insistance. Voyons, raconte-moi maintenant ce -que tu fais. Qu'est-ce que ce paquet? -</p> - -<p> -—C'est de l'ouvrage que je reporte à l'atelier. -</p> - -<p> -—Comment, pauvre Geneviève, dit le gandin devenu sentimental, tu -travailles? Ah! que je regrette d'être sans argent! -</p> - -<p> -—J'aime à travailler, reprit simplement Geneviève. Ainsi, ne vous -inquiétez pas. D'ailleurs, loin de vous, que deviendrais-je sans -occupation? -</p> - -<p> -—Combien gagnes-tu par jour? Peux-tu vivre, au moins? -</p> - -<p> -—Oh! je suis riche, va! À la rigueur même, je pourrais faire des -économies. Je gagne vingt-cinq sous par jour et trente sous quand -l'ouvrage donne; mais il faut passer une partie de la nuit. Seulement, -ajouta-t-elle en tâchant de rire, il y a des jours où forcément c'est -fête chômée. -</p> - -<p> -—Avec cela tu peux te nourrir? -</p> - -<p> -—Oui; je fais ménage avec Fossette, tu sais, cette jolie ouvrière que -tu as rencontrée une fois dans l'escalier. Ah! quelle bonne fille! et -toujours si gaie, même quand elle n'a pas mangé depuis vingt-quatre -heures. Sans doute, nous ne faisons pas bombance; mais, de temps à -autre, quand il faut veiller tard, par exemple, nous nous payons un -petit noir. -</p> - -<p> -—Un petit noir? -</p> - -<p> -—Oui, c'est la petite tasse de café de deux sous que les ouvrières -appellent comme cela.» -</p> - -<p> -Dans son égoïsme, Lionel ne devina point les mensonges héroïques de -cette enfant. Il ne devina pas des souffrances matérielles d'autant -plus horribles qu'elles étaient accompagnées des souffrances du cœur. -Lui qui dépensait peut-être cent francs par jour, il crut, parce qu'il -avait intérêt à le croire, qu'une pauvre fille pouvait vivre avec un -franc. Et il se disait, la conscience calme, sans chercher à sonder -cette énigme: Sont-ils heureux, ces gens-là, d'avoir si peu de besoins -et si peu de désirs! -</p> - -<p> -Satisfait d'être délivré d'un remords qui parfois lui pesait, il -devint plus tendre. -</p> - -<p> -«Eh bien! maintenant, apprends-moi ce que tu voulais me dire en -arrivant, explique-moi tes sanglots.» -</p> - -<p> -Geneviève rougit. Puis elle se mit à rire; mais c'était un rire -nerveux, un rire forcé qui faisait mal. -</p> - -<p> -«Non, pas aujourd'hui, j'ai tant de joie de vous revoir et d'apprendre -que vous ne m'avez pas oubliée. Et d'ailleurs, j'espère encore..., -peut-être me suis-je trompée!...» -</p> - -<p> -Lionel tenait ses yeux opiniâtrement fixés sur la pendule, et -Geneviève remarqua qu'il l'écoutait à peine. -</p> - -<p> -«Mon Dieu! je vous gêne sans doute, peut-être attendez-vous -quelqu'un? -</p> - -<p> -—Non, pas immédiatement, mais tout à l'heure. Reste encore un -instant, ma chère enfant. -</p> - -<p> -—Comment! il est déjà si tard! il faut aussi que je parte; car on -m'attend à deux heures. Au revoir, dit-elle; jurez-moi que vous -viendrez bientôt.» -</p> - -<p> -Lionel jura. Mais il lui fit promettre aussi de ne plus revenir. Les -domestiques de M. Daubré pouvaient la rencontrer dans l'escalier. Elle -se trouverait compromise. -</p> - -<p> -Geneviève sortit presque heureuse. -</p> - -<p> -«Ouf! s'écria Lionel, la voilà partie. Pauvre enfant; elle serait -charmante si elle était moins ennuyeuse. Que n'ai-je le temps et la -fortune! Ce serait une femme à former et à lancer. Elle est assez -belle pour éclipser Pouliche et Fleur-de-Botte. Elle a de la -distinction, de jolies mains. Dans un équipage à là Daumont, avec un -chapeau à la dernière mode, elle ferait sensation; mais pour cela il -faudrait cent mille francs de rente. -</p> - -<p> -«Il faudrait aussi l'aimer un peu. Et, ma foi! depuis quelque temps -elle est si larmoyante.... Non, elle n'aura jamais l'esprit et la -désinvolture de ces femmes-là. Elle a trop de cœur. Elle prend -l'amour au sérieux. Je sais bien qu'on pourrait la corriger de cela. -C'est charmant l'amour quand on le partage; mais quand on n'aime plus, -brrrr.... que c'est assommant! Et puis les parents qui sont par -derrière, s'ils allaient apprendre que c'est moi.... Il faut rompre au -plus tôt. D'ailleurs, dans ma position critique, je n'ai plus qu'une -ressource, me marier. -</p> - -<p> -«Béatrix n'est pas, certes, l'idéal de mes rêves. C'est un peu sec, -guindé, puéril, une élève du Sacré-Cœur confite en bigoterie. Ah! -si elle avait seulement les yeux de Madeleine! Qu'y a-t-il donc dans ces -yeux-là qu'ils vous prennent ainsi! Quel regard caressant et fier, -ouvert et profond! Quel magnétisme il projette! Comme il vous -enveloppe, comme il vous saisit! il semble qu'on s'y abîme. Est-ce que -Maxime.... Je saurai cela. Allons, allons, à quoi vais-je penser? -Béatrix aura un million de dot, et pour le moment cela doit me suffire. -</p> - -<p> -«Ah çà! que fait donc Lucrèce? il est deux heures et demie, dit-il -en arrangeant ses cheveux devant la glace. Lucrèce!... ajouta-t-il avec -une expression de fatigue. Il faut que je me marie, ne serait-ce que -pour me délivrer de cette servitude. Mais si je lui recommandais -Geneviève! Elle la placerait peut-être chez sa couturière. Oui, mais -elle est jalouse.... Nous verrons.» -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="VII">VII</a></h4> - -<p> -Mme Daubré, née de Lomas, était une Lilloise blonde et frêle, avec -de grands yeux vert de mer, un peu rêveurs et couverts; des yeux -perfides, des yeux félins en un mot. La figure fine, allongée, le nez -aquilin, d'une courbe délicate, la narine nerveuse et transparente, des -mains diaphanes, blanches et effilées, en faisaient un type vraiment -aristocratique. Tout cet ensemble accusait une impressionnabilité -presque maladive, jointe à une grande sécheresse de cœur, résultats -ordinaires d'une vie oisive et du développement excessif de la -personnalité. -</p> - -<p> -Mme Daubré posait en vaporeuse, ce qui, malgré les tendances -ultra-réalistes de notre époque, est encore bien porté, dans -certaines provinces du moins. Elle affectait donc de s'envelopper de -gaze, de tulle et d'étoffe légère. Ce goût pour le nuage tenait-il -à la disposition poétique de son esprit? Non, elle était maigre et -cherchait à fondre des lignes un peu trop anguleuses. -</p> - -<p> -Cette femme n'était ni bonne, ni mauvaise, ni vieille, ni jeune, ni -laide, ni jolie, ni sotte, ni spirituelle. Et cependant, à force -d'artifices, de poudre, de cold-cream et de mots appris, elle -réussissait à passer pour une jeune et jolie femme de beaucoup -d'esprit. -</p> - -<p> -Mme Daubré avait trente-huit ans, et, sentant que son règne allait -bientôt finir, elle redoublait de soins et de coquetterie pour le -maintenir quelques années encore. Son amour pour Maxime, le dernier -peut-être, était devenu presque une passion. Cependant elle avait -adopté cette devise, que pour conserver sa beauté, il ne faut aimer, -pleurer et rire qu'à moitié, trois choses, ajoutait-elle, qui plissent -horriblement. -</p> - -<p> -Comme son frère, nature très-mobile, elle portait la même ardeur dans -la coquetterie, et montrait la même dureté de cœur quand l'amour -s'éteignait. C'était le même goût pour le luxe et la même morgue -aristocratique. -</p> - -<p> -À Lille, il y a fort peu d'aristocratie. Elle est pauvre et d'autant -plus entichée de ses titres de noblesse. Malgré son horreur pour la -roture, à trente ans, Mlle de Lomas avait épousé M. Daubré. En -philosophe elle avait jugé qu'un million vaut bien une particule. -</p> - -<p> -Mme Daubré se montrait à Lille fort exigeante pour la composition de -son salon; mais à Paris elle prenait plus de latitude et allait dans -toutes les maisons où elle pouvait trouver des admirateurs. -</p> - -<p> -Elle avait rencontré dans le monde Maxime Borel, et par l'attrait des -contrastes sans doute, elle s'était éprise de ce bouillant jeune -homme, dont l'esprit sceptique et les façons de sportsman l'avaient -subjuguée. -</p> - -<p> -Coquette même devant sa femme de chambre, Mme Daubré n'avait pas voulu -paraître aux yeux de Madeleine sans avoir fait un bout de toilette. -</p> - -<p> -Madeleine attendait anxieusement. C'était la première fois qu'elle se -présentait en solliciteuse. Elle éprouvait au cœur cette angoisse qui -rend les mains moites, dessèche les lèvres et contracte si -douloureusement l'organisme. -</p> - -<p> -Au bout d'un quart d'heure, on l'introduisit au salon. -</p> - -<p> -Albert Daubré, le jeune admirateur de Mlle Borel, s'y trouvait assis, -plongé dans une rêverie si profonde qu'il ne s'aperçut pas de -l'arrivée de la jeune fille. -</p> - -<p> -Madeleine prit un fauteuil, et comme Albert, qu'elle n'avait vu qu'une -fois, gardait le silence, elle s'approcha de la table pour feuilleter un -album. -</p> - -<p> -À ce mouvement, M. Daubré sortit de sa méditation, tourna la tête, -et voyant Madeleine debout devant lui, il demeura stupéfait. -</p> - -<p> -La jeune fille s'excusa de l'avoir dérangé. -</p> - -<p> -«Mademoiselle, balbutia-t-il, vous me voyez interdit. Je croyais faire -un rêve. C'est bien vous que j'ai rencontrée hier chez M. Borel? -</p> - -<p> -—C'est bien moi, répondit Madeleine en souriant. -</p> - -<p> -—Excusez, je vous en prie, mon impolitesse. C'est que, voyez-vous, je -suis un rêveur. Élevé en Allemagne, j'ai pris du caractère allemand, -les manières gauches, la timidité et jusqu'à l'esprit nuageux. Or, à -l'instant même, je pensais à Mlle Borel, dont l'intelligence -remarquable et les idées généreuses m'ont vivement impressionné. Je -pensais.... Mais pourquoi ne l'avouerais-je pas? je pensais à vous -aussi qui aviez le courage de l'applaudir. -</p> - -<p> -—Ah! monsieur, quel courage faut-il pour approuver ce qui est noble -et juste?» interrompit Madeleine. -</p> - -<p> -Albert la contempla un instant avec respect, puis il ajouta: -</p> - -<p> -«Donc, mademoiselle, je pensais à vous, et, comme un Allemand -superstitieux que je suis, j'ai cru, en vous voyant, que ma pensée -avait évoqué votre fantôme. Mais, puisque vous n'êtes pas un pur -esprit, fit-il gaiement, veuillez donc vous asseoir, je vous en prie.» -</p> - -<p> -En ce moment, on vint prévenir Madeleine que Mme Daubré était levée -et l'attendait dans sa chambre à coucher. -</p> - -<p> -La coquette, enveloppée d'une élégante robe de chambre, se tenait sur -une chaise longue, dans une attitude languissante. Une guipure était -jetée négligemment sur ses cheveux blonds et crêpés, qui formaient -autour de son front comme une auréole. -</p> - -<p> -Les rideaux de mousseline, abaissés, ne laissaient arriver qu'un -demi-jour propre à adoucir les angles, à dissimuler les rides ou les -taches de la peau. -</p> - -<p> -En pénétrant dans ce sanctuaire parfumé, en voyant cette femme -vraiment belle alors et séduisante, Madeleine ressentit un mouvement de -jalousie qui lui fit monter le rouge au visage. -</p> - -<p> -Elle pensait à Maxime. -</p> - -<p> -«Comment ne l'aimerait-il pas! se dit-elle. -</p> - -<p> -—C'est vous, mademoiselle? fit Mme Daubré d'une voix dolente; -pardonnez-moi de vous avoir fait attendre. Ma femme de chambre s'était -mal expliquée d'abord, et l'on vous a reçue dans l'antichambre.» -</p> - -<p> -Madeleine lui exposa sommairement sa requête. -</p> - -<p> -Un instant, Mme Daubré resta pensive, inquiète même; elle observait -Madeleine. -</p> - -<p> -Avec sa finesse, son instinct de femme jalouse, elle avait cru deviner -le penchant de Madeleine pour Maxime. -</p> - -<p> -«Pourquoi cette étrange détermination, se demandait-elle? Serait-ce -pour me surveiller?» -</p> - -<p> -Elle la questionna adroitement sur les motifs de sa démarche. -</p> - -<p> -Madeleine lui exposa avec tant de candeur et de simplicité sa position -délicate, la situation précaire de sa famille, son désir de la -soulager, que Mme Daubré ne conserva aucune défiance. -</p> - -<p> -Toutefois, elle hésitait encore: Madeleine si jolie, si jeune surtout, -lui paraissait une dangereuse rivale. D'un autre côté, en la laissant -chez les Borel, elle craignait que Maxime, qui la voyait chaque jour, à -toute heure, n'en tombât amoureux. -</p> - -<p> -Cette dernière considération l'emporta. -</p> - -<p> -«Je serai très-flattée, mademoiselle, dit-elle avec une grâce -charmante, que vous veuillez bien m'accorder vos bons soins pour -l'éducation de mon enfant; mais c'est à la condition que Mlle Borel y -consentira. -</p> - -<p> -—C'est ainsi que je l'entends,» repartit Madeleine qui prit congé de -Mme Daubré. -</p> - -<p> -Depuis une heure qu'elle était là, le temps avait changé. Il faisait -une de ces tempêtes passagères si fréquentes en mars, et elle -retrouva sous la porte cochère Geneviève, qui attendait la fin de la -bourrasque. -</p> - -<p> -Madeleine prit aussi le parti d'attendre. -</p> - -<p> -Elles étaient là toutes deux regardant tomber la grêle que fouettait -le vent. -</p> - -<p> -Mais si le ciel s'était assombri, leurs cœurs comme leurs visages -s'étaient rassérénés. Elles semblaient maintenant soulagées, -presque heureuses. -</p> - -<p> -Madeleine se souvint que sa sœur lui recommandait de chercher du -travail pour Claudine. À qui s'adresser? Elle ne connaissait personne -à Paris capable de la renseigner. Elle glissa son regard dans le paquet -que portait Geneviève. Il contenait du linge neuf. Ce devait être une -ouvrière. Elle engagea donc la conversation. -</p> - -<p> -Geneviève, qui était une nature confiante, s'abandonna à la sympathie -que lui inspirait Madeleine. Elle la renseigna sur son travail et sur sa -manière de vivre. -</p> - -<p> -«Au surplus, mademoiselle, ajouta-t-elle, il y a de la place dans notre -garni, et si la personne à laquelle vous vous intéressez veut y -descendre, mon amie et moi nous la traiterons en voisine. -</p> - -<p> -—Veuillez alors me donner votre adresse. -</p> - -<p> -—Rue de Venise, n° 37, répondit Geneviève. Ce n'est pas une belle -rue, tant s'en faut; mais elle est située dans le quartier Saint-Merry, -à deux pas de la rue de Rivoli. C'est central, et les logements n'y -sont pas chers.» -</p> - -<p> -Au moment où les deux jeunes filles se séparaient en se saluant -amicalement, un élégant coupé s'arrêtait devant la porte. Une femme -encore belle en descendit. Son embonpoint, modéré il est vrai, -accusait une jeunesse problématique. Elle était mise avec cette -recherche coûteuse qui dénote presque toujours des mœurs galantes. -</p> - -<p> -En passant, elle donna un regard aux deux jeunes filles, et parut -frappée de leur beauté, car elle se retourna pour les regarder encore. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="VIII">VIII</a></h4> - -<p> -Cette femme monta rapidement l'escalier. -</p> - -<p> -C'était la Lucrèce qu'attendait M. de Lomas. -</p> - -<p> -«Quelles jolies créatures je viens de rencontrer sous votre porte -cochère! exclama-t-elle en entrant. Une blonde ravissante et une brune -avec des yeux grands comme ça qui jettent des rayons. Je me suis dit -tout de suite: Cela sort de chez de Lomas; mais où a-t-il déniché ces -oiseaux rares? -</p> - -<p> -—Vous vous trompez, ma chère enfant,» dit Lionel. -</p> - -<p> -En raison de ses quarante-cinq printemps, Lucrèce aimait à s'entendre -appeler «ma chère enfant.» -</p> - -<p> -«Ah! attendez, reprit-il; cette blonde portait un paquet. Je viens en -effet de rencontrer tout à l'heure, chez M. Daubré, une de ses -anciennes ouvrières qui est maintenant à Paris, et à laquelle ma -sœur porte quelque intérêt. -</p> - -<p> -—Et à laquelle vous n'êtes pas non plus tout à fait indifférent, -ajouta vivement Lucrèce. -</p> - -<p> -—Que vous êtes sceptique et prompte à vous alarmer! -</p> - -<p> -—Je vous assure, Lionel, que je ne m'alarme pas. Ah ça! voyons! -Croyez-vous donc que je me fasse illusion? Je connais trop le cœur -masculin en général et le cœur de mon Lionel en particulier pour -m'abuser sur sa fidélité. Je ne suis plus une ingénue. Si je vous -disais que j'ai vingt-neuf ans, vous souririez, n'est-ce pas? et dans -votre for intérieur vous m'en donneriez au moins trente-neuf. J'ai donc -encore du bénéfice à être sincère, puisque je n'en ai que -trente-sept. Or, à trente-sept ans, on a quelque expérience, et l'on -sait ce qu'il faut croire de toutes ces comédies sentimentales entre -amants qui depuis trois ans déjà se jurent une fidélité éternelle. -</p> - -<p> -—Où veut-elle en venir? se demandait Lionel avec perplexité. -Ménage-t-elle une rupture? Non, puisqu'elle n'accuse que trente-sept -ans. Voudrait-elle m'éprouver? Tenons-nous ferme. -</p> - -<p> -—L'amour n'a pas d'âge, répliqua-t-il. C'est toujours un enfant. Mais -c'est à tort qu'on le représente avec un bandeau sur les yeux. L'amour -est très-clairvoyant au contraire, puisqu'il découvre dans l'être -aimé des perfections inaperçues par le vulgaire. -</p> - -<p> -—Tiens! c'est assez joli ce que vous dites là. -</p> - -<p> -—À voir cette petite main potelée, reprit-il en la baisant, d'une -blancheur nacrée et rose en dedans comme une coquille, à voir ces yeux -toujours si lumineux et si tendres, et ces dents éclatantes, et vos -lèvres vermeilles, qui peut songer à s'inquiéter de votre âge? Et -celui qui a eu le bonheur d'être distingué par vous, peut-il se -demander depuis combien de temps il vous aime? Auriez-vous donc -découvert quelque langueur dans mon amour? Et tenez, tout à l'heure -encore, j'éprouvais toutes les fièvres de l'attente. Avez-vous jamais -eu un fervent plus soumis, plus respectueux? Car je vous respecte, -Lucrèce.» -</p> - -<p> -Lucrèce écoutait Lionel, le regard attaché sur les arabesques de la -tapisserie. À ces mots: «Je vous respecte,» ses paupières eurent une -légère contraction. -</p> - -<p> -«Bon! je fais fausse route, elle ne tient pas au respect, pensa Lionel, -qui aperçut le mouvement des yeux. Je respecte en vous, reprit-il, un -esprit vraiment supérieur, mais j'adore la femme. Que parlez-vous de -jeunes filles? Est-ce assez fade? assez ennuyeux? Une jeune fille -peut-elle avoir la saveur d'une femme de trente ans, qui connaît tous -les raffinements de la coquetterie, et qui possède, comme vous l'avez -au suprême degré, le génie de l'amour? -</p> - -<p> -—Ouf! s'écria Lucrèce en riant d'un rire juvénile, dites ouf! je le -veux, vous l'avez bien gagné. En voilà une tartine! Lionel, -regardez-moi en face. Vous avez reçu ce matin du papier timbré, -n'est-ce pas? Vous avez, je le sais, le créancier très-sentimental. -Mais, pour le moment, trêve de sentiment et parlons raison. Je rêve de -ces deux charmantes filles que j'ai rencontrées tout à l'heure sous -votre porte cochère. Il nous faudrait quelques belles femmes comme -celles-là pour ramener dans mon salon la vogue qui s'en va, qui s'en -va! Lionel, nous ne pouvons nous faire illusion. La baronne de Villarès -retenait bien quelques habitués indécis; car elle avait de l'esprit -comme un démon: un prince russe nous l'enlève. Ah! la Russie nous fait -bien du mal. Elle ensevelit dans ses glaces nos plus jolies fleurs. Le -boyard est à la hausse. Aujourd'hui une femme à la mode regarde -l'existence comme incomplète, tant qu'elle n'a pas traversé la -Bérésina. Si elle ne reste pas ensevelie dans les glaces, elle -revient pauvre et fanée, sans compter qu'elle a couru le risque d'avoir -le nez gelé. Tandis qu'à Paris, avec un peu de conduite, elle aurait -pu amasser des lingots. -</p> - -<p> -—Vous avez raison, dit Lionel; pour une jolie femme, il n'y a que -Paris. -</p> - -<p> -—La beauté, reprit Lucrèce, ne suffit pas pour réussir. Il faut -avoir de l'esprit et rester maîtresse de son cœur. Moi, à dix-huit -ans, après la mort de mon père, un vieux commandant de la vieille, au -sortir d'un pensionnat où j'avais reçu une éducation brillante, peu -en rapport avec mes moyens d'existence, je me trouvai sur le pavé de -Paris sans un sou vaillant. J'aurais pu sans doute épouser -vertueusement un employé à quinze cents francs qui m'adorait; j'aurais -pu encore obtenir, dans le fond d'une province, un bureau de poste où -je ne serais pas tout à fait morte de faim; mais, pourvue de quelque -intelligence, je fis ce raisonnement: deux voies me sont ouvertes, celle -du vice et celle de la vertu. Que me rapportera la vertu? quinze cents -francs de rente, au maximum, c'est-à-dire la médiocrité, pire pour -moi que la misère; une vie terne, effacée, douloureuse, pour moi pire -que la mort; les petits tracas, les humiliations de la pauvreté, toutes -mes aspirations refoulées. Il est vrai que je jouirais de l'estime du -petit monde au milieu duquel je serais condamnée à vivre. Mais quel -monde! j'aimais autant ses dédains. D'un autre côté, c'était le -vice, c'est-à-dire l'aventure, l'inconnu, la possibilité d'épouser un -prince et de gagner des millions; c'était la vie enfin, la vie -brillante et joyeuse; c'était un monde élégant, artiste, spirituel. -Ah! je savais bien que cette vie-là peut avoir aussi ses revers. Les -moralistes nous montrent la courtisane vieillie avec une hotte et un -crochet. Voilà ce que j'éviterai, me dis-je. J'étais ambitieuse. -Étant données les exigences de mon organisation, je ne pouvais me -résoudre à passer ma vie dans une condition inférieure. Il fallait un -aliment à mon activité et à mon intelligence. Il me fallait une -position élevée, la richesse surtout qui est aujourd'hui la seule -puissance. -</p> - -<p> -«Or, dites-moi, quelle carrière honnête notre société ouvre-t-elle -à l'ambition d'une femme pauvre? Il n'y en a qu'une, absolument qu'une, -le trafic de ses charmes, soit par contrat indissoluble, soit par -engagement temporaire. De quel côté se trouve réellement la vertu, -c'est-à-dire la sincérité dans la qualité de la marchandise? Bien -habile serait celui qui pourrait résoudre ce problème. -</p> - -<p> -«Je savais que j'allais divorcer avec une partie de la société; mais -je m'appliquerais à gagner l'estime de l'autre. Je calculai qu'on ne -peut vivre complètement à Paris dans ce monde-là à moins de cent -mille francs de rente. Je gagnerais donc cent mille francs de rente; -après quoi je me retirerais des affaires.» -</p> - -<p> -Elle fit une pause. -</p> - -<p> -«Eh bien! dit Lionel, qui ne comprenait pas où Lucrèce voulait en -venir avec ce long préambule. -</p> - -<p> -—Eh bien! ce but n'est pas encore atteint. J'ai éprouvé des pertes, -j'ai eu des déboires. J'ai failli, vous le savez, épouser le prince -Dorowski. J'ai consacré à gagner sa confiance et son affection une -partie de ma jeunesse. C'eût été une grande position; mais le prince -est mort au moment même où le mariage allait se conclure. Il m'a fallu -recommencer le travail de ma fortune. C'est alors que j'ai ouvert un -salon qui a obtenu une grande vogue et m'a donné une véritable -notoriété. Mais aujourd'hui nos actions baissent, et je n'ai pas -encore mes cent mille francs. Lionel, vous ne m'aimez plus. Vous jouez -la comédie,» ajouta-t-elle en changeant brusquement de conversation. -</p> - -<p> -Lionel, à cette apostrophe, fit un soubresaut, et, avec un air de -dignité offensée: -</p> - -<p> -«Madame, je ne vous comprends pas. -</p> - -<p> -—Bon! tout à l'heure c'était le sentiment, maintenant c'est la -révolte. Voilà le second acte. Mon pauvre Lionel, je les connais -toutes, vos petites ficelles. Ne prenez donc pas tant de peine. Après -cela, est-ce beaucoup de peine? Vous devez le savoir par cœur? -</p> - -<p> -—Quoi? -</p> - -<p> -—Le rôle. Eh bien! moi aussi. Causons donc là gentiment, en vieux -camarades. Lionel, je trouve que vous vieillissez.» -</p> - -<p> -M. de Lomas eut un haut-le-corps. -</p> - -<p> -«Oui, mon cher, vous vieillissez: vous répétez vos mots, vous -n'inventez plus rien. Autrefois les femmes raffolaient de vous; -maintenant, ah! maintenant, je veux être sincère, elles vous.... -recherchent un peu moins. Je crois, entre nous, que votre profession -d'homme à la mode vous fatigue; enfin je ne m'étonnerais pas si l'on -m'apprenait que vous songez à vous marier. -</p> - -<p> -—Nous y voilà, pensa Lionel; elle aura su par Pouliche, à qui Maxime -l'aura dit en confidence, que j'avais des vues sur Béatrix Borel. -</p> - -<p> -—Eh bien! qu'avez-vous donc? reprit la courtisane, vous semblez -interloqué. -</p> - -<p> -—En effet, je suis ahuri. Je cherche à vous comprendre. Je vois bien -qu'il y a dans vos regards, dans votre ton une animosité contre moi; -mais je ne me l'explique pas.» -</p> - -<p> -Ils s'observaient tous deux avec défiance. -</p> - -<p> -Le visage de la courtisane avait en cet instant une expression sévère, -presque vindicative. -</p> - -<p> -Placée dans un autre milieu, avec son intelligence, ses passions -ambitieuses, ses facultés complexes, Lucrèce de Courcy, autrement dite -Catherine Lemoine, eût été vraiment une femme remarquable. Sur un -trône, elle eût fait peut-être une Catherine de Russie ou une -Élisabeth. -</p> - -<p> -Sa beauté était incontestable. Un profil de camée, un menton sensuel -et proéminent, de grands yeux fermes ou tendres, secs ou veloutés, -sagaces ou naïfs, selon les sentiments qu'elle voulait exprimer, une -bouche fine et caustique, des épaules superbes, un buste antique et une -attitude pleine de noblesse, c'était plus qu'il n'en fallait pour lui -faire parmi les plus belles une célébrité. -</p> - -<p> -Son esprit sceptique, moqueur devenait au besoin sérieux ou -sentimental. Il savait prendre, ainsi que son visage, tous les masques -et tous les tons. -</p> - -<p> -Positive comme un agent de change, elle était cependant susceptible -d'enthousiasme et de générosité. Elle disait avoir eu quelques -faiblesses et de réelles amours. -</p> - -<p> -Dévoyée, cette femme devait produire autant de mal qu'elle eût pu -produire de bien en se développant dans des circonstances favorables. -Car souvent ces puissantes organisations destinées à agir dans une -large sphère, quand elles sont resserrées dans d'étroits milieux, ne -s'ouvrent des issues qu'en produisant d'effroyables malheurs. -</p> - -<p> -Intrigante, véritable diplomate, possédant une grande connaissance du -monde, elle avait entrepris de régner dans une certaine société. Son -salon, en effet, avait acquis une notoriété artistique et même -littéraire. Quelques-uns de ses admirateurs l'avaient appelée Ninon -II. Les plus fanatiques l'acclamaient Lucrèce I<sup>re.</sup> -</p> - -<p> -Mais en vieillissant, elle avait vu diminuer le nombre de ses assidus. -Alors, pour retenir son monde, elle avait fait jouer; et, ne comptant -plus guère sur ses propres charmes, elle recourait aux attraits de plus -jeunes. Elle avait produit de la sorte deux ou trois femmes qui -obtinrent une renommée passagère dans ce monde interlope. -</p> - -<p> -À quarante-deux ans, elle s'était liée avec M. de Lomas, un homme -taré de cœur comme de conscience. Cette fange morale l'avait attirée. -Quoique sans fortune, il était bien posé parmi l'aristocratie jeune et -élégante. Elle espérait le faire servir à son ambition; car elle le -tenait dans une véritable dépendance par des services que ses besoins -de luxe et ses embarras d'argent le forçaient d'accepter. -</p> - -<p> -«Songerait-il réellement à se marier? pensa Lucrèce. J'éclaircirai -cela; mais ce n'est pas le moment. Voyons, cher, reprit-elle avec un -accent de tendresse, vous dites que vous m'aimez; je veux bien vous -croire, mais alors prouvez-le-moi en montrant un peu plus de ferveur -dans mon service. -</p> - -<p> -—Parlez; je suis, comme toujours, à vos ordres. -</p> - -<p> -—Eh bien! Mme de Beausire a juré qu'elle ferait tomber mon salon. -D'abord elle a pris mes jours. Elle est intrigante, adroite. Par haine -contre moi, M. de Barnolf la soutient à outrance. M. de Saint-Julien, -Mme de Saint-Ange m'ont déjà fait infidélité. Le duc de Cerny vient -de lui acheter un magnifique hôtel rue de la Madeleine. Elle a des -salons superbes. On y joue un jeu d'enfer. -</p> - -<p> -—Reçoit-elle des artistes, des littérateurs? -</p> - -<p> -—Ah bien oui! vous savez qu'elle est ignorante comme une grue. Ce -sont ses cheveux rouges qui l'ont mise à la mode, et ses yeux brun clair -qui l'ont fait surnommer, comme une héroïne de Balzac, <i>la Fille aux yeux -d'or.</i> Mais elle n'a ni esprit ni distinction; ce n'est qu'une fille, et -du plus mauvais genre. Sa mère, marchande à la toilette, rue -Saint-Roch, a été autrefois écaillère à la halle. Sa bouche molle, -son regard inexpressif et son teint blafard lui donnent en effet quelque -chose du mollusque que sa mère a passé sa jeunesse à contempler. -Comme elle est massive et sans grâce, ses admirateurs la comparent à -une femme de Rubens. Comme elle a des pieds énormes, j'entendais dire -l'autre jour à l'un de ses fervents que la beauté réside dans la -proportion, et que rien n'est plus laid qu'un pied trop petit. Voilà ce -que c'est que la vogue. Si elle était boiteuse, on la comparerait à -Mlle de la Vallière. On prétend qu'elle reçoit les plus jolies femmes -de Paris, et ne me laisse que les rebuts, les rossignols. À ce propos, -M. de Barnolf disait hier que mon salon ressemble à une galerie de -figures de cire, tellement les femmes sont badigeonnées; ou bien encore -à une exposition de fossiles, et qu'il demanderait à l'Académie la -permission de me présenter au prochain concours paléontologique. Eh -bien! Lionel, cela ne vous indigne pas? Vous m'écoutez avec un -calme.... -</p> - -<p> -Lionel prit un air de courroux concentré. -</p> - -<p> -—Ce Barnolf!... soyez tranquille, j'en fais mon affaire. -</p> - -<p> -—Vous battre avec lui ce serait bête; car il est très-fort à -l'escrime. Mais il a dans quelque coin une femme qu'il cache, m'a-t-on -dit. Je vous charge de me découvrir cela. Nous nous vengerons sur la -belle mystérieuse. Enfin il me faut des femmes jeunes et des hommes -jeunes. Ce que je veux surtout, c'est une femme plus jeune, plus belle -que la Beausire, une femme enfin capable de l'éclipser. Je la -désirerais blonde comme elle, avec plus de distinction et de tenue. -J'ai un duc fort riche qui se chargerait de la lancer. Voyez donc; il me -semble que cette petite Lilloise que je viens d'entrevoir et que vous -connaissez ferait notre affaire. N'est-ce pas vous déjà qui avez -inventé Fleur-de-Botte et Pouliche? -</p> - -<p> -—Je les ai découvertes, c'est vrai; mais je les ai ramassées dans le -ruisseau; c'était déjà gangrené jusqu'à la moelle; tandis que -Geneviève Gendoux est une très-honnête fille. -</p> - -<p> -—Vous aurait-elle résisté? -</p> - -<p> -—Depuis que je vous connais, Lucrèce, les autres femmes n'existent -pas pour moi. -</p> - -<p> -—J'en suis persuadée, mon cher, fit Lucrèce avec un sourire -ironique; cependant, s'il le fallait absolument, je vous permettrais.... -un semblant d'infidélité. -</p> - -<p> -—C'est difficile, vous dis-je. Elle a été élevée par des parents -qui passent pour les plus braves gens de Lille. -</p> - -<p> -—Mais elle est pauvre, seule à Paris, et ne m'avez-vous pas dit -qu'elle cherche à s'occuper? -</p> - -<p> -—Oui. -</p> - -<p> -—Eh bien! envoyez-la chez ma couturière, Mme Thomassin, à qui je vais -la recommander chaudement. Là, en un mois, au contact de toutes ces -petites ouvrières, elle sera vite dégourdie. -</p> - -<p> -—J'essayerai. -</p> - -<p> -—Il faut réussir. -</p> - -<p> -—Alors je réussirai,» répondit-il en baisant la main de la -courtisane. -</p> - -<p> -Elle se leva. -</p> - -<p> -«À ce soir, dit-elle. Le lansquenet sera très-animé. Nous aurons des -Brésiliens riches comme.... des Brésiliens. Je vous les recommande. M. -de Vaumal sera là.» -</p> - -<p> -S'arrêtant: -</p> - -<p> -«Et comme homme, ne m'amènerez-vous personne?» -</p> - -<p> -Lionel cherchant: -</p> - -<p> -«Si! je tâcherai de vous amener le beau-frère de ma sœur, un jeune -homme à former. -</p> - -<p> -—Et vous n'y pensiez pas! Vous voyez bien que vous me négligez. -</p> - -<p> -—C'est naïf, candide, sentimental. -</p> - -<p> -—Vous ne connaissez plus que des gens comme cela. Je ne désespère pas -de vous voir entrer à la Chartreuse. Ce jeune bipède a-t-il au moins -des plumes? -</p> - -<p> -—Albert sera plus riche que M. Daubré, car il héritera d'une tante -allemande qui l'a élevé et qui raffole de lui. -</p> - -<p> -—Oh! avec nous, les espérances.... Il nous faut du comptant, espèces -sonnantes et ayant cours: Combien a-t-il à dépenser par an? -</p> - -<p> -—Soixante mille. -</p> - -<p> -—Il a de quoi vivre, voilà tout. Est-il rangé? -</p> - -<p> -—C'est une demoiselle. -</p> - -<p> -—On connaît cela: une eau dormante, des passions qui couvent sous la -cendre. Est-il joli garçon? -</p> - -<p> -—Joli comme une jolie femme: des yeux tendres et pensifs et le -sourire d'un enfant qui rêve; une barbe et des cheveux châtains. -</p> - -<p> -—Amenez-le-moi donc; c'est une trouvaille, ce garçon-là. Il amusera, -ou peut-être fera-t-il des passions. À propos, que devient Maxime? -</p> - -<p> -—Maxime est amoureux de ma sœur. -</p> - -<p> -—Comment! vous êtes au cœur de la place et vous tolérez cela? Maxime -amoureux en dehors de notre monde est un homme perdu pour nous. -J'aimerais autant apprendre qu'il se marie. Vous savez bien que je tiens -à Maxime. Il a de l'esprit, de l'entrain, il est beau joueur, il amuse -enfin. Comment n'y avez-vous pas songé? Vous voyez bien que vous -oubliez tout à fait mes intérêts, qui cependant sont un peu les -vôtres. Adieu! rappelez-vous toutes mes instructions; ce soir, je -compte sur vous pour un éreintement complet de la Beausire. Je rédige -un petit bout d'article bien pimenté, que j'espère faire passer dans -un petit journal. Il faut qu'avant l'hiver prochain elle ait quitté la -place. -</p> - -<p> -—Soyez tranquille, ma belle Lucrèce, nous écraserons votre ou plutôt -notre rivale; car je ne saurais souffrir qu'on eût la prétention -d'éclipser mon étoile.» -</p> - -<p> -Au moment de sortir, Lucrèce se retourna. -</p> - -<p> -«Sachez donc aussi à qui appartiennent les beaux yeux noirs que j'ai -vus tout à l'heure. La blonde parlait à la brune: elles doivent se -connaître. -</p> - -<p> -—Je tâcherai. -</p> - -<p> -—À propos, ajouta la courtisane, votre affaire avec Pinsard est-elle -en règle? -</p> - -<p> -—Pas encore. -</p> - -<p> -—Ne vous en occupez pas, je chargerai mon homme d'affaires de -terminer cela.» -</p> - -<p> -Après le départ de Mme de Courcy, Lionel descendit chez sa sœur, et -là il apprit la visite de Madeleine Bordier. -</p> - -<p> -«C'est elle que Lucrèce a rencontrée, pensa-t-il. Le sort en est -jeté: l'occasion est trop belle, je serai amoureux de cette fille-là. -</p> - -<p> -Et il engagea fortement Mme Daubré à aller le soir même chez Mme -Borel retenir Madeleine comme institutrice de sa fille. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="IX">IX</a></h4> - -<p> -Madeleine rentra chez elle, non pas complètement heureuse, mais sûre -du moins de pouvoir gagner honorablement sa vie. -</p> - -<p> -Cependant, à la pensée de quitter cette famille au milieu de laquelle -s'était écoulée son enfance, à la pensée surtout de se séparer de -Mlle Borel, elle sentait chanceler sa résolution et son cœur se serrer -douloureusement. -</p> - -<p> -Pour sortir plus vite de cette inquiétude, elle résolut d'aller -raconter immédiatement à Mlle Bathilde son entrevue avec Mme Daubré. -</p> - -<p> -Comme elle montait, encore hésitante, dans la chambre de sa mère -adoptive, elle rencontra Béatrix, qu'elle salua amicalement. Mais -Béatrix évita de lui rendre son salut. -</p> - -<p> -Cette froideur lui donna du courage. -</p> - -<p> -L'absence aussi prolongée de Madeleine avait causé dans la maison un -véritable scandale. La famille s'était réunie et avait décidé -qu'elle s'interdirait de faire de nouvelles observations à Mlle Borel; -mais que Laure et Béatrix s'abstiendraient dorénavant de toute relation -intime avec Madeleine. -</p> - -<p> -Madeleine trouva Mlle Borel dans son cabinet de travail, compulsant -divers livres épars sur son pupitre. -</p> - -<p> -Elle écrivait un ouvrage sur la destinée de la femme dans le passé, -le présent et l'avenir. Elle croyait le moment venu de revendiquer pour -les femmes la liberté qui est reconnue aujourd'hui, par tout esprit -logique et avancé, comme la base légitime et nécessaire des -sociétés. Dans l'après-midi, elle avait demandé plusieurs fois -Madeleine, qui l'aidait ordinairement dans ses recherches, et elle -s'étonnait aussi de ne pas la voir rentrer. -</p> - -<p> -Elle accueillit Madeleine avec cet air de gravité affectueuse qui lui -était habituel. -</p> - -<p> -«D'où venez-vous donc, mon enfant?» lui demanda-t-elle, non pas d'un -ton inquisiteur, mais avec l'accent d'une curiosité tout amicale. -</p> - -<p> -Mlle Borel avait un esprit si sérieux, une âme tellement inaccessible -aux petits intérêts et aux préoccupations mesquines, elle avait des -principes si austères, en un mot, elle planait dans des sphères si -vastes et si hautes que, malgré sa bonté, Madeleine avait toujours eu -pour elle un respect poussé jusqu'à la crainte. -</p> - -<p> -En outre, Mlle Borel, dans ses affections, n'était nullement -démonstrative. Comme elle les témoignait par des actes, il lui -semblait superflu de les exprimer par des caresses. Sa fille adoptive ne -se rappelait point qu'elle l'eût jamais embrassée. -</p> - -<p> -Madeleine lui raconta donc avec quelque timidité sa visite à Mme -Daubré. -</p> - -<p> -«Vous m'avez donné, ajouta-t-elle, une éducation et une force morale -que j'étais impatiente d'employer. L'oisiveté, l'inutilité de ma vie -m'étaient devenues insupportables. -</p> - -<p> -«Comme vous le disiez encore hier au soir: «Il n'y a pas de dignité -ni de liberté possibles sans l'indépendance matérielle.» Je le sais, -mademoiselle, vous n'êtes pas généreuse à demi. Jamais vous ne -m'avez fait sentir le poids du bienfait. Pour moi, le plus grand bonheur -eût été de passer ma vie à vos côtés. Une telle dépendance m'eût -relevée à mes yeux, au lieu de m'humilier; mais il me semble que, -depuis quelque temps, Laure et Béatrix ne m'aiment plus et supportent -impatiemment ma présence. D'un autre côté, je voudrais arriver à -soutenir ma mère et épargner ce soin à mes sœurs qui gagnent à -peine de quoi se nourrir. Ah! dites-moi que vous me pardonnez d'avoir -pris une semblable résolution sans vous consulter?» -</p> - -<p> -Elle était tombée aux genoux de Mlle Borel. -</p> - -<p> -Mlle Bathilde ne répondait pas; mais elle serrait contre son cœur les -mains de Madeleine. L'héroïsme de cette enfant lui cassait un -attendrissement qu'elle ne pouvait dominer. Elle pleurait. C'était la -première fois que Madeleine surprenait une émotion chez ce cœur -qu'elle croyait impassible, qu'elle aussi avait accusé parfois -d'insensibilité. -</p> - -<p> -À la vue de ses larmes, elle se jeta à son cou par un élan -irrésistible; et, pendant un instant, ces deux nobles âmes se -confondirent dans une sainte effusion. -</p> - -<p> -«Oh! mademoiselle, s'écria Madeleine, je suis à vous, je suis votre -chose, car c'est vous qui m'avez tirée du néant. Si mon départ doit -vous causer la moindre peine, parlez, je vous obéirai, vous le savez -bien. -</p> - -<p> -—Ce sont, ma fille, les plus douces larmes que j'aie versées en ma -vie. Je suis fière d'avoir formé ton cœur. Tu es bien réellement ma -fille, la fille de mon âme. Mais, tu le sais, mon enfant, les -affections individuelles ne peuvent m'absorber entièrement. Ma vie et -ma fortune ne m'appartiennent plus. Je les ai consacrées au triomphe -d'une idée. -</p> - -<p> -«Je veux entreprendre une nouvelle croisade, la croisade des femmes -contre les préjugés qui les oppriment, et contre cette injustice qui -place la femme pauvre, l'ouvrière, dans cette alternative effroyable: -l'ignominie ou la misère. Il faut que la femme puisse conquérir la -liberté par son travail. Il ne s'agit pas encore pour elle, tu le -conçois, de droits politiques; il faut avant tout la tirer de cet -esclavage quotidien qui la livre à une révoltante exploitation; et, -pour atteindre ce but, nous ne devons plus nous borner à des -protestations stériles. Il faut agir, il faut fonder des institutions -qui garantissent la femme contre toutes les oppressions: la misère, la -concurrence masculine, et surtout la corruption. C'est à cette grande -œuvre, mon enfant, que je me suis vouée. Je veux d'abord publier cet -ouvrage où j'expose toute ma pensée: la critique et l'organisation. -Mais avant de le terminer, il faut que je fasse un long voyage pour -étudier dans les principaux pays d'Europe et d'Amérique la situation -de l'ouvrière. Or, je ne voudrais pas te faire partager les fatigues et -peut-être les périls de cette entreprise. -</p> - -<p> -«J'avais pensé déjà à te placer, avant mon départ, soit dans une -maison honorable, soit dans un pensionnat. Je n'aperçois donc aucun -inconvénient à ce que tu entres chez Mme Daubré. Je vois avec -plaisir, au contraire, que tu sentes le besoin du travail, et que tu te -formes à la rude expérience de la vie. Car les individus subissent les -mêmes nécessités que les sociétés. On n'est grand, on n'est fort -qu'à la condition d'avoir souffert, qu'à la condition d'avoir -travaillé. Je vais maintenant hâter mon départ. Quand je reviendrai, -j'aurai besoin de ta jeune activité.» -</p> - -<p> -Madeleine avait écouté Mlle Borel avec une religieuse admiration. -</p> - -<p> -«Alors, comme aujourd'hui, mademoiselle, lui dit-elle, je serai fière -d'être l'humble instrument de votre grande pensée. -</p> - -<p> -—Cependant, mon enfant, ajouta Mlle Borel, je ne veux pas te laisser -dans l'inquiétude relativement à ta famille. J'ai cherché à la tirer -de la misère en donnant à tes sœurs des professions. J'ai cherché -aussi à guérir ton père de son malheureux penchant en lui procurant -de l'ouvrage. Il était trop tard. Puisque ta mère et tes sœurs sont -encore dans une position si précaire, je te remettrai mille francs pour -elles, afin que Claudine puisse venir à Paris, afin que Marie et ta -pauvre mère reçoivent les soins que réclame leur état. -</p> - -<p> -—J'accepte, mademoiselle, ce dernier bienfait. J'irai leur porter -cette somme moi-même. En partant demain pour Lyon, je pourrai être de -retour au commencement de la semaine prochaine. Je ramènerai Claudine.» -</p> - -<p> -Mlle Borel applaudit à cette pensée affectueuse, et le voyage de -Madeleine fut décidé. -</p> - -<p> -Le soir même, Mme Daubré vint chez les Borel. -</p> - -<p> -Madeleine fut définitivement engagée comme institutrice de Jeanne. -</p> - -<p> -Incitée par Maxime, Béatrix s'était réellement éprise de M. de -Lomas. Aussi, dès qu'elle apprit que Madeleine, dont elle redoutait -déjà la rivalité, allait justement s'établir chez M. Daubré et se -trouver en relations intimes et journalières avec M. de Lomas, -éprouva-t-elle un vif désappointement et un ressentiment même qu'elle -ne put dissimuler. -</p> - -<p> -Quand Madeleine et Mlle Borel se furent retirées: -</p> - -<p> -«Oh! je sais bien, insinua Béatrix à Mme Daubré, pourquoi Mlle -Bordier tient à entrer chez vous. -</p> - -<p> -—Pourquoi donc? -</p> - -<p> -—La charité m'ordonne de me taire; et cependant, depuis que M. de -Lomas vient à la maison, il est assez facile de voir.... -</p> - -<p> -—Comment! vous croyez? interrompit Mme Daubré. Soyez tranquille, je -la surveillerai, et si je m'apercevais de quelque intrigue de ce genre.... -</p> - -<p> -—Ah! je ne vais pas aussi loin que cela, reprit Béatrix d'un ton -jésuitique, et je craindrais vraiment de vous avoir donné une mauvaise -opinion de Madeleine, qui est une très-bonne fille. -</p> - -<p> -—C'est égal, j'y veillerai, dans son intérêt comme dans celui de mon -frère. Je vous remercie d'avoir appelé mon attention sur ce -danger-là. -</p> - -<p> -—Certainement, reprit Mme Borel, Madeleine est une charmante fille -que nous aimons beaucoup; et c'est pourquoi je vous engage à veiller sur -elle un peu plus que ne l'a fait Bathilde jusqu'à présent. Je ne la -crois pas légère, mais elle est jolie, et elle a peu de piété. Elle -serait donc plus exposée qu'une autre. -</p> - -<p> -—Ah! par exemple, reprit Béatrix, je ne sais trop si elle supportera -aisément les observations et pourra se soumettre aux exigences de sa -position nouvelle. -</p> - -<p> -—Je suis moi-même si facile à vivre; et j'ai si peu d'exigences -vis-à-vis de mes domestiques,» dit en minaudant Mme Daubré, qui -déjà assimilait Madeleine à sa femme de chambre. -</p> - -<p> -Béatrix s'abstint de rien ajouter à ces dernières paroles, car elle -savait bien que Madeleine, ne resterait pas longtemps dans une maison -où elle serait traitée à l'égale d'une domestique. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="X">X</a></h4> - -<p> -Le lendemain soir, à huit heures, Madeleine partait pour Lyon. Il y -avait affluence de voyageurs. Comme elle n'avait pas trouvé de place -dans le compartiment réservé aux dames, elle cherchait un wagon qui -lui offrit à peu près la même sécurité, quand elle s'entendit -appeler par une voix qui la fit tressaillir. -</p> - -<p> -«Eh! mais, c'est bien vous, Madeleine, je ne me trompe pas.» -</p> - -<p> -C'était Maxime, qui, un sac de voyage à la main, se disposait à -monter dans le même compartiment. -</p> - -<p> -Madeleine, bouleversée de cette rencontre inattendue, restait immobile, -indécise, quand un employé vint la presser de monter. Elle entra dans -le wagon, et Maxime la suivit. -</p> - -<p> -Maxime, sorti depuis la veille, ne connaissait ni le changement de -situation de Madeleine, ni son projet de voyage à Lyon. -</p> - -<p> -Naturellement Madeleine ignorait aussi le départ de Maxime. -</p> - -<p> -En quelques mots elle lui apprit ses nouvelles fonctions d'institutrice. -</p> - -<p> -«Comment! vous nous quittez! dit Maxime avec une tristesse réelle. Ah! -c'est bien mal d'avoir pensé que vous étiez de trop parmi nous. Moi -qui croyais que vous aviez du cœur et que vous nous aimiez! Je gage que -cette belle idée vient de la tante Bathilde avec ses fameuses théories -de dignité, d'indépendance, de travail. Ma tante est un pur esprit, un -esprit systématique qui peut avoir sa grandeur, mais qui n'est pas -divertissant du tout. Comment, vous qui êtes artiste, c'est-à-dire un -être vibrant, tout nerfs et tout cœur, vous êtes-vous laissé -séduire par ces doctrines arides et desséchantes?» -</p> - -<p> -Quoique fort émue de ces affectueux reproches, Madeleine sut néanmoins -conserver un air calme. -</p> - -<p> -«Pourquoi, répondit-elle avec un triste sourire, jugez-vous aussi -légèrement des idées que vous n'avez jamais cherché à comprendre? -C'est là un travers tout français qu'il m'est toujours très-pénible -de rencontrer chez mes amis. -</p> - -<p> -—Allons! c'est décidément une petite quakeresse, pensa Maxime. Quel -dommage, avec ces yeux-là! -</p> - -<p> -—Eh bien! reprit-il, puisque vous attaquez mes travers, permettez-moi -aussi, chère petite sœur, de me moquer un peu des vôtres. Une -personne faite comme vous ne devrait songer qu'à plaire, et laisser aux -femmes vieilles et laides les prétentions à la littérature et à la -philosophie transcendante. Voyez-vous, nous ne pouvons souffrir les -femmes qui veulent empiéter sur notre domaine. -</p> - -<p> -—Mais alors, monsieur Maxime, soyez assez bon pour tracer une ligne -de démarcation bien nette autour de vos terres, afin qu'il ne nous prenne -point la fantaisie d'y aller braconner. Je croyais que la puissante -jeunesse française, la jeunesse masculine, n'avait aujourd'hui d'autre -domaine que le sport et le jockey-club. Quant à la philosophie -transcendante, quant à la poésie, elle ne s'en soucie guère. Faut-il -donc nous en vouloir si nous osons défricher quelques pauvres petits -coins de ce domaine abandonné par son seigneur? -</p> - -<p> -—À tort ou à raison, de tout temps nous nous sommes adjugé le -monopole des travaux de l'intelligence. -</p> - -<p> -—C'est cela! vous vous êtes dit par exemple: «Moi homme, je suis le -roi de la création; à ce titre, je me réserve le domaine le plus -élevé, le plus noble, celui de la pensée. Si la femme, cet être -inférieur que j'ai longtemps dominé par la seule force physique, veut -empiéter sur mes attributions, veut développer son intelligence, -exercer ses facultés, qui ont bien, il est vrai, quelque rapport avec -les miennes, si surtout elle veut se soustraire à sa destinée qui est -de me servir et de m'amuser, je la couvrirai de ridicule, je -l'accablerai de mon mépris; et, pour la réduire à l'obéissance, je -lui dirai ces mots sans réplique: «Dès lors vous cessez de me -plaire.» Mais si aujourd'hui la femme, plus dégagée de ces préjugés -antiques, faisait à son tour ce petit raisonnement et disait: «Je suis -la reine de la création, et à ce titre, j'ai droit de faire ce que bon -me semble. J'ai des facultés que je sens puissantes et que je veux -développer. Quelles que soient les prétentions du sexe fort, je ferai -de la poésie parce que je suis poëte, de la peinture parce que je suis -peintre, de la philosophie parce que je suis philosophe. Et si l'homme, -cet être orgueilleux et brutal, que j'ai si longtemps dominé par la -seule force de ma beauté, le trouve mauvais, je lui dirai ces mots sans -réplique: «Dorénavant vous cessez de me plaire.» Si un beau jour -toutes les femmes raisonnaient de la sorte, je serais curieuse de savoir -qui le premier se rendrait, du roi ou de la reine.» -</p> - -<p> -Pendant que Madeleine parlait ainsi, son visage avait pris une -expression que Maxime ne lui connaissait pas. Ses yeux pétillaient -d'une douce malice, et sur sa bouche se dessinait un sourire fin et -moqueur qui faisait paraître ses lèvres plus rouges et ses dents plus -éclatantes. -</p> - -<p> -«Ah! je suis bien obligé de le confesser, s'écria Maxime, ce serait -le roi!» -</p> - -<p> -Mais il répondit avec un regard et un ton de galanterie qui déplurent -à Madeleine. Elle conçut quelque inquiétude et voulut savoir les -causes du départ de Maxime. -</p> - -<p> -«Aujourd'hui à dîner, lui dit-elle, Mme Borel exprimait sa surprise -de ne vous avoir pas vu depuis hier. Le domestique interrogé a répondu -que vous n'étiez pas rentré cette nuit. Vous vous êtes donc décidé -bien promptement à partir? En avez-vous du moins prévenu votre mère? -</p> - -<p> -—Je lui ai écrit que j'allais passer quelques jours chez un de mes -amis; mais j'ai intérêt à cacher ce voyage, à mes parents surtout. -Je vous prierai donc de n'en parler à personne, pas même à Mme -Daubré. -</p> - -<p> -—Comme vous devenez mystérieux! Alors, il ne s'agit pas d'un -pèlerinage à Notre-Dame de Fourvières? -</p> - -<p> -—Pas précisément. Vous êtes intriguée, n'est-ce pas? dit Maxime qui -devina l'appréhension de Madeleine. Je vais vous confier mon secret -afin que vous en compreniez l'importance et ne me trahissiez pas. Il -s'agit d'une affaire d'argent. -</p> - -<p> -—Encore! Il y a trois ans vous avez déjà causé tant d'inquiétude à -M. Borel! -</p> - -<p> -—Voyons, soyez raisonnable: est-ce une modique pension de trente -mille francs qui peut me permettre de vivre à Paris? -</p> - -<p> -—Trente mille francs! Mais il me semble que c'est beaucoup d'argent. -Pour tant de malheureux ce capital serait la richesse. -</p> - -<p> -—C'est possible; mais moi je ne puis vivre à bon marché. Il y a -telles dépenses que vous ne soupçonnez pas et qui sont considérables. -Mon écurie seule me coûte ces trente mille francs. Enfin, ce que mon -père ignore, c'est que j'ai un train de maison à soutenir. -</p> - -<p> -—Un train de maison! s'écria Madeleine qui allait de surprise en -surprise. -</p> - -<p> -—Ce n'est pas que je sois précisément marié. Vous qui êtes une -femme forte, vous devez me comprendre.» -</p> - -<p> -Madeleine eut froid entre les épaules. -</p> - -<p> -«Eh bien! ma maison me coûte environ 80 000 francs par an. Maintenant, -il y a mes dépenses personnelles. Vous voyez que je suis un homme -d'ordre et que je tiens régulièrement mes comptes. Or, depuis trois -ans que mon père m'a mis à la portion congrue de 30 000 francs, j'ai -emprunté 280 000 francs, avec lesquels j'ai pu vivre à force -d'économies. Mais, comme je les ai empruntés à des usuriers, je dois -près de 450 000 francs. Il y a des lettres de change protestées et -prise de corps. J'ai à mes trousses un certain Renardet qui a, je -crois, une vengeance particulière à exercer; car il me poursuit avec -une âpreté qui ne me laisse ni repos ni trêve. Je vais à Lyon, où -ma famille est connue et où j'espère trouver ces 450 000 francs à des -conditions plus douces, car il faut absolument que je me tire de là. -</p> - -<p> -—Pauvre monsieur Maxime! fit Madeleine avec une réelle pitié. Vous -êtes bien malheureux de vous créer ainsi des besoins factices que vous -ne pouvez satisfaire qu'au prix de mille tracas. Et songez-vous au -mécontentement de votre père et de votre mère? -</p> - -<p> -—J'y pense sans doute; mais ils se conduisent à mon égard avec tant -de lésinerie! Mon père a 400 000 francs de rentes, je le sais -pertinemment, et il me laisse végéter dans une misère relative, on ne -peut plus humiliante. -</p> - -<p> -—N'est-ce pas pour vous qu'il conserve cette fortune? -</p> - -<p> -—Mais si je ne profite pas de cette fortune pendant ma jeunesse, quel -besoin en aurai-je lorsque je serai vieux, cacochyme, édenté, perclus -de rhumatismes, racorni au moral comme au physique? -</p> - -<p> -—Ce sont là des lieux communs que vous vous plaisez à répéter, -parce qu'ils flattent vos passions. -</p> - -<p> -—C'est possible. Mais j'ai pris à Paris une position que je ne puis -abandonner. C'est presque une question d'honneur. -</p> - -<p> -—Oh! ne vous trompez-vous pas sur les mots? Dites plutôt de vanité. -</p> - -<p> -—Je le veux bien. Mais la vanité, n'est-elle pas le plus impérieux de -nos mobiles? N'est-ce pas la vanité qui, vous aussi, vous pousse à -écrire? -</p> - -<p> -—Non, c'est autre chose. -</p> - -<p> -—L'amour de l'art? Et moi ne pourrais-je dire également: C'est -l'amour de l'art? Car l'amour du luxe n'est pas autre chose. Mais je suis -plus sincère; Oui, c'est la vanité. Une fois lancé dans un certain monde -où l'on a obtenu des succès, on ne peut pas plus renoncer à ces -satisfactions, qu'un poëte parvenu à la célébrité ne peut renoncer -aux émotions de la gloire. -</p> - -<p> -—On le peut; il s'agit seulement de le vouloir. -</p> - -<p> -—Je forme de bonnes résolutions, je vous assure. -</p> - -<p> -—Permettez-moi de vous donner un conseil, dit Madeleine avec une -onction partie du cœur. Vous le savez, nous nous sommes toujours -traités comme frère et sœur. Vous avez bientôt vingt-huit ans, vous -n'êtes donc plus un enfant. Renoncez à ces jouissances puériles, -malsaines, indignes d'un esprit qui pourrait aspirer à des -satisfactions d'un ordre plus élevé. Vous allez au gouffre, et -peut-être y entraînerez-vous des êtres que vous devez chérir. Enfin, -dans cette oisiveté ruineuse, vous laissez s'étioler votre -intelligence. -</p> - -<p> -—Il faut travailler, n'est-ce pas? interrompit gaiement Maxime. Je -connais cette guitare. Je crois entendre la tante Bathilde. De grâce, -Madeleine, ne prêchez pas. Cela me gâte le plaisir très-vif et -très-réel que j'éprouve à vous avoir pour compagne de voyage. Pas -plus que la tante Borel et Notre-Dame de Fourvières, vous ne réussirez -à me convertir. Je suis un endurci. Écoutez, ma chère petite -Madeleine, ajouta-t-il en lui prenant la main avec affection; savez-vous -ce que je pense en ce moment? -</p> - -<p> -—Non.» -</p> - -<p> -Ils n'étaient plus que trois dans le compartiment. Mais le troisième -voyageur était tellement enveloppé de manteaux, de foulards et de -couvertures, qu'on ne pouvait même distinguer à quel sexe il -appartenait. Enfin il semblait si profondément endormi que Maxime et -Madeleine parlaient avec autant de liberté que s'ils eussent été -seuls. -</p> - -<p> -«Eh bien! je pense que vous êtes charmante, dit Maxime, plus charmante -que je ne m'en serais douté. Je vous voyais trop facilement pour vous -apprécier à votre valeur. Je vous croyais un peu sèche et pédante, -comme la tante Bathilde, tandis que vous me paraissez au contraire -simple et bonne enfant. Peut-être aussi cette rencontre, ce -demi-mystère sont-ils pour quelque chose dans l'impression que -j'éprouve. Plusieurs fois déjà, depuis que nous causons, je me suis -senti le cœur vraiment touché.» -</p> - -<p> -Madeleine retira doucement sa main qui frémissait dans celle de Maxime. -Elle appuya sa tête dans l'angle de la voiture, et, pour dominer -l'émotion qui l'envahissait, elle ferma les yeux. -</p> - -<p> -«Ne vous fâchez pas, Madeleine, laissez-moi achever. Jamais peut-être -nous ne nous retrouverons ainsi. Eh bien! je pense que pour un cœur -jeune et honnête, le bonheur suprême serait d'être aimée de vous. -Pour mon châtiment, je vous le confesserai: tout à l'heure l'occasion -se présentait si favorable; j'ai songé un instant à vous faire la -cour. Nous sommes si pervers! Mais depuis j'ai réfléchi. Maintenant je -crois qu'un homme ne pourrait pas vous aimer à demi, et que si l'on -était aimé de vous, il faudrait vous consacrer sa vie. Eh bien! même -avec un tel bonheur en perspective, il me serait impossible de renoncer -à mes habitudes de dissipation. Je suis déjà la proie du gouffre; ma -vie ne m'appartient plus; elle appartient à mon tyran, le monde, -c'est-à-dire le cercle, le sport et les courtisanes. Je ne pourrais -plus vous aimer comme vous le méritez. Je vous ferais souffrir sans -être heureux moi-même. Alors je me suis dit: «Je serai honnête une -fois en ma vie, je ne troublerai pas cette candeur.» Et cependant, -croyez-le, Madeleine, je fais un sacrifice, un sacrifice dont je me -croyais incapable, et je vous remercie, ma charmante petite sœur, de me -l'avoir inspiré.» -</p> - -<p> -Madeleine, les yeux toujours fermés, les lèvres émues, ne répondit -pas. -</p> - -<p> -«Eh bien!» reprit Maxime en posant sa main sur celle de la jeune -fille. -</p> - -<p> -À ce contact elle éprouva comme un frémissement électrique. -</p> - -<p> -«Je.... je.... vous disiez.... Je crois que je rêvais! s'écria-t-elle -avec un rire nerveux. Oui, je m'endormais.» -</p> - -<p> -Et elle retomba, presque défaillante, dans l'angle de la voiture. -</p> - -<p> -«Ah çà! pensa Maxime piqué au vif, serait-elle coquette! C'est un -peu fort! S'endormir au milieu d'une déclaration si respectueuse! -Ah!... elle s'endormait!...» répétait-il profondément blessé dans -son amour-propre. -</p> - -<p> -Maintenant il attachait sur Madeleine un regard de dépit et de -convoitise. Il mordillait sa moustache et souriait avec une expression -sarcastique. -</p> - -<p> -«Où sommes-nous donc? fit Madeleine, qui, cherchant à lutter contre -son émotion, se pencha à la portière. -</p> - -<p> -—C'est décidément une coquette, pensa de nouveau Maxime. Et je ne -m'en étais pas aperçu! Ah çà! serais-je sérieusement amoureux? -Soyez donc vertueux avec les femmes! La meilleure.... Comme elle évite -de me regarder! Elle s'amuse à me faire poser. Je me sens ridicule. -Mais nous allons voir tout à l'heure. -</p> - -<p> -—Dites-moi, Madeleine, avez-vous déjà écrit des vers sur l'amour? -C'est là le thème éternel de toute poésie. -</p> - -<p> -—Oui. Pourquoi? -</p> - -<p> -—Parce qu'il doit être assez curieux de voir comment une jeune fille -de vingt ans, qui est censée ignorer ce sentiment, peut en parler en -vers. Voyons, traitez-moi en camarade et récitez-m'en quelques-uns. Je -ne supporte pas la poésie, mais la vôtre m'intéressera. Faites-moi la -charité d'une petite strophe. -</p> - -<p> -—Non! répondit gravement Madeleine. -</p> - -<p> -—Remarquez bien que dans ce moment-ci nous parlons raison et faisons -une étude psychologique. Voilà encore un de ces mots barbares dont -abuse la tante Borel, et qui doivent vous êtes familiers. Je voudrais -savoir comment aime une jeune fille pour la première fois. C'est un -véritable service que je vous demande, car un homme ne peut être -certain de la justesse de ses propres études, attendu qu'il n'est -jamais sûr d'être le premier. Voilà pourquoi sans doute nous -préférons à ces prétendues ingénues des femmes qui ont du moins le -courage du vice et le mérite de la sincérité. Vous comprenez: être -le trentième ou le troisième, il n'y a pas une si grande différence -que l'on croit. -</p> - -<p> -—Je désire que nous changions de conversation, dit Madeleine -offusquée du ton léger que prenait Maxime. -</p> - -<p> -—De quoi voulez-vous donc que parlent un homme et une femme qui n'ont -pas soixante ans, si ce n'est d'amour? -</p> - -<p> -—Restons sur votre <i>domaine</i> et parlons philosophie. -</p> - -<p> -—Je préfère la littérature qui fait aussi partie de nos possessions. -Or, la littérature de nos jours ne pivote-t-elle pas uniquement sur -l'amour? -</p> - -<p> -—Soit! je vous laisse parler, fit Madeleine avec quelque sévérité. -J'ai sommeil, et, si vous le permettez, je vais dormir. -</p> - -<p> -—Dormons donc,» repartit ironiquement Maxime; -</p> - -<p> -Et il se rejeta dans un coin de la voiture. Il pensait qu'en affectant -l'indifférence, il l'amènerait à renouer elle-même la conversation. -</p> - -<p> -«Ah! quel supplice!» se disait Madeleine. -</p> - -<p> -Elle se sentait faiblir sous le choc d'émotions aussi diverses et aussi -prolongées. -</p> - -<p> -Maxime, de temps à autre, entrouvrait les paupières et regardait -Madeleine. Madeleine aussi l'observait à la dérobée. -</p> - -<p> -Maxime passait pour joli garçon. Il n'avait cependant ni cette -régularité ni ce poli qui constituent ordinairement la beauté. Sa -figure même n'offrait pas de caractère bien accusé. Elle séduisait -plutôt par une expression à la fois mobile et passionnée. -</p> - -<p> -Ses yeux gris-bleu prenaient au soleil des reflets verdâtres, et -paraissaient noirs aux lumières. Quand un sentiment violent les -animait, ils projetaient un éclat puissant, et la colère les faisait -étinceler comme l'acier. Ce regard lumineux, plein d'acuité, aux tons -changeants, révélait sa nature véhémente et par-dessus tout -fantaisiste, s'abandonnant à tous ses caprices et poussant le caprice -jusqu'à la passion. -</p> - -<p> -Sa bouche au sourire sceptique, son nez trop grand, sa peau très-brune -et pourtant d'un grain délicat, ses cheveux noirs, fins et soyeux; son -geste ample, élégant; des mains de femme, nerveuses et molles, tout -cet ensemble séduisait le physionomiste, qui découvrait en lui une de -ces organisations pleines de contrastes et de spontanéité: un -caractère généreux, mais sans énergie; une intelligence vive, sans -profondeur; des goûts artistiques, un certain idéal, mais des -penchants voluptueux qui rendent peu susceptibles d'une grande -élévation dans l'amour; en un mot c'était une nature mixte qui tenait -à la fois de la femme et du lion. -</p> - -<p> -Madeleine était fort pâle, et ses paupières entourées d'ombre -donnaient à sa tête penchée en arrière une expression si singulière -de volupté et de douleur, que Maxime se sentait en réalité plus ému -qu'il ne se l'avouait à lui-même. -</p> - -<p> -«Il n'y a qu'une coquette endiablée, se disait-il, qui ait pu trouver -une attitude aussi provocante.» -</p> - -<p> -Et cependant les lèvres contractées de Madeleine trahissaient tant de -tristesse, il y avait tant de pureté sur ce front et dans les contours -de ce visage, que Maxime restait incertain. -</p> - -<p> -«Ah bien oui! reprenait-il, de la pureté chez une femme qui lit les -philosophes, qui écrit des poëmes, des romans peut-être! Est-ce que -cette petite fille réussirait à m'en imposer avec ses airs de madone -endormie?» -</p> - -<p> -La fièvre l'empoignait, l'incertitude même aiguisait son caprice. -</p> - -<p> -«Ah çà, Madeleine, s'écria-t-il tout à coup d'une voix émue et -vibrante qui fit tressaillir la jeune fille, j'ai été franc tout à -l'heure, je le serai jusqu'au bout. Eh bien! maintenant je crois que -vous vous moquez de moi. Depuis bientôt huit heures que nous sommes en -tête à tête, vous m'avez fait passer par toutes les émotions -possibles, depuis la chaste tendresse de l'amitié jusqu'à l'amour le -plus véhément. À présent, je suis amoureux de vous, mais amoureux -jusqu'à la folie. Que vous disais-je tout à l'heure? Je n'en sais plus -rien. Je cherchais à m'abuser sur le sentiment violent que vous -m'inspirez. Je le sens, je vous aime, non pas d'aujourd'hui, mais depuis -longtemps. Depuis longtemps votre regard m'attirait. Je résistais à -cet attrait qui me semblait une impiété, parce que je vous avais -connue toute petite, et qu'on m'avait habitué à vous traiter en sœur. -Mais aujourd'hui, aujourd'hui que je vais vous perdre, mon cœur se -déchire, et je sens combien je vous aimais. Que disais-je donc tout à -l'heure? Ah! je m'en souviens: je disais que je ne pourrais sacrifier le -monde à votre amour. Madeleine, ce n'est plus le monde que je veux vous -sacrifier, c'est ma vie entière. Dites, ordonnez. Que faut-il faire -pour vous plaire, pour vous obtenir? Pourquoi cet air si grave et cet -effroi que je lis dans vos yeux, ma belle Madeleine? Mon amour vous fait -peur? Oh! pardonnez, je vous en supplie, à l'explosion d'une passion -trop longtemps contenue. Si vous repoussiez mon affection, je crois que -j'en deviendrais fou.» -</p> - -<p> -Maxime avait joué son rôle en comédien convaincu. Sa voix réellement -attendrie, son regard passionné pouvaient persuader à Madeleine qu'il -ressentait réellement ce qu'il disait. Bien qu'elle n'eût aucune -expérience dans les choses du cœur, son instinct de femme -l'avertissait cependant que cet amour si brusque n'était pas tout à -fait sincère. Il lui semblait qu'un homme vraiment épris eût mieux su -dominer un entraînement qu'il ne savait point être partagé. Mais, -dans le premier moment, elle fut tellement bouleversée par cette -violence d'expressions qu'elle ne songea pas à retirer ses mains que -Maxime couvrait de baisers. -</p> - -<p> -«Oh! dites, m'aimez-vous? Pourrez-vous m'aimer? suppliait-il. -</p> - -<p> -—Laissez-moi, laissez-moi!» s'écria-t-elle enfin. Elle éclata en -sanglots. -</p> - -<p> -Et puis, relevant bientôt son visage digne et attristé: -</p> - -<p> -«Vous oubliez, monsieur Maxime, dit-elle, que je suis une pauvre fille, -et qu'à ce titre du moins j'ai droit à votre respect.» -</p> - -<p> -On arrivait à Mâcon. Le jour commençait à paraître. -</p> - -<p> -«Dix minutes d'arrêt,» cria l'employé. -</p> - -<p> -Madeleine mit son chapeau, rejoignit ses effets, et se disposait à -quitter le wagon. -</p> - -<p> -Maxime était bon. Il aimait réellement cette jeune fille, et il -éprouvait un vif regret de l'avoir offensée. -</p> - -<p> -«Restez, je vous en prie, Madeleine, c'est moi qui descendrai.» -</p> - -<p> -Madeleine ne l'écoutait pas. -</p> - -<p> -«Du moins, avant de me quitter, dites-moi que vous me pardonnez, et -adressez-moi un adieu fraternel.» -</p> - -<p> -Il lui saisit la main. Madeleine répondit à son étreinte; mais elle -descendit sans lui adresser une parole ni un regard. -</p> - -<p> -En la voyant toute chancelante, le visage encore humide de pleurs, -Maxime sentit aussi les larmes lui monter aux yeux. -</p> - -<p> -«Je suis un lâche, se disait-il; comment avais-je pu supposer que -cette brave fille s'occupait d'un libertin comme moi? -</p> - -<p> -Le voyageur si bien emmailloté; qui jusqu'alors s'était tenu immobile -dans son coin, se remua. Il fit tomber le foulard qui lui cachait -entièrement le visage, et Maxime, découvrant ses traits, demeura comme -frappé de stupeur. -</p> - -<p> -Cet homme, c'était Renardet, celui-là même qu'il fuyait. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XI">XI</a></h4> - -<p> -M. Renardet était un petit homme maigre qui tenait à la fois du renard -et de la fouine. Son nez long et pointu, ses lèvres minces et -rentrantes, ses cheveux d'un ton fauve, ses doigts crochus, ses yeux, -petits et couverts, dont la prunelle pâle et avide se fixait parfois -avec une acuité terrifiante, l'eussent fait prendre pour un usurier ou -un limier de police. Il n'était pourtant ni l'un ni l'autre, bien qu'il -tînt de tous les deux. M. Renardet était simplement agent d'affaires, -rue Richer, 53. -</p> - -<p> -Agent d'affaires! Quelles affaires? Toutes les affaires possibles et -impossibles, difficiles et véreuses. De la finesse poussée jusqu'à -l'astuce; une persistance opiniâtre; une activité incessante; un -manque absolu de conscience ou de sentiments généreux, telles étaient -les qualités qui faisaient de M. Renardet un précieux serviteur du -vice, un fripon accompli. -</p> - -<p> -Maxime à sa vue était devenu pâle. Évidemment ce n'était point le -hasard qui avait conduit Renardet dans le même compartiment; et un -pareil homme n'avait pas dû s'endormir. Il avait donc entendu toute sa -conversation avec Madeleine, il savait maintenant que son père était -fort riche et ne le laisserait pas en prison. -</p> - -<p> -«Je suis pincé, se dit Maxime, il faut prendre mon parti en brave. -</p> - -<p> -—Eh bien! monsieur Renardet, je vous félicite, vous avez -admirablement tendu vos filets. Nous venons de traverser la dernière -station. Vous avez sans doute vos gardes du commerce dans le compartiment -voisin, ou ils m'attendent à la gare; je suis donc un homme coffré, et à -Lyon encore, où mon incarcération fera scandale. Ma foi! vous êtes -artiste, et, quoique victime de votre talent, je suis forcé de -reconnaître que voilà un coup de génie. -</p> - -<p> -—Eh! eh! fit le Renardet avec un rire sec qui découvrait de petites -dents aiguës et espacées comme celles d'un limier. N'est-ce pas, c'est -adroit? -</p> - -<p> -—Je ne me répète pas, monsieur Renardet, repartit Maxime avec un ton -méprisant; je vous ai offert mes compliments une fois, c'est assez. -</p> - -<p> -—Je vois, monsieur Borel, que vous me jugez mal. Je suis moins -terrible que vous ne le pensez. Quoique je sois depuis longtemps dans les -affaires, on a des entrailles. Tenez, vous me croirez si vous voulez, -mais j'ai de la sympathie pour les mauvais sujets et les beaux garçons -comme vous. Attrait de contraste sans doute. Hi! hi! hi! (Il tira sa -tabatière et offrit une prise à Maxime qui refusa.) Eh bien! ce que je -suis venu faire, ce n'est point vous coffrer, mais vous proposer un -traité de paix. -</p> - -<p> -—Un traité de paix! fit Maxime qui observait Renardet avec défiance. -</p> - -<p> -—Cela vous surprend, n'est-ce pas? Vous allez ce matin de surprise en -surprise; car tout à l'heure cette petite femme, elle aussi, vous a -bien étonné. Pauvre, et vous résister! Savez-vous que, si j'avais -vingt-cinq ans de moins, je m'intéresserais à cette vertu -phénoménale. Il serait peu à souhaiter toutefois qu'il y en eût -beaucoup ainsi. -</p> - -<p> -«Qu'est-ce qui fait aller les affaires? c'est le vice. Supprimez le -vice, supprimez les jolies petites femmes qui l'entretiennent, et voilà -une foule d'industries ruinées, complètement ruinées. Sans doute, il -en faut quelques-uns de ces petits dragons de vertu pour mieux nous -faire sentir le prix du vice et nous apprendre aussi que la vertu n'est -pas un vain mot. Mais il n'en faudrait pas beaucoup, sapristi! ou -Renardet n'aurait plus qu'à fermer boutique. Je suis également agent -d'affaires dans la spécialité; et j'ai pu faire des études qui, ma -foi! ne sont pas à l'honneur de la morale. Tenez, dernièrement, -j'avais été chargé de porter des consolations, c'est-à-dire l'offre -d'un cœur, d'un mobilier en noyer et de douze cents francs de rente à -une pauvre ouvrière qui n'avait rien mangé depuis quarante-huit -heures. Une belle créature! et pas vingt ans. Tout d'abord elle refusa. -Quand j'ai vu cela, moi, Renardet, j'en avais les larmes aux yeux. J'ai -su depuis qu'elle avait un amoureux. C'est égal, cette fidélité, -c'est encore très-beau. -</p> - -<p> -—Mais a-t-elle fini par accepter? -</p> - -<p> -—Parbleu! que vouliez-vous qu'elle fît? Sur le théâtre on dirait: -«Qu'elle mourût.» Vous voyez qu'on sait ses auteurs. Sur le -théâtre, bon! Mais dans la vie réelle on ne se laisse pas mourir -comme cela. Elle a fait des façons; heureusement j'ai de l'éloquence. -</p> - -<p> -—Et quand on jeûne depuis quarante-huit heures, ajouta Maxime, on est -peu difficile sur les métaphores. -</p> - -<p> -—Monsieur Borel, je mets mon éloquence à votre service, si jamais -vous en aviez besoin. -</p> - -<p> -—Oh! ces sortes d'affaires, je les traite moi-même. -</p> - -<p> -Vous avez tort; soi-même on n'ose pas marchander, tandis qu'un -tiers.... -</p> - -<p> -—Je ne marchande jamais. -</p> - -<p> -—Mais enfin, vous les manquez quelquefois vos affaires, témoin cette -petite femme de tout à l'heure. Ainsi, règle générale.... -</p> - -<p> -—Monsieur Renardet, le traité, le traité que vous vouliez me proposer -tout à l'heure! interrompit Maxime avec impatience. -</p> - -<p> -—Laissez-moi achever: règle générale, quand une femme résiste à un -joli garçon qui l'aime et qui lui déclare son amour, il y a une raison -pour cela. Cette raison, ce n'est pas toujours la vertu, c'est souvent -l'occupation de la place par un autre amoureux. Ah! on connaît un peu -son cœur féminin. Ça vous étonne, n'est-ce pas? J'entends rabâcher -sans cesse: «Le cœur de la femme, quelle énigme!» Savez-vous -pourquoi on ne conçoit rien à la femme? C'est que, la plupart du -temps, ceux qui font ces sortes d'études ont un intérêt -d'amour-propre à ne pas voir clair. Ainsi vous êtes resté convaincu -que cette demoiselle était parfaitement incorruptible parce que -vous-même n'aviez pu la corrompre. Cependant, mettez un instant de -côté votre amour-propre et cherchez bien. N'en aimerait-elle pas un -autre?» -</p> - -<p> -Maxime contemplait Renardet avec stupéfaction. -</p> - -<p> -«Dans son genre, se disait-il, cet être ignoble n'est pas sans quelque -valeur.» -</p> - -<p> -Mais, à cette dernière supposition, il sentit le rouge lui monter au -visage. Si réellement elle avait joué la comédie de la vertu, et s'il -avait été dupe! Il éprouvait, non pas de la jalousie, mais une vive -souffrance de vanité. Néanmoins il ne se fut pas abaissé à faire des -confidences à Renardet. -</p> - -<p> -«Peu m'importe!» répondit-il froidement. -</p> - -<p> -Mais Renardet ne fut pas dupe de cette feinte indifférence. -</p> - -<p> -«Voyons, ajouta-t-il, vous faut-il des renseignements positifs sur la -jeune personne? -</p> - -<p> -—Non, merci, je ne l'aime pas. Mais laissons cela; mon cœur est -pourvu pour le moment, trop pourvu, car cela me coûte horriblement cher, -plus cher même que vous ne le supposez, puisque cela m'oblige à écouter le -verbiage d'une fouie de gens qui ne m'amusent pas du tout. -</p> - -<p> -—Bon! voilà une parole qui lui coûtera deux mille francs,» pensa -l'agent d'affaires. -</p> - -<p> -Et son regard devint si aigu que Maxime en eût été effrayé, s'il -l'eût observé en ce moment. -</p> - -<p> -«Voyons le traité de paix,» reprit-il avec insistance. -</p> - -<p> -M. Renardet renouvela l'air de ses poumons ainsi que le tabac dont il se -bourrait les narines. Il frappa plusieurs coups sur sa tabatière, comme -si le préambule l'embarrassait, et il commença ainsi: -</p> - -<p> -«Je serai bref et explicite; vous êtes un homme d'esprit, vous me -comprendrez. Le sieur Pinsard, qui m'a chargé de vous poursuivre, ne -m'alloue que cinq mille francs d'honoraires si j'obtiens le payement -intégral des cent quatre-vingt mille francs que vous lui devez. C'est -assez maigre, convenez-en, pour toute la peine que vous m'avez déjà -donnée. Ce Pinsard, vous le connaissez? -</p> - -<p> -—Beaucoup trop. -</p> - -<p> -—Un usurier de la pire espèce, qui ne se contente pas de gros -bénéfices, et qui tondrait sur un œuf. Vous êtes de cet avis? -</p> - -<p> -—Entièrement. Toutefois, vous vous assimilez à un œuf; je ne saisis -pas bien l'analogie. -</p> - -<p> -—C'est une métaphore pour exprimer ma pauvreté. Quand on est honnête -et qu'on a du cœur, on reste pauvre. C'est ce qui m'arrive. Eh bien! je -parie qu'il vous gruge, ce Pinsard, d'une manière révoltante. Combien -vous a-t-il pris pour ces cent quatre-vingt mille francs? -</p> - -<p> -—Soixante mille. -</p> - -<p> -—C'est une indignité; prêter aussi cher avec une presque certitude de -remboursement! Vous voyez bien! si vous aviez un homme d'affaires, on ne -vous exploiterait pas ainsi. Moi, par exemple, je vous aurais trouvé -cette somme à 20 pour 100. Je sais bien que vos parents peuvent vous -faire interdire; mais c'est là une extrémité à laquelle on ne -recourt pas souvent, et vos parents vous aiment. -</p> - -<p> -—Mes parents m'adorent. -</p> - -<p> -—Je le sais, Pinsard le sait aussi, le coquin. Mais c'est un madré -compère, malheur à ceux qu'il tient entre ses pinces de vautour! -</p> - -<p> -—Eh bien! voyons! quelles autres griffes me proposez-vous? demanda -Maxime, qui jeta involontairement un regard sur les mains crochues de -Renardet. -</p> - -<p> -—Là n'est pas encore la question. Faisons d'abord nos conventions -personnelles. Je veux être coulant avec vous et vous prouver que je ne -cherche pas à vous exploiter. Voulez-vous m'allouer dix mille francs -par an, et je ferai toutes vos affaires. D'abord, pour cette somme, je -mets dedans le Pinsard; je vous préserve des gardes du commerce, qui en -effet voyagent dans le compartiment voisin; je vous trouve de l'argent -au vingt pour payer toutes vos dettes. Et par-dessus le marché, avant -un mois, je vous saurai le nom du mortel heureux que vous préfère -votre jolie petite cruelle.» -</p> - -<p> -Entre la prison, ou Renardet pour homme d'affaires, Maxime n'avait pas -le choix. -</p> - -<p> -«J'accepte vos conditions, dit-il; mais je ne veux pas d'espionnage -vis-à-vis de cette jeune fille. -</p> - -<p> -—Je travaillerai donc pour ma propre satisfaction; car je fais -quelquefois de l'art pour l'art. Elle demeure.... -</p> - -<p> -—Vous ne saurez rien de moi. -</p> - -<p> -—Ah! ah! vous êtes chevaleresque. Eh bien! revenons au traité; c'est -conclu? -</p> - -<p> -—Conclu, répondit Maxime. -</p> - -<p> -—Oui, mais il faut payer un semestre d'avance. -</p> - -<p> -—Dès ce soir, vous viendrez place Bellecour, n° 7, je vous remettrai -cinq mille francs. -</p> - -<p> -—C'est entendu.» -</p> - -<p> -En cet instant, le train arrivait à la gare de Perrache. Les deux -voyageurs se séparèrent. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XII">XII</a></h4> - -<p> -Lyon est la seconde ville de France. Elle a une population -considérable, de belles rues, des quais spacieux, des édifices -somptueux, un bois de Boulogne en miniature, une situation admirable au -confluent de deux grandes rivières. Comme Paris, Lyon s'est annexé ses -faubourgs qui étaient des villes. Cependant Lyon ne plaît pas aux -touristes. Que lui manque-t-il donc? Ce qui manque à ces belles femmes -qu'on admire et qui ne charment pas: la physionomie, le pimpant, le -coquet, le <i>je ne sais quoi.</i> Lyon ressemble à Londres, par -l'impression qu'il cause. On y sent l'influence prépondérante et -desséchante du commerce; et, comme Londres, c'est une ville de -brouillards. -</p> - -<p> -Enfin Lyon est à la fois grande ville et province. Le cancan s'y -colporte comme dans le moindre village, et la corruption lyonnaise n'a -rien à envier à la corruption parisienne. Mais elle est plus couverte, -plus hypocrite; elle coûte aussi moins cher, ce qui la rend plus laide. -Cette corruption s'allie d'ailleurs assez bien avec l'excessive -bigoterie de la population. -</p> - -<p> -Lyon possède de nombreuses bibliothèques, des musées remarquables, -une école des beaux-arts, quelques journalistes de talent, quelques -poëtes classiques, romantiques, réalistes. À Lyon, la musique est -représentée par trois mille exécutants ou professeurs vivant de cet -art; et pourtant l'esprit lyonnais n'est ni artistique, ni littéraire, -il est essentiellement mercantile. -</p> - -<p> -Or, l'activité commerciale paralyse nécessairement l'élan de la -pensée vers l'idéal. Aussi Lyon a-t-il beau prêcher la décentralisation -littéraire et artistique, Paris sera toujours sans rival. Là -seulement se produisent ces larges courants électriques que dégage -l'agglomération des intelligences et qui font jaillir l'inspiration. -</p> - -<p> -Paris sera toujours aussi la première par ses femmes, qui, elles aussi, -naissent artistes; car elles possèdent au suprême degré le génie de -la coquetterie. La coquetterie, c'est l'art de la futile Parisienne, -c'est sa poésie. Cependant les Lyonnaises ont de l'esprit, de la -vivacité, de la grâce même, comme toutes les femmes qui veulent -plaire; mais elles n'ont pas cette sorte de distinction, ni cet entrain -humoristique, moitié railleur, moitié sentimental, qui sont les plus -grands charmes de la Parisienne. -</p> - -<p> -Où Lyon est seulement incomparable, c'est dans la fabrication des -étoffes de soie façonnée. Toujours son commerce s'est relevé avec -honneur des crises terribles qui, à diverses époques, l'ont paralysé. -Malgré les causes graves et nombreuses qui aujourd'hui le menacent de -ruine, longtemps encore Lyon tiendra le premier rang dans cette -fabrication, qui est sans contredit l'une des plus intéressantes de -l'industrie française. -</p> - -<p> -Jadis le succès de la soierie lyonnaise jeta la plus grande partie de -la population dans cette industrie, qui occupait toute une armée -d'ouvriers et surtout d'ouvrières. Là, comme partout ailleurs, les -hommes ont fait aux femmes une rude concurrence. Il est toutefois -certaines branches de la fabrication de la soie, réclamant une -très-grande souplesse de la main, et dans lesquelles les hommes n'ont -pu encore les supplanter. -</p> - -<p> -La soie, en effet, ne semble-t-elle pas être le domaine exclusif de la -femme? Ces métiers si propres, ces belles étoffes si souples et si -brillantes, lui offrent une occupation aussi attrayante pour les yeux -que pour la main. Elle y trouve du travail, depuis la feuille de mûrier -sur laquelle on élève le ver, jusqu'à l'atelier où l'on façonne la -robe et le chapeau. -</p> - -<p> -Que de mains occupées sur ce frêle brin de soie! Les femmes du monde -seraient bien surprises si on leur apprenait quelle variété de -travaux, que de soins minutieux il a fallu pour leur tisser les plus -simples robes! Mais où l'homme véritablement excelle et surpasse la -femme, c'est dans le dessin. Le dessinateur lyonnais est un véritable -artiste. Dans les autres pays on copie ses modèles. Mais pour le goût, -l'habileté, l'invention, on ne peut l'égaler. -</p> - -<p> -La Croix-Rousse, un ancien faubourg maintenant annexé, est -particulièrement le quartier des canuts. -</p> - -<p> -Avant d'arriver à Lyon, le touriste se figure cet antique <i>Lugdunum</i> -avec une figure sombre, austère, tourmentée, et la Croix-Rousse comme -un faubourg immonde et délabré, aux rues étroites et tortueuses. Il -existe encore quelques parties du vieux Lyon et de l'ancienne -Croix-Rousse; mais ces quartiers ont presque entièrement disparu pour -faire place à des quartiers neufs, largement ouverts et régulièrement -bâtis, trop régulièrement même, car ils donnent à Lyon l'aspect -d'une ville de châteaux de cartes. -</p> - -<p> -En effet, toutes ces maisons sont semblables; tous les étages ont à -peu près la même hauteur, et toutes les fenêtres sont également -rapprochées. Le caprice n'a point présidé à leur construction. -L'architecte n'a obéi qu'à une nécessité, l'installation des -métiers. C'est surtout à la Croix-Rousse que cette régularité est -choquante, car dans toutes les maisons et à tous les étages se -trouvent des ateliers. -</p> - -<p> -En arrivant à la Croix-Rousse, on remarque d'abord avec surprise le peu -d'animation qui règne dans les rues. En effet, toute la vie est dans -l'intérieur des maisons. On entend du dehors le bruit étourdissant que -font des milliers de métiers et de mécaniques qui battent, frappent, -glissent, tournent, roulent mille fois à la minute sous les mains et -sous les pieds des ouvriers. -</p> - -<p> -C'est un bruit confus, sourd, merveilleux. Il semble que ce fracas, ce -soit la grande voix du travail, de l'industrie, du génie et de la -gloire de Lyon. C'est la vie, toute la vie de la Croix-Rousse. C'est sa -prospérité, sa richesse. Le silence, c'est l'inaction, le chômage, la -misère. -</p> - -<p> -La Croix-Rousse contient à elle seule près de trente mille métiers. -</p> - -<p> -Deux sœurs de Madeleine, ouvrières en soierie, Marie et Claudine, -travaillaient à la Croix-Rousse, chez M. et Mme Bonfilon, chefs -d'atelier. -</p> - -<p> -Les Bonfilon logeaient au cinquième étage, et pour y arriver, il -fallait gravir un long escalier étroit et mal-propre, avec balcon à -chaque étage. Ces escaliers à balcons, communs à Lyon, empruntés -peut-être à l'architecture italienne, sont d'un aspect fort gracieux, -lorsqu'ils n'ouvrent pas toutefois, comme celui des Bonfilon, sur une -cour sombre et infecte. -</p> - -<p> -Les Bonfilon avaient un atelier prospère. Ils possédaient six métiers -à tisser, un ourdissoir et deux dévidoirs. -</p> - -<p> -Mme Bonfilon était une maîtresse femme, un peu grondeuse, bonne -toutefois pour le compagnon. Ces chefs d'atelier n'avaient pas -entièrement oublié les anciennes traditions. -</p> - -<p> -Autrefois, il y a quelque trente ans, le patron logeait et nourrissait -le compagnon, le traitait pour ainsi dire comme un membre de la famille. -C'était encore l'époque du labeur résigné. On s'attachait au patron, -on se mettait de bonne heure au travail, on le quittait tard. -Aujourd'hui, le canut est un ouvrier nomade, qui va où la besogne se -présente la plus lucrative. Logé loin de l'atelier, prenant ses repas -au dehors, il rencontre, dans ses sorties fréquentes, des occasions de -distractions et souvent de débauche. C'est là une des principales -causes de la décroissance qu'on observe dans la prospérité de -l'industrie lyonnaise. -</p> - -<p> -Cependant Mme Bonfilon, âpre au gain comme toutes les Lyonnaises, se -montrait fort exigeante à l'égard des apprenties. -</p> - -<p> -La maison Borel lui donnait de l'ouvrage et la favorisait en lui -confiant des pièces à longue chaîne, d'un montage facile, et se -montrait envers elle moins sévère pour la rendue des pièces. On lui -faisait ces avantages en considération de Madeleine. Aussi les Bonfilon -traitaient-ils les filles Bordier avec un peu plus de déférence que de -simples ouvrières<a name="FNanchor_5_1" id="FNanchor_5_1"></a><a href="#Footnote_5_1" class="fnanchor">[5]</a>. -</p> - -<p> -Il était huit heures du matin. C'était un lundi. L'atelier de Mme -Bonfilon, qui chômait rarement, offrait cependant l'aspect du plus -complet désarroi. Mais si les <i>bistanclacs</i><a name="FNanchor_6_1" id="FNanchor_6_1"></a><a href="#Footnote_6_1" class="fnanchor">[6]</a> se taisaient, Mme -Bonfilon faisait retentir le vaste atelier de sa voix aigre et forte. -</p> - -<p> -«Il est huit heures et personne n'est encore arrivé! Je sais bien que -Marie Bordier est malade; mais Claudine, pourquoi ne vient-elle pas? Et -Jaclard? Et Grangoire? -</p> - -<p> -—Présent! dit une voix qui fit retourner Mme Bonfilon. Bonjour, -patronne! vous maugréez contre les paresseux? -</p> - -<p> -—Eh! ne faut-il pas que les métiers marchent! Quand ils s'arrêtent, -c'est de l'argent qui dort. Et puis il y a des pièces qui sont -pressées; il faut que votre <i>façonné</i> soit rendu demain; Jaclard -aussi devrait avoir terminé cet échantillon qu'on attend depuis huit -jours. -</p> - -<p> -—Oh! pour lui, n'y comptez pas; il fait le lundi. -</p> - -<p> -—Et Claudine qui avait promis de venir de bonne heure nous rattacher -cette pièce! -</p> - -<p> -—Claudine Bordier, n'est-ce pas cette belle fille qui a donné dans -l'œil à Jaclard? dit Grangoire encore nouveau à l'atelier. Ce -Jaclard, avec son air moribond, a autant de bonnes fortunes qu'un -bourgeois. -</p> - -<p> -—Oui! ça vous a une langue dorée, et c'est si corrompu! -</p> - -<p> -—Est-ce qu'il vous aurait manqué, madame Bonfilon! -</p> - -<p> -—À moi, il aurait fallu voir! Monsieur Bonfilon! Ah çà, Bonfilon, -vous en mettez du temps à manger la soupe; vous donnez le mauvais -exemple. -</p> - -<p> -—Voilà, voilà, patronne, dit M. Bonfilon, qui apporta sa figure ronde -et réjouie dans l'entrebâillement de la porte. -</p> - -<p> -—Allons, un peu plus vite que ça, hein! Si nous ne travaillons pas, -nous, qui est-ce qui travaillera? Vous voyez que je suis à mon -ourdissoir<a name="FNanchor_7_1" id="FNanchor_7_1"></a><a href="#Footnote_7_1" class="fnanchor">[7]</a> depuis six heures. Adrienne, attention! je vois deux -canettes qui ne marchent pas. Dieu! que cette petite me donne de tracas! -Il faut toujours avoir les yeux sur ses canettes. Et puis, c'est mou, -c'est mou!» -</p> - -<p> -Ces paroles, prononcées d'une voix rude, s'adressaient à une jeune -apprentie canetière occupée silencieusement devant un de ces petits -métiers qui prennent la soie déjà enroulée sur de longues bobines, -pour la placer sur les canettes, bobines plus petites qui s'attachent à -la navette du tisseur. -</p> - -<p> -Cette apprentie n'avait pas quatorze ans. C'était une jolie Arlésienne -au visage d'enfant, au corps de jeune fille. Sa figure pâlie, son -regard doux et tendre, son sourire attristé inspiraient la sympathie et -l'intérêt. Elle travaillait depuis six heures du matin jusqu'à huit -heures du soir, sans autre distraction que les causeries de l'atelier, -sans autre exercice que le mouvement du pied faisant tourner les -canettes et le mouvement des doigts qui rattachaient les fils rompus. -</p> - -<p> -Elle restait pendant treize heures attentive, inquiète, avec cette -appréhension terrible d'entendre la voix acariâtre de Mme Bonfilon<a name="FNanchor_8_1" id="FNanchor_8_1"></a><a href="#Footnote_8_1" class="fnanchor">[8]</a>. -</p> - -<p> -Marie Bordier entra. -</p> - -<p> -«Comment! vous voilà, Marie? Ça va donc un peu mieux? -</p> - -<p> -—Pas beaucoup mieux; mais si l'on s'écoutait.... -</p> - -<p> -—Cependant, il ne faut pas vous forcer, mademoiselle Marie, dit -Grangoire en arrêtant son métier. On sait bien que vous êtes -courageuse, et qu'il y a force majeure quand vous ne venez pas. -</p> - -<p> -—Mais aujourd'hui, répondit Marie avec un sourire navrant, il y a -force majeure. La mère est au lit, il faut bien manger, et nous avons -un terme à payer dans huit jours. -</p> - -<p> -—Pourquoi, fit Mme Bonfilon, n'avez-vous pas écrit à votre sœur qui -est chez les Borel? -</p> - -<p> -—Nous avons écrit. Nous attendions une lettre d'elle ce matin; mais -nous n'avons rien reçu. Il lui sera arrivé quelque chose; car -Madeleine nous aime bien, quoique elle soit riche. -</p> - -<p> -—Cependant, Marie, ce n'est pas une raison pour vous rendre malade. -Vous savez bien que nous ne regardons pas à faire une avance à une -ouvrière courageuse et rangée comme vous. -</p> - -<p> -—Je le sais, madame Bonfilon, mais les avances, voyez-vous.... -</p> - -<p> -—Ça, c'est vrai, interrompit Grangoire, il n'y a rien qui mette en -retard comme ça. -</p> - -<p> -—Mais Claudine, comment n'est-elle pas encore ici! s'écria Marie avec -inquiétude. Il y a plus d'une heure qu'elle s'est mise en route pour -venir. -</p> - -<p> -—Elle aura rencontré quelque connaissance, dit Bonfilon. -</p> - -<p> -—Pourvu que ce soit une bonne connaissance! soupira Marie. Je crains -plutôt qu'elle n'en ait rencontré une mauvaise; car Jaclard n'est pas -ici non plus. -</p> - -<p> -—Ça, mademoiselle Marie, objecta Grangoire, vous êtes donc bien -sage, vous, que vous ne voulez pas permettre à votre sœur la plus petite -amourette? -</p> - -<p> -—Ah! on sait bien où ça conduit, et ma pauvre sœur est -ensorcelée.» -</p> - -<p> -Marie s'était installée à son métier, voisin de celui de Grangoire. -Ils travaillaient ainsi côte à côte. Depuis huit jours seulement, -Grangoire venait à l'atelier. Il connaissait donc fort peu Marie; mais, -d'après les récits de Mme Bonfilon, il avait appris à estimer cette -vaillante fille, qui, quatorze heures par jour courbée sur la barre, -lançait et relançait la navette, sans repos ni trêve, pour nourrir sa -vieille mère infirme. -</p> - -<p> -Ce n'est guère que dans les classes laborieuses, endurcies à la -souffrance, qu'on rencontre cette abnégation, ce dévouement de toutes -les heures, cet héroïsme qui dure toute la vie, héroïsme aussi -modeste qu'il est sublime. -</p> - -<p> -Marie Bordier était une de ces natures admirables, plaçant toute leur -religion dans un sentiment élevé du devoir. Elle s'était de bonne -heure consacrée à sa famille. Sans consulter ses forces, car elle -était assez chétive, elle avait choisi le pénible état de -veloutière, comme plus lucratif. Avec ses trois francs par jour, elle -payait le loyer et soutenait sa vieille mère; souvent même elle aidait -Claudine, que son métier de remetteuse exposait à de fréquents -chômages. -</p> - -<p> -Elle avait près de trente ans. Ses traits fatigués, ses yeux noirs -voilés, accusaient aussi bien les luttes morales que la souffrance -physique. -</p> - -<p> -«Mais l'amour peut conduire au mariage, mademoiselle Marie, reprit -Grangoire. -</p> - -<p> -—Croyez-vous donc que le mariage soit toujours le bonheur pour une -femme? S'il s'agissait d'un honnête homme, rangé, laborieux, je ne dis -pas. -</p> - -<p> -—Et si vous en rencontriez un comme cela, vous marieriez-vous? -</p> - -<p> -—Moi, d'abord, je suis trop vieille, répondit Marie avec dignité: et -puis mes sœurs, ce sont mes enfants. Enfin tous les mariages que je -vois autour de moi ne m'en donnent guère envie. Mon père n'est pas un -mauvais homme. Il était fier, il avait du cœur; mais la misère, -voyez-vous, ça change le caractère. D'abord il a bu du genièvre pour -s'étourdir et aussi pour tromper la faim. Maintenant, c'est -irrémédiable, et jusqu'à son dernier jour il boira toutes les -ressources de la famille. Vous autres hommes, vous n'avez pas notre -patience. Et puis vous ne savez pas aimer comme nous. C'est pourquoi -nous pouvons résister au vice, tandis que vous, vous ne le pouvez pas. -Mon père nous a toutes rendues très-malheureuses. Les hommes sont -maîtres de tout dans la maison, et c'est une grande injustice; car une -femme peut être dépouillée par son mari sans avoir seulement le droit -de réclamer. Un jour, mon père, pour payer des dettes de cabaret, a -vendu tout notre pauvre mobilier qui nous avait coûté tant de peines, -tant de sueurs, et il nous a laissées sur la paille. Comment une femme -peut-elle se mettre de gaieté de cœur dans un pareil esclavage? -</p> - -<p> -—Ça, mademoiselle, c'est l'exception. -</p> - -<p> -—Ah! il y en a trop comme cela. Précisément, Jaclard est paresseux, -débauché. Si ma sœur l'épouse, elle mourra à l'hôpital. -</p> - -<p> -—C'est vrai, dit à son tour Mme Bonfilon; Jaclard n'est pas un -marieur sérieux; il a de l'esprit; c'est même un très-bon ouvrier quand il -s'y met; mais ça aime la bouteille et la goguette; et puis ça veut -faire le monsieur. -</p> - -<p> -—Voilà ce qui flatte Claudine; elle est fière de se promener à son -bras le dimanche, au parc de la Tête-d'Or, quand il a mis sa redingote -et son pantalon de drap noir. -</p> - -<p> -En cet instant la porte s'ouvrit, et Claudine parut. -</p> - -<p> -«Sapristi! le beau brin de fille tout de même! s'écria Grangoire. -Faut avouer que le bon Dieu est un fier canut, et qu'il travaille -joliment dans le satin! Quel teint et quels yeux!... Il n'est pas -difficile, Jaclard! -</p> - -<p> -—Allons! allons! s'écria Mme Bonfilon, n'arrêtez pas le métier. Faut -pas qu'un tisseur regarde tant que ça les demoiselles.» -</p> - -<p> -Claudine entreprit de raconter à sa sœur quelque odyssée impossible -pour expliquer son retard. -</p> - -<p> -«C'est bon! c'est bon! interrompit Marie; tu as rencontré Jaclard. Il -est bien temps que cette vie-là finisse, car la mère en mourrait, -vois-tu.» -</p> - -<p> -Claudine rougit. -</p> - -<p> -«Quand j'aurais rencontré Jaclard? répondit-elle avec humeur. Je ne -suis plus une enfant, et je sais me conduire. -</p> - -<p> -À cette réponse, la bonne Marie eut des larmes dans les yeux. -</p> - -<p> -Claudine se mit au travail. -</p> - -<p> -Elle était à la fois tordeuse et remetteuse, c'est-à-dire qu'elle -posait une nouvelle chaîne sur le métier dès qu'une pièce d'étoffe -était terminée; ou, si la pièce nouvelle était de même largeur, -elle se bornait à la rattacher sur la même lisse. -</p> - -<p> -À voir Claudine manier ces fils si ténus avec une agilité -prestigieuse, on se rappelait involontairement cette ancienne -métaphore: elle a des doigts de fée. -</p> - -<p> -Le silence s'était rétabli. On n'entendait plus que le fracas des -métiers, et de temps à autre la voix sévère de la patronne criant a -la petite Arlésienne: -</p> - -<p> -«Un fil, deux fils cassés! Voyons! plus vite que ça.» -</p> - -<p> -Enfin Jaclard parut. -</p> - -<p> -Claudine et lui s'adressèrent un regard d'intelligence. -</p> - -<p> -«Comme vous venez tard, Jaclard! dit Mme Bonfilon. -</p> - -<p> -—Je n'ai pu venir plus tôt. Le lundi, tout le monde flâne un peu. Un -camarade par ci, un petit verre par là. Quatre ou cinq heures sont -bientôt passées. Je louerai une chambre plus près d'ici; lorsque la -route est longue, on rencontre trop de pierres d'achoppement. -</p> - -<p> -—Vous avez raison, Jaclard, car si vous continuez à ne faire que des -demi-journées, cela ne peut durer; il faut que le métier rapporte. -</p> - -<p> -—La patronne a raison, appuya M. Bonfilon, qui était ordinairement -l'écho de sa femme; il faut que le métier rapporte. -</p> - -<p> -—Tiens, tiens, vous êtes profond aujourd'hui, notre patron, et rapace -donc! Comment l'idée ne vous est-elle pas encore poussée de le faire -marcher la nuit? Il rapporterait bien davantage. Maintenant que vous -voilà sur le chemin de la fortune, ce n'est pas le moment d'avoir du -cœur. Il faut amasser, amasser. L'argent appelle l'argent. Et plus on -en a, plus on est dur au pauvre monde. Et cependant, quoique vous -bougonniez toujours, je fais vos affaires sans que vous vous en doutiez. -</p> - -<p> -—Je vois ce que c'est, vous vous êtes encore fourré dans quelque -mauvaise société. Ah! mon garçon, je vous le prédis, cela ne vous -fera pas rouler carrosse. Vous risquez plutôt d'attraper des horions. -</p> - -<p> -—Nous ne nous occupons pas de politique pour le moment. Nous voulons -encore porter plainte au tribunal des prud'hommes contre l'aune à -crochet, et demander pour les veloutiers l'augmentation des salaires. Si -nous gagnons notre procès, vous y gagnerez vous aussi, madame Bonfilon, -puisque vous prélevez la moitié de notre gain. -</p> - -<p> -—Peuh! mauvaise affaire! -</p> - -<p> -—Nous avons pour nous la justice. -</p> - -<p> -—Je ne vous trouve pas justes, au contraire, dit Marie. On connaît -bien les fabricants qui se servent de l'aune à crochet. On est bien -libre d'accepter ou de refuser leur ouvrage. -</p> - -<p> -—Oui, Mme Bonfilon est libre parce qu'elle a du pain sur la planche; -mais nous, compagnons, nous sommes libres d'accepter ou de mourir de -faim. -</p> - -<p> -—Ah! vous me faites souffrir avec cette scie-là, s'écria la patronne. -Sont-ce deux ou trois sous par jour de plus ou de moins qui pourraient -vous empêcher de mourir de faim? -</p> - -<p> -—Je crois bien que vous n'y regardez pas de si près, vous, madame -Bonfilon, car vous avez d'autres petits bénéfices. Un peu de piquage -d'once par ci...<a name="FNanchor_9_1" id="FNanchor_9_1"></a><a href="#Footnote_9_1" class="fnanchor">[9]</a>. -</p> - -<p> -—Ah! prenez garde, monsieur Jaclard, dit sévèrement Mme Bonfilon, je -ne permets pas ces plaisanteries-là. -</p> - -<p> -—Je ne trouve pas si grand mal à cela, madame Bonfilon. Le fabricant, -lui, ne se gêne guère pour faire le piquage d'once vis-à-vis des -commerçants. Mais lui, c'est en grand. Alors il n'y a rien à dire. -</p> - -<p> -—Comment! Supposez-vous, par exemple! que M. Borel ait jamais trompé -quelqu'un? fit Marie indignée. -</p> - -<p> -—Je ne dis pas lui, mais tant d'autres!... Sans doute, aussi, ce -n'est pas précisément tromper que de prélever sur notre travail un gain qui -dépasse deux ou trois fois notre salaire. -</p> - -<p> -—Et l'intérêt de leur argent? objecta Mme Bonfilon. -</p> - -<p> -—Je le mets au quinze pour cent, et je soutiens que si les Borel -n'avaient jamais gagné que le quinze, ils n'auraient pas aujourd'hui -tant de millions. -</p> - -<p> -—Osez-vous bien attaquer les Borel? s'écria Marie. Eux qui font tant -de charités! -</p> - -<p> -—Ce n'est pas la charité que nous voulons, c'est le prix équitable de -notre travail. Je viens de rencontrer tout à l'heure le fils Borel dans -une voiture à deux chevaux. Croyez-vous que ça donne du cœur à -l'ouvrage et que ça m'amuse de me dire: «Voyons, Jaclard, lance la -navette encore... et encore! Il est vrai que tu parviens à manger de la -soupe et à acheter des souliers; mais tu as une mission plus noble: tu -entretiens les chevaux de ce jeune mirliflore.» Si nous ne gagnons pas -notre cause, nous nous mettrons plutôt en grève. -</p> - -<p> -—Ah! la grève! voilà une jolie trouvaille! grommela la patronne. -</p> - -<p> -—Je suis de l'avis de la patronne, reprit Grangoire, le grève est un -mauvais moyen. Et vous n'empêcherez jamais, Jaclard, avec tous vos -beaux discours, que l'argent ne soit maître, puisqu'on ne peut se -passer de lui. D'ailleurs, le fabricant court de grands risques. Pour un -qui s'enrichit, combien se ruinent! Ce qu'il faudrait, il en avait été -question en 1848, ce serait que les ouvriers et chefs d'atelier pussent -s'entendre, se cotiser pour acheter eux-mêmes la soie. De cette façon, -nous recevrions tout le prix de notre travail. Au lieu d'aller le jouer -et le boire, Jaclard, vous verseriez votre cotisation comme un autre, et -vous deviendriez propriétaire<a name="FNanchor_10_1" id="FNanchor_10_1"></a><a href="#Footnote_10_1" class="fnanchor">[10]</a>. -</p> - -<p> -—Ah! les braves gens comme nous, reprit M. Bonfilon, ne font pas tant -de raisonnements, et ils arrivent tout de même au bout de leur -carrière. Faut pas tant se tourmenter la bile. -</p> - -<p> -—Êtes-vous bien sûr, demanda Marie à Jaclard, d'avoir vu ce matin M. -Maxime? -</p> - -<p> -—Oui, de mes yeux vu. Tout à l'heure il descendait la rue Impériale -et traversait la place des Terreaux. -</p> - -<p> -—Mais alors les Borel seraient revenus, et Madeleine....» -</p> - -<p> -Au même instant la porte de l'atelier s'ouvrit. Madeleine parut, -Madeleine pâle, émue, presque défaillante, qui conduisait sa mère -aveugle. -</p> - -<p> -Lorsqu'elles entrèrent, au cri que poussa Marie, les trois métiers -s'arrêtèrent. Marie s'élança, et les deux sœurs, les deux nobles -filles, s'embrassèrent avec effusion. -</p> - -<p> -Claudine montra un peu moins d'empressement. Elle pressentait que -l'arrivée de sa sœur la séparerait de Jaclard. -</p> - -<p> -Mme et M. Bonfilon firent à Madeleine et à la mère Bordier un accueil -empressé. -</p> - -<p> -Cependant Claudine ne pouvait quitter l'atelier avant d'avoir terminé -son travail. Madeleine prit place à côté de son métier. -</p> - -<p> -«Eh bien! Claudine, lui dit-elle, je viens te chercher, je t'ai trouvé -de l'occupation à Paris. Il ne convient vraiment pas qu'une jeune fille -soit remetteuse et coure ainsi d'atelier en atelier. Enfin, si tu gagnes -parfois de bonnes journées, il y a aussi de fréquents chômages. À -Paris, adroite comme tu l'es, tu pourras gagner davantage. -</p> - -<p> -—Je ne m'en soucie pas,» fit Claudine qui leva les yeux sur Jaclard. -</p> - -<p> -Jaclard avait entendu. La surprise autant que la colère lui faisaient -monter le sang au visage. Pourtant il n'osa rien témoigner. La -présence de la mère Bordier lui imposait silence. Et puis cette belle -Madeleine aux formes élégantes, au langage choisi, inspirait à cet -ouvrier, dont l'intelligence n'était pas sans culture, un respect -involontaire. Cependant, de temps à autre, il levait sur elle un regard -où se lisait une sorte de défi. -</p> - -<p> -Madeleine ne connaissait pas Jaclard. Elle ignorait qu'elle avait devant -elle l'amoureux de sa sœur. Toutefois ce visage déjà tourmenté par -les passions sollicitait son examen de poëte et d'artiste. Et puis -elle, lui trouvait avec Maxime une vague ressemblance. -</p> - -<p> -Cet ouvrier, en effet, c'était tout un poëme. -</p> - -<p> -Armand Jaclard était le type de l'ouvrier cultivé, indépendant et -révolté, de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Il n'avait -pas trente ans, et cependant il semblait déjà fatigué. L'orgie avait -laissé ses traces sur ce jeune visage. Il avait le regard voilé et -profond, la bouche large et sensuelle, un teint délicat, mais plombé, -les paupières assombries par les veilles. Ses cheveux, rejetés en -arrière à la manière des artistes, découvraient un front puissant, -traversé par une veine saillante qui se gonflait à tous les orages du -cœur, à toutes les fièvres du désir ou de la colère. -</p> - -<p> -Une certaine instruction avait développé en lui des aspirations -légitimes sans doute, mais dangereuses dans un milieu où elles n'ont -aucune chance d'être satisfaites. Cette éducation incomplète lui -avait donné non-seulement des aspirations, mais des besoins réels, -sans lui procurer les moyens d'arriver à la richesse. Le grand vice de -l'éducation actuelle, dans la classe ouvrière comme dans toutes les -classes de la société, c'est d'égarer l'esprit, de fausser le -jugement par des notions plus métaphysiques que positives; c'est de -développer le côté intellectuel sans développer suffisamment le -côté moral, c'est-à-dire la dignité et le sentiment de la -solidarité. -</p> - -<p> -Jaclard possédait sans doute une intelligence exceptionnelle. Il lui -manquait toutefois cette énergie de caractère, et surtout cet esprit -de suite qui font les hommes puissants ou seulement ces hommes de fer -qu'on appelle les parvenus de la fortune, capables, pour arriver au but, -de surmonter tous les obstacles. -</p> - -<p> -Il y avait en effet entre lui et Maxime Borel une certaine ressemblance -aussi bien morale que physique. Comme Maxime, il avait de la -spontanéité; de l'enthousiasme; comme lui, il n'offrait aucune -résistance aux entraînements des sens, et se laissait entièrement -dominer par la fantaisie. Mais il existait entre eux cette énorme -différence: Maxime était en haut de l'échelle sociale et Armand -Jaclard se trouvait en bas. Le vice chez tous les deux était produit -par les mêmes causes, des causes inhérentes à leur caractère. -Seulement chez l'un le vice était élégant, presque séduisant, parce -qu'il se parait de tous les prestiges du luxe; chez l'autre, grâce à -la jeunesse, il n'était encore que triste; mais à coup sûr il -deviendrait ignoble. -</p> - -<p> -De leur nature faible et capricieuse devait résulter inévitablement le -malheur des femmes qui s'attacheraient à eux. -</p> - -<p> -Le regard observateur de Madeleine à la longue embarrassait Jaclard. Il -quitta son métier et sortit. -</p> - -<p> -Madeleine alors se leva et alla voir l'étoffe qu'il tissait. -</p> - -<p> -C'était un magnifique velours façonné, une étoffe nouvelle qui -réclamait de l'attention et de l'intelligence. Jaclard, dans sa -spécialité, était presque un artiste. Il avait plusieurs fois -composé des échantillons qui avaient eu de la vogue et qu'on lui avait -payés fort cher. -</p> - -<p> -«Voyez, mademoiselle, dit Mme Bonfilon, quelle étoffe superbe! Ce -Jaclard est un excellent ouvrier. S'il avait un peu plus de conduite, il -gagnerait tout ce qu'il voudrait. Le dernier échantillon qu'il a -composé lui a été payé deux cents francs par la maison Borel. -</p> - -<p> -—Oui, reprit Marie, mais au bout de huit jours il ne lui restait pas -un centime. Il ne revient à l'atelier que lorsqu'il a épuisé toutes ses -ressources. Jamais il n'aura d'avance.» -</p> - -<p> -Madeleine vit des larmes dans les yeux de Claudine. Elle fit à Marie un -signe interrogatif auquel la veloutière répondit affirmativement. -</p> - -<p> -C'était donc là l'homme indigne qu'aimait Claudine. Elle compatit -profondément à son chagrin; car elle souffrait d'une douleur à peu -près semblable. -</p> - -<p> -Lorsqu'elles sortirent toutes ensemble, la mère Bordier voulut faire -avec Madeleine quelques visites à ses amies. Les Lyonnais sont pleins -de cordialité. Partout la pauvre aveugle et ses filles reçurent un -accueil empressé. Elles ne revinrent donc que fort tard à la rue -Terraille, une rue étroite et malpropre où se trouvait le taudis des -ouvrières. -</p> - -<p> -La mère Bordier, après avoir soigneusement caché dans un bas qui lui -servait de bourse l'argent apporté par Madeleine, et avoir enseveli son -trésor dans sa paillasse, avait laissé aux voisins la clef de sa -chambre, car elle attendait aussi Amélie, l'institutrice de l'Ardèche, -à laquelle Madeleine avait écrit de venir la rejoindre. -</p> - -<p> -Amélie n'était pas arrivée; mais il était venu un autre visiteur, un -visiteur que l'on n'attendait pas; c'était le père Bordier. -</p> - -<p> -Lorsque la voisine lui annonça cette visite, la pauvre aveugle éprouva -une véritable terreur: elle pensa à son argent. -</p> - -<p> -«Est-il resté longtemps? demanda Marie d'une voix altérée. -</p> - -<p> -—Oui; quand il a appris que Mlle Madeleine était ici, il a voulu -l'attendre, et nous l'avons laissé entrer.» -</p> - -<p> -Les quatre femmes pénétrèrent dans cette sombre mansarde, en proie à -une affreuse appréhension; car ces mille francs, c'était pour elles un -bonheur inespéré, le bien-être, l'insouciance pour plusieurs années. -</p> - -<p> -«Va voir, Marie, dit la pauvre mère toute tremblante; tu sais bien, -toujours au même endroit.» -</p> - -<p> -Marie y courut -</p> - -<p> -Hélas! il n'y avait plus rien. Elle souleva la paillasse, la secoua, la -remua en tous sens, et puis toutes fiévreusement la vidèrent, et brin -à brin éparpillèrent la paille. Leur père avait enlevé leur unique, -leur suprême ressource. -</p> - -<p> -Les yeux éteints de la vieille mère retrouvèrent des larmes pour -pleurer cette nouvelle infortune. Marie et Claudine pleuraient aussi. -Madeleine, elle, ne pleurait point; car elle ne connaissait pas encore -la valeur de l'argent pour celui qui le gagne sou à sou à la sueur de -son front. -</p> - -<p> -Bien qu'elle n'eût cessé de vivre par le cœur au milieu de sa -famille, il était cependant une foule de privations, d'angoisses, de -tortures, d'humiliations journalières causées par la misère, et -qu'elle n'avait pu deviner. Aussi la douleur si grande de sa mère et de -ses sœurs lui paraissait presque enfantine. Il lui semblait que les -larmes devaient couler seulement pour les souffrances du cœur. Mais la -misère ne nous fait-elle pas souffrir à toute heure dans nos -affections les plus chères? -</p> - -<p> -«Allons trouver le père, proposa Madeleine, et tâchons de l'amener à -nous rendre cet argent. -</p> - -<p> -—Mais nous ne savons pas son adresse, répondit Marie avec -accablement; car voilà plus de trois mois que nous ne l'avons vu. -</p> - -<p> -—Quand il a de l'argent, reprit l'aveugle, il va d'ordinaire chez son -ami Tribouillard, un mauvais sujet qui a achevé de le perdre. C'est là -qu'on le trouvera très-probablement. Mais les Tribouillard demeurent à -la Guillotière; et comme les jeunes filles ne peuvent s'aventurer la -nuit dans ce quartier-là, je vais vous accompagner. -</p> - -<p> -—Non, mère, repartit Marie; en vous voyant, le père se défierait. Il -n'est que sept heures; à neuf heures, nous serons de retour, et ce -n'est guère qu'à dix que sortent les mauvais sujets. -</p> - -<p> -—Allez donc, mes enfants, et que le bon Dieu vous conduise!» -</p> - -<p> -Madeleine et Marie se mirent en route. -</p> - -<p> -Claudine paraissait moins atterrée que ses sœurs, car elle pensait: si -nous n'avons pas d'argent, je ne pourrai pas partir. -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p class="noindent"><a name="Footnote_5_1" id="Footnote_5_1"></a><a href="#FNanchor_5_1"><span class="label">[5]</span></a>Il y a dans l'industrie de la soierie trois classes bien -distinctes: le fabricant, le chef d'atelier et le compagnon. Le -fabricant, c'est-à-dire le capitaliste, achète la matière première, -la donne à tisser au chef d'atelier et lui paye le tissage à tant le -mètre. Le chef d'atelier, c'est-à-dire le propriétaire des métiers, -paye aux compagnons ou simples ouvriers la moitié du prix alloué par -le fabricant, se réservant l'autre moitié pour la location des -métiers et du local. Le chef d'atelier est presque toujours lui-même -un ouvrier.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p class="noindent"><a name="Footnote_6_1" id="Footnote_6_1"></a><a href="#FNanchor_6_1"><span class="label">[6]</span></a>Nom imitatif donné par les canuts à leurs métiers.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p class="noindent"><a name="Footnote_7_1" id="Footnote_7_1"></a><a href="#FNanchor_7_1"><span class="label">[7]</span></a>L'ourdissoir est le plus joli métier employé dans la -fabrication de la soie. Il compte et dispose les fils de la chaîne.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p class="noindent"><a name="Footnote_8_1" id="Footnote_8_1"></a><a href="#FNanchor_8_1"><span class="label">[8]</span></a>L'apprentissage du métier de tisseuse dure quatre ans. Ce -temps est tout à fait disproportionné, car on apprend ce métier -facilement en un an.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p class="noindent"><a name="Footnote_9_1" id="Footnote_9_1"></a><a href="#FNanchor_9_1"><span class="label">[9]</span></a>Le piquage d'once est un dol très-usité dans les diverses -branches de l'industrie de la soierie. Le fabricant pèse la soie avant -de la livrer. Comme on peut augmenter artificiellement le poids de la -soie, il est facile d'en soustraire de petites quantités.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p class="noindent"><a name="Footnote_10_1" id="Footnote_10_1"></a><a href="#FNanchor_10_1"><span class="label">[10]</span></a>Après la grève des veloutiers de Saint-Étienne, si longue -et si désastreuse pour les fabricants et les chefs d'atelier, il vient -de se former entre ouvriers veloutiers une société coopérative de -production. Enfin, tout récemment, les ouvriers lyonnais ont reconnu -que le remède le plus efficace à la crise actuelle serait la fondation -de sociétés coopératives pour la fabrication de la soie, et ces -sociétés sont dès aujourd'hui en voie de réalisation.