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-The Project Gutenberg EBook of Les mariages de province, by Edmond About
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Les mariages de province
-
-Author: Edmond About
-
-Release Date: December 3, 2020 [EBook #63951]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MARIAGES DE PROVINCE ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading
-Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from
-images generously made available by The Internet
-Archive/Canadian Libraries)
-
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-
- EDMOND ABOUT
-
- LES
- MARIAGES
- DE PROVINCE
-
- LA FILLE DU CHANOINE
- MAINFROI--L'ALBUM DU RÉGIMENT
- ÉTIENNE
-
- TROISIÈME ÉDITION
-
-
- PARIS
- LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
- BOULEVARD SAINT-GERMAIN, Nº 77
-
- 1869
- Droits de propriété et de traduction réservés.
-
-
-
-
-COULOMMIERS.--Typographie A. MOUSSIN.
-
-
-
-
-A
-
-MADEMOISELLE GENEVIÈVE BRÉTON
-
-
-MADEMOISELLE,
-
-Les _Mariages de Paris_ ont paru il y a douze ans sous les auspices de
-votre bonne et vénérée grand'mère, Mme Hachette; je confie le destin des
-_Mariages de Province_ à votre jeunesse dans sa fleur, comme les
-ouvriers attachent un bouquet sur la maison qu'ils ont bâtie. Il m'est
-doux d'attester ainsi une amitié que le temps et l'user ont affermie, et
-qui se transmet, comme un héritage croissant, d'une génération à
-l'autre. Quant au livre en lui-même, vous l'avez lu, je n'en dis rien:
-vaut-il mieux, vaut-il moins que les _Mariages de Paris_? C'est une
-question qui sera décidée dans vingt ans par mesdemoiselles vos filles.
-
-EDMOND ABOUT.
-
-Saverne, 25 octobre 1868.
-
-
-
-
-I
-
-LA FILLE DU CHANOINE
-
-
-Voici dans quelle occasion cette histoire me fut contée par le plus
-honnête homme de Strasbourg. C'était l'hiver dernier; nous allions faire
-en pays badois une de ces battues dont on rapporte un cent de lièvres au
-moins, sous peine de passer pour bredouille. Celui qui nous donnait
-cette fête et qui m'y conduisait dans sa voiture était le notaire
-Philippe-Auguste Riess; il est mort cette semaine après une agonie de
-six mois, et la vieille ville démocratique le pleure. Tous ceux qui
-pensent librement, et il y en a beaucoup dans ce noble coin de la
-France, recherchaient ses conseils et suivaient ses exemples; il
-exerçait amicalement sur ses égaux l'autorité que donne un bon sens
-infaillible doublé d'une irréprochable vertu. Aucune oeuvre de
-bienfaisance intelligente ne fut entreprise sans son concours: il était
-l'âme de la digne et patriarcale cité. On ferait une république
-autrement belle qu'Athènes et Sparte, si l'on pouvait réunir un million
-d'hommes tels que lui. Ce citoyen de l'âge d'or n'affectait pas de
-dédaigner le présent; sa tolérance s'étendait jusqu'aux oeuvres de l'art
-et de la littérature contemporaine. Il allait au théâtre, il lisait tous
-nos livres, exaltait volontiers, ce qui lui semblait bon, et notait sans
-aigreur les défaillances publiques et privées.
-
-Comme le rendez-vous de chasse était à deux heures de la ville, nous
-eûmes le loisir d'échanger bien des idées et de passer bien des gens en
-revue. Dans sa critique toujours juste et modérée, un seul point me
-parut contestable.
-
-«Votre principal défaut, disait-il, et je m'adresse à tous les
-romanciers, dramaturges et auteurs comiques d'aujourd'hui, est de
-n'étudier que des exceptions: le théâtre et le roman ne vivent pas
-d'autre chose. L'adultère? exception. Le crime? exception, Le suicide?
-exception. _Le demi-Monde_, ce chef-d'oeuvre de Dumas fils, _les
-Effrontés_, _Giboyer_, _Maître Guérin_, _le Fils naturel_, _les Faux
-Bonshommes_, exceptions; tout Balzac est un musée d'exceptions, de
-difformités, de monstruosités morales! Est-il donc impossible
-d'intéresser le lecteur ou le spectateur à meilleur compte? La vie est
-assez féconde en combinaisons variées pour que des événements naturels,
-des sentiments modérés, des actions quotidiennes et des acteurs pris
-dans la foule produisent, l'art aidant, l'effet de rire ou de larmes que
-vous achetez à trop grands frais?»
-
-Je lui fis observer qu'en choisissant dans la foule les personnages qui
-se distinguent par quelque énormité nous suivons l'exemple des maîtres.
-Depuis Homère, l'art romanesque et dramatique n'a vécu que d'exceptions.
-Ulysse, Agamemnon, Achille, n'ont pas été pris au hasard parmi les
-Lefebbre et les Durand de la guerre de Troie. Les héros de la tragédie
-antique, OEdipe, Jocaste, Oreste, Clytemnestre, Étéocle, Polynice, sont
-des exceptions; les personnages de Shakspeare, Othello, Macbeth,
-Shylock, exceptions! Le Roland de l'Arioste, exception! Le Cid,
-Polyeucte, Cinna, Rodogune, Néron, Athalie, Mithridate, exceptions! Don
-Quichotte, exception! Don Juan, exception! L'art est soumis à une loi
-d'optique qui le condamne à choisir les caractères les plus saillants et
-même à les exagérer un peu. Le portrait d'un personnage quelconque, pris
-au hasard, ni beau ni laid, ne peut intéresser que lui-même. L'homme
-ordinaire, avec ses demi-vices et ses demi-vertus, ses petits
-contentements et ses petits chagrins, ne vaut pas une plumée d'encre. De
-quelque art qu'il vous plaise d'assaisonner sa médiocre personne, vous
-ne l'imposerez pas à l'attention des contemporains, et quant à la
-postérité, que voulez-vous qu'elle en fasse?
-
---Je suis homme, répondit le vieillard, et rien d'humain ne m'est
-étranger. Laissez-moi vous le dire avec Térence, qui n'a pas mis une
-seule exception sur la scène. On me rendrait un vrai service, si l'on
-voulait ressusciter pour moi le plus simple, le plus modeste, le moins
-exceptionnel des hommes qui vivaient à Strasbourg il y a cinq cents ans.
-J'aimerais tant à comparer ses idées et ses sentiments aux nôtres! à
-voir ce que l'homme moyen a gagné dans cette période et ce qu'il a
-perdu!
-
---Il a gagné beaucoup d'idées et perdu considérablement de vigueur; mais
-la question n'est pas là. Il s'agit de littérature et non d'archéologie
-morale. Vous pensez que nous tous, les écoliers comme les maîtres, nous
-avons tort de rechercher, de cultiver et d'exposer aux yeux du peuple
-cette plante rare qui se nomme l'exception; je maintiens que notre art
-deviendrait méprisable, s'il mettait en bouquet ces créations moyennes,
-uniformes, indifférentes, qui végètent dans l'humanité comme les légumes
-dans un jardin. Nous écrivons pour qu'on nous lise, et le lecteur
-n'ouvrirait pas nos livres, s'il n'espérait y rencontrer des types
-meilleurs ou pires que lui.
-
---Vous croyez?
-
---J'en suis sûr.
-
---Eh bien! permettez-moi de soumettre la chose à votre propre
-expérience. Laissez-moi vous conter une histoire extraordinairement
-simple dont tous les héros, je me trompe, dont tous les personnages sont
-gens moyens, de condition modeste, d'esprit ordinaire et de moralité
-bourgeoise. Je vous préviens qu'ils sont tous intéressants au même
-degré, parce qu'ils sont tous bons, sincères et délicats, mais c'est
-tout; il n'y a ni passion échevelée, ni dévouement sublime dans leur
-affaire: pas plus d'exception que sur la main. Se peut-il qu'un tableau
-sans ombres et sans lumières attire et retienne un moment l'attention
-d'un amateur expérimenté? C'est ce que nous allons voir; je commence.
-
-Le professeur Henri Marchal était, à l'âge de trente-cinq ans, un des
-meilleurs médecins de notre ville. Je peux vous le nommer par son nom,
-et les autres aussi, car l'affaire s'est passée quand vous n'étiez pas
-de ce monde. Tous ceux dont il s'agit sont morts ou disparus depuis
-assez longtemps.
-
-Ce n'était pas un Adonis, le professeur Marchal, ni un Quasimodo non
-plus. Il aurait pu se promener douze heures de suite sous les arbres du
-Broglie sans faire remarquer sa figure soit en bien soit en mal. Son
-passe-port disait: nez ordinaire et idem pour tout le reste. Il n'était
-ni grand ni petit, ni brun ni blond; je crois pourtant me rappeler que
-la barbe était presque rousse, et les yeux bleus, riants et doux; le
-corps solide et légèrement épais, mais sans trace ni menace de ventre.
-
-L'éducation l'avait naturalisé Strasbourgeois; il parlait allemand sans
-être Alsacien de naissance. Le père, un capitaine, était mort au
-service, laissant deux fils sans patrimoine, un grand et un petit, tous
-deux boursiers à notre lycée. L'aîné, qui avait le goût des affaires,
-s'en fut droit à Paris, entra chez un agent de change et fit fortune: au
-moins devint-il assez riche pour payer les inscriptions, le diplôme et
-pendant cinq ou six ans toutes les dépenses d'Henri. L'autre attaqua la
-médecine en homme qui veut gagner sa vie lui-même, et plus tôt que plus
-tard. Il n'était pas sensiblement mieux doué que le commun des martyrs,
-mais il avait l'esprit bien fait et la volonté bien trempée: après le
-doctorat, il poursuivit l'agrégation, et le voilà professeur à
-trente-cinq ans dans une faculté qui n'est pas, Dieu merci, la dernière
-d'Europe. La clientèle avait grandi avec la réputation, comme toujours.
-Le professeur Marchal soignait les meilleures familles de la ville et
-des environs; il était médecin en titre de l'usine de M. Axtmann à
-Hagelstadt; on ne faisait pas en Alsace une belle consultation sans lui.
-Comme il avait de l'ordre et de l'économie, il acheta bientôt une maison
-sur le quai des Bateliers, et je vous laisse à penser s'il fut content
-la première fois qu'il se paya son terme à lui-même. Il commanda un
-mobilier neuf, et dès lors tout le monde comprit que ce jeune homme
-songeait au mariage.
-
-Le sentiment général fut qu'il avait le droit de choisir, et que pas une
-mère ne serait assez malavisée pour lui refuser sa fille. Outre la
-position, qui était enviable, il jouissait d'une bonne renommée. Sa
-conduite avait toujours été, sinon exemplaire, au moins décente et
-mesurée. Il s'était diverti comme tous les jeunes gens, mais il ne
-s'était jamais débauché. Quelques fredaines sans scandale n'entament pas
-la réputation d'un jeune homme et ne le font pas mettre au ban des
-familles. Toutes les curieuses de la ville, et nous n'en manquons pas à
-Strasbourg, se mirent en campagne pour savoir à quelle héritière le
-professeur allait offrir sa main et son nom.
-
-Elle ne fut pas longue à trouver: c'était la fille unique de M. Kolb,
-professeur au séminaire protestant et chanoine de Saint-Thomas. Adda
-Kolb avait alors dix-sept ans et quelques mois. Figurez-vous une blonde
-agréable, bien faite, bien portante, assez instruite, et d'un caractère
-très-enjoué. Ceux qui trouvent la grâce plus belle que la beauté
-l'auraient jugée parfaite; mais le détail de sa personne laissait à
-dire, et son intelligence ne dépassait pas la moyenne: du bon sens, de
-la droiture, et rien de plus.
-
-A tort ou à raison, le monde s'imagina que Marchal était plus amoureux
-du cadre que du tableau. Le fait est que la famille Kolb attirait les
-braves gens par une affinité irrésistible. Le chanoine et sa femme,
-mariés à vingt ans, semblaient presque aussi jeunes que leur fille. Une
-soeur de Mme Kolb, qui avait épousé le substitut Miller, habitait la
-maison canoniale avec son mari et ses quatre enfants. Le vieux papa Kolb
-et sa femme, fervente piétiste, occupaient le deuxième étage; leur fils
-aîné, Kolb Jacob, tanneur très-considéré, avait son établissement dans
-le voisinage: il était marié, lui aussi, et père d'une belle et
-nombreuse postérité. On se voyait pour ainsi dire à toute heure, et la
-tribu vivait dans une étroite intimité comme les enfants de Noé dans
-l'arche. Un étranger introduit par hasard chez M. le chanoine aurait été
-frappé de la physionomie collective que présentait cette famille. La
-maison entière respirait la propreté, la régularité, la dignité, la
-cordialité. Les sentiments, les idées, les habitudes de ces personnages
-composaient une harmonie particulièrement honnête et sympathique.
-L'expression la plus habituelle des visages était un sourire grave,
-loyal, un peu fier et néanmoins hospitalier. Ce rayonnement
-intraduisible en peu de mots voulait dire: «Nous sommes vieux bourgeois
-de Strasbourg; nous n'avons pas dans les veines une goutte de sang qui
-ne soit respectable; nous n'avons pas un sou dans nos poches qui ne soit
-gagné par le travail. Nous honorons Dieu, nous pratiquons l'Évangile,
-nous nous aimons les uns les autres, nous sommes pleinement heureux, et
-nous n'avons besoin de personne; toutefois le logis et les coeurs sont
-ouverts au prochain, s'il a besoin de nous. Arrivez, gens de bien, et
-prenez place: nous nous suffisions à nous-mêmes, mais vous n'êtes pas de
-trop.»
-
-Je vous réponds que le prochain ne se faisait pas prier pour leur rendre
-visite. Les hommes les mieux placés tenaient à grand honneur d'être
-reçus familièrement dans la maison. Les mamans s'y rendaient le soir
-avec leurs filles; les jeunes gens n'hésitaient pas entre la brasserie
-des _Trois-rois_ et le salon du chanoine. Je me vois encore ajustant le
-pli de ma cravate dans l'antichambre, le premier soir où j'y fus
-présenté. Il y avait deux tables de whist dans une chambre latérale; le
-grand salon, tendu de papier blanc à ramages en grisaille, était
-modestement éclairé par deux lampes. Mme Holtz, la veuve du juge
-d'instruction, s'escrimait sur un immense piano style empire; Mme Kolb
-_junior_ préparait le café au lait dans la salle à manger; vingt jeunes
-filles en robe montante, mais belles de candeur et de simplicité,
-dansaient la valse à trois temps. La première qui frappa mes yeux fut
-Adda Kolb, tendrement enveloppée par le bras du professeur Marchal.
-Leurs yeux m'apprirent qu'ils s'aimaient, ou du moins que la sympathie
-les portait l'un vers l'autre. J'en conclus avec tout le monde que nous
-verrions leur mariage avant peu.
-
-Cette idée s'accrédita si bien que les amis, les malades, les confrères
-de M. Marchal se mirent à le persécuter de leurs allusions. Les plus
-fins se contentaient d'effleurer une chose si délicate, les patauds (il
-s'en trouve partout) sautaient à pieds joints dans le plat. Le
-professeur avait commencé par faire la sourde oreille, mais lorsqu'il
-fut directement interpellé, il se fâcha tout rouge, affirma qu'il
-n'était question de rien, et pria les indiscrets de le laisser
-tranquille. Les hommes se le tinrent pour dit; quant aux femmes, ce fut
-une autre affaire: il n'eut pas si bon marché d'un sexe à qui tout est
-permis. L'une lui dit:--Qu'attendez-vous? Les Kolb ne peuvent pas vous
-apporter leur fille. Ils seront trop heureux de vous avoir pour gendre,
-mais encore faut-il que vous vous présentiez. Une autre lui reprochait
-de traîner les choses en longueur et de faire souffrir une pauvre fille
-qui l'aimait. Une malicieuse le tirait à part et lui murmurait à
-l'oreille:--On prétend que vous n'osez pas demander Adda Kolb parce
-qu'elle est trop riche. Rassurez-vous; je tiens de mon notaire que la
-dot et le trousseau ne font pas même vingt mille écus. La position que
-vous occupez vous permettrait de trouver le double.
-
-Un soir que l'inquisition des bavardes l'avait plus agacé que de
-coutume, il s'arrêta au bord de l'Ill avant d'ouvrir sa porte et
-descendit résolûment en lui-même. Il s'adressa, parlant à sa personne,
-les questions dont le monde le persécutait depuis un mois.
-
-«Eh bien! oui, répondit-il, je veux me marier; oui, j'ai compris qu'il
-était temps d'en finir avec la vie creuse du célibataire. Quelques
-années encore, et je serais un vieux garçon, un de ces égoïstes qui
-sèment fatalement l'égoïsme autour d'eux. Oui, je me sens encore assez
-de jeunesse et de santé pour fonder une vraie famille. Oui, Mlle Kolb
-est entre toutes celles que j'ai rencontrées celle qui me convient et me
-plaît. Est-ce que je l'aime d'un amour passionné, comme dans les romans?
-Je n'en sais rien, mais tous mes sentiments et toutes mes pensées depuis
-un an gravitent autour d'elle. J'ai la plus haute estime et le goût le
-plus prononcé pour son père, pour ses parents, pour cette honorée maison
-Kolb: ma gloire et mon bonheur seraient d'en être; mais Adda
-m'aime-t-elle? Modestie à part, il me semble qu'elle me voit avec
-plaisir. Je n'entre pas dans le salon sans que sa figure s'illumine;
-elle se porte au-devant de moi comme je cours à elle, par une sorte
-d'entraînement ou d'instinct. Jamais mon regard ne cherche le sien sans
-le rencontrer au moment même. Dans les danses où la femme choisit
-l'homme, elle me prend toujours pour cavalier. Lorsqu'on parle de
-mariage, elle ne se prive pas de dire devant moi, qu'elle voudrait un
-mari raisonnable et savant. Le jour où je suis venu annoncer ma
-nomination à la chaire de pathologie interne, elle avait les larmes aux
-yeux, je l'ai vu. L'été dernier, à l'usine de Hagelstadt, quand nous
-avons dansé au bord de l'eau, qu'est-ce qui s'est passé? Le fils Axtmann
-accrochait des lanternes de papier aux basses branches du tilleul; le
-lieutenant Thirion adaptait avec soin l'embouchure de son cornet à
-piston, et l'avocat Pfister accordait son violon: je vis Adda qui
-rabattait sur sa figure un petit voile de dentelle noire. Je lui
-demandai si elle avait froid. «Non, dit-elle en riant, c'est une
-précaution que je prends pour qu'on ne me voie pas rougir, si vous me
-disiez quelque chose.--A Dieu ne plaise, répondis-je, que jamais une de
-mes paroles expose Mlle Kolb à rougir!--Je le sais bien,
-monsieur Henri, et c'était une mauvaise plaisanterie, me la
-pardonnez-vous?--Mademoiselle, on pardonne tout à ceux que l'on...
-respecte.» Respecte? Oui, je suis sûr de n'avoir pas employé un autre
-mot. Jamais il ne m'est échappé une parole, un geste, un regard qui pût
-troubler la paix de son âme. S'il est vrai qu'elle m'aime, ma conscience
-ne me reproche pas d'avoir rien fait pour cela.
-
-«Et si j'avais cherché à lui plaire? Si je m'y mettais résolûment dès
-demain? Si je saisissais la première occasion de me déclarer à elle et
-de lui dire: Je vous aime, m'accepteriez-vous pour mari? En agissant
-ainsi, ferais-je une action blâmable? Peut-être. Ce n'est pas violer la
-loi morale, car mes intentions sont les plus pures du monde; mais je
-pècherais contre les moeurs françaises, et l'on aurait le droit de me
-moins estimer. La morale est universelle, les moeurs varient d'un pays à
-l'autre. En Angleterre, aimant Adda, je commencerais par obtenir son
-coeur d'elle-même, et j'irais ensuite avec elle demander l'approbation
-de ses parents. En France, il serait mal de parler mariage à une jeune
-fille, si ses parents ne vous y avaient d'abord autorisé.»
-
-Il tourna et retourna cette idée en tous sens; tous ses raisonnements
-aboutirent à la même conclusion. L'usage adopté chez les Français lui
-semblait brutal et despotique, il y voyait comme un abus de l'autorité
-paternelle; c'est le coeur qui devrait avoir la parole avant les
-intérêts et les convenances de la famille; mais que faire? L'usage est
-formel, et, qu'on le blâme ou qu'on l'approuve, il faut s'y soumettre.
-
-«Eh bien! soit, s'écria-t-il, je suivrai la filière. J'irai solliciter
-chez M. Kolb la permission d'être aimé. Qu'ai-je à craindre? Pourquoi
-ces braves gens, qui m'ont toujours recherché comme ami, me
-repousseraient-ils comme gendre? Je veux en avoir le coeur net et dès
-demain, car au point où j'en suis le plus tôt sera le mieux. Allons
-dormir!»
-
-Il se mit au lit, mais il ne reposa guère, et le peu de sommeil qu'il
-goûta fut traversé de mille rêves. M. Kolb lui donna sa fille et la lui
-refusa tour à tour, selon qu'il s'endormait sur la droite ou sur la
-gauche. Les premiers rayons du matin le trouvèrent rompu de fatigue et
-d'autant plus résolu d'en finir. Les élèves à l'hôpital se poussaient le
-coude et disaient: «Il y a quelque chose. Le patron est plus fiévreux à
-lui seul que tous les malades de son service.» Après la visite, il se
-mit à courir la ville, et fit le tour de sa clientèle pour gagner
-l'heure de midi. Rentré chez lui, il dîna lentement, contre son
-habitude, s'habilla le moins vite qu'il put, et prit encore le temps de
-corriger des épreuves qui ne pressaient pas, le tout pour retarder
-l'instant fatal, sans manquer à la parole qu'il s'était donnée. Enfin,
-vers trois heures, il prit son courage à deux mains, et marcha d'un pas
-décidé jusqu'à la maison du chanoine; mais, au moment de saisir le
-marteau, il se dit que M. Kolb ne serait pas seul, qu'Adda pouvait être
-au logis, ce qui rendrait la démarche inutile, que d'ailleurs il y avait
-une certaine brutalité à dire au père lui-même, de but en blanc, sans
-préparation: «Donnez-moi votre fille!» N'était-il pas plus convenable de
-prendre un biais et d'aborder la question par le côté, en tâtant le
-substitut Miller, ou M. Kolb aîné, le gros tanneur, ou un autre parent
-de la jeune personne? Ce parti lui parut le meilleur, parce qu'il
-reculait la difficulté de quelques pas. Tandis que M. Marchal
-s'apprêtait à rebrousser chemin dans la direction de la tannerie, le
-tanneur, qui avait dîné chez son frère, sortit la pipe à la bouche et
-s'écria joyeusement:
-
-«Eh! professeur Marchal! vous étudiez donc l'architecture à présent? A
-votre aise! Cette maison-ci est la plus vieille, mais aussi la plus
-solide et la plus belle du chapitre de Saint-Thomas.
-
---Monsieur Kolb, balbutia le docteur, je ne voyais pas la maison, je ne
-regardais qu'en moi-même. Oui, j'étais et je suis encore dans une grande
-perplexité. Vous arrivez, tant mieux, quoique je ne sache pas trop par
-où commencer ce que je vais vous dire; mais je pensais justement à vous
-faire une visite. Il n'y a plus à reculer, je sens que le moment est
-venu. Avez-vous un quart d'heure à perdre, et voulez-vous que nous
-fassions un tour ensemble?»
-
-Le sage et respectable tanneur ne dit pas non. Toutefois son front se
-rembrunit: «Je suis à votre service, répondit-il, et plaise à Dieu que
-je trouve une occasion de vous servir!»
-
-Il prit le bras de M. Marchal et se promena quelque temps avec lui en
-fumant sa pipe.
-
-«Cher monsieur Kolb, la chose dont je voulais vous parler me concerne
-moi-même et une autre personne que vous connaissez bien: Mlle Adda.
-
---Oui, oui,» fit le gros homme d'un ton qui voulait dire: Voilà ce que
-je craignais.
-
-Le docteur poursuivit:
-
-«J'espère que la famille n'a pas pris en mauvaise part mes assiduités?
-
---Non; la maison est ouverte à tous les honnêtes gens, et ceux qui vous
-ressemblent font honneur à mon frère et à nous.
-
---C'est que... j'en suis désespéré... mais les mauvaises langues de la
-ville se sont donné le mot pour...
-
---Laissez-les dire, monsieur le docteur, et allez droit votre chemin.
-
---Mais Mlle Adda est bien jolie!
-
---Non; il y en a trois ou quatre cents mieux qu'elle dans la bourgeoisie
-de Strasbourg.
-
---Je n'en sais rien; mais elle a tant de grâce et d'esprit!
-
---Vous croyez ça! et moi, qui suis son oncle, je vous réponds qu'elle
-est tout à fait ordinaire.
-
---Enfin si je l'aimais, monsieur Kolb, et si je la demandais en mariage
-à ses parents, croyez-vous qu'ils seraient offusqués d'une telle
-démarche?
-
---Non, monsieur Marchal, ils en seraient flattés, et moi-même je suis
-très-sensible aux honnêtes choses que vous me dites, quoique ma nièce
-Adda (écoutez-moi) ne soit point une femme pour vous. Ne vous agitez
-pas, et causons comme deux personnes raisonnables. Vous pensez bien que
-nous ne sommes pas des aveugles dans la famille Kolb et que nous avons
-deviné votre penchant depuis plus de six mois. Nous savons même, s'il
-faut tout dire, que ma nièce, si elle s'en croyait, vous préférerait à
-beaucoup d'autres; mais pourquoi ma belle-soeur et ma soeur et ma femme
-ont-elles toujours fait la sourde oreille lorsque vous vous plaigniez
-d'être célibataire, et que vous leur disiez d'un ton demi-sérieux:
-«Cherchez-moi donc une femme?» C'est qu'elles ne pouvaient pas vous
-donner la réponse que vous espériez d'elles; la famille a décidé, tout
-en vous estimant et vous aimant beaucoup, que ma nièce ne serait jamais
-Mme Marchal. Nous connaissons votre position, votre caractère et votre
-conduite; nous sommes convaincus que vous rendrez une femme heureuse;
-mais il y a deux raisons très-fortes et sans réplique qui m'interdisent
-l'honneur et le plaisir d'être jamais votre oncle. La première est
-relative à la religion: vous êtes catholique et nous sommes luthériens,
-et quoique mon frère ait béni bien des mariages mixtes, il ne doit pas,
-dans sa situation, donner l'exemple d'un tel compromis. Le voulût-il, ma
-vieille mère, que Dieu garde! et qui est pour ses enfants comme une loi
-vivante, le lui défendrait formellement. Vous me direz que vous n'êtes
-guère plus catholique que protestant; je le sais: vous pratiquez la
-religion universelle qui a pour temple le monde et pour culte le bien.
-Je suis à peu près sûr qu'il vous serait indifférent d'élever vos
-enfants dans telle ou telle confession; mais votre tolérance n'écarte
-pas l'obstacle, et d'ailleurs il y en a un autre. Ma nièce est âgée de
-dix-sept ans et vous de trente-cinq; vous avez donc le double de son
-âge. A peu de chose près, vous pourriez être son père, car le chanoine
-n'a que trois ans de plus que vous. Je sais qu'aux yeux de bien des gens
-cette considération serait futile, que dans un monde un peu moins
-patriarcal que le nôtre votre mariage avec Adda paraîtrait
-irréprochablement assorti. Eh! mon Dieu! la prudence à la mode ne veut
-pas qu'on accorde une fille à l'homme qui n'a pas sa position faite, et,
-par le temps qui court, un garçon n'arrive guère avant trente-cinq ans;
-mais nous sommes des gens d'autrefois: notre père s'est marié à
-vingt-deux ans, le chanoine à vingt, et moi qui vous parle à dix-neuf.
-C'est une tradition, ce n'est pas une théorie; vous pouvez la
-controverser comme médecin, nous devons la respecter, nous qui sommes
-les vieux Kolb de Strasbourg! De toute antiquité, dans notre
-très-modeste maison, les époux ont mené parallèlement leur vie
-tranquille et bien réglée; nous marions la jeunesse à la jeunesse,
-l'ignorance à l'ignorance, la pauvreté à la pauvreté. Les ménages sont
-gênés d'abord, la vie étroite; la layette du premier enfant est un gros
-problème à résoudre, heureusement les vieux grands-parents sont là qui
-veillent et qui arrivent à point, les mains pleines. L'aisance vient
-petit à petit avec les années; on la trouve d'autant plus douce qu'elle
-a coûté plus de travail. On vieillit côte à côte, la femme un peu plus
-vite que l'homme; mais on ne s'en aperçoit pas, car tout changement
-graduel est invisible pour ceux qui ne se quittent jamais. Et l'on a le
-bonheur d'élever ses enfants soi-même, de voir grandir ceux qu'on a mis
-au monde, de dire à un grand gaillard barbu comme un ours: Eh! gamin!
-C'est une belle et sainte chose allez! que la vie de famille ainsi
-comprise. Elle a mille avantages, un entre autres que les chrétiens
-d'aujourd'hui n'apprécient pas assez: je veux dire la certitude d'un
-passé aussi pur chez l'homme que chez la femme. Que pensez-vous des
-pauvres jeunes filles de Paris qui achètent à des prix fous un vieux
-garçon usé, flétri et perverti, le rebut des alcôves banales et des
-boudoirs malsains? Je ne dis pas cela pour vous, monsieur Marchal:
-encore une fois, nous savons quel homme vous êtes, et si nous vous avons
-attiré chez nous, c'est que jeunes et vieux, hommes et femmes, vous
-estiment sans restriction; mais vous avez trente-cinq ans, il n'y a pas
-de science au monde qui puisse vous retrancher dix années. Il est donc
-impossible que le chanoine vous accorde la main de sa fille, quand même
-vous abjureriez la foi de votre père, ce que je ne vous conseille pas.»
-
-Le pauvre médecin demeura étourdi sous cette tirade comme un boeuf sous
-le maillet du boucher.
-
-«Allons, ferme! reprit le tanneur, il s'agit de prouver que vous êtes un
-homme! On dirait, à vous voir si morne, que le monde est tombé en ruine
-autour de vous! Envisagez froidement votre affaire, et voyez si le
-désespoir est de saison. Vous avez l'excellente pensée de contracter
-mariage; vous êtes dans les meilleures conditions de fortune, de rang,
-de figure et de nom pour que cent familles, les principales du pays, se
-réjouissent de vous donner leurs filles. Le ciel veut pour vos petits
-péchés que la première honorée de votre choix soit la seule qui ne
-puisse vous agréer pour gendre. Voilà donc un bien terrible accident? Eh
-mon Dieu! cherchez ailleurs, et je parie dix peaux de buffle contre une
-peau de lapin qu'on ne vous laissera pas chercher longtemps! Moi, j'ai
-passablement couru pour trouver une femme. Pensez donc! je n'étais pas
-un monsieur de votre genre; je n'avais que mes bras, mes certificats
-d'apprentissage et dix mille francs du papa Kolb. La première
-blondinette à qui j'offris mon coeur ne répondit qu'en me jetant une
-chope à la tête. C'était Mlle Christmann la cadette, la fille du
-brasseur au Rebstock. Après Mlle Christmann, j'en demandai une autre,
-puis une autre et encore une autre, et je croyais ferme comme fer qu'il
-m'était impossible de vivre sans la dernière dont je m'étais amouraché.
-Maintenant, quand j'y pense, je loue Dieu qui s'est mis en travers
-jusqu'au moment où j'ai trouvé Grédel, ma bien-aimée Grédel, celle qui
-était taillée exprès pour moi, comme la doublure pour l'étoffe.
-Comprenez-vous? Pas trop? Eh bien! nous en reparlerons, monsieur
-Marchal, quand vous serez remis de cette petite secousse.»
-
-Le docteur inclina mélancoliquement la tête et dit:
-
-«Aucun homme, mon cher monsieur, ne peut répondre de lui-même, et le
-temps a fait plier des résolutions aussi fermes que la mienne.
-Cependant, je crois me connaître, et j'ose affirmer que nulle autre
-femme ne remplacera dans mon coeur l'adorable Adda. Rassurez-vous, je
-suis un galant homme; votre nièce ne saura jamais quels sentiments je
-lui ai voués. Dés aujourd'hui, je vais tracer à mon usage un nouveau
-pain de conduite. Je trouverai moyen d'éviter la maison du chanoine sans
-donner prise aux interprétations du monde. L'avenir de Mlle Kolb avant
-tout! J'espère,... je suis dans l'obligation d'espérer que son coeur n'a
-conçu aucun attachement sérieux pour ma triste personne?
-
---Ça, j'en réponds. Les jeunes filles préfèrent tour à tour une
-demi-douzaine de messieurs, mais elles n'aiment que le dernier, leur
-mari, et celui-là balaye le souvenir de tous les autres, comme le Rhin,
-dans sa grande crue, efface le pas d'un canard sur la grève.
-
---Je vous remercie, monsieur, de me rassurer si amplement. Encore un
-mot, et vous êtes libre: puis-je espérer que cette conversation restera
-entre nous?
-
---Non, docteur, et je vais de ce pas en rendre compte à mon frère.
-D'abord la chose, certes, en vaut la peine, et la démarche d'un homme
-tel que vous mérite au moins un quart d'heure d'examen. Je vous ai
-résumé les dispositions de la famille; mais, lorsqu'on raisonnait ainsi,
-on n'avait pas été mis en demeure de répondre oui ou non. Il me paraît
-absolument invraisemblable que tous les sentiments de notre monde soient
-retournés du jour au lendemain; encore faut-il que le chanoine ait
-connaissance de l'honneur que vous lui avez fait. Moi, je n'ai pas
-pouvoir pour vous refuser la main de ma nièce.
-
---Eh! qu'importe qu'elle me soit refusée par vous ou par son père?
-
---Il importe, docteur, que tout message aille à son adresse. Je sais ce
-que je fais, et je prends vos intérêts plus à coeur que vous ne le
-croyez peut-être. Vous êtes un homme en vue, donc vous avez des ennemis:
-il s'agit de ne pas leur donner à mordre.
-
---Comment?
-
---Pour le quart d'heure, tout Strasbourg vous marie avec Adda; il est
-clair (soit dit sans reproche) que vous lui avez fait un doigt de cour.
-Demain la girouette va tourner; on saura que vous vous éloignez de la
-maison canoniale. Après-demain ou dans trois mois, on vous verra
-courtiser Louise, Thérèse ou Dorothée, puis commander un habit neuf pour
-la conduire à l'autel...
-
---Non!
-
---Si! car vous avez le mariage en tête, et lorsqu'un homme en est à ce
-point, il épouserait la famine, la peste ou la guerre plutôt que de
-rester garçon. Vous êtes au bord du fossé; personne ne peut dire où ni
-quand vous ferez le saut, mais vous sauterez, docteur, et, si vous
-reculez, vous n'en sauterez que mieux: c'est un bonheur inévitable!
-
---Supposons.
-
---Eh bien! je veux que ce jour-là, si vos ennemis vous accusent d'avoir
-tourné casaque à Mlle Kolb après l'avoir recherchée, un homme autorisé,
-comme mon frère le chanoine, ait le droit de leur donner un démenti
-formel. Y êtes-vous?
-
---La précaution est bien inutile, mais elle part d'un bon sentiment: je
-livre tout entre vos mains et je vous remercie. Adieu, cher monsieur
-Kolb; qui sait quand nous nous reverrons?
-
---Eh! quand vous voudrez! ma nièce n'est pas en amadou, et je vous
-garantis qu'elle ne prendrait pas feu à votre approche.»
-
-Ils se quittèrent sur ce mot, et le docteur rentra chez lui cacher sa
-honte. Sa maison lui parut vide comme un Sahara depuis que l'espérance
-ne la meublait plus. Il était plongé depuis une heure ou deux dans des
-réflexions lugubres, lorsqu'un grand corps tout de noir habillé se
-dressa devant lui et lui tendit les bras. C'était le chanoine Kolb,
-homme ordinaire, mais excellent, qui offrit une consolation en trois
-points à l'inconsolable amoureux de sa fille. «Adda ne peut pas être
-votre femme, mais elle est et sera toujours votre soeur en Dieu.
-Certaines considérations dignes de tous les respects ne vous permettent
-pas de devenir mon gendre, mais je vous invite à voir en moi un
-beau-père spirituel, etc.» Ce n'était ni un Leblois, ni un Colani, cet
-honnête chanoine Kolb, et l'éloquence de nos pasteurs a fait de grands
-progrès depuis son règne. Il termina sa petite allocution par des
-conseils paternels et maladroits, comme ceux-ci, par exemple: «La
-compagne qu'il vous faut, c'est une demoiselle de trente à trente-deux
-ans, mûrie par la réflexion solitaire, ou une jeune veuve exercée
-d'avance aux soins du ménage et à l'éducation des enfants. Cherchez dans
-ces deux catégories de personnes, et surtout décidez-vous promptement,
-car chaque année qui s'écoule vous précipite vers la vieillesse.» Le
-docteur écouta poliment ces exhortations, mais il ne les trouvait pas
-obligeantes, et la sagesse de son beau-père manqué lui donnait un peu
-sur les nerfs.
-
-Il demanda si le chanoine avait l'intention de confier cette affaire à
-Mlle Adda? «Non, répondit le père de famille; il ne convient pas
-d'éveiller l'imagination des enfants par des confidences de ce genre.
-
---Cependant si elle s'étonnait de ne plus me rencontrer chez ses
-parents? Je tiens beaucoup à conserver l'estime d'une personne si
-accomplie et si chère.
-
---Ma fille est trop bien élevée pour s'adresser des questions
-indiscrètes: elle s'apercevra de votre absence, il se peut même qu'elle
-ressente momentanément quelque ennui; mais le temps remplira bientôt son
-office providentiel, puis un amour honnête et permis remplacera
-avantageusement des rêveries sans consistance, et enfin dans quelques
-mois il n'y aura pas d'inconvénient, monsieur Marchal, à ce que vous
-veniez rompre le pain avec nous.»
-
-Une si dédaigneuse sécurité poussa le dépit du docteur à l'extrême. Il
-souffrait vivement, et, comme tous ceux qui font métier de l'analyse, il
-se dédoublait en quelque sorte pour se regarder souffrir. Il remarqua
-que la réponse du tanneur l'avait laissé dans un état d'accablement
-comateux et que les conseils du chanoine le jetaient dans une fureur
-ataxique. Depuis la visite de M. Kolb _junior_ jusqu'à la nuit, il se
-démena violemment, forma mille projets, et fut en proie à je ne sais
-combien d'idées et de sentiments contradictoires. Il se dit, entre
-autres choses, que les Kolb étaient bien heureux d'être tombés sur un
-homme délicat jusqu'à l'absurde; «car enfin s'il me plaisait de passer
-outre et d'en appeler directement à l'affection d'Adda? Elle ne me voit
-pas d'un mauvais oeil, ils en conviennent; peut-être n'y aurait-il plus
-grand effort à faire pour transformer cette bienveillance timide en
-véritable amour. Et alors elle ouvre son coeur à ses parents, qui n'en
-tiennent compte; on lui présente un, deux, trois fiancés, elle les
-refuse. On insiste, elle signifie en bonne forme qu'elle veut rester
-fille ou s'appeler Mme Marchal. Je saisis l'occasion, je reviens à la
-charge: y a-t-il une loi qui défende à un honnête garçon de réitérer une
-honnête demande? Au théâtre, dans les romans, dans la vie, on ne voit
-que des passions traversées par le mauvais vouloir des familles, et qui
-en triomphent à la fin. Et moi, sur un simple refus, je me tiendrais la
-chose pour dite; je prendrais ma canne et mon chapeau, et j'irais tout
-bourgeoisement me faire refuser ailleurs? Défends-toi donc, grand lâche,
-et prouve à ces entêtés que tu es un homme!»
-
-Sur cette base, il dressa en moins de rien tout un plan de campagne. Il
-connaissait les habitudes de Mlle Kolb, il savait où la rencontrer
-chaque jour, à toute heure; les amis de la famille étaient les siens, la
-maison même du chanoine lui restait forcément ouverte: il était le
-médecin de tout ce monde-là. Un scrupule le retint: il craignit de
-s'être condamné lui-même en acceptant l'arrêt sans protester. Le tanneur
-et le chanoine venaient de recevoir en double sa démission de
-prétendant; n'était-il pas trop tard pour la reprendre? Le pauvre homme
-comprit que sa prompte résignation avait gâté les affaires, il se sentit
-comme lié par son propre assentiment; il se voulut mal de mort de ne
-s'être point insurgé en temps utile. Mécontent de lui-même, il essaya de
-rasséréner son âme en évoquant le souvenir d'Adda; mais, par un
-singulier effet de réaction morale, Adda lui apparut moins jolie et
-moins séduisante que la veille. C'est que la veille encore il la voyait
-à travers un prisme de joie et d'espérance, et qu'aujourd'hui l'image de
-cette aimable fille était encadrée de rebuffades sans nombre.
-
-J'abuserais de votre patience, si je vous faisais suivre les
-oscillations d'un esprit déconcerté, inquiet, hors des gonds, qui
-ballotte deçà, delà, sans retrouver son assiette. L'agitation du
-professeur fut donnée en spectacle à tout Strasbourg pendant plusieurs
-semaines, et Dieu sait si les commentaires allaient bon train! Il faut
-dire, à la louange des frères Kolb, que rien de vrai ne transpira; ils
-gardèrent le secret et laissèrent jaser le monde. Le monde, que sut-il?
-Que M. Marchal n'allait plus dans la maison du chanoine, et que la
-famille Kolb évitait de prononcer son nom; que le docteur d'un côté et
-Mlle Adda de l'autre avaient l'air de deux âmes en peine, et que de leur
-mariage tant prédit il n'était plus question. Si vous connaissez la
-province, vous pouvez voir d'ici tout ce qu'on put broder sur un canevas
-si complaisant. Le public inventa plus de jolies choses qu'il n'en
-faudrait pour empêcher mille garçons de trouver une femme, et mille
-jeunes filles de trouver un mari. Pour Adda, qui vivait au milieu des
-siens comme dans un fort, ce concert d'imaginations folâtres fut à peu
-près du bien perdu; mais le docteur, moins entouré, n'en perdit pas une
-note.
-
-La colère qu'il en éprouva se traduisit bientôt par un violent appétit
-du mariage. Il voulut épouser une femme, riche ou pauvre, belle ou
-laide; son impatience n'y regardait pas de si près, pourvu que l'affaire
-se conclût vite. Il lui tardait de réfuter par un fait les méchants
-propos de la ville; il avait hâte de prouver à la famille Kolb qu'elle
-n'était pas indispensable à son bonheur; enfin, s'il faut tout dire, il
-était arrivé à ce moment décrit par le tanneur, où l'homme épouserait
-tous les fléaux de la terre plutôt que de rester garçon trois mois de
-plus.
-
-Il y avait alors à Strasbourg une maîtresse de piano qui s'occupait de
-mariages. On l'appelait Mlle de Blumenbach, et elle était fille d'un
-colonel authentique, ce qui lui permettait d'aller dans le monde après
-l'heure de ses leçons: bonne fille, jolie en son temps, qui avait manqué
-le coche, et qui se consolait chrétiennement de son célibat forcé en
-travaillant au bonheur des autres. Elle n'acceptait aucun présent de sa
-clientèle: seulement elle disait aux jeunes couples: «Dépêchez-vous
-d'avoir des filles pour que les élèves ne me manquent pas!» Je vous ai
-prévenu; il n'y a que de braves gens dans cette histoire.
-
-Donc Mlle de Blumenbach, ronde comme une pomme et coiffée de ses
-éternels rubans jaunes, rencontra notre ami Marchal chez le recteur de
-l'académie. L'instinct les poussa l'un vers l'autre, et la bonne
-créature, après quatre parties d'écarté à cinq sous, qu'elle avait
-perdues, apparut radieuse comme un soleil. On remarqua cette
-transfiguration, et les malins en firent des gorges chaudes. Le juge
-suppléant Pastouriau, qui était un fin Parisien, conta le lendemain,
-avant l'audience, que Marchal, en désespoir de cause, avait offert sa
-main à Mlle de Blumenbach.
-
-On en riait encore au bout de quinze jours, lorsqu'on apprit par les
-publications légales qu'il y avait promesse de mariage entre Marchal
-(Henri), professeur à la faculté de médecine, et Sophie-Claire Axtmann,
-fille mineure du grand manufacturier de Hagelstadt.
-
-Claire Axtmann avait dix-neuf ans; elle était bien élevée, sinon
-très-instruite, et jolie à croquer, sinon belle: un bon gros pigeon
-rondelet, frissonnant, tout plein de gentillesse effarée, caressante et
-frileuse. Le professeur ne la connaissait pas, quoiqu'il l'eût
-rencontrée cent fois ou plutôt parce qu'il l'avait cent fois rencontrée
-et qu'elle avait grandi pour ainsi dire sous ses yeux. Par la même
-raison, l'attention de la petite avait toujours glissé sur M. le
-professeur sans s'y arrêter un moment. Elle avait valsé avec lui comme
-avec beaucoup d'autres, et le coeur n'avait pas battu plus fort
-qu'auprès des autres. Quelquefois elle s'était permis de recommander au
-docteur tel ménage logé un peu loin de la cité ouvrière, et le docteur,
-par courtoisie ou par bonté, n'avait épargné ni son temps ni ses jambes:
-voilà tout le passé de ces deux âmes, que le maire et le curé de
-Hagelstadt allaient unir pour la vie.
-
-L'indifférence ou plutôt l'inattention d'Henri Marchal avait encore une
-excuse honorable qu'il importe de signaler. Mlle Axtmann, quoiqu'elle
-eût un frère et deux soeurs, était citée parmi les riches héritières du
-département. Sa dot, double de celle de Mlle Kolb, représentait à peine
-le quart ou le cinquième de son héritage à venir. Or le docteur n'était
-pas homme à viser plus haut que sa tête. Il ne rêvait qu'un mariage
-assorti de tout point, et vous savez comment sa modestie avait été
-récompensée.
-
-Mais voici l'injustice des hommes amplement réparée par un heureux coup
-du sort. La bonne Blumenbach a joué le rôle de la Providence; M. Axtmann
-a cordialement accueilli une démarche «qui l'enchante autant qu'elle
-l'honore;» la mère se pâme à la seule idée d'entendre appeler sa fille
-madame la professeuse, _frau professorin_! Les jeunes gens, car enfin
-tout homme redevient jeune au moment de prendre femme, les jeunes gens
-se voient tous les jours, et leur amour grandit suivant une progression
-que les mathématiciens n'ont jamais calculée. Depuis que Claire et Henri
-se savent destinés l'un à l'autre, un million de tisserands ailés,
-infatigables, font la navette entre eux et les enlacent d'invisibles
-fils d'or. On les étonnerait beaucoup, si l'on venait leur conter
-aujourd'hui qu'ils ne se sont pas connus, aimés et recherchés dès la
-création du monde. Et si quelque sceptique osait prétendre devant eux
-que Claire aurait pu s'amouracher aussi violemment d'un autre homme et
-Henri d'une autre femme, je craindrais que ce philosophe-là ne passât un
-mauvais quart d'heure.
-
-Tout Strasbourg est forcé de reconnaître que le docteur Marchal a
-rajeuni de dix ans. Quand il passe en courant dans la rue, vous diriez
-qu'il a des ailes; il fend l'air, on croit voir un sillage lumineux
-derrière lui. Il entre dans les magasins, dans les plus beaux magasins
-de la ville, et il achète sans marchander tout ce qu'il y a de plus
-cher. Il paye et s'enfuit comme un fou, sans attendre sa monnaie. A
-l'hôpital, il est charmant pour les malades, pour les infirmiers, pour
-les soeurs; il voit tout en beau; c'est le médecin tant mieux, il donne
-des _exeat_ à ceux qui les demandent; il ordonne du vin, du poulet, des
-côtelettes à qui en veut. A son cours, il professe les théories les plus
-consolantes, il nie les maladies incurables, il ne voit pas pourquoi
-l'homme sage, heureux et marié ne vivrait pas un siècle et demi! On
-l'écoute, on sourit, et pourtant on convient que jamais il n'a montré
-tant de talent. Ses élèves l'applaudissent à tout rompre; hier, ils
-l'ont attendu devant la Faculté pour lui faire une ovation; mais
-bonsoir! il s'était enfui par derrière et roulait déjà sur le chemin de
-Hagelstadt.
-
-Sa future famille a promis de venir le voir à Strasbourg: il faut
-qu'avant le mariage Mme Axtmann aille avec Claire annoncer la grande
-nouvelle aux intimes. Du même coup on fera quelques emplettes
-complémentaires pour le trousseau, car un trousseau n'est jamais
-complet, et l'on achèterait jusqu'à la fin du monde, si l'on voulait
-écouter la maman. A cette occasion, l'ambitieux docteur a obtenu par ses
-intrigues que tous les Axtmann de la terre viendraient prendre un repas
-chez lui. Pendant huit jours, il se prépare à cet événement;
-non-seulement il a mis en réquisition tout ce qu'il y avait de poisson,
-de volaille et de gibier sur les marchés de la ville, mais il achète
-tant de meubles que Fritz et Berbel, ses serviteurs, ne savent plus où
-les mettre: il fait repeindre sa façade en blanc, et, soit que le
-peintre ait pris un pot pour un autre, soit que le diable ait brouillé
-les couleurs, ce blanc de la façade a des reflets roses: il faudrait
-être aveugle pour le nier.
-
-Quel dîner, bonté divine! Un vrai repas de noces avant les noces! Le
-saumon gros comme un requin, et les écrevisses pareilles à des homards!
-Tous les vins de l'Alsace et de la Bourgogne défilent devant le père
-Axtmann, qui fait claquer sa langue en connaisseur. La mère et ses trois
-filles trempent leurs lèvres, seulement pour humecter le petit chemin
-des paroles. Claire raconte par le menu les visites qu'elle a faites,
-les compliments qu'elle a reçus, et les éloges, ah! les éloges unanimes
-qu'elle a récoltés pour Henri. «Mon seul regret, dit-elle, est de
-n'avoir pas pu rencontrer Adda. Elle n'était ni chez son père, ni chez
-sa tante Miller, ni chez les grands-parents, ni chez son oncle Jacob.
-J'aurais tant voulu l'embrasser et partager ma joie avec elle! C'est ma
-véritable amie; vous l'avez vue à la maison, n'est-ce pas, Henri?»
-
-Le docteur répondit sans se troubler, et sa sérénité n'était nullement
-feinte. Il avait le coeur plein de Mlle Axtmann; tout lui semblait
-indifférent, excepté elle. Le souvenir d'Adda Kolb était relégué si
-loin, qu'il l'apercevait tout au plus comme un point à l'horizon de sa
-pensée.
-
-Huit ou dix jours après, le mariage se célébra en grande pompe à l'usine
-de Hagelstadt. La fête ne fut pas seulement somptueuse, elle fut
-cordiale et touchante. D'abord le maire du village était un vieux
-serviteur de la famille; il avait vu Claire tout enfant, il était le
-confident de ses petits secrets de charité, le distributeur ordinaire de
-ses bienfaits. Le pauvre homme pleurait à chaudes larmes en prononçant
-les paroles irrévocables qui unissent deux coeurs jusqu'à la mort. Le
-curé, qui devait son presbytère aux bontés de M. Axtmann, avait été
-longtemps le professeur des trois jeunes filles. Mieux que personne, il
-savait quelle âme délicate et tendre le mariage allait livrer au docteur
-Marchal. L'homme de Dieu se méfiait un peu de la science et des savants,
-ces destructeurs d'idoles. Il avoua ses craintes avec un tel accent de
-bonhomie, il recommanda si naïvement au mari les saintes ignorances et
-les respectables préjugés de sa femme, que Marchal l'aurait embrassé,
-s'il ne l'avait pas vu barbouillé de tabac jusqu'aux yeux. Les ouvriers
-de la fabrique avaient mille raisons de respecter et d'aimer la famille
-Axtmann. Le chef était un de ces manufacturiers alsaciens qui exercent
-paternellement le patronage et pèsent dans une juste balance les droits
-du capital et ceux du travail. Ajoutez que le docteur n'arrivait pas en
-étranger dans cette colonie. Hommes, femmes, enfants, presque tous
-avaient eu affaire à lui et connaissaient par expérience son dévouement
-et son respect pour la pauvre machine humaine. Ces bonnes gens se mirent
-en quatre pour embellir la fête de famille où ils étaient conviés. Le
-patron leur donnait un bal, ils rendirent un concert; on leur offrait le
-dîner, ils fournirent le feu d'artifice, et ainsi la sainte égalité se
-maintint jusqu'au bout entre le travail et le capital.
-
-La fine fleur de Strasbourg partagea, bien entendu, les plaisirs de
-cette journée. On n'avait eu garde d'oublier la pauvre chère Blumenbach;
-mais Claire déplora avec un véritable chagrin l'absence de son Adda. Le
-chanoine et sa femme arrivèrent dès le matin, et encore je ne sais qui
-de leur maison; Mlle Kolb, qui devait être demoiselle d'honneur,
-s'excusa par un mot de lettre. Elle avait, disait-elle, une migraine à
-mourir. Et sans doute elle ne mentait pas, car son écriture (Claire en
-fit la remarque) était toute brouillée. Henri Marchal entendit conter
-cette histoire, et n'y prêta pas plus d'attention qu'au ronflement de
-l'orgue et au froufrou des fusées. Sa grande affaire était la chaise de
-poste qui devait l'emporter avec sa femme à neuf heures du soir.
-
-Il avait un congé d'un mois; le couple en profita pour visiter
-l'Allemagne. Ces voyages de noces sont charmants, quoiqu'on en tire
-généralement peu de profit. Vous traversez les cathédrales, les tables
-d'hôte et les collections de tableaux sans voir autre chose que
-vous-mêmes. C'est en vain que le panorama le plus riche et le plus varié
-se déroule au fond du théâtre; l'attention des spectateurs est
-concentrée sur un petit personnage, l'amour, qui à lui seul remplit le
-premier plan. Quand les époux Marchal revinrent à Strasbourg, ils
-n'étaient peut-être pas très-ferrés sur la galerie royale de Dresde ou
-la Glyptothèque de Munich, mais ils se connaissaient et s'adoraient; le
-contact, le frottement et même les cahots inséparables du voyage avaient
-mêlé intimement leurs natures; bref ces deux êtres n'en faisaient plus
-qu'un. Il est superflu d'ajouter qu'ils n'avaient pas de secrets l'un
-pour l'autre.
-
-Cependant le docteur ne raconta point à madame sa petite déconvenue de
-la maison Kolb, l'histoire de cet amour écrasé dans l'oeuf sous le sabot
-des bons parents. S'il n'en dit rien à Claire, ce n'était pas qu'il
-craignît de la rendre jalouse, ou que lui-même gardât au fond du coeur
-un reste de dépit. Non, il se tut par la simple raison qu'il avait
-presque oublié l'aventure. Cela avait duré si peu! Son coeur avait été
-si légèrement effleuré! Et surtout tant de choses s'étaient passées
-depuis! L'impitoyable brutalité du bonheur présent refoulait tous les
-souvenirs à des distances fabuleuses. Adda Kolb? Quelle Adda? Il y avait
-un siècle de trois mois qu'il n'avait rencontré cette jeune personne!
-
-Mais Adda Kolb se souvenait encore. Sa seule occupation durant ce
-bienheureux trimestre avait été de souffrir. Le temps lui sembla long, à
-elle surtout, car elle comptait les instants par ses anxiétés et ses
-douleurs, et s'étonnait qu'en si peu de jours on pût verser tant de
-larmes.
-
-On ne plaint pas assez les jeunes filles, croyez-moi. Voici un joli
-petit être, sincère, doux, aimant, qui s'est laissé aller sans
-résistance au penchant d'une honnête sympathie. Elle aime ou peu s'en
-faut, elle a quelques raisons de se croire aimée; mais les moeurs ne lui
-permettent ni de laisser voir sa préférence ni de poser la question d'où
-dépend tout son avenir. Son lot est d'observer, d'attendre et de se
-taire. Ses parents même l'accuseraient d'effronterie, si elle
-s'expliquait nettement avec eux. Tout le monde s'accorde à la vouloir
-inerte, passive, sans ressort; on lui saurait quelque gré d'être en
-outre un peu sotte! On permet à tous les célibataires indistinctement de
-rôder autour d'elle; on la laisse s'éprendre, ou à peu près, du
-professeur Marchal. Bah! la chose est sans conséquence; il n'y a que le
-coeur en jeu! Mais le jour où M. Marchal, comme un brave garçon, demande
-à épouser celle qu'il aime, ah! tout change.--Comment, monsieur! ce
-n'était pas pour vous moquer d'elle et de nous que vous cajoliez notre
-fille? Vous pensez sérieusement à lui donner votre nom? Sortez d'ici
-bien vite et n'y revenez pas avant qu'on vous appelle! Vous êtes trop
-pauvre, ou trop vieux, ou trop je ne sais quoi, peu importe; notre fille
-n'est pas pour vous!--Mais je l'aime!--Tant pis!--Et si elle
-m'aimait?--Impossible!-- Mais enfin, je lui ai fait la cour; elle m'a
-toujours vu empressé auprès d'elle; que va-t-elle penser de moi, si,
-brusquement, sans explication, j'ai l'air de lui tourner le dos?--Elle
-ne pensera rien, monsieur; est-ce que cela se permet de penser, les
-jeunes filles?--Me ferez-vous au moins la grâce de lui dire que
-j'aspirais à sa main? que je vous l'ai demandée? que j'y renonce avec
-douleur?--Eh! monsieur l'amoureux, pour qui nous prenez-vous? C'est bien
-nous qui lui reporterons des phrases de roman qui mettent l'esprit à
-l'envers! De deux choses l'une: ou elle ne vous aime pas, et votre
-éclipse la laissera fort indifférente, ou elle a du penchant pour vous,
-et elle en sera quitte pour vous oublier! Nous la ferions voyager, s'il
-fallait absolument la distraire; rien ne coûte aux bons parents quand il
-s'agit du bonheur de leurs filles!
-
-Ce n'est pas une exception que je décris, hélas non! Tout père, toute
-mère, en France au moins, cache à sa fille les demandes que la famille
-n'agrée point _a priori_. On craint que ces jeunes coeurs ne prennent la
-balle au bond; on tremble d'appeler leur sympathie sur un homme repoussé
-par l'intérêt, le caprice ou le préjugé des parents. Et cette fausse et
-téméraire prudence entraîne à chaque instant des malentendus comme celui
-qui me reste à conter.
-
-Adda s'était trouvée présente à la rencontre de son oncle avec le
-professeur. En ce temps-là, elle passait bien des heures à la fenêtre,
-comme toutes celles qui attendent un messager du dehors, colombe ou
-corbeau. Du plus loin qu'elle aperçut Henri Marchal, elle pressentit
-quelque événement d'importance: il était autrement vêtu qu'à
-l'ordinaire, il paraissait ému: les jeunes filles ont le génie de
-l'observation dès que leur coeur entre en jeu. Elle vit Jacob Kolb
-aborder son cher Henri, elle comprit à leurs gestes et à leurs visages
-que la conversation allait tourner au grave. Les deux hommes
-s'éloignèrent, disparurent, et l'enfant resta aux prises avec une
-émotion qui l'étouffait. Heureusement elle était seule dans sa chambre:
-elle eut le droit de pleurer et de prier à discrétion sans que personne
-lui demandât pourquoi. Son anxiété s'éternisa pendant une grande heure;
-elle s'impatienta plus d'une fois contre l'oncle, qui accaparait Henri
-dans un pareil moment. Le marteau de la porte la fit bondir jusqu'à sa
-chère fenêtre: hélas! ce n'était pas Henri; c'était l'oncle qui
-revenait. Elle courut au-devant de lui; il l'embrassa en homme pressé,
-rentra dans le cabinet du chanoine et ferma résolument la porte. Adda
-remonta dans sa chambre et se tint prête à redescendre: il lui semblait
-impossible qu'on ne la fît pas chercher d'un moment à l'autre, car
-c'était à coup sûr sa destinée qui s'agitait. Le chanoine ne la manda
-point, il sortit avec le tanneur: ils vont chercher Henri, pensa-t-elle;
-ils le ramèneront: si je faisais un peu de toilette? Les deux Kolb
-tirèrent à part, l'un vers sa tannerie, l'autre vers le quai des
-Bateliers. Tout allait bien: n'était-ce pas assez du chanoine pour
-ramener M. Marchal? Fallait-il qu'il eût l'air d'arriver entre deux
-gendarmes?
-
-Mais il ne vint ni seul ni accompagné; la pauvre Adda l'attendit en vain
-tout le jour. Le souper de famille n'offrit rien de particulier; on y
-parla de la pluie et du beau temps; le père ne parut ni plus joyeux ni
-plus maussade, ni plus préoccupé que de coutume. Tout le monde fut
-naturel, excepté Mlle Adda, qui riait à tout propos pour dissimuler ses
-angoisses. Enfin l'on se leva de table, et bientôt les amis du soir,
-éteignant leurs lanternes et accrochant leurs manteaux dans le
-vestibule, envahirent le salon. Adda ne doutait point que le docteur ne
-fût dans les premiers, et peut-être, s'il était venu, aurait-elle commis
-l'imprudence de lui dire: Quoi de nouveau? Mais tout le monde fut exact,
-excepté lui, et par une odieuse fatalité on ne risqua pas la moindre
-réflexion sur son absence. La pauvre enfant disait au fond du coeur:
-«Dieu! que le monde est égoïste! Personne ne me fera donc la charité de
-prononcer son nom?»
-
-Pourquoi ne trouva-t-elle pas le courage de le prononcer elle-même?
-Parce qu'elle était une jeune fille bien élevée et accoutumée dès
-l'enfance à réprimer ses mouvements naturels.
-
-A dater de ce soir-là jusqu'au moment où le mariage du professeur fit
-explosion dans la ville, les jours de Mlle Kolb se suivent et se
-ressemblent. Elle lit, elle rêve, elle pleure, elle fait un peu de
-musique et beaucoup de tapisserie, elle danse après souper avec les
-jeunes gens de la ville et répond à leurs compliments par un sourire
-pâle et glacé. Les amis de la maison soupçonnent quelque chose, mais
-entre l'arbre et l'écorce personne n'ose risquer un doigt. Le chanoine,
-interrogé discrètement par ses intimes, a répondu plus discrètement
-encore. Toutefois, comme il est bon homme, il se fait un devoir d'amuser
-Adda; il prend un abonnement de saison au théâtre. Adda se laisse mener
-comme un agneau de boucherie; mais il est trop facile de comprendre
-qu'elle n'est bien nulle part. Sa santé ne paraît pas formellement
-menacée, cependant ses couleurs s'effacent, son humeur tourne au sombre:
-«Allons, bon! dit le monde, encore une fille qui languit!»
-
-C'est dans une tournée de visites, en compagnie de sa mère, qu'elle
-apprendra la grande nouvelle. «Eh bien! mesdames, vous savez? le
-professeur Marchal épouse Claire Axtmann; quelle fortune pour votre
-médecin!» Elle reçoit le coup en pleine poitrine et tombe sur le dos,
-carrément, sans onduler, comme un soldat pris de face par un boulet. On
-s'empresse, on la délace, on ouvre une fenêtre: c'est le poêle du salon
-qui est trop chaud; ces maudits poêles n'en font jamais d'autres!
-
-Lorsqu'elle se redressa, si vous l'aviez aperçue, elle vous aurait
-plutôt fait peur que pitié; ses yeux lançaient la foudre. Elle ne dit
-qu'un mot et d'une voix tellement étranglée que personne ne dut
-l'entendre:
-
-«Misérable!»
-
-Ce mot résumait tout ce que l'amour méconnu, la dignité froissée, la
-bonne foi trahie, l'honneur violé, engendrent de colère et de mépris.
-Jusqu'à l'instant fatal, elle s'était ingéniée à la justification de cet
-homme, et, s'il faut tout vous dire, elle espérait encore. Son coeur
-honnête et droit s'inscrivait en faux contre les apparences les plus
-accablantes. Des lueurs fantastiques lui traversaient l'esprit, lui
-montraient M. Marchal toujours fidèle, mais hésitant ou arrêté par
-quelque obstacle, ou conduit par de sots conseils à tenter une épreuve.
-Maintenant plus de doute: il trahissait un engagement tacite, mais
-sacré; le mobile de sa désertion était ignoble entre tous ceux qui
-poussent l'homme à mal faire: l'intérêt, la basse cupidité, l'amour de
-l'argent! Ah! c'était trop d'infamie! Elle aurait voulu le voir là pour
-lui porter la main au visage et lui arracher d'un seul coup toute
-l'estime qu'il avait volée!
-
-Cette vigoureuse indignation lui fit du bien; son visage reprit couleur
-en peu de temps; elle devint plus vaillante que dans ses heureux jours.
-La passion la releva et la soutint. Il est très-positif qu'elle se mit à
-détester Marchal plus énergiquement qu'elle ne l'avait aimé. Or, dans
-nos moeurs, une honnête fille n'est pas plus autorisée à laisser voir
-son aversion que son amour. Toutes les passions lui sont également
-interdites; il faut les comprimer coûte que coûte, l'explosion dût-elle
-vous faire sauter à la fin.
-
-Déjà le coeur de Mlle Kolb bondissait à l'idée de revoir cet infâme
-professeur. Et comment éviter sa rencontre? Il était le médecin de la
-maison, il épousait une amie de la famille; on fréquentait exactement le
-même monde. Quel supplice de subir sa présence et de ne pouvoir lui dire
-son fait, car les comptes d'un certain genre ne se règlent guère devant
-témoins!
-
-En attendant, la visite de Claire était imminente. Claire n'avait trahi
-personne, Adda ne lui avait pas confié ses secrets; impossible de
-reverser sur elle l'iniquité de son mari. Et pourtant Adda se sentait
-toute froide pour cette amie d'enfance; elle recula tant qu'elle put la
-nécessité d'embrasser Mlle Axtmann. Elle sut se soustraire à la visite
-des fiançailles; elle eut l'art d'éviter le voyage de Hagelstadt au jour
-des noces; pour l'avenir, elle s'en remettait aux soins de la
-Providence, sans négliger les petits moyens qui ont cours en province.
-On sait presque toujours à quelle heure les gens se mettent en branle
-pour leurs visites, et l'on rentre ou l'on sort selon qu'on veut
-recevoir leur personne ou leur carte.
-
-La tactique de Mlle Kolb fut innocemment déjouée par un gentil mouvement
-de Mme Marchal. Aussitôt revenue à Strasbourg, la jeune femme courut
-tout droit chez son amie, la surprit en déshabillé du matin et lui sauta
-au cou du premier bond. Cela se fit si lestement qu'Adda n'arriva point
-à la parade, elle se trouva bel et bien embrassée sans pouvoir
-comprendre comment; mais, lorsqu'elle eut essuyé le feu, elle se
-retrancha dans une indifférence si hargneuse que la bonne Claire,
-interdite, désarçonnée, ne lui dit pas le demi-quart de ce qu'elle
-pensait lui conter. Elle revint à la maison toute confuse et toute
-froissée, sans même avoir tiré de sa poche les petits présents qu'elle
-rapportait pour Adda, et elle conta l'aventure au docteur en pleurant
-toutes les larmes de ses yeux.
-
-Cet incident rafraîchit les souvenirs d'Henri, et ma foi! comme il
-n'avait aucune raison de dissimuler avec sa femme, il lui dit tout,
-l'amourette, la demande en mariage et le refus des Kolb. Naturellement
-Claire jugea l'affaire en femme amoureuse, trouvant les Kolb absurdes et
-niant qu'il y eût encore sur la terre un homme plus jeune que son mari.
-«Mais s'ils n'ont pas voulu de toi, ces sottes gens, de quoi nous
-gardent-ils rancune?
-
---Ce n'est pas la famille qui m'en veut, c'est Adda seule, parce qu'on a
-cru bon de lui laisser ignorer ma démarche. Elle s'est probablement mis
-en tête que je l'avais plantée là par caprice ou par quelque mauvaise
-raison pour épouser Mlle Axtmann, ici présente. Comprends-tu?
-
---Mais c'est odieux!
-
---C'est au moins fort désagréable, et nous la détromperons si tu veux,
-car il ne me plaît pas d'être mal jugé pour avoir été trop délicat.
-
---Tu te soucies donc bien de son opinion?
-
---Il est toujours fâcheux de se savoir méprisé, même d'une petite sotte.
-
---Je trouverais bien plus ennuyeux que tu entrasses en explication avec
-elle. Elle s'imaginerait que tu lui fais rétrospectivement la cour.
-
---Comme si l'on ne voyait pas que je t'adore, toi seule au monde!
-
---Oui, mais je la connais, la belle enfant, depuis une heure. Elle irait
-crier sur les toits que tu m'as épousée à défaut d'elle, et qu'elle m'a
-fait hommage de ses rebuts.
-
---Non!
-
---Si! Laissons l'affaire comme elle est, et contentons-nous d'éviter,
-autant que faire se pourra, cette disgracieuse personne.»
-
-Ainsi fut dit et convenu, et l'on n'oublia pas d'apposer au traité le
-grand sceau des bons ménages qui s'imprime avec les lèvres; mais les
-nécessités sociales sont plus fortes souvent que les résolutions des
-hommes. Le jeune couple accepta forcément cette kyrielle de festins
-qu'on appelle retour de noces. Presque partout on rencontra les Kolb et
-l'implacable Adda. Il fallut même dîner chez elle, et la malice du sort
-ou plutôt une combinaison vengeresse fit asseoir le professeur auprès
-d'elle. Tout le monde souffrit de ce rapprochement: M. Marchal fut gêné,
-Claire fut jalouse, et qui sait si Adda ne fut pas plus malheureuse de
-son invention que les deux autres? La pauvre fille n'était pas née pour
-les rôles violents; elle s'excitait à la colère par une fausse
-interprétation du devoir; elle croyait venger l'honneur de son sexe et
-sa dignité personnelle en se déguisant en Euménide. Elle trouva un mot
-plus qu'inhospitalier ce soir-là. On parlait d'une pauvre veuve estimée
-de toute la ville, et qui avait perdu par un horrible accident son fils
-unique. Le chanoine et le docteur se demandaient comment on peut
-concilier certains malheurs immérités avec l'action de la Providence.
-«Eh! messieurs, c'est bien simple, dit Mlle Adda. Si Dieu donnait aux
-bons tout le bonheur qu'ils méritent, il n'en resterait plus pour les
-infâmes.» Le dernier mot tomba comme un soufflet sur la joue du docteur;
-le regard de Mlle Kolb avait accompagné ce compliment jusqu'à son
-adresse. M. Marchal rougit, sa femme l'interrogea des yeux, toute prête
-à se lever de table: il resta. Le chanoine et son frère furent
-cruellement embarrassés à leur tour, et le dîner se termina par un froid
-de glace. Adda pouvait compter sur une forte réprimande; elle se fit un
-point d'honneur de la mériter deux fois. Quand les convives furent
-entrés dans le salon, il se forma un petit groupe autour d'une admirable
-bible que M. Kolb avait achetée le matin même. C'était un imprimé du
-quinzième siècle, mais relié beaucoup plus tard pour le chapitre de
-Neuviller. Quelqu'un fit observer que les fermoirs d'argent étaient d'un
-travail prétentieux et lourd.
-
-«N'importe, dit Adda; M. Marchal doit les aimer.»
-
-Le professeur répondit naïvement:
-
-«Pourquoi donc, s'il vous plaît, mademoiselle?
-
---C'est de l'argent, M. Marchal.»
-
-Heureusement il n'y avait à ce dîner que la famille Kolb et les jeunes
-époux. Les vieux parents, qui n'étaient pas dans le secret, se
-demandèrent si Adda devenait folle. Le professeur et sa femme restèrent
-encore quelques minutes pour ne pas donner à leur départ le caractère
-d'un scandale; mais Claire en s'éloignant fit une croix sur la maison.
-Ni les excuses du chanoine, ni les larmes de sa femme, ni les instances
-de la famille n'ébranlèrent la résolution des offensés. Marchal dit à M.
-Kolb:
-
-«En tout ceci, monsieur, je ne vois qu'un coupable, et c'est vous.
-
---Tout père de famille aurait agi comme moi,» répondit le chanoine.
-
-La rupture des relations n'arrêta point les hostilités. Partout où Mlle
-Kolb rencontrait son ancien poursuivant, elle le poursuivait à son tour
-avec une animosité féline. Ce n'était plus l'agression directe et
-brutale, le monde ne l'aurait pas tolérée; mais elle y suppléait par un
-million de piqûres invisibles. On ne se parlait pas et l'on se saluait
-strictement, pour la forme; mais Adda battait le rappel des jeunes gens
-par cent coquetteries, elle assemblait un groupe autour d'elle, et
-alors, prenant le dé de la conversation, elle babillait très-haut, à
-tort et à travers, et lançait une grêle de malices sur l'infortuné
-professeur. Sans l'interpeller, sans le nommer, sans même le désigner
-aux profanes, elle n'ouvrait la bouche que pour le mordre, et ni M.
-Marchal ni Claire ne pouvaient s'y tromper. Le docteur, en la voyant
-entrer dans un salon, savait à quoi s'attendre; il vivait sur le
-qui-vive, l'esprit tendu, l'oreille au guet, le coeur serré; la dignité
-ne lui permettait pas de se cacher ni de s'enfuir; d'ailleurs il était
-enchaîné à son supplice par cette fascination du mal qui force un
-honnête homme à boire le poison d'une lettre anonyme. Il se contentait
-de rougir, de pâlir, de hausser les épaules et parfois d'essuyer son
-front ruisselant. Certes il aurait fait une bien fausse spéculation,
-s'il était allé dans le monde pour son plaisir!
-
-Sa femme compatissait par moments à ses peines; souvent aussi elle était
-furieuse de le voir absorbé par Mlle Adda.
-
-«Tu n'as écouté qu'elle! Tu n'as vu qu'elle! A peine si tu m'as regardée
-trois fois en trois heures! S'il faut absolument vous haïr pour attirer
-votre attention, vilains hommes, dis-le moi; j'essayerai. Non, va!
-reprenait-elle en lui jetant les bras autour du cou, je t'aime! C'est
-égal, si cette méchante Adda Kolb avait voulu de toi, tu ne serais pas
-mon mari. Sais-tu que c'est une chose odieuse à penser? Mais je n'y
-pense plus, je n'y penserai plus jamais; embrasse-moi!»
-
-Ce qui porta l'irritation de Claire à son comble, c'est qu'elle vit Adda
-très-entourée et fêtée. Mlle Kolb embellissait: le feu dont elle était
-dévorée jetait des lueurs étranges par les yeux. Son bavardage déchaîné,
-le brio de son méchant esprit plut aux hommes en les étonnant. Jamais on
-n'avait entendu parler une soliste de cette force dans la bonne
-compagnie de Strasbourg; le juge suppléant Pastouriau décida qu'elle
-gagnait le genre de Paris. Pendant qu'elle faisait florès, Claire voyait
-son joli petit visage altéré de jour en jour par un commencement de
-grossesse. La pauvre enfant se trouvant laide, en souffrait, et n'osait
-pourtant pas publier son excuse. Elle reprit quelque avantage au bout de
-cinq ou six mois, lorsque les portes des salons devinrent étroites pour
-elle, et Dieu sait avec quel orgueil elle promenait cet embonpoint
-chargé de promesses! Rien de plus curieux que la rencontre des deux
-ennemies: elles se regardaient d'un air de défi, l'une étalant sa beauté
-virginale, l'autre faisant parade de son heureuse fécondité.
-
-Claire eut un fils, et je vous laisse à penser si elle le fit voir.
-Toutes les connaissances de Strasbourg le trouvèrent magnifique; mais
-quelque chose manquait au triomphe de la jeune mère, elle voulait
-qu'Adda fût forcée d'admirer cet enfant. Il y a de ces raffinements dans
-les haines de province. Pour en venir à ses fins, Mme Marchal enjoignit
-à la nourrice de promener le jeune Henri sur la petite place qui touche
-à la maison des Kolb. Il arriva nécessairement que la femme et la fille
-du chanoine, voyant une paysanne inconnue et un enfant équipé comme un
-prince, s'approchèrent du marmot, l'examinèrent, et demandèrent le nom
-de ses parents. La nourrice n'eut pas plus tôt nommé Marchal qu'Adda se
-mordit les lèvres et répondit:
-
-«Vous ferez mes compliments à la famille; il est très-drôle, ce petit:
-voyez donc! Il a déjà les doigts crochus!»
-
-La nourrice rentra toute en larmes, et Claire, outragée jusque dans son
-enfant, s'écria:
-
-«Mais personne n'écrasera donc cette vipère?
-
---Ma chère amie, dit le docteur, je ne souhaite pas sa mort; qu'elle se
-marie seulement, et tous nos maux seront finis.»
-
-A quelque temps de là, les journaux d'outre-Rhin annoncèrent que la
-petite ville de Hochstein, en Bavière, était décimée par une épidémie
-d'angine. Il ne restait ni médecin, ni sage-femme, ni barbier dans la
-commune; tout ce qui a pour devoir d'approcher les malades avait péri.
-Deux docteurs de Munich, venus en poste, étaient repartis dans les
-quarante-huit heures, en corbillard. M. Marchal croyait tenir un
-spécifique certain contre l'angine; ses premiers essais avaient réussi;
-mais l'occasion d'expérimenter en grand ne s'était jamais offerte. Il
-partit pour Hochstein malgré les remontrances de ses amis et les larmes
-de sa femme.
-
-«Si j'étais officier, dit-il à Claire, me défendrais-tu d'aller me
-battre? Eh bien! ma chère, l'ennemi est campé à Hochstein, et j'y
-cours.»
-
-Il resta six semaines absent et revint gros et gras après avoir sauvé
-tout ce qui restait dans la ville. Un acte de courage si simplement
-accompli fit quelque bruit de par le monde. Le roi de Bavière écrivit
-une lettre autographe à M. _de_ Marchal pour lui conférer la noblesse et
-lui dire qu'il avait six mille francs de rente sur l'État. Le professeur
-répondit en termes respectueux que la particule ne pouvait pas s'adapter
-à son nom et que l'argent trouverait un bien meilleur emploi chez les
-convalescents et les orphelins de Hochstein. Vers le même moment, le
-préfet du Bas-Rhin crut devoir féliciter le professeur et lui dire qu'il
-l'avait proposé au ministre pour la croix. M. Marchal réclama vivement
-en faveur du vieux docteur Langenhagen, qui avait, disait-il, des droits
-plus anciens et surtout plus français.
-
-Cette conduite obtint dans le public les éloges qu'elle méritait; tout
-Strasbourg se sentit honoré par la conduite du professeur. Une seule
-personne protestait au fond du coeur; vous devinez bien qui, et je n'ai
-que faire de la nommer. Elle ne pouvait croire que le même homme fût
-alternativement bon et mauvais, loyal et félon, sublime de
-désintéressement et ignoble de cupidité. En un mot, elle n'admettait
-point qu'on pût être coupable envers elle sans l'être envers le monde
-entier; telle est la logique des femmes. Donc, sans incriminer
-formellement les dernières actions d'Henri, elle en cherchait le revers,
-ne le trouvait pas, et se damnait de dépit. Comme M. Marchal était
-devenu quelque peu prophète en son pays, elle ne pouvait plus le larder
-comme autrefois sans se faire jeter la pierre: Adda changea de note et
-se mit à célébrer le héros du jour avec l'emphase la plus comique. Elle
-inventa un mode d'admiration si grotesque, elle travestit si perfidement
-les louanges qui circulaient de bouche en bouche, que trois mois de ce
-petit travail auraient transformé le sauveur de Hochstein en bouffon
-pitoyable.
-
-Les Marchal échappèrent à ce danger, mais il leur en coûta cher. Le
-frère aîné d'Henri se trouvait depuis quelque temps dans des affaires
-difficiles. Le sort avait tourné contre lui: ses embarras étaient tels
-que le pauvre homme ne put pas même quitter Paris pour le mariage de son
-frère. Il avait annoncé son arrivée; on l'attendit, mais au dernier
-moment il s'excusa par un mot sinistre: «La corde est si tendue,
-écrivait-il, que si je prenais demain la diligence de Strasbourg, on
-dirait que je vais à Kehl.» Il se remit un peu, trouva un reste de
-crédit, lutta sans confiance, livra quelques dernières escarmouches, et
-finit par tomber sur le champ de bataille. On n'a jamais bien su s'il
-était mort de maladie ou autrement; son acte de décès arriva chez Henri
-avec l'état détaillé du passif et la liste de quelques créanciers plus
-pauvres ou plus intéressants que les autres. Le docteur et sa femme,
-après cinq minutes de délibération, écrivirent au syndic qu'ils
-acceptaient la succession tout entière.
-
-En ces temps d'ignorance et de médiocrité bourgeoise, les faillites
-n'offraient pas les proportions monumentales que nous admirons
-aujourd'hui. La dot de Claire et la maison du quai suffirent à
-rembourser la somme meurtrière: il s'agissait, je crois, de deux cent
-mille francs. M. Axtmann ne fut consulté qu'après coup, il commença par
-pousser des cris de beau-père plumé vif, protestant qu'on mettait sa
-fille sur la paille et son petit-fils à l'hôpital; mais Henri lui fit
-observer qu'il devait tout à ce malheureux frère, qu'il gagnerait
-toujours de quoi maintenir la maison dans une honnête aisance, et quant
-au petit garçon, qu'il aimait mieux lui laisser moins d'argent et un nom
-sans flétrissure. Comme le père Axtmann était un homme de bien, il finit
-par décider que son gendre avait bravement agi et qu'on verrait plus
-tard à raccommoder les affaires.
-
-Lorsqu'on sut ce dernier trait de M. Marchal (et tout se sait au jour le
-jour dans une ville de province), Mlle Kolb fut obligée d'ouvrir les
-yeux. Elle se rappela que le docteur, depuis l'enfance, s'était toujours
-conduit en homme délicat: elle embrassa d'un coup d'oeil le souvenir des
-derniers temps, et vit cette délicatesse se colorer d'un reflet
-héroïque. La seule action reprochable, c'est-à-dire le mariage d'argent,
-émergeait comme une contradiction monstrueuse au milieu d'une vie pure.
-Adda se dit pour la première fois qu'elle pouvait s'être trompée, et ce
-simple doute la troubla jusqu'au fond de l'âme; car enfin, s'il y avait
-quelque malentendu, elle avait persécuté un juste. Et alors la
-résignation d'Henri, la patience avec laquelle il avait accepté tant
-d'outrages publics devenaient tout uniment sublimes.
-
-Elle se trouvait en visite avec sa tante Miller chez la femme du
-président le jour où, comme Paul l'évangéliste, elle fut foudroyée par
-la lumière. Le dépouillement volontaire des Marchal était colporté dans
-la ville par Mme Mengus, femme de mon cher et vénéré patron, maître
-Mengus, qui repose en Dieu depuis bien des années. C'était nous que le
-professeur avait chargés de déplacer ses fonds, de vendre son immeuble
-et d'envoyer la somme totale à Paris; j'ai moi-même rédigé le bail de
-l'appartement qu'il loua sur la place d'Austerlitz pour sa petite
-famille. A mesure que Mme Mengus entrait dans les détails de l'affaire,
-Adda Kolb se troublait davantage et s'agitait plus impatiemment sur sa
-chaise: bientôt elle n'y tint plus; on la vit se lever, prendre congé à
-la hâte et entraîner la pauvre tante, qui n'en pouvait mais. Il lui
-restait encore plusieurs visites à faire, sans compter les emplettes de
-gants et de rubans pour le bal de la préfecture, qui se donnait le soir;
-elle oublia le bal et courut à la maison, toute affaire cessante.
-Arrivée, elle se mit en quête de sa mère, la trouva dans la chambre au
-linge, et là, sans tenir compte de la présence de Mme Miller, sans voir
-qu'elle était écoutée par les deux repasseuses les plus bavardes de
-Strasbourg, elle interpella Mme Kolb et lui dit:
-
-«Maman! sur ton salut éternel, dis-moi la vérité! Est-ce que M. Marchal
-m'a demandée en mariage?»
-
-La femme du chanoine, ainsi prise au dépourvu, resta un moment bouche
-béante. Elle aurait bien voulu consulter son mari, qui était la forte
-tête du ménage, et en attendant qu'il fût là, elle cherchait un moyen de
-parler sans dire ni oui ni non, car elle n'était pas capable de mentir,
-même pour un grand bien. Cependant Adda la pressait; Adda grandie,
-fortifiée et presque illuminée par son exaltation, plongeait un regard
-perçant dans les yeux de la pauvre dame et répétait d'une voix
-haletante: Réponds! réponds!
-
-Mme Kolb eut peut-être une velléité de résistance; elle se rappela
-vaguement les droits de l'autorité maternelle et se mit en devoir de
-dire qu'il n'appartient pas à une fille de questionner ses parents; mais
-la figure bouleversée d'Adda lui fit peur, elle craignit de provoquer
-une crise de nerfs, et d'une voix émue, elle balbutia:
-
-«Il y a si longtemps!... Tu étais trop jeune pour lui... Et que
-t'importe maintenant, puisqu'il s'est marié avec une autre?»
-
-Adda fondit en larmes, sauta au cou de sa mère en lui criant: Merci!
-merci! Puis elle tourna les talons et courut se réfugier dans sa
-chambre. Mme Kolb et Mme Miller, fort inquiètes l'une et l'autre, ne
-tardèrent pas à l'y rejoindre: elles la virent plongée dans la sainte
-Bible, ce qui les rassura pour un moment.
-
-Quoique les parents soient toujours attentifs à se leurrer eux-mêmes,
-les Kolb ne pouvaient s'empêcher de craindre pour la raison de leur
-fille. Ses manières et son langage dépassaient quelquefois les bornes de
-l'excentricité; elle riait, pleurait et surtout s'irritait sans cesse et
-sans mesure. Cette dernière incartade alarma sérieusement la famille: le
-chanoine pensa qu'il était temps d'aviser. Il fit quérir le tanneur et
-sa femme, le substitut fut mandé d'urgence; on tint conseil au deuxième
-étage, sous la présidence du grand-père. Les uns jugèrent qu'il fallait
-distraire Adda, la dépayser, la conduire en Italie; les autres étaient
-d'avis que le mariage seul la guérirait. Mais comment la marier, si elle
-ne s'y prêtait un peu? Les épouseurs ne manquaient pas, Dieu merci! elle
-en avait refusé depuis un an une demi-douzaine. La veille encore, un ami
-du chanoine était venu poser la candidature d'un certain M. Courtois,
-joli garçon, beau valseur, conseiller de préfecture et fils unique d'une
-famille aisée. Ce pauvre M. Kolb était si découragé qu'il n'avait pas
-même transmis la demande à sa fille. Le grand-père blâma son _junior_,
-tout chanoine qu'il était, et lui rappela sévèrement qu'il ne faut pas
-remettre au lendemain ce qu'on peut faire la veille... C'étaient les
-moeurs du bon vieux temps; on a terriblement perfectionné tout cela. Le
-chef de la famille fit comparaître Adda devant son vieux fauteuil, il
-lui reprocha sa conduite, lui commanda de choisir un mari sans tarder,
-et lui fit part des intentions de M. Courtois, qu'il appuyait.
-
-On s'attendait à quelque extravagance ou tout au moins à quelque
-résistance. Adda surprit agréablement la famille en se montrant soumise
-et respectueuse à l'excès. Vous auriez dit un modèle de docilité
-filiale: personne ne remarqua le sourire aiguisé de malice qui perçait
-entre ses longs cils.
-
-Elle soupa de bon appétit, soigna particulièrement sa toilette et arriva
-très-belle à la préfecture. Son entrée fit sensation, comme toujours;
-elle laissa les gens l'admirer, et promena son regard, cet infaillible
-regard des jeunes filles, autour du salon principal. Lorsqu'elle eut
-découvert ce qu'elle cherchait, elle s'assit auprès de sa mère et
-attendit les danseurs. M. Courtois, très-empressé, l'invita pour la
-première valse, et juste au même instant l'orchestre préluda. Elle dansa
-divinement; mais lorsque son cavalier l'eut ramenée jusqu'à sa place,
-elle lui dit: «Un peu plus loin, je vous prie, jusqu'au docteur
-Marchal.»
-
-M. Courtois dressa la tête comme un coq de combat: il frisa sa
-moustache; ses yeux brillèrent. Il connaissait la haine de Mlle Kolb
-pour l'infortuné professeur, il avait quelques années de salle, il se
-réjouissait de former une alliance offensive qui pouvait le mener loin.
-Lorsque Adda fut à portée de l'ennemi, il prit un air farouche et se
-campa sur ses jarrets en homme prêt à tout, et voici le dialogue qu'il
-entendit:
-
-«Monsieur Marchal, voulez-vous me faire le plaisir et l'honneur de me
-prêter votre bras pour un moment?
-
---Moi?... A vous, mademoiselle?
-
---Je vous en prie.
-
---Mademoiselle, j'aime mieux m'exposer à tout que de désobéir à une
-femme. Me voici à vos ordres.
-
---Bien! J'étais sûre de vous trouver ainsi.»
-
-Elle salua M. Courtois du bout des ongles et traversa le salon dans sa
-longueur au bras d'Henri. Tout Strasbourg était là; tous les yeux se
-fixèrent en même temps sur ce groupe invraisemblable, inouï. Claire
-croyait rêver; tous ceux qui portaient des lunettes se mirent à essuyer
-leurs verres. L'orchestre oublia de jouer.
-
-Lorsqu'ils furent au bout du salon, M. Marchal prit la parole et dit:
-
-«Si c'est une gageure, mademoiselle, vous l'avez gagnée.
-
---C'est une toute autre chose, monsieur Henri. Que pensez-vous de ce
-jeune homme avec qui je dansais tout à l'heure?
-
---Mais... absolument rien.
-
---Pensez-vous qu'il rendra sa femme heureuse? Il me demande en mariage,
-mes parents l'accepteraient volontiers; moi, je ne le connais guère et
-je n'ai aucun moyen de l'étudier. Vous le connaissez, vous. Si j'étais
-votre soeur, au lieu d'être votre ennemie, me conseilleriez-vous de
-devenir Mme Courtois?
-
---Non, mademoiselle.
-
---Pourquoi?
-
---Parce que ce monsieur est joueur, brutal et hypocrite. Il vous
-ruinerait d'abord, vous battrait ensuite, et prouverait enfin que vous
-avez tous les torts.
-
---Voilà parler; merci. Et parmi mes autres adorateurs, y en a-t-il un
-qui, selon vous, mérite une entière confiance?
-
---Certes; le capitaine Chaleix, un coeur d'or, mademoiselle, une
-conduite exemplaire, et un bel avenir dans le génie! Vous l'avez refusé,
-je crois?
-
---Oui, mais il m'aime encore; il reviendra, si on le rappelle, et c'est
-lui qui sera mon mari. Je l'accepte de votre main, monsieur Marchal, et
-je vous prie de considérer cette marque de confiance et d'estime comme
-une réparation de toutes mes injustices. Maintenant voulez-vous me
-conduire auprès de Claire, s'il vous plaît?»
-
-L'excellent notaire Riess en était là de son récit, et je l'écoutais
-sans songer à autre chose, quand le cheval s'arrêta. Nous étions arrivés
-devant l'auberge du _Cygne_. Nos compagnons de chasse descendaient de
-leurs voitures et frappaient la terre du pied pour se dégourdir les
-jambes, tandis que les cochers leur passaient les fusils, un à un.
-Vingt-cinq ou trente rabatteurs, le bâton à la main, se groupaient
-confusément dans un coin de la cour sous les ordres d'un vieux garde.
-Deux chiens d'arrêt, tenus en laisse, pleuraient d'impatience comme des
-enfants. Le patron du _Cygne_ apparut au sommet du perron, son bonnet de
-fourrure à la main. Il nous donna la bienvenue et nous dit:
-
-«Le vin blanc est tiré, la soupe à la farine est sur la table et
-l'omelette sur le feu.»
-
-Il n'y avait pas de temps à perdre, dix heures sonnaient et la nuit
-tombait à quatre heures. Chacun courut au déjeuner, but, mangea, remplit
-sa gourde, boucla sa cartouchière, alluma sa pipe ou son cigare, releva
-son collet d'habit par-dessus les oreilles, et en chasse!
-
-Alors il ne s'agissait plus du professeur Marchal, ni de la fille du
-chanoine, mais de ces grands coquins de lièvres qui bondissaient devant
-les traqueurs, couraient sur nous ventre à terre, et souvent forçaient
-notre ligne après avoir essuyé dix coups de fusil. L'amphitryon et
-l'organisateur de la chasse se devait à tous ses hôtes, et Dieu sait si
-le digne homme avait à coeur de nous poster aux bons endroits!
-
-Le hasard me rapprocha de lui entre deux battues, et j'insistai pour
-avoir la fin de son récit.
-
---Mais je croyais l'avoir achevé, répondit-il; le reste se devine. Adda
-Kolb épousa le capitaine Chaleix et vécut aussi chrétiennement avec lui
-que Marchal avec Claire. La fille du chanoine et l'honnête professeur
-connurent à des signes certains que Dieu ne les avait pas créés l'un
-pour l'autre, puisqu'ils étaient heureux séparément.
-
---Bien; mais tous ces braves gens, que sont-ils devenus?
-
---Ils ont vécu longtemps en bons voisins, dans une intimité respectable.
-Que vous dirai-je de plus? Vous savez quel est le train des choses de ce
-monde, et que toutes les existences, joyeuses ou tristes, calmes ou
-tourmentées, aboutissent à une conclusion unique qui est la vieillesse,
-la maladie et la mort. Il faut pourtant que je vous cite une curieuse
-réflexion du professeur. Un soir que les deux ménages sortaient ensemble
-du théâtre, ils discutaient entre eux sur ce mot de comédie: je te
-pardonne, mais tu me le payeras! Adda soutenait que la femme est
-incapable de pardonner sans restriction.
-
-«Par exemple, dit-elle au docteur, si vous m'aviez fait le quart des
-sottes algarades que je vous ai faites, j'aurais bien pu signer la paix
-avec vous, mais je n'aurais pas été capable d'oublier. Est-ce que
-véritablement le souvenir de ces choses-là ne vous revient jamais?
-
---Quelquefois.
-
---Et alors? Vous ne vous surprenez pas à me haïr?
-
---Au contraire; mon coeur s'emplit de reconnaissance, et je vous
-remercie en moi-même.
-
---Voilà qui est fort!
-
---Cela n'est que juste. J'ai pris en ce temps-là quelques résolutions
-vigoureuses et accompli les seuls actes un peu méritoires de ma vie.
-Rien ne me prouve que j'aurais trouvé l'énergie nécessaire, si vous ne
-m'aviez pas mis dans le cas de forcer votre estime, chère madame
-Chaleix.»
-
-
-
-
-II
-
-MAINFROI
-
-
-I
-
-Jacques Mainfroi dînait ou plutôt finissait de dîner en tête-à-tête avec
-lui-même. La vieille salle à manger, lambrissée de chêne noir à hauteur
-d'appui et tendue de vrai cuir de Cordoue jusqu'à la corniche, était
-meublée à la dernière mode, quoiqu'on n'y eût presque rien changé depuis
-l'abjuration de Lesdiguière. La haute cheminée de marbre rouge où
-flambait un hêtre scié en quatre, l'horloge qui venait de tinter sept
-heures, les dressoirs chargés d'orfévrerie antique et de faïence
-italienne, les portières de tapisserie, la table carrée à pieds tors, la
-nappe entrecoupée de guipures, le tapis de Turquie, tout enfin, sauf la
-lampe Carcel suspendue par un appareil moderne, représentait le luxe
-d'une grande maison de province sous le règne de Louis XIII. Le maître
-du logis, rasé de frais dans sa cravate blanche et mollement enveloppé
-dans un large veston de cachemire, égrenait une grappe de raisin ridé.
-Le service de vieux japon n'avait passé par aucun hôtel des ventes, car
-il était marqué aux mêmes armes que le petit point des fauteuils et les
-cartouches de la voussure. Un miroir de Venise renvoyait à Jacques
-Mainfroi son sourire de parfait contentement, et lui disait dans ce
-silencieux langage dont les miroirs ont le secret: Oui, tu es un heureux
-garçon; trente ans, un nom, les dents étincelantes, les cheveux noirs,
-l'oeil vif, la parole facile, une réputation qui frise la gloire,
-quelque succès dans le monde, et vingt-cinq mille francs de rente, ce
-qui n'a jamais rien gâté.
-
-Un petit valet de chambre rougeaud, dodu et visiblement à l'étroit dans
-son habit noir, mais bien dressé, suivait en silence, la serviette sur
-le bras, les moindres mouvements du maître. Tous les bruits de Grenoble
-mouraient au seuil de l'antique maison; à peine si l'on entendait les
-roulements lointains de la retraite ou le pas précipité d'un soldat sur
-le pavé de la rue Créqui, lorsqu'un violent coup de marteau ébranla la
-porte cochère et fit danser tous les vitraux de la salle à manger.
-
-Mainfroi leva le front, puis se remit à grapiller d'un air digne, en
-homme qui ne se sent pas atteint par un procédé incongru; mais presque
-au même instant une tapisserie s'écarta, et Fleuron, la femme de charge,
-entra comme une bombe.
-
-«A-t-on jamais vu celui-là, qui vient chercher une consultation quand tu
-dînes!
-
---Tu lui as dit qu'il s'était trompé d'heure?
-
---Je lui ai dit que tu n'étais pas un praticien de la justice de paix
-pour attendre le bon plaisir des clients, qu'on n'envahissait pas le
-domicile des personnes comme nous à des heures indues, et que d'abord,
-quand je t'aurais servi ton café, tu étais attendu en soirée chez M. le
-_premier_. Ah! mais!
-
---C'est dignement parlé, ma vieille. Et ce café? tu peux le servir?
-
---Attends donc! il m'a répondu qu'il s'appelait Vaulignon, et qu'il
-n'était pas né pour faire le pied de grue.
-
---M. de Vaulignon? Je le crois bien, qu'il n'est pas fait pour attendre.
-Cours le chercher, ou plutôt non; j'y vais moi-même. Dominique, allumez
-au salon.
-
---Tu gèleras!
-
---Tant pis. Donne un coup de main à Dominique.»
-
-Il descendit l'escalier en quatre bonds et trouva sous le vestibule un
-grand vieillard qui maugréait en marchant, le cigare à la bouche.
-Mainfroi se confondit en excuses; M. de Vaulignon jeta son cigare et
-monta sans mot dire. Lorsqu'ils entrèrent au salon, le feu commençait à
-flamber. Quelques bougies de cire, allumées en hâte, éclairaient
-vaguement une salle tapissée de portraits à perruques. L'avocat avança
-un fauteuil, en prit un autre et dit: «C'est à M. le marquis de
-Vaulignon que j'ai l'honneur de parler?
-
---A lui-même; mais pardon... M. votre père est-il tellement occupé
-que...»
-
-Mainfroi se retint de sourire; il répondit d'un ton ferme et modeste:
-«Depuis longtemps, monsieur, j'ai le malheur d'être seul de mon nom.
-
---Eh! que diable! vous n'êtes pourtant pas le célèbre Mainfroi?
-
---Célèbre pas encore; mais seul, comme j'ai eu l'honneur de vous le
-dire, et tout à votre service, si mon âge n'a pas ébranlé la confiance
-qui vous portait vers moi. Votre erreur est très-naturelle, monsieur;
-ceux qui ne me connaissent que par ouï-dire me prêtent aisément la
-figure d'un vieux parlementaire: c'est l'effet du nom et des trois
-siècles de magistrature qui étendent sur mon front leur ombre vénérable.
-Nous étions d'épée en 1300 et alliés aux Vaulignon de la branche aînée,
-si j'ai bonne mémoire; mais depuis l'an 1540, où nous avons endossé la
-robe, nous ne l'avons guère dépouillée: ces portraits de famille en font
-foi. Sept présidents à mortier, deux premiers présidents, un procureur
-général, un conseiller à la cour de cassation, qui fut mon cher et
-regretté père, le seul de la maison qui ait élu domicile à Paris.
-
---Très-bien, monsieur, très-bien. Je vous demande pardon d'ignorer tant
-de choses respectables et de n'avoir pas suivi de plus près une famille
-alliée à la mienne; mais je suis un vieux loup, vous savez. Que le
-diable m'emporte si je mets la patte à Grenoble une fois tous les quatre
-ans! Comment donc? Il y a pardieu bien huit ans que je n'y ai passé, et
-au trot de poste encore, en allant marier M. mon fils. Il paraît qu'ils
-ont fait des embellissements dans la ville? Ce n'est pas encore cette
-fois que je les admirerai, car je suis arrivé à cinq heures, et je
-repars tantôt pour achever la nuit dans mon lit. Je ne vis que chez moi;
-hors de Vaulignon, point de salut. Oui, jeune homme, j'aime ma terre, et
-je ne m'en cache pas. Eh morbleu! si tous les gentilshommes étaient
-possédés d'une si noble manie, on ne verrait pas tant de freluquets
-échanger un bon bien qui dure et qui demeure contre de méchants écus qui
-vont rouler Dieu sait où. Ceux qui prétendent que je suis un égoïste en
-ont menti. L'égoïste n'aime rien tant que lui, et j'aime Vaulignon plus
-que moi-même. C'est justement à ce propos que je voulais vous consulter.
-Le hasard fait qu'au lieu d'un simple robin je trouve un homme de
-naissance: à merveille! Vous ne me comprendrez que mieux.
-
---Je suis tout oreilles... et tout coeur.
-
---Grand merci; mais je parlerai en me promenant, si cela ne vous gêne
-pas. J'ai de satanées jambes de chasseur; aussitôt que je m'arrête un
-instant, les fourmis s'y mettent. Voici l'affaire. Et d'abord, tout à
-fait entre nous, pensez-vous que le code civil en ait encore pour
-longtemps?»
-
-Mainfroi ne répondit qu'en ouvrant des yeux énormes.
-
-«Vous ne comprenez pas? reprit M. de Vaulignon. Je vous demande
-confidentiellement si toutes ces lois antisociales que la révolution
-nous a mises sur le dos ont quelques chances de durer autant que moi?
-
---Monsieur, dit Mainfroi, nous ferons bien de raisonner comme si elles
-étaient éternelles; c'est l'hypothèse la plus prudente.
-
---Oui? Hum! On voit pourtant assez de nouveautés mauvaises pour qu'il ne
-faille point désespérer des bonnes. Mais vous avez raison, mieux vaut
-mettre les choses au pis et se garder en conséquence. Monsieur Mainfroi,
-je n'ai qu'un fils, il est tout mon portrait, il a mes sentiments, mes
-idées, mes goûts; en trois mots il me continue. Si vous pouviez le voir,
-l'épieu en main, face à face avec un vieux _solitaire_, vous
-comprendriez mes préférences pour ce gaillard-là. Quand je l'ai marié à
-cette petite Bavaroise, je lui ai donné le villard des Trois-Laux,
-jouxte le grand taillis de Vaulignon; c'est la fine fleur de mon bien,
-on m'en offrait un million en 43! Ça rapporte cinq pour cent, impôts
-payés; il est vrai que je suis le fermier de mon fils et que je ne
-m'épargne pas à la peine. Gérard, le comte, vit sur ses terres, en
-Allemagne, neuf mois de l'année: mais il passe l'hiver sur les nôtres.
-Je l'ai au château depuis la Toussaint avec femme et enfants, trois
-garçons et deux filles! Ah! c'est un homme! Je veux lui laisser tout, le
-plus tard possible, s'entend; mais, lorsqu'on a passé la soixantaine, il
-faut compter avec la mort. Le château et les bois ne sauraient tomber en
-plus dignes mains; il aime ce domaine, il ne s'en défera point, il le
-transmettra à son fils aîné, et les choses resteront à jamais dans
-l'ordre établi par la Providence. La terre de Vaulignon ne doit
-appartenir qu'à un Vaulignon. Avouez, monsieur, qu'il serait impie de
-séparer ce que Dieu a uni.
-
---Or, vous avez d'autres enfants, n'est-il pas vrai?
-
---Moi? Pas du tout! je n'ai qu'une fille.»
-
-A cette exclamation naïve, le jeune homme se départit un peu de sa
-gravité. Il répondit en riant:
-
-«Eh mais! c'est beaucoup mieux que rien.
-
---Au point de vue du coeur, certainement. Me prenez-vous pour un père
-dénaturé? J'aime ma fille, monsieur, mais il s'agit ici d'une question
-sociale.
-
---Eh bien! dans la société française en 185..., la loi ne permet pas
-qu'on sacrifie un sexe à l'autre.
-
---Votre loi est une bourgeoise, et nous sommes gens de condition,
-sacrebleu! Que serait-il advenu de ma terre et de mon nom, je vous le
-demande, si depuis sept cents ans nos cadets et nos filles ne s'étaient
-quelque peu dévoués au principe conservateur; s'ils avaient partagé et
-repartagé Vaulignon comme les petits d'un cordonnier s'arrachent les
-nippes de leurs père et mère? Ce domaine, qui fait l'admiration du
-monde, serait haché menu comme chair à pâté, et moi, le chef de la
-maison, je traînerais ma noble gueuserie dans le service des télégraphes
-ou des contributions directes! Feu mon père, Dieu ait son âme! était
-l'aîné de cinq fils. Mes oncles ont-ils rien prétendu sur Vaulignon?
-A-t-on vu cette illustre terre tirée à quatre chevaux par nos cadets?
-L'un s'est accommodé d'un régiment, l'autre d'un bénéfice, un autre
-s'est fait tuer en Amérique dans l'armée de La Fayette, et le plus jeune
-a porté sa tête sur l'échafaud le jour même de ma naissance.
-
---Voilà des gens qui savaient vivre; mais, sans contester le mérite de
-leur renoncement, je vous ferai observer que messieurs vos oncles
-étaient déshérités par la loi.
-
---Et ma chère et digne soeur, de sainte mémoire, qui se mit en religion
-l'an de grâce 1819 pour me laisser tout mon bien, subissait-elle une
-autre loi que celle de son coeur et de sa conscience? Hélas! monsieur,
-de telles âmes, on n'en fait plus.
-
---La vocation manque à Mlle de Vaulignon?
-
---Absolument, malgré le soin que j'ai pris de la mettre au Sacré-Coeur
-toute petite. C'est un esprit romanesque, à la mode du jour. On veut
-être aimée; on réclame sa part de bonheur, on fait fi des richesses,
-mais on ne dédaignera pas l'année prochaine un coeur de gentilhomme
-qu'il me faudra payer écus sonnants, et plus cher qu'il ne vaut. Je ne
-me cabre point, je ferai grandement les choses; j'achèterai la fleur des
-pois, si tant est qu'il en reste à vendre. Ma fille mériterait d'être
-épousée pour elle-même et pour l'honneur de notre alliance, mais il
-paraît que vos petits messieurs ne se payent plus de cette monnaie-là.
-
---C'est que la vie du monde coûte un peu plus cher qu'autrefois.
-
---Soit; mais lorsque j'aurai déboursé une dot exorbitante, serai-je
-libre enfin? Ma fortune m'appartiendra-t-elle? Daignera-t-on permettre
-que je dispose de mon bien? On m'avait... non! j'avais projeté de vendre
-Vaulignon à mon fils moyennant une rente viagère...»
-
-Le visage de Mainfroi se rembrunit.
-
-«Monsieur le marquis, dit-il, je crains que vos souvenirs ne vous
-trompent. Ce n'est pas un propriétaire fanatique, comme vous l'êtes, qui
-songe à se déposséder de son vivant. Cette idée, que vous le sachiez ou
-non, vous a été suggérée.
-
---Et par qui donc, s'il vous plaît?
-
---Ce n'est pas par M. le comte votre fils, mais il se pourrait bien
-qu'un soir, au coin du feu, Mme la comtesse...
-
---La comtesse est un ange, et je trouve nouveau qu'un étranger, sans la
-connaître, ait la prétention de savoir ce qu'elle m'a dit!
-
---Je le sais par un petit miracle de sorcellerie élémentaire, monsieur.
-L'idée en question n'a pu venir qu'à une femme, parce que les femmes, et
-surtout celles qui ont cinq enfants à pourvoir, se font un sens moral un
-peu plus large que le nôtre. Et l'auteur de cet avis doit être une
-étrangère, ignorante de nos lois, qui interdisent un tel trafic. Toute
-aliénation faite au profit d'un successible en ligne directe, à charge
-de rente viagère, est réputée acte gratuit, ou, pour parler un langage
-moins technique, si le comte vous achetait Vaulignon à fonds perdu, la
-loi supposerait _à priori_ que vous avez voulu avantager M. votre fils
-par une libéralité déguisée. Mlle de Vaulignon serait admise à prouver
-que son père et son frère, par un accord frauduleux (ce n'est pas moi
-qui parle), l'ont frustrée d'une partie des biens que la loi lui
-réserve.
-
---Assez, monsieur! c'est la première fois que j'entends un tel langage,
-et l'impertinence de vos lois commence à m'échauffer les oreilles.
-Concluons. Quels avantages m'est-il permis d'assurer à mon fils?
-
---La loi garantit à chacun de vos deux enfants un tiers de votre
-fortune; elle vous abandonne la libre disposition du reste. Supposons
-que vous possédiez trois millions...
-
---Je n'ai pas cela!
-
---Simple hypothèse. Vous pourriez légalement en donner ou en léguer deux
-à M. le comte, pourvu que Mlle votre fille en eût un. Comment
-estimez-vous la terre de Vaulignon, tout sentiment à part?
-
---Vaulignon rapporte moins que le villard des Trois-Laux, mais on ne
-bâtirait pas le château pour cinq cent mille francs. Et les futaies,
-monsieur! les plus belles de France! Roquevert, le gros marchand de
-coupes, m'a fait offrir cent mille écus de la superficie: il y a là des
-bois de marine comme on n'en voit plus nulle part. Si le villard vaut un
-million, les deux domaines font la paire.
-
---Cela étant, il ne nous reste qu'à trouver cinquante mille louis d'or
-pour Mlle de Vaulignon.»
-
-Le vieillard fit un haut-le-corps accompagné d'un fort juron.
-
-«Savez-vous que c'est une somme? Je ne l'ai pas; non, sur l'honneur,
-quand même je vendrais mes rentes, mes obligations et tous ces petits
-biens qui sont éparpillés autour des Plâtrières! Il faudrait
-emprunter... ou épargner longtemps, mais le temps? Ou gagner? Mais je
-suis fait pour gagner de l'argent comme mes chiens pour chanter la
-messe.
-
---Le comte est riche; il parferait le million plutôt que de liciter un
-de ces beaux domaines.
-
---Peut-être; si sa femme en est d'avis;... mais cela ou autre chose, il
-faut se mettre en règle avec la loi. Je vois d'ici le testament qu'il me
-reste à faire. Encore un mot, monsieur. Vous m'avez donné votre avis en
-jurisconsulte, mais comme homme et comme gentilhomme m'approuvez-vous
-sans réserve? Je vous demande un oui ou un non, et je tiendrai grand
-compte de votre sentiment, quel qu'il soit.
-
---Permettez-moi de distinguer, quoique je ne sois rien moins que
-jésuite. J'estime qu'en droit naturel un homme peut disposer
-arbitrairement de tout le bien qu'il a gagné lui-même. Il ne doit rien à
-ses enfants, sauf l'éducation et les moyens d'existence. Quant à celui
-qui n'a pas créé, mais simplement recueilli sa fortune, il n'est à mon
-sens qu'un dépositaire chargé de la transmettre à la génération
-suivante, et de la répartir sans préférence entre les petits-enfants de
-son père. Tel serait votre devoir, si vous étiez simplement un homme;
-mais la noblesse dérange tout: un gentilhomme est un être à part, en
-dehors de la loi commune. Si ma raison s'insurge à toute heure contre
-cette exception, l'esprit de famille et la reconnaissance envers mes
-aïeux me commandent de la respecter. Le fait existe, il est constant, je
-dois le faire entrer dans mes calculs et raisonner avec vous comme si
-nous ne faisions point partie de la grosse humanité. Si je me place à ce
-point de vue faux, mais admis, je reconnais que votre patrimoine échappe
-aux lois de l'équité vulgaire. Ceux qui vous l'ont transmis de main en
-main à travers une demi-douzaine de siècles ont voulu et prétendu qu'il
-ne fût jamais divisé. S'ils ressuscitaient tous ensemble pour se réunir
-ici en conseil de famille, ils diraient d'une voix que Vaulignon et les
-Trois-Laux ne peuvent appartenir qu'à M. votre fils, que cette faveur,
-injuste en elle-même, découle logiquement du principe de la noblesse, et
-que sans le droit d'aînesse, appliqué ouvertement ou en fraude, toutes
-les aristocraties héréditaires verseraient bientôt dans l'abîme du
-prolétariat! Tiens! voilà que je plaide: pardon, monsieur.
-
---Non, ma foi! ne vous raillez pas vous-même; c'est noblement parlé.
-
---Vous voulez dire parler en noble.
-
---Et quoi de mieux?
-
---Rien, rien. Si votre conscience se trouve suffisamment éclairée, je
-vous demanderai la permission de passer un habit, car voici huit heures
-qui sonnent, monsieur, et je suis commandé de service pour un whist
-officiel qui n'attend pas.»
-
-Le marquis s'inclina, tira son portefeuille et dit d'un ton bourru qui
-cachait mal son embarras:
-
-«Maître Mainfroi, je vous ai dit que j'étais extrêmement rare à
-Grenoble; vous m'excuserez donc si je me hâte un peu d'acquitter ma
-dette envers vous.
-
---Monsieur, répondit Mainfroi, vous m'avez fait l'honneur de me
-consulter comme gentilhomme, vous me devez donc plus que de l'argent.»
-
-M. de Vaulignon remit son portefeuille en poche, et tendit les deux
-mains au jeune seigneur.
-
-
-II
-
-Le premier président, M. de Mondreville, n'accueillait pas Mainfroi
-comme un avocat distingué, mais plutôt comme un fils. Les vieux
-conseillers le choyaient à qui mieux mieux; il était ainsi l'enfant gâté
-d'une nombreuse et vénérable famille. Personne ne doutait qu'il ne fût
-réservé aux plus hautes dignités de la magistrature, et chacun se
-promettait de le pousser dès que l'ambition lui serait venue. Il
-semblait formellement engagé par les traditions de la race et par
-l'éclat du nom; les amis de son père le suivaient avec orgueil dans la
-carrière qu'il avait choisie, mais ils ne lui auraient point pardonné
-d'y vieillir.
-
-Rien de plus étonnant que ses débuts: docteur en droit à vingt-deux ans
-et grand prix de la faculté de Paris, il s'était fait agréger l'année
-suivante avec dispense. Tout aussitôt il était venu réclamer son
-inscription au tableau de l'ordre à Grenoble, son stage étant fait à
-Paris. Soit curiosité, soit prévoyance, les avoués lui épargnèrent les
-longueurs de l'attente: ils accoururent chez lui les mains pleines
-d'affaires. Sa première plaidoirie attira plus de monde qu'une première
-représentation; c'est à coup sûr la seule fois que les dames se soient
-arraché les billets pour un procès de mur mitoyen. La ville de Grenoble
-aime son vieux parlement; elle en est fière, elle veille sur cette
-gloire et cette grandeur provinciale avec un patriotisme jaloux. La
-foule qui se porta au palais pour juger le dernier Mainfroi était
-très-exigeante et très-indulgente en même temps, prête à lui pardonner
-tous les défauts de son âge, et prompte à désespérer de lui, s'il
-paraissait inférieur à cette réputation précoce. Il se montra supérieur
-à ses succès d'école, aux éloges de ses maîtres et à l'attente de ses
-amis. On vit un beau garçon, modeste, simple et de grande manière; sa
-voix pleine et sonore se maintint dans le ton d'une conversation
-aimable, en évitant l'emphase et l'éclat. Il discuta posément, poliment
-et même avec une certaine bienveillance, les prétentions de la partie
-adverse, éclaira les faits, élucida les textes de loi, n'omit rien, ne
-laissa pas tomber une parole inutile, et termina par une péroraison
-naïve et touchante qui réclamait pour lui l'adoption du tribunal et du
-parlement dauphinois. Le tribunal lui donna gain de cause; le président
-le complimenta en public suivant un usage patriarcal que j'admire; les
-vieux avocats s'étonnèrent qu'un si jeune homme sût parler sobrement et
-faire trêve d'érudition; les gens du monde, qui sont plus lettrés à
-Grenoble que dans beaucoup d'autres villes, goûtèrent fort cette
-éloquence exempte de rhétorique. Quant aux femmes, elles pensèrent que
-ce petit Mainfroi devait être joliment persuasif lorsqu'il plaidait sa
-propre cause.
-
-Il eut de grands succès en tout genre, et les plus beaux furent ceux
-dont le monde ne connut rien. Discret dans le bonheur et gentilhomme en
-tout, il mena, sept années durant, une vie cachée et brillante dans cet
-hôtel de l'an 1622, qui a l'air si confident et tant de portes dérobées.
-Au palais, son talent et sa réputation marchaient de front; il
-choisissait scrupuleusement ses affaires: aussi les gagnait-il à coup
-sûr. Aux yeux des magistrats, la cause qu'il prenait en main était comme
-jugée par lui et gagnée dans son cabinet avant instance. Il avait pleine
-conscience de son autorité, et chaque fois qu'il se levait à l'audience,
-le ton dont il disait ce simple mot: «messieurs!» aurait valu un long
-commentaire. Sans arrogance et même sans fatuité vénielle, il modulait,
-accentuait, posait, isolait ce «messieurs,» comme pour le livrer aux
-méditations de la cour ou du tribunal. Ce modeste «messieurs,» dans sa
-bouche, en disait cent fois plus qu'il n'était gros. On y sous-entendait
-tout un exorde ainsi conçu: «Vous me connaissez tous, vous savez que je
-ne plaide pas pour gagner ma vie, ni pour faire ma réputation, mais pour
-m'asseoir de plus en plus solidement dans l'estime des gens de bien et
-pour me rendre digne des honneurs qui m'attendent dans un avenir assez
-rapproché. Vous devez donc penser qu'aucune considération ne m'aurait
-fait sortir de chez moi ce matin, si je n'étais quatre fois sûr de
-gagner la partie. Admettez-vous un seul moment que je me sois trompé sur
-le point de fait, ou abusé sur le point de droit? Vous ne le pouvez pas,
-car vous savez qu'il ne tiendrait qu'à moi de siéger à vos côtés au lieu
-de pérorer devant vous, et que par conséquent je possède, à l'état
-virtuel, toute l'infaillibilité de la justice.» Voilà ce qu'il disait
-sans le dire, et pas l'ombre d'impertinence dans cette déclaration
-muette! Un magistrat célèbre, qui devait être un jour garde des sceaux,
-vint à Grenoble en visite chez M. de Mondreville. On lui fit entendre
-Mainfroi, et il en fut émerveillé. «Ce jeune homme plaide en
-conseiller,» dit-il au sortir de l'audience. Il s'invita à dîner chez
-Mainfroi avec le premier président et quelques gens de robe. Après un
-long repas où Fleuron s'était surpassée, le personnage, qui appartenait
-au petit groupe (aujourd'hui si restreint) des ministres possibles, prit
-Mainfroi dans une embrasure et lui parla ainsi:
-
-«Le ministère de la justice fait fausse route. On se croit fort habile
-en écartant de la magistrature les hommes que la naissance et la fortune
-ont créés libres; on veut avoir, coûte que coûte, un gouvernement fort,
-et l'on pense avancer le but en choisissant des hommes dépendants, prêts
-à tout, esclaves de leur pain. Mauvaise politique, monsieur! ce
-déplacement de mobile, qui substitue l'intérêt à l'honneur et à la
-dignité, éliminera les caractères sans nous attirer les talents.
-Triplât-on les traitements, ils resteront toujours inférieurs aux
-honoraires d'un avocat distingué; nous n'aurons que des hommes de second
-et de troisième choix; le ministère public sera faible en comparaison du
-barreau, et la magistrature tombera peu à peu dans une médiocrité
-incurable. Si jamais le chef de l'État m'honorait de sa confiance, je
-m'appliquerais à recruter tout un état-major d'hommes indépendants, oui,
-indépendants d'esprit, de caractère et de fortune, fussent-ils même un
-peu frondeurs comme les magistrats des vieux parlements! Il faut que
-nous soyons autre chose que des fonctionnaires, monsieur. L'ordre
-judiciaire est un pouvoir dans l'État. Il reçoit son institution du
-pouvoir exécutif, il applique les principes formulés par le pouvoir
-législatif, mais il ne doit être valet ni de l'un ni de l'autre. La
-vénalité des offices est tombée sous le ridicule; Brid'oison l'a tuée,
-j'en conviens, et pourtant ce n'était pas la pire institution de
-l'ancien régime. Le magistrat qui avait payé sa charge était chez lui à
-l'audience; le beau mot «la cour rend des arrêts et non des services,»
-de quelle date est-il? L'ancien régime en a tout l'honneur. Décidément
-je préfère la vénalité des offices au ramollissement des consciences.»
-
-Un entretien qui commence ainsi peut aller loin. Mainfroi ne savait pas
-encore que tout ministre _in partibus_ est révolutionnaire par état. Il
-fut non-seulement séduit, mais enlevé par les théories de son
-interlocuteur. Sa jeunesse le livra pieds et poings liés au magistrat
-éminent et au fin politique qui tutoyait M. de Mondreville et l'appelait
-_copain_ au dessert. Le vieillard et le jeune homme, enchantés l'un de
-l'autre, ne se quittèrent point sans conclure une sorte de pacte;
-Mainfroi promit de s'enrôler à la première réquisition sous les drapeaux
-du futur ministre.
-
-En attendant, il sut se ménager et tenir les occasions à distance. Il
-frondait même un peu dans la mesure qui a toujours été permise aux
-hommes riches et bien nés.
-
-Le soir de son entrevue avec le marquis de Vaulignon, sur les dix
-heures, après le whist du premier président, tandis qu'il savourait une
-tasse de thé en souriant à la belle madame Portal, reine de Grenoble et
-sa meilleure amie, le procureur général vint le battre en brèche, et le
-gaillard ne se rendit point.
-
-«Mon cher grand homme, lui dit le chef du parquet, on m'enlève Pfeiffer,
-mon meilleur substitut, et me voilà terriblement en peine. 'Ah! si vous
-vouliez!
-
---Non, répondit Mainfroi. D'abord j'ai mes idées sur les devoirs d'un
-magistrat dans le monde; ils sont infiniment plus stricts que ceux d'un
-avocat, et je ne prendrai pas sur moi de représenter la justice tant que
-je ne serai pas rangé et marié.
-
---Mais l'honneur de défendre la société ne vaut-il pas quelques
-sacrifices?
-
---Je la défends à ma manière, avec autant d'éclat que je pourrais le
-faire au parquet et avec plus de liberté. Quel intérêt aurais-je à
-marquer le pas sur la grand'route, lorsqu'un chemin de traverse me
-conduit plus directement au but? Tous les grades de la magistrature sont
-également accessibles à l'avocat, suivant son âge et sa réputation; il
-arrive de plain-pied aux plus hautes fonctions comme aux plus humbles,
-pourvu qu'il ait montré ce qu'il vaut. Tant que je reste en dehors de la
-hiérarchie, j'ai presque autant de chances d'obtenir le bâton de
-maréchal que l'épaulette de sous-lieutenant: une fois enrégimenté, je
-devrais suivre la filière. Et comptez-vous pour rien les ennuis, les
-dégoûts, les dangers que je m'épargne à moi-même en restant simple
-avocat jusqu'au bon moment? Procès de presse et d'association,
-manoeuvres électorales, rapports sur l'opinion publique et autres _menus
-suffraiges_ qui trop souvent vous compromettent à jamais!»
-
-Voilà comment ce jeune homme dansait autour des arches saintes de la
-politique. Il ne prenait au sérieux que la justice et peut-être l'amour.
-
-Le procureur général apprêtait sa réplique lorsqu'un grand bruit lui
-coupa la parole. C'était maître Foucou, le plus discret notaire de la
-ville, qui entrait en s'ébrouant et soufflant dans ses gants paille à
-l'heure où l'on couche habituellement les notaires. «Mes respects, tous
-mes respects, monsieur le premier! Mes plus humbles hommages, madame la
-première! Mesdames, messieurs, votre fidèle serviteur de tout mon coeur.
-Je ne me serais pas mis au lit pour un empire avant de m'être excusé.
-Madame la première a dû comprendre qu'il fallait un événement bien
-despotique pour m'empêcher de me rendre à sa gracieuse et honorable
-invitation. Ah! le devoir! Il commande et j'obéis. Il y a des choses qui
-n'attendent pas: la mort entre autres et les tenants et aboutissants
-d'icelle.»
-
-Mme Portal poussa un cri d'effroi: «Pour Dieu! monsieur Foucou, si vous
-venez d'un lit de mort, ne m'approchez pas!
-
---Rassurez vos grâces, belle dame, je ne connais ni morts ni malades, et
-s'il faut appuyer mon dire de quelque preuve démonstrative, la
-discrétion professionnelle ne me défend pas d'indiquer le client qui m'a
-fait perdre une si précieuse soirée. C'est un grand propriétaire foncier
-qui habite à quelques lieues de Grenoble, un vaillant chasseur devant
-Dieu, terreur des loups, des sangliers et des ours.»
-
-Plusieurs voix désignèrent M. de Vaulignon, qui était louvetier en
-titre.
-
-«C'est vous qui l'avez dit, poursuivit le notaire. Je ne l'ai pas nommé,
-quoique rien n'interdise à un officier ministériel de se faire honneur
-des visites qu'il reçoit. Voilà notre belle Mme Portal bien rassurée,
-car s'il était vrai que le marquis prît des dispositions, ce que
-j'ignore, ce serait de sa part un luxe de prudence. Quelle noble santé!
-et quelle force d'âme en présence des questions les plus solennelles!
-C'est lui qui aurait bien le droit d'employer la formule: «Je soussigné,
-sain de corps et d'esprit...» Mais je doute qu'il sache prévoir les
-malheurs de si loin. Cependant lorsqu'on a deux ou trois millions à
-laisser,... je ne sais rien, j'indique vaguement la fortune qu'on lui
-prête,... et lorsqu'on est chargé par la Providence d'assurer la
-grandeur et la perpétuité d'un grand nom!... il faut penser à tout. Ceux
-qui n'ont qu'un seul héritier sont bien libres de mourir intestats, si
-bon leur semble. Oui, mais la question ne se présente pas souvent avec
-cette simplicité...»
-
-Le bonhomme s'arrêta un moment, et ses yeux firent le tour de
-l'assemblée en quêtant une interrogation qui lui permît de poursuivre.
-La femme d'un conseiller prit pitié de sa peine et dit:
-
-«Combien a-t-il d'enfants, le marquis de Vaulignon?
-
---Ah! vous pensez encore au marquis, chère dame? Moi je n'y étais plus.
-Je suivais mon idée dans une tout autre direction. M. de Vaulignon doit
-avoir deux enfants, si je ne me trompe: un fils d'abord,... je dirais
-même _avant tout_, car enfin un fils est presque tout dans ces vieilles
-familles. Bienheureux les garçons! j'en ai vu plus d'un en ma vie à qui
-le bien venait en dormant. N'allez pas croire au moins que M. le comte
-soit un endormi! Ce n'est pas de son lit qu'il attend la fortune, c'est
-sous bois, au triple galop, derrière la meute de son père: Nemrod, fils
-de Nemrod! Je suppose néanmoins que, s'il trouvait sur sa route une
-couple de millions en biens-fonds nets d'hypothèques, le jeune homme se
-baisserait pour les ramasser. Les rencontrera-t-il? Voilà ce que
-j'ignore, et même si je le savais, je n'en soufflerais mot. Ce qu'on
-peut affirmer, c'est que M. le marquis est ferré sur le code, et qu'il
-ne donnera jamais à Pierre ce que la loi réserve à Paul ou à Pauline.
-
---Maître Foucou! demanda Mainfroi, est-ce que Pauline est le nom de Mlle
-de Vaulignon?
-
---A Dieu ne plaise, monsieur! mais je vous jure que Mlle Marguerite est
-hors de cause. Pourquoi donc mettez-vous au particulier ce que je dis en
-général? Est-ce que je suis un bavard, un homme léger, un notaire sans
-gravité, discrétion ni consistance? Mlle Marguerite, quoi qu'il arrive,
-sera toujours un des plus beaux partis de la province. Ne me demandez
-pas quelle dot on lui destine, je dois l'ignorer; mais elle sera pourvue
-en héritière, quand même elle n'hériterait de rien,... je m'entends. Et
-jolie avec cela comme,... oui, comme Mme Portal à dix-huit ans; un vrai
-type de reine, elle aussi, mais naturellement une beauté moins faite,...
-je dis moins achevée. Il est bien malheureux que cette pauvre enfant
-soit séquestrée à Vaulignon. Quel succès, si M. le marquis daignait la
-produire à Grenoble! Et je crois qu'elle-même préférerait la compagnie
-de ces dames au tête-à-tête avec une belle-soeur dont il ne m'appartient
-pas de dire aucun mal.»
-
-Ce coupable bavardage d'un sot amusa presque toute la compagnie; mais
-Jacques Mainfroi n'en rit guère, et il rentra chez lui passablement
-rêveur. «Ainsi donc, pensait-il, le testament est fait; ce gentilhomme
-des bois, en me quittant, a couru chez son notaire. Il se trouve que
-j'ai exercé quelque influence sur le sort, ou, du moins sur l'avoir
-d'une fille qui ne m'est rien, que je ne verrai peut-être jamais, et qui
-probablement ignore jusqu'à mon nom. Lui ai-je été nuisible ou utile?
-qui le sait? Le père semblait bien résolu à la dépouiller dans les
-limites du possible; mais, lorsqu'il m'a prié de lui donner mon avis
-comme homme, je n'avais peut-être qu'un mot à dire pour sauver à cette
-pauvre enfant un grand tiers de son bien. Reste à savoir si elle aurait
-été plus heureuse étant plus riche. A cette loterie du mariage, les
-numéros gagnants ne sont pas toujours ceux qu'on a payés cher. Qui
-pourra-t-elle épouser ici? Je ne vois guère de partis pour une héritière
-d'un million. Il n'y en aurait pas du tout pour une héritière d'un
-million et demi. Comment est-elle? quelle femme est-ce? J'ai vu le papa,
-je devine le frère; ces propriétaires-chasseurs sont tous les mêmes: mes
-chiens, mes chevaux, mes pipes, ma cave, mon nom! Mais la fille et la
-soeur de pareils hommes, à quoi peut-elle ressembler? A Mme Portal? Quel
-triple sot que ce notaire! Amélie Portal est un beau fruit de jardin;
-cette petite doit avoir dans l'esprit, dans les manières, dans tout son
-être enfin, les saveurs âpres et les parfums subtils du sauvageon.»
-
-En rentrant au logis, il chercha Vaulignon sur la carte d'état-major. Sa
-nuit fut agitée, ce qui ne veut pas dire mauvaise. Il vit un pêle-mêle
-de loups, de notaires, de contrats, de testaments et de jolies filles à
-qui Mme Portal servait de mère. Cependant Mme Portal avait à peine cinq
-ou six ans de plus que lui.
-
-Ces rêves le poursuivirent pendant une quinzaine; ils finirent par
-l'obséder en plein jour, à l'audience, dans le monde, et même au milieu
-des visites intimes qu'il recevait de temps à autre. Pour mettre un
-terme à cette persécution, il n'imagina rien de mieux que d'aller rendre
-à M. de Vaulignon la poignée de main qu'il lui devait. Il partit à
-cheval un matin de février, par un joli soleil qui fondait lentement la
-neige sur les routes. En trois heures de promenade, il atteignit le
-villard ou village de Vaulignon, éparpillé sous un château de fière
-tournure. Dirai-je qu'à cette vue le coeur lui faillit? Non, mais il
-éprouva le besoin de se recueillir en mangeant un morceau. L'aubergiste
-ne se fit pas prier pour lui apprendre que les seigneurs couraient le
-sanglier à une lieue du château. M. Lafeuille, le valet de limiers,
-avait bu la goutte au village en revenant de faire le bois; il avait
-connaissance d'un vieil ermite baugé dans l'enceinte des grands mélèzes.
-Le vautrait n'était sorti des communs qu'à dix heures, parce que les
-dames suivaient. L'animal devait être détourné depuis un bout de temps;
-il s'était fait battre sur place pendant une demi-heure, ensuite de quoi
-il avait pris un grand parti, et personne ne pouvait dire où était la
-chasse. Sur ces renseignements, Mainfroi comprit qu'il avait quelques
-chances de se promener jusqu'au soir sans faire de rencontres. Moitié
-content, moitié fâché, comme un homme qui ne sait ni ce qu'il craint ni
-ce qu'il désire, il remonta sur sa bête, et gagna la forêt sans autre
-guide que le hasard.
-
-Il y a de vieilles banalités qui sont usées jusqu'à la corde et qui
-pourtant s'imposent en quelque sorte à l'esprit le moins banal.
-Mainfroi, qui était l'homme le moins niais du monde, ne put se défendre
-de penser à cet éternel roman où le sanglier furieux joue le rôle de la
-Providence, Mlle de Vaulignon, seule et désarçonnée en face du monstre,
-le solitaire fondant sur elle pour la découdre, et tout à coup, un beau
-jeune homme, le fer en main... «Mais grâce à Dieu, pensait-il en riant,
-ma seule arme est une cravache. Quoi qu'il arrive à la belle Marguerite,
-je n'aurai pas le ridicule de la sauver.»
-
-Cette méditation prosaïque fut coupée par le tumulte de la chasse. La
-voix des chiens, une fanfare, le _vloo, vloo_! des piqueurs, une boule
-noirâtre et hérissée qui coupa le chemin et se rembucha lestement, la
-meute haletante, le galop de quelques chevaux, la face illuminée du
-marquis, c'est tout ce qu'il eut le temps de voir et d'entendre. Le
-gibier, les chiens et les hommes étaient trop à leur affaire pour
-s'arrêter au spectacle d'un avocat.
-
-Quelques minutes après, il vit passer un cheval attardé, mais plein de
-feu, qui galopait par bonds en secouant le plus étrange fardeau du
-monde... Figurez-vous une petite maman courtaude, épaisse, couperosée,
-mal endentée, aux trois quarts décoiffée et traînant à la remorque une
-cordelette de cheveux blonds tordus avec un velours vert: la robe marron
-et bleue, chargée de passementeries rouges et de perles multicolores,
-avec des manchettes de fourrure et un boa noué en double autour du cou:
-telle était la comtesse de Vaulignon, née baronne de Brintzheim; on naît
-baronne dans quelques royaumes saugrenus.
-
-Mainfroi la reconnut sans la connaître: «Allons! dit-il, le poste est
-bon: un peu de patience, et Marguerite viendra se faire passer en
-revue.» Mais au bout d'un quart d'heure il supposa qu'on l'avait mal
-informé, que la fille du marquis n'était pas sortie et qu'il n'avait
-plus rien à voir dans ces parages. Il s'orienta de son mieux et reprit
-la direction du villard. Déjà l'épaisseur du bois sensiblement éclaircie
-montrait la lisière, et il pressait le pas pour se remettre en plaine,
-lorsqu'au détour d'une avenue il vit une amazone du plus beau style en
-costume Louis XIII. Grande, svelte, souple, imperceptiblement
-abandonnée, elle ondulait aux allures d'un fort cheval de demi-sang. La
-main gauche qui tenait les rênes reposait négligemment sur le pommeau de
-la selle, la droite pendait avec la cravache sur l'épaule de la monture.
-La fière simplicité de l'habit rehaussait la beauté un peu sévère du
-visage; les gants de chamois, trop longs et trop larges, étaient ceux
-d'une vraie grande dame qui se gante pour protéger ses mains et non pour
-les montrer aux passants. Mainfroi s'arrêta net et attendit dans une
-contemplation recueillie cette belle déshéritée qui regardait vaguement
-le paysage sans rien voir. Lorsqu'ils furent à dix pas l'un de l'autre,
-le jeune homme s'approcha d'elle et salua avec grâce; elle répondit d'un
-air froid, mais sans témoigner plus de crainte ou d'étonnement que si
-elle avait été abordée par un inconnu dans le salon de son père.
-
-«Mademoiselle, dit-il en s'efforçant d'être brave, vous avez perdu la
-chasse?
-
---Non, monsieur, je l'ai laissée.
-
---Je comprends; on allait d'un si terrible train...
-
---Oh! ce n'est pas cela, mais la chasse m'ennuie parce que je la sais
-par coeur. Toujours la même chose!
-
---Et vous ne craignez pas d'aller seule à travers bois?
-
---Que craindrais-je? Je suis chez nous, et personne ne me veut de mal
-que je sache.
-
---Cependant... une jeune fille... Il pourrait se rencontrer sur votre
-route... on pourrait vous dire de ces choses qui font rougir.
-
---Quoi, par exemple?
-
---Mais... si l'on vous disait à brûle-pourpoint que vous êtes belle?
-
---Je le sais, mais comme je n'ai pris ma beauté à personne, je n'ai pas
-lieu d'en être honteuse.»
-
-Mainfroi fut comme étourdi sous le coup de cette naïveté fière, mais il
-se remit bientôt et reprit:
-
-«Vous êtes plus que belle, mademoiselle de Vaulignon; vous êtes simple,
-digne et forte, et l'homme qui vous épousera est heureux entre tous les
-hommes!»
-
-Elle pâlit un peu, regarda Mainfroi sérieusement, et dit:
-
-«Est-ce que vous le connaissez?
-
---Non, et vous?
-
---Ni moi non plus, mais je sais qu'il n'est pas loin.»
-
-Le regard de Mainfroi fit lentement le tour de l'horizon.
-
-«Vous parlez sans doute au figuré? dit le jeune homme.
-
---J'ai vingt ans, monsieur, et mon père s'occupe de mon prochain
-établissement. Voilà ce que je sais, et ce qui me permet de dire que mon
-futur mari ne saurait être loin.
-
---J'éprouve une violente démangeaison d'être indiscret et de vous
-demander: comment l'aimeriez-vous, mademoiselle?
-
---Il y a un jeu, vous savez, où l'on fait de ces questions-là. Je
-l'aimerai comme on me l'offrira, monsieur, car il sera tout choisi la
-première fois qu'une occasion fortuite ou apprêtée le placera devant mes
-yeux. N'est-ce pas partout ainsi?
-
---Sans doute. Et les idées de monsieur votre père...?
-
---Sont celles de tous les pères de sa condition: un nom, de la fortune,
-quelque jeunesse encore, et la réputation de galant homme.
-
---J'entends; mais se peut-il que pour vous plaire, pour toucher cet
-adorable coeur, si naturel et si prime-sautier, il suffise de se
-présenter avec l'agrément de M. le marquis?
-
---Une fille ne doit-elle pas entière déférence aux voeux de son père?
-
---Et puis un mari, quel qu'il soit, paraît moins odieux que le couvent,
-n'est-ce pas?
-
---Le couvent? Vous savez donc tout? Eh bien! oui, je hais le couvent et
-je le tiens pour infâme! Il ne parle que de Dieu, et il va contre notre
-destinée divine, qui est d'aimer un mari et d'élever des enfants.
-
---Brava! brava!
-
---Pourquoi m'applaudissez-vous comme si j'avais chanté un air? Rien
-n'est donc sérieux, venant de nous, et nous ne serons jamais que les
-poupées des hommes? Quel plaisir trouvez-vous à vous moquer depuis un
-quart d'heure en me questionnant sur des choses que vous savez mieux que
-moi?
-
---Mais, mademoiselle, je vous jure...
-
---Vous me jurez que le hasard, le pur hasard vous a jeté sur mon chemin
-dans un domaine qui est à nous et où personne ne passe, excepté nous?
-M'auriez-vous abordée si cavalièrement, si vous n'aviez pas eu les
-pleins pouvoirs de mon père? Suis-je une femme qu'on puisse accoster au
-milieu des bois sans l'aveu de ses parents?
-
---Pardon! cent mille fois pardon, mademoiselle! Ne me punissez pas d'un
-mouvement spontané, irrésistible, dont je comprends trop tard la
-coupable imprudence! Personne ne m'a permis de vous parler comme j'ai
-osé le faire. C'est le hasard ou plutôt la fatalité qui m'a jeté sur
-votre route; mais jamais sentiment plus respectueux, idolâtrie plus
-servile n'a mis un coeur bien né sous les pieds d'une noble et
-courageuse fille, et si vous daignez me permettre...»
-
-Elle se redressa fièrement, assembla son cheval, laissa tomber sur
-Mainfroi un regard où le feu semblait jaillir au milieu des larmes et
-fit siffler sa cravache en criant:
-
-«Vous disiez vrai, j'ai eu tort de quitter la chasse: nos bois ne sont
-pas sûrs!»
-
-Lorsqu'il eut trouvé sa réponse, Marguerite était loin.
-
-La curiosité seule avait poussé Mainfroi à cette équipée; il en revint
-presque amoureux. A peine s'il donna huit jours à la réflexion, lui qui
-passait pour le jeune homme le moins précipité de la province. Il
-s'abattit sur le cabinet de maître Foucou comme une corneille sur un
-noyer.
-
-«Mon cher monsieur, dit-il au bonhomme, c'est une négociation
-très-délicate qui m'amène à vous. Vous êtes le notaire de la famille
-Vaulignon; le marquis est toujours dans l'intention de marier sa fille?
-
---Plus que jamais!... du moins autant qu'il m'est permis de le
-conjecturer.
-
---Pensez-vous qu'un garçon jeune encore, honorablement né, maître d'une
-jolie fortune et assez bien dans ses affaires pour épouser Mlle de
-Vaulignon sans dot, aurait quelques chances d'être agréé?
-
---Comment donc! mais à bras ouverts. Seulement, mon cher maître, votre
-client a manqué le coche. La semaine dernière on aurait pu voir. Eh! eh!
-le marquis n'était pas homme à mépriser un gendre détaché des biens de
-ce monde. Notre épouseur a constitué de beaux avantages à la future, je
-suis content de lui; mais son notaire, ce scélérat de Tétard, n'a pas
-rompu d'une semelle sur le terrain de la dot. Ah! le chien! il voulait
-le million tout rond, et le diable ne l'en a pas fait démordre. Nous
-n'avions pas la somme, il fallait emprunter, je l'ai dit carrément; le
-monstre a répondu que deux cent mille francs n'étaient pas une affaire,
-et que M. le comte pouvait les avancer, sauf à les reprendre plus tard.
-C'est la comtesse qui ne riait pas! Vous sentez, mon cher maître, que je
-me livre à vous comme à un confesseur. Il faut que je sois sûr de votre
-caractère pour déroger à cette discrétion qui est la grande loi de ma
-vie. Je crois donc que jeudi dernier et même vendredi matin, avant dix
-heures, un gaillard qui serait venu dans les dispositions que vous
-dites, n'aurait pas été éconduit à coups de fourche; mais, _consummatum
-est_, comme dit Cicéron. M. le vicomte de Montbriand a notre parole, et
-nous la sienne. Bonsoir la compagnie! _Tarde venientibus ossa!_ Toujours
-du Cicéron, pour vous montrer qu'on possède vos confrères; mais, sans
-rancune, pas vrai? Si vous avez un client à établir, j'ai moi, quelques
-douzaines de clientes, et dans les prix les plus variés. Il faut que
-vous me fassiez l'honneur de dîner ici un de ces jours avec trois ou
-quatre compères de ma connaissance. L'ermitage de 1834 commence à
-s'ennuyer derrière les fagots; nous lui dirons une parole.»
-
-Il bavarda longtemps sur ce ton sans obtenir un mot de réplique.
-Mainfroi le laissa dire et n'entendit rien, sinon que Marguerite était
-perdue pour lui.
-
-Du plus heureux gentilhomme et du plus illustre avocat de Grenoble il ne
-restait qu'un corps sans âme. On le vit, quinze jours durant, s'absorber
-dans la solitude, fuir le monde et fermer sa porte aux amis. Les clients
-seuls le trouvaient solide au poste; il donna ses consultations avec une
-admirable lucidité, suivit les audiences, ne fit pas remettre une
-affaire et parla comme un ange, autant de fois qu'il eut à plaider.
-L'avocat survivait à l'homme.
-
-Je ne sais quelle fausse honte l'empêcha de refuser l'invitation de M.
-Foucou, qui le sommait de sa parole. Peut-être eut-il peur d'éveiller
-les commentaires et de livrer à ce vieux profane le secret de sa
-mélancolie; mais jugez de ce qu'il devint lorsque sur cinq convives on
-lui offrit MM. de Vaulignon père et fils, et le vicomte de Montbriand!
-Les deux autres étaient maître Tétard, notaire de Paris, et M.
-Roquevert, marchand de bois, le plus fort client de l'étude.
-
-De prime abord, Mainfroi fut troublé à fond, mais il usa du privilége
-qui permet à tout homme de loi de renfermer ses émotions dans sa
-cravate. Il opposa une réserve courtoise à l'accueil cordial du marquis,
-et paya de morgue les deux beaux-frères, qui se tutoyaient déjà, comme
-gens qui n'en sont plus à se griser ensemble. La froideur lui coûta
-moins encore avec l'illustre Roquevert, qu'il avait fait condamner
-maintes fois au civil et qu'il attendait patiemment en police
-correctionnelle. On dîna comme on dîne chez ces gros gourmets de
-province qui envoient leur femme à la cuisine lorsqu'ils ont du monde à
-traiter. Les entrées succèdent aux entrées, on entasse rôti sur rôti, et
-les vins savamment échelonnés vont de plus fort en plus fort jusqu'à ce
-qu'il s'ensuive un abrutissement général.
-
-A l'heure des faisans truffés et du vieux vin de l'Ermitage, les
-caractères et les intérêts commencèrent à se dessiner aux yeux de
-Mainfroi. Le marquis s'épanouissait en luron dans un contentement
-égoïste. Il avait enchaîné sa terre à son nom par acte authentique, il
-s'était débarrassé de sa fille, il allait enfin vivre à sa guise, sans
-devoirs à remplir qu'envers lui-même, maître de son revenu, de sa
-personne et de ses affections qu'on flairait tant soit peu roturières.
-Le gendre était un petit viveur de Paris, quelque peu fatigué par les
-clubs, les restaurants nocturnes et le reste, assez joli garçon, assez
-brave, assez ignorant, assez fat, assez gai, original en résumé comme la
-dix millième épreuve d'une gravure de modes. Mainfroi crut entendre que
-ce jeune homme se mariait surtout pour obéir à un oncle riche, qu'il ne
-comptait pas se ranger, mais reprendre au plus tôt ses habitudes de
-sport et d'Opéra. Le vicomte parlait savamment du corps de ballet: il
-semblait être de moitié dans une écurie à moitié connue, et courir le
-_steeple-chase_ de temps à autre pour disputer la moitié d'un prix. S'il
-déplut à Jacques Mainfroi, point n'est besoin de le dire. Un tel homme
-était sur le point d'épouser Marguerite, et il parlait de tout, excepté
-d'elle; il ne daignait pas même jouer la comédie élémentaire de l'amour
-heureux! Quant à M. Gérard de Vaulignon, il débuta par faire pitié à
-Mainfroi. Moins grand, moins beau, plus épais que son père, visiblement
-dégénéré en tout, il offrait par surcroît quelques symptômes de
-dégradation personnelle. On devinait en lui l'homme qui rougit de sa
-femme et qui voudrait la cacher au monde, mais qui se console à huis
-clos par les vulgaires satisfactions du bien-être et par le plaisir de
-faire une grosse maison. Bon diable au demeurant, cordial après boire et
-capable d'un mouvement généreux dans l'ivresse d'une excellente affaire,
-ce n'était pas encore une âme basse, mais c'était déjà un gentilhomme
-déchu. L'avocat ne tarda guère à deviner certain petit complot qui se
-tramait autour de la table. Le hasard seul n'avait pu égarer en si
-honorable compagnie ce pilote côtier de la loi qu'on appelait Roquevert.
-Quelques paroles échappées au comte de Vaulignon entre deux verres de
-vin de Champagne firent dresser l'oreille à Mainfroi. Il comprit que la
-grosse amazone aux cheveux rares inspirait son mari, quoique absente, et
-lui dictait une combinaison subtile. La bonne dame avait prêté deux cent
-mille francs au marquis pour compléter la dot de Marguerite et bannir du
-château une belle-soeur qu'elle haïssait; mais après s'être fait donner
-toutes les garanties possibles, elle avait eu connaissance du testament
-qui léguait tous les biens-fonds de la famille au comte Gérard. Cette
-nouvelle, au lieu de la transporter de joie, l'avait atterrée; elle
-sentit que par le fait elle avait pris hypothèque sur son mari,
-c'est-à-dire sur elle-même. Si le marquis mourait demain, par accident
-ou maladie, la comtesse héritait de Vaulignon et des Trois-Laux, mais
-ses deux cent mille francs étaient perdus. Comment les recouvrer en
-temps utile? le vieillard n'était pas homme à se priver de rien;
-supposer qu'il économiserait un tel capital avant sa mort, c'était
-folie. On pouvait le décider à vendre les plus belles coupes de
-Vaulignon, mais ne serait-ce pas se payer soi-même sur son propre bien?
-La jeune dame était dans la dernière des perplexités lorsqu'elle
-recueillit certains propos tenus par Roquevert à l'office. Roquevert
-n'était point admis à la table du château. On le laissait entrer dans la
-salle à manger sur la fin du dessert, et, debout devant la famille
-assise, le riche maquignon d'affaires buvait un verre de vin comme le
-facteur rural ou le premier garde venu. Cette hospitalité hautaine le
-tenait à distance et paralysait un peu ses moyens, mais il se
-dédommageait aux cuisines, avec la certitude que ses paroles ne
-tombaient pas dans l'eau. Il y répéta si souvent et avec tant
-d'assurance: Je peux faire gagner un million à M. le marquis; il broda
-de telles variations sur ce thème mélodieux que la petite comtesse âpre
-au gain se sentit devenir toute rêveuse.
-
-Elle voulut que cet homme expliquât librement ses projets; elle choisit
-le terrain pour que l'amphitryon, esprit pratique, pût contrôler chaque
-idée au passage, et comme le sentiment du droit n'était pas la faculté
-maîtresse de M. Roquevert, elle pria _son bon_ Foucou d'inviter un
-jurisconsulte. Voilà par quel surcroît de précaution Mainfroi se
-trouvait de la fête. S'il ne devina point d'emblée tout le mystère, il
-en comprit assez pour se tenir en homme averti.
-
-A l'arrivée du fromage glacé, le comte Gérard fit un signe, et presque
-aussitôt Roquevert tomba dans une ivresse expansive. Il se glorifiait et
-s'accusait en même temps d'avoir _refait_ M. le marquis dans le marché
-des Plâtrières; c'était un bien assez étendu, mais fort éparpillé, qu'il
-venait d'acheter en bloc. Le pêcheur en eau trouble joua très-finement
-le rôle d'un fripon pénitent qui vole par instinct, mais se confesse par
-principe. Son insolente humilité ne ressemblait pas mal à celle de
-Scapin lorsqu'il s'excuse des coups de bâton que...
-
-M. de Vaulignon, qui n'était pas la patience même, l'interpella rudement
-et lui dit:
-
-«Oh! mons Roquevert, si le bien mal acquis vous pèse sur l'estomac,
-libre à vous de fonder un hospice ou une église; mais on n'achève pas un
-homme de bien comme une perdrix démontée, en lui enfonçant dans la nuque
-une plume arrachée de son aile. Entendez-vous?
-
---J'en...entends bien, monsieur le marquis; mais à tant faire que de
-res...tituer, j'aimerais mieux vous rendre la chose à vous-même. Cette
-plâ...â...â...trière, c'est un trésor, ni plus ni moins, dans la
-circonstance actuelle. Je tiens le monopole! Le grrrand mo-no-pole,
-entendez-vous? Et je suis de mon temps, moi! L'heure des grands
-monopoles a sonné; tant pis pour les sourds, sans o...o...offense!
-Attendez que je boive un coup pour me délier la langue.»
-
-Il en but deux, et le drôle devint éloquent. Il exposa le plan d'une
-vaste spéculation qu'il préparait de longue main sur les plâtrières du
-pays. On en connaissait aux environs de Grenoble une quinzaine en tout,
-qui, exploitées séparément, se faisaient une concurrence désastreuse. Il
-avait conçu le projet de les accaparer toutes pour réduire les frais
-généraux et faire la loi aux consommateurs. Produisant à meilleur compte
-et vendant plus cher, on réalisait un double profit. Le plâtre était
-demandé par l'industrie du bâtiment d'abord, ensuite par l'agriculture,
-qui le prodiguait depuis un certain temps aux sainfoins, aux trèfles et
-aux luzernes. Il fit sonner les chiffres. L'achat des plâtrières coûtait
-tant; elles rapportaient tant par année; en élevant les prix d'un tiers,
-en réduisant les frais d'un quart, on s'assurait un bénéfice annuel d'un
-million au minimum. Or il avait la main sur toutes les carrières; elles
-étaient achetées et en partie payées. Pour le solde, rien de plus facile
-que de puiser dans les poches du public. La compagnie des gypses de
-l'Isère, fondée au capital de cinq millions et payant un dividende d'un
-million par an soit vingt pour cent, devenait le placement favori des
-pères de famille. Les actions de cinq cents francs montaient à mille au
-bout de la seconde année, et alors les heureux fondateurs, réalisant
-leurs titres, empochant leur bénéfice, passaient l'affaire à d'autres et
-assistaient en simples curieux aux prospérités toujours croissantes de
-l'entreprise. Il cita vingt spéculations inaugurées comme la sienne sous
-l'oeil de la justice, sous l'aile du pouvoir, et qui toutes avaient
-enrichi, sinon les actionnaires, au moins les administrateurs.
-
-A ce discours, le marquis répondit en vrai gentilhomme:
-
-«Qu'est-ce que tout cela me fait? La terre que je vous ai vendue est à
-vous; tirez-en des milliards, si bon vous semble. Auriez-vous la
-prétention de me gratifier sur vos profits, mon cher?»
-
-Le bon apôtre se récria. C'était une restitution qu'il offrait, et il
-l'offrait parce qu'elle avait été stipulée verbalement par maître
-Foucou, en faveur de son noble client, dans la vente de la plâtrière.
-Maître Foucou, interpellé, n'osa point démentir le fait, quoiqu'il n'en
-eût aucune souvenance. Il demeura donc établi que le marquis de
-Vaulignon avait droit à un certain nombre d'actions libérées dans la
-compagnie, et Roquevert insinua que, si l'illustre actionnaire daignait
-administrer ou surveiller lui-même l'emploi de ses deniers, ce serait un
-grand honneur pour les gypses de l'Isère.
-
-Tous ces propos s'échangeaient autour de la table, à bâtons rompus, au
-milieu du bruit des bouchons, du cliquetis des verres, des plaisanteries
-grivoises, d'une chanson fredonnée par maître Tétard et d'une histoire
-_à tout casser_ que le vicomte racontait pour la vingtième fois à
-Gérard. Le marquis ne parut pas même effleuré par la tentation de
-recommencer une fortune; mais le comte Gérard mordait avidement à
-l'appât. Mainfroi comprit que tôt ou tard l'influence du fils jetterait
-le père dans le plâtre; mais il ne daigna point les dissuader du
-tripotage. Tout était fini pour jamais entre lui et cette famille.
-Marguerite lui devint étrangère; il se voyait séparé d'elle
-non-seulement par la personne d'un mari, mais par ce triste Gérard de
-Vaulignon, qui semblait le moins désirable des beaux-frères.
-
-
-III
-
-Quelques années après ce mémorable festin dont on parle encore à
-Grenoble, dans les premiers jours de décembre 186..., Jacques Mainfroi,
-bâtonnier de son ordre, reçut le billet suivant sur papier de deuil:
-
- «On m'assure, monsieur, que vous avez autant de générosité que
- d'éloquence; c'est pourquoi je viens à vous. Un indigne procès qui
- outrage les lois mêmes de la nature m'a plus que ruinée; je dois le
- peu qui me reste et quelque chose en sus. Ce n'est pas la pauvreté que
- je crains, ni même de rester insolvable devant les _malhonnêtes_ gens
- qui m'ont dépouillée; mais ma liberté est en jeu, et pour moi qui ai
- passé vingt-cinq ans sous le ciel, au grand air, dans mes chères
- forêts de Vaulignon, la liberté, monsieur, c'est la vie. Les juges
- auraient pitié de moi, s'ils savaient qu'une question de mort, une
- affaire _capitale_ est cachée sous ce procès civil; mais qui peut se
- flatter d'attendrir les juges? Vous sauriez tout au moins les
- persuader, vous qu'ils aiment, qu'ils honorent, vous qui par
- excellence, à ce que j'entends dire, avez l'oreille de la cour. Pourvu
- qu'on ne vous ait pas déjà travaillé contre moi! Je frémis à cette
- idée; on a fait tant de manoeuvres à Grenoble et à Paris! Si vous ne
- vous rangez de mon bord, je suis morte. Vous voyez bien, monsieur, que
- mon dernier, mon unique espoir est en vous. Quand même vous auriez
- quelques préventions, accordez-moi une heure d'audience, rien qu'une!
- Je jure de vous prouver que ma cause est juste devant Dieu. Il faut
- pourtant vous avouer que tout le monde ici la croit perdue. Si vous
- éprouviez un échec! le premier! par ma faute! pour vous être
- aveuglément fié à moi! Cette idée est affreuse, et pas la moindre
- compensation à vous offrir! Eh bien! c'est peut-être cela même qui
- vous décidera. J'aurais été ainsi, moi, si Dieu m'avait accordé de
- naître homme. Les luttes, les dangers, une bonne action presque
- impossible et rien au bout: c'est tentant! Vous allez croire que je
- suis folle! Non, monsieur, j'ai toute ma tête, et pourtant on la
- perdrait à moins.
-
- «A bientôt, monsieur, n'est-ce pas? Je doute si peu de vous que je
- vous remercie à l'avance.
-
- «Vicomtesse de MONTBRIAND.»
-
-Le jeune bâtonnier répondit par retour du messager:
-
- «Me Mainfroi présente ses plus humbles hommages à Mme la vicomtesse de
- Montbriand, et la prie en grâce de vouloir bien rester chez elle vers
- deux heures.»
-
-Or, comme il n'était que midi, Jacques eut tout le temps de se remémorer
-l'histoire des dernières années: le mariage de Marguerite célébré au
-château, sans témoins, sauf le strict nécessaire; le jeune couple
-traversant Grenoble à nuit close pour déjouer la curiosité provinciale,
-qui dort peu. Six ou sept mois plus tard, au moment des courses
-d'automne, les petits journaux de sport annonçaient la mort du vicomte,
-écrasé sous son cheval à La Marche et rapporté dans l'enceinte du pesage
-par deux horribles gamins qui lui firent cette oraison funèbre: «En
-voilà un qu'est aplati comme deux sous de galette, mes bons messieurs.»
-Vers ce temps-là, quelques désoeuvrés, guetteurs de diligences,
-prétendaient avoir vu passer la jolie veuve en poste, sur la route de
-Grenoble à Vaulignon. La spéculation des plâtrières était alors dans son
-plein et dans son beau; le plâtre coûtait cher à Grenoble et aux
-environs; il n'était bruit que des bénéfices réalisés par le monopole;
-le marquis, ivre de succès, se laissait nommer président du conseil
-d'administration; le comte Gérard accourait du fond de l'Allemagne avec
-son intéressante famille, et faisait rafle sur les deux cents premiers
-billets de mille francs. Un an, deux ans passaient sur la tête des
-hommes; les actions des gypses de l'Isère obtenaient une plus value de
-cent vingt-cinq pour cent. Tout à coup un simple rustaud, vigneron d'une
-mauvaise vigne, s'ennuyait de payer le plâtre deux fois trop cher: il
-appelait un ingénieur, faisait sonder son domaine et découvrait un
-gisement aussi long, aussi large et aussi profond que pas un des quinze
-autres. Le monopole arrêtait cette concurrence au plus tôt, mais il en
-coûtait bon. D'ailleurs l'éveil était donné; tout le monde cherchait du
-plâtre, quelques-uns même en trouvaient; trois carrières inédites
-vinrent s'offrir à la fois. Le marquis veut qu'on les accapare à tout
-prix; Roquevert aime mieux qu'on les ruine; grand débat, assemblée
-orageuse, résolution favorable au marquis, et Roquevert en profite pour
-tirer son épingle du jeu. Il vend ses titres par dépit, ou mieux par
-prudence; M. de Vaulignon les achète, et c'est le commencement d'une
-baisse qui ne doit plus s'arrêter qu'à zéro. Roquevert, vieux, gros,
-commun, presque illettré et parfaitement taré, mais riche à dix
-millions, épouse la fille d'un préfet criblé de dettes; il devient
-conseiller général, député, propriétaire d'un journal officieux; il
-aspire au sénat et choisit déjà dans ses nombreux domaines celui dont il
-prendra le nom, s'il est fait comte. M. de Vaulignon, têtu comme un
-casque, se retranche dans son monopole que des centaines de concurrents
-battent en brèche de tous côtés. Chaque matin un nouveau paysan découvre
-une nouvelle carrière: il semble que le sol de l'Isère se change en
-plâtre pour changer l'or en cuivre au château de Vaulignon. A toute
-force enfin, sur le cri des intéressés, on liquide. L'affaire est
-désastreuse pour tous, mais surtout pour l'honnête homme sans malice qui
-s'est laissé mettre en avant, qui a pris sur lui, qui s'est engagé pour
-les autres, donnant sa signature à tort et à travers. Une spéculation ne
-se dénoue pas en cinq minutes comme un vaudeville: le quart d'heure de
-Rabelais a duré trois ans pour le moins. Le marquis a commencé par
-rendre tout ce qu'il avait mis en poche, mais assurément c'était peu; la
-chronique évaluait ses pertes à plus d'un million. Qu'a-t-il fait? où
-s'est-il procuré des ressources? D'aucuns prétendent que sa fille s'est
-un peu dépouillée, d'autres qu'il a dépouillé sa fille. Personne ne
-suppose que le comte Gérard soit venu à la rescousse: il a fait une bien
-longue absence et dans le plus mauvais moment, ce Gérard; mais, en
-somme, on avait soldé le plus gros l'année dernière, quand le marquis
-fut frappé de paralysie. Voilà sa succession ouverte depuis dix mois; le
-comte et la comtesse se sont fait envoyer en possession du château et
-des deux domaines; ils payeront ce qui reste dû.
-
-Les faits connus n'expliquaient ni la ruine totale de Mme de Montbriand,
-ni ce danger de mort dont elle se disait menacée. La pauvre femme
-s'était laissé induire en procès contre le testament très-régulier de
-son père; elle avait perdu en instance, en appel et en cassation. Le
-tribunal venait encore de donner gain de cause à la famille contre elle
-dans un règlement de compte. Ces procès avaient dû lui coûter cher, mais
-ils ne pouvaient pas avoir dévoré un million de dot et un demi-million
-de douaire; la justice n'est pas encore si gourmande en ce benoît pays!
-Et quand même la vicomtesse ne posséderait plus rien, n'y a-t-il pas un
-vieux proverbe qui dit: plaie d'argent n'est pas mortelle?
-
-Tout en cherchant la solution de son problème, Mainfroi ne pouvait se
-défendre de philosopher un peu sur le remue-ménage du monde. Que de
-choses avaient changé autour de lui en moins de sept années! Il avait vu
-crouler la fortune des uns, l'honneur des autres, la force et la santé
-de plusieurs. M. de Vaulignon était mort et le gros Foucou en enfance;
-le premier président, M. de Mondreville, s'affaiblissait à vue d'oeil,
-quoiqu'il ne fût ni très-vieux ni usé par la vie. La belle Mme Portal,
-tout à fait détrônée, se cachait avec son mari dans quelque chalet de la
-Suisse; on avait mené trop grand train, fait des dettes, joué à la
-Bourse, et enfin déménagé avec la caisse qui appartenait à l'État. Et
-Marguerite, la dédaigneuse, était réduite à mendier l'assistance de ce
-même avocat qu'elle avait si cavalièrement éconduit! Mainfroi seul
-poursuivait sa marche ascendante; il était plus éloquent, plus célèbre
-et plus honoré que jamais. Comme homme, il n'avait rien perdu:
-trente-deux dents bien blanches, la taille toujours élégante, les
-cheveux noirs et le teint frais, bon estomac d'ailleurs, et le coeur
-aussi jeune qu'à vingt-cinq ans. Pourquoi n'était-il pas marié? Nul ne
-pouvait le dire, pas même lui. Les occasions s'étaient offertes, à coup
-sûr, et par douzaines. Grenoble serait une ville privilégiée entre
-toutes, si les mères de famille n'y tendaient pas de piéges aux
-célibataires riches et bien posés. Il répondit longtemps à toutes les
-ouvertures: «J'attends d'être magistrat.» C'était se retrancher dans un
-cercle vicieux, car il disait en même temps à M. de Mondreville et à
-tous ceux qui le poussaient vers la magistrature: «Quand je serai
-marié.» Les logiciens inférèrent de là qu'il mourrait avocat et garçon,
-et cette idée s'accrédita si bien qu'on finit par le laisser en paix.
-
-Et véritablement son esprit et son coeur jouissaient d'une tranquillité
-merveilleuse. Au moment de revoir la noble créature qu'il avait adorée
-pendant huit jours, il n'éprouva d'autre émotion qu'une vague curiosité,
-assaisonnée d'un grain de compassion et d'un atome de coquetterie. Il
-s'habilla en homme du monde, pour bien marquer qu'il se rendait chez la
-vicomtesse à titre officieux; la cravate blanche de l'avocat ne va pas
-en ville, elle attend le client chez elle et ne court pas au-devant de
-lui. A deux heures moins dix minutes, il fit avancer un joli coupé noir
-qu'il avait fait venir de Paris pour ses étrennes, et bientôt il sonnait
-chez Mme de Montbriand, au second étage d'une maison meublée, dans le
-quartier neuf.
-
-Il était attendu, et si impatiemment, que la jeune chambrière, en
-ouvrant la porte, se tint à quatre pour ne pas lui sauter au cou.
-C'était une Vaulignonnaise, soeur de lait de Marguerite, et sa suivante
-depuis le sein maternel. «Entrez, monsieur, dit-elle, entrez vite; elle
-est là, ma pauvre fatiguée! Pour l'amour du bon Dieu! si vous ne lui
-remettez pas un brin de coeur dans l'estomac, il ne restera plus qu'à
-nous porter en terre, ah! mais oui, toutes les deux!»
-
-Ce disant, la bonne créature, après l'avoir dépouillé de son paletot,
-l'empoigna littéralement au coude et le poussa dans un petit salon en
-criant: «Madame, le voici, le repêcheur de noyés; faut qu'on l'écoute!»
-
-Une autre se serait retirée par discrétion, elle campa ses deux poings
-sur les hanches et attendit la suite des événements de pied ferme.
-
-Mainfroi, de prime abord, ne vit rien qu'une tache noire dans l'affreux
-bariolage du mobilier. Le noir est une couleur sévère qui condamne le
-scandale des autres. Mme de Montbriand, assise ou plutôt accroupie sur
-une chauffeuse basse au coin du feu, semblait réduite à rien. Était-ce
-le malheur qui avait diminué cette fière amazone, ou simplement l'effet
-d'optique qui rapetisse à nos yeux, au bout de quelques années, tout ce
-qui nous a paru grand?
-
-L'avocat, à seconde vue, retrouva le charmant visage dont il avait rêvé
-quelquefois. Le temps et les soucis y marquaient des traces lisibles. Un
-pli sévère se dessinait au milieu du front; le nez était gonflé, les
-yeux rougis, la joue imperceptiblement ravinée de haut en bas jusqu'à la
-commissure des lèvres. Tout cela n'était peut-être qu'un accident
-passager, réparable en quelques mois de bonheur, comme ces fausses
-désolations du paysage qui s'effacent au premier sourire du soleil. Il
-se pouvait aussi que la flétrissure fût de celles qui s'accusent et
-s'aggravent de plus en plus jusqu'à la mort.
-
-Mme de Montbriand désigna un siége à Mainfroi, et lui dit quelques mots
-de remercîment vif, mais banal, qu'il se hâta d'interrompre. «Madame,
-répondit-il, c'est moi qui deviendrais votre obligé, si vous me
-fournissiez une occasion d'éclairer la justice.»
-
-Cette voix, dont le timbre était reconnaissable entre mille, réveilla
-brusquement un souvenir enseveli au fond du coeur de Marguerite. Ses
-yeux s'ouvrirent; elle se mit à regarder face à face l'homme en qui tout
-à l'heure elle ne voyait qu'un conseiller obligeant. Presque aussitôt la
-joie illumina son visage navré. «Serait-ce vous, monsieur? dit-elle en
-se levant en pied. Oui, oui! je ne me trompe pas; le ciel en soit loué!
-C'est vous que je retrouve au moment où je vous espérais le moins!
-Vous!»
-
-Machinalement le bon Jacques se leva comme elle. Or, le salon n'était
-pas des plus vastes, ni la cheminée des plus larges; Mme de Montbriand
-avait repris sa belle taille, sa bouche se trouvait à la même hauteur
-que la cravate de Mainfroi, et si la consultation ne commença point par
-un choc de sympathies, c'est que le bâtonnier du barreau de Grenoble fut
-discret et retenu. «Drôle de maison, pensa-t-il, où tout le monde se
-jette à votre tête!» Mais son âge et sa profession lui permettaient de
-mesurer en sceptique les plus fougueux élans de la nature humaine. Il se
-demanda s'il avait affaire à une folle ou à une rouée, ou... mais
-l'autre hypothèse, qu'il eût trouvée flatteuse au dernier point, était
-la moins vraisemblable des trois. Dans le doute, il s'arma d'une gravité
-souriante et dit:
-
-«Serais-je donc assez heureux, madame, pour qu'il y eût dans un recoin
-de votre mémoire quelque souvenir de moi?
-
---Vous en doutez? répondit-elle avec une sorte d'emportement. Polyxénie,
-il en doute!»
-
-Mainfroi étudia la figure de la soubrette en juge d'instruction. Elle
-semblait profondément ahurie. «Il n'y a pas de fraude concertée,
-pensa-t-il; c'est de l'égarement pur et simple.»
-
-Mais déjà Mme de Montbriand se jetait dans la chambre voisine et
-rentrait en agitant un album qui s'ouvrit tout seul au bon endroit.
-«Voyez!» dit-elle.
-
-Il vit un paysage d'hiver et deux cavaliers au milieu. L'aquarelle
-n'était ni meilleure ni pire que cent mille autres qui émaillent les
-albums de province. Toutes les jeunes filles bien élevées en auraient
-fait autant après dix-huit mois de leçons, et pourtant le coeur de
-Mainfroi se mit à battre un peu plus fort que de coutume. Il avait
-reconnu le carrefour de Vaulignon, la monture et le costume de
-Marguerite, et sa propre personne, à lui, vaguement esquissée, et son
-cheval arabe, pauvre bête, morte du vertigo depuis cinq ans. Ce paysage
-bon ou mauvais, n'avait pas été peint pour les besoins de la cause. Il
-portait une date, il était classé à son rang, au milieu d'une collection
-de souvenirs. Les cinq ou six études suivantes témoignaient ou d'une
-idée fixe ou d'un sentiment fidèle: c'était le même carrefour à divers
-points de vue et à diverses heures, et tout cela peint au grand air,
-sous la bise de février qui rougit les petites mains roses.
-
-Tandis qu'il feuilletait avec une certaine émotion ces pages touchantes,
-Polyxénie vint à pas de loup se pencher sur son épaule. Elle le vit
-arrêté en contemplation devant le groupe où son beau cheval blanc ombré
-de lilas clair piaffait sur la neige bleuâtre. «Pas possible, monsieur!
-s'écria la jeune sauvage, c'était donc vous?
-
---Moi, qui?
-
---Vous qui, vous que, n'importe; il n'y a pas de choix, pardi! Nous ne
-connaissons pas tant de monde! Vous qui vous promeniez comme un beau
-ténébreux, vous que mademoiselle a pris pour son prétendu! Une
-délicatesse de ses bons parents, croyait-elle! comme si l'on faisait
-tant de façons avec les filles dans ce monde-là! «Voici votre mari, et
-voilà votre argent; prenez et décampez, mais surtout ne revenez pas
-qu'on ne vous appelle!» Ah! monsieur, que de malheurs on pouvait encore
-éviter, si vous l'aviez voulu! Par quel hasard étiez-vous là? Et puisque
-vous vous y trouviez, comment n'avez-vous pas couru après elle? Est-ce
-qu'un grand garçon devrait se déferrer à la première malice qu'on lui
-répond? Est-ce que...?»
-
-La vicomtesse imposa silence à cette enfant terrible. Ce ne fut pas sans
-peine, et Mlle Polyxénie revint tant de fois à la charge que sa
-maîtresse finit par la pousser amicalement dehors.
-
-Lorsque la porte fut fermée sur l'indiscrète, Mme de Montbriand respira.
-«Enfin! dit-elle, on peut causer.» Mais elle ne trouva plus rien à dire,
-et Jacques, qui passait avec raison pour la langue la plus déliée de
-Grenoble, resta muet. Cela dura un certain temps, et plus cela durait,
-plus parler devenait difficile et grave. Le silence avant les mots
-remplit le même emploi que le zéro après les chiffres: il en décuple la
-valeur.
-
-Certes Mainfroi n'était plus amoureux de Marguerite; tout au plus s'il
-se rappelait une velléité de mariage aussitôt morte que née. La jeune
-fille qu'il avait failli demander à son père n'existait plus; un
-irréparable passé le séparait de cette veuve plus intéressante que
-fraîche et mieux faite pour éveiller la compassion que le désir.
-Cependant la seule idée que cette femme l'avait aimé un moment, par
-erreur, à la veille d'en épouser un autre, le troublait agréablement.
-Outre la satisfaction de vanité que le dernier des fats eût éprouvée en
-pareil cas, il était pris de je ne sais quel respect quasi religieux
-pour l'amour, cette chose sainte, dont les reliques même sont adorables.
-Tout à l'heure il se glorifiait peut-être un peu trop de son rôle, et
-sous la modestie qu'il affectait, on pouvait sentir la revanche du
-prétendant devancé, l'orgueil de l'homme indispensable. Maintenant il
-eût été de bonne foi en disant à Marguerite: «Si je sauve votre fortune,
-je resterai encore votre débiteur. Il n'y a ni procès gagné, ni millions
-rendus, ni trésors assez magnifiques pour payer la première pensée d'une
-âme vierge.»
-
-Cette réflexion le pénétra et l'amollit si bien qu'il éprouva le besoin
-de réagir contre la lâcheté de son coeur.
-
-«Eh bien! madame?» demanda-t-il brusquement, d'un ton qui voulait dire:
-nous ne sommes pas ici pour nous amuser.
-
-La pauvre femme tressaillit comme saisie par ce rappel à la réalité. Les
-larmes envahirent ses yeux, mais elle sut réagir, elle aussi, contre sa
-faiblesse.
-
-«Eh bien! monsieur, répondit-elle en souriant, quoique ce maudit procès
-nous talonne et qu'il n'y ait pas de temps à perdre, je ne veux pas, je
-ne dois pas vous en parler aujourd'hui. Tant pis! c'est fête. J'ai vingt
-ans depuis un quart d'heure. J'en avais cent hier. J'en aurai cent
-demain... Oh! je ne me fais pas d'illusion sur ma triste personne: je
-suis une femme bien finie, et ma vie est gâchée plus déplorablement
-encore que ma fortune; mais puisque Dieu permet que je retrouve un de
-ceux qui m'ont vue jeune, belle, capable d'aimer et digne d'être aimée,
-il faut absolument que je fasse une débauche de souvenirs et que je me
-plonge dans le passé jusqu'au cou. A demain les affaires sérieuses!»
-
-Mainfroi l'approuva d'un sourire, et elle se mit à conter son petit
-roman avec une volubilité enfantine, brouillant tout, confondant les
-dates, omettant les faits principaux et s'oubliant au milieu des détails
-inutiles, mais heureuse, et laissant paraître à chaque mot qu'elle
-parlait pour elle et non pour l'auditoire. Le récit n'apprit rien ou peu
-de chose à Mainfroi. Elle s'étendit longuement sur son enfance, sur son
-père qui lui faisait peur, sur sa mère qui pleurait toujours, sur son
-frère qui lui tua sa plus belle poupée pour essayer son premier fusil.
-Le deuil de la poupée tint autant de place, sinon plus, que la mort de
-Mme de Vaulignon, pauvre créature sans ressort, caractère effacé par les
-rudes frottements du marquis. Il fut longuement question d'un couvent de
-Grenoble où Marguerite faillit mourir, et puis d'une Mlle Camille,
-excellente musicienne et fille instruite autant que belle, mais rude à
-son élève et trop maîtresse au château. M. de Vaulignon lui témoignait
-de grands égards, mais un jour, à propos d'une lettre qu'elle avait
-perdue, il la chassa comme une voleuse, et Marguerite fut quasiment
-livrée à elle-même dès ce jour-là. Ce fut son meilleur temps, sa vraie
-vie.
-
-«Je me console parfois, disait-elle, en pensant que l'enfer ne saurait
-me reprendre mes cinq bonnes années, de quinze à vingt. Mon père ne
-s'occupait de moi qu'aux repas, et encore! J'étais libre de me lever
-avant le réveil des oiseaux; je courais seule à cheval, loin du château,
-hors des routes, ivre de mouvement, altérée d'inconnu, soutenue par un
-secret et fol espoir de rencontrer les limites du monde. Du jour au
-lendemain, mes goûts, mes idées, mes curiosités, tout changeait; je
-n'aimais plus que la musique, ou la peinture, ou bien je me plongeais
-par caprice dans quelque science démodée, comme l'alchimie ou
-l'astrologie judiciaire. La bibliothèque du château, qui m'était ouverte
-sans réserve, avait été composée par je ne sais qui de nos ancêtres,
-mais à coup sûr par un ami du merveilleux. Je puisais au hasard, je
-dévorais, je passais des nuits à étudier l'absurde par principe ou à
-m'enivrer d'un beau livre, suivant que j'avais eu la main heureuse ou
-maladroite; mais je vivais, je pensais, j'agissais! Ma belle-soeur
-elle-même ne put gâter mes bonnes années, quoiqu'elle demeurât tout
-l'hiver avec nous. Elle me haïssait bien un peu, parce qu'elle me voyait
-embellir à mesure que l'âge et la maternité la rendaient plus laide et
-plus grotesque; mais la liberté de mes allures et l'indépendance de mon
-esprit ne lui laissaient guère de prise: je savais me soustraire à ses
-basses méchancetés par des soubresauts héroïques; j'avais mes retraites
-inaccessibles sur les sommets de la pensée et dans les infinis de
-l'espace. C'est à mes dix-neuf ans, pas plus tôt, que la guerre a
-commencé entre nous. Mon père avait renoncé de bonne grâce à l'espoir de
-m'enterrer dans un couvent; je m'étais si fièrement prononcée, le
-médecin lui-même avait si bien parlé, que personne, sauf elle, ne
-pensait plus à me jeter un voile sur la tête. Elle m'entreprit avec
-force, patience et ténacité, en véritable Allemande, et, lorsque j'eus
-réfuté tous ses arguments, elle ne craignit pas d'insinuer que mon
-renoncement avait été prévu, sinon stipulé, dans son contrat de mariage
-avec Gérard. Moi qui vivais à mille lieues au-dessus des calculs
-misérables, je sentis rudement le coup qui me cassait les deux ailes;
-mais, au lieu de pleurer, je courus droit à mon père, je lui dis que,
-s'il avait besoin de me déshériter dans l'intérêt de son nom, j'y
-donnais les mains de bonne grâce, que j'étais même résignée à rester
-fille, sans regret, pourvu qu'il me permît de finir mes jours à
-Vaulignon ou aux Trois-Laux, dans un appartement du château ou dans une
-maison du village, mais libre et maîtresse de courir sous le ciel de
-Dieu. Mon père se piqua d'honneur; il y avait en lui quelque restant de
-chevalerie: «Remettez-vous, me dit-il; vous serez bientôt mariée, et
-vous ne serez jamais déshéritée.» Il passa toute une semaine à écrire et
-à lire des lettres, il fit même un voyage à Grenoble, et il me dit à
-plusieurs reprises: Votre père s'occupe de vous.
-
-«Vous devinez, monsieur, le travail qui se fit dans ma petite tête.
-L'idée de ce prochain mariage éclaira le monde d'un jour tout nouveau;
-la nature revêtit des aspects inconnus: tous les arbres de la forêt se
-transformèrent en beaux jeunes gens, le rude vent de l'hiver se mit à
-rouler pêle-mêle des feuilles mortes et des baisers. J'étais
-foncièrement innocente, mais je n'étais pas ignorante; c'est le cas de
-toute fille honnête qui a lu. J'attendais avec une secrète angoisse,
-mais avec la plus généreuse cordialité le jeune homme que mon père avait
-choisi pour son gendre; je l'aimais d'avance, quel qu'il fût: je crois
-que toutes les femmes, si elles veulent être sincères, avoueront
-qu'elles ont passé par là.
-
-«Je n'ai pas à vous rappeler notre singulière rencontre et la courte
-méprise qui s'ensuivit. Vous avez occupé mon esprit pendant quelques
-jours, pourquoi m'en défendrais-je? Oui, j'ai pensé à vous tantôt en
-bien, tantôt en mal, jusqu'au moment où l'on m'a présenté M. de
-Montbriand, et dès lors, s'il faut tout vous dire, je n'ai vu au monde
-que lui. Je ne devrais peut-être pas avouer cette passion aveugle et mal
-récompensée. Mon mari s'est lassé de moi au bout d'une semaine; il a
-repris la vie d'Opéra le lendemain de notre arrivée à Paris, et tous les
-efforts que j'ai faits pour le ramener n'ont abouti qu'à des
-réconciliations passagères. Je ne désespérais pourtant de rien, car j'ai
-l'âme forte: mais il mourut d'un horrible accident, comme vous l'avez
-sans doute ouï dire, et ma jeunesse finit là. Vous plaît-il maintenant
-que nous parlions d'affaires? Tout bien pesé, il y aurait peut-être
-indiscrétion à vous déranger deux jours de suite pour un être aussi
-misérable que moi.
-
---Non, madame, répondit Mainfroi avec une chaleur toute juvénile. Je
-suis à vous, entièrement à vous, et je jure que, si votre cause est
-seulement défendable, nous la gagnerons haut la main. Je reviendrai tous
-les jours, tant que vous ne me trouverez pas importun. Vous êtes une
-vraie femme, et, ce qui est plus admirable encore, une femme vraie et
-naturelle. Vous méritez cent mille fois qu'un honnête homme rompe
-quelques lances pour vous.»
-
-
-IV
-
-Lorsque Jacques se retrouva chez lui, les pieds dans ses pantoufles, au
-milieu de la vaste et noble bibliothèque où tant d'hommes de bien, ses
-ancêtres, avaient médité sur les lois, il se mit à relire le billet de
-Marguerite et à méditer sur la personne qui s'était si noblement ouverte
-à lui. La femme avait fait tort à la cause; l'avocat s'effaçait devant
-le confident de tout à l'heure et l'amoureux d'autrefois.
-
-Il mania longtemps et avec complaisance le papier doux, ferme, un peu
-cassant, où la main de Mlle de Vaulignon avait laissé entre les lignes
-une invisible et mystique empreinte. Il suivit cette écriture rapide,
-effarée et pourtant toujours nette, dont les caractères se précipitaient
-l'un sur l'autre comme les flots d'un torrent. Il s'arrêta un bon moment
-à la devise qui serpentait autour de l'initiale. L'initiale était un M
-simple, sans armes, et la devise _tout ou rien_. Il était difficile de
-deviner si cet M représentait le nom de Montbriand ou le prénom de
-Marguerite. Selon le cas, la devise n'était qu'une banalité indigne
-d'attention, ou elle exprimait la vigueur d'une âme entière et portée
-aux extrêmes. On n'étudie guère une lettre de femme sans la flairer un
-peu. Celle de Marguerite était imprégnée d'un parfum léger, fugitif et
-suave au dernier point; mais la bordure, d'un noir intense, semblait
-gourmander cette recherche de sensualité, comme les grands arbres en
-deuil au mois de février jurent avec l'aimable floraison des violettes.
-Ce contraste entraînait certaines idées de renouveau; Mainfroi se laissa
-éblouir par je ne sais quelle fantasmagorie qui lui montrait Mlle de
-Vaulignon jeune et brillante sous ses habits de crêpe. Cependant il
-n'était pas homme à se leurrer d'illusions gratuites; il savait que la
-vie humaine n'a qu'un printemps, si la grande éternelle nature en a
-mille fois mille. Mais il venait de causer longuement avec Marguerite;
-il avait vu son visage trempé de larmes refléter par instants les
-éclairs de la vingtième année; parfois même, en remuant les cendres du
-passé, la belle veuve s'était comme illuminée d'un sourire de l'âge
-innocent. Un sourire, si frais qu'il puisse être, n'a pas l'autorité
-d'une démonstration géométrique: Mainfroi n'eut garde de conclure ou de
-supposer que Mlle de Vaulignon se trouvait tout entière devant lui.
-Entre l'amazone de vingt ans qu'il avait abordée sous le ciel, dans les
-bois, et la femme en grand deuil qui venait de lui conter ses peines
-dans un appartement garni, il voyait très-distinctement la figure
-matérielle, opaque et antipathique du vicomte. Le bon sens ne lui
-permettait pas de reléguer un _sportman_ trop réel au pays des mauvais
-rêves, et pourtant, dois-je l'avouer? il prenait un certain plaisir à
-émincer, à volatiliser ce mari de quelques mois. Non content de savoir
-que M. de Montbriand n'était plus que poussière, il aurait voulu le
-réduire à la consistance d'une ombre. Étrange fantaisie, et d'autant
-plus inexplicable que Mainfroi ne se sentait pas amoureux! Cette veuve
-de vingt-sept ans au plus lui semblait absolument hors d'âge. Le coeur a
-des méthodes de chronologie qui feraient sourire un bénédictin. Un homme
-de vingt-cinq ans meurt d'amour pour une femme de trente-cinq, il serait
-fier de l'épouser à la face du ciel, si quelque heureux hasard la
-faisait libre: à trente-cinq, il se trouve plus vert qu'une enfant de
-vingt-cinq, et croirait déroger à sa seconde jeunesse en la prenant pour
-femme. Jacques n'était donc pas épris, et il aurait rompu en visière au
-premier qui eût risqué en sa présence un tel paradoxe; mais il prenait
-un vif intérêt à l'étude de cette nature féminine: il s'y livra toute la
-soirée, sinon en amoureux, du moins en amateur. Quant à l'affaire, il
-n'y pensa pas plus que si elle avait dû se plaider dans une autre
-planète.
-
-Cet oubli de la profession ferait dire à quelques analystes qu'il y
-avait deux hommes en lui: un avocat et un mondain. Il y en avait même
-trois, à ce compte, car l'avocat et le mondain disparaissaient à
-certaines heures pour laisser voir un magistrat parfait. Mais n'est-ce
-pas un peu déprécier la nature humaine que d'expliquer par un miracle le
-cumul des aptitudes et des goûts? Dans les pays et dans les temps où
-notre espèce s'est épanouie en liberté, le même individu pouvait être
-avocat, magistrat, général, administrateur, grand-prêtre et planteur de
-choux, sans qu'on s'avisât de compter combien d'hommes il y avait en
-lui. La division du travail et l'esprit de spécialité, qui sont à leur
-place dans le monde industriel, n'ont rien à faire dans le monde moral.
-
-Mainfroi se coucha donc à mille lieues du dossier «Vaulignon contre
-Vaulignon.» Il s'endormit comme un joli garçon qu'il était, sur un
-oreiller de doux souvenirs et d'agréables pensées. Il y a toujours un
-plaisir délicat et tendre à s'occuper d'une jeune femme, ne fût-ce qu'à
-titre d'étude, pour savoir ce qu'elle est, ce qu'elle pense et ce
-qu'elle veut. Le réveil fut moins riant. L'avocat, en ouvrant les yeux,
-se rappela qu'il avait promis de défendre Marguerite. Il se dit que la
-pauvre enfant comptait sur lui, et que déjà sans doute elle croyait
-avoir cause gagnée; l'imagination des femmes va si vite et franchit si
-cavalièrement les obstacles! Or, il n'était pas sûr de gagner ce procès,
-ni même de le plaider. Non-seulement son succès, mais son simple
-concours était subordonné à l'examen des faits de la cause. Si Mme de
-Montbriand avait le droit pour elle, c'était plaisir de lui rendre une
-fortune; si, par malheur, elle avait tort, aucune considération ne
-pouvait ébranler l'inflexible droiture de Mainfroi. Pas une fois en
-quatorze ans il n'avait dévié de sa ligne; les chocs quotidiens du
-palais n'avaient pu lui communiquer l'élasticité qu'on admire chez les
-vieux avocats; il n'en était pas encore à cette maxime nourrissante, que
-les pires affaires ont un bon côté par où l'homme d'esprit sait les
-prendre. L'habileté lui faisait défaut; il était savant, sensé,
-persuasif, entraînant; mais il ne pouvait pas se rendre habile, et il se
-consolait fièrement de cette infirmité. Il y a peu de mérite à repousser
-les tentations grossières de l'argent lorsqu'on tient vingt-cinq mille
-francs de rente en portefeuille, plus un joli domaine à la campagne et
-une belle maison à la ville; en revanche, ceux qui sont doués d'un coeur
-jeune et bouillant ont besoin de quelque vertu pour résister aux
-séductions du plaisir. Mainfroi s'était montré incorruptible à l'amour,
-même dans un âge qui porte avec lui l'excuse de toutes les faiblesses;
-il se sentait d'autant plus engagé. Si l'affaire se présentait mal, ce
-passé méritoire lui faisait une loi d'abandonner Mme de Montbriand à la
-ruine, à la réclusion, à la mort même, à tous ces fléaux sans doute
-imaginaires dont elle se disait menacée. Périsse la plus intéressante
-des femmes plutôt que la réputation d'un homme de bien! Les consciences
-immaculées sont rares; quant aux femmes intéressantes, on en rencontre
-toujours assez.
-
-Mais, s'il est aisé d'éconduire un plaideur ordinaire en lui disant:
-«Monsieur, votre affaire ne rentre pas dans ma spécialité,» il est
-infiniment plus délicat d'ôter la dernière espérance à la personne qui
-vous raconte sa vie, vous promène à pas lents dans tous les sentiers de
-sa jeunesse et partage avec vous ses plus secrètes pensées. L'avocat ne
-s'engage à rien en écoutant du haut de sa cravate les moyens bons ou
-mauvais d'un plaideur; l'homme abdique un peu de son indépendance
-lorsqu'il accepte le rôle de confident. Un usage de la vie antique,
-transporté dans le for intérieur, régit encore aujourd'hui cette sorte
-d'hospitalité. L'homme à qui vous avez permis d'entrer un seul moment
-dans le privé de votre âme acquiert par cela seul un droit sur vous, il
-est moralement votre hôte. Il y a deux mille ans, vous ne l'auriez pas
-congédié sans un bain, un repas et quelques pièces de monnaie;
-aujourd'hui, vous ne pouvez le mettre dehors que consolé et servi. Cette
-loi n'est écrite en aucun livre, et cependant personne ne l'ignore. Les
-gens en place qui sont par surcroît gens d'esprit se tiennent en garde
-contre les épanchements du solliciteur; un maître qui sait son métier ne
-fera jamais la sottise d'accueillir les confidences de son valet: s'il
-se laissait conter l'histoire de Baptiste ou de Jean, il aurait leur
-famille sur les bras, et il ne serait plus servi que par grâce. La
-grande affaire des mendiants n'est pas d'obtenir qu'on leur donne, c'est
-d'obtenir qu'on les écoute; celui qui les laisse parler devient par cela
-seul leur débiteur.
-
-Si Mme de Montbriand avait été la plus astucieuse des femmes, elle
-n'aurait rien imaginé de plus adroit que cet ajournement de la
-consultation, ce relâche consacré aux souvenirs du bon temps et à
-l'effusion du coeur. Il arrive parfois que l'extrême droiture et
-l'extrême habileté se rencontrent au but. Mainfroi, libre la veille, se
-sentait lié par une multitude de fils invisibles. Ce n'était pas qu'il
-crût devoir à Marguerite plus qu'à lui-même et à ses ancêtres; il se
-reprochait d'avoir presque accepté une affaire tant de fois perdue, il
-tremblait de la trouver insoutenable; il cherchait non-seulement un
-moyen de battre en retraite sans déshonneur, mais une compensation
-possible, une indemnité acceptable: tant il est vrai qu'un homme de
-coeur s'engage plus qu'il ne croit en écoutant une simple confidence!
-
-Il se rendit à pied au rendez-vous, comme s'il pensait rencontrer une
-solution entre les pavés. Le chemin lui parut plus court et l'escalier
-moins haut que la veille; il avait peur, toutefois il marchait: ainsi
-font les braves soldats.
-
-Polyxénie le reçut moins bruyamment que la veille, mais d'un air plus
-confident et plus intime, et cet accueil lui rappela que la servante,
-autant que la maîtresse, était fondée à compter sur lui.
-
-Mme de Montbriand, debout devant un monceau de papiers, lui tendit une
-main fort belle et tout à fait appétissante, qu'il baisa froidement,
-poliment, en débitant les banalités d'usage sur un ton cérémonieux.
-Peut-être remarqua-t-il du coin de l'oeil que la veuve portait une
-toilette moins sombre; que ses beaux cheveux noirs, nattés en diadème
-sur le front, lui donnaient un air de reine et qu'elle n'avait plus les
-yeux rouges; mais il s'était armé de résolutions héroïques, et il
-attaqua le dossier en homme qui a juré de commencer par là. «Je ne vous
-regarderai pas avant de vous avoir entendue, et je ne veux vous trouver
-belle que si vous avez raison.» Il ne s'exprima pas tout à fait si
-nettement, mais Marguerite le comprit. Elle s'arma de ce courage extrême
-qui vient aux cerfs et aux animaux les plus timides lorsqu'ils n'ont
-plus la force de fuir, et elle se lança, tête basse, dans l'exposé des
-faits.
-
-«Monsieur, dit-elle, voici la cause première de tout le mal: c'est le
-testament de mon père. Il date de sept ans et divise notre patrimoine en
-portions inégales: deux millions en terres au comte Gérard, un million
-en argent pour moi.
-
---Je le sais. Le marquis usait d'un droit strict.
-
---Cela aussi, je le sais; les tribunaux me l'ont appris à mes dépens.
-J'ai eu beau dire et prouver que cet acte n'exprimait pas la dernière
-volonté de mon père, que le pauvre homme, il y a sept ans, était capté
-par cette horrible Bavaroise, qu'il est revenu par la suite à des idées
-plus saines et à des sentiments plus équitables; j'ai produit un nouveau
-testament olographe tout en ma faveur, mais faute de quelques formalités
-insignifiantes, ils m'ont tous condamnée, et ma ruine est sans appel.
-
---Un million! ce n'est pas tout à fait la ruine.
-
---Mais je n'en ai plus rien, de ce malheureux million! Mon père me l'a
-repris jusqu'au dernier centime, sans compter mon douaire, dont il me
-reste au plus quatre-vingt mille francs. Et la succession m'en réclame
-cent mille! Si je paye, me voilà riche de moins que rien, propriétaire
-d'une quantité négative d'environ vingt mille francs. Mes ennemis, me
-voyant à ce point, donnent un libre cours à leur munificence: ils me
-font noblement remise de la dette et m'offrent le moyen de mourir de
-consomption dans mon ancien couvent de Grenoble. C'est ce qu'_elle_ a
-toujours rêvé dans sa basse jalousie. Je l'éclipsais, je triomphais de
-mettre en relief ses laideurs physiques et ses turpitudes morales; elle
-se consolait de tout par l'espoir de m'enterrer vive! Vous vous
-rappelez, monsieur Mainfroi, ce que je vous disais du couvent? En bien!
-j'y touche, j'y reviens, la fatalité m'y ramène au bout de sept ans par
-un détour invraisemblable et atroce.
-
---Calmez-vous, madame; il n'y a pas péril en la demeure. Quoi qu'il
-arrive, personne ne peut vous mettre au couvent malgré vous.
-
---Et quel autre refuge y a-t-il, s'il vous plaît, pour une femme de ma
-condition, lorsqu'elle se voit sans ressources? Voulez-vous que je me
-mette à broder dans une mansarde ou à courir les cachets de piano?
-L'honneur me permet-il de débuter au Théâtre-Italien comme _prima donna_
-ou dans un cirque comme écuyère de haute école? Accepterai-je les douze
-cents francs que le recteur, brave homme, m'a fait offrir sous main avec
-un petit emploi dans l'instruction publique? ou entrerai-je comme
-lectrice chez l'oncle de mon mari, M. de Cayolles, qui m'aime bien, qui
-m'aime trop? Je ne m'abuse point, allez, et celle qui me traque depuis
-tantôt dix ans ne s'y trompe pas non plus; elle a soigneusement fermé
-l'enceinte. Une femme bien née, qui se ruine ou qu'on ruine, n'a de
-retraite honorable que dans un couvent, parce que l'humilité du cloître
-est doublée d'un immense orgueil, et qu'on ne déroge pas en épousant
-Dieu. Soit! je l'épouserai s'il le faut, et j'irai bientôt le voir de
-près!
-
-«Mais, pardon, reprit-elle en escamotant une larme échappée, c'est de
-mon procès qu'il s'agit. Vous ne comprenez pas comment une femme si
-forte en apparence a pu se laisser dépouiller comme une enfant? Hélas!
-monsieur, c'est qu'on est enfant toute la vie devant l'autorité d'un
-père. Quand je suis revenue à Vaulignon, veuve, malade et navrée, mon
-père fut excellent pour moi. Il prit à coeur de me distraire et de me
-consoler; de ma vie je ne l'avais connu si tendre. Cette malheureuse
-spéculation commençait à prendre corps, elle donnait les plus belles
-espérances. Le marquis ne s'y était pas encore jeté éperdument, à peine
-s'il avait un doigt dans l'engrenage; mais, ébloui de son premier
-succès, il ne comptait déjà plus que par millions. Le domaine des
-Villettes, qui touchait aux Trois-Laux, lui donnait dans la vue; il
-voulait l'acquérir pour moi, et comme mon douaire ajouté à ma dot en
-aurait tout au plus payé la moitié, il ne parlait de rien moins que de
-parfaire la somme. «Si tu te remaries, disait-il, tu feras équilibre à
-la maison de ton frère, et le canton sera partagé entre deux dynasties
-issues de moi. Si tu t'obstines à rester veuve, ton bien fera retour à
-Gérard ou à son fils, dans une cinquantaine d'années, et alors nous
-verrons du haut du ciel le plus magnifique domaine qui se soit étalé
-depuis des siècles sous le soleil du Dauphiné!» Mais j'étais déjà
-résolue à rester sur mon premier et lamentable essai du mariage. Je ne
-refusai pas les offres généreuses de mon père, je ne les acceptai pas
-non plus. Les questions d'intérêt me semblaient parfaitement
-indifférentes, comme à toutes les femmes d'un certain rang. Mes affaires
-avaient été mises en bon ordre par les soins de M. de Cayolles, qui est
-sénateur, versé dans les questions de finances, et galant homme jusqu'au
-bout des ongles, quoique séparé de sa femme et un peu trop empressé
-auprès des autres. Grâce à lui, les lenteurs d'une liquidation me furent
-épargnées, et je rapportais au bercail un portefeuille de quinze cent
-mille francs bien nets, en valeurs de premier ordre, qui représentaient
-environ soixante mille francs de rente. Je ne savais que faire d'un si
-gros revenu, avec mes goûts simples, dans un pays où il y avait fort peu
-de misères à soulager. Je rentrai de plain-pied dans mes chères
-habitudes; on fit accommoder à mon usage l'ancien appartement de ma
-pauvre mère, dans l'aile gauche du château; je me donnai le luxe d'une
-bibliothèque, d'une petite voiture et de deux chevaux neufs; j'achetai
-quelques tableaux, je fis un voyage en Suisse, un autre en Italie, avec
-Polyxénie et un vieux domestique; à cela près, ma vie était exactement
-la même qu'entre quinze et vingt ans. Ma belle-soeur n'osait plus me
-traiter en enfant; notre inimitié prit des allures plus franches, sans
-aller jusqu'aux grands éclats; mon père n'en vit rien, et mon frère n'en
-voulut rien voir. Du reste, les Bavarois n'étant chez nous que trois
-mois de l'année, le bon temps ne me manquait pas, et j'ai fait une
-provision de souvenirs qui me soutient encore un peu dans mes luttes et
-mes misères. Je vous épargne l'histoire de cette épouvantable débâcle où
-l'honneur même de notre nom, compromis par la scélératesse des uns et
-l'imprudence des autres, faillit être englouti. Vous qui viviez à
-Grenoble, vous avez su tout cela mieux que moi et certainement avant
-moi. Je voyais bien l'humeur de mon père tourner au noir, et j'assistais
-au va-et-vient des gens d'affaires; mais j'étais si peu de ce monde, et
-j'avais une si haute indifférence pour tous les intérêts, que la douleur
-de perdre et la joie de gagner me semblaient, comme au jeu, choses viles
-et roturières. Il ne m'entra point dans l'esprit qu'un marquis de
-Vaulignon pût s'émouvoir à propos d'argent, et la première fois qu'il
-s'ouvrit à moi de ses chagrins, je crus naïvement qu'il ne parlait ainsi
-que pour me cacher autre chose.
-
-«La vérité m'apparut enfin dans toute sa laideur lorsque mon père mit
-sous mes yeux une lettre de la Bavaroise qui le faisait pleurer
-d'indignation. Le pauvre homme avait demandé à Gérard je ne sais plus
-quelle somme pour désintéresser je ne sais quel créancier. La comtesse
-répondait pour son mari que les temps étaient durs, que les fermages
-rentraient mal, que les améliorations, les plantations, les routes, les
-bâtiments neufs absorbaient leur revenu de l'année, que tous leurs
-capitaux disponibles étaient engagés dans diverses opérations, bref que
-le _cher papa_ serait gentil, gentil, s'il voulait bien chercher la
-somme dans son voisinage, chez ces bons Dauphinois, qui tous ont des
-tiroirs remplis d'argent qui dort.
-
-«Je m'indignai d'abord, puis, me ravisant tout à coup: «Mon père, lui
-dis-je, tous ces papiers que j'ai là-haut dans un tiroir ne sont-ils pas
-échangeables contre écus?
-
---Eh! sans doute.
-
---Il me semblait bien. Et les hommes qui vous poursuivent refuseront-ils
-cet argent sous prétexte qu'il vient de moi?»
-
-«Cette demande le fit rire aux éclats, et j'eus deux bonheurs à la fois:
-sécher les larmes de mon père et flétrir la conduite de mon indigne
-belle-soeur. J'entraînai le pauvre homme chez moi, j'ouvris le
-chiffonnier où mes titres dormaient en liasses, et je lui dis: Puisez!
-Il m'embrassa d'abord en me disant mille choses du coeur, ensuite il
-prit un papier qui valait, je crois bien, cinq mille francs de rente.
-Enfin il me dit: «Je veux te signer un reçu, car c'est un prêt que
-j'accepte, et les bons comptes font les bons amis.» Ce proverbe odieux,
-plus digne d'un Roquevert que d'un Vaulignon, me fit rougir. «Ah! cher
-père! lui dis-je, est-ce qu'il y a du tien et du mien entre nous? Ne
-permettez-vous pas que je vous rende une parcelle de ma dot?
-
---Un Vaulignon ne reprend pas ce qu'il a donné.
-
---Or, je suis une Vaulignon, je vous donne ce grand vilain chiffon de
-papier, et maintenant je vous défie de me le faire reprendre! Voilà un
-argument sans réplique; embrassez-moi.»
-
-«Mon père me témoigna dès ce jour une admiration qui m'étonnait un peu.
-J'avais toujours eu le sentiment de la propriété collective et je
-distinguais parfaitement notre bien du bien d'autrui; mais au château,
-chez nous, il me semblait que tout dût être en commun; je n'aurais rien
-su refuser, même à la comtesse Gérard, et j'aurais été stupéfaite qu'on
-me refusât quelque chose. Tous ces objets matériels auxquels le pauvre
-attache un prix n'ont plus de valeur dans notre sphère; les idées et les
-sentiments y sont les seules réalités dignes d'intérêt.
-
-«Ce fut donc avec un détachement tout naturel et peu méritoire que je
-vis passer ma fortune aux mains de mon père. D'abord je n'avais besoin
-de rien, et puis je pensais que tôt ou tard Vaulignon serait à moi, mon
-frère ayant déjà les Trois-Laux; or, Vaulignon est une fortune. Quant à
-mon père, il était bien malheureux, bien humilié de nos positions
-respectives, et reconnaissant à un point qui parfois me faisait mal. Il
-s'accusait de m'avoir méconnue; il s'emportait contre le fils ingrat,
-avare et lâche, qui lui tournait le dos dans un pareil moment; il se
-reprochait à haute voix des préférences que je n'avais jamais
-remarquées; souvent, en ma présence, il s'est juré de mettre ordre à nos
-affaires en réparant une injustice que j'ignorais. C'était sans doute le
-testament qu'il voulait annuler, car il me répéta bien des fois en
-puisant dans mon pauvre tiroir: «Tu ne perdras rien, ma chérie; j'irai
-voir Foucou.» Ses idées de restitution étaient si formelles et si bien
-arrêtées qu'on a trouvé dans ses papiers un codicille dont voici la
-copie authentique:
-
- «Vaulignon, 2 octobre 186..
-
- «Indignement trahi par un fils que j'avais comblé, et comblé par une
- fille que j'avais en partie déshéritée, je déchire mon testament du...
- janvier 185., et moi soussigné Philippe-Auguste Lescuier, marquis de
- Vaulignon, je lègue en toute propriété à Claire-Estelle-Marguerite
- Lescuier de Vaulignon, ma fille chérie, veuve du vicomte de
- Montbriand, le château, le parc, les terres et généralement tout le
- domaine de V...»
-
-«Il n'a pas achevé le mot, mais l'équivoque est impossible. La pièce
-n'est pas signée à la fin, elle l'est magnifiquement au milieu.
-Pourquoi, comment mon père a-t-il gardé deux ans ce papier dans sa
-chambre au lieu de le porter à Grenoble? Est-ce la maladie du notaire
-Foucou et la vente de l'étude qui sont venues traverser un si juste
-projet? Je l'ignore; mais, quoique les tribunaux aient déclaré ce
-codicille nul, j'y constate avec bonheur la tendresse et la loyauté d'un
-digne homme.
-
-«Nos relations ont été cordiales jusqu'au bout; sa préférence pour moi
-ne s'est pas démentie un seul jour, quoiqu'il eût des agitations, des
-désespoirs et des colères terribles. Les procès se succédaient sans
-interruption; il pleuvait du papier timbré sur le château; mon père
-allait trois et quatre fois par semaine à la ville, chez l'avoué, chez
-l'avocat, chez les juges; il ne chassait presque plus. Pauvre homme!
-c'était lui qui était le gibier. Je le suppliais quelquefois d'en finir
-avec les affaires et de payer sans discussion, dans l'intérêt de sa
-santé, tout l'argent qu'on lui réclamait: «Non, répondait-il, c'est ton
-bien que je défends, et j'irai tant que les forces ne me trahiront pas.»
-Malgré sa belle résistance, je me ruinais grand train. On eut vent de la
-chose dans mon ancienne famille, à Paris. M. de Cayolles m'écrivit une
-lettre très-paternelle et très-sensée pour me dire que cette liquidation
-était un gouffre, que j'y jetterais toute ma fortune sans le combler,
-que je me devais à moi-même de conserver un peu de bien, car, si je me
-ruinais, mon nom, ma jeunesse et ma figure deviendraient autant
-d'obstacles au dévouement de mes meilleurs amis. Je fis part de cet avis
-à mon père; il y donna les mains. «Ton oncle a mille fois raison, me
-dit-il; tu dois garder une poire pour la soif, quoique j'aie assuré ton
-avenir par une combinaison infaillible. Je ne veux pas que tu m'avances
-un centime au-delà de ta dot. Je te l'ai donnée, tu me la prêtes, je te
-la rendrai sous une autre forme, et j'espère que tu ne perdras rien.
-L'important est de protéger Vaulignon contre toute hypothèque
-judiciaire. Si les huissiers mettaient leurs sales mains dessus, je les
-tuerais ou je me ferais sauter; mais le douaire que tu as trop bien
-gagné, ma pauvre enfant, conserve-le.» Cher père! lorsqu'il parlait
-ainsi, mon douaire lui-même était déjà fort entamé. Je n'eus garde de le
-lui dire, et je fis ma principale étude de tous les dangers d'hypothèque
-qui pouvaient menacer Vaulignon. Je restais au château quand mon père en
-sortait pour ses plaisirs ou ses affaires; j'apprenais la procédure, je
-m'exerçais à déchiffrer l'odieux griffonnage des officiers ministériels.
-Et, lorsqu'il arrivait un commandement de payer, je payais.
-
-«L'huissier se présenta par malheur un jour que mon père était présent
-et moi sortie. Il s'agissait d'une somme importante qui n'est pas encore
-réglée aujourd'hui: cent mille écus! C'était la dernière créance
-exigible; entre mon père et moi, nous avions liquidé tout le reste. Si
-je m'étais rencontrée là, j'aurais inventé dix arrangements pour un. Je
-n'avais pourtant pas trois cent mille francs: il s'en fallait plus de
-moitié; mais j'aurais fait opposition, ou bien j'aurais prouvé que le
-revenu de nos coupes pouvait tout payer en un an: la procédure des
-saisies immobilières abonde en détours et en échappatoires, Dieu sait!
-Le pauvre homme était seul; il sortait de table, son régime n'était pas
-très-ordonné depuis qu'il éprouvait le besoin de s'étourdir: ce
-commandement le frappa comme un coup de massue, et lorsque je rentrai de
-ma promenade, je ne trouvai plus qu'un enfant à soigner.
-
-«Si j'ai fait mon devoir jusqu'au bout, c'est chose inutile à dire. Ni
-Gérard ni sa femme ne sont venus me disputer la garde du malade. Ils le
-croyaient ruiné à fond; j'en ai la preuve dans cet acte où le comte
-accepte la succession sous bénéfice d'inventaire. Lorsqu'ils ont su la
-vérité, ils se sont fait envoyer en possession du château. J'ai plaidé
-la nullité du testament; j'ai perdu en instance, en appel et en
-cassation. Reste à savoir si je dois rapporter les misérables débris de
-ma fortune passée. La partie adverse prétend qu'il faut déduire les
-dettes de ce qui reste dans la succession, ajouter au montant net les
-sommes que mon frère et moi nous avons reçues en avancement d'hoirie, et
-diviser cette masse en trois parts égales dont deux reviendraient à
-Gérard et la troisième à moi. Or, ce qui reste dans la succession, c'est
-Vaulignon, grevé de trois cent mille francs de dettes et estimé sept
-cent mille francs net. A cette somme, on ajoute le million des
-Trois-Laux rapporté fictivement par mon frère et le million de ma dot,
-soit deux millions sept cent mille francs d'actif. Et comme le premier
-testament, seul valable, dispose formellement en faveur de Gérard de la
-quotité permise par la loi, vous voyez que j'ai reçu cent mille francs
-de trop, puisque le tiers de vingt-sept est neuf et non pas dix. Donc le
-tribunal me condamne à rendre cent mille francs sur les quatre-vingt
-mille qui me restent, attendu que le voeu des mourants est sacré, et que
-le marquis de Vaulignon, au moment de paraître devant Dieu, a voulu que
-son fils ingrat fût cinq ou six fois millionnaire, et que sa fille
-dévouée mourût de faim. Qu'en dites-vous, monsieur Mainfroi? Est-ce
-ainsi que vos pères, ces magistrats illustres et vénérés, entendaient la
-justice? Est-ce ainsi que vous la comprendrez vous-même, lorsque vous
-disposerez à votre tour de la fortune et de l'honneur des gens?»
-
-Mainfroi s'était promis d'écouter en vieillard cette plaidoirie
-féminine; mais sa résolution ne tint pas contre le charme agressif et
-saisissant de Marguerite. Sa voix, admirablement timbrée, tantôt douce,
-tantôt forte, toujours juste, s'élevait en fusée, et tout à coup
-descendait par une transition insensible à des profondeurs inconnues;
-après avoir ébranlé le cerveau de l'auditeur dans ses moindres tubes,
-elle se rabattait sur le coeur et le saisissait fibre à fibre. Le
-caractère du geste, la noblesse du visage, l'éclat des yeux
-accompagnaient cette voix prodigieuse et en doublaient l'autorité. Mille
-contrastes bizarres et charmants envahissaient l'esprit de Mainfroi:
-cette amazone à pied, cette Diane chasseresse en garni, cette veuve aux
-grâces virginales, avec son âme passionnée, son esprit viril, ses
-naïvetés enfantines et son érudition de procureur; ce grand corps
-onduleux sur deux tout petits souliers, quelques mots de basoche égarés
-entre ces dents mignonnes qui avaient l'air de casser des noisettes en
-citant les articles du code, tout cela colorait le discours d'un reflet
-inusité. Mais ce qui par moments l'illuminait d'une splendeur
-incomparable, c'était la beauté morale d'une âme droite, le tableau
-d'une vie pure, d'un dévouement continu, de sacrifices accomplis dans
-l'ombre et d'une longue solitude fièrement traversée. Un juge de cent
-ans aurait été prévenu en faveur d'une telle femme et de la cause qui se
-personnifiait en elle. Ajoutez qu'au cours du récit les souvenirs
-s'éveillaient en foule chez Mainfroi, et que chacun de ces souvenirs
-avait force de témoignage. Il se rappelait la première visite du marquis
-et du fanatisme de cet homme qui préférait sa terre à sa fille; le dîner
-chez Foucou, la physionomie ingrate de Gérard, la combinaison Roquevert,
-inaugurée au profit de la Bavaroise et liquidée aux dépens de
-Marguerite. Tous les personnages du drame développaient jusqu'au
-dénoûment les caractères qu'il avait devinés au premier acte. Il était
-donc obligé de donner gain de cause à la veuve pour l'honneur de son
-diagnostic et peut-être aussi pour l'acquit de sa conscience; car enfin
-il avait trempé, sinon les mains, du moins le bout du doigt, dans ce
-testament jadis arbitraire, et que les circonstances rendaient criminel.
-
-Or Mainfroi n'était pas de ceux qui font les choses à demi. S'il était
-arrivé à l'âge de trente-sept ans sans jamais brûler ses vaisseaux,
-c'est que, vivant en terre ferme, il n'avait jamais eu de vaisseaux à
-brûler. Une résolution extrême ne lui coûtait pas plus qu'une
-demi-mesure à la plupart des hommes de ce siècle mou. En moins de deux
-minutes, il pesa le pour et le contre, prit son parti, tendit la main à
-Marguerite et lui dit:
-
-«Écoutez bien, madame, et gravez ma parole au plus profond de votre
-mémoire, qui est fidèle et qui me l'a prouvé: ou j'obtiendrai qu'on vous
-rende intégralement les biens dont on vous a dépouillée, ou je veux
-perdre ma fortune et mon nom.»
-
-La belle veuve, un peu troublée par cette déclaration solennelle,
-balbutia quelque remercîment confus, et protesta qu'elle était loin d'en
-demander autant.
-
-«Et pourquoi donc m'arrêterais-je à moitié chemin, si le but est à ma
-portée? Votre droit est entier, et je n'en revendiquerais que la moitié,
-le quart, le quatorzième? Quel motif avons-nous de faire des présents à
-qui nous vole le nécessaire? Je ne m'explique pas votre premier procès,
-ni surtout l'obstination des avoués qui vous l'ont fait poursuivre
-jusqu'en cour de cassation. Il s'agissait bien d'ergoter sur la validité
-du second testament! La question n'a jamais été là, quoique le titre en
-lui-même me paraisse très-défendable. Mais vous êtes créancière de la
-succession, madame; mais on vous doit les quatorze cent mille francs que
-vous avez engloutis par bonté dans la liquidation des plâtrières! Je
-trouverai l'agent de change qui a vendu vos titres un à un, j'établirai
-la concordance des dates, je montrerai que chacun de vos sacrifices a
-libéré une partie de ce domaine que le couple Gérard s'arroge
-impudemment! Je ferai comparaître les huissiers à qui vous avez donné
-votre argent, de vos propres mains. J'établirai le compte de vos biens à
-la mort de M. de Montbriand; on saura quelle vie modeste vous meniez à
-Vaulignon; la cour dira s'il est possible que vous ayez gaspillé en cinq
-ans de villégiature un million et demi. Ce n'est pas tout; nous ferons
-la contre-épreuve sur les recettes et les dépenses de votre injuste et
-malheureux père. On sait ce qu'il avait, on sait ce qu'il devait le
-premier jour du mois où les actions de cinq cents francs sont tombées à
-deux cent cinquante. Nous ferons le total des sommes que M. de Vaulignon
-a payées jusqu'à sa maladie, et je demanderai dans quelle bourse il a
-puisé tout ce qui lui manquait. Comptez sur moi, madame, ou plutôt sur
-l'éclatante justice de votre cause. Plus j'y pense, plus je m'étonne que
-ni vos avoués ni vos avocats ne l'aient comprise, et qu'elle ait pu
-arriver toujours perdue, mais toujours intacte, jusqu'à moi.»
-
-Marguerite répondit avec une candeur adorable: «C'est sans doute que je
-l'ai mal expliquée à ces messieurs. Pensez donc! des secrets de famille!
-Quel que soit l'intérêt qui vous pousse, on ne peut pas les raconter au
-premier venu.»
-
-Ainsi donc, pensa Mainfroi, je ne suis pas le premier venu pour elle! Il
-prit avantage de l'aveu pour se détendre et se familiariser. Il se
-prévalut même des alliances quasi légendaires qui unissaient les
-Vaulignon aux Mainfroi. «Mais alors, dit-elle en riant, nous serions
-cousin et cousine, si nous étions venus au monde quinze générations plus
-tôt?
-
---Nous le sommes, madame; ce n'est qu'une question de degré.
-
---Vous me le jurez, mon cousin?
-
---Foi d'avocat, ma cousine. Et puisque nous voici presque en famille,
-permettez-moi de vous demander si la devise de votre papier à lettres
-appartient aux Vaulignon ou aux Montbriand?
-
---Elle n'appartient qu'à moi seule. Pourquoi me demandez-vous cela?
-
---Parce que, si la devise est à vous, je compte vous l'emprunter, ma
-cousine, jusqu'au prononcé de l'arrêt. Tout ou rien! Oui, je veux
-vaincre ou mourir, et je vaincrai, car la vie est bonne.
-
---On le dit.»
-
-Sur ce mot, qui ne manquait pas de profondeur, elle congédia Mainfroi.
-Le jeune bâtonnier descendit du second étage sans effleurer les marches
-de l'escalier. Il avait des ailes; celui qui aurait pu le suivre par les
-rues l'aurait entendu dire à chaque pas: Quelle femme! quelle cause!
-Peut-être ne savait-il pas lui-même si c'était la femme ou la cause qui
-faisait battre son coeur; mais, comme il éprouvait le besoin
-très-naturel de babiller un peu sur l'une et l'autre, il s'en alla tout
-droit chez le premier président.
-
-
-V
-
-A sa grande surprise, il trouva le vieillard plus agité que lui-même. M.
-de Mondreville se leva, vint à lui, lui prit la tête et lui donna
-l'accolade en larmoyant: «Oui, cher enfant, j'étais sûr de vous voir
-aujourd'hui, et je vous remercie de partager ma joie. Ce jour est donc
-venu! Je puis chanter le cantique de Siméon. _Nunc dimittis!_»
-
-Mainfroi craignit d'abord que cette expansion ne fût un symptôme de
-décadence sénile. «Mais vous ne savez donc pas? reprit le président. Il
-est garde des sceaux!»
-
---Qui?
-
---Mon copain! Le nouveau ministère est tout au long dans
-_l'Indépendance_; il sera dimanche au _Moniteur_.
-
---Hum! Entre la coupe et les lèvres...
-
---Mais il me l'a écrit lui-même, ce cher ami; voici la lettre.
-
---Ceci change la thèse. Alors, monsieur, veuillez agréer mes compliments
-sincères et mes regrets, car le premier mouvement de l'illustre copain
-sera de vous confisquer au profit de la cour suprême.
-
---Pas si vite! Il faut attendre une vacance. Et qui sait s'ils voudront
-de mes vieilles lumières à Paris? Quant à vous, mon enfant, votre
-affaire est hors de doute. Aussitôt pris, aussitôt procureur général.
-
---Oh! mais non; je refuse.
-
---Il a votre parole.
-
---Je la reprends. Ah! monsieur, si vous saviez quelle admirable affaire!
-Vous verrez! vous entendrez, car je me fais une fête de la plaider
-bientôt devant vous! Un droit évident qu'on a méconnu et nié quatre fois
-de suite! la femme la plus intéressante, la plus digne, la plus
-admirable, effrontément dépouillée par des collatéraux sans coeur! Je
-veux que la réparation soit aussi éclatante que l'iniquité fut énorme;
-je flagellerai l'odieuse belle-soeur; je souffletterai moralement
-l'indigne frère. Ah! tenez! à la veille d'un combat si légitime et si
-glorieux, je n'échangerais point ma toque d'avocat contre une couronne
-royale!
-
---Soit; mais contre un mortier de président?
-
---Pas même! Rien ne vaut le plaisir de demander justice.
-
---Vous oubliez le plaisir de la rendre, mon enfant. L'avocat propose, et
-le juge dispose.
-
---Et le parquet?
-
---Il impose. Si je m'intéressais à quelque victime des iniquités
-sociales, je demanderais au bon Dieu, _primo_ de présider l'affaire,
-_secundo_ d'y remplir les fonctions du ministère public, _tertio_ d'y
-plaider comme Démosthène ou comme vous, mon cher maître. Ce n'est pas
-moi qui parle, c'est l'expérience d'un vieux mentor. Mais quel est donc
-l'appel qui vous tient tant au coeur? Vient-il à la première chambre?
-
---Oui, monsieur. Vaulignon contre Vaulignon. C'est Picardat qui occupe
-pour Mme de Montbriand.
-
---Diable! diable! Litige épineux, mon fils. Je connais la question sur
-le bout du doigt; le maudit testament du marquis nous a donné bien de la
-tablature. En équité, je crois que votre cliente n'aurait pas tort,
-l'intimé m'a tout l'air d'un médiocre sire; mais ses mesures sont
-admirablement prises, la forme est pour lui. Si ma mémoire ne me trompe
-pas, le gain de la cause a tenu trois ou quatre fois à un cheveu;
-malheureusement quand la balance s'entête à pencher du même côté, c'est
-que décidément il y a un plateau plus lourd que l'autre. Vous me direz
-que ce nouveau marquis de Vaulignon et sa femme ont fait flèche de tout
-bois: j'en conviens; la brigue est forte, mais on s'est démené des deux
-parts. Il paraît que la marquise est en crédit à Munich; elle fait agir
-la légation de Bavière; notre garde des sceaux, celui qui part dimanche,
-a été sollicité diplomatiquement. De son côté, Mme de Montbriand est
-protégée par un gros sénateur, légitimiste rallié, et d'autant plus
-influent qu'il ne s'est pas vendu, mais donné. Vous savez que l'empire a
-des tendresses de parvenu pour ces messieurs de l'ancien régime, sitôt
-qu'ils daignent s'humaniser un peu. On combat les républicains à coups
-de trique et les royalistes à coups d'encensoir. Le ministre de
-l'intérieur a pris parti pour M. de Cayolles, qui adore Mme de
-Montbriand, quoique honnête femme ou plutôt _parce que_, un paradoxe de
-vieux beau! On a donc opposé ministre à ministre, comme on pousse pion
-contre pion au début d'une partie d'échecs; puis on a fait marcher les
-grosses pièces: le fou d'ici, la tour de là, enfin la dame et le roi
-lui-même... Que voulez-vous? les suprêmes conséquences du gouvernement
-personnel! Il s'ensuit que l'affaire Vaulignon est tendue à un point que
-je ne saurais dire. Il n'y a pas huit jours que Mme de Montbriand a
-signifié son acte d'appel, et déjà le garde des sceaux a fait savoir au
-procureur général qu'il eût à prendre la parole en personne et non par
-substitut. On compte sur lui pour enlever l'affaire, et on n'a peut être
-pas tort; il tient pour les Bavarois, c'est connu; vous aurez affaire à
-forte partie. Moi, je n'ai pas d'opinion préconçue, et vous pouvez
-compter sur mon attention la plus bienveillante, comme toujours. Trouvez
-l'argument décisif, mon jeune ami; jetez un poids nouveau dans la
-balance, et je serai heureux de consacrer par un arrêt le plus étonnant
-de vos triomphes; mais, puisque vous portez un intérêt si vif à Mme de
-Montbriand, dites-lui qu'elle ferait sagement de produire un mémoire à
-l'appui de sa demande: il faut préparer le terrain, ramener quelques
-esprits, et détruire les préventions que les succès constants de la
-partie adverse ont pu enraciner.»
-
-Mainfroi n'eut garde de négliger un avis si paternel, et, soit que la
-publication de ce mémoire lui parût pressante, soit qu'il craignît de
-laisser refroidir l'éloquence qui bouillait en lui, soit qu'il trouvât
-charmant de se cloîtrer dans une pensée de plus en plus chère, il
-rentra, défendit sa porte et travailla d'arrache-pied jusqu'à minuit. Il
-fallut que la vieille Fleuron fît acte d'autorité en venant éteindre la
-lampe.
-
-Le lendemain, au petit jour, il écrivit à Marguerite pour réclamer
-d'urgence un nouveau rendez-vous, et jusqu'au moment de la revoir il se
-tint occupé d'elle. Elle le reçut à midi, et il put déjà lui soumettre
-le canevas d'un travail net, logique, parfaitement ordonné, où les
-faits, serrés l'un contre l'autre, avaient l'air de soldats qui courent
-à la victoire. La jeune femme en fut ravie; elle croyait déjà l'affaire
-terminée.
-
-«Patience! dit-il; ceci n'est que le plan d'un travail préparatoire; il
-vous faudra me fournir tout un monde de documents et de matériaux qui me
-manquent. C'est une collaboration longue et pénible que je viens
-solliciter; me l'accorderez-vous?
-
---Eh! grand Dieu! répondit-elle, quand tous mes intérêts ne seraient pas
-en jeu, je le ferais par plaisir, car votre compagnie est la plus
-adorable du monde.»
-
-Elle avait quelquefois de ces boutades où le coeur part comme une arme à
-feu dans la main d'un enfant. Sa reconnaissance, son admiration, son
-amitié, éclataient à brûle-pourpoint, si brusquement que Mainfroi,
-ahuri, ne savait que répondre. Toute son expérience des femmes était
-désarçonnée par ces soubresauts. Marguerite ne ressemblait à rien de ce
-qu'il connaissait; ce n'était pas l'être faible, averti, cauteleux,
-provoquant et fuyard, qu'il avait maintes fois couru et forcé dans ses
-chasses à travers le monde, mais une nature droite et cavalière. Ses
-moindres politesses affectaient un air agressif, sans toutefois qu'un
-fat eût osé les interpréter en mal. C'était l'effusion d'un coeur chaud
-qui s'emporte; on y sentait peu de tendresse et surtout point de
-faiblesse.
-
-La rédaction du mémoire prit une semaine, et, sauf quelques heures
-consacrées aux devoirs du palais, ils passèrent tous ces jours en
-tête-à-tête. Marguerite avait fourni sa bonne part de travail; elle
-écrivait d'un style net et tranchant, un peu âpre parfois, mais toujours
-digne et contenu. Quand la première épreuve sortit de l'imprimerie
-Maisonville, Mainfroi l'apporta tout humide et la lut à haute voix de
-bout en bout. Marguerite en fut transportée; elle sauta au cou de son
-cher avocat et l'embrassa sur les deux joues, puis elle lui tourna le
-dos, s'installa devant la table, et, comme refroidie par cette
-explosion, elle se mit à feuilleter l'épreuve et à revoir les passages
-importants sans remarquer le trouble de Mainfroi. Quant à lui, il avait
-la tête un peu perdue; la joie et l'étonnement le faisaient vaciller sur
-ses jambes; son esprit courait à mille lieues du procès; il commençait à
-se demander s'il ne jouait pas le rôle d'un séminariste et d'un sot. Au
-fort de ses perplexités, il aperçut le cou de Marguerite, très-allongé,
-très-souple et d'une blancheur éclatante, où tranchaient cinq ou six
-boucles de petits cheveux noirs. La nuque d'une jolie femme a des
-séductions que le vulgaire ne soupçonne pas, mais qui ravissent en
-extase les _dilettanti_ de l'amour. Mainfroi s'approcha lentement, comme
-attiré par une fascination irrésistible, et sa bouche contre-signa
-l'hommage de ses yeux.
-
-Mme de Montbriand bondit et se retourna vers lui tout d'une pièce, le
-visage en feu, le regard flamboyant, la lèvre frémissante: «Oh!
-dit-elle.
-
---Chère madame, répondit-il avec un sourire avantageux, je ne vous rends
-que la moitié de ce que vous m'avez donné tout à l'heure.»
-
-Elle ne comprit pas d'abord, et tandis que son esprit cherchait, ses
-yeux fixes gardaient leur expression hagarde. Lorsqu'elle eut trouvé le
-mot de l'énigme, elle reprit vivement:
-
-«Non! cela n'est pas la même chose. Ce que j'ai fait, je l'aurais fait
-devant mille personnes, et vous, m'auriez-vous traitée de la sorte, si
-seulement Polyxénie avait été là?»
-
-Il protesta de son respect et de son obéissance, se confondit en humbles
-excuses, et revint, par un détour habile, mais connu, à réclamer du bon
-vouloir de Marguerite ce qu'il avait obtenu par surprise.
-
-La belle veuve (de sa vie elle n'avait été si belle), se recueillit une
-minute et répondit:
-
-«Monsieur Mainfroi, si vous me demandiez la permission de m'embrasser,
-je n'aurais peut-être pas le courage de vous répondre non; mais j'estime
-que vous feriez mieux de ne me demander rien.»
-
-Mainfroi mit un genou en terre et dit: «Revoyons notre épreuve.»
-
-Ils travaillèrent ce jour-là comme deux hommes, et se quittèrent sans
-avoir parlé d'autre chose que du procès. Seulement, à la dernière
-minute, Mme de Montbriand prit la brochure et dit: «Nous avons oublié
-l'épigraphe.
-
---Que mettrez-vous?
-
---Ma devise, qui est aussi la vôtre.»
-
-Rien ne fut changé dans leurs habitudes; ils se revirent le lendemain et
-tous les jours suivants aux mêmes heures et dans la même intimité; mais
-le laisser-aller des premiers jours ne se retrouva plus, chacun d'eux
-s'observait davantage: une révolution irréparable était accomplie; la
-gêne se glissa dans leurs rapports et la froideur se répandit peu à peu
-sur leurs entretiens. Cette gêne toutefois abondait en jouissances
-secrètes, et cette froideur cachait un feu tout nouveau. Un seul geste
-de Mainfroi avait tué le bon garçon chez Marguerite et réveillé ou
-éveillé la femme.
-
-Cependant le mémoire était lancé; on ne parlait pas d'autre chose au
-palais et dans la ville. Le succès littéraire fut très-vif; on admira
-partout cette argumentation suivie, serrée, poignante, qui égorgeait
-l'adversaire sans sortir un moment du ton modéré et sans choquer aucune
-convenance. L'opinion publique se retourna; le parti pris de certains
-magistrats fut ébranlé. Le défenseur des Vaulignon, qui était un homme
-éminent, s'empressa de rédiger un factum énergique; mais il commençait à
-douter de la victoire, et il poussait ses clients à une transaction.
-Quelques officieux s'entremirent; on offrit à Mme de Montbriand de lui
-laisser le peu qu'elle avait, et de lui parfaire en viager dix mille
-francs de rente. Le procureur général appuya sous main ces tentatives;
-il fit entendre à Mainfroi que sa cause, excellente en équité, mauvaise
-en droit, devait s'accommoder de la demi-satisfaction qui était offerte;
-mais l'avocat et la plaideuse maintinrent résolûment leur «tout ou
-rien.» Plus ils voyaient l'ennemi se démoraliser, plus ils
-s'affermissaient en courage.
-
-La curiosité publique avait d'abord respecté le deuil et la misère de
-Marguerite; peu de gens la connaissaient en ville; les maisons qui
-s'étaient trouvées en relation avec son père ne jugèrent ni utile ni
-prudent de renouer avec elle. D'ailleurs le marquis Gérard et la petite
-Bavaroise avaient pris les devants en visitant à tort et à travers tout
-ce qui faisait un semblant de figure.
-
-Mais lorsqu'on vit un personnage comme M. Mainfroi épouser publiquement
-les intérêts de la jeune veuve, lorsque le gain de sa cause parut
-assuré, lorsqu'enfin la malice ou le dépit des mères de famille insinua
-que le bâtonnier de l'ordre, en défendant Mme de Montbriand, combattait
-pour ses propres foyers, le monde avisé de Grenoble prit ses mesures en
-conséquence. On se dit que Mainfroi, célèbre comme il l'était, protégé
-par le nouveau ministre et de plus en plus prédestiné aux hautes
-fonctions de la magistrature, n'irait jamais s'enterrer à Vaulignon; il
-resterait en ville, et il y resterait très-riche, marié à une jeune
-femme, en position de recevoir souvent et bien. Cette maison, qui
-joindrait l'utile à l'agréable, serait peut-être difficile à forcer l'an
-prochain; pour l'instant, elle était ouverte à quiconque saurait prendre
-date et devancer la victoire. Il n'y avait pas à lanterner, si l'on
-voulait plaindre Mme de Montbriand en temps utile; aussi la foule
-envahit-elle en hâte ce pauvre logement où la veuve s'était morfondue à
-loisir. «Çà, madame, disait Polyxénie, avec une pointe d'humeur
-villageoise, il paraît que nous sommes devenues bien aimables depuis que
-le procès est à moitié gagné?» Marguerite, qui n'avait jamais su faire
-ni écouter un mensonge, éprouvait mille démangeaisons de rompre en
-visière à ces amis du bon moment; il fallut toute l'éloquence de
-Mainfroi pour dompter son honnête orgueil et l'amener à rendre une
-visite sur dix. Les maisons qu'elle honora de sa présence se
-transformèrent en foyers de propagande, en bureaux d'enrôlement, et
-comme l'avocat les avait choisies une à une avec son tact infaillible,
-l'élite de la ville fut bientôt rangée sous les bannières de Mme de
-Montbriand.
-
-L'affaire était inscrite au rôle du mardi 23 janvier; les plaidoiries,
-les répliques, les conclusions du procureur général et le prononcé de
-l'arrêt devaient prendre vraisemblablement deux audiences. Le mardi
-matin, à neuf heures, l'avoué Picardat força la porte de sa cliente et
-vint lui dire que Bénaud, l'avoué des Vaulignon, offrait six cent mille
-francs sur table. Marguerite répondit: «Je n'en demandais pas autant et
-c'est plus d'argent qu'il ne m'en faut pour vivre selon mes goûts; mais
-si je transigeais une heure avant l'audience, j'aurais l'air de mettre
-en doute le succès de M. Mainfroi. L'affaire suivra son cours.»
-
-Ce n'était ni l'amour de la paix ni la peur du scandale qui avait
-conseillé un si grand sacrifice à la marquise Augusta de Vaulignon. Elle
-jetait une partie de sa cargaison parce qu'elle voyait le navire à la
-côte. La veille au soir, dans tous les cercles de Grenoble, on avait
-fait des paris de proportion à neuf et dix contre un.
-
-Les débats s'ouvrirent au milieu d'un silence avide. Le prétoire était
-gorgé de monde comme aux plus grandes fêtes de la Cour d'assises. On y
-remarquait la magistrature et le barreau, la haute bourgeoisie de la
-ville et la noblesse des environs, les officiers généraux de la
-garnison, les femmes du monde, cent cinquante ou deux cents amateurs
-d'éloquence judiciaire, députés par les doctes cités de Vienne, d'Aix et
-de Lyon, enfin la population rustique de Vaulignon et des Trois-Laux,
-qui ne paraissait pas tenir la balance égale entre la bonne demoiselle
-et l'étrangère. Le marquis Gérard et sa femme étaient présents; ce fut
-pour eux une rude journée. Polyxénie, rendant compte de la séance à sa
-maîtresse, les comparait à deux écrevisses dans l'eau qui chauffe.
-Non-seulement ils se virent malmenés par Mainfroi, mais ils connurent à
-des signes certains que l'assemblée, vassaux compris, les tenait en
-médiocre estime.
-
-Mainfroi remplit la première audience à lui seul. Jamais il n'avait
-parlé si longtemps, avec cette abondance et cette ampleur. Les
-fanatiques de son talent se disaient à l'oreille: «C'est bien lui, et
-pourtant c'est un autre homme; Démosthène tourne au Cicéron; le courant
-de son éloquence s'enfle et déborde; c'est un ruisseau qui devient
-fleuve.» Les célébrités de province ont ainsi leurs enthousiastes, qui
-sont de fins critiques malgré tout, gourmets passionnément épris d'un
-certain crû, mais d'autant plus aptes à préférer le vin des bonnes
-années. Personne ne douta que cette transformation de Mainfroi ne fût un
-miracle de l'amour; les quelques sceptiques qui niaient sa passion pour
-Mme de Montbriand durent se rendre à l'évidence. L'auditoire ne lui sut
-pas mauvais gré de cette concession aux faiblesses humaines; on lui
-avait déjà reproché la froideur de ses plaidoiries, et certaine rigidité
-métallique qui rappelait un peu trop le style impassible de la loi. La
-foule prit plaisir à s'échauffer avec lui; la sympathie publique éclata
-plus de vingt fois en applaudissements que les audienciers réprimèrent
-par habitude, mais sans conviction et sans autorité. Le président, ému
-lui-même jusqu'aux larmes, oubliait de réclamer le silence.
-
-Au sortir de l'audience, Mainfroi s'enfuit au grand trot de ses chevaux;
-il était temps: les braves gens de Vaulignon et des Laux le cherchaient
-pour le porter en triomphe. Il courut chez Mme de Montbriand et lui dit:
-«Ma belle cousine, voulez-vous me donner à dîner? Ou je me trompe fort,
-ou je vous apporte le pain.»
-
-Le lendemain, même affluence au palais. L'avocat du marquis Gérard parla
-longtemps et parla bien, sans espoir de gagner la cause. Il maintint ses
-conclusions pour la forme, mais en homme qui serait content de s'en voir
-adjuger le demi-quart. Mainfroi répliqua en peu de mots, la duplique de
-l'adversaire fut traînante et mal écoutée. L'intérêt se portait de plus
-en plus sur le procureur-général, M. Sébert. On savait qu'il s'était
-montré favorable au fils Vaulignon; on ne supposait pas que l'éloquence
-de Mainfroi eût glissé sur ses préventions sans les entamer; on le
-savait honnête et consciencieux, mais d'une impartialité qui frisait
-parfois l'irrésolution.
-
-A quatre heures moins quelques minutes, M. Sébert déclara qu'attendu
-l'heure avancée et l'importance de l'affaire, il demandait remise à
-huitaine pour les conclusions du ministère public. Le président leva la
-séance, et la foule s'écoula en murmurant un peu.
-
-Lorsque Mainfroi rentra chez lui, il trouva sur sa table un pli du
-télégraphe. La dépêche, transcrite sur grand papier, se formulait comme
-il suit:
-
-«Le ministre de la justice à M. le comte Mainfroi de Gartières.
-
-«Je suis heureux de vous annoncer qu'un décret rendu sur ma proposition,
-en date de ce jour, vous nomme procureur-général près la cour de
-Grenoble.»
-
-Décidément le copain de M. de Mondreville avait bonne mémoire. Il se
-rappelait même un point négligé depuis deux générations par la famille
-Mainfroi. L'aïeul paternel de Jacques était comte de l'empire, et il
-n'avait tenu qu'à lui de rendre son titre héréditaire en érigeant en
-majorat une terre de dix mille francs de rente; mais pour substituer
-perpétuellement un grand tiers de sa fortune, cet honnête homme aurait
-dû dépouiller en partie quatre enfants, sur cinq qu'il avait. Voilà
-pourquoi Jacques et son père étaient restés Mainfroi tout court. Or
-depuis quelque temps le conseil du sceau des titres adopte une
-jurisprudence qui abolit rétroactivement la cause du majorat: il est
-naturel que le second empire ne marchande pas trop la noblesse du
-premier.
-
-Gartières était le nom d'un petit bien de campagne conservé depuis
-longtemps dans la famille et qui restait à Jacques. Trois ou quatre
-Mainfroi, entre le XVe et le XVIIIe siècle, ont cousu Gartières à leur
-nom pour se distinguer des Mainfroi de Bois-Vizille et des Mainfroi de
-Jaubeuf, éteints aujourd'hui.
-
-Le ministre n'avait pu être si bien renseigné que par M. de Mondreville;
-ce bon vieillard, un peu trop entiché lui-même de sa noblesse,
-s'indignait par moments qu'on ne fût pas titré lorsqu'on prouvait
-trente-deux quartiers et le reste.
-
-«Bah! répondait Mainfroi, je ne pourrais jamais être aussi vain de mon
-titre que je suis orgueilleux de mon nom.»