</p></div> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XIII">XIII</a></h4> - -<p> -Si la Croix-Rousse est le faubourg de la population ouvrière, du -travail honnête, la Guillotière est en général le refuge des -existences tout à fait déclassées, des ouvriers paresseux et -débauchés, des gens suspects et des forçats libérés. C'est la -misère hideuse, le vice ignoble. La Guillotière! ce mot seul n'a-t-il -pas quelque chose de sinistre? -</p> - -<p> -Au lieu de maisons élevées, propres, régulières, ce sont pour la -plupart des sortes de cabanes, des masures à un seul étage. Presque à -toutes les portes on voit des cabarets ou des étalages de fripier, -véritables musées de la misère. Ce sont des pots ébréchés, des -haillons sordides, des chaussures déformées; et ces objets de -première nécessité ont dû être vendus pour un morceau de pain ou -pour un verre d'alcool. -</p> - -<p> -Madeleine et Marie arrivèrent sans encombre à la rue de la Vierge, -qu'habitaient les Tribouillard. -</p> - -<p> -Le quartier était sombre, désert. Derrière les vitres éclairées se -dessinaient des visages effrayants; et en passant devant les cabarets -elles entendaient les verres s'entre-choquer et des voix rauques -proférer des paroles obscènes. -</p> - -<p> -Avisant un enfant qui jouait dans la rue: -</p> - -<p> -«Pourrais-tu nous dire, lui demanda Marie, où demeure M. Tribouillard? -</p> - -<p> -—Pardine, si je puis vous le dire: c'est papa. Il est au lit et vient -de recevoir l'extrême-onction,» ajouta l'enfant d'une voix dolente. -</p> - -<p> -Les deux jeunes filles se regardèrent consternées. Elles n'osaient -demander à entrer. -</p> - -<p> -«Et votre maman? hasarda Madeleine. -</p> - -<p> -—Elle est là-haut, qui soigne papa. -</p> - -<p> -—Pourrait-on lui parler? -</p> - -<p> -—Je ne sais pas trop. Je vais voir, car papa est bien, bien malade. -</p> - -<p> -—Dites-moi, mon petit ami, vous connaissez le père Bordier, n'est-ce -pas? -</p> - -<p> -—Pardine, si je le connais! il est chez nous à cette heure; il est -venu voir papa. -</p> - -<p> -—Eh bien! comme nous ne voulons pas déranger M. Tribouillard, qui est -si malade, veuillez aller dire au père Bordier que ses filles désirent -le voir. -</p> - -<p> -—Pardine! s'écria le petit, qui changea de ton. Si vous êtes les -filles au père Bordier, vous pouvez bien monter; papa n'est pas si -malade que ça pour les amis. Venez, je vais vous conduire.» -</p> - -<p> -Madeleine et Marie suivirent l'enfant, qui les introduisit dans un -corridor étroit et sombre. -</p> - -<p> -«Tenez, leur dit-il, c'est là-haut à droite. Moi, il faut que je -reste dans la rue pour attendre les visites.» -</p> - -<p> -Arrivées au haut d'un escalier obscur et à demi effondré, elles -frappèrent à la porte. À l'instant même, elles entendirent un grand -bouleversement dans la chambre, des pas précipités et des chocs de -verres et de bouteilles. -</p> - -<p> -Au bout de quelques minutes, une femme vint leur ouvrir. -</p> - -<p> -Une odeur infecte s'échappait de cette chambre étroite et basse de -plafond, qu'une lampe posée sur la table éclairait à peine. -</p> - -<p> -Sur cette table souillée se voyait encore la trace humide des verres et -des bouteilles qu'on venait d'enlever sans doute. -</p> - -<p> -Tribouillard, étendu sur son grabat et recouvert de haillons, fermait -les yeux; sa bouche ouverte faisait paraître ses joues plus creuses, et -laissait échapper une respiration rauque, oppressée. On eût dit -réellement un moribond. -</p> - -<p> -Mme Tribouillard était une petite femme chétive, à la figure -écrasée, au masque astucieux. -</p> - -<p> -«Pardon, mesdames, dit-elle d'une voix douloureuse, de vous avoir fait -attendre. Ah! je croyais que mon pauvre homme rendait le dernier soupir; -on vient de l'administrer.» -</p> - -<p> -Avec un coin de son tablier elle fit mine de s'essuyer les yeux. -</p> - -<p> -«M. Bordier n'est-il pas ici?» demanda Marie. -</p> - -<p> -En entendant cette voix connue, le père Bordier, accoudé sur la table, -leva la tête: -</p> - -<p> -«Tiens! c'est toi, Marie! Dieu vous damne! s'écria-t-il avec humeur. -Nous avez-vous fait peur!» -</p> - -<p> -Madeleine s'avança. -</p> - -<p> -«Mon père, dit-elle, comme je sais que vous m'avez attendue, et comme -je dois partir demain matin, j'ai tenu à vous voir, et c'est pourquoi -je viens si tard.» -</p> - -<p> -Le père Bordier était déjà fort aviné, mais pas cependant tout à -fait ivre. -</p> - -<p> -«Allons! c'est vrai, fit-il, c'est pas ta faute. Nous n'avons pas ici, -comme chez M. Borel, de grands <i>faignants</i> qui se tiennent à la porte -pour annoncer ceux qui se présentent. Dis donc, Tribouillard, tâche de -te procurer aussi des laquais pour annoncer le beau monde qui vient, te -rendre visite; car c'est embêtant de se bousculer comme ça. À quoi -donc, Mme Tribouillard, dressez-vous votre mauvais petit gêne<a name="FNanchor_11_1" id="FNanchor_11_1"></a><a href="#Footnote_11_1" class="fnanchor">[11]</a>? -</p> - -<p> -—Je l'avais chargé de faire le guet dans la rue; mais je parie qu'il -est allé chez le voisin. Il aura une bonne frottée tout à l'heure. Il -est assez alerte pourtant, et il commence à pleurnicher pas trop mal. -</p> - -<p> -—C'est tout de même une fière éducation que vous lui donnez là, dit -le père Bordier. -</p> - -<p> -—Ça vaut mieux qu'un état, ça rapporte plus et ça donne moins de -mal<a name="FNanchor_12_1" id="FNanchor_12_1"></a><a href="#Footnote_12_1" class="fnanchor">[12]</a>. -</p> - -<p> -Voyons, Tribouillard, cria Bordier, relève-toi, mon vieux, et viens -dire bonjour à ces colombes. Assez de singeries comme ça. D'ailleurs, -ce ne sont pas des richardes, et tu ne gagnerais rien à jouer ta -comédie. Vite, rapportez-nous les verres et les bouteilles.... -</p> - -<p> -—Voilà aussi des verres pour ces demoiselles, fît Mme Tribouillard. -La récolte a été bonne, il faut que tout le monde en profite. -</p> - -<p> -—Vous entendez, reprit Bordier en avalant un grand verre -d'eau-de-vie, Tribouillard est propriétaire, il fait ses récoltes. -</p> - -<p> -—Ah! exclama Madeleine, qui essaya de sourire. -</p> - -<p> -—Eh bien! Madeleine, tu ne bois donc pas? fit observer Bordier. -Serais-tu devenue fière à Paris?» -</p> - -<p> -Madeleine, pensive, regardait cet intérieur lugubre ou plutôt -effrayant. -</p> - -<p> -Ces visages ternes, grimaçants, qui annonçaient une profonde -dégradation morale, tout dans ce bouge suait le crime. Elle éprouvait -une vague terreur et se demandait: comment ressaisir la somme volée, -comment sortir ensuite de ce repaire? -</p> - -<p> -«Fière! dit-elle en faisant un effort pour paraître gaie, je veux -vous prouver le contraire.» -</p> - -<p> -Et elle trempa ses lèvres dans le liquide brûlant. -</p> - -<p> -«Madame Tribouillard, cria Bordier à la mégère, qui se disposait à -sortir avec des bouteilles, vous savez le marchand du coin: il a un -petit bleu qui vous râpe le gosier, mais là, bien gentiment!... et -n'oubliez pas le genièvre! Vois-tu, Madeleine, c'est toujours le -genièvre qui a toutes mes affections: ça me rappelle la montagne, la -jeunesse, l'amour, le bonheur. -</p> - -<p> -—Bon! le voilà qui va pleurer,» fit Tribouillard d'une voix -caverneuse. -</p> - -<p> -Madeleine regarda cet homme qui venait de s'asseoir à côté d'elle. Sa -figure était réellement celle d'un moribond: un teint verdâtre, des -yeux enfoncés, des orbites saillantes, des pommettes osseuses, un front -déprimé lui donnaient un aspect sinistre. Évidemment, dans notre -civilisation, cette nature inférieure, à demi sauvage, ne pouvait -faire qu'un bandit. -</p> - -<p> -«Oui, Tribouillard, j'ai été heureux pendant quelques années: tout -me réussissait; mais j'ai eu six filles. Que veux-tu qu'on fasse avec -six filles? Il n'y a plus qu'à piquer une tête dans le Rhône. -</p> - -<p> -—Au lieu de la piquer dans l'eau, tu l'as piquée dans le genièvre; ma -foi, je comprends ça, répondit Tribouillard. T'as pas eu la chance -d'avoir une femme comme la mienne. Six filles! Elle les aurait, fait -rapporter autant qu'un domaine de cent mille balles. Nous qui n'avons -que quatre gônes, et des garçons encore, nous vivons comme des -bourgeois, sans rien faire, en exploitant la bêtise humaine. Mais des -filles! Quel parti elle en eût tiré,» ajouta-t-il avec un horrible -clignement d'yeux qui donna le frisson à Madeleine. -</p> - -<p> -Mme Tribouillard revint bientôt avec son gône. Tous deux étaient -chargés d'une provision de bouteilles. -</p> - -<p> -«Que vous êtes belle, madame Tribouillard, ornée de toutes ces -fioles! Arche d'alliance! maison d'or! tour d'ivoire! rose mystique! -santé des infirmes! Je voudrais pouvoir vous réciter toutes les -litanies. -</p> - -<p> -—Ah! ah! ah! s'écria avec un rire aigu Mme Tribouillard, qu'ils -étaient donc drôles tout à l'heure, qu'ils étaient donc drôles avec -leurs litanies et toute la rocambole! Ce petit abbé, avec ses onguents, -comme il frottait ce pauvre Tribouillard; et qu'il ne riait pas du tout, -Tribouillard. Il continuait si bien à contrefaire le trépassé! -</p> - -<p> -—Voyons, mon vieux, dit Bordier en lui versant un plein verre, -avale-moi ça. Ça ferait revenir un mort pour tout de bon, à plus -forte raison un mort pour de rire.» -</p> - -<p> -Madeleine et Marie, que cette gaieté lugubre terrifiait, ne pouvaient -sourire. De temps à autre, elles échangeaient des regards où se -peignait leur inquiétude. Ces deux jeunes filles aux traits si purs, -aux yeux candides et sur le front desquelles se lisaient l'élévation -de l'esprit, la noblesse des sentiments, contrastaient d'une manière -saisissante avec ces êtres avilis dont les visages tourmentés, les -regards obliques, les rides prématurées, hideuses, révélaient toutes -les passions basses, des douleurs méritées, et des existences à -jamais flétries. -</p> - -<p> -«On voit bien, fit observer aigrement Mme Tribouillard, que ces -demoiselles sont de trop belles dames pour notre société. -</p> - -<p> -—Ah çà, dit Bordier, en se versant une nouvelle rasade, si vous êtes -venues pour nous mépriser, fallait plutôt rester chez vous. Voyons, -Madeleine, trinque donc un peu avec cette brave Mme Tribouillard qui -soigne ton pauvre père quand tout le monde l'abandonne.» -</p> - -<p> -Surmontant de nouveau leur dégoût, les deux sœurs firent un effort -pour goûter à cette boisson bleuâtre. -</p> - -<p> -Cependant les bouteilles se vidaient et l'ivresse augmentait. -</p> - -<p> -Tribouillard, d'une constitution débile, commençait à chanceler sur -sa chaise. Ses yeux caves prenaient une fixité horrible à voir et -semblaient s'arrondir sous l'impression d'une terreur secrète. -Était-ce le souvenir de quelque crime qu'évoquait sa pensée -troublée? Étaient-ce les fantômes du remords? Il devenait plus pâle, -et sa main qui saisissait le verre pour le porter à sa bouche, -paraissait n'obéir qu'à un mouvement machinal. -</p> - -<p> -Quant à Bordier, plus robuste, habitué à s'enivrer avec des liqueurs -alcooliques, il résistait mieux. Bien que l'ivrognerie eût à la -longue déformé ses traits énergiques, cependant l'étincelle de -l'intelligence n'était pas complètement amortie. De temps à autre il -portait sa main sur sa poche. Se défiait-il de ses filles ou de ses -amis? -</p> - -<p> -Mais ce qui était bien autrement douloureux, c'était de voir le petit -Tribouillard, un enfant de sept ans, qui buvait aussi. Son visage eût -pu être beau et pur; mais on y découvrait une dégradation précoce. -Le sourire comme le regard avaient perdu la candeur de l'enfance. Sa -tête commençait à osciller et ses yeux étaient mornes. -</p> - -<p> -Mme Tribouillard, à moitié ivre, devenait bavarde et cynique. -</p> - -<p> -«Vous ne savez pas, dit-elle, ce que c'est que la récolte à -Tribouillard. Je vais vous raconter ça, parce que vous êtes les filles -à Bordier, et qu'un jour ça pourra vous servir. J'ai là, dans mon -buffet, un vieux certificat qu'un médecin m'a fait, une fois que -Tribouillard était malade pour tout de bon. Ah! le brave homme de -médecin! Que je boive à sa santé! Puis il m'a donné plusieurs -adresses de personnes charitables qui pourraient m'aider. Comme il y a -dans la ville des sociétés de toute espèce, avec le certificat je les -visite à tour de rôle. Elles ne donnent pas souvent d'argent, mais on -revend les bons; puis, tous les six mois, Tribouillard se met au lit. -J'arrange la chambre comme vous voyez: je défonce une marche de -l'escalier, je mets sur la paillasse une vieille robe rapiécée en -guise de drap et de couverture, je descends le poêle à la cave, et je -commence ma tournée; je sais dire, je pleure à volonté; j'amène les -gens voir Tribouillard. Ce sont surtout les cagots qui donnent là -dedans, mais à la condition qu'on administrera Tribouillard, et l'on -administre Tribouillard. S'il ne va pas au ciel tout droit, personne -n'ira. Il a déjà bien reçu dix fois l'extrême onction. C'est -pourquoi j'envoie le gône guetter dans la rue, afin qu'il vienne nous -prévenir aussitôt qu'il entend quelqu'un demander Tribouillard. Et -tous les ans nous déménageons, car on ne pourrait pas recommencer -souvent dans le même quartier, ça ne prendrait plus. Voilà ce que -nous appelons faire la récolte. Avec ça nous pouvons traiter de temps -en temps les amis. Tenez, dans ce moment, nous buvons l'argent de son -cercueil. Ça ne vaut-il pas mieux, dites, que d'être verrier comme -l'était autrefois ce pauvre Tribouillard qui se brûlait le corps et -risquait de mourir à la besogne? Au lieu de ça, tous les six mois, il -se met au lit, et je le dorlote. Pas vrai, Tribouillard, que ça vaut -mieux?» -</p> - -<p> -Tribouillard se pencha en avant avec son regard toujours fixe. -</p> - -<p> -«Tenez, s'écria avec un rire atroce Mme Tribouillard, si on ne dirait -pas un vrai mort. À force de faire le mort, il finira par avoir l'air -d'un revenant.» -</p> - -<p> -Madeleine et Marie étaient de plus en plus terrifiées. Cette femme qui -jouait ainsi avec la mort, avec la religion, avec la charité, avec tout -ce qu'on a l'habitude de respecter et de craindre, leur semblait une -véritable monstruosité. -</p> - -<p> -Madeleine regardait Marie d'un air anxieux et interrogatif. -</p> - -<p> -Marie, qui observait son père, répondit par un signe d'intelligence -qui voulait dire: -</p> - -<p> -«Il faut attendre encore.» -</p> - -<p> -«Moi, je vous assure, madame Tribouillard, dit Bordier avec une voix -déjà chevrotante, que vous finirez par vous faire pincer comme -escrocs. -</p> - -<p> -—Ah! bien, oui! ils sont si bêtes ces bourgeois! Ils croient qu'en -faisant l'aumône ils iront d'emblée au paradis. Ce n'est pas tant -qu'ils aient pitié du monde, c'est pour racheter leurs péchés. -Faut-il qu'ils en aient commis, des péchés, pour avoir tant à -racheter que ça. On n'a qu'à leur dire qu'on va à la messe, et qu'on -priera bien pour eux, jamais ils ne refusent. -</p> - -<p> -—Pas moins, répondit Bordier, qu'un jour vous vous êtes joliment mis -dedans avec la messe. Un curé demande à Mme Tribouillard si elle va à -la messe: «Ah! oui, monsieur le curé, matin et soir.» Il vous a dit -votre compte, monsieur le curé! -</p> - -<p> -—Dans tous les métiers, il faut faire des écoles. -</p> - -<p> -—Eh bien! c'est égal, les opinions sont libres. Mais moi, Bordier, -tout Bordier que je sois, c'est-à-dire un ivrogne, un pas grand'chose, -jamais je ne voudrais jouer cette comédie-là. -</p> - -<p> -—Toi, Bordier, tu deviendras cafard, je l'ai toujours dit, fit -Tribouillard qui parlait comme dans un rêve. -</p> - -<p> -—Tout au contraire! reprit Bordier; c'est l'hypocrisie qui ne me va -pas. J'aimerais mieux rester huit jours sans boire une pauvre goutte. -</p> - -<p> -—Vous avez raison, mon père, essaya de dire Madeleine; mais ce qui -vaudrait mieux encore, ce serait de travailler un peu plus et de boire -un peu moins.» -</p> - -<p> -Bordier irrité brandit la bouteille. -</p> - -<p> -«Est-ce que tu viens ici pour faire la morale à papa? -</p> - -<p> -—N'avez-vous pas dit, mon père, répondit Madeleine avec un calme -imposant, n'avez-vous pas dit: les opinions sont libres? -</p> - -<p> -—Travailler, repartit à son tour Mme Tribouillard. À quoi ça -mène-t-il? À crever sur la paille, ni plus ni moins que les -Tribouillard, qui, eux, du moins, auront eu du bon temps. Je vois les -voisins qui travaillent: la femme coud du matin au soir; l'homme est -employé sur les quais. Eh bien! ça mange, c'est vrai; les enfants vont -à l'école; c'est encore vrai; mais est-ce une vie de n'avoir jamais un -moment de repos, ni une bouteille de bon vin pour se refaire un peu? -Autant les galères. Pas vrai, Tribouillard? -</p> - -<p> -—Pas vrai, Tribouillard? répétait machinalement l'homme lugubre. -</p> - -<p> -—Allons! fit l'horrible femme, Tribouillard en a assez; il va rouler -sous la table. Vous, Bordier, ça ne va pas mal non pins; il n'y a que -moi...» ajouta-t-elle avec un hoquet qui l'empêcha d'achever sa -phrase. -</p> - -<p> -Le gône s'était endormi. -</p> - -<p> -Il était neuf heures. On entendit du bruit dans l'escalier. -</p> - -<p> -«Tiens! voilà déjà les enfants,» s'écria Mme Tribouillard, qui se -versait encore un verre de vin. -</p> - -<p> -La porte s'ouvrit, et trois enfants entrèrent. Ils étaient transis de -froid. -</p> - -<p> -«Comment, déjà, petits <i>faignants</i> que vous êtes? Voyons ce que vous -apportez. Gare si vous n'avez pas bien travaillé. Montre tes crayons,» -dit-elle à l'aîné, qui s'avança tout tremblant. -</p> - -<p> -Elle compta les crayons. -</p> - -<p> -«Et tes sous?» -</p> - -<p> -Elle compta les sous. Puis d'un air courroucé: -</p> - -<p> -«Comment, malheureux! sur dix sous que tu devrais me rapporter il en -manque quatre?» -</p> - -<p> -L'enfant essaya de se disculper. Elle le frappa violemment. -</p> - -<p> -«Tu iras te coucher sans souper.» -</p> - -<p> -Le second mendiait; il n'avait que cinq sous. -</p> - -<p> -«Qu'as-tu donc fait? Tu as regardé les boutiques au lieu de courir -après les passants? Il fallait pleurer et dire que ton papa était à -l'agonie. Je t'avais fait ta leçon, ce matin, et voilà ce que tu me -rapportes, petit gueux! Je gage que tu as acheté un sucre d'orge.» -</p> - -<p> -Il reçut aussi une correction; mais il eut un morceau de pain. -</p> - -<p> -Quant au troisième, il avait à peine cinq ans. Sa longue blouse, ses -cheveux frisés, sa figure fine lui donnaient l'air d'une petite fille. -Il tenait à la main quelques bouquets de violette fanée. Sa mère -l'avait dressé à présenter ces bouquets aux passants. Il rapportait -les violettes; mais il rapportait aussi quinze sous que lui avait valus -son joli visage. -</p> - -<p> -La mère le prit sur ses genoux, le caressa et lui fit boire un verre de -vin. -</p> - -<p> -«En voilà un, dit-elle, qui vaut son pesant d'or.» -</p> - -<p> -Madeleine regardait cet enfant avec une pitié profonde. Elle pensait: -</p> - -<p> -«On punit de mort le père qui tue son enfant. Et il n'y a aucune loi -pour soustraire une âme saine et pure à la gangrène morale que lui -communiquent des parents corrompus. N'est-ce donc pas pour la société -un mal plus redoutable, puisqu'il est contagieux, que le plus monstrueux -infanticide!» -</p> - -<p> -Mme Tribouillard fit coucher ses enfants. L'ivresse la rendait hideuse. -Ses yeux saillants paraissaient sortir de leurs orbites. Un rire stupide -s'était stéréotypé sur ses lèvres, et, d'une voix rauque, elle -chantait des refrains obscènes. De temps à autre elle se levait -furieuse pour frapper ses enfants, mais elle retombait lourdement sur sa -chaise. Elle était plus effrayante que ces deux hommes. D'après cette -loi, que les extrêmes se touchent, la femme, d'une nature plus élevée -et plus tendre que l'homme, doit, une fois dégradée, se montrer plus -féroce et plus astucieuse. -</p> - -<p> -Madeleine et Marie s'adressaient des regards d'effroi. -</p> - -<p> -Onze heures allaient sonner. -</p> - -<p> -«Il faut partir, dit tout bas Madeleine, et prier notre père de sortir -avec nous; autrement nous n'atteindrons pas notre but. -</p> - -<p> -—Non, dans un quart d'heure,» Marie qui observait toujours sou père, -et qui savait comment se manifestaient en lui tous les degrés de -l'ivresse. -</p> - -<p> -Tribouillard peu à peu glissa sous la table. -</p> - -<p> -Sa femme se leva pour aller se coucher; mais, ne pouvant atteindre son -lit, elle s'étendit à terre, chanta encore quelques instants et -s'endormit. -</p> - -<p> -Seul, le père Bordier luttait toujours. Il marmottait des phrases sans -suite, injuriait ses filles et recommençait à boire. -</p> - -<p> -Sa langue s'embarrassait de plus en plus. -</p> - -<p> -Marie jugea le moment propice. -</p> - -<p> -«Mon père, lui dit-elle avec intention, je pense comme Madeleine, -qu'il vaudrait mieux travailler que de dépouiller votre femme et vos -filles. -</p> - -<p> -—Moi! dépouiller? J'ai dépouillé? Qu'est-ce qui dit cela? s'écria -l'ivrogne qui se redressa et parut avoir recouvré son intelligence. -</p> - -<p> -—C'est trop tôt, dit Marie. Attendons encore.» -</p> - -<p> -Bordier vida de nouveau son verre et retomba dans sa somnolence. -</p> - -<p> -«Le bas plein d'or qui était dans la paillasse, où l'avez-vous mis? -interrogea-t-elle alors avec fermeté. Il faut nous le rendre, ou nous -allons déposer une plainte en justice. -</p> - -<p> -—Ah! ah! la justice! Elle est pour moi la justice. Tout ce que vous -avez m'appartient. Ah! c'est donc ça que vous venez chercher? Eh bien! -vous ne l'aurez pas.» -</p> - -<p> -Et il sortit l'argent de sa poche. Il se leva d'un air terrible; mais -ses jambes chancelèrent; en retombant, il faillit renverser la lampe. -Il appuya ses deux bras sur la table; il serrait l'argent dans ses mains -crispées. -</p> - -<p> -Mme Tribouillard s'était éveillée et recommençait à chanter. -</p> - -<p> -Madeleine et Marie tremblaient; leur courage défaillait. -</p> - -<p> -Mais bientôt le silence se fit de nouveau. On n'entendait plus que la -respiration calme et régulière des enfants, le hoquet effrayant de -leur mère, les ronflements embarrassés de Tribouillard, et les mots -entrecoupés que proférait Bordier dans le rêve de l'ivresse. -</p> - -<p> -Peu à peu les doigts qui tenaient le bas rempli d'or se détendaient. -</p> - -<p> -Alors Marie, suspendant sa respiration, se pencha sur lui, et doucement -retira la bourse. -</p> - -<p> -Elles avaient l'argent. -</p> - -<p> -Marie se dirigea en toute hâte vers la porte. -</p> - -<p> -«Attends, dit Madeleine, nous ne pouvons le laisser sans un sou. -</p> - -<p> -—Il peut s'éveiller, fuyons.» -</p> - -<p> -Mais Madeleine, n'écoutant que son cœur, ouvrit la bourse, en tira -deux pièces d'or, et rendit le sac à Marie. -</p> - -<p> -«Va, maintenant, hâte-toi et attends-moi en bas.» -</p> - -<p> -Elle mit les deux pièces dans son porte-monnaie et le glissa dans la -poche de son père. -</p> - -<p> -Il s'éveilla en sentant une main plonger dans sa poche. -</p> - -<p> -«À moi! au voleur! cria-t-il. Ah! c'est toi....» -</p> - -<p> -Et il proféra une horrible injure. -</p> - -<p> -Madeleine put conserver sa présence d'esprit. -</p> - -<p> -«Vous voyez bien, dit-elle; je remets votre bourse dans votre poche, de -crainte qu'on ne vous vole.» -</p> - -<p> -Et, pendant que son père ouvrait le porte-monnaie, elle s'esquiva. -</p> - -<p> -À peine eut-elle franchi le seuil, qu'elle entendit le bruit d'une -table qu'on renversait, les cris répétés: «Au voleur!» et la voix -glapissante de Mme Tribouillard; et puis des chaises qui roulaient à -terre et des corps qui tombaient. -</p> - -<p> -Dans la rue, elle retrouva sa sœur, et, serrées l'une contre l'autre -pour se soutenir, car elles chancelaient, elles traversèrent de nouveau -la Guillotière. Mais alors, le faubourg présentait un tout autre -aspect: les rues étaient moins solitaires. Elles rencontrèrent des -hommes d'allures sinistres et cauteleuses qui se glissaient le long des -murailles, ou des hommes ivres et trébuchants qui chantaient, et des -filles en haillons qu'on insultait. -</p> - -<p> -Enfin, tremblantes, brisées d'émotions, elles parvinrent au pont de la -Guillotière; puis, ayant traversé le Rhône et longé la courte rue de -la Barre, elles se trouvèrent place Bellecour. -</p> - -<p> -Le Rhône est la seule limite qui sépare le quartier le plus somptueux -de Lyon de son faubourg le plus misérable. -</p> - -<p> -Elles étaient sauvées! -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -Quand elles arrivèrent rapportant le trésor de la famille, elles -trouvèrent Claudine et sa mère pleurant d'inquiétude. -</p> - -<p> -Depuis quarante-huit heures, Madeleine n'avait dormi. Plus brisée -encore par le découragement et les émotions que par la fatigue, en -s'étendant à côté de Marie sur une pauvre paillasse, elle se disait: -«Voilà donc le lit de repos qu'accorde notre civilisation libérale à -l'ouvrière honnête et courageuse qui consume sa vie dans un labeur -souvent au-dessus de ses forces! Est-il étonnant qu'un si grand nombre -se rebutent à cette existence de privations et de dévouement sans -récompense.» -</p> - -<p> -En regardant Claudine qui se déshabillait, en admirant les formes -splendides et la complexion éblouissante de la belle ouvrière, elle -pensait: «Emmener à Paris cette superbe fille, déjà révoltée, -n'est-ce pas la conduire à sa perte? Ne vaut-il pas autant qu'elle -épouse Jaclard?» -</p> - -<p> -C'est ainsi que, préoccupée du sort de ses sœurs, elle oubliait ses -propres infortunes. Pourtant le souvenir de Maxime lui revint. -L'aimait-il réellement, ou avait-il voulu l'offenser? Cette perplexité -lui donnait la fièvre. -</p> - -<p> -«En tous cas, se dit-elle, je suis pauvre. Les Borel doivent désirer -pour leur fils un grand mariage.» Et, se rappelant les scènes -horribles auxquelles elle venait d'assister, «Jamais, ajouta-t-elle, -les Borel, quelque désintéressés qu'ils fussent, ne consentiraient au -mariage de leur fils avec la fille du père Bordier.» -</p> - -<p> -Pour échapper à toutes ces angoisses, elle appela le sommeil, cette -mort momentanée qui apporte l'oubli. -</p> - -<p> -Le lendemain matin, comme Claudine descendait pour aller chercher le -déjeuner, elle rencontra Jaclard qui la guettait. -</p> - -<p> -«J'y ai bien songé depuis hier, lui dit-il, et mon parti est pris: si -vous allez à Paris, je vous y suivrai; car depuis longtemps le métier -de canut m'est insupportable. -</p> - -<p> -—Que ferez vous à Paris? demanda Claudine. -</p> - -<p> -—J'ai de l'instruction. Je me placerai dans un magasin. N'est-il pas -bien pénible d'être un simple ouvrier quand on se sent assez -d'intelligence pour exercer une profession plus élevée, plus -lucrative? C'est là ce qui me décourage et me rend paresseux. Si -j'avais un état mieux approprié à mes goûts, je deviendrais, j'en -suis sûr, exact au travail, et je perdrais l'habitude du cabaret. -</p> - -<p> -—Moi aussi, dit à son tour Claudine, je pourrais mieux faire, je le -sens bien, que de passer ma vie à rattacher des fils de soie. -</p> - -<p> -—Eh bien! donc, partez, puisque votre famille le veut. À Paris, -d'ailleurs, vous serez libre; nous n'aurons plus de surveillants -incommodes. On croit nous séparer; on prend au contraire le moyen de -nous réunir. J'aurai bientôt amassé la somme nécessaire à mon -voyage, dussé-je travailler la nuit, et j'irai vous rejoindre. Mais -gardez le secret sur nos intentions.» -</p> - -<p> -Les deux jeunes gens se séparèrent avec les plus tendres -protestations. -</p> - -<p> -En voyant sa sœur si bien disposée à partir, Madeleine crut à -quelque déception de cœur, et elle n'hésita plus à l'emmener à -Paris. -</p> - -<p> -Amélie, l'institutrice, ne put se rendre à l'invitation de Madeleine. -</p> - -<p> -Elle écrivit: -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -«Moi aussi, chère sœur, j'ai mes tracas. Je ne suis pas riche. Mes -faibles appointements de 400 francs suffisent à peine pour me nourrir -et me vêtir décemment. J'eusse bien désiré me procurer le bonheur -d'aller t'embrasser. Je me fusse privée plutôt de manger à ma faim, -et j'eusse raccommodé un peu plus mes vieilles nippes; mais, tu le -sais, nous avons un curé qui depuis longtemps pétitionne pour mettre -une religieuse à ma place. Il me surveille de près. À la moindre -infraction au règlement, si par exemple je m'absentais deux fois en -quinze jours, mon compte serait bientôt fait. -</p> - -<p> -«Mon sort sans doute serait peu regrettable. Cependant je tiens à ma -position. J'aime les enfants; et puis j'ai une très-haute idée de -l'enseignement, quoique on le paye si peu. Je renoncerais difficilement -à une carrière que je trouve noble et honorable entre toutes, pour -redescendre à la condition de simple ouvrière. Hélas! c'est cependant -ce qui m'attend. Il faudra bien que je m'y résigne, mais le plus tard -possible. -</p> - -<p> -«Combien je te félicite; ma chère Madeleine, de ta belle et -généreuse résolution! Inutile de te dire que, si tu me trouvais à -Paris, dans l'instruction, une place convenable, je quitterais avec -bonheur mon pauvre village de l'Ardèche où l'on me fait tant de -misères. Si je n'étais forte de mon droit et de la pureté de ma -conduite, je ne pourrais résister à toutes ces petites persécutions. -</p> - -<p> -«Adieu, benne Madeleine; mon affection peut seule égaler l'admiration -que j'ai pour toi. -</p> - -<p> -«Dis à la mère et à mes sœurs que je ne vis que pour elles, et -qu'il me tarde bien de leur témoigner autrement que par des paroles le -dévouement de mon cœur. -</p> - -<p style="margin-left: 60%;">«AMÉLIE BORDIER.»</p> - -<p><br /></p> - -<p> -Le lendemain Madeleine et Claudine partirent pour Paris. -</p> - -<p> -Huit jours après leur arrivée, Madeleine était installée chez Mme -Daubré comme institutrice de Jeanne, et Claudine, dans une petite -chambre d'un pauvre garni de la rue de Venise. -</p> - -<p><br /></p> - -<div class="footnote"> - -<p class="noindent"><a name="Footnote_11_1" id="Footnote_11_1"></a><a href="#FNanchor_11_1"><span class="label">[11]</span></a>Nom populaire à Lyon pour désigner les enfants.</p></div> - -<div class="footnote"> - -<p class="noindent"><a name="Footnote_12_1" id="Footnote_12_1"></a><a href="#FNanchor_12_1"><span class="label">[12]</span></a>Chez un grand nombre de familles, dit M. de Watteville dans -son rapport général sur la situation du paupérisme, la mendicité est -considérée comme une profession, et l'état d'indigent est -héréditaire.</p></div> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XIV">XIV</a></h4> - -<p> -Derrière l'église Saint-Merry, parallèlement à la rue de Rivoli, -s'étend un quartier hideux, dont on ne pourrait soupçonner l'existence -au centre même du beau Paris. Il y a là un flot de maisons presque en -ruines, et de rues si étroites qu'une voiture n'y pourrait passer, et -si sombres que le pavé y est fangeux en toutes saisons. -</p> - -<p> -Les rues Maubué, du Poirier, Pierre-au-Lard, Brise-miche, Taille-Pain, -de Venise, Beaubourg, etc., peuvent rivaliser, sous le rapport du -délabrement et de l'insalubrité, avec les courettes de Lille et les -parties les plus misérables de la Guillotière. -</p> - -<p> -Les maisons se pressent les unes contre les autres comme des pauvres qui -grelottent. Quelques-unes se penchant sur la rue semblent vouloir se -rejoindre au faîte; d'autres se bombent au milieu comme si elles -allaient s'éventrer. Aux fenêtres, la plupart dégradées, on voit -suspendus des langes ou des lambeaux de linge qui s'essorent. -</p> - -<p> -En bas sont des boutiques sordides où s'étalent les rebuts de la -consommation parisienne. -</p> - -<p> -À l'intérieur, les escaliers s'effondrent, les planchers pourrissent. -Il pleut dans les mansardes; et, dans les charpentes courbées sous le -poids des tuiles, la bise gémit et tousse comme un phtisique agonisant. -Les murailles disjointes laissent écouler une sorte d'humidité -purulente. Les conduits suintent. Les eaux ménagères forment des mares -putrides dans les cours. -</p> - -<p> -Il est telle cage de poutres lépreuses et de plâtras infects où l'on -ne voudrait pas compromettre la santé d'une ménagerie. En comparaison -de ces affreuses demeures, les hôpitaux sont des résidences de rois. -</p> - -<p> -Faut-il s'étonner si, dans ces habitations nauséabondes, la fièvre, -le rachitisme, la phtisie, le typhus, se disputent les malades? -</p> - -<p> -Et personne ne se plaint! Les malheureux qui habitent ces maisons ne -sont pas exigeants, quoiqu'ils payent encore fort cher; mais ils -demeurent là à la nuit, à la semaine, au mois, et, locataires de -passage, ils ne peuvent imposer leurs réclamations. D'ailleurs, quelque -dégradées que soient ces maisons, il y a toujours assez de misérables -qui s'estiment heureux d'y trouver un abri. -</p> - -<p> -Cependant la commission des logements insalubres surveille ces cloaques -avec un zèle incessant. Sans doute elle a produit quelques bons -résultats; elle aura fait fermer quelques caves ou quelques soupentes -privées de jour; mais elle n'a pas pouvoir d'ordonner la reconstruction -des maisons, l'élargissement des rues pour y faire circuler l'air et la -lumière. -</p> - -<p> -On tourne toujours dans le cercle vicieux de la misère. Peut-être la -classe laborieuse qui remplit ces bouges, regarde-t-elle comme un plus -grand mal d'être reléguée au loin que d'habiter un quartier -insalubre, mais du moins central. -</p> - -<p> -Vers l'extrémité de la rue de Venise est un hôtel garni où, dit -l'enseigne, on loue à la nuit ou au mois des chambres meublées -<i>bourgeoisement.</i> -</p> - -<p> -Geneviève Gendoux et son amie Fossette habitaient au cinquième de -pauvres mansardes froides et désolées; et, pour y arriver, il fallait -gravir un étroit escalier à rampe humide et que des jours de -souffrance éclairaient d'une lueur fausse. Sur chaque palier six ou -huit portes pour autant de cellules se pressaient dans un maigre -corridor. À tous les étages, dans ces trente ou quarante prisons où -l'air manquait, des vagissements de marmots, des chants mêlés -d'invectives et de pleurs faisaient tressaillir les frêles cloisons. -L'âme et les sens étaient également révoltés par ce chaos -d'existences à la fois cloîtrées et confuses, qui se coudoyaient à -travers toutes sortes d'émanations putrides. -</p> - -<p> -Cet hôtel était pourtant l'un des plus luxueux du quartier. -</p> - -<p> -Geneviève, à peu près abandonnée par M. de Lomas, s'était -réfugiée dans ce garni que Fossette habitait depuis quelques mois -déjà. -</p> - -<p> -Rien ne rapproche comme l'infortune. Au bout de huit jours, les deux -jeunes ouvrières s'étaient liées d'une étroite amitié. -</p> - -<p> -Elles avaient accueilli comme une ancienne connaissance la belle -Claudine Bordier. -</p> - -<p> -Madeleine d'abord, en gravissant ce sombre escalier, avait reculé -d'horreur. Mais partout ailleurs Claudine ne pouvait obtenir un trou -sous les combles à moins de douze à quinze francs par mois; et là, -moyennant huit francs, elle aurait assez d'air pour respirer, assez de -jour pour travailler. Enfin elle ne serait pas isolée. Elle aurait une -compagne obligeante qui paraissait honnête et qui promettait de lui -procurer immédiatement de l'ouvrage. -</p> - -<p> -D'ailleurs, entre la rue de Venise à Paris et la rue Terraille à Lyon, -il y avait certes peu de différence. -</p> - -<p> -Depuis huit jours, Claudine était donc installée dans sa position -nouvelle. Elle avait obtenu de l'ouvrage du magasin de lingerie qui -occupait Geneviève. En faisant deux chemises par jour, elle pouvait -gagner un franc cinquante centimes; mais il fallait travailler depuis -six heures du matin jusqu'à dix heures du soir, et soigner l'ouvrage, -ce qui fatiguait les yeux. -</p> - -<p> -Comme remetteuse, Claudine n'était point habituée à un travail -très-régulier: aussi l'état de lingère lui parut-il d'abord -pénible. -</p> - -<p> -Une femme du monde qui prend une broderie ou un ouvrage de tapisserie, -et qui brode en causant, à points interrompus, douillettement étendue -dans un fauteuil, ne peut comprendre combien cette besogne est rude, -triste et ingrate, pour l'ouvrière qui coud tout le jour, qui coud sans -relâche. Cette aiguille, qui le matin paraît si légère, devient bien -pesante à la fin de la journée, et c'est à peine si, le soir, la main -roidie et gonflée peut la tenir. -</p> - -<p> -L'ouvrière a la tête lourde, le cou s'endolorit, ses yeux rougissent, -et, à la longue, l'estomac et la poitrine se resserrent. -</p> - -<p> -Hélas! souvent c'est la faim qui la pousse, cette aiguille. Si -seulement elle donnait toujours du pain à la pauvre fille! -</p> - -<p> -Ce qui soutenait Claudine dans son nouvel état, c'était l'espoir de -voir bientôt arriver Jaclard. Elle avait écrit pour lui donner son -adresse, et, comme il ne répondait pas, elle pensait qu'il ne pouvait -tarder à venir. -</p> - -<p> -Par une belle journée de mars, elles étaient toutes trois réunies -dans la chambre de Fossette, la plus spacieuse, et qui avait l'avantage -de recevoir à midi quelques rayons de soleil. -</p> - -<p> -Elles travaillaient et causaient. -</p> - -<p> -Fossette avait la passion des fleurs: c'était son luxe; sa mansarde en -était pleine. Une humble touffe de primevères s'abritait modestement -sous un superbe camélia. La jacinthe et la violette mêlaient leurs -senteurs. -</p> - -<p> -Ces parfums, ces fraîches corolles, ces trois belles filles, leur babil -plus allègre que le chant des moineaux francs qui sautillaient sur les -toits, répandaient dans cette mansarde pauvre et glacée comme une -chaude lumière, comme un air de fête, un air de printemps. -</p> - -<p> -Fossette était artiste, elle aimait tout ce qui est vraiment beau. De -l'artiste elle avait aussi la mobilité, la gaieté, l'insouciance. -</p> - -<p> -Quelle rieuse que Fossette! Le rire, un rire, franc et mutin, creusait, -dans ses joues pâlies parle travail et les privations, de gracieuses -fossettes. Ces fossettes, c'était toute la physionomie de cette -charmante fille, qui semblait faite uniquement pour le bonheur. Elle -avait encore une fossette profonde au menton, ce qui est un signe de -bonté. Et aux coudes comme aux épaules se modelaient aussi de petits -trous rieurs. -</p> - -<p> -Voilà donc ce qui avait valu à cette jolie fille le surnom de -Fossette. D'ailleurs, enfant perdue ou abandonnée, elle se rappelait -vaguement ses jeunes années, et ignorait son vrai nom. -</p> - -<p> -Fossette avait vingt ans. Quel avait été son passé? Celui de toutes -ces pauvres filles jetées sur le pavé de Paris, sans direction, sans -principes, n'ayant sous les yeux que l'exemple du vice. Bien que son -existence eût été fort tourmentée, si elle avait souffert, sa gaie -philosophie l'avait du moins préservée des grandes douleurs. -</p> - -<p> -Une certaine fierté naturelle et sans doute une triste expérience -l'avaient aidée à sortir du désordre, et à ne demander qu'à son -travail le pain de chaque jour. -</p> - -<p> -Sa beauté n'était pas de celles qui attirent l'attention dans la rue: -c'était le minois chiffonné, mais un peu terne de la Parisienne. Tout -le charme de ce visage résidait dans le jeu de la physionomie, dans -l'expression de ces yeux gris, frangés de cils bruns, et qui -pétillaient d'une douce malice; dans ce nez coquettement retroussé, -aux narines moqueuses, et dans ces lèvres d'un rose pâle, aux coins -relevés, au sourire si fin, si vraiment gai et à la fois si bon. -</p> - -<p> -Elle était de taille moyenne et elle avait l'allure vive et pimpante de -la grisette parisienne. Tous ses mouvements avaient une grâce -naturelle, exempte de prétentions. Coquette et femme de goût, elle -eût porté la soie, les plumes et le cachemire avec autant de -distinction qu'une grande dame; mais n'ayant ni robes de soie, ni -plumes, ni cachemire pour se parer, c'était elle qui parait ses -chiffons. Toutefois, comme elle ne pouvait se passer de luxe, elle -s'achetait des fleurs; et souvent pour son dîner elle ne mangeait qu'un -petit pain d'un sou. -</p> - -<p> -Un connaisseur, un fin connaisseur, un homme d'esprit, pouvait seul -apprécier les qualités féminines de Fossette. -</p> - -<p> -C'était un gracieux tableau que ces trois jolies ouvrières cousant et -babillant à travers un rayon de soleil. -</p> - -<p> -Entre elles le contraste était si frappant! -</p> - -<p> -Geneviève était la blonde fille du Nord, à la figure gravé et douce, -aux yeux bleus, au regard tendre, avec une magnifique chevelure à -reflets d'or; elle était grande et frêle, un peu languissante. Depuis -quelque temps son visage avait perdu sa placidité flamande. Dans ses -traits amaigris on remarquait une expression inquiète, fiévreuse. Ses -yeux brillants, d'un bleu plus sombre, souvent se fixaient dans le -vague. Et son teint, autrefois si pur, offrait en plusieurs endroits des -marbrures maladives. -</p> - -<p> -Quant à Claudine, c'était la beauté plastique dans toute sa -splendeur. Elle était grande et bien développée. Son corps -présentait des proportions sculpturales. -</p> - -<p> -De visage, elle ressemblait à Madeleine. Beaucoup, l'eussent jugée -plus belle. C'étaient ses traits, avec des lignes moins nobles -peut-être, mais plus correctes. Ils n'étaient pas empreints de cette -intelligence à la fois puissante et raffinée, qui caractérisait la -figure originale de Madeleine. Ses yeux noirs exprimaient plus de -volupté que de profondeur. Son front bas, comme celui des statues -antiques, était large et bien dessiné. Le front élevé de Madeleine -appartenait à l'art moderne plus idéalisé. Claudine avait une -chevelure opulente, mais un peu massive. Le menton, quoique -très-régulier, était trop matériel. -</p> - -<p> -Elle avait plus de fierté que de dignité réelle. Son geste et son -attitude avaient l'abandon des femmes élevées dans un milieu où l'on -reconnaît, en fait, sinon en principe, la liberté des relations -amoureuses. -</p> - -<p> -Toutes trois portaient dans l'amour la différence qui se remarquait -dans leur organisation. -</p> - -<p> -Chez Geneviève, ce qui dominait, c'était la tendresse, une tendresse -un peu romanesque, mais exclusive et dévouée. On devinait que l'amour -absorberait sa vie. -</p> - -<p> -Claudine était une méridionale passionnée, impétueuse, révoltée -contre les entraves. -</p> - -<p> -Fossette, elle, c'était la femme de la fantaisie; frêle, mais -nerveuse. Il y avait dans cette mièvre créature des ressorts inouïs; -soit pour lutter contre un obstacle, soit pour satisfaire un caprice, -soit pour se consoler des revers de l'amour. -</p> - -<p> -Que disaient-elles, là, toutes trois? Ce que peuvent dire des jeunes -filles amoureuses; elles s'entretenaient de leurs amoureux. -</p> - -<p> -Malgré ses promesses, M. de Lomas n'était pas revenu. Geneviève -était triste; et, en parlant de lui, des larmes tremblaient au bord de -ses cils. -</p> - -<p> -«Voyons, Geneviève, disait Fossette, faites la risette, et plus vite -que ça. Si tu continues à pleurer ainsi, on ne pourra plus rester dans -ton voisinage. C'est affreusement contagieux, la tristesse. Et moi, si -j'étais deux jours sans rire, j'en ferais une maladie. Est-ce qu'on se -laisse abattre pour un homme qui vous plante là! -</p> - -<p> -—Vous avez raison, appuya Claudine; si Jaclard ne m'aimait plus, je -l'aurais bientôt oublié. Mais, je crois que je le tuerais d'abord. -</p> - -<p> -—Dieu! mesdemoiselles, cria une voix mâle de l'autre côté de la -cloison, vous bavardez que la langue m'en démange. -</p> - -<p> -—Monsieur Robiquet, repartit Fossette, nous vous prions de respecter -notre intérieur. -</p> - -<p> -—Puisque vous me refusez de participer à votre aimable conversation, -dit la voix, je vais chanter. -</p> - -<p> -—Accordé, monsieur Robiquet; vous danserez ensuite si le cœur vous en -dit.» -</p> - -<p> -Robiquet chanta en fausset: -</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i2">Pour tant d'amour ne soyez pas ingrate....</span> -</div></div> - -<p> -«À part mon idole, reprit Fossette, et ce brave Robiquet, tous les -hommes sont des infâmes, et ils se prétendent honnêtes! Peut-être ne -tromperaient-ils pas un homme; mais ils trompent une femme sans la -moindre vergogne, et une femme qui les aime encore! Ils n'ont pas de -cœur, mais seulement de la gloriole. Ils n'aiment réellement une femme -que si elle flatte leur vanité. Savez-vous pourquoi ils osent nous -tromper ainsi? c'est qu'ils savent que nous avons intérêt à nous -taire, et que nous n'oserons pas révéler leurs infamies. Non seulement -ils nous trompent, mais encore ils nous exploitent. À quatorze ans, je -servais un vieil écrivassier qui portait perruque, et qui, sous -prétexte que la servante de je ne sais quel grand homme écoutait ses -vers et lui donnait des conseils, me faisait asseoir devant lui pendant -des heures entières pour me lire ses tragédies. Comme je n'y -comprenais goutte, il me maltraitait, et, pour me venger, quand il ne me -regardait pas, je lui tirais la langue. Un jour, il y avait plus de -quatre heures que je me tenais droite sur une chaise à l'écouter; j'en -avais des crampes. Tout à coup il me demande: «Eh bien! comment -trouves-tu cela?—Quoi cela? Votre frimousse ou votre perruque? L'une -portant l'autre, je les trouve affreuses.» Il devint furieux et me -souffleta. Depuis ce moment, je le détestai. Mais je ne savais que -devenir. Et puis il me promettait toujours de me mener au spectacle -quand il aurait une pièce représentée; et je désirais tant voir un -théâtre! Cette pièce ne s'est pas jouée, et jamais ce ladre ne m'a -conduite au spectacle. Je l'ai quitté pour servir un peintre qui -faisait des tableaux. Celui-là était plus gai que l'autre; mais comme -les modèles coûtaient fort cher, il me drapait avec des morceaux -d'étoffe et me faisait rester des journées entières dans la même -position. Avec cela, jaloux comme un tigre, quand il sortait, il -m'enfermait. Toute mon ambition alors était de porter des bottines. Il -m'en promettait toujours et ne m'en dormait jamais. Les arts ne m'ayant -pas réussi, je me jetai dans, le populaire. Je me disais: «C'est là -seulement que je trouverai du cœur, de la franche et bonne gaieté.» -J'aimai un serrurier. Ah! j'en ai vu de belles avec celui-là! Il était -ivrogne et paresseux. Il me battait plus souvent que son enclume, et me -forçait à travailler pour me voler mon gain et le dépenser au -cabaret. Voilà donc les hommes! Des hypocrites qui font de belles -phrases pour séduire les femmes; des brutaux qui les battent quand ils -les ont séduites: en somme, des égoïstes qui ne songent qu'à -satisfaire leurs vices. Après le serrurier, je me mis en garni à mon -compte, jurant de ne plus aimer que les fleurs, et de ne plus habiter -qu'avec elles. -</p> - -<p> -—Et ton <i>aristo</i>, cependant? demanda Claudine. -</p> - -<p> -—Je l'aime, c'est vrai, mais je reste libre, c'est convenu. J'ai fait -serment de ne jamais le revoir s'il entreprenait d'attenter à ma -liberté. -</p> - -<p> -—Vous ne voulez donc pas vous marier? demanda Claudine. -</p> - -<p> -—Me marier! mais ce serait bien pis. Se lier pour toujours, autant -les galères, à perpétuité. -</p> - -<p> -—Robiquet est pourtant un brave garçon, fit observer Geneviève. -</p> - -<p> -—Sans doute. Mais impossible devine décider. Monsieur Robiquet, -cria-t-elle de nouveau, assez de musique comme cela! Veuillez maintenant -montrer à la société votre galant museau.» -</p> - -<p> -Robiquet ne se fit pas prier. Il entra aussitôt, le sourire sur les -lèvres; avec l'air gracieux d'un homme qui veut plaire. -</p> - -<p> -«Monsieur Robiquet, ne confondez pas. Je vous ai dit de vous montrer; -mais non pas d'entrer. Mlle Claudine avait oublié que vous avez le nez -en trompette. Maintenant; merci; monsieur Robiquet, vous pouvez vous -retirer. -</p> - -<p> -—Ah! mais non! on ne met pas comme cela un honnête homme à la porte. -Tant pis! Vous m'avez appelé; je m'assieds. -</p> - -<p> -—Vous avez tort, monsieur Robiquet; dit Fossette avec un fin sourire. -Je vais continuer mon histoire, et vous n'y êtes pas flatté. Donc, ma -chère Claudine, vous avez vu cet excellent Robiquet. Depuis près d'un -an, il me harcèle pour que je devienne son épouse devant Dieu et -devant les hommes; comme disait dans ses drames le vieux monsieur à -perruque. Oui, Robiquet est aussi simple que cela; il s'imagine qu'on se -marie par complaisance. Monsieur Robiquet, je vais vous apprendre mon -secret tout entier, et vous satires alors pourquoi je refuse l'honneur -de m'appeler Mme Robiquet. Depuis que j'ai l'âge de raison, je me suis -juré à moi-même de ne jamais épouser un instrument de musique. -</p> - -<p> -—Mes chants vous déplairaient-ils, mademoiselle Fossette? dit -anxieusement Robiquet. -</p> - -<p> -—Non, c'est votre nez en trompette. -</p> - -<p> -—Ah! mademoiselle Fossette, vous regardez mon nez avec des yeux mal -disposés; car on m'a toujours dit: «Avec ton coquin de nez, Robiquet, -tu as tout l'air d'un mauvais sujet.» -</p> - -<p> -—Comme les nez sont trompeurs! reprit Fossette en riant. -</p> - -<p> -—Allons bon! voilà que vous me reprochez ma vertu, à présent? -</p> - -<p> -—Vraiment, j'ai peur que la présence ici d'un pareil mauvais sujet ne -nous compromette, monsieur Robiquet. -</p> - -<p> -—Mais qu'avez-vous donc, Geneviève? s'écria Claudine; comme vous -pâlissez! -</p> - -<p> -—Moi; dit Geneviève qui passa la main sur son front. Oh! ce n'est -rien, un spasme. C'est fini. -</p> - -<p> -—Ce sera vous, monsieur Robiquet, qui l'aurez bouleversée avec vos -airs conquérants. -</p> - -<p> -—Allons, mademoiselle Fossette, je retourne à mes chapeaux; mais, -puisque vous êtes si méchante, je ne ferai plus vos commissions. -</p> - -<p> -—Ah! une idée, monsieur Robiquet, si vous alliez nous chercher des -sucres d'orge, cela remettrait Geneviève. Tenez, voilà trois sous. -</p> - -<p> -—Gardez votre argent, mademoiselle. Vous me permettrez bien de vous -faire ce petit cadeau. -</p> - -<p> -—Vous savez, monsieur Robiquet, repartit Fossette en affectant un air -sévère, que je n'accepte jamais rien des hommes. -</p> - -<p> -—Jamais rien! murmura Robiquet en se dirigeant vers la porte. Et ces -belles fleurs-là que vous apporte tous les huit jours un -commissionnaire.... -</p> - -<p> -—Comme tu tourmentes ce pauvre garçon, Fossette, dit Geneviève, quand -Robiquet fut dehors. -</p> - -<p> -—Si je ne le tourmentais pas un peu, il est si bon, qu'il -engraisserait.» -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XV">XV</a></h4> - -<p> -«Comment avez-vous fait la connaissance de votre <i>aristo?</i> demanda -Claudine à Fossette. -</p> - -<p> -—Sur la place de la Madeleine, au marché aux fleurs. Je contemplais -un magnifique pot d'azalées, et j'en demandais le prix.—C'est trop -cher pour moi, dis-je avec un soupir. Lui, il était là qui me regardait -tout surpris, et il me pria d'accepter le pot d'azalées. -</p> - -<p> -—Monsieur, lui répondis-je fièrement, comme tout à l'heure à -Robiquet, je n'accepte jamais rien des hommes. -</p> - -<p> -—Pourquoi donc, mademoiselle? -</p> - -<p> -—Parce que je les méprise.» -</p> - -<p> -Là-dessus, la conversation s'engagea. Il tenait, disait-il, à me faire -changer d'opinion, et il me demanda la permission de venir me voir. Je -la lui accordai. Il me traita non pas comme une ouvrière, mais comme -une femme de son rang. Je le trouvai original, car il prit la peine de -me faire la cour. Ce procédé m'est allé au cœur, et je l'aime tout -de bon. C'est bien réellement mon premier amour. Il y a six mois que -cela dure. Bon! voilà que moi aussi je deviens triste. Décidément, -Geneviève, tu engendres la mélancolie. -</p> - -<p> -—Est-il beau? demanda encore Claudine. -</p> - -<p> -—Non, mais il a de l'esprit. Et pas un défaut, c'est-à-dire qu'il -n'est ni peintre, ni écrivassier, ni ivrogne. -</p> - -<p> -—Et pas jaloux? -</p> - -<p> -—Peut-être le serait-il; mais j'ai posé mes conditions. Nous avons -passé un contrat sous seing privé. Je vais vous le montrer.» -</p> - -<p> -Elle alla chercher le papier dans son armoire et lut: -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -«Nous, soussignés, Fossette et Léopold de Barnolf, unis par le -caprice, ne croyant ni l'un ni l'autre aux amours éternels, et posant -en principe que l'inconstance est aussi involontaire que l'amour, que le -cœur se moque des serments aussi bien que de la raison. -</p> - -<p> -«Arrêtons d'un commun accord ce qui suit: -</p> - -<p> -«1° Ne jamais jurer de nous aimer toujours; -</p> - -<p> -«2° Respecter notre liberté mutuelle; -</p> - -<p> -«3° Éviter toute scène de jalousie; -</p> - -<p> -«4° Nous abstenir de tout reproche quand la tiédeur viendra; -</p> - -<p> -«5° Ne jamais habiter ensemble; -</p> - -<p> -«6° Rompre comme nous nous sommes unis, c'est-à-dire en riant; -</p> - -<p> -«7° Rester quand même les meilleurs amis du monde. -</p> - -<p> -«Léopold s'engage en outre à ne jamais offrir d'argent à Fossette, -et Fossette à ne jamais broder de pantoufles à Léopold. -</p> - -<p style="margin-left: 60%;">«FOSSETTE. LÉOPOLD DE BARNOLF.»</p> - -<p><br /></p> - -<p> -«Eh bien! il n'y a que la liberté pour faire durer l'amour. Elle seule -nous enchaîne. Nous nous cramponnons à notre bonheur, comme si chaque -jour il allait nous échapper. Il y a des amours, n'est-ce pas? qui s'en -vont tout de suite; le nôtre augmente au contraire, au point que cela -m'effraye. Le dernière fois que je l'ai vu, j'étais si émue que je ne -pouvais plus rire. -</p> - -<p> -—Est-il riche? demanda aussi Claudine, que ce roman intéressait -vivement, et qui commençait, au récit de cette aventure et de cette -liaison originale, à trouver un peu terne son amour pour Jaclard. -</p> - -<p> -—Je crois que oui; mais je ne m'en inquiète guère. Je n'ai -jamais rien accepté de lui que des fleurs. Il m'étonne de mon -désintéressement. Chez moi, c'est de la rouerie: si j'acceptais ses -présents, il ne m'estimerait plus, et il m'aimerait moins.» -</p> - -<p> -Robiquet entrant: -</p> - -<p> -«Voilà, charmantes tourterelles. Quelqu'un m'a demandé de vos -nouvelles. Gare à vos cheveux! ajouta-t-il d'une voix sinistre. On a -essayé de me corrompre pour vous en voler à chacune une mèche. -</p> - -<p> -—Qui donc? demandèrent-elles avec une vive curiosité. -</p> - -<p> -—Je pourrais vous faire languir, mesdemoiselles, et me venger ainsi -de vos malices; mais Robiquet n'a pas de rancune. C'est.... c'est.... Vous -croyez que ce sont des amoureux, hein! Eh bien non! c'est le perruquier -du n° 15. Il a des cheveux à rassortir, une commande importante. Il -payerait bien. -</p> - -<p> -—Comprenez-vous, s'écria Fossette, qu'on puisse faire ce métier-là, -d'acheter les cheveux des pauvres filles pour les mettre sur la tête -des femmes riches? Nous qui n'avons déjà que nos cheveux pour toute -parure, la parure du bon Dieu! -</p> - -<p> -—Je crois que M. Gorju viendra lui-même vous faire visite. -</p> - -<p> -—J'aimerais autant voir Dumolard en personne, dit Fossette. Celui-là -du moins rendait service à ces malheureuses en les débarrassant de la -vie. On défend le trafic des nègres et on permet le commerce des -cheveux. Des cheveux, n'est-ce pas aussi de la chair humaine? Qu'il -vienne, votre M. Gorju, c'est moi qui le recevrai! -</p> - -<p> -—Comme je lui parlais, un homme à museau de fouine, est entré dans sa -boutique. Il est aussi maigre que Gorju est gras, mais il est encore -plus laid. Il m'a regardé avec des yeux qui m'ont fait froid dans le -dos. À eux deux, ils doivent comploter de mauvais coups. -</p> - -<p> -—En effet, monsieur Robiquet, dit Fossette, vous avez l'air tout -drôle. À moins que ce ne soit ce beau chapeau neuf qui vous donne -cette singulière physionomie.» -</p> - -<p> -Le chapeau de Robiquet, trop grand pour sa tête, lui cachait les -sourcils. -</p> - -<p> -«Si vous m'aimez, monsieur Robiquet, dit encore Fossette, vous ôterez -ce chapeau, car vous me feriez croire que Gorju vous a enlevé la peau -de la tête, comme un sauvage qu'il est, et j'en aurais cette nuit des -cauchemars.» -</p> - -<p> -Robiquet posa son chapeau. -</p> - -<p> -«Qu'est-ce qu'il a donc, ce chapeau? n'est-il pas à la dernière mode, -et retapé dans le meilleur goût? On nous paye si peu, comme -tournuriers-retapeurs, que je veux au moins avoir l'étrenne des -chapeaux que je <i>bichonne.</i> Si cela les fane un peu, tant pis pour le -fabricant! il gagne assez, lui, en revendant un vieux chapeau tout -retapé sept, huit, jusqu'à dix francs. Et pour l'ouvrière en -casquettes, c'est encore pis. Elle est payée à raison de un franc -cinquante centimes la douzaine pour poser les doublures et les -visières. On parle de se mettre en grève; mais moi, ça ne me va pas, -la grève. On s'expose à mourir de faim, et, le plus souvent, c'est -tout ce qu'on y gagne. -</p> - -<p> -—Tiens, à propos, dit Fossette, si toutes les femmes se mettaient en -grève et refusaient de se marier jusqu'à ce que les hommes leur -fissent de meilleures conditions! -</p> - -<p> -—Il y aurait toujours, fit observer Claudine, les vieilles et les -laides qui profiteraient de la grève pour trouver des maris. -</p> - -<p> -—Et puis les femmes sont trop bêtes, reprit Fossette. Elles ont si -bien l'habitude d'être exploitées, qu'elles ne s'en aperçoivent -seulement pas. -</p> - -<p> -—Ce n'est pas vous, du moins, mademoiselle Fossette, qui vous -laisseriez exploiter, remarqua Robiquet. -</p> - -<p> -—Moi comme les autres, et c'est bien par force. Tenez, monsieur -Robiquet, vous qui vous plaignez de votre salaire, comptez un peu les -points qu'il nous faut tirer pour gagner dix-huit sous. L'entrepreneuse -de lingerie qui nous donne de l'ouvrage est une grande dame à falbalas. -Elle ne fait pas autre chose que de recevoir ses amants et ses -pratiques. Y compris la broderie, elle dépense cinq francs pour -établir une chemise comme celle-ci, et elle la vend douze ou quinze -francs. Elle se dorlote dans la moire et le salin. Tandis que nous -autres, à quoi arrivons-nous en restant tout le jour et une partie de -la nuit courbées sur le travail? à ne pas mourir tout à fait de faim. -</p> - -<p> -—Il y a au quatrième, juste au-dessous de moi, dit Robiquet, une -mauvaise tête, un socialiste. Il dit là-dessus bien des choses qui -paraissent avoir de la raison. Il est cordonnier de son état, et se -plaint aussi de son salaire. Il a cinq enfants et une femme toujours -malade à nourrir. Vous pouvez croire qu'ils ne mangent pas toujours à -leur faim. Ce malheureux a quelquefois des yeux qui font peur: on dirait -qu'il veut dévorer quelqu'un. -</p> - -<p> -—C'est Brisemur? demanda Fossette. -</p> - -<p> -—Oui. -</p> - -<p> -—Pauvres gens! Quand je rencontre ces enfants si déguenillés avec -leurs figures de squelette, j'en ai le cœur serré, et je ne puis pas -dîner. -</p> - -<p> -—Ne reçoivent-ils pas des secours de la paroisse et de la mairie? -</p> - -<p> -—Oh! qu'est-ce que cela? De temps en temps, pour six, un secours de -dix francs ou bien quelques bons de pain. Et puis il est fier, Brisemur. -Quand il faut aller au bureau, il dit à sa femme: «J'aime mieux passer -deux nuits au travail que de mendier un secours.» C'est sa femme qui y -va quand elle peut sortir. Ce qui l'ennuie surtout, ce sont certaines -dames de charité qui se croient obligées de leur donner des conseils, -et qui veulent mettre le nez dans toutes leurs affaires. Il faut -entendre aussi comme il arrange tous ces grands blagueurs qui veulent -faire le bonheur des ouvriers sans les consulter, et qui n'ont pas -d'autre but que de parader et de poser devant le public. Lui, Brisemur, -il a une idée magnifique qui rendrait riches tous les ouvriers. -</p> - -<p> -—Est-ce que les femmes en sont? demanda Fossette. -</p> - -<p> -—Oui, tout le monde. -</p> - -<p> -—Eh bien! parlez, pourvu que ce ne soit pas de la politique. -</p> - -<p> -—Oh! il n'est pas question de politique. Il dit tout bonnement qu'il -faudrait, au lieu de travailler pour un entrepreneur, se réunir, former -une société, se cotiser pour acheter les outils et les cuirs, avoir un -agent qui vendrait les produits et empocherait les bénéfices au profit -de tous les associés. -</p> - -<p> -—Tiens! mais au fait! dit Fossette, si nous trois, mesdemoiselles, -nous formions une société?» -</p> - -<p> -Geneviève s'était arrêtée de coudre. Elle était fort pâle. Ses -yeux fixes, qui semblaient agrandis, avaient une expression singulière. -C'était connue une anxiété, suivie tout aussitôt d'un abattement -profond. -</p> - -<p> -«Mon Dieu! Geneviève, qu'as-tu donc? s'écria Fossette. -</p> - -<p> -—Vous souffrez, c'est sûr,» dit à son tour Robiquet tout effrayé. -</p> - -<p> -Geneviève ferma les paupières et se renversa sur sa chaise. -</p> - -<p> -«Je suis perdue! murmura-t-elle; il ne vient pas, lui, il -m'abandonne!» -</p> - -<p> -Elle avait entendu un pas rapide dans l'escalier. Depuis quinze jours -elle attendait vainement Lionel. La veille encore elle lui avait écrit, -et il ne venait pas. Cette dernière déception achevait de la briser. -</p> - -<p> -«Elle s'évanouit!» cria Claudine, qui la soutint dans ses bras. -</p> - -<p> -En effet, elle avait perdu connaissance. -</p> - -<p> -On la transporta sur le lit: -</p> - -<p> -«Monsieur Robiquet, courez chercher du vinaigre.» -</p> - -<p> -Robiquet effaré se précipita dehors. Il faillit se heurter dans le -corridor avec une dame qui lui demanda si Mlle Claudine Bordier était -sortie. -</p> - -<p> -«Non, au fond, la porte à droite,» répondit Robiquet qui poursuivit -sa course. -</p> - -<p> -C'était Madeleine qui venait voir sa sœur. Elle la trouva, ainsi que -Fossette, en grand émoi auprès du lit où reposait Geneviève. -</p> - -<p> -Madeleine, qui avait plus de sang-froid que les jeunes ouvrières, -bassina les tempes de la malade avec de l'eau fraîche et lui frappa -dans les mains. -</p> - -<p> -Geneviève recouvra ses sens. Elle ne remarqua pas d'abord la présence -de Madeleine. -</p> - -<p> -«Que ne m'avez-vous laissée mourir! s'écria-t-elle en fondant en -larmes! Au moins, je ne souffrirais plus. Me délaisser dans un moment -pareil! Ô mon père, ma mère, si je vous ai fait souffrir, vous êtes -bien vengés!» -</p> - -<p> -Madeleine interrogeait du regard. -</p> - -<p> -«C'est son amant qui l'a abandonnée,» lui dit Claudine à voix basse. -</p> - -<p> -Tout à coup Geneviève se dressa sur son lit. -</p> - -<p> -«Ah! mais.... c'est ma faute s'il n'est pas venu.... Hier, dans ma -lettre, j'ai oublié peut-être de lui donner mon adresse. Et je -l'accusais!» -</p> - -<p> -Elle riait maintenant d'un rire nerveux qui faisait mal. -</p> - -<p> -«Je t'en prie, Fossette, écris-lui bien vite, et dis-lui que je vais -mourir s'il ne vient pas. Tu sais: M. de Lomas, 31, rue Louis-le-Grand. -</p> - -<p> -—M. de Lomas!» s'écria Madeleine stupéfaite. -</p> - -<p> -Et son visage se couvrit de rougeur; ses sourcils se froncèrent. -</p> - -<p> -Quel sentiment l'émouvait? -</p> - -<p> -À cette exclamation, Geneviève regarda Madeleine, et l'ayant reconnue, -elle retomba sur son lit, honteuse qu'une étrangère eût surpris son -secret. -</p> - -<p> -Fossette cherchait une plume et du papier, lorsqu'on entendit des -sanglots dans l'escalier; Robiquet entra tout essoufflé en rapportant -du vinaigre. -</p> - -<p> -«Encore une autre histoire! dit-il; vous entendez bien pleurer? C'est -la petite danseuse du sixième. Les sergents de ville viennent -d'arrêter sa mère, parce qu'ils l'ont surprise qui mendiait dans la -rue Quincampoix.» -</p> - -<p> -Fossette courut dans l'escalier et fit entrer celle que Robiquet -appelait la petite danseuse du sixième. C'était presque une enfant; -elle avait quinze ans à peine. Sa figure brune et pâle rappelait un -peu le type passionné de la bohémienne. Ses grands yeux noirs, animés -par l'indignation, avaient une vivacité, un éclat sauvages. Elle -portait sur sa chevelure épaisse, un peu crépue, une résille de -chenille rouge. -</p> - -<p> -Sa taille souple, cambrée, était à la fois énergique et voluptueuse, -comme celle de ces filles vagabondes, de sang mauresque, dont les -passions brûlantes n'admettent pas d'entraves. -</p> - -<p> -Elle s'appelait Christine Ferrandès. Elle était Espagnole par son -père, mais Française par sa mère. -</p> - -<p> -«Mon Dieu! mon Dieu! criait-elle, que va devenir grand'mère et la -<i>poverinette?