-
-Vingt fois peut-être il avait tenu ce langage, et toujours dans la
-sincérité de son âme; mais maintenant qu'il avait le titre et le nom
-devant lui, maintenant qu'il lisait et relisait sur la dépêche
-ministérielle ces cinq mots parfaitement assortis: _le comte Mainfroi de
-Gartières_, il lui semblait que le tout formait naturellement une
-harmonie majestueuse, et qu'en retrancher la moindre syllabe serait un
-crime de lèse-grandeur. Cette contemplation l'enflait à ses propres
-yeux; l'idée d'un avantage superficiel, extérieur, dû aux services d'un
-mort et à la bienveillance d'un homme en place, lui fit oublier un
-instant son vrai mérite et ce succès tout chaud qu'il ne devait qu'à
-lui-même. Toutefois, comme il n'avait rien d'un sot, cette ivresse fut
-bientôt cuvée; il arriva promptement à se la reprocher et voulut en
-sonder la cause. Il descendit au fond de son coeur et trouva, quoi? Le
-vague sentiment de l'attraction qu'un titre exerce sur les femmes,
-l'idée d'une plus value matrimoniale, le regret de n'avoir pas été comte
-de Gartières à trente ans: c'était penser à Marguerite. Il ne se dit
-pas: «Maintenant je suis à même de lui offrir un nom aussi brillant que
-celui de son père ou de son premier mari.» Tout occupé qu'il était de la
-belle veuve, il ne s'avouait pas qu'il en fût amoureux, ou, s'il se
-l'avouait parfois, c'était avec le ferme propos de se vaincre et de
-respecter une loyale créature qui ne pouvait être sa femme. Il
-n'admettait pas l'hypothèse d'un mariage avec cette cliente qui lui
-devrait tout: sa délicatesse et sa dignité lui fermaient les
-perspectives de l'avenir; mais il prenait un plaisir amer à bâtir mille
-châteaux en Espagne dans l'irréparable passé.
-
-Sa rêverie fut coupée au plus bel endroit par un billet de Marguerite.
-«Mon cher cousin, écrivait-elle, n'aurai-je pas le plaisir de vous
-remercier aujourd'hui?» Il réfléchit qu'il aurait mauvaise grâce à
-dédaigner des éloges qui devaient être ses seuls honoraires, et il
-courut chercher le denier de la veuve avec un empressement qu'il se
-déguisait à lui-même. «Polyxénie, dit-il en entrant, annoncez M. le
-procureur général.
-
---Une farce, monsieur?
-
---La vérité, ma fille.
-
---Mais vous n'avez rien de changé! Enfin, puisque ça vous amuse...
-Monsieur le procureur général!»
-
-A ces mots, il se fit un brouhaha dans le petit salon, puis un grand
-bruit de chaises suivi d'un profond silence. Mainfroi tombait au milieu
-d'un encombrement de visites, et le procureur général annoncé à
-brûle-pourpoint chez une plaideuse, c'était un coup de théâtre comme
-Grenoble n'en avait jamais vu. «Comment! s'écria Marguerite, c'est vous!
-La folle!
-
---Elle n'a pas menti. J'ai reçu ma nomination en sortant de l'audience.»
-
-On s'empressa autour de lui pour le complimenter à la ronde. Un des
-assistants remarqua qu'il avait commencé sa carrière d'avocat par un
-Marengo et qu'il la terminait par un Austerlitz.
-
-«Ainsi donc, demanda Mme de Montbriand, vous ne plaiderez plus!
-
---Jamais, madame.
-
---Et si cette nouvelle était arrivée hier matin, vous n'auriez pas pu me
-défendre?
-
---Comme avocat, certes non.
-
---Alors béni soit Dieu d'avoir retardé l'aventure!
-
---Dieu, ou le ministre, on ne sait.
-
---Mais, j'y pense, si vous êtes procureur général, M. Sébert ne l'est
-plus. Moi qui avais si grand'peur de lui, je n'ai plus rien à craindre!
-C'est vous qui prendrez la parole au nom du ministère public, et vous
-n'aurez qu'à dire: Messieurs, je vous renvoie à la plaidoirie de Me
-Mainfroi, elle exprime mon opinion tout entière.
-
---Ah! pardon. Ce procédé simplifierait les choses, mais je doute qu'il
-soit permis.
-
---Si la loi le défend...
-
---Non; la loi qui pense à tout, n'a point prévu le cas, que je sache.
-Elle interdit au juge de siéger dans une affaire où il aurait plaidé,
-elle semble ignorer qu'un simple avocat, par un coup de fortune, peut
-devenir de but en blanc chef du parquet; mais où le code ne dit rien,
-les convenances décident. Je céderai la place à un avocat général ou à
-un substitut.
-
---En avez-vous le droit? Est-ce que le garde des sceaux n'a pas
-formellement demandé que le procureur général parlât en personne?
-
---C'est, ma foi, vrai! je l'avais oublié; mais le ministre qui a donné
-cet ordre est remisé sous la coupole du Sénat; son successeur, que je
-verrai sans doute avant trois jours, est le plus galant homme du monde,
-et je suis sûr de m'entendre avec lui.»
-
-Les nominations parurent au _Moniteur_ le jeudi 25 et arrivèrent à
-Grenoble le vendredi. M. Sébert était nommé président de chambre à la
-cour de Bordeaux, pas un mot sur le sort de M. de Mondreville. Mainfroi
-partit pour Paris le soir même, et courut s'inscrire chez le copain, qui
-était au conseil. Dans la journée du samedi, il reçut un billet
-très-cordial qui l'invitait à déjeuner le lendemain au ministère.
-
-L'homme d'État l'accueillit à bras ouverts et s'excusa de lui rendre un
-déjeûner d'auberge en échange du bon dîner de Fleuron. Aux premiers mots
-de remercîments, il interrompit son convive et lui dit: «Vous ne me
-devez rien; c'est mon vieil ami Mondreville qui a tout fait. Il a même
-retardé votre nomination pour vous laisser le temps de plaider la grande
-affaire. On dit que vous avez été admirable; _l'Impartial_ et le
-_Courrier_ célèbrent votre éloquence; bravo! J'ai fait voeu d'écrémer
-l'ordre des avocats au profit de mes parquets. Sébert était insuffisant,
-je l'ai envoyé s'asseoir. Il est cause que l'arrêt n'est pas rendu, et
-que le public et les plaideurs sont encore dans l'anxiété.
-
---Le pauvre homme était d'autant plus embarrassé qu'il avait reçu
-l'ordre de prendre parti dans l'affaire. J'aime à croire, monsieur, que
-vous n'entendez pas me faire hériter de cette obligation?
-
---Je n'ai rien à vous dire, je ne sais rien, je ne veux pas connaître du
-procès Vaulignon, ni d'aucun autre. L'intervention du pouvoir exécutif
-dans les affaires civiles est un abus contre lequel je réagirai de
-toutes mes forces. Ne prenez conseil que de vous-même, ne suivez que les
-impulsions de votre conscience, ne faites que le bien, et soyez sûr _a
-priori_ que je suis d'accord avec vous.
-
---Ce n'est pas tout d'avoir raison, il faut encore y mettre les formes,
-et si je montais au parquet mercredi prochain pour appuyer ma plaidoirie
-de mercredi dernier, on trouverait assurément que j'abuse.
-
---L'affaire revient donc mercredi? Eh bien! pour vous mettre à votre
-aise, je vais tâcher qu'on fixe à mercredi votre audience de serment. Il
-faudra, bon gré, mal gré, que la cour s'arrange sans vous, et vous
-trouverez l'arrêt rendu en revenant à Grenoble.»
-
-Mainfroi ne demandait rien de plus. Au dessert, il risqua une allusion
-délicate à ce titre de comte dont on l'avait gratifié sans son aveu.
-Selon lui, M. le premier avait poussé la bienveillance un peu trop loin
-dans cette affaire. «Ne vous en prenez qu'à moi seul, dit le ministre.
-Mondreville m'a fourni les renseignements, mais sur mon initiative.
-Notre devoir n'est pas seulement d'empêcher l'usurpation des titres par
-nos jeunes ambitieux en robe; je ne dois pas tolérer qu'un homme de
-votre naissance commette par modestie une usurpation de roture. Si le
-respect de la justice est ébranlé par la fausse noblesse, son prestige
-est doublé par la vraie. Habituez-vous donc à signer le nom de vos aïeux
-tout au long; cela vous paraîtra d'abord compliqué, mais cette nouveauté
-ne déplaira pas à Mme la comtesse Mainfroi de Gartières. Vous voyez que
-je suis au courant.»
-
-Jacques bondit sur sa chaise. «Ah! monsieur, s'écria-t-il, je vous jure
-qu'on vous a mal informé.
-
---Tant pis! Vous êtes d'une race qu'il ne faut pas laisser éteindre, et
-le mariage qu'on annonçait publiquement à Grenoble me semblait fort bien
-assorti.
-
---Il est certain que la personne dont on vous a parlé mérite tout le
-respect et tout l'attachement d'un homme; il est vrai que je l'ai
-recherchée avant son mariage et que je ne me suis pas vu devancé par un
-autre sans éprouver quelque regret; mais depuis qu'elle a bien voulu
-m'appeler à son secours, pas un mot, pas un signe ne m'a donné lieu de
-penser qu'elle m'honorât de la moindre préférence. Et d'ailleurs, fût-il
-vrai qu'elle m'aime autant que je l'estime, il n'en résulterait qu'un
-éternel chagrin pour elle et pour moi, car je ne puis l'épouser sans
-encourir le mépris du monde et le mien.
-
---M'est avis qu'en ce moment le ministère public pousse les choses au
-noir. Je vous assure, monsieur, que mes amis, qui sont un peu les
-vôtres, envisagent cette union d'un fort bon oeil et ne la trouvent en
-rien méprisable.
-
---C'est qu'ils ne sont pas à ma place, monsieur, et vous m'accorderez,
-sans doute, que je suis le meilleur juge de mon honneur. Lorsque Mme de
-Montbriand (j'ose la nommer) m'a prié de défendre son appel, la cause
-était plus que perdue. La pauvre femme se trouvait exactement dans la
-position de ces plaideurs désespérés qui se livrent pieds et poings liés
-à un petit maquignon d'affaires. On lui dit: «Sauvez ma fortune, et je
-vous en abandonne la moitié!» Ma cliente est venue à moi par un autre
-chemin; elle m'a dit: «Sauvez-moi, et je promets de ne vous rien donner
-en échange.» Si maintenant je demandais ou j'acceptais sa main, qui ne
-va pas sans sa fortune, quelle différence y aurait-il entre le comte
-Mainfroi de Gartières et les petits avocats véreux?
-
---Il y en aurait une immense, à mon avis; mais j'avoue que les envieux
-ne manqueraient pas de gloser. Nous sommes loin du bon vieux temps où le
-moindre chevalier qui avait sauvé la princesse l'épousait sans scrupule
-aux applaudissements des peuples. J'ai encore vu l'époque où le premier
-médecin venu, ni riche, ni beau, ni très-jeune, arrachait une malade à
-la mort et la conduisait à l'autel sans trop scandaliser les gens. On
-disait dans le public: «Tant mieux pour lui, et sa femme n'est pas à
-plaindre; mieux vaut encore épouser son médecin que de mourir.»
-Aujourd'hui, pour quelques malheureuses pièces de cent sous que vous
-aurez rendues à une jeune et jolie femme qui vous aime et que vous
-aimez, la délicatesse vous interdit de faire son bonheur et le vôtre.
-Ah! le monde a des raffinements d'honneur, de susceptibilités maladives
-que j'admire, d'autant plus que nous savons, vous et moi, si les
-voleurs, les mendiants et les mouchards y forment une imposante
-minorité... Mais je n'insiste pas, n'écoutez que vos sentiments, et, si
-la conscience vous défend d'épouser une ancienne cliente enrichie par
-vous, mariez-vous à la Magistrature!
-
---Ainsi ferai-je,» répondit Mainfroi.
-
-Son absence ne dépassa point le terme convenu; toutefois, il s'ennuya
-fort au pays des plaisirs faciles. En dépit du préjugé qui veut que les
-journées de Paris soient particulièrement courtes, il eut beaucoup de
-mal à tuer le temps, surtout aux heures qu'il avait coutume de perdre
-chez Mme de Montbriand. Un silence se faisait en lui; il se sentait
-désoeuvré, inutile, incapable; et s'il essayait de se secouer, le
-cerveau restait silencieux comme un grelot vide. Il monta en wagon le
-vendredi soir, plus joyeux qu'un lycéen qui part en vacances. Aussitôt
-débarqué et baigné, il courut chez M. de Mondreville sous prétexte de
-lui porter les amitiés du ministre, mais surtout pour apprendre une
-nouvelle que ni Fleuron ni Dominique n'avaient su lui donner.
-
-Le premier président lui parla de tout, excepté de l'arrêt, et la visite
-commençait à traîner en longueur, lorsque Mainfroi, prenant son grand
-courage, demanda d'un air détaché ce qui s'était passé la veille à
-l'audience.
-
-«Mais peu de chose, répondit le vieillard. Nous avons confirmé deux
-jugements, je crois. Verdon contre Minguy et Lefranc contre Bonnard.
-
---Eh bien! et Vaulignon?
-
---Nous vous avons attendu.
-
---Là!... mais pourquoi? Dans quel intérêt? Mon bon monsieur de
-Mondreville, je vous le demande au nom du ciel: avait-on besoin de moi
-pour rendre un arrêt qui est peut-être ici tout rédigé sur le coin de
-votre bureau?
-
---En effet, j'ai tracé une légère esquisse, et je ne crains pas de vous
-dire entre nous que vos conclusions seront adjugées. La cause, en droit,
-n'a jamais été qu'à moitié bonne; il n'était pas en votre pouvoir de la
-rendre excellente. Je ne sais ce qu'on pensera de nous en cassation,
-mais n'importe: vous avez enlevé la cour et le public, et la cause,
-bonne ou mauvaise, est gagnée. Vous avez procédé par voie sentimentale;
-la pitié, l'indignation, le mépris ont plus de part à la victoire que le
-raisonnement; bref, s'il faut vous dire toute ma pensée, c'est un succès
-d'assises que vous remportez là. Or le parquet, vous le savez, se pique
-de réagir contre ces entraînements de la faiblesse humaine. Nos avocats
-généraux, nos substituts eux-mêmes, sont d'avis que la cour s'est laissé
-attendrir comme un simple jury. S'ils n'étaient retenus par de hautes
-convenances, j'en connais au moins deux qui discuteraient sévèrement
-votre plaidoirie; mais le moyen, je vous le demande, maintenant que vous
-planez sur eux? Devant la résistance des uns et l'abstention
-systématique des autres, je me suis arrêté à un parti qui ne
-compromettra personne. Après tout, il n'est pas indispensable que le
-parquet ait des lumières à lui dans chaque affaire civile; sept fois sur
-dix, ces messieurs s'en remettent à la sagesse de la cour ou du
-tribunal. Vous pourriez donc, si je ne me trompe, occuper le siége du
-ministère public; vous diriez qu'un avis du garde des sceaux, antérieur
-à votre nomination, invite le procureur général à conclure en personne
-dans cette affaire; mais que, pour des raisons faciles à comprendre,
-vous vous en rapportez au sentiment de la cour. Qu'en pensez-vous?
-
---Je pense, répondit Mainfroi, que la cause me semblait absolument
-bonne, et je me demande si la force de mes raisons a pu s'éventer en
-huit jours comme le vin d'une bouteille débouchée.
-
---Pas d'exagération, mon enfant! Après tout, vous gagnez.
-
---J'entends bien; mais si le gain de la cause suffit à l'avocat, ce
-n'est peut-être pas assez pour un procureur général et pour...
-
---Et pour un Mainfroi? Bien, mon fils! Ce sentiment vous fait honneur,
-mais ne vous mettez pas en peine. Les questions de forme, quelque
-importantes qu'elles soient, sont et seront toujours secondaires. Le
-premier devoir du magistrat est de faire justice, c'est-à-dire de
-protéger les honnêtes gens contre les coquins. Les époux Vaulignon sont
-de vilains personnages, malgré tout le soin qu'ils ont pris de se mettre
-en règle avec la loi; Mme de Montbriand est une femme de bien qui
-réclame son patrimoine et que nous ne devons pas réduire à la misère,
-quelque imprudence qu'elle ait mise à se dessaisir. Voici la minute en
-question; je ne crois pas violer le secret des délibérations en la
-communiquant au premier magistrat du parquet. Les _attendu_ vous
-paraîtront assez concluants, je m'en flatte, et l'arrêt suffisamment
-motivé.»
-
-L'exposé des motifs et l'arrêt emplissaient quatre pages de petit texte;
-Mainfroi n'en fit qu'une bouchée, puis il remercia M. de Mondreville, et
-prit congé de lui en dissimulant comme il put le trouble et l'oppression
-qui lui restaient de sa lecture.
-
-«Ce pauvre premier, pensait-il, est le meilleur et le plus digne des
-hommes, mais ses facultés baissent: voilà un arrêt motivé en dépit du
-sens commun.»
-
-Dans cette affligeante pensée, il s'en alla, comme à son ordinaire, chez
-Mme de Montbriand. Marguerite l'attendait; elle le reçut avec une
-expansion de bonheur qui la rendait tout à fait belle; mais il resta
-rêveur, inquiet et morose, moins heureux d'être là que désireux de se
-retrouver seul avec l'idée qui l'absorbait. Rentré chez lui, il
-s'escrima toute la soirée et toute la nuit à défaire et à refaire les
-malheureux _attendu_ de M. de Mondreville, sans pouvoir se contenter
-lui-même. Le labeur et l'anxiété de cette longue veille au lendemain
-d'un voyage le mirent sur les dents; il avait une fièvre de fatigue, de
-doute et de dépit.
-
-«Est-ce donc moi qui suis en décadence? disait-il, ou faut-il croire que
-la rédaction d'un arrêt comporte un talent qui me manque? C'est une
-littérature de précision, j'en conviens, tandis que l'éloquence
-judiciaire se borne à présenter artistement des à peu près... Mais la
-cause était bonne, morbleu! quand je l'ai plaidée, et maintenant qu'elle
-est gagnée, il me semble à moi-même qu'elle ne vaut plus rien. Pourquoi?
-Sans doute parce que je ne suis plus avocat, et qu'ayant changé de point
-de vue j'envisage une autre face des mêmes objets. Il n'y a pourtant pas
-deux justices, pas plus qu'il n'y a deux morales ou deux vérités.
-Travaillons! travaillons encore, et battons le caillou jusqu'à ce que
-l'étincelle jaillisse!»
-
-Il débitait son monologue en marchant à grandes enjambées d'un bout à
-l'autre de l'appartement, et cette promenade fébrile le ramenait toutes
-les cinq minutes à la salle de réception où les Mainfroi du vieux temps
-formaient la haie sur son passage. Ces portraits n'étaient pas tous des
-oeuvres de maîtres: à part un Philippe de Champaigne, un Rigaud et un
-Largillière, la galerie n'avait d'autre mérite que l'authenticité; mais
-tous les visages, sans exception, étaient empreints d'une noblesse et
-d'une sérénité grandioses. Le calme imposant des ancêtres contrastait
-sévèrement avec l'agitation maladive de leur héritier. Jacques voyait
-les regards austères de ces grands magistrats s'abaisser avec compassion
-sur sa personne nerveuse et frémissante.
-
-«Eh bien! quoi? leur dit-il; que me reprochez-vous? Je suis un fils
-dégénéré peut-être? Non! je suis un peu jeune, voilà tout. Je ne suis
-encore qu'un homme, et je commence à comprendre aujourd'hui que, pour
-disposer de la vie, de la fortune et de l'honneur d'autrui, pour devenir
-un vrai magistrat, il faut s'élever au-dessus de l'homme. Vous avez tous
-monté cet échelon invisible; moi, je m'y heurte au premier pas, et je me
-fais mal. Qui sait si vous n'avez pas éprouvé le même accident à mon
-âge? Vos fronts n'ont pas toujours été si impassibles ni vos regards si
-majestueux. Attendez, et comptez sur moi!»
-
-Il ramassa tous les papiers qu'il avait noircis depuis la veille, et
-courut chez le premier président. Ses traits étaient si visiblement
-altérés que le vieillard lui demanda s'il était malade.
-
-«Je suis bien pis que malade, répondit-il; depuis tantôt vingt-quatre
-heures, j'ai l'esprit à l'envers. Vous m'avez dit hier que la cause
-n'était qu'à moitié bonne, et vous savez si j'ai protesté. Maintenant,
-cher monsieur, je vous supplie de me prouver qu'elle est à moitié bonne,
-car plus je l'examine, plus elle me paraît mauvaise, et moins l'arrêt
-qui adjuge les conclusions de Mme de Montbriand me semble motivé. Vous
-dites: «Attendu qu'il est inadmissible que la veuve de Montbriand se
-soit dépossédée de la presque totalité de ses biens autrement qu'à titre
-de prêt, et se soit volontairement réduite à la misère;» cette assertion
-que j'ai plaidée, est contredite par tous les faits de la cause. Non,
-Mme de Montbriand n'a pas prêté sa fortune à son père, elle la lui a
-donnée; elle a refusé non-seulement toute garantie, mais jusqu'aux
-simples reçus; elle n'a accepté que des actions de grâces en échange
-d'un don pur et simple. Elle comptait si peu sur un remboursement
-ultérieur qu'elle a même caché au marquis une notable partie de ses
-sacrifices, payant les huissiers de la main à la main et leur
-recommandant le silence. On dit qu'elle ignorait le testament qui
-l'exclut de l'héritage paternel et donne Vaulignon à son frère: j'en
-conviens; mais l'eût-elle connu, elle n'aurait pas moins accompli son
-sacrifice. Il appert de tous ses actes que la noble créature n'avait
-qu'un but, et que ce but était d'assurer le repos du marquis, d'empêcher
-que ce propriétaire monomane n'attentât à sa propre vie, comme il
-l'avait annoncé, le jour où l'hypothèque judiciaire frapperait son cher
-domaine. Vous dites: «Attendu que le marquis, vivant avec sa fille dans
-les termes les plus affectueux et légitimement indigné de l'ingratitude
-de son fils, ne pouvait accepter une libéralité dont l'effet facile à
-prévoir, au moins pour lui, devait être de réduire celle-là à la
-mendicité en laissant celui-ci dans l'opulence.» Erreur! monsieur le
-président. Je vous accorde que le vieillard ne haïssait point sa fille;
-grâce à Dieu, il n'était pas encore dénaturé à ce point. Nous dirons
-même qu'il l'aimait, si vous voulez, mais il l'aimait comme on aime les
-filles dans la famille Vaulignon et dans beaucoup d'autres de notre
-caste. On se ferait un crime de les envoyer mendier leur pain; on trouve
-juste et naturel de les emprisonner dans un couvent pour la vie. Tel est
-le sort que le marquis a rêvé de tout temps pour sa fille, et je
-jurerais qu'en exploitant la facile bonté de Marguerite, en ruinant
-cette infortunée au profit du château et des bois de Vaulignon, il
-parodiait le mot de Mme de Pompadour et disait: «Après moi, le couvent!»
-La conduite de son fils l'indignait, je l'avoue, et certes il y avait de
-quoi; mais comptez-vous pour rien la manie du propriétaire et
-l'insurmontable orgueil du nom? Ce fils ingrat, indigne, détestable et
-même détesté par boutades était un Vaulignon, et le seul de sa
-génération. Lui seul pouvait perpétuer cette union du nom et de la
-terre, que le vieillard avait tant à coeur dans son orgueil de
-gentilhomme et de propriétaire foncier. Et tenez, monsieur le président,
-lorsque je reste à ce point de vue et que j'examine le second testament
-du marquis, cette pièce dont j'ai tiré parti la semaine dernière se
-dresse victorieusement contre nous. D'abord ce n'est qu'un projet, ou
-mieux l'ébauche d'un projet, jetée _ab irato_, dans un mouvement de
-dépit, sur un lambeau de registre, au verso d'une feuille où je lis:
-«Chiens d'ordre, Ravageot, Fido, Mazaniello, Ravaud, Ronflot, Castillo,
-etc.» Ce brouillon, jeté au hasard, exprime-t-il la volonté de l'homme
-ferme et résolu qui vint la nuit, par un froid rigoureux, déposer chez
-Foucou son testament en forme authentique? «Moi soussigné,» dit-il. Il a
-donc l'intention de signer. Or, il ne signe pas, et pourquoi? Parce
-qu'au moment d'aliéner le domaine qu'il adore, au moment de donner
-Vaulignon à une fille très-méritante et très-digne, mais qui ne porte et
-ne peut pas porter son nom, le coeur lui manque, la plume lui tombe des
-mains. Ce mot interrompu résume tout le procès, monsieur le président.
-Il nous montre la faiblesse, l'égoïsme et l'ingratitude du père, et
-l'imprudence désormais irréparable de la fille. Mme de Montbriand a
-donné, donné tout son bien, sans condition, à un homme qui n'avait pas
-mérité et qui n'a pas reconnu ce sacrifice. Elle a dilapidé noblement,
-héroïquement sa dot et son douaire. Que vient-elle réclamer aujourd'hui?
-Sa légitime? Elle l'a reçue en mariage. Une créance? On n'est pas
-créancier lorsqu'on est donateur!»
-
-M. de Mondreville avait écouté cette tirade avec une stupéfaction
-croissante. Quand l'orateur s'arrêta pour reprendre haleine, il lui dit:
-
-«Eh! mon enfant, où courez-vous? Vous voilà maintenant plus royaliste
-que le roi. O jeunesse! D'un extrême à l'autre, en un seul bond! L'arrêt
-n'est pas aussi mal fondé que vous dites; si je l'ai rédigé sans
-enthousiasme, je ne suis cependant pas homme à le déchirer sans
-discussion. Rappelez-vous mon premier mot quand vous m'avez parlé de
-cette affaire: litige épineux, vous ai-je dit. En effet, le pour et le
-contre me semblaient presque également soutenables, et je voyais la cour
-à peu près partagée, sauf une légère tendance à confirmer le jugement.
-Vous vous êtes jeté tout entier dans la balance, à corps perdu, et je
-sais que depuis huit jours, grâce à vous, la majorité est déplacée. Vous
-n'avez pourtant pas convaincu tout le monde, et cette opinion qui vient
-d'éclore dans votre esprit a toujours conservé des adhérents. S'ils ne
-sont pas en nombre, tant mieux pour vous, car enfin vous n'êtes pas
-devenu subitement l'ennemi de cette belle cliente. Laissez-nous faire,
-pratiquez la maxime des plus illustres sages de l'antiquité:
-contiens-toi et abstiens-toi!
-
---Ai-je le droit de m'abstenir? S'il est vrai, comme vous le croyez, que
-ma parole ait fait pencher la balance, je suis la cause déterminante de
-l'arrêt; la vraie responsabilité retombe sur ma tête, et c'est sous de
-tels auspices, monsieur, que je ferais mon pas dans la magistrature!
-
---Mais quand on vous dit que l'affaire a deux faces!
-
---Et si je n'en vois plus qu'une! Et si, juste au moment où la cause
-m'apparaît sous son mauvais côté, je suis appelé à me prononcer
-publiquement, non plus en mon nom personnel, mais au nom de la société,
-au nom de la loi et des principes de l'éternelle justice?
-
---Parlez-vous sérieusement? Seriez-vous homme à vous élever contre
-vous-même et à ruiner l'effet de votre plaidoirie?
-
---Pourquoi pas? Les entraînements de l'avocat passionné sont excusables;
-la complicité, même tacite, du magistrat serait criminelle.
-
---Ah! les grands mots!
-
---Cherchez dessous, mon bon et vénérable ami; vous trouverez un grand
-courage et un grand sacrifice.
-
---Tu n'es qu'un grand enfant, mais il faut que je t'embrasse. Si ton
-pauvre père était encore de ce monde, il serait fier de toi.»
-
-
-VI
-
-Ni ce jour-là, ni le lendemain, Jacques ne se présenta chez Marguerite.
-Il se calfeutra dans son cabinet, travailla dix-huit heures sur
-vingt-quatre, et reprit le dossier d'un bout à l'autre sans pouvoir
-retrouver cette belle conviction qui avait inspiré sa plaidoirie. Tout
-au contraire: plus il creusait, plus il s'affermissait dans la négative.
-
-Mme de Montbriand lui écrivit le premier soir un billet où le badinage
-mondain cachait mal une secrète inquiétude. Elle l'avait trouvé froid et
-gêné la veille; or, il arrivait de Paris, il venait de côtoyer un monde
-où elle comptait des amis chauds et des ennemis dangereux; l'esprit de
-Mme Augusta de Vaulignon était fertile en calomnies; il se pouvait qu'on
-eût noirci le dévouement si désintéressé du pauvre M. de Cayolles; bref,
-la pauvre femme craignait tout, hors son véritable danger. Il répondit
-sur un ton amical et triste, alléguant un travail qui n'avait rien
-d'attrayant. Le lendemain, Polyxénie apporta une lettre longue et
-pressante; on s'étonnait qu'il pût avoir des occupations si tyranniques;
-les femmes ne croient pas au travail; de toutes les excuses, c'est la
-seule qu'elles n'aient admis dans aucun temps. On lui rappelait qu'avant
-la grande bataille, au plus fort des armements, dans le coup de feu de
-son éloquence, il trouvait tous les jours quelques minutes à perdre en
-compagnie de sa cousine. «La désertion d'hier et d'aujourd'hui est
-d'autant plus impardonnable, disait-elle, que bien certainement vous ne
-travaillez pas pour moi.»
-
-Il écrivit:
-
- «Hélas! non, ma belle, chère et touchante cousine, je ne travaille pas
- pour vous. Non, non! Dieu seul peut prévoir aujourd'hui le jugement
- que vous porterez sur ma douloureuse élucubration. Quoi qu'il arrive,
- ne me détestez pas: c'est la seule grâce que j'implore dans le présent
- et dans l'avenir.
-
- «A vos pieds,
-
- «JACQUES MAINFROI.»
-
-Quelque peu soulagé par cette demi-confidence, où Marguerite ne comprit
-rien, il se replongea dans l'étude et travailla encore le jour suivant
-sans égard à la loi du repos dominical. Mme de Montbriand, piquée au
-vif, ne le dérangea plus.
-
-Le lundi matin, vers neuf heures, il reçut la visite du premier avocat
-général, M. Boutan. La porte étant toujours condamnée, M. Boutan avait
-forcé la consigne. C'était un homme d'âge et d'expérience, mais d'une
-verdeur extrême, et réputé pour sa franchise autant que pour son savoir.
-Il venait en son nom personnel, mais à l'instigation de M. de
-Mondreville, qui lui avait annoncé le revirement de Mainfroi. Avec un
-tact parfait, il aborda l'affaire en homme qui s'incline devant son
-supérieur actuel sans oublier qu'un mois plus tôt il s'intéressait
-encore à ce jeune avocat. «Monsieur, dit-il, le bruit court au palais
-que l'affaire Vaulignon vous est apparue sous un nouveau jour.
-
---En effet, monsieur, répondit Jacques.
-
---Permettez-moi de m'en féliciter au nom de tout votre parquet, qui a
-partagé vos sentiments en mille occasions, et qui est heureux de se
-retrouver d'accord avec vous après une divergence passagère.
-
---Pensez-vous que le parquet soit unanime sur cet appel?
-
---Je suis en mesure de l'affirmer. La sympathie, l'équité même a beau
-parler en faveur de Mme de Montbriand, le droit n'est pas pour elle, et
-tous, sans exception, si nous avions la parole, nous supplierions la
-cour d'oublier l'admirable plaidoirie qui l'a émue, et de confirmer
-simplement la sentence des premiers juges.
-
---Cela étant, monsieur, je m'étonne que toute la magistrature debout se
-soit abstenue quand mon éloignement lui faisait si beau jeu.
-
---Votre absence n'était pas officiellement annoncée. L'eût-elle été,
-nous aurions craint d'encourir le reproche de discourtoisie et de
-quasi-trahison. Ajoutez qu'on ne se résigne point de gaieté de coeur à
-jeter dans l'indigence une personne intéressante, loyale, chevaleresque
-jusqu'à la folie, puisque non-seulement elle s'est ruinée par amour
-filial, mais encore qu'elle a refusé, par délicatesse, une transaction
-qui lui laissait trente mille francs de rente.
-
---A quelle époque, s'il vous plaît?
-
---Le matin même de l'audience, une heure avant votre plaidoirie.
-
---Impossible! De qui tenez-vous cette histoire?
-
---Des deux avoués, de Béraud et de Picardat.
-
---Et pourquoi n'en ai-je rien su?
-
---Je l'ignore.
-
---Par quels motifs a-t-elle pu, la malheureuse femme, repousser un
-arrangement si honorable et si avantageux!
-
---Elle a dit que, sa cause étant remise entre vos mains, elle ne pouvait
-plus transiger sans vous faire injure.
-
---Elle pouvait au moins me demander avis; mais n'importe. Quelles sont
-vos intentions, monsieur? car je suppose que vous avez quelque
-combinaison à me proposer.
-
---La plus naturelle de toutes. Je vous demande la permission d'occuper
-le siége du ministère public et de conclure, avec tous les égards qui
-vous sont dus, mais avec toute la fermeté que je dois aux principes,
-contre l'appel de Mme de Montbriand.»
-
-Mainfroi se recueillit un moment, s'arma de tout son courage et
-répondit: «Décidément, monsieur, j'aime mieux me fustiger moi-même.
-L'autorité du procureur général restera plus intacte, et l'exemple sera
-plus grand.»
-
-Et comme M. Boutan objectait que la chose était sans précédents, il
-répliqua: «Tous les actes un peu mémorables se sont produits sans
-précédents, et c'est à cette circonstance qu'ils ont dû de rester dans
-la mémoire des hommes. Je vous autorise à publier cette nouvelle: si
-j'ai changé de point de vue, je ne changerai pas de résolution.»
-
-Là-dessus, il se remit à l'ouvrage; mais au milieu de la journée il se
-rappela tout à coup un devoir plus urgent. Il ne voulait pas que Mme de
-Montbriand apprît par la rumeur publique la volte-face de son ancien
-défenseur: il devait à sa cliente et à lui-même de l'informer
-directement, de lui porter à domicile ses explications et ses excuses,
-dût-elle les prendre mal. La démarche était non-seulement embarrassante,
-mais hasardeuse. Mainfroi s'attendait aux violences d'un caractère
-indompté; cependant, ce n'était pas là ce qui l'inquiétait le plus: il
-craignait que la colère ne mît à nu quelque côté moins noble de cette
-âme. Dans le monde moral, comme dans le monde physique, les ouragans
-sont d'admirables et terribles révélateurs, qui découvrent tantôt des
-filons d'or, tantôt des fleuves de boue.
-
-«Madame est chez elle?»
-
-La chambrière répondit rudement: «Si elle y est? je crois bien! Il ne
-manquerait plus que ça qu'elle fût sortie, quand monsieur nous fait
-l'honneur et la grâce d'une visite. On se tient à vos ordres, et quand
-par hasard le temps dure trop, on se divertit à pleurer.»
-
-Il n'avait pas franchi le seuil du petit salon que Marguerite lisait la
-gêne et la tristesse sur son visage. Elle courut à lui, lui appuya deux
-doigts sur la bouche et lui dit d'un ton suppliant: «Ne parlez pas, je
-vous le demande en grâce. J'ai des pressentiments infaillibles, mon
-pauvre ami. Je m'attendais à vous voir aujourd'hui; je sens, à n'en pas
-douter, que nous nous retrouvons pour la dernière fois. Vous venez
-m'apporter une mauvaise nouvelle, me chercher une querelle d'Allemand,
-que sais-je? Je ne veux rien entendre de tout cela. Quoi qu'on ait pu
-dire, inventer, machiner contre moi, taisez-vous; cachez-moi toutes ces
-infamies, je ne me défendrai pas. Grâce à Dieu, je n'ai point d'amour
-pour vous; je n'en aurai jamais pour personne; je quitterai bientôt
-Grenoble, j'irai cacher ma vie à Vaulignon; vous n'entendrez plus parler
-de moi. Restons donc comme nous sommes, amis, vieux et tendres amis; ne
-gâtons pas le souvenir de tant d'heures charmantes. Séparons-nous comme
-il convient à deux âmes de condition dont l'une sera toujours la
-très-fidèle vassale de l'autre. Vous êtes le bienfaiteur et je suis
-l'obligée; ne me défendez pas d'aimer ma reconnaissance et de la choyer
-toute la vie au plus profond de mon coeur!
-
---O femmes! répondit tristement Mainfroi, toutes les mêmes! Infaillibles
-dans l'erreur et douées d'une perspicacité admirable pour voir le
-contraire du vrai! Il s'agit bien de services et de reconnaissance!
-Votre procès est perdu, et c'est moi qui vous le ferai perdre mercredi
-prochain, sans remise, en prouvant que vous avez tort. Voilà l'objet de
-mon travail et la cause unique de ma tristesse. Quant au reste, je vous
-jure que personne ne vous a calomniée devant moi, que je ne l'aurais pas
-souffert, et que tout l'univers, à commencer par moi, vous honore comme
-la plus admirable et la plus sainte des créatures, entendez-vous?
-
---Pourquoi donc mon procès est-il perdu?
-
---Parce que vous devez le perdre en droit.
-
---Et qui est-ce qui a fait cette belle découverte?
-
---Moi et beaucoup d'autres.
-
---Quels autres? Des femmes, n'est-ce pas? Une, au moins? Oh! la piteuse
-et vilaine nouvelle! Je ne vous accuse pas, monsieur Mainfroi; ce n'est
-pas vous qui avez conçu ce projet misérable. Vous êtes, sans le savoir,
-l'instrument de leur intrigue. On commence par séduire un honnête homme,
-et dès qu'on tient son coeur on a prise sur sa raison. Cette Bavaroise
-est hideuse... ce n'est pas elle, c'est donc quelqu'un des siens...
-avouez!
-
---Mais je n'avoue rien du tout! Mon coeur est aussi libre que le vôtre,
-et je proteste qu'il n'a pas même eu le mérite de la résistance! Votre
-cause me paraissait bonne il y a quinze jours; je l'ai plaidée avec
-conviction et je l'ai presque gagnée. Je reviens de Paris, je l'étudie
-sur nouveaux frais, je m'aperçois que nous nous sommes trompés, et je me
-mets en mesure de réparer mon erreur, quoi qu'il m'en coûte.
-
---En vérité? cela vous coûte tant? Eh! monsieur, si vous étiez seulement
-mon ami, vous n'examineriez pas si ma cause est plus ou moins juste.
-C'est le premier principe de l'amitié, cela, donner raison à ceux qu'on
-aime, quand même ils auraient mille torts! J'ai raison, vous me l'avez
-dit et prouvé, vous m'avez répondu de tout, vous m'avez mis le coeur en
-joie et l'imagination en campagne. Tout à coup le vent tourne, et, non
-content de me laisser sans défense, voici que vous armez contre moi?
-
---C'est mon devoir de magistrat.
-
---Une arme à deux tranchants, votre magistrature! Elle vous défendait
-naguère de m'appuyer, elle vous commande maintenant de me porter bas. Un
-magistrat, répéter aujourd'hui ce qu'il a dit hier, se donner raison à
-lui-même! jamais! les convenances s'y opposent; mais s'il lui prend
-fantaisie de se déjuger, de se contredire, de briser ses idoles, de
-réduire au désespoir ceux qu'il avait enivrés d'espérance, c'est une
-originalité qui n'a rien d'inconvenant et que certains badauds
-applaudiront peut-être! Je veux vous applaudir aussi, monsieur Mainfroi.
-On ne me refusera pas une stalle au théâtre lorsque je paye les frais de
-la comédie. Je verrai de quel front vous abjurez vos principes et reniez
-vos amis. Peut-être aussi saurai-je reconnaître à son air de triomphe
-celle qui, depuis quatre jours, se glorifie de votre conversion. Malheur
-à elle!
-
---Malheur à nous tous, madame, si vous persistez à voir ce qui n'est
-pas, à méconnaître l'évidence et à vous gendarmer contre des fantômes!
-Que peut-on dire à qui ne veut rien entendre? Quelles preuves fournir à
-qui ferme obstinément les yeux? Me croirez-vous, si je vous dis que vos
-intérêts me sont plus chers que les miens, que votre liberté, votre
-repos et votre bonheur sont le principal objet de ma vie, que je vous
-aime enfin malgré vous, malgré moi, malgré le mot décourageant dont vous
-m'avez écrasé tout à l'heure!»
-
-La vicomtesse de Montbriand se leva, prit un air de superbe dédain et
-répondit:
-
-«Monsieur Mainfroi, il me reste peu de temps à vivre de la vie de ce
-monde, puisqu'à la fin de la semaine, grâce à vous, je rentrerai sans
-doute au couvent. Je désire employer ces derniers jours à ma guise et ne
-voir que des visages absolument agréables, s'il vous plaît.»
-
-Elle accompagna ce congé d'une ample révérence et passa dans sa chambre,
-laissant Mainfroi maître du terrain, mais éconduit.
-
-Il hésita un moment, et quoiqu'il entendît à travers la porte comme un
-bruit de sanglots étouffés, il prit son chapeau et se retira.
-
-«Tout va mal, pensait-il; mais ce n'est pas l'instant de ramer sur le
-fleuve de Tendre. Il s'agit de combattre l'appel de cette pauvre femme
-aussi victorieusement que je l'ai défendu, après quoi nous nous
-occuperons d'elle.»
-
-Le soin qu'il mit à préparer ses conclusions était fort inutile, un seul
-mot de sa bouche suffisait. Mme de Montbriand, condamnée par son propre
-avocat, ne pouvait plus trouver grâce devant un seul conseiller de la
-cour. S'il expédia sommairement son discours d'installation pour donner
-plus de temps et de travail à la grande affaire, ce fut surtout à
-l'intention du public. Il comptait sur un auditoire prévenu, pour ne pas
-dire hostile; l'événement justifia sa crainte et la dépassa même un peu.
-
-Dès les premiers mots, il fut interrompu par un murmure sourd qui
-s'éleva peu à peu jusqu'au tumulte. Les cris et les sifflets lui ôtaient
-décidément la parole, si M. de Mondreville n'eût imposé silence aux
-tapageurs en déclarant qu'il ferait évacuer la salle au premier signe
-d'improbation.
-
-Cinq minutes plus tard, tandis que Mainfroi, pâle et crispé, mais
-résolu, poursuivait énergiquement son exorde, une tempête
-d'applaudissements ébranla le palais. La foule se consolait de ne
-pouvoir huer le magistrat en acclamant l'entrée de sa victime. Mme de
-Montbriand, en grand deuil, précédée et suivie de quelques fanatiques,
-s'avança le front haut, l'oeil brillant, jusqu'au siége que ses amis lui
-avaient secrètement réservé. Tous les assistants se levèrent, les uns
-pour la mieux voir, les autres pour lui rendre hommage. Elle salua ce
-peuple avec la majesté d'une reine et apaisa d'un geste charmant ses
-fidèles vassaux de Vaulignon. L'audience fut interrompue; le président
-lança du haut de son fauteuil une remontrance plus sévère et un suprême
-avertissement, puis il rendit la parole à Mainfroi.
-
-Celui-ci, par une inspiration soudaine, changea son plan...
-
-«Messieurs, dit-il, le ministère public s'associe hautement à la
-sympathie, au respect, à la tendre pitié que le malheur d'une personne
-aussi vaillante que vertueuse éveille ici dans tous les coeurs.»
-
-Il poursuivit quelque temps sur ce ton, exalta les mérites personnels de
-Mme de Montbriand, et revint par un détour habile à la discussion du
-point de droit.
-
-«La loi est dure, dit-il, mais c'est la loi. Je suis ici pour la
-défendre, la cour pour l'appliquer, Mme de Montbriand pour la subir, et
-vous tous pour la respecter. Que chacun fasse son devoir comme je fais
-le mien!»
-
-Un léger frémissement lui fit comprendre qu'il n'avait point parlé à des
-sourds. Le propre des Français est de vivre exclusivement dans l'heure
-présente. L'actualité les saisit si bien qu'elle leur ôte la mémoire du
-passé; c'est ce qui les rend peu aptes à juger une vie ou un caractère
-dans son ensemble. Qu'un homme ait travaillé soixante ans à se rendre
-impopulaire, s'il trouve un joint, s'il saisit le bon moment pour dire
-ou faire la chose agréable aux masses, il deviendra plus sympathique en
-un jour que tous les bienfaiteurs de l'humanité: les journaux le portent
-aux nues, et la jeunesse des écoles lui décerne des couronnes. Le
-phénomène inverse se produit aussi vite et par des causes aussi futiles.
-Si la race de Clovis n'est plus sur le trône, elle est encore dans la
-rue; nous aimons tous à brûler ce que nous avons adoré. La popularité
-française ressemble à ces immenses végétations sous-marines qui
-grandissent en peu de jours, mais qui n'ont pas de racines, et qui
-meurent, si leur caillou natal est seulement déplacé.
-
-Le discours de Mainfroi s'acheva au milieu d'une attention respectueuse
-et presque bienveillante. On vit bien qu'il ne passait pas à l'ennemi
-par caprice ou par séduction; on comprit qu'il souffrait d'avoir à
-conclure contre Mme de Montbriand; son mépris pour Gérard de Vaulignon
-éclatait au grand jour, alors même qu'il ruinait Marguerite au profit de
-cet homme. Il termina par une courte allocution aux jeunes avocats qui
-l'entendaient:
-
-«Mettez à profit, leur dit-il, la douloureuse expérience d'autrui, et,
-avant de plaider une cause, demandez-vous comment vous la jugeriez, si
-Dieu, d'un jour à l'autre, vous infligeait la lourde responsabilité du
-magistrat.»
-
-La cour, adoptant les motifs des premiers juges, confirma le jugement
-qui condamnait Mme de Montbriand à rapporter cent mille francs à la
-succession paternelle.
-
-Marguerite se dépouilla du peu qui lui restait. Le marquis Gérard de
-Vaulignon lui fit savoir que sa dot était payée au Sacré-Coeur de
-Grenoble et qu'elle y pouvait commencer son noviciat le jour même. Elle
-entra au couvent; Gérard et sa famille commirent un régisseur au soin de
-leurs intérêts et s'en furent cacher leur gloire en Bavière. Mainfroi
-prit un congé de quinze jours et s'éclipsa; le bruit courut qu'il était
-à Paris.
-
-Dès son retour, il fit venir l'ancien avoué de la recluse.
-
-«Maître Picardat, lui dit-il, nous avions mal jugé M. et Mme de
-Vaulignon, qui sont les plus honnêtes gens et les meilleurs parents de
-la terre. S'ils ont paru s'acharner à ce triste procès, c'était par un
-bon sentiment, pour procurer l'entière exécution des volontés
-paternelles. Au fond du coeur, ils estiment Mme de Montbriand et ils
-seront heureux de la revoir, dans quelques années, lorsque le temps aura
-guéri leurs blessures réciproques. En attendant, ils reviennent
-d'eux-mêmes à cette transaction, vous savez? qui a échoué par ma faute.
-Connaissez-vous beaucoup de plaideurs assez grands pour transiger après
-la victoire? Voici la somme en bon papier; vous la porterez aujourd'hui
-à Mme de Montbriand. C'est M. de Vaulignon qui vous la fait parvenir;
-que mon nom ne soit pas prononcé, je vous prie.»
-
-Resté seul, il employa presque toute la journée à des réformes
-d'économie privée, interrogeant Dominique, comptant avec Fleuron,
-supprimant telle dépense et réduisant telle autre, donnant ses ordres au
-maquignon qui devait vendre les chevaux neufs, et prenant toutes ses
-mesures pour conformer son train de maison au revenu d'un procureur
-général sans fortune.
-
-«Merci de moi! disait Fleuron; tu deviens donc avare, mon enfant?
-
---Je deviens vieux,» répondait-il en montrant ses dents blanches.
-
-Jamais il n'avait eu le coeur si léger; il commençait à comprendre cette
-gaieté des gueux, qui sera l'éternel étonnement des riches. En
-traversant le salon de ses ancêtres, il s'écria:
-
-«Eh bien! bonnes gens, que pensez-vous de moi? Votre héritage est à
-vau-l'eau et votre nom s'éteindra probablement avec ma vie, mais j'ai
-tenu la conduite d'un digne magistrat, pas vrai?»
-
-Le temps passait, la nuit tomba; on vint lui annoncer que le dîner était
-servi. Il prit sa place accoutumée devant la vieille table aux jambes
-torses, et dîna d'un bel appétit sur la nappe de guipure, dans la
-porcelaine du Japon, en face du grand miroir de Venise qui reflétait sa
-bonne mine et son air de contentement. La cheminée flambait d'autant
-mieux que le temps était à la gelée; le talon des passants sur le pavé
-de la rue rendait un bruit sec. L'antique horloge sonna sept heures; les
-tambours de la garnison commencèrent à battre la retraite. Tout à coup
-une voiture s'arrêta devant la porte, et le marteau retentit. Un
-souvenir des temps lointains s'éveilla dans l'esprit de Mainfroi, et
-machinalement il tourna la tête vers la portière pour demander si
-l'ombre du marquis de Vaulignon n'était pas sous le vestibule.
-
-La portière s'écarta, et Mme de Montbriand apparut, toujours fière, mais
-émue et frémissante.
-
-«Monsieur Mainfroi, dit-elle, je viens savoir si vous êtes tout à fait
-un honnête homme, ou si vous ne payez vos dettes qu'à moitié.»
-
-Il balbutia:
-
-«Mais, madame,... expliquez-vous, de grâce!
-
---Vous avez dit: «Je gage ma fortune et mon nom que vous rentrerez dans
-votre héritage.» Vous ne m'avez donné que votre fortune.
-
---Qui vous fait croire?...
-
---Personne ne vous a trahi; je ne me suis pas même informée; je connais
-la générosité de mon frère; mais ma devise est: tout ou rien, et je vous
-somme de dire si vous m'abandonnez votre nom?»
-
-Il répondit étourdiment:
-
-«Pourquoi faire?
-
---Pour le porter toute ma vie avec honneur, avec joie, avec amour, et
-pour le transmettre à nos enfants, s'il plaît à Dieu!
-
---Marguerite!
-
---Jacques!»
-
-
-
-
-III
-
-L'ALBUM DU RÉGIMENT
-
-
-I
-
-Une femme de quarante-cinq ans, grande, svelte et belle encore,
-arpentait la rue Saint-Dizier, à Nancy. Elle allait d'un tel pas que son
-guide, un garçon de l'hôtel d'Europe, s'essoufflait à la suivre. Le
-soleil d'août lui tombait droit sur la tête, et elle ne songeait pas
-même à ouvrir son ombrelle, qu'elle brandissait comme un javelot.
-C'était évidemment une bourgeoise des champs: le visage bronzé, la robe
-de soie trop forte et trop lourde pour la saison, le crêpe de Chine
-bariolé de broderies féeriques, le chapeau très-orné, mais en retard
-d'un an sur la mode, des bijoux richissimes, étonnés de se voir dehors
-en plein midi, tout trahissait une de ces honnêtes propriétaires qui ont
-appris le meilleur français sans oublier le patois natal.
-
-«Madame! madame Humblot! cria le domestique haletant. Une minute, s'il
-vous plaît, vous passez la porte.»
-
-Elle se retourna tout d'une pièce, et cette héroïne qui marchait au pas
-de charge, devint en un moment plus hésitante et plus timide qu'un
-premier communiant.
-
-«Déjà, dit-elle; mais où donc?
-
---A la guérite, pardi! Quand vous voyez un voltigeur debout et un sapeur
-assis devant la même porte, vous n'avez pas besoin de demander s'il y a
-un colonel dans la maison. La sentinelle et le planton, madame Humblot,
-c'est l'enseignement de la boutique.
-
---Ah! vraiment? Je m'en souviendrai. C'est bien simple. Et comment
-m'avez-vous dit qu'il s'appelle?
-
---M. Vautrin; un bel homme, dans votre genre, madame Humblot, et un
-brave homme, qui donne un fier dîner tous les dimanches, et bal jusqu'à
-six heures du matin avec les glaces, le thé, le punch et le reste.
-
---Bien, bien. Et sa femme... car il est marié, n'est-ce pas?
-
---Formellement, ah mais! La dame du colonel? Une crème,... qui n'a rien
-inventé, sauf le respect qu'un chacun lui rend. Tant qu'à leur
-demoiselle...
-
---C'est bon. Seulement j'ai grand'peur que Mme Vautrin ne soit sortie.
-
---Je vais le demander à la _bonne d'enfant_.»
-
-Le Lorrain familier et goguenard traversa la rue, échangea quelques mots
-avec le sapeur et revint dire à Mme Humblot:
-
-«Cette petite friponne m'a juré sur sa barbe que tout le monde était à
-la maison. Ainsi, quand il vous plaira...
-
---Mais à quoi donc pensais-je de venir si matin? Je les trouverai tous à
-table.
-
---Ça non, foi d'homme! Il est trois quarts pour midi; voilà
-quarante-cinq minutes que tout le militaire de France et d'Afrique a
-déjeuné.
-
---Allons, tant mieux! soupira Mme Humblot.»
-
-Au fond du coeur elle était plus résignée que contente. Il fallait
-qu'elle parlât à la femme du colonel: pour arriver jusqu'à Mme Vautrin,
-elle aurait franchi des montagnes, traversé des mers, couru sur des
-charbons ardents; mais devant cette route unie et cette porte ouverte,
-son courage tombait à plat. Pour un rien, elle eût tourné casaque et
-regagné son hôtel. Le _cicerone_ joufflu lui coupa la retraite en
-disant:
-
-«Eh bien! madame Humblot? Dieu me pardonne! j'ai l'air de vous mener
-chez le dentiste!»
-
-A ce mot, elle releva la tête, haussa les épaules, et donna tête baissée
-dans la porte cochère, entraînant le sapeur dans sa jupe à larges plis.
-
-L'homme à barbe la remit aux mains d'une cuisinière, qui la transmit à
-la femme de chambre, et en moins de quatre minutes Mme Humblot tombait
-tout étourdie au milieu d'un salon assez imposant.
-
-A son entrée et à son nom, une grosse dame se leva en poussant un petit
-cri d'effroi, et une adolescente ébouriffée accourut d'un air martial.
-Mme Vautrin était prodigieusement timide et sa fille ne l'était pas du
-tout. Ce fut l'enfant qui rassura les deux matrones, offrit un siége à
-Mme Humblot, et la pria de développer à loisir les motifs de son
-«aimable visite.»
-
-Mme Humblot sentit qu'il n'y avait plus à s'en dédire, et après quelques
-mots d'excuse elle exposa en bons termes qu'elle était veuve depuis de
-longues années, qu'elle avait une fille de dix-neuf ans, et qu'elle
-faisait valoir elle-même un patrimoine considérable à Marans,
-Charente-Inférieure. Un concours d'événements imprévus, pour ne pas dire
-singuliers, l'entraînait à marier sa chère Antoinette avec un officier
-de la garnison de Nancy. Ce jeune homme semblait fort bien à première
-vue; mais on n'était pas suffisamment renseigné sur son caractère, ses
-habitudes et ses principes, et une mère invoquait l'antique
-franc-maçonnerie des mères pour obtenir de Mme Vautrin, dans un moment
-si capital, la vérité décisive.
-
-Ce préambule honnête intéressa la femme du colonel et parut la mettre à
-son aise. Mme Vautrin répondit qu'elle était bien sensible à l'honneur
-qu'on lui faisait, et promit de s'éclairer en conscience.
-Malheureusement elle ne connaissait tous ces messieurs que par l'échange
-des politesses indispensables; elle était à peine du monde, l'éducation
-de son petit diable et la sainte tapisserie remplissaient toutes ses
-journées, elle n'avait aucune liaison particulière avec les autres
-femmes de la garnison; mais dès qu'un intérêt si grave entrait en jeu,
-elle se ferait un devoir de frapper à toutes les portes. D'ailleurs, si
-le jeune homme appartenait au régiment, M. Vautrin connaissait tout son
-monde à fond, comme César:
-
-«Un coup d'oeil d'aigle, madame, et un coeur de père.
-
---Je ne sais pas, répondit Mme Humblot, si ce monsieur a l'honneur de
-servir sous les ordres du colonel Vautrin.
-
---Du moment qu'il est dans l'infanterie!... Il n'y a que notre régiment
-à Nancy...
-
---Mais peut-être est-il cavalier. Nous ne l'avons pas vu en uniforme.
-
---Vous m'étonnez. Son grade?
-
---Capitaine, je pense, ou lieutenant pour le moins. Il ne s'est pas
-expliqué là-dessus.
-
---C'est donc un original? Comment s'appelle-t-il, ma chère madame?
-
---Hélas! je compte sur vous pour nous aider à savoir son nom.»
-
-A ce coup, Mme Vautrin ouvrit des yeux énormes, et la jeune fille pouffa
-de rire. L'étrangère comprit que son bon sens était mis en doute; aussi
-reprit-elle vivement:
-
-«Je vous expliquerai en peu de mots ce qui vous étonne, madame, et vous
-reconnaîtrez que, s'il y a quelque excentricité dans mon fait, le hasard
-ou la Providence en est plus responsable que moi; mais cette charmante
-enfant est peut-être bien jeune pour subir le récit d'un mariage si...
-compliqué.»
-
-La rieuse se cabra fièrement et dit:
-
-«J'ai quatorze ans passés, madame, et ma mère m'estime assez pour
-traiter devant moi les questions les plus graves. Désires-tu que je te
-laisse, maman?»
-
-Mme Vautrin rougit comme ces gros nuages qui s'allument au soleil
-couchant. Elle balbutia:
-
-«Blanche, Blanchette, mon trésor, ne t'éloigne pas, mais occupe-toi. Ton
-piano... là-bas... Sois gentille.
-
---Je ne le suis donc pas toujours?
-
---Oh! si.»
-
-L'enfant gâtée se mit au piano, et attaqua résolument un exercice. Elle
-frappa d'abord avec tant de furie qu'on ne s'entendait plus dans le
-salon; mais petit à petit elle se modéra si bien que sa musique ne fut
-qu'un accompagnement discret de la conversation. Si Mlle Blanche ne
-suivit pas de bout en bout le récit de Mme Humblot, du moins elle en
-saisit les points saillants, et elle en profita autant, sinon mieux, que
-sa bonne femme de mère.
-
-«Madame, dit la veuve Humblot, je ne crains plus de vous scandaliser en
-avouant que je suis l'esclave d'Antoinette. Les trois quarts et demi des
-mères sont comme nous par le temps qui court; personne n'y peut rien,
-c'est comme qui dirait une épidémie de faiblesse. Nous avons été aimées,
-nous aussi, mais pas de cette façon. On me donnait le fouet quand je
-n'étais pas sage, à vous aussi peut-être, et nous mourrons l'une et
-l'autre sans l'avoir rendu à nos filles, qui ne sont pourtant pas plus
-sages que nous. Nos parents nous établissaient à leur convenance et non
-à notre fantaisie. Quelques-unes pleuraient, les plus fortes criaient au
-despotisme et parlaient de se jeter dans un couvent; mais on finissait
-par céder et l'on ne s'en trouvait pas plus mal: il est de fait que les
-pères et mères se connaissent mieux en hommes qu'une jeunesse de vingt
-ans. Moi qui vous parle, j'ai cru mourir de désespoir parce qu'on me
-sacrifiait à un demi-paysan, un bonhomme tout rond; je ne voulais que le
-maître clerc de l'étude Niquet, sa figure de papier mâché m'avait
-fanatisée. Bénis soient les braves parents qui m'ont mariée malgré mes
-larmes, car ce pauvre Humblot m'a rendue parfaitement heureuse, et le
-joli maître clerc rame à Toulon pour le restant de ses jours. Antoinette
-est une bonne petite fille, qui m'aime bien et qui pense tout haut avec
-moi. Je me suis appliquée à obtenir sa confiance, et je peux me vanter
-de l'avoir tout entière; elle n'a d'idées que les miennes et ne voit que
-par mes yeux. Si quelque surprise du coeur lui avait fait choisir un
-mauvais sujet, je n'aurais qu'un mot à lui dire; mais enfin, supposez
-que ce jeune officier soit un brave garçon, et il en a tout l'air, de
-quel droit le refuserais-je à ma fille? Les partis qu'on nous a proposés
-à Marans, quoique fort acceptables, n'étaient pas de son goût. Elle les
-a tous éliminés par des objections sans réplique. Pouvais-je la
-contraindre et faire violence à ses penchants? Je me disais toujours:
-«Elle est jeune, nous avons du temps devant nous.» Le mois dernier,
-considérant que nous avions passé en revue tous les petits messieurs des
-environs, je me suis avisée qu'il n'y aurait pas de mal à voyager un
-peu. Les journaux nous parlaient du Rhin, de Bade, de Wiesbaden, etc.,
-comme d'un rendez-vous européen très-propice à l'assortiment des
-mariages; pourquoi pas? Justement ma pauvre enfant avait besoin de
-distractions; depuis le printemps, je la voyais rêveuse. Il faut vous
-dire que notre vie est occupée, mais pourtant un peu monotone là-bas. Je
-confie le domaine au régisseur, qui est un brave homme, façonné de ma
-main, et nous voilà sur les chemins de fer. Nous traversons Paris sans
-débrider, la ville étant vide de monde, pleine de poussière et plus d'à
-moitié démolie, et nous nous dirigeons sur Bade en train direct. Tout
-marcha bien jusqu'à Commercy, mais c'était là probablement que le destin
-nous couchait en joue. Il ne restait qu'une place dans notre wagon,
-devant moi; j'y avais mis nos couvertures et nos châles, et je comptais
-bien les y laisser jusqu'au bout. Au dernier moment, entre le coup de
-sonnette et le coup de sifflet, le terre-plein de la gare est envahi par
-une bande joyeuse: douze ou quinze officiers en uniforme, tant cavaliers
-que fantassins, faisaient escorte à un officier en habit bourgeois.
-Toute cette jeunesse menait grand bruit et parlait haut, comme au sortir
-de table. La portière de notre voiture s'ouvrit, je vis une embrassade
-générale et précipitée, j'entendis un choeur d'adieu mon cher,--adieu,
-mon bon,--adieu, mon vieux,--et un jeune homme de vingt-cinq à trente
-ans, beau comme le jour, tomba littéralement du ciel sur mes pauvres
-couvertures.
-
-Il s'excusa le plus gentiment du monde, et jeta son cigare avec horreur
-dès qu'il se vit en notre compagnie. C'était bien malgré lui qu'il
-venait combler l'étouffement d'un wagon où l'on ne respirait déjà pas
-trop à l'aise; mais il était forcé de rallier son corps à tout prix,
-trop heureux si son escapade avait passé inaperçue. Du reste, il nous
-promit de chercher une autre place à Toul, et au pis aller le terme de
-son voyage était Nancy. Le pauvre enfant ne descendit pas à Toul, et
-pour cause: nous étions en conversation réglée, et croyez que personne
-n'avait pu se défendre contre le charme de son esprit. J'en suis encore
-à me demander si cette gaieté pétulante était puisée dans l'eau de la
-Meuse; cependant il ne dit pas un seul mot où la critique la plus sévère
-pût trouver prise. Son langage est original et d'une couleur franchement
-militaire; mais, s'il avait senti la caserne, il n'eût séduit ni ma
-fille ni moi. C'est véritablement un jeune homme accompli, beau sans
-fatuité, brave sans forfanterie, spirituel sans méchanceté, fou sans
-écart. Vous devez le reconnaître à ce portrait.
-
---J'en reconnais plus d'un, chère madame; mais nous trouverons celui qui
-vous tient au coeur.
-
---Moi, je le distinguerais entre mille. Dans le principe, il partageait
-ses attentions entre toutes ses compagnes de voyage, et nous étions
-quatre; mais insensiblement il les concentra sur ma fille et sur moi, et
-Antoinette parut l'écouter avec une curiosité sympathique. Vous jureriez
-que le bon Dieu les a créés l'un pour l'autre, et peut-être cette idée
-leur est-elle venue en même temps qu'à moi. Il est de haute taille, elle
-est grande; il est brun, elle est blonde; ils ont un peu le même genre
-de beauté. Je me disais, chemin faisant, que, si l'amour tombe
-quelquefois sur deux coeurs, comme un coup de foudre, il serait bien
-maladroit de manquer cette occasion-là. Vous devinez que, moi aussi,
-j'étais ensorcelée, car une mère est toujours avare de son bien, et
-notre premier mouvement est de traiter en larron l'homme qui plaît à nos
-filles.
-
-Celui-là s'avançait tambour battant dans l'intimité d'Antoinette; il
-galopait en pays conquis. Ma fille n'est pas seulement élevée dans les
-meilleurs principes, elle est timide par sa nature, par son éducation
-solitaire et par l'embarras de sa taille un peu plus haute que la
-moyenne. Croiriez-vous qu'elle se mit bientôt à bavarder avec ce jeune
-homme comme avec un ami de dix ans? Je ne la reconnaissais plus, et je
-m'ébaudissais de la voir miraculeusement dégourdie. Ce qu'ils disaient
-entre eux, les anges auraient pu l'entendre; mais on sentait courir sous
-les paroles cette fourmilière de bonnes et jolies petites choses qui
-sont les malices de l'amour naissant. Ils furent bien surpris de se
-trouver à la gare de Nancy, preuve qu'ils n'avaient pas compté les
-kilomètres. L'officier prit congé de nous en honnête garçon, par
-quelques mots où il y avait de tout, du coeur, de la bonhomie, de la
-discrétion. Je ne me rappelle pas le texte, mais cela voulait dire que
-le voyage est un drôle d'élément, où l'on s'accroche par mille atomes
-comme si l'on ne devait pas se quitter, et à la première station,
-bonsoir la compagnie! Chacun s'en va de son côté avec un petit souvenir
-en poche, et l'on ne se reverra jamais!
-
-Je fus d'avis qu'il avait bien raison, quand je repensai froidement à
-l'affaire; car enfin, lorsqu'on n'a qu'une enfant, on rêve de la marier
-auprès de soi, et le plus brave, le plus charmant des officiers
-m'apparaissait comme le ravisseur d'Antoinette. Tout compte fait,
-j'aimais autant qu'elle oubliât cette rencontre, et je constatai avec
-plaisir qu'elle n'en parlait plus. Nous avions rendez-vous à Bade avec
-plusieurs familles de notre connaissance: on s'amusa beaucoup et l'on
-fit de belles parties. Les jeunes gens à la mode ne se faisaient pas
-prier pour en être: non-seulement ma fille est agréable de sa personne,
-mais on lui connaît soixante mille francs de rente en bonnes terres, et
-les écus sont le vrai miroir aux alouettes là-bas comme ici. Vous pouvez
-croire que les épouseurs n'ont pas manqué; il en restait même pour moi,
-bonté divine! Bref, on nous fit toutes les honnêtetés imaginables, mais
-mademoiselle acceptait cela comme un dû et ne savait gré de rien à
-personne. Je lui tâtais le pouls de temps à autre; je lui disais: «Que
-penses-tu de celui-ci? Comment trouves-tu celui-là?» Elle me répondait
-invariablement: «Ni bien, ni mal.» Pas d'hésitation, jamais la moindre
-apparence de trouble, une vraie cuirasse d'indifférence. Les choses
-allaient ainsi depuis un mois, lorsqu'un soir, ayant marché sur une
-épingle de filigrane qui valait bien trente sous, elle se mit à pleurer
-tant et tant que ses yeux avaient l'air de fondre. Une mère ne se trompe
-pas sur ces douleurs disproportionnées; aux grands effets il faut de
-grandes causes. J'interroge, je prie, je pleure aussi, je fais ce que
-vous auriez fait à ma place, madame, car tous les coeurs de mères sont
-coulés dans le même moule, et enfin la pauvre chérie livre son secret.
-Moi, je n'y pensais plus, à ce jeune homme, et pendant trente jours
-Antoinette n'avait rêvé qu'à lui. L'amour avait poussé tout doucement,
-sans bruit, dans cette âme innocente, qui était un terrain admirablement
-préparé. Ah! maintenant on n'aura plus besoin de m'expliquer comment un
-petit grain peut devenir un grand arbre! L'enfant me déclara qu'elle
-aimait pour la vie, qu'elle avait rencontré son idéal, qu'elle
-n'épouserait jamais un autre homme, et que, si j'avais la barbarie de
-lui refuser son inconnu, je lui porterais le coup de la mort. Hélas! il
-n'en fallait pas tant pour me persuader. Ces êtres-là tiennent notre âme
-au bout d'un fil et la mènent où bon leur semble. J'ai fait toutes mes
-réflexions, madame, et je commence à croire que ma petite Antoinette a
-choisi pour le mieux. L'épaulette n'est qu'une passementerie aux yeux
-des badauds; pour les parents qui savent raisonner, c'est une garantie.
-Elle indique un certain degré d'instruction solide, de bonne éducation,
-de courtoisie, de chevalerie, de courage, de désintéressement, et un
-absolu de loyauté, car on sait qu'un officier de demi-délicatesse ne
-serait pas souffert dans l'armée. Le terrible, c'est qu'ils traînent nos
-filles avec eux, de ville en ville; mais, en y pensant bien, je me dis
-qu'ils ne peuvent les emmener à la guerre, que je reprendrais mes droits
-toutes les fois qu'il ferait campagne, qu'à tout le moins on me
-laisserait les enfants, car ces pauvres petits êtres ne sont pas des
-colis à promener partout. Qui sait d'ailleurs s'il ne donnera pas sa
-démission quand il aura de la famille? A tout événement, ma résolution
-est arrêtée; ce jeune homme sera mon gendre, fût-il de la naissance la
-plus modeste et de la dernière pauvreté. Nous sommes riches pour lui et
-pour nous, et je n'ai jamais souhaité que ma fille devînt marquise;
-c'est déjà une jolie noblesse que d'être la femme d'un officier. Reste à
-savoir si ce bel inconnu n'est pas coureur, ou joueur, ou buveur
-d'absinthe. Si le malheur voulait qu'il eût un seul de ces trois
-vices!... Non, je m'en tiens aux deux derniers; c'est à la femme de
-fixer le coeur de son mari. S'il jouait, dis-je, ou s'il avait la
-malheureuse habitude de boire, je romprais tout, au risque de désespérer
-Antoinette: j'aime mieux la tuer d'un coup que de la voir mourir à petit
-feu.»
-
-Sur cette péroraison, qui n'avait pas coulé sans quelques larmes, Mlle
-Blanche Vautrin plaqua de formidables accords.
-
-La femme du colonel était un esprit paresseux doublé d'un coeur tendre.
-L'effort qu'elle avait fait pour suivre le récit de Mme Humblot et la
-sympathie qui s'était éveillée en elle remuaient violemment cette
-honnête masse de chair et la faisaient suer à grosses gouttes. Elle se
-recueillit un moment, épongea son visage et le dos de ses mains, et
-s'écria:
-
-«S'il était marié?
-
---S'il est marié, ma fille est sauvée. Il y a un proverbe qui dit:
-«L'impossible arrange tout.»
-
---Et si c'était un de ces fils de famille qui... que... dont les
-prétentions sont énormes? Nous en avons quelques-uns, de ceux-là.
-
---Comme argent, je ne peux donner que ce que j'ai, c'est certain; mais
-trouve-t-on beaucoup de dots comme la nôtre? Quant au nom, nous portons
-un nom d'honnêtes gens. Il n'y a jamais eu ni traîtres, ni pillards, ni
-conspirateurs, ni concussionnaires, ni favorites dans la famille
-Humblot: connaissez-vous dix maisons de première noblesse qui puissent
-en dire autant? Et qu'importe le nom de la fille, puisqu'il s'éclipse à
-tout jamais devant le nom du mari?
-
---C'est parfaitement raisonné, madame; il ne nous reste plus qu'à
-trouver le jeune homme en question. Puisque vous êtes sûre de le
-reconnaître au premier coup d'oeil...
-
---Oui! cent fois oui!
-
---La recherche ne sera ni longue ni difficile. La garnison de Nancy se
-compose de notre régiment, de deux escadrons de cavalerie, de quelques
-officiers de cavalerie et du génie, et du grand quartier général. Comme
-je vous l'ai dit, je connais peu les officiers de M. Vautrin; mais ma
-fille les a tous réunis dans un album de photographie. Nous allons
-commencer notre enquête par là. Si votre gendre n'est pas chez nous,
-nous ferons une croix sur le régiment et nous verrons ailleurs. Il est
-fâcheux que ce monsieur n'ait pas été en permission régulière le jour où
-vous l'avez rencontré: rien qu'avec la date du voyage, nous mettrions la
-main sur lui: mais c'est une question de temps.
-
---Nous avons le moyen d'attendre. Je croyais, et ma fille aussi, que
-Nancy était une petite ville. Voilà trois jours que nous y sommes; nous
-avons parcouru les rues, les promenades, les environs; nous avons écouté
-la musique à la Pépinière et dévisagé les jeunes officiers, qui nous le
-rendaient bien, mais tout cela, chère madame, en pure perte. C'est ce
-matin qu'une inspiration du ciel m'a poussée vers vous. Merci de votre
-aimable accueil et de vos bonnes promesses! Que Dieu rende à votre chère
-enfant le bonheur que vous allez donner à la mienne!
-
-Les deux bonnes femmes s'embrassèrent en larmoyant, et Mme Vautrin dit à
-sa fille:
-
-«Blanchette!... mon cher baby!... mon amour!... Eh! Blanchette!»
-
-Plus la mère élevait la voix, plus la chère petite Blanche frappait
-fort. Vous auriez dit que son piano avait commis un crime et qu'elle
-l'assommait sur place. Lorsqu'elle daigna prêter l'oreille, Mme Vautrin
-poursuivit:
-
-«Pardonne-moi de te déranger, ma chérie, et va nous chercher, s'il te
-plaît, l'album du régiment.
-
---Mon album?
-
---Oui, ton album du régiment.
-
---J'y vole.»
-
-Elle sortit en traînant les pieds, s'arrêta devant une glace et se tira
-la langue à elle-même. Sa chambre était au bout d'une enfilade assez
-longue; à peine entrée, elle poussa le verrou, prit un album de chagrin
-rouge à filets d'ivoire, l'ouvrit par le milieu, et chercha les
-lieutenants du 2e bataillon. Un, deux, trois, quatre, cinq. Au-dessous
-du portrait, on lisait Astier (Paul), en belle écriture de
-sergent-major. «C'est lui! dit-elle en faisant la grimace, cela ne peut
-être que lui!» Elle fit glisser la photographie hors de son cadre, la
-déchira menu et mit les morceaux dans sa poche; puis elle réfléchit que
-ce vide pourrait prêter au commentaire. Elle détacha donc le cadre
-lui-même, qui formait une page montée sur onglet. Lorsqu'elle en eut
-caché les débris, son petit visage chiffonné s'illumina d'une joie
-satanique, et elle murmura entre ses dents:
-
-«Maintenant, je me suis vengée d'un insolent: je suis femme!»
-
-Et elle courut porter l'album aux deux mamans.
-
-Mme Vautrin la baisa au front et lui dit:
-
-«Tu peux rester avec nous, ma gentille, nous n'avons plus de secrets à
-conter.»
-
-Si le coeur de Mme Humblot battait violemment, on l'imagine. Elle ne
-regarda que par politesse le colonel et les gros bonnets du régiment;
-mais lorsque les capitaines commencèrent à défiler, elle ouvrit l'oeil.
-Ce ne fut pas sans un certain orgueil qu'elle trouva ces messieurs moins
-beaux, moins grands, moins sveltes, moins distingués que son gendre
-futur. Le régiment ne manquait pourtant pas de jolis garçons ni de beaux
-hommes; mais le précieux inconnu était toujours mieux fait que celui-ci
-et plus élégant que celui-là.
-
-Blanchette ricanait en écoutant ces commentaires et disait à la veuve
-Humblot:
-
-«Si ces messieurs vous entendaient, madame, ils chercheraient querelle
-au prince qui les éclipse tous.»
-
-Lorsqu'on fut aux dernières pages de l'album, la gamine devint plus
-mauvaise et plus harcelante que jamais.
-
-«Nous n'en avons plus que quatre, disait-elle. L'espérance est au fond
-de la boîte. Tout vient à point à qui sait attendre. J'ai dans l'idée
-que voici le héros du roman!... Quoi! vous ne voulez pas du lieutenant
-Bouleau? C'est pourtant un rude guerrier. Fils de ses oeuvres,
-vingt-sept ans de service, dix-huit campagnes, la médaille militaire et
-la croix! Tout le monde n'a pas la croix. Voyez donc la jolie balafre
-entre les sourcils!
-
---C'en est fait! dit Mme Humblot. Il n'est pas du régiment, et je suis
-la plus malheureuse des mères!»
-
-La femme du colonel répondit:
-
-«Pourquoi donc? S'il n'est pas du régiment, cela prouve qu'il est dans
-la cavalerie, ou dans l'artillerie, ou dans le génie, ou dans
-l'état-major du maréchal. Etes-vous bien pressée d'en avoir le coeur
-net?
-
---Ah! dame, oui. Pensez donc! il y a un pauvre ange qui compte les
-minutes à l'hôtel.
-
---Eh bien! je prends mon châle et mon chapeau. Blanchette gardera la
-maison et elle sera sage.»
-
-Quand les deux mères furent dehors, Mlle Blanche Vautrin croisa ses deux
-grands bras maigres comme une héroïne de drame, et se promena de long en
-large dans le salon paternel.
-
-Le théâtre représentait une grande salle meublée vers la fin du
-dix-huitième siècle et passablement flétrie par les hommes du
-dix-neuvième. Depuis cinquante ou soixante ans, les colonels de la
-garnison de Nancy s'étaient transmis de main en main cette tenture de
-soie à médaillons décolorés et les rideaux assortis. Plusieurs
-générations de guerriers s'étaient carrées dans les fauteuils; quelques
-milliers de verres, vides de punch ou de sirop, avaient dessiné des
-ronds sur le marbre de la cheminée et sur deux vastes consoles d'un
-style riche, noble et lourd. Le militaire a cet ennui de retrouver dans
-tous ses gîtes la trace de cent autres militaires. Les quelques meubles
-qu'il transporte avec lui se noient fatalement dans la banalité du
-fonds. Mme Vautrin était femme d'intérieur; comme telle, elle brodait à
-la tâche des tapisseries dont Pénélope eût été jalouse, mais ses poufs,
-ses écrans, ses divans, ses ouvrages de longue haleine, étaient perdus
-dans le vieux mobilier banal, comme l'opposition pensante dans une
-majorité sans caractère et sans couleur.
-
-Au milieu du décor tel que vous le voyez, Blanche, Blanchette, se
-démenait comme une petite panthère en cage. Elle était laide sans avoir
-rien de laid: on trouve également des créatures qui semblent belles,
-quoique leurs traits, pris un à un, soient à peine passables. Cette
-jeune fille portait à l'exagération, si j'ose le dire, les caractères
-physiques et moraux de l'âge ingrat. Ses jambes et ses bras étaient
-modelés dans le même style que les baguettes de tambour; elle avait de
-longs pieds, assez bien faits, et des mains interminables; elle se
-tenait mal, et son teint rappelait l'Afrique aux Africains du régiment.
-Le nez, les yeux, le front s'adaptaient à la diable et n'allaient pas
-ensemble, quoique le nez fût droit, le front bien modelé et les yeux
-d'une couleur et d'un dessin corrects. Tout cela ne manquait peut-être
-que d'harmonie, mais l'harmonie est tout dans la femme. Le passant qui
-la rencontrait à la promenade ne gardait que l'idée d'un livide gamin.
-
-Il n'y a pas une bambine de dix ans qui ne se soit dit en admirant une
-belle personne: voilà comme je voudrais être, ou même: voilà comme je
-serai, quand je serai grande; mais la nature, cette mère implacable,
-prend plaisir à déjouer de telles ambitions. Elle relève d'un coup de
-pouce brutal un pauvre petit nez qui comptait être grec; elle fend
-jusqu'aux oreilles une bouche innocente qui ne demandait pas à grandir;
-des cheveux de couleur indécise, qui promettaient de tourner au blond
-doré, noircissent un beau jour, ou se décolorent en filasse. On ne peut
-rien contre cela, mais on enrage de bon coeur, et quelquefois on devient
-méchante. Blanche Vautrin n'avait pas besoin de beauté pour attirer les
-hommages ou conquérir un mari. La fille d'un colonel ne manque pas de
-flatteurs, et il y a toujours des maris pour une laide bien dotée; mais
-n'importe: elle se dépitait à casser les miroirs; elle aurait voulu être
-jolie pour elle-même.
-
-Presque tous les officiers de son père la traitaient en jeune fille et
-lui rendaient les mêmes hommages que si elle eût été Vénus en personne.
-Elle recevait mal les fadeurs, et répondait neuf fois sur dix par des
-boutades; mais malheur à celui qui ne la prenait pas au sérieux! Elle
-n'entendait point qu'on la traitât en fillette; elle voulait être
-quelqu'un et faire respecter sa petite personne. Ce jeune esprit chagrin
-avait des subtilités despotiques qui semblaient renouvelées de Caligula.
-Son plaisir favori, dans le salon maternel, était de pêcher les
-flatteries comme à la ligne. Les pauvres officiers qui la servaient à
-souhait étaient cotés plats courtisans; ceux qui refusaient le tribut
-étaient notés comme rebelles.
-
-Le plus exécré des rebelles s'appelait Paul Astier. C'était un beau,
-brave et honnête garçon qui ne devait rien qu'à lui-même. Lorsqu'on est
-le septième fils d'un garde forestier des Ardennes, vous pensez bien
-qu'on porte son patrimoine au bout des bras. L'enfant n'était ni sot ni
-fainéant; il suivit l'école du village voisin, s'y distingua bientôt et
-entra comme externe boursier au collége de la ville. Il faisait deux
-lieues et demie tous les matins et autant tous les soirs, avec ses
-livres dans une main, ses souliers dans l'autre, et un morceau de pain
-noir en poche. A dix-huit ans, il s'engagea, partit pour la Crimée et
-fit toute la campagne sans attraper un rhume de cerveau. Une mine éclata
-sous lui à l'attaque de Malakof; il retomba sur ses pieds en riant comme
-un fou. Lorsqu'il revint, en 1856, il avait trois citations et
-l'épaulette. En 1859, au début de la guerre d'Italie, son régiment
-n'était pas désigné pour faire campagne, mais il obtint de permuter avec
-un sous-lieutenant maladif, et c'est ainsi qu'il passa sous les ordres
-du colonel Vautrin. Il retrouva dans la compagnie un camarade de son âge
-et de son pays qu'il avait connu dès l'enfance et tutoyé de tout temps.
-Ce soldat, nommé Bodin, s'attacha aussitôt à lui comme ordonnance et le
-servit avec une véritable amitié: il ne savait ni lire ni écrire, mais
-il aurait su se faire tuer pour le supérieur qui le traitait en
-camarade. La campagne de 1859 fut écourtée, comme chacun sait, toutefois
-Astier trouva le temps d'y gagner un grade, et le fidèle Bodin, qui
-avait pris le quart d'un drapeau, rapporta la médaille militaire. La
-paix signée, le régiment fut dirigé sur Nancy; c'est là que Paul Astier
-fit connaissance avec la femme et la fille de son colonel.
-
-D'entrée de jeu, Blanchette lui déplut; et comme il n'était diplomate ni
-peu ni prou, il n'eut garde de se mettre en frais de galanterie pour
-elle. La petite fut d'autant plus choquée de sa froideur qu'elle le
-trouvait plus agréable à voir que le commun des hommes. Elle fit
-violence à son attention et l'agaça tant qu'elle put, mais
-maladroitement: la coquetterie est un art qui ne s'acquiert pas sans
-étude. Plus elle le piquait, plus il s'accoutumait à la regarder comme
-un taon, un moustique ou toute autre mouche importune. Le jeune homme
-avait trop de sang dans les veines pour tenir, une heure durant, les
-écheveaux d'un petit laideron. Lorsque Blanche l'appelait à haute voix
-devant cinquante personnes sans avoir rien à lui dire, il ne répondait
-pas toujours patiemment à ses questions saugrenues. Plus elle se sentait
-sotte avec lui, plus elle revenait à la charge, comme un joueur qui
-lutte contre la veine sans se dissimuler qu'il y perdra son dernier sou.
-L'affaire, étant mal engagée, alla tout naturellement de mal en pis; les
-taquineries s'aggravèrent.
-
-Un jour Blanche avait dit au lieutenant:
-
- «Monsieur Astier, ces messieurs prétendent que vous dessinez
- gentiment; envoyez-moi donc quelques images!»
-
-Astier s'en fut tout droit chez le papetier à la mode et rapporta
-plusieurs douzaines de niaiseries enluminées.
-
- «La plaisanterie est bien de mauvais goût, dit-elle.
-
- --Mademoiselle, j'ai choisi celles qu'on donne dans les couvents aux
- petites filles bien sages. Si vous ne vous en trouvez pas digne, je
- pourrai les rendre au marchand.»
-
-Une autre fois elle l'attaqua ainsi devant plus de quinze témoins:
-
-«Monsieur Astier, quand vous étiez soldat,... car vous avez porté le
-sac, n'est-il pas vrai?
-
---Comment donc! je l'ai même porté très-loin.
-
---Eh bien! quand vous étiez un simple troubadour, couchant à la chambrée
-et mangeant à la gamelle, dans quel monde alliez-vous, s'il vous plaît!
-
---Dans le monde des bonnes gens, mademoiselle; mais vous avez trop
-d'esprit pour comprendre jamais ça.»
-
-Lorsqu'elle croyait tenir un fait à la charge de son ennemi, elle en
-faisait l'objet d'une interpellation publique:
-
-«Monsieur Astier, avez-vous encore vos parents?
-
---Grâce à Dieu, oui, mademoiselle.
-
---Et que fait monsieur votre père?
-
---Il garde les fagots du gouvernement.
-
---Ah! Ah! Et Mme Astier, votre mère?
-
---Elle fait la soupe au père Astier.
-
---Mais c'est patriarcal! Dites donc, ces honnêtes forestiers seront
-joliment fiers de vous quand vous aurez la croix!
-
---Ils n'ont pas attendu si longtemps, mademoiselle.»
-
-Les paroles de ces dialogues sont peu de chose sans la musique. Il
-aurait fallu voir les adversaires en présence, entendre la voix grêle et
-traînante de Mlle Vautrin, le timbre mâle du lieutenant et son ton bref.
-L'avantage ne restait pas souvent à Blanchette, et, comme il n'y a rien
-de plus cruel que la faiblesse, elle en vint aux dernières atrocités.
-
-«Monsieur Astier, est-ce que vous avez fait des campagnes?
-
---Autant qu'il y en a eu de mon temps, mademoiselle.
-
---Et sous quels cieux avez-vous guerroyé, je vous prie?
-
---En Crimée, en Afrique, en Italie.
-
---Mais avez-vous rencontré des ennemis sur votre route?
-
---Quelques-uns.
-
---Qu'est-ce qu'ils vous ont fait, ces méchants-là?
-
---Ils ont fait mon avancement.
-
---Ils ne vous ont jamais blessé?
-
---Ni tué, non. Pardonnez-leur: ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient.
-
---Comment s'y prend-on, à la guerre, pour éviter les mauvais coups?
-
---C'est bien simple, on est heureux.
-
---Ou prudent.
-
---Je suis sensible à cet éloge, mademoiselle, car monsieur votre père me
-l'avait toujours refusé.
-
---Il me semble qu'on devrait se faire blesser par simple coquetterie. Un
-officier intact me fait l'effet d'un être inachevé.
-
---A la première occasion, mademoiselle, je me mettrai en mesure de vous
-envoyer un de mes bras ou une de mes jambes.
-
---Des jambes et des bras? que voulez-vous que j'en fasse? j'en ai.
-
---Oh! si peu.»
-
-Les moindres allusions à sa maigreur la mettaient hors d'elle. Sur ce
-chapitre et sur celui du teint, elle était d'une susceptibilité
-farouche. Aussi prit-elle en haine l'ordonnance de Paul Astier, le
-fidèle Bodin, qui avait mis en circulation un mot populaire.
-
-Bodin taquinait souvent le sapeur Schumacker, qui avait pour ainsi dire
-allaité Mlle Vautrin:
-
-«Dites donc voir un peu, l'ancien; quand ils ont baptisé votre petite,
-ils ne savaient approximativement pas de quelle couleur elle se
-proposait d'être. Mlle Blanche, elle n'est pas blanche du tout.
-
---Ça, c'est _frai_.
-
---Comment, c'est frais?
-
---Non! _Che tis_: c'est _frai_, _Planche_ est _prune_.
-
---Planche et prune! Ah! joli. C'est toi qui l'as nommée, vieillard à
-tous crins, et le nom lui restera! Planche et prune! Mais que c'est un
-coup de pinceau qui vous la peinturlure en deux temps depuis la guêtre
-jusqu'au plumet! Planche et prune! J'en ferai confidence à tout le
-régiment; merci, mon vieux!»
-
-
-II
-
-La haine a des intuitions qui tiennent du miracle. Dès que Mme Humblot
-s'était mise à raconter son aventure, Blanche Vautrin avait pensé au
-lieutenant Astier. Elle ne savait pourtant pas qu'il eût fait le mois
-précédent une fugue de vingt-quatre heures; elle n'avait jamais entendu
-dire qu'il fût lié particulièrement avec les officiers de Commercy. Par
-quelle contradiction reconnut-elle aussitôt dans un portrait tout en
-rose un homme que depuis deux ans elle voyait tout en noir? L'esprit
-avait pensé si vite, la main avait agi si lestement, que son petit
-mauvais coup s'était fait pour ainsi dire tout seul, et qu'elle-même en
-fut surprise.
-
-L'ivresse du premier moment fit place à la réflexion, quand les deux
-mères furent sorties. Elle se demanda ce qui arriverait si ces dames, en
-mettant le pied dans la rue, se rencontraient face à face avec Astier.
-Reconnaissance, attendrissement, stupéfaction; Mme Humblot, évanouie,
-tombait dans les bras du lieutenant; on s'expliquait, on s'entendait;
-Mlle Antoinette entrait en scène, et bientôt... Blanche ne se sentait
-aucune sympathie pour cette grande Antoinette.
-
-Rien au monde ne pouvait empêcher ou retarder le dénoûment dès que la
-rencontre aurait lieu. La réputation du lieutenant était bonne, ses
-chefs le signalaient comme un officier d'avenir. Son origine modeste et
-sa pauvreté semblaient admises d'avance par les Humblot. Quant à lui,
-nul doute qu'il n'acceptât l'aubaine avec enthousiasme. Il avait le
-coeur libre de tout engagement; on ne lui savait point de parti pris
-contre le mariage en général, il aimait ses parents, il regrettait de ne
-pouvoir les aider, c'était un homme de famille. Sa fierté bien connue et
-son désintéressement avéré l'auraient porté sans doute à refuser une
-fille riche, si elle était laide, ou compromise, ou de naissance
-inavouable; mais ces Humblot, en somme, avaient l'air de braves gens, et
-la sensible Antoinette ne devait pas être mal, pour peu qu'elle tînt de
-sa mère.
-
-Il l'épouserait donc; mais après ou même avant la cérémonie il
-s'expliquerait avec elle sur toutes les circonstances du roman. Mme
-Humblot ne manquerait pas de dire qu'elle avait feuilleté l'album sans y
-trouver son gendre; on voudrait savoir le pourquoi de ce petit mécompte,
-et alors que penserait-on? Que dirait Mme Vautrin? Blanche tenait
-infiniment à l'estime de sa mère, qui était une bonne femme sans
-énergie, mais de sens juste et de coeur droit. Elle avait presque peur
-de son père; il n'entendait point raillerie en matière de conscience et
-d'honneur, et ce qu'elle redoutait par-dessus tout, c'était le jugement
-du monde. La suppression de ce portrait ne semblerait pas seulement
-odieuse; le petit crime devenait ridicule, puisqu'il n'avait rien
-empêché. Si la malice des Nancéiens ne voyait en tout cela qu'un coup de
-main maladroit, l'effort d'une haine impuissante, passe encore, ce
-n'était que demi-mal; mais si l'on se permettait d'y chercher autre
-chose, par exemple le contraire de la haine! Ah! plutôt les derniers
-supplices que la honte d'avoir distingué avant l'âge un homme qui aime
-ailleurs!
-
-Or, il semblait à peu près impossible de soustraire le lieutenant aux
-recherches de Mme Humblot. La chère dame avait de bons yeux; sa fille, à
-coup sûr, les avait meilleurs encore, et si l'amour est aveugle, comme
-on dit, c'est lorsqu'il trouve son compte à se tromper lui-même. Nancy
-est grand, mais un homme ne s'y perd pas dans la foule, comme à Paris;
-un officier surtout, et l'uniforme est de rigueur dans les garnisons de
-province. Les lieux de réunion sont connus, le nombre des promenades est
-limité, toutes les personnes d'un certain monde sont sûres de se
-rencontrer une ou deux fois au moins par semaine. Le théâtre était fermé
-par bonheur, mais dans une ville si vivante et si alerte au plaisir on
-se voit ailleurs qu'au théâtre. Le maréchal recevait quelquefois, le
-général et le colonel avaient chacun leur jour. La préfecture, la
-recette générale et plusieurs autres maisons pouvaient offrir à Mme
-Humblot la collection complète du corps d'officiers. En ce moment, les
-deux mères étaient en visite chez les femmes les plus répandues et les
-plus spirituelles de la garnison. On allait éveiller leur curiosité, les
-intéresser toutes au succès de cette chasse à l'homme. Elles
-raconteraient l'histoire à leurs maris; les soixante mille francs de
-rente offerts en dot à un bel inconnu feraient le tour de la ville en
-vingt-quatre heures; il en serait parlé dans toutes les pensions et dans
-tous les cafés militaires: si Paul Astier n'était pas reconnu par ses
-camarades, il saurait bel et bien se dénoncer lui-même.
-
-«Allons, pensa le jeune diable, il faut que M. Paul Astier disparaisse.»
-
-C'était, en petit, le raisonnement des voleurs qui tuent pour plus de
-sûreté les témoins de leur crime; mais on n'escamote pas un grand
-gaillard de lieutenant comme une simple muscade. Blanchette tint conseil
-avec elle-même, et discuta cinq ou six combinaisons insensées avant de
-s'arrêter à la bonne.
-
-Elle s'était procuré, non sans peine, un dessin du lieutenant. C'était
-une caricature assez plaisante de M. Moinot, commandant du 2e bataillon.
-Paul avait dessiné un moineau becquetant une cerise, et le tout, vu à
-quelque distance, représentait admirablement le chef de bataillon et son
-nez. Ce pauvre commandant, vieil Africain et bon soldat, s'était fait un
-nez flamboyant par sa faute. A part ce ridicule et ce défaut, il était
-très-considéré et dans les meilleurs termes avec tout le monde. Il
-prisait fort Astier, qui le lui rendait bien, et qui pour rien au monde
-n'eût voulu lui causer de l'ennui; mais on est jeune, on aime à rire, on
-se laisse aller aux entraînements de la malice, et, lorsqu'on croit
-tenir une bonne plaisanterie, on n'a pas la sagesse de la garder pour
-soi. Ce dessin, rehaussé de quelques touches à l'aquarelle, fut porté à
-la pension des lieutenants un soir qu'on recevait des officiers de
-passage. Tout le monde s'en amusa; quelques jeunes gens en gaieté y
-mirent un mot de commentaire. Après ces jeux innocents, on parla d'autre
-chose, puis on alla au café, et la charge du commandant Moinot, un peu
-froissée, un peu tachée, resta sur un coin de la table. Un camarade de
-Paul Astier, le lieutenant Foucault, plia la feuille en quatre et la
-porta, sans penser à mal, à Mlle Vautrin. Huit jours après, la jeune
-fille dit fièrement à son ennemi: «J'ai un dessin de vous malgré vous;»
-mais elle ne dit pas lequel. A ses yeux, le choix du sujet n'avait alors
-aucune importance.
-
-Aujourd'hui c'est une autre affaire. Elle retourne à sa chambre, ouvre
-un carton, prend la caricature, la signe du nom de Paul Astier en
-majuscules, la met sous enveloppe, écrit l'adresse du commandant,
-toujours en majuscules, et appelle le planton:
-
-«Mon vieux Schumacker, lui dit-elle, va jeter cette lettre à la poste,
-et ne laisse voir l'adresse à personne. Quant à toi, je sais que tu ne
-la liras point, ton éducation s'y oppose.»
-
-Ce second trait chargea peu sa petite conscience. D'abord elle se
-croyait excusée par la nécessité, ensuite elle savait qu'une querelle
-est impossible de lieutenant à chef de bataillon. «Tout compte fait,
-pensa-t-elle, maître Astier en sera quitte pour quelques jours d'arrêts
-forcés, huit au moins, quinze au plus; cela n'est pas la mort d'un
-homme. Dans huit jours, la veuve Humblot et sa fille seront lasses
-d'user leurs bottines sur le pavé pointu de Nancy. On leur prouvera
-qu'elles ont rêvé, et elles retourneront à leurs récoltes. Pourvu
-qu'elles ne s'avisent pas d'attendre l'inspection générale! non, elles
-comprendront sous peu que l'insistance serait ridicule, et le
-général-inspecteur n'arrive que dans trois semaines: tout est sauvé!»
-
-Elle se remit à son piano et s'étourdit de musique en attendant le
-retour des deux mères. Mme Vautrin entra seule, fort lasse et
-visiblement dépitée.
-
-«Eh bien! maman?
-
---J'en perds la tête. Nous avons feuilleté la cavalerie, dévisagé
-l'artillerie, interrogé le génie et passé en revue le grand quartier
-général. Toutes ces dames ont été d'une complaisance! Elles se sont
-mises à notre disposition; la maréchale elle-même s'intéresse à cette
-pauvre Mme Humblot. Et rien! rien! rien! J'en ai le crâne fendu. Tu n'as
-pas une idée, toi?
-
---Si, maman.
-
---Dis donc vite!
-
---J'imagine que les deux innocentes se sont laissé duper par un aimable
-petit plaisant qui n'est pas plus militaire que moi.
-
---Enfant! crois-tu possible qu'un homme ose se dire officier sans
-l'être?
-
---Pourquoi pas? Je lis tous les jours des procès où l'on prend
-non-seulement le titre d'officier, mais l'uniforme, la croix et les
-médailles pour escroquer les gens.
-
---Mais on ne trompe ainsi que les badauds, jamais les militaires!
-Figure-toi qu'à Commercy...
-
---Je sais. Cependant un civil peut fort bien avoir déjeuné par hasard
-avec les officiers de Commercy. C'était un honnête garçon, soit; mais il
-avait la tête un peu montée, et il aura trouvé charmant de berner Mme
-Humblot.
-
---A quel propos?
-
---Parce qu'il y a des physionomies qui appellent la mystification, comme
-il y a des arbres qui attirent la foudre. Si tu ne veux absolument pas
-que ces dames aient été dupes d'un commis voyageur en goguette, j'admets
-que le garçon soit militaire à la rigueur. C'est peut-être un
-sous-officier de cavalerie, étonnamment bien né, un vrai fils de famille
-emprisonné pour dettes dans l'uniforme des guerriers français.
-Cherchez-le, vous avez le temps; mais, maman, si tu veux m'en croire, tu
-n'engageras pas tes amies à mettre leur bonheur et leurs économies entre
-les mains d'un monsieur qui s'est surfait lui-même pour commencer.
-
---Pourtant, s'il était officier, ce jeune homme?
-
---Comment veux-tu? Au fait, c'est peut être un capitaine d'aventure, qui
-commande incognito une compagnie de routiers sans uniforme. C'est Fra
-Diavolo, tiens! Es-tu contente? La légende le peint sous des traits
-agréables, et peut-être cette demoiselle de la Charente-Inférieure n'en
-ferait-elle pas fi.
-
---Méchante!
-
---Ange!
-
---Ces dames viendront ce soir prendre le thé; ne les décourage pas au
-moins.
-
---A Dieu ne plaise! mais si Mme Humblot a seulement un atome d'esprit,
-elle a dû laisser l'espérance à la porte de son auberge.»
-
-A dîner, Mme Vautrin conta le gros de l'affaire à son mari.
-
-«Ma chère amie, dit le colonel, je regrette que ce bon numéro ne soit
-pas échu à un de nos jeunes officiers. Les lieutenants seraient plus à
-l'aise, s'ils pouvaient ajouter soixante mille livres de rente aux cent
-soixante-cinq francs qu'ils touchent le premier du mois.
-
---Mais, papa, demanda Blanchette, admets-tu qu'un officier coure les
-champs pendant vingt-quatre heures sans que son colonel ait vent de
-l'escapade?
-
---Cela peut arriver dans certaines garnisons par la négligence des chefs
-de corps. Dans mon régiment, pareille chose ne s'est jamais vue et ne se
-verra jamais, j'ose le dire.
-
---Oh! papa, tu peux être tranquille. Cet officier, s'il existe,
-n'appartient pas au régiment.»
-
-Mme Humblot et sa fille n'eurent garde de manquer au rendez-vous.
-Lorsque Blanche Vautrin vit entrer Antoinette, elle reçut comme un coup
-de poignard dans le coeur. Figurez-vous la rage d'une enfant qui se sait
-laide, qui a passionnément souhaité d'être belle, qui s'est proposé à
-elle-même un idéal de noblesse et de beauté. Tout à coup, sans
-préparation, elle se voit entrer dans un salon, telle qu'elle a toujours
-rêvé d'être! Et cette taille majestueuse, cette souplesse de corps,
-cette plénitude de formes, cette pureté des lignes, cette blancheur de
-teint, ce rayonnement de santé, cette grâce sereine et douce que la
-nature lui a refusée, elle voit tout cela au pouvoir d'une autre! Il
-semble qu'on lui ait volé sa personne entière, et qu'on lui ait jeté par
-miséricorde une guenille de rebut!
-
-La petite avait une certaine force d'âme. Elle sut réprimer son premier
-mouvement, qui était d'arracher les yeux à Mlle Antoinette. On se serra
-les mains, on sourit, on échangea sans effort apparent les petites
-politesses d'usage. Les confidences, dûment provoquées, ne se firent pas
-attendre. Rien n'égalait la candeur et l'expansion de la victime. Elle
-ne doutait pas de la sincérité de ce jeune homme, elle ne voulut pas
-admettre un seul moment qu'il eût usurpé la moindre chose. Son sentiment
-était que les deux mères avaient vu les albums trop vite, ou qu'un des
-portraits n'était qu'à moitié ressemblant: le soleil est un astre
-capricieux, pourquoi donc serait-il un artiste infaillible?
-
-Blanche feignit de donner dans cette illusion. Elle entraîna la belle
-étrangère hors du salon, comme pour la mettre à l'abri des curiosités
-indiscrètes, et dans un petit coin, en tête-à-tête, elle lui mit le
-régiment entre les mains, sous les yeux, pour l'étudier tout à l'aise.
-Quand l'examen fut achevé, la perverse embrassa Mlle Humblot et lui dit:
-«Ne vous affectez point, il n'y a pas un officier digne de vous dans le
-régiment de mon père; je le savais, nous verrons ailleurs; on se charge
-de tout: c'est dans l'état-major que nous trouverons l'heureux jeune
-homme. Dès demain je me mets en campagne avec vous. En attendant,
-retournons là-bas; maman a fait savoir qu'elle restait chez elle, la
-réunion sera nombreuse, votre arrivée est un événement, tout le monde
-veut vous connaître: qui sait s'_il_ n'est pas là et si vous n'allez pas
-le rencontrer face à face?»
-
-Il y avait foule au salon quand elles y entrèrent. Toutes les femmes de
-la garnison étaient venues pour voir, et la plupart des célibataires
-pour se montrer. Plus d'un gaillard s'était dit en donnant le fin coup
-de brosse aux parements de sa tunique: «Si le ciel a permis qu'une
-brillante héritière jetât son dévolu sur la garnison de Nancy, il
-poussera peut-être l'originalité jusqu'à me recommander personnellement
-aux yeux de la belle.» Dans cet espoir, chacun mettait en relief ses
-petits avantages; on posait pour le pied, pour le torse, pour la jambe,
-pour la tête; l'un relevait sa moustache, l'autre pirouettait sur les
-talons pour montrer la rondeur et la finesse de sa taille. Entre tant de
-jolis garçons, Paul Astier ne brillait que par son absence. Depuis qu'il
-était mal reçu dans la maison du colonel, il n'y venait que sur
-invitation directe ou en visite de stricte obligation.
-
-Si Mlle Humblot n'aperçut point celui qu'elle cherchait, Blanche eut la
-satisfaction de voir le commandant Moinot causer en particulier avec M.
-Vautrin en gesticulant à force. Voici ce qui s'était passé vers la fin
-de la journée.
-
-Comme Astier dépliait sa serviette à la pension, il fut mandé d'urgence
-chez son chef de bataillon. Il y courut gaiement, dans l'espoir que le
-papa Moinot avait besoin de quelque service, et charmé de se rendre
-utile à un bonhomme qu'il aimait.
-
-Dès qu'il fut en présence du vieil officier, il s'aperçut que le
-baromètre marquait tempête. Au milieu d'un visage singulièrement pâle,
-le nez rouge flamboyait.
-
-«Lieutenant, dit M. Moinot, avez-vous jamais eu à vous plaindre de moi
-dans le service?
-
---Jamais, mon commandant.
-
---Et hors du service?
-
---Pas davantage.
-
---Est-il à votre connaissance que j'aie cessé de mériter l'estime des
-hommes et le respect des jeunes gens?
-
---Tout le monde vous estime, vous respecte et vous aime, mon commandant.
-
---Vous n'auriez pas perdu la tête par hasard?
-
---Pas que je sache.
-
---Vous ne vous êtes pas grisé aujourd'hui?
-
---Ça, non.
-
---Alors pourquoi m'insultez-vous, sacrebleu?
-
---Moi, commandant!
-
---Qui donc? C'est moi peut-être qui me suis adressé cette turpitude à
-moi-même? La reconnaissez-vous?»
-
-Paul reconnut son vieux dessin, qu'il croyait anéanti depuis longtemps
-et qu'il avait oublié.
-
-«Mon commandant, dit-il, en dessinant cette mauvaise charge, l'an
-dernier, j'ai fait une sottise et une inconvenance; mais celui qui l'a
-volée, conservée, signée de mon nom et mise à la poste a fait une
-infamie. Je vous demande pardon d'une légèreté qui serait vénielle, si
-vous n'en aviez pas eu connaissance. Quant au drôle qui a pris soin de
-tourner la plaisanterie en affront, je me charge de le retrouver et de
-le punir.
-
---En attendant, monsieur, comme on n'aurait pas pu m'envoyer cette
-oeuvre d'art, si vous ne l'aviez pas commise, faites-moi le plaisir de
-rentrer chez vous et de garder les arrêts de rigueur jusqu'à nouvel
-ordre.»
-
-Le lieutenant s'inclina sans répondre et obéit.
-
-Pour un simple citoyen, rester chez soi, et même y rester seul, fût-ce
-durant une semaine ou deux, ne serait pas une peine; pour le jeune
-officier, c'est un supplice. Le logement garni n'est pas un domicile; on
-y est chez son propriétaire, chez ses prédécesseurs, chez tout le monde,
-hormis chez soi. Non-seulement le coeur ne s'attache à rien dans ces
-gîtes, mais l'esprit y est inquiet, voletant, suspendu sans savoir où se
-poser. De là vient cette impatience des étrangers dans la plus
-confortable et la plus riche auberge et ce besoin d'en sortir, vraie
-nostalgie qui chasse les habitants du Grand-Hôtel et de l'hôtel Meurice
-vers les théâtres et les lieux publics. Le malaise est mille fois plus
-intolérable dans ces appartements meublés sans meubles, dans ces garnis
-dégarnis que l'officier loue en moyenne vingt francs par mois. Le logeur
-ne peut pas donner mieux à ce prix-là, et les logés ne sauraient guère y
-mettre davantage. Paul Astier, comme tous les lieutenants d'infanterie,
-payait vingt francs de chambre, soixante-cinq francs de pension et
-quinze d'extra pour les réceptions obligées; son ordonnance lui coûtait
-douze francs, plus cinq à l'ordinaire du corps pour dispense de service.
-Il donnait quinze francs par mois au tailleur, cinq au bottier pour
-l'entretien et le renouvellement de sa garde-robe, douze à la
-blanchisseuse, cinq à la cantinière pour la nourriture de son chien. Le
-total de ces dépenses, dont une seule, le chien, n'était pas
-indispensable, s'élevait à cent cinquante-quatre francs par mois. Il
-restait onze francs pour l'imprévu, le café, les cigares, l'achat et la
-location des livres, les fournitures de bureau, le permis et les
-munitions de chasse, les déplacements, les caprices et les munificences.
-Le café seul, aux officiers les plus sobres, coûte environ trente francs
-par mois; mais pourquoi vont-ils au café? D'abord parce que c'est
-l'usage, et que dans l'armée plus qu'ailleurs chacun doit vivre comme
-tout le monde. Ajoutez que l'État n'a jamais voulu leur donner un lieu
-de réunion où l'on pût s'asseoir et causer sans obligation de boire.
-
-Paul occupait une chambrette des plus modestes dans le vieux quartier de
-Nancy, rue du Maure-qui-Trompe. Une couchette de fer, une commode, une
-table, une malle et trois chaises, voilà l'inventaire au complet. Un
-fusil Lefaucheux, gagné au tir, et une demi-douzaine de pipes décoraient
-la paroi principale. Dans ce réduit, le jeune homme dormait depuis deux
-ans, et il y avait fait les plus beaux rêves du monde. La vie lui
-souriait, il aimait son métier; ses chefs, ses camarades, ses soldats
-l'estimaient à qui mieux mieux. Simple engagé volontaire, il se trouvait
-aussi avancé à vingt-six ans que les élèves de Saint-Cyr. Depuis trois
-ans, à chaque inspection générale, il était porté pour la croix, on
-parlait de le présenter au choix pour le grade de capitaine. Si les
-affaires marchaient toujours du même train, il était presque sûr
-d'arriver général avant la retraite. En attendant, il portait légèrement
-sa pauvreté, qui, pour le fils d'un simple garde, était une opulence
-relative. Sa chambre lui paraissait luxueuse et les _beefsteaks_
-ratatinés de la pension très-succulents. Quoiqu'il se refusât toute
-dépense inutile, on peut dire que jamais il n'avait chômé de plaisir. On
-le mettait de toutes les parties; il montait à cheval avec les officiers
-de dragons; il chassait en hiver chez les jeunes gens riches, il
-conduisait le cotillon au bal de la préfecture. Les grisettes le
-voyaient d'un oeil favorable; bref, en langage militaire, il était des
-bons, c'est-à-dire des heureux.
-
-Le soir où il rentra chez lui par ordre du commandant Moinot, il lui
-sembla que son étoile s'était éclipsée tout à coup, et la petite chambre
-prit un aspect sinistre. Le fidèle Bodin lui apporta son dîner
-parfaitement froid; il y toucha du bout des dents et se plongea dans une
-méditation décourageante. Il était mécontent de lui-même et des autres;
-il venait d'offenser sans le vouloir un excellent homme, presque un
-vieillard; ce petit événement ne manquerait pas de se résoudre en
-mauvaises notes; l'inspection générale approchait; pour une faute dont
-en somme il n'était qu'à moitié coupable il risquait de manquer la
-croix. C'était sa troisième proposition. La première faute, au lendemain
-de Solferino, avait échoué parce qu'en guerre les blessés passent avant
-tout. La deuxième datait d'un an; elle fut biffée par l'inspecteur
-lui-même, qui ajouta aux notes d'Astier: «Trop familier avec les
-inférieurs; manque de tenue.» C'était Blanche Vautrin, qui le soir, dans
-un salon, avait dit au général:
-
-«Voyez-vous ce grand officier, là-bas, qui a la tournure d'un roi? Il se
-fait tutoyer par son ordonnance, sous prétexte qu'ils ont gardé les
-animaux ensemble dans leur pays.»
-
-Le général avait vérifié le fait et lavé la tête au bon Astier. Pour
-cette fois, l'affaire semblait autrement grave, mais Paul était
-peut-être moins sensible au dépit de perdre son dû qu'à la honte
-d'accuser un camarade. Il flairait une basse trahison, et il ne pouvait
-se faire à l'idée qu'un officier français en fût l'auteur. La première
-sensation du mal physique fait pousser les hauts cris à l'enfant
-nouveau-né; le jeune homme ressent quelque chose de semblable lorsqu'il
-naît à l'expérience en découvrant que le mal moral existe et que tout le
-monde n'est pas honnête et bon comme lui. Paul se jeta tout habillé sur
-sa couchette et pleura.
-
-
-III
-
-Il resta quinze jours à se ronger les poings, dans une solitude absolue,
-sans visites, sans nouvelles, sans autre distraction que le spectacle de
-la rue, le service de Bodin et les romans crasseux d'un mauvais cabinet
-de lecture. Cinq ou six fois la honte le prit; il voulut secouer sa
-torpeur et commencer un livre sur l'avenir de l'art militaire.
-L'occasion semblait bonne pour mettre au jour les idées neuves qui
-fermentaient en lui depuis longtemps; mais il vit avec douleur que son
-cerveau refusait le service; la pensée se brisait les ailes contre les
-murs de cette chambre. Il comprit que la liberté d'aller et de venir est
-indispensable aux enfantements de l'esprit, et que les jours de
-captivité, comme les jours de navigation, sont à retrancher de la vie.
-
-Tandis qu'il sommeillait à demi, tristement replié sur lui-même, Mme
-Humblot et sa fille reprirent le chemin de Marans. La bonne dame était
-vexée comme un chasseur bredouille, qui tuerait des pigeons et des
-poules, plutôt que de rapporter son carnier vide au logis. Sur la fin du
-séjour, elle signalait tantôt un officier, tantôt un autre à sa fille,
-et elle semblait lui dire: «Puisque le vrai phénix est envolé, accepte
-celui-ci ou celui-là, tandis que nous y sommes.»
-
-Mais Antoinette avait le coeur bien pris. Cette course haletante à
-travers un monde nouveau pour elle, ces consolations, ces respects,
-cette curiosité, ces hommages, un fonds de superstition qui reparaît
-chez la femme dans les gros moments de la vie, tout contribuait à
-l'exalter.
-
-«Si Dieu veut que je me marie, disait-elle, il me fera retrouver celui
-qu'il avait jeté sur ma route. S'il me refuse ce bonheur, eh bien! je
-comprendrai qu'il préfère m'avoir à lui.»
-
-Blanche Vautrin jouissait de ce désespoir comme un vrai petit diable.
-Elle ne quittait point sa martyre, elle la promenait, elle l'avait
-parquée comme les fourmis âcres parquent les pucerons qui sont tout
-miel. Elle s'abreuvait froidement de larmes innocentes, elle les
-dégustait goutte à goutte, en gourmet féroce; et tout à coup, sans motif
-apparent, elle éclatait en sanglots, se prenait aux cheveux et se
-frappait la tête, embrassant la pauvre Antoinette avec rage et la
-repoussant à tour de bras, puis se jetant à ses pieds pour lui demander
-grâce. L'autre admirait de bonne foi ces élans généreux, et ne savait
-plus comment exprimer sa reconnaissance.
-
-«Que je vous aime et que vous êtes bonne!
-
---Détestez-moi plutôt, j'ai l'âme noire! Je suis un monstre dans la
-nature!»
-
-Par trois ou quatre fois, elle eut la bouche ouverte pour tout dire et
-réparer le mal qu'elle avait fait. Quelque chose la retint. Ce n'était
-ni la jalousie, ni la crainte du blâme, ni le remords d'avoir menti;
-mais une sorte de fierté pudique.
-
-«J'avouerais, si j'avais seize ans; par malheur je n'en ai pas quinze!
-Le monde est stupide et méchant. Il confesse par-ci par-là que le coeur
-n'a pas d'âge, mais ce principe est monopolisé au profit des vieilles
-folles de quarante ans.»
-
-Le jour où Mlle Humblot prit congé d'elle avec mille protestations, elle
-lui répondit:
-
-«Je ne me recommande pas à votre amitié, mais à vos prières. La plus
-malade de nous deux, quoi que vous en pensiez, c'est moi. Ma conscience
-est comme un champ de bataille couvert de morts et de blessés. J'ai fait
-pour vous servir tout ce qui était humainement possible; si vous ne vous
-en allez pas contente, il y en a d'autres qui sont plus à plaindre que
-vous.»
-
-Personne ne chercha le fin mot de ces incohérences. Les propos les plus
-insensés, les exagérations les plus inexplicables n'étonnent pas dans la
-bouche d'une fille de quatorze à quinze ans.
-
-Les dames de Marans avaient quitté Nancy depuis quarante-huit heures
-quand Paul Astier reparut à la pension des lieutenants. Ses camarades
-lui firent fête, quelques-uns lui sautèrent au cou. L'autorité n'avait
-pas jugé convenable de publier les motifs de sa punition; on savait en
-tout et pour tout qu'il avait manqué grièvement au chef de bataillon.
-Son nom était rayé de la liste des propositions; le lieutenant Foucault,
-de la 3e du 2e, était mis à sa place, et le brave garçon s'en excusait
-le plus cordialement du monde. Astier reçut très-poliment les
-condoléances de ses amis, mais sans abandon et sans grâce: son coeur ne
-s'ouvrait plus qu'à moitié. Lorsqu'au dessert on déboucha le vin de
-Champagne en son honneur, il prévint le toast en disant:
-
-«Un instant, messieurs. Vous souvient-il que l'an dernier, autour de
-cette table, un jour de réception, j'ai fait passer certaine charge du
-commandant Moinot?»
-
-Les convives, debout, le verre en main, se regardaient sans comprendre.
-Il n'attendit pas leur réponse et poursuivit d'un ton bref:
-
-«Le dîner s'acheva si gaiement que je ne songeai pas à reprendre ce
-chiffon de papier. Quelqu'un de vous l'a-t-il recueilli par hasard?
-
---Moi, dit Foucault.
-
---Ah! c'est vous? La coïncidence est fâcheuse.
-
---Comment?
-
---Avez-vous conservé l'objet en question?
-
---Non; je n'y attachais pas d'importance, et je l'ai donné à quelqu'un.
-
---Donné ou envoyé?
-
---Donné de la main à la main.
-
---Foucault, je vous ordonne de me dire sur l'heure à qui vous l'avez
-donné.
-
---Astier, je ne reçois d'ordres que de mes chefs.
-
---Si vous ne recevez pas mes ordres, vous recevrez toujours bien mon
-verre au visage!»
-
-Le geste suivit la menace; les camarades s'interposèrent pour empêcher
-une rixe, et rendez-vous fut pris. Le colonel ne put défendre la
-rencontre, il y avait eu voies de fait. Le lendemain matin à six heures,
-on se battit au sabre d'ordonnance, et Paul Astier reçut un coup droit
-en pleine poitrine. Il fut deux mois à l'hôpital entre la vie et la
-mort.
-
-Blanche Vautrin fit à la même époque une de ces maladies qu'on explique
-par la croissance. Elle eut la fièvre, le délire, des suffocations, des
-spasmes et quelque peu de catalepsie. On la crut morte plusieurs fois,
-elle perdit ses cheveux, fit peau neuve, et guérit enfin; mais sa
-convalescence fut celle d'une ombre. Ses meilleures amies, si tant est
-qu'elle en eût, ne reconnaissaient pas la petite Vautrin dans cette
-grande jeune fille transparente et penchée, le front ceint d'un bandeau
-blanc, comme une carmélite. Ses parents la promenaient en calèche aux
-rayons du soleil d'automne, qui est souvent admirable à Nancy. Elle
-avait de grands yeux noirs qui menaçaient d'envahir toute la figure, un
-nez droit effilé, de forme antique; ses lèvres pâles dessinaient un
-petit arc très-pur et très-correct. L'ensemble de ses traits n'offrait
-plus rien de heurté; vous auriez dit que la douleur avait tout remanié,
-tout pétri à nouveau dans ses mains terribles.
-
-Le fond même semblait amendé; la voix avait acquis certaines inflexions
-d'une douceur suave; l'esprit, moins vif et moins caustique, jugeait
-plus humainement de toutes choses; le coeur s'attendrissait pour un
-rien, prêt à fondre. Elle éprouvait des admirations extatiques et des
-langueurs pâmées à la vue d'un insecte dans l'herbe, au parfum d'une
-violette de l'arrière-saison. Tout est neuf aux convalescents, ils
-s'imaginent qu'on vient de recommencer à leur profit la nature entière.
-
-Elle reprit lentement ses forces, et la gaieté ne lui revenait pas. Le
-médecin jugea que l'hiver de Lorraine était trop rude pour elle; il
-l'envoya se rétablir à Palerme; Mme Vautrin l'y conduisit. Le jour de
-leur départ, à la fin de novembre, elles rencontrèrent devant la gare un
-grand officier pâle qui marchait lentement, appuyé d'une main sur sa
-canne et de l'autre sur le bras du fusilier Bodin. Il salua
-militairement son colonel, qui était aussi dans la voiture, puis il
-tourna sur ses talons avec une indéfinissable expression de mépris.
-Blanche comprit sans autre commentaire qu'il s'était expliqué après coup
-avec M. Foucault, et qu'il connaissait maintenant l'auteur de ses
-disgrâces.
-
-Mme Vautrin, toujours bonne et sans malice, dit à sa fille:
-
-«Voilà un pauvre garçon qui aurait grand besoin de venir en Sicile avec
-nous.
-
---Par malheur, répondit le colonel, il n'a que sa solde.»
-
-Blanche ne put se défendre de penser que sans elle le jeune homme serait
-riche, heureux et bien portant.