</i> Ah! c'est la petite, surtout!» -</p> - -<p> -Cette douleur était si expansive, si vraie, que tous les cœurs -étaient touchés. Geneviève elle-même oubliait sa propre souffrance, -et Madeleine avait des larmes plein les yeux. -</p> - -<p> -Elle questionna Christine sur sa position. -</p> - -<p> -Dans un récit entrecoupé de sanglots, la petite danseuse raconta -qu'elles étaient quatre là-haut dans un grenier: une enfant de six -ans, une aïeule paralytique, elle, qui apprenait à danser, sa mère -enfin qui était blanchisseuse et qu'un commencement de phtisie -empêchait de laver pendant l'hiver. Le jour, la pauvre femme cousait -des chemises de soldat à six sous la pièce, et, vers le soir, en -effet, elle allait mendier; car son mince salaire ne pouvait suffire à -nourrir quatre personnes. -</p> - -<p> -«Elle est si jolie, ma petite Rita! ajouta Christine avec passion. Sa -mère est morte, et on l'avait mise aux Enfants-Trouvés, dans cette -grande maison si triste. J'étais allée la voir. Elle demandait -toujours sa mère; elle se pendait après moi pour me suivre; et je l'ai -emmenée, la pauvre petite. Sans doute elle n'est pas aussi bien -nourrie, mais elle a notre amour. Ah! nous l'aimons bien! Si vous -voyiez, c'est elle qui est toujours la plus belle. Je travaille aussi, -je fais des bonnets. En passant la nuit, je puis gagner trente sous. -Là-dessus il faut payer mes leçons de danse; c'est ce qui nous ruine. -Mais quand je serai célèbre, ajouta-t-elle en se redressant, j'aurai -beaucoup d'argent et nous serons toutes heureuses. Maman!... Ah!... -maman!... croyez-vous qu'on me la rendra?» -</p> - -<p> -Et elle se reprit à sangloter. -</p> - -<p> -Madeleine remit à cette enfant son porte-monnaie qui contenait sa -dernière pièce de vingt francs. -</p> - -<p> -«Tenez, lui dit-elle, quand voué serez riche, vous me la rendrez.» -</p> - -<p> -Christine remercia avec, une effusion toute méridionale et courut -rejoindre sa grand'mère qui ne connaissait pas encore la catastrophe. -</p> - -<p> -Madeleine ne pouvait rester davantage, car Mme Daubré l'attendait aux -Tuileries. -</p> - -<p> -Robiquet partit derrière elle, portant le message de Geneviève à M. -de Lomas. -</p> - -<p> -«Je ne sais pas trop, fit observer Madeleine à Claudine, s'il convient -que tu restes dans cette société-là? -</p> - -<p> -—Comment, se récria-t-elle surprise. Fossette et Geneviève ont des -amants, c'est vrai; mais ce sont de très-braves filles; elles ne se -vendent pas. -</p> - -<p> -—Ma chère amie, quand on est dans cette voie-là, et qu'on est -pauvre.... -</p> - -<p> -—D'où sors-tu, Madeleine? interrompit Claudine. À Paris comme à -Lyon, une ouvrière sage est une exception. On ne peut pas demander non -plus aux ouvrières des grandes villes la même vertu qu'à ces petites -demoiselles qui n'ont jamais quitté la robe de leurs mamans. L'amour -n'est-il pas leur seul bonheur? -</p> - -<p> -—Tu m'effrayes, Claudine, dit Madeleine émue; comment peux-tu excuser -de pareilles mœurs? -</p> - -<p> -—Oh! ne crains rien pour moi. J'ai bien résisté à l'amour de -Jaclard. Je saurai donc me garder, malgré tous les conseils et tous les -exemples. Et puis je penserai à toi, à Marie, à notre pauvre mère, -qui toutes trois auriez tant de chagrin si je me conduisais mal.» -</p> - -<p> -Madeleine, un peu rassurée, embrassa sa sœur en la suppliant de ne -jamais manquer à cette bonne résolution. D'ailleurs, dans quelle -maison placer Claudine où elle n'aurait pas à courir des dangers -peut-être pires? -</p> - -<p> -Commée les deux sœurs s'embrassaient justement en face du n° 15, il y -avait sur la porte du perruquier deux hommes qui les observaient -attentivement. C'étaient Gorju, le trafiquant de chevelures, et -Renardet que Madeleine ne connaissait pas, mais qui, lui, la connaissait -depuis le voyage de Lyon. -</p> - -<p> -Renardet était l'homme d'affaires du principal propriétaire de la rue -de Venise. Il venait toucher les loyers. Il était en outre en relations -suivies et mystérieuses avec Gorju. -</p> - -<p> -«Comment! elle ici? s'écria-t-il. -</p> - -<p> -—Ah! fit Gorju, il y a de jolies filles et de bien beaux cheveux pour -le moment dans le garni du 37. -</p> - -<p> -—Je serais curieux d'admirer ces merveilles, monsieur Gorju; mais un -autre jour, car pour le moment il faut que je sache où se rend cette -beauté, d'un pied si léger,» dit Renardet avec un rire qui -découvrait ses dents aiguës, ses dents de carnassier. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XVI">XVI</a></h4> - -<p> -Il était cinq heures. Il y avait foule aux Tuileries. Les rayons dorés -du soleil couchant se jouaient dans les bourgeons des marronniers. Ils -se réfractaient en brillants arcs-en-ciel dans la pluie fine des jets -d'eau et faisaient resplendir les belles toilettes des promeneuses et -les visages roses des enfants. -</p> - -<p> -C'étaient une vie, une gaieté, un bruit de caquets, de cris, de rires, -de voix fraîches et de chants d'oiseaux. Le printemps n'est pas -seulement le rajeunissement de la nature; il se manifeste aussi en nous -par un redoublement de vie et par des langueurs, des ivresses, des -besoins d'aimer, des joies sans cause, des activités sans but. -</p> - -<p> -C'est la sève qui tressaille, qui monte, qui envahit tous les êtres, -depuis le brin d'herbe jusqu'à l'homme, depuis le robuste paysan -jusqu'à l'habitant étiolé des villes. -</p> - -<p> -Madeleine chercha des yeux Mme Daubré, et ne la trouva point; mais elle -vit à sa place le jeune Albert. Il paraissait plongé dans une de ses -rêveries qui lui étaient habituelles. Il tenait à la main un livre -qu'il avait laissé tomber sur ses genoux. Ses yeux étaient fixés sur -le sommet d'un marronnier, que pourtant il ne regardait point. Quand -Madeleine s'approcha de lui, il tressaillit, et pendant quelques -secondes il ne put répondre à cette simple question: -</p> - -<p> -«Où trouverai-je Mme Daubré?» -</p> - -<p> -Albert avait l'imagination aussi poétique qu'impressionnable. -Madeleine, enveloppée par la lumière du soleil, lui apparaissait alors -comme au milieu d'une gloire. Elle avait marché vite. Ses joues -étaient animées; ses bandeaux soulevés par la course, dessinaient de -petites ondes autour de son front resplendissant. À travers les longs -cils de ses paupières à demi fermées par l'éclat du soleil, -jaillissaient des rayons à la fois doux et pénétrants. -</p> - -<p> -Depuis huit jours que Madeleine était entrée chez Mme Daubré, Albert -avait senti grandir la sympathie qu'elle lui avait inspirée lors de -leur première rencontre chez les Borel. -</p> - -<p> -«Ma belle-sœur est allée avec Maxime Borel faire une promenade au -bois, répondit-il enfin. Ils ont emmené Jeanne. Vous êtes donc libre, -mademoiselle. Je suis venu vous prévenir de ne pas attendre Mme -Daubré. -</p> - -<p> -—Combien je vous remercie, monsieur! fit-elle, réellement touchée de -cette attention. -</p> - -<p> -—Oh! ne me remerciez pas, j'avais envie de sortir; et, vous voyez, je -lisais mon auteur favori.» -</p> - -<p> -C'étaient les poésies d'Henri Heine. -</p> - -<p> -«Je puis donc rentrer,» dit Madeleine, heureuse d'avoir quelques -heures de liberté; car depuis huit jours elle n'avait pas trouvé un -moment pour se recueillir et travailler. -</p> - -<p> -Elle cumulait en effet chez Mme Daubré les emplois de lectrice, de -demoiselle de compagnie et d'institutrice. Que d'exigences n'avait-elle -pas, cette coquette désœuvrée et surtout ennuyée! -</p> - -<p> -«Oh! mademoiselle, rentrer déjà? Voyez, il fait si beau! supplia -Albert. Votre vie nouvelle paraît vous fatiguer un peu. Je vous trouve -pâlie, et vous perdez chaque jour de votre gaieté. -</p> - -<p> -—C'est que maintenant, répondit Madeleine avec un sourire forcé, j'ai -de graves fonctions à remplir; Si je riais comme autrefois, Jeanne -n'aurait plus de considération pour moi. -</p> - -<p> -—Est-ce bien là la vraie cause de votre air sérieux? demanda Albert -avec une émotion dans la voix. Nous serions bien malheureux si vous ne -vous plaisiez pas avec nous. Ma belle-sœur vous aime déjà beaucoup, -et Jeanne aussi!» -</p> - -<p> -Madeleine lui répondit avec une gravité triste: -</p> - -<p> -«Sans doute, monsieur, je regrette Mlle Borel; mais certes je me trouve -heureuse de ma nouvelle position; je suis très-sensible surtout à -l'affection que vous me témoignez tous.» -</p> - -<p> -Madeleine, en prononçant ce petit mensonge bienveillant, avait le cœur -un peu gros. Elle était loin d'être heureuse chez Mme Daubré, comme -elle le disait. Cette position subalterne vis-à-vis d'une femme -capricieuse dont elle ne pouvait estimer le caractère, et qui lui -était de beaucoup inférieure sous le rapport de l'intelligence, la -blessait dans son amour-propre aussi bien que dans sa dignité. Et puis -son esprit sérieux et méditatif ne se prêtait qu'avec de pénibles -efforts à ces fonctions de surveillante attentive et sévère. Elle ne -pouvait s'indigner avec conviction des fautes puériles de Jeanne. Elle -sentait qu'elle remplirait mal ses devoirs d'institutrice. -</p> - -<p> -Doué d'une excessive délicatesse de cœur, Albert comprit à l'accent -un peu contraint de Madeleine qu'elle n'était pas tout à fait sincère -et qu'elle souffrait. Il se tut, car il souffrait aussi. -</p> - -<p> -Albert s'était levé à l'arrivée de Madeleine, et maintenant ils -marchaient l'un à côté de l'autre, au milieu d'un massif de -marronniers. -</p> - -<p> -«Dans ce moment, reprit-il après un silence, vous paraissez -péniblement affectée. Peut-être est-ce moi qui vous ai déplu en -venant à votre rencontre. J'ai été élevé au fond de la Bohème, -dans un château isolé, entre une vieille tante et un vieux -précepteur. Je ne sais donc rien des usages français. Dites-moi, je -vous en prie, que je n'ai commis à votre égard aucune inconvenance. -</p> - -<p> -—Oh! monsieur, répondit vivement Madeleine, j'ai toute confiance en -votre loyauté; et, pour vous le prouver, je ferai avec vous un tour de -promenade.» -</p> - -<p> -Madeleine était très-pure et par cela même très-audacieuse. Mlle -Borel lui avait appris d'ailleurs à ne pas se préoccuper des -convenances lorsqu'elles gênaient la liberté sans profit pour la -morale. -</p> - -<p> -«Je vous remercie, mademoiselle, de cette preuve d'estime, dit Albert -un peu troublé. -</p> - -<p> -—En effet, je suis triste, reprit Madeleine. Je viens d'assister à -une scène si pénible et si émouvante, que vraiment j'ai besoin pour me -remettre de grand air et de distraction.» -</p> - -<p> -Elle conta avec un accent pénétré et plein de chaleur l'histoire de -Christine Ferrandès et de la pauvre phtisique qu'on avait arrêtée -parce qu'elle mendiait. -</p> - -<p> -«Et vous les croyez en tous points dignes d'intérêt? demanda Albert. -</p> - -<p> -—Je ne les connais pas; mais quelle que soit leur conduite, des -femmes aussi malheureuses sont toujours dignes d'intérêt. L'inconduite en -pareil cas est la conséquence de la misère. -</p> - -<p> -—Vous avez raison, mademoiselle; et quoique je partage entièrement -l'avis de Mlle Borel au sujet de l'aumône, cependant, en face de tels -malheurs, comment rester impassible dans ce système et ne pas les -secourir! Je ferai donc ce que vous voudrez bien me dicter. -</p> - -<p> -—Merci pour elles, dit Madeleine. -</p> - -<p> -—En ma qualité d'Allemand, je suis un vrai songe-creux. Je crois à la -métempsycose. J'ai dû être femme dans une précédente existence, et -j'ai dû souffrir beaucoup; car je ressens les souffrances des femmes -comme si je les avais éprouvées.» -</p> - -<p> -Madeleine sourit. -</p> - -<p> -«Ces réminiscences ne seraient-elles pas plutôt l'effet de -l'imagination que celui du souvenir? -</p> - -<p> -—Peut-être avez-vous raison. Mais c'est là un sujet bien triste. Vous -restez ici pour vous distraire et je vous entretiens de pensées -douloureuses. La nature pourtant est si gaie! Comme ce jour est pur et -ce coucher de soleil resplendissant! L'air est embaumé et il enveloppe -comme une caresse. On voudrait, n'est-il pas vrai? s'enfuir au fond des -bois, on se baigner dans la rosée des prés. On éprouve le besoin de -chanter comme les oiseaux ou encore de faire des vers pour décrire -toutes ces ivresses, toutes ces splendeurs. -</p> - -<p> -—Vous faites des vers? interrogea Madeleine. -</p> - -<p> -—Oui, répondit le jeune homme en rougissant. Mais c'est un secret; -car je ne veux les montrer à personne. Je les trouve bien beaux mes vers, -cependant; mais il me semble qu'aussitôt que je les aurai lus, ils me -paraîtront affreux. Et puis maintenant, qui s'intéresse à la poésie? -</p> - -<p> -—Moi, dit Madeleine. -</p> - -<p> -—Vous? Ah! quel bonheur! s'écria Albert avec une naïveté toute -germanique. Et vous aussi, vous écrivez en vers? -</p> - -<p> -—Hélas! j'ai aussi ce défaut!» fit-elle en riant. -</p> - -<p> -Et puis tout à coup elle devint grave; son œil inspiré s'arrêta fixe -et profond sur le ciel bleu. Elle soupira; car la poésie était -maintenant tout son espoir. -</p> - -<p> -«Je vais peut-être vous faire une proposition indiscrète, reprit -Albert; mais alors regardez-la comme non avenue. Si vous voulez me lire -vos vers, je vous lirai les miens. -</p> - -<p> -—J'y consens, répondit Madeleine en souriant. Puisque nous voilà -confrères en littérature, nous nous critiquerons mutuellement. D'abord -je serai franche, je vous en préviens. Tant pis si vos vers sont -mauvais ou si vous avez de l'amour-propre. Toutefois il faudrait me -promettre la même sincérité. -</p> - -<p> -—Sans doute; mais vous, vous ne pouvez faire que de belles choses. Ce -soir, ma belle-sœur doit aller au bal; elle m'a prié de l'accompagner. -J'ai promis avec regret; car je hais ce qu'on appelle le monde; je -n'aime que la lecture, l'étude, la poésie. Je tâcherai de décider -Lionel à l'accompagner. Ce soir donc, si vous le voulez bien, nous nous -réunirons au salon; je vous soumettrai quelques passages de ma -traduction de Heine, et je vous raconterai mes projets pour l'avenir. -J'ai de grands projets: je crois qu'il y a une réforme à opérer dans -l'art comme dans les mœurs, et qu'il faut remplacer notre charlatanisme -littéraire et notre hypocrisie morale par la vérité et la -simplicité. La littérature est-elle le miroir des mœurs, ou les -mœurs sont-elles le reflet de la littérature? L'une et l'autre -proposition peuvent se soutenir. Mais il est certain que les artistes, -ces êtres passionnés, à imagination vibrante, arrivent par le -sentiment, plutôt que les philosophes par la raison pure, aux grandes -intuitions de l'avenir; car leurs aspirations incessantes vers l'idéal -leur font concevoir une beauté, une harmonie, une perfection qui -doivent être la destinée nécessaire de l'homme dans la carrière -immense du progrès.» -</p> - -<p> -En parlant, Albert s'animait; Madeleine l'écoutait sérieuse, et -Renardet, qui n'avait cessé de les observer, se disait avec un sourire -sardonique: -</p> - -<p> -«Évidemment ce sont deux amoureux. Voilà bien la vertu des femmes!» -</p> - -<p> -Lionel les rencontra comme ils rentraient ensemble; il leur jeta un de -ses regards froids et perspicaces. La joie naïve qui éclatait sur le -visage d'Albert ne put lui échapper. Il ne s'arrêta pas toutefois à -les observer, car il avait hâte de se rendre chez Geneviève, dont -Robiquet venait de lui remettre le message. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XVII">XVII</a></h4> - -<p> -Geneviève reposait encore sur le lit de Fossette. Elle éprouvait une -si violente anxiété que cette douleur morale absorbait toutes ses -forces physiques. Viendrait-il? Ne viendrait-il pas? Elle ne donnait -point, mais elle paraissait assoupie. Le moindre bruit la faisait -tressaillir et lui serrait le cœur. -</p> - -<p> -Fossette et Claudine continuaient à travailler silencieusement. -</p> - -<p> -Robiquet ne précéda M. de Lomas que de quelques minutes. -</p> - -<p> -Quand Geneviève vit entrer Lionel, elle se souleva, poussa un cri de -bonheur et lui tendit les bras. -</p> - -<p> -«Que les femmes sont lâches!» dit Fossette à l'oreille de Claudine, -comme les deux ouvrières se retiraient par discrétion dans la pièce -voisine. -</p> - -<p> -Geneviève était si reconnaissante de la visite de M. de Lomas, -qu'elle ne lui adressa pas un reproche, pas un mot amer. C'était de -joie qu'elle pleurait en serrant les mains de son ami. -</p> - -<p> -Ces derniers bonheurs d'une union qui se brise sont souvent plus âpres, -plus véhéments, que les félicités d'un amour à son début. -</p> - -<p> -«Calmez-vous, mon amie, lui dit Lionel. Comme vous l'avez pensé, sans -mon étourderie qui m'a fait oublier de vous demander votre adresse, je -serais venu plus tôt; mais j'ai beaucoup, beaucoup pensé à vous. Je -me suis même occupé, ne pouvant vous aider de ma bourse, à vous -trouver une meilleure position. -</p> - -<p> -—Oh! que vous êtes bon de songer à moi! Mais ce que je veux de vous -surtout, c'est votre affection. Qu'ai-je besoin de luxe? Je gagne à peu -près ma vie. Je ne souffre que de votre oubli, de votre froideur.» -</p> - -<p> -Elle se remit à pleurer. -</p> - -<p> -«Voyons! ma Ginevra, tu es une enfant; ne pleure pas. Je ne veux pas -que ces beaux yeux soient rouges, entends-tu! Ne vois-tu pas que je -t'aime? -</p> - -<p> -—Je ne sais pourquoi, quand je pense à vous, j'ai le cœur serré; et -puis, je sens, je devine.... j'ai peur.... Il me semble que le bonheur -m'échappe et que.... je vais rester toute ma vie seule avec le remords, -avec cette pensée horrible que j'ai torturé le cœur de mes pauvres -parents qui m'aimaient tant. Ma mère encore me pardonnerait; mais mon -père?...» -</p> - -<p> -Elle se souleva sût son coude. -</p> - -<p> -«Lionel, connaissez-vous Gendoux? -</p> - -<p> -—Oui, j'en ai entendu parler, répondit M. de Lomas en baissant les -yeux et la voix. -</p> - -<p> -—Je crois qu'il me tuerait et vous aussi, s'il apprenait... s'il -savait... -</p> - -<p> -—Oh! ma chère enfant, on s'habitue à ces douleurs-là. -</p> - -<p> -—Mon père s'habituer à la honte, jamais! -</p> - -<p> -—Quand tu auras ici une position lucrative, tu lui écriras que tu as -quitté Lille, parce que cette vie de travail et de pauvreté sans -perspective d'amélioration possible t'a rebutée, et que tu es venue -chercher à Paris une existence plus conforme à tes goûts. Enfin, dans -quelques mois, tu seras majeure et libre par conséquent. Tes parents ne -pourront pas s'opposer à tes volontés. -</p> - -<p> -—Il faudra bien me résoudre à leur donner ce grand chagrin, dit -Geneviève en soupirant; car je ne puis plus retourner auprès d'eux -dans la position où je me trouve. Vous me comprenez, Lionel; il y a -quelque temps j'espérais encore me tromper, mais maintenant je ne puis -plus douter.» -</p> - -<p> -Elle fondit en larmes. -</p> - -<p> -M. de Lomas ne s'attendait pas à une semblable révélation. Et comme -il n'aimait plus Geneviève, il ne chercha pas beaucoup à dissimuler la -vive contrariété qu'il en éprouva. Il quitta soudain le ton presque -tendre et le tutoiement qu'il venait d'employer, et lui adressa quelques -froides consolations. -</p> - -<p> -Il savait bien que Geneviève n'aimait que lui. Mais comme tous les -hommes sans conscience, plus coupables cependant que la femme séduite, -il voulait douter, afin de rejeter sur Geneviève seule la conséquence -de leur faute commune. Il pouvait du moins feindre des soupçons qui -donneraient un prétexte à son abandon. -</p> - -<p> -«Quel est ce jeune ouvrier, demanda-t-il, qui vient de me remettre -votre lettre?» -</p> - -<p> -Geneviève était si candide dans son amour, que, ne pouvant deviner la -pensée injurieuse qui traversait l'esprit de M. de Lomas, elle -répondit naïvement à sa question. Elle attribua son refroidissement -subit à toute autre cause et regretta presque de lui avoir fait cette -révélation. -</p> - -<p> -«Monsieur de Lomas, dit-elle avec dignité, mais avec une émotion -concentrée, lorsque vous m'avez arrachée à ma famille, vous m'aviez -laissé entrevoir la possibilité d'un mariage. Je ne vous rappellerai -pas les subterfuges que vous avez employés pour me séduire. Je vous ai -pardonné depuis longtemps, parce que je vous aime. Si j'ai pu croire un -moment que vous m'épouseriez après la mort de votre mère, maintenant -que j'ai un peu plus d'expérience, j'ai complètement perdu cet espoir. -Je sais bien qu'un homme de votre classe, de votre éducation, ne -consentira jamais à épouser une pauvre ouvrière, et à la présenter -comme son égale dans le monde et dans une famille qui la repousserait. -Non, tout ce que j'espère, c'est que ce lien vous attachera à moi, que -vous continuerez à m'aimer, à penser quelquefois au milieu de vos -plaisirs à la pauvre fille qui vous a donné toute sa vie. Oh! dites, -promettez-le moi.» -</p> - -<p> -Lionel prit dans sa main sèche et froide la main fiévreuse que lui -tendait la jeune fille. -</p> - -<p> -«Sans doute... sans doute... dit-il avec embarras. Je vous aime, et -d'ailleurs je vous le prouverai. -</p> - -<p> -—Oh! Lionel, reprit Geneviève un peu rassurée, quand je pense que je -vais avoir un enfant qui sera le vôtre aussi, j'oublie tout mon -malheur... j'oublie la honte, et je l'aime déjà, cet enfant qui vous -ressemblera. Vraiment, je crois que je vous en aime aussi davantage.» -</p> - -<p> -L'accent plaintif dont elle prononça ces tendres paroles, son regard -ému, voilé par les larmes, la rendaient si touchante et si séduisante -même que Lionel eût pu en être attendri; mais il était alors trop -préoccupé de chercher une combinaison qui lui permît de se -débarrasser de Geneviève avec honneur. -</p> - -<p> -«Je suis bien sensible, mon enfant, dit-il, à votre affection. Il faut -songer à vous créer une position; et c'est à quoi je vais mettre tous -mes soins.» -</p> - -<p> -Il était si éloigné de penser à un mariage qu'il ne s'excusa pas -même auprès de Geneviève de manquer à ses promesses. -</p> - -<p> -«Une dame, une amie de ma sœur, poursuivit-il, à qui j'ai parlé de -votre position comme ouvrière, m'a promis de s'occuper de vous. En -attendant, elle vous a recommandé à sa couturière, qui vous donnera -du travail et qui vous procurera une chambre dans sa maison même. C'est -un grand atelier et une couturière en vogue. Vous y apprendrez cet -état qui, à Paris, avec des protections, peut devenir très-lucratif. -</p> - -<p> -—Quitter mes amies, s'écria Geneviève, Fossette qui est si bonne pour -moi? -</p> - -<p> -—Il le faut, mon enfant; d'ailleurs Mme Thomassin demeure rue -Neuve-Saint-Augustin, tout à côté de la rue Louis-le-Grand. Nous -pourrons ainsi nous voir plus souvent.» -</p> - -<p> -Ce dernier argument décida Geneviève. -</p> - -<p> -«Je vais vous donner l'adresse en question, ajouta Lionel; vous pourrez -vous y présenter de la part de Mme de Courcy. -</p> - -<p> -Apercevant sur la table l'encrier et la plume dont Fossette s'était -servie, il s'en approcha pour écrire cette adresse. -</p> - -<p> -Il n'y avait qu'une feuille de papier, mais elle était écrite au -verso. -</p> - -<p> -Lionel y jeta les yeux et lut avec un vif étonnement. -</p> - -<p> -C'était le contrat de Fossette et de M. de Barnolf. -</p> - -<p> -Il posa le papier sans rien témoigner de sa surprise. -</p> - -<p> -«Mlle Fossette a-t-elle aussi un amant? demanda Lionel. -</p> - -<p> -—Oui, un monsieur fort riche qui l'adore. Mais c'est une singulière -fille, cette Fossette, et très-honnête, quoiqu'elle soit très-pauvre. -</p> - -<p> -—Ils se voient souvent? -</p> - -<p> -—Tous les jeudis. -</p> - -<p> -—Ah! -</p> - -<p> -—Ces belles fleurs que vous voyez sont les seuls cadeaux qu'elle lui -permette. -</p> - -<p> -—Il ne vient jamais la voir? -</p> - -<p> -—Jamais.» -</p> - -<p> -Voilà donc ce secret qui intrigue si fort Lucrèce, pensa Lionel. -</p> - -<p> -Il ajouta tout haut: -</p> - -<p> -«Votre amie est vraiment une étrange créature. Depuis quand la -connaissez-vous? -</p> - -<p> -—Depuis que je suis ici, c'est-à-dire depuis un mois... mais je -l'aime, comme si nous nous étions toujours connues. Oh! vraiment, -Lionel, si vous pouviez aussi vous intéresser à elle et lui obtenir de -l'ouvrage chez la couturière de Mme de Courcy... -</p> - -<p> -—C'est possible, nous verrons cela. -</p> - -<p> -—Elle est très-bonne ouvrière. Elle a quelque instruction et surtout -beaucoup de goût. Elle sait s'habiller gentiment avec des loques. -L'état de fleuriste lui plairait mieux que la couture et la -passementerie; car elle est passementière; mais elle n'a pas d'avances -pour faire un apprentissage. Enfin, Lionel, je vous en prie, pensez à -elle aussi; car j'aurais un très-grand chagrin de m'en séparer. -</p> - -<p> -—Je vous promets d'en parler, répondit Lionel. Vous irez donc demain -sans faute chez Mme Thomassin.» -</p> - -<p> -Geneviève promit. -</p> - -<p> -«Lucrèce sera contente de moi, pensa Lionel en descendant l'humide et -sombre escalier du n° 37. Dire que des êtres humains vivent -là-dedans! Pouah!» -</p> - -<p> -Et il s'éloigna en fredonnant un air d'opéra. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XVIII">XVIII</a></h4> - -<p> -Lucrèce de Courcy, nous l'avons vu, était une courtisane de la haute -école, la courtisane prévoyante de la seconde moitié du dix-neuvième -siècle. Ce n'était pas seulement une femme, belle, spirituelle, -entraînante; c'était surtout un homme d'affaires. -</p> - -<p> -Elle voyait s'approcher le moment où elle devrait renoncer à la vie -qu'elle s'était faite; et comme elle ne voulait se retirer du monde -qu'avec une fortune considérable, elle jouait à la bourse et plaçait -son argent à très-gros intérêts. -</p> - -<p> -Renardet était son factotum; mais elle n'exerçait l'usure qu'avec une -extrême circonspection. -</p> - -<p> -Du reste, dans ce milieu de désordre et de luxueuse galanterie, il lui -était facile d'épier le moment où un fils de famille commence à -descendre la pente de la ruine et peut encore présenter des garanties. -Elle lui offrait alors de le mettre en relations soit avec Renardet, -soit avec Pinsard, dont elle se servait comme prête-nom, ce même -Pinsard, dont la femme était, rue Saint-Roch, marchande à la toilette. -</p> - -<p> -Il était onze heures du matin. La belle Lucrèce était encore au lit. -Sa chambre à coucher, fraîche et coquette comme celle d'une jeune -mariée, avait des tentures de soie rose recouvertes de guipure; mais -peut-être ces draperies aux reflets suaves faisaient-elles un peu trop -deviner la femme déjà mûre qui s'entoure de couleurs tendres pour se -donner un air de jeunesse. -</p> - -<p> -La beauté de Lucrèce avait encore assez d'éclat pour légitimer cette -prétention. Grâce à un demi-jour habilement ménagé, elle pouvait -assez bien faire illusion. Cette lumière rosée répandait des teintes -exquises sur son visage d'une pâleur mate, et atténuait les lignes qui -commençaient à s'accentuer avec trop de vigueur. -</p> - -<p> -La fine dentelle qui encadrait, son ovale, dissimulait des tempes un peu -évidées, et les contours déjà massifs du menton. Elle tenait hors du -lit ses bras et ses épaules encore admirables comme lignes et comme -modelés. Ses yeux à demi clos, exercés aux séductions, brillants -d'un certain feu de jeunesse, exprimaient en même temps une voluptueuse -langueur. -</p> - -<p> -À voir cette pose, ces teintes, ces ombres et ces reflets artistement -étudiés, on eût dit une femme entièrement occupée de plaire. Qui -eût supposé que cette créature si féminine, si coquettement -enveloppée de ces frais nuages de soie et de dentelles, cachait, sous -des apparences aussi gracieuses, une ambition effrénée, une rapacité -d'oiseau de proie, une corruption, une sécheresse de cœur enfin qu'on -ne rencontre guère que chez ces femmes habituées à simuler tous les -sentiments et à exploiter l'amour! -</p> - -<p> -Un homme, aussi répulsif que Lucrèce était attrayante, se tenait -assis devant elle. C'était Renardet qui faisait tache dans ce luxe avec -son petit habit râpé à manches collantes et ses souliers à clous. -</p> - -<p> -«Décidément, Renardet, disait Lucrèce, je vous proclame un homme de -génie. Vous êtes certainement un des produits les plus remarquables de -notre civilisation en décadence.» -</p> - -<p> -Renardet, qui commençait à s'incliner, coupa à ce dernier mot son -salut par le milieu. -</p> - -<p> -Il se contenta de sourire aussi agréablement que le lui permettaient -ses lèvres plates et ses dents pointues. -</p> - -<p> -«Ne vous offensez pas, car, moi aussi, je m'intitule hautement la -dernière Française de la décadence. Il n'y a plus de Françaises -aujourd'hui, mon pauvre Renardet; on ne voit que de petites -écervelées, sans esprit, sans grâce. Il n'y a plus que des jockeys -mâles et femelles qui mènent l'amour à coups de cravache et ne -comprennent rien à la galanterie. À l'heure qu'il est, je fais type. -Et dire que cette Beausire.... Mais laissons cela et parlons d'affaires. -Je disais donc que vous êtes un homme de génie. Oui, vous seul savez -trouver de semblables combinaisons; vous feriez un héros de drame. -Parole d'honneur! c'est du haut comique. Devenir l'homme d'affaires, -l'homme de confiance de celui que vous avez pour mission délicate de -conduire à la ruine, c'est très-fort. Je m'avoue vaincue: je n'aurais -pas trouvé celle-là. Vous croyez donc qu'il n'aurait pas renouvelé -les cent quatre-vingt mille francs pour deux cent cinquante mille, comme -je l'espérais. -</p> - -<p> -—Non, il aurait trouvé facilement à Lyon au 15 pour 100 les cent -quatre-vingt mille francs qu'il vous doit; car il venait de dire à la -petite femme qui l'accompagnait que son père avait plus de huit -millions de fortune. Enfin, à mon arrivée à Lyon, j'ai pris des -informations. Elles sont des plus rassurantes. La maison Borel est -bâtie sur le roc; elle fait des affaires colossales avec tous les pays, -et il faudrait des faillites dans tous les coins du monde pour ébranler -son crédit. Le chiffre exact de sa fortune n'est pas connu; mais -certainement il dépasse huit millions. En Amérique seulement, ils -exportent pour plusieurs millions chaque année; ils occupent, tant à -Lyon que dans la banlieue, près de trois mille métiers à velours et -à soierie. -</p> - -<p> -—Mais enfin, avez-vous vérifié par vous-même, visité leur fabrique? -</p> - -<p> -—Oui, selon vos recommandations, j'ai voulu voir par mes yeux, et, -sous un prétexte, j'ai pénétré dans les bureaux. Toutes les fabriques de -soieries sont concentrées dans le quartier des Terreaux; et à voir ces -rues si calmes, on ne pourrait soupçonner que là s'est réfugiée -toute l'activité commerciale de Lyon. J'ai été stupéfait en entrant -dans la fabrique des Borel. Je croyais trouver de vastes bureaux, un -personnel considérable, tout cet appareil dispendieux que supposent -d'aussi vastes affaires. Mais non; seulement quelques commis silencieux -qui montrent des échantillons; quelques caissiers chargés de la -correspondance, un atelier de dessin où travaillent en causant une -dizaine de dessinateurs, voilà ce que présente aux regards la -puissante maison Borel. J'ai visité d'autres grandes fabriques, et -c'est partout de même. -</p> - -<p> -—Mais alors vous êtes sûr?... -</p> - -<p> -—La maison Borel est connue à Lyon comme l'est ici la maison -Rothschild. Si vous avez un million, vous pouvez le placer en toute -sécurité entre les mains de M. Maxime Borel. Au vingt, c'est déjà -assez gentil. -</p> - -<p> -—Je n'ai pas tout de suite deux cent soixante-dix mille francs qu'il -doit à ses autres créanciers; mais j'ai donné ordre à mon agent de -change de vendre mes Saragosse dès que la plus petite hausse se -produira. D'ailleurs, puisque c'est moi qui, sous un nom supposé, le -poursuis, je saurai me faire attendre. Assurez-le que dans quelques -jours vous lui présenterez les quittances de tous ses créanciers. -N'a-t-il pas besoin aussi de quelque argent de poche? -</p> - -<p> -—Oui, il m'a demandé de lui trouver en outre soixante mille francs -aux mêmes conditions. -</p> - -<p> -—Une idée! s'écria Mme de Courcy, si je lui vendais pour trois cent -mille francs mon petit hôtel de la rue Blanche? Il m'en a coûté cent -cinquante mille; ce serait une bonne affaire, car il n'est loué que dix -mille francs. Il faut que nous lui trouvions une femme qui ait envie de -cet hôtel. Décidément ce jeune homme m'intéresse. Pour le fils d'un -fabricant de province, il n'a rien de bourgeois. Il a de l'esprit, il -est artiste, il m'amuse. Je veux contribuer à son bonheur. -</p> - -<p> -—En le ruinant, fit Renardet avec son rire satanique. -</p> - -<p> -—Bah! quand je le pousserais à dépenser un ou deux millions pour -jouir dans le bel âge, ne lui en restera-t-il pas toujours assez pour -grignoter le plaisir quand il n'aura plus de dents? Je veux l'aider à -se poser sur un grand pied. Je veux en faire un héros de la haute -fashion. Vous savez que je suis un peu artiste en ce genre. -</p> - -<p> -—Je l'ai toujours dit, fit Renardet avec componction, malgré votre -réputation de femme d'esprit, vous êtes encore méconnue. -</p> - -<p> -—Voyons, Renardet, il faut découvrir à ce jeune homme quelque beauté -capable de produire une vive sensation dans notre monde, ne serait-ce -que pour faire sécher un peu la Beausire. Non pas seulement de la -beauté, mais de l'esprit, mais du neuf qui étonne; une production de -votre invention, quelque chose d'un haut ragoût. Maxime ne peut se -contenter d'une femme vulgaire. Il a d'ailleurs sa réputation à -soutenir; il a lancé successivement trois femmes qui ont eu quelque -célébrité: Colombine, Manon et Pouliche. Lionel m'a dit que Maxime -était sur le point d'entamer une intrigue avec Mme Daubré. Voilà ce -qu'il faut empêcher; car Maxime aimant sérieusement une femme honnête -n'aurait plus besoin d'argent. Eh bien! apercevez-vous une merveille qui -pourrait le détourner de cet attachement? Cette jeune fille dont vous -me parliez tout à l'heure et qu'il a rencontrée en wagon... -</p> - -<p> -—Oh! affaire de passer le temps en voyage, caprice d'un moment. -D'ailleurs elle est pourvue, je l'ai rencontrée hier aux Tuileries en -rendez-vous avec un tout jeune homme qui paraissait fort épris. -</p> - -<p> -—Bon! comme je vais intriguer Maxime; sachez-moi le nom du jeune -homme! -</p> - -<p> -—Nous le saurons. -</p> - -<p> -—Et la position sociale de la jeune fille? -</p> - -<p> -—Elle a été élevée dans la famille Borel qui l'avait recueillie par -charité. Elle est maintenant institutrice chez Mme Daubré. -</p> - -<p> -—Ah! chez Mme Daubré, institutrice? fît Lucrèce, qui resta un moment -songeuse. -</p> - -<p> -—Mais cette jolie personne, reprit Renardet, a une sœur qui est une -bien belle créature. C'est une simple ouvrière; c'est un peu massif; -ce serait à dégrossir. -</p> - -<p> -—Elle est à Paris? -</p> - -<p> -—Oui, rue de Venise. À propos, j'ai vu hier mon ami Gorju. Il y -aurait aussi, dans un garni de la même rue, une petite danseuse de quinze -ans qui a un cachet extraordinaire, paraît-il. Vous savez que ce pleutre de -Gorju s'y connaît. -</p> - -<p> -—Quinze ans, dit Lucrèce, c'est trop jeune pour Maxime, qui n'a pas -le temps de s'amuser à faire l'éducation d'une femme. -</p> - -<p> -—Il m'a parlé encore d'une petite grisette très-piquante, et d'une -blonde, une Flamande très-jolie. -</p> - -<p> -—La grisette nous irait peut-être. Il faudrait voir cela. Cependant -cherchez encore. Vous n'avez pas oublié non plus M. de Barnolf. -Avez-vous pu arriver jusqu'à lui? On le dit dans la gêne. En voilà un -que j'aurais du plaisir à mettre sur la paille. -</p> - -<p> -—Je me suis informé. Il reçoit très-exactement sa pension et -dépense peu. Il a une maîtresse qui ne lui coûte rien. -</p> - -<p> -—Je sais cela. Il me faut à tout prix le nom de cette femme -mystérieuse. Voyons, dépistez-moi cela en vrai renard que vous êtes. -</p> - -<p> -—Si c'est possible, c'est fait; si c'est impossible, cela se fera, -répondit Renardet en répétant un mot célèbre. Jamais ministre -fut-il plus désireux que moi de plaire à sa souveraine? -</p> - -<p> -—Il me semble que vous devenez galant: cela m'inquiète, monsieur -Renardet. L'amour nuit aux affaires. J'ai idée qu'en secret vous -sacrifiez aux Grâces. -</p> - -<p> -—Euh; euh! on n'est pas tout à fait de bronze. Mais soyez tranquille, -l'amour ne me fera jamais commettre de sottise. -</p> - -<p> -—Vous m'assurez que M. de Lomas songe à se marier? -</p> - -<p> -—Avec l'aînée des demoiselles Borel. Je le tiens de M. Maxime -lui-même.» -</p> - -<p> -Lucrèce, loin d'en paraître offensée, eut sur les lèvres un sourire -de satisfaction. -</p> - -<p> -Au même instant une femme de chambre annonça M. de Lomas. -</p> - -<p> -«Vite, Renardet, passez par ici, dit-elle d'une voix basse et rapide, -en lui désignant une autre issue. Descendez par l'escalier de service -et sortez par la rue d'Anjou.» -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XIX">XIX</a></h4> - -<p> -Pendant son entretien avec Renardet, Lucrèce avait quitté son attitude -languissante, mais, lorsque M. de Lomas entra, elle se hâta de -reprendre une pose de petite maîtresse. -</p> - -<p> -«Bonjour, cher, dit elle, en laissant tomber nonchalamment sa main -mignonne et parfumée dans celle de Lionel. Quel heureux événement -vous amène si matin? -</p> - -<p> -—L'impatience de vous voir ne suffit-elle pas? -</p> - -<p> -—Toujours charmant, toujours semblable à vous-même! Ce qui vous -manque, Lionel, c'est un peu d'imprévu. La passion vraie ne se sert pas -d'expressions aussi polies, aussi gracieuses. Me trompé-je? Hélas! je -ne demande qu'à me tromper. -</p> - -<p> -—Enfant! vous savez bien ce qu'est pour vous, au fond du cœur, votre -Lionel. Vous savez bien que vous occupez sans cesse ma pensée; que -toujours je maudis l'instant qui nous sépare, et que, loin de vous, je -n'aspire qu'à celui qui doit nous réunir. -</p> - -<p> -—Tiens! s'écria Lucrèce avec un éclat de rire mutin aussi frais que -celui d'une jeune fille, voilà une musique qui aujourd'hui se trouve -dans mes cordes. J'ai mal dormi. Je suis éveillée depuis plus d'une -heure. Devineriez-vous à quoi je rêvais quand vous êtes entré? -</p> - -<p> -—Ce n'était pas à moi, je le crains. -</p> - -<p> -—Non, je le confesse. Je composais une idylle, une églogue, tout ce -qu'on peut imaginer de plus sentimental, de plus champêtre. Mais je -m'aperçois que je me meurs de faim. Permettez-moi de manger d'abord, -car voilà mon chocolat qui attend. Ah! mon ami, que cette vie me -fatigue! Je rêvais.... comme vous allez rire!... je rêvais de me -marier vertueusement et de me retirer à la campagne, dans quelque coin -ignoré de la France. J'achèterais une grande propriété et je ferais -de l'agriculture. Je me livrerais à l'élevage des races ovine, porcine -et bovine, à l'engraissage des gallinacés. Car j'ai appris par une -dure expérience que les bêtes valent mieux que les hommes. -J'exposerais aux concours régionaux, et je ferais dans ma localité la -pluie et le beau temps. J'ai toujours eu, vous le savez, des goûts de -domination, et je pense, comme César, qu'il vaut mieux être le premier -dans son village que le second à Rome. Enfin je veux quitter le monde -avant que le monde me quitte. Comme je ne puis plus espérer de régner -à Paris, je n'aspire maintenant qu'à gouverner une basse-cour et qu'à -goûter les plaisirs innocents de la campagne. -</p> - -<p> -—En effet, ma chère Lucrèce, un changement aussi imprévu dans vos -goûts et vos idées m'amuserait, s'il ne m'inquiétait plus encore. -Auriez-vous eu la fièvre cette nuit? Quelque cauchemar aurait-il jeté -du noir dans votre esprit? J'aime mieux croire cependant que c'est le -printemps qui infuse dans votre cœur cet amour des champs et de la -vertu. -</p> - -<p> -—Vous l'avez dit, de la vertu. J'éprouve le besoin de me rendre utile -à la société. Je fonderai peut-être un hospice, ou bien je -deviendrai dame patronnesse d'un bureau de bienfaisance. -</p> - -<p> -—N'avez-vous pas rêvé aussi de couronner des rosières? -</p> - -<p> -—Il se peut. -</p> - -<p> -—Et de doter les jeunes filles de bonne conduite, afin qu'elles -trouvent des maris? -</p> - -<p> -—Pas encore; mais cela viendra. -</p> - -<p> -—Enfin, dit Lionel en riant, il faut expliquer toutes les bizarreries -des femmes par cet impérieux besoin de changement que je regarde moins -comme un défaut que comme une richesse de leur nature, et qui les jette -en un moment d'un extrême à l'autre. Et vous épouseriez? -</p> - -<p> -—J'avais d'abord pensé à vous, Lionel; mais je crois que nous nous -connaissons trop. Il faut un peu d'inconnu dans l'amour: car je rêve un -mariage d'inclination. Je rêve.... vous allez rire encore!... je rêve -l'amour dans le mariage; je rêve une lune de miel. -</p> - -<p> -—Mais il me semble que ce ne serait pas la première, et que vous en -pourriez compter un certain nombre. -</p> - -<p> -—Toutes manquées, mon cher. J'ai été adorée, je n'ai jamais été -aimée. Ah! c'est bien rare, l'amour! Ne sait pas aimer qui veut. -L'amour tel que je le conçois est aussi rare que le génie. Il me -semble que le bonheur suprême se trouve dans cette union complète, -exclusive, indissoluble, que consacre le mariage. Vrai, je ne voudrais -pas mourir avant d'avoir été aimée ainsi. -</p> - -<p> -—Tout ce que vous me dites là est peu flatteur pour moi. -</p> - -<p> -—Allons donc! Convenez-en, Lionel, vous êtes trop sceptique pour être -jamais sérieusement amoureux. L'amour vrai comporte une jeunesse de -cœur, une sincérité, une naïveté d'impressions et en même temps -une élévation d'âme, une générosité, qu'on ne peut rencontrer chez -des gens comme nous, plus ou moins blasés, qui connaissons à fond le -cœur humain et toutes ses petitesses. -</p> - -<p> -—Croyez-vous donc pouvoir trouver le bonheur dans un amour que vous -vous reconnaissez incapable de partager? -</p> - -<p> -—Ah! mon cher, j'étais née tendre, avec des sentiments élevés. Mais -quel caractère, si fortement trempé qu'il soit, peut résister à ce -dissolvant, la misère! Maintenant que je suis riche, je me sens encore -le cœur assez jeune pour lui refaire, par l'amour vrai et -désintéressé, une virginité. -</p> - -<p> -—Eh bien! ce phénix l'avez-vous déjà rencontré? -</p> - -<p> -—Je le cherche. Savez-vous que ce jeune Daubré est fort bien? -</p> - -<p> -—Ah! ah! fit Lionel avec un sourire contraint. Réaliserait-il votre -idéal? Pour de la candeur, il en a, je vous en réponds. -</p> - -<p> -—Quand j'aimerai, je vous le dirai, mon ami. Nous ne devons pas gêner -nos inclinations. D'ailleurs, pendant trois ans, nous nous sommes -suffisamment prouvé l'estime que nous avions l'un pour l'autre. -</p> - -<p> -—Est-ce mon congé que vous me signifiez? -</p> - -<p> -—Non, ne voyez exactement dans mes paroles que ce qu'elles disent; -n'y cherchez aucune arrière-pensée. Avec vous, je suis d'une simplicité -antique. Je joue toujours cartes sur table. Je n'ai, certes, aucune -raison pour vous ménager, puisque je viens d'apprendre que vous m'avez -trompée pour une ouvrière. Vous voyez que je suis bien informée, et -que j'y mets de la mansuétude. Je vous pardonne, car on la dit -très-jolie. Ah! si vous m'aviez fait une infidélité pour une beauté -médiocre, je me montrerais plus sévère! -</p> - -<p> -—Vous me voyez stupéfait de cette accusation! exclama Lionel qui -simula fort bien la surprise. Mais je m'explique l'erreur où votre -espion sera tombé. Ne m'avez-vous pas ordonné d'envoyer chez votre -couturière la petite blonde que vous avez rencontrée, il y a quinze -jours, sortant de chez Mme Daubré? Eh bien! j'ai à peu près réussi -dans ma négociation. Elle se présentera demain chez Mme Thomassin. Je -vous apporte une autre nouvelle qui vous fera également plaisir: j'ai -découvert la maîtresse de Barnolf. Me reprocherez-vous encore de -manquer de zèle? -</p> - -<p> -—La maîtresse de Barnolf! s'écria Lucrèce qui s'était soulevée sur -son coude pour écouter plus attentivement Lionel. Son nom? où -demeure-t-elle?» -</p> - -<p> -M. de Lomas lui raconta tout ce qu'il savait de Fossette. -</p> - -<p> -«Et vous dites, demanda Mme de Courcy, qu'elle désire entrer aussi -chez Mme Thomassin? -</p> - -<p> -—Non, pas elle; je ne lui ai pas parlé; mais Geneviève, -très-probablement, la déciderait. Seulement, avec son amour et ce -caractère original, peut-être refuserait-elle toute dépendance. -</p> - -<p> -—Elle gagne, dites-vous?... -</p> - -<p> -—Vingt-cinq sous par jour. -</p> - -<p> -—Oh! alors elle ne refusera pas. Mme Thomassin lui donnera deux -francs, quand je devrais même payer de ma bourse. Je veux la voir, lui -parler, je jugerai alors de quelle manière me venger de ce Barnolf, qui, -avant-hier encore, appelait mon salon un «infâme tripot.» -</p> - -<p> -Lucrèce ajouta, comme se parlant à elle-même: -</p> - -<p> -«Quelque instruction, du goût, de l'esprit, piquante et fantaisiste? -Cette Fossette plairait peut-être à Maxime. J'y songerai. -</p> - -<p> -—Maxime! Et Pouliche? -</p> - -<p> -—Il a de cette péronnelle par-dessus les yeux. J'ai mes projets sur -Maxime. Veillez à ce que votre sœur ne les entrave pas. À propos, -vous venez ce soir. Renardet m'a parlé de votre affaire; elle -s'arrangera. Ne manquez pas d'amener M. Daubré. -</p> - -<p> -—Un rival! repartit Lionel avec un accent jaloux. C'est de l'héroïsme -que vous me demandez là. -</p> - -<p> -—Lionel, dit Mme de Courcy en souriant finement, je connais votre -projet de mariage avec l'aînée des demoiselles Borel. Je vous promets -de ne rien faire pour l'entraver.» -</p> - -<p> -M. de Lomas voulut protester. -</p> - -<p> -«Oh! mon cher ami, un homme comme vous, exempt de tout préjugé, c'est -si rare! Et puis réfléchissez-y: nous nous tenons réciproquement par -la crainte de l'indiscrétion. Nous ne pouvons donc pas nous brouiller. -Ce que nous avons de mieux à faire, l'amour s'éteignant, c'est de -rester amis. Servez-moi comme je vous servirai à l'occasion. -</p> - -<p> -—Moi, Lucrèce, je vous aimerai toujours; mais je vous montrerai que -je sais pratiquer la générosité. -</p> - -<p> -—À propos,... cet Albert Daubré?... -</p> - -<p> -—Votre futur mari?... fit Lionel en souriant. -</p> - -<p> -—On ne peut pas savoir, répondit Lucrèce... Quel homme est-ce? -</p> - -<p> -—C'est une nature tendre, un peu féminine... -</p> - -<p> -—Tant mieux! Seuls ces êtres-là savent aimer d'un amour frais, pur, -exclusif. Mon cher ami, je suis dans mes jours d'expansion, je vous -ferai toutes mes confidences; je suis altérée de platonisme. Riez -maintenant à belles dents, si vous voulez! -</p> - -<p> -—Décidément vous êtes amoureuse d'Albert, car l'amour seul a pouvoir -de nous transformer ainsi. -</p> - -<p> -—Je n'en sais rien, c'est possible. -</p> - -<p> -—Mais alors je vais vous percer le cœur.... Oui, vraiment, j'hésite -à vous faire cette révélation. -</p> - -<p> -—Quoi! il aimerait? -</p> - -<p> -—Je le crois. -</p> - -<p> -—Qui? -</p> - -<p> -—C'est une supposition: l'institutrice de ma nièce, Madeleine -Bordier. Or, l'institutrice de ma nièce, ce sont précisément ces beaux yeux -noirs que vous avez un jour rencontrés sous ma porte cochère.» -</p> - -<p> -Lucrèce ferma à demi les paupières; ses lèvres se contractèrent -avec dépit; elle pâlit légèrement. Se rappelant soudain les -révélations de Renardet, elle venait de faire ce rapprochement: c'est -Albert Daubré que Renardet a surpris aux Tuileries avec l'institutrice. -</p> - -<p> -«Ah!... cette Madeleine est très-jeune? demanda-t-elle? -</p> - -<p> -—Vingt ans. -</p> - -<p> -—Vous la trouvez belle? -</p> - -<p> -—Fort belle. -</p> - -<p> -—Spirituelle? -</p> - -<p> -—Plus que cela: c'est une intelligence remarquable. -</p> - -<p> -—Je vous permets de lui faire la cour. -</p> - -<p> -—Je proteste. -</p> - -<p> -—Je l'exige.» -</p> - -<p> -Lionel eut un demi-sourire que ne remarqua point Mme de Courcy, et qui -sans doute signifiait: Je n'ai pas attendu votre permission pour dresser -mon plan d'attaque. -</p> - -<p> -«Vous êtes séduisant, Lionel. -</p> - -<p> -—Vous êtes bien bonne, fit-il en s'inclinant -</p> - -<p> -—Et puis vous avez peu de scrupules. Lorsque vous voulez plaire, vous -avez du feu, sans vous départir de votre diplomatie, vous avez à la -fois de la passion et du calcul. Elle vous aimera, je vous le prédis. -</p> - -<p> -—Euh! euh! ces femmes philosophes chez qui la tête domine, c'est de -la glace. -</p> - -<p> -—De la glace qui fondra sous l'influence de votre magnétisme. Elle -est artiste aussi; et d'ailleurs, avec ces yeux-là... -</p> - -<p> -—C'est très-pur. -</p> - -<p> -—Mais vous l'êtes si peu! -</p> - -<p> -—Très-désintéressé. -</p> - -<p> -—Parce qu'elle n'a jamais souffert. -</p> - -<p> -—Non, vrai, je la crois incorruptible. Vous, savez pourtant que je -n'ai pas trop bonne opinion des femmes. Mlle Borel, qui l'a élevée, est un -roc de vertu. -</p> - -<p> -—Oui; mais à l'école de votre sœur, qui est coquette.... -</p> - -<p> -—Je crois deviner qu'elle n'a pour ma sœur ni admiration, ni -sympathie. -</p> - -<p> -—Elle a donc beaucoup de préjugés? -</p> - -<p> -—Elle a plutôt de la fierté. -</p> - -<p> -—Peuh! laissez donc! elle est fière, donc elle a conscience de sa -valeur. Elle aura peine à supporter cette demi-servitude. Comme -artiste, elle doit aimer le luxe. Elle se fatiguera de sa pauvreté. -Libre et entourée de séductions de toutes sortes, comment voulez-vous -qu'elle résiste? Elle tombera, c'est dans la force des choses. -</p> - -<p> -—Elle a reçu une éducation à l'américaine. -</p> - -<p> -—Raison de plus. -</p> - -<p> -—Non, car elle pense que les femmes doivent se créer une position -indépendante par le travail. -</p> - -<p> -—C'est bon en théorie; mais, dans la pratique, c'est impossible. -</p> - -<p> -—Enfin elle base sa morale, non pas sur des dogmes ou des principes -sujets à controverse, mais sur la dignité pure. -</p> - -<p> -—Oh! oh! il est des accommodements avec toutes les morales comme avec -le ciel. Et puis, quand le cœur parle, la raison se tait. Dites-moi -donc, Lionel, ajouta Lucrèce en attachant sur lui un regard scrutateur, -il me semble que vous connaissez déjà beaucoup Mlle Madeleine, et -qu'elle vous rend bien pusillanime, tout Don Juan que vous êtes. En -seriez-vous amoureux? -</p> - -<p> -—Ah çà! vous me croyez donc amoureux des onze mille vierges? -répliqua-t-il avec un rire forcé. -</p> - -<p> -—Au surplus, ce que je veux, reprit coquettement la courtisane, ce -n'est point que vous me fassiez une infidélité sérieuse. -</p> - -<p> -—Alors j'essayerai pour vous obéir. -</p> - -<p> -—Il faut d'abord réussir à la compromettre gravement aux yeux de -votre sœur et d'Albert; ensuite nous verrons,» ajouta-t-elle en -mettant un doigt sur ses lèvres, comme pour souligner ses paroles. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XX">XX</a></h4> - -<p> -Mlle Borel, depuis que Madeleine l'avait quittée, s'occupait de ses -préparatifs de départ. Son frère avait essayé vainement de la -retenir. Croyant à la fusion inévitable des peuples, et plaçant -l'amour universel au-dessus du nationalisme, elle pensait qu'une œuvre -sociale ne peut être vraiment grande et généreuse que si elle -embrasse tous les pays du globe. Elle avait toujours critiqué ce -travers qu'ont les Français de se renfermer dans la contemplation -d'eux-mêmes, sans tenir compte de l'expérience des autres peuples. -Afin de ne pas tomber dans ce ridicule qu'elle déplorait, elle voulut -voir par elle-même, profiter des progrès accomplis, et juger ceux -qu'il serait possible d'accomplir encore. -</p> - -<p> -Sans doute le sort de la Française l'intéressait plus vivement que -celui de l'Indienne; car la vivacité des sensations, l'intensité de la -souffrance sont en raison directe du développement de l'être, de son -raffinement moral et nerveux. Certes, une femme primitive, fortement -musclée, ne souffre pas comme une petite maîtresse étiolée au -physique, à l'imagination impressionnable; et, parmi les ouvrières la -robuste campagnarde est moins à plaindre que la citadine, toujours un -peu maladive. -</p> - -<p> -Enfin, si Mlle Borel avait quelques prédilections pour la Française, -c'était que le peuple français, nonobstant sa réputation de -galanterie, est, en réalité, un des moins libéraux envers la femme. -Après la société musulmane, la société française est peut-être -celle qui lui accorde le moins de garanties, la traitant, comme on l'a -dit, «en mineure pour ses biens, et en majeure pour ses fautes.» -N'est-ce pas aussi en France, dans un synode catholique siégeant à -Mâcon, que s'agita cette incroyable question: «La femme a-t-elle une -âme?» Tel était alors le libéralisme français et chrétien envers -les femmes. Depuis lors a-t-il fait beaucoup de progrès? Le moyen âge -du moins entourait la femme de vénération et lui adressait un culte. -Aujourd'hui les restrictions à sa liberté sont les mêmes, et le -respect n'existe plus. -</p> - -<p> -Mlle Borel rêvait l'anéantissement des préjugés locaux, des morales -contradictoires, des croyances ennemies, par la science et par un -sentiment élevé de la dignité humaine et de la justice. Elle voulait -apporter sa pierre à ce vaste édifice qui sera l'œuvre des siècles; -elle voulait mettre en présence, à propos de la femme, cette dernière -esclave de nos sociétés modernes, les coutumes despotiques, les -opinions empreintes encore de barbarie que l'habitude nous empêche -d'apercevoir chez nous, mais qui nous révoltent chez notre voisin. -</p> - -<p> -Son livre était surtout adressé aux femmes. Son but était de les -instruire de leurs droits, de les relier entre elles, ces martyres de -toutes les nations. Ce qu'elle entreprendrait surtout, ce serait -l'histoire de la prolétaire dans tous les pays, l'histoire de la -majorité enfin. Tel était l'objet de ses études et le motif de ce -grand voyage auquel elle comptait consacrer plusieurs années. -</p> - -<p> -Aucune affection personnelle, pas plus son frère que Madeleine, ne -pouvait la retenir; et d'ailleurs Madeleine paraissait satisfaite de sa -position chez Mme Daubré. Mlle Borel était donc sans inquiétude de ce -côté. -</p> - -<p> -Madeleine en effet, par délicatesse, lui avait dissimulé les dégoûts -de sa nouvelle position. Certes Mme Daubré était pour elle remplie -d'égards, elle lui parlait en amie plutôt qu'en supérieure. -</p> - -<p> -Ainsi elle lui disait avec sa voix la plus mielleuse: -</p> - -<p> -«Ma chère Madeleine, n'êtes-vous pas fatiguée? serait-ce abuser de -votre obligeance que de vous prier de me lire quelques chapitres de ce -roman que j'ai commencé hier?» -</p> - -<p> -Madeleine ne pouvait refuser; et pendant plusieurs heures qu'elle eût -pu consacrer à son travail, elle s'appliquait à lire un mauvais livre, -dépourvu pour elle de tout intérêt. -</p> - -<p> -Ou bien encore: -</p> - -<p> -«Madeleine, un peu de musique, s'il vous plaît. Cela me calmerait les -nerfs que j'ai très-malades.» -</p> - -<p> -Et Madeleine obéissait. -</p> - -<p> -Ou: -</p> - -<p> -«Si je ne craignais vraiment de vous ennuyer beaucoup, je vous prierais -en grâce d'emmener les babies aux Tuileries avec Jeanne; car leur bonne -est en course: il serait vraiment cruel de les priver de ce beau -soleil.» -</p> - -<p> -Et Madeleine, convertie en bonne d'enfants, emmenait les babies. -</p> - -<p> -Une autre fois, il lui fallait habiller Jeanne. Et puis que de caprices -à satisfaire! Jeanne était une enfant gâtée. Si l'institutrice se -refusât à tourner la corde, à lui montrer les gravures, à jouer à -cache-cache, c'étaient des cris, des trépignements qui donnaient la -migraine à Mme Daubré. -</p> - -<p> -Toutefois les exigences de Jeanne étaient loin d'égaler les volontés -fantasques qui passaient parfois dans l'esprit de cette coquette -désoeuvrée. -</p> - -<p> -Si Maxime n'arrivait pas à l'heure, que d'impatiences comprimées à -demi, que de brusques réprimandes faites à l'écolière, mais qui -s'adressaient en réalité à l'institutrice! Madeleine souffrait dans -son amour-propre et dans sa dignité. -</p> - -<p> -Cependant sa situation chez Mme Daubré offrait d'autres inconvénients -plus graves. Albert avait pour elle des attentions, des prévenances -exquises; mais ces témoignages naïfs d'un amour naissant -embarrassaient Madeleine. -</p> - -<p> -Quant à M. de Lomas, sa conduite envers elle l'inquiétait plus encore: -si, devant le monde, il lui montrait une froideur affectée; lorsqu'ils -se rencontraient seuls, il attachait sur elle des regards passionnés -qui la faisaient rougir. Il lui inspirait plus que de l'antipathie, plus -que du mépris, une sorte d'effroi. Elle pressentait que c'était un -homme dangereux. -</p> - -<p> -Toutefois, lorsque les regards de M. de Lomas devenaient trop expressifs -et trop persistants, elle faisait un effort et levait sur lui ses yeux -candides, fermes, imposants. Alors c'était au tour de M. de Lomas de -baisser les siens. -</p> - -<p> -Le lendemain de son entretien avec Lucrèce, Lionel entra au salon comme -Madeleine s'y trouvait occupée à remplir de fleurs les vases et les -jardinières. -</p> - -<p> -Elle s'acquittait de ce soin avec tant de goût! disait Mme Daubré. -</p> - -<p> -Ce jour-là, Madeleine était heureuse. La veille, Albert avait réussi -à se débarrasser des instances de Lionel qui voulait le conduire chez -Lucrèce, et Mme Daubré avait trouvé un autre <i>patito</i> pour -l'accompagner au bal. Il avait passé avec Madeleine une soirée -charmante. Il lui avait lu quelques passages de sa traduction de Heine. -Ces fragments reproduisaient si heureusement l'esprit tout français et -la sentimentalité germanique du poëte allemand, que Madeleine lui -avait chaudement exprimé le plaisir très-réel qu'ils lui causaient. -À son tour elle avait lu à Albert les passages les plus saillants de -son œuvre, et obtenu un succès de larmes et d'enthousiasme. Cette -sympathie artistique lui aiderait à supporter les dégoûts de sa -situation actuelle et lui donnerait en son talent cette confiance qui -parfois l'abandonnait. -</p> - -<p> -Lionel savait par la femme de chambre que Madeleine avait passé toute -la soirée en tête-à-tête avec Albert. Sa jalousie, ou plutôt son -émulation,—car il n'était pas encore assez épris pour être -jaloux,—se trouvait, ainsi que sa curiosité, vivement excitée. -</p> - -<p> -Quand il entra, comme Madeleine répondit froidement à son salut, il -s'assit près de la table et prit un journal. -</p> - -<p> -«Il y a courses aujourd'hui, fit-il après un moment de silence. Y -viendrez-vous, mademoiselle? Maxime fera courir. -</p> - -<p> -—J'irai si Mme Daubré désire que je l'accompagne. -</p> - -<p> -—Nous allons ce soir aux Italiens. J'espère que vous serez des -nôtres. -</p> - -<p> -—Si Mme Daubré le permet, je préférerais rester; car j'ai beaucoup -à travailler ce soir. -</p> - -<p> -—Ah! je gage qu'hier Albert vous aura lu ses élucubrations -poético-allemandes. Je crains, si vous daignez l'écouter, qu'il -n'abuse de votre obligeance et ne vous fasse prendre cette maison en -grippe. Les auteurs manquent de discrétion. Il a la manie -écrivassière, ce pauvre garçon. Il a toujours Henri Heine à la main, -et un manuscrit dans sa poche. Est-ce que vous trouvez cela amusant? -</p> - -<p> -—M. Albert m'a lu en effet, hier au soir, quelques-unes de ses -poésies, répondit gravement Madeleine. Je vous assure qu'elles m'ont -vivement intéressée. -</p> - -<p> -—Vous vous repentirez de votre indulgence, je vous le prédis. -</p> - -<p> -—Mais alors il pourrait bien également se repentir de la sienne; car -je lui ai fait subir aussi la lecture de mes propres poésies. -</p> - -<p> -—Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Lionel en riant. Je ne savais pas -que, vous aussi, vous sacrifiiez aux Muses. Jusqu'alors je n'avais rien -imaginé de plus comique que deux auteurs se lisant mutuellement leurs -œuvres, ne s'écoutant ni l'un ni l'autre, où se trouvant -réciproquement détestables, et ne se cassant pas moins l'encensoir sur -le nez. «Passe-moi les dragées à la rose, je te passerai les pralines -à la violette.» Mais lorsque l'un d'eux est une jolie femme, j'avoue -que je trouve la situation fort attrayante et point du tout grotesque. -Mademoiselle, si vous voulez m'aider de vos conseils, je renonce au -monde, je me fais poëte et en outre votre admirateur à la vie, à la -mort.» -</p> - -<p> -Ce compliment, fait d'un ton plaisant et gracieux, n'avait rien qui pût -déplaire à Madeleine. Elle sentait pourtant que, sous cette -légèreté, M. de Lomas cachait une intention plus sérieuse. -Toutefois, elle pensa qu'elle aurait mauvaise grâce de paraître -offensée. -</p> - -<p> -«Mais, monsieur, répliqua-t-elle gaiement, n'est pas poëte qui veut. -C'est comme si ce camélia, enviant le parfum de la rose, disait: «Il -est fort agréable d'être rose; je veux être rose.» J'aurais beau -vous conseiller; si vous n'êtes pas né poëte, vous ne ferez jamais -autre chose que de la prose en vers. -</p> - -<p> -—C'est bien décourageant, ce que vous dites là. Moi, je ne partage -pas votre avis. Je crois que l'être le plus prosaïque devient poëte -dans certaines situations, et lorsque s'épanouissent certains -sentiments, certaines passions qui développent en lui l'enthousiasme et -les aspirations vers l'idéal.» -</p> - -<p> -Et prenant un ton sérieux, il ajouta: -</p> - -<p> -«Hier, j'ai passé la journée au bois de Boulogne, non pas dans cette -partie correctement dessinée qui est le rendez-vous du monde élégant, -mais dans les endroits les plus sauvages, les moins fréquentés, et -j'avais un âpre plaisir à aspirer le parfum de la sève, à contempler -ces frêles bourgeons que baignait amoureusement la lumière du soleil. -Les gaies chansons des oiseaux, qui autrefois m'étaient insupportables, -me semblaient maintenant une délicieuse harmonie. Je me sentais ému de -toutes ces splendeurs, que j'admirais pour la première fois. Et -cependant mon cœur souffrait.... Ah mais! s'écria-t-il tout à coup en -changeant de ton, il est temps que je m'arrête, car je m'aperçois que -je divague. Et moi qui me moquais d'Albert! Non, vous avez raison, je ne -suis pas né poëte. Mais le camélia ne peut-il du moins, en restant -dans le voisinage de la rose, s'imprégner de son parfum? -</p> - -<p> -—Je dirai à M. Albert, reprit Madeleine avec une gravité qui -voulait être comprise, que vous le comparez à une rose; il en sera -flatté.» -</p> - -<p> -Lionel laissa tomber le journal qu'il tenait à la main, et se renversa -sur son fauteuil, comme s'il venait de recevoir un coup en pleine -poitrine. Il resta un instant dans cette attitude de découragement. Ses -yeux fermés le faisaient paraître plus pâle; ses cils dessinaient -au-dessous des paupières une ombre maladive. Ce visage était empreint -de fatigue et de chagrin, et la pose semblait si naturelle! Puis -Madeleine ne soupçonnait pas l'existence de ces comédiens qui se font -un jeu du sentiment et s'appliquent à le feindre. Et d'ailleurs, pour -quel motif chercherait-il à la tromper? Dans son inexpérience, elle -crut que M. de Lomas souffrait réellement. Mais aussitôt elle se -souvint de Geneviève. Comment osait-il lui laisser entendre qu'il -désirait lui plaire, puisqu'il aimait cette ouvrière! Cependant, pour -rompre un silence embarrassant, elle dit fort naturellement: -</p> - -<p> -«Est-ce Mademoiselle Lucie que fait courir aujourd'hui M. Maxime?» -</p> - -<p> -Lionel se releva en sursaut. -</p> - -<p> -«Pardon, mademoiselle, plus rien au monde ne m'intéresse. Je traverse -une de ces crises qui décident de l'existence. D'un côté, tout est -clarté, bonheur; de l'autre, c'est la nuit, c'est le désespoir. Que -m'importe que Maxime fasse courir Mademoiselle Lucie, Trente-un ou -Majesty!» -</p> - -<p> -Il débita cette phrase avec une telle correction de jeu, d'attitude, de -regards, qu'une femme plus expérimentée eût deviné là un rôle -appris et souvent répété. -</p> - -<p> -Elle ne savait que répondre à cette étrange confidence, lorsqu'on -annonça Mlles Borel, Laure et Béatrix. -</p> - -<p> -Mme Daubré les avait invitées à déjeuner; car elles devaient -assister ensemble aux courses. -</p> - -<p> -Laure, avec sa pétulance habituelle, courut se jeter au cou de -Madeleine et l'embrassa cordialement. Mais Béatrix, la trouvant seule -avec M. de Lomas, se montra envers elle plus que froide, presque -dédaigneuse. -</p> - -<p> -À la vue de Béatrix, Lionel changea soudain d'attitude. Il fut galant, -empressé, et déploya dans la conversation beaucoup de gaieté et de -présence d'esprit. Il n'eut plus un seul regard pour Madeleine; mais il -prodiguait à Béatrix toutes ces délicates prévenances dont les -femmes et les jeunes filles surtout sont si flattées. Laissait-elle -tomber un gant, il se précipitait pour le ramasser; il avança un -coussin pour ses pieds, un guéridon pour feuilleter un livre de -gravures. Et comme elle admirait les fleurs de la jardinière, il -dérangea l'harmonie de la corbeille si artistement composée par -Madeleine, pour lui former un bouquet des plus jolies fleurs et des plus -parfumées. -</p> - -<p> -«Évidemment je me suis trompée. Ce n'est pas moi qu'il aime, pensa -Madeleine, c'est Béatrix. Peut-être voulait-il seulement me gagner à -sa cause et me disposer à la plaider. Mais Geneviève?» -</p> - -<p> -Elle demeurait très-perplexe, très-embarrassée de se former une -opinion sur le compte de M. de Lomas. -</p> - -<p> -Lorsque Maxime arriva, Mme Daubré n'était pas encore prête. -</p> - -<p> -Madeleine ne l'avait pas revu depuis leur rencontre en chemin de fer. -Pourtant Mme Daubré recevait souvent Maxime; mais, ces jours-là, elle -envoyait l'institutrice conduire les enfants aux Tuileries. -</p> - -<p> -Maxime avait réellement dans le caractère un côté chevaleresque. Il -pardonnait aisément à une femme de repousser son amour. D'ailleurs il -comptait tant d'autres succès qui rassuraient son amour-propre! Il ne -comprenait pas qu'un homme eût la prétention de plaire à toutes les -femmes et s'irritât d'un échec comme d'une injure. Il se reconnaissait -au contraire des torts vis-à-vis de Madeleine, et il avait à cœur de -les réparer. Il la salua avec déférence, en implorant du regard son -pardon. -</p> - -<p> -Elle lui tendît la main; mais ses yeux troublés n'osèrent se lever -sur lui. -</p> - -<p> -Ce jeu muet, quoique très-rapide, ne put échapper aux regards -intéressés et observateurs de M. de Lomas. -</p> - -<p> -«Allons! pensa-t-il, ce n'est pas Albert qui est mon rival le plus -redoutable. Si j'échoue, voilà un nœud tout trouvé pour la petite -intrigue que Lucrèce m'a si instamment recommandé de mener à bien. Le -jour où je le désirerai, Madeleine sera congédiée.» -</p> - -<p> -M. de Lomas, on le voit, n'avait pas la générosité de Maxime. Il ne -pardonnait pas aisément une blessure faite à sa vanité. Lui aussi -pourtant, il avait obtenu de nombreuses bonnes fortunes; mais, à -quarante ans, un échec est beaucoup plus sensible qu'à vingt-cinq. -</p> - -<p> -À quarante ans, un homme se croit et se sent réellement encore jeune. -Cependant il a besoin que l'amour même le rassure sur cette jeunesse au -déclin. Aussi, comme la femme de trente ans, est-il plus passionné, -plus persistant dans ses tentatives de séduction, et, par cela même, -plus dangereux. -</p> - -<p> -Mme Daubré arriva enfin. Elle était éblouissante; mais cette femme -était une fiction: du rouge aux lèvres et sur les joues, du blanc -autour des paupières, un nuage de bleu aux tempes, et aux sourcils trop -blonds un peu d'ombre, lui composaient un visage qui, à vingt pas, -faisait illusion, mais qui de près ressemblait à une peinture. Des -cheveux d'emprunt, flottant en boucles par derrière, dissimulaient son -cou trop maigre. Sa toilette, du reste, était aussi simple que celle de -Béatrix était chargée: Mme Daubré voulait se rajeunir, Béatrix -aspirait au contraire à se donner un ou deux ans de plus. Maxime -déclara la simplicité de Mme Daubré adorable, tandis que M. de Lomas -s'extasia sur les falbalas de Béatrix. Quant aux femmes, elles -s'adressèrent réciproquement sur leurs toilettes des compliments -qu'elles ne pensaient pas. -</p> - -<p> -«Comment, chères belles, minauda la coquette, voilà huit grands jours -que je ne vous ai vues! Samedi j'ai passé chez vous espérant vous -emmener dans ma voiture; vous étiez au sermon. -</p> - -<p> -—Oh! pendant la semaine sainte, nous ne sortons que pour aller à -l'église, dit Béatrix; nous nous mettons en retraite. -</p> - -<p> -—Oui, c'était l'habitude au couvent, ajouta Laure; ce n'est pas -amusant, mais il faut bien gagner le ciel. -</p> - -<p> -—Avez-vous assisté aux conférences du père X...? demanda Lionel. -Elles étaient fort intéressantes; je n'en ai pas manqué une. -</p> - -<p> -—Et moi donc! reprit Maxime en riant... Tiens! maman n'est pas là. -C'est inutile de mentir. Comment! mon pauvre diable de Lionel, vous -seriez déjà ermite à ce point-là? Vous me faites de la peine. -</p> - -<p> -—Mon cher, il faut être jeune, au contraire, pour sentir toute la -poésie et toute la grandeur du culte catholique. -</p> - -<p> -—Oui, en effet, très-jeune ou très-vieux. -</p> - -<p> -—Vous nous scandalisez, monsieur Maxime, fit Mme Daubré avec -coquetterie. -</p> - -<p> -—Ce père X..., reprit Lionel, a un esprit si séduisant! Il prêche -dans une petite chapelle de la rue de Provence. Les femmes du monde y -affluent. Tenez, comment trouvez-vous cela? Peut-on démontrer par une -comparaison plus juste, plus attrayante, la nécessité de prier -beaucoup, de prier toujours? Il disait: «Quelques esprits sceptiques -tournent en ridicule nos plus saintes pratiques, celle du rosaire, par -exemple, où 180 fois de suite nous adressons à Marie la même prière. -Une maîtresse de maison qui donne une soirée se lasse-t-elle jamais de -s'entendre dire par deux ou trois cents personnes: Madame, votre soirée -est charmante?» -</p> - -<p> -—Ah! mon cher! qu'il a d'esprit, votre prédicateur! s'écria Maxime -en riant aux éclats. Il parle de deux ou trois cents personnes -différentes, très-bien! Mais si ces deux ou trois cents personnes se -mettaient à dire toutes ensemble deux ou trois cents fois de suite: -«Madame, votre soirée est charmante, «cela pourrait devenir plus -assourdissant que flatteur.» -</p> - -<p> -Madeleine sourit. -</p> - -<p> -Béatrix prit un air sévère. -</p> - -<p> -«Maxime, dit-elle, nous ne devons pas permettre devant nous des -discours qui offensent la religion. Je vous remercie, monsieur de Lomas, -de nous avoir indiqué cette chapelle; nous irons habituellement y faire -nos prières, car nous assistons chaque matin à la messe de huit -heures.» -</p> - -<p> -M. de Lomas comprit qu'on lui donnait indirectement rendez-vous. Et il -maudit son zèle religieux, qui allait l'obliger à se lever tous les -matins à sept heures. -</p> - -<p> -L'arrivée de M. et de Mme Borel coupa l'entretien. -</p> - -<p> -M. Borel fut assez affable pour Madeleine. Mais Mme Borel affecta -vis-à-vis d'elle une réserve un peu dédaigneuse. -</p> - -<p> -Ce changement d'attitude de la part d'une famille qui l'avait si -longtemps traitée sur le pied de l'égalité serra péniblement le -cœur de l'institutrice. Mais elle se dit confiante dans l'avenir, que -la carrière des arts ou des lettres la soustrairait bientôt à cette -servitude. -</p> - -<p> -Pendant le repas, elle fut triste, mais personne autre qu'Albert n'y fit -attention. -</p> - -<p> -Aussitôt après le déjeuner, on monta en voiture. Jeanne insista pour -suivre sa mère. Comme Mme Daubré ne demanda pas à Madeleine si elle -désirait les accompagner, l'institutrice resta seule, oubliée. Elle -refoula les larmes qui lui vinrent aux yeux. Pourtant elle se consola -vite. Elle allait du moins pouvoir se recueillir un moment et travailler -un peu. -</p> - -<p> -En passant au salon pour prendre un livre qu'elle y avait oublié, elle -fut très-surprise d'y trouver M. Albert Daubré. -</p> - -<p> -«Vous n'êtes pas aux courses? demanda-t-elle avec inquiétude. -</p> - -<p> -—Non, je préfère rester à travailler; et vous-même? -</p> - -<p> -—Moi, répondit-elle froidement, je vais aller voir ma sœur. -</p> - -<p> -—Je n'ose vous demander de vous accompagner, dit Albert tout ému du -ton de Madeleine. -</p> - -<p> -—En effet, cela ne se peut pas, monsieur Albert, reprit-elle d'un -ton plus doux; ce serait tout à fait contraire à nos coutumes françaises, -et Mme Daubré pourrait le trouver mauvais. -</p> - -<p> -—Alors puis-je vous prier de remettre mon aumône à la jeune fille si -malheureuse dont vous m'avez parlé avant-hier? -</p> - -<p> -—Volontiers, dit Madeleine. -</p> - -<p> -—Voici deux cents francs; et veuillez lui donner mon adresse, afin -qu'elle recoure à moi dans les moments difficiles.» -</p> - -<p> -Madeleine se retira. -</p> - -<p> -Mais cette courte entrevue n'avait pas échappé à une femme de chambre -chargée par M. de Lomas de la surveiller. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XXI">XXI</a></h4> - -<p> -Madeleine allait trouver en grand désarroi le cinquième étage du n° -37 de la rue de Venise. -</p> - -<p> -Geneviève était convenue la veille avec Mme Thomassin qu'elle irait -travailler à l'atelier et s'installait dans sa maison. -</p> - -<p> -Elle déménageait. Comme elle était souffrante, Fossette faisait la -malle, et Robiquet regardait tristement plier les robes, envelopper les -bottines et ranger les bonnets dans un petit carton. -</p> - -<p> -Fossette ne se décidait pis encore à suivre son amie. Elle préférait -à l'état de couturière celui de passementière comme plus lucratif. -Sans doute ce métier subissait, selon les caprices de la mode, de -fréquents et longs chômages; mais c'était un joli travail qui -demandait un certain goût. C'était aussi moins monotone que d'aligner -sans cesse des points sur un morceau de toile. Enfin, quand elle avait -amassé un petit pécule, elle pouvait rester quelque temps sans rien -faire, acheter de belles fleurs et de jolis bonnets. Mais la couture -c'était la vie au jour le jour, sans distraction, sans luxe, sans -poésie; c'était du pain à manger, et encore pas toujours à sa faim. -</p> - -<p> -Geneviève avait reçu dans la matinée une lettre de M. de Lomas qui -lui faisait espérer l'admission de Fossette, grâce à son instruction, -comme ouvrière privilégiée chez Mme Thomassin. -</p> - -<p> -Mais avant d'accepter ces offres avantageuses, Fossette désirait faire -une tournée chez les fabricants de passementerie qui lui donnaient -habituellement de l'ouvrage, et, selon leur réponse, elle prendrait un -parti. -</p> - -<p> -«Je t'en prie, ma chère Fossette, disait Geneviève, décide-toi. Je -m'effraye beaucoup d'entrer seule chez cette couturière, qui a des -façons de grande dame, et de me trouver au milieu d'une vingtaine -d'ouvrières, habillées comme des princesses, et qui regardaient avec -mépris ma pauvre robe de mérinos. Avec toi, je serais plus brave. Si -elles se moquaient de nous, tu les remettrais d'un seul mot à leur -place; tandis que moi, je ne saurai que rougir, ce qui les fera rire -encore davantage. -</p> - -<p> -—Eh bien! et moi donc! s'écria Robiquet. Si Mlle Fossette part -aussi, que voulez-vous que je devienne? Tuez-moi tout de suite, ce sera -plus tôt fait. -</p> - -<p> -—C'est vrai, Geneviève, tu es par trop égoïste. Est-ce que je puis -abandonner ainsi cet amour de voisin, qui, pour me plaire, change de -chapeau 365 fois par an, et qui, 365 fois par jour, me serine son grand -air d'opéra: -</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i2">Pour tant d'amour ne soyez pas ingrate!</span> -</div></div> - -<p> -Je suis habituée à cette scie. Je l'aime, cette <i>scie</i>, et je ne -pourrais plus m'endormir s'il ne me berçait pas avec son grand'air. -Voyons, ineffable Robiquet (<i>battant la mesure</i>), une, deux, trois.» -</p> - -<p> -Geneviève s'efforçait de rire des plaisanteries de Fossette, mais elle -ne pouvait vaincre sa tristesse. -</p> - -<p> -«Reste avec nous, dit Fossette. -</p> - -<p> -—C'est cela, mademoiselle, restez avec nous, répéta Robiquet. Mlle -Fossette m'a volé cette idée-là. Voilà plus d'une heure que je la -rumine sans oser vous la dire. Vous êtes un peu malade, nous aurons -bien soin de vous. Il n'y a que les pauvres, voyez-vous, pour s'aimer et -s'aider entre eux. Là-bas, tout ce beau monde vous laisserait mourir -sans vous offrir seulement un bol de tisane. Et puis nous sommes si -malheureux de votre départ!» -</p> - -<p> -Geneviève restait rêveuse, indécise; Claudine, Fossette et Robiquet -insistaient. -</p> - -<p> -«C'est impossible, mes bons amis, dit-elle enfin. Les personnes qui -s'intéressent à moi me retireraient leur protection, et.... Je ne puis -tout vous dire, mais je suis bien à plaindre!» -</p> - -<p> -Elle continuait à chercher dans tous les coins pour s'assurer qu'elle -n'oubliait rien, lorsqu'elle découvrit au fond de l'armoire, à demi -enseveli sous la poussière, son ancien carreau de dentellière. -</p> - -<p> -Ce carreau lui rappelait sa jeunesse heureuse, pleine de tendresse et de -rêves dorés. Il lui rappelait les beaux soirs d'été où, assise -devant la porte, elle répondait, tout en jetant ses fuseaux, aux -amicales salutations des passants; puis encore les longues veillées -d'hiver où sa mère cousait à ses côtés, où son père, si grave et -si bon, lisait en face d'elle et la contemplait avec des yeux pleins -d'orgueil. -</p> - -<p> -Il n'était pas jusqu'à cette cave sombre qui ne lui parût pleine de -soleil, parce qu'alors le bonheur l'habitait, ce bonheur que donnent -l'affection et la jeunesse. En quelques secondes tous ces tableaux -passèrent devant ses yeux. À tous ces souvenirs, son cœur se gonfla -et ses larmes coulèrent abondamment. Ses amis s'empressèrent autour -d'elle pour la consoler. -</p> - -<p> -Madeleine arriva au milieu de ce petit drame, comme Geneviève et -Robiquet descendaient ensemble la malle et les paquets. Ils étaient -tous deux arrêtés devant une sombre ouverture pratiquée dans -l'épaisseur de l'escalier, et qui n'avait ni porte ni fenêtre. -</p> - -<p> -«Madame Blancheton!» criait Robiquet. -</p> - -<p> -Mais celle qu'on appelait ainsi ne put répondre tout d'abord. Un accès -de toux l'empêchait de parler. Quand elle eut cessé de tousser, elle -avança sa tête à l'ouverture. Et Madeleine, que l'encombrement de -l'escalier empêchait de passer, vit une de ces figures blafardes, -malpropres, hideuses, véritables créations de la nuit et de la -misère. -</p> - -<p> -«Qu'y a-t-il? fit une voix rauque, éraillée. -</p> - -<p> -—Croyez-vous, madame Blancheton, que le maraîcher du n° 16 de la rue -Maubuée voudra nous prêter votre charrette pour conduire ces effets? -</p> - -<p> -—Prêter! Ah bien oui! Il faudra payer, mes enfants. Le père Crochard -est un gredin d'usurier qui ne prête jamais, mais qui loue fort cher. -</p> - -<p> -—Allons toujours voir,» dit Geneviève. -</p> - -<p> -En se retournant, elle reconnut Madeleine. -</p> - -<p> -Madeleine lui demanda si elle trouverait Claudine en haut. -</p> - -<p> -«Oui; elle est dans la chambre de Fossette.» -</p> - -<p> -La mère Blancheton, en apercevant Madeleine, était rentrée dans son -antre, semblable à un oiseau de nuit qu'eût effrayé la lumière. Elle -avait pris Madeleine pour une dame de charité. Elle se trouvait là en -contravention. Le propriétaire du garni ne lui louait ce trou que -quatre francs par mois; mais il ne fallait pas se laisser surprendre par -la commission des logements insalubres. -</p> - -<p> -En passant devant cette ouverture, d'où s'échappait une odeur -nauséabonde, Madeleine eut le temps de jeter un regard dans ce bouge. -Un grabat se trouvait à droite du trou, mais on ne pouvait s'y asseoir -sans toucher la poutre de l'escalier; sur ce lit, on entrevoyait un amas -de guenilles. -</p> - -<p> -Quand Madeleine arriva auprès de sa sœur, elle était fort émue, et -elle demanda ce qu'était cette mère Blancheton. -</p> - -<p> -«La mère Blancheton, lui dit Fossette, est une malheureuse, qui, toute -sa vie, a sué au travail et n'a pu faire un sou d'épargne. Elle a -toujours été dans le guignon; et, comme la pierre va toujours au tas, -la misère amène toujours la misère. Comment sortir de la pauvreté, -quand on n'a pas un sou d'avance? On est forcément exploité par celui -qui a l'argent. Ainsi l'usurier Crochard lui loue sa charrette un franc -par jour; c'est une infamie; cela lui fait trois cent soixante-cinq -francs par an pour une charrette qui coûte au plus cinquante francs. -Comment voulez-vous qu'elle s'en tire, la pauvre femme, après avoir -tout le jour roulé sa charrette, et tout le jour crié: «Un sou les -radis! un sou la botte!» ou «Deux sous les oranges! deux sous!» Il ne -lui reste quelquefois pas cinq sous de bénéfice quand elle a payé -Crochard. -</p> - -<p> -—Elle n'a donc jamais eu cinquante francs pour acheter une -charrette? -</p> - -<p> -—Il n'y a pas longtemps qu'elle fait ce métier-là. Elle avait un -fils qu'elle destinait à l'état de graveur; elle a dépensé beaucoup -d'argent pour lui, mais, dès que son apprentissage a été terminé, il -s'est engagé comme soldat. Elle en a fait une maladie qui l'a retenue -longtemps à l'hôpital. En sortant de l'hôpital, à moitié guérie, -elle est venue s'installer ici. Tout le monde a des bontés pour elle. -Mais au n° 37 de la rue de Venise il n'y a pas de Crésus. Quand elle -ne peut se lever, je lui porte du lait chaud ou je lui fais de la tisane -de réglisse. Et encore je me reproche de la soigner, car certainement -elle serait plus heureuse, comme elle dit, à dix pieds sous terre. Mais -comment voir cette malheureuse, et l'entendre tousser surtout, sans -avoir le cœur déchiré? C'est comme les Brisemur: j'ai passé toute la -nuit à veiller la femme, qui est à l'agonie, au milieu de cinq enfants -dont le plus jeune a trois mois. Il n'y a pas un sou dans ce pauvre -ménage. On voudrait être riche; mais pour un qu'on tire de la peine on -en voit cent à côté qui meurent, non pas de faim peut-être, mais -d'affreuses maladies occasionnées par les privations de toutes sortes. -</p> - -<p> -—Il est certain, remarqua Claudine, qu'on ne voit pas à Lyon de -misères pareilles. -</p> - -<p> -—On en voit moins peut-être, repartit Madeleine, parce que Lyon est -moins grand et qu'on y est moins isolé.» -</p> - -<p> -Puis, s'adressant à Fossette: -</p> - -<p> -«Seriez-vous assez bonne, mademoiselle, pour me conduire chez la jeune -Christine Ferrandès? J'ai deux cents francs à lui remettre; mais je -compte partager entre elle, les Brisemur et la mère Blancheton. -</p> - -<p> -—Voulez-vous venir voir d'abord ces pauvres Brisemur? demanda -Fossette. Brisemur est intelligent. Il a beaucoup lu les journaux en 48. -Il parle politique comme un ministre. Et puis ses pauvres petits vous -intéresseront aussi. Enfin Brisemur est un bon ouvrier et un honnête -homme, ce qui est bien méritoire, allez, quand on est si malheureux.» -</p> - -<p> -Madeleine redescendit au quatrième étage avec Fossette. -</p> - -<p> -En pénétrant chez les Brisemur, elle eut le cœur serré. On devinait -une de ces pauvretés, si complètes qu'elles ôtent à l'être humain -tout respect et tout souci de sa personne. Lorsque au milieu du plus -grand dénûment, on voit les malheureux conserver quelque soin de leur -habitation et de leurs vêtements, c'est qu'ils n'ont pas perdu tout -espoir; ils ont encore à descendre; ils n'appartiennent pas encore tout -entiers à l'affreuse misère. -</p> - -<p> -Chez les Brisemur, on n'apercevait plus trace de propreté. Le plancher -était recouvert de cendres, de charbons épars, de débris de -vêtements. Quatre enfants en bas âge rampaient dans cette fange. On -comprenait que ces malheureux n'avaient plus d'autre ambition que celle -de vivre. -</p> - -<p> -Depuis huit jours la femme était au lit. -</p> - -<p> -«Je vous amène une belle visite, monsieur Brisemur,» dit Fossette. -</p> - -<p> -Brisemur leva sur Madeleine ses yeux sombres, et puis sans parler -continua son ouvrage. -</p> - -<p> -«Ce n'est pas une dame de charité, monsieur Brisemur, c'est la sœur -de Claudine. -</p> - -<p> -—Ah!» fit le pauvre homme en soupirant. -</p> - -<p> -Il essaya de se lever, mais il retomba comme si ses jambes refusaient de -le soutenir. Ses joues creuses, ses yeux enfoncés et brillants, -donnaient à son visage quelque chose de sinistre. -</p> - -<p> -«Mademoiselle, à qui j'ai parlé de votre désir de fonder une -société pour la cordonnerie, croit qu'elle vous trouverait une somme -suffisante. -</p> - -<p> -—J'en suis presque certaine, monsieur, dit Madeleine; si vous -vouliez seulement m'expliquer de quelle manière vous compteriez opérer? -</p> - -<p> -—Oh! c'est bien simple, répondit-il. Il y a eu déjà en 1848 -plusieurs fondations de ce genre, notamment pour la cordonnerie. Mais la -plupart n'ont pu se soutenir, soit par inexpérience, défaut de gestion -ou insuffisance du capital, soit à cause de la stagnation des affaires -ou de la dispersion des membres lors des événements politiques. En -outre, les six fondations pour la cordonnerie avaient eu le tort -d'adopter le système de répartition égalitaire qui dominait alors. Il -s'agit aujourd'hui de réunir un certain nombre d'ouvriers cordonniers, -laborieux et honnêtes, pouvant apporter chacun une centaine de francs. -Nous achèterions nous-mêmes la matière première, et nous ouvririons -un magasin commun pour vendre nos produits directement aux -consommateurs. Cent ouvriers à cent francs chacun forment un capital de -dix mille francs. C'est suffisant pour commencer. Voilà ce que je -prêche dans toutes nos réunions. Un grand nombre déjà ont compris -l'avantage de cette combinaison; mais un plus grand nombre n'ont pas -cent francs disponibles. Quant à moi, je ne les aurai jamais, ces cent -francs, qui, pour un oisif, n'ont qu'une valeur insignifiante; ces cent -francs qui pourraient me tirer moi et ma famille de cette horrible -misère. -</p> - -<p> -—Les voici,» dit Madeleine, qui remit entre les mains du malheureux -cinq pièces d'or. -</p> - -<p> -Brisemur regarda cet or sans oser y toucher. Jamais peut-être il -n'avait tenu entre ses mains une somme aussi forte. Il ne pouvait croire -à un changement de fortune aussi subit. -</p> - -<p> -«Je vous les prête au nom de M. Daubré, reprit Madeleine, jusqu'à ce -que vous puissiez les lui rendre.» -</p> - -<p> -Le pauvre Brisemur prit la somme, et son émotion avait été si grande -que ses yeux s'emplirent de larmes. -</p> - -<p> -«Enfants, les enfants, dites merci à cette dame. Ah! je puis vous dire -cela maintenant, ces pauvres petits n'ont pas mangé d'aujourd'hui, ni -moi depuis hier matin.» -</p> - -<p> -Madeleine s'approcha du lit où la malade était endormie de ce sommeil -de la fièvre profond et agité. À côté d'elle gisait, plutôt qu'il -n'était couché, non un enfant, mais un squelette; de temps à autre sa -petite figure décharnée se contractait comme s'il voulait crier. Mais -aucun son ne sortait de ses lèvres décolorées, étirées déjà comme -celles des moribonds. -</p> - -<p> -«Il faut qu'il meure, dit Brisemur avec une sombre résignation, -puisque depuis huit jours sa mère ne peut le nourrir. -</p> - -<p> -—Ô mon Dieu, c'est affreux! s'écria Madeleine. Je vous en prie, -monsieur, n'épargnez rien pour sauver cet enfant. -</p> - -<p> -—Le médecin des pauvres est venu hier et l'a condamné. -</p> - -<p> -—Et la mère? -</p> - -<p> -—La mère vivra, puisque je vais pouvoir la soigner. -</p> - -<p> -—Et alors vous vous étiez résignés? -</p> - -<p> -—Oh! chez nous la résignation est facile. Qu'avons-nous à regretter? -c'est le seul instinct de la conservation qui nous soutient. Ne vaut-il -pas mieux, par exemple, que cet enfant meure avant d'avoir conscience de -la vie, que de vivre comme nous vivons? -</p> - -<p> -—M. Daubré s'intéressera, je n'en doute pas, à la fondation de votre -société. Voici mon adresse, monsieur Brisemur: Mlle Bordier, chez Mme -Daubré, 31, rue Louis-le-Grand.» -</p> - -<p> -Et elle sortit. -</p> - -<p> -«Chez Mme Daubré! dit vivement Fossette en remontant l'escalier; vous -demeurez chez la sœur de M. de Lomas. Mais Geneviève sait-elle?... -Vous connaissez M. de Lomas? -</p> - -<p> -—Sans doute, fit Madeleine. -</p> - -<p> -—Eh bien! si vous en trouvez l'occasion, dites-lui que c'est un -indigne scélérat, et qu'il fera certainement mourir de chagrin cette -pauvre Geneviève.» -</p> - -<p> -Madeleine questionna Fossette, qui lui raconta l'histoire de la fille de -Gendoux. -</p> - -<p> -À ce récit, l'indignation contractait le visage de Madeleine. -</p> - -<p> -«Dans ma position, fit-elle observer, je ne puis parler de cela à M. -de Lomas. Mais peut-être un peu plus tard.... -</p> - -<p> -—C'est lui qui la force à nous quitter, je ne sais pourquoi: pour la -faire mourir plus vite sans doute, parce qu'elle l'embarrasse.» -</p> - -<p> -Madeleine et Fossette montèrent alors chez Christine. Là, un autre -tableau non moins navrant les attendait. -</p> - -<p> -La mansarde était petite, mais propre, quoique misérable. L'air et le -soleil y pénétraient par la lucarne entrouverte, lucarne si étroite -pourtant qu'une partie de la mansarde se trouvait plongée dans l'ombre. -Quatre personnes vivaient habituellement dans ce réduit. Une fillette -au doux regard, vêtue avec goût, presque avec recherche, assise sur un -tabouret, tenait à la main une poupée de deux sous. -</p> - -<p> -Christine, installée sous la lucarne, cousait des bonnets. -</p> - -<p> -L'aïeule, paralysée du côté droit, se tenait dans un fauteuil de -paille, les mains croisées et baissant la tête avec stupeur. -</p> - -<p> -De temps à autre, Christine levait sur l'enfant des yeux rougis par les -veilles et le chagrin, et poussait un soupir. Aux coquettes agaceries -que lui faisait la fillette, elle ne pouvait répondre que par des -larmes. On devenait toutefois à ses regards si tendres que cette enfant -était sa passion. -</p> - -<p> -Dès que la jeune danseuse aperçut Madeleine, elle se précipita à sa -rencontre. -</p> - -<p> -«Je viens, lui annonça l'institutrice, vous remettre une offrande de -la part d'une personne qui s'est beaucoup intéressée à votre sort.» -</p> - -<p> -Christine remercia avec une sorte de véhémence. -</p> - -<p> -«Mademoiselle, lui dit-elle, je ne puis rien faire aujourd'hui pour -vous témoigner ma reconnaissance; mais rappelez-vous que vous avez une -amie qui se jetterait à la Seine pour vous rendre service. Ah! si ma -pauvre maman, reprit Christine, était du moins ici pour vous remercier -avec moi! Mais nous vous reverrons, n'est-ce pas? -</p> - -<p> -—Et quand pensez-vous que votre mère vous sera rendue? -</p> - -<p> -—Je suis allée hier à la préfecture de police. On ne m'a rien -répondu de positif mais j'ai pu voir maman. Ah! pauvre, pauvre maman! -Si vous saviez avec quelles femmes elle se trouve! Et puis être en -prison, c'est affreux. Elle avait tant de chagrin qu'elle voulait -mourir. Je l'ai consolée de mon mieux: mais pouvais-je lui donner -courage, puisque moi-même j'étais désespérée? -</p> - -<p> -—Combien gagnait-elle dans son état de blanchisseuse? -</p> - -<p> -—Cinquante sous par jour. Cela suffisait pour nous faire vivre -toutes. Mais, comme elle a une mauvaise toux, le médecin lui a défendu -d'aller laver pendant l'hiver sous peine d'en mourir. On ne peut cependant -pas, pour vivre, s'exposer à la mort. Moi, je ne gagne que vingt-cinq sous -avec mes bonnets, quelquefois un peu plus, quand je réussis un -modèle.» -</p> - -<p> -Fossette prit un bonnet que venait d'achever Christine. -</p> - -<p> -«Voyez donc, dit-elle, comme celui-là est coquet! Un chou de veloutine -dans la garniture à droite, ce serait un petit chef-d'œuvre. -</p> - -<p> -—Je suis un peu artiste, fit Christine avec un orgueil enfantin. -Mais les ouvrières de Picardie, d'Arras surtout, nous font une si rude -concurrence! C'est mal fait, sans goût; mais c'est si bon marché! On -leur paye onze sous de façon pour un bonnet, et nous ne pouvons en -établir un semblable au-dessous de dix-huit sous. Sans doute nous -travaillons mieux; mais les femmes qui achètent cela ne font aucune -différence. Heureusement j'espère avoir l'année prochaine un -engagement dans un théâtre de province, et alors... Peut-être même -dans un théâtre de Paris. -</p> - -<p> -—Ne gagne-t-on pas fort peu dans ces premiers engagement objecta -Madeleine. -</p> - -<p> -—Oh! sans doute, répondit Christine avec une très-grande naïveté. -Le théâtre rapporte fort peu. Mais, comme je suis gentille, peut-être -trouverai-je un homme riche qui mimera et nous rendra toutes heureuses; -et, comme je suis sage, peut être m'épousera-t-il. Alors je serai une -grande dame.» -</p> - -<p> -Madeleine était stupéfaite, presque indignée. Elle regarda l'aïeule; -mais l'aïeule, sourde et paralytique, restait dans la même -immobilité. -</p> - -<p> -«Ne vaudrait-il pas mieux, mademoiselle, reprit Madeleine d'un ton -sévère, chercher à vous tirer d'affaire d'une manière plus -honorable? -</p> - -<p> -—Plus honorable! repartit Christine très-surprise. Mais c'est -impossible. Je vous assure que je suis très-honnête; je n'ai jamais eu -d'amants. -</p> - -<p> -—À votre âge on peut le croire, fit en souriant Fossette. -</p> - -<p> -—Je prends des leçons avec plusieurs demoiselles, de mon âge à peu -près. Elles ont toutes des amants, et même elles se moquent beaucoup -de moi parce que je n'en ai pas. Mais la dernière fois je leur ai -répondu de façon à les écraser: «Mesdemoiselles, leur ai-je dit, -une femme qui se respecte et qui a de la conduite ne doit pas donner son -cœur pour rien. Moi, je serai plus exigeante, parce que je m'estime -beaucoup.» Elles n'ont su que répondre. -</p> - -<p> -—C'est une singulière morale,» dit Fossette en souriant. -</p> - -<p> -Madeleine ne riait pas. Elle était navrée d'entendre cette enfant de -quinze ans, qui lui avait paru si candide, parler avec une telle -impudence et se vanter ainsi de sa vénalité. Elle regretta presque de -s'être aussi vivement intéressée à une famille qui maintenant lui -semblait le mériter si peu. -</p> - -<p> -Fossette devina se qui se passait en elle, et dit: -</p> - -<p> -«Chacun comprend la vertu comme il peut: chez les riches, les jeunes -filles se marient généralement sans amour à des hommes qui ne les -aiment pas non plus. C'est une affaire d'argent pure et simple. On -trouve cela très-moral, parce qu'on est convenu depuis longtemps de le -trouver ainsi. On a dit à Christine qu'il fallait se vendre cher ou ne -pas se vendre du tout. On ne lui a jamais enseigné autre chose; et, -comme elle assurerait ainsi le sort de toute sa famille, elle croit bien -faire. Et puis elle n'a jamais aimé. Elle verra bien plus tard. Car, au -fond, c'est une bonne et honnête fille. -</p> - -<p> -—Moi aimer un homme, jamais! dit-elle en se redressant fièrement. -Maman et grand-mère prétendent qu'ils sont tous méchants. Papa était -jaloux, buvait et battait maman tous les jours. Il lui prenait tout ce -qu'elle gagnait. Grand-mère ne s'est pas mariée, mais elle a été -tout aussi malheureuse. Enfin, d'après tout ce que je vois, je ne me -marierai jamais avec un homme pauvre. Avec un riche, je ne dis pas; car, -s'il me maltraitait, au moins j'aurais de belles robes, du pain à -manger, et quelque chose avec. Maman dit qu'elle a eu assez de misères -comme cela, et que, si sa vie était à recommencer, elle s'y prendrait -autrement. Elle veut au moins que son expérience me profite. -</p> - -<p> -—Évidemment, se dit Madeleine, certains principes de morale ne -varient pas seulement selon les peuples et selon les temps, mais encore au -milieu du même peuple, selon les conditions sociales. La pratique de la -morale chez une grande dame n'est pas toujours la même que chez une -bourgeoise; la morale d'une ouvrière qui peut gagner sa vie ne -ressemble pas toujours à celle d'une malheureuse, incapable de subvenir -à son existence. C'est désolant, mais presque inévitable! Le malheur -abaisse le niveau moral de l'individu, et les sentiments élevés -disparaissent devant l'impérieux instinct de la conservation. Il faut -vivre! telle est trop souvent la loi unique de celui qui est la proie de -la misère. Chez cette enfant, l'affection, le dévouement palliaient au -moins une perversité précoce. En lui donnant de bons conseils, en lui -indiquant un moyen honnête de gagner sa vie, peut-être était-il temps -encore de la sauver de la dégradation. Madeleine voulut le tenter. -</p> - -<p> -—Voyons, mon enfant, dit-elle après un moment de réflexion, si l'on -vous procurait une place, soit dans un magasin, soit dans un atelier de -modiste, cela ne vaudrait-il pas mieux que d'être danseuse et que de -vendre votre affection, comme une marchandise? -</p> - -<p> -—Maman a pensé à tout cela; mais elle désire que je sois riche. Et -moi aussi je veux être riche; je veux être heureuse; je veux une -voiture doublée de soie pour me promener avec Bichette et grand-mère; -je veux que Bichette ait des robes superbes et des poupées aussi -grandes qu'elle, et ma pauvre maman une bonne chambre, avec d'épais -rideaux et un grand feu qui flambe. Et puis abandonner mon art! Je -l'aime, mon art! Renoncer aux applaudissements du théâtre; car je -serai applaudie, je ne le puis pas, je ne le veux pas! L'autre jour, -Gorju, le perruquier, disait à quelqu'un, comme je passais: «Voilà -une fille qui vaut son pesant d'or.» Vous voulez que j'aille m'enterrer -dans un atelier quand je peux, rien qu'en me montrant, gagner tant -d'argent! D'ailleurs, maman ne voudrait pas. -</p> - -<p> -—Mais c'est mal, mon enfant. -</p> - -<p> -—C'est mal? répéta-t-elle surprise, c'est mal de vouloir le bonheur -de toutes celles que j'aime?» -</p> - -<p> -Madeleine se retira navrée. -</p> - -<p> -En lui laissant cinquante francs, elle chargea Fossette de remettre les -cinquante francs qui restaient à Mme Blancheton pour acheter une -charrette. -</p> - -<p> -Elle trouva Claudine un peu triste; mais elle ne put deviner la cause de -cette tristesse. Sa sœur regrettait-elle Lyon ou bien pensait-elle à -Jaclard? -</p> - -<p> -«Je ne suis pas encore habituée à la couture, et je ne sais pas -vraiment si je pourrai me faire à ce travail, dit Claudine en se -renversant en arrière, en étendant les bras comme pour les déroidir; -je n'aurais jamais cru qu'il fût aussi pénible de coudre tout le jour. -</p> - -<p> -—On s'y fait, repartit Fossette, c'est un pli à prendre. Mais ce qui -fatigue toujours et fait mal aux yeux, c'est le travail du soir.» -</p> - -<p> -Claudine poussa un soupir qui gonfla sa poitrine, et son œil ardent se -fixa dans le vague. Un seul espoir pouvait la soutenir dans son rude -labeur, cette fille voluptueuse, cette fille de luxe et d'amour, -c'était de revoir bientôt celui qu'elle aimait. Mais le matin une -lettre de Jaclard lui annonçait l'ajournement de son départ. Telle -était la cause de son découragement. -</p> - -<p> -Madeleine quitta ce misérable garni, l'âme abattue par la vue de tant -de malheurs. En traversant ce quartier immonde, en longeant ces maisons -noires d'où s'échappaient des exhalaisons fétides, elle se disait: -</p> - -<p> -«Il n'y a peut-être pas une de ces croisées qui n'éclaire des -douleurs pareilles à celles que je viens de voir. Et cet ulcère est -bien petit en comparaison de la lèpre immense du paupérisme. Que peut, -en effet, l'organisation actuelle de l'assistance privée et publique, -organisation purement palliative, pour guérir un mal aussi étendu, -aussi profondément enraciné! Comme le dit Mlle Borel, l'aumône sera -toujours impuissante, si l'on ne transforme les conditions mêmes du -travail.» -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XXII">XXII</a></h4> - -<p> -Mme Thomassin occupait, au premier étage d'une maison de la rue -Neuve-Saint-Augustin, un appartement somptueusement meublé. -</p> - -<p> -Cette femme n'était plus jeune, mais elle avait été fort belle et -avait obtenu naguère quelque réputation dans le demi-monde. La -fréquentation d'hommes distingués lui avait communiqué un certain -vernis de bonne société. -</p> - -<p> -C'était en outre une femme de tête. Elle tenait sa maison sur un grand -pied, occupait une trentaine d'ouvrières. Fréquemment, elle donnait -des soirées où le monde le plus mêlé se trouvait réuni. Elle avait -de l'esprit, beaucoup d'intrigue; et, comme elle se tenait fort au -courant de la chronique scandaleuse, ses anciens amis continuaient à la -voir. D'ailleurs elle avait toujours de fort jolies ouvrières, et les -amateurs du beau venaient de temps à autre admirer de charmantes -figures dans ce sérail mobile, c'est-à-dire souvent renouvelé. -</p> - -<p> -Mme Thomassin jouissait d'une certaine considération dans le quartier. -Son concierge toujours grassement payé, les notes des fournisseurs -très-régulièrement acquittées, une clientèle très-nombreuse de -dames à équipage, lui attiraient le respect de ses voisins. -</p> - -<p> -Depuis quinze ans, cette célèbre couturière habitait la même maison -et le même numéro; et jamais son crédit ne s'était démenti. Elle -possédait une maison de campagne à Montmorency, où, tous les -dimanches, pendant l'été, elle se rendait avec ses enfants, car Mme -Thomassin était mariée; mais son mari était un mythe. On ne l'avait -jamais entrevu. Quoi qu'il en fût, ce qui achevait de poser Mme -Thomassin dans l'esprit de tous les épiciers et merciers du quartier, -comme une femme de mérite, c'est qu'elle recevait quelquefois des -ecclésiastiques, qu'elle était membre de plusieurs confréries et -quêtait à l'église. -</p> - -<p> -Les ouvrières de Mme Thomassin travaillaient dans un vaste atelier -situé à l'entresol, fort bas de plafond et un peu sombre, ce qui -rendait le travail pénible et malsain. -</p> - -<p> -Ces demoiselles se divisaient en deux catégories: les ouvrières du -dehors et celles de la maison. Pour être admises parmi ces dernières, -il fallait être jeune, avoir de bonnes manières et parler à peu près -le français. -</p> - -<p> -Les ouvrières du dehors étaient là, comme partout ailleurs, de -pauvres filles d'une conduite douteuse, qui venaient travailler à -l'atelier pendant douze heures par jour pour gagner trente sous. Il y en -avait de tout âge: de très-jeunes, presque des enfants, et des -vieilles, de très-vieilles, ridées, édentées, portant des lunettes. -Quelques-unes étaient jolies, ou plutôt avaient dû l'être, car à -vingt ans leur visage avait déjà perdu la fraîcheur, et leurs yeux, -l'éclat de la jeunesse. Le travail, l'inconduite, la veillée à -l'atelier ou la veillée au bal, avaient marbré leur teint. -</p> - -<p> -Les vêtements n'offraient pas moins de variété: les unes portaient -des falbalas, les autres des robes d'une simplicité qui touchait -à la misère. Celles-ci étaient reléguées près de la porte, et -cousaient pour ainsi dire avec les yeux de la foi. Les élégantes -s'établissaient près des croisées et écrasaient les plus pauvres de -leur luxe. C'est dans le monde des petits comme dans le monde des -grands: les femmes entre elles ne cherchent et ne reconnaissent qu'une -sorte de supériorité, celle que donnent les chiffons. -</p> - -<p> -Dans toute réunion de femmes la préoccupation exclusive c'est la -rivalité de la toilette. Là est tout le mal. Cette émulation dans la -futilité devient une véritable passion. Les hommes, qui aujourd'hui -crient si fort contre le luxe effréné des femmes, et qui en sont les -premières victimes, ne sont-ils pas aussi les premiers coupables? -</p> - -<p> -De tout temps, aujourd'hui comme au siècle de Molière, ils ont -ridiculisé les aspirations de certaines femmes vers les occupations -intellectuelles. Les moralistes, les dramaturges ont déployé beaucoup -plus de verve satirique contre les femmes fortes que contre les femmes -futiles. Le futile, voilà selon eux, au contraire, le véritable -domaine de la femme. Mais n'est-ce pas toujours le même mobile qui -pousse les unes vers les études abstraites, les autres vers les -excentricités de la toilette? -</p> - -<p> -Ce mobile, c'est l'ambition de briller, d'attirer les regards à quelque -titre que ce soit. Est-ce à dire qu'il faille supprimer le mobile? On -ne peut ainsi supprimer les passions humaines. Le seul but de la morale -doit être de les diriger. Il s'agit donc de placer sur un autre terrain -toutes ces rivalités féminines, en donnant aux femmes une éducation -plus sérieuse, plus positive, plus complète, en leur inculquant un -sentiment plus élevé de leurs devoirs et de leur destinée. -</p> - -<p> -Peut-être l'excès du mal, contre lequel tonnent aujourd'hui nos -moralistes, était-il nécessaire; peut-être les hommes reconnaîtront-ils -enfin qu'ils ont eu tort d'encourager les femmes dans l'essor de -leur ambition vers la frivolité. -</p> - -<p> -Il est temps aussi que la femme, mieux instruite de sa mission, -comprenant mieux sa véritable dignité, cherche ailleurs que dans le -culte du chiffon un aliment à son intelligence, à son activité, à -ses goûts véritablement artistiques. -</p> - -<p> -Sans doute nous ne prétendons pas que la majorité des femmes soit apte -à l'abstraction et aux fortes études; car il faut une certaine vigueur -nerveuse pour une longue et profonde concentration de la pensée. -Cependant il y a dans l'un et dans l'autre sexe des êtres de -transition, des hommes avec un esprit et des goûts tout féminins, et -des femmes avec une intelligence et une fermeté entièrement viriles. -</p> - -<p> -Ces natures mixtes, plus nombreuses qu'on ne pense, sont en général -plus riches, plus complètes; car souvent elles possèdent les facultés -opposées des deux sexes. Presque tous les poëtes et les artistes de -génie ont réuni la puissance créatrice qui appartient à l'homme et -l'impressionnabilité nerveuse ordinaire chez la femme; comme aussi -toutes les femmes qui se sont distinguées dans les arts et dans les -lettres joignaient aux qualités de leur sexe cette force de cerveau -qui, le plus ordinairement, est l'attribut de l'homme. -</p> - -<p> -Loin de chercher à comprimer ces organisations en les stigmatisant par -le ridicule, on devrait les encourager, et favoriser ainsi leur -développement normal. Car tout ce qui est dans la nature est dans -l'ordre. -</p> - -<p> -Ce n'est donc pas à dire que toutes les femmes doivent être reçues -bachelières; mais toutes ont droit à l'éducation que comporte la -nature de leur intelligence. -</p> - -<p> -Aujourd'hui, cette idée, dégagée des théories exagérées qui -prétendaient établir l'identité absolue de l'intelligence des deux -sexes, cette idée, disons-nous, qui rend à la femme son véritable -rang, a fait de grands progrès; mais il s'en faut qu'elle soit devenue -populaire. Hommes et femmes doivent la propager; les uns, dans -l'intérêt de leur fortune et de leur bonheur intime menacés par la -frivolité ruineuse des femmes; les autres, dans l'intérêt de leur -dignité, de leurs droits moraux et sociaux. -</p> - -<p> -Il n'est pas question seulement de la classe éclairée; c'est parmi les -femmes des classes laborieuses surtout qu'il faut porter la réforme en -cultivant leur esprit et leurs aptitudes particulières par -l'enseignement professionnel. -</p> - -<p> -Possédant ainsi des moyens honnêtes de gagner sa vie et de satisfaire -dans une mesure convenable ses goûts de luxe, l'ouvrière acquerra -plus de moralité; les notions générales qu'elle aura reçues lui -permettront d'apprendre avec plus de facilité un état supplémentaire, -afin de parer aux conséquences désastreuses des chômages. Elle pourra -aussi faire concurrence à l'homme dans plus d'une profession, comme -l'homme aujourd'hui la supplante dans une foule de travaux qui, par leur -nature, n'appartiennent qu'à la femme. La formidable armée des -ouvrières en couture serait diminuée d'autant et les salaires -deviendraient plus rémunérateurs. -</p> - -<p> -Sans doute il est facile de prêcher la morale; mais avant de dire à -ces pauvres filles: «Soyez vertueuses,» il faudrait leur procurer un -travail qui leur assurât la satisfaction de leurs besoins légitimes. -</p> - -<p> -Geneviève, pour se présenter chez Mme Thomassin, avait mis sa plus -belle robe, celle qu'elle portait à Lille dans les solennités; mais -encore cette robe, bien qu'elle fût de mérinos, n'avait pas la coupe -distinguée qui donnait un cachet aux vêtements de ces demoiselles. Et -puis, au lieu d'une résille coquettement posée sur la tête, un simple -bonnet enfermait entièrement sa belle chevelure blonde. -</p> - -<p> -Quand elle entra dans l'atelier, les babils s'interrompirent. On regarda -la nouvelle venue. À la vue de son modeste bonnet, de la coupe -arriérée de sa robe, de son air endimanché surtout, les élégantes -sourirent; les autres éprouvèrent pour elle de la sympathie et se -dérangèrent pour lui faire une place. -</p> - -<p> -«Tiens! dit tout haut une princesse en robe de soie, elle serait -gentille si elle était un peu mieux <i>ficelée.</i>» -</p> - -<p> -Geneviève rougit beaucoup à cette remarque. -</p> - -<p> -«D'où venez-vous? demanda une seconde péronnelle; de Carpentras ou de -Quimper-Corentin? -</p> - -<p> -—Je suis de Lille, répondit modestement Geneviève. -</p> - -<p> -—Dans ce pays-là, on porte encore des manches pagodes? -</p> - -<p> -—Où donc est située cette ville? en Chine? ajouta une autre -ouvrière qui portait un repentir derrière l'oreille. -</p> - -<p> -—Non, c'est encore plus loin que Pontoise. -</p> - -<p> -—À Lille! Est-ce l'Isle-Adam ou une île en Amérique. -</p> - -<p> -—Non, répondit Geneviève, c'est Lille, dans le département du Nord. -</p> - -<p> -—Elle a de la géographie, la petite. -</p> - -<p> -—C'est égal, reprit une autre, je retiens la coupe de ses pointes. -</p> - -<p> -—Il y a de fameuses couturières dans votre pays! -</p> - -<p> -—Y porte-t-on des crinolines? -</p> - -<p> -C'est un pays froid, puisqu'il est dans le nord. On n'y porte, comme en -Russie, que des peaux de bêtes. -</p> - -<p> -—Voyons, mesdemoiselles, un peu de charité,» recommanda la -<i>première</i>, qui taillait et préparait l'ouvrage sur une grande table -placée devant les fenêtres. -</p> - -<p> -Mais on ne l'écouta point, et les épigrammes ne se croisèrent qu'avec -plus de vivacité. -</p> - -<p> -Ces railleries, ces rires malins, ces regards espiègles causaient à la -pauvre Geneviève comme des éblouissements, comme des tintements dans -les oreilles; elle perdait contenance, elle se sentait ridicule, et son -embarras augmentait. -</p> - -<p> -Les ouvrières dans les ateliers, comme les écolières dans les -pensionnats, se montrent sans pitié pour les nouvelles venues, surtout -quand celles-ci prêtent le flanc au ridicule, par un si petit côté -que ce soit. Il s'en trouve toujours de réellement méchantes qui -ouvrent le feu, et d'autres qui, excitées par le rire, renvoient la -balle. Plus celle que l'on persifle est douce et timide, plus on la -malmène. D'un mot Fossette eût fait passer les rieuses de son côté, -par une riposte bien lancée; mais Geneviève ne savait que rougir. -</p> - -<p> -L'arrivée de Mme Thomassin mit fin à sa torture. Elle lui adressa un -regard amical. -</p> - -<p> -«Eh bien! ma chère enfant, vous voilà des nôtres. Heloïse, -donnez-lui quelque chose à faire. Mais peut-être est-ce un peu tard -pour vous mettre à l'ouvrage. Allez ranger votre malle. -</p> - -<p> -—Tiens! dirent tout bas ces demoiselles, elle sera de la maison! -</p> - -<p> -—Joséphine, menez-la dans la chambre voisine de la vôtre. -</p> - -<p> -—Avec plaisir, dit Joséphine. Voilà enfin une nouvelle! Ce ne sera -plus moi qui balaierai l'atelier tous les matins.» -</p> - -<p> -Joséphine la conduisit dans une mansarde située sous les combles, et -dont la lucarne avait vue sur les toits. Ce réduit était au moins -aussi désolé que celui de la rue de Venise. -</p> - -<p> -Restée seule, Geneviève s'assit sur sa malle au lieu de l'ouvrir, et -se mit à pleurer. Combien la vie lui parut alors triste et sombre! Elle -pensa qu'elle ne s'habituerait jamais à vivre au milieu de toutes ces -pécores, et elle ne rangea point ses effets. -</p> - -<p> -Quand elle redescendit, plus personne ne fit attention à elle. Toutes -ces ouvrières étaient de vraies Parisiennes; elles en avaient la -mobilité caractéristique. -</p> - -<p> -En ce moment, un autre sujet de distraction les occupait. Une de ces -demoiselles racontait sa soirée de la veille. -</p> - -<p> -Elle avait fait la connaissance d'un <i>monsieur très bien</i>, qui -l'avait conduite à Valentino. La soirée avait été charmante. Elle avait bu -du champagne avec des femmes très-distinguées, que connaissait -beaucoup son monsieur très-bien, des dames du plus grand <i>chic.</i> Puis -suivait la description minutieuse des toilettes. -</p> - -<p> -«Et tout cela ne leur coûtait rien ou presque rien, fit observer l'une -d'elles. Nous, pour gagner une robe un peu propre, il faut <i>piocher</i> -pendant des mois. A-t-on jamais compté combien de points il faut tirer -pour attraper une malheureuse pièce de quarante sous! Ah! si seulement -j'avais le nez un peu moins en pied de marmite et les bras un peu moins -maigres, je pourrais faire des caprices aussi bien qu'une autre. -</p> - -<p> -—Et tes cheveux rouges? -</p> - -<p> -—Il y a maintenant une dame qui fait fureur et qui a les cheveux -rouges. -</p> - -<p> -—Et les petites rides que tu as sous les yeux? -</p> - -<p> -—Oh! cela, avec un peu de peinture... La mode est au plâtre pour le -moment.» -</p> - -<p> -Mme Thomassin était absente et la <i>première</i> en course. -</p> - -<p> -La première est l'ouvrière chargée de bâtir et de distribuer -l'ouvrage. Elle fait partie de la maison et reçoit un bon traitement, -c'est-à-dire de mille à douze cents francs par an. Elle dîne avec -madame quand madame est seule. -</p> - -<p> -Dans tous les ateliers, la maîtresse s'appelle <i>madame.