-
-Ce remords la suivit jusqu'au pays des oranges. Pour une âme qui n'est
-pas absolument perdue, c'est un rude fardeau qu'une mauvaise action. Il
-se passa peu de journées sans que Blanche se souvînt de Paul Astier,
-sans qu'elle se demandât: «Où est-il? que devient-il? Il doit sentir
-cruellement le froid, tandis que j'ouvre mon ombrelle au soleil. S'il
-avait éprouvé une rechute? s'il mourait? Je n'en saurais rien, personne
-n'aurait l'idée de m'en écrire. Et moi, malheureuse, je n'ai pas même le
-droit de m'en informer!»
-
-Elle avait un petit commerce de lettres avec Mlle Humblot, et les
-nouvelles qui lui arrivaient de Marans n'étaient pas faites pour
-rassurer sa conscience. Antoinette lui annonça qu'elle allait tâter du
-couvent comme pensionnaire, sans engager sa liberté. Une espérance
-absurde, mais obstinée, soutenait la pauvre fille. «Encore un brave
-coeur qui souffre par moi, disait Blanche, et pour qui? Quel fruit me
-revient-il de ses tortures? Je fais des malheureux, et il n'y a pas sur
-la terre un être plus misérable que moi!»
-
-Pendant qu'elle passait la vie à s'accuser et se lamenter tour à tour,
-le climat, le grand air, l'exercice, la jeunesse surtout, poursuivaient
-leur tâche et métamorphosaient à qui mieux mieux sa petite personne. Sa
-figure maigrelette se remplit, son corps se développa, sa taille
-s'arrondit, ses corsages devinrent trop étroits, les os saillants de ses
-bras disparurent comme les rochers à la marée montante; quelques
-fossettes se dessinèrent çà et là. Son teint avait passé du brun sale au
-blanc fade de la cire. Il se réchauffa peu à peu et s'arrêta décidément
-à cette demi-blancheur, rose au fond et bronzée à la surface, que l'on
-admire chez les créoles. Le monde de Palerme et des environs la trouvait
-belle; quant à la pauvre Mme Vautrin, elle vivait à genoux, en
-contemplation devant la merveille. Il est certain que le plomb vil
-s'était changé en bon argent et que la femme du colonel, après six mois
-d'absence, ramena en Lorraine une Blanchette très-appétissante. Sa
-beauté n'était pas absolument régulière; de la laideur effacée il
-restait je ne sais quoi d'étrange; mais l'étrange n'est pas à dédaigner,
-et je sais des femmes superbes qui le payeraient cher, s'il se vendait
-en boutique.
-
-«Mon lieutenant, dit un jour le fidèle Bodin, j'ai une nouvelle à t'a...
-à vous annoncer. C'est que la demoiselle du colonel a fini son semestre
-aux pays chauds, et que c'est comme si maman l'avait bourrée de mie de
-pain et trempée dans du lait. Autrement dit, qu'elle n'est plus ni
-_planche_ ni _prune_.
-
---Tant mieux pour elle! Quand tu n'auras rien de plus intéressant à me
-dire, tu n'auras pas besoin de te déranger.
-
---Suffit.»
-
-Paul Astier était rétabli. Non-seulement il avait repris son service,
-mais depuis près de deux mois il travaillait chez lui sans relâche. Il
-n'aurait pas pris une heure de repos par semaine sans l'obligation de
-paraître aux lundis du général.
-
-Cette nécessité le mit cinq ou six fois en présence de Mlle Vautrin; il
-affecta obstinément de ne la point connaître. Belle ou laide, elle
-n'était ni plus ni moins monstrueuse à ses yeux. Toutefois, en bonne
-justice, il s'avoua qu'elle était belle.
-
-Un soir qu'il approchait du buffet, elle le devina, quoiqu'elle eût le
-dos tourné, et, faisant volte-face, elle lui dit:
-
-«Je suis donc bien changée, monsieur Astier, que vous ne me reconnaissez
-pas?»
-
-Il répondit froidement:
-
-«En tout temps, en tout lieu, mademoiselle, et quelque changement que la
-nature opère en vous, soyez sûre de ma... reconnaissance.
-
---Sans jouer sur les mots, pourquoi ne me saluez-vous jamais?
-
---Parce que j'ai mauvaise opinion de vous, mademoiselle.
-
---Je suis une honnête fille, pourtant.
-
---Je l'espère pour vos parents, mais vous ne serez jamais un honnête
-homme.»
-
-Cela dit, il tourna le dos, gagna le vestibule, alluma un cigare et
-retourna en fredonnant à la petite chambre où son cher travail
-l'attendait.
-
-Il avait fait un raisonnement qui semble juste à première vue, et qui
-l'est dans tous les pays moins routiniers que le nôtre. «Si ma bonne
-conduite, mes campagnes et quelques actions d'éclat n'ont pas suffi à
-mériter ce scélérat de ruban rouge; si l'on fait passer sur mon corps
-toutes les médiocrités de l'armée tantôt par un motif et tantôt par un
-autre, le seul parti qui me reste à prendre est de frapper un grand
-coup. Je veux prouver à nos mamamouchis que je ne suis pas un officier à
-la douzaine, et que je raisonne mon affaire un peu mieux que Dupont,
-Lombard ou Foucault... A ce livre! et du nerf!»
-
-En ce temps-là, les vices et les absurdités de notre organisation
-militaire commençaient à frapper les meilleurs esprits de l'armée. Il
-n'y avait pas un régiment qui ne comptât parmi ses jeunes officiers
-quelque réformateur obscur, modeste et convaincu. Ces rêveurs sensés et
-pratiques ne s'étaient pas donné le mot, aucun fil ne les reliait, ils
-ne conspiraient pas ensemble à la refonte d'une institution vieillie; ce
-qu'ils avaient de commun, c'est que la même évidence les avait tous
-frappés en même temps. Ils condamnaient l'exonération par voie
-administrative comme une fabrique de vieux prétoriens calculateurs et
-viveurs; ils disaient tout haut que la garde, outre qu'elle pèse
-lourdement sur le budget, blesse le sentiment d'égalité, qui est le fond
-de l'armée française, en créant une aristocratie de faveur et de hasard.
-Ils souhaitaient que l'avancement sur l'arme remplaçât partout
-l'avancement au corps, que l'intrigue des protecteurs, si forte et si
-funeste sous un gouvernement personnel, fût détrônée par un système
-d'épreuves orales et écrites constatant les aptitudes et les études de
-chaque sujet, que l'âge de la retraite fût avancé d'au moins dix ans
-pour l'officier sans avenir, et qu'on le remplaçât, jeune encore, vers
-quarante ans, dans les emplois civils. Cette méthode, disaient-ils,
-aurait le double avantage de prévenir l'envieillissement de l'armée et
-de chasser des ministères une multitude de jeunes gens qui se vouent dès
-l'adolescence au désoeuvrement des bureaux. Le zèle de nos jeunes
-censeurs touchait à tout; il supprimait certains emplois indispensables
-avant 1789 et parfaitement inutiles aujourd'hui; il augmentait la solde
-de quelques grades, qui est restée au même chiffre depuis la Révolution,
-quoique le prix de toutes choses ait doublé; il renvoyait
-impitoyablement tout un olympe de généraux inutiles, souvent incapables,
-toujours routiniers, qui sont plutôt les éteignoirs que les lumières de
-l'armée. L'armement de notre infanterie était mis au rebut; on prônait
-hardiment le fusil à tir rapide et répété, se chargeant par la culasse;
-on réfutait les sempiternelles objections de la commission des armes
-portatives; on se colletait moralement avec ces estimables sourds qui
-nous ménageaient le plaisir d'assister en spectateurs désintéressés au
-drame de Sadowa. Paul Astier avait pris sous son patronage un système de
-transformation très-simple et très-économique inventé par un contrôleur
-d'armes de l'arsenal de Metz. Il ne proposait pas d'innovations
-déterminées dans l'uniforme du soldat, mais il le déclarait aussi
-détestable en campagne qu'agréable à contempler aux revues du
-Champ-de-Mars.
-
-Il demandait pourquoi le gouvernement, qui met la construction des
-opéras au concours, n'en fait pas autant pour l'uniforme des soldats, et
-il n'avait pas de peine à prouver qu'un prix de cent mille francs donné
-à l'inventeur d'un uniforme définitif épargnerait plus de cent millions
-aux contribuables. Il serait long de résumer ici le volume in-octavo
-qu'il écrivit tout d'une haleine sur ces questions et cent autres, son
-projet de bataillons à sept compagnies dont une de tirailleurs, la
-réduction des divers corps de cavalerie en deux spécialités, cavalerie
-légère et grosse cavalerie, hussards pour éclairer et ramasser, dragons
-pour charger l'ennemi. L'auteur voyait éclore dans un avenir prochain un
-art nouveau, la guerre des grandes armées, procédant par masses énormes,
-évitant les siéges, laissant les places de côté et marchant droit aux
-capitales. En conséquence, il conseillait le désarmement de nos
-forteresses, désormais inutiles et de plus en plus ruineuses; il
-reportait toute la défense sur les lignes de fer, désignant vingt-deux
-points où il jugeait à propos d'établir des camps retranchés.
-
-Ce livre assurément n'était pas un chef-d'oeuvre indiscutable, on
-pouvait le critiquer par-ci, le corriger par-là; mais c'était l'ouvrage
-d'un bon citoyen et d'un officier hors ligne. Toute la partie historique
-témoignait d'une érudition laborieuse et forte, les chapitres utopiques
-fourmillaient d'idées saines que les faits ont vérifiées depuis, et qui
-n'ont pas été perdues pour tout le monde; mais Paul Astier avait raison
-trop tôt, sa montre avançait de quelques années sur les horloges
-officielles. Parmi les camarades auxquels il lut son manuscrit par
-fragments, quelques-uns firent cause commune avec lui et embrassèrent
-passionnément ses rêveries; d'autres, moins imprudents, l'avertirent que
-cette dépense de talent lui serait plus nuisible qu'utile en haut lieu.
-Malheureusement la fièvre d'invention, ce mal étrange qui s'appelle
-génie ou folie, suivant le jour et l'heure, lui avait tourné la tête. Il
-se sentait tellement sûr d'avoir raison qu'il porta son manuscrit à
-l'imprimerie Vincent, avant de solliciter l'autorisation du ministre. Le
-livre, tiré à quinze cents exemplaires, avec une carte, trois plans et
-vingt-deux tableaux d'une mise en pages compliquée, coûta six mille
-francs, dont il n'avait pas le premier sou. Toutefois il ne doutait pas
-du succès; il envoya dix exemplaires aux bureaux de la rue
-Saint-Dominique, persuadé que non-seulement on permettrait la
-publication, mais qu'on achèterait la première édition pour la répandre
-dans toute l'armée.
-
-Neuf exemplaires sur les dix furent jetés au rebut avant lecture; le
-dixième tomba sur un vieil automate de bureau qui l'ouvrit pour tuer le
-temps, et bondit d'indignation aux premiers mots de la première page.
-Bouleverser l'ordre établi! Porter la main sur une institution si belle,
-si parfaite qu'elle allait nous donner, en moins de vingt-cinq ans, le
-quatrième rang en Europe! Dans quel cerveau malade une idée si
-révolutionnaire avait-elle germé? On aurait pu la pardonner à un général
-de division; elle eût été blâmée poliment chez un colonel. Chez un
-simple lieutenant, le cas parut damnable. Sur un rapport sévère du vieux
-monsieur, le ministre fit écrire à Paul Astier une lettre foudroyante
-qui l'invitait à effacer dans le plus bref délai les moindres traces de
-cette incartade, s'il ne voulait pas se heurter jusqu'à la fin de sa
-carrière à l'épithète de frondeur.
-
-Dans cette étrange nation qui s'appelle l'armée, entendre et obéir ne
-font qu'un. Nul n'a raison contre ses chefs; le bon sens et le bon droit
-sont des questions de simple hiérarchie. Lorsque deux hommes de ce
-pays-là ne sont pas du même avis, il serait ridicule de peser leurs
-arguments respectifs; il suffit de compter les galons de leur casquette.
-Le lieutenant fut régulièrement informé qu'il avait tort, et il se le
-tint pour dit, en homme qui sait la vie. Il distribua son livre à vingt
-camarades et à trois ou quatre amis; le grenier de l'imprimerie demeura
-dépositaire du reste.
-
-Ce n'était que demi-mal, si l'affaire avait pu s'arrêter là; mais il
-fallut payer l'impression et le papier de ce livre inutile. L'imprimeur
-prenait patience, il connaissait Astier, et partant s'intéressait à lui;
-mais le marchand de papier logeait à cent cinquante lieues de Nancy, il
-exigea rigoureusement son dû, et comme le débiteur ne dissimulait point
-sa misère, cet homme, qui n'était pas riche, fut obligé d'écrire au
-colonel. Si l'imprimeur l'avait laissé réclamer seul, il aurait vu sa
-créance primée par une autre; il se mit donc de la partie, à
-contre-coeur. Le lieutenant avait d'ailleurs quelques dettes courantes,
-comme tous les lieutenants sans fortune; il est entendu que l'officier
-le plus raisonnable doit recourir au crédit tant qu'il n'est pas au
-moins capitaine. Toutes ces réclamations, provoquées l'une par l'autre,
-formèrent un bloc de huit mille francs. A supposer qu'on retînt chaque
-mois un cinquième de la solde pour désintéresser les créanciers, le
-règlement de ce petit compte se serait fait en dix-neuf ans et quelques
-jours. En pareille occasion, l'autorité militaire prend un biais qu'on
-ne saurait trop admirer. Elle met le débiteur en retrait d'emploi,
-c'est-à-dire qu'elle le réduit à la demi-solde. Paul Astier s'éveilla un
-beau matin sous le coup d'une quasi-destitution qui lui laissait environ
-quatre-vingts francs par mois. Son colonel le prit à part et lui dit
-avec toute la courtoisie et toute la bienveillance imaginables:
-
-«Mon pauvre enfant, je n'y peux rien; nous sommes tous les esclaves de
-la loi. Le régiment vous regrettera; vous avez non-seulement des
-aptitudes remarquables, mais toutes sortes de qualités excellentes.
-Comptez sur moi pour vous recommander à l'autorité supérieure, et soyez
-sûr que nous vous replacerons dès que vos dettes seront payées.
-Choisissez la résidence qu'il vous plaira.»
-
-Paul répondit qu'il resterait à Nancy, mais qu'il n'espérait pas arriver
-à payer ses dettes.
-
-«Eh! que diable! pourquoi vous avisez-vous d'écrire et d'imprimer? Vous
-aviez si bien commencé, mon pauvre ami! Voilà deux ans, oui, ma foi! que
-vous avez empaumé la déveine. Cela date de votre affaire avec Moinot. Je
-ne suis pas superstitieux, Dieu merci, mais je me suis demandé
-quelquefois si l'on ne vous avait pas jeté un sort.
-
---Il se pourrait, mon colonel.»
-
-Le lendemain, il quitta son service et se mit à chercher des leçons par
-la ville. Comme il avait de bons amis et de belles connaissances, les
-élèves lui vinrent de tous côtés. Il enseignait le dessin aux uns, et
-aux autres les mathématiques. On ne le vit plus au café; il fit des
-prodiges d'économie, réduisit ses dépenses à cent francs par mois et se
-mit à payer des à-compte. On vint lui demander un matin s'il pouvait
-enseigner l'aquarelle à une jeune fille.
-
-«Pourquoi pas?
-
---Mais prenez garde de tomber amoureux de votre élève! c'est Mlle
-Vautrin.
-
---Ah!... vous avez raison; elle est beaucoup trop jolie. Du reste, tout
-mon temps est pris.»
-
-Blanche était informée de ses moindres actions. Elle faisait causer
-Schumacker, qui faisait boire Bodin, qui servait son ancien lieutenant
-gratis. La jeune fille éprouvait une sincère admiration pour ce jeune
-homme si naturel dans la mauvaise fortune; elle le voyait lutter contre
-l'impossible sans la moindre affectation d'héroïsme et pousser son petit
-rocher de Sisyphe aussi naïvement qu'un terrassier pousse la brouette.
-Pour la première fois de sa vie, elle eut la conscience de la vraie
-grandeur, qui ne va point sans la simplicité; mais à mesure qu'elle
-rendait justice à l'ennemi, elle se condamnait rigoureusement elle-même.
-Par une triste journée d'octobre, elle aperçut de sa fenêtre un grand
-garçon qui courait sous une pluie battante, abritant de son mieux
-quelques livres et quelques papiers. C'était lui. «Le voilà donc,
-pensa-t-elle, celui qui éclipsait tous les officiers du régiment par sa
-gaieté, son esprit et sa bonne mine! Et c'est moi seule qui l'ai mis en
-si piteux état!»
-
-Comme elle se livrait à ces réflexions, Paul Astier leva la tête,
-reconnut la fille de son ancien colonel et se découvrit poliment sans
-ralentir le pas. Elle se jeta vers lui avec une sorte d'emportement,
-comme une aveugle, une folle, une fille qui ne sait plus où elle en est.
-Ses deux bras s'étendirent en avant, elle heurta les mains à la fenêtre,
-recula comme saisie de honte et vint tomber dans un fauteuil où elle
-éclata en sanglots.
-
-Le jeune homme, si pressé qu'il fût, saisit quelques détails de cette
-pantomime et rentra tout songeur dans son taudis.
-
-«J'ai mal vu, pensait-il, ou mal compris; et quand même elle se
-repentirait de ses noirceurs, le remords ne serait qu'une contradiction
-de plus dans cette âme déréglée.»
-
-Toutefois cet incident futile lui laissa je ne sais quelle impression de
-bien-être. L'homme est éminemment sociable; l'idée que nous sommes haïs,
-même à cent lieues de nous, par les personnes les moins dignes de notre
-amitié, nous attriste. Une injure anonyme empoisonne la journée d'un
-stoïque. Paul Astier trouva tout à coup le ciel moins noir et sa chambre
-moins vide. Sa conscience était comme soulagée d'un fardeau, quoiqu'il
-ne se fût jamais rien reproché dans cette petite guerre.
-
-Il songea plus souvent et plus volontiers qu'autrefois à l'inexplicable
-créature qui semblait lui vouloir quelque bien après lui avoir fait tant
-de mal. Ce revirement imprévu chatouillait sa curiosité comme un
-problème à résoudre. Il fut conduit naturellement à passer de temps à
-autre devant la maison du colonel, qu'il évitait autrefois; il rencontra
-de nouveau les yeux de Mlle Vautrin et il put s'assurer qu'elle le
-regardait sans haine. Comme il était très-pauvre et très-malheureux
-malgré tout, et comme il lui devait le plus clair de ses peines, il la
-donnait encore à tous les diables, mais sans conviction: «C'est un
-monstre odieux; qui sait si elle n'a pas un atome de coeur, tout au
-fond? En tout cas, c'est un bien joli monstre.»
-
-S'il était allé dans le monde, comme autrefois, Blanche aurait trouvé le
-courage de marcher droit à lui et de signer la paix entre deux
-contredanses. Elle se sentait assez forte pour lui confesser tous ses
-torts et enlever l'absolution de haute lutte. Mais où et comment aborder
-ce mercenaire qui battait le pavé dès six heures du matin et rentrait
-dans son trou à huit heures du soir? En bonne foi, Blanche ne pouvait
-pas courir après lui dans la rue.
-
-Six longs mois s'écoulèrent, longs pour Astier, qui travaillait dur,
-plus longs pour elle, qui se consumait dans le vide. Un matin, elle
-reçut une lettre timbrée de Marans. Elle n'osa pas l'ouvrir et courut
-chez sa mère en criant: «Lis, j'ai trop peur! Je suis sûre qu'Antoinette
-Humblot se marie!»
-
-Son instinct ne l'avait pas trompée. Antoinette lui annonçait tristement
-son prochain sacrifice. Après avoir essayé deux fois du couvent sans s'y
-faire, la pauvre fille se dévouait au bonheur de Mme Humblot. Elle
-épousait un voisin de campagne, veuf, encore assez jeune, et qu'elle
-estimait sans l'aimer. Les noces se célébraient dans quinze jours, sauf
-miracle; on espérait que Mme et Mlle Vautrin ne refuseraient pas de les
-animer de leur présence, mais on ne promettait pas de leur montrer des
-visages très-gais. Le _post-scriptum_ était d'une sincérité charmante.
-«Ma chère Blanche, je sens encore au plus profond de mon coeur un
-souvenir qui n'y peut pas rester sans crime. Je l'arrache et je vous
-l'envoie; quand vous aurez brûlé ma lettre, il n'en existera plus rien.
-C'est fait; pleurez pour moi.»
-
-Blanche fit mieux que pleurer; elle cria, elle pria, elle demanda pardon
-à Dieu, à sa mère, à la pauvre Antoinette immolée. «Non! dit-elle, je ne
-brûlerai pas un souvenir si touchant et si pur. Bonne, brave, honnête
-fille, c'est pour lui qu'elle était créée; ils sont dignes l'un de
-l'autre. Ah çà! mais tout le monde vaut donc quelque chose ici-bas
-excepté moi? Je deviendrai comme eux, coûte que coûte! Je déferai mon
-détestable ouvrage, et tout le mal sera réparé. «Sauf miracle,» dis-tu,
-pauvre ange. Eh bien! le miracle se fera; je le veux!»
-
-Mme Vautrin demeurait stupéfaite devant cette explosion, et sanglotait
-sans savoir pourquoi. «Mais explique-toi donc, disait-elle; où as-tu
-mal? qu'est-ce qui arrive? Mon Dieu! mon Dieu! ma fille a-t-elle perdu
-l'esprit?
-
---Non, maman, je serai calme, je serai forte, tu sauras tout; mais
-d'abord fais chercher papa, je veux qu'il y soit.»
-
-Lorsqu'elle fut en présence de ses juges, elle dressa son réquisitoire
-contre elle-même, et ne se ménagea point. L'histoire de l'album
-épouvanta Mme Vautrin, qui ne pouvait croire à tant de dissimulation
-chez sa fille; le colonel n'en fut point particulièrement affecté,
-peut-être ne comprit-il la chose qu'à demi. Mais lorsqu'il sut que
-Blanche avait mis la signature d'Astier et l'adresse du commandant sur
-cette fatale caricature, il pâlit et se dressa en pied, la main levée:
-
-«Malheureuse! cria-t-il, je t'écraserais là, si tu étais un homme; mais
-tu n'es qu'une fille, grâce à Dieu! tu ne vivras pas sous mon nom...»
-
-Elle ne plia point sous ce blâme terrible, au contraire. Elle marcha sur
-son père et lui dit:
-
-«Tue-moi, papa; tu me rendras service, car je suis bien malheureuse,
-va!»
-
-Lorsqu'elle eut tout avoué, le colonel lui dit:
-
-«Tu sais ce qui nous reste à faire? Astier va venir, je lui raconterai
-devant toi toutes tes infamies, je le remettrai sur la voie de la
-fortune et du bonheur dont ta scélératesse l'avait écarté, et comme tu
-n'es qu'un être inférieur, irresponsable, c'est moi qui lui demanderai
-pardon du mal que tu lui as fait.»
-
-Il envoya chercher Paul, qui par hasard était au logis. Lorsqu'il se vit
-en présence des deux femmes, il comprit qu'il ne s'agissait pas du
-service; mais c'est tout ce qu'il devina. Mme Vautrin s'essuyait les
-yeux, Blanche se cramponnait aux bras de son fauteuil comme s'il y avait
-eu un abîme devant elle; le colonel était rouge, il desserrait son col,
-tordait sa moustache et lançait un peu partout des regards furieux.
-
-«Mon cher Astier, dit-il, vous serez père un jour,... bientôt, j'espère.
-Que le ciel vous préserve de connaître la honte qui m'étrangle dans ce
-moment-ci! Vous rappelez-vous qu'il y a six mois je vous ai demandé si
-l'on ne vous avait pas jeté un sort? Mon ami, voici la sorcière!
-
---Colonel, je vous en prie, ménagez mademoiselle; elle n'était qu'une
-enfant lorsqu'elle a fait les... niches que vous lui reprochez.
-
---Comment! vous savez donc...
-
---L'histoire de M. Moinot? Depuis longtemps.
-
---Et vous n'avez rien dit? et vous vous êtes laissé faire? et vous avez
-failli mourir sur le terrain?... S'il était mort, vois-tu, je t'aurais
-tuée!»
-
-Blanche haussa les épaules et son visage sembla dire:
-
-«Il est convenu que cela m'aurait été bien égal.
-
---Mais si vous savez tout, reprit le colonel, pourquoi n'avez-vous pas
-épousé Mlle Humblot?»
-
-A ce nom, la stupéfaction de Paul montra clairement qu'il ne savait pas
-tout. Le colonel lui conta l'affaire _ab ovo_, comme il venait de
-l'apprendre. Il fit sonner bien haut la beauté, la fortune et les
-nombreux mérites d'Antoinette; mais le lieutenant avait l'air d'un homme
-moins ébloui qu'intrigué. Il cherchait sur le visage de Blanche un
-commentaire explicatif du récit paternel. Blanche, se sentant observée,
-tremblait sous ce regard sérieux, scrutateur et doux. Les yeux cléments
-de Paul Astier la troublaient plus que les éclats de son père. Jamais le
-lieutenant n'avait laissé paraître tant de bonté devant elle, et jamais,
-non jamais, dans cette longue guerre, elle n'avait eu si grand'peur de
-lui.
-
-Le colonel acheva son discours en disant:
-
-«Mon ami, je vais vous faire délivrer une feuille de route pour Marans.
-Comme il ne convient pas que vous laissiez des dettes à Nancy, j'espère
-que vous me ferez l'honneur de puiser dans ma bourse. Cette lettre de
-votre future (prenez, prenez!) vous prouve que, sans être attendu ni
-même espéré, vous serez le bienvenu là-bas. Je m'invite au mariage.
-D'ici là je me fais fort de vous réconcilier avec le ministère et de
-vous ménager une rentrée triomphale dans mon régiment. La distinction
-qui vous était due et que mademoiselle vous a confisquée par un trait
-diabolique, ne vous manquera pas longtemps, je le jure. Je ne promets
-pas de vous la porter en présent de noces, mais je dirai à Mlle Humblot
-quel homme vous êtes, ce que vous valez, de quel train je vous ai vu
-courir au feu, et, ce qui est peut-être plus rare et plus beau, avec
-quelle grandeur vous avez porté la misère. Je lui dirai que tout père de
-famille, si haut que la fortune l'ait placé, serait fier de vous nommer
-son gendre.»
-
-Cette éloquence aurait, sans doute, transporté un autre homme que Paul.
-Il en parut à peine effleuré et laissa tomber négligemment la précieuse
-lettre. Son attention se partageait entre les trois visages de la
-famille Vautrin; il avait l'air de chercher un sens caché sous les
-paroles du colonel; il interrogeait d'un oeil pensif et inquiet la
-physionomie des deux femmes.
-
-Il se résolut à la fin et dit:
-
-«Monsieur Vautrin, voulez-vous sortir un instant avec moi? j'aurais
-encore trois mots à vous confier.»
-
-Lorsqu'ils furent dans le salon d'attente, il poursuivit:
-
-«Mon colonel, il n'y pas au monde un meilleur homme que vous; vous
-n'avez fait de mal qu'aux ennemis de la France; encore est-il certain
-que vous auriez ménagé leur peau, si l'affaire avait pu s'arranger
-autrement. Mme Vautrin est votre digne femme; la doublure vaut l'étoffe
-en qualité. A mon sens, il est moralement impossible que l'association
-de deux biens produise un mal; je nie donc en principe que Mlle Vautrin
-m'ait fait du tort pour le plaisir de nuire.
-
---Par quel motif alors?
-
---Dame! je ne prévoyais pas en commençant que parler fût si difficile.
-Il faut pourtant que tout s'explique. Vous avez eu le temps de
-m'étudier; vous savez donc que je ne suis ni un fat ni un coureur de
-dots; vous comprendrez aussi que je ne suis pas homme à chagriner les
-gens que je connais pour me jeter à la tête des inconnus. Ce qui me
-reste à dire a l'air d'être d'un fou; vous penserez ce qu'il vous
-plaira, mais tant pis! Mon colonel, j'ai l'honneur de vous demander la
-main de mademoiselle votre fille, et je me sauve pour que vous ne me
-chassiez pas de la maison comme autrefois du régiment!»
-
-Cela dit, il entr'ouvrit la porte de l'antichambre, se glissa dehors
-comme une anguille et laissa le colonel abasourdi.
-
-«Blanche! Augustine! ma fille! ma femme! nous avons fait un malheur, mes
-chers enfants! Ce pauvre diable a la tête fêlée. Croiriez-vous qu'en
-réponse à tout ce que j'ai dit, il me demande la main de Blanchette?
-
-La jeune fille, à son tour, poussa un grand cri, mais de joie:
-
-«Moi qui ai tant mérité d'être punie! Ah! maman, le bon Dieu est cent
-fois meilleur qu'on ne le dit!»
-
-
-
-
-IV
-
-ÉTIENNE
-
-HISTOIRE D'UN COQ EN PATE
-
-
-Il ne s'appelait pas Étienne; ce n'était ni son nom ni son prénom.
-Peut-être a-t-il signé de ce modeste pseudonyme un vaudeville, une
-bluette, une série de petits articles malins, quelque péché de sa
-jeunesse. C'est lui-même qui m'a donné ce vague renseignement lorsque
-j'eus accepté la tâche dont je m'acquitte aujourd'hui.
-
-«J'ai peu de temps à vivre, disait-il, et je ne veux pas que ma mémoire
-reste ici-bas comme une énigme. Nous devons quelques pages
-d'explications à ceux qui ont envié ma fortune ou blâmé ma conduite. Il
-importe aussi d'avertir les imprudents qui pourraient être induits à
-m'imiter.»
-
-Comme je lui faisais observer qu'il n'était pas seul en cause dans cette
-histoire, et que l'éclat de son nom désignerait surabondamment les
-auteurs de toutes ses misères, il répondit:
-
-«Eh! ne me nommez pas. Écrivez l'histoire du fameux Jacques, ou du
-célèbre Pierre, ou d'Étienne... Oui! je me suis appelé Étienne pendant
-un mois ou deux. Mes amis me reconnaîtront toujours assez, et vous savez
-que je suis peu sensible à l'opinion du vulgaire. Évitons le scandale,
-mais si vous avez eu quelque estime et quelque amitié pour moi, faites
-que l'expérience dont je meurs ne soit pas perdue pour tout le monde.»
-
-Il mourut dans la quinzaine qui suivit notre entretien, sans laisser de
-volontés écrites. On peut donc considérer le récit qui va suivre comme
-le testament de cet esprit d'élite et de cette âme de bien.
-
-
-I
-
-Mes premières relations avec Étienne remontent au deuxième samedi de
-janvier 185... Je fis sa connaissance à dîner, chez ce pauvre Alfred
-Tattet, qui adorait la poésie et la peinture, et qui a gagné le gros lot
-de l'immortalité en méritant une dédicace de Musset. On respirait la
-renommée à pleins poumons autour de cette table hospitalière. Jugez des
-émotions qui durent agiter un pauvre conscrit de lettres, lorsque
-j'entendis annoncer coup sur coup Dumas fils, Ponsard, Meissonier,
-Jadin, Decamps, et dix autres personnages presque aussi célèbres en
-divers genres! Mes oreilles, mes yeux ne m'appartenaient plus: je
-dévorais les physionomies, je buvais les paroles, j'avais l'air d'un
-jeune paysan de Béotie introduit par méprise au banquet des dieux.
-
-Entre tous ces illustres, Étienne--puisque nous sommes convenus de
-l'appeler ainsi--me captiva de prime abord. Je me sentis non-seulement
-attiré, mais fasciné. Quand je cherche aujourd'hui les causes de cette
-première impression, je n'en trouve qu'une: c'est qu'il représentait le
-type du brillant écrivain tel qu'on se le figure _a priori_. Il était
-grand, il était brun, il était svelte et de tournure martiale; sa barbe
-vierge et ses cheveux un peu longs se massaient librement, mais sans
-négligence, dans un désordre bien ordonné. Sa toilette pouvait passer
-pour un chef-d'oeuvre, tant les lois qui régissent notre uniforme
-bourgeois étaient coquettement éludées. La coupe de l'habit, le noeud de
-la cravate blanche, l'échancrure du gilet, que sais-je encore? tout,
-jusqu'à la chaîne de montre, était original, voulu, prémédité au plus
-grand avantage de la personne; aucun détail ne semblait livré au hasard
-ou à la routine des tailleurs, et pourtant rien ne rappelait les hautes
-fantaisies de 1830. On n'aurait pas su dire en quoi cette tenue péchait
-contre la mode du jour. Il y avait de la recherche sans affectation, de
-l'aisance sans débraillé et une pointe de crânerie sans fanfaronnade
-dans ce dandysme cavalier qui m'éblouit.
-
-Étienne avait alors plus de trente et moins de quarante ans; on
-comprendra la réserve qui m'interdit de préciser son âge. Ses parents,
-bons bourgeois, plus qu'aisés, presque riches, l'avaient mis au collége,
-et après de brillantes études il était entré de plain-pied dans les
-lettres. Ses débuts furent heureux; il plut des encouragements, et de
-très-haut, sur sa jeune tête. Balzac déclara qu'il avait des idées;
-Stendhal, qu'il raisonnait juste, et Mérimée, qu'il écrivait bien. Les
-grands poètes du siècle répondirent en vers à ses vers; Sainte-Beuve lui
-consacra une étude magistrale; David d'Angers fit son buste et M. Ingres
-son crayon. Lorsque j'eus l'honneur de lier connaissance avec lui, on
-commençait à demander pourquoi il ne visait point à l'Académie.
-
-Son bagage se composait de vingt-cinq à trente volumes, poésies,
-voyages, critiques, nouvelles, romans surtout. Plus heureux que Balzac,
-il avait réussi quatre ou cinq fois au théâtre; mais on pensait
-généralement qu'il n'avait pas encore développé tous ses moyens ni donné
-sa mesure. Le vieux Prévost, de la Comédie-Française, si bonhomme et si
-fin, disait: «M. Étienne a un _Mariage de Figaro_ dans sa poche.» Un
-célèbre éditeur, qui avait publié la plupart de ses livres, lui
-demandait souvent: «Quand commencerez-vous le Roman du dix-neuvième
-siècle? c'est une tâche qui vous revient.» Il répondait en haussant les
-épaules: «Attendez que j'aie jeté mon feu; je ne sais ni ce que je fais
-ni comment je vis. Je porte là, sur les épaules, une cuve en
-fermentation: qui peut dire ce qui en jaillira au soutirage? piquette ou
-chambertin?»
-
-Il avait gaspillé beaucoup de son talent et son patrimoine tout entier.
-La chronique, qui ne s'imprimait guère alors, mais qui se racontait à
-l'oreille, lui prêtait cent cinquante ou deux cent mille francs de
-dettes, quoiqu'il habitât un appartement somptueux, encombré de tableaux
-hors ligne et de meubles introuvables. Son oeuvre, dont il était resté
-propriétaire, mais qu'il exploitait mal, était fort mélangé: pour neuf
-ou dix volumes dignes de vivre, on en comptait beaucoup qu'il aurait pu
-se dispenser d'écrire et qu'il avait faits sans savoir pourquoi, en
-somnambule. Tantôt la fièvre de production le clouait devant sa table et
-il abattait cinq ou six volumes à la file; tantôt il trouvait plaisant
-de faire le grand seigneur et de vivre des rentes qu'il n'avait plus.
-Puis, le jour où les créanciers devenaient importuns, il prenait son
-parti en honnête garçon et s'attelait à quelque besogne aussi ingrate
-que lucrative, sauf à n'y point mettre son nom. Ces déréglements de
-travail, de finance et de conduite, quelques duels, quelques succès dans
-le monde des femmes faciles, enfin le renom de parfait galant homme
-appuyaient les rares séductions de sa personne. Son regard étincelait,
-sa voix mâle, voilée par moments, était une des plus sympathiques que
-j'eusse entendues.
-
-Beau convive, d'ailleurs, et bon vivant. Il buvait son vin pur et par
-rasades, à la vieille mode de France, mais il s'abstenait du café, des
-liqueurs et du cigare, et il ne dépassait en rien la juste mesure. Il
-restait homme de bonne compagnie jusque dans ses gaietés les plus
-étourdissantes et ne se grisait pas même de ses paroles, quoiqu'il en
-fît grande débauche quelquefois.
-
-La seule chose qui me déconcerta ce soir-là fut de le voir épuiser le
-meilleur de sa verve contre la noble carrière des lettres où j'étais si
-fier de débuter. A l'entendre, le métier d'écrire était le dernier de
-tous; il fallait n'avoir pas un oncle dans la cordonnerie ou un parrain
-dans les droits réunis pour accepter un sort si misérable.
-
-«Nous avons pour ennemis, non-seulement nos confrères, grands et petits,
-c'est-à-dire tout ce qui a le talent ou la prétention de tenir une
-plume, mais le public lui-même et le bourgeois illettré qui ne nous
-pardonne pas d'être supérieurs à lui. Quoi que nous fassions, on nous
-blâme: si j'écris beaucoup, on dira que je me livre au commerce et que
-je tire à la ligne; si j'écris peu, on prétendra que je suis au bout de
-mon rouleau et qu'il ne me reste plus rien à dire; si je n'écris ni peu
-ni beaucoup, on imaginera que je ménage mon petit fonds pour faire feu
-qui dure. Chaque succès nous rend le suivant plus difficile, car on
-devient plus exigeant à mesure que nous donnons une plus haute idée de
-notre mérite; la moindre chute fait dire aux quatre coins du monde que
-nous sommes de vieux chevaux couronnés, qui ne se relèveront plus. Il
-s'agirait tout bêtement de produire un chef-d'oeuvre à tout coup; mais
-Homère, Virgile, Dante, Milton, Arioste, le Tasse, Rabelais, Montaigne,
-Cervantes, Daniel Foe, La Fontaine, La Bruyère, Le Sage, combien nous en
-ont-ils donné, des chefs-d'oeuvre? Un par tête! deux au maximum. Faire
-un chef-d'oeuvre, mes amis, c'est concentrer tout soi dans un seul
-livre. Supposez que je commette cette imprudence aujourd'hui, je mourrai
-de faim l'année prochaine. Le public me servira-t-il des rentes? Prouvez
-donc à ce glouton sans goût que la qualité a plus de prix que la
-quantité! Nous sommes des galériens condamnés à toujours produire, lors
-même que nous n'avons rien de nouveau à conter; il faut se remâcher
-soi-même incessamment, badigeonner à neuf ses impressions d'autrefois,
-ressasser jusqu'à l'âge le plus mûr les trois ou quatre idées originales
-qu'on a pu rencontrer dans sa jeunesse! Oh! si le genre humain pouvait
-perdre la sotte habitude de lire! ou si tout simplement un honnête
-usurier de Versailles ou de Château-Thierry me couchait sur son
-testament pour douze mille livres de rente, c'est moi qui ferais voeu de
-ne toucher papier ni plume jusqu'à l'heure du jugement dernier! Que la
-vie serait bonne! que la lumière du soleil serait douce et que les
-Parisiens eux-mêmes me paraîtraient jolis, si j'avais le droit de dire
-tous les matins, en chaussant mes pantoufles: «Pas une ligne à tracer
-aujourd'hui.»
-
-Il parla longtemps sur ce ton avec une verve que je ne saurais rendre,
-mais dont je fus un peu consterné. Mon voisin devina sans doute ce que
-j'éprouvais, car il me dit à l'oreille:
-
-«Ne faites pas attention, il est toujours ainsi lorsqu'il travaille pour
-vivre, et le pauvre garçon ne fait pas autre chose depuis six mois.»
-
-Cette révélation me fit prendre le dix-neuvième siècle en mépris. Un tel
-homme manquait de pain! L'auteur de tant d'oeuvres exquises était réduit
-à gagner sa vie au jour le jour! Son brillant appétit, qui m'avait
-d'abord égayé, m'attrista: s'il dîne si bien, c'est peut-être qu'il n'a
-pas déjeuné! Mais une heure après le repas, quand les invités réunis au
-salon assiégèrent la table de jeu, je le vis tirer de sa poche une
-poignée d'or et de billets avec quelque menue monnaie. Il tint tête aux
-plus forts, risqua les gros coups, prit la banque, perdit presque tout
-sans témoigner le moindre ennui, puis regagna son argent et une centaine
-de louis par-dessus le marché sans laisser voir qu'il en fût aise. Il
-était homme à batailler ainsi jusqu'au matin, et je ne trouvais pas le
-temps long à le regarder faire; mais la maîtresse de maison nous mit
-tous à la porte une demi-heure après minuit.
-
-Avant de se disperser, les convives échangèrent force poignées de mains
-sur le trottoir de la rue Grange-Batelière. Je ne pus me tenir de parler
-à M. Étienne et de lui dire combien je ressentais d'admiration pour son
-talent et de sympathie pour sa personne. Il me prit le bras, et répondit
-avec une familiarité surprenante en m'entraînant vers la rue Drouot:
-
-«Mon enfant, tu as été très-gentil; tu as écouté, tu as observé et tu
-n'as pas touché aux cartes. Je n'ai pas lu tes petites affaires; est-ce
-qu'on lit dans notre affreux métier? Mais il paraît que tu vas bien et
-que tu as le respect de la langue. J'aimerais mieux te voir un bon état;
-tu es encore en âge d'apprendre à tourner des bâtons de chaises; mais
-l'homme ne choisit pas sa destinée. Viens me voir, et si je peux te
-rendre un service...»
-
-Cette bienveillance quasi-paternelle d'un homme qui n'était pas mon aîné
-de quinze ans m'enhardit. J'osai lui demander une lettre d'introduction
-pour le directeur d'une revue importante.
-
-«Tu tombes mal, dit-il en me tutoyant de plus belle. Je suis en guerre
-depuis plusieurs années avec ce gaillard-là; mais n'importe, tu auras ta
-lettre.
-
---Cependant si vous êtes son ennemi...
-
---Il comprendra que je ne le suis plus en voyant que je lui demande un
-service. Le diable m'emporte au reste si je me rappelle un seul mot de
-ma querelle avec lui?
-
---Se peut-il que l'on se brouille et l'on se raccommode ainsi entre
-écrivains de premier ordre?
-
---Attends que tu sois quelque chose, et tu verras! Mais je t'emmène sans
-savoir si nous faisons la même route. Où vas-tu?
-
---Me coucher.
-
---Comme ça? bravement? quand il n'est pas une heure du matin? Il n'y a
-donc plus de jeunesse? Moi, je ne veux pas dormir, parce que j'ai un
-article à livrer demain matin, avant dix heures. Je vais au bal de
-l'Opéra, toi aussi; nous souperons avec des princesses, tu me
-reconduiras chez moi, et je te signerai ton passeport pour la revue,
-tandis que tu regarderas lever l'aurore. J'ai dit; marchons.»
-
-Je le suivis sans résistance; ce diable d'homme me dominait si bien que
-je ne m'appartenais plus. Nous n'avions de billets ni l'un ni l'autre;
-il entra fièrement, et dit aux employés du contrôle:
-
-«Avez-vous une loge pour moi?»
-
-On s'empressa de nous conduire et de nous installer le mieux du monde.
-
-«Retiens le numéro, me dit-il, pour le cas où tu me perdrais. Nous nous
-retrouverons ici à deux heures et demie. Jusque-là, liberté complète;
-reste ou sors, tu es chez nous.»
-
-Cela dit, il me laissa, et je me mis à regarder la salle, persuadé que
-la discrétion me défendait de le suivre.
-
-Peu après, m'étant risqué dans les couloirs, je le rencontrai debout
-devant une colonne, à deux pas du foyer. Cinq ou six dominos le
-harcelaient à qui mieux mieux, et il leur répondait à tous en même temps
-avec une désinvolture admirable. Les hommes faisaient cercle pour
-l'écouter, et les petits journalistes, qui l'appelaient cher maître,
-ramassaient les miettes de son esprit. C'était la première fois que
-j'assistais à pareille fête, et je fus prodigieusement étonné lorsqu'il
-tira sa montre en m'appelant du coin de l'oeil: il était bel et bien
-deux heures et demie; je croyais que nous venions d'arriver!
-
-Il m'entraîna dans la direction du café Anglais, et comme je lui faisais
-observer que nous n'avions faim ni l'un ni l'autre, il me dit:
-
-«Qu'est-ce que cela prouve? on ne soupe pas pour se nourrir, mais pour
-se désennuyer. Nous avons le prince Guéloutine, Hautepierre,
-vice-président du Jockey, et Oporto, le plus drôle des agents de change;
-plus cinq bayadères anonymes que j'ai recrutées à l'aveugle, mais qui ne
-sont ni laides ni sottes.
-
---Comment le savez-vous?
-
---D'abord parce que j'ai causé avec elles, ensuite parce qu'elles ont
-les yeux bien enchâssés. Le masque n'a guère de secrets pour l'homme qui
-sait voir: deux yeux irréprochablement sertis annoncent une femme jeune
-et presque toujours belle. C'est un Arménien de Constantinople qui m'a
-révélé cette loi, et je l'ai vérifiée cent fois en dix années au bal de
-l'Opéra.»
-
-L'événement me prouva qu'il ne s'était pas trompé de beaucoup. Lorsque
-nous fûmes au complet dans le grand salon d'angle qu'il avait retenu,
-les dominos se démasquèrent, et le plus modeste des cinq était encore
-une créature assez agréable. Étienne leur fit les honneurs du souper
-avec une élégante fatuité qui sentait sa régence d'une lieue; trop
-dédaigneux pour en courtiser une, trop poli pour leur laisser voir un
-sentiment que nous devinions tous. Évidemment il n'avait rassemblé ces
-petits animaux inférieurs que pour égayer la fête et pour faire une
-étude de moeurs; mais l'habitude de parler, d'agir et d'occuper la scène
-était si forte chez lui qu'il prit le dé de la conversation sans y
-songer et nous éblouit tous par un véritable feu d'artifice. Les
-paradoxes pétillaient sur ses lèvres, les mots heureux éclataient à
-l'improviste comme des bombes; quelquefois une idée noble et poétique
-s'enlevait jusqu'au ciel en fusée et retombait en grosse gaieté
-rabelaisienne. Ce jeu lui plut jusqu'à six heures du matin, puis tout à
-coup il se rappela qu'il avait à travailler et il sortit pour payer la
-carte. Le gros agent de change était ivre, le vice-président du club
-s'endormait, le prince russe, allumé comme un phare, mettait ses roubles
-et ses mougiks aux pieds d'une choriste de Bobino; quant à moi, je
-sentais ma tête se craqueler et j'éprouvais un violent besoin de
-respirer le grand air.
-
-Étienne, toujours frais et souriant, mit son monde en voiture avec les
-belles façons et les grands airs d'un châtelain, glissant un mot aimable
-à celui-ci, une pincée d'or à celle-là.
-
-«Quant à toi, me dit-il, tu viens à la maison chercher ta lettre.»
-
-Et nous voilà piétinant côte à côte jusqu'au milieu de la
-Chaussée-d'Antin. Je ne pus m'empêcher de lui dire:
-
-«Eh! mon pauvre grand homme, tu veux donc émigrer vers les mondes
-meilleurs? La vie que tu mènes est un suicide continu; il n'y a pas de
-vigueur physique ou morale qui puisse y résister six mois.»
-
-C'était lui qui m'avait enjoint de le tutoyer, et je lui obéissais non
-sans gêne.
-
-Il me répondit en riant:
-
-«N'est-ce pas? Je me le dis tous les jours à moi-même depuis dix ans et
-plus; mais que faire? Je n'ai pas le choix; il faut que l'homme suive sa
-destinée jusqu'au bout. Crois-tu qu'au fond du coeur je n'aimerais pas
-mieux planter des betteraves dans un village, entre une honnête petite
-femme et une demi-douzaine de marmots? Mais planter des betteraves est
-un luxe que mes moyens ne me permettront pas de longtemps. Jusqu'ici je
-n'ai cultivé que les dettes, et je ne tarderai pas, selon toute
-apparence, à récolter des recors. Ma personne est hypothéquée, je ne
-travaille plus pour moi; le bourgeois qui me confierait le bonheur de sa
-fille serait nommé du coup maire de Charenton.
-
---Cependant on en voit assez, des bourgeois enrichis qui jettent leurs
-filles et leurs millions à de petits vicomtes criblés de dettes. Votre
-nom,... ton nom, veux-je dire, a cent fois plus d'éclat que tous ceux
-qu'on paye si cher. Qui pourrait hésiter entre un gentilhomme de hasard
-et un prince de la littérature?
-
---On n'hésite pas, je t'en réponds; le gentillâtre, vrai ou faux, sera
-toujours élu, sans ballottage. Le pire de ces vauriens-là est mieux coté
-à la bourse des familles que le meilleur d'entre nous.
-
---Mais si les hommes ont des préjugés, les femmes n'en ont pas et il y
-en a beaucoup qui ne dépendent que d'elles-mêmes. Celles-là vous
-connaissent, elles vous ont lu, elles ont passé des heures délicieuses
-sur vos livres, vous les avez fait rêver, et ce prestige de l'auteur
-aimé, cette séduction à distance qui vous a préparé tant de succès dans
-le monde, pourrait tout aussi bien...
-
---Tais-toi donc, grand enfant! Mes succès! D'abord, je n'y vais pas dix
-fois par an, dans le monde, et quand cela m'arrive je m'ennuie d'être
-dévisagé comme un animal curieux et je me dérobe au plus vite. J'ai
-rencontré, il est vrai, quelques semblants d'aventures; il y a des âmes
-collectionneuses qui rassemblent dans un album secret tous les hommes
-dont on parle un peu. On m'a écrit des aveux bien tournés, j'ai répondu,
-j'ai dépensé la matière de cinq ou six romans dans ces travaux
-épistolaires, mais chaque fois qu'il a fallu rencontrer face à face une
-de ces adorables correspondantes, je l'ai trouvée d'un âge et d'un
-visage à faire fuir l'armée russe, et mes vraiment bonnes fortunes,
-entends-tu? sont celles dont j'ai pu me libérer avant la faute. Mais
-voici ma tanière.»
-
-Un camérier très-correct, qui avait passé la nuit en cravate blanche sur
-une banquette de l'antichambre, nous ouvrit avant le coup de sonnette.
-En un clin d'oeil, Étienne fut déchaussé, déshabillé, et drapé dans les
-larges plis de je ne sais quelle soierie orientale.
-
-Vingt bougies s'allumèrent comme par enchantement dans son cabinet, vrai
-bazar, où les raretés de tous les temps et de tous les pays formaient
-une décoration fantastique. J'avais à peine commencé la revue de ces
-merveilles lorsqu'il me cria:
-
-«Laisse le bric-à-brac et viens voir mon seul meuble de prix!»
-
-En même temps il me tendait un énorme cahier, ou pour mieux dire une
-demi-rame de papier cousu dans une couverture rouge qui portait en gros
-caractères: _Jean Moreau_.
-
-«Qu'est cela? dis-je tout étonné.
-
---Mon chef-d'oeuvre.
-
---Inédit, à coup sûr, car voici la première nouvelle...
-
---Mieux qu'inédit: ouvre et juge!
-
---Du papier blanc!
-
---Tout est encore à faire, sauf le titre et le plan; en cherchant bien,
-tu trouverais les sommaires détaillés de vingt chapitres. Ce que tu
-tiens, mon cher, est la carcasse d'une belle chose qui n'existera
-peut-être jamais. Il y a dans chaque demi-siècle l'étoffe d'un livre
-net, brillant et profond, comme le _Gil Blas_ de Le Sage. Jean Moreau,
-s'il vient au monde, doit être mon Gil Blas, à moi. Les uns m'ont
-supplié, les autres m'ont défié de construire ce monument; double raison
-de l'entreprendre! J'amasse des matériaux, j'en ai la tête encombrée
-comme un chantier mal en ordre. Mais la première pierre, posée depuis
-sept ans, attendra peut-être éternellement la deuxième.
-
---Pourquoi?
-
---Eh! parce qu'il faut se nourrir. Les chefs-d'oeuvre, mon bon, ne font
-vivre que les libraires; quant à nous, nous en mourons. Rien de tel que
-les articles de pacotille comme celui que je vais lâcher dans un moment.
-Ça n'engage ni le talent ni la réputation de l'auteur, et ça se paye dix
-louis, rubis sur l'ongle. Je fais, entre autres choses utiles et
-désagréables, la chronique des théâtres, dans un journal d'opposition
-dynastique. La semaine a été pauvre, tu sais? Pas le plus petit morceau
-de drame ou de comédie; rien qu'une féerie inepte, et que d'ailleurs je
-n'ai pas vue, _le Topinambour enchanté_, par cinq ou six messieurs dont
-le plus spirituel et le plus lettré ferait à peine un concierge
-acceptable. Je vais écrire douze colonnes sur... je me trompe... à côté
-de cette rapsodie foraine.
-
---Comment! n'étiez-vous pas à la première représentation? J'y étais,
-moi.
-
---C'est bien assez d'avoir à rendre compte de pareilles turpitudes; s'il
-fallait encore les subir, je donnerais ma démission. Mais, j'y songe!
-puisque tu as été témoin de la petite fête, tu vas faire mon feuilleton.
-
---Moi! écrire un article de vous!
-
---Je n'y vois nul inconvénient, et j'y trouve un grand avantage.
-
---Et vous pourriez signer ma prose de votre nom?
-
---Sans scrupule: cette littérature alimentaire ne tire pas à
-conséquence. Je te réponds que sur les six auteurs de la pièce, il y en
-a bien cinq qui n'ont pas écrit un seul mot.
-
---Mais le public qui connaît votre style...
-
---Le public n'est pas plus connaisseur en copie qu'en vin ou en
-peinture; il juge tout sur l'étiquette. Allons, fils, mets-toi là,
-travaille et tâche d'avoir fini quand je sortirai de mon bain. A
-bientôt!»
-
-Il faut que je l'avoue, j'aurais mieux aimé me mettre au lit. L'heure me
-semblait mal choisie pour exécuter des variations sur le thème du
-_Topinambour enchanté_; mais j'étais jeune soldat, c'est-à-dire homme à
-surmonter la fatigue et la crainte pour faire mes preuves devant un
-chef. Je me lançai dans le compte rendu, tête baissée, et comme il y a
-des grâces d'état pour l'inexpérience et la témérité, j'avais fini avant
-neuf heures, lorsqu'Étienne reparut.
-
-«Nous y sommes? dit-il en s'étendant sur une peau d'ours blanc. Lis, je
-t'écoute.»
-
-Ses interruptions bienveillantes me prouvèrent que j'avais réussi; il
-entrecoupa ma lecture de: bien! très-bien! bravo! comme le discours d'un
-ministre dans les colonnes du _Moniteur_, il applaudit le dernier
-paragraphe, en protestant que de la vie il ne s'était connu tant
-d'esprit. Seulement il regretta que je n'eusse point débuté par quelques
-considérations générales sur le bel art de la féerie, dont l'industrie
-moderne a fait une chose abjecte et méprisable.
-
-«Eh! quoi! voilà des hommes à qui l'on permet tout, on laisse entre
-leurs mains des ressources et des pouvoirs discrétionnaires. Le passé,
-le présent, l'avenir, le vrai, le faux, le pathétique, le comique, tout
-est de leur domaine; on leur livre à profusion tout ce qui peut charmer
-les yeux et les oreilles, lumières, peintures, machines, femmes,
-étoffes, paillons, danse, musique; on les affranchit, par privilége, de
-toutes les règles de l'art dramatique, et en échange de tant de
-concessions on ne leur demande rien que de nous transporter, quatre
-heures durant, dans un monde un peu moins plat que le nôtre. Que
-font-ils? Ils nous traînent dans des vulgarités plus fangeuses que le
-ruisseau de la rue Mouffetard!»
-
-Tout en parlant, il m'avait mis une plume dans la main, et j'écrivais
-sous sa dictée. Lorsqu'il eut épuisé son thème, il parla de Shakspeare
-et du _Songe d'une nuit d'été_; il expliqua comment la prose et les vers
-doivent alterner dans la féerie, selon que le poète s'élève aux nues ou
-vient friser le sol. Quatre lignes sur la donnée et sur le plan sénile
-du _Topinambour enchanté_ le conduisirent sans autre transition à un
-magnifique paysage de Thierry, qui illustrait le premier acte. Il
-traduisit ce décor à coups de plume; c'était un effet d'hiver; il
-peignit en traits charmants l'hiver sous bois et ses harmonies intimes,
-les montagnes estompées de brouillard, les brindilles hérissées de
-givre, le silence épais, étoffé, solide, qui pèse sur la campagne, le
-filet de fumée bleuâtre qui s'élève en droite ligne sur la maison du
-forestier, le rouge-gorge frappant aux fenêtres, le chevreuil affamé qui
-se dresse contre les arbres pour brouter le sombre feuillage du lierre.
-A propos du ballet, qui avait la prétention d'être antique, il disserta
-gaiement, légèrement, avec autant de goût que de savoir, et sans ombre
-de pédanterie, sur la danse des Grecs anciens et modernes. Un couplet
-politique, dont j'avais cité le trait final, lui fournit l'occasion de
-flageller à petits coups secs la poésie de cantate et la littérature de
-commande. Il finit par une description, vrai morceau de bravoure, où,
-sous prétexte de peindre les exercices d'un nouveau clown, il étalait un
-style plus bariolé, plus disloqué, plus raide, plus souple, plus
-humoristique et plus impertinent que tous les clowns de l'Angleterre.
-J'étais émerveillé et navré, car de mon pauvre article il ne restait pas
-un seul mot; mais Étienne continuait à me remercier comme si
-véritablement j'avais fait toute sa besogne.
-
-Il sonna; le domestique vint prendre le manuscrit en apportant quelques
-lettres.
-
-A la première qu'il ouvrit, il s'écria:
-
-«Parbleu! en voici une qui tombe à point. Impossible de mieux entrer
-dans la situation. Lettre de femme, mon cher, et de femme du monde; au
-moins, c'est elle qui le dit. Sauf quelques variantes, ceci rentre dans
-le modèle numéro 7, car j'ai soumis au classement ces élucubrations
-sentimentales. On est veuve, on est riche et de bonne famille, mais on
-se garde d'indiquer si l'on est jeune ou vieille, laide ou jolie; nous
-pénétrons trop aisément, hélas! les causes de cette discrétion. On a lu
-mes romans, rencontré mon portrait, déploré mes petits malheurs et blâmé
-tendrement mon inconduite; mais on ne dit pas si l'on veut se faire
-épouser, ou simplement rire un peu, ou soutirer au bon Étienne une
-demi-douzaine d'autographes. Connu, ma chère! vous arrivez trop tard; je
-ne mords plus à cet hameçon-là.»
-
-Il jeta la lettre au panier, puis se ravisant tout à coup, il la reprit
-pour me la donner à lire.
-
- «Étudie, mon enfant, et profite, si tu en es capable. Peut-être un
- jour recevras-tu quelques poulets de la même couvée; c'est pourquoi je
- t'invite à lier connaissance avec le modèle numéro 7.»
-
-Voici ce que je lus pendant qu'il achevait de dépouiller sa
-correspondance:
-
- «Sur le salut de votre âme, monsieur Étienne, je vous adjure de ne
- point juger trop promptement l'imprudente qui trace en tremblant ces
- quelques lignes. Mon esprit et mon coeur vous appartiennent depuis le
- jour où Dieu m'a rendu la libre disposition de moi-même; jusque-là je
- m'étais interdit de penser à vous, j'avais même cessé de lire vos
- chers livres, y trouvant un plaisir si vif que je ne pouvais m'en
- absoudre. Pendant ces dix-huit mois, j'ai osé m'enquérir de vous,
- prudemment, sans donner l'éveil à ceux dont la surveillance est
- arbitraire autant qu'importune. Je connais votre figure, et si bien,
- qu'il me serait facile de vous désigner au premier coup d'oeil dans
- une foule de mille personnes; me pardonnerez-vous l'indiscrète, mais
- tendre curiosité qui m'a mise sur la trace de vos embarras actuels et
- des généreuses folies qui en sont cause? Mon voeu le plus cher serait
- de vous ramener à une vie heureuse et réglée, si vous me faisiez la
- grâce de vous confier à moi. La fortune dont je jouis est plus que
- suffisante pour deux personnes qui seraient seulement à moitié
- raisonnables; quant à l'affection, j'en ai des trésors à dépenser. Le
- ciel me doit ma part de bonheur, et Dieu sait que je l'ai bien gagnée;
- mais je ne veux la tenir que de vous. Si vous aviez quelque
- attachement ou si je vous déplaisais à première vue, j'aurais bientôt
- fini de prendre le voile, comme la famille me l'a déjà conseillé; mais
- comment saurons-nous si nous sommes créés l'un pour l'autre? Après
- mûre délibération, ne pouvant prendre conseil que de moi-même, voici
- ce que j'ai imaginé. Vous viendrez dimanche à la messe de onze heures,
- dans la petite église de la Trinité, rue de Clichy. J'y serai de bonne
- heure et je me placerai, s'il est possible, à droite; vous me
- reconnaîtrez à ma robe et à mon chapeau de velours bleu foncé; la
- plume du chapeau est noire et moi je suis blonde. Un homme peut aller
- et venir dans une église pendant le service divin sans se faire trop
- remarquer. Vous suivrez une première fois le couloir de droite entre
- les chaises jusqu'à ce que vous m'ayez vue; vous vous en retournerez
- sans faire aucun signe et vous vous livrerez à vos réflexions; puis un
- moment après l'oraison dominicale, vous reviendrez par la même route,
- et si je vous ai plu, vous passerez votre mouchoir sur votre front.
- Quel que soit votre avis sur mon humble personne, ne m'attendez pas à
- la sortie, ne m'offrez pas l'eau bénite, gardez-vous de me saluer et
- de me suivre, même de loin! Je suis accompagnée partout et
- rigoureusement observée. Attendez que je vous écrive et que je trouve
- le moyen de recevoir vos lettres ou vos visites sans m'exposer. Ce
- n'est pas de vous que je me méfie, ô Dieu, non! Et la preuve, monsieur
- Étienne, c'est que je signe cette lettre qui met à votre merci mon
- honneur et mon repos.
-
- «Hortense BERSAC, née de GARENNES.»
-
-Les vingt premières lignes étaient parfaitement lisibles; la fin,
-beaucoup plus hâtée et écrite d'une encre assez pâle, ne se déchiffrait
-pas si bien. Le papier in-quarto, d'un blanc bleuâtre, ressemblait à
-celui qu'on donne aux voyageurs dans les hôtels de second ordre; on
-avait déchiré le coin supérieur de gauche, qui sans doute portait une
-indication imprimée. Pas d'enveloppe; la lettre, pliée à l'ancienne
-mode, fermée d'un pain à cacheter et vierge de timbre-poste, était
-adressée à M. Étienne, chez M. Bondidier, éditeur.
-
-«Eh bien! demanda-t-il de son ton le plus goguenard, qu'en dis-tu?
-
---Je dis, mon cher, que le futur auteur de Jean Moreau a manqué de
-discernement pour la première fois de sa vie. Cette lettre est d'une
-jeune et jolie veuve, provinciale, riche, dévote, mais nullement sotte,
-qui vient à Paris tout exprès pour demander ta main.
-
---Ah! parbleu! Je voudrais savoir où tu as pris ces renseignements. Pars
-du pied gauche, Zadig, et prouve-moi par A plus B que je suis une bête!
-
---D'abord, Mme Bersac est jeune; son écriture le dit assez.
-
---L'écriture des femmes, comme leurs épaules, a le privilége de rester
-jeune quand tout le reste a vieilli.
-
---Soit, mais une personne qui n'est pas sûre de sa jeunesse et de sa
-beauté ne se montre pas d'emblée; elle commence par échanger cinq ou six
-lettres pour amadouer son juge et sauver le premier coup d'oeil.
-
---Voilà qui est un peu mieux raisonné. Continue. Tu n'as pas besoin de
-prouver qu'elle est dévote et provinciale. Veuve? sa signature me l'a
-dit. Riche? elle le prétend, je veux le croire, et peu m'importe; mais
-où diable vois-tu qu'elle pense au mariage et que son ambition ne
-s'arrête pas à mi-chemin?
-
---La preuve qu'elle veut t'épouser, mon cher Étienne, c'est qu'elle ne
-le dit même pas. Elle indique simplement qu'elle t'aime et qu'elle veut
-se charger de ton bonheur, car elle est de celles qui ne comprennent pas
-l'amour, sinon honnête, le bonheur, sinon légitime. Chaque ligne de sa
-lettre respire la droiture et la sincérité.
-
---Pourquoi donc ces détours, ce mystère et ces défiances? De qui se
-cache-t-elle? Quel est l'homme qui l'accompagne et qui l'observe? Il a
-des droits bien absolus sur elle, ce monsieur! Devines-tu par quels
-motifs cette chaste provinciale, qui ne craint pas de signer son billet
-doux, me défend de la saluer dans la rue? Veuve ou non, à coup sûr elle
-est moins libre qu'elle ne le dit.
-
---Si tu veux que je te réfute par des faits, je ne m'en charge pas, Mme
-Bersac ne m'ayant point honoré de ses confidences; mais si tu voulais te
-contenter d'une bonne hypothèse bien plausible, je te dirais: «Cette
-jeune femme est gardée à vue par la famille de son ancien mari.» Dans
-quel intérêt? je l'ignore, mais nous pourrons le savoir en cherchant
-bien. Remarque qu'elle s'appelait Mlle de Garennes, c'est-à-dire qu'elle
-appartenait à la petite noblesse de sa province; elle a cru déroger en
-épousant le vieux Bersac, et la preuve c'est qu'elle signe son nom de
-famille à la suite de l'autre. Pourquoi dis-je le _vieux_ Bersac? C'est
-elle-même qui m'y autorise en écrivant: «Le ciel me doit ma part de
-bonheur, et Dieu sait que je l'ai bien gagnée.» Donc Bersac avait
-soixante-dix ans, et je t'en félicite. Dans quel pays as-tu vu qu'une
-jeune fille bien née épousât un vieillard de cet âge si elle était bien
-dotée? Donc cette jeune et jolie Hortense n'avait rien. Elle te dit
-maintenant qu'elle est riche; la fortune vient donc du mari. Bersac a
-fait une folie au grand dépit de ses héritiers, et il a constitué, comme
-il convient, de beaux avantages à sa femme. Comprends-tu maintenant
-quelle est cette famille qui lui conseille d'entrer au couvent? Ce n'est
-pas la famille d'Hortense, c'est celle du défunt; elle nous l'apprend
-elle-même, si nous savons lire: _la_ famille, dit-elle, et non _ma_
-famille. Ces gens-là seraient trop heureux de se débarrasser d'elle,
-parce que tout ou partie de son douaire doit faire retour aux
-collatéraux. Je ne puis pas deviner tout, mais je vois clairement qu'on
-en veut à son bien, qu'on fait le guet autour de sa personne, de peur
-qu'elle ne s'échappe par la tangente du mariage. C'est elle qui a voulu
-venir à Paris; les Bersac l'y ont accompagnée, ils l'ont logée dans un
-hôtel de leur choix, chez des gens dont ils croient être sûrs. Elle a dû
-se cacher pour écrire cette lettre et on ne lui a pas même laissé le
-temps de l'achever du premier coup: cette encre-là est de dix jours et
-celle-ci de vingt-quatre heures. L'absence du timbre-poste nous montre
-que le poulet, caché peut-être sous la doublure du manchon, a été
-furtivement jeté à la boîte. La chose est-elle assez claire, ô saint
-Thomas?
-
---Ce serait beaucoup dire; mais je vois poindre une lueur de
-vraisemblance.
-
---Eh! sceptique, il ne tient qu'à toi d'envisager la vérité face à face.
-Il est onze heures moins dix minutes et la belle Hortense s'achemine en
-compagnie de tous les Bersac, vers l'église de la Trinité.
-
---Parbleu! dit-il, j'en aurai le coeur net. Je n'y crois pas, tu sais;
-tu pourras témoigner que je n'ai pas été dupe un seul moment. Bersac! un
-nom de comédie! Nous ne rencontrerons personne au rendez-vous, à moins
-pourtant que je découvre une vieille pomme de reinette, dorée par
-quarante-cinq automnes... Mais baste! nous rirons. Tu m'accompagnes, tu
-entends la messe: si cette lettre ne doit pas contribuer à mon bonheur,
-elle servira du moins à ton salut. Nous déjeunons ensuite au cabaret du
-coin, tout près d'ici, chez cet illustre empoisonneur qui vend un canard
-vingt-cinq francs, et qui vous dit d'un ton sublime: «Monsieur, vous ne
-payerez ce prix-là que chez moi!» Sais-tu, fils, que le monde est un
-plaisant théâtre et qu'on y voit des pièces plus drôles qu'à l'Odéon?
-Mais tu bâilles, profane!
-
---C'est de sommeil.
-
---Te voilà bien malade pour une nuit de plaisir et d'étude! Haut le
-pied, jeune homme! Sois fort: prends exemple sur ton ancien. C'est
-peut-être ma destinée, bonne ou mauvaise, qui roule en ce moment comme
-la bille du croupier. Rouge ou noire? Le jeu est fait, et l'on n'est pas
-plus ému que s'il s'agissait d'un florin!»
-
-On n'était pas ému, je veux le croire, mais on était nerveux, et chaque
-fois qu'on passait devant certain miroir Louis XIV, on s'ajustait un peu
-sans y songer. Je le vois encore allongé dans son fauteuil à la
-Voltaire, tandis que le valet de chambre le chaussait à genoux; je le
-vois arpentant à grandes enjambées le trottoir de la Chaussée-d'Antin:
-un pied de Parisienne et un jarret de montagnard! Et je pourrais le
-peindre à l'entrée de cette église de cartonnage que les démolisseurs
-ont balayée depuis deux ou trois ans! Il portait un pantalon et un gilet
-gris de fer avec une redingote bleue qui s'ajustait spontanément et
-dessinait la taille sans fermer. Un soupçon de ruban rouge illuminait sa
-boutonnière; le paletot était jeté sur le bras gauche et la main droite
-tenait le chapeau. Col rabattu, cravate longue, gants de Suède; pas un
-atome de bijouterie. Rien de plus simple et de plus bourgeois que cette
-tenue matinale, et pourtant je vous jure que François Ier et Henri VIII
-au camp du Drap d'or n'avaient pas plus grand air à eux deux que lui
-seul.
-
-Il se tint immobile et comme recueilli pendant quelques minutes, puis il
-se jeta résolûment dans le petit sentier de droite et traversa l'église
-tout du long. Il fit alors volte-face et revint à pas lents, promenant
-ses regards sur la foule, en homme qui serait chargé du dénombrement des
-chapeaux bleus. Lorsqu'il me rejoignit, je n'eus pas à l'interroger; son
-visage exprimait la mauvaise humeur et le dédain. «J'en étais sûr,
-dit-il. Viens déjeuner.
-
---Personne?
-
---Absolument.
-
---J'en appelle! Tu as mal cherché.
-
---Vois-y toi-même!»
-
-Je ne me fis pas prier pour recommencer l'épreuve, et je n'eus pas de
-peine à trouver Mme Bersac. Elle était au milieu du premier rang de
-chaises, dans la toilette qu'elle nous avait annoncée, et j'ajoute que
-ce velours bleu lui seyait fort bien. Sa personne me parut des plus
-appétissantes, une jolie poularde au blanc. La figure rondelette avait
-la couleur et la fermeté du biscuit de Sèvres, avec ce modelé friand qui
-donne tant de ragoût aux nymphes de Clodion. Les cheveux d'un beau blond
-cendré faisaient un contraste adorable avec des sourcils châtains et des
-yeux noirs. La main, trop strictement gantée, à la mode de province,
-était petite, et les dents belles. Voilà tout ce que je pus noter en un
-moment d'examen rapide et contrarié, comme un officier lève un plan sous
-le feu d'une citadelle. La jeune veuve, à qui sa meilleure ennemie n'eût
-pas donné plus de vingt-six ans, était assise entre deux dragons
-fantastiques, échappés de je ne sais quel conte de Topffer. Imaginez un
-petit homme de soixante-quinze ans, sec, aplati, déteint comme une fleur
-d'herbier, et une vieille virago effroyable de barbe et monstrueuse de
-graisse. Impossible de voir un tel couple sans penser à ces ménages
-d'araignées où la femelle dévore son mari après les noces. Au demeurant,
-la meilleure harmonie semblait régner entre ces phénomènes; ils
-faisaient le guet tour à tour en suivant la messe sur leurs livres: dès
-que l'homme baissait les yeux, la femme levait la tête, et lorsqu'elle
-reprenait ses prières, il reprenait sa faction.
-
-Je rejoignis Étienne en hâte et je lui rendis compte de ce que j'avais
-vu, sans cacher mon admiration pour la belle et touchante victime. Aux
-premiers mots de mon récit, le scepticisme, le dandysme, les airs glacés
-firent place à une émotion sincère; il pâlit et s'appuya sur moi. Je ne
-pus obtenir qu'il attendît le moment indiqué pour retourner au fond de
-l'église; il partit comme un trait, renversa plusieurs chaises, bourra
-plusieurs chrétiens, et revint tout rayonnant, son chapeau dans la main
-gauche et son mouchoir dans la droite. «Tu as raison, me dit-il, elle
-est tout simplement adorable. Nous nous aimons, je l'épouse, je
-t'invite; mais sortons d'ici, j'ai besoin d'air.» Il avait l'imagination
-tellement échauffée que sans moi il oubliait d'endosser son paletot par
-un froid de cinq à six degrés. Pendant un bon quart d'heure, il piétina,
-sans y prendre garde, dans cette poussière noire et gluante qui est la
-neige de Paris. Moi-même j'oubliais de grelotter, quoique rien ne vous
-fige le sang comme une nuit blanche; j'éprouvais une étrange ivresse à
-entendre déraisonner ce grand enfant barbu.
-
-La sortie de la messe et la dispersion des fidèles s'opérèrent sous nos
-yeux. Hortense quitta l'église au bras du petit vieillard sec et
-flanquée de la géante; le trio s'engagea dans la rue de Tivoli. La jeune
-femme ne nous vit pas, ou si elle aperçut Étienne, elle ne laissa rien
-paraître, mais ses deux compagnons se retournèrent plusieurs fois, à
-tour de rôle, l'un éclairant la route, tandis que l'autre assurait les
-derrières. Étienne s'enrageait à les suivre; je le retins en lui
-prouvant qu'il risquait de tout compromettre, et nous prîmes le chemin
-du déjeuner.
-
-Ah! l'heureux homme! De quel appétit il dévorait le temps et l'espace,
-sans préjudice du poulet à la marengo! Les obstacles, les rivalités, les
-complots de la famille Bersac disparaissaient devant lui comme les
-côtelettes; il dégustait en connaisseur le vin de Musigny et le bonheur
-d'être aimé. Il mangea douze ou quinze écrevisses royales en faisant
-tout autant de projets plus que royaux. C'était double plaisir que de le
-voir et de l'entendre. Il montait sa maison, discutait les livrées,
-peuplait les écuries, galopait dans les contre-allées du bois de
-Boulogne sur son cheval favori, dessinait pour Hortense des costumes de
-fantaisie comme les princesses n'en ont pas; il ouvrait ses salons à
-l'élite du talent, tandis que les grands seigneurs faisaient queue à la
-porte. Tout à coup, il plongeait au fin fond de la province et
-commençait une de ces idylles qu'on rêve à dix-huit ans, cueillant les
-violettes par charretées et construisant des arcs de triomphe en bluets.
-
- Le loup se forge une félicité
- Qui le fait pleurer de tendresse.
-
-Le monde l'excédait; il voulait être tout à sa femme afin de l'avoir
-toute à lui. S'il la trouvait encore un peu bourgeoise (et rien de plus
-excusable, pauvre enfant!), il la pétrirait à nouveau de ses propres
-mains.
-
-«Cela n'est pas plus difficile en somme que de créer une héroïne de
-toutes pièces, comme nous faisons chaque jour dans nos romans. J'ai
-fabriqué plus de vingt femmes, vraies et vivantes, pour les plaisirs de
-mon public: j'en veux parfaire une meilleure et plus charmante à mon
-usage. Chacun pour soi, morbleu! N'est-il pas juste et naturel que le
-pauvre romancier, une fois dans sa vie, se donne le luxe d'un Romain?»
-
-Je lui fis observer qu'il manquait une pièce importante à son château en
-Espagne.
-
-«Laquelle?
-
---Le cabinet de travail.
-
---Mon cher ami, répondit-il d'un ton plus grave, tu sais ce que j'ai su
-produire au milieu du brouhaha de Paris. Le boulevard, le lansquenet,
-les maîtresses, les camarades, les créanciers, les coulisses, les
-soupers, les duels, les journaux, le papier timbré, m'ont laissé le
-temps d'écrire deux ou trois livres _pour de vrai_. Tu as vu ce matin
-que j'improvise encore assez gaillardement avec deux bouteilles de vin
-de Champagne dans la tête. Juge par là de ce que je pourrai faire quand
-le repos, la sécurité, le bonheur et l'amour honnête m'auront rendu à
-moi-même et régénéré à fond! Je pondrai des chefs-d'oeuvre!
-
---_Jean Moreau_?
-
---_Jean Moreau_ d'abord, et cent autres après. Qu'est-ce qu'un volume
-in-18? Sept ou huit mille lignes d'impression. J'en peux dicter cinq
-cents en moins de deux heures, tu l'as vu; une journée de l'homme
-heureux et libre représente au bas prix dix heures de travail,
-c'est-à-dire cinq mille lignes. A ce compte, on ferait un volume tous
-les deux jours, cent quatre-vingts à l'année, et l'on aurait du temps de
-reste. Si les gros chiffres te font peur, réduis les miens à la moitié,
-au quart, au dixième! c'est encore une production de dix-huit volumes
-par an. M'accordes-tu trente ans de vie? J'ai cinq cent quarante volumes
-sur la planche, au minimum. Si je meurs à la fleur de l'âge, dans quinze
-ans d'ici, je laisserai encore aux éditeurs un stock plus imposant que
-celui de Voltaire. On sait pourquoi les écrivains de notre époque sont
-tous stériles, ou à peu près: c'est qu'ils dépensent les neuf dixièmes
-de leur temps et de leur encre à solliciter les bonnes grâces d'une
-figurante, la clémence d'un tailleur et les renouvellements d'un
-huissier. Il se perd journellement à Paris un million de lignes au
-détriment de la province et de la postérité. Prends tous les hommes de
-talent, j'en connais bien deux cent cinquante, marie-les à des femmes
-comme Hortense, donne-leur à chacun deux cents louis par mois, et les
-siècles de Périclès, d'Auguste et de Louis XIV ne seront que de la
-Saint-Jean au prix du nôtre!»
-
-Il déraisonna sur ce ton jusqu'à deux heures après midi, puis il
-m'envoya me coucher sans la lettre de recommandation qu'il m'avait
-promise. Je ne me réveillai que le lendemain à neuf heures.
-
-
-II
-
-Cinq ou six jours après cette débauche, je m'avisai qu'il était temps de
-faire une visite à mon nouvel ami. Son concierge me répondit que M.
-Étienne n'y était pas, et je laissai ma carte. Je tentai l'aventure une
-seconde fois, la semaine suivante, et pour plus de sûreté je m'en fus
-droit chez lui sans rien demander à la porte. Le valet de chambre
-correct me reconnut, il ne me prit ni pour un créancier ni pour un
-emprunteur; cependant il ne put ou ne voulut jamais me dire à quelle
-heure on trouvait son maître au logis. Tout ce que j'en obtins fut une
-plume et du papier sur la table de l'antichambre. J'écrivis à l'homme
-bien gardé, et je le priai amicalement de m'assigner un rendez-vous. La
-demande resta sans réponse. Un grand mois s'était écoulé depuis notre
-dîner chez Tattet, lorsqu'un des convives m'arrêta sur le boulevard et
-me dit: «Qu'avez-vous fait d'Étienne? On vous accuse de l'avoir
-supprimé; personne ne l'a revu.»
-
-Je répondis qu'il était invisible aux petits comme aux grands, et que
-sans doute il se faisait céler pour écrire sans distractions, car sa
-prose commençait à déborder dans les journaux.
-
-Le fait est qu'il noircit alors plus de papier en trois ou quatre mois
-que dans l'année la plus féconde de sa vie. Il fit de tout en quantité
-prodigieuse, et tint plus de place à lui seul que dix auteurs de premier
-et de second ordre. Tout ce qu'il publia dans cette période
-d'élucubration fébrile ne fut pas, on le devine, à la hauteur de son
-nom. Pour une belle page de forme absolument pure et classique, il en
-laissait aller dix ou quinze au courant de la plume. Les récits, les
-bluettes et les fantaisies qu'il semait à la volée rayonnaient
-quelquefois du sourire de l'homme heureux, et montraient plus souvent la
-grimace du manoeuvre surmené. Ses lecteurs assidus, les fidèles qui le
-suivaient d'une attention bienveillante jusque dans ses écarts
-excusaient ce déréglement par la nécessité de vivre; mais ils sentaient
-qu'à ce métier le plus grand écrivain du monde doit forcément se gâter
-la main.
-
-Vers le milieu de mars, je le rencontrai, ou du moins je l'aperçus au
-Théâtre-Italien. Il se tenait debout à l'entrée de l'orchestre et
-lorgnait obstinément une loge de face que je n'avais point remarquée.
-Mon attention s'éveilla, je me mis à chercher le but qu'il visait sans
-relâche, et je reconnus Mme Bersac en grande toilette, toute rayonnante
-de diamants. Le gros phénomène rustique était assis à côté d'elle, et le
-petit monsieur desséché se démenait au second plan. Hortense ne me parut
-nullement déplacée dans le beau monde de Paris; je fus presque étonné de
-voir que sa personne et sa toilette soutenaient les comparaisons les
-plus écrasantes. Une provinciale à moitié belle et à peu près élégante
-qui risquerait cette épreuve devant l'homme qu'elle aime serait perdue
-sans rémission. Étienne semblait fort épris et tout fier d'assister au
-triomphe de ses amours. Quelques signaux furtifs échangés à distance me
-prouvèrent qu'on était d'accord, mais que l'on persistait à se cacher
-des deux grotesques. Un intérêt plus vif que la simple curiosité me
-portait à demander la suite d'un roman commencé sous mes yeux. J'attirai
-le regard d'Étienne, il me fit un geste amical suivi d'une pantomime
-rapide qui indiquait le _bien aller_, comme on dit en langue de chasse,
-puis il rentra dans le couloir, et j'eus beau le chercher après le
-spectacle: les Bersac avaient disparu comme lui.
-
-Les semaines s'écoulèrent, le printemps égaya Paris, on rencontra des
-voitures de fleurs au détour de toutes les rues; mais personne n'aperçut
-Étienne. Il était comme rivé à son bureau, et ne donnait signe de vie
-que par trois romans-feuilletons qu'il délayait au jour le jour. J'en
-conclus qu'il avait à coeur de mettre tous ses comptes en règle avant
-d'épouser Mme Bersac. Les romans qu'il expédiait sous jambe étaient sans
-doute promis par traités et peut-être payés d'avance. Vers la fin de
-mai, les affiches, les annonces et les réclames firent savoir à tous les
-amateurs que la célèbre collection de M. É..., consistant en tableaux,
-dessins, gravures, bronzes, marbres, majoliques, armes, tapisseries et
-meubles anciens, allait être exposée pendant deux jours à l'hôtel des
-ventes. Quelques naïfs s'attendrirent sur le sort du célèbre écrivain
-qui avait fait des prodiges de travail sans parvenir à racheter la folie
-de sa jeunesse, et qui se dépouillait de ses biens les plus chers pour
-satisfaire d'avides créanciers. Quant à moi, je crus deviner que le
-mariage était proche, et qu'Étienne, en honnête garçon, se faisait un
-point d'honneur de payer ses dettes lui-même.
-
-Sa vente attira non-seulement les collectionneurs et les marchands, mais
-les artistes et les écrivains de tout étage. Étienne seul n'y
-parut point. Plusieurs personnes remarquèrent à la droite du
-commissaire-priseur un tout petit vieillard en habit râpé et en cravate
-blanche. Dans ce gnome mystérieux, qui poussait vivement les enchères et
-les abandonnait toujours à point, je reconnus l'homme de la Trinité et
-du Théâtre-Italien, le garde du corps de Mme Bersac. Sa présence et son
-zèle me prouvèrent deux choses: Hortense s'était déclarée en faveur
-d'Étienne, et la famille du premier mari, au lieu de rompre en visière à
-la veuve, prenait en main les intérêts de l'intrus.
-
-Cette dernière révélation ruinait tout simplement mon hypothèse. Si le
-petit monsieur épousait la cause d'Étienne, les passions, les calculs,
-le rôle ingrat que je lui avais prêté, toutes les pièces de mon
-argumentation tombaient à terre. Je me trouvais en présence d'un
-innocent vieillard, dévoué à Mme Bersac, de son père peut-être! de son
-père, que j'avais horriblement jugé sur la foi d'une lettre mal lue et
-mal comprise! Ma conscience n'était pas des plus rassurées, et pour
-comble d'ennui je pensais que le bon Étienne ne pouvait oublier ces
-propos désobligeants. Il n'était pas de ceux qui aiment à demi; me
-pardonnerait-il d'avoir calomnié par passe-temps, dans un stupide jeu
-d'esprit, une famille qui devenait la sienne?
-
-A travers les scrupules qui m'obsédaient, les circonstances les plus
-insignifiantes prirent bientôt une couleur sinistre. Je me persuadai
-que, si je n'avais pu forcer la porte du grand écrivain, c'est qu'il
-m'avait personnellement exclu de sa présence; s'il s'était échappé du
-Théâtre-Italien avant la fin du spectacle, c'était pour me fuir. La
-lettre qu'il m'avait promise, je l'attendais toujours! Tant de froideur
-après une sympathie si brusquement déclarée! Plus de doute, mon
-commentaire ingénieux sur le texte de Mme Bersac me coûtait un ami.
-
-J'en étais là de mes réflexions, quinze ou vingt jours après la vente,
-quand je reçus par la poste un paquet volumineux. C'était une enveloppe
-contenant sept lettres d'Étienne, dont une seule à mon adresse, la
-voici:
-
-«Mon cher ami, je te devais un mot de recommandation, j'ai tardé, je
-m'exécute et je t'en expédie une demi-douzaine; tu n'auras rien perdu
-pour attendre. Hâte-toi de frapper aux bonnes portes; jamais l'occasion
-ne fut meilleure, ma retraite fait de la place.
-
-«Oui, les _jeunes_ qui m'accusaient de barrer toutes les avenues vont
-pouvoir circuler, si tant est qu'ils aient des jambes. J'ai suspendu la
-plume au croc, le public n'entendra plus parler de moi; c'est chose dite
-et jurée; tu peux en faire part aux amis et aux ennemis.
-
-«Depuis notre dernière et notre première rencontre, j'ai été le plus
-heureux des hommes et le plus accablé des forçats, j'ai achevé une
-existence de labeur, commencé une vie d'amour, épuisé plus de soucis et
-plus de joie qu'il n'en faudrait pour tuer un hercule. Au demeurant, je
-me porte bien.
-
-«Hortense est la plus belle, la meilleure, la plus angélique des femmes.
-Béni sois-tu, toi qui l'as devinée du premier coup d'oeil! Nous nous
-aimons comme on ne s'est jamais aimé sur terre; si je savais un homme
-plus follement épris que moi, j'irais lui chercher querelle à l'instant.
-Après mille traverses dont le récit serait trop long, tout s'est
-accommodé pour le mieux; je l'épouse mardi prochain, à...; c'est sa
-ville natale. Je ne t'invite pas, ni toi, ni personne; elle veut que je
-rompe avec Paris; il lui faut un Étienne tout neuf, elle l'aura.
-
-«Nous sommes ridiculement riches, j'en ai rougi jusqu'aux oreilles à la
-lecture du contrat. Ma femme a cent vingt mille francs de rente en
-usufruit et vingt mille en toute propriété. Tout cela vient du vieux
-Bersac, de Bersac aîné, comme on l'appelle dans la famille. Cet
-excellent ami, qui a trépassé en ma faveur, faisait un grand commerce de
-vins et d'eaux-de-vie; son souvenir est populaire dans les départements
-du Sud-Ouest. Mon apport, à moi, se réduit à la propriété de mes livres.
-Bondidier, qui les exploite, a pris la louable habitude de me donner
-quatre ou cinq mille écus, bon an, mal an. Ce revenu ne doit plus rien à
-personne; ma vente a tout soldé, jusqu'à la corbeille, qui est digne
-d'Hortense et de moi. Nous avons donc cent cinquante et quelques mille
-francs de revenu, plus un hôtel en ville et le château de Bellombre,
-qu'on dit splendide et royalement meublé. Garde ces détails pour toi, ou
-n'en imprime que ce qui te paraîtra essentiel, au cas où le public
-témoignerait une curiosité trop vive.
-
-«Je ne t'ai pas encore dit le plus beau de l'affaire: nous tenons un
-intendant admirable, unique, habile, honnête, parfait, il ne nous coûte
-rien. Quelle aubaine pour Hortense et pour moi, qui sommes de vrais
-Hurons en arithmétique! L'homme providentiel, tu l'as aperçu, mais tu ne
-l'as point deviné: C'est Bersac jeune, notaire honoraire et malin comme
-un vieux diable, mais bon diable s'il en fut. Sa fortune est des plus
-modestes; tandis que le grand frère pêchait les millions en vin clairet,
-Célestin (c'est son nom) courtisait les muses rebelles, imprimait un
-poème sur Clovis, faisait siffler une tragédie gallo-franque sur un
-théâtre d'arrondissement, débutait dans les Agamemnons sous une grêle de
-pommes, essayait un journal légitimiste intitulé _le Doigt de Dieu_,
-échouait sur les rives inhospitalières du notariat, petit clerc à trente
-ans, épousait une paysanne,... tu l'as vue! et ce sacrifice au-dessus de
-mes forces et des tiennes était payé dix mille écus tout secs. Il achète
-une mauvaise étude de canton, prend la clientèle d'assaut, triple la
-valeur de sa charge et s'enlève à la force du poignet jusqu'au chef-lieu
-du département. Là ses mérites en tout genre et sa probité bien connue
-lui ont concilié l'estime universelle; on l'aime, on le respecte, il
-commande à l'opinion. C'est Hortense qui m'a donné ces détails: sa
-tendresse pour lui n'est pas aveugle, il nous a rudement taquinés durant
-trois mois; mais elle rend justice à ses vertus, et jure qu'on ne
-saurait lui rompre en visière sans ameuter tout le pays.
-
-«Soyons justes; voilà un homme qui a lutté toute sa vie pour gagner dix
-mille francs de rente, c'est tout son bien. Il comptait à bon droit sur
-l'héritage de son frère; il voit Bersac aîné prendre une jeune femme et
-lui laisser tous ses revenus après deux ans de mariage. Il y avait un
-seul moyen de réparer cette injustice: le fils de Célestin est un garçon
-de mon âge, il commande un bataillon de chasseurs à pied; mais Hortense
-se cabre dès les premières ouvertures, elle répond qu'un Bersac lui
-suffit, qu'un autre serait de trop dans sa vie: la chère enfant avait
-déjà l'âme occupée de ton ami. Célestin, qui n'est pas un sot, devine
-que sa belle-soeur lui échappera plus tôt que plus tard, et pourtant il
-ne lui tient pas rigueur; loin de là, il prend en main les intérêts de
-la pauvrette, soigne ses baux, améliore ses terres, touche ses rentes,
-place ses économies: connais-tu deux bourgeois assez nobles pour en
-faire autant? Il la suit à Paris et l'observe d'assez près, parce qu'il
-la sait jeune et confiante; mais du jour où elle a jeté son dévolu sur
-un honnête homme de quelque valeur, il l'approuve sans réserve, me tend
-la main sans rancune, et consacre tout son temps à l'arrangement de mes
-affaires. Ils m'ont comme adopté, ces Bersac. Croirais-tu que la bonne
-vieille m'appelle son beau-frère? Des sentiments de l'âge d'or!
-
-«Tu me connais un peu, quoique nous n'ayons guère mangé plus d'un gramme
-de sel ensemble, et tu devines que ces braves gens n'ont pas affaire à
-un ingrat. Le bonheur ne m'a pas faussé le sens moral, je sens que cette
-fortune gagnée par le travail d'autrui n'est pas mienne. Il ne tiendrait
-qu'à moi de manger tout l'héritage; Bersac me l'a prouvé pièces en main:
-les trois quarts du capital sont en titres au porteur, et la veuve est
-formellement dispensée de caution et d'inventaire. Cette confiance, nous
-n'en userons même pas, et je veux transformer en titres nominatifs au
-profit de ces pauvres diables les valeurs dont Hortense a l'usufruit.
-Quant à la petite fortune qu'elle possède en toute propriété, nous la
-gardons pour nos enfants, si tant est qu'il nous en vienne. Ils auront
-vingt mille francs de rente de leur mère, douze ou quinze mille de mes
-livres et de mon théâtre, et tout ce que nous aurons épargné pour eux,
-car je suis homme à liarder par devoir; mais, si nous mourons sans
-postérité, j'entends que tout ce qui vient des Bersac retourne aux
-Bersac; c'est justice: ni ma femme ni moi nous n'avons de proches
-parents.
-
-«C'est en ce sens, mon bon, que j'ai fait dresser le contrat par un
-notaire sûr, qui connaît un peu la famille, mais qui m'a promis le
-secret. Le pauvre Célestin n'a pas voulu tremper le bout du doigt dans
-nos conventions, tant sa délicatesse est grande! Juge de sa surprise et
-de sa reconnaissance lorsqu'il se verra si largement avantagé par un
-homme dont la conduite et la profession lui faisaient une peur d'enfer!
-
-«Tu n'imagines pas les préjugés saugrenus qui ont cours en province! Le
-plus intelligent et le meilleur de ces bourgeois exotiques fait peu de
-différence entre un Peau-Rouge et un écrivain de Paris. Bersac jeune a
-laissé voir une stupéfaction naïve en apprenant que je ne buvais pas
-d'absinthe et que je ne fumais pas nuit et jour. Il me demande
-sérieusement si les auteurs et les acteurs de la Comédie-Française ne
-vivent plus pêle-mêle dans le même grenier? L'autre soir il est venu me
-trouver en grand mystère, et après un long préambule sur ses sentiments
-monarchiques et religieux il m'a confessé que sa femme, et ma future, et
-lui-même, et tous ses amis seraient péniblement affectés, si j'écrivais
-dans l'_Impartial_. Il paraît que l'_Impartial_ de mon futur département
-est une feuille diabolique. J'ai bien ri; me vois-tu collaborateur de
-l'_Impartial_ du cru?
-
-«--Eh! cher monsieur, lui ai-je dit, j'ai de tous les journaux
-par-dessus les oreilles, et vous me rendriez un signalé service, si vous
-me fournissiez le moyen de n'en lire aucun.
-
-«Il m'embrassa sur les deux joues et reprit d'un ton résigné: «Je sais
-que vos idées et vos croyances sont malheureusement différentes des
-nôtres; la royauté que nous rappelons de nos voeux n'a pas vos
-sympathies; vos ouvrages, que j'ai tous lus pour apprendre à vous
-connaître, trahissent en plus d'un endroit la hardiesse du libre
-penseur.
-
-«--Eh bien?
-
-«--Eh bien! ayez pitié de nous, c'est Hortense qui vous en prie.
-Souvenez-vous de temps en temps que nos illusions nous sont chères, et
-qu'il serait cruel de les heurter de front.
-
-«--Mais c'est le premier élément des bienséances! M'avez-vous jamais vu,
-dans la conversation...?
-
-«--A Dieu ne plaise! Vous êtes le mieux appris de tous les hommes! Je
-pense seulement aux livres que vous écrirez, mon digne ami, à ces beaux
-livres, à tous ces livres dont nous serons un peu responsables là-bas,
-car la famille est solidaire en province, et ces brillants ouvrages que
-sans doute vous allez...
-
-«--Quels ouvrages? quels livres? A qui en avez-vous? N'ai-je donc pas
-assez produit? Pensez-vous que je me marie pour continuer ce labeur
-abrutissant? Personne ne saura les efforts que j'ai faits, depuis trois
-mois et plus, pour tirer une dernière mouture de mon sac. Je suis
-courbatu, épuisé, écoeuré. Le peu que j'avais à dire, je l'ai rabâché
-dix fois pour une: le public se noie dans ma prose. Je lui donne ma
-démission; qu'il cherche ses plaisirs ailleurs, qu'il appelle des rieurs
-moins las et des amuseurs moins ennuyés!
-
-«--Quoi! vous n'écrirez plus?
-
-«--Non.
-
-«--Sérieusement, vous ne voulez plus rien mettre sous presse?
-
-«--Excepté les lettres de part que nous expédierons dans huit jours.
-
-«--Votre parole d'honneur?
-
-«--Mon cher monsieur, la parole d'un honnête homme est toujours parole
-d'honneur.
-
-«--J'en prends acte, mon digne ami!
-
-«Que ne puis-je te dessiner les mille grimaces de contentement qui
-ridaient sa petite figure? J'ai fait un heureux marché, car, entre nous,
-je n'attendais qu'une occasion pour donner la littérature au diable.
-Quand je retourne la tête vers mon passé, je ne vois que sottises en
-action, en parole et en écriture. Et dire que je me suis cru poussé vers
-cette ornière par une espèce de vocation! Mon cher, il n'y a qu'un
-chemin dans la vie qui ne soit pas un casse-cou, c'est celui où je
-compte me promener trente ans de suite dans une calèche à huit ressorts
-avec Hortense. Aimer, être aimé, vivre en joie, lorgner
-philosophiquement les vices et les ridicules d'autrui, voilà le seul lot
-enviable. Tu n'en crois rien? attends. Tu es jeune, l'ergot te démange,
-tu hérisses la crête en aiguisant ton bec: va, mon bonhomme, jette ton
-feu; mais si l'occasion se rencontre à mi-route, fais comme moi, suis
-l'exemple de celui qui, pouvant devenir un fameux coq de combat, a
-choisi d'être un coq en pâte.
-
-«ÉTIENNE.»
-
-
-Cette lettre aurait dû me réjouir à plus d'un titre: elle m'ouvrait les
-portes les mieux closes, elle me rassurait sur les sentiments d'un ami,
-elle rendait justice à mon diagnostic, elle m'instituait en quelque
-sorte le légataire spirituel d'un vivant, puisque seul à Paris je
-pouvais annoncer et commenter la retraite d'Étienne. Cependant j'en fus
-atterré.
-
-Peu m'importait de le savoir circonvenu et même dépouillé par ce vieux
-malin de Bersac: les affaires ne sont que les affaires, c'est-à-dire un
-détail de troisième ordre dans la vie des êtres pensants; mais qu'un
-homme d'avenir eût abdiqué son art, soit volontairement par dégoût, soit
-par faiblesse pour lever les scrupules d'une famille inepte, voilà ce
-qui me crevait le coeur. Si personne ne lui avait fait une condition de
-ce renoncement, il était véritablement à plaindre. C'était sans doute la
-fatigue des derniers mois qui le portait à se croire épuisé; mais que
-penser de lui, s'il avait sacrifié l'art aux exigences des Bersac,
-échangé tous ses droits à la gloire des lentilles de Bellombre? L'amour
-même n'excusait qu'à demi la honte d'un tel marché; je me demandai
-sérieusement si Étienne déserteur des lettres et traître à son propre
-talent, méritait encore l'estime.
-
-Le temps et la réflexion me rassurèrent un peu. Comment la veuve
-s'est-elle éprise du brillant écrivain? A force de le lire. Puisqu'elle
-aime ce beau talent, elle ne peut pas sans une contradiction monstrueuse
-en exiger le sacrifice. Le petit Célestin lui-même, tout marguiller
-qu'il est, ne doit pas souhaiter qu'un homme comme Étienne se coiffe de
-l'éteignoir. L'ex-notaire, l'ex-journaliste, l'ex-poétereau,
-l'ex-Bagotin, a conservé au fond du coeur un certain respect pour les
-lettres. Et quand même la femme, la famille et la province uniraient
-tous leurs efforts pour étouffer un esprit supérieur, quand il se
-prêterait docilement à ce meurtre, est-il maître de rester stérile et de
-ne point produire les chefs-d'oeuvre qui sont en lui? Non, les fruits du
-génie, comme les fruits du corps humain, éclosent malgré tout lorsqu'ils
-sont arrivés à terme: livres, enfants, naissent au jour marqué par la
-nature; ni l'auteur ni la mère ne sauraient retarder d'une minute cette
-heureuse fatalité. Les grands hommes blasés qui nous disent: «J'ai le
-cerveau plein de chefs-d'oeuvre, et je tiens la porte fermée,»
-pourraient laisser la porte ouverte impunément.
-
-Je fis publier les détails qu'Étienne m'avait confiés à cet usage, mais
-je me gardai de répandre le bruit de son abdication. Tout Paris admira
-le bon goût et l'esprit de cette provinciale qui se donnait le luxe
-d'enrichir un homme supérieur. Les journaux prophétisèrent que le grand
-producteur, libre enfin de tout souci, allait se concentrer dans
-quelques oeuvres capitales; mais la rédaction des lettres de part étonna
-les confrères et les amis du marié. En voici la teneur exacte:
-
-«M. Étienne a l'honneur de vous faire part de son mariage avec Mme
-Hortense de Garennes, veuve de M. Bersac aîné.»
-
-«M. et Mme Bersac jeune ont l'honneur de vous faire part du mariage de
-Mme Hortense de Garennes, veuve de M. Bersac aîné, ancien juge au
-tribunal de commerce, ancien membre du conseil d'arrondissement, leur
-belle-soeur, avec M. Étienne, propriétaire et rentier en cette ville.»
-
-
-III
-
-Étienne débarqua le lundi matin vers cinq heures dans la grande petite
-ville où il pensait finir ses jours. Le mariage civil et religieux était
-fixé au lendemain; Hortense arrivait le soir même par le train-poste
-sous l'escorte des deux Bersac. Ces pontifes avaient décidé qu'un futur
-ne peut voyager avec sa fiancée, et l'écrivain prit les devants en vertu
-de ce principe, qu'un galant homme doit toujours être le premier sur le
-terrain.
-
-L'omnibus du chemin de fer le conduisit avec ses bagages à l'hôtel des
-_Ambassadeurs_. En moins de dix minutes, l'illustre Parisien fut
-installé dans un bel appartement au premier étage, sur la grand'rue, et
-couché dans un lit moelleux, élastique, parfumé d'une honnête et franche
-odeur de lessive provinciale. Deux heures de repos par-dessus le solide
-à-compte qu'il avait pris dans son coupé lui rafraîchirent le corps et
-l'esprit; il rêva qu'il était papillon dans une prairie, qu'il cueillait
-les fleurs les plus belles et que son bouquet printanier, noué d'une
-faveur bleue, ressemblait à Mlle Jouassin, de la Comédie-Française. La
-joie ou la surprise l'éveilla; il vit une chambre inconnue, un rayon de
-soleil où dansaient des millions d'atomes, et trois ou quatre malles
-entassées dans un coin. Peu à peu ses idées se fixèrent; il se rappela
-qu'il était un voyageur détaché de tout ce qu'il avait connu, pratiqué,
-aimé, et en route pour une vie nouvelle. «Tout ce que je possède est
-ici, je ne laisse rien derrière moi, pas même un créancier.» A cette
-sensation de liberté absolue succéda la pensée d'Hortense et de
-l'engagement irrévocable qu'il allait prendre: «Dans vingt et quelques
-heures, je ne m'appartiendrai plus.» Il ne s'effraya point de cette
-perspective; l'abandon de lui-même entraînait une réciprocité qui lui
-parut consolante. Posséder une jeune et jolie femme qu'on adore,
-n'est-ce pas le bonheur dans son plein, la fin dernière de tous les
-romans? Mais jouir par surcroît du bien-être, de l'abondance, du luxe,
-de l'éclat, de la considération, du loisir, voilà une réalité qui corse
-agréablement l'idéal; la poésie se double et s'étoffe de bonne prose
-bien solide.
-
-Étienne s'élança hors du lit sur un air d'opéra-bouffe.
-
- Ne rien faire,
- Qu'aimer et plaire!
-
-A son premier coup de sonnette, il vit accourir un garçon qui l'admirait
-sans doute par ouï-dire, mais dont les yeux en boule et l'empressement
-effaré ne laissèrent pas que de flatter son amour-propre. Chaque mot,
-chaque geste de cet indigène, et même ses maladresses les plus lourdes,
-semblaient dire: «Ah! monsieur! quel honneur pour nous!»
-
-Il n'est si grand seigneur qui ne flaire de bon appétit l'encens des
-patauds. Étienne ne s'offensa point de la curiosité qui s'éveillait
-partout sur son passage. Tout en flânant par les rues, à la mode de
-Paris, il ruminait ce vers d'Horace: «Il est doux de se voir montré au
-doigt et d'entendre dire: «C'est lui!» Sa gloire l'avait précédé; on
-l'attendait, on le guettait, le libraire de la rue Impériale s'était
-comme pavoisé en étalant _Silva_, _Marius et Marie_, _le Prisonnier_,
-_le Fiel de Colombe_, _Hippolyte II_, _les Soirées de Scutari_, _Ivan_,
-_Jacqueline_, les bons livres d'Étienne et ses drames applaudis. Son
-portrait était au premier plan chez les papetiers de tous étages,
-quelques passants le saluèrent; un mendiant lui dit: «Monsieur Étienne!»
-et gagna de ce coup une pièce de cinq francs. Il semblait que cette
-préfecture de trente-cinq mille âmes attendît un messie, et que ce
-messie fût lui.
-
-Au sortir de l'auberge, il avait refusé de prendre un guide: coquetterie
-de touriste! C'est ainsi qu'il s'était jeté à corps perdu dans les
-villes les plus inextricables de l'Europe, Rome, Séville, Prague et
-Constantinople. Il ne lui fallut pas un quart d'heure pour trouver la
-rue des Murs, ce petit faubourg Saint-Germain où Hortense avait son
-hôtel, et Célestin son ermitage. L'hôtel Bersac était un des plus beaux
-de la ville, bâti dans les derniers temps du Roi Bien-Aimé par
-l'intendant de la province. Un nombreux domestique lessivait les
-fenêtres, époussetait les meubles, accrochait les rideaux. Sous le
-portail, un cocher d'aspect vénérable achevait la toilette d'un landau
-presque neuf, tandis que deux chevaux du Mecklembourg, graves et
-solennels comme des conseillers auliques, revenaient de leur promenade
-du matin. En bonne conscience, Étienne s'avoua qu'il ne pouvait guère
-rêver mieux. Même à Paris, vers la rue de Varennes, il eût fallu marcher
-longtemps pour compter vingt hôtels de plus grand air et de plus digne
-apparence. La façade était large et les étages élevés. Point de jardin
-pourtant, mais une vaste cour plantée de robiniers séculaires. Pour peu
-que le château de Bellombre se rapportât à la maison de ville, le plus
-exigeant des poètes avait deux logis à souhait pour ses hivers et ses
-étés.
-
-Il put rêver et circuler à l'aise autour de ce petit palais qui
-appartenait en propre à sa femme, et dont un bon contrat lui assurait
-l'usufruit. Nul importun ne vint traverser sa méditation; le faubourg
-Saint-Germain est discret, même en province. «Décidément, pensait-il,
-j'aborde au port de la véritable vie après un long voyage sur des océans
-de papier peint.» Lorsqu'il se transportait en imagination au milieu de
-ce grand Paris qu'il avait quitté la veille, il n'y voyait qu'un
-tohu-bohu de choses ruineuses et méprisables, un troupeau de viveurs
-cosmopolites tondu par une horde de nomades affamés, un combat de
-vanités stupides, d'avidités sans pudeur, d'ambitions sans principes;
-point de repos, point de bonheur, point d'amour et presque plus
-d'esprit; la conversation éteinte faute de loisir, les salons désertés
-pour l'écurie, le tripot et le fumoir; les femmes presque aussi
-affairées que les hommes, les mondes mélangés et confondus, les
-duchesses et les drôlesses parlant le même argot et affublées des mêmes
-chiffons, les bourgeois eux-mêmes corrompus par la rage de paraître,
-l'universalité des gens entraînée à manger son capital avec ses revenus;
-les épargnes du passé et les réserves de l'avenir fondues, volatilisées,
-anéanties dans ce creuset surchauffé où l'on jette bon an mal an dix
-milliards, la grande moitié du revenu national. C'est la province qui
-produit et Paris qui consomme; on ne travaille, on ne pense, on ne
-cause, on n'aime, on ne vit qu'à cent lieues de ce foyer destructeur.
-Heureux les peuples qui n'ont pas de capitale! Quand reviendra le temps
-où les villes de dix mille âmes se suffisaient le plus agréablement du
-monde, où une société polie, lettrée, galante et gaie vivait sur
-elle-même dans chaque petit coin, et n'attendait ni ses idées, ni ses
-passions, ni ses ridicules par le courrier de Paris?
-
-L'heure du déjeuner interrompit le monologue; Étienne retourna d'un pas
-léger vers son gîte d'un jour. Chemin faisant, il découvrit dans une rue
-écartée une petite plaque de cuivre où l'on pouvait lire ces simples
-mots: MOINE PÈRE ET FILS, _successeurs de Bersac aîné_. La maison, de
-belle apparence, avait l'air discret d'un bureau et ne sentait nullement
-la boutique. Ce détail lui fut agréable; il vit avec un plaisir enfantin
-que son précurseur n'était pas un marchand de la dernière catégorie,
-mais une sorte de commissionnaire au niveau des agents de change et des
-banquiers de la ville.
-
-On lui servit un excellent repas à table d'hôte; l'aubergiste lui
-prodigua mille attentions personnelles, et lui versa d'un vin que
-l'empereur avait apprécié, disait-on, dans son voyage de 1853. La
-curiosité respectueuse de vingt-cinq ou trente convives n'incommoda
-nullement M. Étienne; je crois même qu'il en fut un peu flatté. Comme il
-achevait son dessert, on vint lui dire que le préfet, M. de Giboyeux,
-l'attendait au premier étage. Il remonta chez lui, et trouva dans son
-petit salon un homme de cinquante ans, fort aimable, qui avait traversé
-le journalisme après 1830, et qui s'autorisait du nom d'homme de lettres
-pour présenter ses hommages au nouvel astre du département.
-
-Tout administrateur qui connaît son métier, fait l'éloge du pays qu'il
-habite et dit le plus grand bien de la population, quoiqu'il soit
-toujours en instance pour obtenir son changement. Le préfet ne manqua
-point à ce devoir, il célébra la générosité du conseil général qui lui
-avait fait bâtir un palais de deux millions et demi, où son ménage de
-garçon dansait comme une noisette dans un tambour. On peut croire qu'il
-n'oublia point de vanter Mme Bersac et toute la famille, y compris le
-vieil ultramontain Célestin, que l'administration aimait peu, mais
-qu'elle vénérait pour ses vertus et pour son influence. Le comte de
-Giboyeux, que le tracas des élections prochaines empêchait parfois de
-dormir, fit mille avances au bon Étienne. Il insinua doucement que le
-député sud-est de la ville était vieux, incapable et médiocrement
-populaire. Les électeurs l'avaient nommé sous le bâton; encore
-n'avait-il obtenu que 110 voix de majorité. Si un homme riche, célèbre,
-appuyé par le camp des Bersac, voulait s'entendre avec la préfecture, sa
-nomination ne faisait pas l'ombre d'un doute. «Mais, dit Étienne, je me
-soucie fort peu de la politique, et je n'en sais pas le premier
-mot.--Justement! c'est dans l'élite des indifférents et des sceptiques
-qu'on recrute les bonnes majorités.»
-
-Resté seul, il nota ses impressions et commença le mémorandum détaillé
-de sa nouvelle existence. Je possède ce cahier, fort décousu par
-malheur, et plein de lacunes énormes. Sur les deux heures, il s'aperçut
-que le soleil s'était voilé, et que la pluie, une vraie pluie atlantique
-comme on n'en voit que dans nos départements de l'Ouest, lavait les
-toits et les pavés à grande eau. Impossible de mettre un pied dehors, et
-les Bersac n'arrivaient qu'à six heures. Comme il était parti le soir,
-il n'avait pris aucune provision de lecture, si ce n'est l'itinéraire
-des chemins de fer. Il sonna pour avoir des journaux; un garçon de
-l'hôtel en apporta cinq ou six qui lui parurent vieux d'un an,
-quoiqu'ils fussent de l'avant-veille. L'ennui le prit; ces natures
-pétulantes supportent malaisément trois ou quatre heures d'inaction. Il
-se mit à marcher de la porte à la fenêtre et de la fenêtre à la porte,
-comme un factionnaire ou un prisonnier. La pendule marchait aussi, mais
-lentement; il s'avisa que les minutes de province pourraient bien être
-un peu plus longues que celles de Paris. A coup sûr, la pluie de Paris
-était moins monotone, moins obstinée, moins insolente que ce déluge
-départemental. «J'ai vu tomber l'eau quelquefois, mais sans y prendre
-garde: on causait, on riait, les amis entraient et sortaient; au pis
-aller, j'ouvrais un livre ou je regardais un tableau. Si la mélancolie
-avait été trop forte, je me serais fait conduire au cercle ou chez Anna.
-Le soir, à l'heure des spectacles, il peut pleuvoir à cuveaux sans que
-personne en sache rien, sauf les cochers et les sergents de ville.»
-
-A force d'écarter les rideaux, il découvrit son pendant de l'autre côté
-de la rue. C'était un homme de soixante à soixante-cinq ans, peut-être
-un ancien colonel, qui logeait en face de l'hôtel, au premier étage:
-haute taille, forte corpulence, cheveux blancs taillés en brosse,
-moustache hérissée, pas d'autre vêtement qu'un pantalon soutenu par des
-bretelles de tapisserie et un col noir bouclé sur la nuque.
-L'appartement semblait vaste et riche, mais le pauvre guerrier en
-retraite jouissait visiblement peu de ses confortables loisirs. Il
-circulait à grandes enjambées dans une demi-douzaine de chambres,
-s'arrêtait méthodiquement à la même fenêtre, appuyait la main droite au
-même carreau, jouait un air très-court, le boute-selle ou _la
-Casquette_, bâillait copieusement et esquissait une pirouette sur le
-talon droit. Tous les quarts d'heure, il prenait une grosse pipe,
-l'allumait avec du papier, se jetait dans un fauteuil, aspirait cinq ou
-six bouffées, entr'ouvrait la fenêtre et secouait la cendre sur le
-trottoir.
-
-Ce manége finit par exaspérer Étienne. «Quoi! pensait-il, voilà un homme
-qui a été jeune, fringant, ambitieux tout comme un autre; il a rêvé
-gloire et victoire, on trouverait peut-être à son dossier une action
-héroïque, enterrée dans les cartons du ministère; il n'a pas l'air d'un
-sot, il paraît avoir de quoi vivre, et il végètera jusqu'à son dernier
-jour dans cet étroit ennui de la province comme un chêne dans un pot de
-fleur! Eh! va-t'en donc à Paris, grosse bête!»
-
-Or, comme il ne manquait pas de logique, il opéra au même instant un
-retour sur lui-même. «Et moi! que viens-je chercher ici? Ce que je gagne
-à quitter Paris vaut-il ce que j'y laisse? Qu'adviendra-t-il du pauvre
-Étienne dans dix ans, et peut-être plus tôt? Combien faut-il de jours de
-pluie pour réduire un esprit valide à ce néant moral que le bâilleur
-d'en face exprime à la façon des huîtres? Si je me sauvais? Il en est
-temps encore; rien de conclu, liberté réciproque. Quel tapage à Paris!
-Le soir même où tous les journaux...! Les gens qui me rencontreraient
-sur le boulevard se frotteraient les yeux. Pour bien faire, il faudrait
-se cacher jusqu'à neuf ou dix heures et apparaître en plein foyer de la
-Comédie-Française. Vous! Lui! Toi! Tableau. Quelle aventure! Oui, mes
-enfants, je suis des vôtres pour la vie, et je lirai cinq actes le mois
-prochain!»
-
-Son esprit se complut tellement au détail de cette hypothèse, qu'il
-oublia le colonel, la pendule, la pluie et tout. Lorsque l'hôte lui
-cria: «Monsieur, le train arrive en gare dans vingt minutes!» il
-s'aperçut qu'il avait dormi en plein jour. C'était bien la première fois
-depuis trente ans et plus. Il secoua ses dernières illusions de
-célibataire et courut au-devant d'Hortense. La famille Bersac s'était
-accrue, chemin faisant, du cousin George, commandant aux chasseurs à
-pied. Étienne ouvrait la bouche pour remontrer aux vieux Bersac qu'une
-veuve ferait mieux de voyager avec son futur qu'avec un prétendant
-évincé; mais il fut désarmé par l'accueil amoureux d'Hortense et par
-l'air honnête du cousin, qui se mariait lui-même dans un mois, après
-l'inspection générale.
-
-On se fit conduire en droiture au logis de M. Célestin, où l'on dîna
-parfaitement, entre soi, sans cérémonie. Quelques notables de la ville,
-la fine fleur des bien pensants, dix personnes au plus, hommes et
-femmes, arrivèrent à neuf heures pour prendre le thé. L'élément féminin
-laissait à dire, mais les hommes de ce parti n'étaient pas aussi
-grotesques qu'Étienne l'avait supposé. Ils le choyèrent à qui mieux
-mieux, et lui firent entendre qu'on serait tout à lui s'il se livrait
-tout entier, s'il se rangeait aux bons principes, et s'il rompait
-loyalement avec cette littérature légère qui ne respecte ni le trône ni
-l'autel. «Messieurs, dit Bersac jeune, j'ai sa parole d'honneur, je
-réponds de lui comme de moi-même.»
-
-Étienne eût donné de bon coeur les compliments de ce sénat pour trois
-minutes de tête-à-tête avec sa femme, mais la surveillance obstinée des
-Bersac suivit les amants jusqu'au bout. On profita d'une embellie pour
-reconduire processionnellement la jeune veuve à son logis, et plusieurs
-gardes du corps en jupons l'escortèrent jusque dans sa chambre, tandis
-que le choeur des vieillards ramenait Étienne à l'hôtel. Dirai-je qu'il
-s'éveilla cent fois pour une et qu'il accusa le soleil de s'oublier
-derrière l'horizon? Le jour parut enfin, et les voitures de gala
-roulèrent par la ville, et le maire ceignit son écharpe en répétant les
-quatre mots d'allocution qu'il comptait improviser, et les quatre
-témoins choisis par Célestin Bersac soignèrent leur noeud de cravate,
-tandis qu'Étienne s'habillait en trépignant, et que six caméristes
-volontaires, recrutées parmi le meilleur monde, piquaient un cent
-d'épingles dans Hortense.
-
-L'acte du mariage civil, si grand dans sa simplicité, émut profondément
-les hommes et fit sourire les femmes qui réservaient leur émotion pour
-l'église. On partit pour la cathédrale au bruit des cloches sonnant à
-toute volée; on descendit au milieu de l'inévitable racaille; Étienne
-saisit au vol les commentaires des vagabonds et des mendiants: «Belle
-femme, eh! Baptiste? j'en voudrais bien pour moi.
-
---C'est-il ce grand-là qui l'épouse? Elle en a pris pour son argent.
-
---Tous les auteurs de Paris sont de la noce.
-
---Faites-moi voir Alexandre Dumas.
-
---Ça doit être ce petit blond.
-
---La charité, mon beau monsieur, je prierai Dieu qu'il vous donne la
-demi-douzaine!»
-
-Après la messe et pendant le brouhaha de la sacristie, Bersac jeune
-embrassa Étienne avec effusion. «Ah! mon ami, lui dit-il, vous avez
-abjuré vos erreurs en pliant le genou devant nos saints autels!
-
---Cher monsieur, répondit Étienne, je me suis déchaussé autrefois pour
-entrer à Sainte-Sophie, il le fallait! mais cela ne m'a pas rendu
-musulman.»
-
-Le cortége nuptial partit directement pour Bellombre, où les gens de Mme
-Étienne avaient dressé un grand couvert. Les seigneurs du château furent
-reçus à l'entrée du village par le curé de Saint-Maurice, le maire et
-les trente-deux pompiers, musique en tête. L'autorité ne fut pas trop
-gauche, et la fanfare des pompiers réserva ses plus fausses notes pour
-le bal du soir. Le curé, bonhomme tout rond, mais fin matois s'il en
-fut, pria M. Étienne d'excuser le délabrement d'une pauvre église
-décapitée par le vandalisme révolutionnaire; il insinua que tôt ou tard
-la haute munificence de quelque châtelain relèverait le clocher de la
-paroisse. En attendant, l'homme de Dieu se laissa conduire au château
-avec le maire, et prit sa bonne part du dîner.
-
-Tout se passa le mieux du monde, le repas fut plus gai qu'on n'aurait pu
-le prédire, car les têtes chauves y figuraient en grande majorité.
-Étienne reconnut que l'on peut vieillir en province sans tourner à
-l'aigre. Un ancien magistrat, svelte et propret, détailla fort joliment
-une ariette que Mozart lui avait apprise en 1786. Et comme on s'étonnait
-qu'il eût si bien gardé un souvenir de sa première enfance, il répondit
-en se rengorgeant: «Mais, madame, en 86 j'avais seize ans, l'âge de
-Chérubin et quelque peu de son caractère!»
-
-A la chute du jour, invités et villageois se réunirent sur la pelouse.
-Hortense ouvrit le bal avec le capitaine des pompiers, et Étienne avec
-la femme du maire. Ce divertissement profane n'effaroucha nullement le
-bon curé. Comme Étienne le félicitait de sa tolérance, il s'écria: «Nous
-prenez-vous pour des gens du moyen âge? L'Église a fait de grands
-progrès, tout immuable qu'on la dit. Soyez chrétiens, respectez nos
-dogmes, soumettez-vous à notre autorité, et l'on vous tient quittes du
-reste. Mille millions de rigodons font moins de tort à Dieu qu'une ligne
-de Voltaire.»
-
-Le temps courait grand train pour les danseurs de tout âge et de tout
-étage, Étienne et sa femme exceptés. Ils s'échappèrent enfin vers dix
-heures et gagnèrent une vaste chambre où les serviteurs du défunt,
-restés en place, avaient laissé le portrait de leur maître. L'heureux
-époux n'y prit pas garde; mais le lendemain matin, tandis que la jolie
-tête d'Hortense reposait sur l'oreiller, il devina Bersac sous la toque
-et la robe d'un juge consulaire. Il se leva sans bruit, salua gravement
-l'image du bonhomme et lui dit _in petto_: «Merci, monsieur, de m'avoir
-légué, sinon une jeune fille, du moins une femme aussi chaste que belle;
-vous étiez un vieillard honnête et délicat.»
-
-
-IV
-
-Le cahier manuscrit que je copie, en l'abrégeant, s'arrête au lendemain
-du mariage pour reprendre en janvier suivant; c'est une lacune d'environ
-cinq mois. Nul doute que la lune de miel n'ait été sereine et radieuse.
-Quelques papiers épars qui datent probablement de cette époque, nous
-révèlent les manies du premier mari, les étonnements d'Étienne et la
-docilité d'Hortense.
-
-Bellombre, situé à trois lieues de la ville, dans un pays charmant,
-datait du règne de Louis XIII. M. Bersac avait gâté le parc à grands
-frais pour y tracer des lignes droites; il avait rebâti, Dieu sait
-comme, les deux ailes du château. Tout le meuble était riche et moderne,
-acajou et lampas, dans le style _cossu_ de 1835. A l'entrée de chaque
-pièce, on lisait sur une pancarte l'inventaire et le prix des effets et
-meubles meublants contenus en icelle. Le travail quotidien de chaque
-domestique était minutieusement distribué par un règlement spécial.
-Madame devait livrer au cordon bleu chaque dimanche, après vêpres, tous
-les menus de la semaine; la femme de charge avait ordre de changer le
-linge des maîtres le samedi et le mercredi soir, ni plus ni moins. La
-porcelaine et les cristaux de tous les jours étaient sous la
-responsabilité du valet de chambre, ainsi que le plaqué d'argent qui
-servait en semaine; les dimanches et jours fériés, madame délivrait
-elle-même l'argenterie et les services de luxe; elle devait enfermer la
-vaisselle dans la salle à manger lorsqu'on passerait au salon, et
-n'ouvrir que le lendemain matin à six heures l'hiver, à cinq heures
-l'été, pour que tout fût lavé, mis en état et serré devant elle. Un des
-premiers actes d'Étienne fut de jeter les règlements au feu, et madame,
-qui les observait par obéissance posthume, ne paraît pas avoir plaidé
-leur cause.
-
-Bersac aîné jeûnait ou s'abstenait de viande, toutes et quantes fois
-l'Église le prescrit, quoiqu'il eût des dispenses plein les poches. Il
-imposait son régime à la jeune femme, qui du reste en avait fait
-l'apprentissage au couvent. Hortense n'essaya pas de rien changer aux
-habitudes d'Étienne, et comme il eut l'esprit de ne point discuter les
-macérations qu'elle s'infligeait, elle s'en désaccoutuma peu à peu sans
-mot dire. Une tolérance réciproque les conduisit bientôt, l'amour
-aidant, à vivre et à penser comme une seule et même personne, ce qui est
-l'idéal du ménage.
-
-Comme don de joyeux avénement, Étienne offrit une pompe de mille écus à
-la commune de Saint-Maurice, et Hortense une cloche. Le bon curé
-préférait hautement un clocher, mais Étienne reconnut, après une
-enquête, que les vandales de 93 étaient calomniés dans la paroisse; le
-clocher détruit n'avait jamais existé qu'en projet, et ce projet, rédigé
-par un architecte économe, s'élevait au minimum de quarante mille
-francs.
-
-Rien n'indique que l'auteur de _Jacqueline_ et de _Silva_ ait regretté
-pendant ces six mois les plaisirs, les fatigues et les angoisses de la
-vie littéraire. Non-seulement il oublia d'écrire, mais s'il lut
-quelquefois, ce fut dans le petit coeur de son excellente femme, et il y
-prit plus d'intérêt qu'au meilleur roman.
-
-Aux approches de Noël, il se fit envoyer des livres et s'abonna à cinq
-ou six journaux et revues. Les soirées étaient décidément trop longues
-pour qu'on les passât tout entières à mirer deux yeux dans deux yeux. Un
-hiver assez doux, mais humide et sombre, interdisait les plaisirs et les
-occupations du dehors. Restait la conversation comme unique ressource,
-mais il arrive toujours un moment où les âmes les mieux assorties n'ont
-plus rien à se dire qu'elles n'aient répété cent fois. Étienne lut avec
-Hortense; il permit à quelques grands esprits d'intervenir en tiers dans
-l'heureux tête-à-tête. La jeune femme, comme toutes celles qui ont passé
-au laminoir des couvents, était d'une ignorance incroyable. La
-demi-liberté du mariage l'avait conduite à feuilleter les auteurs à la
-mode; mais des chefs-d'oeuvre immortels qui sont le patrimoine du genre
-humain, elle savait à peine le titre. Elle s'intéressa passionnément à
-ces hautes études qui élargissaient son horizon et complétaient son être
-moral; néanmoins, ayant observé qu'Étienne ne pouvait lire à haute voix
-sans bâiller toutes les dix lignes, elle lui proposa spontanément de
-revenir à la ville.
-
-On fêta leur retour; les maisons les plus considérables se disputaient
-le plaisir de les traiter. Étienne alla partout avec sa femme, qui
-grillait de le produire et de s'en faire honneur. Il fit autant de frais
-pour ces provinciaux que pour les plus fins connaisseurs de Paris. La
-réputation d'homme brillant qui l'avait précédé se confirma et
-s'étendit; ce fut un vrai triomphe. Non content de se faire admirer, il
-se complétait par l'étude d'un monde inconnu. Dans les salons, au
-théâtre, au cercle, il notait mille détails intéressants qu'il n'aurait
-pas remarqués un an plus tard. L'étude a sa lune de miel comme le
-mariage; nous ne percevons vivement que ce qui nous est nouveau. Les
-singularités des moeurs et des caractères nous échappent du jour où
-elles ne nous étonnent plus. Pendant un mois ou deux, Étienne écrivit
-tous les soirs, tantôt un simple mot, plus souvent des pages entières;
-mais Hortense crut voir qu'il était moins pétillant au logis que dans le
-monde. Ce cerveau si riche et si fécond avait-il besoin des excitations
-de l'amour-propre pour s'ouvrir? Était-ce l'ombre de la maison Bersac et
-ce milieu vulgaire, sénile et froid qui le glaçait? L'intérieur de
-l'hôtel, à vrai dire, était sinistre. Les grands appartements tendus de
-papiers à ramages, le mobilier riche et banal, les portraits de feu
-Bersac, qui semblait avoir porté loin le culte de sa laideur, le service
-grognon des ministres de l'ancien règne qui protestaient tout bas contre
-les gaspillages du nouveau train, tout cela devait assombrir l'humeur
-d'un Parisien, d'un artiste et d'un dandy. Hortense, avec cette
-intuition qui est le génie des femmes aimantes, devina la tristesse et
-la pauvreté des splendeurs qui l'avaient éblouie au sortir du couvent.
-Aussitôt éclairée, elle se mit à l'oeuvre. Sans consulter Étienne, elle
-envoya chez Célestin les portraits de son vénérable frère; elle congédia
-les domestiques un à un, sous divers prétextes, en assurant le sort des
-plus méritants; elle choisit des gens d'un air et d'un service moins
-surannés. Étienne fut surpris et charmé de voir apparaître un matin son
-ancien valet de chambre; madame l'avait déniché à distance et repris
-sans marchander les gages. La livrée du défunt, qui semblait empruntée à
-un orchestre de la foire, fit place à une tenue très-simple et du
-meilleur goût. Un petit coupé et un duc, l'un et l'autre au chiffre
-d'Étienne, arrivèrent de Paris avec une paire de chevaux neufs qui
-avaient du sang anglais dans les veines; on repeignit le landau pour les
-sorties de gala: il était moderne et de bonne fabrique. Tous ces
-changements s'accomplirent en un tour de main, comme dans les féeries.
-
-Le difficile était de décorer et de meubler la maison de manière à
-contenter un délicat. Ah! si la pauvre femme avait pu rassembler d'un
-coup de baguette toutes les belles choses qui l'avaient éblouie dans
-certain appartement de la Chaussée d'Antin! elle aurait vendu la maison
-pour reconquérir ce mobilier et installer Étienne dans un milieu créé
-par lui-même; mais l'enchère avait tout dispersé aux quatre coins de
-l'Europe. Un jour, naïvement, elle entra chez le marchand de curiosités,
-y prit deux bahuts et quelques douzaines de faïences, fit transporter le
-tout dans sa salle à manger et guetta, le coeur en suspens, l'arrivée
-d'Étienne.
-
-«Eh quoi! dit-il, ma pauvre enfant, tu t'es donné la peine de faire
-descendre ces vieilleries? Elles étaient si bien au grenier!
-
---Mais ce sont des antiquités, mon ami. J'avais cru te faire plaisir en
-les achetant, parce que la maison, je le sens bien, n'est pas très-gaie,
-et... si nous pouvions refaire un mobilier comme celui que tu n'as
-plus...»
-
-Il embrassa la chère créature et demanda pardon de sa brutalité.
-
-«Mais, ajouta-t-il, les beaux jours du bric-à-brac sont finis. La fureur
-des vieux meubles mal assortis était une vraie maladie; j'ai passé par
-là comme tant d'autres, et, tout connaisseur que j'étais, il m'en a
-cuit. Ma vente a remboursé bien juste les prix d'acquisition, et
-pourtant j'avais acheté au bon moment. J'ai donc consommé par les yeux
-quinze années d'intérêts, qui pouvaient doubler le capital, et, de plus,
-j'ai été mal installé, mal couché, mal assis, esclave d'un tas de choses
-anguleuses. Le mobilier doit être fait pour l'homme qui s'en sert, et un
-magasin encombré, comme celui que j'avais à Paris, est juste l'opposé
-d'un logement habitable.»
-
-Hortense le fit causer tant et si bien qu'elle finit par le comprendre.
-Elle lui soutira le nom d'un de ces artistes pratiques qui marient l'art
-et le confort dans les installations intelligentes de Paris, et quelques
-jours après cet entretien la maison fut prise d'assaut par les
-tapissiers et les peintres.
-
-Étienne prit un vif plaisir à préparer son nid lui-même, à discuter avec
-un architecte instruit, adroit, complet, les détails d'une habitation à
-souhait pour la commodité d'une vie heureuse. Il esquissa des plans,
-assortit des couleurs, dessina certains meubles, le lit entre autres,
-qui fut un vrai chef-d'oeuvre du genre. Le mobilier s'exécutait à Paris,
-mais il dirigea lui-même au jour le jour les décorateurs et les
-tapissiers qui travaillaient sur place. Jusqu'au printemps, la vieille
-maison glaciale fut remplie d'un désordre bruyant et gai. Les deux
-époux, cantonnés dans un petit logement sous les combles, comme un
-ménage d'étudiants, jouirent d'un bonheur inquiet, affairé, contraint et
-d'autant plus délicieux.
-
-Ils allaient tous les jours dans le monde, mais avec quel plaisir ils se
-retrouvaient chez eux! Jamais on n'avait ri de si bon coeur sous ce
-grand toit de plomb et d'ardoise. Étienne ne pouvait plus rester deux
-heures hors du logis; il suivait comme un enfant les mouvements alertes
-des ouvriers parisiens: cet homme que la fièvre du travail avait parfois
-transporté jusqu'au délire éprouvait une sensation neuve à suivre, les
-bras croisés, le travail d'autrui.
-
-Le bruit courut bientôt que M. et Mme Étienne se faisaient un intérieur
-comme on n'en avait jamais vu. Le petit Célestin s'alarma de cette
-nouvelle et voulut constater par ses yeux qu'on ne gaspillait pas son
-capital. Il fut amplement rassuré. Le cuir, la laine, la cretonne
-imprimée, remplaçaient à peu près partout les soieries de Lyon; l'or se
-montrait à peine çà et là, discrètement, pour rehausser quelques
-saillies; jamais le luxe n'avait fait un tel étalage de simplicité. Le
-bonhomme trouva tout à son gré, il ne chicana point sur les nouveaux
-projets d'Hortense, qui parlait d'emmener à Bellombre l'architecte et
-les ouvriers. Cette soumission de bon goût fut récompensée huit jours
-après; on lui remit un acte attestant que toutes les valeurs dont
-Hortense avait l'usufruit étaient transférées au nom du nu-propriétaire;
-son héritage était en sûreté!
-
-L'appartement fut prêt, meublé, livré à la fin de mai, au grand
-étonnement des ouvriers du cru, qui plantent un clou dans leur
-demi-journée. Le 6 juin, on pendit la crémaillère; il y eut un grand bal
-suivi d'un souper assis. La ville entière admira le beau style et le
-confort exquis de toute la demeure, et les convives du souper,
-quatre-vingts personnes environ, déclarèrent unanimement que la salle à
-manger, l'éclairage, les porcelaines, les cristaux, la cuisine de Mlle
-Madeleine et la cave de feu Bersac formaient un tout indivisible dont la
-perfection pouvait être égalée, mais non surpassée chez les rois. La
-cave, bien connue dans le département, contenait encore dix-sept mille
-bouteilles de vins choisis; il y en avait dix mille à Bellombre.
-L'heureux couple s'esquiva sur ce mémorable succès. Ce ne fut pas sans
-avoir invité le préfet et vingt autres personnes à l'ouverture de la
-chasse. Le château devait être régénéré d'ici là.
-
-Les trois mois suivants s'écoulèrent aussi rapidement qu'un dernier jour
-de vacances. Étienne et sa femme eurent beau se lever matin, la nuit les
-surprenait toujours à l'improviste; on n'avait pas eu même le temps de
-respirer. «Encore un jour passé! disait Hortense; un jour de moins à
-vivre, et la vie est si bonne avec toi!»
-
-On avait profité de leur long séjour à la ville pour corriger le style
-de certains bâtiments et ramener les deux ailes à l'unisson du grand
-corps de logis. Les terrassements du parc étaient faits, les routes
-serpentines tracées, les eaux vives encaissées entre des gazons neufs,
-le parterre dessiné, planté et fleuri. Il ne restait qu'à transformer
-les dedans, comme à la ville, mais dans un esprit tout différent. Chaque
-saison a son confort, et le beau d'une maison des champs est de donner
-pleine carrière aux plaisirs spéciaux de l'été. Peu ou point de
-tentures, les parois et les plafonds peints à l'huile, de jolis
-planchers de mélèze qui se lavent tous les huit jours; les meubles
-plutôt fermes que moelleux; ni bois sculptés, ni capitonnages, ni
-couleurs riches, mais de l'espace, de l'air et de la lumière à
-profusion. Autant de chambres qu'il se pourra, car il faut prévoir les
-invasions subites, mais la plus grande simplicité dans chacune: les
-invités n'y font que leur somme et leur toilette; le seul luxe à leur
-offrir chez eux est une surabondance de linge et d'eau. Tout le
-rez-de-chaussée, pour bien faire, doit être un terrain vague, consacré à
-la vie en commun. Les salons, la salle à manger, l'office, qui est un
-buffet permanent, le billard, la bibliothèque, le cabinet de chasse, la
-cuisine, sont de plain-pied pour qu'on circule à l'aise sans avoir même
-une porte à ouvrir. Tout est dallé, sauf les salons, où l'on pourra
-danser un soir ou l'autre; la cuisine est assez grandiose pour que dix
-chasseurs et leurs chiens se sèchent à la fois sous le manteau de la
-cheminée; elle est assez brillante de propreté pour que les élégantes de
-la maison viennent y faire un _plum-pudding_ ou un demi-cent de crêpes,
-si tel est leur bon plaisir. Étienne dirigea dans cet esprit hospitalier
-la transformation du château; il fit peu pour la montre, presque rien
-pour ses propres aises, énormément pour le bien-être de ses hôtes.
-
-De toute antiquité, M. et Mme Célestin passaient leurs étés à Bellombre.
-La femme colossale contrôlait les dépenses, l'ex-notaire donnait son
-coup d'oeil aux vendanges; tous deux, à temps perdu, jouaient un piquet
-formidable avec le curé de Saint-Maurice. La bonne Hortense, qui pensait
-à tout, s'avisa que ces braves gens seraient un peu bien effarés au
-milieu des élégances et des gaietés de septembre. Elle trouva moyen de
-les isoler sans les exclure, pour que ni l'un ni l'autre ne fût
-contraint de s'amuser plus qu'il ne voulait. On meubla pour eux seuls un
-ancien pavillon de garde, isolé sur la lisière du parc, à vingt pas du
-village, à quarante du presbytère. Hortense n'oublia ni les goûts des
-vieillards, ni leurs habitudes, ni leurs affections; ils furent entourés
-de mille et une reliques qui parlaient de Bersac aîné, et, pour ménager
-l'amour-propre du gnome, Étienne lui écrivit de sa main: «Bellombre vous
-appartient, mon cher beau-frère; nous n'en avons que la jouissance, et
-nous serons toujours heureux de la partager avec vous. Mais nous
-attendons quelques hôtes qui, j'en ai peur, feront du bruit, car ils
-sont presque tous plus jeunes que vous et moi. Quand vous voudrez dormir
-en paix loin du piano de ces dames et des fanfares de ces messieurs,
-rappelez-vous que vous possédez _hic et nunc_, en toute propriété,
-l'enclos et le pavillon des Coudrettes. Mme Étienne ne se réserve qu'un
-seul droit sur ce petit bien, c'est de vous y rendre ses devoirs et d'y
-faire porter tout ce qui vous peut être agréable. Inutile d'ajouter que
-votre appartement reste vôtre et que vos deux couverts seront toujours
-mis au château.» Célestin remercia le poète avec une émotion visible.
-«Vous me traitez, disait-il, en vieil enfant gâté.--Le beau mérite!
-répondit Hortense. Nous sommes si pleinement heureux que cela déborde de
-toutes parts.»
-
-Leur automne ne fut qu'une fête. La chasse, les vendanges, les
-excursions, les bals improvisés, les jeux de toute sorte, un joli
-mariage qui s'ébaucha dans une promenade en bateau, la grande pêche d'un
-étang voisin et cent autres distractions que j'oublie, tinrent la
-compagnie en joie jusqu'au milieu de novembre. Les invités partaient,
-revenaient, s'oubliaient, s'arrachaient au plaisir, retournaient aux
-affaires, et retombaient un matin à la grille du parc lorsqu'on ne les
-espérait plus. C'était un va-et-vient perpétuel entre la ville et le
-château; les domestiques passaient la moitié de leur vie à transporter
-des toilettes et des coiffures nouvelles; car les femmes faisaient
-assaut d'élégance, tandis que ces messieurs rivalisaient de bonne humeur
-et de bel appétit.
-
-Il se trouva, tout compte fait, que le beau monde de la ville avait
-défilé, pendant cette saison, sous les platanes de Bellombre. Or, les
-plaisirs de bon aloi vous laissent égayés pour un temps; à l'éclat des
-jours radieux succède un crépuscule aimable. Il suffit quelquefois d'un
-bal ou d'une promenade pour mettre la province en train. On a ri, on
-s'est rapproché, un sentiment de bienveillance universelle se répand
-d'une âme à l'autre comme une tache de miel ou de lait; le désir de
-continuer ou de recommencer la fête éveille les imaginations, stimule la
-fibre généreuse; c'est à qui rendra aux voisins l'accueil qu'il a reçu.
-Il n'y a plus d'avares ni de maussades; le bouchon des bouteilles part
-tout seul, les coffres-forts les mieux fermés s'ouvrent spontanément au
-milieu de la nuit, et les écus dansent en rond dans la chambre. Ces
-périodes de bon temps se prolongent par la force des choses, en vertu de
-l'impulsion première et de la gaieté acquise. Interrogez les vieillards
-de province; il n'y a pas une ville où l'on ne dise: «Nous nous sommes
-bien amusés telle année, et encore l'année d'après.»
-
-La petite capitale où régnait M. le comte de Giboyeux fut en liesse
-pendant trois ans, grâce à l'inauguration de Bellombre. L'hiver suivant
-ne fut qu'un chapelet de bals et de dîners priés; le théâtre eut tant de
-succès que le directeur ne fit point faillite, à son grand étonnement.
-On tira l'hiver en longueur, et l'on avança tant qu'on put les ébats de
-l'automne; il n'y eut pas de morte-saison pour les fanatiques du
-plaisir.
-
-Bellombre revit tous ses hôtes de l'an passé et beaucoup d'autres. La
-renommée du château s'était répandue au loin; il était convenu et prouvé
-dans un rayon de cent kilomètres que le plus généreux châtelain, le plus
-heureux mari, le causeur le plus gai, le buveur le plus franc, le
-cavalier le plus solide, le chasseur le plus triomphant et le meilleur
-garçon du monde était M. Étienne, homme de lettres converti. Chose
-incroyable, sa beauté persistante et son dandysme obstiné
-n'effarouchaient ni les prudes ni les jaloux. On le savait, on le voyait
-amoureux de sa femme et trop heureux pour souhaiter ou regretter la
-moindre chose.
-
-Si parfois la lecture d'une lettre ou d'un journal, l'analyse d'un livre
-nouveau, l'annonce d'une comédie en cinq actes, l'éloge d'un jeune
-auteur inconnu lui donnait un quart d'heure de mélancolie, Hortense
-était seule à le voir, et la tendre créature ne s'en ouvrait à personne,
-pas même à lui. Elle s'étonnait par moments qu'un puissant producteur
-comme Étienne fût resté plus de deux années sans écrire. Le fait est
-qu'il ne répondait pas même à ses amis et que sans ce _mémorandum_ où il
-jetait quelques lignes de temps à autre, on eût pu supposer qu'il avait
-peur du papier blanc. Elle l'excusait de son mieux: il se repose,
-pensait-elle. Après ce travail épuisant qui a précédé notre mariage,
-deux ans de récréation ne sont peut-être pas de trop. Et puis il m'aime
-tant! J'occupe tout son esprit aussi bien que son coeur; une autre idée
-pourrait-elle y trouver place sans me déloger quelque peu? Tout est
-bien.
-
-Les gens du monde qui fréquentaient sa maison ne se demandaient même pas
-pourquoi il n'était plus homme de lettres. Il leur semblait tout naturel
-qu'on n'écrivît ni pièces ni romans dès qu'on avait de quoi vivre et
-faire figure. La littérature aujourd'hui passe pour un métier comme un
-autre. A qui la faute? Je ne sais; peut-être aux sociétés littéraires et
-dramatiques qui remplissent les journaux de leurs débats mercantiles.
-Pourquoi donc un justiciable du tribunal de commerce, un marchand de
-papier noirci à tant la ligne continuerait-il le métier quand son
-affaire est faite? Les tailleurs de distinction se retirent après
-fortune, et les agents de change aussi. Quelques rares individus qui
-écrivent sans y être forcés font l'étonnement des provinces.
-
-Ce n'est pas que le vrai talent y soit moins admiré qu'à Paris. La
-jeunesse du chef-lieu s'honorait d'habiter la même ville qu'Étienne; on
-montrait sa maison aux étrangers, on achetait ses livres et on les lui
-apportait humblement pour qu'il signât son nom sur le faux titre;
-l'opinion le plaçait bien au-dessus de M. Laricot, ancien marchand de
-boeufs, qui était cependant trois fois plus riche et pas plus fier que
-lui.
-
-Lorsqu'on sut qu'il avait fixé le jour de sa rentrée en ville, la
-commission du théâtre, composée de neuf ou dix jeunes gens à la mode,
-organisa une solennité en son honneur. Elle invita le directeur à monter
-son drame de _Silva_; cinq décors neufs furent commandés pour la
-cérémonie. Toute la ville s'entendit pour garder le secret et lui
-ménager la surprise; l'_Impartial_, qu'il lisait à Bellombre, s'abstint
-d'annoncer le spectacle. La femme du receveur général invita les Étienne
-à dîner, sous prétexte que le déménagement devait renverser leur
-marmite; on amusa si bien le héros de la fête qu'il entra au théâtre,
-s'assit avec Hortense au premier rang d'une loge de face et vit lever le
-rideau sans remarquer que la salle était comble et éclairée _à giorno_.
-Ce ne fut pas avant la dixième réplique qu'il se tourna vers sa femme et
-lui dit:
-
-«Ah çà! que diable jouent-ils donc?
-
---_Silva_, mon ami.
-
---Tu le savais?
-
---Un peu.
-
---C'est une trahison! nous ne pouvons pas rester ici sans nous couvrir
-de ridicule!
-
---Tu n'assistais donc pas à tes pièces à Paris?
-
---Jamais en évidence, et d'ailleurs on ne me connaissait pas comme ici.
-Allons-nous-en!
-
---Ce serait faire affront à tous ces braves gens qui t'applaudissent de
-si bon coeur: écoute! D'ailleurs la loge est pleine, et ce sont nos
-meilleurs amis qui te retiennent prisonnier.»
-
-Il enrageait, mais que faire? Tout bien pesé, il résolut de mettre
-l'occasion à profit pour écouter sa pièce et se juger lui-même.
-
-_Silva_ est un drame bien fait, peut-être un peu trop oratoire, mais
-conduit d'une main ferme et plein de situations pathétiques. Ce n'est
-pas le premier succès; la pièce, dans sa primeur, eut quarante
-représentations, ce qui répond à cent aujourd'hui.
-
-La troupe du chef-lieu, qui n'était pas des pires, se surpassa dans
-cette occasion; elle se sentait soutenue et comme enlevée par la
-sympathie publique. On applaudissait à tour de bras les moindres
-tirades; on pleurait, on se mouchait, on criait: «Vive Étienne!» La loge
-de l'auteur ne désemplit pas un moment; amis et flatteurs assiégeaient
-la porte aux entr'actes.
-
-«Ah! mon ami, dit la bonne Hortense, que je te remercie d'être resté!
-Voici mon plus beau jour; grâce à Dieu, je ne mourrai pas sans avoir
-joui de ta gloire.
-
---Heureusement, répondit-il, c'est fini; nous en voilà quittes.»
-
-Il se trompait. Le rideau venait de tomber au milieu des
-applaudissements, des pleurs et des cris, mais pas un spectateur ne
-bougeait de sa place. Le régisseur frappa trois coups, l'orchestre
-exécuta une marche triomphale, et le buste d'Étienne apparut entouré des
-personnages de la pièce en costume et des autres artistes en habit noir.
-Une trappe s'ouvrit du côté cour, c'est-à-dire à la droite des
-spectateurs, et l'on vit apparaître une actrice vêtue de blanc, le front
-ceint d'un laurier d'or. Elle déclama d'une voix émue une sorte de
-dithyrambe élaboré par le professeur de troisième, et qui peut se
-traduire ainsi: «Je suis la ville de trente-cinq mille âmes, le
-chef-lieu du département où fleurit M. de Giboyeux; j'adopte
-solennellement aujourd'hui l'illustre auteur de _Silva_ et de tel, tel
-et tel ouvrages dont voici l'énumération paraphrasée.» Et pour conclure:
-
- Honneur à tes travaux qui consolent la France!
- Honneur à tes bontés pour le pauvre à genoux!
- Honneur à l'avenir, honneur à l'espérance!
- L'avenir est à toi, l'espérance est en nous!
-
-Et le parterre d'applaudir! et les mouchoirs de s'agiter le long des
-galeries! Et les bouquets de pleuvoir sur le buste de plâtre que la
-jeune artiste, par une inspiration subite ou préparée, couronna aux
-dépens de son propre front. La salle entière se tourna vers Étienne avec
-autant d'admiration, de reconnaissance et d'amour que s'il avait sauvé
-la patrie entre ses deux repas. Quant à lui, il se jeta tête baissée à
-travers la foule des obséquieux, traînant Hortense à la remorque. Il
-gagna la sortie du théâtre, sauta dans sa voiture et rentra chez lui en
-grommelant: «Les sots! les pleutres! L'avenir est à toi! Je comprends
-Charles IX et tous ceux qui ont tiré sur le peuple. Jamais plus stupide
-gibier n'a provoqué les coups de fusil. Cette pièce, elle est enfantine!
-Les déclamations du collége,... les ficelles de l'âge d'or! J'ai marché
-depuis ce temps-là... Si je voulais! si je m'y mettais! Il y a un
-nouveau théâtre à créer, je le sens, je le tiens; mais où? comment? Je
-suis un astrologue au fond du puits; bonsoir, étoiles!»
-
-Hortense l'embrassait chemin faisant et n'avait pas l'air de l'entendre;
-mais quinze jours après la représentation de _Silva_ elle contrefit la
-boudeuse, chercha des querelles d'Allemand, et finit par dire à son
-mari:
-
-«Tu n'es pas homme de parole: il était convenu que nous irions à Paris
-tous les hivers, et l'on dirait que tu prends plaisir à m'enterrer au
-fond de la province. Aussi j'ai fait un coup d'Etat; nous partons
-après-demain soir, et nous avons loué pour l'hiver un petit hôtel tout
-meublé, rue Bayard. Révolte-toi, si tu l'oses, méchant!»
-
-L'homme le plus spirituel du monde a toujours moins d'esprit que sa
-femme. Étienne reconnut naïvement ses torts et répondit qu'il soupirait
-lui-même de temps à autre après le mauvais air de Paris.
-
-Je les rencontrai d'aventure, le lendemain de leur arrivée. C'était à la
-fin de novembre, par un de ces demi-soleils qui font courir tout Paris
-au bois de Boulogne. Ils se promenaient à pied au bord du lac, et leur
-coupé à deux chevaux les suivait. Étienne ne se jeta point à mon cou, et
-il oublia de me tutoyer, mais il me fit un accueil très-cordial, me
-présenta à sa femme et me donna son jour et son adresse. J'eus le temps
-de remarquer qu'il n'avait ni engraissé ni vieilli.
-
-On sut bientôt dans le monde des lettres qu'il était de retour à Paris.
-Les journaux qui se piquent d'être bien informés annoncèrent qu'il
-apportait un roman, une comédie en vers, un drame, une étude en deux
-volumes sur la vie de province. Il avait lu sa comédie dans tel salon,
-tel éditeur avait acheté le roman, telle et telle publications se
-disputaient la primeur des fameuses études. Tous ces renseignements,
-puisés à bonne source, se contredisaient comme à plaisir; je voulus en
-avoir le coeur net en interrogeant l'auteur lui-même dès ma première
-visite.
-
-«Bah! répondit-il, laissez dire; il faut que tout le monde vive. Vous
-seul au monde savez pourquoi je n'ai pas écrit un mot. C'était marché
-conclu avant ma fuite en province, je remplis mes engagements avec une
-fidélité qui ne me coûte pas. Le bonheur m'a rendu paresseux avec
-délices, comme Figaro.»
-
-Mme Étienne assistait à cette conversation; je crus lire dans ses yeux
-beaucoup d'étonnement, un peu d'inquiétude et une curiosité qui n'osait
-paraître. Pour ma part, je m'escrimais à comprendre qu'un homme si bien
-doué se résignât à mourir tout vif. Quelques efforts qu'il fit pour
-prouver son indifférence, je ne le croyais pas sincèrement détaché de la
-gloire.
-
-Sa maison fut ouverte à tout ce qui portait un nom dans les arts ou dans
-les lettres; il donna d'excellents dîners et des soirées où l'on
-dépensait l'esprit sans compter. Deux ou trois fois, après certaines
-passes brillantes où il avait tenu le jeu contre Méry, Gozlan et les
-Dumas, je vis ses yeux s'illuminer d'orgueil. Il semblait dire: «Si je
-voulais!» Mais presque au même instant un nuage passait sur son beau
-front, et me rappelait que le pauvre homme avait abdiqué le droit de
-vouloir.
-
-Pour le monde qui s'arrête à la surface des choses, Étienne s'amusait
-follement. Il était de tous les écots avec Hortense. Ils ne manquèrent
-pas un des bals officiels, qui furent nombreux cet hiver-là. Les
-invitations pleuvaient chez eux, ils paraissaient dans trois ou quatre
-salons le même soir; les théâtres leur envoyaient des loges, leurs
-domestiques furent malades d'une indigestion de concerts.
-
-Je me souviens d'avoir vu derrière eux la première représentation d'une
-oeuvre d'Augier. Il riait, il admirait, il applaudissait et il
-souffrait. «C'est la vraie comédie, disait-il, la comédie satirique.
-Quels coups de dents! cela emporte le morceau. Cependant je rêve encore
-autre chose, et si jamais l'occasion... mais où donc ai-je la tête? Il
-s'agit bien de moi en vérité!»
-
-Quelques directeurs, alléchés par les on-dit de journal, vinrent lui
-proposer des traités magnifiques: les chefs-d'oeuvre étaient déjà moins
-offerts que demandés sur la place de Paris. Il se fâcha comme un grand
-épicier retiré des affaires à qui l'on viendrait demander un sou de
-poivre dans son château. Je ne sais plus quel _impresario_ disait en
-sortant de chez Étienne: «On prétend que l'air de la province est
-calmant, et je viens de voir un garçon qui est devenu nerveux comme une
-guitare à force de planter des choux.» Il défendit longtemps sa porte à
-Bondidier, son éditeur, qu'il estimait de vieille date et qui lui devait
-de l'argent. «Si je le reçois, pensa-t-il, il me parlera de mes livres,
-et peut-être va-t-il m'apprendre qu'on ne les lit plus à Paris.»
-
-A toute fin pourtant, il rendit une visite au digne homme, qui s'était
-dérangé plus de dix fois sans le joindre. M. Bondidier lui compta une
-somme importante, mais sans dissimuler que la vente allait décroissant.
-«C'est une loi que tous mes confrères ont observée; on délaisse
-insensiblement les auteurs qui s'abandonnent eux-mêmes; on lit de moins
-en moins celui qui n'écrit plus. Tant que vous travaillez, chaque
-publication fait connaître ses aînées; on a vu tout un fond de livres
-invendables, condamnés au rabais, menacés du pilon, faire prime
-inopinément: l'auteur avait forcé l'attention du monde en lançant un
-nouvel ouvrage. Les vôtres ont une valeur intrinsèque, un mérite de
-forme qui ne sera jamais méconnu; mais ils s'écouleront lentement, et
-tomberont dans un oubli relatif jusqu'au jour où... je ne veux pas vous
-attrister, mais c'est le lendemain de leur mort que les vrais écrivains
-comme vous trouvent pleine justice. Ah! si vous m'aviez écouté! Ce _Jean
-Moreau_, dont nous avons causé si souvent chez vous et chez moi, devait
-marquer le point culminant de votre course. Vous seul, entre tous nos
-contemporains, pouvez écrire ce livre dont le succès est garanti par
-l'attente universelle. Songez donc que le roman du deuxième Empire n'est
-pas fait! On le désire, on l'appelle, on l'espère, on veut qu'il vienne
-avant la crise politique qui renverra la littérature légère au dernier
-plan. _Jean Moreau_, comme je le comprends, et comme vous l'avez conçu,
-doit vous mettre hors classe. Je ne dis pas qu'il vous fera passer avant
-Mme Sand ou Mérimée, avant Balzac ou Stendhal; mais il mettra
-certainement en relief des dons qui n'appartiennent qu'à vous. Vous
-serez le vanneur de ce temps-ci, l'homme qui fait sauter d'une main
-ferme et légère la politique, la finance, les systèmes, les préjugés,
-les types, les moeurs bonnes et mauvaises, séparant la paille du grain.
-Après un tel travail, vous entrez à l'Académie comme une balle dans la
-cible, sans débat. Je publie vos oeuvres complètes, in-octavo pour les
-bibliothèques, in-dix-huit pour tout le monde, et je vous apporte un
-regain de gloire que vous n'auriez jamais obtenu de votre vivant sans le
-succès de _Jean Moreau_!»
-
-L'éloquence du vieil éditeur remua profondément l'esprit d'Étienne. Il
-rentra chez lui tout ému, embrassa Hortense et lui dit: «M'en
-voudrais-tu beaucoup si je faisais un livre?
-
---Moi, mon ami!
-
---Oui, toi.
-
---Mais je serais la plus heureuse et la plus orgueilleuse des femmes. Il
-y a bien longtemps, va, que j'y pense et que je me demande pourquoi tu
-n'écris plus! Je craignais que le monde ne m'accusât de te confisquer
-pour moi seule, de gaspiller au profit de mon bonheur tes plus belles
-années; mais je n'osais rien t'en dire, Étienne, parce que tu es le
-maître et moi la servante.
-
---Ah çà! qu'est-ce qu'il m'a donc chanté, ce vieux fou de Bersac?
-
---Célestin?
-
---Naturellement. Il m'a fait jurer sur ta tête, ou peu s'en faut, que je
-n'imprimerais plus une ligne.
-
---Dans les journaux? sans doute; il m'avait effrayée des journaux à
-cause de ces batailles, tu sais? et ces éclaboussures d'encrier qui sont
-pires que les coups d'épée. Mais un livre! un livre de toi, qui sera lu,
-admiré, cité partout! Mon coeur bat à l'idée que nous le verrons
-ensemble aux étalages. Tu me le dédieras, entends-tu? Je veux que la
-postérité sache le nom d'une petite créature ignorante et pauvre
-d'esprit, mais qui a deviné ce que tu vaux et qui t'a consacré sa vie!»
-
-Étienne rayonnait de joie. Dans ses transports, il raconta le roman à sa
-femme, il esquissa ses plans, s'arrêta aux principaux épisodes, s'égara
-dans mille détails qui parurent divins à l'humble fanatique. «Nous ne
-bougerons plus de Paris, lui dit-elle; j'aime Paris, un peu parce que
-nous nous y sommes rencontrés, et plus encore parce qu'il vient de te
-rendre à toi-même.
-
---Non, ma chérie, voici le printemps, il vaut mieux retourner à
-Bellombre. Que de fois je m'y suis promené en rêvant à ce livre qui ne
-devait jamais paraître! J'y retrouverai mille idées suspendues aux
-branches des arbres, comme la laine d'un troupeau s'accroche aux
-buissons du chemin.»
-
-On fit les malles, on prit congé des amis anciens et nouveaux. Étienne
-ne se priva point de nous dire qu'il allait se remettre à l'ouvrage, et
-que _Jean Moreau_ serait achevé dans un an. Moi qui me souvenais, je
-n'en croyais pas mes oreilles: «Vous avez donc apprivoisé le Célestin
-Bersac?
-
---Le pauvre homme n'a jamais songé à restreindre ma liberté. Il y avait
-malentendu; erreur n'est pas compte.»
-
-Quelques fidèles, dont j'étais, leur offrirent un dîner d'adieu la
-veille du départ. Le couvert se trouva mis par hasard dans ce salon du
-café Anglais où nous avions soupé ensemble quelques années plus tôt. Il
-s'amusa du rapprochement, et me lança un de ces regards pleins de choses
-qui n'appartenaient qu'à lui. Je portai un grand toast, trop long
-peut-être, au succès de _Jean Moreau_. Quelques convives étouffèrent un
-bâillement, mais Hortense laissa perler deux larmes entre ses beaux cils
-noirs.
-
-Vingt-quatre heures après ils dînaient en tête-à-tête dans la grande
-salle à manger de Bellombre. Étienne se fit un point d'honneur
-d'attaquer _Jean Moreau_ le soir même. Il n'en écrivit que cinq lignes,
-car il s'était couché tard la veille, et le voyage l'avait un peu
-fatigué; mais ces cinq lignes équivalaient à la pose d'une première
-pierre. Le difficile en art est de se mettre à l'ouvrage, et tout ce qui
-est commencé compte comme à moitié fini.
-
-Le fait est qu'en six semaines il abattit les deux premiers chapitres;
-les trois suivants s'achevèrent du 30 avril au 31 mai: c'était le quart
-du livre! Les Bersac reprirent possession des Coudrettes au commencement
-de juin. Ils avaient leur belle-fille et ses deux enfants avec eux.
-George venait de passer à l'infanterie de marine avec le grade de
-lieutenant-colonel; il faisait route vers la Cochinchine. Célestin
-craignait de mourir sans avoir revu ce cher fils; les soucis de la
-séparation ajoutés aux fatigues de l'âge le faisaient dépérir à vue
-d'oeil. On s'efforça de le distraire et de le consoler; Étienne le
-traitait d'autant mieux qu'il était taquiné par certain scrupule, et
-qu'il se sentait mal à l'aise devant le vieil original. Un soir qu'on
-avait réussi à l'émoustiller un peu, il lui dit: «Une nouvelle, mon cher
-monsieur Bersac! Je travaille.
-
---Mes compliments! l'oisiveté est la mère de tous les vices.
-
---Mais devinez un peu ce que je fais? Un roman!
-
---J'espère qu'il amusera Mme Étienne.
-
---Et le public aussi! reprit Hortense.
-
---Je crois que vous vous trompez, chère dame. Le public ne peut pas
-s'amuser d'un livre qu'on ne lui fait pas lire, et si j'ai bonne
-mémoire, M. Étienne en vous épousant s'est interdit de rien publier.»
-
-Étienne pâlit un peu. «Mais, dit-il, je puis lever une interdiction que
-j'ai prononcée moi-même.
-
---Oui, si vous n'êtes engagé qu'envers vous.»
-
-On parla d'autre chose, et un quart d'heure après Étienne se remit à la
-besogne.
-
-Chaque fois que le souvenir de Célestin venait le distraire, il faisait
-le geste d'un homme qui chasse une mouche. «Eh! que dirait le monde, si
-je sacrifiais mon avenir aux manies d'un vieux fou?»
-
-Le premier plan de _Jean Moreau_ était perdu; il en refit un autre bien
-plus large, où la province tenait plus de place. Tous les types qu'il
-avait observés depuis son mariage, les Bersac eux-mêmes, entrèrent dans
-ce cadre et y prirent un relief étonnant. Il travaillait tous les jours
-au moins quatre heures, six au plus. Jamais l'inspiration ne lui faisait
-absolument défaut, mais les idées venaient plus ou moins vite. Tantôt il
-s'escrimait jusqu'au soir sur une demi-page, tantôt il couvrait dix
-feuillets de son écriture haute, droite, toujours nette, qui rappelle
-les beaux autographes du dix-septième siècle. Peu de ratures; la grande
-habitude d'écrire lui permettait de jeter sa pensée en moule comme un
-métal de première fusion. De sa vie il n'avait fait deux manuscrits du
-même livre ni emprunté la main du copiste; chacun de ses ouvrages allait
-en bloc et d'un bond chez l'imprimeur.
-
-Hortense, qui l'épiait avec une anxiété maternelle, s'émerveilla de voir
-que _Jean Moreau_ le possédait sans l'absorber. A mesure qu'il avançait
-dans son livre, les idées de roman, de comédie et même de vaudeville
-s'éveillaient en foule dans son esprit. Il jeta plus de vingt plans sur
-le papier sans interrompre le grand ouvrage.
-
-Jamais il n'avait eu plus de temps, chose bizarre. Il trouvait moyen de
-répondre aux lettres des amis et des indifférents eux-mêmes; il écrivait
-à tort et à travers. Sa plume était taillée et l'encrier rempli, rien ne
-lui coûtait plus.
-
-Son humeur semblait plus égale, son esprit plus riant, son coeur plus
-tendre qu'aux jours de grand loisir et de repos absolu; il prodiguait
-les témoignages d'affection à sa femme. Loin de vouloir se séquestrer
-dans son travail comme tant d'autres, il insista pour que la maison fût
-ouverte, il attira la foule et fit la joie autour de lui. On le voyait à
-table, à la chasse, aux promenades champêtres, plus vivant, plus
-gaillard, plus pétillant que jamais. C'était l'être puissant, multiple,
-prêt à tout, que j'avais admiré, non sans un peu d'effroi, le soir de
-notre première rencontre; mais il ne revoyait pas Célestin sans qu'un
-nuage imperceptible vînt assombrir sa belle humeur.
-
-Un jour qu'il était seul avec l'octogénaire, il lui dit à
-brûle-pourpoint: «Mon cher monsieur, ce livre avance, et je vous avertis
-qu'il paraîtra.
-
---Grand bien vous fasse, monsieur!
-
---En somme, cette publication ne vous cause aucun tort, avouez-le!
-
---Ce n'est pas de moi qu'il s'agit. L'homme a la liberté du bien et du
-mal ici-bas.
-
---Dites-moi franchement votre opinion. Pensez-vous qu'avant mon mariage
-j'aie pris aucun engagement envers vous?
-
---Oui, mais que vous importe?
-
---Il m'importe beaucoup, sacrebleu!
-
---Le monde est à vos pieds; vous n'avez pas besoin de l'estime d'un
-pauvre vieillard comme moi.
-
---Ah! tout beau! Je prétends être estimé de tous, sans exception, mon
-brave homme. Pour qu'un engagement soit valable, il doit être fondé en
-raison. Si je vous avais demandé la main d'Hortense, et si vous m'aviez
-fait vos conditions, je les tiendrais pour sacrées, quoique absurdes;
-mais ma femme ne dépendait de personne lorsqu'elle m'a choisi. Est-il
-vrai?
-
---Je l'avoue.
-
---Vous êtes venu me raconter qu'elle avait peur du journalisme, et moi
-qui tombais de fatigue pour avoir trop écrit, je vous ai répondu que
-j'avais de la littérature par-dessus les oreilles. Est-ce un serment,
-cela?
-
---Si vous êtes bien sûr de n'avoir rien juré, cher monsieur, vous devez
-être parfaitement à l'aise.
-
---Mais non! Vous voyez bien que je suis agacé, et, si vous aviez le
-coeur juste, vous vous rappelleriez tout ce que nous avons fait pour
-vous, de notre plein gré, et vous diriez un mot, un seul mot qui me mît
-à mon aise.
-
---Vous reconnaissez donc que j'ai le droit de garder votre parole ou de
-vous la rendre?
-
---Non!
-
---Très-bien.
-
---Mais si j'en convenais?
-
---Vous me mettriez dans l'alternative ou de vous affliger, ou de prendre
-sur moi la responsabilité d'une publication contraire à mes idées,
-nuisible aux moeurs, irrespectueuse à coup sûr pour les majestés du ciel
-et de la terre. C'est pourquoi, cher monsieur, vous ferez bien de ne
-consulter que vous-même. Je n'ai aucun moyen de vous contraindre; si le
-serment que vous avez prêté devant moi vous paraît incommode
-aujourd'hui, vous pouvez le violer impunément et même avec quelque
-profit et quelque gloire mondaine.»
-
-Étienne était exaspéré. Il aborda de cent côtés cet être fugitif,
-insaisissable et mou; ni les bons procédés, ni les prières, ni les
-raisons ne purent l'entamer. Il usait sa vigueur contre cette inertie,
-comme les chevaliers des légendes se fatiguent à pourfendre un fantôme
-blafard. Cependant il acheva son livre.
-
-Cela prit un peu plus de temps qu'il ne pensait. Le premier mot datait
-du 17 mars, le point final fut mis le 3 septembre. On en reçut la
-nouvelle à Paris, et les journaux bien informés annoncèrent que _Jean
-Moreau_ était sous presse, quoique le manuscrit fût encore à Bellombre.
-
-Dans le cours de l'été, Célestin avait failli mourir d'une bronchite, et
-quelqu'un s'était intéressé cordialement aux progrès de la maladie; mais
-le maudit vieillard guérit et ne s'assouplit point. Lorsqu'Étienne
-reconnut que la mort ne voulait pas venir à son aide, il demanda l'appui
-de Mme Bersac, il implora la femme à barbe en faveur du pauvre _Jean
-Moreau_. Célestin parut s'adoucir, il promit d'autoriser l'impression,
-si le livre était lu, expurgé et visé par six personnes recommandables
-qu'il se réservait de choisir. C'était le rétablissement de la censure,
-ni plus ni moins. L'auteur pouffa de rire, et la négociation en resta
-là.
-
-Le plus beau jour de la vie d'Hortense fut le jour où son cher mari,
-après avoir relu _Jean Moreau_ d'un bout à l'autre et fait les dernières
-corrections, lui mit le manuscrit entre les mains et lui dit: «Chère
-enfant, voilà le meilleur de mon esprit. J'écrirai sans doute autre
-chose, mais je ne me sens pas capable de mieux. Prends ce livre, je ne
-te le donne pas, car il était à toi avant de naître; je te dois le
-loisir et le bonheur dont il est fait.»
-
-Il était onze heures du soir, tous les hôtes de Bellombre dormaient
-comme on ne dort qu'à la campagne, après la chasse. Étienne se mit au
-lit, Hortense prit place à son côté et demanda la permission de lire un
-chapitre. Elle en lut deux, puis trois, si bien qu'Étienne s'assoupit.
-Il se réveilla plusieurs fois, la lampe était toujours allumée.
-
-«Mais dors donc, chérie! disait-il.
-
---Tout à l'heure, mon ami; il n'est pas tard, et je suis si heureuse!»
-
-Le matin, vers huit heures, il étendit un bras, ouvrit les yeux et
-s'aperçut qu'il était seul dans le grand lit. Sa seconde pensée fut pour
-le manuscrit qu'il avait confié à sa femme; _Jean Moreau_ n'était plus
-là. Il sonna la femme de chambre et dit:
-
-«Où est madame?
-
---Monsieur, il y a une bonne heure que madame est sortie.
-
---Avec un livre? Avec un paquet en forme de livre?
-
---Oui, monsieur.
-
---Dans le parc?
-
---Non, monsieur, dans le village. D'ailleurs voici madame.»
-
-Hortense se jeta au cou de son mari:
-
-«J'ai tout lu, dit-elle. Je n'ai pas fermé l'oeil, impossible de
-m'arracher à notre livre. Que c'est bon! Que c'est vrai! Que c'est beau!
-Tu as raison, Étienne, c'est ton chef-d'oeuvre; mieux encore, c'est toi!
-
---Qu'en as-tu fait?
-
---Me crois-tu femme à perdre ce que j'ai de plus cher? Non, mon ami, tu
-peux être tranquille.
-
---Tu as serré le manuscrit?
-
---Parfaitement... Sans doute.
-
---De quel air singulier tu dis cela!
-
---Tu t'es donc aperçu que je mentais? Eh bien! tant mieux, j'en suis
-contente. Ta femme ne peut rien te cacher, même pour un grand bien.
-Voici le fait. Tu m'approuveras, j'en suis sûre.
-
---Mais parle donc!
-
---Ah! si tu me fais peur, je ne saurai plus rien dire. Tes discussions
-avec mon ex-beau-frère, ses résistances, tes scrupules, votre
-malentendu, me faisaient peine et pitié. Je n'ai jamais douté de ton bon
-droit, mais je me demandais par moments s'il n'était pas cruel de
-contrister ce pauvre bonhomme. La lecture de _Jean Moreau_ m'a dicté un
-parti héroïque. Il est moralement impossible qu'un être intelligent
-s'oppose à la publication d'un tel livre après l'avoir lu. Je suis allée
-chez Célestin, je lui ai dit:
-
-«Lisez et jugez-nous!
-
---Malheureuse! Mes habits! Arriverai-je à temps?
-
---Que crains-tu?
-
---Tout. J'en mourrais. Je sens qu'il me serait impossible de récrire ce
-qui est fait. Et je n'ai pas songé à garder une copie!»
-
-Il courut.
-
-Célestin Bersac était assis devant le pavillon des Coudrettes; il
-faisait sauter un de ses petits-enfants sur ses genoux. «Monsieur
-Étienne, j'ai bien l'honneur. Donnez-vous la peine d'entrer. Vous
-paraissez ému; j'espère qu'il n'est rien arrivé à madame depuis une
-demi-heure qu'elle nous a quittés?
-
---Ah! vous avouez donc qu'elle est venue vous voir ce matin?
-
---Sans doute, pour m'apporter certain opuscule qu'elle daignait
-soumettre à mon humble appréciation.
-
---Où est-il?
-
---Mais chez nous, je pense, à moins pourtant qu'il ne se soit envolé.»
-
-Étienne respira.
-
-«Monsieur, dit-il, vous seriez bien aimable de me rendre ces papiers.
-Vous les lirez, je vous le jure, mais dans quelques jours seulement,
-lorsque le manuscrit, qui est unique, sera au net.
-
---A vos ordres.»
-
-Le petit vieillard remit l'enfant aux mains de la mère, et il entra dans
-la maison suivi d'Étienne. Les deux hommes s'arrêtèrent dans un sorte de
-salon où le portrait de Bersac aîné, en robe de juge, avait l'air de
-compter et d'estimer au juste prix les vieux fauteuils de Bellombre.
-
-«Mon Dieu, monsieur, dit Célestin, c'est ici que j'ai reçu la visite de
-madame. Je ne sais pas exactement où j'ai mis les paperasses en
-question, mais à force de les chercher... Non, ma foi! pas plus de
-manuscrit que sur la main. Est-ce que vous y teniez beaucoup?
-
---Plus qu'à la vie!
-
---J'en suis bien désolé, vos papiers sont perdus. Voulez-vous fouiller
-la maison?»
-
-Étienne répondit froidement:
-
-«C'est inutile. Votre parole me suffit. Jurez-moi seulement sur
-l'honneur...
-
---Sur quel honneur? le mien ou le vôtre? Vous m'avez enseigné le prix
-d'une parole d'honneur.»
-
-Le romancier se demandait si le plus court ne serait pas d'étrangler ce
-vieux monstre. Célestin devina sa pensée et lui dit:
-
-«J'ai quatre-vingts ans, cher monsieur. Mon fils est à Saïgon, vous
-n'irez pas lui chercher querelle si loin. Les tribunaux? Ils me
-condamneraient peut-être à deux ou trois mille francs de
-dommages-intérêts. Voyez ce qui vous semblera le plus avantageux et le
-plus honorable.
-
---Qu'est-ce que je vous ai fait?
-
---Presque rien. Vous m'avez berné à Paris en séduisant une personne que
-je surveillais nuit et jour; vous jouissez d'une fortune qui devrait
-être à moi et d'une femme que je destinais à mon fils. Vous êtes cause
-que George, ma seule affection, s'est marié petitement, et qu'il mourra
-peut-être au bout du monde. Vous êtes jeune, grand et beau, je suis
-vieux, petit et laid; vous n'avez eu que des succès, je n'ai eu que des
-déboires; on vous a couronné de lauriers sur une scène où l'on m'avait
-jeté des pommes: en vérité, je serais bien injuste si je ne vous aimais
-pas de tout mon coeur!
-
---Mais votre religion défend la haine et la vengeance, elle condamne le
-vol, et vous m'avez volé le travail de toute ma vie!
-
---L'Église n'a jamais interdit la destruction des mauvais livres.
-J'étais homme à tout pardonner, si vous vous étiez mis avec nous.
-
---Ainsi donc vous avez détruit...
-
---Rien, cher monsieur, vos papiers sont perdus; voulez-vous que nous
-recommencions à les chercher ensemble?»
-
-Étienne se sentait devenir fou; il eut peur de commettre un crime et
-s'enfuit. Il rentra au château pour l'heure du déjeuner et s'habilla
-aussi soigneusement qu'à l'ordinaire. Hortense était inquiète, il prit
-la peine de la rassurer. Quelques convives croient se rappeler qu'il
-mangea avec gloutonnerie, qu'il parla beaucoup au dessert, et que le fil
-de ses idées se rompait de temps à autre. Sur les deux heures, il sortit
-à cheval et ne reparut point. On le chercha toute la nuit; la douleur de
-sa femme était déchirante.
-
-Tandis qu'on fouillait les rivières, les étangs et les bois du
-voisinage, je le vis entrer dans ma chambre à huit heures du matin. Il
-semblait triste jusqu'à la mort, mais assez raisonnable. «J'étais né
-pour produire toujours et toujours, me dit-il, comme tous les vrais
-artistes. Cette longue oisiveté qu'ils m'ont imposée m'a rendu
-malheureux pour ainsi dire à mon insu, au milieu de toutes les douceurs
-de la vie. Je n'ai jamais été pleinement satisfait; quelque chose me
-manquait, et je ne pouvais dire quoi; j'avais la nostalgie du travail.
-Le voyage de Paris m'a ouvert les yeux, je me suis mis à l'oeuvre; il
-s'est fait dans mon esprit une sorte de débâcle, les idées qui s'étaient
-accumulées en moi ont débordé avec tant d'impétuosité que je n'en étais
-plus maître. Ce fut un phénomène unique; on ne le reverra plus. Il me
-serait aussi impossible de recommencer _Jean Moreau_ qu'à la Néva de
-rappeler les montagnes de glace qu'elle a précipitées dans la mer.»
-
-Il m'exposa très-nettement sa fuite de Bellombre, et le détour qu'il
-avait pris pour gagner une station voisine où il était inconnu; mais je
-ne pus lui arracher la cause de son départ: il ne savait pas lui-même ce
-qu'il venait chercher à Paris. Il témoignait une violente aversion pour
-sa femme, tout en disant qu'il l'avait adorée jusqu'au dernier jour. «Je
-ne lui pardonnerai jamais, disait-il, d'avoir cru à la loyauté de ce
-vieux monstre.»
-
-C'est dans cette visite qu'il me pria d'écrire et de publier son
-histoire pour l'instruction des contemporains. Je me moquai un peu de
-ses pressentiments funèbres, et je voulus le retenir à déjeuner. Il
-s'excusa sur quelques visites urgentes: «J'ai besoin de voir Bondidier;
-on m'attend à l'imprimerie, et d'ailleurs je n'ai pas encore retenu ma
-chambre au Grand-Hôtel.»
-
-J'avais moi-même à travailler ce jour-là, et je ne sortis pas avant cinq
-heures. Les premières personnes que je rencontrai sur le boulevard
-m'abordèrent pour me conter son arrivée et les extravagances qu'il avait
-faites.
-
-Quelques minutes après m'avoir quitté, il entra dans une librairie et
-demanda la sixième édition de _Jean Moreau_. Le commis répondit que
-l'ouvrage était annoncé, mais qu'il n'avait pas encore paru. «Tu mens,
-faquin, dit-il en serrant le jeune homme à la gorge; les cinq premières
-ont été enlevées ce matin!» La même scène s'était renouvelée dans
-plusieurs boutiques avec des variantes à l'infini.
-
-Chez Rosenkrantz, son relieur, il demanda si l'on pouvait lui habiller
-magnifiquement un manuscrit de six à sept cents feuillets in-4º. Il
-choisit le maroquin du Levant, commanda les fers neufs, en esquissa
-plusieurs lui-même. «Il faudra vous hâter, dit-il; c'est pour la reine
-d'Angleterre, elle attend.» Rosenkrantz demanda où l'on devait faire
-prendre l'ouvrage? Il répondit en ricanant: «Eh! mon cher, vous seriez
-trop content si je vous le disais! Cherchez et vous trouverez. Le beau
-mérite de relier un manuscrit quand on l'a sous la main! Adressez-vous
-au dix-septième nuage à main gauche; Saint Pierre a mes ordres:
-bonjour!»
-
-Au cabinet de lecture du passage de l'Opéra, il bouleversa tous les
-journaux en criant: «Je veux l'_Indépendance Belge_, mais entendez-moi
-bien! Il me faut le numéro d'après-demain, jeudi, celui qui est imprimé
-en lettres d'or: Victor Hugo m'a fait un grand article sur _Jean
-Moreau_!»
-
-J'envoyai le soir même une dépêche à Bellombre. Mme Étienne accourut à
-temps pour le soigner et le pleurer, trop tard pour échanger une idée
-avec lui.
-
-Quelques journaux n'ont pas craint d'expliquer sa maladie et sa mort par
-l'abus des alcools, qu'il exécrait, et du tabac, qu'il ignorait.
-
-
-V
-
-Hortense s'est replongée au fond de la province, emportant avec elle les
-tristes restes de son mari. On ne sait presque rien de sa vie; l'ancien
-hôtel Bersac est fermé. La pauvre veuve, qu'on dit terriblement
-vieillie, végète en grand deuil dans un coin de Bellombre près du
-tombeau de l'homme qu'elle s'accuse d'avoir tué. Elle pleure comme aux
-premiers jours et prie parfois avec fureur; mais sa dévotion est
-intermittente. On dirait par moments qu'elle a peur d'obtenir au ciel
-une place trop haute qui l'éloignerait éternellement de _lui_.
-
-Bondidier la tient au courant des affaires; vous savez que la veuve d'un
-écrivain continue pendant trente années la personne de son mari.
-L'édition des oeuvres complètes a réussi au-delà de toute espérance; les
-volumes sont clichés, ils se vendent aussi régulièrement que les
-nouvelles de Musset et les deux romans de Stendhal. Dans les quelques
-années qui ont suivi sa mort, Étienne a plus gagné qu'en toute sa vie.
-Hortense écrivait dernièrement à Bondidier: «Assez! ne m'envoyez plus
-rien. Je ne suis que trop riche, hélas! J'imagine par moments qu'_il_ me
-poursuit de ses bienfaits et que cet argent vient me dire: _Il_ n'a pas
-fait un si beau mariage que vous!» Bondidier répondit: «Ah! madame, que
-serait-ce si nous avions _Jean Moreau_!»
-
-Lundi passé, comme on venait de mettre en terre un petit fagot de bois
-sec appelé Célestin Bersac, le vieux curé de Saint-Maurice se présenta
-chez Hortense et lui dit: «Madame, le cher homme a fait la paix avec les
-morts et les vivants. Vous n'avez jamais voulu le revoir depuis la date
-fatale; il vous prie de lui pardonner ses offenses envers vous et envers
-votre regretté mari. Son repentir était sincère; il a voulu mériter la
-clémence céleste et rendre à notre pauvre église le clocher que
-Robespierre et Marat ont détruit en haine de Dieu. Mon père, m'a-t-il
-dit, vous porterez à Mme Étienne ce paquet cacheté que nous avons serré
-ensemble dans le trésor de votre sacristie le 4 septembre 186., à sept
-heures trois quarts du matin. Il renferme des papiers de valeur dont la
-vente à Paris fournira probablement la somme qui vous manque.»
-
- * * * * *
-
-Hortense brisa le cachet et trouva le manuscrit de _Jean Moreau_.
-
-_Revue des Deux-Mondes_
-
-1867-68.
-
-
-FIN
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-
- I. La Fille du Chanoine 1
- II. Mainfroi 59
- III. L'Album du régiment 179
- IV. Étienne 241
-
-
-FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES
-
-
-COULOMMIERS.--Typogr. A. MOUSSIN
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Les mariages de province, by Edmond About
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MARIAGES DE PROVINCE ***
-
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- The Project Gutenberg eBook of Les mariages de province, by Edmond About.
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-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Les mariages de province, by Edmond About
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Les mariages de province
-
-Author: Edmond About
-
-Release Date: December 3, 2020 [EBook #63951]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MARIAGES DE PROVINCE ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading
-Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from
-images generously made available by The Internet
-Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<p class="c large">EDMOND ABOUT</p>
-
-<h1><span class="small">LES</span><br />
-<span class="large">MARIAGES</span><br />
-DE PROVINCE</h1>
-
-<p class="c">LA FILLE DU CHANOINE<br />
-MAINFROI &mdash; L'ALBUM DU RÉGIMENT<br />
-ÉTIENNE</p>
-
-<p class="c small">TROISIÈME ÉDITION</p>
-
-
-<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br />
-LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C<sup>ie</sup><br />
-<span class="small">BOULEVARD SAINT-GERMAIN, N</span><sup>o</sup> 77</p>
-
-<p class="c">1869<br />
-<span class="small">Droits de propriété et de traduction réservés.</span></p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="top6em c small"><span class="sc">Coulommiers.</span> &mdash; Typographie A. MOUSSIN.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c top4em"><span class="small">A</span><br />
-<span class="large">MADEMOISELLE GENEVIÈVE BRÉTON</span></p>
-
-
-<p class="ind"><span class="sc">Mademoiselle</span>,</p>
-
-<p>Les <i>Mariages de Paris</i> ont paru il y a douze ans sous
-les auspices de votre bonne et vénérée grand'mère,
-M<sup>me</sup> Hachette ; je confie le destin des <i>Mariages de Province</i>
-à votre jeunesse dans sa fleur, comme les ouvriers
-attachent un bouquet sur la maison qu'ils ont
-bâtie. Il m'est doux d'attester ainsi une amitié que le
-temps et l'user ont affermie, et qui se transmet, comme
-un héritage croissant, d'une génération à l'autre. Quant
-au livre en lui-même, vous l'avez lu, je n'en dis rien :
-vaut-il mieux, vaut-il moins que les <i>Mariages de Paris</i>?
-C'est une question qui sera décidée dans vingt ans par
-mesdemoiselles vos filles.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Edmond</span> ABOUT.</p>
-
-<p class="ind">Saverne, 25 octobre 1868.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch1">I<br />
-LA FILLE DU CHANOINE</h2>
-
-
-<p>Voici dans quelle occasion cette histoire me fut
-contée par le plus honnête homme de Strasbourg.
-C'était l'hiver dernier ; nous allions faire en pays
-badois une de ces battues dont on rapporte un cent
-de lièvres au moins, sous peine de passer pour bredouille.
-Celui qui nous donnait cette fête et qui m'y
-conduisait dans sa voiture était le notaire Philippe-Auguste
-Riess ; il est mort cette semaine après une
-agonie de six mois, et la vieille ville démocratique
-le pleure. Tous ceux qui pensent librement, et il y
-en a beaucoup dans ce noble coin de la France,
-recherchaient ses conseils et suivaient ses exemples ;
-il exerçait amicalement sur ses égaux l'autorité
-que donne un bon sens infaillible doublé d'une irréprochable
-vertu. Aucune &oelig;uvre de bienfaisance intelligente
-ne fut entreprise sans son concours : il était
-l'âme de la digne et patriarcale cité. On ferait une
-république autrement belle qu'Athènes et Sparte, si
-l'on pouvait réunir un million d'hommes tels que
-lui. Ce citoyen de l'âge d'or n'affectait pas de dédaigner
-le présent ; sa tolérance s'étendait jusqu'aux
-&oelig;uvres de l'art et de la littérature contemporaine. Il
-allait au théâtre, il lisait tous nos livres, exaltait
-volontiers, ce qui lui semblait bon, et notait sans aigreur
-les défaillances publiques et privées.</p>
-
-<p>Comme le rendez-vous de chasse était à deux
-heures de la ville, nous eûmes le loisir d'échanger
-bien des idées et de passer bien des gens en revue.
-Dans sa critique toujours juste et modérée, un seul
-point me parut contestable.</p>
-
-<p>«&nbsp;Votre principal défaut, disait-il, et je m'adresse
-à tous les romanciers, dramaturges et auteurs comiques
-d'aujourd'hui, est de n'étudier que des exceptions :
-le théâtre et le roman ne vivent pas d'autre
-chose. L'adultère? exception. Le crime? exception,
-Le suicide? exception. <i>Le demi-Monde</i>, ce chef-d'&oelig;uvre
-de Dumas fils, <i>les Effrontés</i>, <i>Giboyer</i>,
-<i>Maître Guérin</i>, <i>le Fils naturel</i>, <i>les Faux Bonshommes</i>,
-exceptions ; tout Balzac est un musée d'exceptions,
-de difformités, de monstruosités morales!
-Est-il donc impossible d'intéresser le lecteur ou le
-spectateur à meilleur compte? La vie est assez
-féconde en combinaisons variées pour que des événements
-naturels, des sentiments modérés, des actions
-quotidiennes et des acteurs pris dans la foule
-produisent, l'art aidant, l'effet de rire ou de larmes
-que vous achetez à trop grands frais?&nbsp;»</p>
-
-<p>Je lui fis observer qu'en choisissant dans la foule
-les personnages qui se distinguent par quelque énormité
-nous suivons l'exemple des maîtres. Depuis
-Homère, l'art romanesque et dramatique n'a vécu
-que d'exceptions. Ulysse, Agamemnon, Achille,
-n'ont pas été pris au hasard parmi les Lefebbre et les
-Durand de la guerre de Troie. Les héros de la tragédie
-antique, &OElig;dipe, Jocaste, Oreste, Clytemnestre,
-Étéocle, Polynice, sont des exceptions ; les personnages
-de Shakspeare, Othello, Macbeth, Shylock,
-exceptions! Le Roland de l'Arioste, exception! Le
-Cid, Polyeucte, Cinna, Rodogune, Néron, Athalie,
-Mithridate, exceptions! Don Quichotte, exception!
-Don Juan, exception! L'art est soumis à une loi
-d'optique qui le condamne à choisir les caractères
-les plus saillants et même à les exagérer un peu.
-Le portrait d'un personnage quelconque, pris au
-hasard, ni beau ni laid, ne peut intéresser que lui-même.
-L'homme ordinaire, avec ses demi-vices et
-ses demi-vertus, ses petits contentements et ses petits
-chagrins, ne vaut pas une plumée d'encre. De
-quelque art qu'il vous plaise d'assaisonner sa médiocre
-personne, vous ne l'imposerez pas à l'attention
-des contemporains, et quant à la postérité, que voulez-vous
-qu'elle en fasse?</p>
-
-<p>&mdash; Je suis homme, répondit le vieillard, et rien
-d'humain ne m'est étranger. Laissez-moi vous le
-dire avec Térence, qui n'a pas mis une seule exception
-sur la scène. On me rendrait un vrai service, si
-l'on voulait ressusciter pour moi le plus simple, le
-plus modeste, le moins exceptionnel des hommes
-qui vivaient à Strasbourg il y a cinq cents ans. J'aimerais
-tant à comparer ses idées et ses sentiments
-aux nôtres! à voir ce que l'homme moyen a gagné
-dans cette période et ce qu'il a perdu!</p>
-
-<p>&mdash; Il a gagné beaucoup d'idées et perdu considérablement
-de vigueur ; mais la question n'est pas là.
-Il s'agit de littérature et non d'archéologie morale.
-Vous pensez que nous tous, les écoliers comme les
-maîtres, nous avons tort de rechercher, de cultiver et
-d'exposer aux yeux du peuple cette plante rare qui se
-nomme l'exception ; je maintiens que notre art deviendrait
-méprisable, s'il mettait en bouquet ces créations
-moyennes, uniformes, indifférentes, qui végètent
-dans l'humanité comme les légumes dans un jardin.
-Nous écrivons pour qu'on nous lise, et le lecteur
-n'ouvrirait pas nos livres, s'il n'espérait y rencontrer
-des types meilleurs ou pires que lui.</p>
-
-<p>&mdash; Vous croyez?</p>
-
-<p>&mdash; J'en suis sûr.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien! permettez-moi de soumettre la chose
-à votre propre expérience. Laissez-moi vous conter
-une histoire extraordinairement simple dont tous les
-héros, je me trompe, dont tous les personnages sont
-gens moyens, de condition modeste, d'esprit ordinaire
-et de moralité bourgeoise. Je vous préviens qu'ils
-sont tous intéressants au même degré, parce qu'ils
-sont tous bons, sincères et délicats, mais c'est tout ;
-il n'y a ni passion échevelée, ni dévouement sublime
-dans leur affaire : pas plus d'exception que sur la
-main. Se peut-il qu'un tableau sans ombres et sans
-lumières attire et retienne un moment l'attention
-d'un amateur expérimenté? C'est ce que nous allons
-voir ; je commence.</p>
-
-<p>Le professeur Henri Marchal était, à l'âge de trente-cinq
-ans, un des meilleurs médecins de notre ville.
-Je peux vous le nommer par son nom, et les autres
-aussi, car l'affaire s'est passée quand vous n'étiez
-pas de ce monde. Tous ceux dont il s'agit sont morts
-ou disparus depuis assez longtemps.</p>
-
-<p>Ce n'était pas un Adonis, le professeur Marchal, ni
-un Quasimodo non plus. Il aurait pu se promener
-douze heures de suite sous les arbres du Broglie
-sans faire remarquer sa figure soit en bien soit en
-mal. Son passe-port disait : nez ordinaire et idem
-pour tout le reste. Il n'était ni grand ni petit, ni brun
-ni blond ; je crois pourtant me rappeler que la barbe
-était presque rousse, et les yeux bleus, riants et
-doux ; le corps solide et légèrement épais, mais sans
-trace ni menace de ventre.</p>
-
-<p>L'éducation l'avait naturalisé Strasbourgeois ; il
-parlait allemand sans être Alsacien de naissance. Le
-père, un capitaine, était mort au service, laissant
-deux fils sans patrimoine, un grand et un petit, tous
-deux boursiers à notre lycée. L'aîné, qui avait le
-goût des affaires, s'en fut droit à Paris, entra chez
-un agent de change et fit fortune : au moins devint-il
-assez riche pour payer les inscriptions, le diplôme
-et pendant cinq ou six ans toutes les dépenses
-d'Henri. L'autre attaqua la médecine en homme qui
-veut gagner sa vie lui-même, et plus tôt que plus
-tard. Il n'était pas sensiblement mieux doué que le
-commun des martyrs, mais il avait l'esprit bien fait
-et la volonté bien trempée : après le doctorat, il poursuivit
-l'agrégation, et le voilà professeur à trente-cinq
-ans dans une faculté qui n'est pas, Dieu merci,
-la dernière d'Europe. La clientèle avait grandi avec
-la réputation, comme toujours. Le professeur Marchal
-soignait les meilleures familles de la ville et des
-environs ; il était médecin en titre de l'usine de
-M. Axtmann à Hagelstadt ; on ne faisait pas en Alsace
-une belle consultation sans lui. Comme il avait de
-l'ordre et de l'économie, il acheta bientôt une maison
-sur le quai des Bateliers, et je vous laisse à penser
-s'il fut content la première fois qu'il se paya son
-terme à lui-même. Il commanda un mobilier neuf,
-et dès lors tout le monde comprit que ce jeune
-homme songeait au mariage.</p>
-
-<p>Le sentiment général fut qu'il avait le droit de
-choisir, et que pas une mère ne serait assez malavisée
-pour lui refuser sa fille. Outre la position, qui
-était enviable, il jouissait d'une bonne renommée.
-Sa conduite avait toujours été, sinon exemplaire, au
-moins décente et mesurée. Il s'était diverti comme
-tous les jeunes gens, mais il ne s'était jamais débauché.
-Quelques fredaines sans scandale n'entament
-pas la réputation d'un jeune homme et ne le font
-pas mettre au ban des familles. Toutes les curieuses
-de la ville, et nous n'en manquons pas à Strasbourg,
-se mirent en campagne pour savoir à quelle héritière
-le professeur allait offrir sa main et son nom.</p>
-
-<p>Elle ne fut pas longue à trouver : c'était la fille unique
-de M. Kolb, professeur au séminaire protestant
-et chanoine de Saint-Thomas. Adda Kolb avait alors
-dix-sept ans et quelques mois. Figurez-vous une
-blonde agréable, bien faite, bien portante, assez instruite,
-et d'un caractère très-enjoué. Ceux qui trouvent
-la grâce plus belle que la beauté l'auraient jugée
-parfaite ; mais le détail de sa personne laissait à
-dire, et son intelligence ne dépassait pas la moyenne :
-du bon sens, de la droiture, et rien de plus.</p>
-
-<p>A tort ou à raison, le monde s'imagina que Marchal
-était plus amoureux du cadre que du tableau.
-Le fait est que la famille Kolb attirait les braves gens
-par une affinité irrésistible. Le chanoine et sa femme,
-mariés à vingt ans, semblaient presque aussi jeunes
-que leur fille. Une s&oelig;ur de M<sup>me</sup> Kolb, qui avait épousé
-le substitut Miller, habitait la maison canoniale
-avec son mari et ses quatre enfants. Le vieux papa
-Kolb et sa femme, fervente piétiste, occupaient le
-deuxième étage ; leur fils aîné, Kolb Jacob, tanneur
-très-considéré, avait son établissement dans le voisinage :
-il était marié, lui aussi, et père d'une belle
-et nombreuse postérité. On se voyait pour ainsi dire
-à toute heure, et la tribu vivait dans une étroite intimité
-comme les enfants de Noé dans l'arche. Un
-étranger introduit par hasard chez M. le chanoine
-aurait été frappé de la physionomie collective que
-présentait cette famille. La maison entière respirait
-la propreté, la régularité, la dignité, la cordialité. Les
-sentiments, les idées, les habitudes de ces personnages
-composaient une harmonie particulièrement
-honnête et sympathique. L'expression la plus habituelle
-des visages était un sourire grave, loyal, un
-peu fier et néanmoins hospitalier. Ce rayonnement
-intraduisible en peu de mots voulait dire : «&nbsp;Nous
-sommes vieux bourgeois de Strasbourg ; nous n'avons
-pas dans les veines une goutte de sang qui ne
-soit respectable ; nous n'avons pas un sou dans nos
-poches qui ne soit gagné par le travail. Nous honorons
-Dieu, nous pratiquons l'Évangile, nous nous aimons
-les uns les autres, nous sommes pleinement
-heureux, et nous n'avons besoin de personne ; toutefois
-le logis et les c&oelig;urs sont ouverts au prochain,
-s'il a besoin de nous. Arrivez, gens de bien, et prenez
-place : nous nous suffisions à nous-mêmes,
-mais vous n'êtes pas de trop.&nbsp;»</p>
-
-<p>Je vous réponds que le prochain ne se faisait pas
-prier pour leur rendre visite. Les hommes les mieux
-placés tenaient à grand honneur d'être reçus familièrement
-dans la maison. Les mamans s'y rendaient
-le soir avec leurs filles ; les jeunes gens n'hésitaient
-pas entre la brasserie des <i>Trois-rois</i> et le salon du
-chanoine. Je me vois encore ajustant le pli de ma
-cravate dans l'antichambre, le premier soir où j'y
-fus présenté. Il y avait deux tables de whist dans
-une chambre latérale ; le grand salon, tendu de papier
-blanc à ramages en grisaille, était modestement
-éclairé par deux lampes. M<sup>me</sup> Holtz, la veuve du
-juge d'instruction, s'escrimait sur un immense piano
-style empire ; M<sup>me</sup> Kolb <i>junior</i> préparait le café au
-lait dans la salle à manger ; vingt jeunes filles en
-robe montante, mais belles de candeur et de simplicité,
-dansaient la valse à trois temps. La première
-qui frappa mes yeux fut Adda Kolb, tendrement enveloppée
-par le bras du professeur Marchal. Leurs
-yeux m'apprirent qu'ils s'aimaient, ou du moins que
-la sympathie les portait l'un vers l'autre. J'en conclus
-avec tout le monde que nous verrions leur mariage
-avant peu.</p>
-
-<p>Cette idée s'accrédita si bien que les amis, les malades,
-les confrères de M. Marchal se mirent à le
-persécuter de leurs allusions. Les plus fins se contentaient
-d'effleurer une chose si délicate, les patauds
-(il s'en trouve partout) sautaient à pieds joints
-dans le plat. Le professeur avait commencé par
-faire la sourde oreille, mais lorsqu'il fut directement
-interpellé, il se fâcha tout rouge, affirma qu'il n'était
-question de rien, et pria les indiscrets de le
-laisser tranquille. Les hommes se le tinrent pour
-dit ; quant aux femmes, ce fut une autre affaire : il
-n'eut pas si bon marché d'un sexe à qui tout est
-permis. L'une lui dit : &mdash; Qu'attendez-vous? Les
-Kolb ne peuvent pas vous apporter leur fille. Ils
-seront trop heureux de vous avoir pour gendre,
-mais encore faut-il que vous vous présentiez. Une
-autre lui reprochait de traîner les choses en longueur
-et de faire souffrir une pauvre fille qui l'aimait.
-Une malicieuse le tirait à part et lui murmurait
-à l'oreille : &mdash; On prétend que vous n'osez pas
-demander Adda Kolb parce qu'elle est trop riche.
-Rassurez-vous ; je tiens de mon notaire que la dot et
-le trousseau ne font pas même vingt mille écus. La
-position que vous occupez vous permettrait de trouver
-le double.</p>
-
-<p>Un soir que l'inquisition des bavardes l'avait plus
-agacé que de coutume, il s'arrêta au bord de l'Ill avant
-d'ouvrir sa porte et descendit résolûment en lui-même.
-Il s'adressa, parlant à sa personne, les questions
-dont le monde le persécutait depuis un mois.</p>
-
-<p>«&nbsp;Eh bien! oui, répondit-il, je veux me marier ;
-oui, j'ai compris qu'il était temps d'en finir avec la
-vie creuse du célibataire. Quelques années encore,
-et je serais un vieux garçon, un de ces égoïstes qui
-sèment fatalement l'égoïsme autour d'eux. Oui, je
-me sens encore assez de jeunesse et de santé pour
-fonder une vraie famille. Oui, M<sup>lle</sup> Kolb est entre
-toutes celles que j'ai rencontrées celle qui me convient
-et me plaît. Est-ce que je l'aime d'un amour
-passionné, comme dans les romans? Je n'en sais rien,
-mais tous mes sentiments et toutes mes pensées depuis
-un an gravitent autour d'elle. J'ai la plus haute
-estime et le goût le plus prononcé pour son père,
-pour ses parents, pour cette honorée maison Kolb :
-ma gloire et mon bonheur seraient d'en être ; mais
-Adda m'aime-t-elle? Modestie à part, il me semble
-qu'elle me voit avec plaisir. Je n'entre pas dans le
-salon sans que sa figure s'illumine ; elle se porte au-devant
-de moi comme je cours à elle, par une sorte
-d'entraînement ou d'instinct. Jamais mon regard ne
-cherche le sien sans le rencontrer au moment même.
-Dans les danses où la femme choisit l'homme, elle
-me prend toujours pour cavalier. Lorsqu'on parle de
-mariage, elle ne se prive pas de dire devant moi,
-qu'elle voudrait un mari raisonnable et savant. Le
-jour où je suis venu annoncer ma nomination à la
-chaire de pathologie interne, elle avait les larmes
-aux yeux, je l'ai vu. L'été dernier, à l'usine de Hagelstadt,
-quand nous avons dansé au bord de l'eau,
-qu'est-ce qui s'est passé? Le fils Axtmann accrochait
-des lanternes de papier aux basses branches
-du tilleul ; le lieutenant Thirion adaptait avec soin
-l'embouchure de son cornet à piston, et l'avocat
-Pfister accordait son violon : je vis Adda qui rabattait
-sur sa figure un petit voile de dentelle noire. Je
-lui demandai si elle avait froid. «&nbsp;Non, dit-elle en
-riant, c'est une précaution que je prends pour qu'on
-ne me voie pas rougir, si vous me disiez quelque
-chose. &mdash; A Dieu ne plaise, répondis-je, que jamais
-une de mes paroles expose M<sup>lle</sup> Kolb à rougir! &mdash; Je
-le sais bien, monsieur Henri, et c'était une mauvaise
-plaisanterie, me la pardonnez-vous? &mdash; Mademoiselle,
-on pardonne tout à ceux que l'on&hellip; respecte.&nbsp;»
-Respecte? Oui, je suis sûr de n'avoir pas employé
-un autre mot. Jamais il ne m'est échappé une parole,
-un geste, un regard qui pût troubler la paix de son
-âme. S'il est vrai qu'elle m'aime, ma conscience ne
-me reproche pas d'avoir rien fait pour cela.</p>
-
-<p>«&nbsp;Et si j'avais cherché à lui plaire? Si je m'y mettais
-résolûment dès demain? Si je saisissais la première
-occasion de me déclarer à elle et de lui dire :
-Je vous aime, m'accepteriez-vous pour mari? En
-agissant ainsi, ferais-je une action blâmable? Peut-être.
-Ce n'est pas violer la loi morale, car mes intentions
-sont les plus pures du monde ; mais je pècherais
-contre les m&oelig;urs françaises, et l'on aurait le
-droit de me moins estimer. La morale est universelle,
-les m&oelig;urs varient d'un pays à l'autre. En Angleterre,
-aimant Adda, je commencerais par obtenir
-son c&oelig;ur d'elle-même, et j'irais ensuite avec elle
-demander l'approbation de ses parents. En France,
-il serait mal de parler mariage à une jeune fille, si
-ses parents ne vous y avaient d'abord autorisé.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il tourna et retourna cette idée en tous sens ; tous
-ses raisonnements aboutirent à la même conclusion.
-L'usage adopté chez les Français lui semblait brutal
-et despotique, il y voyait comme un abus de l'autorité
-paternelle ; c'est le c&oelig;ur qui devrait avoir la parole
-avant les intérêts et les convenances de la famille ;
-mais que faire? L'usage est formel, et, qu'on
-le blâme ou qu'on l'approuve, il faut s'y soumettre.</p>
-
-<p>«&nbsp;Eh bien! soit, s'écria-t-il, je suivrai la filière.
-J'irai solliciter chez M. Kolb la permission d'être
-aimé. Qu'ai-je à craindre? Pourquoi ces braves gens,
-qui m'ont toujours recherché comme ami, me repousseraient-ils
-comme gendre? Je veux en avoir le c&oelig;ur
-net et dès demain, car au point où j'en suis le plus
-tôt sera le mieux. Allons dormir!&nbsp;»</p>
-
-<p>Il se mit au lit, mais il ne reposa guère, et le peu
-de sommeil qu'il goûta fut traversé de mille rêves.
-M. Kolb lui donna sa fille et la lui refusa tour à tour,
-selon qu'il s'endormait sur la droite ou sur la gauche.
-Les premiers rayons du matin le trouvèrent
-rompu de fatigue et d'autant plus résolu d'en finir.
-Les élèves à l'hôpital se poussaient le coude et
-disaient : «&nbsp;Il y a quelque chose. Le patron est plus
-fiévreux à lui seul que tous les malades de son service.&nbsp;»
-Après la visite, il se mit à courir la ville, et
-fit le tour de sa clientèle pour gagner l'heure de
-midi. Rentré chez lui, il dîna lentement, contre son
-habitude, s'habilla le moins vite qu'il put, et prit
-encore le temps de corriger des épreuves qui ne
-pressaient pas, le tout pour retarder l'instant fatal,
-sans manquer à la parole qu'il s'était donnée. Enfin,
-vers trois heures, il prit son courage à deux mains, et
-marcha d'un pas décidé jusqu'à la maison du chanoine ;
-mais, au moment de saisir le marteau, il se
-dit que M. Kolb ne serait pas seul, qu'Adda pouvait
-être au logis, ce qui rendrait la démarche inutile,
-que d'ailleurs il y avait une certaine brutalité à dire
-au père lui-même, de but en blanc, sans préparation :
-«&nbsp;Donnez-moi votre fille!&nbsp;» N'était-il pas plus
-convenable de prendre un biais et d'aborder la question
-par le côté, en tâtant le substitut Miller, ou
-M. Kolb aîné, le gros tanneur, ou un autre parent
-de la jeune personne? Ce parti lui parut le meilleur,
-parce qu'il reculait la difficulté de quelques pas.
-Tandis que M. Marchal s'apprêtait à rebrousser chemin
-dans la direction de la tannerie, le tanneur, qui
-avait dîné chez son frère, sortit la pipe à la bouche
-et s'écria joyeusement :</p>
-
-<p>«&nbsp;Eh! professeur Marchal! vous étudiez donc l'architecture
-à présent? A votre aise! Cette maison-ci
-est la plus vieille, mais aussi la plus solide et la plus
-belle du chapitre de Saint-Thomas.</p>
-
-<p>&mdash; Monsieur Kolb, balbutia le docteur, je ne voyais
-pas la maison, je ne regardais qu'en moi-même. Oui,
-j'étais et je suis encore dans une grande perplexité.
-Vous arrivez, tant mieux, quoique je ne sache pas
-trop par où commencer ce que je vais vous dire ;
-mais je pensais justement à vous faire une visite. Il
-n'y a plus à reculer, je sens que le moment est venu.
-Avez-vous un quart d'heure à perdre, et voulez-vous
-que nous fassions un tour ensemble?&nbsp;»</p>
-
-<p>Le sage et respectable tanneur ne dit pas non.
-Toutefois son front se rembrunit : «&nbsp;Je suis à votre
-service, répondit-il, et plaise à Dieu que je trouve
-une occasion de vous servir!&nbsp;»</p>
-
-<p>Il prit le bras de M. Marchal et se promena quelque
-temps avec lui en fumant sa pipe.</p>
-
-<p>«&nbsp;Cher monsieur Kolb, la chose dont je voulais
-vous parler me concerne moi-même et une autre
-personne que vous connaissez bien : M<sup>lle</sup> Adda.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, oui,&nbsp;» fit le gros homme d'un ton qui voulait
-dire : Voilà ce que je craignais.</p>
-
-<p>Le docteur poursuivit :</p>
-
-<p>«&nbsp;J'espère que la famille n'a pas pris en mauvaise
-part mes assiduités?</p>
-
-<p>&mdash; Non ; la maison est ouverte à tous les honnêtes
-gens, et ceux qui vous ressemblent font honneur à
-mon frère et à nous.</p>
-
-<p>&mdash; C'est que&hellip; j'en suis désespéré&hellip; mais les mauvaises
-langues de la ville se sont donné le mot pour&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Laissez-les dire, monsieur le docteur, et allez
-droit votre chemin.</p>
-
-<p>&mdash; Mais M<sup>lle</sup> Adda est bien jolie!</p>
-
-<p>&mdash; Non ; il y en a trois ou quatre cents mieux
-qu'elle dans la bourgeoisie de Strasbourg.</p>
-
-<p>&mdash; Je n'en sais rien ; mais elle a tant de grâce et
-d'esprit!</p>
-
-<p>&mdash; Vous croyez ça! et moi, qui suis son oncle, je
-vous réponds qu'elle est tout à fait ordinaire.</p>
-
-<p>&mdash; Enfin si je l'aimais, monsieur Kolb, et si je la
-demandais en mariage à ses parents, croyez-vous
-qu'ils seraient offusqués d'une telle démarche?</p>
-
-<p>&mdash; Non, monsieur Marchal, ils en seraient flattés,
-et moi-même je suis très-sensible aux honnêtes
-choses que vous me dites, quoique ma nièce Adda
-(écoutez-moi) ne soit point une femme pour vous.
-Ne vous agitez pas, et causons comme deux personnes
-raisonnables. Vous pensez bien que nous ne
-sommes pas des aveugles dans la famille Kolb et que
-nous avons deviné votre penchant depuis plus de
-six mois. Nous savons même, s'il faut tout dire, que
-ma nièce, si elle s'en croyait, vous préférerait à
-beaucoup d'autres ; mais pourquoi ma belle-s&oelig;ur et
-ma s&oelig;ur et ma femme ont-elles toujours fait la
-sourde oreille lorsque vous vous plaigniez d'être
-célibataire, et que vous leur disiez d'un ton demi-sérieux :
-«&nbsp;Cherchez-moi donc une femme?&nbsp;» C'est
-qu'elles ne pouvaient pas vous donner la réponse
-que vous espériez d'elles ; la famille a décidé, tout
-en vous estimant et vous aimant beaucoup, que ma
-nièce ne serait jamais M<sup>me</sup> Marchal. Nous connaissons
-votre position, votre caractère et votre conduite ;
-nous sommes convaincus que vous rendrez
-une femme heureuse ; mais il y a deux raisons très-fortes
-et sans réplique qui m'interdisent l'honneur
-et le plaisir d'être jamais votre oncle. La première
-est relative à la religion : vous êtes catholique et
-nous sommes luthériens, et quoique mon frère ait
-béni bien des mariages mixtes, il ne doit pas, dans
-sa situation, donner l'exemple d'un tel compromis.
-Le voulût-il, ma vieille mère, que Dieu garde! et qui
-est pour ses enfants comme une loi vivante, le lui
-défendrait formellement. Vous me direz que vous
-n'êtes guère plus catholique que protestant ; je le
-sais : vous pratiquez la religion universelle qui a
-pour temple le monde et pour culte le bien. Je suis
-à peu près sûr qu'il vous serait indifférent d'élever
-vos enfants dans telle ou telle confession ; mais votre
-tolérance n'écarte pas l'obstacle, et d'ailleurs il y en
-a un autre. Ma nièce est âgée de dix-sept ans et vous
-de trente-cinq ; vous avez donc le double de son
-âge. A peu de chose près, vous pourriez être son
-père, car le chanoine n'a que trois ans de plus que
-vous. Je sais qu'aux yeux de bien des gens cette
-considération serait futile, que dans un monde un
-peu moins patriarcal que le nôtre votre mariage
-avec Adda paraîtrait irréprochablement assorti. Eh!
-mon Dieu! la prudence à la mode ne veut pas qu'on
-accorde une fille à l'homme qui n'a pas sa position
-faite, et, par le temps qui court, un garçon n'arrive
-guère avant trente-cinq ans ; mais nous sommes des
-gens d'autrefois : notre père s'est marié à vingt-deux
-ans, le chanoine à vingt, et moi qui vous parle
-à dix-neuf. C'est une tradition, ce n'est pas une
-théorie ; vous pouvez la controverser comme médecin,
-nous devons la respecter, nous qui sommes les
-vieux Kolb de Strasbourg! De toute antiquité, dans
-notre très-modeste maison, les époux ont mené
-parallèlement leur vie tranquille et bien réglée ;
-nous marions la jeunesse à la jeunesse, l'ignorance
-à l'ignorance, la pauvreté à la pauvreté. Les ménages
-sont gênés d'abord, la vie étroite ; la layette du
-premier enfant est un gros problème à résoudre,
-heureusement les vieux grands-parents sont là qui
-veillent et qui arrivent à point, les mains pleines.
-L'aisance vient petit à petit avec les années ; on la
-trouve d'autant plus douce qu'elle a coûté plus de
-travail. On vieillit côte à côte, la femme un peu plus
-vite que l'homme ; mais on ne s'en aperçoit pas, car
-tout changement graduel est invisible pour ceux qui
-ne se quittent jamais. Et l'on a le bonheur d'élever
-ses enfants soi-même, de voir grandir ceux qu'on a
-mis au monde, de dire à un grand gaillard barbu
-comme un ours : Eh! gamin! C'est une belle et sainte
-chose allez! que la vie de famille ainsi comprise.
-Elle a mille avantages, un entre autres que les chrétiens
-d'aujourd'hui n'apprécient pas assez : je veux
-dire la certitude d'un passé aussi pur chez l'homme
-que chez la femme. Que pensez-vous des pauvres
-jeunes filles de Paris qui achètent à des prix fous
-un vieux garçon usé, flétri et perverti, le rebut des
-alcôves banales et des boudoirs malsains? Je ne dis
-pas cela pour vous, monsieur Marchal : encore une
-fois, nous savons quel homme vous êtes, et si nous
-vous avons attiré chez nous, c'est que jeunes et
-vieux, hommes et femmes, vous estiment sans restriction ;
-mais vous avez trente-cinq ans, il n'y a pas
-de science au monde qui puisse vous retrancher dix
-années. Il est donc impossible que le chanoine vous
-accorde la main de sa fille, quand même vous abjureriez
-la foi de votre père, ce que je ne vous conseille
-pas.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le pauvre médecin demeura étourdi sous cette
-tirade comme un b&oelig;uf sous le maillet du boucher.</p>
-
-<p>«&nbsp;Allons, ferme! reprit le tanneur, il s'agit de
-prouver que vous êtes un homme! On dirait, à vous
-voir si morne, que le monde est tombé en ruine autour
-de vous! Envisagez froidement votre affaire, et
-voyez si le désespoir est de saison. Vous avez l'excellente
-pensée de contracter mariage ; vous êtes dans
-les meilleures conditions de fortune, de rang, de
-figure et de nom pour que cent familles, les principales
-du pays, se réjouissent de vous donner leurs
-filles. Le ciel veut pour vos petits péchés que la première
-honorée de votre choix soit la seule qui ne
-puisse vous agréer pour gendre. Voilà donc un bien
-terrible accident? Eh mon Dieu! cherchez ailleurs,
-et je parie dix peaux de buffle contre une peau de
-lapin qu'on ne vous laissera pas chercher longtemps!
-Moi, j'ai passablement couru pour trouver
-une femme. Pensez donc! je n'étais pas un monsieur
-de votre genre ; je n'avais que mes bras, mes certificats
-d'apprentissage et dix mille francs du papa
-Kolb. La première blondinette à qui j'offris mon
-c&oelig;ur ne répondit qu'en me jetant une chope à la
-tête. C'était M<sup>lle</sup> Christmann la cadette, la fille du
-brasseur au Rebstock. Après M<sup>lle</sup> Christmann, j'en
-demandai une autre, puis une autre et encore une
-autre, et je croyais ferme comme fer qu'il m'était
-impossible de vivre sans la dernière dont je m'étais
-amouraché. Maintenant, quand j'y pense, je loue
-Dieu qui s'est mis en travers jusqu'au moment où
-j'ai trouvé Grédel, ma bien-aimée Grédel, celle qui
-était taillée exprès pour moi, comme la doublure
-pour l'étoffe. Comprenez-vous? Pas trop? Eh bien!
-nous en reparlerons, monsieur Marchal, quand vous
-serez remis de cette petite secousse.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le docteur inclina mélancoliquement la tête et dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Aucun homme, mon cher monsieur, ne peut
-répondre de lui-même, et le temps a fait plier des
-résolutions aussi fermes que la mienne. Cependant,
-je crois me connaître, et j'ose affirmer que nulle
-autre femme ne remplacera dans mon c&oelig;ur l'adorable
-Adda. Rassurez-vous, je suis un galant homme ;
-votre nièce ne saura jamais quels sentiments je lui
-ai voués. Dés aujourd'hui, je vais tracer à mon usage
-un nouveau pain de conduite. Je trouverai moyen
-d'éviter la maison du chanoine sans donner prise
-aux interprétations du monde. L'avenir de M<sup>lle</sup> Kolb
-avant tout! J'espère,&hellip; je suis dans l'obligation d'espérer
-que son c&oelig;ur n'a conçu aucun attachement
-sérieux pour ma triste personne?</p>
-
-<p>&mdash; Ça, j'en réponds. Les jeunes filles préfèrent
-tour à tour une demi-douzaine de messieurs, mais
-elles n'aiment que le dernier, leur mari, et celui-là
-balaye le souvenir de tous les autres, comme le
-Rhin, dans sa grande crue, efface le pas d'un canard
-sur la grève.</p>
-
-<p>&mdash; Je vous remercie, monsieur, de me rassurer si
-amplement. Encore un mot, et vous êtes libre : puis-je
-espérer que cette conversation restera entre
-nous?</p>
-
-<p>&mdash; Non, docteur, et je vais de ce pas en rendre
-compte à mon frère. D'abord la chose, certes, en
-vaut la peine, et la démarche d'un homme tel que
-vous mérite au moins un quart d'heure d'examen.
-Je vous ai résumé les dispositions de la famille ;
-mais, lorsqu'on raisonnait ainsi, on n'avait pas été
-mis en demeure de répondre oui ou non. Il me paraît
-absolument invraisemblable que tous les sentiments
-de notre monde soient retournés du jour au
-lendemain ; encore faut-il que le chanoine ait connaissance
-de l'honneur que vous lui avez fait. Moi, je
-n'ai pas pouvoir pour vous refuser la main de ma
-nièce.</p>
-
-<p>&mdash; Eh! qu'importe qu'elle me soit refusée par vous
-ou par son père?</p>
-
-<p>&mdash; Il importe, docteur, que tout message aille à
-son adresse. Je sais ce que je fais, et je prends vos
-intérêts plus à c&oelig;ur que vous ne le croyez peut-être.
-Vous êtes un homme en vue, donc vous avez
-des ennemis : il s'agit de ne pas leur donner à mordre.</p>
-
-<p>&mdash; Comment?</p>
-
-<p>&mdash; Pour le quart d'heure, tout Strasbourg vous
-marie avec Adda ; il est clair (soit dit sans reproche)
-que vous lui avez fait un doigt de cour. Demain la
-girouette va tourner ; on saura que vous vous éloignez
-de la maison canoniale. Après-demain ou dans
-trois mois, on vous verra courtiser Louise, Thérèse
-ou Dorothée, puis commander un habit neuf pour la
-conduire à l'autel&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Non!</p>
-
-<p>&mdash; Si! car vous avez le mariage en tête, et lorsqu'un
-homme en est à ce point, il épouserait la famine,
-la peste ou la guerre plutôt que de rester
-garçon. Vous êtes au bord du fossé ; personne ne
-peut dire où ni quand vous ferez le saut, mais vous
-sauterez, docteur, et, si vous reculez, vous n'en sauterez
-que mieux : c'est un bonheur inévitable!</p>
-
-<p>&mdash; Supposons.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien! je veux que ce jour-là, si vos ennemis
-vous accusent d'avoir tourné casaque à M<sup>lle</sup> Kolb
-après l'avoir recherchée, un homme autorisé, comme
-mon frère le chanoine, ait le droit de leur donner
-un démenti formel. Y êtes-vous?</p>
-
-<p>&mdash; La précaution est bien inutile, mais elle part
-d'un bon sentiment : je livre tout entre vos mains
-et je vous remercie. Adieu, cher monsieur Kolb ;
-qui sait quand nous nous reverrons?</p>
-
-<p>&mdash; Eh! quand vous voudrez! ma nièce n'est pas en
-amadou, et je vous garantis qu'elle ne prendrait pas
-feu à votre approche.&nbsp;»</p>
-
-<p>Ils se quittèrent sur ce mot, et le docteur rentra
-chez lui cacher sa honte. Sa maison lui parut vide
-comme un Sahara depuis que l'espérance ne la meublait
-plus. Il était plongé depuis une heure ou deux
-dans des réflexions lugubres, lorsqu'un grand corps
-tout de noir habillé se dressa devant lui et lui tendit
-les bras. C'était le chanoine Kolb, homme ordinaire,
-mais excellent, qui offrit une consolation en
-trois points à l'inconsolable amoureux de sa fille.
-«&nbsp;Adda ne peut pas être votre femme, mais elle est
-et sera toujours votre s&oelig;ur en Dieu. Certaines considérations
-dignes de tous les respects ne vous permettent
-pas de devenir mon gendre, mais je vous
-invite à voir en moi un beau-père spirituel, etc.&nbsp;»
-Ce n'était ni un Leblois, ni un Colani, cet honnête
-chanoine Kolb, et l'éloquence de nos pasteurs a fait de
-grands progrès depuis son règne. Il termina sa petite
-allocution par des conseils paternels et maladroits,
-comme ceux-ci, par exemple : «&nbsp;La compagne qu'il
-vous faut, c'est une demoiselle de trente à trente-deux
-ans, mûrie par la réflexion solitaire, ou une
-jeune veuve exercée d'avance aux soins du ménage
-et à l'éducation des enfants. Cherchez dans ces deux
-catégories de personnes, et surtout décidez-vous
-promptement, car chaque année qui s'écoule vous
-précipite vers la vieillesse.&nbsp;» Le docteur écouta poliment
-ces exhortations, mais il ne les trouvait pas
-obligeantes, et la sagesse de son beau-père manqué
-lui donnait un peu sur les nerfs.</p>
-
-<p>Il demanda si le chanoine avait l'intention de confier
-cette affaire à M<sup>lle</sup> Adda? «&nbsp;Non, répondit le
-père de famille ; il ne convient pas d'éveiller l'imagination
-des enfants par des confidences de ce
-genre.</p>
-
-<p>&mdash; Cependant si elle s'étonnait de ne plus me rencontrer
-chez ses parents? Je tiens beaucoup à conserver
-l'estime d'une personne si accomplie et si
-chère.</p>
-
-<p>&mdash; Ma fille est trop bien élevée pour s'adresser
-des questions indiscrètes : elle s'apercevra de votre
-absence, il se peut même qu'elle ressente momentanément
-quelque ennui ; mais le temps remplira
-bientôt son office providentiel, puis un amour honnête
-et permis remplacera avantageusement des rêveries
-sans consistance, et enfin dans quelques mois
-il n'y aura pas d'inconvénient, monsieur Marchal, à ce
-que vous veniez rompre le pain avec nous.&nbsp;»</p>
-
-<p>Une si dédaigneuse sécurité poussa le dépit du
-docteur à l'extrême. Il souffrait vivement, et, comme
-tous ceux qui font métier de l'analyse, il se dédoublait
-en quelque sorte pour se regarder souffrir. Il
-remarqua que la réponse du tanneur l'avait laissé
-dans un état d'accablement comateux et que les conseils
-du chanoine le jetaient dans une fureur ataxique.
-Depuis la visite de M. Kolb <i>junior</i> jusqu'à la
-nuit, il se démena violemment, forma mille projets,
-et fut en proie à je ne sais combien d'idées et de
-sentiments contradictoires. Il se dit, entre autres
-choses, que les Kolb étaient bien heureux d'être
-tombés sur un homme délicat jusqu'à l'absurde ;
-«&nbsp;car enfin s'il me plaisait de passer outre et d'en
-appeler directement à l'affection d'Adda? Elle ne me
-voit pas d'un mauvais &oelig;il, ils en conviennent ; peut-être
-n'y aurait-il plus grand effort à faire pour transformer
-cette bienveillance timide en véritable amour.
-Et alors elle ouvre son c&oelig;ur à ses parents, qui n'en
-tiennent compte ; on lui présente un, deux, trois
-fiancés, elle les refuse. On insiste, elle signifie en
-bonne forme qu'elle veut rester fille ou s'appeler
-M<sup>me</sup> Marchal. Je saisis l'occasion, je reviens à la
-charge : y a-t-il une loi qui défende à un honnête
-garçon de réitérer une honnête demande? Au théâtre,
-dans les romans, dans la vie, on ne voit que des
-passions traversées par le mauvais vouloir des familles,
-et qui en triomphent à la fin. Et moi, sur un
-simple refus, je me tiendrais la chose pour dite ; je
-prendrais ma canne et mon chapeau, et j'irais tout
-bourgeoisement me faire refuser ailleurs? Défends-toi
-donc, grand lâche, et prouve à ces entêtés que
-tu es un homme!&nbsp;»</p>
-
-<p>Sur cette base, il dressa en moins de rien tout un
-plan de campagne. Il connaissait les habitudes de
-M<sup>lle</sup> Kolb, il savait où la rencontrer chaque jour, à
-toute heure ; les amis de la famille étaient les siens,
-la maison même du chanoine lui restait forcément
-ouverte : il était le médecin de tout ce monde-là. Un
-scrupule le retint : il craignit de s'être condamné lui-même
-en acceptant l'arrêt sans protester. Le tanneur
-et le chanoine venaient de recevoir en double
-sa démission de prétendant ; n'était-il pas trop tard
-pour la reprendre? Le pauvre homme comprit que
-sa prompte résignation avait gâté les affaires, il se
-sentit comme lié par son propre assentiment ; il se
-voulut mal de mort de ne s'être point insurgé en
-temps utile. Mécontent de lui-même, il essaya de
-rasséréner son âme en évoquant le souvenir d'Adda ;
-mais, par un singulier effet de réaction morale,
-Adda lui apparut moins jolie et moins séduisante
-que la veille. C'est que la veille encore il la voyait à
-travers un prisme de joie et d'espérance, et qu'aujourd'hui
-l'image de cette aimable fille était encadrée
-de rebuffades sans nombre.</p>
-
-<p>J'abuserais de votre patience, si je vous faisais suivre
-les oscillations d'un esprit déconcerté, inquiet,
-hors des gonds, qui ballotte deçà, delà, sans retrouver
-son assiette. L'agitation du professeur fut donnée
-en spectacle à tout Strasbourg pendant plusieurs
-semaines, et Dieu sait si les commentaires allaient
-bon train! Il faut dire, à la louange des frères Kolb,
-que rien de vrai ne transpira ; ils gardèrent le secret
-et laissèrent jaser le monde. Le monde, que sut-il?
-Que M. Marchal n'allait plus dans la maison du chanoine,
-et que la famille Kolb évitait de prononcer
-son nom ; que le docteur d'un côté et M<sup>lle</sup> Adda de
-l'autre avaient l'air de deux âmes en peine, et que
-de leur mariage tant prédit il n'était plus question.
-Si vous connaissez la province, vous pouvez voir
-d'ici tout ce qu'on put broder sur un canevas si complaisant.
-Le public inventa plus de jolies choses
-qu'il n'en faudrait pour empêcher mille garçons de
-trouver une femme, et mille jeunes filles de trouver
-un mari. Pour Adda, qui vivait au milieu des siens
-comme dans un fort, ce concert d'imaginations folâtres
-fut à peu près du bien perdu ; mais le docteur,
-moins entouré, n'en perdit pas une note.</p>
-
-<p>La colère qu'il en éprouva se traduisit bientôt par
-un violent appétit du mariage. Il voulut épouser une
-femme, riche ou pauvre, belle ou laide ; son impatience
-n'y regardait pas de si près, pourvu que l'affaire
-se conclût vite. Il lui tardait de réfuter par un
-fait les méchants propos de la ville ; il avait hâte de
-prouver à la famille Kolb qu'elle n'était pas indispensable
-à son bonheur ; enfin, s'il faut tout dire, il
-était arrivé à ce moment décrit par le tanneur, où
-l'homme épouserait tous les fléaux de la terre plutôt
-que de rester garçon trois mois de plus.</p>
-
-<p>Il y avait alors à Strasbourg une maîtresse de
-piano qui s'occupait de mariages. On l'appelait
-M<sup>lle</sup> de Blumenbach, et elle était fille d'un colonel
-authentique, ce qui lui permettait d'aller dans le
-monde après l'heure de ses leçons : bonne fille, jolie
-en son temps, qui avait manqué le coche, et qui se
-consolait chrétiennement de son célibat forcé en
-travaillant au bonheur des autres. Elle n'acceptait
-aucun présent de sa clientèle : seulement elle disait
-aux jeunes couples : «&nbsp;Dépêchez-vous d'avoir des
-filles pour que les élèves ne me manquent pas!&nbsp;» Je
-vous ai prévenu ; il n'y a que de braves gens dans
-cette histoire.</p>
-
-<p>Donc M<sup>lle</sup> de Blumenbach, ronde comme une
-pomme et coiffée de ses éternels rubans jaunes, rencontra
-notre ami Marchal chez le recteur de l'académie.
-L'instinct les poussa l'un vers l'autre, et la
-bonne créature, après quatre parties d'écarté à cinq
-sous, qu'elle avait perdues, apparut radieuse comme
-un soleil. On remarqua cette transfiguration, et les
-malins en firent des gorges chaudes. Le juge suppléant
-Pastouriau, qui était un fin Parisien, conta le
-lendemain, avant l'audience, que Marchal, en désespoir
-de cause, avait offert sa main à M<sup>lle</sup> de Blumenbach.</p>
-
-<p>On en riait encore au bout de quinze jours, lorsqu'on
-apprit par les publications légales qu'il y
-avait promesse de mariage entre Marchal (Henri),
-professeur à la faculté de médecine, et Sophie-Claire
-Axtmann, fille mineure du grand manufacturier de
-Hagelstadt.</p>
-
-<p>Claire Axtmann avait dix-neuf ans ; elle était bien
-élevée, sinon très-instruite, et jolie à croquer, sinon
-belle : un bon gros pigeon rondelet, frissonnant,
-tout plein de gentillesse effarée, caressante et frileuse.
-Le professeur ne la connaissait pas, quoiqu'il
-l'eût rencontrée cent fois ou plutôt parce qu'il l'avait
-cent fois rencontrée et qu'elle avait grandi pour
-ainsi dire sous ses yeux. Par la même raison, l'attention
-de la petite avait toujours glissé sur M. le
-professeur sans s'y arrêter un moment. Elle avait
-valsé avec lui comme avec beaucoup d'autres, et le
-c&oelig;ur n'avait pas battu plus fort qu'auprès des autres.
-Quelquefois elle s'était permis de recommander au
-docteur tel ménage logé un peu loin de la cité ouvrière,
-et le docteur, par courtoisie ou par bonté,
-n'avait épargné ni son temps ni ses jambes : voilà
-tout le passé de ces deux âmes, que le maire et le
-curé de Hagelstadt allaient unir pour la vie.</p>
-
-<p>L'indifférence ou plutôt l'inattention d'Henri Marchal
-avait encore une excuse honorable qu'il importe
-de signaler. M<sup>lle</sup> Axtmann, quoiqu'elle eût un
-frère et deux s&oelig;urs, était citée parmi les riches héritières
-du département. Sa dot, double de celle de
-M<sup>lle</sup> Kolb, représentait à peine le quart ou le cinquième
-de son héritage à venir. Or le docteur n'était
-pas homme à viser plus haut que sa tête. Il ne
-rêvait qu'un mariage assorti de tout point, et vous
-savez comment sa modestie avait été récompensée.</p>
-
-<p>Mais voici l'injustice des hommes amplement réparée
-par un heureux coup du sort. La bonne Blumenbach
-a joué le rôle de la Providence ; M. Axtmann
-a cordialement accueilli une démarche «&nbsp;qui
-l'enchante autant qu'elle l'honore ;&nbsp;» la mère se
-pâme à la seule idée d'entendre appeler sa fille madame
-la professeuse, <i lang="de" xml:lang="de">frau professorin</i>! Les jeunes
-gens, car enfin tout homme redevient jeune au moment
-de prendre femme, les jeunes gens se voient
-tous les jours, et leur amour grandit suivant une
-progression que les mathématiciens n'ont jamais
-calculée. Depuis que Claire et Henri se savent destinés
-l'un à l'autre, un million de tisserands ailés, infatigables,
-font la navette entre eux et les enlacent
-d'invisibles fils d'or. On les étonnerait beaucoup, si
-l'on venait leur conter aujourd'hui qu'ils ne se sont
-pas connus, aimés et recherchés dès la création du
-monde. Et si quelque sceptique osait prétendre devant
-eux que Claire aurait pu s'amouracher aussi
-violemment d'un autre homme et Henri d'une autre
-femme, je craindrais que ce philosophe-là ne passât
-un mauvais quart d'heure.</p>
-
-<p>Tout Strasbourg est forcé de reconnaître que le
-docteur Marchal a rajeuni de dix ans. Quand il passe
-en courant dans la rue, vous diriez qu'il a des ailes ;
-il fend l'air, on croit voir un sillage lumineux derrière
-lui. Il entre dans les magasins, dans les plus
-beaux magasins de la ville, et il achète sans marchander
-tout ce qu'il y a de plus cher. Il paye et
-s'enfuit comme un fou, sans attendre sa monnaie. A
-l'hôpital, il est charmant pour les malades, pour les
-infirmiers, pour les s&oelig;urs ; il voit tout en beau ; c'est
-le médecin tant mieux, il donne des <i lang="la" xml:lang="la">exeat</i> à ceux
-qui les demandent ; il ordonne du vin, du poulet, des
-côtelettes à qui en veut. A son cours, il professe les
-théories les plus consolantes, il nie les maladies incurables,
-il ne voit pas pourquoi l'homme sage, heureux
-et marié ne vivrait pas un siècle et demi! On
-l'écoute, on sourit, et pourtant on convient que jamais
-il n'a montré tant de talent. Ses élèves l'applaudissent
-à tout rompre ; hier, ils l'ont attendu devant
-la Faculté pour lui faire une ovation ; mais bonsoir!
-il s'était enfui par derrière et roulait déjà sur le chemin
-de Hagelstadt.</p>
-
-<p>Sa future famille a promis de venir le voir à Strasbourg :
-il faut qu'avant le mariage M<sup>me</sup> Axtmann aille
-avec Claire annoncer la grande nouvelle aux intimes.
-Du même coup on fera quelques emplettes complémentaires
-pour le trousseau, car un trousseau n'est
-jamais complet, et l'on achèterait jusqu'à la fin du
-monde, si l'on voulait écouter la maman. A cette occasion,
-l'ambitieux docteur a obtenu par ses intrigues
-que tous les Axtmann de la terre viendraient
-prendre un repas chez lui. Pendant huit jours, il se
-prépare à cet événement ; non-seulement il a mis en
-réquisition tout ce qu'il y avait de poisson, de volaille
-et de gibier sur les marchés de la ville, mais il
-achète tant de meubles que Fritz et Berbel, ses serviteurs,
-ne savent plus où les mettre : il fait repeindre
-sa façade en blanc, et, soit que le peintre ait pris un
-pot pour un autre, soit que le diable ait brouillé les
-couleurs, ce blanc de la façade a des reflets roses :
-il faudrait être aveugle pour le nier.</p>
-
-<p>Quel dîner, bonté divine! Un vrai repas de noces
-avant les noces! Le saumon gros comme un requin,
-et les écrevisses pareilles à des homards! Tous les
-vins de l'Alsace et de la Bourgogne défilent devant
-le père Axtmann, qui fait claquer sa langue en connaisseur.
-La mère et ses trois filles trempent leurs
-lèvres, seulement pour humecter le petit chemin des
-paroles. Claire raconte par le menu les visites qu'elle
-a faites, les compliments qu'elle a reçus, et les éloges,
-ah! les éloges unanimes qu'elle a récoltés pour
-Henri. «&nbsp;Mon seul regret, dit-elle, est de n'avoir pas
-pu rencontrer Adda. Elle n'était ni chez son père, ni
-chez sa tante Miller, ni chez les grands-parents, ni
-chez son oncle Jacob. J'aurais tant voulu l'embrasser
-et partager ma joie avec elle! C'est ma véritable amie ;
-vous l'avez vue à la maison, n'est-ce pas, Henri?&nbsp;»</p>
-
-<p>Le docteur répondit sans se troubler, et sa sérénité
-n'était nullement feinte. Il avait le c&oelig;ur plein de
-M<sup>lle</sup> Axtmann ; tout lui semblait indifférent, excepté
-elle. Le souvenir d'Adda Kolb était relégué si loin,
-qu'il l'apercevait tout au plus comme un point à l'horizon
-de sa pensée.</p>
-
-<p>Huit ou dix jours après, le mariage se célébra en
-grande pompe à l'usine de Hagelstadt. La fête ne fut
-pas seulement somptueuse, elle fut cordiale et touchante.
-D'abord le maire du village était un vieux
-serviteur de la famille ; il avait vu Claire tout enfant,
-il était le confident de ses petits secrets de charité,
-le distributeur ordinaire de ses bienfaits. Le pauvre
-homme pleurait à chaudes larmes en prononçant les
-paroles irrévocables qui unissent deux c&oelig;urs jusqu'à
-la mort. Le curé, qui devait son presbytère aux
-bontés de M. Axtmann, avait été longtemps le professeur
-des trois jeunes filles. Mieux que personne,
-il savait quelle âme délicate et tendre le mariage
-allait livrer au docteur Marchal. L'homme de Dieu se
-méfiait un peu de la science et des savants, ces destructeurs
-d'idoles. Il avoua ses craintes avec un tel
-accent de bonhomie, il recommanda si naïvement
-au mari les saintes ignorances et les respectables
-préjugés de sa femme, que Marchal l'aurait embrassé,
-s'il ne l'avait pas vu barbouillé de tabac jusqu'aux
-yeux. Les ouvriers de la fabrique avaient mille raisons
-de respecter et d'aimer la famille Axtmann. Le chef
-était un de ces manufacturiers alsaciens qui exercent
-paternellement le patronage et pèsent dans une juste
-balance les droits du capital et ceux du travail. Ajoutez
-que le docteur n'arrivait pas en étranger dans
-cette colonie. Hommes, femmes, enfants, presque
-tous avaient eu affaire à lui et connaissaient par
-expérience son dévouement et son respect pour la
-pauvre machine humaine. Ces bonnes gens se mirent
-en quatre pour embellir la fête de famille où ils
-étaient conviés. Le patron leur donnait un bal, ils
-rendirent un concert ; on leur offrait le dîner, ils
-fournirent le feu d'artifice, et ainsi la sainte égalité
-se maintint jusqu'au bout entre le travail et le capital.</p>
-
-<p>La fine fleur de Strasbourg partagea, bien entendu,
-les plaisirs de cette journée. On n'avait eu garde
-d'oublier la pauvre chère Blumenbach ; mais Claire
-déplora avec un véritable chagrin l'absence de son
-Adda. Le chanoine et sa femme arrivèrent dès le
-matin, et encore je ne sais qui de leur maison ;
-M<sup>lle</sup> Kolb, qui devait être demoiselle d'honneur,
-s'excusa par un mot de lettre. Elle avait, disait-elle,
-une migraine à mourir. Et sans doute elle ne mentait
-pas, car son écriture (Claire en fit la remarque) était
-toute brouillée. Henri Marchal entendit conter cette
-histoire, et n'y prêta pas plus d'attention qu'au ronflement
-de l'orgue et au froufrou des fusées. Sa
-grande affaire était la chaise de poste qui devait
-l'emporter avec sa femme à neuf heures du soir.</p>
-
-<p>Il avait un congé d'un mois ; le couple en profita
-pour visiter l'Allemagne. Ces voyages de noces sont
-charmants, quoiqu'on en tire généralement peu de
-profit. Vous traversez les cathédrales, les tables
-d'hôte et les collections de tableaux sans voir autre
-chose que vous-mêmes. C'est en vain que le panorama
-le plus riche et le plus varié se déroule au fond
-du théâtre ; l'attention des spectateurs est concentrée
-sur un petit personnage, l'amour, qui à lui seul remplit
-le premier plan. Quand les époux Marchal revinrent
-à Strasbourg, ils n'étaient peut-être pas
-très-ferrés sur la galerie royale de Dresde ou la
-Glyptothèque de Munich, mais ils se connaissaient et
-s'adoraient ; le contact, le frottement et même les
-cahots inséparables du voyage avaient mêlé intimement
-leurs natures ; bref ces deux êtres n'en faisaient
-plus qu'un. Il est superflu d'ajouter qu'ils n'avaient
-pas de secrets l'un pour l'autre.</p>
-
-<p>Cependant le docteur ne raconta point à madame
-sa petite déconvenue de la maison Kolb, l'histoire de
-cet amour écrasé dans l'&oelig;uf sous le sabot des bons
-parents. S'il n'en dit rien à Claire, ce n'était pas
-qu'il craignît de la rendre jalouse, ou que lui-même
-gardât au fond du c&oelig;ur un reste de dépit. Non, il
-se tut par la simple raison qu'il avait presque oublié
-l'aventure. Cela avait duré si peu! Son c&oelig;ur avait
-été si légèrement effleuré! Et surtout tant de choses
-s'étaient passées depuis! L'impitoyable brutalité du
-bonheur présent refoulait tous les souvenirs à des
-distances fabuleuses. Adda Kolb? Quelle Adda? Il y
-avait un siècle de trois mois qu'il n'avait rencontré
-cette jeune personne!</p>
-
-<p>Mais Adda Kolb se souvenait encore. Sa seule occupation
-durant ce bienheureux trimestre avait été
-de souffrir. Le temps lui sembla long, à elle surtout,
-car elle comptait les instants par ses anxiétés et ses
-douleurs, et s'étonnait qu'en si peu de jours on pût
-verser tant de larmes.</p>
-
-<p>On ne plaint pas assez les jeunes filles, croyez-moi.