</i> -</p> - -<p> -On redoute la <i>première</i> presque autant que madame. En leur présence, -tous les yeux sont baissés, et, bien qu'on parle, l'aiguille marche -toujours. On chante quelquefois, on chante beaucoup même. L'ouvrière a -la passion de la romance sentimentale et de la chanson grivoise. Madame -le permet et même quelquefois mêle sa voix au refrain. Mais il faut -coudre, coudre sans relâche. -</p> - -<p> -Dès que les surveillantes ont disparu, comme les esclaves prennent leur -revanche! Les aiguilles s'arrêtent, les langues s'aiguisent, les -historiettes et les propos lestes circulent gaillardement. Presque -toutes ont de l'esprit, de l'esprit vif, du véritable esprit gaulois; -et que de malices se débitent sur la première, sur madame, ses -pratiques et ses habitués! -</p> - -<p> -Malheur surtout aux ouvrières laides ou contrefaites! Ce sont de -véritables martyres de la gaieté satirique de ces demoiselles. -</p> - -<p> -La jeune fille la plus pure, après avoir passé quinze jours dans l'un -de ces ateliers parisiens, est perdue d'imagination, et bientôt sans -doute elle le sera de fait. Là s'érige en principe la vénalité dans -l'amour, là règne un cynisme dans la corruption qui altérerait même -le caractère le plus fortement trempé. -</p> - -<p> -Au ton dont madame avait parlé à Geneviève, toutes avaient deviné -que ce serait une favorite; car madame, ainsi que la première, ont des -favorites à qui elles donnent l'ouvrage facile, et dont elles se -montrent toujours satisfaites. -</p> - -<p> -Geneviève, tristement assise au milieu de ces groupes divers, occupée -à sa besogne et écoutant sans intérêt les anecdotes scabreuses qui -se racontaient autour d'elle, se disait avec désespoir: «En effet, -comment m'aimerait-il, puisque je suis si ridicule?» -</p> - -<p> -Un groom, le groom de madame, vint l'appeler. -</p> - -<p> -«Mademoiselle Geneviève Gendoux, on vous demande au salon. -</p> - -<p> -—Moi?» dit-elle stupéfaite. -</p> - -<p> -Tous les visages se tournèrent de son côté: c'était un événement. -</p> - -<p> -«Eh bien! elle a une jolie toilette pour se présenter devant la -pratique! -</p> - -<p> -—Dis donc, Joseph, qui est-ce qui demande cette petite mijaurée? dit -la demoiselle à repentirs. -</p> - -<p> -—Mme de Courcy, répondit Joseph. -</p> - -<p> -—Une amie de madame, ajouta la première qui rentrait. -</p> - -<p> -—Cette dame a sans doute besoin d'une femme de chambre,» insinua une -autre d'un ton persifleur, comme Geneviève fermait la porte et suivait -Joseph au salon. -</p> - -<p> -Mme de Courcy avait hâte de voir Geneviève. Malgré les dénégations -de Lionel, elle conservait des soupçons qu'elle voulait éclaircir. Il -lui tardait aussi de connaître cette Fossette, la mystérieuse -maîtresse de son ennemi déclaré. -</p> - -<p> -Dans l'après-midi, elle avait assisté aux courses. Elle y avait vu Mme -de Beausire, sa rivale, dans un équipage à la Daumont, entourée par -la jeunesse la plus brillante, tandis qu'elle, la célèbre Lucrèce, -n'avait produit aucune sensation. De Lomas lui-même l'avait délaissée -pour s'occuper exclusivement de Béatrix. Elle venait donc, la rage au -cœur, chercher un moyen de se venger. -</p> - -<p> -Elle regarda Geneviève assez longuement, de cet air observateur qui ne -craint ni d'intimider, ni d'offenser. -</p> - -<p> -La pauvre ouvrière rougit et perdit toute contenance. -</p> - -<p> -«Mon enfant, dit-elle, satisfaite sans doute de son examen, M. de Lomas -m'a parlé de vous en termes si flatteurs, que je vous ai -très-chaudement recommandée à Mme Thomassin. Elle m'a promis d'avoir -pour vous des égards. Je vous en prie encore, madame Thomassin, gâtez -un peu cette jolie fille. Elle a l'air souffrant: ménagez-la. Ne lui -faites pas coudre des étoffes trop dures, cela lui gâterait la main -qu'elle a si fine. Vous savez, cela grossit les jointures. Il conviendra -aussi de renvoyer quelquefois en courses pour prendre de l'exercice; car -il faut conserver votre fraîcheur, mon enfant: la beauté et la santé -sont des dons précieux qu'on n'estime a leur juste valeur que lorsqu'on -les a perdus. Êtes-vous malade? vous avez les traits un peu -fatigués.» -</p> - -<p> -Geneviève rougit encore davantage. -</p> - -<p> -«Non, madame, répondit-elle; j'ai pleuré tout à l'heure en me -séparant de mes amies. -</p> - -<p> -—Mlle Fossette, n'est-ce pas! Et elle n'a pas voulu vous -accompagner? -</p> - -<p> -—Elle a préféré rester libre. -</p> - -<p> -—Ah! fit Lucrèce avec quelque dépit. Voyons, reprit-elle plus -doucereuse, venez-vous asseoir à côté de moi. Regardez donc, madame -Thomassin, cette jolie veine bleue qui traverse la tempe. Et quel profit -de Niobé! Comme c'est pur de lignes, et quelle douceur dans le regard! -Savez-vous, Geneviève, que vous êtes très-jolie? -</p> - -<p> -—Oh! madame, vous êtes bien bonne, dit Geneviève avec un accent de -reconnaissance; vous me voyez intimidée, et vous me louez pour me -donner un peu de courage. -</p> - -<p> -—Vous, avez bien fait de venir à Paris, poursuivit Lucrèce, car une -fille comme vous doit y faire sa fortune. Depuis quand avez-vous quitté -Lille? -</p> - -<p> -—Depuis décembre dernier.» -</p> - -<p> -L'époque du retour de Lionel, pensa Mme de Courcy. -</p> - -<p> -«Et comment y êtes-vous venue?» -</p> - -<p> -Geneviève rougit de nouveau, mais elle ne voulait pas mentir à cette -dame qui lui montrait tant de bonté. -</p> - -<p> -Sur un signe de Lucrèce, Mme Thomassin disparut. -</p> - -<p> -«Ayez confiance en moi, reprit Lucrèce, car je vous affectionne -déjà. Racontez-moi votre histoire. Vous fais-je peur? -</p> - -<p> -—Oh! non, madame; mais, en vérité, je ne le puis pas, car ce secret -n'est pas le mien seulement; il appartient à un autre. -</p> - -<p> -—Je comprends. Votre histoire est celle de toutes les pauvres filles -qui gagnent si péniblement leur vie, et ne sont pas toujours assez -fortes pour résister aux tentations que les séducteurs étalent à -leurs yeux. -</p> - -<p> -—Oh! madame! s'écria Geneviève avec une fierté révoltée; vous vous -trompez. Ce n'était pas l'argent qui pouvait me faire abandonner mon -pays et ma famille: j'aimais.... -</p> - -<p> -—Et il vous a délaissée? -</p> - -<p> -—Non, car il est généreux; pourtant je sens bien qu'il ne m'aime -plus comme autrefois. -</p> - -<p> -—Pauvre petite! Mais peut-être, si c'est un homme de votre -condition, l'amènerait-on à vous épouser. -</p> - -<p> -—Il n'est pas de ma condition. -</p> - -<p> -—Est-il riche? -</p> - -<p> -—Non, au contraire; mais sa famille, son éducation, tout le sépare -de moi. -</p> - -<p> -—Vous vous exagérez sans doute la distance qui existe entre vous. Si -je le connaissais, je suis sûre que je le déciderais à vous épouser; -vous êtes si charmante!» -</p> - -<p> -Geneviève regarda Lucrèce avec quelque défiance, et crut deviner -qu'elle ne la flattait ainsi que pour obtenir le nom de son séducteur. -</p> - -<p> -Mme de Courcy entrevit ce soupçon. -</p> - -<p> -«Eh bien! non, remettez à plus tard vos confidences, dit-elle avec -bonhomie. Vous m'intéressez beaucoup. Je viendrai vous voir -quelquefois; et..., lorsque vous me connaîtrez mieux... -</p> - -<p> -—Oh! madame, interrompit l'ouvrière avec élan, je voudrais vous -prouver ma reconnaissance en m'ouvrant entièrement à vous. Mais il -faut que je sache s'il approuve cette confidence. -</p> - -<p> -—C'est inutile, mon enfant, répondit avec quelque froideur Mme de -Courcy. Je désire, au contraire, que vous ne parliez pas de tout ceci -à M. de Lomas. Vous voyez que j'ai deviné votre secret.» -</p> - -<p> -En disant ces derniers mots, elle observait attentivement Geneviève, -qui ne put soutenir son regard scrutateur et baissa les yeux. -</p> - -<p> -«En effet, poursuivit Lucrèce, il y aura beaucoup à faire pour -convertir ce mauvais sujet. Toutefois, je ne désespère pas d'en venir -à bout. Par exemple, il faudrait être un peu plus coquette, et faire -valoir les charmes de votre personne. -</p> - -<p> -—Je suis très-pauvre, balbutia Geneviève avec confusion. -</p> - -<p> -—Je le sais; mais une résille vous coûterait moins cher qu'un -bonnet. Ôtez-moi donc cet affreux bonnet!» -</p> - -<p> -Geneviève obéit. Mme de Courcy lui enleva son peigne, et un flot d'or -se répandit sur ses épaules. -</p> - -<p> -«Mon Dieu! que c'est beau! fit Lucrèce, qui admirait en artiste les -teintes riches et soyeuses de cette magnifique chevelure. Et elle -pensait:—Quel fin connaisseur que ce Lomas! Cette fille est à cent -piqués au-dessus de la Beausire. Elle la supplanterait. -</p> - -<p> -«Mon enfant, dit-elle, il est impossible, belle comme vous êtes, que -M. de Lomas vous ait déjà abandonnée. Laissez-moi faire. Il vous -manque trois choses pour lui plaire tout à fait: de la toilette, de -l'éducation et les manières du monde. Je me charge de vous procurer -tout cela. -</p> - -<p> -—Oh! madame, que vous êtes bonne! Je ne sais si je rêve. -</p> - -<p> -—Je parlerai de vous à un respectable monsieur, fort riche, qui a eu -dans sa jeunesse une grande peine de cœur. Il aimait une jeune fille -pauvre qui l'aimait aussi. Ses parents s'opposaient à leur mariage, et -la jeune fille en mourut de chagrin. Vous voyez que cette histoire offre -quelque analogie avec, la vôtre. Ce monsieur, qui est le duc de -Lormond, en a été inconsolable, et il consacre chaque année une -partie de son revenu à établir des jeunes filles sans fortune.» -</p> - -<p> -Comme Geneviève la regardait avec quelque hésitation, elle ajouta: -</p> - -<p> -«Il y a, à Paris, une foule de personnes bienfaisantes qui s'occupent -de secourir et d'instruire la jeunesse. Voilà pourquoi je vous disais -tout à l'heure: vous avez bien fait de venir à Paris, vous y ferez -fortune.» -</p> - -<p> -Geneviève ne conserva plus la moindre arrière-pensée. -</p> - -<p> -Mme Thomassin rentrait en ce moment, apportant une robe de bal de moire -cerise, recouverte d'un volant en point d'Angleterre. -</p> - -<p> -«Que c'est beau ce que vous nous apportez là, madame Thomassin, et que -ce corsage est coquet! Combien cette merveille? -</p> - -<p> -—Très-bon marché. Avec les volants, 1800 francs. -</p> - -<p> -—L'effet aux lumières doit être splendide; et comme c'est simple! Je -voudrais voir cette robe à notre belle Geneviève. Faites donc allumer -les bougies, que nous la lui essayions.» -</p> - -<p> -Geneviève voulut s'en défendre. -</p> - -<p> -«C'est une grâce que je vous demande.» -</p> - -<p> -Toute rougissante, l'ouvrière se déshabilla. -</p> - -<p> -Ses épaules et ses bras étaient un peu maigres, mais les lignes en -étaient sculpturales. Mme Thomassin lui releva les cheveux de façon à -découvrir ses tempes si pures, et lui fit deux grosses coques qui -retombaient sur le cou. Puis on passa la robe. -</p> - -<p> -Geneviève se trouvait devant une psyché. En se voyant si belle, elle -ne put retenir un cri d'admiration; et elle regarda derrière elle si -elle n'apercevait pas l'autre Geneviève Gendoux, la pauvre ouvrière de -Lille. -</p> - -<p> -«C'est bien moi,» dit-elle avec un rire frais et coquet, le rire d'un -enfant qui n'aurait jamais souffert. -</p> - -<p> -Depuis si longtemps elle n'avait ri ainsi, qu'elle en fut toute -soulagée; et son visage, maintenant rasséréné et tout rose de -plaisir, de vanité peut-être était si gracieux, si jeune, si suave -qu'on lui eût donné quinze ans au plus. -</p> - -<p> -Mme Thomassin et Mme de Courcy étaient émerveillées, presque jalouses -de leur création. -</p> - -<p> -«Quelle jolie femme Lomas aurait là pourtant! fit Lucrèce. -</p> - -<p> -—C'est vraiment bien beau, la toilette!» dit Geneviève. -</p> - -<p> -Et elle pensa avec orgueil; «Si ces demoiselles de l'atelier me -voyaient ainsi, elles ne me railleraient plus.» -</p> - -<p> -Quand il fallut remettre sa pauvre robe de mérinos qu'elle trouvait si -belle autrefois, elle en éprouva une véritable honte. Et maintenant -elle cherchait à retrouver sous ce vêtement modeste la Geneviève qui -l'avait tout à l'heure éblouie. -</p> - -<p> -Geneviève n'avait jamais été coquette; jamais elle n'avait désiré -d'être vêtue avec plus de luxe que ne le lui permettait sa position -d'ouvrière. Mais le venin si habilement préparé par Mme de Courcy -commençait à s'infiltrer en elle. -</p> - -<p> -«Aimez-vous la toilette? lui demanda Lucrèce. -</p> - -<p> -—Sans doute, madame; mais je ne porterai jamais une robe pareille. -</p> - -<p> -—Savez-vous ce qu'était la personne à qui cette robe est destinée? -reprit la couturière. Une piqueuse de bottines qui, il y a six mois, -gagnait vingt-cinq sous par jour. -</p> - -<p> -—Elle est mariée? fit Geneviève. -</p> - -<p> -—De la main gauche.... -</p> - -<p> -—Elle est belle? interrogea Lucrèce à son tour. -</p> - -<p> -—Pas si belle que cette enfant. -</p> - -<p> -—Madame Thomassin, reprit Mme de Courcy, je vous recommande de -nouveau ma protégée. Faites-lui une jolie robe grisaille que vous porterez -sur mon mémoire. Et vous, Geneviève, achetez une résille et apprenez à -vous coiffer autrement. Quand vous serez présentable, je vous enverrai -mon vieux duc; et je suis sure que, dès qu'il vous verra, il -s'intéressera à vous. Pour vos heures de leçons, nous nous -arrangerons avec Mme Thomassin.» -</p> - -<p> -Elle se leva comme si elle voulait partir, puis elle se rassit. -</p> - -<p> -«Ah! dites-moi donc, ma belle enfant, j'ai, moi aussi, un service à -vous demander. M. de Lomas m'a recommandé également votre amie -Fossette; donnez-moi donc quelques renseignements sur elle, sur ses -fréquentations, sur sa manière de vivre. Elle est, paraît-il, fort -intéressante.» -</p> - -<p> -Geneviève, qui croyait servir son amie, raconta tout ce qu'elle savait: -la liaison de Fossette avec M. de Barnolf, la passion aussi qu'elle -avait inspirée à son voisin, M. Robiquet, ouvrier chapelier, et -l'intimité amicale qui était résultée du voisinage. -</p> - -<p> -Mme de Courcy se rappela avoir vu aux courses M. de Barnolf dans la -voiture de Mme de Beausire. Ce fut un trait de lumière. Elle entrevit -immédiatement le moyen de se venger. -</p> - -<p> -«Je veux connaître cette charmante fille, dont vous dites tant de -bien. Il faut qu'elle ait du mérite pour inspirer de telles amitiés. -Dès demain j'irai la voir.» -</p> - -<p> -Et Geneviève lui donna l'adresse de Fossette. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XXIII">XXIII</a></h4> - -<p> -M. de Barnolf habitait la rue d'Isly. Son appartement était à la fois -élégant et sévère. Les meubles étaient de chêne sculpté, et les -tentures de velours bleu clair, avec des bandes à fond noir, recouvert -d'arabesques d'or. Des panoplies d'armes anciennes ou étrangères, des -tableaux, appartenant à l'école espagnole ou hollandaise, achevaient -de donner à cet appartement un cachet artistique. -</p> - -<p> -M. de Barnolf s'harmonisait avec ce cadre un peu sombre. -</p> - -<p> -Il était Hongrois par son père et avait le type énergique de la race -magyare. Son teint était bronzé; sa barbe et ses cheveux, épais et -noirs, se roulaient sur eux-mêmes en boucles serrées et vigoureuses. -Ses yeux bleus éclairaient d'une expression douce et tendre cette -figure un peu farouche, presque dure. Souvent même son regard avait de -la finesse; mais quand la colère l'animait, il devenait terrible: la -prunelle pâlissait. -</p> - -<p> -M. de Barnolf était petit, maigre et nerveux. Il tenait de son père un -caractère violent et passionné; de sa mère, qui était Française, un -esprit vif, sceptique et mobile. On le disait fort riche. Sa beauté -étrange, son éducation soignée, ses manières très-aristocratiques, -sa générosité, son esprit, lui avaient valu de nombreuses bonnes -fortunes. Il avait acquis le titre d'homme à la mode, aussi bien dans -le faubourg Saint-Germain que dans le demi-monde. -</p> - -<p> -C'était un jeudi. Il attendait Fossette, et Fossette était en retard. -</p> - -<p> -Il parcourait sa chambre avec une agitation singulière. À chaque -minute il jetait les yeux sur la pendule. -</p> - -<p> -Pourtant il n'était que onze heures un quart, et Fossette n'arrivait -jamais avant onze heures. Quelquefois même elle avait tardé davantage. -</p> - -<p> -Pour se calmer, Léopold prit un livre, essaya de lire; mais les mots -dansaient sous ses yeux et n'avaient pas de sens. -</p> - -<p> -«Pourquoi ne vient-elle pas? Cette lettre.... serait-elle vraie?» -</p> - -<p> -Et le sang lui montait au visage, et ses mains brûlantes et moites se -crispaient d'impatience. -</p> - -<p> -Puis tout à coup il se mettait à rire. -</p> - -<p> -«Ah çà! voyons, j'aime à ce point-là, qui? Une petite ouvrière -sans éducation, sans manières, une grisette enfin, qui me fait -attendre, qui me fait souffrir ainsi. Tu es fou, mon pauvre Barnolf.» -</p> - -<p> -Midi sonna. -</p> - -<p> -L'angoisse lui tordit les nerfs. Il alluma un cigare, le mâcha entre -ses dents, puis le lança au feu avec colère. -</p> - -<p> -«Si elle vient maintenant, je la jette à la porte.» -</p> - -<p> -Au même instant la sonnette retentit dans l'antichambre. -</p> - -<p> -Son émotion fut si violente qu'il se laissa tomber dans un fauteuil, -et, renversant la tête, il ferma les yeux. -</p> - -<p> -Mais dès qu'il entendit la voix fraîche de Fossette, il courut à -elle, l'enlaça et tomba à ses pieds. -</p> - -<p> -Fossette, elle aussi, en entrant chez M. de Barnolf était grave et -émue. -</p> - -<p> -«Tu m'aimes donc, mon Léo? dit-elle. -</p> - -<p> -—Fossette! ma Fossette, pourquoi viens-tu si tard? Un quart d'heure -de plus, je serais mort.» -</p> - -<p> -Deux petits trous moqueurs se dessinèrent dans les joues de la jeune -fille. -</p> - -<p> -«Tu ne me crois pas, méchante? J'ai bien souffert, je te le jure. Je -croyais ne plus te voir. Je sais maintenant combien je t'aime, combien -je suis lié à toi.» -</p> - -<p> -Fossette regardait Barnolf avec un sourire sceptique et un regard -scrutateur. -</p> - -<p> -Elle se demandait: «Est-il sincère? Soupçonne-t-il que j'ai pu -savoir?... Joue-t-il la comédie? Mais pourquoi me tromperait-il? -Cependant, cette lettre....» -</p> - -<p> -«Je le vois dans votre regard, s'écria Léopold, vous ne m'aimez plus. -</p> - -<p> -—Vous avez bien douté de moi tout à l'heure, monsieur de Barnolf, -repartit Fossette avec dignité. Au surplus, ajouta-t-elle avec son -sourire mutin, nous violons notre contrat. Il me semble que nous sommes -bien près de nous faire une scène. Voyons, reprit-elle en se -débarrassant de son chapeau et de son manteau, revenons à la confiance -et à la gaieté.» -</p> - -<p> -M. de Barnolf ne riait point. Il continuait à se promener dans sa -chambre, et sa lèvre frémissait. -</p> - -<p> -Fossette se rapprocha, et, tendant son visage aux lèvres de Léopold: -</p> - -<p> -«Léo, ne boude pas. Une autre fois je viendrai plus tôt. Comment! tu -aurais un vilain caractère? Avec quels yeux méchants tu me regardes, -moi, ta Fossette qui t'aime, qui t'aime tant qu'elle ne peut plus rire. -Autrefois, quand j'étais insouciante, je riais toujours, je riais -follement; et maintenant, quand je pense à vous, quand je vous vois, -Léo, mon cœur est si plein qu'il étouffe, et je comprends qu'on -puisse pleurer par excès de bonheur. Je vous aime bien, Léo!» -</p> - -<p> -Et, en parlant ainsi, elle attachait sur lui un regard extatique. Sa -voix avait des vibrations émues qu'on n'aurait pu feindre, et sa bouche -sérieuse exprimait une si véritable tendresse que Barnolf vaincu -rejeta tout soupçon. -</p> - -<p> -Il la fit asseoir, et s'assit à côté d'elle. Il prenait sa petite -main dans les siennes et la baisait respectueusement, comme un amoureux -qui ne s'est pas encore déclaré. -</p> - -<p> -La fièvre était calmée. -</p> - -<p> -«Voyez un peu, disait Fossette, ce que produit la liberté. Nous nous -aimons d'autant plus que nous sommes moins engagés vis-à-vis l'un de -l'autre.» -</p> - -<p> -Barnolf soupira. -</p> - -<p> -«Soyez sincère, Léo; vous n'êtes donc pas heureux? vous me cachez -quelque chose? C'est bien mal d'avoir des secrets à vous tout seul. -</p> - -<p> -—Non, mon amie, je ne suis pas heureux. J'ai quelque chose sur le -cœur. Je suis un grand coupable. Si je te dis ma faute, me la -pardonneras-tu? -</p> - -<p> -—Je vous pardonne d'avance. -</p> - -<p> -—Je n'ose pas, devine. -</p> - -<p> -—Auriez-vous laissé faner mon dernier bouquet? -</p> - -<p> -—Non. -</p> - -<p> -—Ah! j'y suis! vous avez oublié, monsieur, dépenser à moi tous les -soirs, à l'heure convenue. -</p> - -<p> -—Non. -</p> - -<p> -—Vous ne vous êtes pas informé de ce beau géranium rose, comme je -vous en avais prié? -</p> - -<p> -—C'est plus grave encore. -</p> - -<p> -—Alors vous avez....» -</p> - -<p> -Elle voulut sourire, mais ses lèvres tremblèrent, son gosier se serra. -</p> - -<p> -«Vous ne m'avez pas trompée, puisque vous ne m'avez rien promis. Mais -c'est donc vrai, vous aimez une autre femme?» -</p> - -<p> -Elle était maintenant toute pâle, et ses mains étaient froides, comme -si soudain la vie l'abandonnait. -</p> - -<p> -«Non, non, ma Fossette, ce n'est pas cela; c'est encore plus mal. Je -doute de toi, je suis jaloux. -</p> - -<p> -—Vrai? bien vrai? Alors, nous sommes quittes; car moi aussi je suis -jalouse, et je n'osais pas vous le dire.» -</p> - -<p> -Ils essayaient de rire; ils ne le pouvaient pas. -</p> - -<p> -«Fossette, dit M. de Barnolf avec gravité en lui présentant un -papier, j'ai une lettre pour vous. -</p> - -<p> -—Pour moi? et moi une pour vous. Comme c'est étrange!» -s'écria-t-elle en tirant de sa poche une lettre décachetée. -</p> - -<p> -Ils regardèrent les deux suscriptions. Elles étaient de la même -écriture, une écriture inconnue. -</p> - -<p> -«C'est évident, fit observer Léopold, on s'est trompé d'enveloppe.» -</p> - -<p> -Voici la lettre écrite pour Fossette, et qu'avait reçue Barnolf: -</p> - -<p><br /></p> - -<p style="margin-left: 10%;">«Mademoiselle,</p> - -<p> -«Un ami qui s'intéresse à votre bonheur croit devoir vous prévenir -qu'on s'occupe actuellement beaucoup de vous dans une certaine société -où M. de Barnolf est très-connu. On y donne pour rival au noble -Hongrois, qui? un ouvrier chapelier portant le nom grotesque de -Robiquet, et dont la mansarde n'est séparée de la vôtre que par une -mince cloison.... Faites attention!» -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -La lettre écrite pour M. de Barnolf, mais adressée à Fossette, était -ainsi conçue: -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -«Un ami inconnu qui s'intéresse à votre bonheur, croit devoir vous -prévenir que vos assiduités auprès de Mme de Beausire font jaser -beaucoup. Hier, aux courses, on a remarqué votre présence dans sa -voiture et l'absence du duc. Que deviendrait Mlle Fossette, qui vous -aime si tendrement, si elle apprenait votre infidélité? Une femme a -beau être sceptique, voire même un peu philosophe, il est de ces -blessures de cœur ou d'amour-propre qu'elle ne saurait pardonner. Si -vous ne mettez pas plus de prudence dans vos relations avec Mme de -Beausire, vous pourriez non-seulement vous attirer une affaire avec le -duc, mais encore compromettre votre bonheur intime, et désespérer une -charmante fille qui ne le mérite pas. -</p> - -<p> -«Vous avez, je vous en préviens, des ennemis acharnés qui pourraient -fort bien vous jouer un mauvais tour. «Prudence et mystère!» comme on -dit dans les mélodrames.» -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -«Ce changement d'enveloppe a-t-il été volontaire ou involontaire? Ces -lettres nous viennent-elles d'un ami ou d'un ennemi? se demandait M. de -Barnolf. Si c'était un ennemi, pourquoi ce subterfuge? Une lettre -anonyme adressée directement eût suffi pour nous inspirer des doutes -l'un sur l'autre. -</p> - -<p> -—Oh! non, c'est beaucoup plus adroit; c'est diabolique,» fit -observer Fossette qui cherchait à deviner l'auteur des lettres. -</p> - -<p> -Un instant elle soupçonna Geneviève, puis Claudine, et Robiquet -lui-même. -</p> - -<p> -«Tenez, reprit-elle tout à coup, si vous m'en croyez, brûlons ces -lettres et n'y pensons plus. Nous arriverions à douter de tous nos amis -et à douter l'un de l'autre.» -</p> - -<p> -Elle prit les deux lettres, et, sans attendre l'assentiment de -Barnolf, les jeta au feu. -</p> - -<p> -M. de Barnolf regardait brûler les lettres d'un air songeur et -défiant. -</p> - -<p> -«Comment! s'écria Fossette en riant d'un franc rire, vous seriez -jaloux? Que ne pouvez-vous voir ce pauvre Robiquet avec son nez qui -menace le ciel et ses grands chapeaux qui touchent le bout de son nez! -Si je l'aimais, chanterait-il du matin au soir en fausset: -</p> - -<div class="poem"><div class="stanza"> -<span class="i2">Pour tant d'amour ne soyez pas ingrate!</span> -</div></div> - -<p> -Pauvre Robiquet! quel excellent domestique! et attentif et -désintéressé surtout! Avec quelle joie il dégringole mes cinq -étages pour aller me chercher un sucre d'orge ou un pot d'eau fraîche! -C'est lui qui tous les matins descend ma chaufferette et m'apporte mon -lait; et souvent c'est lui encore qui arrose les fleurs que vous -m'envoyez. Et pourtant il se doute de qui elles me viennent; mais il -sait aussi que j'aurais tant de chagrin si je les voyais languir! Il les -soigne en maugréant.» -</p> - -<p> -Barnolf, peu rassuré par les explications de Fossette, restait sombre -et froid. -</p> - -<p> -«Comment, vous doutez encore, reprit l'ouvrière. Venez donc voir -Robiquet, et vous ne douterez plus. -</p> - -<p> -—Fossette, dit M. de Barnolf avec un tremblement dans la voix, je -vous aime plus, je vous le jure, que je n'ai jamais aimé aucune autre -femme. Je ne sais: vous avez plus de noblesse, plus de distinction réelle, -plus d'esprit, plus de charme, plus de cœur surtout. Et si gaie, si -espiègle, si douce! Vous vous amusez aux dépens de ce Robiquet, soit! -Mais aussi vous êtes trop bonne pour le faire souffrir. Enfin je suis -malheureux depuis que j'ai reçu cette lettre. J'ai la fièvre. Sans -doute, puisque vous me le dites, je vous crois, vous ne m'avez fait -aucune infidélité. Mais Robiquet va chez vous à toutes les heures du -jour. Ces mille services que vous en recevez vous rendent son affection -précieuse. Et moi je ne vous vois qu'une fois par semaine. Je vous veux -à moi tout entière, à moi toujours! Voulez-vous habiter ici? Dites, -le voulez-vous? Et puis vous êtes pauvre, malheureuse, vous souffrez -peut-être. Cette chaufferette, ce sucre d'orge, ce lait dont vous -parliez tout à l'heure m'ont révélé une situation à laquelle je -n'avais jamais songé. Et encore ces heures que vous me donnez, c'est -votre pain, tandis que moi qui vous aime et qui devrais confondre mon -existence avec la vôtre, je vis dans un luxe égoïste; je dépense en -bagatelles des sommes qui vous feraient riche pendant plusieurs années. -Je vous en supplie, essayons de vivre ensemble. Vous me quitterez quand -vous le voudrez. Ne serez-vous pas libre toujours?» -</p> - -<p> -Il s'était mis à genoux et baisait ardemment les mains de l'ouvrière. -</p> - -<p> -Fossette l'avait écouté sans l'interrompre. -</p> - -<p> -«Mon ami, c'est impossible, dit-elle avec résolution. Je ne veux plus -de cette vie-là. Oh! j'ai trop souffert, voyez-vous, trop souffert dans -ma fierté pour recommencer jamais. -</p> - -<p> -—Alors vous ne m'aimez pas! s'écria Barnolf blessé, puisque vous ne -faites aucune différence entre moi et un rapin ou un serrurier. Vous -refusez parce que vous me préférez Robiquet. -</p> - -<p> -—Vous n'avez donc pas, monsieur de Barnolf, la générosité que je -vous supposais? -</p> - -<p> -—Pour le moment, je n'ai que de l'amour, et je suis jaloux. Ou venez -habiter avec moi, ou quittez Robiquet. -</p> - -<p> -—Non, je veux que vous ayez confiance en moi comme j'ai foi en vous. -</p> - -<p> -—Je vous croyais bonne, reprit le Hongrois avec colère; mais non, -vous n'avez pas de cœur; autrement vous ne me feriez pas souffrir. -</p> - -<p> -—Je vous l'ai dit dès le premier jour de notre rencontre, repartit -Fossette avec fermeté, jamais je ne consentirai à retomber sous la -dépendance d'un homme. Croyez-vous qu'il ne m'ait pas fallu un grand -courage pour en sortir et renoncer à l'oisiveté? Sans parents, -abandonnée dans la rue dès l'âge de quatorze ans, j'ignorais ce que -c'était que l'honneur. Seulement, j'avais ma fierté qui se révoltait -contre cette ignoble exploitation de l'amour et contre la brutalité de -l'homme. Je me sentais avilie et j'ai voulu me relever. Je me suis -relevée seule, par le travail. Mais les commencements ont été durs; -je n'avais pas toujours du pain; le travail me répugnait et me -fatiguait; j'avais des crampes dans tous les membres. Vous ne pouvez -savoir ce que c'est que travailler tout le jour, sans relâche, pour qui -n'y est point habitué. J'ai lutté, je me suis roidie, et j'ai vaincu -ma paresse. Maintenant j'y suis faite. Ce travail, toujours le même, -est pénible sans doute, mais il ne me paraît plus un supplice. Enfin, -et surtout, je suis libre, libre! je ne dois à personne ma subsistance. -Et puis, savez-vous, Barnolf, maintenant je m'estime. Ce sentiment que -je n'avais pas connu jusqu'alors, je ne pourrais plus y renoncer. Sans -doute j'ai eu beaucoup de chance, puisque depuis six mois je n'ai jamais -manqué d'ouvrage, que j'ai mangé à peu près à ma faim. Je n'espère -pas être aussi heureuse toujours; mais j'y ai bien réfléchi, car -l'ouvrage peut me manquer d'un jour à l'autre; je me laisserais plutôt -mourir que de retomber jamais dans cet avilissement.» -</p> - -<p> -Barnolf ne se fût point attendu à cette vertueuse déclaration de -principes chez une fille de mœurs aussi peu rigides. En tout autre -moment, peut-être eût-il souri de cet alliage de dignité et de -légèreté, de cette morale à la fois austère et par trop -indépendante. -</p> - -<p> -«Quelle importance attachez-vous donc à l'argent? lui dit-il. Accepter -les présents d'un homme qu'on aime, ce n'est, pas s'avilir. -</p> - -<p> -—Et vous, accepteriez-vous les présents d'une femme? Vous admettez -donc deux règles de conduite, une pour les hommes et une autre pour les -femmes? Moi, j'attache de l'importance, non pas à l'argent, mais à la -liberté. Si j'acceptais vos bienfaits, je ne serais plus libre. -</p> - -<p> -—Oui, oui, c'est cela! libre, dit Barnolf avec sarcasme, libre! -Est-ce qu'on est libre, quand on aime? Mais je comprends: vous préférez -votre liberté. Vous voulez être libre d'aimer M. Robiquet, ouvrier -chapelier, et d'autres peut-être de même acabit?» -</p> - -<p> -Fossette pâlit. Elle hésita; et M. de Barnolf la regardait en cet -instant avec une expression si haineuse qu'elle crut de sa dignité de -le braver. -</p> - -<p> -«M. Robiquet, ouvrier chapelier, répondit-elle, a cent fois plus de -cœur et de vraie noblesse que M. Léopold de Barnolf. Il n'insulterait -pas une femme.» -</p> - -<p> -Barnolf, offensé et terrible, s'avança vers Fossette et leva la main -pour la frapper. -</p> - -<p> -Mais Fossette le contint par un tel regard qu'il laissa retomber sa -main. -</p> - -<p> -«Vous croyez donc, monsieur de Barnolf, que, parce qu'une femme vous -aime, vous avez le droit de l'insulter et de la battre? Adieu, vous ne -me reverrez plus!» -</p> - -<p> -Et elle se dirigea vers la porte. -</p> - -<p> -Fou, désespéré, il s'élança vers elle, la saisit dans ses bras, -implora son pardon et lui baisa les pieds. -</p> - -<p> -Elle resta; mais au fond du cœur elle ne pardonnait pas. -</p> - -<p> -En la quittant, il lui fit promettre de revenir. -</p> - -<p> -Elle promit, mais faiblement. -</p> - -<p> -«Si tu ne viens pas....» dit-il.... Il s'arrêta; la passion le -suffoquait et le blanc de ses yeux rougit. -</p> - -<p> -«Eh bien? demanda Fossette avec un rire forcé. -</p> - -<p> -—J'irai te chercher, répondit-il en se dominant. -</p> - -<p> -—Si je pardonnais aujourd'hui, se dit Fossette, demain il me -battrait; et, de lâcheté en lâcheté, je deviendrais son esclave.» -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XXIV">XXIV</a></h4> - -<p> -Quand Fossette rentra chez elle triste et désolée, Claudine lui apprit -qu'une très-belle dame était venue la demander de la part de -Geneviève, et qu'elle avait paru fort contrariée de son absence. -</p> - -<p> -«Je l'ai conduite chez les Ferrandès, ajouta Claudine. Elle nous a -beaucoup questionnées, Christine et moi, sur notre salaire et sur notre -manière de vivre. Ce doit être une dame de charité.» -</p> - -<p> -Fossette n'écouta qu'à demi le récit de Claudine. Elle avait hâte de -se trouver seule pour donner cours à son chagrin. -</p> - -<p> -Robiquet l'entendit rentrer. Il entre-bâilla sa porte; mais Fossette ne -lui rendit pas son salut amical. -</p> - -<p> -Au bout d'une heure, inquiet du silence prolongé de Fossette, il vint -frapper à sa porte: -</p> - -<p> -«C'est moi, Robiquet. Est-ce que je puis maintenant arroser vos fleurs? -</p> - -<p> -—Non, merci. -</p> - -<p> -—Elles n'ont pas eu la moindre goutte depuis hier matin. Elles -doivent avoir terriblement soif. -</p> - -<p> -—Qu'importe!» repartit Fossette avec quelque impatience dans la -voix. -</p> - -<p> -Robiquet rentra chez lui tout déconcerté. -</p> - -<p> -«Qu'importe! elle a dit qu'importe! Qu'importe que ses fleurs aient -soif? elle qui aime ses fleurs comme on aime des enfants! Il faut qu'il -lui soit arrivé une catastrophe. C'est cet inconnu, bien sûr, ce -lâche, cet infâme, qui lui aura fait du chagrin. Si je le tenais!...» -</p> - -<p> -Et, de désespoir, il donna un terrible renfoncement au chapeau tout -neuf qu'il avait mis pour se présenter chez Fossette. -</p> - -<p> -Le bon Robiquet reprit son travail. Mais il s'arrêtait à chaque -instant pour écouter. Il colla son oreille contre la cloison, et -entendit très-distinctement de gros soupirs, presque des sanglots. -</p> - -<p> -Il n'y put tenir. -</p> - -<p> -Pour la seconde fois il alla frapper à la porte de sa voisine. -</p> - -<p> -«Mademoiselle Fossette, je vous en supplie, permettez-moi d'entrer. -Vous avez du chagrin. Peut-être en suis-je cause; car tout à l'heure -vous ne m'avez pas dit bonjour, comme d'habitude. Je suis bien -malheureux! -</p> - -<p> -—Entrez, monsieur Robiquet.» -</p> - -<p> -Et Robiquet entra. -</p> - -<p> -Fossette était étendue sur son lit avec accablement. Des larmes -ruisselaient sur ses tempes et mouillaient le traversin. -</p> - -<p> -En la voyant ainsi, Robiquet s'arrêta. Il devint pâle. -</p> - -<p> -«Vous! c'est-il possible! Je ne me trompais donc pas! Vous pleurez! Ah! -je disais bien, une catastrophe, un <i>cataclysme!</i> Vrai, mademoiselle -Fossette, si ma vie peut vous servir à quelque chose, prenez-la. -</p> - -<p> -—Merci, mon bon Robiquet. J'ai, en effet, besoin de vos services. Je -désire quitter cette maison demain, si c'est possible. -</p> - -<p> -—Quitter cette...! s'écria Robiquet, qui eut le gosier tellement -serré par l'émotion qu'il ne put achever sa phrase. -</p> - -<p> -—Oui, il le faut absolument. -</p> - -<p> -—Et moi, et moi, qu'est-ce que je vais devenir, mademoiselle -Fossette! -</p> - -<p> -—Vous serez quand même et toujours mon ami, n'est-ce pas? Moi, je -vous garderai toujours la même amitié. Demain matin, pendant que je ferai -ma malle, seriez-vous assez bon pour aller me chercher, je ne sais où, -dans la Cité peut-être, une petite chambre comme celle-ci, à peu -près, et dans les mêmes prix? Vous savez qu'il me faut du soleil pour -mes fleurs. -</p> - -<p> -—Ah! mais.... alors.... ce n'est donc pas...?» -</p> - -<p> -Il s'arrêta. -</p> - -<p> -«Quoi? -</p> - -<p> -—Pour nous quitter tout à fait et vous en aller dans les beaux -quartiers avec.... Pardonnez-moi.... J'avais cru.... Oh! pardonnez-moi -d'avoir un instant pensé cela. Le chagrin me faisait perdre la tête. -Je sais bien que vous êtes incapable de ces choses-là.... quoique, si -vous vouliez.... suffit! je me comprends. J'irai, oui, j'irai vous -chercher une belle petite chambre dans les prix de...? -</p> - -<p> -—Dix francs par mois, pas davantage. -</p> - -<p> -—Mais alors.... mais alors....» -</p> - -<p> -Il tortillait son chapeau, un autre chapeau tout neuf. -</p> - -<p> -—Quoi, mon pauvre ami? -</p> - -<p> -—Si je trouvais deux petites chambres comme ces deux-là, l'une à -côté de l'autre?» -</p> - -<p> -Fossette sourit tristement. -</p> - -<p> -Encouragé par ce demi-sourire: -</p> - -<p> -«Oh! mademoiselle, reprit-il, je vous en supplie!... pour faire vos -commissions, soigner vos fleurs et un peu aussi pour m'empêcher de.... -de passer l'arme à gauche; car, voyez-vous, je ne pourrais plus vivre -loin de vous.» -</p> - -<p> -Il pleurait. -</p> - -<p> -«Pauvre garçon, pensait Fossette, s'il savait qu'il est cause de mon -chagrin! Faut-il donc le punir de l'injustice d'un autre? Je le veux -bien, répondit-elle. Au surplus, je ne pourrais me passer moi-même de -votre amitié; car vous m'avez gâtée; vous êtes si bon pour moi!» -</p> - -<p> -Elle lui tendit la main. -</p> - -<p> -«C'est donc vrai! C'est donc possible! Vous me permettez de vous -suivre!» -</p> - -<p> -Il se laissa tomber à genoux. Il pleurait, il riait, il ne savait que -faire de cette main qui le brûlait. -</p> - -<p> -Il la baisa avec respect. -</p> - -<p> -«Vraiment! dit Fossette avec un soupir, il n'y a qu'une chose -excellente au monde, c'est l'amitié d'un être bon et affectueux comme -vous, Robiquet. J'accepte vos services, parce que je les crois tout à -fait désintéressés. Je ne veux plus aimer. -</p> - -<p> -—Oh! mademoiselle, je n'ai jamais espéré que vous pourriez m'aimer -comme je vous aime. Je ne vous demande que la permission de vous servir. -Je vous respecterai toujours, vous le savez bien.» -</p> - -<p> -Le surlendemain, Fossette quittait le garni de la rue de Venise. Son -départ fut une désolation pour la maison; car tous les locataires la -connaissaient et la chérissaient. Plusieurs raccompagnèrent jusque -dans la rue. La mère Blancheton était rentrée tout exprès pour lui -prêter sa charrette, une belle charrette neuve achetée avec les -cinquante francs de Madeleine. -</p> - -<p> -«Cette fille-là, disait-elle de sa voix rauque en essuyant une larme, -ça vous a des façons de demoiselle avec le cœur d'une ouvrière. Et -puis c'est aussi gai qu'un rayon de soleil. Quand elle m'apportait un -peu de lait ou un bol de tisane: Sans doute, que je lui disais, ça me -ravigote, ce que vous me donnez là; mais ce qui me guérit, c'est -plutôt de penser qu'on n'est pas tout à fait un chien perdu dans le -monde, et que quelqu'un s'intéresse à moi. -</p> - -<p> -—C'est comme nous, reprenait la femme Brisemur qui commençait à se -lever, sans elle nous serions tous morts. Elle a passé toute une nuit -à me soigner. C'est si pauvre chez nous, que personne autre n'aurait -voulu rester au milieu d'une pareille désolation.» -</p> - -<p> -Quant à Christine, elle pleurait à sanglots. Claudine aussi était -désolée, car elle allait rester seule. -</p> - -<p> -«Au moins, lui demandait-on, saurons-nous votre adresse? -</p> - -<p> -—Je ne puis la donner, car je pars pour qu'on ne me trouve pas. Mais -dans un mois peut-être reviendrai-je, si ma chambre est encore libre. -</p> - -<p> -—On vous la gardera tant qu'on pourra, mademoiselle Fossette, -répondit le concierge, propriétaire du garni, car on n'a pas souvent -d'aussi aimables logeuses, ni d'aussi honnêtes.» -</p> - -<p> -Robiquet marchait devant, conduisant la charrette, et Fossette, qui -suivait, se retournait de temps en temps pour envoyer encore des saluts -à ses amis. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XXV">XXV</a></h4> - -<p> -Geneviève, vêtue d'une jolie robe grisaille et coiffée à la grecque -avec une résille de velours cerise, était complètement transformée; -et, comme elle se sentait belle et admirée, ses gestes mêmes étaient -devenus plus dégagés, plus coquets; son regard avait plus d'assurance. -Elle s'exprimait avec moins de timidité et plus d'à-propos. Mais que -d'ennemies lui fit dans l'atelier cette métamorphose! Il n'était pas -jusqu'à la demoiselle à repentirs, bien sûre de ses charmes pourtant, -qui ne se sentît écrasée par la beauté de la jeune Lilloise. -</p> - -<p> -Aussi, pendant plusieurs jours, Geneviève fut-elle le point de mire de -toutes leurs malices. La <i>première</i> elle-même commençait à -s'inquiéter de la faveur dont la nouvelle jouissait auprès de madame. -</p> - -<p> -«Il faut avouer que cette mijaurée, qui le premier jour n'osait lever -les yeux, a eu vite fait son éducation, dit l'une de ces demoiselles. -Maintenant elle a l'air de se moquer de nous. -</p> - -<p> -—Et ça ne sait pas même tenir proprement une aiguille! reprit une -autre. Il est vrai que pour le commerce qu'elle fait.... -</p> - -<p> -—Mademoiselle, repartit Geneviève avec dignité, je ne fais aucun -commerce; et, si vous continuez à me tourmenter, je me plaindrai à -madame. -</p> - -<p> -—Rapporteuse et moucharde! il ne vous manquait plus que ça, ma mie. -Si nous disions, nous, qu'il vous faut une demi-heure pour coudre un lé! -</p> - -<p> -—C'est une ouvrière amateur, quoi! Vous avez donc quelqu'un qui paye -pension à madame?» -</p> - -<p> -Geneviève ne répondit plus, mais elle rougit d'indignation. -</p> - -<p> -«Mesdemoiselles, elle a rougi; preuve qu'on a tapé juste.» -</p> - -<p> -Une ouvrière belle parleuse, se croyant un peu de littérature (par -rapport, disait-elle, à un jeune homme de lettres qui lui adressait des -vers), prit à son tour la parole: -</p> - -<p> -«Voyons, jeune mystérieuse, raconte-nous ton roman. Ton héros est-il -brun ou blond? est-il sentimental ou badin? T'écrit-il des épîtres -passionnées? Chacune, en entrant à l'atelier, raconte sa biographie, -et après on la laisse tranquille. Mais toi, tu ne veux rien dire, tu -fais la pimbêche, c'est vexant. -</p> - -<p> -—Que voulez-vous savoir? reprit Geneviève les larmes aux yeux. -</p> - -<p> -—Eh bien! qui t'a donné cette robe? car enfin une ouvrière ne peut -pas, avec ses quarante sous par jour, se nourrir, payer son loyer et son -blanchissage, et s'acheter, pour tous les jours, une robe de quatre -francs le mètre. -</p> - -<p> -—C'est une dame,» répondit Geneviève. -</p> - -<p> -On se récria de tous les coins de l'atelier. -</p> - -<p> -«À qui croit-elle en conter? dit l'une. -</p> - -<p> -—C'est du dernier rigolo, exclama une autre, dans ce jargon -d'atelier que nous reproduisons comme caractéristique. -</p> - -<p> -—Une bienfaitrice? Touchant! touchant! Passe-moi ton mouchoir. -</p> - -<p> -—De quelle couleur est sa barbe, à cette dame? -</p> - -<p> -—Je retiens celle-là! -</p> - -<p> -—Voudrais-tu nous faire poser, ma fille? reprit la littératrice. Tes -révélations sont par trop saugrenues. Parbleu! nous savons toutes ce -que c'est, va! On passe sur le boulevard; on s'aperçoit qu'un monsieur -bien mis, portant des gants et des breloques, vous suit. On s'arrête -devant un magasin de nouveautés. On a l'air de faire un choix, puis on -soupire. Le monsieur bien mis offre la robe et son cœur. On minaude un -peu, on accepte, et tout est dit. -</p> - -<p> -—Avouez donc, fit à son tour la demoiselle à repentirs, et on vous -laissera tranquille. -</p> - -<p> -—Je ne puis avouer ce qui n'est pas. Je vous répète que c'est une -dame qui....» -</p> - -<p> -Ce fut un effroyable vacarme dans l'atelier. On trépignait. -Quelques-unes tirèrent leurs clefs et se mirent à siffler. -</p> - -<p> -«Silence, mesdemoiselles! s'écria la <i>première.</i> Madame va venir. -</p> - -<p> -—Parole d'honneur! reprit la demoiselle à repentirs, elle voudrait -se faire passer pour une rosière. -</p> - -<p> -—À Nanterre ça se voit, et encore!... Mais à Paris.... zut! -</p> - -<p> -—Ma fille, reprit l'ouvrière orateur, tu fais fausse route; tu -t'égares dans un système qui n'aura pas de succès; ce que tu nous dis -n'a pas le sens commun; cependant nous userons de condescendance pour -tes drôleries. Mais dis-nous du moins quelle est la position de cette -dame phénomène? où demeure-t-elle? quels sont ses moyens d'existence? -</p> - -<p> -—Je n'en sais rien,» répondit naïvement Geneviève. -</p> - -<p> -Le tapage recommença plus fort. -</p> - -<p> -«Bravo! bravo! -</p> - -<p> -—Bis! bis! -</p> - -<p> -—Elle est d'un cocasse splendide! -</p> - -<p> -—Mesdemoiselles, il faut la porter en triomphe. -</p> - -<p> -—Moi, je vais écrire au maire de Nanterre. -</p> - -<p> -—Oui, c'est cela, reprit la littératrice. Adressons toutes une -pétition au maire: -</p> - -<p><br /></p> - -<p style="margin-left: 10%;">«Monsieur,</p> - -<p> -«Une jeune personne, dont la vertu et la candeur sont dignes de -Nanterre, se trouve égarée dans un atelier de modes rue Neuve -Saint-Augustin. Il est de votre devoir, respectable patriarche, de venir -réclamer cette infante, qui ne peut sortir que de votre village, -célèbre par ses vertus, ses brioches et sa bêtise.» -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -En cet instant, la porte de l'atelier s'entrouvrit discrètement, et -l'on vit apparaître une espèce d'Hercule à large figure blafarde, -avec un grand tablier et un bonnet blanc sur l'oreille. -</p> - -<p> -«Voilà M. Édouard. Monsieur Édouard! crièrent toutes les -ouvrières. -</p> - -<p> -—Ah çà! les petites chattes, dit M. Édouard d'une voix de -basse-taille, vous faites un tapage infernal. Le patron menace de -déménager.» -</p> - -<p> -Les ouvrières parisiennes se nourrissent fort mal; aussi, à -l'occasion, se montrent-elles fort gourmandes; souvent même c'est la -gourmandise qui les perd. -</p> - -<p> -M. Édouard était garçon pâtissier, et, à ce titre, avait gagné -toutes les sympathies de ces demoiselles. -</p> - -<p> -«Oh! mon bon monsieur Édouard, une brioche! -</p> - -<p> -—Un savarin! -</p> - -<p> -—Une génoise! supplièrent en chœur plusieurs voix. -</p> - -<p> -—On m'embrassera? dit Édouard. -</p> - -<p> -—Oui, toutes nous vous embrasserons, même les vieilles à lunettes, -qui raffolent de vous, ô Édouard, répondit l'ouvrière bas bleu. -</p> - -<p> -—Tiens! tiens! je n'avais pas encore vu cette jolie blonde, -s'écria-t-il en désignant Geneviève. -</p> - -<p> -—C'est la nouvelle qui demeure au sixième; seulement elle a fait -peau neuve, répondit Joséphine. -</p> - -<p> -—Diable! rien que ça de chic! Et elle m'embrassera aussi? -</p> - -<p> -—Oui, oui! Elle vous embrassera. -</p> - -<p> -—Non! repartit Geneviève, je n'embrasserai pas monsieur. -</p> - -<p> -—Alors pas de gâteaux,» dit Édouard. -</p> - -<p> -Un nouvel ouragan se déchaîna contre Geneviève. -</p> - -<p> -«Combien vos gâteaux, monsieur? demanda-t-elle. -</p> - -<p> -—Je ne vends pas mes gâteaux aux petites chattes, je les donne. -</p> - -<p> -—Je n'ai pas encore payé ma bienvenue, insista Geneviève, en tirant -son porte-monnaie. J'ai cinq francs dix sous. -</p> - -<p> -—Cinq francs cinquante, ce n'est guère pour porter des robes comme -celle-là. Mais enfin, voyons, monsieur Édouard, que pouvez-vous nous -donner pour cette somme?» demanda la demoiselle à repentirs. -</p> - -<p> -Ici un débat s'engagea. -</p> - -<p> -Pour trancher la question, il fut résolu qu'on apporterait des gâteaux -assortis et deux bouteilles de sirop. -</p> - -<p> -Ces cinq francs cinquante centimes étaient tout ce que possédait -Geneviève; mais ce n'était pas acheter trop cher un peu de -tranquillité. -</p> - -<p> -Certes, Geneviève, comme ouvrière de fabrique, n'était pas habituée -à une grande délicatesse de langage. Cependant un pareil cynisme la -révoltait. -</p> - -<p> -Sans doute, pour la fille du peuple, il n'y a pas d'innocence possible. -Elle vit dans un milieu qui ne respecte ni ses oreilles ni ses yeux. Et -la chute, considérée par les classes élevées comme un déshonneur -irrémédiable, est à peine regardée, dans la classe laborieuse, comme -une faute grave. Souvent même l'ouvrière, au lieu d'en rougir, s'en -fait gloire et s'enorgueillit de la générosité de ses amants. -</p> - -<p> -À Paris, les ouvrières se divisent en deux camps: celles qui se -cachent et celles qui font parade de leurs désordres. Ces dernières -appellent les autres des mijaurées. Quant à l'ouvrière jeune et -belle, restée entièrement honnête, si elle se rencontre encore, c'est -malheureusement une exception. -</p> - -<p> -Est-ce à dire qu'il faille renoncer à moraliser ces pauvres créatures -privées d'enseignement, entourées de mauvais exemples et de -séductions de toutes sortes? Non, sans doute; mais la moralisation doit -entrer dans une tout autre voie. -</p> - -<p> -Aujourd'hui les moralistes comme les économistes se sont gravement -émus de la situation de l'ouvrière, de sa dépravation précoce et -anormale. Aujourd'hui l'opinion admet, en morale, comme en législation, -le bénéfice des circonstances atténuantes. On ne se borne plus à -prêcher ou à anathématiser les pauvres femmes qui tombent dans le -vice. Des recherches consciencieuses ont constaté que, le plus souvent, -elles succombent parce qu'elles manquent de pain, et aussi parce que -leur travail ingrat et pénible ne peut leur procurer aucun luxe, aucune -satisfaction. Or, on commence à reconnaître que chaque être a droit, -non-seulement à la subsistance, mais à une part de bonheur. Ce n'est -donc plus avec des sermons qu'on doit chercher à moraliser, c'est en -découvrant et en appliquant les moyens d'augmenter l'instruction et le -bien-être. -</p> - -<p> -Il y a loin cependant d'une jeune fille que l'amour entraîne à celle -qui se vend. Sans doute un premier désordre conduit souvent à de plus -graves; mais la femme qui aime réellement n'a pas perdu tout sentiment -de dignité. Chez Geneviève, ce sentiment était encore élevé; elle -était douée d'un caractère réservé et d'un esprit délicat. Capable -d'affections profondes, la frivolité dans l'amour la révoltait. Et -depuis huit jours, malgré les propos licencieux dont on l'ahurissait, -malgré les épigrammes dont on l'accablait, sa tenue était restée la -même, sérieuse et digne. -</p> - -<p> -Mais combien de temps, exposée à ce contact continuel avec la -corruption, pourrait-elle lutter contre l'entraînement de l'exemple! Ce -qui la soutenait alors, c'était l'espoir que lui avait donné Mme de -Courcy d'épouser M. de Lomas. Mais une fois certaine de son abandon, ne -chercherait-elle pas dans le désordre l'oubli de son chagrin et de son -abaissement? Car la débauche est pour les femmes ce que l'ivrognerie est -pour les hommes. Afin de s'étourdir, l'homme boit, la femme se donne ou -se vend. -</p> - -<p> -Le bon Édouard fit bien les choses. Il apporta une pleine corbeille de -gâteaux de la veille et deux bouteilles de sirop. -</p> - -<p> -Plusieurs des plus gourmandes lui sautèrent au cou. -</p> - -<p> -«Mes petites chattes, vous voyez que je suis bon prince et pas cruel. -Ne vous gênez pas; que celles qui ont envie de m'embrasser se -présentent, je ne les repousserai pas. -</p> - -<p> -—Est-il fat et pacha, ce M. Édouard! fit, en grignotant une -madeleine, une fille très-brune, habituée de Mabille. Il est capable de -croire que c'est lui qu'on embrasse. Amour de pâtissier, va! -</p> - -<p> -—Les pachas, hein! En voilà-t-il des hommes heureux! exclama le bon -Édouard. Supposons que je sois, un pacha. Je m'assieds sur un divan, -là, au beau milieu de vous, à la façon d'un tailleur. Je fume une -grande pipe. Derrière moi, se tient une esclave en pantalon de zouave, -avec un éventail pour me donner de l'air et pour chasser les mouches de -mon auguste nez. C'est pas des contes, ce que je vous dis là. J'ai vu -jouer ça à l'Opéra-Comique, une fois que j'ai paru sur la scène, -habillé en mamelouk. J'ai été un peu pacha, tel que vous me voyez. -</p> - -<p> -—Moi, mon rêve, ce serait d'entrer comme comparse dans quelque -théâtre, car je raffole du spectacle, dit une jeune fille très-laide -qu'on appelait la <i>liseuse</i>, parce qu'elle avait toujours ses poches -bourrées de vaudevilles ou de petits journaux. -</p> - -<p> -—Et tous les soirs on a la chance de rencontrer un <i>avenir</i> -parmi les spectateurs, ajouta la demoiselle à repentirs. -</p> - -<p> -—Quel est votre idéal comme <i>avenir</i>, mademoiselle Léocadie? -demanda Édouard; est-ce le bois de rose ou le palissandre? -</p> - -<p> -—Pour commencer, je me contenterais du noyer. -</p> - -<p> -—Monsieur Édouard, continuez donc votre histoire de -l'Opéra-Comique.... Il était assis sur un divan?... -</p> - -<p> -—C'est moi qui suis le pacha. Et vous êtes toutes, comme moi, -assises sur des divans, dans des poses plus ou moins gracieuses et -nonchalantes. Tableau. Hein! ce serait-il gentil! Alors, avisant du -regard cette princesse blonde qui ne daigne pas même goûter à mes -brioches, je lui jette le mouchoir en l'appelant Fatmé, Haydé, Azora. -Ce sont tous des noms comme ça dans ce beau pays. Aussitôt, au lieu de -me regarder avec ses yeux farouches, elle sourit. -</p> - -<p> -—Monsieur Édouard, monsieur Édouard, cria une de ces demoiselles, on -vous rappelle à l'ordre! Vous corrompez nos âmes candides avec vos -discours immoraux. -</p> - -<p> -—Immoraux! ce sont les mœurs les plus pures du pays. C'est leur bon -Dieu qui veut ça. -</p> - -<p> -—Où donc est-il ce pays? est-ce en Cochinchine? -</p> - -<p> -—Je ne sais pas, mais pour sûr il existe, puisque je l'ai vu à -l'Opéra-Comique. Et même qu'on appelle un sérail l'endroit où le -pacha enferme toutes ses femmes. -</p> - -<p> -—Et y a-t-il aussi un pays où les femmes ont des sérails d'hommes? -demanda l'habituée de Mabille. -</p> - -<p> -—Ça, ma petite chatte, je crois que ça ne se voit qu'à Paris; vous -ferez donc bien d'y rester. J'ai toujours entendu dire que, pour les -femmes comme pour les chevaux, Paris était un vrai paradis. J'entends -les beaux chevaux et les jolies femmes, car pour tout ce qui est vieux -et laid, Paris, c'est l'enfer.» -</p> - -<p> -En cet instant, le petit Joseph entra, et dit: -</p> - -<p> -«Mademoiselle Geneviève, on vous demande au salon.» -</p> - -<p> -Comme la première fois, la curiosité et la jalousie de ces demoiselles -furent vivement excitées. -</p> - -<p> -«Joseph! Joseph! qui donc la demande encore? -</p> - -<p> -—Un vieux monsieur. -</p> - -<p> -—De quoi a-t-il l'air, ce vieux? -</p> - -<p> -—Il a du chic. -</p> - -<p> -—Comment, mesdemoiselles, fit Édouard, vous n'avez pu savoir encore -ce qu'est cette jolie blondine et ce qui se mijote par là-bas? -</p> - -<p> -—Dame! répondit une ancienne, je suppose, moi, qu'elle est bien -recommandée et qu'on veut lui faire un sort. Vous vous rappelez Zoé, -Lucile, Amélie et tant d'autres qui ont travaillé ici, et qui sont -aujourd'hui des princesses pour qui nous travaillons. -</p> - -<p> -—Voilà ce qui est souverainement injuste. Pourquoi ne nous ferait-on -pas un sort, à nous aussi? Ne valons-nous pas cette campagnarde, qui -dans son pays cardait du coton, et qui ne sait pas seulement dire un mot -sans rougir? -</p> - -<p> -—Mes petites chattes, voilà sans doute ce qui plaît à ce vieux, -c'est qu'elle rougit; tandis que vous, il y a longtemps que vous ne -rougissez plus.... -</p> - -<p> -—Monsieur Édouard, fit la littératrice, si vous n'étiez pas un -généreux pâtissier, nous ne souffririons pas cette insulte. On vous -la pardonne en considération de vos brioches. -</p> - -<p> -—C'est vexant de la voir préférée à nous, ajouta Joséphine; il -faut la forcer à quitter l'atelier. Tous les jours nous lui monterons -une nouvelle, jusqu'à ce qu'elle parte. -</p> - -<p> -—Pas besoin, pas besoin, mes petites minettes. Elle est trop jolie -pour rester longtemps à la paye de quarante sous par jour. -</p> - -<p> -—Eh bien! voilà encore un fameux compliment que nous adresse M. -Édouard, fit observer aigrement la demoiselle à repentirs. Et nous, -vous nous trouvez donc laides?» -</p> - -<p> -L'ouvrière placée près de la porte entendit le frôlement d'une robe -de soie dans l'escalier et dit à demi-voix: -</p> - -<p> -«Voilà madame!» -</p> - -<p> -Édouard s'esquiva prestement avec sa corbeille et ses deux bouteilles -vides. -</p> - -<p> -Toutes ces demoiselles baissèrent les yeux et semblèrent profondément -absorbées par leur couture. -</p> - -<p> -Quand madame entra, on eût entendu voler une mouche. -</p> - -<p> -On sait que madame ne plaisante pas, et que l'ouvrière surprise en -flagrant délit de paresse est bientôt congédiée. Et, de fait, -pourquoi Mme Thomassin serait-elle indulgente? Elle paye généreusement -quarante sous. C'est l'élite des ouvrières qui gagne pareille somme, -et il y a sur le pavé tant de pauvres filles qui, en cousant même une -partie de la nuit, arrivent à grand'peine à en gagner vingt-cinq. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XXVI">XXVI</a></h4> - -<p> -Avant de descendre à l'atelier, Mme Thomassin avait fait passer -Geneviève par sa chambre, lui avait lissé les cheveux, avait donné -une grâce à la résille, et lui désignant la porte du salon, elle lui -avait dit: -</p> - -<p> -«Ma chère enfant, soyez aimable avec M. le duc, car votre avenir -dépend de cet entretien. Surtout ne soyez pas si morose. M. le duc aime -la gaieté.» -</p> - -<p> -Geneviève entra toute tremblante au salon. Elle vit un homme d'une -soixantaine d'années qui lui désigna amicalement un siège. -</p> - -<p> -Geneviève s'était représenté sous des dehors austères ce personnage -bienfaisant, qu'un chagrin d'amour, au dire de Mme de Courcy, torturait -depuis sa jeunesse. -</p> - -<p> -Elle s'étonna donc de le trouver vêtu avec une élégance de bon -goût, mais un peu prétentieuse pour un homme de cet âge. Le sourire -de ce vieillard était fin et sceptique, et son regard s'arrêtait sur -elle avec une persistance qui l'embarrassait. -</p> - -<p> -«C'est vous, ma belle enfant, dont m'a parlé Mme de Courcy? -</p> - -<p> -—Oui, monsieur; elle m'a aussi parlé de vous, de votre bonté. Soyez -persuadé que je ferai tous mes efforts pour mériter votre intérêt. -</p> - -<p> -—Voilà une charmante petite réponse, fit le duc. On dirait.... Mais -non, personne ne vous l'a apprise, n'est-ce pas, mon enfant?» -</p> - -<p> -L'ouvrière rougit, car elle crut avoir été maladroite. -</p> - -<p> -Il lui tendit la main, et Geneviève lui donna la sienne. -</p> - -<p> -«Mme de Courcy ne m'avait pas trompé, vous êtes adorable. De la -beauté, de la candeur et une main de patricienne. Mais, ma fille, il -faudra soigner un peu mieux vos ongles; je tiens beaucoup à ce détail. -</p> - -<p> -—Je vous remercie de m'en avertir, monsieur, dit Geneviève. -</p> - -<p> -—Elle est ou très-rouée, ou très-candide, ou stupide, pensa le duc. -Voyons lequel.» -</p> - -<p> -Et il reprit: -</p> - -<p> -«Vous me plaisez déjà beaucoup, je vous assure; mais ce que j'aime -par-dessus tout, c'est la sincérité. Ouvrez-vous donc à moi comme à -un confesseur. Combien de fois déjà avez-vous aimé?» -</p> - -<p> -Geneviève rougit encore, baissa les yeux et ne répondit pas. -</p> - -<p> -«Je suis très-indulgent, je vous en préviens; deux ou trois fois, -n'est-ce pas? -</p> - -<p> -—Non, monsieur, répondit Geneviève avec dignité. -</p> - -<p> -—Quatre ou cinq alors? -</p> - -<p> -—Non, monsieur; Mme de Courcy a dû vous le dire, une seule fois. -</p> - -<p> -—Et vous avez quel âge? -</p> - -<p> -—Vingt ans. -</p> - -<p> -—Et vous aimez depuis combien de temps? -</p> - -<p> -—Depuis huit mois. -</p> - -<p> -—Et jusqu'à dix-neuf ans, jamais, jamais ce petit cœur-là n'avait -battu pour personne? -</p> - -<p> -—Pour personne. -</p> - -<p> -—Vous êtes pourtant de Lille, une ville de manufactures. -</p> - -<p> -—Oui, monsieur, mais j'allais depuis fort peu de temps à la -fabrique. Auparavant, je travaillais à la maison. -</p> - -<p> -—Et vous aviez sans doute une mère pieuse? Êtes-vous dévote?» -</p> - -<p> -Geneviève hésita. Elle craignait de donner une mauvaise idée d'elle -à ce bienfaiteur, religieux peut-être. -</p> - -<p> -«Non, monsieur, dit-elle enfin. Ni mon père pi ma mère ne vont à la -messe, et moi, je n'y allais pas davantage. Mon père est un -très-honnête homme; mais c'est une idée comme cela, il ne peut -souffrir les capucins. -</p> - -<p> -—Ah! ah! c'est un esprit fort? Tant pis, ma fille! Pour les femmes -comme pour le peuple, la religion est un frein nécessaire. Je désire -que vous ayez un peu de dévotion. Sans doute je ne veux pas faire de -vous une religieuse. Cependant j'aimerais mieux trouver en vous ces -sentiments qui élèvent l'âme et l'esprit, et préservent des honteux -désordres. -</p> - -<p> -—Ah! monsieur, s'écria Geneviève, certainement j'ai commis une faute -grave; aux yeux de bien des gens, j'ai perdu le droit de me dire une -honnête fille; cependant, si vous voulez vous informer, vous saurez que -j'ai toujours eu une bonne réputation.» -</p> - -<p> -Elle avait des larmes dans les yeux. -</p> - -<p> -«Comment, fillette, vous pleurez! Dépêchez-vous d'essuyer ces beaux -yeux-là. Je vous déclare que je ne puis supporter les pleurs. J'ai les -nerfs très-impressionnables. Cela pourrait même troubler ma -digestion.» -</p> - -<p> -Geneviève essaya un sourire. -</p> - -<p> -«À la bonne heure! Riez toujours! Vous êtes cent fois plus belle. Et -puis vous avez de si jolies petites dents! Voyons, regardez-moi; -croyez-vous que je ne vous déplairai pas trop? -</p> - -<p> -—Oh! monsieur, comment ne vous aimerais-je pas? Vous paraissez si -bon! -</p> - -<p> -—Euh! euh! j'ai bien mes défauts. Je suis impatient, et, dans ces -moments-là je déchire, je casse tout. Mais on ne se plaint pas trop, -car je répare si bien les dégâts! Je suis du reste un bon enfant, -vous verrez: pas tracassier du tout! Vous serez libre de vivre à votre -guise. Je ne vous ferai pas espionner. Voilà pourquoi je vous ai -adressé tant de questions: c'est que je désire avoir confiance en -vous. Enfin, je ne suis plus jeune, et je veux maintenant que ma vie -s'écoule sans émotions, sans tracas. Ainsi, pas de scènes, pas de -petites roueries. Je ne puis souffrir que les femmes s'avilissent ainsi. -D'ailleurs je ne vous refuserai jamais rien; car je ne suis point ladre, -et j'aime à voir le bonheur auteur de moi. Soyez toujours franche -aussi. Il ne servirait à rien de me tromper. Je connais les femmes sur -le bout du doigt; et, si adroites soient-elles, je les devine toujours. -Ainsi vous avez aimé quelqu'un. Est-il à Paris?» -</p> - -<p> -Geneviève hésitait à répondre. Le langage du duc la surprenait et -l'inquiétait; mais elle ne soupçonnait pas encore que Mme de Courcy -eût pu la tromper. Elle repoussa le doute qui lui vint. -</p> - -<p> -«Oui, monsieur, dit-elle, il est pour le moment à Paris. -</p> - -<p> -—Et vous le voyez toujours? -</p> - -<p> -—Rarement. -</p> - -<p> -—Il vous aime encore, cependant? -</p> - -<p> -—Hélas! -</p> - -<p> -—Vous l'aimez donc? -</p> - -<p> -—Oui, monsieur. -</p> - -<p> -—Oui! s'écria le duc stupéfait, presque irrité. -</p> - -<p> -—Je l'ai dit à Mme de Courcy, et je n'ai pas d'autre désir que de le -ramener à moi et de l'épouser.» -</p> - -<p> -Le duc fronça le sourcil. Il craignit d'avoir été le jouet d'une -mystification. Puis remarquant la candeur de Geneviève, il éclata de -rire. -</p> - -<p> -«Je vois que nous ne nous entendons pas du tout. En quels termes Mme de -Courcy vous a-t-elle parlé de moi?» -</p> - -<p> -Geneviève lui raconta sa conversation avec Lucrèce. -</p> - -<p> -«Écoutez, mon enfant, il y a eu malentendu. Vous êtes peut-être une -brave fille, et je ne veux ni vous tromper ni vous séduire. Je ne suis -pas le moins du monde un homme occupé de bonnes œuvres, mais je suis -moins encore capable d'une mauvaise action. Si j'étais jeune, -j'entreprendrais peut-être de me faire aimer de vous, car vous êtes -charmante; mais à mon âge je n'ai plus de temps à perdre. Je vous dis -donc simplement: Si vous voulez tenir ma maison, je vous donnerai un -hôtel, une voiture, une grande existence. Robes, cachemires, bijoux, -vous pourrez vous passer toutes vos fantaisies. Je suis marié, sans -enfants, et je vis séparé de ma femme. Voyez donc si cela vous -convient.» -</p> - -<p> -Étonnée, bouleversée par cette offre inattendue, Geneviève hésita -un moment; mais elle fut vite remise, et, se levant fièrement: -</p> - -<p> -«Non, monsieur, dit-elle, cela ne peut me convenir.» -</p> - -<p> -Le duc la considéra, comme s'il doutait de ce qu'il entendait. C'était -la première fois peut-être qu'il trouvait une femme rebelle. Piqué au -jeu par cette résistance, il voulut insister, et lui prendre la main; -mais Geneviève la retira vivement. Alors le duc, à son tour, se leva, -et, la saluant avec déférence: -</p> - -<p> -«Adieu, dit-il; je vous ai prise un peu à l'improviste; réfléchissez -à ma proposition.» -</p> - -<p> -Il sortit, laissant Geneviève atterrée. -</p> - -<p> -Lorsque Mme Thomassin la rejoignit au salon, Geneviève était assise, -morne et le visage inondé de larmes. -</p> - -<p> -Voilà donc pourquoi on l'avait habillée, pourquoi on s'intéressait à -elle, pourquoi on l'avait entourée de soins et d'égards! Mais -qu'était donc cette Mme de Courcy, à laquelle Lionel l'avait -recommandée? qu'était donc la maison de Mme Thomassin? -</p> - -<p> -Cette maison ressemblait à beaucoup d'autres. C'était un atelier de -couture dirigé par une ancienne lorette. Quand on voit des jeunes -filles, souvent même des enfants, poussées à l'inconduite par les -personnes mêmes qui devraient les protéger, les défendre, faut-il -s'étonner de l'effroyable dépravation d'une trop grande partie de -cette classe d'ouvrières? C'était surtout cette dissolution des -moeurs, véritable fléau social, que voulait dénoncer et combattre -Mlle Borel. C'était la mission à laquelle elle avait voué sa vie. -</p> - -<p> -«Eh bien! mon enfant, qu'y-a-t-il? Pourquoi ce chagrin?» demanda à -Geneviève Mme Thomassin avec une voix attendrie. -</p> - -<p> -Autant Mme Thomassin se montrait dure, hautaine même vis-à-vis de ses -ouvrières, autant elle savait être câline et gracieuse lorsque son -intérêt l'exigeait. -</p> - -<p> -«C'est une infamie, madame, c'est une infamie! répétait Geneviève; -je ne me serais jamais attendue, en entrant ici, à de pareilles -humiliations! -</p> - -<p> -—Expliquez-vous, mademoiselle,» dit la couturière qui voulut -paraître ignorer ce qui s'était passé. -</p> - -<p> -Geneviève raconta son entretien avec le duc. -</p> - -<p> -«De quoi vous plaignez-vous, ma fille? reprit Mme Thomassin. Le duc -s'est conduit envers vous en parfait galant homme. Ne vous a-t-il pas -montré une grande bienveillance? Il est marié, il ne peut vous -épouser; mais, d'après tout le bien qu'on lui a dit de vous, il offre -de vous prendre pour tenir sa maison. Cela se voit dans la société -élégante. Je comprends combien votre refus a dû le surprendre; car -enfin, ne vous abusez pas sur votre situation: vous vous êtes enfuie de -chez vos parents avec un jeune homme qui vous a abandonnée; votre -réputation est à jamais perdue. -</p> - -<p> -—Mais si M. de Lomas consentait à m'épouser, comme me l'avait fait -espérer Mme de Courcy.... -</p> - -<p> -—Vous épouser! lorsqu'il ne vous aime plus! vous êtes insensée! -interrompit en riant Mme Thomassin, qui voulut lui ôter tout espoir de -ce côté. Vous voilà donc sans appui sur le pavé de Paris. Maintenant -vous gagnez à peu près pour vivre; mais aurez-vous toujours une -position aussi avantageuse?» -</p> - -<p> -Elle s'arrêta, comme pour lui faire comprendre que cette position -dépendait d'elle, et qu'elle pouvait d'un mot la lui retirer. -</p> - -<p> -«Qu'espérez-vous donc? vivre de votre travail? Vivre est impossible, -vous végéterez. Et il peut survenir une maladie, un chômage qui vous -réduise à la dernière misère. Que deviendrez-vous alors? Après -avoir refusé la richesse, et, je l'affirme, une existence qui peut -être honorable, car vous avez affaire à un honnête homme, vous vous -verrez réduite peut-être, dans un moment de détresse, à quelque -honteuse extrémité. -</p> - -<p> -—Oh! jamais! jamais! s'écria Geneviève. J'aimerais cent fois mieux -mourir! -</p> - -<p> -—Soit! vous n'en arriverez jamais là, quoique bien d'autres y soient -venues, qui étaient aussi fières et aussi résolues que vous l'êtes -en ce moment. Ah! vous ne savez pas encore ce que c'est que la faim! Il -semble même que plus on est pauvre et malheureux, plus on aime la vie. -On ne se tue pas, allez; on fait comme les autres. Croyez-moi, mon -enfant, j'ai de l'expérience, j'ai vu le monde de près, et je vous -dis, parce que je m'intéresse à vous: Ne repoussez pas la fortune -quand elle se présente d'elle-même et tout d'un coup. Tant d'autres la -cherchent toute leur vie sans la rencontrer jamais! Ce que vous refusez -là, c'est une position stable qui équivaut presque à un mariage; car -M. le duc n'est pas le premier venu: c'est un homme qui assurera votre -avenir, si vous vous conduisez convenablement avec lui. Enfin c'est un -moyen de venir en aide à vos parents, de leur procurer une vieillesse -heureuse, exempte de privations. -</p> - -<p> -—Vous ne connaissez pas mon père, dit Geneviève; jamais il -n'accepterait un centime provenant d'une source pareille. -</p> - -<p> -—Ta, ta, ta! c'est bon pour le discours. On se fait à tout, il -quitterait Lille, viendrait habiter Paris auprès de vous. Et quand il -aurait tous les jours sa demi-tasse, sa petite bouteille, il ne -s'occuperait guère de la source. -</p> - -<p> -—Vous ne le connaissez pas, madame, vous dis-je. -</p> - -<p> -—Eh bien! admettons que ce soit un papa butor, d'une vertu -farouche: il resterait à Lille, voilà tout. Et quand vous serez riche, -vous trouverez un mari, un vrai mari, car avec de l'argent on en trouve -toujours. Une fois mariée légitimement, que pourrait dire votre père? -Vous épouseriez, n'est-ce pas, M. de Lomas? Eh bien! sachez que c'est -un vrai libertin, qui ne vous rendrait pas même heureuse pendant quinze -jours; et il n'a pas le sou, tandis que le duc a cinq cent mille francs -de rentes. Songez donc! vous porteriez des robes comme celle que vous -avez essayée l'autre jour, comme celle-ci, ajouta-t-elle en lui -désignant une toilette éblouissante, et des bijoux semblables à ceux -que vous voyez étalés rue de la Paix! Et puis une maison à vous toute -seule, avec des tapis, des tableaux, des glaces sur tous les murs! -Songez donc, tout ce bonheur pour vous, petite masque, et vous hésitez! -</p> - -<p> -—Non, je ne veux pas, répondit Geneviève, comme si elle était -éblouie par la tentation. Mon père viendrait à Paris tout exprès -pour me tuer. Et puis c'est impossible, parce que je l'aime, <i>lui.</i> -</p> - -<p> -—Voyons! attendez encore quelques jours, car en refusant vous faites -une irréparable sottise. Réfléchissez. -</p> - -<p> -—C'est inutile. -</p> - -<p> -«Est-elle bête! pensa Mme Thomassin à bout d'arguments. C'est une -vraie buse.» -</p> - -<p> -—Pensez-y toujours. La nuit porte conseil.» -</p> - -<p> -Geneviève remonta dans sa chambre. Elle écrivit à M. de Lomas ce qui -venait de se passer. Puis, à la faveur de la nuit, elle se glissa -jusqu'au n° 31 de la rue Louis-le-Grand et y déposa sa lettre. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XXVII">XXVII</a></h4> - -<p> -Sans doute Geneviève souffrait cruellement; mais combien plus grande -eût été sa douleur si elle eût appris que son père était en -prison, sa mère malade de chagrin, et que sa faute était la cause -première de tant de malheurs! -</p> - -<p> -L'arrestation de Gendoux avait tellement bouleversé la pauvre Thérèse -qu'elle s'était mise au lit; et les faibles épargnes, amassées avec -tant de peines, s'épuisaient chaque jour. Elle n'avait pour la soigner, -dans sa cave sombre, que la voisine, le soir, au retour de la fabrique, -et les deux petits, qui lui présentaient sa tisane quand elle avait -soif. Contracté par le chagrin, son estomac refusait toute nourriture, -et chaque jour elle s'affaiblissait davantage. De temps à autre -pourtant elle se tramait jusqu'à la prison pour aller voir Gendoux. Ces -entrevues étaient toujours douloureuses, et elles achevaient -d'ébranler l'organisme de la pauvre femme. -</p> - -<p> -On ne laissait pénétrer auprès du prisonnier aucun de ses camarades. -</p> - -<p> -Cependant la coalition, comprimée à son début par l'emprisonnement de -son chef et le retour de M. Daubré, était loin d'être complètement -étouffée. Il soufflait dans les fabriques, et particulièrement dans -celle de M. Daubré, comme un vent de révolte. Quelques personnes sages -conseillaient au riche manufacturier de solliciter l'élargissement de -Gendoux, ou du moins, si son affaire devait être jugée, de s'entendre -avec lui pour sa défense. C'était le meilleur moyen de calmer -l'irritation des esprits. -</p> - -<p> -Il se résolut donc à tenter cette démarche, quoi qu'il en coûtât à -sa dignité de patron offensé. Il espérait ainsi gagner la -reconnaissance de Gendoux, qu'il savait être un brave cœur, incapable -de fausseté ou d'ingratitude. -</p> - -<p> -Depuis son incarcération, Gendoux avait laissé pousser sa barbe, ce -qui imprimait à son visage hâve et vieilli quelque chose d'inculte, de -sauvage. -</p> - -<p> -Thérèse était auprès de lui. Elle semblait une ombre. Sa bouche -triste, son regard abattu, désespéré, accusaient une de ces douleurs -si complètes qu'elles attendrissent les âmes les plus rebelles à la -pitié. -</p> - -<p> -À la vue de ces deux vieillards si malheureux et si dignes, M. Daubré -s'arrêta sur le seuil de la cellule, saisi d'une sorte de respect. -</p> - -<p> -Il avait préparé un préambule sévère; mais il ne trouva que de la -commisération pour cette navrante infortune. -</p> - -<p> -Dans le commerce ordinaire de la vie, M. Daubré passait pour un -excellent homme. Mais c'était un Flamand, un homme du Nord, froid, -placide plutôt que bon. Incapable d'aucun effort pour secourir son -semblable, il avait cette bonté neutre, cette passivité qui n'est le -plus souvent qu'une forme de l'égoïsme. -</p> - -<p> -Gendoux, qui le connaissait bien, ne se méprit pas sur cette démarche; -il le reçut avec défiance. -</p> - -<p> -Thérèse sortit. -</p> - -<p> -Gendoux et M. Daubré restèrent en face l'un de l'autre. -</p> - -<p> -Quel contraste entre ces deux hommes! -</p> - -<p> -M. Daubré était rose, replet. Sur son visage s'épanouissaient la -quiétude de l'homme bien calé dans la vie, et la sérénité parfaite -de l'être vulgaire et satisfait, sans vices, mais aussi sans vertus. -D'ailleurs, quelle vertu lui faut-il, à cet homme auquel tout a souri -dès le premier jour de sa vie? Cerveau étroit, cœur inerte, bien -douillettement emmailloté dans sa médiocrité et son égoïsme, M. -Daubré trouvait, lui aussi, que tout était pour le mieux dans le -meilleur des mondes. À l'aide de quelques lieux communs, comme il -critiquait les aspirations du peuple vers le mieux être! Les ouvriers -ont-ils jamais été plus heureux qu'aujourd'hui? disait-il. Que ne -demandent-ils tout de suite à devenir les propriétaires de nos -fabriques? Si l'on voulait les écouter, ils ne mettraient plus du -bornes à leurs exigences. Les révolutions succéderaient aux -révolutions. L'anarchie échevelée et sanglante se déchaînerait par -toute la France. -</p> - -<p> -L'esprit de cet homme n'avait jamais franchi l'horizon de sa fabrique et -de la brasserie où chaque jour il allait lire son journal -ultra-conservateur, fumer sa pipe et boire son pot de bière. -</p> - -<p> -Il possédait une spécialité pourtant qui dominait en lui, -non-seulement toute autre faculté intellectuelle, mais tout sentiment -élevé et affectif, c'était l'esprit des affaires, lequel se réduit -à peu près à ceci: savoir acheter et vendre en temps opportun. Sur ce -calcul unique, depuis vingt ans, il avait constamment tendu toutes les -forces de son cerveau; c'était donc avant tout un marchand, un marchand -habile. -</p> - -<p> -Gendoux, lui, c'était l'ouvrier intelligent, fier de sa valeur morale, -et qui ne se prosterne point devant la supériorité de la fortune, -quand à celle-là ne s'en joint aucune autre. -</p> - -<p> -La souffrance n'avait pas altéré la noblesse native de ses traits. Sur -cette figure énergique, presque hautaine, on lisait une grande -élévation morale et un sentiment un peu brutal peut-être de la -justice. -</p> - -<p> -La misère avait usé, vieilli, déformé même le corps de Gendoux; -mais elle avait respecté son âme. Quoique aigri par le malheur, il -conservait le culte de l'idée, tout prêt encore à se dévouer pour -elle. -</p> - -<p> -Certes, il admettait les inégalités sociales. S'il rêvait -d'améliorer le sort de l'ouvrier, il respectait aussi les droits du -patron. Il comprenait que les questions ne peuvent se résoudre que par -de nouveaux procédés d'organisation, et point par la violence; mais il -était aussi absolu dans ses rancunes que dans ses principes. -</p> - -<p> -«Croyez, mon ami, lui dit M. Daubré, que j'ai éprouvé un chagrin -réel de votre détention. Depuis si longtemps vous travaillez pour -moi, que j'étais loin de m'attendre à votre tentative séditieuse. -</p> - -<p> -—Vous trouvez donc, monsieur Daubré, que parce qu'on souffre depuis -vingt ans, c'est une raison pour souffrir sans se plaindre pendant vingt -années encore? -</p> - -<p> -—Oublions, Gendoux, ce qui s'est passé. Vous n'ignorez pas les -rigueurs de la loi contre les coalitions, contre les chefs surtout. Vous -allez être condamné à deux ou cinq années d'emprisonnement. -</p> - -<p> -—Je le sais, répondit dédaigneusement le prisonnier. -</p> - -<p> -—Il faut donc vous tirer de là; et c'est pourquoi je viens convenir -avec vous d'un système de défense.» -</p> - -<p> -Gendoux se tenait sur la réserve, car il pensait: Pour faire une -semblable démarche, il faut qu'il ait besoin de moi. -</p> - -<p> -«Un système de défense? dit-il. Mais je n'ai pas l'intention de me -défendre. Je dirai la vérité, toute la vérité; les juges me -condamneront selon leur conscience. -</p> - -<p> -—Selon leur conscience? repartit M. Daubré. C'est là précisément -qu'est le danger. -</p> - -<p> -—Peu importe! Quel que soit leur jugement, je le subirai, j'y suis -résolu. -</p> - -<p> -—Il ne faut pas seulement penser à vous, Gendoux; il faut penser à -votre femme, qui paraît si affectée de votre réclusion. N'avez-vous -pas aussi des enfants sur lesquels rejaillirait votre condamnation? -</p> - -<p> -—Ma condamnation! s'écria Gendoux avec sarcasme. Ah! plût à Dieu que -ma famille ne fut jamais autrement déshonorée! -</p> - -<p> -—Vous avez une fille, je crois, cela pourrait l'empêcher de -s'établir.» -</p> - -<p> -Gendoux pâlit. La veine qui traversait son front se gonfla, et, -regardant M. Daubré d'un air terrible: -</p> - -<p> -«J'avais une fille, mais je n'en ai plus. -</p> - -<p> -—Ah! vous l'avez perdue! reprit M. Daubré frappé du ton de Gendoux; -ne travaillait-elle pas dans ma fabrique? -</p> - -<p> -—Oui, elle travaillait dans votre fabrique, et un lâche, un libertin -l'a enlevée. Je ne la reverrai jamais.» -</p> - -<p> -M. Daubré se souvint vaguement d'avoir entendu parler de la disparition -de Geneviève. -</p> - -<p> -«Auriez-vous donc quelques soupçons sur l'un de mes contre-maîtres? -</p> - -<p> -—Je ne parlerai pas, parce que le moment n'est pas venu. Et puis il -me faut des preuves; mais je les aurai. -</p> - -<p> -—Vous devriez du moins me faire part de vos soupçons; je pourrais -vous aider à retrouver votre enfant. -</p> - -<p> -—C'est inutile: elle est perdue pour moi, perdue sans retour. Je ne -la reverrais pas sans avoir envie de la tuer. -</p> - -<p> -—C'est là une sévérité excessive. -</p> - -<p> -—Je ne puis m'accoutumer à rougir. -</p> - -<p> -—Certes, vous avez un caractère fort estimable, et vous méritez la -considération dont vos camarades vous honorent. Cependant il ne faut -pas outrer des sentiments bons en eux-mêmes, mais qui, poussés à -l'extrême, deviennent de la cruauté. -</p> - -<p> -—Il y a deux choses avec lesquelles on ne peut, on ne doit jamais -transiger: c'est la justice et l'honneur.» -</p> - -<p> -M. Daubré, interloqué par ce début, ne savait plus à quel sentiment -s'adresser pour se faire écouter. -</p> - -<p> -Mon ami, reprit-il avec beaucoup d'aménité, nous voulons vous sauver -malgré vous. Je tiens à vous, vous le savez. -</p> - -<p> -—Comment pouvez-vous tenir à moi, qui viens d'organiser une -coalition contre vous? Je ne suis pour vous qu'une force de tant, pouvant -produire une valeur de tant. -</p> - -<p> -—Quel butor que cet homme! pensa M. Daubré, et que les maîtres de -fabrique sont malheureux d'avoir à employer des gens pareils! -</p> - -<p> -—Non, reprit Gendoux, c'est votre intérêt et non le mien qui vous -amène ici. Mon arrestation a, je le sais, produit un mauvais effet -parmi les camarades, et, pour apaiser les esprits, vous voudriez me -rendre à la liberté. -</p> - -<p> -—Ce que nous voulons tous, dit M. Daubré, c'est l'ordre, c'est la -bonne harmonie entre les patrons et les ouvriers. Voyons, sur quels -points portaient vos réclamations, et je verrai ce que je puis faire. -</p> - -<p> -—Voici, répondit Gendoux. Nous demandons pour les hommes une -demi-heure de plus à midi, afin que chacun puisse aller prendre son -repas dans sa famille, et nous demandons à quitter le métier une heure -plus tôt le soir sans diminution de salaire. -</p> - -<p> -—Rien que celai fit ironiquement M. Daubré. Pourquoi ne me -demandez-vous pas de vous payer pour ne rien faire? -</p> - -<p> -—Ce n'est pas tout, reprit Gendoux irrité de cette plaisanterie. -</p> - -<p> -—Voyons, continuez. -</p> - -<p> -—Nos enfants meurent ou dépérissent, faute des soins de leur mère. -Nous demandons que les femmes aient, comme à Sedan, une heure au milieu -du jour pour préparer le repas, soigner et allaiter leurs enfants, et -qu'elles sortent comme nous à huit heures au lieu de rester au travail -jusqu'à neuf. En un mot, nous voulons qu'ayant travaillé tout le jour -comme de véritables machines, nous puissions le soir cultiver notre -intelligence et vivre un peu par le cœur au milieu de nos familles. -Autrement la manufacture tuera la famille, tuera l'être sociable, -l'être moral surtout; car, faute de développement intellectuel, -l'ouvrier s'abandonne à ses penchants les plus vils, à la débauche et -à l'ivrognerie. Voilà ce que nous voulons. Est-ce juste? -</p> - -<p> -—Mais à supposer que j'accorde, moi, ce que vous demandez, est-il -certain que les autres fabricants suivent mon exemple? -</p> - -<p> -—Accordez toujours; les autres seront bien forcés de vous imiter.» -</p> - -<p> -M. Daubré parut réfléchir. -</p> - -<p> -«Non, c'est impossible, dit-il. Ce serait pour moi chaque jour un -déficit considérable. Mieux vaudrait vendre mes filatures et placer -mes capitaux au 5 0/0. Tout ce que je puis faire, tout ce qui me paraît -juste, ce serait d'accorder, comme à Sedan, une demi-heure et non pas -une heure, aux femmes qui allaitent leurs enfants. -</p> - -<p> -—Alors c'est inutile, repartit Gendoux; nous ne pouvons nous -entendre. Je préfère être condamné. Mon jugement du moins sera une -protestation de plus. Les patrons ne pourront-ils jamais comprendre -qu'en nous laissant le temps nécessaire pour nous reposer et nous -instruire, notre travail deviendrait plus actif et plus intelligent, et -qu'ils trouveraient dans la reconnaissance et l'affection de l'ouvrier -une compensation à leurs sacrifices! -</p> - -<p> -—C'est un exalté, pensa M. Daubré, je n'obtiendrai rien de lui. -D'ailleurs, avec de pareilles doctrines, cet homme est fort dangereux -dans une fabrique. Il vaut mieux qu'il reste en prison.» -</p> - -<p> -M. Daubré sortit. Ayant vainement tenté une conciliation, il prit le -parti de laisser la justice suivre son cours. -</p> - -<p> -Sans doute M. Daubré, en faisant une semblable démarche, avait agi en -homme populaire. Bien que la bonté n'eût pas été son mobile unique, -cependant il avait montré vis-à-vis d'un simple ouvrier une -déférence que certains maîtres de fabrique eussent réprouvée, sans -être pour autant injustes ou cruels. Car, pour juger sainement les -relations entre patrons et ouvriers, il faut se mettre au point de vue, -non pas du droit pur, mais de la justice relative. -</p> - -<p> -«Si les classes privilégiées, dit Robert Peel, abusent fatalement, à -l'état corporatif, de leurs privilèges, les individus qui les -composent peuvent être personnellement très-désintéressés et -excusables.» -</p> - -<p> -C'était un jour néfaste pour M. Daubré; et sa sérénité habituelle -allait se trouver singulièrement troublée. -</p> - -<p> -En rentrant chez lui, vivement contrarié de l'insuccès de sa -tentative, il trouva sa belle-mère, Mme de Lomas, qui l'accueillit avec -solennité. De quelles affaires graves ou ennuyeuses venait-elle encore -l'entretenir? Dans la disposition d'esprit où il se trouvait, Mme de -Lomas ne pouvait tomber plus mal. -</p> - -<p> -Comme elle semblait hésiter ou chercher une entrée en matière: -</p> - -<p> -«Quoi? venez-vous encore quêter pour vos pauvres? demanda M. Daubré -avec impatience. Je vous avoue que j'en ai assez des pauvres, des -ouvriers et du peuple. On s'extermine à chercher leur bonheur; on se -saigne aux quatre membres; on leur bâtit des ateliers qui ressemblent -à des palais; on leur donne des salaires tels qu'il y a trente ans ils -n'eussent osé les rêver; et, plus on leur témoigne de sollicitude, -d'affection même, plus ils se montrent ingrats, exigeants, -intraitables. Vraiment, je ne sais plus quel moyen employer pour les -gouverner. En les traitant à peu près en égaux, on leur donne une si -haute idée de leur valeur qu'on ne peut plus s'en faire respecter ni -obéir. -</p> - -<p> -—Non, monsieur, là n'est pas la cause du mal, répondit -sentencieusement Mme de Lomas; le mal, c'est qu'on ne croit plus, c'est -qu'il n'y a plus de religion dans le peuple. Et pourquoi n'y a-t-il plus -de religion parmi le peuple? C'est que les grands, les riches eux-mêmes -l'ont abandonnée.» -</p> - -<p> -Mme de Lomas était une ancienne coquette convertie à la dévotion vers -la cinquantaine. Ne pouvant plus avoir une cour d'adorateurs, elle s'en -était formé une d'ecclésiastiques et de saints personnages. Comme -elle était sans fortune, elle recourait à M. Daubré pour ses -aumônes. Grâce à ses libéralités, elle avait acquis une certaine -influence. -</p> - -<p> -Toutefois M. Daubré se trompait: elle ne venait point quêter. Un motif -plus important l'amenait. Lionel lui avait écrit que sa sœur se -compromettait gravement et qu'il était de toute urgence que M. Daubré -revînt à Paris. -</p> - -<p> -Plusieurs considérations avaient motivé cette lettre. Lionel, on s'en -souvient, avait reçu ordre de Lucrèce d'entraver l'amour de Maxime et -de Mme Daubré. Mais il désirait la présence à Paris de M. Daubré -pour le charger de demander la main de Béatrix. Enfin il avait besoin -d'argent, et il comptait obtenir de son beau-frère la somme nécessaire -à l'achat de la corbeille. -</p> - -<p> -Mme de Lomas était adroite. Elle sut présenter à son gendre une -peinture saisissante des dangers auxquels le séjour de Paris exposait -une femme aussi jolie que Géraldine. -</p> - -<p> -Mais M. Daubré, qui aimait le calme, et qui, à Paris, se trouvait -condamné par sa femme aux plaisirs forcés des bals et des soirées, -repoussa énergiquement les suggestions de sa belle-mère. -</p> - -<p> -«Que venez-vous me raconter? s'écria-t-il presque irrité. Géraldine -est une très-honnête femme, très-attachée à ses devoirs d'épouse -et de mère. Et puis elle n'est plus jeune, et sa beauté commence à se -faner un peu. -</p> - -<p> -—Peut-on être mari à ce degré-là? pensa Mme de Lomas. -</p> - -<p> -—Elle n'est plus jeune! dit la dévote. Elle a trente ans, et à cet -âge.... -</p> - -<p> -—Dites trente-six, reprit M. Daubré. -</p> - -<p> -—Trente-six, soit! mais c'est précisément l'âge le plus dangereux -pour les femmes. C'est le moment des grandes passions. -</p> - -<p> -—Ta ta ta! Géraldine n'est point passionnée, vous dis-je. Qui diable -le sait mieux que moi?» -</p> - -<p> -Mme de Lomas leva les yeux au ciel. -</p> - -<p> -«Ayez pitié de lui, mon Dieu!» soupira-t-elle. -</p> - -<p> -«Mais enfin sur quoi basez-vous vos soupçons? -</p> - -<p> -—Depuis un mois vous lui écrivez de revenir, et elle ne revient pas. -Elle trouve des prétextes. -</p> - -<p> -—D'excellents prétextes, et que j'ai approuvés. -</p> - -<p> -—Elle lit beaucoup de mauvais livres, car, malgré mes avis, vous -n'avez point assez surveillé ses lectures. -</p> - -<p> -—Ah! il ne manquerait plus que cela! J'ai bien autre chose à faire, -vraiment. D'ailleurs je lui ai interdit <i>Lélia</i> et la <i>Physiologie du -mariage.</i> Dernièrement encore, elle me jurait qu'elle ne les avait pas -lus. -</p> - -<p> -—Il y a tant d'antres ouvrages encore plus dangereux que ceux-là, -lesquels s'adressent au cœur et poussent à l'adultère. -</p> - -<p> -—Si vous n'avez pas de meilleures raisons à me donner, dit M. Daubré -avec froideur, je continuerai à avoir confiance; car la confiance, -voyez-vous, peut seule enchaîner les femmes. -</p> - -<p> -—J'ai de meilleures raisons. Ses dernières lettres sont empreintes -de je ne sais quelle tristesse vague. Croyez-en mon expérience. -Certainement elle lutte, elle souffre. Il vous faut courir à son -secours et la ramener ici. Vous négligez votre femme, monsieur Daubré, -et cette pauvre enfant est si tendre, si impressionnable! Est-il -étonnant qu'elle cherche ailleurs un bonheur que son cœur réclame et -que vous ne lui donnez pas? -</p> - -<p> -—Allons! bon! je suis un mauvais mari, à présent! Est-ce que je lui -refuse quelque chose? Dites tout de suite que je suis un abominable -tyran et qu'elle est la plus malheureuse des femmes. -</p> - -<p> -—Croyez-moi, partez au plus tôt. Tenez, puisqu'il faut tout vous -dire, Lionel m'a écrit aussi, et comme moi il désire vivement votre -présence à Paris. -</p> - -<p> -—Ils me feront damner! s'écria M. Daubré. C'est bon, je partirai, je -ramènerai Géraldine. Mais il me semble, madame, que si vous l'aviez un -peu mieux élevée; que si, au lieu de l'habituer à l'oisiveté, vous -aviez su lui inspirer le goût du travail, Géraldine ne chercherait pas -aujourd'hui dans des émotions coupables un aliment à l'activité de -son imagination. Car son cœur n'a-t-il pas assez de son mari, de sa -mère, de ses trois enfants à aimer? -</p> - -<p> -—Ah! monsieur, répliqua vivement Mme de Lomas qui voyait pour la -première fois son gendre en colère, ma fille a été élevée au -Sacré-Cœur. Elle a reçu l'éducation qui convenait à son rang. Elle -sait coudre et broder. Fallait-il lui enseigner la cuisine ou les soins -du ménage, ou la tenue des livres, ou les affaires, ou le latin? -</p> - -<p> -—Certes, madame, un peu d'entente des affaires, un peu de tenue de -livres, auraient pu me servir. Ne pouviez-vous du moins lui apprendre à -tenir sa maison et à élever ses enfants? -</p> - -<p> -—Ma fille, bien qu'elle vous ait épousé, monsieur, n'est point une -bourgeoise. C'est une de Lomas. Veuillez, je vous prie, vous en -souvenir. D'ailleurs, tout le monde s'accorde à dire que c'est une -femme accomplie. Il n'y a que vous, monsieur, qui lui trouviez des -défauts. -</p> - -<p> -—Au diable les femmes et les belles-mères!» pensait M. Daubré, qui -ordonna pourtant ses préparatifs de départ. -</p> - -<p> -M. Daubré, toutefois, aimait sa femme. Après la brasserie et ses -fabriques, sa femme était certainement ce qui l'intéressait le plus au -monde. Mais comme il voulait la paix à tout prix, il la laissait à peu -près libre. -</p> - -<p> -Si parfois il lui arrivait de faire une observation avec quelque -vivacité, Mme Daubré se renversait sur son fauteuil comme si elle -tombait en faiblesse, et disait d'une voix douloureuse: -</p> - -<p> -«Ah! monsieur, vous me ferez mourir avec vos brutalités!» -</p> - -<p> -M. Daubré supportait donc très-patiemment la séparation conjugale. -Sans doute sa femme voudrait rester à Paris quelque temps encore; et -l'idée des luttes, des scènes peut-être qu'il allait avoir à -soutenir troublait très-désagréablement sa placidité. -</p> - -<p> -«Surtout, lui dit Mme de Lomas, pas de reproches! Ne laissez rien -paraître de votre jalousie. -</p> - -<p> -—De ma jalousie! Mais, encore une fois, je ne suis pas jaloux. -</p> - -<p> -—Alors c'est peut-être votre indifférence qui déplaît à -Géraldine. -</p> - -<p> -—Allons, bon! maintenant, il faut que je sois jaloux. -</p> - -<p> -—Non, pas sérieusement, seulement pour lui faire croire que vous -l'aimez toujours avec passion. -</p> - -<p> -—Mais je ne l'aime pas avec passion; je l'aime avec respect, comme -on doit aimer la mère de ses enfants. -</p> - -<p> -—À la grâce de Dieu! dit Mme de Lomas en poussant un énorme soupir. -Je vais prier, mon gendre, prier pour la continuation de votre bonheur. -Et je vais commander une neuvaine aux rédemptoristes pour que Marie -protège ma pauvre Géraldine contre les embûches du démon. -</p> - -<p> -—Chère enfant! pensait la dévote en se retirant, comment ai-je pu la -marier à ce butor, qui ne comprend rien aux délicatesses du cœur -féminin? Si ma fille est coupable, ce sera bien lui qui l'aura voulu!» -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XXVIII">XXVIII</a></h4> - -<p> -Le retour imprévu de son mari causa en effet à Mme Daubré une vive -contrariété. Mais elle était forte quand elle le voulait. Elle -supporta sans émotion apparente cette surprise désagréable. -</p> - -<p> -La veille, Maxime lui avait dit: -</p> - -<p> -«Pourquoi faut-il que le destin nous ait séparés! Nous étions si -bien faits pour nous comprendre! Passer ma vie à vos pieds, Géraldine, -c'eût été pour moi le suprême bonheur.» -</p> - -<p> -Et Géraldine, qui à vingt-cinq ans eût souri peut-être de -l'éloquence moulée de cette phrase, à trente-six ans s'était laissé -persuader. Comment eût-elle pu supposer que Maxime ne prenait pas au -sérieux cet amour qui l'absorbait elle-même tout entière, et qu'elle -regardait comme le dernier de sa vie? -</p> - -<p> -M. Daubré ne pouvait donc arriver en un plus fâcheux moment. Aussi -jamais ne parut-il à sa femme plus lourd, plus trivial, avec sa figure -épaisse, avec son intelligence commune, bourrée de chiffres, enfoncée -dans les tripotages du commerce. Jamais il ne l'avait autant choquée -par ses airs de Prudhomme, ses façons bourgeoises et ses opinions -toutes faites auxquelles il tenait avec l'opiniâtreté de la sottise. -Essayait-on de combattre ses affirmations sans preuves, par paresse -d'esprit il s'abstenait de répondre. On le croyait convaincu. Mais si, -une heure après, on revenait sur le sujet discuté, on demeurait -stupéfait de l'entendre répéter son affirmation avec le même aplomb, -avec une égale confiance en lui-même. C'était cette impassibilité -dans la bêtise que ne pouvait lui pardonner Mme Daubré, surtout quand -elle le comparait au brillant Maxime, d'un esprit si souple, si alerte, -et dont la beauté originale et délicate resplendissait de passion et -d'intelligence. -</p> - -<p> -M. Daubré ne suivit nullement les conseils de sa belle-mère. Il ne -témoigna ni jalousie, ni colère, ni recrudescence de tendresse. Il dit -simplement à sa femme qu'il venait la chercher. -</p> - -<p> -Mme Daubré lui répondit qu'elle suivait un traitement pour ses nerfs, -et que le médecin lui ordonnait le séjour de Paris pendant quelque -temps encore. -</p> - -<p> -Il ne fit aucune objection, et reprit docilement sa chaîne. Il -accompagnait sa femme quand elle le lui demandait, et le reste du temps -s'ennuyait le plus pacifiquement du monde. -</p> - -<p> -Géraldine lui présenta Madeleine. Il approuva ce choix. Il essaya bien -quelques objections sur la manière de diriger Jeanne, qu'il trouvait -déjà trop coquette; mais Mme Daubré se borna à répondre: «Il faut -bien qu'elle soit habillée comme ses petites amies. Plus de simplicité -serait ridicule.» Il s'inclina. -</p> - -<p> -Du reste, comme jamais sa femme ne lui avait montré autant de -prévenance et d'affection, que jamais il ne l'avait vue moins nerveuse, -moins rêveuse, plus gaie, mieux portante, il se dit que Mme de Lomas -était folle ou qu'elle avait pris ce prétexte pour hâter le retour de -sa fille. -</p> - -<p> -Géraldine rencontrait Maxime au Bois, au spectacle ou en soirée; ces -jours-là elle disait à son mari d'une voix câline: -</p> - -<p> -«Mon ami, ce soir vous avez congé. C'est Lionel ou c'est Albert qui -m'accompagnera.» -</p> - -<p> -Et M. Daubré allait tranquillement à la brasserie fumer sa pipe, boire -son pot de bière et lire <i>le Constitutionnel.</i> -</p> - -<p> -Avant de risquer sa demande en mariage, Lionel chargea Maxime de sonder -le terrain. -</p> - -<p> -M. de Lomas était à peu près certain de plaire à Béatrix et à sa -mère. Mais il fallait l'assentiment de M. Borel. -</p> - -<p> -Un jour que toute la famille, y compris la tante Bathilde, se trouvait -réunie à déjeuner: -</p> - -<p> -«Quel homme charmant que ce Lionel! dit Maxime. Vraiment, quoiqu'il ait -peu de fortune, je serais très-flatté de l'avoir pour beau-frère.» -</p> - -<p> -Béatrix rougit, mais elle adressa à son frère un regard de -remerciement. -</p> - -<p> -«Certainement, repartit Mme Borel, c'est un homme très-distingué. Et -puisque vous appréciez son caractère, vous devriez l'imiter, Maxime; -car où le voit tous les matins à la messe de la petite chapelle de la -rue de Provence. Lui du moins sait allier aux manières et à la -conversation du meilleur monde un esprit sérieux et une piété -exemplaire. -</p> - -<p> -—En effet, répliqua M. Borel, je crois m'apercevoir que depuis -quelque temps il fait à Béatrix une cour très-assidue. Sans doute la piété -et la distinction sont d'excellentes qualités, que j'apprécie comme -vous; mais je me suis informé: il est complètement ruiné. -</p> - -<p> -—Avec un homme qui me plairait, je serais toujours assez riche, dit -Béatrix. -</p> - -<p> -—Il faudrait au moins, reprit M. Borel, qu'il nous apportât quelques -compensations. S'il obtenait un poste important dans une ambassade; ou -seulement s'il était décoré.... -</p> - -<p> -—Mais son nom, répliqua vivement Béatrix, ne vaut-il pas mieux que -toutes les décorations? Il appartient à l'une des plus anciennes -familles de la Flandre. Il porte de gueules à bandes de sable avec un -croissant d'or en pointe. -</p> - -<p> -—Vous aurait-on enseigné le blason au couvent? demanda Bathilde avec -un sourire d'ironie. -</p> - -<p> -—Certainement, on nous en donne quelques notions; car c'est de -l'histoire. N'est-il pas fort intéressant pour ces demoiselles, qui la -plupart sont nobles, de connaître l'origine et les armes de leur -famille? -</p> - -<p> -—Alors je ne m'étonne plus, ma pauvre Béatrix, de ton enthousiasme -pour M. de Lomas. -</p> - -<p> -—Je ne suis pas non plus de ton avis, ma chère enfant, reprit M. -Borel. En ma qualité de commerçant, je n'attache qu'une médiocre -importance à la gloire nobiliaire. Je suis à cet égard un enfant de -89. Pour moi, le mérite personnel est tout. Ce n'est pas que je trouve -M. de Lomas dépourvu de mérite; mais vous, Bathilde, qu'en -pensez-vous? -</p> - -<p> -—Oh! ma tante doit le trouver fort mal, dit aigrement Béatrix. Un -homme qui va à la messe! -</p> - -<p> -—Puisque vous me demandez mon avis, répondit Mlle Borel, je pense -tout simplement que c'est un homme ruiné qui est à la poursuite d'une dot, -et qui n'a ni valeur morale, ni valeur intellectuelle. Il faudrait -précisément savoir, ma chère Béatrix, si, avant de songer à -t'épouser, il allait à la messe. -</p> - -<p> -—Peut-être bien, allégua Maxime, ne pratiquait-il pas autrefois avec -autant de ferveur; mais il a toujours eu des sentiments chrétiens. À -supposer qu'il aille un peu plus souvent à la messe pour plaire à -Béatrix qu'il aime, le mal ne serait pas grand. -</p> - -<p> -—Moi, j'avoue, fit Laure étourdiment, que le petit Daubré me -plairait davantage. M. de Lomas ne me parait pas toujours très-sincère. -</p> - -<p> -—Ah! ma chère, si tu penses à M. Albert, tu as tort; car Madeleine -est là qui le soigne, insinua Béatrix, comme pour se venger de la -tante Bathilde. -</p> - -<p> -—Ma chère Béatrix, répliqua sévèrement Mlle Borel, Madeleine est -une noble fille, tout à fait incapable d'un calcul de ce genre. -</p> - -<p> -—Madeleine est impie et mes filles sont dévotes, fit observer Mme -Borel avec sarcasme; voilà pourquoi vous la vantez à leurs dépens.» -</p> - -<p> -M. Borel coupa court à la conversation, qui commençait à s'envenimer. -Mais après le déjeuner, Béatrix rejoignit Maxime et lui dit à voix -basse: -</p> - -<p> -«Engage M. de Lomas à attendre, pour faire sa demande, le départ de -la tante Bathilde.» -</p> - -<p> -D'un autre côté, Lucrèce avait dit à Renardet: -</p> - -<p> -«Il m'importe beaucoup de retarder le mariage de M. de Lomas. Sachez -donc de Maxime où en est l'affaire, afin que je mette, s'il y a lieu, -des bâtons dans les roues. -</p> - -<p> -Mme de Courcy comptait sur Lionel pour séparer Madeleine et Albert. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XXIX">XXIX</a></h4> - -<p> -Certain de réussir, puisqu'il avait l'assentiment de Béatrix, M. de -Lomas répondit à Geneviève: -</p> - -<p><br /></p> - -<p style="margin-left: 10%;">«Ma chère enfant,</p> - -<p> -«Je ne puis plus longtemps vous cacher la vérité; mais d'abord, -croyez-le bien, je vous conserverai toujours une affection profonde et -une reconnaissance très-vive pour l'attachement que vous me témoignez. -Je veux surtout que vous soyez bien persuadée que je ne vous -abandonnerai jamais. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour assurer -votre bonheur. -</p> - -<p> -«Je vais me marier. Combien je souffre de tracer ces mots en pensant au -chagrin qu'ils vous causeront; mais à quoi bon vous entretenir plus -longtemps dans des espérances irréalisables? Ce serait peut-être -entraver votre avenir, et plus tard vous rendre la déception encore -plus douloureuse. Des considérations toutes puissantes de famille, de -position nous séparaient à jamais. Un mariage entre nous étant -impossible, ma conscience me fait un devoir de cesser des relations qui -pourraient compromettre toute votre existence. -</p> - -<p> -«Je m'abstiendrai de vous donner un conseil au sujet du duc. C'est un -galant homme; et la carrière du travail que vous avez embrassée avec -tant de courage est si difficile! Mais je comprends votre délicatesse. -Votre désintéressement me touche. Cependant il faut envisager les -choses sous leur vrai jour, et ne pas sacrifier à des sentiments, -très-nobles assurément, mais peut-être un peu romanesques, les -côtés positifs de notre misérable vie. -</p> - -<p> -«Vous êtes un grand cœur, Geneviève, et, dans quelque position que -vous vous trouviez jamais, vous saurez vous faire aimer et respecter. -</p> - -<p> -«C'est avec ces sentiments d'affection, et, j'ose le dire, de -vénération, que je vous prie de compter toujours sur mon amitié -inaltérable et sur mon entier dévouement.» -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -Cette lettre n'était pas signée, et l'écriture, qui paraissait -très-hâtée, était un peu contrefaite. -</p> - -<p> -Lorsque Geneviève la reçut, elle était à l'atelier. Depuis la visite -du duc, elle semblait si triste et si peu glorieuse de sa beauté, que -ses compagnes, ordinairement impitoyables, respectaient cette douleur -secrète. Dans ces têtes légères, les impressions comme les -sentiments sont de courte durée. D'ailleurs, Geneviève, absorbée par -ses préoccupations, ne prêtait aucune attention aux lazzis que de -temps à autre encore on décochait contre elle. -</p> - -<p> -Cette impassibilité avait achevé de désarmer les malicieuses filles, -qui cherchèrent quelque autre sujet sur lequel elles pussent exercer -plus efficacement leur verve caustique. -</p> - -<p> -Elle ouvrit la lettre en tremblant, et, dès les premiers mots, ses yeux -se troublèrent. Elle se renversa sur sa chaise et s'évanouit. On la -ranima, et on la conduisit dans sa chambre, où elle se mit au lit. -</p> - -<p> -Dès qu'il fit un peu sombre, elle se leva et se rendit à la rue -Louis-le-Grand. -</p> - -<p> -Elle était bien malade. Ses jambes la soutenaient à peine. La fièvre -faisait claquer ses dents, et sur ses joues pâles se dessinaient des -marbrures violettes. -</p> - -<p> -De temps à autre elle s'arrêtait et s'appuyait aux murailles pour ne -pas tomber. -</p> - -<p> -À mesure qu'elle approchait, une angoisse horrible lui étreignait le -cœur. Elle hésitait. -</p> - -<p> -«Que lui dirai-je? pensait-elle; je ne le ferai point changer de -résolution.» -</p> - -<p> -Mais, poussée par le désespoir, ou plutôt par quelqu'une de ces -espérances insensées telles qu'en peuvent concevoir les condamnés à -mort, elle continuait d'avancer.» -</p> - -<p> -Craignant d'être arrêtée ou reconnue dans l'escalier, elle fit un -effort suprême, monta rapidement les trois étages et sonna. -</p> - -<p> -Lionel vint ouvrir. Elle tomba mourante à ses pieds. -</p> - -<p> -Lionel s'habillait pour aller dîner chez les Borel. -</p> - -<p> -Grâce aux soins excessifs qu'il prenait alors de sa personne, grâce -aussi à une vie un peu plus régulière, il semblait rajeuni. -</p> - -<p> -Depuis qu'il adressait ses hommages à Béatrix, il mettait un soupçon -de rouge. Aujourd'hui ce ne sont plus seulement les femmes qui se -maquillent. Il en est parmi nos dandies qui ne dédaignent pas les -précieux services du fard, du cold-cream et de la poudre de riz. -</p> - -<p> -Ce brillant séducteur, en face de sa victime que la douleur rendait -méconnaissable, eut-il du moins un remords, un mouvement de pitié? -</p> - -<p> -«Quelle tuile! pensa-t-il en regardant la pendule. Je n'ai qu'un quart -d'heure pour m'en débarrasser. -</p> - -<p> -—Voyons, Geneviève, remettez-vous. Tenez, buvez un peu d'eau -fraîche. -</p> - -<p> -—Oh! je n'ai pas soif, dit-elle en repoussant le verre qu'il lui -tendait. Est-ce bien vous qui m'avez écrit cette lettre? N'est-ce pas -un rêve? J'ai cru que j'en deviendrais folle. Vous vous mariez, vous ne -m'aimez plus, vous m'abandonnez! Est-ce bien vrai? répétez-le-moi, car -je ne puis le croire encore.» -</p> - -<p> -Elle prononça ces mots d'une voix brève, saccadée, et puis elle -éclata en sanglots. -</p> - -<p> -«Ma pauvre enfant, j'en suis désolé, je vous assure. Vous ne sauriez -croire combien cette séparation me coûte à moi-même.» -</p> - -<p> -La pauvre fille se jeta de nouveau à ses genoux. Elle les embrassait. -</p> - -<p> -«Lionel, mon Lionel, moi qui vous aimais tant! Moi, qui vous ai tout -sacrifié, l'amour de ma mère et l'amour de mon père; qui vous ai -sacrifié leur bonheur, leur gloire, mon repos, ma conscience, mon -honneur; moi qui encore maintenant donnerais ma vie pour vous; je vous -en supplie, ne me laissez pas, ne vous mariez pas. Oh! aimez-moi, -aimez-moi encore: car, si vous ne m'aimez plus, je le sens, je vais -mourir. -</p> - -<p> -—Mais, mon enfant, je vous aime; je vous l'ai dit, je vous le -répète, je vous garderai toujours un excellent souvenir. Vous avez été si -bonne pour moi, si tendre! Comment pourrais-je jamais l'oublier?» -</p> - -<p> -Geneviève écoutait, l'œil hagard, ces froides protestations. -</p> - -<p> -«C'est donc fini, bien fini, dit-elle lentement. Adieu, vous ne me -reverrez plus.» -</p> - -<p> -Il la retint. -</p> - -<p> -«Quoi! Où allez-vous? Que voulez-vous faire? Écoute-moi, Ginevra.» -</p> - -<p> -Ce nom, qu'il lui donnait autrefois quand il l'aimait, la fit -tressaillir; et, se rattachant à ce frêle espoir, elle resta. -</p> - -<p> -Debout, le regard morne, la bouche impassible et serrée, elle attendit. -Mais son attitude exprimait une résolution désespérée. -</p> - -<p> -«Il faut raisonner, mon enfant, dit Lionel, en prenant dans les siennes -la main glacée de la jeune fille. Où cet amour nous mènerait-il? -Jamais ma mère ne consentirait à cette union. Jamais Mme Daubré ne -vous accepterait pour sa belle-sœur. Je suis sans fortune, je vous le -répète. Que ferions-nous donc? Habitué à l'oisiveté, je ne puis -songer à gagner ma vie à la sueur de mon front. En vous épousant ou -en continuant nos relations, je perds mon avenir comme je perds le -vôtre; car c'est un avenir que le duc vous offre, un brillant avenir. -Ce n'est pas une position tout à fait régulière, je le veux bien; -pourtant ces unions illégitimes sont si communes aujourd'hui que -l'usage les a presque consacrées. Vous êtes si bonne, si charmante; -avec un peu plus d'éducation, vous seriez une femme accomplie. Le duc -vous appréciera, vous aimera; et peut-être, plus tard.... Sa femme est -âgée, maladive; si vous savez vous rendre indispensable à son -bonheur.... -</p> - -<p> -—Ah! oui, il m'épousera, n'est-ce pas? dit-elle avec amertume. Je -sais maintenant le cas qu'il faut faire de semblables espérances. Non, je -n'accepterai pas cette position humiliante. Vous m'avez trompée, vous -êtes lâche, vous êtes sans excuse! -</p> - -<p> -—Vous me faites cruellement sentir, Geneviève, la malheureuse et -fausse situation dans laquelle je me trouve placé. Le mariage qui -s'offre à moi est inespéré; et il est certaines dettes d'honneur que -je ne pourrai jamais payer autrement. Or, vous le savez, on doit -sacrifier à l'honneur son bonheur même.» -</p> - -<p> -Geneviève retira sa main. L'indignation fui prêta des forces. Ses -larmes se séchèrent. Son œil brillant toisa le fourbe avec mépris. -En cet instant ce n'était plus l'ouvrière humiliée, suppliante, -c'était la digne fille de Gendoux. -</p> - -<p> -Sous ce regard, de Lomas baissa le sien. -</p> - -<p> -«Vous vous mariez, dites-vous, pour payer une dette d'honneur; mais de -quel nom appelez-vous donc la dette que vous avez contractée envers -moi! Vous appelez dettes d'honneur les dettes de jeu, n'est-ce pas? -celles que tout le monde connaît. Mais vous séduisez une pauvre fille, -vous l'arrachez à sa famille, vous l'abandonnez, et, ce qui est plus -vil encore, vous la poussez à se vendre pour vous débarrasser d'elle. -Vous commettez toutes ces lâchetés sans scrupule, et vous croyez -rester un homme d'honneur; car vous savez bien que je n'irai pas -raconter votre infâme conduite, que je suis trop fière pour me venger -ainsi, que j'aime mieux mourir, moi et mon enfant.» -</p> - -<p> -Lionel essaya de quelques mots encore pour l'apaiser, mais elle refusa -de l'entendre et sortit brusquement. Il ne tenta plus de la retenir. Le -quart d'heure était écoulé. -</p> - -<p> -«Enfin, exclama-t-il quand elle eut fermé la porte, m'en voilà -délivré! Elle a encore mieux pris cela que je ne l'aurais cru.» -</p> - -<p> -Et, tranquillisant ainsi sa conscience, facile d'ailleurs à calmer, il -continua sa toilette. -</p> - -<p> -Il tira sa raie au milieu de la tête, ce qui lui donnait un air -d'innocence, et, quand il fut pommadé, frisé, lissé et fardé dans -toutes les règles de la dernière mode, il se regarda complaisamment au -miroir, se sourit à lui-même pour s'étudier à sourire avec esprit. -Rien de sa laideur morale ne se trahissait au dehors, car il savait -attendrir quand il le voulait son regard sec et pâle, son regard -d'acier. Rarement il s'était trouvé plus satisfait de lui-même, plus -certain de son succès. -</p> - -<p> -Geneviève ne fut pas plutôt dehors, que l'énergie qu'avait un instant -surexcitée en elle le désespoir, l'abandonna. Elle marchait éperdue, -sans savoir où ses pas la dirigeaient. -</p> - -<p> -Il faisait froid. Une pluie fine et glacée mouillait ses vêtements. -Que lui importait! Elle allait, elle allait toujours, sans se soucier -des voitures et des passants. -</p> - -<p> -Elle longea les boulevards. Ils resplendissaient de lumière. Mais elle -ne vit ni les gerbes de gaz, ni les rayonnements des cafés ouverts, ni -les éblouissements du luxe qui s'étalaient aux vitrines des boutiques. -Elle n'entendit ni les bruissements de la foule, ni le galop des -chevaux. Tout entière à sa douleur, elle semblait morte à tout ce qui -l'entourait. -</p> - -<p> -Arrivée sur la place de la Madeleine, elle tourna à gauche et -descendit la rue Royale. Elle traversa la place de la Concorde. Elle se -trouvait sur un pont désert. Il faisait tout à fait nuit. La rivière -était grosse et rapide. Cette masse d'eau jaunâtre qui marchait vite, -qui marchait toujours, était effrayante à voir, Geneviève se pencha -pour la regarder. -</p> - -<p> -Est-ce le froid qui la saisit, ou la peur, ou bien le vertige? Anéantie -par la douleur physique, brisée par toutes ces émotions, elle -s'affaissa sur elle-même. -</p> - -<p> -Elle éprouva comme un immense soulagement. -</p> - -<p> -«Quel bonheur! murmura-t-elle, je vais mourir!» -</p> - -<p> -Elle pensa à sa mère et elle ferma les yeux. -</p> - -<p> -Dix minutes plus tard, un passant, voyant cette femme étendue à terre, -prévint un sergent de ville. -</p> - -<p> -On la releva. -</p> - -<p> -Au premier moment elle ne se souvint de rien. Elle indiqua sa demeure et -on l'y transporta; elle était si faible de corps et d'esprit qu'elle -n'opposa aucune résistance. -</p> - -<p> -Elle se mit au lit avec une fièvre brûlante. -</p> - -<p> -Le lendemain, Mme Thomassin la questionna et apprit ce qui s'était -passé. -</p> - -<p> -Dans l'après-midi le duc vint. Geneviève se laissa conduire au salon -par Mme Thomassin. -</p> - -<p> -Ce n'était plus la jeune fille de la veille, fraîche, gracieuse, -encore enfant; c'était une femme qui avait souffert. -</p> - -<p> -Grave, presque sévère, elle parut au duc si imposante qu'il resta un -moment interdit devant elle. -</p> - -<p> -«Sommes-nous enfin décidée? dit-il. -</p> - -<p> -—Non, monsieur. -</p> - -<p> -—Vous aimez donc encore M. de Lomas? -</p> - -<p> -—Non, monsieur, je le méprise. -</p> - -<p> -—Mais alors qu'espérez-vous faire? -</p> - -<p> -—Mourir!» -</p> - -<p> -Le duc crut à une comédie. Il éclata de rire. Mais quand il vit des -larmes rouler sur les joues pâles de l'ouvrière, il ne rit plus. -</p> - -<p> -«Écoutez-moi, mon enfant, reprit-il, vous m'intéressez réellement. -Pour la première fois je crois à la vertu. Voilà cent francs. -Retournez chez vos parents. Croyez-moi, cette maison n'est pas -convenable. Paris offre trop de dangers. Vous résistez parce qu'à -votre insu vous aimez encore. Mais dans six mois, peut-être auparavant, -vous succomberiez. Vraiment vous êtes héroïque. J'en ai les larmes -aux yeux. Prenez ces cent francs. Quand vous le pourrez, vous me les -rendrez. -</p> - -<p> -—Décidément je me fais vieux, se disait le duc en sortant. Encore -quelques années, et je couronnerai des rosières.» -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XXX">XXX</a></h4> - -<p> -Madeleine recevait nécessairement le contre-coup des contrariétés -amoureuses de Mme Daubré. Si Maxime se faisait attendre, ou si M. -Daubré ne sortait pas quand il le fallait, l'institutrice comme les -domestiques souffrait de sa mauvaise humeur. -</p> - -<p> -Mais Albert, par ses prévenances délicates, par la sympathie -admirative qu'il lui témoignait, la dédommageait des humiliations, des -tracasseries que lui faisait subir le caractère maladif de cette femme -inoccupée. Aussi commençait-elle à s'habituer à sa position. -</p> - -<p> -Albert recherchait l'occasion de la voir, de lui parler. Certes, -Madeleine lui était supérieure comme intelligence et comme sentiment -poétique. Mais loin de se trouver blessé de cette supériorité, il la -reconnaissait avec bonheur. -</p> - -<p> -Sans doute il était amoureux; mais il ne pensait point à analyser le -sentiment qu'il éprouvait. D'ailleurs il avait rêvé l'amour tel que -se le représentent les jeunes gens qui n'ont point aimé, comme une -sorte de délire, un vertige des sens et de l'imagination, comme une -violente crise de l'âme, qui vivifie ou qui tue. -</p> - -<p> -Ce qu'il ressentait, au contraire, pour Madeleine, c'était une calme -affection, si respectueuse qu'il n'éprouvait loin d'elle, comme en sa -présence, ni trouble, ni fièvre, mais une ivresse aussi pure que -profonde. Il aimait à se sentir enveloppé dans le rayon de ce regard -limpide et sincère. Sous ce regard, son cœur ne brûlait pas. Il -était au contraire comme rafraîchi et doucement bercé. -</p> - -<p> -L'eût-on questionné sur ses sentiments pour Madeleine, il eût de -bonne foi certifié qu'il ne l'aimait pas d'amour, mais d'une sainte -affection de frère ou de cette adoration qu'un fanatique a pour un -fétiche. -</p> - -<p> -Cependant s'il passait plusieurs heures sans la voir, il était -malheureux; il souffrait d'une sorte d'angoisse; il la cherchait avec -inquiétude; et, quand il la retrouvait, c'était un bonheur si grand -que son visage en était tout transfiguré. -</p> - -<p> -Quant à Madeleine, elle était profondément touchée et heureuse de -cette affection, et elle le lui disait, car elle croyait toujours aimer -Maxime Borel. -</p> - -<p> -Elle pensait que le cœur ne peut changer; qu'une femme, sous peine de -déchoir, de se dégrader, ne doit aimer qu'une fois. Mais était-ce -bien son cœur qui avait aimé Maxime? Ce sentiment n'était-il pas -plutôt un de ces amours de tête si communs chez les jeunes filles? -</p> - -<p> -Maxime était beau, généreux, séduisant. C'était surtout le seul -homme jeune qu'elle eût connu dans l'intimité. Sans doute elle le -jugeait frivole, homme de luxe et de plaisir avant tout. Sans doute elle -se disait que cette intelligence peu cultivée ne s'élevait jamais dans -des sphères bien hautes, et que peut-être même ce caractère n'était -pas tout à fait estimable. Mais, avec sa vive imagination, elle se le -représentait comme une de ces organisations exubérantes, -enthousiastes, qui se jettent dans les excès parce que notre société -étroite et comprimante refuse tout essor fécond à leurs énergiques -facultés. Elle en avait fait un héros, une sorte de demi-dieu auquel -elle vouait un culte dans son cœur. -</p> - -<p> -Elle ne pouvait donc reconnaître ainsi du jour au lendemain, que Maxime -n'était point taillé dans ces proportions héroïques, que c'était -tout simplement une belle et sincère nature, un charmant garçon qui, -moins comprimé par les jésuites, moins gâté par ses parents, moins -gâté par les femmes surtout, eût pu devenir, comme son père, avec -l'âge et la réflexion, bon citoyen, bon époux et bon père de -famille. -</p> - -<p> -M. de Lomas surveillait Albert et Madeleine, et leur amour naissant, -aussi pur que naïf. Et, s'il souriait parfois de leur ingénuité, lui, -blasé, sceptique, incapable de tendresse, il jalousait leur bonheur. -</p> - -<p> -Toutefois, craignant de faire manquer son mariage, il n'avait point -renouvelé vis-à-vis de Madeleine ses tentatives de séduction; mais il -ne renonçait pas à poursuivre cet amour qui l'attirait violemment; il -attendrait d'être marié. D'avance, il calculait le temps que pourrait -demander et son mariage et une lune de miel raisonnable. Or, dans six -mois, il aurait satisfait à toutes les convenances, et pourrait -très-décemment reprendre sa liberté. -</p> - -<p> -En attendant, il fallait séparer Albert et Madeleine. D'ailleurs -c'était l'ordre que lui avait donné Lucrèce. -</p> - -<p> -Malgré les sollicitations de Lionel, Albert n'avait assisté que -rarement aux soirées de Mme de Courcy. Son cœur était trop plein de -Madeleine pour prêter la moindre attention aux coquetteries -provocantes de la courtisane. Pudique comme une jeune fille, il ne -comprit pas ou ne voulut pas comprendre l'amour peu voilé que lui -promettait Lucrèce par ses regards langoureux et ses paroles à double -entente. Ce monde bruyant, futile, vicieux, tout élégant qu'il fût, -ne pouvait convenir à cette âme délicate et rêveuse. Quand il -rentrait chez lui, il se sentait mal à l'aise, mécontent de lui-même. -Il lui semblait qu'il eût mieux employé son temps à lire quelques -pages de poésie ou seulement à contempler le front pur de Madeleine. -Il ne voulut plus retourner chez Mme de Courcy. -</p> - -<p> -Cependant Lucrèce, blessée dans son amour-propre, irrité des dédains -de cet enfant, sentait grandir en elle une passion qui, satisfaite, -n'eût été peut-être qu'un caprice. Maintenant cette pensée -l'absorbait comme une idée fixe. Il semble que ce soit le juste -châtiment réservé à ces natures perverses que d'éprouver, à un -moment donné de leur existence, un de ces amours violents et pleins de -souffrances qui vengent d'un seul coup tontes les victimes de leurs -artifices diaboliques. -</p> - -<p> -Comme Albert avait reçu de fréquentes invitations de Mme de Courcy, -Lionel lui persuada que les convenances l'obligeaient, s'il ne voulait -pas assister à ses soirées, à lui faire du moins une visite de -politesse. -</p> - -<p> -Il s'y rendit seul. -</p> - -<p> -Lucrèce, prévenue par Lionel, l'attendait. -</p> - -<p> -Elle le reçut dans un boudoir coquet, un boudoir pompadour avec -tentures de soie à fond vert pâle, semé de bouquets de roses. Les -meubles Louis XV étaient de véritables objets d'art. Une statue en -pied de Mme de Pompadour ornait l'appartement. La lumière, tamisée par -des stores de guipure, répandait sur toutes ces élégances un -demi-jour voluptueux qui fondait les teintes trop crues ou les lignes -trop dures. -</p> - -<p> -Albert la trouva à demi couchée sur une chaise longue. Un guéridon -placé à côté d'elle était couvert d'ouvrages allemands. -</p> - -<p> -Elle tenait à la main un livre qu'elle ne lisait pas. Ses yeux élevés -mélancoliquement regardaient dans le vague. -</p> - -<p> -Elle entendit parfaitement annoncer M. Daubré; mais elle resta quelques -secondes encore dans cette attitude sentimentale, car elle voulait être -vue. La glace qui était devant elle lui avait appris que ses yeux -noirs, à demi clos par une tendre rêverie et brillant à travers ses -cils, paraissaient ainsi plus jeunes et plus beaux. -</p> - -<p> -Puis, tressaillant tout à coup: -</p> - -<p> -«Ah! c'est vous! quel bonheur! Merci d'être venu, dit-elle en lui -tendant gracieusement la main. Vous ne me gâtez pas, et cependant -je.... Mais qu'allais-je dire? une sottise. -</p> - -<p> -—Pardonnez-moi, madame, répondit Albert, un peu troublé de cet -accueil si empressé; mais je suis timide et même un peu sauvage. Il y -a toujours tant de monde chez vous, et puis j'ai la passion de l'étude, -de la littérature surtout. -</p> - -<p> -—Croyez-vous, s'écria Lucrèce avec enthousiasme, que je n'avais pas -encore lu