-Voici un joli petit être, sincère, doux, aimant,
-qui s'est laissé aller sans résistance au penchant
-d'une honnête sympathie. Elle aime ou peu s'en faut,
-elle a quelques raisons de se croire aimée ; mais les
-m&oelig;urs ne lui permettent ni de laisser voir sa préférence
-ni de poser la question d'où dépend tout son
-avenir. Son lot est d'observer, d'attendre et de se
-taire. Ses parents même l'accuseraient d'effronterie,
-si elle s'expliquait nettement avec eux. Tout le monde
-s'accorde à la vouloir inerte, passive, sans ressort ;
-on lui saurait quelque gré d'être en outre un peu
-sotte! On permet à tous les célibataires indistinctement
-de rôder autour d'elle ; on la laisse s'éprendre,
-ou à peu près, du professeur Marchal. Bah! la chose
-est sans conséquence ; il n'y a que le c&oelig;ur en jeu!
-Mais le jour où M. Marchal, comme un brave garçon,
-demande à épouser celle qu'il aime, ah! tout change. &mdash; Comment,
-monsieur! ce n'était pas pour vous
-moquer d'elle et de nous que vous cajoliez notre fille?
-Vous pensez sérieusement à lui donner votre nom?
-Sortez d'ici bien vite et n'y revenez pas avant qu'on
-vous appelle! Vous êtes trop pauvre, ou trop vieux,
-ou trop je ne sais quoi, peu importe ; notre fille n'est
-pas pour vous! &mdash; Mais je l'aime! &mdash; Tant pis! &mdash; Et
-si elle m'aimait? &mdash; Impossible! &mdash; Mais enfin, je lui
-ai fait la cour ; elle m'a toujours vu empressé auprès
-d'elle ; que va-t-elle penser de moi, si, brusquement,
-sans explication, j'ai l'air de lui tourner le dos? &mdash; Elle
-ne pensera rien, monsieur ; est-ce que cela se
-permet de penser, les jeunes filles? &mdash; Me ferez-vous
-au moins la grâce de lui dire que j'aspirais à sa main?
-que je vous l'ai demandée? que j'y renonce avec
-douleur? &mdash; Eh! monsieur l'amoureux, pour qui
-nous prenez-vous? C'est bien nous qui lui reporterons
-des phrases de roman qui mettent l'esprit à l'envers!
-De deux choses l'une : ou elle ne vous aime pas, et
-votre éclipse la laissera fort indifférente, ou elle a du
-penchant pour vous, et elle en sera quitte pour vous
-oublier! Nous la ferions voyager, s'il fallait absolument
-la distraire ; rien ne coûte aux bons parents
-quand il s'agit du bonheur de leurs filles!</p>
-
-<p>Ce n'est pas une exception que je décris, hélas
-non! Tout père, toute mère, en France au moins,
-cache à sa fille les demandes que la famille n'agrée
-point <i>a priori</i>. On craint que ces jeunes c&oelig;urs ne
-prennent la balle au bond ; on tremble d'appeler
-leur sympathie sur un homme repoussé par l'intérêt,
-le caprice ou le préjugé des parents. Et cette fausse
-et téméraire prudence entraîne à chaque instant des
-malentendus comme celui qui me reste à conter.</p>
-
-<p>Adda s'était trouvée présente à la rencontre de
-son oncle avec le professeur. En ce temps-là, elle
-passait bien des heures à la fenêtre, comme toutes
-celles qui attendent un messager du dehors, colombe
-ou corbeau. Du plus loin qu'elle aperçut Henri Marchal,
-elle pressentit quelque événement d'importance :
-il était autrement vêtu qu'à l'ordinaire, il
-paraissait ému : les jeunes filles ont le génie de l'observation
-dès que leur c&oelig;ur entre en jeu. Elle vit
-Jacob Kolb aborder son cher Henri, elle comprit à
-leurs gestes et à leurs visages que la conversation
-allait tourner au grave. Les deux hommes s'éloignèrent,
-disparurent, et l'enfant resta aux prises avec
-une émotion qui l'étouffait. Heureusement elle était
-seule dans sa chambre : elle eut le droit de pleurer
-et de prier à discrétion sans que personne lui demandât
-pourquoi. Son anxiété s'éternisa pendant
-une grande heure ; elle s'impatienta plus d'une fois
-contre l'oncle, qui accaparait Henri dans un pareil
-moment. Le marteau de la porte la fit bondir jusqu'à
-sa chère fenêtre : hélas! ce n'était pas Henri ; c'était
-l'oncle qui revenait. Elle courut au-devant de lui ; il
-l'embrassa en homme pressé, rentra dans le cabinet
-du chanoine et ferma résolument la porte. Adda remonta
-dans sa chambre et se tint prête à redescendre :
-il lui semblait impossible qu'on ne la fît pas
-chercher d'un moment à l'autre, car c'était à coup
-sûr sa destinée qui s'agitait. Le chanoine ne la
-manda point, il sortit avec le tanneur : ils vont chercher
-Henri, pensa-t-elle ; ils le ramèneront : si je
-faisais un peu de toilette? Les deux Kolb tirèrent à
-part, l'un vers sa tannerie, l'autre vers le quai des
-Bateliers. Tout allait bien : n'était-ce pas assez du
-chanoine pour ramener M. Marchal? Fallait-il qu'il
-eût l'air d'arriver entre deux gendarmes?</p>
-
-<p>Mais il ne vint ni seul ni accompagné ; la pauvre
-Adda l'attendit en vain tout le jour. Le souper de famille
-n'offrit rien de particulier ; on y parla de la pluie
-et du beau temps ; le père ne parut ni plus joyeux
-ni plus maussade, ni plus préoccupé que de coutume.
-Tout le monde fut naturel, excepté M<sup>lle</sup> Adda,
-qui riait à tout propos pour dissimuler ses angoisses.
-Enfin l'on se leva de table, et bientôt les amis
-du soir, éteignant leurs lanternes et accrochant leurs
-manteaux dans le vestibule, envahirent le salon.
-Adda ne doutait point que le docteur ne fût dans les
-premiers, et peut-être, s'il était venu, aurait-elle
-commis l'imprudence de lui dire : Quoi de nouveau?
-Mais tout le monde fut exact, excepté lui, et par une
-odieuse fatalité on ne risqua pas la moindre réflexion
-sur son absence. La pauvre enfant disait au fond du
-c&oelig;ur : «&nbsp;Dieu! que le monde est égoïste! Personne
-ne me fera donc la charité de prononcer son nom?&nbsp;»</p>
-
-<p>Pourquoi ne trouva-t-elle pas le courage de le
-prononcer elle-même? Parce qu'elle était une jeune
-fille bien élevée et accoutumée dès l'enfance à réprimer
-ses mouvements naturels.</p>
-
-<p>A dater de ce soir-là jusqu'au moment où le mariage
-du professeur fit explosion dans la ville, les
-jours de M<sup>lle</sup> Kolb se suivent et se ressemblent. Elle
-lit, elle rêve, elle pleure, elle fait un peu de musique
-et beaucoup de tapisserie, elle danse après
-souper avec les jeunes gens de la ville et répond à
-leurs compliments par un sourire pâle et glacé. Les
-amis de la maison soupçonnent quelque chose, mais
-entre l'arbre et l'écorce personne n'ose risquer un
-doigt. Le chanoine, interrogé discrètement par ses
-intimes, a répondu plus discrètement encore. Toutefois,
-comme il est bon homme, il se fait un devoir
-d'amuser Adda ; il prend un abonnement de saison
-au théâtre. Adda se laisse mener comme un agneau
-de boucherie ; mais il est trop facile de comprendre
-qu'elle n'est bien nulle part. Sa santé ne paraît pas
-formellement menacée, cependant ses couleurs s'effacent,
-son humeur tourne au sombre : «&nbsp;Allons,
-bon! dit le monde, encore une fille qui languit!&nbsp;»</p>
-
-<p>C'est dans une tournée de visites, en compagnie
-de sa mère, qu'elle apprendra la grande nouvelle.
-«&nbsp;Eh bien! mesdames, vous savez? le professeur
-Marchal épouse Claire Axtmann ; quelle fortune pour
-votre médecin!&nbsp;» Elle reçoit le coup en pleine poitrine
-et tombe sur le dos, carrément, sans onduler,
-comme un soldat pris de face par un boulet. On
-s'empresse, on la délace, on ouvre une fenêtre : c'est
-le poêle du salon qui est trop chaud ; ces maudits
-poêles n'en font jamais d'autres!</p>
-
-<p>Lorsqu'elle se redressa, si vous l'aviez aperçue,
-elle vous aurait plutôt fait peur que pitié ; ses yeux
-lançaient la foudre. Elle ne dit qu'un mot et d'une
-voix tellement étranglée que personne ne dut l'entendre :</p>
-
-<p>«&nbsp;Misérable!&nbsp;»</p>
-
-<p>Ce mot résumait tout ce que l'amour méconnu, la
-dignité froissée, la bonne foi trahie, l'honneur violé,
-engendrent de colère et de mépris. Jusqu'à l'instant
-fatal, elle s'était ingéniée à la justification de cet
-homme, et, s'il faut tout vous dire, elle espérait encore.
-Son c&oelig;ur honnête et droit s'inscrivait en faux
-contre les apparences les plus accablantes. Des
-lueurs fantastiques lui traversaient l'esprit, lui montraient
-M. Marchal toujours fidèle, mais hésitant ou
-arrêté par quelque obstacle, ou conduit par de sots
-conseils à tenter une épreuve. Maintenant plus de
-doute : il trahissait un engagement tacite, mais sacré ;
-le mobile de sa désertion était ignoble entre
-tous ceux qui poussent l'homme à mal faire : l'intérêt,
-la basse cupidité, l'amour de l'argent! Ah!
-c'était trop d'infamie! Elle aurait voulu le voir là
-pour lui porter la main au visage et lui arracher
-d'un seul coup toute l'estime qu'il avait volée!</p>
-
-<p>Cette vigoureuse indignation lui fit du bien ; son
-visage reprit couleur en peu de temps ; elle devint
-plus vaillante que dans ses heureux jours. La passion
-la releva et la soutint. Il est très-positif qu'elle
-se mit à détester Marchal plus énergiquement qu'elle
-ne l'avait aimé. Or, dans nos m&oelig;urs, une honnête fille
-n'est pas plus autorisée à laisser voir son aversion
-que son amour. Toutes les passions lui sont également
-interdites ; il faut les comprimer coûte que
-coûte, l'explosion dût-elle vous faire sauter à la fin.</p>
-
-<p>Déjà le c&oelig;ur de M<sup>lle</sup> Kolb bondissait à l'idée de
-revoir cet infâme professeur. Et comment éviter sa
-rencontre? Il était le médecin de la maison, il épousait
-une amie de la famille ; on fréquentait exactement
-le même monde. Quel supplice de subir sa
-présence et de ne pouvoir lui dire son fait, car les
-comptes d'un certain genre ne se règlent guère
-devant témoins!</p>
-
-<p>En attendant, la visite de Claire était imminente.
-Claire n'avait trahi personne, Adda ne lui avait pas
-confié ses secrets ; impossible de reverser sur elle
-l'iniquité de son mari. Et pourtant Adda se sentait
-toute froide pour cette amie d'enfance ; elle recula
-tant qu'elle put la nécessité d'embrasser M<sup>lle</sup> Axtmann.
-Elle sut se soustraire à la visite des fiançailles ;
-elle eut l'art d'éviter le voyage de Hagelstadt au
-jour des noces ; pour l'avenir, elle s'en remettait
-aux soins de la Providence, sans négliger les petits
-moyens qui ont cours en province. On sait presque
-toujours à quelle heure les gens se mettent en branle
-pour leurs visites, et l'on rentre ou l'on sort selon
-qu'on veut recevoir leur personne ou leur carte.</p>
-
-<p>La tactique de M<sup>lle</sup> Kolb fut innocemment déjouée
-par un gentil mouvement de M<sup>me</sup> Marchal. Aussitôt
-revenue à Strasbourg, la jeune femme courut tout
-droit chez son amie, la surprit en déshabillé du
-matin et lui sauta au cou du premier bond. Cela se
-fit si lestement qu'Adda n'arriva point à la parade,
-elle se trouva bel et bien embrassée sans pouvoir
-comprendre comment ; mais, lorsqu'elle eut essuyé
-le feu, elle se retrancha dans une indifférence si
-hargneuse que la bonne Claire, interdite, désarçonnée,
-ne lui dit pas le demi-quart de ce qu'elle pensait
-lui conter. Elle revint à la maison toute confuse
-et toute froissée, sans même avoir tiré de sa poche
-les petits présents qu'elle rapportait pour Adda, et
-elle conta l'aventure au docteur en pleurant toutes
-les larmes de ses yeux.</p>
-
-<p>Cet incident rafraîchit les souvenirs d'Henri, et
-ma foi! comme il n'avait aucune raison de dissimuler
-avec sa femme, il lui dit tout, l'amourette, la
-demande en mariage et le refus des Kolb. Naturellement
-Claire jugea l'affaire en femme amoureuse,
-trouvant les Kolb absurdes et niant qu'il y eût encore
-sur la terre un homme plus jeune que son mari.
-«&nbsp;Mais s'ils n'ont pas voulu de toi, ces sottes gens,
-de quoi nous gardent-ils rancune?</p>
-
-<p>&mdash; Ce n'est pas la famille qui m'en veut, c'est Adda
-seule, parce qu'on a cru bon de lui laisser ignorer
-ma démarche. Elle s'est probablement mis en tête
-que je l'avais plantée là par caprice ou par quelque
-mauvaise raison pour épouser M<sup>lle</sup> Axtmann, ici présente.
-Comprends-tu?</p>
-
-<p>&mdash; Mais c'est odieux!</p>
-
-<p>&mdash; C'est au moins fort désagréable, et nous la
-détromperons si tu veux, car il ne me plaît pas d'être
-mal jugé pour avoir été trop délicat.</p>
-
-<p>&mdash; Tu te soucies donc bien de son opinion?</p>
-
-<p>&mdash; Il est toujours fâcheux de se savoir méprisé,
-même d'une petite sotte.</p>
-
-<p>&mdash; Je trouverais bien plus ennuyeux que tu entrasses
-en explication avec elle. Elle s'imaginerait que
-tu lui fais rétrospectivement la cour.</p>
-
-<p>&mdash; Comme si l'on ne voyait pas que je t'adore, toi
-seule au monde!</p>
-
-<p>&mdash; Oui, mais je la connais, la belle enfant, depuis
-une heure. Elle irait crier sur les toits que tu m'as
-épousée à défaut d'elle, et qu'elle m'a fait hommage
-de ses rebuts.</p>
-
-<p>&mdash; Non!</p>
-
-<p>&mdash; Si! Laissons l'affaire comme elle est, et contentons-nous
-d'éviter, autant que faire se pourra,
-cette disgracieuse personne.&nbsp;»</p>
-
-<p>Ainsi fut dit et convenu, et l'on n'oublia pas d'apposer
-au traité le grand sceau des bons ménages
-qui s'imprime avec les lèvres ; mais les nécessités
-sociales sont plus fortes souvent que les résolutions
-des hommes. Le jeune couple accepta forcément
-cette kyrielle de festins qu'on appelle retour de
-noces. Presque partout on rencontra les Kolb et
-l'implacable Adda. Il fallut même dîner chez elle, et
-la malice du sort ou plutôt une combinaison vengeresse
-fit asseoir le professeur auprès d'elle. Tout le
-monde souffrit de ce rapprochement : M. Marchal
-fut gêné, Claire fut jalouse, et qui sait si Adda ne fut
-pas plus malheureuse de son invention que les deux
-autres? La pauvre fille n'était pas née pour les rôles
-violents ; elle s'excitait à la colère par une fausse
-interprétation du devoir ; elle croyait venger l'honneur
-de son sexe et sa dignité personnelle en se
-déguisant en Euménide. Elle trouva un mot plus
-qu'inhospitalier ce soir-là. On parlait d'une pauvre
-veuve estimée de toute la ville, et qui avait perdu
-par un horrible accident son fils unique. Le chanoine
-et le docteur se demandaient comment on
-peut concilier certains malheurs immérités avec
-l'action de la Providence. «&nbsp;Eh! messieurs, c'est
-bien simple, dit M<sup>lle</sup> Adda. Si Dieu donnait aux bons
-tout le bonheur qu'ils méritent, il n'en resterait plus
-pour les infâmes.&nbsp;» Le dernier mot tomba comme
-un soufflet sur la joue du docteur ; le regard de
-M<sup>lle</sup> Kolb avait accompagné ce compliment jusqu'à
-son adresse. M. Marchal rougit, sa femme l'interrogea
-des yeux, toute prête à se lever de table : il
-resta. Le chanoine et son frère furent cruellement
-embarrassés à leur tour, et le dîner se termina par
-un froid de glace. Adda pouvait compter sur une
-forte réprimande ; elle se fit un point d'honneur de
-la mériter deux fois. Quand les convives furent
-entrés dans le salon, il se forma un petit groupe
-autour d'une admirable bible que M. Kolb avait
-achetée le matin même. C'était un imprimé du quinzième
-siècle, mais relié beaucoup plus tard pour le
-chapitre de Neuviller. Quelqu'un fit observer que
-les fermoirs d'argent étaient d'un travail prétentieux
-et lourd.</p>
-
-<p>«&nbsp;N'importe, dit Adda ; M. Marchal doit les aimer.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le professeur répondit naïvement :</p>
-
-<p>«&nbsp;Pourquoi donc, s'il vous plaît, mademoiselle?</p>
-
-<p>&mdash; C'est de l'argent, M. Marchal.&nbsp;»</p>
-
-<p>Heureusement il n'y avait à ce dîner que la famille
-Kolb et les jeunes époux. Les vieux parents, qui
-n'étaient pas dans le secret, se demandèrent si Adda
-devenait folle. Le professeur et sa femme restèrent
-encore quelques minutes pour ne pas donner à leur
-départ le caractère d'un scandale ; mais Claire en
-s'éloignant fit une croix sur la maison. Ni les excuses
-du chanoine, ni les larmes de sa femme, ni les instances
-de la famille n'ébranlèrent la résolution des
-offensés. Marchal dit à M. Kolb :</p>
-
-<p>«&nbsp;En tout ceci, monsieur, je ne vois qu'un coupable,
-et c'est vous.</p>
-
-<p>&mdash; Tout père de famille aurait agi comme moi,&nbsp;»
-répondit le chanoine.</p>
-
-<p>La rupture des relations n'arrêta point les hostilités.
-Partout où M<sup>lle</sup> Kolb rencontrait son ancien
-poursuivant, elle le poursuivait à son tour avec une
-animosité féline. Ce n'était plus l'agression directe et
-brutale, le monde ne l'aurait pas tolérée ; mais elle y
-suppléait par un million de piqûres invisibles. On
-ne se parlait pas et l'on se saluait strictement, pour
-la forme ; mais Adda battait le rappel des jeunes
-gens par cent coquetteries, elle assemblait un groupe
-autour d'elle, et alors, prenant le dé de la conversation,
-elle babillait très-haut, à tort et à travers, et
-lançait une grêle de malices sur l'infortuné professeur.
-Sans l'interpeller, sans le nommer, sans même
-le désigner aux profanes, elle n'ouvrait la bouche
-que pour le mordre, et ni M. Marchal ni Claire ne
-pouvaient s'y tromper. Le docteur, en la voyant
-entrer dans un salon, savait à quoi s'attendre ; il
-vivait sur le qui-vive, l'esprit tendu, l'oreille au guet,
-le c&oelig;ur serré ; la dignité ne lui permettait pas de se
-cacher ni de s'enfuir ; d'ailleurs il était enchaîné à
-son supplice par cette fascination du mal qui force
-un honnête homme à boire le poison d'une lettre
-anonyme. Il se contentait de rougir, de pâlir, de
-hausser les épaules et parfois d'essuyer son front
-ruisselant. Certes il aurait fait une bien fausse spéculation,
-s'il était allé dans le monde pour son plaisir!</p>
-
-<p>Sa femme compatissait par moments à ses peines ;
-souvent aussi elle était furieuse de le voir absorbé
-par M<sup>lle</sup> Adda.</p>
-
-<p>«&nbsp;Tu n'as écouté qu'elle! Tu n'as vu qu'elle! A peine
-si tu m'as regardée trois fois en trois heures! S'il faut
-absolument vous haïr pour attirer votre attention, vilains
-hommes, dis-le moi ; j'essayerai. Non, va! reprenait-elle
-en lui jetant les bras autour du cou, je
-t'aime! C'est égal, si cette méchante Adda Kolb avait
-voulu de toi, tu ne serais pas mon mari. Sais-tu que
-c'est une chose odieuse à penser? Mais je n'y pense
-plus, je n'y penserai plus jamais ; embrasse-moi!&nbsp;»</p>
-
-<p>Ce qui porta l'irritation de Claire à son comble,
-c'est qu'elle vit Adda très-entourée et fêtée. M<sup>lle</sup> Kolb
-embellissait : le feu dont elle était dévorée jetait
-des lueurs étranges par les yeux. Son bavardage
-déchaîné, le brio de son méchant esprit plut aux
-hommes en les étonnant. Jamais on n'avait entendu
-parler une soliste de cette force dans la bonne
-compagnie de Strasbourg ; le juge suppléant Pastouriau
-décida qu'elle gagnait le genre de Paris.
-Pendant qu'elle faisait florès, Claire voyait son joli
-petit visage altéré de jour en jour par un commencement
-de grossesse. La pauvre enfant se trouvant
-laide, en souffrait, et n'osait pourtant pas publier
-son excuse. Elle reprit quelque avantage au bout
-de cinq ou six mois, lorsque les portes des salons
-devinrent étroites pour elle, et Dieu sait avec quel
-orgueil elle promenait cet embonpoint chargé de
-promesses! Rien de plus curieux que la rencontre
-des deux ennemies : elles se regardaient d'un air
-de défi, l'une étalant sa beauté virginale, l'autre
-faisant parade de son heureuse fécondité.</p>
-
-<p>Claire eut un fils, et je vous laisse à penser si
-elle le fit voir. Toutes les connaissances de Strasbourg
-le trouvèrent magnifique ; mais quelque chose
-manquait au triomphe de la jeune mère, elle voulait
-qu'Adda fût forcée d'admirer cet enfant. Il y a de
-ces raffinements dans les haines de province. Pour
-en venir à ses fins, M<sup>me</sup> Marchal enjoignit à la
-nourrice de promener le jeune Henri sur la petite
-place qui touche à la maison des Kolb. Il arriva
-nécessairement que la femme et la fille du chanoine,
-voyant une paysanne inconnue et un enfant
-équipé comme un prince, s'approchèrent du marmot,
-l'examinèrent, et demandèrent le nom de
-ses parents. La nourrice n'eut pas plus tôt nommé
-Marchal qu'Adda se mordit les lèvres et répondit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Vous ferez mes compliments à la famille ;
-il est très-drôle, ce petit : voyez donc! Il a déjà
-les doigts crochus!&nbsp;»</p>
-
-<p>La nourrice rentra toute en larmes, et Claire, outragée
-jusque dans son enfant, s'écria :</p>
-
-<p>«&nbsp;Mais personne n'écrasera donc cette vipère?</p>
-
-<p>&mdash; Ma chère amie, dit le docteur, je ne souhaite
-pas sa mort ; qu'elle se marie seulement, et tous
-nos maux seront finis.&nbsp;»</p>
-
-<p>A quelque temps de là, les journaux d'outre-Rhin
-annoncèrent que la petite ville de Hochstein, en
-Bavière, était décimée par une épidémie d'angine. Il
-ne restait ni médecin, ni sage-femme, ni barbier dans
-la commune ; tout ce qui a pour devoir d'approcher
-les malades avait péri. Deux docteurs de Munich,
-venus en poste, étaient repartis dans les quarante-huit
-heures, en corbillard. M. Marchal croyait tenir
-un spécifique certain contre l'angine ; ses premiers
-essais avaient réussi ; mais l'occasion d'expérimenter
-en grand ne s'était jamais offerte. Il partit pour
-Hochstein malgré les remontrances de ses amis et
-les larmes de sa femme.</p>
-
-<p>«&nbsp;Si j'étais officier, dit-il à Claire, me défendrais-tu
-d'aller me battre? Eh bien! ma chère, l'ennemi
-est campé à Hochstein, et j'y cours.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il resta six semaines absent et revint gros et gras
-après avoir sauvé tout ce qui restait dans la ville. Un
-acte de courage si simplement accompli fit quelque
-bruit de par le monde. Le roi de Bavière écrivit une
-lettre autographe à M. <i>de</i> Marchal pour lui conférer
-la noblesse et lui dire qu'il avait six mille francs
-de rente sur l'État. Le professeur répondit en termes
-respectueux que la particule ne pouvait pas
-s'adapter à son nom et que l'argent trouverait un
-bien meilleur emploi chez les convalescents et les
-orphelins de Hochstein. Vers le même moment,
-le préfet du Bas-Rhin crut devoir féliciter le professeur
-et lui dire qu'il l'avait proposé au ministre
-pour la croix. M. Marchal réclama vivement en
-faveur du vieux docteur Langenhagen, qui avait,
-disait-il, des droits plus anciens et surtout plus
-français.</p>
-
-<p>Cette conduite obtint dans le public les éloges
-qu'elle méritait ; tout Strasbourg se sentit honoré par
-la conduite du professeur. Une seule personne protestait
-au fond du c&oelig;ur ; vous devinez bien qui, et
-je n'ai que faire de la nommer. Elle ne pouvait croire
-que le même homme fût alternativement bon et
-mauvais, loyal et félon, sublime de désintéressement
-et ignoble de cupidité. En un mot, elle n'admettait
-point qu'on pût être coupable envers elle sans l'être
-envers le monde entier ; telle est la logique des
-femmes. Donc, sans incriminer formellement les
-dernières actions d'Henri, elle en cherchait le revers,
-ne le trouvait pas, et se damnait de dépit.
-Comme M. Marchal était devenu quelque peu prophète
-en son pays, elle ne pouvait plus le larder
-comme autrefois sans se faire jeter la pierre : Adda
-changea de note et se mit à célébrer le héros du
-jour avec l'emphase la plus comique. Elle inventa
-un mode d'admiration si grotesque, elle travestit si
-perfidement les louanges qui circulaient de bouche
-en bouche, que trois mois de ce petit travail auraient
-transformé le sauveur de Hochstein en bouffon pitoyable.</p>
-
-<p>Les Marchal échappèrent à ce danger, mais il leur
-en coûta cher. Le frère aîné d'Henri se trouvait depuis
-quelque temps dans des affaires difficiles. Le sort
-avait tourné contre lui : ses embarras étaient tels
-que le pauvre homme ne put pas même quitter
-Paris pour le mariage de son frère. Il avait annoncé
-son arrivée ; on l'attendit, mais au dernier moment
-il s'excusa par un mot sinistre : «&nbsp;La corde est si
-tendue, écrivait-il, que si je prenais demain la diligence
-de Strasbourg, on dirait que je vais à Kehl.&nbsp;»
-Il se remit un peu, trouva un reste de crédit, lutta
-sans confiance, livra quelques dernières escarmouches,
-et finit par tomber sur le champ de bataille.
-On n'a jamais bien su s'il était mort de maladie ou
-autrement ; son acte de décès arriva chez Henri avec
-l'état détaillé du passif et la liste de quelques créanciers
-plus pauvres ou plus intéressants que les autres.
-Le docteur et sa femme, après cinq minutes de délibération,
-écrivirent au syndic qu'ils acceptaient la
-succession tout entière.</p>
-
-<p>En ces temps d'ignorance et de médiocrité bourgeoise,
-les faillites n'offraient pas les proportions
-monumentales que nous admirons aujourd'hui. La
-dot de Claire et la maison du quai suffirent à rembourser
-la somme meurtrière : il s'agissait, je crois,
-de deux cent mille francs. M. Axtmann ne fut consulté
-qu'après coup, il commença par pousser des
-cris de beau-père plumé vif, protestant qu'on mettait
-sa fille sur la paille et son petit-fils à l'hôpital ; mais
-Henri lui fit observer qu'il devait tout à ce malheureux
-frère, qu'il gagnerait toujours de quoi maintenir
-la maison dans une honnête aisance, et quant
-au petit garçon, qu'il aimait mieux lui laisser moins
-d'argent et un nom sans flétrissure. Comme le père
-Axtmann était un homme de bien, il finit par décider
-que son gendre avait bravement agi et qu'on
-verrait plus tard à raccommoder les affaires.</p>
-
-<p>Lorsqu'on sut ce dernier trait de M. Marchal (et
-tout se sait au jour le jour dans une ville de province),
-M<sup>lle</sup> Kolb fut obligée d'ouvrir les yeux. Elle
-se rappela que le docteur, depuis l'enfance, s'était
-toujours conduit en homme délicat : elle embrassa
-d'un coup d'&oelig;il le souvenir des derniers temps, et
-vit cette délicatesse se colorer d'un reflet héroïque.
-La seule action reprochable, c'est-à-dire le mariage
-d'argent, émergeait comme une contradiction monstrueuse
-au milieu d'une vie pure. Adda se dit pour
-la première fois qu'elle pouvait s'être trompée, et ce
-simple doute la troubla jusqu'au fond de l'âme ; car
-enfin, s'il y avait quelque malentendu, elle avait persécuté
-un juste. Et alors la résignation d'Henri, la
-patience avec laquelle il avait accepté tant d'outrages
-publics devenaient tout uniment sublimes.</p>
-
-<p>Elle se trouvait en visite avec sa tante Miller chez
-la femme du président le jour où, comme Paul l'évangéliste,
-elle fut foudroyée par la lumière. Le dépouillement
-volontaire des Marchal était colporté
-dans la ville par M<sup>me</sup> Mengus, femme de mon cher et
-vénéré patron, maître Mengus, qui repose en Dieu
-depuis bien des années. C'était nous que le professeur
-avait chargés de déplacer ses fonds, de vendre
-son immeuble et d'envoyer la somme totale à Paris ;
-j'ai moi-même rédigé le bail de l'appartement qu'il
-loua sur la place d'Austerlitz pour sa petite famille.
-A mesure que M<sup>me</sup> Mengus entrait dans les détails
-de l'affaire, Adda Kolb se troublait davantage et s'agitait
-plus impatiemment sur sa chaise : bientôt elle
-n'y tint plus ; on la vit se lever, prendre congé à la
-hâte et entraîner la pauvre tante, qui n'en pouvait
-mais. Il lui restait encore plusieurs visites à faire,
-sans compter les emplettes de gants et de rubans
-pour le bal de la préfecture, qui se donnait le soir ;
-elle oublia le bal et courut à la maison, toute affaire
-cessante. Arrivée, elle se mit en quête de sa mère,
-la trouva dans la chambre au linge, et là, sans tenir
-compte de la présence de M<sup>me</sup> Miller, sans voir
-qu'elle était écoutée par les deux repasseuses les
-plus bavardes de Strasbourg, elle interpella M<sup>me</sup> Kolb
-et lui dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Maman! sur ton salut éternel, dis-moi la vérité!
-Est-ce que M. Marchal m'a demandée en mariage?&nbsp;»</p>
-
-<p>La femme du chanoine, ainsi prise au dépourvu,
-resta un moment bouche béante. Elle aurait bien
-voulu consulter son mari, qui était la forte tête du
-ménage, et en attendant qu'il fût là, elle cherchait
-un moyen de parler sans dire ni oui ni non, car elle
-n'était pas capable de mentir, même pour un grand
-bien. Cependant Adda la pressait ; Adda grandie, fortifiée
-et presque illuminée par son exaltation, plongeait
-un regard perçant dans les yeux de la pauvre
-dame et répétait d'une voix haletante : Réponds!
-réponds!</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Kolb eut peut-être une velléité de résistance ;
-elle se rappela vaguement les droits de l'autorité
-maternelle et se mit en devoir de dire qu'il n'appartient
-pas à une fille de questionner ses parents ; mais
-la figure bouleversée d'Adda lui fit peur, elle craignit
-de provoquer une crise de nerfs, et d'une voix
-émue, elle balbutia :</p>
-
-<p>«&nbsp;Il y a si longtemps!&hellip; Tu étais trop jeune pour
-lui&hellip; Et que t'importe maintenant, puisqu'il s'est
-marié avec une autre?&nbsp;»</p>
-
-<p>Adda fondit en larmes, sauta au cou de sa mère
-en lui criant : Merci! merci! Puis elle tourna les
-talons et courut se réfugier dans sa chambre.
-M<sup>me</sup> Kolb et M<sup>me</sup> Miller, fort inquiètes l'une et l'autre,
-ne tardèrent pas à l'y rejoindre : elles la virent plongée
-dans la sainte Bible, ce qui les rassura pour un
-moment.</p>
-
-<p>Quoique les parents soient toujours attentifs à se
-leurrer eux-mêmes, les Kolb ne pouvaient s'empêcher
-de craindre pour la raison de leur fille. Ses manières
-et son langage dépassaient quelquefois les bornes
-de l'excentricité ; elle riait, pleurait et surtout
-s'irritait sans cesse et sans mesure. Cette dernière incartade
-alarma sérieusement la famille : le chanoine
-pensa qu'il était temps d'aviser. Il fit quérir le tanneur
-et sa femme, le substitut fut mandé d'urgence ; on tint
-conseil au deuxième étage, sous la présidence du
-grand-père. Les uns jugèrent qu'il fallait distraire
-Adda, la dépayser, la conduire en Italie ; les autres
-étaient d'avis que le mariage seul la guérirait. Mais
-comment la marier, si elle ne s'y prêtait un peu? Les
-épouseurs ne manquaient pas, Dieu merci! elle en
-avait refusé depuis un an une demi-douzaine. La
-veille encore, un ami du chanoine était venu poser
-la candidature d'un certain M. Courtois, joli garçon,
-beau valseur, conseiller de préfecture et fils unique
-d'une famille aisée. Ce pauvre M. Kolb était si découragé
-qu'il n'avait pas même transmis la demande
-à sa fille. Le grand-père blâma son <i>junior</i>, tout chanoine
-qu'il était, et lui rappela sévèrement qu'il ne
-faut pas remettre au lendemain ce qu'on peut faire
-la veille&hellip; C'étaient les m&oelig;urs du bon vieux temps ;
-on a terriblement perfectionné tout cela. Le chef de
-la famille fit comparaître Adda devant son vieux
-fauteuil, il lui reprocha sa conduite, lui commanda
-de choisir un mari sans tarder, et lui fit part des intentions
-de M. Courtois, qu'il appuyait.</p>
-
-<p>On s'attendait à quelque extravagance ou tout au
-moins à quelque résistance. Adda surprit agréablement
-la famille en se montrant soumise et respectueuse
-à l'excès. Vous auriez dit un modèle de docilité
-filiale : personne ne remarqua le sourire aiguisé
-de malice qui perçait entre ses longs cils.</p>
-
-<p>Elle soupa de bon appétit, soigna particulièrement
-sa toilette et arriva très-belle à la préfecture. Son
-entrée fit sensation, comme toujours ; elle laissa les
-gens l'admirer, et promena son regard, cet infaillible
-regard des jeunes filles, autour du salon principal.
-Lorsqu'elle eut découvert ce qu'elle cherchait, elle
-s'assit auprès de sa mère et attendit les danseurs.
-M. Courtois, très-empressé, l'invita pour la première
-valse, et juste au même instant l'orchestre préluda.
-Elle dansa divinement ; mais lorsque son cavalier
-l'eut ramenée jusqu'à sa place, elle lui dit : «&nbsp;Un
-peu plus loin, je vous prie, jusqu'au docteur Marchal.&nbsp;»</p>
-
-<p>M. Courtois dressa la tête comme un coq de combat :
-il frisa sa moustache ; ses yeux brillèrent. Il
-connaissait la haine de M<sup>lle</sup> Kolb pour l'infortuné
-professeur, il avait quelques années de salle, il se
-réjouissait de former une alliance offensive qui pouvait
-le mener loin. Lorsque Adda fut à portée de
-l'ennemi, il prit un air farouche et se campa sur ses
-jarrets en homme prêt à tout, et voici le dialogue
-qu'il entendit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Monsieur Marchal, voulez-vous me faire le plaisir
-et l'honneur de me prêter votre bras pour un
-moment?</p>
-
-<p>&mdash; Moi?&hellip; A vous, mademoiselle?</p>
-
-<p>&mdash; Je vous en prie.</p>
-
-<p>&mdash; Mademoiselle, j'aime mieux m'exposer à tout
-que de désobéir à une femme. Me voici à vos ordres.</p>
-
-<p>&mdash; Bien! J'étais sûre de vous trouver ainsi.&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle salua M. Courtois du bout des ongles et traversa
-le salon dans sa longueur au bras d'Henri.
-Tout Strasbourg était là ; tous les yeux se fixèrent en
-même temps sur ce groupe invraisemblable, inouï.
-Claire croyait rêver ; tous ceux qui portaient des
-lunettes se mirent à essuyer leurs verres. L'orchestre
-oublia de jouer.</p>
-
-<p>Lorsqu'ils furent au bout du salon, M. Marchal prit
-la parole et dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Si c'est une gageure, mademoiselle, vous l'avez
-gagnée.</p>
-
-<p>&mdash; C'est une toute autre chose, monsieur Henri.
-Que pensez-vous de ce jeune homme avec qui je dansais
-tout à l'heure?</p>
-
-<p>&mdash; Mais&hellip; absolument rien.</p>
-
-<p>&mdash; Pensez-vous qu'il rendra sa femme heureuse? Il
-me demande en mariage, mes parents l'accepteraient
-volontiers ; moi, je ne le connais guère et je n'ai aucun
-moyen de l'étudier. Vous le connaissez, vous.
-Si j'étais votre s&oelig;ur, au lieu d'être votre ennemie,
-me conseilleriez-vous de devenir M<sup>me</sup> Courtois?</p>
-
-<p>&mdash; Non, mademoiselle.</p>
-
-<p>&mdash; Pourquoi?</p>
-
-<p>&mdash; Parce que ce monsieur est joueur, brutal et
-hypocrite. Il vous ruinerait d'abord, vous battrait
-ensuite, et prouverait enfin que vous avez tous les
-torts.</p>
-
-<p>&mdash; Voilà parler ; merci. Et parmi mes autres adorateurs,
-y en a-t-il un qui, selon vous, mérite une
-entière confiance?</p>
-
-<p>&mdash; Certes ; le capitaine Chaleix, un c&oelig;ur d'or, mademoiselle,
-une conduite exemplaire, et un bel avenir
-dans le génie! Vous l'avez refusé, je crois?</p>
-
-<p>&mdash; Oui, mais il m'aime encore ; il reviendra, si on
-le rappelle, et c'est lui qui sera mon mari. Je l'accepte
-de votre main, monsieur Marchal, et je vous prie de
-considérer cette marque de confiance et d'estime
-comme une réparation de toutes mes injustices.
-Maintenant voulez-vous me conduire auprès de Claire,
-s'il vous plaît?&nbsp;»</p>
-
-<p>L'excellent notaire Riess en était là de son récit,
-et je l'écoutais sans songer à autre chose, quand le
-cheval s'arrêta. Nous étions arrivés devant l'auberge
-du <i>Cygne</i>. Nos compagnons de chasse descendaient
-de leurs voitures et frappaient la terre du pied pour
-se dégourdir les jambes, tandis que les cochers leur
-passaient les fusils, un à un. Vingt-cinq ou trente
-rabatteurs, le bâton à la main, se groupaient confusément
-dans un coin de la cour sous les ordres d'un
-vieux garde. Deux chiens d'arrêt, tenus en laisse,
-pleuraient d'impatience comme des enfants. Le patron
-du <i>Cygne</i> apparut au sommet du perron, son
-bonnet de fourrure à la main. Il nous donna la bienvenue
-et nous dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Le vin blanc est tiré, la soupe à la farine est sur
-la table et l'omelette sur le feu.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il n'y avait pas de temps à perdre, dix heures sonnaient
-et la nuit tombait à quatre heures. Chacun
-courut au déjeuner, but, mangea, remplit sa gourde,
-boucla sa cartouchière, alluma sa pipe ou son cigare,
-releva son collet d'habit par-dessus les oreilles, et
-en chasse!</p>
-
-<p>Alors il ne s'agissait plus du professeur Marchal,
-ni de la fille du chanoine, mais de ces grands coquins
-de lièvres qui bondissaient devant les traqueurs,
-couraient sur nous ventre à terre, et souvent forçaient
-notre ligne après avoir essuyé dix coups de
-fusil. L'amphitryon et l'organisateur de la chasse se
-devait à tous ses hôtes, et Dieu sait si le digne homme
-avait à c&oelig;ur de nous poster aux bons endroits!</p>
-
-<p>Le hasard me rapprocha de lui entre deux battues,
-et j'insistai pour avoir la fin de son récit.</p>
-
-<p>&mdash; Mais je croyais l'avoir achevé, répondit-il ; le
-reste se devine. Adda Kolb épousa le capitaine Chaleix
-et vécut aussi chrétiennement avec lui que Marchal
-avec Claire. La fille du chanoine et l'honnête
-professeur connurent à des signes certains que Dieu
-ne les avait pas créés l'un pour l'autre, puisqu'ils
-étaient heureux séparément.</p>
-
-<p>&mdash; Bien ; mais tous ces braves gens, que sont-ils
-devenus?</p>
-
-<p>&mdash; Ils ont vécu longtemps en bons voisins, dans
-une intimité respectable. Que vous dirai-je de plus?
-Vous savez quel est le train des choses de ce monde,
-et que toutes les existences, joyeuses ou tristes, calmes
-ou tourmentées, aboutissent à une conclusion
-unique qui est la vieillesse, la maladie et la mort. Il
-faut pourtant que je vous cite une curieuse réflexion
-du professeur. Un soir que les deux ménages sortaient
-ensemble du théâtre, ils discutaient entre eux
-sur ce mot de comédie : je te pardonne, mais tu me
-le payeras! Adda soutenait que la femme est incapable
-de pardonner sans restriction.</p>
-
-<p>«&nbsp;Par exemple, dit-elle au docteur, si vous m'aviez
-fait le quart des sottes algarades que je vous ai
-faites, j'aurais bien pu signer la paix avec vous,
-mais je n'aurais pas été capable d'oublier. Est-ce que
-véritablement le souvenir de ces choses-là ne vous
-revient jamais?</p>
-
-<p>&mdash; Quelquefois.</p>
-
-<p>&mdash; Et alors? Vous ne vous surprenez pas à me
-haïr?</p>
-
-<p>&mdash; Au contraire ; mon c&oelig;ur s'emplit de reconnaissance,
-et je vous remercie en moi-même.</p>
-
-<p>&mdash; Voilà qui est fort!</p>
-
-<p>&mdash; Cela n'est que juste. J'ai pris en ce temps-là
-quelques résolutions vigoureuses et accompli les
-seuls actes un peu méritoires de ma vie. Rien ne
-me prouve que j'aurais trouvé l'énergie nécessaire,
-si vous ne m'aviez pas mis dans le cas de forcer votre
-estime, chère madame Chaleix.&nbsp;»</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch2">II<br />
-MAINFROI</h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Jacques Mainfroi dînait ou plutôt finissait de dîner
-en tête-à-tête avec lui-même. La vieille salle à manger,
-lambrissée de chêne noir à hauteur d'appui et
-tendue de vrai cuir de Cordoue jusqu'à la corniche,
-était meublée à la dernière mode, quoiqu'on n'y eût
-presque rien changé depuis l'abjuration de Lesdiguière.
-La haute cheminée de marbre rouge où flambait
-un hêtre scié en quatre, l'horloge qui venait de tinter
-sept heures, les dressoirs chargés d'orfévrerie
-antique et de faïence italienne, les portières de tapisserie,
-la table carrée à pieds tors, la nappe entrecoupée
-de guipures, le tapis de Turquie, tout enfin,
-sauf la lampe Carcel suspendue par un appareil moderne,
-représentait le luxe d'une grande maison de
-province sous le règne de Louis XIII. Le maître du
-logis, rasé de frais dans sa cravate blanche et mollement
-enveloppé dans un large veston de cachemire,
-égrenait une grappe de raisin ridé. Le service de vieux
-japon n'avait passé par aucun hôtel des ventes, car
-il était marqué aux mêmes armes que le petit point
-des fauteuils et les cartouches de la voussure. Un
-miroir de Venise renvoyait à Jacques Mainfroi son
-sourire de parfait contentement, et lui disait dans ce
-silencieux langage dont les miroirs ont le secret :
-Oui, tu es un heureux garçon ; trente ans, un nom,
-les dents étincelantes, les cheveux noirs, l'&oelig;il vif, la
-parole facile, une réputation qui frise la gloire, quelque
-succès dans le monde, et vingt-cinq mille francs
-de rente, ce qui n'a jamais rien gâté.</p>
-
-<p>Un petit valet de chambre rougeaud, dodu et visiblement
-à l'étroit dans son habit noir, mais bien
-dressé, suivait en silence, la serviette sur le bras,
-les moindres mouvements du maître. Tous les bruits
-de Grenoble mouraient au seuil de l'antique maison ;
-à peine si l'on entendait les roulements lointains
-de la retraite ou le pas précipité d'un soldat sur
-le pavé de la rue Créqui, lorsqu'un violent coup de
-marteau ébranla la porte cochère et fit danser tous
-les vitraux de la salle à manger.</p>
-
-<p>Mainfroi leva le front, puis se remit à grapiller
-d'un air digne, en homme qui ne se sent pas atteint
-par un procédé incongru ; mais presque au même
-instant une tapisserie s'écarta, et Fleuron, la femme
-de charge, entra comme une bombe.</p>
-
-<p>«&nbsp;A-t-on jamais vu celui-là, qui vient chercher
-une consultation quand tu dînes!</p>
-
-<p>&mdash; Tu lui as dit qu'il s'était trompé d'heure?</p>
-
-<p>&mdash; Je lui ai dit que tu n'étais pas un praticien de
-la justice de paix pour attendre le bon plaisir des
-clients, qu'on n'envahissait pas le domicile des personnes
-comme nous à des heures indues, et que
-d'abord, quand je t'aurais servi ton café, tu étais attendu
-en soirée chez M. le <i>premier</i>. Ah! mais!</p>
-
-<p>&mdash; C'est dignement parlé, ma vieille. Et ce café? tu
-peux le servir?</p>
-
-<p>&mdash; Attends donc! il m'a répondu qu'il s'appelait
-Vaulignon, et qu'il n'était pas né pour faire le pied
-de grue.</p>
-
-<p>&mdash; M. de Vaulignon? Je le crois bien, qu'il n'est pas
-fait pour attendre. Cours le chercher, ou plutôt non ;
-j'y vais moi-même. Dominique, allumez au salon.</p>
-
-<p>&mdash; Tu gèleras!</p>
-
-<p>&mdash; Tant pis. Donne un coup de main à Dominique.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il descendit l'escalier en quatre bonds et trouva
-sous le vestibule un grand vieillard qui maugréait en
-marchant, le cigare à la bouche. Mainfroi se confondit
-en excuses ; M. de Vaulignon jeta son cigare et
-monta sans mot dire. Lorsqu'ils entrèrent au salon,
-le feu commençait à flamber. Quelques bougies de
-cire, allumées en hâte, éclairaient vaguement une
-salle tapissée de portraits à perruques. L'avocat
-avança un fauteuil, en prit un autre et dit : «&nbsp;C'est à
-M. le marquis de Vaulignon que j'ai l'honneur de
-parler?</p>
-
-<p>&mdash; A lui-même ; mais pardon&hellip; M. votre père est-il
-tellement occupé que&hellip;&nbsp;»</p>
-
-<p>Mainfroi se retint de sourire ; il répondit d'un ton
-ferme et modeste : «&nbsp;Depuis longtemps, monsieur,
-j'ai le malheur d'être seul de mon nom.</p>
-
-<p>&mdash; Eh! que diable! vous n'êtes pourtant pas le
-célèbre Mainfroi?</p>
-
-<p>&mdash; Célèbre pas encore ; mais seul, comme j'ai eu
-l'honneur de vous le dire, et tout à votre service, si
-mon âge n'a pas ébranlé la confiance qui vous portait
-vers moi. Votre erreur est très-naturelle, monsieur ;
-ceux qui ne me connaissent que par ouï-dire
-me prêtent aisément la figure d'un vieux parlementaire :
-c'est l'effet du nom et des trois siècles de magistrature
-qui étendent sur mon front leur ombre
-vénérable. Nous étions d'épée en 1300 et alliés aux
-Vaulignon de la branche aînée, si j'ai bonne mémoire ;
-mais depuis l'an 1540, où nous avons endossé
-la robe, nous ne l'avons guère dépouillée : ces portraits
-de famille en font foi. Sept présidents à mortier,
-deux premiers présidents, un procureur général, un
-conseiller à la cour de cassation, qui fut mon cher
-et regretté père, le seul de la maison qui ait élu domicile
-à Paris.</p>
-
-<p>&mdash; Très-bien, monsieur, très-bien. Je vous demande
-pardon d'ignorer tant de choses respectables
-et de n'avoir pas suivi de plus près une famille alliée
-à la mienne ; mais je suis un vieux loup, vous savez.
-Que le diable m'emporte si je mets la patte à Grenoble
-une fois tous les quatre ans! Comment donc?
-Il y a pardieu bien huit ans que je n'y ai passé, et
-au trot de poste encore, en allant marier M. mon
-fils. Il paraît qu'ils ont fait des embellissements dans
-la ville? Ce n'est pas encore cette fois que je
-les admirerai, car je suis arrivé à cinq heures, et
-je repars tantôt pour achever la nuit dans mon lit.
-Je ne vis que chez moi ; hors de Vaulignon, point
-de salut. Oui, jeune homme, j'aime ma terre, et je
-ne m'en cache pas. Eh morbleu! si tous les gentilshommes
-étaient possédés d'une si noble manie,
-on ne verrait pas tant de freluquets échanger un
-bon bien qui dure et qui demeure contre de méchants
-écus qui vont rouler Dieu sait où. Ceux qui
-prétendent que je suis un égoïste en ont menti.
-L'égoïste n'aime rien tant que lui, et j'aime Vaulignon
-plus que moi-même. C'est justement à ce
-propos que je voulais vous consulter. Le hasard
-fait qu'au lieu d'un simple robin je trouve un
-homme de naissance : à merveille! Vous ne me
-comprendrez que mieux.</p>
-
-<p>&mdash; Je suis tout oreilles&hellip; et tout c&oelig;ur.</p>
-
-<p>&mdash; Grand merci ; mais je parlerai en me promenant,
-si cela ne vous gêne pas. J'ai de satanées
-jambes de chasseur ; aussitôt que je m'arrête un
-instant, les fourmis s'y mettent. Voici l'affaire. Et
-d'abord, tout à fait entre nous, pensez-vous que le
-code civil en ait encore pour longtemps?&nbsp;»</p>
-
-<p>Mainfroi ne répondit qu'en ouvrant des yeux
-énormes.</p>
-
-<p>«&nbsp;Vous ne comprenez pas? reprit M. de Vaulignon.
-Je vous demande confidentiellement si toutes
-ces lois antisociales que la révolution nous a mises
-sur le dos ont quelques chances de durer autant
-que moi?</p>
-
-<p>&mdash; Monsieur, dit Mainfroi, nous ferons bien de
-raisonner comme si elles étaient éternelles ; c'est
-l'hypothèse la plus prudente.</p>
-
-<p>&mdash; Oui? Hum! On voit pourtant assez de nouveautés
-mauvaises pour qu'il ne faille point désespérer
-des bonnes. Mais vous avez raison, mieux
-vaut mettre les choses au pis et se garder en conséquence.
-Monsieur Mainfroi, je n'ai qu'un fils, il
-est tout mon portrait, il a mes sentiments, mes
-idées, mes goûts ; en trois mots il me continue. Si
-vous pouviez le voir, l'épieu en main, face à face
-avec un vieux <i>solitaire</i>, vous comprendriez mes
-préférences pour ce gaillard-là. Quand je l'ai marié
-à cette petite Bavaroise, je lui ai donné le villard
-des Trois-Laux, jouxte le grand taillis de Vaulignon ;
-c'est la fine fleur de mon bien, on m'en offrait
-un million en 43! Ça rapporte cinq pour cent, impôts
-payés ; il est vrai que je suis le fermier de mon
-fils et que je ne m'épargne pas à la peine. Gérard,
-le comte, vit sur ses terres, en Allemagne, neuf mois
-de l'année : mais il passe l'hiver sur les nôtres.
-Je l'ai au château depuis la Toussaint avec femme
-et enfants, trois garçons et deux filles! Ah! c'est
-un homme! Je veux lui laisser tout, le plus tard
-possible, s'entend ; mais, lorsqu'on a passé la
-soixantaine, il faut compter avec la mort. Le château
-et les bois ne sauraient tomber en plus dignes
-mains ; il aime ce domaine, il ne s'en défera point,
-il le transmettra à son fils aîné, et les choses resteront
-à jamais dans l'ordre établi par la Providence.
-La terre de Vaulignon ne doit appartenir qu'à un
-Vaulignon. Avouez, monsieur, qu'il serait impie de
-séparer ce que Dieu a uni.</p>
-
-<p>&mdash; Or, vous avez d'autres enfants, n'est-il pas
-vrai?</p>
-
-<p>&mdash; Moi? Pas du tout! je n'ai qu'une fille.&nbsp;»</p>
-
-<p>A cette exclamation naïve, le jeune homme se
-départit un peu de sa gravité. Il répondit en riant :</p>
-
-<p>«&nbsp;Eh mais! c'est beaucoup mieux que rien.</p>
-
-<p>&mdash; Au point de vue du c&oelig;ur, certainement. Me
-prenez-vous pour un père dénaturé? J'aime ma
-fille, monsieur, mais il s'agit ici d'une question
-sociale.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien! dans la société française en 185&hellip;, la
-loi ne permet pas qu'on sacrifie un sexe à l'autre.</p>
-
-<p>&mdash; Votre loi est une bourgeoise, et nous sommes
-gens de condition, sacrebleu! Que serait-il advenu
-de ma terre et de mon nom, je vous le demande, si
-depuis sept cents ans nos cadets et nos filles ne
-s'étaient quelque peu dévoués au principe conservateur ;
-s'ils avaient partagé et repartagé Vaulignon
-comme les petits d'un cordonnier s'arrachent les
-nippes de leurs père et mère? Ce domaine, qui fait
-l'admiration du monde, serait haché menu comme
-chair à pâté, et moi, le chef de la maison, je traînerais
-ma noble gueuserie dans le service des
-télégraphes ou des contributions directes! Feu mon
-père, Dieu ait son âme! était l'aîné de cinq fils. Mes
-oncles ont-ils rien prétendu sur Vaulignon? A-t-on
-vu cette illustre terre tirée à quatre chevaux par
-nos cadets? L'un s'est accommodé d'un régiment,
-l'autre d'un bénéfice, un autre s'est fait tuer en
-Amérique dans l'armée de La Fayette, et le plus jeune
-a porté sa tête sur l'échafaud le jour même de ma
-naissance.</p>
-
-<p>&mdash; Voilà des gens qui savaient vivre ; mais, sans
-contester le mérite de leur renoncement, je vous
-ferai observer que messieurs vos oncles étaient déshérités
-par la loi.</p>
-
-<p>&mdash; Et ma chère et digne s&oelig;ur, de sainte mémoire,
-qui se mit en religion l'an de grâce 1819 pour me
-laisser tout mon bien, subissait-elle une autre loi
-que celle de son c&oelig;ur et de sa conscience? Hélas!
-monsieur, de telles âmes, on n'en fait plus.</p>
-
-<p>&mdash; La vocation manque à M<sup>lle</sup> de Vaulignon?</p>
-
-<p>&mdash; Absolument, malgré le soin que j'ai pris de
-la mettre au Sacré-C&oelig;ur toute petite. C'est un
-esprit romanesque, à la mode du jour. On veut être
-aimée ; on réclame sa part de bonheur, on fait fi
-des richesses, mais on ne dédaignera pas l'année
-prochaine un c&oelig;ur de gentilhomme qu'il me faudra
-payer écus sonnants, et plus cher qu'il ne vaut.
-Je ne me cabre point, je ferai grandement les choses ;
-j'achèterai la fleur des pois, si tant est qu'il
-en reste à vendre. Ma fille mériterait d'être épousée
-pour elle-même et pour l'honneur de notre alliance,
-mais il paraît que vos petits messieurs ne se payent
-plus de cette monnaie-là.</p>
-
-<p>&mdash; C'est que la vie du monde coûte un peu plus
-cher qu'autrefois.</p>
-
-<p>&mdash; Soit ; mais lorsque j'aurai déboursé une dot
-exorbitante, serai-je libre enfin? Ma fortune m'appartiendra-t-elle?
-Daignera-t-on permettre que je
-dispose de mon bien? On m'avait&hellip; non! j'avais
-projeté de vendre Vaulignon à mon fils moyennant
-une rente viagère&hellip;&nbsp;»</p>
-
-<p>Le visage de Mainfroi se rembrunit.</p>
-
-<p>«&nbsp;Monsieur le marquis, dit-il, je crains que vos
-souvenirs ne vous trompent. Ce n'est pas un propriétaire
-fanatique, comme vous l'êtes, qui songe
-à se déposséder de son vivant. Cette idée, que vous
-le sachiez ou non, vous a été suggérée.</p>
-
-<p>&mdash; Et par qui donc, s'il vous plaît?</p>
-
-<p>&mdash; Ce n'est pas par M. le comte votre fils, mais il
-se pourrait bien qu'un soir, au coin du feu, M<sup>me</sup> la
-comtesse&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; La comtesse est un ange, et je trouve nouveau
-qu'un étranger, sans la connaître, ait la prétention
-de savoir ce qu'elle m'a dit!</p>
-
-<p>&mdash; Je le sais par un petit miracle de sorcellerie
-élémentaire, monsieur. L'idée en question n'a pu
-venir qu'à une femme, parce que les femmes, et
-surtout celles qui ont cinq enfants à pourvoir, se
-font un sens moral un peu plus large que le nôtre.
-Et l'auteur de cet avis doit être une étrangère, ignorante
-de nos lois, qui interdisent un tel trafic. Toute
-aliénation faite au profit d'un successible en ligne
-directe, à charge de rente viagère, est réputée acte
-gratuit, ou, pour parler un langage moins technique,
-si le comte vous achetait Vaulignon à fonds perdu,
-la loi supposerait <i lang="la" xml:lang="la">à priori</i> que vous avez voulu avantager
-M. votre fils par une libéralité déguisée. M<sup>lle</sup> de
-Vaulignon serait admise à prouver que son père et
-son frère, par un accord frauduleux (ce n'est pas
-moi qui parle), l'ont frustrée d'une partie des biens
-que la loi lui réserve.</p>
-
-<p>&mdash; Assez, monsieur! c'est la première fois que j'entends
-un tel langage, et l'impertinence de vos lois
-commence à m'échauffer les oreilles. Concluons.
-Quels avantages m'est-il permis d'assurer à mon fils?</p>
-
-<p>&mdash; La loi garantit à chacun de vos deux enfants un
-tiers de votre fortune ; elle vous abandonne la libre
-disposition du reste. Supposons que vous possédiez
-trois millions&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Je n'ai pas cela!</p>
-
-<p>&mdash; Simple hypothèse. Vous pourriez légalement
-en donner ou en léguer deux à M. le comte, pourvu
-que M<sup>lle</sup> votre fille en eût un. Comment estimez-vous
-la terre de Vaulignon, tout sentiment à part?</p>
-
-<p>&mdash; Vaulignon rapporte moins que le villard des
-Trois-Laux, mais on ne bâtirait pas le château pour
-cinq cent mille francs. Et les futaies, monsieur! les
-plus belles de France! Roquevert, le gros marchand
-de coupes, m'a fait offrir cent mille écus de la superficie :
-il y a là des bois de marine comme on n'en
-voit plus nulle part. Si le villard vaut un million, les
-deux domaines font la paire.</p>
-
-<p>&mdash; Cela étant, il ne nous reste qu'à trouver cinquante
-mille louis d'or pour M<sup>lle</sup> de Vaulignon.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le vieillard fit un haut-le-corps accompagné d'un
-fort juron.</p>
-
-<p>«&nbsp;Savez-vous que c'est une somme? Je ne l'ai pas ;
-non, sur l'honneur, quand même je vendrais mes
-rentes, mes obligations et tous ces petits biens qui
-sont éparpillés autour des Plâtrières! Il faudrait emprunter&hellip;
-ou épargner longtemps, mais le temps?
-Ou gagner? Mais je suis fait pour gagner de l'argent
-comme mes chiens pour chanter la messe.</p>
-
-<p>&mdash; Le comte est riche ; il parferait le million plutôt
-que de liciter un de ces beaux domaines.</p>
-
-<p>&mdash; Peut-être ; si sa femme en est d'avis ;&hellip; mais
-cela ou autre chose, il faut se mettre en règle avec
-la loi. Je vois d'ici le testament qu'il me reste à faire.
-Encore un mot, monsieur. Vous m'avez donné votre
-avis en jurisconsulte, mais comme homme et comme
-gentilhomme m'approuvez-vous sans réserve? Je
-vous demande un oui ou un non, et je tiendrai grand
-compte de votre sentiment, quel qu'il soit.</p>
-
-<p>&mdash; Permettez-moi de distinguer, quoique je ne sois
-rien moins que jésuite. J'estime qu'en droit naturel
-un homme peut disposer arbitrairement de tout le
-bien qu'il a gagné lui-même. Il ne doit rien à ses enfants,
-sauf l'éducation et les moyens d'existence.
-Quant à celui qui n'a pas créé, mais simplement recueilli
-sa fortune, il n'est à mon sens qu'un dépositaire
-chargé de la transmettre à la génération suivante,
-et de la répartir sans préférence entre les
-petits-enfants de son père. Tel serait votre devoir,
-si vous étiez simplement un homme ; mais la noblesse
-dérange tout : un gentilhomme est un être à part, en
-dehors de la loi commune. Si ma raison s'insurge à
-toute heure contre cette exception, l'esprit de famille
-et la reconnaissance envers mes aïeux me commandent
-de la respecter. Le fait existe, il est constant,
-je dois le faire entrer dans mes calculs et raisonner
-avec vous comme si nous ne faisions point partie de
-la grosse humanité. Si je me place à ce point de vue
-faux, mais admis, je reconnais que votre patrimoine
-échappe aux lois de l'équité vulgaire. Ceux qui vous
-l'ont transmis de main en main à travers une demi-douzaine
-de siècles ont voulu et prétendu qu'il ne
-fût jamais divisé. S'ils ressuscitaient tous ensemble
-pour se réunir ici en conseil de famille, ils diraient
-d'une voix que Vaulignon et les Trois-Laux ne peuvent
-appartenir qu'à M. votre fils, que cette faveur,
-injuste en elle-même, découle logiquement du principe
-de la noblesse, et que sans le droit d'aînesse,
-appliqué ouvertement ou en fraude, toutes les aristocraties
-héréditaires verseraient bientôt dans l'abîme
-du prolétariat! Tiens! voilà que je plaide : pardon,
-monsieur.</p>
-
-<p>&mdash; Non, ma foi! ne vous raillez pas vous-même ;
-c'est noblement parlé.</p>
-
-<p>&mdash; Vous voulez dire parler en noble.</p>
-
-<p>&mdash; Et quoi de mieux?</p>
-
-<p>&mdash; Rien, rien. Si votre conscience se trouve suffisamment
-éclairée, je vous demanderai la permission
-de passer un habit, car voici huit heures qui sonnent,
-monsieur, et je suis commandé de service
-pour un whist officiel qui n'attend pas.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le marquis s'inclina, tira son portefeuille et dit
-d'un ton bourru qui cachait mal son embarras :</p>
-
-<p>«&nbsp;Maître Mainfroi, je vous ai dit que j'étais extrêmement
-rare à Grenoble ; vous m'excuserez donc si
-je me hâte un peu d'acquitter ma dette envers vous.</p>
-
-<p>&mdash; Monsieur, répondit Mainfroi, vous m'avez fait
-l'honneur de me consulter comme gentilhomme, vous
-me devez donc plus que de l'argent.&nbsp;»</p>
-
-<p>M. de Vaulignon remit son portefeuille en poche,
-et tendit les deux mains au jeune seigneur.</p>
-
-
-<h3>II</h3>
-
-<p>Le premier président, M. de Mondreville, n'accueillait
-pas Mainfroi comme un avocat distingué,
-mais plutôt comme un fils. Les vieux conseillers le
-choyaient à qui mieux mieux ; il était ainsi l'enfant
-gâté d'une nombreuse et vénérable famille. Personne
-ne doutait qu'il ne fût réservé aux plus hautes
-dignités de la magistrature, et chacun se promettait
-de le pousser dès que l'ambition lui serait venue. Il
-semblait formellement engagé par les traditions de
-la race et par l'éclat du nom ; les amis de son père
-le suivaient avec orgueil dans la carrière qu'il avait
-choisie, mais ils ne lui auraient point pardonné d'y
-vieillir.</p>
-
-<p>Rien de plus étonnant que ses débuts : docteur en
-droit à vingt-deux ans et grand prix de la faculté de
-Paris, il s'était fait agréger l'année suivante avec dispense.
-Tout aussitôt il était venu réclamer son inscription
-au tableau de l'ordre à Grenoble, son stage
-étant fait à Paris. Soit curiosité, soit prévoyance, les
-avoués lui épargnèrent les longueurs de l'attente :
-ils accoururent chez lui les mains pleines d'affaires.
-Sa première plaidoirie attira plus de monde qu'une
-première représentation ; c'est à coup sûr la seule
-fois que les dames se soient arraché les billets pour
-un procès de mur mitoyen. La ville de Grenoble
-aime son vieux parlement ; elle en est fière, elle
-veille sur cette gloire et cette grandeur provinciale
-avec un patriotisme jaloux. La foule qui se porta au
-palais pour juger le dernier Mainfroi était très-exigeante
-et très-indulgente en même temps, prête à
-lui pardonner tous les défauts de son âge, et prompte
-à désespérer de lui, s'il paraissait inférieur à cette
-réputation précoce. Il se montra supérieur à ses
-succès d'école, aux éloges de ses maîtres et à l'attente
-de ses amis. On vit un beau garçon, modeste,
-simple et de grande manière ; sa voix pleine et sonore
-se maintint dans le ton d'une conversation aimable,
-en évitant l'emphase et l'éclat. Il discuta posément,
-poliment et même avec une certaine bienveillance,
-les prétentions de la partie adverse, éclaira les faits,
-élucida les textes de loi, n'omit rien, ne laissa pas
-tomber une parole inutile, et termina par une péroraison
-naïve et touchante qui réclamait pour lui
-l'adoption du tribunal et du parlement dauphinois.
-Le tribunal lui donna gain de cause ; le président le
-complimenta en public suivant un usage patriarcal
-que j'admire ; les vieux avocats s'étonnèrent qu'un
-si jeune homme sût parler sobrement et faire trêve
-d'érudition ; les gens du monde, qui sont plus lettrés
-à Grenoble que dans beaucoup d'autres villes, goûtèrent
-fort cette éloquence exempte de rhétorique.
-Quant aux femmes, elles pensèrent que ce petit
-Mainfroi devait être joliment persuasif lorsqu'il plaidait
-sa propre cause.</p>
-
-<p>Il eut de grands succès en tout genre, et les plus
-beaux furent ceux dont le monde ne connut rien.
-Discret dans le bonheur et gentilhomme en tout, il
-mena, sept années durant, une vie cachée et brillante
-dans cet hôtel de l'an 1622, qui a l'air si confident
-et tant de portes dérobées. Au palais, son
-talent et sa réputation marchaient de front ; il choisissait
-scrupuleusement ses affaires : aussi les gagnait-il
-à coup sûr. Aux yeux des magistrats, la
-cause qu'il prenait en main était comme jugée par
-lui et gagnée dans son cabinet avant instance. Il
-avait pleine conscience de son autorité, et chaque
-fois qu'il se levait à l'audience, le ton dont il disait
-ce simple mot : «&nbsp;messieurs!&nbsp;» aurait valu un long
-commentaire. Sans arrogance et même sans fatuité
-vénielle, il modulait, accentuait, posait, isolait ce
-«&nbsp;messieurs,&nbsp;» comme pour le livrer aux méditations
-de la cour ou du tribunal. Ce modeste «&nbsp;messieurs,&nbsp;»
-dans sa bouche, en disait cent fois plus qu'il n'était
-gros. On y sous-entendait tout un exorde ainsi
-conçu : «&nbsp;Vous me connaissez tous, vous savez que
-je ne plaide pas pour gagner ma vie, ni pour faire
-ma réputation, mais pour m'asseoir de plus en plus
-solidement dans l'estime des gens de bien et pour
-me rendre digne des honneurs qui m'attendent dans
-un avenir assez rapproché. Vous devez donc penser
-qu'aucune considération ne m'aurait fait sortir de
-chez moi ce matin, si je n'étais quatre fois sûr de
-gagner la partie. Admettez-vous un seul moment
-que je me sois trompé sur le point de fait, ou abusé
-sur le point de droit? Vous ne le pouvez pas, car
-vous savez qu'il ne tiendrait qu'à moi de siéger à
-vos côtés au lieu de pérorer devant vous, et que par
-conséquent je possède, à l'état virtuel, toute l'infaillibilité
-de la justice.&nbsp;» Voilà ce qu'il disait sans le
-dire, et pas l'ombre d'impertinence dans cette déclaration
-muette! Un magistrat célèbre, qui devait être
-un jour garde des sceaux, vint à Grenoble en visite
-chez M. de Mondreville. On lui fit entendre Mainfroi,
-et il en fut émerveillé. «&nbsp;Ce jeune homme plaide en
-conseiller,&nbsp;» dit-il au sortir de l'audience. Il s'invita
-à dîner chez Mainfroi avec le premier président et
-quelques gens de robe. Après un long repas où
-Fleuron s'était surpassée, le personnage, qui appartenait
-au petit groupe (aujourd'hui si restreint) des
-ministres possibles, prit Mainfroi dans une embrasure
-et lui parla ainsi :</p>
-
-<p>«&nbsp;Le ministère de la justice fait fausse route. On
-se croit fort habile en écartant de la magistrature
-les hommes que la naissance et la fortune ont créés
-libres ; on veut avoir, coûte que coûte, un gouvernement
-fort, et l'on pense avancer le but en choisissant
-des hommes dépendants, prêts à tout, esclaves
-de leur pain. Mauvaise politique, monsieur! ce déplacement
-de mobile, qui substitue l'intérêt à l'honneur
-et à la dignité, éliminera les caractères sans nous
-attirer les talents. Triplât-on les traitements, ils resteront
-toujours inférieurs aux honoraires d'un avocat
-distingué ; nous n'aurons que des hommes de second
-et de troisième choix ; le ministère public sera faible
-en comparaison du barreau, et la magistrature tombera
-peu à peu dans une médiocrité incurable. Si
-jamais le chef de l'État m'honorait de sa confiance,
-je m'appliquerais à recruter tout un état-major
-d'hommes indépendants, oui, indépendants d'esprit,
-de caractère et de fortune, fussent-ils même un peu
-frondeurs comme les magistrats des vieux parlements!
-Il faut que nous soyons autre chose que des
-fonctionnaires, monsieur. L'ordre judiciaire est un
-pouvoir dans l'État. Il reçoit son institution du pouvoir
-exécutif, il applique les principes formulés par
-le pouvoir législatif, mais il ne doit être valet ni de
-l'un ni de l'autre. La vénalité des offices est tombée
-sous le ridicule ; Brid'oison l'a tuée, j'en conviens,
-et pourtant ce n'était pas la pire institution de l'ancien
-régime. Le magistrat qui avait payé sa charge
-était chez lui à l'audience ; le beau mot «&nbsp;la cour
-rend des arrêts et non des services,&nbsp;» de quelle date
-est-il? L'ancien régime en a tout l'honneur. Décidément
-je préfère la vénalité des offices au ramollissement
-des consciences.&nbsp;»</p>
-
-<p>Un entretien qui commence ainsi peut aller loin.
-Mainfroi ne savait pas encore que tout ministre <i lang="la" xml:lang="la">in
-partibus</i> est révolutionnaire par état. Il fut non-seulement
-séduit, mais enlevé par les théories de son
-interlocuteur. Sa jeunesse le livra pieds et poings
-liés au magistrat éminent et au fin politique qui tutoyait
-M. de Mondreville et l'appelait <i>copain</i> au dessert.
-Le vieillard et le jeune homme, enchantés l'un
-de l'autre, ne se quittèrent point sans conclure une
-sorte de pacte ; Mainfroi promit de s'enrôler à la
-première réquisition sous les drapeaux du futur
-ministre.</p>
-
-<p>En attendant, il sut se ménager et tenir les occasions
-à distance. Il frondait même un peu dans la
-mesure qui a toujours été permise aux hommes riches
-et bien nés.</p>
-
-<p>Le soir de son entrevue avec le marquis de Vaulignon,
-sur les dix heures, après le whist du premier
-président, tandis qu'il savourait une tasse de thé en
-souriant à la belle madame Portal, reine de Grenoble
-et sa meilleure amie, le procureur général vint
-le battre en brèche, et le gaillard ne se rendit point.</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon cher grand homme, lui dit le chef du parquet,
-on m'enlève Pfeiffer, mon meilleur substitut,
-et me voilà terriblement en peine. 'Ah! si vous vouliez!</p>
-
-<p>&mdash; Non, répondit Mainfroi. D'abord j'ai mes idées
-sur les devoirs d'un magistrat dans le monde ; ils
-sont infiniment plus stricts que ceux d'un avocat, et
-je ne prendrai pas sur moi de représenter la justice
-tant que je ne serai pas rangé et marié.</p>
-
-<p>&mdash; Mais l'honneur de défendre la société ne vaut-il
-pas quelques sacrifices?</p>
-
-<p>&mdash; Je la défends à ma manière, avec autant d'éclat
-que je pourrais le faire au parquet et avec plus de
-liberté. Quel intérêt aurais-je à marquer le pas sur la
-grand'route, lorsqu'un chemin de traverse me conduit
-plus directement au but? Tous les grades de la
-magistrature sont également accessibles à l'avocat,
-suivant son âge et sa réputation ; il arrive de plain-pied
-aux plus hautes fonctions comme aux plus
-humbles, pourvu qu'il ait montré ce qu'il vaut. Tant
-que je reste en dehors de la hiérarchie, j'ai presque
-autant de chances d'obtenir le bâton de maréchal
-que l'épaulette de sous-lieutenant : une fois enrégimenté,
-je devrais suivre la filière. Et comptez-vous
-pour rien les ennuis, les dégoûts, les dangers que je
-m'épargne à moi-même en restant simple avocat jusqu'au
-bon moment? Procès de presse et d'association,
-man&oelig;uvres électorales, rapports sur l'opinion
-publique et autres <i>menus suffraiges</i> qui trop souvent
-vous compromettent à jamais!&nbsp;»</p>
-
-<p>Voilà comment ce jeune homme dansait autour des
-arches saintes de la politique. Il ne prenait au sérieux
-que la justice et peut-être l'amour.</p>
-
-<p>Le procureur général apprêtait sa réplique lorsqu'un
-grand bruit lui coupa la parole. C'était maître
-Foucou, le plus discret notaire de la ville, qui entrait
-en s'ébrouant et soufflant dans ses gants paille
-à l'heure où l'on couche habituellement les notaires.
-«&nbsp;Mes respects, tous mes respects, monsieur le premier!
-Mes plus humbles hommages, madame la première!
-Mesdames, messieurs, votre fidèle serviteur de
-tout mon c&oelig;ur. Je ne me serais pas mis au lit pour un
-empire avant de m'être excusé. Madame la première
-a dû comprendre qu'il fallait un événement bien despotique
-pour m'empêcher de me rendre à sa gracieuse
-et honorable invitation. Ah! le devoir! Il commande et
-j'obéis. Il y a des choses qui n'attendent pas : la mort
-entre autres et les tenants et aboutissants d'icelle.&nbsp;»</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Portal poussa un cri d'effroi : «&nbsp;Pour Dieu!
-monsieur Foucou, si vous venez d'un lit de mort, ne
-m'approchez pas!</p>
-
-<p>&mdash; Rassurez vos grâces, belle dame, je ne connais
-ni morts ni malades, et s'il faut appuyer mon dire
-de quelque preuve démonstrative, la discrétion professionnelle
-ne me défend pas d'indiquer le client
-qui m'a fait perdre une si précieuse soirée. C'est un
-grand propriétaire foncier qui habite à quelques
-lieues de Grenoble, un vaillant chasseur devant
-Dieu, terreur des loups, des sangliers et des ours.&nbsp;»</p>
-
-<p>Plusieurs voix désignèrent M. de Vaulignon, qui
-était louvetier en titre.</p>
-
-<p>«&nbsp;C'est vous qui l'avez dit, poursuivit le notaire.
-Je ne l'ai pas nommé, quoique rien n'interdise à un
-officier ministériel de se faire honneur des visites
-qu'il reçoit. Voilà notre belle M<sup>me</sup> Portal bien rassurée,
-car s'il était vrai que le marquis prît des dispositions,
-ce que j'ignore, ce serait de sa part un
-luxe de prudence. Quelle noble santé! et quelle force
-d'âme en présence des questions les plus solennelles!
-C'est lui qui aurait bien le droit d'employer la
-formule : «&nbsp;Je soussigné, sain de corps et d'esprit&hellip;&nbsp;»
-Mais je doute qu'il sache prévoir les malheurs de si
-loin. Cependant lorsqu'on a deux ou trois millions
-à laisser,&hellip; je ne sais rien, j'indique vaguement la
-fortune qu'on lui prête,&hellip; et lorsqu'on est chargé par
-la Providence d'assurer la grandeur et la perpétuité
-d'un grand nom!&hellip; il faut penser à tout. Ceux qui
-n'ont qu'un seul héritier sont bien libres de mourir
-intestats, si bon leur semble. Oui, mais la question
-ne se présente pas souvent avec cette simplicité&hellip;&nbsp;»</p>
-
-<p>Le bonhomme s'arrêta un moment, et ses yeux
-firent le tour de l'assemblée en quêtant une interrogation
-qui lui permît de poursuivre. La femme d'un
-conseiller prit pitié de sa peine et dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Combien a-t-il d'enfants, le marquis de Vaulignon?</p>
-
-<p>&mdash; Ah! vous pensez encore au marquis, chère
-dame? Moi je n'y étais plus. Je suivais mon idée dans
-une tout autre direction. M. de Vaulignon doit avoir
-deux enfants, si je ne me trompe : un fils d'abord,&hellip;
-je dirais même <i>avant tout</i>, car enfin un fils est presque
-tout dans ces vieilles familles. Bienheureux les
-garçons! j'en ai vu plus d'un en ma vie à qui le bien
-venait en dormant. N'allez pas croire au moins que
-M. le comte soit un endormi! Ce n'est pas de son lit
-qu'il attend la fortune, c'est sous bois, au triple galop,
-derrière la meute de son père : Nemrod, fils de
-Nemrod! Je suppose néanmoins que, s'il trouvait sur
-sa route une couple de millions en biens-fonds nets
-d'hypothèques, le jeune homme se baisserait pour
-les ramasser. Les rencontrera-t-il? Voilà ce que j'ignore,
-et même si je le savais, je n'en soufflerais
-mot. Ce qu'on peut affirmer, c'est que M. le marquis
-est ferré sur le code, et qu'il ne donnera jamais à
-Pierre ce que la loi réserve à Paul ou à Pauline.</p>
-
-<p>&mdash; Maître Foucou! demanda Mainfroi, est-ce que
-Pauline est le nom de M<sup>lle</sup> de Vaulignon?</p>
-
-<p>&mdash; A Dieu ne plaise, monsieur! mais je vous jure
-que M<sup>lle</sup> Marguerite est hors de cause. Pourquoi
-donc mettez-vous au particulier ce que je dis en général?
-Est-ce que je suis un bavard, un homme
-léger, un notaire sans gravité, discrétion ni consistance?
-M<sup>lle</sup> Marguerite, quoi qu'il arrive, sera toujours
-un des plus beaux partis de la province. Ne me
-demandez pas quelle dot on lui destine, je dois l'ignorer ;
-mais elle sera pourvue en héritière, quand
-même elle n'hériterait de rien,&hellip; je m'entends. Et
-jolie avec cela comme,&hellip; oui, comme M<sup>me</sup> Portal à
-dix-huit ans ; un vrai type de reine, elle aussi, mais
-naturellement une beauté moins faite,&hellip; je dis moins
-achevée. Il est bien malheureux que cette pauvre
-enfant soit séquestrée à Vaulignon. Quel succès, si
-M. le marquis daignait la produire à Grenoble! Et je
-crois qu'elle-même préférerait la compagnie de ces
-dames au tête-à-tête avec une belle-s&oelig;ur dont il ne
-m'appartient pas de dire aucun mal.&nbsp;»</p>
-
-<p>Ce coupable bavardage d'un sot amusa presque
-toute la compagnie ; mais Jacques Mainfroi n'en rit
-guère, et il rentra chez lui passablement rêveur.
-«&nbsp;Ainsi donc, pensait-il, le testament est fait ; ce
-gentilhomme des bois, en me quittant, a couru chez
-son notaire. Il se trouve que j'ai exercé quelque
-influence sur le sort, ou, du moins sur l'avoir d'une
-fille qui ne m'est rien, que je ne verrai peut-être
-jamais, et qui probablement ignore jusqu'à mon
-nom. Lui ai-je été nuisible ou utile? qui le sait? Le
-père semblait bien résolu à la dépouiller dans les
-limites du possible ; mais, lorsqu'il m'a prié de lui
-donner mon avis comme homme, je n'avais peut-être
-qu'un mot à dire pour sauver à cette pauvre
-enfant un grand tiers de son bien. Reste à savoir si
-elle aurait été plus heureuse étant plus riche. A cette
-loterie du mariage, les numéros gagnants ne sont
-pas toujours ceux qu'on a payés cher. Qui pourra-t-elle
-épouser ici? Je ne vois guère de partis pour une
-héritière d'un million. Il n'y en aurait pas du tout
-pour une héritière d'un million et demi. Comment
-est-elle? quelle femme est-ce? J'ai vu le papa, je
-devine le frère ; ces propriétaires-chasseurs sont
-tous les mêmes : mes chiens, mes chevaux, mes
-pipes, ma cave, mon nom! Mais la fille et la s&oelig;ur
-de pareils hommes, à quoi peut-elle ressembler? A
-M<sup>me</sup> Portal? Quel triple sot que ce notaire! Amélie
-Portal est un beau fruit de jardin ; cette petite doit
-avoir dans l'esprit, dans les manières, dans tout son
-être enfin, les saveurs âpres et les parfums subtils
-du sauvageon.&nbsp;»</p>
-
-<p>En rentrant au logis, il chercha Vaulignon sur la
-carte d'état-major. Sa nuit fut agitée, ce qui ne veut
-pas dire mauvaise. Il vit un pêle-mêle de loups, de
-notaires, de contrats, de testaments et de jolies filles
-à qui M<sup>me</sup> Portal servait de mère. Cependant M<sup>me</sup> Portal
-avait à peine cinq ou six ans de plus que lui.</p>
-
-<p>Ces rêves le poursuivirent pendant une quinzaine ;
-ils finirent par l'obséder en plein jour, à l'audience,
-dans le monde, et même au milieu des visites intimes
-qu'il recevait de temps à autre. Pour mettre un terme
-à cette persécution, il n'imagina rien de mieux que
-d'aller rendre à M. de Vaulignon la poignée de main
-qu'il lui devait. Il partit à cheval un matin de février,
-par un joli soleil qui fondait lentement la neige sur
-les routes. En trois heures de promenade, il atteignit
-le villard ou village de Vaulignon, éparpillé sous
-un château de fière tournure. Dirai-je qu'à cette vue
-le c&oelig;ur lui faillit? Non, mais il éprouva le besoin de
-se recueillir en mangeant un morceau. L'aubergiste
-ne se fit pas prier pour lui apprendre que les seigneurs
-couraient le sanglier à une lieue du château.
-M. Lafeuille, le valet de limiers, avait bu la goutte
-au village en revenant de faire le bois ; il avait connaissance
-d'un vieil ermite baugé dans l'enceinte des
-grands mélèzes. Le vautrait n'était sorti des communs
-qu'à dix heures, parce que les dames suivaient.
-L'animal devait être détourné depuis un bout
-de temps ; il s'était fait battre sur place pendant une
-demi-heure, ensuite de quoi il avait pris un grand
-parti, et personne ne pouvait dire où était la chasse.
-Sur ces renseignements, Mainfroi comprit qu'il avait
-quelques chances de se promener jusqu'au soir sans
-faire de rencontres. Moitié content, moitié fâché,
-comme un homme qui ne sait ni ce qu'il craint ni
-ce qu'il désire, il remonta sur sa bête, et gagna la
-forêt sans autre guide que le hasard.</p>
-
-<p>Il y a de vieilles banalités qui sont usées jusqu'à
-la corde et qui pourtant s'imposent en quelque sorte
-à l'esprit le moins banal. Mainfroi, qui était l'homme
-le moins niais du monde, ne put se défendre de
-penser à cet éternel roman où le sanglier furieux
-joue le rôle de la Providence, M<sup>lle</sup> de Vaulignon,
-seule et désarçonnée en face du monstre, le solitaire
-fondant sur elle pour la découdre, et tout à coup, un
-beau jeune homme, le fer en main&hellip; «&nbsp;Mais grâce
-à Dieu, pensait-il en riant, ma seule arme est une
-cravache. Quoi qu'il arrive à la belle Marguerite, je
-n'aurai pas le ridicule de la sauver.&nbsp;»</p>
-
-<p>Cette méditation prosaïque fut coupée par le tumulte
-de la chasse. La voix des chiens, une fanfare,
-le <i>vloo, vloo</i>! des piqueurs, une boule noirâtre et
-hérissée qui coupa le chemin et se rembucha lestement,
-la meute haletante, le galop de quelques chevaux,
-la face illuminée du marquis, c'est tout ce
-qu'il eut le temps de voir et d'entendre. Le gibier,
-les chiens et les hommes étaient trop à leur affaire
-pour s'arrêter au spectacle d'un avocat.</p>
-
-<p>Quelques minutes après, il vit passer un cheval
-attardé, mais plein de feu, qui galopait par bonds en
-secouant le plus étrange fardeau du monde&hellip; Figurez-vous
-une petite maman courtaude, épaisse, couperosée,
-mal endentée, aux trois quarts décoiffée
-et traînant à la remorque une cordelette de cheveux
-blonds tordus avec un velours vert : la robe
-marron et bleue, chargée de passementeries rouges
-et de perles multicolores, avec des manchettes de
-fourrure et un boa noué en double autour du cou :
-telle était la comtesse de Vaulignon, née baronne de
-Brintzheim ; on naît baronne dans quelques royaumes
-saugrenus.</p>
-
-<p>Mainfroi la reconnut sans la connaître : «&nbsp;Allons!
-dit-il, le poste est bon : un peu de patience, et Marguerite
-viendra se faire passer en revue.&nbsp;» Mais au
-bout d'un quart d'heure il supposa qu'on l'avait mal
-informé, que la fille du marquis n'était pas sortie et
-qu'il n'avait plus rien à voir dans ces parages. Il
-s'orienta de son mieux et reprit la direction du villard.
-Déjà l'épaisseur du bois sensiblement éclaircie
-montrait la lisière, et il pressait le pas pour se
-remettre en plaine, lorsqu'au détour d'une avenue
-il vit une amazone du plus beau style en costume
-Louis XIII. Grande, svelte, souple, imperceptiblement
-abandonnée, elle ondulait aux allures d'un fort
-cheval de demi-sang. La main gauche qui tenait les
-rênes reposait négligemment sur le pommeau de la
-selle, la droite pendait avec la cravache sur l'épaule
-de la monture. La fière simplicité de l'habit rehaussait
-la beauté un peu sévère du visage ; les gants de
-chamois, trop longs et trop larges, étaient ceux d'une
-vraie grande dame qui se gante pour protéger ses
-mains et non pour les montrer aux passants. Mainfroi
-s'arrêta net et attendit dans une contemplation
-recueillie cette belle déshéritée qui regardait vaguement
-le paysage sans rien voir. Lorsqu'ils furent à
-dix pas l'un de l'autre, le jeune homme s'approcha
-d'elle et salua avec grâce ; elle répondit d'un air
-froid, mais sans témoigner plus de crainte ou d'étonnement
-que si elle avait été abordée par un inconnu
-dans le salon de son père.</p>
-
-<p>«&nbsp;Mademoiselle, dit-il en s'efforçant d'être brave,
-vous avez perdu la chasse?</p>
-
-<p>&mdash; Non, monsieur, je l'ai laissée.</p>
-
-<p>&mdash; Je comprends ; on allait d'un si terrible train&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Oh! ce n'est pas cela, mais la chasse m'ennuie
-parce que je la sais par c&oelig;ur. Toujours la même
-chose!</p>
-
-<p>&mdash; Et vous ne craignez pas d'aller seule à travers
-bois?</p>
-
-<p>&mdash; Que craindrais-je? Je suis chez nous, et personne
-ne me veut de mal que je sache.</p>
-
-<p>&mdash; Cependant&hellip; une jeune fille&hellip; Il pourrait se
-rencontrer sur votre route&hellip; on pourrait vous dire
-de ces choses qui font rougir.</p>
-
-<p>&mdash; Quoi, par exemple?</p>
-
-<p>&mdash; Mais&hellip; si l'on vous disait à brûle-pourpoint que
-vous êtes belle?</p>
-
-<p>&mdash; Je le sais, mais comme je n'ai pris ma beauté à
-personne, je n'ai pas lieu d'en être honteuse.&nbsp;»</p>
-
-<p>Mainfroi fut comme étourdi sous le coup de
-cette naïveté fière, mais il se remit bientôt et reprit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Vous êtes plus que belle, mademoiselle de Vaulignon ;
-vous êtes simple, digne et forte, et l'homme
-qui vous épousera est heureux entre tous les
-hommes!&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle pâlit un peu, regarda Mainfroi sérieusement,
-et dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Est-ce que vous le connaissez?</p>
-
-<p>&mdash; Non, et vous?</p>
-
-<p>&mdash; Ni moi non plus, mais je sais qu'il n'est pas
-loin.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le regard de Mainfroi fit lentement le tour de l'horizon.</p>
-
-<p>«&nbsp;Vous parlez sans doute au figuré? dit le jeune
-homme.</p>
-
-<p>&mdash; J'ai vingt ans, monsieur, et mon père s'occupe
-de mon prochain établissement. Voilà ce que je sais,
-et ce qui me permet de dire que mon futur mari ne
-saurait être loin.</p>
-
-<p>&mdash; J'éprouve une violente démangeaison d'être indiscret
-et de vous demander : comment l'aimeriez-vous,
-mademoiselle?</p>
-
-<p>&mdash; Il y a un jeu, vous savez, où l'on fait de ces
-questions-là. Je l'aimerai comme on me l'offrira,
-monsieur, car il sera tout choisi la première fois
-qu'une occasion fortuite ou apprêtée le placera devant
-mes yeux. N'est-ce pas partout ainsi?</p>
-
-<p>&mdash; Sans doute. Et les idées de monsieur votre
-père&hellip;?</p>
-
-<p>&mdash; Sont celles de tous les pères de sa condition :
-un nom, de la fortune, quelque jeunesse encore, et
-la réputation de galant homme.</p>
-
-<p>&mdash; J'entends ; mais se peut-il que pour vous plaire,
-pour toucher cet adorable c&oelig;ur, si naturel et si
-prime-sautier, il suffise de se présenter avec l'agrément
-de M. le marquis?</p>
-
-<p>&mdash; Une fille ne doit-elle pas entière déférence aux
-v&oelig;ux de son père?</p>
-
-<p>&mdash; Et puis un mari, quel qu'il soit, paraît moins
-odieux que le couvent, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>&mdash; Le couvent? Vous savez donc tout? Eh bien!
-oui, je hais le couvent et je le tiens pour infâme! Il
-ne parle que de Dieu, et il va contre notre destinée
-divine, qui est d'aimer un mari et d'élever des enfants.</p>
-
-<p>&mdash; Brava! brava!</p>
-
-<p>&mdash; Pourquoi m'applaudissez-vous comme si j'avais
-chanté un air? Rien n'est donc sérieux, venant de
-nous, et nous ne serons jamais que les poupées des
-hommes? Quel plaisir trouvez-vous à vous moquer
-depuis un quart d'heure en me questionnant sur des
-choses que vous savez mieux que moi?</p>
-
-<p>&mdash; Mais, mademoiselle, je vous jure&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Vous me jurez que le hasard, le pur hasard
-vous a jeté sur mon chemin dans un domaine qui
-est à nous et où personne ne passe, excepté nous?
-M'auriez-vous abordée si cavalièrement, si vous n'aviez
-pas eu les pleins pouvoirs de mon père? Suis-je
-une femme qu'on puisse accoster au milieu des bois
-sans l'aveu de ses parents?</p>
-
-<p>&mdash; Pardon! cent mille fois pardon, mademoiselle!
-Ne me punissez pas d'un mouvement spontané, irrésistible,
-dont je comprends trop tard la coupable imprudence!
-Personne ne m'a permis de vous parler
-comme j'ai osé le faire. C'est le hasard ou plutôt la
-fatalité qui m'a jeté sur votre route ; mais jamais
-sentiment plus respectueux, idolâtrie plus servile n'a
-mis un c&oelig;ur bien né sous les pieds d'une noble et
-courageuse fille, et si vous daignez me permettre&hellip;&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle se redressa fièrement, assembla son cheval,
-laissa tomber sur Mainfroi un regard où le feu semblait
-jaillir au milieu des larmes et fit siffler sa cravache
-en criant :</p>
-
-<p>«&nbsp;Vous disiez vrai, j'ai eu tort de quitter la chasse :
-nos bois ne sont pas sûrs!&nbsp;»</p>
-
-<p>Lorsqu'il eut trouvé sa réponse, Marguerite était
-loin.</p>
-
-<p>La curiosité seule avait poussé Mainfroi à cette
-équipée ; il en revint presque amoureux. A peine
-s'il donna huit jours à la réflexion, lui qui passait
-pour le jeune homme le moins précipité de la province.
-Il s'abattit sur le cabinet de maître Foucou
-comme une corneille sur un noyer.</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon cher monsieur, dit-il au bonhomme, c'est
-une négociation très-délicate qui m'amène à vous.
-Vous êtes le notaire de la famille Vaulignon ; le marquis
-est toujours dans l'intention de marier sa fille?</p>
-
-<p>&mdash; Plus que jamais!&hellip; du moins autant qu'il m'est
-permis de le conjecturer.</p>
-
-<p>&mdash; Pensez-vous qu'un garçon jeune encore, honorablement
-né, maître d'une jolie fortune et assez
-bien dans ses affaires pour épouser M<sup>lle</sup> de Vaulignon
-sans dot, aurait quelques chances d'être agréé?</p>
-
-<p>&mdash; Comment donc! mais à bras ouverts. Seulement,
-mon cher maître, votre client a manqué le
-coche. La semaine dernière on aurait pu voir. Eh!
-eh! le marquis n'était pas homme à mépriser un
-gendre détaché des biens de ce monde. Notre épouseur
-a constitué de beaux avantages à la future, je
-suis content de lui ; mais son notaire, ce scélérat de
-Tétard, n'a pas rompu d'une semelle sur le terrain
-de la dot. Ah! le chien! il voulait le million tout
-rond, et le diable ne l'en a pas fait démordre. Nous
-n'avions pas la somme, il fallait emprunter, je l'ai
-dit carrément ; le monstre a répondu que deux cent
-mille francs n'étaient pas une affaire, et que M. le
-comte pouvait les avancer, sauf à les reprendre plus
-tard. C'est la comtesse qui ne riait pas! Vous sentez,
-mon cher maître, que je me livre à vous comme à
-un confesseur. Il faut que je sois sûr de votre caractère
-pour déroger à cette discrétion qui est la grande
-loi de ma vie. Je crois donc que jeudi dernier et
-même vendredi matin, avant dix heures, un gaillard
-qui serait venu dans les dispositions que vous dites,
-n'aurait pas été éconduit à coups de fourche ; mais,
-<i lang="la" xml:lang="la">consummatum est</i>, comme dit Cicéron. M. le vicomte
-de Montbriand a notre parole, et nous la sienne.
-Bonsoir la compagnie! <i lang="la" xml:lang="la">Tarde venientibus ossa!</i> Toujours
-du Cicéron, pour vous montrer qu'on possède
-vos confrères ; mais, sans rancune, pas vrai? Si vous
-avez un client à établir, j'ai moi, quelques douzaines
-de clientes, et dans les prix les plus variés. Il faut
-que vous me fassiez l'honneur de dîner ici un de ces
-jours avec trois ou quatre compères de ma connaissance.
-L'ermitage de 1834 commence à s'ennuyer
-derrière les fagots ; nous lui dirons une parole.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il bavarda longtemps sur ce ton sans obtenir un
-mot de réplique. Mainfroi le laissa dire et n'entendit
-rien, sinon que Marguerite était perdue pour lui.</p>
-
-<p>Du plus heureux gentilhomme et du plus illustre
-avocat de Grenoble il ne restait qu'un corps sans
-âme. On le vit, quinze jours durant, s'absorber dans
-la solitude, fuir le monde et fermer sa porte aux
-amis. Les clients seuls le trouvaient solide au poste ;
-il donna ses consultations avec une admirable lucidité,
-suivit les audiences, ne fit pas remettre une
-affaire et parla comme un ange, autant de fois qu'il
-eut à plaider. L'avocat survivait à l'homme.</p>
-
-<p>Je ne sais quelle fausse honte l'empêcha de refuser
-l'invitation de M. Foucou, qui le sommait de
-sa parole. Peut-être eut-il peur d'éveiller les commentaires
-et de livrer à ce vieux profane le secret
-de sa mélancolie ; mais jugez de ce qu'il devint
-lorsque sur cinq convives on lui offrit MM. de Vaulignon
-père et fils, et le vicomte de Montbriand!
-Les deux autres étaient maître Tétard, notaire de
-Paris, et M. Roquevert, marchand de bois, le plus
-fort client de l'étude.</p>
-
-<p>De prime abord, Mainfroi fut troublé à fond, mais
-il usa du privilége qui permet à tout homme de loi
-de renfermer ses émotions dans sa cravate. Il
-opposa une réserve courtoise à l'accueil cordial du
-marquis, et paya de morgue les deux beaux-frères,
-qui se tutoyaient déjà, comme gens qui n'en sont
-plus à se griser ensemble. La froideur lui coûta
-moins encore avec l'illustre Roquevert, qu'il avait
-fait condamner maintes fois au civil et qu'il attendait
-patiemment en police correctionnelle. On dîna
-comme on dîne chez ces gros gourmets de province
-qui envoient leur femme à la cuisine lorsqu'ils
-ont du monde à traiter. Les entrées succèdent aux
-entrées, on entasse rôti sur rôti, et les vins savamment
-échelonnés vont de plus fort en plus fort
-jusqu'à ce qu'il s'ensuive un abrutissement général.</p>
-
-<p>A l'heure des faisans truffés et du vieux vin de
-l'Ermitage, les caractères et les intérêts commencèrent
-à se dessiner aux yeux de Mainfroi. Le marquis
-s'épanouissait en luron dans un contentement
-égoïste. Il avait enchaîné sa terre à son nom par
-acte authentique, il s'était débarrassé de sa fille, il
-allait enfin vivre à sa guise, sans devoirs à remplir
-qu'envers lui-même, maître de son revenu, de sa
-personne et de ses affections qu'on flairait tant soit
-peu roturières. Le gendre était un petit viveur de
-Paris, quelque peu fatigué par les clubs, les restaurants
-nocturnes et le reste, assez joli garçon,
-assez brave, assez ignorant, assez fat, assez gai,
-original en résumé comme la dix millième épreuve
-d'une gravure de modes. Mainfroi crut entendre
-que ce jeune homme se mariait surtout pour obéir
-à un oncle riche, qu'il ne comptait pas se ranger,
-mais reprendre au plus tôt ses habitudes de sport
-et d'Opéra. Le vicomte parlait savamment du corps
-de ballet : il semblait être de moitié dans une écurie
-à moitié connue, et courir le <i lang="en" xml:lang="en">steeple-chase</i> de temps
-à autre pour disputer la moitié d'un prix. S'il déplut
-à Jacques Mainfroi, point n'est besoin de le
-dire. Un tel homme était sur le point d'épouser
-Marguerite, et il parlait de tout, excepté d'elle ; il
-ne daignait pas même jouer la comédie élémentaire
-de l'amour heureux! Quant à M. Gérard de Vaulignon,
-il débuta par faire pitié à Mainfroi. Moins
-grand, moins beau, plus épais que son père, visiblement
-dégénéré en tout, il offrait par surcroît
-quelques symptômes de dégradation personnelle.
-On devinait en lui l'homme qui rougit de sa femme
-et qui voudrait la cacher au monde, mais qui se console
-à huis clos par les vulgaires satisfactions du
-bien-être et par le plaisir de faire une grosse maison.
-Bon diable au demeurant, cordial après boire et
-capable d'un mouvement généreux dans l'ivresse
-d'une excellente affaire, ce n'était pas encore une
-âme basse, mais c'était déjà un gentilhomme déchu.
-L'avocat ne tarda guère à deviner certain petit
-complot qui se tramait autour de la table. Le
-hasard seul n'avait pu égarer en si honorable
-compagnie ce pilote côtier de la loi qu'on appelait
-Roquevert. Quelques paroles échappées au comte
-de Vaulignon entre deux verres de vin de Champagne
-firent dresser l'oreille à Mainfroi. Il comprit
-que la grosse amazone aux cheveux rares inspirait
-son mari, quoique absente, et lui dictait une
-combinaison subtile. La bonne dame avait prêté
-deux cent mille francs au marquis pour compléter
-la dot de Marguerite et bannir du château une
-belle-s&oelig;ur qu'elle haïssait ; mais après s'être fait
-donner toutes les garanties possibles, elle avait eu
-connaissance du testament qui léguait tous les
-biens-fonds de la famille au comte Gérard. Cette
-nouvelle, au lieu de la transporter de joie, l'avait
-atterrée ; elle sentit que par le fait elle avait pris
-hypothèque sur son mari, c'est-à-dire sur elle-même.
-Si le marquis mourait demain, par accident
-ou maladie, la comtesse héritait de Vaulignon et
-des Trois-Laux, mais ses deux cent mille francs
-étaient perdus. Comment les recouvrer en temps
-utile? le vieillard n'était pas homme à se priver
-de rien ; supposer qu'il économiserait un tel capital
-avant sa mort, c'était folie. On pouvait le décider
-à vendre les plus belles coupes de Vaulignon, mais
-ne serait-ce pas se payer soi-même sur son propre
-bien? La jeune dame était dans la dernière des perplexités
-lorsqu'elle recueillit certains propos tenus
-par Roquevert à l'office. Roquevert n'était point
-admis à la table du château. On le laissait entrer
-dans la salle à manger sur la fin du dessert, et,
-debout devant la famille assise, le riche maquignon
-d'affaires buvait un verre de vin comme le facteur
-rural ou le premier garde venu. Cette hospitalité
-hautaine le tenait à distance et paralysait un peu
-ses moyens, mais il se dédommageait aux cuisines,
-avec la certitude que ses paroles ne tombaient pas
-dans l'eau. Il y répéta si souvent et avec tant d'assurance :
-Je peux faire gagner un million à M. le
-marquis ; il broda de telles variations sur ce thème
-mélodieux que la petite comtesse âpre au gain se
-sentit devenir toute rêveuse.</p>
-
-<p>Elle voulut que cet homme expliquât librement
-ses projets ; elle choisit le terrain pour que l'amphitryon,
-esprit pratique, pût contrôler chaque idée au
-passage, et comme le sentiment du droit n'était pas
-la faculté maîtresse de M. Roquevert, elle pria <i>son
-bon</i> Foucou d'inviter un jurisconsulte. Voilà par quel
-surcroît de précaution Mainfroi se trouvait de la fête.
-S'il ne devina point d'emblée tout le mystère, il en
-comprit assez pour se tenir en homme averti.</p>
-
-<p>A l'arrivée du fromage glacé, le comte Gérard fit
-un signe, et presque aussitôt Roquevert tomba dans
-une ivresse expansive. Il se glorifiait et s'accusait en
-même temps d'avoir <i>refait</i> M. le marquis dans le
-marché des Plâtrières ; c'était un bien assez étendu,
-mais fort éparpillé, qu'il venait d'acheter en bloc.
-Le pêcheur en eau trouble joua très-finement le rôle
-d'un fripon pénitent qui vole par instinct, mais se
-confesse par principe. Son insolente humilité ne ressemblait
-pas mal à celle de Scapin lorsqu'il s'excuse
-des coups de bâton que&hellip;</p>
-
-<p>M. de Vaulignon, qui n'était pas la patience même,
-l'interpella rudement et lui dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Oh! mons Roquevert, si le bien mal acquis vous
-pèse sur l'estomac, libre à vous de fonder un hospice
-ou une église ; mais on n'achève pas un homme
-de bien comme une perdrix démontée, en lui enfonçant
-dans la nuque une plume arrachée de son
-aile. Entendez-vous?</p>
-
-<p>&mdash; J'en&hellip;entends bien, monsieur le marquis ; mais
-à tant faire que de res&hellip;tituer, j'aimerais mieux vous
-rendre la chose à vous-même. Cette plâ&hellip;â&hellip;â&hellip;trière,
-c'est un trésor, ni plus ni moins, dans la circonstance
-actuelle. Je tiens le monopole! Le grrrand
-mo-no-pole, entendez-vous? Et je suis de mon
-temps, moi! L'heure des grands monopoles a sonné ;
-tant pis pour les sourds, sans o&hellip;o&hellip;offense! Attendez
-que je boive un coup pour me délier la langue.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il en but deux, et le drôle devint éloquent. Il
-exposa le plan d'une vaste spéculation qu'il préparait
-de longue main sur les plâtrières du pays. On en
-connaissait aux environs de Grenoble une quinzaine
-en tout, qui, exploitées séparément, se faisaient une
-concurrence désastreuse. Il avait conçu le projet de
-les accaparer toutes pour réduire les frais généraux
-et faire la loi aux consommateurs. Produisant à meilleur
-compte et vendant plus cher, on réalisait un
-double profit. Le plâtre était demandé par l'industrie
-du bâtiment d'abord, ensuite par l'agriculture, qui
-le prodiguait depuis un certain temps aux sainfoins,
-aux trèfles et aux luzernes. Il fit sonner les chiffres.
-L'achat des plâtrières coûtait tant ; elles rapportaient
-tant par année ; en élevant les prix d'un tiers,
-en réduisant les frais d'un quart, on s'assurait un
-bénéfice annuel d'un million au minimum. Or il avait
-la main sur toutes les carrières ; elles étaient achetées
-et en partie payées. Pour le solde, rien de plus
-facile que de puiser dans les poches du public. La
-compagnie des gypses de l'Isère, fondée au capital
-de cinq millions et payant un dividende d'un million
-par an soit vingt pour cent, devenait le placement
-favori des pères de famille. Les actions de cinq cents
-francs montaient à mille au bout de la seconde année,
-et alors les heureux fondateurs, réalisant leurs
-titres, empochant leur bénéfice, passaient l'affaire à
-d'autres et assistaient en simples curieux aux prospérités
-toujours croissantes de l'entreprise. Il cita
-vingt spéculations inaugurées comme la sienne sous
-l'&oelig;il de la justice, sous l'aile du pouvoir, et qui toutes
-avaient enrichi, sinon les actionnaires, au moins les
-administrateurs.</p>
-
-<p>A ce discours, le marquis répondit en vrai gentilhomme :</p>
-
-<p>«&nbsp;Qu'est-ce que tout cela me fait? La terre que je
-vous ai vendue est à vous ; tirez-en des milliards, si
-bon vous semble. Auriez-vous la prétention de me
-gratifier sur vos profits, mon cher?&nbsp;»</p>
-
-<p>Le bon apôtre se récria. C'était une restitution
-qu'il offrait, et il l'offrait parce qu'elle avait été stipulée
-verbalement par maître Foucou, en faveur de
-son noble client, dans la vente de la plâtrière. Maître
-Foucou, interpellé, n'osa point démentir le fait,
-quoiqu'il n'en eût aucune souvenance. Il demeura
-donc établi que le marquis de Vaulignon avait droit
-à un certain nombre d'actions libérées dans la compagnie,
-et Roquevert insinua que, si l'illustre actionnaire
-daignait administrer ou surveiller lui-même
-l'emploi de ses deniers, ce serait un grand honneur
-pour les gypses de l'Isère.</p>
-
-<p>Tous ces propos s'échangeaient autour de la table,
-à bâtons rompus, au milieu du bruit des bouchons,
-du cliquetis des verres, des plaisanteries grivoises,
-d'une chanson fredonnée par maître Tétard et d'une
-histoire <i>à tout casser</i> que le vicomte racontait pour
-la vingtième fois à Gérard. Le marquis ne parut pas
-même effleuré par la tentation de recommencer une
-fortune ; mais le comte Gérard mordait avidement à
-l'appât. Mainfroi comprit que tôt ou tard l'influence
-du fils jetterait le père dans le plâtre ; mais il ne daigna
-point les dissuader du tripotage. Tout était fini
-pour jamais entre lui et cette famille. Marguerite lui
-devint étrangère ; il se voyait séparé d'elle non-seulement
-par la personne d'un mari, mais par ce triste
-Gérard de Vaulignon, qui semblait le moins désirable
-des beaux-frères.</p>
-
-
-<h3>III</h3>
-
-<p>Quelques années après ce mémorable festin dont
-on parle encore à Grenoble, dans les premiers jours
-de décembre 186&hellip;, Jacques Mainfroi, bâtonnier
-de son ordre, reçut le billet suivant sur papier de
-deuil :</p>
-
-<blockquote>
-<p>«&nbsp;On m'assure, monsieur, que vous avez autant
-de générosité que d'éloquence ; c'est pourquoi je
-viens à vous. Un indigne procès qui outrage les lois
-mêmes de la nature m'a plus que ruinée ; je dois le
-peu qui me reste et quelque chose en sus. Ce n'est
-pas la pauvreté que je crains, ni même de rester
-insolvable devant les <i>malhonnêtes</i> gens qui m'ont
-dépouillée ; mais ma liberté est en jeu, et pour moi
-qui ai passé vingt-cinq ans sous le ciel, au grand
-air, dans mes chères forêts de Vaulignon, la liberté,
-monsieur, c'est la vie. Les juges auraient pitié de
-moi, s'ils savaient qu'une question de mort, une
-affaire <i>capitale</i> est cachée sous ce procès civil ; mais
-qui peut se flatter d'attendrir les juges? Vous sauriez
-tout au moins les persuader, vous qu'ils aiment,
-qu'ils honorent, vous qui par excellence, à ce que
-j'entends dire, avez l'oreille de la cour. Pourvu qu'on
-ne vous ait pas déjà travaillé contre moi! Je frémis
-à cette idée ; on a fait tant de man&oelig;uvres à Grenoble
-et à Paris! Si vous ne vous rangez de mon bord,
-je suis morte. Vous voyez bien, monsieur, que mon
-dernier, mon unique espoir est en vous. Quand
-même vous auriez quelques préventions, accordez-moi
-une heure d'audience, rien qu'une! Je jure de
-vous prouver que ma cause est juste devant Dieu.
-Il faut pourtant vous avouer que tout le monde ici
-la croit perdue. Si vous éprouviez un échec! le premier!
-par ma faute! pour vous être aveuglément fié
-à moi! Cette idée est affreuse, et pas la moindre
-compensation à vous offrir! Eh bien! c'est peut-être
-cela même qui vous décidera. J'aurais été ainsi, moi,
-si Dieu m'avait accordé de naître homme. Les luttes,
-les dangers, une bonne action presque impossible et
-rien au bout : c'est tentant! Vous allez croire que je
-suis folle! Non, monsieur, j'ai toute ma tête, et pourtant
-on la perdrait à moins.</p>
-
-<p>«&nbsp;A bientôt, monsieur, n'est-ce pas? Je doute si
-peu de vous que je vous remercie à l'avance.</p>
-
-<p class="sign">«&nbsp;Vicomtesse de <span class="sc">Montbriand</span>.&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Le jeune bâtonnier répondit par retour du messager :</p>
-
-<blockquote>
-<p>«&nbsp;M<sup>e</sup> Mainfroi présente ses plus humbles hommages
-à M<sup>me</sup> la vicomtesse de Montbriand, et la prie
-en grâce de vouloir bien rester chez elle vers deux
-heures.&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Or, comme il n'était que midi, Jacques eut tout le
-temps de se remémorer l'histoire des dernières années :
-le mariage de Marguerite célébré au château,
-sans témoins, sauf le strict nécessaire ; le jeune couple
-traversant Grenoble à nuit close pour déjouer la
-curiosité provinciale, qui dort peu. Six ou sept mois
-plus tard, au moment des courses d'automne, les
-petits journaux de sport annonçaient la mort du
-vicomte, écrasé sous son cheval à La Marche et rapporté
-dans l'enceinte du pesage par deux horribles
-gamins qui lui firent cette oraison funèbre : «&nbsp;En
-voilà un qu'est aplati comme deux sous de galette,
-mes bons messieurs.&nbsp;» Vers ce temps-là, quelques
-dés&oelig;uvrés, guetteurs de diligences, prétendaient
-avoir vu passer la jolie veuve en poste, sur la route
-de Grenoble à Vaulignon. La spéculation des plâtrières
-était alors dans son plein et dans son beau ; le
-plâtre coûtait cher à Grenoble et aux environs ; il
-n'était bruit que des bénéfices réalisés par le monopole ;
-le marquis, ivre de succès, se laissait nommer
-président du conseil d'administration ; le comte Gérard
-accourait du fond de l'Allemagne avec son intéressante
-famille, et faisait rafle sur les deux cents
-premiers billets de mille francs. Un an, deux ans
-passaient sur la tête des hommes ; les actions des
-gypses de l'Isère obtenaient une plus value de cent
-vingt-cinq pour cent. Tout à coup un simple rustaud,
-vigneron d'une mauvaise vigne, s'ennuyait de
-payer le plâtre deux fois trop cher : il appelait un
-ingénieur, faisait sonder son domaine et découvrait
-un gisement aussi long, aussi large et aussi profond
-que pas un des quinze autres. Le monopole arrêtait
-cette concurrence au plus tôt, mais il en coûtait bon.
-D'ailleurs l'éveil était donné ; tout le monde cherchait
-du plâtre, quelques-uns même en trouvaient ;
-trois carrières inédites vinrent s'offrir à la fois. Le
-marquis veut qu'on les accapare à tout prix ; Roquevert
-aime mieux qu'on les ruine ; grand débat, assemblée
-orageuse, résolution favorable au marquis,
-et Roquevert en profite pour tirer son épingle du
-jeu. Il vend ses titres par dépit, ou mieux par prudence ;
-M. de Vaulignon les achète, et c'est le commencement
-d'une baisse qui ne doit plus s'arrêter
-qu'à zéro. Roquevert, vieux, gros, commun, presque
-illettré et parfaitement taré, mais riche à dix
-millions, épouse la fille d'un préfet criblé de dettes ;
-il devient conseiller général, député, propriétaire
-d'un journal officieux ; il aspire au sénat et choisit
-déjà dans ses nombreux domaines celui dont il prendra
-le nom, s'il est fait comte. M. de Vaulignon, têtu
-comme un casque, se retranche dans son monopole
-que des centaines de concurrents battent en brèche
-de tous côtés. Chaque matin un nouveau paysan découvre
-une nouvelle carrière : il semble que le sol
-de l'Isère se change en plâtre pour changer l'or en
-cuivre au château de Vaulignon. A toute force enfin,
-sur le cri des intéressés, on liquide. L'affaire est
-désastreuse pour tous, mais surtout pour l'honnête
-homme sans malice qui s'est laissé mettre en avant,
-qui a pris sur lui, qui s'est engagé pour les autres,
-donnant sa signature à tort et à travers. Une spéculation
-ne se dénoue pas en cinq minutes comme un
-vaudeville : le quart d'heure de Rabelais a duré
-trois ans pour le moins. Le marquis a commencé par
-rendre tout ce qu'il avait mis en poche, mais assurément
-c'était peu ; la chronique évaluait ses pertes
-à plus d'un million. Qu'a-t-il fait? où s'est-il procuré
-des ressources? D'aucuns prétendent que sa fille
-s'est un peu dépouillée, d'autres qu'il a dépouillé sa
-fille. Personne ne suppose que le comte Gérard
-soit venu à la rescousse : il a fait une bien longue
-absence et dans le plus mauvais moment, ce Gérard ;
-mais, en somme, on avait soldé le plus gros l'année
-dernière, quand le marquis fut frappé de paralysie.
-Voilà sa succession ouverte depuis dix mois ; le
-comte et la comtesse se sont fait envoyer en possession
-du château et des deux domaines ; ils payeront
-ce qui reste dû.</p>
-
-<p>Les faits connus n'expliquaient ni la ruine totale
-de M<sup>me</sup> de Montbriand, ni ce danger de mort dont
-elle se disait menacée. La pauvre femme s'était
-laissé induire en procès contre le testament très-régulier
-de son père ; elle avait perdu en instance,
-en appel et en cassation. Le tribunal venait encore
-de donner gain de cause à la famille contre elle
-dans un règlement de compte. Ces procès avaient
-dû lui coûter cher, mais ils ne pouvaient pas avoir
-dévoré un million de dot et un demi-million de
-douaire ; la justice n'est pas encore si gourmande
-en ce benoît pays! Et quand même la vicomtesse
-ne posséderait plus rien, n'y a-t-il pas un vieux proverbe
-qui dit : plaie d'argent n'est pas mortelle?</p>
-
-<p>Tout en cherchant la solution de son problème,
-Mainfroi ne pouvait se défendre de philosopher un
-peu sur le remue-ménage du monde. Que de choses
-avaient changé autour de lui en moins de sept
-années! Il avait vu crouler la fortune des uns,
-l'honneur des autres, la force et la santé de plusieurs.
-M. de Vaulignon était mort et le gros Foucou
-en enfance ; le premier président, M. de Mondreville,
-s'affaiblissait à vue d'&oelig;il, quoiqu'il ne fût ni très-vieux
-ni usé par la vie. La belle M<sup>me</sup> Portal, tout à fait
-détrônée, se cachait avec son mari dans quelque
-chalet de la Suisse ; on avait mené trop grand train,
-fait des dettes, joué à la Bourse, et enfin déménagé
-avec la caisse qui appartenait à l'État. Et Marguerite,
-la dédaigneuse, était réduite à mendier l'assistance
-de ce même avocat qu'elle avait si cavalièrement
-éconduit! Mainfroi seul poursuivait sa
-marche ascendante ; il était plus éloquent, plus
-célèbre et plus honoré que jamais. Comme homme,
-il n'avait rien perdu : trente-deux dents bien blanches,
-la taille toujours élégante, les cheveux noirs
-et le teint frais, bon estomac d'ailleurs, et le c&oelig;ur
-aussi jeune qu'à vingt-cinq ans. Pourquoi n'était-il
-pas marié? Nul ne pouvait le dire, pas même lui.
-Les occasions s'étaient offertes, à coup sûr, et par
-douzaines. Grenoble serait une ville privilégiée
-entre toutes, si les mères de famille n'y tendaient
-pas de piéges aux célibataires riches et bien posés.
-Il répondit longtemps à toutes les ouvertures :
-«&nbsp;J'attends d'être magistrat.&nbsp;» C'était se retrancher
-dans un cercle vicieux, car il disait en même temps
-à M. de Mondreville et à tous ceux qui le poussaient
-vers la magistrature : «&nbsp;Quand je serai marié.&nbsp;» Les
-logiciens inférèrent de là qu'il mourrait avocat et
-garçon, et cette idée s'accrédita si bien qu'on finit
-par le laisser en paix.</p>
-
-<p>Et véritablement son esprit et son c&oelig;ur jouissaient
-d'une tranquillité merveilleuse. Au moment
-de revoir la noble créature qu'il avait adorée pendant
-huit jours, il n'éprouva d'autre émotion qu'une
-vague curiosité, assaisonnée d'un grain de compassion
-et d'un atome de coquetterie. Il s'habilla en
-homme du monde, pour bien marquer qu'il se
-rendait chez la vicomtesse à titre officieux ; la
-cravate blanche de l'avocat ne va pas en ville, elle
-attend le client chez elle et ne court pas au-devant
-de lui. A deux heures moins dix minutes, il fit
-avancer un joli coupé noir qu'il avait fait venir de
-Paris pour ses étrennes, et bientôt il sonnait chez
-M<sup>me</sup> de Montbriand, au second étage d'une maison
-meublée, dans le quartier neuf.</p>
-
-<p>Il était attendu, et si impatiemment, que la jeune
-chambrière, en ouvrant la porte, se tint à quatre
-pour ne pas lui sauter au cou. C'était une Vaulignonnaise,
-s&oelig;ur de lait de Marguerite, et sa suivante
-depuis le sein maternel. «&nbsp;Entrez, monsieur,
-dit-elle, entrez vite ; elle est là, ma pauvre fatiguée!
-Pour l'amour du bon Dieu! si vous ne lui remettez
-pas un brin de c&oelig;ur dans l'estomac, il ne restera
-plus qu'à nous porter en terre, ah! mais oui, toutes
-les deux!&nbsp;»</p>
-
-<p>Ce disant, la bonne créature, après l'avoir dépouillé
-de son paletot, l'empoigna littéralement au
-coude et le poussa dans un petit salon en criant :
-«&nbsp;Madame, le voici, le repêcheur de noyés ; faut
-qu'on l'écoute!&nbsp;»</p>
-
-<p>Une autre se serait retirée par discrétion, elle
-campa ses deux poings sur les hanches et attendit
-la suite des événements de pied ferme.</p>
-
-<p>Mainfroi, de prime abord, ne vit rien qu'une tache
-noire dans l'affreux bariolage du mobilier. Le
-noir est une couleur sévère qui condamne le scandale
-des autres. M<sup>me</sup> de Montbriand, assise ou
-plutôt accroupie sur une chauffeuse basse au coin
-du feu, semblait réduite à rien. Était-ce le malheur
-qui avait diminué cette fière amazone, ou
-simplement l'effet d'optique qui rapetisse à nos
-yeux, au bout de quelques années, tout ce qui nous
-a paru grand?</p>
-
-<p>L'avocat, à seconde vue, retrouva le charmant
-visage dont il avait rêvé quelquefois. Le temps et les
-soucis y marquaient des traces lisibles. Un pli sévère
-se dessinait au milieu du front ; le nez était
-gonflé, les yeux rougis, la joue imperceptiblement
-ravinée de haut en bas jusqu'à la commissure des
-lèvres. Tout cela n'était peut-être qu'un accident
-passager, réparable en quelques mois de bonheur,
-comme ces fausses désolations du paysage qui s'effacent
-au premier sourire du soleil. Il se pouvait
-aussi que la flétrissure fût de celles qui s'accusent et
-s'aggravent de plus en plus jusqu'à la mort.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> de Montbriand désigna un siége à Mainfroi, et
-lui dit quelques mots de remercîment vif, mais banal,
-qu'il se hâta d'interrompre. «&nbsp;Madame, répondit-il,
-c'est moi qui deviendrais votre obligé, si vous me
-fournissiez une occasion d'éclairer la justice.&nbsp;»</p>
-
-<p>Cette voix, dont le timbre était reconnaissable entre
-mille, réveilla brusquement un souvenir enseveli
-au fond du c&oelig;ur de Marguerite. Ses yeux s'ouvrirent ;
-elle se mit à regarder face à face l'homme en
-qui tout à l'heure elle ne voyait qu'un conseiller obligeant.
-Presque aussitôt la joie illumina son visage
-navré. «&nbsp;Serait-ce vous, monsieur? dit-elle en se
-levant en pied. Oui, oui! je ne me trompe pas ; le
-ciel en soit loué! C'est vous que je retrouve au moment
-où je vous espérais le moins! Vous!&nbsp;»</p>
-
-<p>Machinalement le bon Jacques se leva comme elle.
-Or, le salon n'était pas des plus vastes, ni la cheminée
-des plus larges ; M<sup>me</sup> de Montbriand avait repris
-sa belle taille, sa bouche se trouvait à la même hauteur
-que la cravate de Mainfroi, et si la consultation
-ne commença point par un choc de sympathies, c'est
-que le bâtonnier du barreau de Grenoble fut discret
-et retenu. «&nbsp;Drôle de maison, pensa-t-il, où tout le
-monde se jette à votre tête!&nbsp;» Mais son âge et sa
-profession lui permettaient de mesurer en sceptique
-les plus fougueux élans de la nature humaine. Il se
-demanda s'il avait affaire à une folle ou à une rouée,
-ou&hellip; mais l'autre hypothèse, qu'il eût trouvée flatteuse
-au dernier point, était la moins vraisemblable
-des trois. Dans le doute, il s'arma d'une gravité souriante
-et dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Serais-je donc assez heureux, madame, pour
-qu'il y eût dans un recoin de votre mémoire quelque
-souvenir de moi?</p>
-
-<p>&mdash; Vous en doutez? répondit-elle avec une sorte
-d'emportement. Polyxénie, il en doute!&nbsp;»</p>
-
-<p>Mainfroi étudia la figure de la soubrette en juge
-d'instruction. Elle semblait profondément ahurie.
-«&nbsp;Il n'y a pas de fraude concertée, pensa-t-il ; c'est
-de l'égarement pur et simple.&nbsp;»</p>
-
-<p>Mais déjà M<sup>me</sup> de Montbriand se jetait dans la
-chambre voisine et rentrait en agitant un album qui
-s'ouvrit tout seul au bon endroit. «&nbsp;Voyez!&nbsp;» dit-elle.</p>
-
-<p>Il vit un paysage d'hiver et deux cavaliers au milieu.
-L'aquarelle n'était ni meilleure ni pire que cent
-mille autres qui émaillent les albums de province.
-Toutes les jeunes filles bien élevées en auraient fait
-autant après dix-huit mois de leçons, et pourtant le
-c&oelig;ur de Mainfroi se mit à battre un peu plus fort
-que de coutume. Il avait reconnu le carrefour de
-Vaulignon, la monture et le costume de Marguerite,
-et sa propre personne, à lui, vaguement esquissée,
-et son cheval arabe, pauvre bête, morte du vertigo
-depuis cinq ans. Ce paysage bon ou mauvais,
-n'avait pas été peint pour les besoins de la cause.
-Il portait une date, il était classé à son rang, au milieu
-d'une collection de souvenirs. Les cinq ou six
-études suivantes témoignaient ou d'une idée fixe ou
-d'un sentiment fidèle : c'était le même carrefour à
-divers points de vue et à diverses heures, et tout
-cela peint au grand air, sous la bise de février qui
-rougit les petites mains roses.</p>
-
-<p>Tandis qu'il feuilletait avec une certaine émotion
-ces pages touchantes, Polyxénie vint à pas de loup
-se pencher sur son épaule. Elle le vit arrêté en contemplation
-devant le groupe où son beau cheval
-blanc ombré de lilas clair piaffait sur la neige
-bleuâtre. «&nbsp;Pas possible, monsieur! s'écria la jeune
-sauvage, c'était donc vous?</p>
-
-<p>&mdash; Moi, qui?</p>
-
-<p>&mdash; Vous qui, vous que, n'importe ; il n'y a pas de
-choix, pardi! Nous ne connaissons pas tant de
-monde! Vous qui vous promeniez comme un beau
-ténébreux, vous que mademoiselle a pris pour son
-prétendu! Une délicatesse de ses bons parents,
-croyait-elle! comme si l'on faisait tant de façons
-avec les filles dans ce monde-là! «&nbsp;Voici votre mari,
-et voilà votre argent ; prenez et décampez, mais surtout
-ne revenez pas qu'on ne vous appelle!&nbsp;» Ah!
-monsieur, que de malheurs on pouvait encore
-éviter, si vous l'aviez voulu! Par quel hasard étiez-vous
-là? Et puisque vous vous y trouviez, comment
-n'avez-vous pas couru après elle? Est-ce qu'un
-grand garçon devrait se déferrer à la première malice
-qu'on lui répond? Est-ce que&hellip;?&nbsp;»</p>
-
-<p>La vicomtesse imposa silence à cette enfant terrible.
-Ce ne fut pas sans peine, et M<sup>lle</sup> Polyxénie
-revint tant de fois à la charge que sa maîtresse finit
-par la pousser amicalement dehors.</p>
-
-<p>Lorsque la porte fut fermée sur l'indiscrète,
-M<sup>me</sup> de Montbriand respira. «&nbsp;Enfin! dit-elle, on
-peut causer.&nbsp;» Mais elle ne trouva plus rien à dire,
-et Jacques, qui passait avec raison pour la langue la
-plus déliée de Grenoble, resta muet. Cela dura un
-certain temps, et plus cela durait, plus parler devenait
-difficile et grave. Le silence avant les mots remplit
-le même emploi que le zéro après les chiffres :
-il en décuple la valeur.</p>
-
-<p>Certes Mainfroi n'était plus amoureux de Marguerite ;
-tout au plus s'il se rappelait une velléité de
-mariage aussitôt morte que née. La jeune fille qu'il
-avait failli demander à son père n'existait plus ; un
-irréparable passé le séparait de cette veuve plus
-intéressante que fraîche et mieux faite pour éveiller
-la compassion que le désir. Cependant la seule idée
-que cette femme l'avait aimé un moment, par erreur,
-à la veille d'en épouser un autre, le troublait
-agréablement. Outre la satisfaction de vanité que le
-dernier des fats eût éprouvée en pareil cas, il était
-pris de je ne sais quel respect quasi religieux pour
-l'amour, cette chose sainte, dont les reliques même
-sont adorables. Tout à l'heure il se glorifiait peut-être
-un peu trop de son rôle, et sous la modestie
-qu'il affectait, on pouvait sentir la revanche du prétendant
-devancé, l'orgueil de l'homme indispensable.
-Maintenant il eût été de bonne foi en disant à Marguerite :
-«&nbsp;Si je sauve votre fortune, je resterai
-encore votre débiteur. Il n'y a ni procès gagné, ni
-millions rendus, ni trésors assez magnifiques pour
-payer la première pensée d'une âme vierge.&nbsp;»</p>
-
-<p>Cette réflexion le pénétra et l'amollit si bien qu'il
-éprouva le besoin de réagir contre la lâcheté de son
-c&oelig;ur.</p>
-
-<p>«&nbsp;Eh bien! madame?&nbsp;» demanda-t-il brusquement,
-d'un ton qui voulait dire : nous ne sommes pas ici
-pour nous amuser.</p>
-
-<p>La pauvre femme tressaillit comme saisie par ce
-rappel à la réalité. Les larmes envahirent ses yeux,
-mais elle sut réagir, elle aussi, contre sa faiblesse.</p>
-
-<p>«&nbsp;Eh bien! monsieur, répondit-elle en souriant,
-quoique ce maudit procès nous talonne et qu'il n'y
-ait pas de temps à perdre, je ne veux pas, je ne dois
-pas vous en parler aujourd'hui. Tant pis! c'est fête.
-J'ai vingt ans depuis un quart d'heure. J'en avais
-cent hier. J'en aurai cent demain&hellip; Oh! je ne me
-fais pas d'illusion sur ma triste personne : je suis
-une femme bien finie, et ma vie est gâchée plus déplorablement
-encore que ma fortune ; mais puisque
-Dieu permet que je retrouve un de ceux qui m'ont
-vue jeune, belle, capable d'aimer et digne d'être
-aimée, il faut absolument que je fasse une débauche
-de souvenirs et que je me plonge dans le passé jusqu'au
-cou. A demain les affaires sérieuses!&nbsp;»</p>
-
-<p>Mainfroi l'approuva d'un sourire, et elle se mit à
-conter son petit roman avec une volubilité enfantine,
-brouillant tout, confondant les dates, omettant les
-faits principaux et s'oubliant au milieu des détails
-inutiles, mais heureuse, et laissant paraître à chaque
-mot qu'elle parlait pour elle et non pour l'auditoire.
-Le récit n'apprit rien ou peu de chose à Mainfroi.
-Elle s'étendit longuement sur son enfance, sur
-son père qui lui faisait peur, sur sa mère qui pleurait
-toujours, sur son frère qui lui tua sa plus belle
-poupée pour essayer son premier fusil. Le deuil de
-la poupée tint autant de place, sinon plus, que la
-mort de M<sup>me</sup> de Vaulignon, pauvre créature sans ressort,
-caractère effacé par les rudes frottements du
-marquis. Il fut longuement question d'un couvent
-de Grenoble où Marguerite faillit mourir, et puis
-d'une M<sup>lle</sup> Camille, excellente musicienne et fille
-instruite autant que belle, mais rude à son élève et
-trop maîtresse au château. M. de Vaulignon lui témoignait
-de grands égards, mais un jour, à propos
-d'une lettre qu'elle avait perdue, il la chassa comme
-une voleuse, et Marguerite fut quasiment livrée à
-elle-même dès ce jour-là. Ce fut son meilleur temps,
-sa vraie vie.</p>
-
-<p>«&nbsp;Je me console parfois, disait-elle, en pensant
-que l'enfer ne saurait me reprendre mes cinq bonnes
-années, de quinze à vingt. Mon père ne s'occupait
-de moi qu'aux repas, et encore! J'étais libre de
-me lever avant le réveil des oiseaux ; je courais
-seule à cheval, loin du château, hors des routes,
-ivre de mouvement, altérée d'inconnu, soutenue
-par un secret et fol espoir de rencontrer les limites
-du monde. Du jour au lendemain, mes goûts, mes
-idées, mes curiosités, tout changeait ; je n'aimais
-plus que la musique, ou la peinture, ou bien je me
-plongeais par caprice dans quelque science démodée,
-comme l'alchimie ou l'astrologie judiciaire. La
-bibliothèque du château, qui m'était ouverte sans
-réserve, avait été composée par je ne sais qui de nos
-ancêtres, mais à coup sûr par un ami du merveilleux.
-Je puisais au hasard, je dévorais, je passais des
-nuits à étudier l'absurde par principe ou à m'enivrer
-d'un beau livre, suivant que j'avais eu la main heureuse
-ou maladroite ; mais je vivais, je pensais, j'agissais!
-Ma belle-s&oelig;ur elle-même ne put gâter mes bonnes
-années, quoiqu'elle demeurât tout l'hiver avec nous.
-Elle me haïssait bien un peu, parce qu'elle me voyait
-embellir à mesure que l'âge et la maternité la rendaient
-plus laide et plus grotesque ; mais la liberté
-de mes allures et l'indépendance de mon esprit ne
-lui laissaient guère de prise : je savais me soustraire
-à ses basses méchancetés par des soubresauts héroïques ;
-j'avais mes retraites inaccessibles sur les
-sommets de la pensée et dans les infinis de l'espace.
-C'est à mes dix-neuf ans, pas plus tôt, que la guerre
-a commencé entre nous. Mon père avait renoncé de
-bonne grâce à l'espoir de m'enterrer dans un couvent ;
-je m'étais si fièrement prononcée, le médecin
-lui-même avait si bien parlé, que personne, sauf
-elle, ne pensait plus à me jeter un voile sur la tête.
-Elle m'entreprit avec force, patience et ténacité, en
-véritable Allemande, et, lorsque j'eus réfuté tous ses
-arguments, elle ne craignit pas d'insinuer que mon
-renoncement avait été prévu, sinon stipulé, dans
-son contrat de mariage avec Gérard. Moi qui vivais
-à mille lieues au-dessus des calculs misérables, je
-sentis rudement le coup qui me cassait les deux
-ailes ; mais, au lieu de pleurer, je courus droit à mon
-père, je lui dis que, s'il avait besoin de me déshériter
-dans l'intérêt de son nom, j'y donnais les mains
-de bonne grâce, que j'étais même résignée à rester
-fille, sans regret, pourvu qu'il me permît de finir
-mes jours à Vaulignon ou aux Trois-Laux, dans un appartement
-du château ou dans une maison du village,
-mais libre et maîtresse de courir sous le ciel
-de Dieu. Mon père se piqua d'honneur ; il y avait en
-lui quelque restant de chevalerie : «&nbsp;Remettez-vous,
-me dit-il ; vous serez bientôt mariée, et vous ne
-serez jamais déshéritée.&nbsp;» Il passa toute une semaine
-à écrire et à lire des lettres, il fit même un
-voyage à Grenoble, et il me dit à plusieurs reprises :
-Votre père s'occupe de vous.</p>
-
-<p>«&nbsp;Vous devinez, monsieur, le travail qui se fit
-dans ma petite tête. L'idée de ce prochain mariage
-éclaira le monde d'un jour tout nouveau ; la nature
-revêtit des aspects inconnus : tous les arbres de la
-forêt se transformèrent en beaux jeunes gens, le
-rude vent de l'hiver se mit à rouler pêle-mêle des
-feuilles mortes et des baisers. J'étais foncièrement
-innocente, mais je n'étais pas ignorante ; c'est le cas
-de toute fille honnête qui a lu. J'attendais avec une
-secrète angoisse, mais avec la plus généreuse cordialité
-le jeune homme que mon père avait choisi pour
-son gendre ; je l'aimais d'avance, quel qu'il fût : je
-crois que toutes les femmes, si elles veulent être sincères,
-avoueront qu'elles ont passé par là.</p>
-
-<p>«&nbsp;Je n'ai pas à vous rappeler notre singulière rencontre
-et la courte méprise qui s'ensuivit. Vous avez
-occupé mon esprit pendant quelques jours, pourquoi
-m'en défendrais-je? Oui, j'ai pensé à vous tantôt en
-bien, tantôt en mal, jusqu'au moment où l'on m'a
-présenté M. de Montbriand, et dès lors, s'il faut tout
-vous dire, je n'ai vu au monde que lui. Je ne devrais
-peut-être pas avouer cette passion aveugle et mal
-récompensée. Mon mari s'est lassé de moi au bout
-d'une semaine ; il a repris la vie d'Opéra le lendemain
-de notre arrivée à Paris, et tous les efforts que
-j'ai faits pour le ramener n'ont abouti qu'à des réconciliations
-passagères. Je ne désespérais pourtant
-de rien, car j'ai l'âme forte : mais il mourut d'un horrible
-accident, comme vous l'avez sans doute ouï
-dire, et ma jeunesse finit là. Vous plaît-il maintenant
-que nous parlions d'affaires? Tout bien pesé, il y
-aurait peut-être indiscrétion à vous déranger deux
-jours de suite pour un être aussi misérable que moi.</p>
-
-<p>&mdash; Non, madame, répondit Mainfroi avec une chaleur
-toute juvénile. Je suis à vous, entièrement à
-vous, et je jure que, si votre cause est seulement défendable,
-nous la gagnerons haut la main. Je reviendrai
-tous les jours, tant que vous ne me trouverez
-pas importun. Vous êtes une vraie femme, et, ce qui
-est plus admirable encore, une femme vraie et naturelle.
-Vous méritez cent mille fois qu'un honnête
-homme rompe quelques lances pour vous.&nbsp;»</p>
-
-
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Lorsque Jacques se retrouva chez lui, les pieds dans
-ses pantoufles, au milieu de la vaste et noble bibliothèque
-où tant d'hommes de bien, ses ancêtres,
-avaient médité sur les lois, il se mit à relire le billet
-de Marguerite et à méditer sur la personne qui s'était
-si noblement ouverte à lui. La femme avait fait tort
-à la cause ; l'avocat s'effaçait devant le confident de
-tout à l'heure et l'amoureux d'autrefois.</p>
-
-<p>Il mania longtemps et avec complaisance le papier
-doux, ferme, un peu cassant, où la main de M<sup>lle</sup> de
-Vaulignon avait laissé entre les lignes une invisible
-et mystique empreinte. Il suivit cette écriture rapide,
-effarée et pourtant toujours nette, dont les caractères
-se précipitaient l'un sur l'autre comme les flots d'un
-torrent. Il s'arrêta un bon moment à la devise qui
-serpentait autour de l'initiale. L'initiale était un M
-simple, sans armes, et la devise <i>tout ou rien</i>. Il était
-difficile de deviner si cet M représentait le nom de
-Montbriand ou le prénom de Marguerite. Selon le cas,
-la devise n'était qu'une banalité indigne d'attention,
-ou elle exprimait la vigueur d'une âme entière et portée
-aux extrêmes. On n'étudie guère une lettre de
-femme sans la flairer un peu. Celle de Marguerite
-était imprégnée d'un parfum léger, fugitif et suave au
-dernier point ; mais la bordure, d'un noir intense,
-semblait gourmander cette recherche de sensualité,
-comme les grands arbres en deuil au mois de février
-jurent avec l'aimable floraison des violettes. Ce contraste
-entraînait certaines idées de renouveau ; Mainfroi
-se laissa éblouir par je ne sais quelle fantasmagorie
-qui lui montrait M<sup>lle</sup> de Vaulignon jeune et
-brillante sous ses habits de crêpe. Cependant il n'était
-pas homme à se leurrer d'illusions gratuites ; il savait
-que la vie humaine n'a qu'un printemps, si la grande
-éternelle nature en a mille fois mille. Mais il venait
-de causer longuement avec Marguerite ; il avait vu
-son visage trempé de larmes refléter par instants les
-éclairs de la vingtième année ; parfois même, en remuant
-les cendres du passé, la belle veuve s'était
-comme illuminée d'un sourire de l'âge innocent. Un
-sourire, si frais qu'il puisse être, n'a pas l'autorité
-d'une démonstration géométrique : Mainfroi n'eut
-garde de conclure ou de supposer que M<sup>lle</sup> de Vaulignon
-se trouvait tout entière devant lui. Entre l'amazone
-de vingt ans qu'il avait abordée sous le ciel,
-dans les bois, et la femme en grand deuil qui venait
-de lui conter ses peines dans un appartement garni,
-il voyait très-distinctement la figure matérielle, opaque
-et antipathique du vicomte. Le bon sens ne lui
-permettait pas de reléguer un <i lang="en" xml:lang="en">sportman</i> trop réel au
-pays des mauvais rêves, et pourtant, dois-je l'avouer?
-il prenait un certain plaisir à émincer, à volatiliser
-ce mari de quelques mois. Non content de savoir que
-M. de Montbriand n'était plus que poussière, il aurait
-voulu le réduire à la consistance d'une ombre.
-Étrange fantaisie, et d'autant plus inexplicable que
-Mainfroi ne se sentait pas amoureux! Cette veuve de
-vingt-sept ans au plus lui semblait absolument hors
-d'âge. Le c&oelig;ur a des méthodes de chronologie qui
-feraient sourire un bénédictin. Un homme de vingt-cinq
-ans meurt d'amour pour une femme de trente-cinq,
-il serait fier de l'épouser à la face du ciel, si
-quelque heureux hasard la faisait libre : à trente-cinq,
-il se trouve plus vert qu'une enfant de vingt-cinq,
-et croirait déroger à sa seconde jeunesse en la
-prenant pour femme. Jacques n'était donc pas épris,
-et il aurait rompu en visière au premier qui eût risqué
-en sa présence un tel paradoxe ; mais il prenait
-un vif intérêt à l'étude de cette nature féminine : il
-s'y livra toute la soirée, sinon en amoureux, du
-moins en amateur. Quant à l'affaire, il n'y pensa pas
-plus que si elle avait dû se plaider dans une autre
-planète.</p>
-
-<p>Cet oubli de la profession ferait dire à quelques
-analystes qu'il y avait deux hommes en lui : un avocat
-et un mondain. Il y en avait même trois, à ce
-compte, car l'avocat et le mondain disparaissaient
-à certaines heures pour laisser voir un magistrat
-parfait. Mais n'est-ce pas un peu déprécier la nature
-humaine que d'expliquer par un miracle le cumul
-des aptitudes et des goûts? Dans les pays et dans les
-temps où notre espèce s'est épanouie en liberté, le
-même individu pouvait être avocat, magistrat, général,
-administrateur, grand-prêtre et planteur de
-choux, sans qu'on s'avisât de compter combien
-d'hommes il y avait en lui. La division du travail et
-l'esprit de spécialité, qui sont à leur place dans le
-monde industriel, n'ont rien à faire dans le monde
-moral.</p>
-
-<p>Mainfroi se coucha donc à mille lieues du dossier
-«&nbsp;Vaulignon contre Vaulignon.&nbsp;» Il s'endormit
-comme un joli garçon qu'il était, sur un oreiller de
-doux souvenirs et d'agréables pensées. Il y a toujours
-un plaisir délicat et tendre à s'occuper d'une jeune
-femme, ne fût-ce qu'à titre d'étude, pour savoir ce
-qu'elle est, ce qu'elle pense et ce qu'elle veut. Le
-réveil fut moins riant. L'avocat, en ouvrant les yeux,
-se rappela qu'il avait promis de défendre Marguerite.
-Il se dit que la pauvre enfant comptait sur lui, et
-que déjà sans doute elle croyait avoir cause gagnée ;
-l'imagination des femmes va si vite et franchit si cavalièrement
-les obstacles! Or, il n'était pas sûr de gagner
-ce procès, ni même de le plaider. Non-seulement
-son succès, mais son simple concours était
-subordonné à l'examen des faits de la cause. Si M<sup>me</sup> de
-Montbriand avait le droit pour elle, c'était plaisir
-de lui rendre une fortune ; si, par malheur, elle
-avait tort, aucune considération ne pouvait ébranler
-l'inflexible droiture de Mainfroi. Pas une fois en quatorze
-ans il n'avait dévié de sa ligne ; les chocs quotidiens
-du palais n'avaient pu lui communiquer l'élasticité
-qu'on admire chez les vieux avocats ; il
-n'en était pas encore à cette maxime nourrissante,
-que les pires affaires ont un bon côté par où l'homme
-d'esprit sait les prendre. L'habileté lui faisait défaut ;
-il était savant, sensé, persuasif, entraînant ; mais il
-ne pouvait pas se rendre habile, et il se consolait
-fièrement de cette infirmité. Il y a peu de mérite à
-repousser les tentations grossières de l'argent lorsqu'on
-tient vingt-cinq mille francs de rente en portefeuille,
-plus un joli domaine à la campagne et
-une belle maison à la ville ; en revanche, ceux qui
-sont doués d'un c&oelig;ur jeune et bouillant ont besoin
-de quelque vertu pour résister aux séductions du
-plaisir. Mainfroi s'était montré incorruptible à l'amour,
-même dans un âge qui porte avec lui l'excuse
-de toutes les faiblesses ; il se sentait d'autant plus
-engagé. Si l'affaire se présentait mal, ce passé méritoire
-lui faisait une loi d'abandonner M<sup>me</sup> de Montbriand
-à la ruine, à la réclusion, à la mort même, à
-tous ces fléaux sans doute imaginaires dont elle se
-disait menacée. Périsse la plus intéressante des femmes
-plutôt que la réputation d'un homme de bien!
-Les consciences immaculées sont rares ; quant aux
-femmes intéressantes, on en rencontre toujours
-assez.</p>
-
-<p>Mais, s'il est aisé d'éconduire un plaideur ordinaire
-en lui disant : «&nbsp;Monsieur, votre affaire ne
-rentre pas dans ma spécialité,&nbsp;» il est infiniment
-plus délicat d'ôter la dernière espérance à la personne
-qui vous raconte sa vie, vous promène à pas
-lents dans tous les sentiers de sa jeunesse et partage
-avec vous ses plus secrètes pensées. L'avocat
-ne s'engage à rien en écoutant du haut de sa cravate
-les moyens bons ou mauvais d'un plaideur ;
-l'homme abdique un peu de son indépendance lorsqu'il
-accepte le rôle de confident. Un usage de la
-vie antique, transporté dans le for intérieur, régit encore
-aujourd'hui cette sorte d'hospitalité. L'homme à
-qui vous avez permis d'entrer un seul moment dans le
-privé de votre âme acquiert par cela seul un droit
-sur vous, il est moralement votre hôte. Il y a deux
-mille ans, vous ne l'auriez pas congédié sans un
-bain, un repas et quelques pièces de monnaie ; aujourd'hui,
-vous ne pouvez le mettre dehors que
-consolé et servi. Cette loi n'est écrite en aucun livre,
-et cependant personne ne l'ignore. Les gens en
-place qui sont par surcroît gens d'esprit se tiennent
-en garde contre les épanchements du solliciteur ;
-un maître qui sait son métier ne fera jamais la sottise
-d'accueillir les confidences de son valet : s'il se
-laissait conter l'histoire de Baptiste ou de Jean, il
-aurait leur famille sur les bras, et il ne serait plus
-servi que par grâce. La grande affaire des mendiants
-n'est pas d'obtenir qu'on leur donne, c'est
-d'obtenir qu'on les écoute ; celui qui les laisse parler
-devient par cela seul leur débiteur.</p>
-
-<p>Si M<sup>me</sup> de Montbriand avait été la plus astucieuse
-des femmes, elle n'aurait rien imaginé de plus adroit
-que cet ajournement de la consultation, ce relâche
-consacré aux souvenirs du bon temps et à l'effusion
-du c&oelig;ur. Il arrive parfois que l'extrême droiture et
-l'extrême habileté se rencontrent au but. Mainfroi,
-libre la veille, se sentait lié par une multitude de fils
-invisibles. Ce n'était pas qu'il crût devoir à Marguerite
-plus qu'à lui-même et à ses ancêtres ; il se reprochait
-d'avoir presque accepté une affaire tant de fois perdue,
-il tremblait de la trouver insoutenable ; il cherchait
-non-seulement un moyen de battre en retraite
-sans déshonneur, mais une compensation possible,
-une indemnité acceptable : tant il est vrai qu'un
-homme de c&oelig;ur s'engage plus qu'il ne croit en écoutant
-une simple confidence!</p>
-
-<p>Il se rendit à pied au rendez-vous, comme s'il
-pensait rencontrer une solution entre les pavés. Le
-chemin lui parut plus court et l'escalier moins haut
-que la veille ; il avait peur, toutefois il marchait :
-ainsi font les braves soldats.</p>
-
-<p>Polyxénie le reçut moins bruyamment que la veille,
-mais d'un air plus confident et plus intime, et cet
-accueil lui rappela que la servante, autant que la
-maîtresse, était fondée à compter sur lui.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> de Montbriand, debout devant un monceau
-de papiers, lui tendit une main fort belle et tout à
-fait appétissante, qu'il baisa froidement, poliment,
-en débitant les banalités d'usage sur un ton cérémonieux.
-Peut-être remarqua-t-il du coin de l'&oelig;il que
-la veuve portait une toilette moins sombre ; que ses
-beaux cheveux noirs, nattés en diadème sur le front,
-lui donnaient un air de reine et qu'elle n'avait plus
-les yeux rouges ; mais il s'était armé de résolutions
-héroïques, et il attaqua le dossier en homme qui a
-juré de commencer par là. «&nbsp;Je ne vous regarderai
-pas avant de vous avoir entendue, et je ne veux vous
-trouver belle que si vous avez raison.&nbsp;» Il ne s'exprima
-pas tout à fait si nettement, mais Marguerite le comprit.
-Elle s'arma de ce courage extrême qui vient aux
-cerfs et aux animaux les plus timides lorsqu'ils n'ont
-plus la force de fuir, et elle se lança, tête basse, dans
-l'exposé des faits.</p>
-
-<p>«&nbsp;Monsieur, dit-elle, voici la cause première de
-tout le mal : c'est le testament de mon père. Il date
-de sept ans et divise notre patrimoine en portions
-inégales : deux millions en terres au comte Gérard,
-un million en argent pour moi.</p>
-
-<p>&mdash; Je le sais. Le marquis usait d'un droit strict.</p>
-
-<p>&mdash; Cela aussi, je le sais ; les tribunaux me l'ont
-appris à mes dépens. J'ai eu beau dire et prouver
-que cet acte n'exprimait pas la dernière volonté de
-mon père, que le pauvre homme, il y a sept ans,
-était capté par cette horrible Bavaroise, qu'il est revenu
-par la suite à des idées plus saines et à des
-sentiments plus équitables ; j'ai produit un nouveau
-testament olographe tout en ma faveur, mais faute
-de quelques formalités insignifiantes, ils m'ont tous
-condamnée, et ma ruine est sans appel.</p>
-
-<p>&mdash; Un million! ce n'est pas tout à fait la ruine.</p>
-
-<p>&mdash; Mais je n'en ai plus rien, de ce malheureux
-million! Mon père me l'a repris jusqu'au dernier
-centime, sans compter mon douaire, dont il me reste
-au plus quatre-vingt mille francs. Et la succession
-m'en réclame cent mille! Si je paye, me voilà riche
-de moins que rien, propriétaire d'une quantité négative
-d'environ vingt mille francs. Mes ennemis, me
-voyant à ce point, donnent un libre cours à leur munificence :
-ils me font noblement remise de la dette
-et m'offrent le moyen de mourir de consomption
-dans mon ancien couvent de Grenoble. C'est ce
-qu'<i>elle</i> a toujours rêvé dans sa basse jalousie. Je
-l'éclipsais, je triomphais de mettre en relief ses laideurs
-physiques et ses turpitudes morales ; elle se
-consolait de tout par l'espoir de m'enterrer vive!
-Vous vous rappelez, monsieur Mainfroi, ce que je
-vous disais du couvent? En bien! j'y touche, j'y reviens,
-la fatalité m'y ramène au bout de sept ans par
-un détour invraisemblable et atroce.</p>
-
-<p>&mdash; Calmez-vous, madame ; il n'y a pas péril en la
-demeure. Quoi qu'il arrive, personne ne peut vous
-mettre au couvent malgré vous.</p>
-
-<p>&mdash; Et quel autre refuge y a-t-il, s'il vous plaît,
-pour une femme de ma condition, lorsqu'elle se
-voit sans ressources? Voulez-vous que je me mette
-à broder dans une mansarde ou à courir les cachets
-de piano? L'honneur me permet-il de débuter au
-Théâtre-Italien comme <i lang="it" xml:lang="it">prima donna</i> ou dans un cirque
-comme écuyère de haute école? Accepterai-je
-les douze cents francs que le recteur, brave homme,
-m'a fait offrir sous main avec un petit emploi dans
-l'instruction publique? ou entrerai-je comme lectrice
-chez l'oncle de mon mari, M. de Cayolles, qui
-m'aime bien, qui m'aime trop? Je ne m'abuse point,
-allez, et celle qui me traque depuis tantôt dix ans
-ne s'y trompe pas non plus ; elle a soigneusement
-fermé l'enceinte. Une femme bien née, qui se ruine
-ou qu'on ruine, n'a de retraite honorable que dans
-un couvent, parce que l'humilité du cloître est doublée
-d'un immense orgueil, et qu'on ne déroge pas
-en épousant Dieu. Soit! je l'épouserai s'il le faut, et
-j'irai bientôt le voir de près!</p>
-
-<p>«&nbsp;Mais, pardon, reprit-elle en escamotant une
-larme échappée, c'est de mon procès qu'il s'agit.
-Vous ne comprenez pas comment une femme si
-forte en apparence a pu se laisser dépouiller comme
-une enfant? Hélas! monsieur, c'est qu'on est enfant
-toute la vie devant l'autorité d'un père. Quand je
-suis revenue à Vaulignon, veuve, malade et navrée,
-mon père fut excellent pour moi. Il prit à c&oelig;ur de
-me distraire et de me consoler ; de ma vie je ne
-l'avais connu si tendre. Cette malheureuse spéculation
-commençait à prendre corps, elle donnait les
-plus belles espérances. Le marquis ne s'y était pas
-encore jeté éperdument, à peine s'il avait un doigt
-dans l'engrenage ; mais, ébloui de son premier
-succès, il ne comptait déjà plus que par millions. Le
-domaine des Villettes, qui touchait aux Trois-Laux,
-lui donnait dans la vue ; il voulait l'acquérir pour
-moi, et comme mon douaire ajouté à ma dot en aurait
-tout au plus payé la moitié, il ne parlait de rien
-moins que de parfaire la somme. «&nbsp;Si tu te remaries,
-disait-il, tu feras équilibre à la maison de ton
-frère, et le canton sera partagé entre deux dynasties
-issues de moi. Si tu t'obstines à rester veuve, ton
-bien fera retour à Gérard ou à son fils, dans une
-cinquantaine d'années, et alors nous verrons du haut
-du ciel le plus magnifique domaine qui se soit étalé
-depuis des siècles sous le soleil du Dauphiné!&nbsp;» Mais
-j'étais déjà résolue à rester sur mon premier et
-lamentable essai du mariage. Je ne refusai pas les
-offres généreuses de mon père, je ne les acceptai
-pas non plus. Les questions d'intérêt me semblaient
-parfaitement indifférentes, comme à toutes les
-femmes d'un certain rang. Mes affaires avaient été
-mises en bon ordre par les soins de M. de Cayolles,
-qui est sénateur, versé dans les questions de finances,
-et galant homme jusqu'au bout des ongles, quoique
-séparé de sa femme et un peu trop empressé
-auprès des autres. Grâce à lui, les lenteurs d'une
-liquidation me furent épargnées, et je rapportais au
-bercail un portefeuille de quinze cent mille francs
-bien nets, en valeurs de premier ordre, qui représentaient
-environ soixante mille francs de rente. Je
-ne savais que faire d'un si gros revenu, avec mes
-goûts simples, dans un pays où il y avait fort peu de
-misères à soulager. Je rentrai de plain-pied dans
-mes chères habitudes ; on fit accommoder à mon
-usage l'ancien appartement de ma pauvre mère,
-dans l'aile gauche du château ; je me donnai le luxe
-d'une bibliothèque, d'une petite voiture et de deux
-chevaux neufs ; j'achetai quelques tableaux, je fis un
-voyage en Suisse, un autre en Italie, avec Polyxénie
-et un vieux domestique ; à cela près, ma vie était
-exactement la même qu'entre quinze et vingt ans.
-Ma belle-s&oelig;ur n'osait plus me traiter en enfant ;
-notre inimitié prit des allures plus franches, sans
-aller jusqu'aux grands éclats ; mon père n'en vit
-rien, et mon frère n'en voulut rien voir. Du reste,
-les Bavarois n'étant chez nous que trois mois de
-l'année, le bon temps ne me manquait pas, et j'ai
-fait une provision de souvenirs qui me soutient
-encore un peu dans mes luttes et mes misères. Je
-vous épargne l'histoire de cette épouvantable débâcle
-où l'honneur même de notre nom, compromis
-par la scélératesse des uns et l'imprudence des
-autres, faillit être englouti. Vous qui viviez à Grenoble,
-vous avez su tout cela mieux que moi et certainement
-avant moi. Je voyais bien l'humeur de mon
-père tourner au noir, et j'assistais au va-et-vient des
-gens d'affaires ; mais j'étais si peu de ce monde, et
-j'avais une si haute indifférence pour tous les intérêts,
-que la douleur de perdre et la joie de gagner
-me semblaient, comme au jeu, choses viles et roturières.
-Il ne m'entra point dans l'esprit qu'un marquis
-de Vaulignon pût s'émouvoir à propos d'argent,
-et la première fois qu'il s'ouvrit à moi de ses
-chagrins, je crus naïvement qu'il ne parlait ainsi
-que pour me cacher autre chose.</p>
-
-<p>«&nbsp;La vérité m'apparut enfin dans toute sa laideur
-lorsque mon père mit sous mes yeux une lettre de
-la Bavaroise qui le faisait pleurer d'indignation. Le
-pauvre homme avait demandé à Gérard je ne sais
-plus quelle somme pour désintéresser je ne sais
-quel créancier. La comtesse répondait pour son
-mari que les temps étaient durs, que les fermages
-rentraient mal, que les améliorations, les plantations,
-les routes, les bâtiments neufs absorbaient
-leur revenu de l'année, que tous leurs capitaux disponibles
-étaient engagés dans diverses opérations,
-bref que le <i>cher papa</i> serait gentil, gentil, s'il voulait
-bien chercher la somme dans son voisinage, chez
-ces bons Dauphinois, qui tous ont des tiroirs remplis
-d'argent qui dort.</p>
-
-<p>«&nbsp;Je m'indignai d'abord, puis, me ravisant tout à
-coup : «&nbsp;Mon père, lui dis-je, tous ces papiers que
-j'ai là-haut dans un tiroir ne sont-ils pas échangeables
-contre écus?</p>
-
-<p>&mdash; Eh! sans doute.</p>
-
-<p>&mdash; Il me semblait bien. Et les hommes qui vous
-poursuivent refuseront-ils cet argent sous prétexte
-qu'il vient de moi?&nbsp;»</p>
-
-<p>«&nbsp;Cette demande le fit rire aux éclats, et j'eus deux
-bonheurs à la fois : sécher les larmes de mon père et
-flétrir la conduite de mon indigne belle-s&oelig;ur. J'entraînai
-le pauvre homme chez moi, j'ouvris le chiffonnier
-où mes titres dormaient en liasses, et je lui
-dis : Puisez! Il m'embrassa d'abord en me disant
-mille choses du c&oelig;ur, ensuite il prit un papier qui
-valait, je crois bien, cinq mille francs de rente. Enfin
-il me dit : «&nbsp;Je veux te signer un reçu, car c'est un
-prêt que j'accepte, et les bons comptes font les bons
-amis.&nbsp;» Ce proverbe odieux, plus digne d'un Roquevert
-que d'un Vaulignon, me fit rougir. «&nbsp;Ah! cher
-père! lui dis-je, est-ce qu'il y a du tien et du mien
-entre nous? Ne permettez-vous pas que je vous rende
-une parcelle de ma dot?</p>
-
-<p>&mdash; Un Vaulignon ne reprend pas ce qu'il a donné.</p>
-
-<p>&mdash; Or, je suis une Vaulignon, je vous donne ce
-grand vilain chiffon de papier, et maintenant je vous
-défie de me le faire reprendre! Voilà un argument
-sans réplique ; embrassez-moi.&nbsp;»</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon père me témoigna dès ce jour une admiration
-qui m'étonnait un peu. J'avais toujours eu le sentiment
-de la propriété collective et je distinguais parfaitement
-notre bien du bien d'autrui ; mais au château,
-chez nous, il me semblait que tout dût être en commun ;
-je n'aurais rien su refuser, même à la comtesse
-Gérard, et j'aurais été stupéfaite qu'on me refusât
-quelque chose. Tous ces objets matériels auxquels le
-pauvre attache un prix n'ont plus de valeur dans
-notre sphère ; les idées et les sentiments y sont les
-seules réalités dignes d'intérêt.</p>
-
-<p>«&nbsp;Ce fut donc avec un détachement tout naturel et
-peu méritoire que je vis passer ma fortune aux mains
-de mon père. D'abord je n'avais besoin de rien, et
-puis je pensais que tôt ou tard Vaulignon serait à moi,
-mon frère ayant déjà les Trois-Laux ; or, Vaulignon
-est une fortune. Quant à mon père, il était bien malheureux,
-bien humilié de nos positions respectives,
-et reconnaissant à un point qui parfois me faisait mal.
-Il s'accusait de m'avoir méconnue ; il s'emportait
-contre le fils ingrat, avare et lâche, qui lui tournait le
-dos dans un pareil moment ; il se reprochait à haute
-voix des préférences que je n'avais jamais remarquées ;
-souvent, en ma présence, il s'est juré de mettre ordre
-à nos affaires en réparant une injustice que j'ignorais.
-C'était sans doute le testament qu'il voulait annuler,
-car il me répéta bien des fois en puisant dans
-mon pauvre tiroir : «&nbsp;Tu ne perdras rien, ma chérie ;
-j'irai voir Foucou.&nbsp;» Ses idées de restitution étaient si
-formelles et si bien arrêtées qu'on a trouvé dans ses
-papiers un codicille dont voici la copie authentique :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="date">«&nbsp;Vaulignon, 2 octobre 186..</p>
-
-<p>«&nbsp;Indignement trahi par un fils que j'avais comblé,
-et comblé par une fille que j'avais en partie déshéritée,
-je déchire mon testament du&hellip; janvier 185., et
-moi soussigné Philippe-Auguste Lescuier, marquis
-de Vaulignon, je lègue en toute propriété à Claire-Estelle-Marguerite
-Lescuier de Vaulignon, ma fille
-chérie, veuve du vicomte de Montbriand, le château,
-le parc, les terres et généralement tout le domaine
-de V&hellip;&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>«&nbsp;Il n'a pas achevé le mot, mais l'équivoque est impossible.
-La pièce n'est pas signée à la fin, elle l'est
-magnifiquement au milieu. Pourquoi, comment mon
-père a-t-il gardé deux ans ce papier dans sa chambre
-au lieu de le porter à Grenoble? Est-ce la maladie du
-notaire Foucou et la vente de l'étude qui sont venues
-traverser un si juste projet? Je l'ignore ; mais, quoique
-les tribunaux aient déclaré ce codicille nul, j'y
-constate avec bonheur la tendresse et la loyauté d'un
-digne homme.</p>
-
-<p>«&nbsp;Nos relations ont été cordiales jusqu'au bout ; sa
-préférence pour moi ne s'est pas démentie un seul
-jour, quoiqu'il eût des agitations, des désespoirs et
-des colères terribles. Les procès se succédaient sans
-interruption ; il pleuvait du papier timbré sur le château ;
-mon père allait trois et quatre fois par semaine
-à la ville, chez l'avoué, chez l'avocat, chez les juges ;
-il ne chassait presque plus. Pauvre homme! c'était
-lui qui était le gibier. Je le suppliais quelquefois d'en
-finir avec les affaires et de payer sans discussion,
-dans l'intérêt de sa santé, tout l'argent qu'on lui réclamait :
-«&nbsp;Non, répondait-il, c'est ton bien que je défends,
-et j'irai tant que les forces ne me trahiront
-pas.&nbsp;» Malgré sa belle résistance, je me ruinais
-grand train. On eut vent de la chose dans mon ancienne
-famille, à Paris. M. de Cayolles m'écrivit une
-lettre très-paternelle et très-sensée pour me dire
-que cette liquidation était un gouffre, que j'y jetterais
-toute ma fortune sans le combler, que je me
-devais à moi-même de conserver un peu de bien,
-car, si je me ruinais, mon nom, ma jeunesse et ma
-figure deviendraient autant d'obstacles au dévouement
-de mes meilleurs amis. Je fis part de cet avis
-à mon père ; il y donna les mains. «&nbsp;Ton oncle a
-mille fois raison, me dit-il ; tu dois garder une poire
-pour la soif, quoique j'aie assuré ton avenir par une
-combinaison infaillible. Je ne veux pas que tu m'avances
-un centime au-delà de ta dot. Je te l'ai donnée,
-tu me la prêtes, je te la rendrai sous une autre
-forme, et j'espère que tu ne perdras rien. L'important
-est de protéger Vaulignon contre toute hypothèque
-judiciaire. Si les huissiers mettaient leurs
-sales mains dessus, je les tuerais ou je me ferais
-sauter ; mais le douaire que tu as trop bien gagné,
-ma pauvre enfant, conserve-le.&nbsp;» Cher père! lorsqu'il
-parlait ainsi, mon douaire lui-même était déjà
-fort entamé. Je n'eus garde de le lui dire, et je fis
-ma principale étude de tous les dangers d'hypothèque
-qui pouvaient menacer Vaulignon. Je restais au
-château quand mon père en sortait pour ses plaisirs
-ou ses affaires ; j'apprenais la procédure, je m'exerçais
-à déchiffrer l'odieux griffonnage des officiers
-ministériels. Et, lorsqu'il arrivait un commandement
-de payer, je payais.</p>
-
-<p>«&nbsp;L'huissier se présenta par malheur un jour que
-mon père était présent et moi sortie. Il s'agissait
-d'une somme importante qui n'est pas encore réglée
-aujourd'hui : cent mille écus! C'était la dernière
-créance exigible ; entre mon père et moi, nous
-avions liquidé tout le reste. Si je m'étais rencontrée
-là, j'aurais inventé dix arrangements pour un. Je
-n'avais pourtant pas trois cent mille francs : il s'en
-fallait plus de moitié ; mais j'aurais fait opposition,
-ou bien j'aurais prouvé que le revenu de nos coupes
-pouvait tout payer en un an : la procédure des saisies
-immobilières abonde en détours et en échappatoires,
-Dieu sait! Le pauvre homme était seul ; il
-sortait de table, son régime n'était pas très-ordonné
-depuis qu'il éprouvait le besoin de s'étourdir : ce
-commandement le frappa comme un coup de massue,
-et lorsque je rentrai de ma promenade, je ne
-trouvai plus qu'un enfant à soigner.</p>
-
-<p>«&nbsp;Si j'ai fait mon devoir jusqu'au bout, c'est chose
-inutile à dire. Ni Gérard ni sa femme ne sont venus
-me disputer la garde du malade. Ils le croyaient
-ruiné à fond ; j'en ai la preuve dans cet acte où le
-comte accepte la succession sous bénéfice d'inventaire.
-Lorsqu'ils ont su la vérité, ils se sont fait envoyer
-en possession du château. J'ai plaidé la nullité
-du testament ; j'ai perdu en instance, en appel et en
-cassation. Reste à savoir si je dois rapporter les
-misérables débris de ma fortune passée. La partie
-adverse prétend qu'il faut déduire les dettes de ce qui
-reste dans la succession, ajouter au montant net les
-sommes que mon frère et moi nous avons reçues en
-avancement d'hoirie, et diviser cette masse en trois
-parts égales dont deux reviendraient à Gérard et la
-troisième à moi. Or, ce qui reste dans la succession,
-c'est Vaulignon, grevé de trois cent mille francs de
-dettes et estimé sept cent mille francs net. A cette
-somme, on ajoute le million des Trois-Laux rapporté
-fictivement par mon frère et le million de ma dot,
-soit deux millions sept cent mille francs d'actif. Et
-comme le premier testament, seul valable, dispose
-formellement en faveur de Gérard de la quotité permise
-par la loi, vous voyez que j'ai reçu cent mille
-francs de trop, puisque le tiers de vingt-sept est neuf
-et non pas dix. Donc le tribunal me condamne à
-rendre cent mille francs sur les quatre-vingt mille
-qui me restent, attendu que le v&oelig;u des mourants
-est sacré, et que le marquis de Vaulignon, au moment
-de paraître devant Dieu, a voulu que son fils
-ingrat fût cinq ou six fois millionnaire, et que sa fille
-dévouée mourût de faim. Qu'en dites-vous, monsieur
-Mainfroi? Est-ce ainsi que vos pères, ces magistrats
-illustres et vénérés, entendaient la justice? Est-ce
-ainsi que vous la comprendrez vous-même, lorsque
-vous disposerez à votre tour de la fortune et de
-l'honneur des gens?&nbsp;»</p>
-
-<p>Mainfroi s'était promis d'écouter en vieillard cette
-plaidoirie féminine ; mais sa résolution ne tint pas
-contre le charme agressif et saisissant de Marguerite.
-Sa voix, admirablement timbrée, tantôt douce,
-tantôt forte, toujours juste, s'élevait en fusée, et
-tout à coup descendait par une transition insensible
-à des profondeurs inconnues ; après avoir ébranlé le
-cerveau de l'auditeur dans ses moindres tubes, elle
-se rabattait sur le c&oelig;ur et le saisissait fibre à fibre.
-Le caractère du geste, la noblesse du visage, l'éclat
-des yeux accompagnaient cette voix prodigieuse et
-en doublaient l'autorité. Mille contrastes bizarres et
-charmants envahissaient l'esprit de Mainfroi : cette
-amazone à pied, cette Diane chasseresse en garni,
-cette veuve aux grâces virginales, avec son âme
-passionnée, son esprit viril, ses naïvetés enfantines
-et son érudition de procureur ; ce grand corps onduleux
-sur deux tout petits souliers, quelques mots de
-basoche égarés entre ces dents mignonnes qui avaient
-l'air de casser des noisettes en citant les articles du
-code, tout cela colorait le discours d'un reflet inusité.
-Mais ce qui par moments l'illuminait d'une
-splendeur incomparable, c'était la beauté morale
-d'une âme droite, le tableau d'une vie pure, d'un
-dévouement continu, de sacrifices accomplis dans
-l'ombre et d'une longue solitude fièrement traversée.
-Un juge de cent ans aurait été prévenu en
-faveur d'une telle femme et de la cause qui se personnifiait
-en elle. Ajoutez qu'au cours du récit les
-souvenirs s'éveillaient en foule chez Mainfroi, et que
-chacun de ces souvenirs avait force de témoignage.
-Il se rappelait la première visite du marquis et du
-fanatisme de cet homme qui préférait sa terre à sa
-fille ; le dîner chez Foucou, la physionomie ingrate
-de Gérard, la combinaison Roquevert, inaugurée au
-profit de la Bavaroise et liquidée aux dépens de
-Marguerite. Tous les personnages du drame développaient
-jusqu'au dénoûment les caractères qu'il
-avait devinés au premier acte. Il était donc obligé
-de donner gain de cause à la veuve pour l'honneur
-de son diagnostic et peut-être aussi pour l'acquit
-de sa conscience ; car enfin il avait trempé,
-sinon les mains, du moins le bout du doigt, dans ce
-testament jadis arbitraire, et que les circonstances
-rendaient criminel.</p>
-
-<p>Or Mainfroi n'était pas de ceux qui font les choses
-à demi. S'il était arrivé à l'âge de trente-sept ans
-sans jamais brûler ses vaisseaux, c'est que, vivant
-en terre ferme, il n'avait jamais eu de vaisseaux à
-brûler. Une résolution extrême ne lui coûtait pas
-plus qu'une demi-mesure à la plupart des hommes
-de ce siècle mou. En moins de deux minutes, il pesa
-le pour et le contre, prit son parti, tendit la main
-à Marguerite et lui dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Écoutez bien, madame, et gravez ma parole au
-plus profond de votre mémoire, qui est fidèle et qui
-me l'a prouvé : ou j'obtiendrai qu'on vous rende intégralement
-les biens dont on vous a dépouillée, ou
-je veux perdre ma fortune et mon nom.&nbsp;»</p>
-
-<p>La belle veuve, un peu troublée par cette déclaration
-solennelle, balbutia quelque remercîment confus,
-et protesta qu'elle était loin d'en demander autant.</p>
-
-<p>«&nbsp;Et pourquoi donc m'arrêterais-je à moitié chemin,
-si le but est à ma portée? Votre droit est entier,
-et je n'en revendiquerais que la moitié, le quart, le
-quatorzième? Quel motif avons-nous de faire des
-présents à qui nous vole le nécessaire? Je ne m'explique
-pas votre premier procès, ni surtout l'obstination
-des avoués qui vous l'ont fait poursuivre jusqu'en
-cour de cassation. Il s'agissait bien d'ergoter
-sur la validité du second testament! La question n'a
-jamais été là, quoique le titre en lui-même me paraisse
-très-défendable. Mais vous êtes créancière de
-la succession, madame ; mais on vous doit les quatorze
-cent mille francs que vous avez engloutis par
-bonté dans la liquidation des plâtrières! Je trouverai
-l'agent de change qui a vendu vos titres un à un,
-j'établirai la concordance des dates, je montrerai
-que chacun de vos sacrifices a libéré une partie de
-ce domaine que le couple Gérard s'arroge impudemment!
-Je ferai comparaître les huissiers à qui vous
-avez donné votre argent, de vos propres mains.
-J'établirai le compte de vos biens à la mort de M. de
-Montbriand ; on saura quelle vie modeste vous meniez
-à Vaulignon ; la cour dira s'il est possible que
-vous ayez gaspillé en cinq ans de villégiature un
-million et demi. Ce n'est pas tout ; nous ferons la
-contre-épreuve sur les recettes et les dépenses de
-votre injuste et malheureux père. On sait ce qu'il
-avait, on sait ce qu'il devait le premier jour du mois
-où les actions de cinq cents francs sont tombées à
-deux cent cinquante. Nous ferons le total des sommes
-que M. de Vaulignon a payées jusqu'à sa maladie, et
-je demanderai dans quelle bourse il a puisé tout ce
-qui lui manquait. Comptez sur moi, madame, ou
-plutôt sur l'éclatante justice de votre cause. Plus j'y
-pense, plus je m'étonne que ni vos avoués ni vos
-avocats ne l'aient comprise, et qu'elle ait pu arriver
-toujours perdue, mais toujours intacte, jusqu'à moi.&nbsp;»</p>
-
-<p>Marguerite répondit avec une candeur adorable :
-«&nbsp;C'est sans doute que je l'ai mal expliquée à ces
-messieurs. Pensez donc! des secrets de famille! Quel
-que soit l'intérêt qui vous pousse, on ne peut pas les
-raconter au premier venu.&nbsp;»</p>
-
-<p>Ainsi donc, pensa Mainfroi, je ne suis pas le
-premier venu pour elle! Il prit avantage de l'aveu
-pour se détendre et se familiariser. Il se prévalut
-même des alliances quasi légendaires qui unissaient
-les Vaulignon aux Mainfroi. «&nbsp;Mais alors, dit-elle en
-riant, nous serions cousin et cousine, si nous étions
-venus au monde quinze générations plus tôt?</p>
-
-<p>&mdash; Nous le sommes, madame ; ce n'est qu'une
-question de degré.</p>
-
-<p>&mdash; Vous me le jurez, mon cousin?</p>
-
-<p>&mdash; Foi d'avocat, ma cousine. Et puisque nous voici
-presque en famille, permettez-moi de vous demander
-si la devise de votre papier à lettres appartient
-aux Vaulignon ou aux Montbriand?</p>
-
-<p>&mdash; Elle n'appartient qu'à moi seule. Pourquoi me
-demandez-vous cela?</p>
-
-<p>&mdash; Parce que, si la devise est à vous, je compte
-vous l'emprunter, ma cousine, jusqu'au prononcé
-de l'arrêt. Tout ou rien! Oui, je veux vaincre ou
-mourir, et je vaincrai, car la vie est bonne.</p>
-
-<p>&mdash; On le dit.&nbsp;»</p>
-
-<p>Sur ce mot, qui ne manquait pas de profondeur,
-elle congédia Mainfroi. Le jeune bâtonnier descendit
-du second étage sans effleurer les marches de
-l'escalier. Il avait des ailes ; celui qui aurait pu le
-suivre par les rues l'aurait entendu dire à chaque
-pas : Quelle femme! quelle cause! Peut-être ne savait-il
-pas lui-même si c'était la femme ou la cause
-qui faisait battre son c&oelig;ur ; mais, comme il éprouvait
-le besoin très-naturel de babiller un peu sur
-l'une et l'autre, il s'en alla tout droit chez le premier
-président.</p>
-
-
-<h3>V</h3>
-
-<p>A sa grande surprise, il trouva le vieillard plus
-agité que lui-même. M. de Mondreville se leva, vint
-à lui, lui prit la tête et lui donna l'accolade en larmoyant :
-«&nbsp;Oui, cher enfant, j'étais sûr de vous voir
-aujourd'hui, et je vous remercie de partager ma joie.
-Ce jour est donc venu! Je puis chanter le cantique
-de Siméon. <i lang="la" xml:lang="la">Nunc dimittis!</i>&nbsp;»</p>
-
-<p>Mainfroi craignit d'abord que cette expansion ne
-fût un symptôme de décadence sénile. «&nbsp;Mais vous
-ne savez donc pas? reprit le président. Il est garde
-des sceaux!&nbsp;»</p>
-
-<p>&mdash; Qui?</p>
-
-<p>&mdash; Mon copain! Le nouveau ministère est tout au
-long dans <i>l'Indépendance</i> ; il sera dimanche au <i>Moniteur</i>.</p>
-
-<p>&mdash; Hum! Entre la coupe et les lèvres&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Mais il me l'a écrit lui-même, ce cher ami ;
-voici la lettre.</p>
-
-<p>&mdash; Ceci change la thèse. Alors, monsieur, veuillez
-agréer mes compliments sincères et mes regrets,
-car le premier mouvement de l'illustre copain sera
-de vous confisquer au profit de la cour suprême.</p>
-
-<p>&mdash; Pas si vite! Il faut attendre une vacance. Et
-qui sait s'ils voudront de mes vieilles lumières à Paris?
-Quant à vous, mon enfant, votre affaire est
-hors de doute. Aussitôt pris, aussitôt procureur général.</p>
-
-<p>&mdash; Oh! mais non ; je refuse.</p>
-
-<p>&mdash; Il a votre parole.</p>
-
-<p>&mdash; Je la reprends. Ah! monsieur, si vous saviez
-quelle admirable affaire! Vous verrez! vous entendrez,
-car je me fais une fête de la plaider bientôt devant
-vous! Un droit évident qu'on a méconnu et nié quatre
-fois de suite! la femme la plus intéressante, la
-plus digne, la plus admirable, effrontément dépouillée
-par des collatéraux sans c&oelig;ur! Je veux que la
-réparation soit aussi éclatante que l'iniquité fut
-énorme ; je flagellerai l'odieuse belle-s&oelig;ur ; je souffletterai
-moralement l'indigne frère. Ah! tenez! à
-la veille d'un combat si légitime et si glorieux, je n'échangerais
-point ma toque d'avocat contre une couronne
-royale!</p>
-
-<p>&mdash; Soit ; mais contre un mortier de président?</p>
-
-<p>&mdash; Pas même! Rien ne vaut le plaisir de demander
-justice.</p>
-
-<p>&mdash; Vous oubliez le plaisir de la rendre, mon enfant.
-L'avocat propose, et le juge dispose.</p>
-
-<p>&mdash; Et le parquet?</p>
-
-<p>&mdash; Il impose. Si je m'intéressais à quelque victime
-des iniquités sociales, je demanderais au bon
-Dieu, <i lang="la" xml:lang="la">primo</i> de présider l'affaire, <i lang="la" xml:lang="la">secundo</i> d'y remplir
-les fonctions du ministère public, <i lang="la" xml:lang="la">tertio</i> d'y plaider
-comme Démosthène ou comme vous, mon cher
-maître. Ce n'est pas moi qui parle, c'est l'expérience
-d'un vieux mentor. Mais quel est donc l'appel qui
-vous tient tant au c&oelig;ur? Vient-il à la première
-chambre?</p>
-
-<p>&mdash; Oui, monsieur. Vaulignon contre Vaulignon.
-C'est Picardat qui occupe pour M<sup>me</sup> de Montbriand.</p>
-
-<p>&mdash; Diable! diable! Litige épineux, mon fils. Je
-connais la question sur le bout du doigt ; le maudit
-testament du marquis nous a donné bien de la tablature.
-En équité, je crois que votre cliente n'aurait
-pas tort, l'intimé m'a tout l'air d'un médiocre
-sire ; mais ses mesures sont admirablement prises,
-la forme est pour lui. Si ma mémoire ne me trompe
-pas, le gain de la cause a tenu trois ou quatre fois à
-un cheveu ; malheureusement quand la balance
-s'entête à pencher du même côté, c'est que décidément
-il y a un plateau plus lourd que l'autre. Vous me
-direz que ce nouveau marquis de Vaulignon et sa
-femme ont fait flèche de tout bois : j'en conviens ; la
-brigue est forte, mais on s'est démené des deux
-parts. Il paraît que la marquise est en crédit à Munich ;
-elle fait agir la légation de Bavière ; notre
-garde des sceaux, celui qui part dimanche, a été
-sollicité diplomatiquement. De son côté, M<sup>me</sup> de Montbriand
-est protégée par un gros sénateur, légitimiste
-rallié, et d'autant plus influent qu'il ne s'est pas
-vendu, mais donné. Vous savez que l'empire a des
-tendresses de parvenu pour ces messieurs de l'ancien
-régime, sitôt qu'ils daignent s'humaniser un peu.
-On combat les républicains à coups de trique et les
-royalistes à coups d'encensoir. Le ministre de l'intérieur
-a pris parti pour M. de Cayolles, qui adore
-M<sup>me</sup> de Montbriand, quoique honnête femme ou plutôt
-<i>parce que</i>, un paradoxe de vieux beau! On a
-donc opposé ministre à ministre, comme on pousse
-pion contre pion au début d'une partie d'échecs ; puis
-on a fait marcher les grosses pièces : le fou d'ici, la
-tour de là, enfin la dame et le roi lui-même&hellip; Que
-voulez-vous? les suprêmes conséquences du gouvernement
-personnel! Il s'ensuit que l'affaire Vaulignon
-est tendue à un point que je ne saurais dire.
-Il n'y a pas huit jours que M<sup>me</sup> de Montbriand a signifié
-son acte d'appel, et déjà le garde des sceaux a
-fait savoir au procureur général qu'il eût à prendre
-la parole en personne et non par substitut. On compte
-sur lui pour enlever l'affaire, et on n'a peut être
-pas tort ; il tient pour les Bavarois, c'est connu ;
-vous aurez affaire à forte partie. Moi, je n'ai pas d'opinion
-préconçue, et vous pouvez compter sur mon
-attention la plus bienveillante, comme toujours.
-Trouvez l'argument décisif, mon jeune ami ; jetez
-un poids nouveau dans la balance, et je serai heureux
-de consacrer par un arrêt le plus étonnant de
-vos triomphes ; mais, puisque vous portez un intérêt
-si vif à M<sup>me</sup> de Montbriand, dites-lui qu'elle ferait
-sagement de produire un mémoire à l'appui de
-sa demande : il faut préparer le terrain, ramener
-quelques esprits, et détruire les préventions que
-les succès constants de la partie adverse ont pu enraciner.&nbsp;»</p>
-
-<p>Mainfroi n'eut garde de négliger un avis si paternel,
-et, soit que la publication de ce mémoire lui
-parût pressante, soit qu'il craignît de laisser refroidir
-l'éloquence qui bouillait en lui, soit qu'il trouvât
-charmant de se cloîtrer dans une pensée de plus en
-plus chère, il rentra, défendit sa porte et travailla
-d'arrache-pied jusqu'à minuit. Il fallut que la vieille
-Fleuron fît acte d'autorité en venant éteindre la
-lampe.</p>
-
-<p>Le lendemain, au petit jour, il écrivit à Marguerite
-pour réclamer d'urgence un nouveau rendez-vous,
-et jusqu'au moment de la revoir il se tint
-occupé d'elle. Elle le reçut à midi, et il put déjà lui
-soumettre le canevas d'un travail net, logique, parfaitement
-ordonné, où les faits, serrés l'un contre
-l'autre, avaient l'air de soldats qui courent à la victoire.
-La jeune femme en fut ravie ; elle croyait déjà
-l'affaire terminée.</p>
-
-<p>«&nbsp;Patience! dit-il ; ceci n'est que le plan d'un travail
-préparatoire ; il vous faudra me fournir tout un
-monde de documents et de matériaux qui me manquent.
-C'est une collaboration longue et pénible que
-je viens solliciter ; me l'accorderez-vous?</p>
-
-<p>&mdash; Eh! grand Dieu! répondit-elle, quand tous mes
-intérêts ne seraient pas en jeu, je le ferais par plaisir,
-car votre compagnie est la plus adorable du
-monde.&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle avait quelquefois de ces boutades où le c&oelig;ur
-part comme une arme à feu dans la main d'un enfant.
-Sa reconnaissance, son admiration, son amitié,
-éclataient à brûle-pourpoint, si brusquement que
-Mainfroi, ahuri, ne savait que répondre. Toute son
-expérience des femmes était désarçonnée par ces
-soubresauts. Marguerite ne ressemblait à rien de ce
-qu'il connaissait ; ce n'était pas l'être faible, averti,
-cauteleux, provoquant et fuyard, qu'il avait maintes
-fois couru et forcé dans ses chasses à travers le
-monde, mais une nature droite et cavalière. Ses
-moindres politesses affectaient un air agressif, sans
-toutefois qu'un fat eût osé les interpréter en mal.
-C'était l'effusion d'un c&oelig;ur chaud qui s'emporte ; on
-y sentait peu de tendresse et surtout point de faiblesse.</p>
-
-<p>La rédaction du mémoire prit une semaine, et,
-sauf quelques heures consacrées aux devoirs du palais,
-ils passèrent tous ces jours en tête-à-tête.
-Marguerite avait fourni sa bonne part de travail ; elle
-écrivait d'un style net et tranchant, un peu âpre
-parfois, mais toujours digne et contenu. Quand la
-première épreuve sortit de l'imprimerie Maisonville,
-Mainfroi l'apporta tout humide et la lut à haute voix
-de bout en bout. Marguerite en fut transportée ; elle
-sauta au cou de son cher avocat et l'embrassa sur
-les deux joues, puis elle lui tourna le dos, s'installa
-devant la table, et, comme refroidie par cette explosion,
-elle se mit à feuilleter l'épreuve et à revoir les
-passages importants sans remarquer le trouble de
-Mainfroi. Quant à lui, il avait la tête un peu perdue ;
-la joie et l'étonnement le faisaient vaciller sur ses
-jambes ; son esprit courait à mille lieues du procès ;
-il commençait à se demander s'il ne jouait pas le
-rôle d'un séminariste et d'un sot. Au fort de ses
-perplexités, il aperçut le cou de Marguerite, très-allongé,
-très-souple et d'une blancheur éclatante,
-où tranchaient cinq ou six boucles de petits cheveux
-noirs. La nuque d'une jolie femme a des séductions
-que le vulgaire ne soupçonne pas, mais qui ravissent
-en extase les <i lang="it" xml:lang="it">dilettanti</i> de l'amour. Mainfroi
-s'approcha lentement, comme attiré par une fascination
-irrésistible, et sa bouche contre-signa l'hommage
-de ses yeux.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> de Montbriand bondit et se retourna vers lui
-tout d'une pièce, le visage en feu, le regard flamboyant,
-la lèvre frémissante : «&nbsp;Oh! dit-elle.</p>
-
-<p>&mdash; Chère madame, répondit-il avec un sourire
-avantageux, je ne vous rends que la moitié de ce
-que vous m'avez donné tout à l'heure.&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle ne comprit pas d'abord, et tandis que son esprit
-cherchait, ses yeux fixes gardaient leur expression
-hagarde. Lorsqu'elle eut trouvé le mot de l'énigme,
-elle reprit vivement :</p>
-
-<p>«&nbsp;Non! cela n'est pas la même chose. Ce que j'ai
-fait, je l'aurais fait devant mille personnes, et vous,
-m'auriez-vous traitée de la sorte, si seulement
-Polyxénie avait été là?&nbsp;»</p>
-
-<p>Il protesta de son respect et de son obéissance,
-se confondit en humbles excuses, et revint, par un
-détour habile, mais connu, à réclamer du bon vouloir
-de Marguerite ce qu'il avait obtenu par surprise.</p>
-
-<p>La belle veuve (de sa vie elle n'avait été si belle),
-se recueillit une minute et répondit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Monsieur Mainfroi, si vous me demandiez la
-permission de m'embrasser, je n'aurais peut-être
-pas le courage de vous répondre non ; mais j'estime
-que vous feriez mieux de ne me demander rien.&nbsp;»</p>
-
-<p>Mainfroi mit un genou en terre et dit : «&nbsp;Revoyons
-notre épreuve.&nbsp;»</p>
-
-<p>Ils travaillèrent ce jour-là comme deux hommes,
-et se quittèrent sans avoir parlé d'autre chose que
-du procès. Seulement, à la dernière minute, M<sup>me</sup> de
-Montbriand prit la brochure et dit : «&nbsp;Nous avons
-oublié l'épigraphe.</p>
-
-<p>&mdash; Que mettrez-vous?</p>
-
-<p>&mdash; Ma devise, qui est aussi la vôtre.&nbsp;»</p>
-
-<p>Rien ne fut changé dans leurs habitudes ; ils se
-revirent le lendemain et tous les jours suivants aux
-mêmes heures et dans la même intimité ; mais le
-laisser-aller des premiers jours ne se retrouva plus,
-chacun d'eux s'observait davantage : une révolution
-irréparable était accomplie ; la gêne se glissa dans
-leurs rapports et la froideur se répandit peu à peu
-sur leurs entretiens. Cette gêne toutefois abondait
-en jouissances secrètes, et cette froideur cachait un
-feu tout nouveau. Un seul geste de Mainfroi avait
-tué le bon garçon chez Marguerite et réveillé ou
-éveillé la femme.</p>
-
-<p>Cependant le mémoire était lancé ; on ne parlait
-pas d'autre chose au palais et dans la ville. Le succès
-littéraire fut très-vif ; on admira partout cette
-argumentation suivie, serrée, poignante, qui égorgeait
-l'adversaire sans sortir un moment du ton
-modéré et sans choquer aucune convenance. L'opinion
-publique se retourna ; le parti pris de certains
-magistrats fut ébranlé. Le défenseur des Vaulignon,
-qui était un homme éminent, s'empressa de rédiger
-un factum énergique ; mais il commençait à douter
-de la victoire, et il poussait ses clients à une transaction.
-Quelques officieux s'entremirent ; on offrit à
-M<sup>me</sup> de Montbriand de lui laisser le peu qu'elle avait,
-et de lui parfaire en viager dix mille francs de
-rente. Le procureur général appuya sous main ces
-tentatives ; il fit entendre à Mainfroi que sa cause,
-excellente en équité, mauvaise en droit, devait s'accommoder
-de la demi-satisfaction qui était offerte ;
-mais l'avocat et la plaideuse maintinrent résolûment
-leur «&nbsp;tout ou rien.&nbsp;» Plus ils voyaient l'ennemi se
-démoraliser, plus ils s'affermissaient en courage.</p>
-
-<p>La curiosité publique avait d'abord respecté le
-deuil et la misère de Marguerite ; peu de gens la
-connaissaient en ville ; les maisons qui s'étaient
-trouvées en relation avec son père ne jugèrent ni
-utile ni prudent de renouer avec elle. D'ailleurs le
-marquis Gérard et la petite Bavaroise avaient pris
-les devants en visitant à tort et à travers tout ce qui
-faisait un semblant de figure.</p>
-
-<p>Mais lorsqu'on vit un personnage comme M. Mainfroi
-épouser publiquement les intérêts de la jeune
-veuve, lorsque le gain de sa cause parut assuré,
-lorsqu'enfin la malice ou le dépit des mères de
-famille insinua que le bâtonnier de l'ordre, en
-défendant M<sup>me</sup> de Montbriand, combattait pour ses
-propres foyers, le monde avisé de Grenoble prit ses
-mesures en conséquence. On se dit que Mainfroi,
-célèbre comme il l'était, protégé par le nouveau ministre
-et de plus en plus prédestiné aux hautes fonctions
-de la magistrature, n'irait jamais s'enterrer à
-Vaulignon ; il resterait en ville, et il y resterait très-riche,
-marié à une jeune femme, en position de recevoir
-souvent et bien. Cette maison, qui joindrait
-l'utile à l'agréable, serait peut-être difficile à forcer
-l'an prochain ; pour l'instant, elle était ouverte à
-quiconque saurait prendre date et devancer la victoire.
-Il n'y avait pas à lanterner, si l'on voulait
-plaindre M<sup>me</sup> de Montbriand en temps utile ; aussi la
-foule envahit-elle en hâte ce pauvre logement où la
-veuve s'était morfondue à loisir. «&nbsp;Çà, madame, disait
-Polyxénie, avec une pointe d'humeur villageoise, il
-paraît que nous sommes devenues bien aimables
-depuis que le procès est à moitié gagné?&nbsp;» Marguerite,
-qui n'avait jamais su faire ni écouter un mensonge,
-éprouvait mille démangeaisons de rompre en
-visière à ces amis du bon moment ; il fallut toute
-l'éloquence de Mainfroi pour dompter son honnête
-orgueil et l'amener à rendre une visite sur dix. Les
-maisons qu'elle honora de sa présence se transformèrent
-en foyers de propagande, en bureaux d'enrôlement,
-et comme l'avocat les avait choisies une à
-une avec son tact infaillible, l'élite de la ville fut
-bientôt rangée sous les bannières de M<sup>me</sup> de Montbriand.</p>
-
-<p>L'affaire était inscrite au rôle du mardi 23 janvier ;
-les plaidoiries, les répliques, les conclusions du procureur
-général et le prononcé de l'arrêt devaient
-prendre vraisemblablement deux audiences. Le mardi
-matin, à neuf heures, l'avoué Picardat força la porte
-de sa cliente et vint lui dire que Bénaud, l'avoué des
-Vaulignon, offrait six cent mille francs sur table.
-Marguerite répondit : «&nbsp;Je n'en demandais pas autant
-et c'est plus d'argent qu'il ne m'en faut pour vivre
-selon mes goûts ; mais si je transigeais une heure
-avant l'audience, j'aurais l'air de mettre en doute le
-succès de M. Mainfroi. L'affaire suivra son cours.&nbsp;»</p>
-
-<p>Ce n'était ni l'amour de la paix ni la peur du scandale
-qui avait conseillé un si grand sacrifice à la
-marquise Augusta de Vaulignon. Elle jetait une partie
-de sa cargaison parce qu'elle voyait le navire à la
-côte. La veille au soir, dans tous les cercles de Grenoble,
-on avait fait des paris de proportion à neuf et
-dix contre un.</p>
-
-<p>Les débats s'ouvrirent au milieu d'un silence avide.
-Le prétoire était gorgé de monde comme aux plus
-grandes fêtes de la Cour d'assises. On y remarquait
-la magistrature et le barreau, la haute bourgeoisie
-de la ville et la noblesse des environs, les officiers
-généraux de la garnison, les femmes du monde, cent
-cinquante ou deux cents amateurs d'éloquence judiciaire,
-députés par les doctes cités de Vienne, d'Aix
-et de Lyon, enfin la population rustique de Vaulignon
-et des Trois-Laux, qui ne paraissait pas tenir la balance
-égale entre la bonne demoiselle et l'étrangère.
-Le marquis Gérard et sa femme étaient présents ; ce
-fut pour eux une rude journée. Polyxénie, rendant
-compte de la séance à sa maîtresse, les comparait à
-deux écrevisses dans l'eau qui chauffe. Non-seulement
-ils se virent malmenés par Mainfroi, mais ils
-connurent à des signes certains que l'assemblée,
-vassaux compris, les tenait en médiocre estime.</p>
-
-<p>Mainfroi remplit la première audience à lui seul.
-Jamais il n'avait parlé si longtemps, avec cette abondance
-et cette ampleur. Les fanatiques de son talent
-se disaient à l'oreille : «&nbsp;C'est bien lui, et pourtant
-c'est un autre homme ; Démosthène tourne au Cicéron ;
-le courant de son éloquence s'enfle et déborde ;
-c'est un ruisseau qui devient fleuve.&nbsp;» Les célébrités
-de province ont ainsi leurs enthousiastes, qui sont
-de fins critiques malgré tout, gourmets passionnément
-épris d'un certain crû, mais d'autant plus aptes
-à préférer le vin des bonnes années. Personne ne
-douta que cette transformation de Mainfroi ne fût un
-miracle de l'amour ; les quelques sceptiques qui
-niaient sa passion pour M<sup>me</sup> de Montbriand durent se
-rendre à l'évidence. L'auditoire ne lui sut pas mauvais
-gré de cette concession aux faiblesses humaines ;
-on lui avait déjà reproché la froideur de ses plaidoiries,
-et certaine rigidité métallique qui rappelait un
-peu trop le style impassible de la loi. La foule prit
-plaisir à s'échauffer avec lui ; la sympathie publique
-éclata plus de vingt fois en applaudissements que les
-audienciers réprimèrent par habitude, mais sans
-conviction et sans autorité. Le président, ému lui-même
-jusqu'aux larmes, oubliait de réclamer le silence.</p>
-
-<p>Au sortir de l'audience, Mainfroi s'enfuit au grand
-trot de ses chevaux ; il était temps : les braves gens
-de Vaulignon et des Laux le cherchaient pour le
-porter en triomphe. Il courut chez M<sup>me</sup> de Montbriand
-et lui dit : «&nbsp;Ma belle cousine, voulez-vous me donner
-à dîner? Ou je me trompe fort, ou je vous apporte
-le pain.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le lendemain, même affluence au palais. L'avocat
-du marquis Gérard parla longtemps et parla bien,
-sans espoir de gagner la cause. Il maintint ses conclusions
-pour la forme, mais en homme qui serait
-content de s'en voir adjuger le demi-quart. Mainfroi
-répliqua en peu de mots, la duplique de l'adversaire
-fut traînante et mal écoutée. L'intérêt se portait de
-plus en plus sur le procureur-général, M. Sébert. On
-savait qu'il s'était montré favorable au fils Vaulignon ;
-on ne supposait pas que l'éloquence de Mainfroi eût
-glissé sur ses préventions sans les entamer ; on le
-savait honnête et consciencieux, mais d'une impartialité
-qui frisait parfois l'irrésolution.</p>
-
-<p>A quatre heures moins quelques minutes, M. Sébert
-déclara qu'attendu l'heure avancée et l'importance
-de l'affaire, il demandait remise à huitaine
-pour les conclusions du ministère public. Le président
-leva la séance, et la foule s'écoula en murmurant un
-peu.</p>
-
-<p>Lorsque Mainfroi rentra chez lui, il trouva sur sa
-table un pli du télégraphe. La dépêche, transcrite
-sur grand papier, se formulait comme il suit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Le ministre de la justice à M. le comte Mainfroi
-de Gartières.</p>
-
-<p>«&nbsp;Je suis heureux de vous annoncer qu'un décret
-rendu sur ma proposition, en date de ce jour, vous
-nomme procureur-général près la cour de Grenoble.&nbsp;»</p>
-
-<p>Décidément le copain de M. de Mondreville avait
-bonne mémoire. Il se rappelait même un point négligé
-depuis deux générations par la famille Mainfroi.
-L'aïeul paternel de Jacques était comte de l'empire,
-et il n'avait tenu qu'à lui de rendre son titre héréditaire
-en érigeant en majorat une terre de dix mille
-francs de rente ; mais pour substituer perpétuellement
-un grand tiers de sa fortune, cet honnête homme
-aurait dû dépouiller en partie quatre enfants, sur
-cinq qu'il avait. Voilà pourquoi Jacques et son père
-étaient restés Mainfroi tout court. Or depuis quelque
-temps le conseil du sceau des titres adopte une jurisprudence
-qui abolit rétroactivement la cause du majorat :
-il est naturel que le second empire ne marchande
-pas trop la noblesse du premier.</p>
-
-<p>Gartières était le nom d'un petit bien de campagne
-conservé depuis longtemps dans la famille
-et qui restait à Jacques. Trois ou quatre Mainfroi,
-entre le <small>XV</small><sup>e</sup> et le <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, ont cousu Gartières
-à leur nom pour se distinguer des Mainfroi
-de Bois-Vizille et des Mainfroi de Jaubeuf, éteints
-aujourd'hui.</p>
-
-<p>Le ministre n'avait pu être si bien renseigné que
-par M. de Mondreville ; ce bon vieillard, un peu
-trop entiché lui-même de sa noblesse, s'indignait
-par moments qu'on ne fût pas titré lorsqu'on prouvait
-trente-deux quartiers et le reste.</p>
-
-<p>«&nbsp;Bah! répondait Mainfroi, je ne pourrais jamais
-être aussi vain de mon titre que je suis orgueilleux
-de mon nom.&nbsp;»</p>
-
-<p>Vingt fois peut-être il avait tenu ce langage,
-et toujours dans la sincérité de son âme ; mais
-maintenant qu'il avait le titre et le nom devant lui,
-maintenant qu'il lisait et relisait sur la dépêche ministérielle
-ces cinq mots parfaitement assortis : <i>le
-comte Mainfroi de Gartières</i>, il lui semblait que le
-tout formait naturellement une harmonie majestueuse,
-et qu'en retrancher la moindre syllabe
-serait un crime de lèse-grandeur. Cette contemplation
-l'enflait à ses propres yeux ; l'idée d'un avantage
-superficiel, extérieur, dû aux services d'un
-mort et à la bienveillance d'un homme en place, lui
-fit oublier un instant son vrai mérite et ce succès
-tout chaud qu'il ne devait qu'à lui-même. Toutefois,
-comme il n'avait rien d'un sot, cette ivresse fut
-bientôt cuvée ; il arriva promptement à se la reprocher
-et voulut en sonder la cause. Il descendit
-au fond de son c&oelig;ur et trouva, quoi? Le vague sentiment
-de l'attraction qu'un titre exerce sur les
-femmes, l'idée d'une plus value matrimoniale, le
-regret de n'avoir pas été comte de Gartières à
-trente ans : c'était penser à Marguerite. Il ne se dit
-pas : «&nbsp;Maintenant je suis à même de lui offrir un
-nom aussi brillant que celui de son père ou de son
-premier mari.&nbsp;» Tout occupé qu'il était de la belle
-veuve, il ne s'avouait pas qu'il en fût amoureux,
-ou, s'il se l'avouait parfois, c'était avec le ferme
-propos de se vaincre et de respecter une loyale
-créature qui ne pouvait être sa femme. Il n'admettait
-pas l'hypothèse d'un mariage avec cette
-cliente qui lui devrait tout : sa délicatesse et sa
-dignité lui fermaient les perspectives de l'avenir ;
-mais il prenait un plaisir amer à bâtir mille châteaux
-en Espagne dans l'irréparable passé.</p>
-
-<p>Sa rêverie fut coupée au plus bel endroit par un
-billet de Marguerite. «&nbsp;Mon cher cousin, écrivait-elle,
-n'aurai-je pas le plaisir de vous remercier
-aujourd'hui?&nbsp;» Il réfléchit qu'il aurait mauvaise
-grâce à dédaigner des éloges qui devaient être ses
-seuls honoraires, et il courut chercher le denier de
-la veuve avec un empressement qu'il se déguisait à
-lui-même. «&nbsp;Polyxénie, dit-il en entrant, annoncez
-M. le procureur général.</p>
-
-<p>&mdash; Une farce, monsieur?</p>
-
-<p>&mdash; La vérité, ma fille.</p>
-
-<p>&mdash; Mais vous n'avez rien de changé! Enfin,
-puisque ça vous amuse&hellip; Monsieur le procureur
-général!&nbsp;»</p>
-
-<p>A ces mots, il se fit un brouhaha dans le petit
-salon, puis un grand bruit de chaises suivi d'un
-profond silence. Mainfroi tombait au milieu d'un
-encombrement de visites, et le procureur général
-annoncé à brûle-pourpoint chez une plaideuse,
-c'était un coup de théâtre comme Grenoble n'en
-avait jamais vu. «&nbsp;Comment! s'écria Marguerite,
-c'est vous! La folle!</p>
-
-<p>&mdash; Elle n'a pas menti. J'ai reçu ma nomination en
-sortant de l'audience.&nbsp;»</p>
-
-<p>On s'empressa autour de lui pour le complimenter
-à la ronde. Un des assistants remarqua qu'il avait
-commencé sa carrière d'avocat par un Marengo et
-qu'il la terminait par un Austerlitz.</p>
-
-<p>«&nbsp;Ainsi donc, demanda M<sup>me</sup> de Montbriand, vous
-ne plaiderez plus!</p>
-
-<p>&mdash; Jamais, madame.</p>
-
-<p>&mdash; Et si cette nouvelle était arrivée hier matin,
-vous n'auriez pas pu me défendre?</p>
-
-<p>&mdash; Comme avocat, certes non.</p>
-
-<p>&mdash; Alors béni soit Dieu d'avoir retardé l'aventure!</p>
-
-<p>&mdash; Dieu, ou le ministre, on ne sait.</p>
-
-<p>&mdash; Mais, j'y pense, si vous êtes procureur général,
-M. Sébert ne l'est plus. Moi qui avais si grand'peur
-de lui, je n'ai plus rien à craindre! C'est vous
-qui prendrez la parole au nom du ministère public,
-et vous n'aurez qu'à dire : Messieurs, je vous renvoie
-à la plaidoirie de M<sup>e</sup> Mainfroi, elle exprime
-mon opinion tout entière.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! pardon. Ce procédé simplifierait les
-choses, mais je doute qu'il soit permis.</p>
-
-<p>&mdash; Si la loi le défend&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Non ; la loi qui pense à tout, n'a point prévu
-le cas, que je sache. Elle interdit au juge de siéger
-dans une affaire où il aurait plaidé, elle semble
-ignorer qu'un simple avocat, par un coup de fortune,
-peut devenir de but en blanc chef du parquet ;
-mais où le code ne dit rien, les convenances décident.
-Je céderai la place à un avocat général ou à
-un substitut.</p>
-
-<p>&mdash; En avez-vous le droit? Est-ce que le garde des
-sceaux n'a pas formellement demandé que le procureur
-général parlât en personne?</p>
-
-<p>&mdash; C'est, ma foi, vrai! je l'avais oublié ; mais le
-ministre qui a donné cet ordre est remisé sous la
-coupole du Sénat ; son successeur, que je verrai
-sans doute avant trois jours, est le plus galant
-homme du monde, et je suis sûr de m'entendre
-avec lui.&nbsp;»</p>
-
-<p>Les nominations parurent au <i>Moniteur</i> le jeudi 25
-et arrivèrent à Grenoble le vendredi. M. Sébert
-était nommé président de chambre à la cour de
-Bordeaux, pas un mot sur le sort de M. de Mondreville.
-Mainfroi partit pour Paris le soir même, et
-courut s'inscrire chez le copain, qui était au conseil.
-Dans la journée du samedi, il reçut un billet très-cordial
-qui l'invitait à déjeuner le lendemain au ministère.</p>
-
-<p>L'homme d'État l'accueillit à bras ouverts et
-s'excusa de lui rendre un déjeûner d'auberge en
-échange du bon dîner de Fleuron. Aux premiers
-mots de remercîments, il interrompit son convive
-et lui dit : «&nbsp;Vous ne me devez rien ; c'est mon vieil
-ami Mondreville qui a tout fait. Il a même retardé
-votre nomination pour vous laisser le temps de
-plaider la grande affaire. On dit que vous avez été
-admirable ; <i>l'Impartial</i> et le <i>Courrier</i> célèbrent
-votre éloquence ; bravo! J'ai fait v&oelig;u d'écrémer
-l'ordre des avocats au profit de mes parquets.
-Sébert était insuffisant, je l'ai envoyé s'asseoir. Il
-est cause que l'arrêt n'est pas rendu, et que le
-public et les plaideurs sont encore dans l'anxiété.</p>
-
-<p>&mdash; Le pauvre homme était d'autant plus embarrassé
-qu'il avait reçu l'ordre de prendre parti dans
-l'affaire. J'aime à croire, monsieur, que vous n'entendez
-pas me faire hériter de cette obligation?</p>
-
-<p>&mdash; Je n'ai rien à vous dire, je ne sais rien, je ne
-veux pas connaître du procès Vaulignon, ni d'aucun
-autre. L'intervention du pouvoir exécutif dans les
-affaires civiles est un abus contre lequel je réagirai
-de toutes mes forces. Ne prenez conseil que de
-vous-même, ne suivez que les impulsions de votre
-conscience, ne faites que le bien, et soyez sûr <i lang="la" xml:lang="la">a
-priori</i> que je suis d'accord avec vous.</p>
-
-<p>&mdash; Ce n'est pas tout d'avoir raison, il faut encore
-y mettre les formes, et si je montais au parquet mercredi
-prochain pour appuyer ma plaidoirie de mercredi
-dernier, on trouverait assurément que j'abuse.</p>
-
-<p>&mdash; L'affaire revient donc mercredi? Eh bien! pour
-vous mettre à votre aise, je vais tâcher qu'on fixe à
-mercredi votre audience de serment. Il faudra, bon
-gré, mal gré, que la cour s'arrange sans vous, et
-vous trouverez l'arrêt rendu en revenant à Grenoble.&nbsp;»</p>
-
-<p>Mainfroi ne demandait rien de plus. Au dessert, il
-risqua une allusion délicate à ce titre de comte dont
-on l'avait gratifié sans son aveu. Selon lui, M. le premier
-avait poussé la bienveillance un peu trop loin
-dans cette affaire. «&nbsp;Ne vous en prenez qu'à moi seul,
-dit le ministre. Mondreville m'a fourni les renseignements,
-mais sur mon initiative. Notre devoir n'est
-pas seulement d'empêcher l'usurpation des titres par
-nos jeunes ambitieux en robe ; je ne dois pas tolérer
-qu'un homme de votre naissance commette par modestie
-une usurpation de roture. Si le respect de la
-justice est ébranlé par la fausse noblesse, son prestige
-est doublé par la vraie. Habituez-vous donc à signer
-le nom de vos aïeux tout au long ; cela vous paraîtra
-d'abord compliqué, mais cette nouveauté ne
-déplaira pas à M<sup>me</sup> la comtesse Mainfroi de Gartières.
-Vous voyez que je suis au courant.&nbsp;»</p>
-
-<p>Jacques bondit sur sa chaise. «&nbsp;Ah! monsieur, s'écria-t-il,
-je vous jure qu'on vous a mal informé.</p>
-
-<p>&mdash; Tant pis! Vous êtes d'une race qu'il ne faut pas
-laisser éteindre, et le mariage qu'on annonçait publiquement
-à Grenoble me semblait fort bien assorti.</p>
-
-<p>&mdash; Il est certain que la personne dont on vous a
-parlé mérite tout le respect et tout l'attachement
-d'un homme ; il est vrai que je l'ai recherchée avant
-son mariage et que je ne me suis pas vu devancé
-par un autre sans éprouver quelque regret ; mais depuis
-qu'elle a bien voulu m'appeler à son secours,
-pas un mot, pas un signe ne m'a donné lieu de penser
-qu'elle m'honorât de la moindre préférence. Et
-d'ailleurs, fût-il vrai qu'elle m'aime autant que je
-l'estime, il n'en résulterait qu'un éternel chagrin
-pour elle et pour moi, car je ne puis l'épouser sans
-encourir le mépris du monde et le mien.</p>
-
-<p>&mdash; M'est avis qu'en ce moment le ministère public
-pousse les choses au noir. Je vous assure, monsieur,
-que mes amis, qui sont un peu les vôtres, envisagent
-cette union d'un fort bon &oelig;il et ne la trouvent en rien
-méprisable.</p>
-
-<p>&mdash; C'est qu'ils ne sont pas à ma place, monsieur,
-et vous m'accorderez, sans doute, que je suis le meilleur
-juge de mon honneur. Lorsque M<sup>me</sup> de Montbriand
-(j'ose la nommer) m'a prié de défendre son
-appel, la cause était plus que perdue. La pauvre
-femme se trouvait exactement dans la position de ces
-plaideurs désespérés qui se livrent pieds et poings
-liés à un petit maquignon d'affaires. On lui dit : «&nbsp;Sauvez
-ma fortune, et je vous en abandonne la moitié!&nbsp;»
-Ma cliente est venue à moi par un autre chemin ;
-elle m'a dit : «&nbsp;Sauvez-moi, et je promets de ne
-vous rien donner en échange.&nbsp;» Si maintenant je
-demandais ou j'acceptais sa main, qui ne va pas sans
-sa fortune, quelle différence y aurait-il entre le
-comte Mainfroi de Gartières et les petits avocats véreux?</p>
-
-<p>&mdash; Il y en aurait une immense, à mon avis ; mais j'avoue
-que les envieux ne manqueraient pas de gloser.
-Nous sommes loin du bon vieux temps où le moindre
-chevalier qui avait sauvé la princesse l'épousait sans
-scrupule aux applaudissements des peuples. J'ai encore
-vu l'époque où le premier médecin venu, ni riche,
-ni beau, ni très-jeune, arrachait une malade à
-la mort et la conduisait à l'autel sans trop scandaliser
-les gens. On disait dans le public : «&nbsp;Tant mieux
-pour lui, et sa femme n'est pas à plaindre ; mieux
-vaut encore épouser son médecin que de mourir.&nbsp;»
-Aujourd'hui, pour quelques malheureuses pièces de
-cent sous que vous aurez rendues à une jeune et jolie
-femme qui vous aime et que vous aimez, la délicatesse
-vous interdit de faire son bonheur et le vôtre.
-Ah! le monde a des raffinements d'honneur, de susceptibilités
-maladives que j'admire, d'autant plus que
-nous savons, vous et moi, si les voleurs, les mendiants
-et les mouchards y forment une imposante
-minorité&hellip; Mais je n'insiste pas, n'écoutez que vos
-sentiments, et, si la conscience vous défend d'épouser
-une ancienne cliente enrichie par vous, mariez-vous
-à la Magistrature!</p>
-
-<p>&mdash; Ainsi ferai-je,&nbsp;» répondit Mainfroi.</p>
-
-<p>Son absence ne dépassa point le terme convenu ;
-toutefois, il s'ennuya fort au pays des plaisirs faciles.
-En dépit du préjugé qui veut que les journées de
-Paris soient particulièrement courtes, il eut beaucoup
-de mal à tuer le temps, surtout aux heures qu'il
-avait coutume de perdre chez M<sup>me</sup> de Montbriand.
-Un silence se faisait en lui ; il se sentait dés&oelig;uvré,
-inutile, incapable ; et s'il essayait de se secouer, le
-cerveau restait silencieux comme un grelot vide. Il
-monta en wagon le vendredi soir, plus joyeux qu'un
-lycéen qui part en vacances. Aussitôt débarqué et
-baigné, il courut chez M. de Mondreville sous prétexte
-de lui porter les amitiés du ministre, mais surtout
-pour apprendre une nouvelle que ni Fleuron ni Dominique
-n'avaient su lui donner.</p>
-
-<p>Le premier président lui parla de tout, excepté de
-l'arrêt, et la visite commençait à traîner en longueur,
-lorsque Mainfroi, prenant son grand courage,
-demanda d'un air détaché ce qui s'était passé la veille
-à l'audience.</p>
-
-<p>«&nbsp;Mais peu de chose, répondit le vieillard. Nous
-avons confirmé deux jugements, je crois. Verdon
-contre Minguy et Lefranc contre Bonnard.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien! et Vaulignon?</p>
-
-<p>&mdash; Nous vous avons attendu.</p>
-
-<p>&mdash; Là!&hellip; mais pourquoi? Dans quel intérêt? Mon
-bon monsieur de Mondreville, je vous le demande au
-nom du ciel : avait-on besoin de moi pour rendre un
-arrêt qui est peut-être ici tout rédigé sur le coin de
-votre bureau?</p>
-
-<p>&mdash; En effet, j'ai tracé une légère esquisse, et je ne
-crains pas de vous dire entre nous que vos conclusions
-seront adjugées. La cause, en droit, n'a jamais
-été qu'à moitié bonne ; il n'était pas en votre pouvoir
-de la rendre excellente. Je ne sais ce qu'on pensera
-de nous en cassation, mais n'importe : vous avez
-enlevé la cour et le public, et la cause, bonne ou
-mauvaise, est gagnée. Vous avez procédé par voie
-sentimentale ; la pitié, l'indignation, le mépris ont
-plus de part à la victoire que le raisonnement ; bref,
-s'il faut vous dire toute ma pensée, c'est un succès
-d'assises que vous remportez là. Or le parquet, vous
-le savez, se pique de réagir contre ces entraînements
-de la faiblesse humaine. Nos avocats généraux, nos
-substituts eux-mêmes, sont d'avis que la cour s'est
-laissé attendrir comme un simple jury. S'ils n'étaient
-retenus par de hautes convenances, j'en connais au
-moins deux qui discuteraient sévèrement votre plaidoirie ;
-mais le moyen, je vous le demande, maintenant
-que vous planez sur eux? Devant la résistance
-des uns et l'abstention systématique des autres, je
-me suis arrêté à un parti qui ne compromettra personne.
-Après tout, il n'est pas indispensable que le
-parquet ait des lumières à lui dans chaque affaire
-civile ; sept fois sur dix, ces messieurs s'en remettent
-à la sagesse de la cour ou du tribunal. Vous pourriez
-donc, si je ne me trompe, occuper le siége du ministère
-public ; vous diriez qu'un avis du garde des
-sceaux, antérieur à votre nomination, invite le procureur
-général à conclure en personne dans cette
-affaire ; mais que, pour des raisons faciles à comprendre,
-vous vous en rapportez au sentiment de la
-cour. Qu'en pensez-vous?</p>
-
-<p>&mdash; Je pense, répondit Mainfroi, que la cause me
-semblait absolument bonne, et je me demande si la
-force de mes raisons a pu s'éventer en huit jours
-comme le vin d'une bouteille débouchée.</p>
-
-<p>&mdash; Pas d'exagération, mon enfant! Après tout,
-vous gagnez.</p>
-
-<p>&mdash; J'entends bien ; mais si le gain de la cause suffit
-à l'avocat, ce n'est peut-être pas assez pour un procureur
-général et pour&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Et pour un Mainfroi? Bien, mon fils! Ce sentiment
-vous fait honneur, mais ne vous mettez pas en
-peine. Les questions de forme, quelque importantes
-qu'elles soient, sont et seront toujours secondaires.
-Le premier devoir du magistrat est de faire justice,
-c'est-à-dire de protéger les honnêtes gens contre les
-coquins. Les époux Vaulignon sont de vilains personnages,
-malgré tout le soin qu'ils ont pris de se
-mettre en règle avec la loi ; M<sup>me</sup> de Montbriand est
-une femme de bien qui réclame son patrimoine et
-que nous ne devons pas réduire à la misère, quelque
-imprudence qu'elle ait mise à se dessaisir. Voici la
-minute en question ; je ne crois pas violer le secret
-des délibérations en la communiquant au premier
-magistrat du parquet. Les <i>attendu</i> vous paraîtront
-assez concluants, je m'en flatte, et l'arrêt suffisamment
-motivé.&nbsp;»</p>
-
-<p>L'exposé des motifs et l'arrêt emplissaient quatre
-pages de petit texte ; Mainfroi n'en fit qu'une bouchée,
-puis il remercia M. de Mondreville, et prit congé de
-lui en dissimulant comme il put le trouble et l'oppression
-qui lui restaient de sa lecture.</p>
-
-<p>«&nbsp;Ce pauvre premier, pensait-il, est le meilleur et le
-plus digne des hommes, mais ses facultés baissent :
-voilà un arrêt motivé en dépit du sens commun.&nbsp;»</p>
-
-<p>Dans cette affligeante pensée, il s'en alla, comme
-à son ordinaire, chez M<sup>me</sup> de Montbriand. Marguerite
-l'attendait ; elle le reçut avec une expansion
-de bonheur qui la rendait tout à fait belle ; mais
-il resta rêveur, inquiet et morose, moins heureux
-d'être là que désireux de se retrouver seul avec l'idée
-qui l'absorbait. Rentré chez lui, il s'escrima toute la
-soirée et toute la nuit à défaire et à refaire les malheureux
-<i>attendu</i> de M. de Mondreville, sans pouvoir
-se contenter lui-même. Le labeur et l'anxiété de cette
-longue veille au lendemain d'un voyage le mirent sur
-les dents ; il avait une fièvre de fatigue, de doute et
-de dépit.</p>
-
-<p>«&nbsp;Est-ce donc moi qui suis en décadence? disait-il,
-ou faut-il croire que la rédaction d'un arrêt comporte
-un talent qui me manque? C'est une littérature de
-précision, j'en conviens, tandis que l'éloquence judiciaire
-se borne à présenter artistement des à peu
-près&hellip; Mais la cause était bonne, morbleu! quand
-je l'ai plaidée, et maintenant qu'elle est gagnée, il
-me semble à moi-même qu'elle ne vaut plus rien.
-Pourquoi? Sans doute parce que je ne suis plus avocat,
-et qu'ayant changé de point de vue j'envisage
-une autre face des mêmes objets. Il n'y a pourtant
-pas deux justices, pas plus qu'il n'y a deux morales
-ou deux vérités. Travaillons! travaillons encore, et
-battons le caillou jusqu'à ce que l'étincelle jaillisse!&nbsp;»</p>
-
-<p>Il débitait son monologue en marchant à grandes
-enjambées d'un bout à l'autre de l'appartement, et
-cette promenade fébrile le ramenait toutes les cinq
-minutes à la salle de réception où les Mainfroi du
-vieux temps formaient la haie sur son passage. Ces
-portraits n'étaient pas tous des &oelig;uvres de maîtres :
-à part un Philippe de Champaigne, un Rigaud et un
-Largillière, la galerie n'avait d'autre mérite que l'authenticité ;
-mais tous les visages, sans exception,
-étaient empreints d'une noblesse et d'une sérénité
-grandioses. Le calme imposant des ancêtres contrastait
-sévèrement avec l'agitation maladive de leur héritier.
-Jacques voyait les regards austères de ces
-grands magistrats s'abaisser avec compassion sur sa
-personne nerveuse et frémissante.</p>
-
-<p>«&nbsp;Eh bien! quoi? leur dit-il ; que me reprochez-vous?
-Je suis un fils dégénéré peut-être? Non! je suis
-un peu jeune, voilà tout. Je ne suis encore qu'un
-homme, et je commence à comprendre aujourd'hui
-que, pour disposer de la vie, de la fortune et de l'honneur
-d'autrui, pour devenir un vrai magistrat, il faut
-s'élever au-dessus de l'homme. Vous avez tous monté
-cet échelon invisible ; moi, je m'y heurte au premier
-pas, et je me fais mal. Qui sait si vous n'avez pas
-éprouvé le même accident à mon âge? Vos fronts
-n'ont pas toujours été si impassibles ni vos regards
-si majestueux. Attendez, et comptez sur moi!&nbsp;»</p>
-
-<p>Il ramassa tous les papiers qu'il avait noircis depuis
-la veille, et courut chez le premier président.
-Ses traits étaient si visiblement altérés que le vieillard
-lui demanda s'il était malade.</p>
-
-<p>«&nbsp;Je suis bien pis que malade, répondit-il ; depuis
-tantôt vingt-quatre heures, j'ai l'esprit à l'envers.
-Vous m'avez dit hier que la cause n'était qu'à moitié
-bonne, et vous savez si j'ai protesté. Maintenant,
-cher monsieur, je vous supplie de me prouver
-qu'elle est à moitié bonne, car plus je l'examine,
-plus elle me paraît mauvaise, et moins l'arrêt qui
-adjuge les conclusions de M<sup>me</sup> de Montbriand me
-semble motivé. Vous dites : «&nbsp;Attendu qu'il est inadmissible
-que la veuve de Montbriand se soit dépossédée
-de la presque totalité de ses biens autrement
-qu'à titre de prêt, et se soit volontairement
-réduite à la misère ;&nbsp;» cette assertion que j'ai plaidée,
-est contredite par tous les faits de la cause.
-Non, M<sup>me</sup> de Montbriand n'a pas prêté sa fortune à
-son père, elle la lui a donnée ; elle a refusé non-seulement
-toute garantie, mais jusqu'aux simples reçus ;
-elle n'a accepté que des actions de grâces en échange
-d'un don pur et simple. Elle comptait si peu sur un
-remboursement ultérieur qu'elle a même caché au
-marquis une notable partie de ses sacrifices, payant
-les huissiers de la main à la main et leur recommandant
-le silence. On dit qu'elle ignorait le testament
-qui l'exclut de l'héritage paternel et donne Vaulignon
-à son frère : j'en conviens ; mais l'eût-elle
-connu, elle n'aurait pas moins accompli son sacrifice.
-Il appert de tous ses actes que la noble créature
-n'avait qu'un but, et que ce but était d'assurer le
-repos du marquis, d'empêcher que ce propriétaire
-monomane n'attentât à sa propre vie, comme il
-l'avait annoncé, le jour où l'hypothèque judiciaire
-frapperait son cher domaine. Vous dites : «&nbsp;Attendu
-que le marquis, vivant avec sa fille dans les termes
-les plus affectueux et légitimement indigné de l'ingratitude
-de son fils, ne pouvait accepter une libéralité
-dont l'effet facile à prévoir, au moins pour
-lui, devait être de réduire celle-là à la mendicité
-en laissant celui-ci dans l'opulence.&nbsp;» Erreur!
-monsieur le président. Je vous accorde que le vieillard
-ne haïssait point sa fille ; grâce à Dieu, il n'était
-pas encore dénaturé à ce point. Nous dirons même
-qu'il l'aimait, si vous voulez, mais il l'aimait comme
-on aime les filles dans la famille Vaulignon et dans
-beaucoup d'autres de notre caste. On se ferait un
-crime de les envoyer mendier leur pain ; on trouve
-juste et naturel de les emprisonner dans un couvent
-pour la vie. Tel est le sort que le marquis a rêvé
-de tout temps pour sa fille, et je jurerais qu'en exploitant
-la facile bonté de Marguerite, en ruinant
-cette infortunée au profit du château et des bois de
-Vaulignon, il parodiait le mot de M<sup>me</sup> de Pompadour
-et disait : «&nbsp;Après moi, le couvent!&nbsp;» La conduite
-de son fils l'indignait, je l'avoue, et certes il y avait
-de quoi ; mais comptez-vous pour rien la manie du
-propriétaire et l'insurmontable orgueil du nom? Ce
-fils ingrat, indigne, détestable et même détesté par
-boutades était un Vaulignon, et le seul de sa génération.
-Lui seul pouvait perpétuer cette union du
-nom et de la terre, que le vieillard avait tant à c&oelig;ur
-dans son orgueil de gentilhomme et de propriétaire
-foncier. Et tenez, monsieur le président, lorsque je
-reste à ce point de vue et que j'examine le second
-testament du marquis, cette pièce dont j'ai tiré parti
-la semaine dernière se dresse victorieusement contre
-nous. D'abord ce n'est qu'un projet, ou mieux l'ébauche
-d'un projet, jetée <i lang="la" xml:lang="la">ab irato</i>, dans un mouvement
-de dépit, sur un lambeau de registre, au verso
-d'une feuille où je lis : «&nbsp;Chiens d'ordre, Ravageot,
-Fido, Mazaniello, Ravaud, Ronflot, Castillo, etc.&nbsp;»
-Ce brouillon, jeté au hasard, exprime-t-il la volonté
-de l'homme ferme et résolu qui vint la nuit, par un
-froid rigoureux, déposer chez Foucou son testament
-en forme authentique? «&nbsp;Moi soussigné,&nbsp;» dit-il. Il a
-donc l'intention de signer. Or, il ne signe pas, et
-pourquoi? Parce qu'au moment d'aliéner le domaine
-qu'il adore, au moment de donner Vaulignon à une
-fille très-méritante et très-digne, mais qui ne porte
-et ne peut pas porter son nom, le c&oelig;ur lui manque,
-la plume lui tombe des mains. Ce mot interrompu
-résume tout le procès, monsieur le président. Il nous
-montre la faiblesse, l'égoïsme et l'ingratitude du
-père, et l'imprudence désormais irréparable de la
-fille. M<sup>me</sup> de Montbriand a donné, donné tout son
-bien, sans condition, à un homme qui n'avait pas
-mérité et qui n'a pas reconnu ce sacrifice. Elle
-a dilapidé noblement, héroïquement sa dot et son
-douaire. Que vient-elle réclamer aujourd'hui? Sa légitime?
-Elle l'a reçue en mariage. Une créance? On
-n'est pas créancier lorsqu'on est donateur!&nbsp;»</p>
-
-<p>M. de Mondreville avait écouté cette tirade avec
-une stupéfaction croissante. Quand l'orateur s'arrêta
-pour reprendre haleine, il lui dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Eh! mon enfant, où courez-vous? Vous voilà
-maintenant plus royaliste que le roi. O jeunesse!
-D'un extrême à l'autre, en un seul bond! L'arrêt
-n'est pas aussi mal fondé que vous dites ; si je l'ai
-rédigé sans enthousiasme, je ne suis cependant pas
-homme à le déchirer sans discussion. Rappelez-vous
-mon premier mot quand vous m'avez parlé de
-cette affaire : litige épineux, vous ai-je dit. En effet,
-le pour et le contre me semblaient presque également
-soutenables, et je voyais la cour à peu près
-partagée, sauf une légère tendance à confirmer le
-jugement. Vous vous êtes jeté tout entier dans la
-balance, à corps perdu, et je sais que depuis huit
-jours, grâce à vous, la majorité est déplacée. Vous
-n'avez pourtant pas convaincu tout le monde, et
-cette opinion qui vient d'éclore dans votre esprit a
-toujours conservé des adhérents. S'ils ne sont pas
-en nombre, tant mieux pour vous, car enfin vous
-n'êtes pas devenu subitement l'ennemi de cette belle
-cliente. Laissez-nous faire, pratiquez la maxime des
-plus illustres sages de l'antiquité : contiens-toi et
-abstiens-toi!</p>
-
-<p>&mdash; Ai-je le droit de m'abstenir? S'il est vrai, comme
-vous le croyez, que ma parole ait fait pencher la balance,
-je suis la cause déterminante de l'arrêt ; la
-vraie responsabilité retombe sur ma tête, et c'est
-sous de tels auspices, monsieur, que je ferais mon
-pas dans la magistrature!</p>
-
-<p>&mdash; Mais quand on vous dit que l'affaire a deux
-faces!</p>
-
-<p>&mdash; Et si je n'en vois plus qu'une! Et si, juste au
-moment où la cause m'apparaît sous son mauvais
-côté, je suis appelé à me prononcer publiquement,
-non plus en mon nom personnel, mais au nom de la
-société, au nom de la loi et des principes de l'éternelle
-justice?</p>
-
-<p>&mdash; Parlez-vous sérieusement? Seriez-vous homme
-à vous élever contre vous-même et à ruiner l'effet
-de votre plaidoirie?</p>
-
-<p>&mdash; Pourquoi pas? Les entraînements de l'avocat
-passionné sont excusables ; la complicité, même tacite,
-du magistrat serait criminelle.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! les grands mots!</p>
-
-<p>&mdash; Cherchez dessous, mon bon et vénérable ami ;
-vous trouverez un grand courage et un grand sacrifice.</p>
-
-<p>&mdash; Tu n'es qu'un grand enfant, mais il faut que je
-t'embrasse. Si ton pauvre père était encore de ce
-monde, il serait fier de toi.&nbsp;»</p>
-
-
-<h3>VI</h3>
-
-<p>Ni ce jour-là, ni le lendemain, Jacques ne se présenta
-chez Marguerite. Il se calfeutra dans son cabinet,
-travailla dix-huit heures sur vingt-quatre, et
-reprit le dossier d'un bout à l'autre sans pouvoir retrouver
-cette belle conviction qui avait inspiré sa
-plaidoirie. Tout au contraire : plus il creusait, plus
-il s'affermissait dans la négative.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> de Montbriand lui écrivit le premier soir un
-billet où le badinage mondain cachait mal une secrète
-inquiétude. Elle l'avait trouvé froid et gêné la
-veille ; or, il arrivait de Paris, il venait de côtoyer un
-monde où elle comptait des amis chauds et des ennemis
-dangereux ; l'esprit de M<sup>me</sup> Augusta de Vaulignon
-était fertile en calomnies ; il se pouvait qu'on
-eût noirci le dévouement si désintéressé du pauvre
-M. de Cayolles ; bref, la pauvre femme craignait tout,
-hors son véritable danger. Il répondit sur un ton amical
-et triste, alléguant un travail qui n'avait rien d'attrayant.
-Le lendemain, Polyxénie apporta une lettre
-longue et pressante ; on s'étonnait qu'il pût avoir des
-occupations si tyranniques ; les femmes ne croient
-pas au travail ; de toutes les excuses, c'est la seule
-qu'elles n'aient admis dans aucun temps. On lui rappelait
-qu'avant la grande bataille, au plus fort des
-armements, dans le coup de feu de son éloquence,
-il trouvait tous les jours quelques minutes à perdre
-en compagnie de sa cousine. «&nbsp;La désertion d'hier
-et d'aujourd'hui est d'autant plus impardonnable,
-disait-elle, que bien certainement vous ne travaillez
-pas pour moi.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il écrivit :</p>
-
-<blockquote>
-<p>«&nbsp;Hélas! non, ma belle, chère et touchante cousine,
-je ne travaille pas pour vous. Non, non! Dieu
-seul peut prévoir aujourd'hui le jugement que vous
-porterez sur ma douloureuse élucubration. Quoi
-qu'il arrive, ne me détestez pas : c'est la seule grâce
-que j'implore dans le présent et dans l'avenir.</p>
-
-<p class="ind">«&nbsp;A vos pieds,</p>
-
-<p class="sign">«&nbsp;<span class="sc">Jacques Mainfroi</span>.&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Quelque peu soulagé par cette demi-confidence,
-où Marguerite ne comprit rien, il se replongea
-dans l'étude et travailla encore le jour suivant sans
-égard à la loi du repos dominical. M<sup>me</sup> de Montbriand,
-piquée au vif, ne le dérangea plus.</p>
-
-<p>Le lundi matin, vers neuf heures, il reçut la visite
-du premier avocat général, M. Boutan. La porte
-étant toujours condamnée, M. Boutan avait forcé la
-consigne. C'était un homme d'âge et d'expérience,
-mais d'une verdeur extrême, et réputé pour sa franchise
-autant que pour son savoir. Il venait en son nom
-personnel, mais à l'instigation de M. de Mondreville,
-qui lui avait annoncé le revirement de Mainfroi.
-Avec un tact parfait, il aborda l'affaire en homme
-qui s'incline devant son supérieur actuel sans oublier
-qu'un mois plus tôt il s'intéressait encore à ce
-jeune avocat. «&nbsp;Monsieur, dit-il, le bruit court au
-palais que l'affaire Vaulignon vous est apparue sous
-un nouveau jour.</p>
-
-<p>&mdash; En effet, monsieur, répondit Jacques.</p>
-
-<p>&mdash; Permettez-moi de m'en féliciter au nom de
-tout votre parquet, qui a partagé vos sentiments en
-mille occasions, et qui est heureux de se retrouver
-d'accord avec vous après une divergence passagère.</p>
-
-<p>&mdash; Pensez-vous que le parquet soit unanime sur
-cet appel?</p>
-
-<p>&mdash; Je suis en mesure de l'affirmer. La sympathie,
-l'équité même a beau parler en faveur de M<sup>me</sup> de
-Montbriand, le droit n'est pas pour elle, et tous, sans
-exception, si nous avions la parole, nous supplierions
-la cour d'oublier l'admirable plaidoirie qui l'a
-émue, et de confirmer simplement la sentence des
-premiers juges.</p>
-
-<p>&mdash; Cela étant, monsieur, je m'étonne que toute
-la magistrature debout se soit abstenue quand mon
-éloignement lui faisait si beau jeu.</p>
-
-<p>&mdash; Votre absence n'était pas officiellement annoncée.
-L'eût-elle été, nous aurions craint d'encourir
-le reproche de discourtoisie et de quasi-trahison.
-Ajoutez qu'on ne se résigne point de gaieté de
-c&oelig;ur à jeter dans l'indigence une personne intéressante,
-loyale, chevaleresque jusqu'à la folie, puisque
-non-seulement elle s'est ruinée par amour filial, mais
-encore qu'elle a refusé, par délicatesse, une transaction
-qui lui laissait trente mille francs de rente.</p>
-
-<p>&mdash; A quelle époque, s'il vous plaît?</p>
-
-<p>&mdash; Le matin même de l'audience, une heure avant
-votre plaidoirie.</p>
-
-<p>&mdash; Impossible! De qui tenez-vous cette histoire?</p>
-
-<p>&mdash; Des deux avoués, de Béraud et de Picardat.</p>
-
-<p>&mdash; Et pourquoi n'en ai-je rien su?</p>
-
-<p>&mdash; Je l'ignore.</p>
-
-<p>&mdash; Par quels motifs a-t-elle pu, la malheureuse
-femme, repousser un arrangement si honorable et
-si avantageux!</p>
-
-<p>&mdash; Elle a dit que, sa cause étant remise entre vos
-mains, elle ne pouvait plus transiger sans vous faire
-injure.</p>
-
-<p>&mdash; Elle pouvait au moins me demander avis ; mais
-n'importe. Quelles sont vos intentions, monsieur?