les œuvres de Henri Heine? Depuis deux jours je les dévore. -Quel poëte! Vous qui êtes à moitié Allemand et qui vous occupez de -littérature, vous devez connaître ses poésies. Y a-t-il un esprit -plus français que le sien, une âme plus allemande? Comme il savait -aimer! Quelle impressionnabilité et quel sentiment élevé du beau, du -noble, du juste! Quelle nature complexe! Quel artiste et quel -philosophe! Vous me voyez émue et émerveillée. Comme il comprenait la -femme! Mais enfin quelle est votre opinion sur Heine? -</p> - -<p> -—J'éprouve, madame, en ce moment, une des plus douces émotions de ma -vie; et vous la comprendrez lorsque vous saurez que depuis deux ans je -m'occupe à traduire en vers ses poésies. -</p> - -<p> -—Vraiment! fit-elle avec une feinte surprise, car Lionel l'en avait -instruite. Que vous êtes heureux de connaître l'allemand! Je ne -croyais pas que cette rude langue tudesque pût s'assouplir ainsi, et -rendre les nuances les plus délicates de notre esprit français, les -images les plus gracieuses, les peintures les plus coquettes. Le -croiriez-vous? vous allez penser que c'est bien là une fantaisie de -tête folle et désœuvrée: depuis que je lis Heine, je désire -étudier l'allemand; et si ce n'eût été la terreur de m'entendre dire -par mon professeur: <i>Ponchour, montâme</i>, dès aujourd'hui j'aurais -commencé mes leçons. Mais ma subite passion pour l'allemand ne -résisterait pas à ces accents barbares. -</p> - -<p> -—Combien je regrette, madame, dit Albert, de quitter Paris sitôt, je -vous aurais offert mes services! car je parle et j'écris l'allemand -aussi facilement que le français. L'hiver prochain, si vous daignez les -accepter, je serai très-heureux d'initier une aussi fervente -admiratrice de Heine aux splendeurs de sa poésie. -</p> - -<p> -—Hélas! soupira Lucrèce, il en est de tous les projets comme de -l'amour: partie remise est partie manquée. Merci toutefois de votre -proposition; je l'accepterai si nous sommes en vie tous les deux, si le -destin ou la fantaisie ne nous pousse pas, vous au nord et moi au sud, -si mon enthousiasme germanique se soutient; car l'enthousiasme, aussi -bien, plus même que tout autre sentiment, a besoin d'être alimenté, -et je suis femme. Or, souvent femme varie; mais non, je suis sûre que -vous n'avez pas mauvaise opinion de nous, et que vous croyez à notre -constance. -</p> - -<p> -—Madame, répliqua Albert sérieusement, je crois la femme capable de -tous les dévouements et de toutes les noblesses. Et, quand elle tombe, -la faute n'en est pas à elle, mais à l'homme. Ses vertus lui -appartiennent. Tous ses vices lui viennent de nous. -</p> - -<p> -—Il y a de la partialité dans ce jugement, et sans doute de la -galanterie. Peut-être est-ce tout simplement un sentiment d'équité, -le besoin de réagir contre les injustices des hommes à notre égard. -Mon opinion à moi, c'est qu'on ne peut nous juger. Pour savoir au juste -ce que la femme pourrait être et ce qu'elle pourrait produire, il -faudrait lui laisser une entière responsabilité d'elle-même et lui -permettre une complète liberté de développement.» -</p> - -<p> -On le voit, Lionel avait mis Lucrèce au courant de ce qu'il appelait -les <i>toquades</i> d'Albert. -</p> - -<p> -«C'est aussi ma pensée, madame, repartit Albert. Seulement vous l'avez -formulée plus nettement que je ne l'aurais fait. Vraiment, vous me -voyez ravi. Chaque fois que je rencontre une femme supérieure, et il y -en a plus qu'on ne pense, loin de m'en sentir humilié j'en éprouve -comme un triomphe; car je ne trouve rien d'injuste, de brutal même, -rien qui prouve mieux la faiblesse morale de l'homme, l'infériorité -réelle de son caractère, que les railleries jalouses dont il accueille -la femme supérieure. Y a-t-il une rivalité, possible entre l'homme et -la femme? Le ton naturel ne nous place-t-il pas à vos genoux? Ce n'est -pas de la part de la femme que la lutte est ridicule, c'est de la part -de l'homme. Sans doute les femmes en général n'ont pas la même -aptitude pour les études abstraites; mais n'arrivent-elles pas, par -l'intuition, à la compréhension de toutes choses? Ne s'élèvent-elles -pas plus haut que nous dans les sphères de l'idéal! Et quand elles -admettent un principe, elles le suivent jusque dans ses dernières -conséquences. Je l'affirme, la femme est plus logique que nous, et -surtout elle est plus juste. L'homme a bien raison vraiment d'être fier -de son aptitude philosophique. À quelle vérité absolue, religieuse ou -métaphysique est-il arrivé avec ses belles facultés pour -l'abstraction? A-t-il prouvé l'existence de Dieu ou l'existence de -l'âme? En ces matières, la femme, qui raisonne moins, est plus -avancée que lui, car elle se laisse guider par le sentiment qui seul -peut résoudre autant que possible de si grandes questions. Un de ces -orgueilleux champions de la supériorité masculine me disait un jour: -«Une femme pourrait-elle jamais produire les ouvrages de Kant?» Mais -d'abord, lui répondis-je, vous-même, tout homme que vous soyez, les -produiriez-vous? Le cerveau de Kant est une exception. Il y a aussi des -femmes exceptionnelles qui pourraient penser plus fortement que vous et -moi. Mais, à supposer qu'elles n'arrivent jamais à une telle -concentration de la pensée, est-ce là une preuve de réelle -infériorité, et le monde serait-il moins avancé s'il n'avait pas -produit ces systèmes à peu près incompréhensibles, ou tout au moins -fort controversables? Elles ont trop le sentiment du beau, ces chères -et aimables créatures, et de l'utile aussi, quoi qu'en disent leurs -adversaires, pour se barbouiller l'âme dans tout ce charabia.» -</p> - -<p> -Lucrèce avait écouté Albert avec recueillement; car elle savait que, -pour un jeune homme qui débute dans la carrière des lettres, cette -attention admirative est la plus séduisante des flatteries. -</p> - -<p> -Quand il eut fini, elle lui tendit la main. -</p> - -<p> -«Quel noble et grand cœur vous faites, et que je suis heureuse de vous -connaître! Vous, vous n'êtes qu'au début de la vie; moi, j'ai -beaucoup étudié, beaucoup vu, et cependant nous sommes exactement au -même point. Deux seules choses maintenant m'intéressent, la poésie et -le sort des femmes. -</p> - -<p> -—Oh! madame, repartit Albert entièrement dupe de cette habile -comédienne, il faut que je vous confesse mon erreur, je dirai plus, mon -crime. Me pardonnerez-vous d'avoir pu vous méconnaître? En vous voyant -si belle, si fêtée, jetée au milieu d'un monde....» -</p> - -<p> -Il hésita. -</p> - -<p> -Lucrèce poussa un soupir. -</p> - -<p> -«Dites le mot, monsieur, je ne vous en voudrai pas: d'un monde encore -plus vicieux que frivole. -</p> - -<p> -—Eh bien! reprit Albert, je n'aurais jamais cru rencontrer en vous -cet esprit élevé. Je n'imaginais pas d'ailleurs que vous pussiez trouver -le temps de penser quelquefois. -</p> - -<p> -—Si vous saviez ce que j'ai souffert pour en arriver là! dit Lucrèce -en fermant les yeux, comme pour repousser le souvenir de ses -souffrances. -</p> - -<p> -«Vous avez souffert? vous souffrez?» s'écria Albert réellement ému. -</p> - -<p> -Lucrèce se tut un instant. Son visage prit une magnifique expression de -douleur. Elle pâlit, car il est certainement des femmes qui pâlissent -quand elles le veulent. Et puis tout à coup elle releva la tête avec -l'étincelle de la colère dans les yeux. -</p> - -<p> -«Comment te souffrirai-je pas dans la position fausse et humiliante où -je me trouve placée? Ah! le monde est bien dur, bien injuste envers les -pauvres femmes. Restée seule à seize ans, belle, instruite, sans -fortune, comment aurais-je pu résister aux séductions qui -m'entourèrent? Une première faute suffit à perdre une femme. De -cruels préjugés lui rendent la réhabilitation impossible. Sans doute -j'aurais pu me relever à mes propres yeux et sortir de l'opprobre. Une -fois je l'essayai. J'avais vingt ans; je commençais à penser; je -voulus me tirer de cette fange. Je quittai héroïquement un appartement -somptueux pour une mansarde misérable. Tout un hiver je luttai contre -le froid, contre la faim, contre les répugnances du travail; mais mes -forces trahirent ma résolution. Je fis une maladie. Mon courage -d'ailleurs était à bout. Après une première chute, la pente au vice -redevient si facile! Et je n'avais pas le choix. Il fallait y retomber -ou mourir; car toute carrière honorable m'était fermée. Mourir à -vingt ans, ou, ce qui était pis que la mort; endurer la longue agonie -de la misère, je n'en eus pas la force. Ceux qui nous flétrissent de -leur mépris se sont-ils jamais trouvés dans cette horrible -alternative? Et, à supposer que j'eusse résisté, quelle compensation -m'eût offert la société? Qui seulement eût connu mon héroïsme? qui -m'en eût su gré? Depuis six mois que je luttais, que je jouais ma -santé, ma beauté, ma vie elle-même, dans ce combat de toutes les -heures, aux yeux de quel monde m'étais-je réhabilitée? Si mon -concierge était honnête homme, peut-être avais-je conquis son estime. -Tandis qu'en reprenait ma vie passée, avec plus d'expérience, je -pouvais me faire dans un certain monde une position brillante. N'ayant -pu me relever par la vertu et le travail, je voulus ensuite me relever -par l'amour, ou tout au moins par un attachement sérieux. J'eus le -bonheur de rencontrer un véritable honnête homme. C'était le prince -Dorowski. Il m'aimait éperdument. Mon affection pour lui était une -reconnaissance passionnée plutôt que de l'amour. Nous devions nous -marier. Hélas! je le perdis. Alors je pensai mourir de douleur; et je -me demande encore comment j'eus le courage de vivre. Depuis lors, je -suis restée dans cette société interlope, puisque c'est la seule qui -puisse m'admettre. Mais, Dieu merci! mon ami revînt-il en ce monde, je -pourrais lui dire: Je suis encore digne d'être votre femme.» -</p> - -<p> -Elle cessa un instant de parler; de vraies larmes roulaient dans ses -yeux. Albert respecta son silence. -</p> - -<p> -«Mais je suis folle vraiment, reprit-elle avec un sourire forcé. Je ne -sais pourquoi je vous confie ainsi ma vie et mes plus secrètes -souffrances, à vous que je connais à peine. C'est sans doute que j'ai -deviné en vous une âme assez noble, un cœur assez généreux pour me -comprendre et m'absoudre. Dites-moi que vous me pardonnez de vous -ennuyer ainsi. -</p> - -<p> -—Je dirai plutôt, madame, que je vous dois des remerciements pour la -confiance dont vous daignez m'honorer. -</p> - -<p> -—Vous du moins vous ne ressemblez pas aux autres hommes. Vous vous -intéressez à ces pauvres femmes dont la vie est aussi flétrie, plus -douloureuse peut-être que celle des condamnés au bagne. -</p> - -<p> -—Je ne sache pas, en effet, de situation plus digne d'indulgence et -de commisération, repartit Albert. -</p> - -<p> -—Quel homme bon et juste êtes-vous donc, qui savez aimer et plaindre -la femme tombée! Ceux-là mêmes, au contraire, qui nous ont perdus -nous, insultent et rient de notre malheur. Ils nous disent avec -cruauté: «Si vous souffrez de votre dégradation, pourquoi rester au -milieu de ce monde qui vous foule aux pieds? N'y a-t-il donc pas un coin -de terre où vous puissiez vivre inconnue, oubliée? Vous le voyez bien, -le vice vous plaît, le vice vous attire, le vice est votre élément. -Vous n'avez pas de cœur. Vous aimez mieux être méprisée, insultée, -que de renoncer à cette vie folle. Car ce qu'il vous faut à vous, -c'est la joie bruyante qui étourdit, ce sont les plaisirs qui -avilissent.» Ah! sans doute, cela est triste à dire: il y a du vrai -là dedans, la femme la plus dégradée souffre de son opprobre, -souhaite la possibilité de la réhabilitation; mais toutes ou presque -toutes aiment cette existence vertigineuse et n'y peuvent renoncer que -lorsque la vieillesse les condamne à la retraite. Ce qu'il y a de plus -affreux pour ces malheureuses victimes du vice, ce n'est pas cela -encore, c'est qu'elles ne peuvent plus être aimées. Sans doute on les -désire, sans doute on se ruine pour elles; mais les aimer avec cette -estime, ce respect qui accompagne l'amour véritable; non, pour elles ce -bonheur est à jamais perdu. Et cette femme faite pour l'amour, dont le -cœur était pur, dont le cœur peut-être est vierge encore, car il se -peut qu'il n'ait jamais aimé, cette femme qui malgré sa souillure a -conservé le souvenir de la vertu, le culte du beau, cette femme ne -connaîtra jamais les ivresses pures, les joies profondes et douces d'un -amour élevé, d'un amour partagé. Oh! c'est affreux, c'est affreux? Et -c'est là, croyez-le, notre plus cruel supplice.» -</p> - -<p> -En parlant ainsi, Lucrèce était superbe, on l'eût dite inspirée. -</p> - -<p> -Albert l'écoutait tout palpitant. Il était trop confiant et trop naïf -pour découvrir dans cette tirade un peu déclamatoire, dans ce mélange -de réalités et de mensonges, des effets habilement préparés. -</p> - -<p> -Lucrèce cacha sa figure dans ses mains comme pour voiler sa douleur; -mais elle écartait un peu les doigts pour observer Albert. -</p> - -<p> -Albert était troublé. Involontairement, il comparait cette femme et -Madeleine. -</p> - -<p> -Madeleine, sans doute, était aussi belle. Mais, avec sa pureté -virginale, elle ne lui avait jamais causé une émotion aussi vive; -jamais en sa présence il n'avait ressenti ces chaudes effluves, ni cet -attrait violent qu'exercent les amours impurs. -</p> - -<p> -«Oh! madame, dit-il tout tremblant, ne désespérez point. Vous -trouverez certainement un cœur assez bon, assez tendre pour vous -absoudre, pour vous aimer comme vous le désirez, et, j'ose le dire, -comme vous le méritez. -</p> - -<p> -—Merci de votre prédiction,» dit-elle. -</p> - -<p> -Elle lui tendit la main. Albert la baisa respectueusement en rougissant. -</p> - -<p> -«Je vous en supplie, reprit Lucrèce, accordez-moi votre amitié. Elle -me relèvera déjà à mes propres yeux. Soutenue, encouragée par vous, -j'arriverai certainement à me dégager tout à fait de ce milieu de -corruption. Ah! sans doute un pressentiment m'attirait vers vous. Dès -le premier jour que je vous vis, je reconnus en vous mon sauveur; et -depuis ce moment j'ai fait des efforts pour devenir meilleure. Je -m'occupe de bonnes œuvres. Je m'intéresse particulièrement au sort -des jeunes ouvrières sans protection et qui manquent d'un travail -suffisamment rétribué. Au n° 37 de la rue de Venise habite une jeune -fille du nom de Christine Ferrandès. J'ai su par M. de Lomas que vous -vous étiez intéressé à elle. Je compte obtenir pour votre protégée -un engagement dans le ballet qu'on monte en ce moment aux -Folies-Dramatiques. Sans doute la carrière du théâtre offre beaucoup -d'écueils. Mais cette petite Ferrandès, quoique dans une mauvaise -voie, a du bon, et j'espère l'arracher aux pernicieux conseils que lui -donne son entourage. Qu'en dites-vous? Ai-je bien fait? -</p> - -<p> -—Sans doute, madame, répondit Albert, flatté et même un peu confus -de cette déférence; je comprends votre pensée: vous voudriez -persuader à cette jeune fille qu'une actrice peut rester digne, et lui -donner une si haute opinion de l'art dramatique qu'elle en arrivât à -le respecter, à le relever dans sa personne par une conduite honorable. -Comment ne vous approuverais-je pas? Cependant je crois que la -bienfaisance privée est impuissante pour l'amélioration morale et -matérielle du sort des femmes. Il faut qu'elles s'unissent, s'associent -entre elles pour lutter contre les préjugés qui les asservissent et -contre les diverses exploitations dont elles sont victimes. Si vous le -permettez, madame, dans un prochain entretien, je vous émettrai -là-dessus mes idées. Ou du moins ce ne sont pas mes idées, mais -celles de Mlle Borel, une femme aussi très-supérieure.» -</p> - -<p> -Lucrèce saisit avec empressement ce prétexte pour réclamer instamment -une nouvelle visite. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XXXI">XXXI</a></h4> - -<p> -En sortant de ce boudoir parfumé et un peu sombre, Albert se sentit -plus à l'aise. Il passa la main sur son front brûlant comme pour en -chasser la fièvre. Il ne voulut point reparaître immédiatement devant -Madeleine, car il s'en jugeait indigne. Que lui inspirait donc Lucrèce? -C'était un sentiment étrange. Elle l'attirait et l'effrayait en même -temps. Il admirait son esprit et sa beauté; mais il ne l'aimait point, -et cependant l'émotion qu'il éprouvait ressemblait à l'idée qu'il -s'était faite de l'amour. -</p> - -<p> -Croyant retrouver son calme habituel, il descendit aux Tuileries et -s'assit sur un banc solitaire. Il resta rêveur, mais il ne pensait pas. -Son cerveau, envahi par l'image de Lucrèce, était comme frappé de -stupeur; et son regard voilé, ses lèvres frémissantes attestaient le -trouble profond qui régnait en lui. -</p> - -<p> -«Est-il assez innocent!» pensa Mme de Courcy avec un sourire à demi -attendri, à demi railleur. Pauvre enfant! il est vraiment délicieux. -Et à côté du diplomatique Lomas, cette candeur ne manque pas de -sel.» -</p> - -<p> -Comme elle répétait devant son miroir quelques-unes des poses et des -expressions de visage qu'elle avait prises pendant cette scène de haute -comédie, on annonça Renardet. -</p> - -<p> -«Hé bien! quelles nouvelles? Comment vont les affaires de Maxime? -</p> - -<p> -—Il a perdu avant-hier quarante mille francs au baccarat. Il nous -les faut d'ici à demain matin. -</p> - -<p> -—Aïe! Nous n'avons pas de temps à perdre. Les <i>Romains</i> sont en -hausse. Je vendrai. À six heures il aura l'argent. Et d'ailleurs est-il -content de vous? -</p> - -<p> -—Ce matin encore, il médisait: «Ah! monsieur Renardet, que -n'êtes-vous une jolie femme! Je vous embrasserais.» -</p> - -<p> -—Et Fossette? -</p> - -<p> -—Déménagée. -</p> - -<p> -—Déménagée! s'écria Lucrèce qui pâlit, pour habiter avec M. de -Barnolf? -</p> - -<p> -—Non, avec son petit chapelier.» -</p> - -<p> -Une joie haineuse illumina la prunelle de Lucrèce. -</p> - -<p> -«J'ai réussi! Mais je ne suis pas encore assez vengée. Car j'ai une -longue rancune à satisfaire. Où demeure cette Fossette maintenant? -</p> - -<p> -—Elle est partie sans donner sa nouvelle adresse. -</p> - -<p> -—Sans donner son adresse! exclama Lucrèce avec désappointement. -</p> - -<p> -—Oui, mais nous l'avons. Gorju, qui a l'esprit aussi fin que son -ventre est gros, l'a fait suivre par son moutard, comme elle déménageait. -</p> - -<p> -—Bon! et combien vous a-t-il demandé pour cela? -</p> - -<p> -—Vingt francs. -</p> - -<p> -—C'est raisonnable. Fait-il au moins ses affaires, ce Gorju? Son -commerce va-t-il? -</p> - -<p> -—Mais oui, il est content. Il ne peut suffire aux commandes qui lui -arrivent de tous côtés. La mode des faux chignons fera sa fortune. Et -il est bien situé, dans ce quartier de <i>meurt de faim.</i> Il paye une -chevelure 2 ou 3 francs au plus, et il la revend 10, 20, 30, 50 francs -même. -</p> - -<p> -—Eh bien! où demeure Fossette? Car ce n'est pas assez de les avoir -brouillés; je veux que, sous les yeux mêmes de M. de Barnolf, elle lui -donne un successeur de notre monde. Que penseriez-vous de Maxime? -</p> - -<p> -—Je crois qu'il serait mieux d'attendre. Cette Fossette est une -étrange fille. Il faudrait lui faire la cour. Or, Maxime a l'esprit et -le cœur trop occupés en ce moment, et par Mme Daubré, qui le harcèle -d'épîtres sentimentales, et par Pouliche, qui feint la jalousie et le -désespoir pour le ressaisir. Il hésiterait pour le moment à se mettre -encore une femme sur les bras. -</p> - -<p> -—Soit! nous attendrons. Aussi bien la fuite mystérieuse de Fossette -doit exaspérer encore l'amour de M. de Barnolf. Je sais que, depuis -quelques jours, il joue chez Mme de Beausire un jeu d'enfer. Sans doute -il cherche à s'étourdir par les émotions du jeu. -</p> - -<p> -—Eh bien! et la petite blonde, refuse-t-elle toujours le duc? -</p> - -<p> -—Je ne puis comprendre, repartit Lucrèce avec dépit, que M. de Lomas -ait pu aimer cette fille-là; elle est idiote. Avant six mois elle sera -à l'hôpital, car elle est d'une faible santé. Gorju surveille-t-il -aussi cette belle Claudine? C'est la sœur d'une fille que je hais. Et -à un moment donné il pourra m'être utile de savoir ce qu'elle est -devenue. -</p> - -<p> -—Il paraît qu'elle commence à dépérir. Elle est pâle, ses traits -sont tirés. On ne lui connaît aucune affection. -</p> - -<p> -—Fatalement cette fille-là, avant six mois, sera une femme galante, -aussi bien que Christine et Fossette, aussi bien que....» -</p> - -<p> -Elle hésita. -</p> - -<p> -«Aussi bien que cette superbe institutrice dont vous me parliez l'autre -jour, continua-t-elle; car, s'il y a des natures faites pour la -pauvreté, il en est d'autres qui ne peuvent vivre que dans le luxe et -la joie. Quand elles ne succombent pas à la fascination de la richesse, -elles succombent à l'entraînement de l'amour. Je vous assure, -Renardet, que ces belles créatures m'intéressent, et que, -indépendamment de mes projets personnels, je voudrais les empêcher de -compromettre leur avenir dans des liaisons de bas étage. Je voudrais en -faire des princesses à la mode. Vous le voyez, je deviens philanthrope. -</p> - -<p> -—Ah! ah! ah! fit Renardet. Il en est de la philanthropie comme de la -morale: on en voit de tout acabit. -</p> - -<p> -—Et tenez, reprit Lucrèce avec une sorte d'inspiration; une idée me -vient. Tout à l'heure, M. Daubré me parlait d'associer les femmes. Il -avait raison. L'association est une force toute-puissante pour le bien -comme pour le mal. Supposez que vingt, cinquante, cent, deux cents -jolies femmes, créatures endiablées, prêtes à tout, intelligentes -comédiennes, habiles en l'art de duper et de ruiner les hommes, -s'associent dans une même pensée, la haine et le mépris pour ceux qui -les perdent et les foulent aux pieds. Vous figurez-vous quelle puissance -pourrait acquérir dans le monde des arts, des lettres, de la politique, -de la finance, une telle association dirigée par une forte tête: la -mienne, par exemple? Cette idée me paraît grandiose, et j'y songerai. -En tous cas, Renardet, je compte sur vous pour le recrutement. Les -femmes ne savent pas tout ce qu'elles pourraient, si elles voulaient -s'entendre. Ah! continua-t-elle avec sarcasme, je comprends: ce petit -Daubré est un utopiste. Il veut améliorer le sort de la femme, il veut -régénérer la société. Mais que peut-on édifier avec toutes ces -pourritures, ces difformités, ces monstruosités morales? Pallier le -mal, c'est l'entretenir. Non, ce n'est que par le débordement du vice -et par l'excès de la souffrance qu'on arrivera au bien et qu'on -reconnaîtra les droits de tous au bonheur. On ne peut plus la guérir, -cette société infecte, car elle porte dans toutes ses artères le -virus de la corruption. Comme le dit Émile Augier, il faut qu'elle -crève. -</p> - -<p> -—Je comprends, dit Renardet avec son sourire aux dents aiguës; vous -voulez lâcher sur elle deux cents diablesses aux griffes roses, aux -crocs de perle pour la dévorer. -</p> - -<p> -—Oui, vous l'avez dit, deux cents réprouvées; car la vie d'une -lorette, c'est l'enfer. Est-il un métier plus terrible, plus rempli -d'exigences, de déboires, de soucis, d'angoisses même? Ces -malheureuses, elles voulaient être libres; elles ne sont que des -esclaves et des servantes. Elles n'ont pas faim, il faut qu'elles -mangent; elles n'ont pas soif, il faut qu'elles boivent; elles sont -malades, il faut qu'elles jouent; elles sont tristes, il faut qu'elles -chantent. Mais, si avilies qu'elles soient, croyez-vous qu'elles ne -ressentent pas les outrages? Je le sais, bien, elles ne demanderaient -pas mieux que de se venger. -</p> - -<p> -—Moi aussi, fit Renardet, j'ai bon nombre de petites vengeances à -exercer. Dans mon métier, on est exposé aux rebuffades; et, ma foi! on -a beau mettre sa fierté dans sa poche, cependant à la longue on amasse -de la haine contre les individus, aussi bien que contre les hommes en -bloc, c'est-à-dire contre la société. Je me mets donc aux ordres de -votre association.» -</p> - -<p> -Lucrèce sourit. -</p> - -<p> -«En attendant, reprit-elle, surveillez-moi Barnolf et Fossette; il ne -faut pas qu'ils se rejoignent.» -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XXXII">XXXII</a></h4> - -<p> -Pendant huit jours, M. de Barnolf ne pensa qu'à Fossette. -Reviendrait-elle? Il était impatient, fiévreux. Vingt fois, pour -connaître plus tôt sa résolution, il prit le chemin de la rue de -Venise; toutefois il hésitait. -</p> - -<p> -«Elle m'a défendu d'aller la voir, pensait-il, ma visite pourrait lui -déplaire. Mais pourquoi cette défense, si ce n'était son amour pour -ce chapelier?» -</p> - -<p> -Et de nouveau la jalousie lui étreignait le cœur. Puis il s'indignait -contre lui-même; son orgueil se révoltait de cette humiliante -rivalité. -</p> - -<p> -Le jeudi suivant, dès neuf heures, il endura de nouveau toutes les -tortures de l'attente. Son estomac était crispé; sa bouche était -sèche; ses mains, moites et glacées. -</p> - -<p> -Il attendit jusqu'à trois heures. -</p> - -<p> -Il alluma plusieurs cigares, il les broyait entre ses dents et les -jetait au feu. Il cassa deux chaises. Puis il prit un poignard, et, pour -échapper à la tentation qui l'envahissait, il en brisa la lame contre -le marbre d'une console. Saisissant ensuite un pistolet, il l'arma; et, -le spasme de la colère passé, il s'asseyait comme un désespéré, et -des larmes de rage et d'amour coulaient de ses yeux. -</p> - -<p> -«Fossette! ô ma Fossette!» s'écriait-il. -</p> - -<p> -Il s'emparait de son portrait, le regardait longtemps, le baisait avec -transport, et, l'instant d'après, le jetait loin de lui. Puis il le -ramassait pieusement et le plaçait sur son cœur. -</p> - -<p> -À le voir se livrer à de tels enfantillages on eût souri, si ses -prunelles qui pâlissaient, si les veines gonflées de ses tempes, si le -mouvement sauvage des narines ne l'eussent rendu terrible. -</p> - -<p> -À trois heures et demie, il n'attendit plus. Sa fièvre parut se -calmer. -</p> - -<p> -«C'est fini, dit-il, je ne la reverrai de ma vie. Je ne puis m'exposer -à souffrir deux fois un pareil supplice.» -</p> - -<p> -Il sonna. -</p> - -<p> -«Faites préparer mon coupé,» dit-il à son valet de chambre. -</p> - -<p> -Il s'habilla lentement. On eût dit qu'il espérait encore. -</p> - -<p> -«Où va monsieur? lui demanda le domestique; car si quelqu'un -venait....» -</p> - -<p> -Il pensa à Fossette, qui pouvait arriver encore, et, dans le désir de -se venger: -</p> - -<p> -«Vous répondrez, dit-il, que je suis allé chez Mme de Beausire.» -</p> - -<p> -Il voulait en effet se rendre chez Mme de Beausire; mais au lieu de dire -au cocher: «rue de la Madeleine, 12,» il lui cria cette adresse: «rue -de Venise, 37.» -</p> - -<p> -Il se jeta dans son coupé. Brisé par de si violentes anxiétés, il -ferma les yeux comme s'il voulait recueillir ses forces pour les -émotions qui l'attendaient encore. -</p> - -<p> -Pendant ce temps, Fossette, elle aussi, souffrait cruellement. Il -semblait qu'elle ressentît à distance toutes les tortures de M. de -Barnolf. Elle luttait contre sa bonté, qui la poussait à pardonner, et -contre son amour aussi, qui l'entraînait vers lui. Bien que sa fierté -se révoltât contre l'outrage qu'elle avait subi, elle aimait toujours; -elle se représentait les souffrances de Léopold. -</p> - -<p> -Elle se mit à coudre, mais son ouvrage tombait de ses doigts. Elle -restait rêveuse, la prunelle fixe, comme si une vision passait devant -elle. -</p> - -<p> -Puis elle essaya de chanter pour chasser cette obsession, mais son -gosier refusait d'articuler aucun son. -</p> - -<p> -Elle se leva et mit son chapeau. C'était comme un charme qui -l'attirait. -</p> - -<p> -Pourtant elle voulut résister. Elle appela Robiquet. -</p> - -<p> -«Voyons, mon ami, dit-elle, tâchez de me distraire un peu; et, si je -sortais tout à l'heure, retenez-moi afin de m'empêcher de commettre -une sottise et une lâcheté.» -</p> - -<p> -De nouveau, elle s'efforça de lutter. Elle parlait avec volubilité. -Elle riait aussi, mais d'un rire nerveux et strident qui faisait mal. -</p> - -<p> -Tout à coup elle rejeta son ouvrage, remit son chapeau et son châle. -</p> - -<p> -Robiquet tâcha de la retenir. -</p> - -<p> -«Il faut que j'aille, il faut que j'aille, dit-elle fiévreusement; il -me semble qu'il va mourir.» -</p> - -<p> -Et elle se précipita dehors. -</p> - -<p> -Il était quatre heures lorsqu'elle arriva chez M. de Barnolf. Depuis -vingt minutes il était sorti. -</p> - -<p> -Quand elle apprit qu'il n'était pas chez lui, sa douleur fut si vive -qu'elle tomba sur un siège, ne pouvant plus se soutenir. -</p> - -<p> -Elle questionna le domestique. -</p> - -<p> -«Il est allé chez Mme de Beausire,» répondit-il. -</p> - -<p> -Elle ressentit au cœur une souffrance aiguë, comme si une lame d'acier -l'eût traversé. -</p> - -<p> -«Ah! dame! mademoiselle, reprit le domestique, il vous a assez -attendue, et même qu'il était fort en colère. La chambre est dans un -bel état, allez!» -</p> - -<p> -Elle demanda à entrer dans sa chambre. -</p> - -<p> -Elle vit les tronçons du poignard, et sur une table le pistolet armé; -puis elle aperçut à terre son portrait froissé et lacéré. -</p> - -<p> -«C'est un brutal, pensa-t-elle, qui tôt ou tard m'eût traitée comme -mon portrait. Tout est fini entre nous. D'ailleurs il ne m'aime plus: -cette visite chez Mme de Beausire le prouve assez. -</p> - -<p> -Le cœur navré, elle prit néanmoins son parti. -</p> - -<p> -«Je vous en prie, dit-elle au domestique, M. de Barnolf ne doit pas -savoir que je suis venue. Cela le contrarierait, et moi aussi.» -</p> - -<p> -Il promit de se taire. -</p> - -<p> -Elle rentra bien triste, bien désespérée, dans son lugubre taudis de -la rue Notre-Dame. -</p> - -<p> -Cependant M. de Barnolf était arrivé rue de Venise. -</p> - -<p> -Il ne soupçonnait pas l'existence de cet horrible chancre du -paupérisme qui s'étend au centre même de Paris. Moins préoccupé, il -eût reculé d'horreur; et Fossette vivant au milieu de ce cadre hideux -lui eût peut-être semblé plus digne de pitié que d'amour. Mais, tout -entier à son émotion, il ne vit rien. Il gravit les degrés de -l'escalier sans même s'apercevoir que ses pas les faisaient trembler. -</p> - -<p> -Le concierge était au premier. Il s'arrêta pour l'interroger. -</p> - -<p> -En apprenant que Fossette était partie sans laisser sa nouvelle -adresse, il lui parut que la terre se dérobait sous lui. -</p> - -<p> -Machinalement il se retourna pour redescendre; mais une idée lui vint. -</p> - -<p> -Il demanda si la chambre qu'elle avait habitée, était déjà louée. -</p> - -<p> -«Non, répondit le propriétaire du garni. Nous la lui gardons, car -nous espérons toujours qu'elle reviendra. Tout le monde ici l'aimait -tant! -</p> - -<p> -—Tenez, dit M. de Barnolf, je vous loue sa chambre pour une heure.» -</p> - -<p> -Et il lui glissa dans la main une pièce d'or. -</p> - -<p> -Le maître du garni s'empressa de le conduire avec force révérences à -la mansarde de Fossette. -</p> - -<p> -En pénétrant dans ce réduit misérable, le riche Hongrois frissonna. -</p> - -<p> -«C'est bien là, vous ne vous trompez pas?» interrogea-t-il avec -défiance. -</p> - -<p> -Il ne pouvait croire en effet que l'insouciante et charmante fille qu'il -aimait, eût pu vivre an milieu d'une telle pauvreté. -</p> - -<p> -«Mais c'est une de nos plus belles chambres, répondit le logeur; -regardez, Mlle Fossette avait le soleil: cette fenêtre lui a -économisé bien du charbon; elle voulait du soleil, surtout pour ses -fleurs. Ah! dame! nous qui sommes les propriétaires, nous ne le voyons -jamais; et même que le médecin nous a dit que c'était par rapport à -cela que tous nos enfants mouraient avant l'âge de sept ans. Il paraît -que les enfants c'est comme les fleurs, il leur faut du soleil.» -</p> - -<p> -M. de Barnolf n'écoutait pas; il ne pouvait croire ce qu'il voyait. -</p> - -<p> -«Mais, dit-il, il y avait du moins d'autres meubles? -</p> - -<p> -—Ah! monsieur, il ne faut pas s'imaginer que, pour huit francs par -mois, on peut avoir de l'acajou ou du palissandre. Cette chambre -maintenant n'est pas magnifique, j'en conviens; mais quand Mlle Fossette -l'habitait, elle l'arrangeait si bien! Elle avait d'abord des fleurs -superbes, et tout de suite ça meublait. Et puis il fallait la voir -tourner là dedans. Elle était si gaie, si vive, si jolie! Ah dame! on -ne s'amusait pas à regarder ses meubles; on avait assez à faire de -l'admirer, de l'écouter et de rire avec elle. Il y a la mère -Blancheton, une pauvre asthmatique qu'elle soignait, et qui se désole -de ne plus la voir passer chaque matin. Elle me disait encore hier: -«C'est fini, monsieur Grinchu, on ne peut on plus vivre dans votre -cassine depuis que Mlle Fossette n'y est plus.» -</p> - -<p> -—C'est bien, fit M. de Barnolf, laissez-moi.» -</p> - -<p> -Et il resta seul. -</p> - -<p> -Il était profondément attendri. -</p> - -<p> -«Pauvre et vaillante fille! pensait-il. C'est là qu'elle vivait, -qu'elle travaillait. En sortant de mon luxueux appartement, elle -rentrait dans cette froide mansarde; et, plutôt que d'accepter un -bien-être qui l'eût avilie et privée de sa liberté, elle endurait -une horrible misère.» -</p> - -<p> -M. de Barnolf s'inclinait devant cet héroïsme qu'une heure auparavant -il eût déclaré impossible. -</p> - -<p> -«On admire ces héros, poursuivait-il, qui dans un moment -d'enthousiasme ont accompli des actes de courage et de dévouement. La -gloire, et souvent la fortune, les en récompensèrent. Qu'est-ce -pourtant qu'un trait de bravoure qui ne demande qu'un effort passager, -à côté de la force de volonté qu'il faut à une pauvre fille pour -lutter, non pas un moment, non pas un jour, mais tous les jours et tous -les instants de sa vie, contre les défaillances morales, et contre les -défaillances physiques, contre le froid et contre la faim, contre les -répugnances du travail et contre les séductions dont elle est -environnée? Faut-il s'étonner qu'elles soient si rares celles qui -résistent! Sont-ils donc si communs les héros?» -</p> - -<p> -Mais soudain une idée, lui traversant l'esprit, vint couper court à -son admiration. Il essuya les larmes qui lui emplissaient les yeux. -</p> - -<p> -Il descendit, remit la clef au propriétaire, et lui demanda, sans -paraître y attacher aucune importance: -</p> - -<p> -«N'est-ce pas chez vous que demeure M. Robiquet, chapelier? -</p> - -<p> -—Non, monsieur, il ne demeure plus ici; il a déménagé en même temps -que Mlle Fossette.» -</p> - -<p> -En regagnant son coupé, M. de Barnolf avait sur les lèvres un sourire -amer et sarcastique. -</p> - -<p> -«Elle n'habitait ce taudis que pour vivre plus près de cet ouvrier! Et -moi qui m'apitoyais sur son courage et sur sa vertu! Il y a des femmes -bien perverses!» -</p> - -<p> -Il se crut guéri. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4><a id="XXXIII">XXXIII</a></h4> - -<p> -Cependant il survint un événement qu'on ne croyait pas aussi prochain. -C'était l'explosion de la guerre civile en Amérique. -</p> - -<p> -Cette guerre frappait à la fois l'industrie cotonnière et la -fabrication de la soierie française, dont le principal débouché est -aux États-Unis. -</p> - -<p> -Du jour au lendemain, M. Borel perdait plus d'un million, et restait -avec des commandes importantes sur les bras. -</p> - -<p> -Son commis principal lui écrivait: -</p> - -<p> -«Les nouvelles d'Amérique sont désastreuses. La maison de New-York -qui nous devait 300000 francs, vient de se déclarer en faillite. Les -Smith de Washington nous écrivent de retarder l'envoi; ils ne seraient -pas en mesure de le solder. Enfin les Stormer de la Nouvelle-Orléans, -pour lesquels nous avions sur le métier deux mille pièces de petits et -grands façonnés, viennent de fermer leur comptoir. Si la guerre -intercepte les communications avec l'Amérique, il est également à -craindre que les autres maisons avec lesquelles nous sommes en affaires -ne rompent leurs engagements. Nous devons nous attendre à une crise -terrible dans le commerce lyonnais.» -</p> - -<p> -M. Borel partit immédiatement pour Lyon, et décida que sa famille le -rejoindrait dans la huitaine. -</p> - -<p> -Le projet de mariage entre Béatrix et Lionel se trouvait nécessairement -ajourné. -</p> - -<p> -Cette guerre modifia aussi l'itinéraire que s'était tracé Mlle Borel. -Au lieu de se rendre immédiatement en Amérique, comme elle l'avait -projeté d'abord, elle visiterait pendant l'été le nord de l'Europe, -séjournerait quelque temps en Angleterre, et ne s'embarquerait pour le -nouveau continent que vers la fin de l'automne, si toutefois les -communications étaient possibles. -</p> - -<p> -De son côté, M. Daubré recevait des nouvelles peu rassurantes de -Lille. -</p> - -<p> -«Sur le marché, lui écrivait-on, les transactions sont arrêtées. Il -y a panique. Les fabricants s'attendent à une crise. La population -s'inquiète. Le procès de Gendoux agite les ouvriers. Des menaces ont -été faites contre votre fabrique du quartier Saint-Sauveur.» -</p> - -<p> -La maison Daubré allait donc subir aussi un désastre. Avant la guerre, -dans le commerce du coton, tous les symptômes étaient à la baisse. M. -Daubré n'avait donc fait aucune provision. Si, selon tout pronostic, la -guerre déterminait une hausse subite, qu'allait-il faire avec ses trois -fabriques? -</p> - -<p> -Il se montra énergique, et ordonna le départ. -</p> - -<p> -Mme de Lomas écrivait aussi une longue lettre à sa fille pour presser -son retour. -</p> - -<p> -Le départ des Daubré coïncida ainsi avec celui des Borel. -</p> - -<p> -Albert toutefois déclara qu'il prolongerait un peu son séjour à -Paris. -</p> - -<p> -Depuis quelques jours, Madeleine observait avec chagrin qu'il ne lui -montrait plus la même amitié, non qu'il fût moins respectueux et -moins admiratif; mais, à côté d'elle, il était distrait, il ne -recherchait plus sa présence comme autrefois. Il s'enfermait dans sa -chambre ou s'absentait longtemps. Enfin, il ne travaillait plus. S'il -prenait un livre, il ne tardait pas à le laisser tomber sur ses genoux, -et ses regards troublés restaient fixes et rêveurs. -</p> - -<p> -Elle lui croyait quelque secret chagrin, mais elle n'osait l'interroger. -</p> - -<p> -Ce refroidissement, qu'elle n'avait en rien motivé, la préoccupait -péniblement, et l'absorbait à ce point que le souvenir même de Maxime -en était effacé. -</p> - -<p> -De son côté, M. de Lomas, voyant son mariage retardé, devait -également retourner à Lille. D'ailleurs Lucrèce l'avait ainsi -ordonné. -</p> - -<p> -Il partit donc sans donner un souvenir à Geneviève. -</p> - -<p> -La pauvre fille avait accepté les cent francs que lui avait offerts le -duc à titre de prêt. Toutefois, elle ne pouvait suivre les sages -conseils qu'il lui avait donnés et rentrer chez ses parents dans la -position où elle se trouvait. C'eût été leur porter la honte. -</p> - -<p> -Mais elle quitta la maison de Mme Thomassin, et reprit le chemin de la -rue de Venise, espérant y retrouver ses amis, Fossette, Claudine et le -bon Robiquet. -</p> - -<p> -Sans doute elle était bien malheureuse. Cependant, en sortant de cette -maison où elle avait tant souffert, elle éprouva une sorte -d'allégement et de bien-être. À l'atmosphère de corruption morale -où pendant quinze jours elle avait vécu, elle préférait encore l'air -méphitique de la rue de Venise. -</p> - -<p> -Elle ne trouva plus que Claudine. -</p> - -<p> -Pauvre Claudine! elle aussi était bien découragée. Elle n'avait reçu -encore qu'une lettre de Jaclard; dans laquelle il lui annonçait son -arrivée; et il n'arrivait point. Elle pensa qu'il était retombé dans -la débauche. Elle passait les nuits à pleurer et à chercher, avec une -fiévreuse inquiétude, la cause de son silence. -</p> - -<p> -Grâce à cet amour, grâce surtout aux exhortations de sa mère et de -Madeleine, jusqu'alors elle était restée pure. Mais combien de temps -cette belle et ardente fille conserverait-elle la dignité dans un -milieu où elle est à peine regardée comme une vertu! -</p> - -<p> -«Paris est la forêt de Bondy de la vertu, a dit un auteur moderne; on -y arrête à tous les carrefours.» -</p> - -<p> -En effet, depuis son arrivée à Paris, Claudine ne sortait jamais sans -se voir obsédée par les propos galants de ces Lovelaces de trottoir, -pour qui suivre les femmes est un passe-temps, une manie. Nulle femme -n'est à l'abri de leurs grossièretés; mais les ouvrières surtout -sont l'objet de leurs poursuites. Elles sont si pauvres! Elles ont tant -de désirs qu'elles ne pourront jamais réaliser! Quelle proie facile -pour ces messieurs qui s'intitulent «chasseurs d'ouvrières.» -</p> - -<p> -La veille, Claudine avait été accompagnée jusqu'à la rue de Venise -par un monsieur d'an certain âge qui l'avait assaillie de déclarations -sentimentales et d'offres de tous genres, depuis le dîner à quarante -sous au Palais-Royal jusqu'au dîner chez Brébant; depuis la robe -d'alpaga jusqu'au cachemire de l'Inde. Arrivé à sa porte, il lui -proposait un mobilier en noyer et cent francs par mois. -</p> - -<p> -Le matin même, elle avait reçu une lettre de ce séducteur tenace. -</p> - -<p> -Cette lettre contenait des phrases toutes faites sur l'amour. Elle -répétait cet éternel refrain que chante le séducteur à l'oreille -des ouvrières: «On ne travaille pas quand on est si jolie. Le sort est -injuste envers vous. La nature vous avait faite pour la soie et le -velours, et vous portez des robes d'indienne. Vous végétez dans une -mansarde, quand vous pourriez briller dans un palais. Il y a plus d'un -million dans vos yeux. Quel cou plus digne que le vôtre de porter des -rivières de perles et de diamants!» -</p> - -<p> -La lettre se terminait par l'offre d'un mobilier d'acajou avec deux -cents francs par mois. -</p> - -<p> -Elle était signée: «RENARDET.» -</p> - -<p> -Combien peu l'eussent déchirée, cette lettre qui venait, au milieu -d'une pareille misère, apporter le scintillant mirage d'un luxe que -toutes ont rêvé! -</p> - -<p> -Pourquoi Claudine la conservait-elle depuis le matin? Elle l'avait lue -bien dès fois; et, après l'avoir lue, elle se regardait au miroir et -se disait: -</p> - -<p> -«Cet homme a raison, je suis belle, je pourrais être riche. Si je le -voulais, je porterais, moi aussi, de ces longues robes à falbalas; au -lieu d'aller à pied dans la boue, j'aurais une superbe voiture. Non, -c'est impossible; ma mère me maudirait, et Madeleine ne voudrait plus -me voir. Elle m'oublie, Madeleine. Voilà plus de huit jours qu'elle -n'est venue. Ah! il lui est facile, à elle, de résister. Elle est -heureuse, tandis que moi.... Du moins elle mange à sa faim; elle n'a -pas, comme moi, un chagrin de cœur qui l'empêche de dormir. Elle n'est -pas, comme moi, seule tout le jour, sans une distraction, sans un -plaisir. Ah! voir le soleil et ce beau temps si bleu, et rester là, -toujours sur sa chaise, à tirer son aiguille, quel supplice!» -</p> - -<p> -Un instant elle cessait de coudre. On eût dit que le printemps lui -envoyait d'enivrantes effluves. Son teint se colorait, ses narines -palpitaient; et la poitrine gonflée par un ardent soupir, le regard -troublé: -</p> - -<p> -«Armand, disait-elle à demi-voix, m'as-tu donc oubliée et ne -viendras-tu pas?» -</p> - -<p> -Elle reprenait son travail; mais bientôt encore l'étoffe tombait de -ses doigts. Elle se levait, marchait dans sa chambre, étendait les -bras. Elle avait besoin de parler, de crier, de rire. Elle prenait la -lettre de Jaclard, la baisait, et au lieu de rire elle pleurait. -</p> - -<p> -Puis le démon de la coquetterie la saisissant de nouveau, elle relisait -encore la lettre de son amoureux de hasard; et, fermant les yeux, elle -se voyait parée comme ces femmes quelle avait rencontrées la veille et -dont la beauté faisait retourner les passants. -</p> - -<p> -Et puis, c'étaient des dîners exquis, des bals, des spectacles. Elle -désirait tant aller au théâtre! C'était la vie active, bruyante, la -vie folle. Ah! tout au moins elle pourrait s'étourdir et ne plus penser -à Jaclard, si Jaclard, comme elle le craignait, l'avait oubliée. -</p> - -<p> -Geneviève vint l'arracher à ses rêves, à ces tentations dangereuses; -car l'isolement, l'ennui ont perdu plus de femmes que les tendres propos -des séducteurs, que les suggestions mêmes de la coquetterie. -</p> - -<p> -«Mon Dieu! comme vous êtes changée! s'écria Claudine en voyant -entrer Geneviève. Avez-vous été malade? -</p> - -<p> -—Oui, bien malade, répondit la jeune ouvrière, qui pendant un -instant essaya de retenir les pleurs qui lui remplissaient les yeux. -</p> - -<p> -—Vous avez donc eu du chagrin?» reprit Claudine en posant -affectueusement sa main sur celle de Geneviève. -</p> - -<p> -Alors Geneviève fondit en larmes, et, cédant aux sollicitations -amicales de Claudine, elle lui ouvrit son cœur, lui confia l'abandon de -M. de Lomas et l'odieuse machination qu'on avait organisée pour la -perdre. -</p> - -<p> -«Est-ce possible! exclama la sœur de Madeleine avec stupéfaction. -J'avais bien entendu dire qu'il existait à Paris des maisons où, sous -prétexte de les faire travailler, on attire les pauvres ouvrières pour -les pousser au mal; mais vous êtes bien courageuse d'avoir résisté.» -</p> - -<p> -À son tour, ne voulant pas être en retard d'héroïsme, elle montra la -lettre qu'elle avait reçue. -</p> - -<p> -Elle aussi, elle saurait repousser toutes les séductions. -</p> - -<p> -Elle confia à Geneviève ses appréhensions au sujet de Jaclard, et -déclara énergiquement qu'elle abhorrait tous les hommes, qui étaient -lâches, égoïstes, corrompus, employant le mensonge pour tromper les -pauvres filles, et les rejetant comme un bout de cigare éteint, quand -elles ont cessé de leur plaire. -</p> - -<p> -«Si tu veux, ma chère Geneviève, ajouta-t-elle en la tutoyant pour la -première fois, nous ne nous quitterons pas; puisque nous avons le même -chagrin, nous en parlerons ensemble.» -</p> - -<p> -Geneviève soupira. -</p> - -<p> -«Plût à Dieu que je ne fusse pas plus à plaindre que toi, Claudine! -Merci de ton amitié. Elle me fait tant de bien! Elle me sauve du -dernier désespoir.» -</p> - -<p> -Claudine, répandant toute l'ardeur de son cœur dans ce nouveau -sentiment, serra avec effusion dans ses bras l'infortunée fille de -Gendoux. -</p> - -<p> -Elle se trouvait presque heureuse. Isolée, elle avait un instant senti -chanceler sa vertu. Maintenant qu'elle avait une amie pour la soutenir, -pour l'encourager, elle serait forte contre la tentation. -</p> - -<p> -Le contraste de leurs natures, l'opposition même de leur beauté, -garantissait la durée de leur affection. -</p> - -<p> -C'était un charmant tableau que ces deux belles jeunes filles qui se -tenaient les mains, se confiant leurs peines, formant mille projets, -riant et pleurant tour à tour. -</p> - -<p> -Geneviève, elle, pleurait plus qu'elle ne riait; car il était un -secret, une honte qu'elle n'osait confier à Claudine. -</p> - -<p> -«Pourquoi es-tu triste, Geneviève? interrogeait Claudine d'un ton -boudeur. Ne serons-nous pas bien ensemble? Si tu veux, nous aurons la -même chambre. Vois-tu, on peut mettre encore un lit ici, sous -l'appentis. Si tu crains d'être mal, j'y coucherai, moi, ça m'est -égal. À Lyon, nous n'avions pas non plus toutes nos aises. Moi, pourvu -que j'aie quelqu'un à aimer, quelqu'un avec qui causer quand je -m'ennuie, c'est tout ce qu'il me faut. C'est affreusement triste d'être -seule quand on a du chagrin. Si nous vivions dans la même chambre, ce -serait dix francs par mois d'économie. Avec cela nous pourrions nous -donner quelque douceur. -</p> - -<p> -—Pas pour ce mois-ci. Le propriétaire vient de me louer la chambre -de Fossette. Ah! pauvre Fossette! que n'est-elle avec nous? -</p> - -<p> -—Non, je t'aime mieux à moi toute seule,» dit Claudine dont le -sourcil se fronça. -</p> - -<p> -Chez elle l'amitié même prenait le caractère exclusif de la passion. -</p> - -<p> -«Tu verras, reprenait-elle, nous serons bien heureuses. À nous deux -nous pouvons gagner cinquante sous par jour; en travaillant bien, -peut-être trois francs, et, si l'ouvrage est avantageux, quatre francs. -Nous ne dépenserons que moitié pour notre nourriture. Tu le vois, nous -pourrons encore nous acheter de jolis bonnets et des bottines. -</p> - -<p> -—Oui, mais, fit observer Geneviève, je ne me porte pas bien; si -j'allais tomber malade! -</p> - -<p> -—Oh! je te soignerai, tu verras, repartit Claudine en l'embrassant. -</p> - -<p> -—Que tu es bonne! soupira Geneviève. Je voudrais être moins -malheureuse, afin de pouvoir me réjouir d'un meilleur cœur de ton -amitié.» -</p> - -<p> -Comme elles devisaient ainsi, Madeleine et Mlle Borel entrèrent. -</p> - -<p> -Madeleine venait faire ses adieux à sa sœur. Elle avait désiré que -Mlle Bathilde, avant son départ, l'accompagnât chez Claudine, afin de -lui donner des conseils qu'elle-même, à cause de son âge, ne pouvait -lui adresser. -</p> - -<p> -Mlle Borel venait aussi pour voir Brisemur et lui parler de ce projet de -société coopérative dont elle voulait connaître les bases. Elle -désirait se renseigner auprès de l'ouvrier sur les essais de ce genre -tentés en 1848. -</p> - -<p> -Elle pensait que ces essais, interrompus par les événements -politiques, allaient se reproduire avec plus de maturité et dégagés -de tout esprit de secte et de parti. Ces essais, basés sur -l'association, consistaient surtout à fonder pour le prolétaire le -crédit mutuel, et à affranchir l'ouvrier du capitaliste et de -l'intermédiaire. -</p> - -<p> -Elle était donc fort curieuse d'étudier, partout où elle les -rencontrait, les germes de cette nouvelle organisation qu'elle croyait -appelée à transformer le monde économique. Elle-même se donnait la -mission de fonder pour les femmes des sociétés de production, afin de -les soustraire à l'exploitation de tant d'entrepreneurs et -d'entrepreneuses, qui, sans engager un bien gros capital, s'enrichissent -réellement du travail de l'ouvrière. -</p> - -<p> -Claudine était radieuse. Elle leur présenta son amie, et leur raconta -le projet qu'elles venaient de former de vivre et de travailler -ensemble. -</p> - -<p> -Geneviève, par discrétion, se retira sous prétexte de défaire sa -malle. -</p> - -<p> -Mlle Borel, profondément touchée de l'héroïsme de ces jeunes filles, -se disait: -</p> - -<p> -«Sans doute, tant qu'elles auront de l'ouvrage, elles ne mourront pas -de faim; mais, s'il arrive un chômage, si l'atelier qui leur fournit du -travail se ferme, que deviendront-elles? -</p> - -<p> -«Avez-vous pensé, mon enfant, demanda-t-elle à Claudine, à quoi vous -pourriez vous occuper si vous veniez à manquer d'ouvrage dans votre -spécialité? -</p> - -<p> -—Non,» répondit Claudine, étonnée de cette question. -</p> - -<p> -L'insouciance est caractéristique chez toutes les ouvrières. Il semble -qu'elles soient d'autant plus imprévoyantes que leur situation est plus -précaire. Au reste, n'est-ce pas là plutôt un bienfait de la nature, -et faut-il accuser ces pauvres filles de ne point prévoir ce lendemain -si incertain, qu'un caprice de l'entrepreneur ou un caprice de la mode -peut faire soudainement plein d'angoisse, horrible de misère! -</p> - -<p> -Mlle Borel soupira. -</p> - -<p> -«Cette imprévoyance est navrante, pensait-elle. Ce n'est pas seulement -la répartition des produits du travail qu'il faut changer; il faut -encore donner à l'ouvrière une éducation plus complète, et lui -enseigner les éléments de plusieurs professions. -</p> - -<p> -«Écoutez-moi, mon enfant, dit-elle à Claudine, je reviendrai dans -deux ans. J'espère vous trouver encore sage et bonne ouvrière; mais -pour vous rendre la vertu possible, je vais placer en votre nom cinq -cents francs à la caisse d'épargne. Vous y recourrez dans les moments -difficiles, c'est-à-dire dans les maladies ou les chômages forcés; -mais seulement dans ces moments-là. Ce n'est pas une aumône que je -vous fais, c'est un prêt; car, si vous perdiez l'habitude d'un travail -régulier, vous ne pourriez que très-difficilement la reprendre.» -</p> - -<p> -Depuis un instant on entendait parler dans le corridor, et Madeleine, -croyant reconnaître une voix, avait tressailli et prêtait l'oreille. -</p> - -<p> -On frappa à la porte. -</p> - -<p> -Elle alla ouvrir et se trouva en face de Mme de Courcy et d'Albert -Daubré. -</p> - -<p> -Claudine, reconnaissant la belle visiteuse qui était venue demander -Fossette huit jours auparavant, se présenta pour lui répondre. -</p> - -<p> -Albert avait soudain pâli. Il n'osait lever les yeux sur Madeleine. -</p> - -<p> -Quant à Madeleine, en le voyant accompagner cette femme élégante et -encore jeune, et en remarquant son trouble, elle avait tout compris, et -ses préoccupations et sa résolution subite de rester à Paris. -</p> - -<p> -Albert, en effet, était fort perplexe. Son embarras n'était point -seulement causé par la présence de Madeleine, à laquelle, après -tout, son cœur pas plus que ses lèvres n'avaient jamais rien promis. -Mais que devait-il faire? Présenter à Madeleine et à Mlle Borel, Mme -de Courcy, une femme galante, c'était commettre une grave infraction -aux lois du monde. Ne pas la présenter, c'était blesser Lucrèce qu'il -jugeait plus malheureuse que coupable. Bien qu'elle vécût dans une -société interlope, il la regardait comme une femme si supérieure, -qu'avec sa justice prime-sautière, il préféra commettre une -inconvenance plutôt qu'une cruauté. D'ailleurs Madeleine et Mlle Borel -avaient l'âme assez haute pour la lui pardonner. -</p> - -<p> -«Mademoiselle, dit-il, je vous présente Mme de Courcy, une de vos -admiratrices, et qui depuis quelque temps partage toutes nos idées.» -</p> - -<p> -Madeleine, avec sa nature vibrante, ressentit pour Lucrèce une -très-vive répulsion. -</p> - -<p> -Mlle Borel, qui possédait un grand tact d'observation, devina que cette -femme aux allures un peu hardies, et dont la jeunesse paraissait -conservée à force d'artifices, exploitait Albert Daubré. -</p> - -<p> -Elle se tint donc sur la réserve, tout en répondant avec politesse et -bienveillance. -</p> - -<p> -Lucrèce avait entraîné Albert chez sa protégée, la petite -Ferrandès, à qui elle apportait la promesse d'un engagement pour les -Folies-Dramatiques. -</p> - -<p> -Mais la conversation commençait à peine, qu'un cri déchirant retentit -dans la mansarde voisine. -</p> - -<p> -Et puis on entendit un bruit sourd comme celui d'un corps qui tombait. -</p> - -<p> -«Ah! mon Dieu!» s'écria Claudine. -</p> - -<p> -Et elle s'élança. Toutes les autres personnes la suivirent. -</p> - -<p> -Geneviève était étendue à terre, privée de sentiment. Un journal -déployé, qui avait servi à envelopper un paquet, se trouvait sur la -table. -</p> - -<p> -Or, ce journal contenait le jugement qui condamnait Gendoux, selon -l'ancienne loi sur les coalitions, à une année d'emprisonnement. -</p> - -<p> -Quand Geneviève reprit ses sens, la première figure que rencontrèrent -ses regards fut celle de Lucrèce. Elle arrêta sur Mme de Courcy des -yeux surpris, presque égarés. -</p> - -<p> -«Prenez garde! prenez garde! balbutia-t-elle. Cette femme vient ici -pour vous perdre!» -</p> - -<p> -Et de nouveau elle s'évanouit. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<p> -Le lecteur trouvera la suite et la fin de cette étude de mœurs dans un -volume qui paraîtra incessamment sous le titre de: -</p> - -<h4>LES RÉPROUVÉES.</h4> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<p> -<i>Note de l'éditeur.</i> Nous croyons devoir reproduire ici une lettre -adressée, le 22 décembre 1866, au directeur-gérant du journal <i>le -Siècle</i>, pendant la publication de la seconde partie du Calvaire des -femmes. Cette lettre témoigne que ce roman, par ses qualités -d'observation et de style, a fait sensation parmi l'élite de la classe -ouvrière. -</p> - -<p><br /></p> - -<p style="margin-left: 15%;"><i>À M. le directeur-gérant du</i> -SIÈCLE.</p> - -<p style="margin-left: 10%;">«Monsieur,</p> - -<p> -«La lecture des œuvres de littérature, même futiles, quand toutefois -elles ne sont pas corruptrices, est assurément la plus agréable comme -la moins coûteuse des distractions. Le succès populaire de certaines -publications périodiques à bon marché en est la preuve incontestable. -Or, ce succès même est pour les auteurs un éloge qui peut suffire, et -il y aurait de la part des lecteurs une sorte de prétention ridicule à -vouloir le formuler d'une manière explicite. Mais il n'en saurait être -de même lorsqu'il s'agit d'ouvrages qui, sous la forme la plus -attrayante, se proposent un but éminemment utile. -</p> - -<p> -«Tels sont <i>la Croisade noire</i> et <i>le Calvaire des femmes.</i> -</p> - -<p> -«Depuis les romans d'Eugène Sue, qui ont si puissamment contribué aux -améliorations déjà obtenues dans la condition des travailleurs, aucun -ouvrage de ce genre n'aura prêté, selon nous, un concours aussi -efficace à la réalisation de celles qui restent à accomplir. -</p> - -<p> -«Les idées sociales ont cessé d'être un vague idéal. Nous avons -passé à la pratique. Le nombre des associations coopératives en -activité en est la preuve éclatante. Tout le monde peut s'en -convaincre en parcourant la liste qu'en publie, à chacun de ses -numéros, le journal <i>la Coopération.</i> Cinquante sociétés de -production à Paris, autant en province, et un plus grand nombre de -sociétés d'épargne pour arriver à la production, plus de deux cents -sociétés de crédit mutuel et de consommation, tout ce mouvement ne -témoigne-t-il pas du profit moral et matériel que l'on peut tirer des -œuvres de l'esprit créées pour élever l'éducation sociale de tous? -</p> - -<p> -«Voilà pourquoi nous vous prions, monsieur le directeur, de faire -parvenir à l'auteur de ces deux ouvrages, non-seulement l'hommage de -notre admiration pour son beau talent d'écrivain, mais encore et -surtout l'expression de notre gratitude pour le notable service qu'il -rend à la cause du progrès. Nous avons la conviction d'être ici les -interprètes de tous les travailleurs. -</p> - -<p> -«Agréez, monsieur le directeur, nos fraternelles salutations.» -</p> - -<p><br /></p> - -<p> -Suivent une trentaine de signatures de chefs d'associations -ouvrières. -</p> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<h4>FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.</h4> - -<p><br /><br /><br /></p> - -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CALVAIRE DES FEMMES ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin:0.83em 0; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE<br /> -<span style='font-size:smaller'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE<br /> -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</span> -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. 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Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> - -</body> -</html> diff --git a/old/66035-h/images/calvaire_cover.jpg b/old/66035-h/images/calvaire_cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 3dbab56..0000000 --- a/old/66035-h/images/calvaire_cover.jpg +++ /dev/null |