-car je suppose que vous avez quelque combinaison à
-me proposer.</p>
-
-<p>&mdash; La plus naturelle de toutes. Je vous demande la
-permission d'occuper le siége du ministère public
-et de conclure, avec tous les égards qui vous sont
-dus, mais avec toute la fermeté que je dois aux principes,
-contre l'appel de M<sup>me</sup> de Montbriand.&nbsp;»</p>
-
-<p>Mainfroi se recueillit un moment, s'arma de tout
-son courage et répondit : «&nbsp;Décidément, monsieur,
-j'aime mieux me fustiger moi-même. L'autorité du
-procureur général restera plus intacte, et l'exemple
-sera plus grand.&nbsp;»</p>
-
-<p>Et comme M. Boutan objectait que la chose était
-sans précédents, il répliqua : «&nbsp;Tous les actes un
-peu mémorables se sont produits sans précédents,
-et c'est à cette circonstance qu'ils ont dû de rester
-dans la mémoire des hommes. Je vous autorise à
-publier cette nouvelle : si j'ai changé de point de
-vue, je ne changerai pas de résolution.&nbsp;»</p>
-
-<p>Là-dessus, il se remit à l'ouvrage ; mais au milieu
-de la journée il se rappela tout à coup un devoir
-plus urgent. Il ne voulait pas que M<sup>me</sup> de Montbriand
-apprît par la rumeur publique la volte-face de son
-ancien défenseur : il devait à sa cliente et à lui-même
-de l'informer directement, de lui porter à
-domicile ses explications et ses excuses, dût-elle les
-prendre mal. La démarche était non-seulement embarrassante,
-mais hasardeuse. Mainfroi s'attendait
-aux violences d'un caractère indompté ; cependant,
-ce n'était pas là ce qui l'inquiétait le plus : il craignait
-que la colère ne mît à nu quelque côté moins
-noble de cette âme. Dans le monde moral, comme
-dans le monde physique, les ouragans sont d'admirables
-et terribles révélateurs, qui découvrent tantôt
-des filons d'or, tantôt des fleuves de boue.</p>
-
-<p>«&nbsp;Madame est chez elle?&nbsp;»</p>
-
-<p>La chambrière répondit rudement : «&nbsp;Si elle y est?
-je crois bien! Il ne manquerait plus que ça qu'elle fût
-sortie, quand monsieur nous fait l'honneur et la grâce
-d'une visite. On se tient à vos ordres, et quand par
-hasard le temps dure trop, on se divertit à pleurer.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il n'avait pas franchi le seuil du petit salon que
-Marguerite lisait la gêne et la tristesse sur son
-visage. Elle courut à lui, lui appuya deux doigts
-sur la bouche et lui dit d'un ton suppliant : «&nbsp;Ne
-parlez pas, je vous le demande en grâce. J'ai des
-pressentiments infaillibles, mon pauvre ami. Je
-m'attendais à vous voir aujourd'hui ; je sens, à n'en
-pas douter, que nous nous retrouvons pour la dernière
-fois. Vous venez m'apporter une mauvaise
-nouvelle, me chercher une querelle d'Allemand,
-que sais-je? Je ne veux rien entendre de tout cela.
-Quoi qu'on ait pu dire, inventer, machiner contre
-moi, taisez-vous ; cachez-moi toutes ces infamies,
-je ne me défendrai pas. Grâce à Dieu, je n'ai point
-d'amour pour vous ; je n'en aurai jamais pour personne ;
-je quitterai bientôt Grenoble, j'irai cacher
-ma vie à Vaulignon ; vous n'entendrez plus parler
-de moi. Restons donc comme nous sommes, amis,
-vieux et tendres amis ; ne gâtons pas le souvenir de
-tant d'heures charmantes. Séparons-nous comme il
-convient à deux âmes de condition dont l'une sera
-toujours la très-fidèle vassale de l'autre. Vous êtes
-le bienfaiteur et je suis l'obligée ; ne me défendez
-pas d'aimer ma reconnaissance et de la choyer
-toute la vie au plus profond de mon c&oelig;ur!</p>
-
-<p>&mdash; O femmes! répondit tristement Mainfroi, toutes
-les mêmes! Infaillibles dans l'erreur et douées d'une
-perspicacité admirable pour voir le contraire du
-vrai! Il s'agit bien de services et de reconnaissance!
-Votre procès est perdu, et c'est moi qui vous le
-ferai perdre mercredi prochain, sans remise, en
-prouvant que vous avez tort. Voilà l'objet de mon
-travail et la cause unique de ma tristesse. Quant au
-reste, je vous jure que personne ne vous a calomniée
-devant moi, que je ne l'aurais pas souffert, et
-que tout l'univers, à commencer par moi, vous
-honore comme la plus admirable et la plus sainte
-des créatures, entendez-vous?</p>
-
-<p>&mdash; Pourquoi donc mon procès est-il perdu?</p>
-
-<p>&mdash; Parce que vous devez le perdre en droit.</p>
-
-<p>&mdash; Et qui est-ce qui a fait cette belle découverte?</p>
-
-<p>&mdash; Moi et beaucoup d'autres.</p>
-
-<p>&mdash; Quels autres? Des femmes, n'est-ce pas? Une,
-au moins? Oh! la piteuse et vilaine nouvelle! Je
-ne vous accuse pas, monsieur Mainfroi ; ce n'est
-pas vous qui avez conçu ce projet misérable. Vous
-êtes, sans le savoir, l'instrument de leur intrigue.
-On commence par séduire un honnête homme, et
-dès qu'on tient son c&oelig;ur on a prise sur sa raison.
-Cette Bavaroise est hideuse&hellip; ce n'est pas elle, c'est
-donc quelqu'un des siens&hellip; avouez!</p>
-
-<p>&mdash; Mais je n'avoue rien du tout! Mon c&oelig;ur est
-aussi libre que le vôtre, et je proteste qu'il n'a pas
-même eu le mérite de la résistance! Votre cause
-me paraissait bonne il y a quinze jours ; je l'ai
-plaidée avec conviction et je l'ai presque gagnée.
-Je reviens de Paris, je l'étudie sur nouveaux frais,
-je m'aperçois que nous nous sommes trompés, et je
-me mets en mesure de réparer mon erreur, quoi
-qu'il m'en coûte.</p>
-
-<p>&mdash; En vérité? cela vous coûte tant? Eh! monsieur,
-si vous étiez seulement mon ami, vous n'examineriez
-pas si ma cause est plus ou moins juste.
-C'est le premier principe de l'amitié, cela, donner
-raison à ceux qu'on aime, quand même ils auraient
-mille torts! J'ai raison, vous me l'avez dit et prouvé,
-vous m'avez répondu de tout, vous m'avez mis le
-c&oelig;ur en joie et l'imagination en campagne. Tout à
-coup le vent tourne, et, non content de me laisser
-sans défense, voici que vous armez contre moi?</p>
-
-<p>&mdash; C'est mon devoir de magistrat.</p>
-
-<p>&mdash; Une arme à deux tranchants, votre magistrature!
-Elle vous défendait naguère de m'appuyer,
-elle vous commande maintenant de me porter bas.
-Un magistrat, répéter aujourd'hui ce qu'il a dit
-hier, se donner raison à lui-même! jamais! les convenances
-s'y opposent ; mais s'il lui prend fantaisie
-de se déjuger, de se contredire, de briser ses
-idoles, de réduire au désespoir ceux qu'il avait
-enivrés d'espérance, c'est une originalité qui n'a
-rien d'inconvenant et que certains badauds applaudiront
-peut-être! Je veux vous applaudir aussi,
-monsieur Mainfroi. On ne me refusera pas une stalle
-au théâtre lorsque je paye les frais de la comédie.
-Je verrai de quel front vous abjurez vos principes
-et reniez vos amis. Peut-être aussi saurai-je reconnaître
-à son air de triomphe celle qui, depuis quatre
-jours, se glorifie de votre conversion. Malheur à
-elle!</p>
-
-<p>&mdash; Malheur à nous tous, madame, si vous persistez
-à voir ce qui n'est pas, à méconnaître l'évidence
-et à vous gendarmer contre des fantômes!
-Que peut-on dire à qui ne veut rien entendre?
-Quelles preuves fournir à qui ferme obstinément les
-yeux? Me croirez-vous, si je vous dis que vos intérêts
-me sont plus chers que les miens, que votre
-liberté, votre repos et votre bonheur sont le principal
-objet de ma vie, que je vous aime enfin malgré
-vous, malgré moi, malgré le mot décourageant dont
-vous m'avez écrasé tout à l'heure!&nbsp;»</p>
-
-<p>La vicomtesse de Montbriand se leva, prit un air
-de superbe dédain et répondit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Monsieur Mainfroi, il me reste peu de temps à
-vivre de la vie de ce monde, puisqu'à la fin de la
-semaine, grâce à vous, je rentrerai sans doute au
-couvent. Je désire employer ces derniers jours à
-ma guise et ne voir que des visages absolument
-agréables, s'il vous plaît.&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle accompagna ce congé d'une ample révérence
-et passa dans sa chambre, laissant Mainfroi maître
-du terrain, mais éconduit.</p>
-
-<p>Il hésita un moment, et quoiqu'il entendît à travers
-la porte comme un bruit de sanglots étouffés,
-il prit son chapeau et se retira.</p>
-
-<p>«&nbsp;Tout va mal, pensait-il ; mais ce n'est pas l'instant
-de ramer sur le fleuve de Tendre. Il s'agit de
-combattre l'appel de cette pauvre femme aussi victorieusement
-que je l'ai défendu, après quoi nous
-nous occuperons d'elle.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le soin qu'il mit à préparer ses conclusions était
-fort inutile, un seul mot de sa bouche suffisait.
-M<sup>me</sup> de Montbriand, condamnée par son propre
-avocat, ne pouvait plus trouver grâce devant un
-seul conseiller de la cour. S'il expédia sommairement
-son discours d'installation pour donner plus
-de temps et de travail à la grande affaire, ce fut
-surtout à l'intention du public. Il comptait sur un
-auditoire prévenu, pour ne pas dire hostile ; l'événement
-justifia sa crainte et la dépassa même un
-peu.</p>
-
-<p>Dès les premiers mots, il fut interrompu par un
-murmure sourd qui s'éleva peu à peu jusqu'au
-tumulte. Les cris et les sifflets lui ôtaient décidément
-la parole, si M. de Mondreville n'eût imposé
-silence aux tapageurs en déclarant qu'il ferait évacuer
-la salle au premier signe d'improbation.</p>
-
-<p>Cinq minutes plus tard, tandis que Mainfroi, pâle
-et crispé, mais résolu, poursuivait énergiquement
-son exorde, une tempête d'applaudissements ébranla
-le palais. La foule se consolait de ne pouvoir huer
-le magistrat en acclamant l'entrée de sa victime.
-M<sup>me</sup> de Montbriand, en grand deuil, précédée et suivie
-de quelques fanatiques, s'avança le front haut,
-l'&oelig;il brillant, jusqu'au siége que ses amis lui avaient
-secrètement réservé. Tous les assistants se levèrent,
-les uns pour la mieux voir, les autres pour lui rendre
-hommage. Elle salua ce peuple avec la majesté d'une
-reine et apaisa d'un geste charmant ses fidèles vassaux
-de Vaulignon. L'audience fut interrompue ; le
-président lança du haut de son fauteuil une remontrance
-plus sévère et un suprême avertissement,
-puis il rendit la parole à Mainfroi.</p>
-
-<p>Celui-ci, par une inspiration soudaine, changea
-son plan&hellip;</p>
-
-<p>«&nbsp;Messieurs, dit-il, le ministère public s'associe
-hautement à la sympathie, au respect, à la tendre
-pitié que le malheur d'une personne aussi vaillante
-que vertueuse éveille ici dans tous les c&oelig;urs.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il poursuivit quelque temps sur ce ton, exalta les
-mérites personnels de M<sup>me</sup> de Montbriand, et revint
-par un détour habile à la discussion du point de
-droit.</p>
-
-<p>«&nbsp;La loi est dure, dit-il, mais c'est la loi. Je suis
-ici pour la défendre, la cour pour l'appliquer,
-M<sup>me</sup> de Montbriand pour la subir, et vous tous pour
-la respecter. Que chacun fasse son devoir comme je
-fais le mien!&nbsp;»</p>
-
-<p>Un léger frémissement lui fit comprendre qu'il
-n'avait point parlé à des sourds. Le propre des
-Français est de vivre exclusivement dans l'heure
-présente. L'actualité les saisit si bien qu'elle leur
-ôte la mémoire du passé ; c'est ce qui les rend peu
-aptes à juger une vie ou un caractère dans son ensemble.
-Qu'un homme ait travaillé soixante ans à se
-rendre impopulaire, s'il trouve un joint, s'il saisit le
-bon moment pour dire ou faire la chose agréable
-aux masses, il deviendra plus sympathique en un
-jour que tous les bienfaiteurs de l'humanité : les
-journaux le portent aux nues, et la jeunesse des
-écoles lui décerne des couronnes. Le phénomène
-inverse se produit aussi vite et par des causes aussi
-futiles. Si la race de Clovis n'est plus sur le trône,
-elle est encore dans la rue ; nous aimons tous à brûler
-ce que nous avons adoré. La popularité française
-ressemble à ces immenses végétations sous-marines
-qui grandissent en peu de jours, mais qui n'ont pas
-de racines, et qui meurent, si leur caillou natal est
-seulement déplacé.</p>
-
-<p>Le discours de Mainfroi s'acheva au milieu d'une
-attention respectueuse et presque bienveillante. On
-vit bien qu'il ne passait pas à l'ennemi par caprice
-ou par séduction ; on comprit qu'il souffrait d'avoir
-à conclure contre M<sup>me</sup> de Montbriand ; son mépris
-pour Gérard de Vaulignon éclatait au grand jour,
-alors même qu'il ruinait Marguerite au profit de cet
-homme. Il termina par une courte allocution aux
-jeunes avocats qui l'entendaient :</p>
-
-<p>«&nbsp;Mettez à profit, leur dit-il, la douloureuse expérience
-d'autrui, et, avant de plaider une cause,
-demandez-vous comment vous la jugeriez, si Dieu,
-d'un jour à l'autre, vous infligeait la lourde responsabilité
-du magistrat.&nbsp;»</p>
-
-<p>La cour, adoptant les motifs des premiers juges,
-confirma le jugement qui condamnait M<sup>me</sup> de Montbriand
-à rapporter cent mille francs à la succession
-paternelle.</p>
-
-<p>Marguerite se dépouilla du peu qui lui restait. Le
-marquis Gérard de Vaulignon lui fit savoir que sa
-dot était payée au Sacré-C&oelig;ur de Grenoble et
-qu'elle y pouvait commencer son noviciat le jour
-même. Elle entra au couvent ; Gérard et sa famille
-commirent un régisseur au soin de leurs intérêts et
-s'en furent cacher leur gloire en Bavière. Mainfroi
-prit un congé de quinze jours et s'éclipsa ; le bruit
-courut qu'il était à Paris.</p>
-
-<p>Dès son retour, il fit venir l'ancien avoué de la
-recluse.</p>
-
-<p>«&nbsp;Maître Picardat, lui dit-il, nous avions mal jugé
-M. et M<sup>me</sup> de Vaulignon, qui sont les plus honnêtes
-gens et les meilleurs parents de la terre. S'ils ont
-paru s'acharner à ce triste procès, c'était par un
-bon sentiment, pour procurer l'entière exécution
-des volontés paternelles. Au fond du c&oelig;ur, ils estiment
-M<sup>me</sup> de Montbriand et ils seront heureux de la
-revoir, dans quelques années, lorsque le temps
-aura guéri leurs blessures réciproques. En attendant,
-ils reviennent d'eux-mêmes à cette transaction,
-vous savez? qui a échoué par ma faute. Connaissez-vous
-beaucoup de plaideurs assez grands
-pour transiger après la victoire? Voici la somme en
-bon papier ; vous la porterez aujourd'hui à M<sup>me</sup> de
-Montbriand. C'est M. de Vaulignon qui vous la fait
-parvenir ; que mon nom ne soit pas prononcé, je
-vous prie.&nbsp;»</p>
-
-<p>Resté seul, il employa presque toute la journée à
-des réformes d'économie privée, interrogeant Dominique,
-comptant avec Fleuron, supprimant telle dépense
-et réduisant telle autre, donnant ses ordres
-au maquignon qui devait vendre les chevaux neufs,
-et prenant toutes ses mesures pour conformer son
-train de maison au revenu d'un procureur général
-sans fortune.</p>
-
-<p>«&nbsp;Merci de moi! disait Fleuron ; tu deviens donc
-avare, mon enfant?</p>
-
-<p>&mdash; Je deviens vieux,&nbsp;» répondait-il en montrant
-ses dents blanches.</p>
-
-<p>Jamais il n'avait eu le c&oelig;ur si léger ; il commençait
-à comprendre cette gaieté des gueux, qui sera
-l'éternel étonnement des riches. En traversant le
-salon de ses ancêtres, il s'écria :</p>
-
-<p>«&nbsp;Eh bien! bonnes gens, que pensez-vous de moi?
-Votre héritage est à vau-l'eau et votre nom s'éteindra
-probablement avec ma vie, mais j'ai tenu la
-conduite d'un digne magistrat, pas vrai?&nbsp;»</p>
-
-<p>Le temps passait, la nuit tomba ; on vint lui annoncer
-que le dîner était servi. Il prit sa place accoutumée
-devant la vieille table aux jambes torses,
-et dîna d'un bel appétit sur la nappe de guipure, dans
-la porcelaine du Japon, en face du grand miroir de
-Venise qui reflétait sa bonne mine et son air de
-contentement. La cheminée flambait d'autant mieux
-que le temps était à la gelée ; le talon des passants
-sur le pavé de la rue rendait un bruit sec. L'antique
-horloge sonna sept heures ; les tambours de la garnison
-commencèrent à battre la retraite. Tout à
-coup une voiture s'arrêta devant la porte, et le marteau
-retentit. Un souvenir des temps lointains s'éveilla
-dans l'esprit de Mainfroi, et machinalement il
-tourna la tête vers la portière pour demander si
-l'ombre du marquis de Vaulignon n'était pas sous
-le vestibule.</p>
-
-<p>La portière s'écarta, et M<sup>me</sup> de Montbriand apparut,
-toujours fière, mais émue et frémissante.</p>
-
-<p>«&nbsp;Monsieur Mainfroi, dit-elle, je viens savoir si
-vous êtes tout à fait un honnête homme, ou si vous
-ne payez vos dettes qu'à moitié.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il balbutia :</p>
-
-<p>«&nbsp;Mais, madame,&hellip; expliquez-vous, de grâce!</p>
-
-<p>&mdash; Vous avez dit : «&nbsp;Je gage ma fortune et mon
-nom que vous rentrerez dans votre héritage.&nbsp;» Vous
-ne m'avez donné que votre fortune.</p>
-
-<p>&mdash; Qui vous fait croire?&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Personne ne vous a trahi ; je ne me suis pas
-même informée ; je connais la générosité de mon
-frère ; mais ma devise est : tout ou rien, et je vous
-somme de dire si vous m'abandonnez votre nom?&nbsp;»</p>
-
-<p>Il répondit étourdiment :</p>
-
-<p>«&nbsp;Pourquoi faire?</p>
-
-<p>&mdash; Pour le porter toute ma vie avec honneur, avec
-joie, avec amour, et pour le transmettre à nos enfants,
-s'il plaît à Dieu!</p>
-
-<p>&mdash; Marguerite!</p>
-
-<p>&mdash; Jacques!&nbsp;»</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch3">III<br />
-L'ALBUM DU RÉGIMENT</h2>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Une femme de quarante-cinq ans, grande, svelte
-et belle encore, arpentait la rue Saint-Dizier, à Nancy.
-Elle allait d'un tel pas que son guide, un garçon de
-l'hôtel d'Europe, s'essoufflait à la suivre. Le soleil
-d'août lui tombait droit sur la tête, et elle ne songeait
-pas même à ouvrir son ombrelle, qu'elle brandissait
-comme un javelot. C'était évidemment une bourgeoise
-des champs : le visage bronzé, la robe de soie trop
-forte et trop lourde pour la saison, le crêpe de Chine
-bariolé de broderies féeriques, le chapeau très-orné,
-mais en retard d'un an sur la mode, des bijoux richissimes,
-étonnés de se voir dehors en plein midi, tout
-trahissait une de ces honnêtes propriétaires qui ont
-appris le meilleur français sans oublier le patois
-natal.</p>
-
-<p>«&nbsp;Madame! madame Humblot! cria le domestique
-haletant. Une minute, s'il vous plaît, vous passez
-la porte.&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle se retourna tout d'une pièce, et cette héroïne
-qui marchait au pas de charge, devint en un moment
-plus hésitante et plus timide qu'un premier communiant.</p>
-
-<p>«&nbsp;Déjà, dit-elle ; mais où donc?</p>
-
-<p>&mdash; A la guérite, pardi! Quand vous voyez un voltigeur
-debout et un sapeur assis devant la même
-porte, vous n'avez pas besoin de demander s'il y a
-un colonel dans la maison. La sentinelle et le planton,
-madame Humblot, c'est l'enseignement de la
-boutique.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! vraiment? Je m'en souviendrai. C'est bien
-simple. Et comment m'avez-vous dit qu'il s'appelle?</p>
-
-<p>&mdash; M. Vautrin ; un bel homme, dans votre genre,
-madame Humblot, et un brave homme, qui donne
-un fier dîner tous les dimanches, et bal jusqu'à six
-heures du matin avec les glaces, le thé, le punch et
-le reste.</p>
-
-<p>&mdash; Bien, bien. Et sa femme&hellip; car il est marié,
-n'est-ce pas?</p>
-
-<p>&mdash; Formellement, ah mais! La dame du colonel?
-Une crème,&hellip; qui n'a rien inventé, sauf le respect
-qu'un chacun lui rend. Tant qu'à leur demoiselle&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; C'est bon. Seulement j'ai grand'peur que
-M<sup>me</sup> Vautrin ne soit sortie.</p>
-
-<p>&mdash; Je vais le demander à la <i>bonne d'enfant</i>.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le Lorrain familier et goguenard traversa la rue,
-échangea quelques mots avec le sapeur et revint dire
-à M<sup>me</sup> Humblot :</p>
-
-<p>«&nbsp;Cette petite friponne m'a juré sur sa barbe que
-tout le monde était à la maison. Ainsi, quand il vous
-plaira&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Mais à quoi donc pensais-je de venir si matin?
-Je les trouverai tous à table.</p>
-
-<p>&mdash; Ça non, foi d'homme! Il est trois quarts pour
-midi ; voilà quarante-cinq minutes que tout le militaire
-de France et d'Afrique a déjeuné.</p>
-
-<p>&mdash; Allons, tant mieux! soupira M<sup>me</sup> Humblot.&nbsp;»</p>
-
-<p>Au fond du c&oelig;ur elle était plus résignée que contente.
-Il fallait qu'elle parlât à la femme du colonel :
-pour arriver jusqu'à M<sup>me</sup> Vautrin, elle aurait franchi
-des montagnes, traversé des mers, couru sur des
-charbons ardents ; mais devant cette route unie et
-cette porte ouverte, son courage tombait à plat. Pour
-un rien, elle eût tourné casaque et regagné son
-hôtel. Le <i lang="it" xml:lang="it">cicerone</i> joufflu lui coupa la retraite en disant :</p>
-
-<p>«&nbsp;Eh bien! madame Humblot? Dieu me pardonne!
-j'ai l'air de vous mener chez le dentiste!&nbsp;»</p>
-
-<p>A ce mot, elle releva la tête, haussa les épaules, et
-donna tête baissée dans la porte cochère, entraînant
-le sapeur dans sa jupe à larges plis.</p>
-
-<p>L'homme à barbe la remit aux mains d'une cuisinière,
-qui la transmit à la femme de chambre, et en
-moins de quatre minutes M<sup>me</sup> Humblot tombait
-tout étourdie au milieu d'un salon assez imposant.</p>
-
-<p>A son entrée et à son nom, une grosse dame se
-leva en poussant un petit cri d'effroi, et une adolescente
-ébouriffée accourut d'un air martial. M<sup>me</sup> Vautrin
-était prodigieusement timide et sa fille ne l'était
-pas du tout. Ce fut l'enfant qui rassura les deux matrones,
-offrit un siége à M<sup>me</sup> Humblot, et la pria de
-développer à loisir les motifs de son «&nbsp;aimable visite.&nbsp;»</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Humblot sentit qu'il n'y avait plus à s'en dédire,
-et après quelques mots d'excuse elle exposa en bons
-termes qu'elle était veuve depuis de longues années,
-qu'elle avait une fille de dix-neuf ans, et qu'elle faisait
-valoir elle-même un patrimoine considérable à
-Marans, Charente-Inférieure. Un concours d'événements
-imprévus, pour ne pas dire singuliers, l'entraînait
-à marier sa chère Antoinette avec un officier de
-la garnison de Nancy. Ce jeune homme semblait fort
-bien à première vue ; mais on n'était pas suffisamment
-renseigné sur son caractère, ses habitudes et
-ses principes, et une mère invoquait l'antique franc-maçonnerie
-des mères pour obtenir de M<sup>me</sup> Vautrin,
-dans un moment si capital, la vérité décisive.</p>
-
-<p>Ce préambule honnête intéressa la femme du colonel
-et parut la mettre à son aise. M<sup>me</sup> Vautrin répondit
-qu'elle était bien sensible à l'honneur qu'on
-lui faisait, et promit de s'éclairer en conscience.
-Malheureusement elle ne connaissait tous ces messieurs
-que par l'échange des politesses indispensables ;
-elle était à peine du monde, l'éducation de son
-petit diable et la sainte tapisserie remplissaient toutes
-ses journées, elle n'avait aucune liaison particulière
-avec les autres femmes de la garnison ; mais dès
-qu'un intérêt si grave entrait en jeu, elle se ferait
-un devoir de frapper à toutes les portes. D'ailleurs,
-si le jeune homme appartenait au régiment, M. Vautrin
-connaissait tout son monde à fond, comme
-César :</p>
-
-<p>«&nbsp;Un coup d'&oelig;il d'aigle, madame, et un c&oelig;ur de
-père.</p>
-
-<p>&mdash; Je ne sais pas, répondit M<sup>me</sup> Humblot, si ce
-monsieur a l'honneur de servir sous les ordres du
-colonel Vautrin.</p>
-
-<p>&mdash; Du moment qu'il est dans l'infanterie!&hellip; Il n'y
-a que notre régiment à Nancy&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Mais peut-être est-il cavalier. Nous ne l'avons
-pas vu en uniforme.</p>
-
-<p>&mdash; Vous m'étonnez. Son grade?</p>
-
-<p>&mdash; Capitaine, je pense, ou lieutenant pour le
-moins. Il ne s'est pas expliqué là-dessus.</p>
-
-<p>&mdash; C'est donc un original? Comment s'appelle-t-il,
-ma chère madame?</p>
-
-<p>&mdash; Hélas! je compte sur vous pour nous aider à
-savoir son nom.&nbsp;»</p>
-
-<p>A ce coup, M<sup>me</sup> Vautrin ouvrit des yeux énormes,
-et la jeune fille pouffa de rire. L'étrangère comprit
-que son bon sens était mis en doute ; aussi reprit-elle
-vivement :</p>
-
-<p>«&nbsp;Je vous expliquerai en peu de mots ce qui vous
-étonne, madame, et vous reconnaîtrez que, s'il y a
-quelque excentricité dans mon fait, le hasard ou la
-Providence en est plus responsable que moi ; mais
-cette charmante enfant est peut-être bien jeune pour
-subir le récit d'un mariage si&hellip; compliqué.&nbsp;»</p>
-
-<p>La rieuse se cabra fièrement et dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;J'ai quatorze ans passés, madame, et ma mère
-m'estime assez pour traiter devant moi les questions
-les plus graves. Désires-tu que je te laisse, maman?&nbsp;»</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Vautrin rougit comme ces gros nuages qui
-s'allument au soleil couchant. Elle balbutia :</p>
-
-<p>«&nbsp;Blanche, Blanchette, mon trésor, ne t'éloigne
-pas, mais occupe-toi. Ton piano&hellip; là-bas&hellip; Sois
-gentille.</p>
-
-<p>&mdash; Je ne le suis donc pas toujours?</p>
-
-<p>&mdash; Oh! si.&nbsp;»</p>
-
-<p>L'enfant gâtée se mit au piano, et attaqua résolument
-un exercice. Elle frappa d'abord avec tant de
-furie qu'on ne s'entendait plus dans le salon ; mais
-petit à petit elle se modéra si bien que sa musique
-ne fut qu'un accompagnement discret de la conversation.
-Si M<sup>lle</sup> Blanche ne suivit pas de bout en bout
-le récit de M<sup>me</sup> Humblot, du moins elle en saisit les
-points saillants, et elle en profita autant, sinon
-mieux, que sa bonne femme de mère.</p>
-
-<p>«&nbsp;Madame, dit la veuve Humblot, je ne crains
-plus de vous scandaliser en avouant que je suis l'esclave
-d'Antoinette. Les trois quarts et demi des
-mères sont comme nous par le temps qui court ;
-personne n'y peut rien, c'est comme qui dirait une
-épidémie de faiblesse. Nous avons été aimées, nous
-aussi, mais pas de cette façon. On me donnait le
-fouet quand je n'étais pas sage, à vous aussi peut-être,
-et nous mourrons l'une et l'autre sans l'avoir
-rendu à nos filles, qui ne sont pourtant pas plus
-sages que nous. Nos parents nous établissaient à
-leur convenance et non à notre fantaisie. Quelques-unes
-pleuraient, les plus fortes criaient au despotisme
-et parlaient de se jeter dans un couvent ; mais
-on finissait par céder et l'on ne s'en trouvait pas
-plus mal : il est de fait que les pères et mères se
-connaissent mieux en hommes qu'une jeunesse de
-vingt ans. Moi qui vous parle, j'ai cru mourir de
-désespoir parce qu'on me sacrifiait à un demi-paysan,
-un bonhomme tout rond ; je ne voulais que
-le maître clerc de l'étude Niquet, sa figure de papier
-mâché m'avait fanatisée. Bénis soient les braves parents
-qui m'ont mariée malgré mes larmes, car ce
-pauvre Humblot m'a rendue parfaitement heureuse,
-et le joli maître clerc rame à Toulon pour le restant
-de ses jours. Antoinette est une bonne petite fille,
-qui m'aime bien et qui pense tout haut avec moi.
-Je me suis appliquée à obtenir sa confiance, et je
-peux me vanter de l'avoir tout entière ; elle n'a d'idées
-que les miennes et ne voit que par mes yeux.
-Si quelque surprise du c&oelig;ur lui avait fait choisir un
-mauvais sujet, je n'aurais qu'un mot à lui dire ;
-mais enfin, supposez que ce jeune officier soit un
-brave garçon, et il en a tout l'air, de quel droit le
-refuserais-je à ma fille? Les partis qu'on nous a proposés
-à Marans, quoique fort acceptables, n'étaient
-pas de son goût. Elle les a tous éliminés par des
-objections sans réplique. Pouvais-je la contraindre
-et faire violence à ses penchants? Je me disais toujours :
-«&nbsp;Elle est jeune, nous avons du temps devant
-nous.&nbsp;» Le mois dernier, considérant que nous avions
-passé en revue tous les petits messieurs des environs,
-je me suis avisée qu'il n'y aurait pas de mal à
-voyager un peu. Les journaux nous parlaient du
-Rhin, de Bade, de Wiesbaden, etc., comme d'un
-rendez-vous européen très-propice à l'assortiment
-des mariages ; pourquoi pas? Justement ma pauvre
-enfant avait besoin de distractions ; depuis le printemps,
-je la voyais rêveuse. Il faut vous dire que
-notre vie est occupée, mais pourtant un peu monotone
-là-bas. Je confie le domaine au régisseur, qui
-est un brave homme, façonné de ma main, et nous
-voilà sur les chemins de fer. Nous traversons Paris
-sans débrider, la ville étant vide de monde, pleine
-de poussière et plus d'à moitié démolie, et nous
-nous dirigeons sur Bade en train direct. Tout marcha
-bien jusqu'à Commercy, mais c'était là probablement
-que le destin nous couchait en joue. Il ne
-restait qu'une place dans notre wagon, devant moi ;
-j'y avais mis nos couvertures et nos châles, et je
-comptais bien les y laisser jusqu'au bout. Au dernier
-moment, entre le coup de sonnette et le coup
-de sifflet, le terre-plein de la gare est envahi par
-une bande joyeuse : douze ou quinze officiers en
-uniforme, tant cavaliers que fantassins, faisaient
-escorte à un officier en habit bourgeois. Toute cette
-jeunesse menait grand bruit et parlait haut, comme
-au sortir de table. La portière de notre voiture s'ouvrit,
-je vis une embrassade générale et précipitée,
-j'entendis un ch&oelig;ur d'adieu mon cher, &mdash; adieu, mon
-bon, &mdash; adieu, mon vieux, &mdash; et un jeune homme de
-vingt-cinq à trente ans, beau comme le jour, tomba
-littéralement du ciel sur mes pauvres couvertures.</p>
-
-<p>Il s'excusa le plus gentiment du monde, et jeta
-son cigare avec horreur dès qu'il se vit en notre
-compagnie. C'était bien malgré lui qu'il venait combler
-l'étouffement d'un wagon où l'on ne respirait
-déjà pas trop à l'aise ; mais il était forcé de rallier
-son corps à tout prix, trop heureux si son escapade
-avait passé inaperçue. Du reste, il nous promit de
-chercher une autre place à Toul, et au pis aller le
-terme de son voyage était Nancy. Le pauvre enfant
-ne descendit pas à Toul, et pour cause : nous étions
-en conversation réglée, et croyez que personne n'avait
-pu se défendre contre le charme de son esprit.
-J'en suis encore à me demander si cette gaieté
-pétulante était puisée dans l'eau de la Meuse ; cependant
-il ne dit pas un seul mot où la critique la
-plus sévère pût trouver prise. Son langage est original
-et d'une couleur franchement militaire ; mais,
-s'il avait senti la caserne, il n'eût séduit ni ma fille
-ni moi. C'est véritablement un jeune homme accompli,
-beau sans fatuité, brave sans forfanterie, spirituel
-sans méchanceté, fou sans écart. Vous devez le
-reconnaître à ce portrait.</p>
-
-<p>&mdash; J'en reconnais plus d'un, chère madame ; mais
-nous trouverons celui qui vous tient au c&oelig;ur.</p>
-
-<p>&mdash; Moi, je le distinguerais entre mille. Dans le
-principe, il partageait ses attentions entre toutes ses
-compagnes de voyage, et nous étions quatre ; mais
-insensiblement il les concentra sur ma fille et sur
-moi, et Antoinette parut l'écouter avec une curiosité
-sympathique. Vous jureriez que le bon Dieu les a
-créés l'un pour l'autre, et peut-être cette idée leur
-est-elle venue en même temps qu'à moi. Il est de
-haute taille, elle est grande ; il est brun, elle est
-blonde ; ils ont un peu le même genre de beauté. Je
-me disais, chemin faisant, que, si l'amour tombe
-quelquefois sur deux c&oelig;urs, comme un coup de
-foudre, il serait bien maladroit de manquer cette
-occasion-là. Vous devinez que, moi aussi, j'étais
-ensorcelée, car une mère est toujours avare de son
-bien, et notre premier mouvement est de traiter en
-larron l'homme qui plaît à nos filles.</p>
-
-<p>Celui-là s'avançait tambour battant dans l'intimité
-d'Antoinette ; il galopait en pays conquis. Ma fille
-n'est pas seulement élevée dans les meilleurs principes,
-elle est timide par sa nature, par son éducation
-solitaire et par l'embarras de sa taille un peu plus
-haute que la moyenne. Croiriez-vous qu'elle se mit
-bientôt à bavarder avec ce jeune homme comme
-avec un ami de dix ans? Je ne la reconnaissais plus,
-et je m'ébaudissais de la voir miraculeusement
-dégourdie. Ce qu'ils disaient entre eux, les anges
-auraient pu l'entendre ; mais on sentait courir sous
-les paroles cette fourmilière de bonnes et jolies petites
-choses qui sont les malices de l'amour naissant.
-Ils furent bien surpris de se trouver à la gare de
-Nancy, preuve qu'ils n'avaient pas compté les kilomètres.
-L'officier prit congé de nous en honnête
-garçon, par quelques mots où il y avait de tout, du
-c&oelig;ur, de la bonhomie, de la discrétion. Je ne me
-rappelle pas le texte, mais cela voulait dire que le
-voyage est un drôle d'élément, où l'on s'accroche
-par mille atomes comme si l'on ne devait pas se
-quitter, et à la première station, bonsoir la compagnie!
-Chacun s'en va de son côté avec un petit souvenir
-en poche, et l'on ne se reverra jamais!</p>
-
-<p>Je fus d'avis qu'il avait bien raison, quand je repensai
-froidement à l'affaire ; car enfin, lorsqu'on
-n'a qu'une enfant, on rêve de la marier auprès de
-soi, et le plus brave, le plus charmant des officiers
-m'apparaissait comme le ravisseur d'Antoinette. Tout
-compte fait, j'aimais autant qu'elle oubliât cette rencontre,
-et je constatai avec plaisir qu'elle n'en parlait
-plus. Nous avions rendez-vous à Bade avec plusieurs
-familles de notre connaissance : on s'amusa
-beaucoup et l'on fit de belles parties. Les jeunes
-gens à la mode ne se faisaient pas prier pour en
-être : non-seulement ma fille est agréable de sa
-personne, mais on lui connaît soixante mille francs
-de rente en bonnes terres, et les écus sont le vrai
-miroir aux alouettes là-bas comme ici. Vous pouvez
-croire que les épouseurs n'ont pas manqué ; il en
-restait même pour moi, bonté divine! Bref, on nous
-fit toutes les honnêtetés imaginables, mais mademoiselle
-acceptait cela comme un dû et ne savait gré de
-rien à personne. Je lui tâtais le pouls de temps à autre ;
-je lui disais : «&nbsp;Que penses-tu de celui-ci? Comment
-trouves-tu celui-là?&nbsp;» Elle me répondait invariablement :
-«&nbsp;Ni bien, ni mal.&nbsp;» Pas d'hésitation, jamais
-la moindre apparence de trouble, une vraie cuirasse
-d'indifférence. Les choses allaient ainsi depuis un
-mois, lorsqu'un soir, ayant marché sur une épingle
-de filigrane qui valait bien trente sous, elle se mit à
-pleurer tant et tant que ses yeux avaient l'air de
-fondre. Une mère ne se trompe pas sur ces douleurs
-disproportionnées ; aux grands effets il faut de
-grandes causes. J'interroge, je prie, je pleure aussi,
-je fais ce que vous auriez fait à ma place, madame,
-car tous les c&oelig;urs de mères sont coulés dans le
-même moule, et enfin la pauvre chérie livre son
-secret. Moi, je n'y pensais plus, à ce jeune homme,
-et pendant trente jours Antoinette n'avait rêvé qu'à
-lui. L'amour avait poussé tout doucement, sans
-bruit, dans cette âme innocente, qui était un terrain
-admirablement préparé. Ah! maintenant on
-n'aura plus besoin de m'expliquer comment un petit
-grain peut devenir un grand arbre! L'enfant me déclara
-qu'elle aimait pour la vie, qu'elle avait rencontré
-son idéal, qu'elle n'épouserait jamais un autre
-homme, et que, si j'avais la barbarie de lui refuser
-son inconnu, je lui porterais le coup de la mort.
-Hélas! il n'en fallait pas tant pour me persuader.
-Ces êtres-là tiennent notre âme au bout d'un fil et
-la mènent où bon leur semble. J'ai fait toutes mes
-réflexions, madame, et je commence à croire que
-ma petite Antoinette a choisi pour le mieux. L'épaulette
-n'est qu'une passementerie aux yeux des badauds ;
-pour les parents qui savent raisonner, c'est
-une garantie. Elle indique un certain degré d'instruction
-solide, de bonne éducation, de courtoisie, de
-chevalerie, de courage, de désintéressement, et un
-absolu de loyauté, car on sait qu'un officier de demi-délicatesse
-ne serait pas souffert dans l'armée.
-Le terrible, c'est qu'ils traînent nos filles avec eux,
-de ville en ville ; mais, en y pensant bien, je me dis
-qu'ils ne peuvent les emmener à la guerre, que je
-reprendrais mes droits toutes les fois qu'il ferait
-campagne, qu'à tout le moins on me laisserait les
-enfants, car ces pauvres petits êtres ne sont pas des
-colis à promener partout. Qui sait d'ailleurs s'il ne
-donnera pas sa démission quand il aura de la famille?
-A tout événement, ma résolution est arrêtée ; ce
-jeune homme sera mon gendre, fût-il de la naissance
-la plus modeste et de la dernière pauvreté.
-Nous sommes riches pour lui et pour nous, et je n'ai
-jamais souhaité que ma fille devînt marquise ; c'est
-déjà une jolie noblesse que d'être la femme d'un
-officier. Reste à savoir si ce bel inconnu n'est pas
-coureur, ou joueur, ou buveur d'absinthe. Si le
-malheur voulait qu'il eût un seul de ces trois vices!&hellip;
-Non, je m'en tiens aux deux derniers ; c'est à la
-femme de fixer le c&oelig;ur de son mari. S'il jouait,
-dis-je, ou s'il avait la malheureuse habitude de boire,
-je romprais tout, au risque de désespérer Antoinette :
-j'aime mieux la tuer d'un coup que de la voir
-mourir à petit feu.&nbsp;»</p>
-
-<p>Sur cette péroraison, qui n'avait pas coulé sans
-quelques larmes, M<sup>lle</sup> Blanche Vautrin plaqua de
-formidables accords.</p>
-
-<p>La femme du colonel était un esprit paresseux
-doublé d'un c&oelig;ur tendre. L'effort qu'elle avait fait
-pour suivre le récit de M<sup>me</sup> Humblot et la sympathie
-qui s'était éveillée en elle remuaient violemment
-cette honnête masse de chair et la faisaient suer à
-grosses gouttes. Elle se recueillit un moment, épongea
-son visage et le dos de ses mains, et s'écria :</p>
-
-<p>«&nbsp;S'il était marié?</p>
-
-<p>&mdash; S'il est marié, ma fille est sauvée. Il y a un
-proverbe qui dit : «&nbsp;L'impossible arrange tout.&nbsp;»</p>
-
-<p>&mdash; Et si c'était un de ces fils de famille qui&hellip;
-que&hellip; dont les prétentions sont énormes? Nous en
-avons quelques-uns, de ceux-là.</p>
-
-<p>&mdash; Comme argent, je ne peux donner que ce que
-j'ai, c'est certain ; mais trouve-t-on beaucoup de dots
-comme la nôtre? Quant au nom, nous portons un
-nom d'honnêtes gens. Il n'y a jamais eu ni traîtres,
-ni pillards, ni conspirateurs, ni concussionnaires,
-ni favorites dans la famille Humblot : connaissez-vous
-dix maisons de première noblesse qui puissent
-en dire autant? Et qu'importe le nom de la fille, puisqu'il
-s'éclipse à tout jamais devant le nom du mari?</p>
-
-<p>&mdash; C'est parfaitement raisonné, madame ; il ne
-nous reste plus qu'à trouver le jeune homme en
-question. Puisque vous êtes sûre de le reconnaître au
-premier coup d'&oelig;il&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Oui! cent fois oui!</p>
-
-<p>&mdash; La recherche ne sera ni longue ni difficile. La
-garnison de Nancy se compose de notre régiment,
-de deux escadrons de cavalerie, de quelques officiers
-de cavalerie et du génie, et du grand quartier
-général. Comme je vous l'ai dit, je connais peu les
-officiers de M. Vautrin ; mais ma fille les a tous réunis
-dans un album de photographie. Nous allons commencer
-notre enquête par là. Si votre gendre n'est
-pas chez nous, nous ferons une croix sur le régiment
-et nous verrons ailleurs. Il est fâcheux que ce
-monsieur n'ait pas été en permission régulière le
-jour où vous l'avez rencontré : rien qu'avec la date
-du voyage, nous mettrions la main sur lui : mais
-c'est une question de temps.</p>
-
-<p>&mdash; Nous avons le moyen d'attendre. Je croyais, et
-ma fille aussi, que Nancy était une petite ville. Voilà
-trois jours que nous y sommes ; nous avons parcouru
-les rues, les promenades, les environs ; nous avons
-écouté la musique à la Pépinière et dévisagé les
-jeunes officiers, qui nous le rendaient bien, mais
-tout cela, chère madame, en pure perte. C'est ce
-matin qu'une inspiration du ciel m'a poussée vers
-vous. Merci de votre aimable accueil et de vos
-bonnes promesses! Que Dieu rende à votre chère enfant
-le bonheur que vous allez donner à la mienne!</p>
-
-<p>Les deux bonnes femmes s'embrassèrent en larmoyant,
-et M<sup>me</sup> Vautrin dit à sa fille :</p>
-
-<p>«&nbsp;Blanchette!&hellip; mon cher baby!&hellip; mon amour!&hellip;
-Eh! Blanchette!&nbsp;»</p>
-
-<p>Plus la mère élevait la voix, plus la chère petite
-Blanche frappait fort. Vous auriez dit que son piano
-avait commis un crime et qu'elle l'assommait sur
-place. Lorsqu'elle daigna prêter l'oreille, M<sup>me</sup> Vautrin
-poursuivit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Pardonne-moi de te déranger, ma chérie, et va
-nous chercher, s'il te plaît, l'album du régiment.</p>
-
-<p>&mdash; Mon album?</p>
-
-<p>&mdash; Oui, ton album du régiment.</p>
-
-<p>&mdash; J'y vole.&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle sortit en traînant les pieds, s'arrêta devant
-une glace et se tira la langue à elle-même. Sa
-chambre était au bout d'une enfilade assez longue ;
-à peine entrée, elle poussa le verrou, prit un album
-de chagrin rouge à filets d'ivoire, l'ouvrit par le
-milieu, et chercha les lieutenants du 2<sup>e</sup> bataillon.
-Un, deux, trois, quatre, cinq. Au-dessous du portrait,
-on lisait Astier (Paul), en belle écriture de sergent-major.
-«&nbsp;C'est lui! dit-elle en faisant la grimace, cela
-ne peut être que lui!&nbsp;» Elle fit glisser la photographie
-hors de son cadre, la déchira menu et mit les
-morceaux dans sa poche ; puis elle réfléchit que ce
-vide pourrait prêter au commentaire. Elle détacha
-donc le cadre lui-même, qui formait une page montée
-sur onglet. Lorsqu'elle en eut caché les débris,
-son petit visage chiffonné s'illumina d'une joie satanique,
-et elle murmura entre ses dents :</p>
-
-<p>«&nbsp;Maintenant, je me suis vengée d'un insolent : je
-suis femme!&nbsp;»</p>
-
-<p>Et elle courut porter l'album aux deux mamans.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Vautrin la baisa au front et lui dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Tu peux rester avec nous, ma gentille, nous
-n'avons plus de secrets à conter.&nbsp;»</p>
-
-<p>Si le c&oelig;ur de M<sup>me</sup> Humblot battait violemment,
-on l'imagine. Elle ne regarda que par politesse le
-colonel et les gros bonnets du régiment ; mais lorsque
-les capitaines commencèrent à défiler, elle ouvrit
-l'&oelig;il. Ce ne fut pas sans un certain orgueil qu'elle
-trouva ces messieurs moins beaux, moins grands,
-moins sveltes, moins distingués que son gendre futur.
-Le régiment ne manquait pourtant pas de jolis
-garçons ni de beaux hommes ; mais le précieux
-inconnu était toujours mieux fait que celui-ci et plus
-élégant que celui-là.</p>
-
-<p>Blanchette ricanait en écoutant ces commentaires
-et disait à la veuve Humblot :</p>
-
-<p>«&nbsp;Si ces messieurs vous entendaient, madame, ils
-chercheraient querelle au prince qui les éclipse
-tous.&nbsp;»</p>
-
-<p>Lorsqu'on fut aux dernières pages de l'album, la
-gamine devint plus mauvaise et plus harcelante que
-jamais.</p>
-
-<p>«&nbsp;Nous n'en avons plus que quatre, disait-elle.
-L'espérance est au fond de la boîte. Tout vient à
-point à qui sait attendre. J'ai dans l'idée que voici
-le héros du roman!&hellip; Quoi! vous ne voulez pas du
-lieutenant Bouleau? C'est pourtant un rude guerrier.
-Fils de ses &oelig;uvres, vingt-sept ans de service,
-dix-huit campagnes, la médaille militaire et la croix!
-Tout le monde n'a pas la croix. Voyez donc la jolie
-balafre entre les sourcils!</p>
-
-<p>&mdash; C'en est fait! dit M<sup>me</sup> Humblot. Il n'est pas du
-régiment, et je suis la plus malheureuse des mères!&nbsp;»</p>
-
-<p>La femme du colonel répondit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Pourquoi donc? S'il n'est pas du régiment, cela
-prouve qu'il est dans la cavalerie, ou dans l'artillerie,
-ou dans le génie, ou dans l'état-major du maréchal.
-Etes-vous bien pressée d'en avoir le c&oelig;ur
-net?</p>
-
-<p>&mdash; Ah! dame, oui. Pensez donc! il y a un pauvre
-ange qui compte les minutes à l'hôtel.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien! je prends mon châle et mon chapeau.
-Blanchette gardera la maison et elle sera sage.&nbsp;»</p>
-
-<p>Quand les deux mères furent dehors, M<sup>lle</sup> Blanche
-Vautrin croisa ses deux grands bras maigres comme
-une héroïne de drame, et se promena de long en
-large dans le salon paternel.</p>
-
-<p>Le théâtre représentait une grande salle meublée
-vers la fin du dix-huitième siècle et passablement
-flétrie par les hommes du dix-neuvième. Depuis
-cinquante ou soixante ans, les colonels de la garnison
-de Nancy s'étaient transmis de main en main
-cette tenture de soie à médaillons décolorés et les
-rideaux assortis. Plusieurs générations de guerriers
-s'étaient carrées dans les fauteuils ; quelques
-milliers de verres, vides de punch ou de sirop,
-avaient dessiné des ronds sur le marbre de la cheminée
-et sur deux vastes consoles d'un style riche,
-noble et lourd. Le militaire a cet ennui de retrouver
-dans tous ses gîtes la trace de cent autres militaires.
-Les quelques meubles qu'il transporte avec
-lui se noient fatalement dans la banalité du fonds.
-M<sup>me</sup> Vautrin était femme d'intérieur ; comme telle,
-elle brodait à la tâche des tapisseries dont Pénélope
-eût été jalouse, mais ses poufs, ses écrans, ses divans,
-ses ouvrages de longue haleine, étaient perdus
-dans le vieux mobilier banal, comme l'opposition
-pensante dans une majorité sans caractère et
-sans couleur.</p>
-
-<p>Au milieu du décor tel que vous le voyez, Blanche,
-Blanchette, se démenait comme une petite
-panthère en cage. Elle était laide sans avoir rien de
-laid : on trouve également des créatures qui semblent
-belles, quoique leurs traits, pris un à un,
-soient à peine passables. Cette jeune fille portait à
-l'exagération, si j'ose le dire, les caractères physiques
-et moraux de l'âge ingrat. Ses jambes et ses
-bras étaient modelés dans le même style que les baguettes
-de tambour ; elle avait de longs pieds, assez
-bien faits, et des mains interminables ; elle se tenait
-mal, et son teint rappelait l'Afrique aux Africains
-du régiment. Le nez, les yeux, le front s'adaptaient
-à la diable et n'allaient pas ensemble, quoique le
-nez fût droit, le front bien modelé et les yeux d'une
-couleur et d'un dessin corrects. Tout cela ne manquait
-peut-être que d'harmonie, mais l'harmonie
-est tout dans la femme. Le passant qui la rencontrait
-à la promenade ne gardait que l'idée d'un livide
-gamin.</p>
-
-<p>Il n'y a pas une bambine de dix ans qui ne se soit
-dit en admirant une belle personne : voilà comme je
-voudrais être, ou même : voilà comme je serai, quand
-je serai grande ; mais la nature, cette mère implacable,
-prend plaisir à déjouer de telles ambitions. Elle
-relève d'un coup de pouce brutal un pauvre petit nez
-qui comptait être grec ; elle fend jusqu'aux oreilles
-une bouche innocente qui ne demandait pas à grandir ;
-des cheveux de couleur indécise, qui promettaient
-de tourner au blond doré, noircissent un beau
-jour, ou se décolorent en filasse. On ne peut rien
-contre cela, mais on enrage de bon c&oelig;ur, et quelquefois
-on devient méchante. Blanche Vautrin n'avait
-pas besoin de beauté pour attirer les hommages
-ou conquérir un mari. La fille d'un colonel ne
-manque pas de flatteurs, et il y a toujours des maris
-pour une laide bien dotée ; mais n'importe : elle se
-dépitait à casser les miroirs ; elle aurait voulu être
-jolie pour elle-même.</p>
-
-<p>Presque tous les officiers de son père la traitaient
-en jeune fille et lui rendaient les mêmes hommages
-que si elle eût été Vénus en personne. Elle recevait
-mal les fadeurs, et répondait neuf fois sur dix par
-des boutades ; mais malheur à celui qui ne la prenait
-pas au sérieux! Elle n'entendait point qu'on la
-traitât en fillette ; elle voulait être quelqu'un et faire
-respecter sa petite personne. Ce jeune esprit chagrin
-avait des subtilités despotiques qui semblaient
-renouvelées de Caligula. Son plaisir favori, dans le
-salon maternel, était de pêcher les flatteries comme
-à la ligne. Les pauvres officiers qui la servaient à
-souhait étaient cotés plats courtisans ; ceux qui refusaient
-le tribut étaient notés comme rebelles.</p>
-
-<p>Le plus exécré des rebelles s'appelait Paul Astier.
-C'était un beau, brave et honnête garçon qui ne devait
-rien qu'à lui-même. Lorsqu'on est le septième
-fils d'un garde forestier des Ardennes, vous pensez
-bien qu'on porte son patrimoine au bout des bras.
-L'enfant n'était ni sot ni fainéant ; il suivit l'école du
-village voisin, s'y distingua bientôt et entra comme
-externe boursier au collége de la ville. Il faisait
-deux lieues et demie tous les matins et autant tous
-les soirs, avec ses livres dans une main, ses souliers
-dans l'autre, et un morceau de pain noir en poche.
-A dix-huit ans, il s'engagea, partit pour la Crimée
-et fit toute la campagne sans attraper un rhume de
-cerveau. Une mine éclata sous lui à l'attaque de
-Malakof ; il retomba sur ses pieds en riant comme
-un fou. Lorsqu'il revint, en 1856, il avait trois citations
-et l'épaulette. En 1859, au début de la guerre
-d'Italie, son régiment n'était pas désigné pour faire
-campagne, mais il obtint de permuter avec un sous-lieutenant
-maladif, et c'est ainsi qu'il passa sous
-les ordres du colonel Vautrin. Il retrouva dans la
-compagnie un camarade de son âge et de son pays
-qu'il avait connu dès l'enfance et tutoyé de tout
-temps. Ce soldat, nommé Bodin, s'attacha aussitôt
-à lui comme ordonnance et le servit avec une véritable
-amitié : il ne savait ni lire ni écrire, mais il
-aurait su se faire tuer pour le supérieur qui le traitait
-en camarade. La campagne de 1859 fut écourtée,
-comme chacun sait, toutefois Astier trouva le temps
-d'y gagner un grade, et le fidèle Bodin, qui avait
-pris le quart d'un drapeau, rapporta la médaille militaire.
-La paix signée, le régiment fut dirigé sur
-Nancy ; c'est là que Paul Astier fit connaissance
-avec la femme et la fille de son colonel.</p>
-
-<p>D'entrée de jeu, Blanchette lui déplut ; et comme
-il n'était diplomate ni peu ni prou, il n'eut garde de
-se mettre en frais de galanterie pour elle. La petite
-fut d'autant plus choquée de sa froideur qu'elle le
-trouvait plus agréable à voir que le commun des
-hommes. Elle fit violence à son attention et l'agaça
-tant qu'elle put, mais maladroitement : la coquetterie
-est un art qui ne s'acquiert pas sans étude.
-Plus elle le piquait, plus il s'accoutumait à la regarder
-comme un taon, un moustique ou toute autre
-mouche importune. Le jeune homme avait trop de
-sang dans les veines pour tenir, une heure durant,
-les écheveaux d'un petit laideron. Lorsque Blanche
-l'appelait à haute voix devant cinquante personnes
-sans avoir rien à lui dire, il ne répondait pas toujours
-patiemment à ses questions saugrenues. Plus
-elle se sentait sotte avec lui, plus elle revenait à la
-charge, comme un joueur qui lutte contre la veine
-sans se dissimuler qu'il y perdra son dernier sou.
-L'affaire, étant mal engagée, alla tout naturellement
-de mal en pis ; les taquineries s'aggravèrent.</p>
-
-<p>Un jour Blanche avait dit au lieutenant :</p>
-
-<blockquote>
-<p>«&nbsp;Monsieur Astier, ces messieurs prétendent que
-vous dessinez gentiment ; envoyez-moi donc quelques
-images!&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Astier s'en fut tout droit chez le papetier à la
-mode et rapporta plusieurs douzaines de niaiseries
-enluminées.</p>
-
-<blockquote>
-<p>«&nbsp;La plaisanterie est bien de mauvais goût, dit-elle.</p>
-
-<p>&mdash; Mademoiselle, j'ai choisi celles qu'on donne
-dans les couvents aux petites filles bien sages. Si
-vous ne vous en trouvez pas digne, je pourrai les
-rendre au marchand.&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Une autre fois elle l'attaqua ainsi devant plus de
-quinze témoins :</p>
-
-<p>«&nbsp;Monsieur Astier, quand vous étiez soldat,&hellip; car
-vous avez porté le sac, n'est-il pas vrai?</p>
-
-<p>&mdash; Comment donc! je l'ai même porté très-loin.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien! quand vous étiez un simple troubadour,
-couchant à la chambrée et mangeant à la
-gamelle, dans quel monde alliez-vous, s'il vous plaît!</p>
-
-<p>&mdash; Dans le monde des bonnes gens, mademoiselle ;
-mais vous avez trop d'esprit pour comprendre
-jamais ça.&nbsp;»</p>
-
-<p>Lorsqu'elle croyait tenir un fait à la charge de
-son ennemi, elle en faisait l'objet d'une interpellation
-publique :</p>
-
-<p>«&nbsp;Monsieur Astier, avez-vous encore vos parents?</p>
-
-<p>&mdash; Grâce à Dieu, oui, mademoiselle.</p>
-
-<p>&mdash; Et que fait monsieur votre père?</p>
-
-<p>&mdash; Il garde les fagots du gouvernement.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! Ah! Et M<sup>me</sup> Astier, votre mère?</p>
-
-<p>&mdash; Elle fait la soupe au père Astier.</p>
-
-<p>&mdash; Mais c'est patriarcal! Dites donc, ces honnêtes
-forestiers seront joliment fiers de vous quand vous
-aurez la croix!</p>
-
-<p>&mdash; Ils n'ont pas attendu si longtemps, mademoiselle.&nbsp;»</p>
-
-<p>Les paroles de ces dialogues sont peu de chose
-sans la musique. Il aurait fallu voir les adversaires
-en présence, entendre la voix grêle et traînante de
-M<sup>lle</sup> Vautrin, le timbre mâle du lieutenant et son ton
-bref. L'avantage ne restait pas souvent à Blanchette,
-et, comme il n'y a rien de plus cruel que la faiblesse,
-elle en vint aux dernières atrocités.</p>
-
-<p>«&nbsp;Monsieur Astier, est-ce que vous avez fait des
-campagnes?</p>
-
-<p>&mdash; Autant qu'il y en a eu de mon temps, mademoiselle.</p>
-
-<p>&mdash; Et sous quels cieux avez-vous guerroyé, je
-vous prie?</p>
-
-<p>&mdash; En Crimée, en Afrique, en Italie.</p>
-
-<p>&mdash; Mais avez-vous rencontré des ennemis sur
-votre route?</p>
-
-<p>&mdash; Quelques-uns.</p>
-
-<p>&mdash; Qu'est-ce qu'ils vous ont fait, ces méchants-là?</p>
-
-<p>&mdash; Ils ont fait mon avancement.</p>
-
-<p>&mdash; Ils ne vous ont jamais blessé?</p>
-
-<p>&mdash; Ni tué, non. Pardonnez-leur : ils ne savaient
-pas ce qu'ils faisaient.</p>
-
-<p>&mdash; Comment s'y prend-on, à la guerre, pour éviter
-les mauvais coups?</p>
-
-<p>&mdash; C'est bien simple, on est heureux.</p>
-
-<p>&mdash; Ou prudent.</p>
-
-<p>&mdash; Je suis sensible à cet éloge, mademoiselle, car
-monsieur votre père me l'avait toujours refusé.</p>
-
-<p>&mdash; Il me semble qu'on devrait se faire blesser par
-simple coquetterie. Un officier intact me fait l'effet
-d'un être inachevé.</p>
-
-<p>&mdash; A la première occasion, mademoiselle, je me
-mettrai en mesure de vous envoyer un de mes
-bras ou une de mes jambes.</p>
-
-<p>&mdash; Des jambes et des bras? que voulez-vous que
-j'en fasse? j'en ai.</p>
-
-<p>&mdash; Oh! si peu.&nbsp;»</p>
-
-<p>Les moindres allusions à sa maigreur la mettaient
-hors d'elle. Sur ce chapitre et sur celui du teint, elle
-était d'une susceptibilité farouche. Aussi prit-elle en
-haine l'ordonnance de Paul Astier, le fidèle Bodin,
-qui avait mis en circulation un mot populaire.</p>
-
-<p>Bodin taquinait souvent le sapeur Schumacker,
-qui avait pour ainsi dire allaité M<sup>lle</sup> Vautrin :</p>
-
-<p>«&nbsp;Dites donc voir un peu, l'ancien ; quand ils ont
-baptisé votre petite, ils ne savaient approximativement
-pas de quelle couleur elle se proposait d'être.
-M<sup>lle</sup> Blanche, elle n'est pas blanche du tout.</p>
-
-<p>&mdash; Ça, c'est <i>frai</i>.</p>
-
-<p>&mdash; Comment, c'est frais?</p>
-
-<p>&mdash; Non! <i>Che tis</i> : c'est <i>frai</i>, <i>Planche</i> est <i>prune</i>.</p>
-
-<p>&mdash; Planche et prune! Ah! joli. C'est toi qui l'as
-nommée, vieillard à tous crins, et le nom lui restera!
-Planche et prune! Mais que c'est un coup de
-pinceau qui vous la peinturlure en deux temps depuis
-la guêtre jusqu'au plumet! Planche et prune!
-J'en ferai confidence à tout le régiment ; merci, mon
-vieux!&nbsp;»</p>
-
-
-<h3>II</h3>
-
-<p>La haine a des intuitions qui tiennent du miracle.
-Dès que M<sup>me</sup> Humblot s'était mise à raconter son
-aventure, Blanche Vautrin avait pensé au lieutenant
-Astier. Elle ne savait pourtant pas qu'il eût fait le
-mois précédent une fugue de vingt-quatre heures ;
-elle n'avait jamais entendu dire qu'il fût lié particulièrement
-avec les officiers de Commercy. Par quelle
-contradiction reconnut-elle aussitôt dans un portrait
-tout en rose un homme que depuis deux ans elle
-voyait tout en noir? L'esprit avait pensé si vite, la
-main avait agi si lestement, que son petit mauvais
-coup s'était fait pour ainsi dire tout seul, et qu'elle-même
-en fut surprise.</p>
-
-<p>L'ivresse du premier moment fit place à la réflexion,
-quand les deux mères furent sorties. Elle se
-demanda ce qui arriverait si ces dames, en mettant
-le pied dans la rue, se rencontraient face à face avec
-Astier. Reconnaissance, attendrissement, stupéfaction ;
-M<sup>me</sup> Humblot, évanouie, tombait dans les bras
-du lieutenant ; on s'expliquait, on s'entendait ; M<sup>lle</sup> Antoinette
-entrait en scène, et bientôt&hellip; Blanche ne se
-sentait aucune sympathie pour cette grande Antoinette.</p>
-
-<p>Rien au monde ne pouvait empêcher ou retarder
-le dénoûment dès que la rencontre aurait lieu. La
-réputation du lieutenant était bonne, ses chefs le
-signalaient comme un officier d'avenir. Son origine
-modeste et sa pauvreté semblaient admises d'avance
-par les Humblot. Quant à lui, nul doute qu'il n'acceptât
-l'aubaine avec enthousiasme. Il avait le c&oelig;ur
-libre de tout engagement ; on ne lui savait point de
-parti pris contre le mariage en général, il aimait ses
-parents, il regrettait de ne pouvoir les aider, c'était
-un homme de famille. Sa fierté bien connue et son
-désintéressement avéré l'auraient porté sans doute à
-refuser une fille riche, si elle était laide, ou compromise,
-ou de naissance inavouable ; mais ces Humblot,
-en somme, avaient l'air de braves gens, et la sensible
-Antoinette ne devait pas être mal, pour peu
-qu'elle tînt de sa mère.</p>
-
-<p>Il l'épouserait donc ; mais après ou même avant
-la cérémonie il s'expliquerait avec elle sur toutes les
-circonstances du roman. M<sup>me</sup> Humblot ne manquerait
-pas de dire qu'elle avait feuilleté l'album sans y
-trouver son gendre ; on voudrait savoir le pourquoi
-de ce petit mécompte, et alors que penserait-on?
-Que dirait M<sup>me</sup> Vautrin? Blanche tenait infiniment à
-l'estime de sa mère, qui était une bonne femme sans
-énergie, mais de sens juste et de c&oelig;ur droit. Elle
-avait presque peur de son père ; il n'entendait point
-raillerie en matière de conscience et d'honneur, et
-ce qu'elle redoutait par-dessus tout, c'était le jugement
-du monde. La suppression de ce portrait ne
-semblerait pas seulement odieuse ; le petit crime
-devenait ridicule, puisqu'il n'avait rien empêché. Si
-la malice des Nancéiens ne voyait en tout cela qu'un
-coup de main maladroit, l'effort d'une haine impuissante,
-passe encore, ce n'était que demi-mal ; mais
-si l'on se permettait d'y chercher autre chose, par
-exemple le contraire de la haine! Ah! plutôt les
-derniers supplices que la honte d'avoir distingué
-avant l'âge un homme qui aime ailleurs!</p>
-
-<p>Or, il semblait à peu près impossible de soustraire
-le lieutenant aux recherches de M<sup>me</sup> Humblot.
-La chère dame avait de bons yeux ; sa fille, à coup
-sûr, les avait meilleurs encore, et si l'amour est
-aveugle, comme on dit, c'est lorsqu'il trouve son
-compte à se tromper lui-même. Nancy est grand,
-mais un homme ne s'y perd pas dans la foule,
-comme à Paris ; un officier surtout, et l'uniforme
-est de rigueur dans les garnisons de province. Les
-lieux de réunion sont connus, le nombre des promenades
-est limité, toutes les personnes d'un certain
-monde sont sûres de se rencontrer une ou deux
-fois au moins par semaine. Le théâtre était fermé
-par bonheur, mais dans une ville si vivante et si
-alerte au plaisir on se voit ailleurs qu'au théâtre.
-Le maréchal recevait quelquefois, le général et le
-colonel avaient chacun leur jour. La préfecture, la
-recette générale et plusieurs autres maisons pouvaient
-offrir à M<sup>me</sup> Humblot la collection complète
-du corps d'officiers. En ce moment, les deux mères
-étaient en visite chez les femmes les plus répandues
-et les plus spirituelles de la garnison. On allait éveiller
-leur curiosité, les intéresser toutes au succès de
-cette chasse à l'homme. Elles raconteraient l'histoire
-à leurs maris ; les soixante mille francs de
-rente offerts en dot à un bel inconnu feraient le
-tour de la ville en vingt-quatre heures ; il en serait
-parlé dans toutes les pensions et dans tous les
-cafés militaires : si Paul Astier n'était pas reconnu
-par ses camarades, il saurait bel et bien se dénoncer
-lui-même.</p>
-
-<p>«&nbsp;Allons, pensa le jeune diable, il faut que M. Paul
-Astier disparaisse.&nbsp;»</p>
-
-<p>C'était, en petit, le raisonnement des voleurs qui
-tuent pour plus de sûreté les témoins de leur crime ;
-mais on n'escamote pas un grand gaillard de lieutenant
-comme une simple muscade. Blanchette tint
-conseil avec elle-même, et discuta cinq ou six combinaisons
-insensées avant de s'arrêter à la bonne.</p>
-
-<p>Elle s'était procuré, non sans peine, un dessin du
-lieutenant. C'était une caricature assez plaisante de
-M. Moinot, commandant du 2<sup>e</sup> bataillon. Paul avait
-dessiné un moineau becquetant une cerise, et le tout,
-vu à quelque distance, représentait admirablement
-le chef de bataillon et son nez. Ce pauvre commandant,
-vieil Africain et bon soldat, s'était fait un nez
-flamboyant par sa faute. A part ce ridicule et ce
-défaut, il était très-considéré et dans les meilleurs
-termes avec tout le monde. Il prisait fort Astier, qui
-le lui rendait bien, et qui pour rien au monde n'eût
-voulu lui causer de l'ennui ; mais on est jeune, on
-aime à rire, on se laisse aller aux entraînements de
-la malice, et, lorsqu'on croit tenir une bonne plaisanterie,
-on n'a pas la sagesse de la garder pour soi. Ce
-dessin, rehaussé de quelques touches à l'aquarelle,
-fut porté à la pension des lieutenants un soir qu'on
-recevait des officiers de passage. Tout le monde s'en
-amusa ; quelques jeunes gens en gaieté y mirent un
-mot de commentaire. Après ces jeux innocents, on
-parla d'autre chose, puis on alla au café, et la
-charge du commandant Moinot, un peu froissée,
-un peu tachée, resta sur un coin de la table. Un
-camarade de Paul Astier, le lieutenant Foucault, plia
-la feuille en quatre et la porta, sans penser à mal, à
-M<sup>lle</sup> Vautrin. Huit jours après, la jeune fille dit fièrement
-à son ennemi : «&nbsp;J'ai un dessin de vous malgré
-vous ;&nbsp;» mais elle ne dit pas lequel. A ses yeux, le
-choix du sujet n'avait alors aucune importance.</p>
-
-<p>Aujourd'hui c'est une autre affaire. Elle retourne
-à sa chambre, ouvre un carton, prend la caricature,
-la signe du nom de Paul Astier en majuscules, la
-met sous enveloppe, écrit l'adresse du commandant,
-toujours en majuscules, et appelle le planton :</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon vieux Schumacker, lui dit-elle, va jeter
-cette lettre à la poste, et ne laisse voir l'adresse à
-personne. Quant à toi, je sais que tu ne la liras
-point, ton éducation s'y oppose.&nbsp;»</p>
-
-<p>Ce second trait chargea peu sa petite conscience.
-D'abord elle se croyait excusée par la nécessité,
-ensuite elle savait qu'une querelle est impossible
-de lieutenant à chef de bataillon. «&nbsp;Tout compte fait,
-pensa-t-elle, maître Astier en sera quitte pour
-quelques jours d'arrêts forcés, huit au moins,
-quinze au plus ; cela n'est pas la mort d'un homme.
-Dans huit jours, la veuve Humblot et sa fille seront
-lasses d'user leurs bottines sur le pavé pointu de
-Nancy. On leur prouvera qu'elles ont rêvé, et elles
-retourneront à leurs récoltes. Pourvu qu'elles ne
-s'avisent pas d'attendre l'inspection générale! non,
-elles comprendront sous peu que l'insistance serait
-ridicule, et le général-inspecteur n'arrive que dans
-trois semaines : tout est sauvé!&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle se remit à son piano et s'étourdit de musique
-en attendant le retour des deux mères. M<sup>me</sup> Vautrin
-entra seule, fort lasse et visiblement dépitée.</p>
-
-<p>«&nbsp;Eh bien! maman?</p>
-
-<p>&mdash; J'en perds la tête. Nous avons feuilleté la cavalerie,
-dévisagé l'artillerie, interrogé le génie et passé
-en revue le grand quartier général. Toutes ces
-dames ont été d'une complaisance! Elles se sont
-mises à notre disposition ; la maréchale elle-même
-s'intéresse à cette pauvre M<sup>me</sup> Humblot. Et rien!
-rien! rien! J'en ai le crâne fendu. Tu n'as pas une
-idée, toi?</p>
-
-<p>&mdash; Si, maman.</p>
-
-<p>&mdash; Dis donc vite!</p>
-
-<p>&mdash; J'imagine que les deux innocentes se sont laissé
-duper par un aimable petit plaisant qui n'est pas
-plus militaire que moi.</p>
-
-<p>&mdash; Enfant! crois-tu possible qu'un homme ose se
-dire officier sans l'être?</p>
-
-<p>&mdash; Pourquoi pas? Je lis tous les jours des procès
-où l'on prend non-seulement le titre d'officier, mais
-l'uniforme, la croix et les médailles pour escroquer
-les gens.</p>
-
-<p>&mdash; Mais on ne trompe ainsi que les badauds, jamais
-les militaires! Figure-toi qu'à Commercy&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Je sais. Cependant un civil peut fort bien avoir
-déjeuné par hasard avec les officiers de Commercy.
-C'était un honnête garçon, soit ; mais il avait la tête
-un peu montée, et il aura trouvé charmant de berner
-M<sup>me</sup> Humblot.</p>
-
-<p>&mdash; A quel propos?</p>
-
-<p>&mdash; Parce qu'il y a des physionomies qui appellent
-la mystification, comme il y a des arbres qui attirent
-la foudre. Si tu ne veux absolument pas que ces
-dames aient été dupes d'un commis voyageur en
-goguette, j'admets que le garçon soit militaire à la
-rigueur. C'est peut-être un sous-officier de cavalerie,
-étonnamment bien né, un vrai fils de famille emprisonné
-pour dettes dans l'uniforme des guerriers
-français. Cherchez-le, vous avez le temps ; mais,
-maman, si tu veux m'en croire, tu n'engageras pas
-tes amies à mettre leur bonheur et leurs économies
-entre les mains d'un monsieur qui s'est surfait lui-même
-pour commencer.</p>
-
-<p>&mdash; Pourtant, s'il était officier, ce jeune homme?</p>
-
-<p>&mdash; Comment veux-tu? Au fait, c'est peut être un
-capitaine d'aventure, qui commande incognito une
-compagnie de routiers sans uniforme. C'est Fra Diavolo,
-tiens! Es-tu contente? La légende le peint sous
-des traits agréables, et peut-être cette demoiselle
-de la Charente-Inférieure n'en ferait-elle pas fi.</p>
-
-<p>&mdash; Méchante!</p>
-
-<p>&mdash; Ange!</p>
-
-<p>&mdash; Ces dames viendront ce soir prendre le thé ; ne
-les décourage pas au moins.</p>
-
-<p>&mdash; A Dieu ne plaise! mais si M<sup>me</sup> Humblot a seulement
-un atome d'esprit, elle a dû laisser l'espérance
-à la porte de son auberge.&nbsp;»</p>
-
-<p>A dîner, M<sup>me</sup> Vautrin conta le gros de l'affaire à
-son mari.</p>
-
-<p>«&nbsp;Ma chère amie, dit le colonel, je regrette que ce
-bon numéro ne soit pas échu à un de nos jeunes
-officiers. Les lieutenants seraient plus à l'aise, s'ils
-pouvaient ajouter soixante mille livres de rente aux
-cent soixante-cinq francs qu'ils touchent le premier
-du mois.</p>
-
-<p>&mdash; Mais, papa, demanda Blanchette, admets-tu
-qu'un officier coure les champs pendant vingt-quatre
-heures sans que son colonel ait vent de l'escapade?</p>
-
-<p>&mdash; Cela peut arriver dans certaines garnisons par
-la négligence des chefs de corps. Dans mon régiment,
-pareille chose ne s'est jamais vue et ne se
-verra jamais, j'ose le dire.</p>
-
-<p>&mdash; Oh! papa, tu peux être tranquille. Cet officier,
-s'il existe, n'appartient pas au régiment.&nbsp;»</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Humblot et sa fille n'eurent garde de manquer
-au rendez-vous. Lorsque Blanche Vautrin vit entrer
-Antoinette, elle reçut comme un coup de poignard
-dans le c&oelig;ur. Figurez-vous la rage d'une enfant qui
-se sait laide, qui a passionnément souhaité d'être
-belle, qui s'est proposé à elle-même un idéal de noblesse
-et de beauté. Tout à coup, sans préparation,
-elle se voit entrer dans un salon, telle qu'elle a toujours
-rêvé d'être! Et cette taille majestueuse, cette
-souplesse de corps, cette plénitude de formes, cette
-pureté des lignes, cette blancheur de teint, ce rayonnement
-de santé, cette grâce sereine et douce que
-la nature lui a refusée, elle voit tout cela au pouvoir
-d'une autre! Il semble qu'on lui ait volé sa personne
-entière, et qu'on lui ait jeté par miséricorde une guenille
-de rebut!</p>
-
-<p>La petite avait une certaine force d'âme. Elle sut
-réprimer son premier mouvement, qui était d'arracher
-les yeux à M<sup>lle</sup> Antoinette. On se serra les
-mains, on sourit, on échangea sans effort apparent
-les petites politesses d'usage. Les confidences, dûment
-provoquées, ne se firent pas attendre. Rien
-n'égalait la candeur et l'expansion de la victime.
-Elle ne doutait pas de la sincérité de ce jeune
-homme, elle ne voulut pas admettre un seul moment
-qu'il eût usurpé la moindre chose. Son sentiment
-était que les deux mères avaient vu les albums
-trop vite, ou qu'un des portraits n'était qu'à moitié
-ressemblant : le soleil est un astre capricieux, pourquoi
-donc serait-il un artiste infaillible?</p>
-
-<p>Blanche feignit de donner dans cette illusion. Elle
-entraîna la belle étrangère hors du salon, comme
-pour la mettre à l'abri des curiosités indiscrètes, et
-dans un petit coin, en tête-à-tête, elle lui mit le régiment
-entre les mains, sous les yeux, pour l'étudier
-tout à l'aise. Quand l'examen fut achevé, la
-perverse embrassa M<sup>lle</sup> Humblot et lui dit : «&nbsp;Ne
-vous affectez point, il n'y a pas un officier digne de
-vous dans le régiment de mon père ; je le savais,
-nous verrons ailleurs ; on se charge de tout : c'est
-dans l'état-major que nous trouverons l'heureux
-jeune homme. Dès demain je me mets en campagne
-avec vous. En attendant, retournons là-bas ; maman
-a fait savoir qu'elle restait chez elle, la réunion sera
-nombreuse, votre arrivée est un événement, tout le
-monde veut vous connaître : qui sait s'<i>il</i> n'est pas là
-et si vous n'allez pas le rencontrer face à face?&nbsp;»</p>
-
-<p>Il y avait foule au salon quand elles y entrèrent.
-Toutes les femmes de la garnison étaient venues
-pour voir, et la plupart des célibataires pour se montrer.
-Plus d'un gaillard s'était dit en donnant le fin
-coup de brosse aux parements de sa tunique : «&nbsp;Si le
-ciel a permis qu'une brillante héritière jetât son dévolu
-sur la garnison de Nancy, il poussera peut-être
-l'originalité jusqu'à me recommander personnellement
-aux yeux de la belle.&nbsp;» Dans cet espoir,
-chacun mettait en relief ses petits avantages ; on
-posait pour le pied, pour le torse, pour la jambe,
-pour la tête ; l'un relevait sa moustache, l'autre pirouettait
-sur les talons pour montrer la rondeur et
-la finesse de sa taille. Entre tant de jolis garçons,
-Paul Astier ne brillait que par son absence. Depuis
-qu'il était mal reçu dans la maison du colonel, il n'y
-venait que sur invitation directe ou en visite de
-stricte obligation.</p>
-
-<p>Si M<sup>lle</sup> Humblot n'aperçut point celui qu'elle cherchait,
-Blanche eut la satisfaction de voir le commandant
-Moinot causer en particulier avec M. Vautrin
-en gesticulant à force. Voici ce qui s'était passé
-vers la fin de la journée.</p>
-
-<p>Comme Astier dépliait sa serviette à la pension, il
-fut mandé d'urgence chez son chef de bataillon. Il y
-courut gaiement, dans l'espoir que le papa Moinot
-avait besoin de quelque service, et charmé de se
-rendre utile à un bonhomme qu'il aimait.</p>
-
-<p>Dès qu'il fut en présence du vieil officier, il s'aperçut
-que le baromètre marquait tempête. Au milieu
-d'un visage singulièrement pâle, le nez rouge
-flamboyait.</p>
-
-<p>«&nbsp;Lieutenant, dit M. Moinot, avez-vous jamais eu
-à vous plaindre de moi dans le service?</p>
-
-<p>&mdash; Jamais, mon commandant.</p>
-
-<p>&mdash; Et hors du service?</p>
-
-<p>&mdash; Pas davantage.</p>
-
-<p>&mdash; Est-il à votre connaissance que j'aie cessé de
-mériter l'estime des hommes et le respect des jeunes
-gens?</p>
-
-<p>&mdash; Tout le monde vous estime, vous respecte et
-vous aime, mon commandant.</p>
-
-<p>&mdash; Vous n'auriez pas perdu la tête par hasard?</p>
-
-<p>&mdash; Pas que je sache.</p>
-
-<p>&mdash; Vous ne vous êtes pas grisé aujourd'hui?</p>
-
-<p>&mdash; Ça, non.</p>
-
-<p>&mdash; Alors pourquoi m'insultez-vous, sacrebleu?</p>
-
-<p>&mdash; Moi, commandant!</p>
-
-<p>&mdash; Qui donc? C'est moi peut-être qui me suis
-adressé cette turpitude à moi-même? La reconnaissez-vous?&nbsp;»</p>
-
-<p>Paul reconnut son vieux dessin, qu'il croyait
-anéanti depuis longtemps et qu'il avait oublié.</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon commandant, dit-il, en dessinant cette
-mauvaise charge, l'an dernier, j'ai fait une sottise et
-une inconvenance ; mais celui qui l'a volée, conservée,
-signée de mon nom et mise à la poste a fait une
-infamie. Je vous demande pardon d'une légèreté qui
-serait vénielle, si vous n'en aviez pas eu connaissance.
-Quant au drôle qui a pris soin de tourner la
-plaisanterie en affront, je me charge de le retrouver
-et de le punir.</p>
-
-<p>&mdash; En attendant, monsieur, comme on n'aurait
-pas pu m'envoyer cette &oelig;uvre d'art, si vous ne l'aviez
-pas commise, faites-moi le plaisir de rentrer
-chez vous et de garder les arrêts de rigueur jusqu'à
-nouvel ordre.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le lieutenant s'inclina sans répondre et obéit.</p>
-
-<p>Pour un simple citoyen, rester chez soi, et même
-y rester seul, fût-ce durant une semaine ou deux,
-ne serait pas une peine ; pour le jeune officier, c'est
-un supplice. Le logement garni n'est pas un domicile ;
-on y est chez son propriétaire, chez ses prédécesseurs,
-chez tout le monde, hormis chez soi. Non-seulement
-le c&oelig;ur ne s'attache à rien dans ces
-gîtes, mais l'esprit y est inquiet, voletant, suspendu
-sans savoir où se poser. De là vient cette impatience
-des étrangers dans la plus confortable et la plus
-riche auberge et ce besoin d'en sortir, vraie nostalgie
-qui chasse les habitants du Grand-Hôtel et de l'hôtel
-Meurice vers les théâtres et les lieux publics. Le
-malaise est mille fois plus intolérable dans ces appartements
-meublés sans meubles, dans ces garnis
-dégarnis que l'officier loue en moyenne vingt francs
-par mois. Le logeur ne peut pas donner mieux à ce
-prix-là, et les logés ne sauraient guère y mettre davantage.
-Paul Astier, comme tous les lieutenants
-d'infanterie, payait vingt francs de chambre,
-soixante-cinq francs de pension et quinze d'extra
-pour les réceptions obligées ; son ordonnance lui
-coûtait douze francs, plus cinq à l'ordinaire du corps
-pour dispense de service. Il donnait quinze francs
-par mois au tailleur, cinq au bottier pour l'entretien
-et le renouvellement de sa garde-robe, douze à la
-blanchisseuse, cinq à la cantinière pour la nourriture
-de son chien. Le total de ces dépenses, dont une
-seule, le chien, n'était pas indispensable, s'élevait à
-cent cinquante-quatre francs par mois. Il restait
-onze francs pour l'imprévu, le café, les cigares, l'achat
-et la location des livres, les fournitures de bureau,
-le permis et les munitions de chasse, les déplacements,
-les caprices et les munificences. Le
-café seul, aux officiers les plus sobres, coûte environ
-trente francs par mois ; mais pourquoi vont-ils
-au café? D'abord parce que c'est l'usage, et que
-dans l'armée plus qu'ailleurs chacun doit vivre
-comme tout le monde. Ajoutez que l'État n'a jamais
-voulu leur donner un lieu de réunion où l'on pût
-s'asseoir et causer sans obligation de boire.</p>
-
-<p>Paul occupait une chambrette des plus modestes
-dans le vieux quartier de Nancy, rue du Maure-qui-Trompe.
-Une couchette de fer, une commode, une
-table, une malle et trois chaises, voilà l'inventaire
-au complet. Un fusil Lefaucheux, gagné au tir, et
-une demi-douzaine de pipes décoraient la paroi principale.
-Dans ce réduit, le jeune homme dormait depuis
-deux ans, et il y avait fait les plus beaux rêves
-du monde. La vie lui souriait, il aimait son métier ;
-ses chefs, ses camarades, ses soldats l'estimaient à
-qui mieux mieux. Simple engagé volontaire, il se
-trouvait aussi avancé à vingt-six ans que les élèves
-de Saint-Cyr. Depuis trois ans, à chaque inspection
-générale, il était porté pour la croix, on parlait de le
-présenter au choix pour le grade de capitaine. Si les
-affaires marchaient toujours du même train, il était
-presque sûr d'arriver général avant la retraite. En
-attendant, il portait légèrement sa pauvreté, qui,
-pour le fils d'un simple garde, était une opulence
-relative. Sa chambre lui paraissait luxueuse et les
-<i lang="en" xml:lang="en">beefsteaks</i> ratatinés de la pension très-succulents.
-Quoiqu'il se refusât toute dépense inutile, on peut
-dire que jamais il n'avait chômé de plaisir. On le
-mettait de toutes les parties ; il montait à cheval
-avec les officiers de dragons ; il chassait en hiver
-chez les jeunes gens riches, il conduisait le cotillon
-au bal de la préfecture. Les grisettes le voyaient
-d'un &oelig;il favorable ; bref, en langage militaire, il était
-des bons, c'est-à-dire des heureux.</p>
-
-<p>Le soir où il rentra chez lui par ordre du commandant
-Moinot, il lui sembla que son étoile s'était
-éclipsée tout à coup, et la petite chambre prit un
-aspect sinistre. Le fidèle Bodin lui apporta son dîner
-parfaitement froid ; il y toucha du bout des dents et
-se plongea dans une méditation décourageante. Il
-était mécontent de lui-même et des autres ; il venait
-d'offenser sans le vouloir un excellent homme, presque
-un vieillard ; ce petit événement ne manquerait
-pas de se résoudre en mauvaises notes ; l'inspection
-générale approchait ; pour une faute dont en somme
-il n'était qu'à moitié coupable il risquait de manquer
-la croix. C'était sa troisième proposition. La
-première faute, au lendemain de Solferino, avait
-échoué parce qu'en guerre les blessés passent avant
-tout. La deuxième datait d'un an ; elle fut biffée par
-l'inspecteur lui-même, qui ajouta aux notes d'Astier :
-«&nbsp;Trop familier avec les inférieurs ; manque de
-tenue.&nbsp;» C'était Blanche Vautrin, qui le soir, dans
-un salon, avait dit au général :</p>
-
-<p>«&nbsp;Voyez-vous ce grand officier, là-bas, qui a la
-tournure d'un roi? Il se fait tutoyer par son ordonnance,
-sous prétexte qu'ils ont gardé les animaux
-ensemble dans leur pays.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le général avait vérifié le fait et lavé la tête au
-bon Astier. Pour cette fois, l'affaire semblait autrement
-grave, mais Paul était peut-être moins sensible
-au dépit de perdre son dû qu'à la honte d'accuser
-un camarade. Il flairait une basse trahison, et
-il ne pouvait se faire à l'idée qu'un officier français
-en fût l'auteur. La première sensation du mal physique
-fait pousser les hauts cris à l'enfant nouveau-né ;
-le jeune homme ressent quelque chose de semblable
-lorsqu'il naît à l'expérience en découvrant
-que le mal moral existe et que tout le monde n'est
-pas honnête et bon comme lui. Paul se jeta tout habillé
-sur sa couchette et pleura.</p>
-
-
-<h3>III</h3>
-
-<p>Il resta quinze jours à se ronger les poings, dans
-une solitude absolue, sans visites, sans nouvelles,
-sans autre distraction que le spectacle de la rue, le
-service de Bodin et les romans crasseux d'un mauvais
-cabinet de lecture. Cinq ou six fois la honte le
-prit ; il voulut secouer sa torpeur et commencer un
-livre sur l'avenir de l'art militaire. L'occasion semblait
-bonne pour mettre au jour les idées neuves
-qui fermentaient en lui depuis longtemps ; mais il vit
-avec douleur que son cerveau refusait le service ; la
-pensée se brisait les ailes contre les murs de cette
-chambre. Il comprit que la liberté d'aller et de venir
-est indispensable aux enfantements de l'esprit,
-et que les jours de captivité, comme les jours de
-navigation, sont à retrancher de la vie.</p>
-
-<p>Tandis qu'il sommeillait à demi, tristement replié
-sur lui-même, M<sup>me</sup> Humblot et sa fille reprirent le
-chemin de Marans. La bonne dame était vexée comme
-un chasseur bredouille, qui tuerait des pigeons
-et des poules, plutôt que de rapporter son carnier
-vide au logis. Sur la fin du séjour, elle signalait tantôt
-un officier, tantôt un autre à sa fille, et elle semblait
-lui dire : «&nbsp;Puisque le vrai phénix est envolé, accepte
-celui-ci ou celui-là, tandis que nous y sommes.&nbsp;»</p>
-
-<p>Mais Antoinette avait le c&oelig;ur bien pris. Cette
-course haletante à travers un monde nouveau pour
-elle, ces consolations, ces respects, cette curiosité,
-ces hommages, un fonds de superstition qui reparaît
-chez la femme dans les gros moments de la vie, tout
-contribuait à l'exalter.</p>
-
-<p>«&nbsp;Si Dieu veut que je me marie, disait-elle, il me
-fera retrouver celui qu'il avait jeté sur ma route.
-S'il me refuse ce bonheur, eh bien! je comprendrai
-qu'il préfère m'avoir à lui.&nbsp;»</p>
-
-<p>Blanche Vautrin jouissait de ce désespoir comme
-un vrai petit diable. Elle ne quittait point sa martyre,
-elle la promenait, elle l'avait parquée comme
-les fourmis âcres parquent les pucerons qui sont
-tout miel. Elle s'abreuvait froidement de larmes innocentes,
-elle les dégustait goutte à goutte, en gourmet
-féroce ; et tout à coup, sans motif apparent, elle
-éclatait en sanglots, se prenait aux cheveux et se
-frappait la tête, embrassant la pauvre Antoinette
-avec rage et la repoussant à tour de bras, puis se
-jetant à ses pieds pour lui demander grâce. L'autre
-admirait de bonne foi ces élans généreux, et ne
-savait plus comment exprimer sa reconnaissance.</p>
-
-<p>«&nbsp;Que je vous aime et que vous êtes bonne!</p>
-
-<p>&mdash; Détestez-moi plutôt, j'ai l'âme noire! Je suis
-un monstre dans la nature!&nbsp;»</p>
-
-<p>Par trois ou quatre fois, elle eut la bouche ouverte
-pour tout dire et réparer le mal qu'elle avait
-fait. Quelque chose la retint. Ce n'était ni la jalousie,
-ni la crainte du blâme, ni le remords d'avoir
-menti ; mais une sorte de fierté pudique.</p>
-
-<p>«&nbsp;J'avouerais, si j'avais seize ans ; par malheur je
-n'en ai pas quinze! Le monde est stupide et méchant.
-Il confesse par-ci par-là que le c&oelig;ur n'a pas
-d'âge, mais ce principe est monopolisé au profit des
-vieilles folles de quarante ans.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le jour où M<sup>lle</sup> Humblot prit congé d'elle avec
-mille protestations, elle lui répondit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Je ne me recommande pas à votre amitié, mais à
-vos prières. La plus malade de nous deux, quoi que
-vous en pensiez, c'est moi. Ma conscience est comme
-un champ de bataille couvert de morts et de blessés.
-J'ai fait pour vous servir tout ce qui était humainement
-possible ; si vous ne vous en allez pas
-contente, il y en a d'autres qui sont plus à plaindre
-que vous.&nbsp;»</p>
-
-<p>Personne ne chercha le fin mot de ces incohérences.
-Les propos les plus insensés, les exagérations
-les plus inexplicables n'étonnent pas dans la
-bouche d'une fille de quatorze à quinze ans.</p>
-
-<p>Les dames de Marans avaient quitté Nancy depuis
-quarante-huit heures quand Paul Astier reparut à
-la pension des lieutenants. Ses camarades lui firent
-fête, quelques-uns lui sautèrent au cou. L'autorité
-n'avait pas jugé convenable de publier les motifs de
-sa punition ; on savait en tout et pour tout qu'il
-avait manqué grièvement au chef de bataillon. Son
-nom était rayé de la liste des propositions ; le lieutenant
-Foucault, de la 3<sup>e</sup> du 2<sup>e</sup>, était mis à sa place,
-et le brave garçon s'en excusait le plus cordialement
-du monde. Astier reçut très-poliment les condoléances
-de ses amis, mais sans abandon et sans
-grâce : son c&oelig;ur ne s'ouvrait plus qu'à moitié. Lorsqu'au
-dessert on déboucha le vin de Champagne en
-son honneur, il prévint le toast en disant :</p>
-
-<p>«&nbsp;Un instant, messieurs. Vous souvient-il que l'an
-dernier, autour de cette table, un jour de réception,
-j'ai fait passer certaine charge du commandant
-Moinot?&nbsp;»</p>
-
-<p>Les convives, debout, le verre en main, se regardaient
-sans comprendre. Il n'attendit pas leur
-réponse et poursuivit d'un ton bref :</p>
-
-<p>«&nbsp;Le dîner s'acheva si gaiement que je ne songeai
-pas à reprendre ce chiffon de papier. Quelqu'un de
-vous l'a-t-il recueilli par hasard?</p>
-
-<p>&mdash; Moi, dit Foucault.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! c'est vous? La coïncidence est fâcheuse.</p>
-
-<p>&mdash; Comment?</p>
-
-<p>&mdash; Avez-vous conservé l'objet en question?</p>
-
-<p>&mdash; Non ; je n'y attachais pas d'importance, et je
-l'ai donné à quelqu'un.</p>
-
-<p>&mdash; Donné ou envoyé?</p>
-
-<p>&mdash; Donné de la main à la main.</p>
-
-<p>&mdash; Foucault, je vous ordonne de me dire sur
-l'heure à qui vous l'avez donné.</p>
-
-<p>&mdash; Astier, je ne reçois d'ordres que de mes chefs.</p>
-
-<p>&mdash; Si vous ne recevez pas mes ordres, vous recevrez
-toujours bien mon verre au visage!&nbsp;»</p>
-
-<p>Le geste suivit la menace ; les camarades s'interposèrent
-pour empêcher une rixe, et rendez-vous
-fut pris. Le colonel ne put défendre la rencontre, il
-y avait eu voies de fait. Le lendemain matin à six
-heures, on se battit au sabre d'ordonnance, et Paul
-Astier reçut un coup droit en pleine poitrine. Il fut
-deux mois à l'hôpital entre la vie et la mort.</p>
-
-<p>Blanche Vautrin fit à la même époque une de ces
-maladies qu'on explique par la croissance. Elle eut
-la fièvre, le délire, des suffocations, des spasmes et
-quelque peu de catalepsie. On la crut morte plusieurs
-fois, elle perdit ses cheveux, fit peau neuve,
-et guérit enfin ; mais sa convalescence fut celle
-d'une ombre. Ses meilleures amies, si tant est
-qu'elle en eût, ne reconnaissaient pas la petite Vautrin
-dans cette grande jeune fille transparente et
-penchée, le front ceint d'un bandeau blanc, comme
-une carmélite. Ses parents la promenaient en calèche
-aux rayons du soleil d'automne, qui est souvent
-admirable à Nancy. Elle avait de grands yeux
-noirs qui menaçaient d'envahir toute la figure, un
-nez droit effilé, de forme antique ; ses lèvres pâles
-dessinaient un petit arc très-pur et très-correct. L'ensemble
-de ses traits n'offrait plus rien de heurté ;
-vous auriez dit que la douleur avait tout remanié,
-tout pétri à nouveau dans ses mains terribles.</p>
-
-<p>Le fond même semblait amendé ; la voix avait
-acquis certaines inflexions d'une douceur suave ;
-l'esprit, moins vif et moins caustique, jugeait plus
-humainement de toutes choses ; le c&oelig;ur s'attendrissait
-pour un rien, prêt à fondre. Elle éprouvait
-des admirations extatiques et des langueurs pâmées
-à la vue d'un insecte dans l'herbe, au parfum d'une
-violette de l'arrière-saison. Tout est neuf aux convalescents,
-ils s'imaginent qu'on vient de recommencer
-à leur profit la nature entière.</p>
-
-<p>Elle reprit lentement ses forces, et la gaieté ne lui
-revenait pas. Le médecin jugea que l'hiver de Lorraine
-était trop rude pour elle ; il l'envoya se rétablir
-à Palerme ; M<sup>me</sup> Vautrin l'y conduisit. Le jour de
-leur départ, à la fin de novembre, elles rencontrèrent
-devant la gare un grand officier pâle qui marchait
-lentement, appuyé d'une main sur sa canne et
-de l'autre sur le bras du fusilier Bodin. Il salua militairement
-son colonel, qui était aussi dans la voiture,
-puis il tourna sur ses talons avec une indéfinissable
-expression de mépris. Blanche comprit sans autre
-commentaire qu'il s'était expliqué après coup avec
-M. Foucault, et qu'il connaissait maintenant l'auteur
-de ses disgrâces.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Vautrin, toujours bonne et sans malice, dit à
-sa fille :</p>
-
-<p>«&nbsp;Voilà un pauvre garçon qui aurait grand besoin
-de venir en Sicile avec nous.</p>
-
-<p>&mdash; Par malheur, répondit le colonel, il n'a que sa
-solde.&nbsp;»</p>
-
-<p>Blanche ne put se défendre de penser que sans
-elle le jeune homme serait riche, heureux et bien
-portant.</p>
-
-<p>Ce remords la suivit jusqu'au pays des oranges.
-Pour une âme qui n'est pas absolument perdue, c'est
-un rude fardeau qu'une mauvaise action. Il se passa
-peu de journées sans que Blanche se souvînt de
-Paul Astier, sans qu'elle se demandât : «&nbsp;Où est-il?
-que devient-il? Il doit sentir cruellement le froid,
-tandis que j'ouvre mon ombrelle au soleil. S'il avait
-éprouvé une rechute? s'il mourait? Je n'en saurais
-rien, personne n'aurait l'idée de m'en écrire. Et moi,
-malheureuse, je n'ai pas même le droit de m'en
-informer!&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle avait un petit commerce de lettres avec
-M<sup>lle</sup> Humblot, et les nouvelles qui lui arrivaient de
-Marans n'étaient pas faites pour rassurer sa conscience.
-Antoinette lui annonça qu'elle allait tâter du
-couvent comme pensionnaire, sans engager sa liberté.
-Une espérance absurde, mais obstinée, soutenait
-la pauvre fille. «&nbsp;Encore un brave c&oelig;ur qui souffre
-par moi, disait Blanche, et pour qui? Quel fruit me
-revient-il de ses tortures? Je fais des malheureux,
-et il n'y a pas sur la terre un être plus misérable
-que moi!&nbsp;»</p>
-
-<p>Pendant qu'elle passait la vie à s'accuser et se
-lamenter tour à tour, le climat, le grand air, l'exercice,
-la jeunesse surtout, poursuivaient leur tâche
-et métamorphosaient à qui mieux mieux sa petite
-personne. Sa figure maigrelette se remplit, son
-corps se développa, sa taille s'arrondit, ses corsages
-devinrent trop étroits, les os saillants de ses bras
-disparurent comme les rochers à la marée montante ;
-quelques fossettes se dessinèrent çà et là. Son teint
-avait passé du brun sale au blanc fade de la cire. Il
-se réchauffa peu à peu et s'arrêta décidément à cette
-demi-blancheur, rose au fond et bronzée à la surface,
-que l'on admire chez les créoles. Le monde de Palerme
-et des environs la trouvait belle ; quant à la
-pauvre M<sup>me</sup> Vautrin, elle vivait à genoux, en contemplation
-devant la merveille. Il est certain que le
-plomb vil s'était changé en bon argent et que la
-femme du colonel, après six mois d'absence, ramena
-en Lorraine une Blanchette très-appétissante. Sa
-beauté n'était pas absolument régulière ; de la laideur
-effacée il restait je ne sais quoi d'étrange ; mais
-l'étrange n'est pas à dédaigner, et je sais des femmes
-superbes qui le payeraient cher, s'il se vendait en
-boutique.</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon lieutenant, dit un jour le fidèle Bodin, j'ai
-une nouvelle à t'a&hellip; à vous annoncer. C'est que la
-demoiselle du colonel a fini son semestre aux pays
-chauds, et que c'est comme si maman l'avait bourrée
-de mie de pain et trempée dans du lait. Autrement
-dit, qu'elle n'est plus ni <i>planche</i> ni <i>prune</i>.</p>
-
-<p>&mdash; Tant mieux pour elle! Quand tu n'auras rien
-de plus intéressant à me dire, tu n'auras pas besoin
-de te déranger.</p>
-
-<p>&mdash; Suffit.&nbsp;»</p>
-
-<p>Paul Astier était rétabli. Non-seulement il avait
-repris son service, mais depuis près de deux mois
-il travaillait chez lui sans relâche. Il n'aurait pas
-pris une heure de repos par semaine sans l'obligation
-de paraître aux lundis du général.</p>
-
-<p>Cette nécessité le mit cinq ou six fois en présence
-de M<sup>lle</sup> Vautrin ; il affecta obstinément de ne la point
-connaître. Belle ou laide, elle n'était ni plus ni moins
-monstrueuse à ses yeux. Toutefois, en bonne justice,
-il s'avoua qu'elle était belle.</p>
-
-<p>Un soir qu'il approchait du buffet, elle le devina,
-quoiqu'elle eût le dos tourné, et, faisant volte-face,
-elle lui dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Je suis donc bien changée, monsieur Astier,
-que vous ne me reconnaissez pas?&nbsp;»</p>
-
-<p>Il répondit froidement :</p>
-
-<p>«&nbsp;En tout temps, en tout lieu, mademoiselle, et
-quelque changement que la nature opère en vous,
-soyez sûre de ma&hellip; reconnaissance.</p>
-
-<p>&mdash; Sans jouer sur les mots, pourquoi ne me saluez-vous
-jamais?</p>
-
-<p>&mdash; Parce que j'ai mauvaise opinion de vous, mademoiselle.</p>
-
-<p>&mdash; Je suis une honnête fille, pourtant.</p>
-
-<p>&mdash; Je l'espère pour vos parents, mais vous ne
-serez jamais un honnête homme.&nbsp;»</p>
-
-<p>Cela dit, il tourna le dos, gagna le vestibule,
-alluma un cigare et retourna en fredonnant à la
-petite chambre où son cher travail l'attendait.</p>
-
-<p>Il avait fait un raisonnement qui semble juste à
-première vue, et qui l'est dans tous les pays moins
-routiniers que le nôtre. «&nbsp;Si ma bonne conduite, mes
-campagnes et quelques actions d'éclat n'ont pas suffi
-à mériter ce scélérat de ruban rouge ; si l'on fait passer
-sur mon corps toutes les médiocrités de l'armée
-tantôt par un motif et tantôt par un autre, le seul
-parti qui me reste à prendre est de frapper un grand
-coup. Je veux prouver à nos mamamouchis que je
-ne suis pas un officier à la douzaine, et que je raisonne
-mon affaire un peu mieux que Dupont, Lombard
-ou Foucault&hellip; A ce livre! et du nerf!&nbsp;»</p>
-
-<p>En ce temps-là, les vices et les absurdités de notre
-organisation militaire commençaient à frapper les
-meilleurs esprits de l'armée. Il n'y avait pas un régiment
-qui ne comptât parmi ses jeunes officiers quelque
-réformateur obscur, modeste et convaincu. Ces
-rêveurs sensés et pratiques ne s'étaient pas donné
-le mot, aucun fil ne les reliait, ils ne conspiraient
-pas ensemble à la refonte d'une institution vieillie ;
-ce qu'ils avaient de commun, c'est que la même
-évidence les avait tous frappés en même temps. Ils
-condamnaient l'exonération par voie administrative
-comme une fabrique de vieux prétoriens calculateurs
-et viveurs ; ils disaient tout haut que la garde,
-outre qu'elle pèse lourdement sur le budget, blesse
-le sentiment d'égalité, qui est le fond de l'armée
-française, en créant une aristocratie de faveur et
-de hasard. Ils souhaitaient que l'avancement sur
-l'arme remplaçât partout l'avancement au corps,
-que l'intrigue des protecteurs, si forte et si funeste
-sous un gouvernement personnel, fût détrônée par
-un système d'épreuves orales et écrites constatant
-les aptitudes et les études de chaque sujet, que
-l'âge de la retraite fût avancé d'au moins dix ans
-pour l'officier sans avenir, et qu'on le remplaçât,
-jeune encore, vers quarante ans, dans les emplois
-civils. Cette méthode, disaient-ils, aurait le double
-avantage de prévenir l'envieillissement de l'armée
-et de chasser des ministères une multitude de jeunes
-gens qui se vouent dès l'adolescence au dés&oelig;uvrement
-des bureaux. Le zèle de nos jeunes censeurs
-touchait à tout ; il supprimait certains emplois indispensables
-avant 1789 et parfaitement inutiles aujourd'hui ;
-il augmentait la solde de quelques grades, qui
-est restée au même chiffre depuis la Révolution,
-quoique le prix de toutes choses ait doublé ; il renvoyait
-impitoyablement tout un olympe de généraux
-inutiles, souvent incapables, toujours routiniers, qui
-sont plutôt les éteignoirs que les lumières de l'armée.
-L'armement de notre infanterie était mis au rebut ;
-on prônait hardiment le fusil à tir rapide et répété,
-se chargeant par la culasse ; on réfutait les sempiternelles
-objections de la commission des armes portatives ;
-on se colletait moralement avec ces estimables
-sourds qui nous ménageaient le plaisir d'assister
-en spectateurs désintéressés au drame de
-Sadowa. Paul Astier avait pris sous son patronage
-un système de transformation très-simple et très-économique
-inventé par un contrôleur d'armes de
-l'arsenal de Metz. Il ne proposait pas d'innovations
-déterminées dans l'uniforme du soldat, mais il le
-déclarait aussi détestable en campagne qu'agréable à
-contempler aux revues du Champ-de-Mars.</p>
-
-<p>Il demandait pourquoi le gouvernement, qui met
-la construction des opéras au concours, n'en fait pas
-autant pour l'uniforme des soldats, et il n'avait pas
-de peine à prouver qu'un prix de cent mille francs
-donné à l'inventeur d'un uniforme définitif épargnerait
-plus de cent millions aux contribuables. Il serait
-long de résumer ici le volume in-octavo qu'il écrivit
-tout d'une haleine sur ces questions et cent autres,
-son projet de bataillons à sept compagnies dont une
-de tirailleurs, la réduction des divers corps de cavalerie
-en deux spécialités, cavalerie légère et grosse
-cavalerie, hussards pour éclairer et ramasser, dragons
-pour charger l'ennemi. L'auteur voyait éclore
-dans un avenir prochain un art nouveau, la guerre
-des grandes armées, procédant par masses énormes,
-évitant les siéges, laissant les places de côté et marchant
-droit aux capitales. En conséquence, il conseillait
-le désarmement de nos forteresses, désormais
-inutiles et de plus en plus ruineuses ; il reportait
-toute la défense sur les lignes de fer, désignant
-vingt-deux points où il jugeait à propos d'établir des
-camps retranchés.</p>
-
-<p>Ce livre assurément n'était pas un chef-d'&oelig;uvre
-indiscutable, on pouvait le critiquer par-ci, le corriger
-par-là ; mais c'était l'ouvrage d'un bon citoyen
-et d'un officier hors ligne. Toute la partie historique
-témoignait d'une érudition laborieuse et forte, les
-chapitres utopiques fourmillaient d'idées saines que
-les faits ont vérifiées depuis, et qui n'ont pas été
-perdues pour tout le monde ; mais Paul Astier avait
-raison trop tôt, sa montre avançait de quelques années
-sur les horloges officielles. Parmi les camarades
-auxquels il lut son manuscrit par fragments, quelques-uns
-firent cause commune avec lui et embrassèrent
-passionnément ses rêveries ; d'autres, moins
-imprudents, l'avertirent que cette dépense de talent
-lui serait plus nuisible qu'utile en haut lieu. Malheureusement
-la fièvre d'invention, ce mal étrange qui
-s'appelle génie ou folie, suivant le jour et l'heure,
-lui avait tourné la tête. Il se sentait tellement sûr
-d'avoir raison qu'il porta son manuscrit à l'imprimerie
-Vincent, avant de solliciter l'autorisation du ministre.
-Le livre, tiré à quinze cents exemplaires,
-avec une carte, trois plans et vingt-deux tableaux
-d'une mise en pages compliquée, coûta six mille
-francs, dont il n'avait pas le premier sou. Toutefois
-il ne doutait pas du succès ; il envoya dix exemplaires
-aux bureaux de la rue Saint-Dominique, persuadé
-que non-seulement on permettrait la publication,
-mais qu'on achèterait la première édition pour
-la répandre dans toute l'armée.</p>
-
-<p>Neuf exemplaires sur les dix furent jetés au rebut
-avant lecture ; le dixième tomba sur un vieil automate
-de bureau qui l'ouvrit pour tuer le temps, et
-bondit d'indignation aux premiers mots de la première
-page. Bouleverser l'ordre établi! Porter la
-main sur une institution si belle, si parfaite qu'elle
-allait nous donner, en moins de vingt-cinq ans, le
-quatrième rang en Europe! Dans quel cerveau malade
-une idée si révolutionnaire avait-elle germé?
-On aurait pu la pardonner à un général de division ;
-elle eût été blâmée poliment chez un colonel. Chez
-un simple lieutenant, le cas parut damnable. Sur un
-rapport sévère du vieux monsieur, le ministre fit
-écrire à Paul Astier une lettre foudroyante qui l'invitait
-à effacer dans le plus bref délai les moindres traces
-de cette incartade, s'il ne voulait pas se heurter
-jusqu'à la fin de sa carrière à l'épithète de frondeur.</p>
-
-<p>Dans cette étrange nation qui s'appelle l'armée,
-entendre et obéir ne font qu'un. Nul n'a raison
-contre ses chefs ; le bon sens et le bon droit sont
-des questions de simple hiérarchie. Lorsque deux
-hommes de ce pays-là ne sont pas du même avis, il
-serait ridicule de peser leurs arguments respectifs ;
-il suffit de compter les galons de leur casquette. Le
-lieutenant fut régulièrement informé qu'il avait
-tort, et il se le tint pour dit, en homme qui sait
-la vie. Il distribua son livre à vingt camarades et
-à trois ou quatre amis ; le grenier de l'imprimerie
-demeura dépositaire du reste.</p>
-
-<p>Ce n'était que demi-mal, si l'affaire avait pu s'arrêter
-là ; mais il fallut payer l'impression et le papier
-de ce livre inutile. L'imprimeur prenait patience,
-il connaissait Astier, et partant s'intéressait à lui ;
-mais le marchand de papier logeait à cent cinquante
-lieues de Nancy, il exigea rigoureusement son dû, et
-comme le débiteur ne dissimulait point sa misère,
-cet homme, qui n'était pas riche, fut obligé d'écrire
-au colonel. Si l'imprimeur l'avait laissé réclamer
-seul, il aurait vu sa créance primée par une autre ;
-il se mit donc de la partie, à contre-c&oelig;ur. Le lieutenant
-avait d'ailleurs quelques dettes courantes,
-comme tous les lieutenants sans fortune ; il est
-entendu que l'officier le plus raisonnable doit recourir
-au crédit tant qu'il n'est pas au moins capitaine.
-Toutes ces réclamations, provoquées l'une par
-l'autre, formèrent un bloc de huit mille francs. A
-supposer qu'on retînt chaque mois un cinquième
-de la solde pour désintéresser les créanciers, le
-règlement de ce petit compte se serait fait en dix-neuf
-ans et quelques jours. En pareille occasion,
-l'autorité militaire prend un biais qu'on ne saurait
-trop admirer. Elle met le débiteur en retrait d'emploi,
-c'est-à-dire qu'elle le réduit à la demi-solde.
-Paul Astier s'éveilla un beau matin sous le coup
-d'une quasi-destitution qui lui laissait environ
-quatre-vingts francs par mois. Son colonel le prit à
-part et lui dit avec toute la courtoisie et toute la
-bienveillance imaginables :</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon pauvre enfant, je n'y peux rien ; nous sommes
-tous les esclaves de la loi. Le régiment vous regrettera ;
-vous avez non-seulement des aptitudes remarquables,
-mais toutes sortes de qualités excellentes.
-Comptez sur moi pour vous recommander à l'autorité
-supérieure, et soyez sûr que nous vous replacerons
-dès que vos dettes seront payées. Choisissez
-la résidence qu'il vous plaira.&nbsp;»</p>
-
-<p>Paul répondit qu'il resterait à Nancy, mais qu'il
-n'espérait pas arriver à payer ses dettes.</p>
-
-<p>«&nbsp;Eh! que diable! pourquoi vous avisez-vous
-d'écrire et d'imprimer? Vous aviez si bien commencé,
-mon pauvre ami! Voilà deux ans, oui, ma
-foi! que vous avez empaumé la déveine. Cela date
-de votre affaire avec Moinot. Je ne suis pas superstitieux,
-Dieu merci, mais je me suis demandé quelquefois
-si l'on ne vous avait pas jeté un sort.</p>
-
-<p>&mdash; Il se pourrait, mon colonel.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le lendemain, il quitta son service et se mit à
-chercher des leçons par la ville. Comme il avait de
-bons amis et de belles connaissances, les élèves lui
-vinrent de tous côtés. Il enseignait le dessin aux uns,
-et aux autres les mathématiques. On ne le vit plus
-au café ; il fit des prodiges d'économie, réduisit ses
-dépenses à cent francs par mois et se mit à payer
-des à-compte. On vint lui demander un matin s'il
-pouvait enseigner l'aquarelle à une jeune fille.</p>
-
-<p>«&nbsp;Pourquoi pas?</p>
-
-<p>&mdash; Mais prenez garde de tomber amoureux de
-votre élève! c'est M<sup>lle</sup> Vautrin.</p>
-
-<p>&mdash; Ah!&hellip; vous avez raison ; elle est beaucoup
-trop jolie. Du reste, tout mon temps est pris.&nbsp;»</p>
-
-<p>Blanche était informée de ses moindres actions. Elle
-faisait causer Schumacker, qui faisait boire Bodin,
-qui servait son ancien lieutenant gratis. La jeune
-fille éprouvait une sincère admiration pour ce jeune
-homme si naturel dans la mauvaise fortune ; elle le
-voyait lutter contre l'impossible sans la moindre
-affectation d'héroïsme et pousser son petit rocher
-de Sisyphe aussi naïvement qu'un terrassier pousse
-la brouette. Pour la première fois de sa vie, elle eut
-la conscience de la vraie grandeur, qui ne va point
-sans la simplicité ; mais à mesure qu'elle rendait
-justice à l'ennemi, elle se condamnait rigoureusement
-elle-même. Par une triste journée d'octobre,
-elle aperçut de sa fenêtre un grand garçon qui courait
-sous une pluie battante, abritant de son mieux
-quelques livres et quelques papiers. C'était lui.
-«&nbsp;Le voilà donc, pensa-t-elle, celui qui éclipsait tous
-les officiers du régiment par sa gaieté, son esprit et
-sa bonne mine! Et c'est moi seule qui l'ai mis en
-si piteux état!&nbsp;»</p>
-
-<p>Comme elle se livrait à ces réflexions, Paul Astier
-leva la tête, reconnut la fille de son ancien colonel
-et se découvrit poliment sans ralentir le pas. Elle se
-jeta vers lui avec une sorte d'emportement, comme
-une aveugle, une folle, une fille qui ne sait plus où
-elle en est. Ses deux bras s'étendirent en avant, elle
-heurta les mains à la fenêtre, recula comme saisie
-de honte et vint tomber dans un fauteuil où elle
-éclata en sanglots.</p>
-
-<p>Le jeune homme, si pressé qu'il fût, saisit quelques
-détails de cette pantomime et rentra tout songeur
-dans son taudis.</p>
-
-<p>«&nbsp;J'ai mal vu, pensait-il, ou mal compris ; et
-quand même elle se repentirait de ses noirceurs, le
-remords ne serait qu'une contradiction de plus dans
-cette âme déréglée.&nbsp;»</p>
-
-<p>Toutefois cet incident futile lui laissa je ne sais
-quelle impression de bien-être. L'homme est éminemment
-sociable ; l'idée que nous sommes haïs,
-même à cent lieues de nous, par les personnes les
-moins dignes de notre amitié, nous attriste. Une
-injure anonyme empoisonne la journée d'un stoïque.
-Paul Astier trouva tout à coup le ciel moins noir et
-sa chambre moins vide. Sa conscience était comme
-soulagée d'un fardeau, quoiqu'il ne se fût jamais
-rien reproché dans cette petite guerre.</p>
-
-<p>Il songea plus souvent et plus volontiers qu'autrefois
-à l'inexplicable créature qui semblait lui vouloir
-quelque bien après lui avoir fait tant de mal. Ce
-revirement imprévu chatouillait sa curiosité comme
-un problème à résoudre. Il fut conduit naturellement
-à passer de temps à autre devant la maison du colonel,
-qu'il évitait autrefois ; il rencontra de nouveau
-les yeux de M<sup>lle</sup> Vautrin et il put s'assurer qu'elle le
-regardait sans haine. Comme il était très-pauvre et
-très-malheureux malgré tout, et comme il lui devait
-le plus clair de ses peines, il la donnait encore à tous
-les diables, mais sans conviction : «&nbsp;C'est un monstre
-odieux ; qui sait si elle n'a pas un atome de c&oelig;ur, tout
-au fond? En tout cas, c'est un bien joli monstre.&nbsp;»</p>
-
-<p>S'il était allé dans le monde, comme autrefois, Blanche
-aurait trouvé le courage de marcher droit à lui
-et de signer la paix entre deux contredanses. Elle se
-sentait assez forte pour lui confesser tous ses torts et
-enlever l'absolution de haute lutte. Mais où et comment
-aborder ce mercenaire qui battait le pavé dès
-six heures du matin et rentrait dans son trou à huit
-heures du soir? En bonne foi, Blanche ne pouvait
-pas courir après lui dans la rue.</p>
-
-<p>Six longs mois s'écoulèrent, longs pour Astier,
-qui travaillait dur, plus longs pour elle, qui se consumait
-dans le vide. Un matin, elle reçut une lettre
-timbrée de Marans. Elle n'osa pas l'ouvrir et courut
-chez sa mère en criant : «&nbsp;Lis, j'ai trop peur! Je suis
-sûre qu'Antoinette Humblot se marie!&nbsp;»</p>
-
-<p>Son instinct ne l'avait pas trompée. Antoinette lui
-annonçait tristement son prochain sacrifice. Après
-avoir essayé deux fois du couvent sans s'y faire, la
-pauvre fille se dévouait au bonheur de M<sup>me</sup> Humblot.
-Elle épousait un voisin de campagne, veuf, encore
-assez jeune, et qu'elle estimait sans l'aimer. Les
-noces se célébraient dans quinze jours, sauf miracle ;
-on espérait que M<sup>me</sup> et M<sup>lle</sup> Vautrin ne refuseraient
-pas de les animer de leur présence, mais on ne promettait
-pas de leur montrer des visages très-gais.
-Le <i lang="la" xml:lang="la">post-scriptum</i> était d'une sincérité charmante.
-«&nbsp;Ma chère Blanche, je sens encore au plus profond
-de mon c&oelig;ur un souvenir qui n'y peut pas rester
-sans crime. Je l'arrache et je vous l'envoie ; quand
-vous aurez brûlé ma lettre, il n'en existera plus rien.
-C'est fait ; pleurez pour moi.&nbsp;»</p>
-
-<p>Blanche fit mieux que pleurer ; elle cria, elle
-pria, elle demanda pardon à Dieu, à sa mère, à la
-pauvre Antoinette immolée. «&nbsp;Non! dit-elle, je ne
-brûlerai pas un souvenir si touchant et si pur.
-Bonne, brave, honnête fille, c'est pour lui qu'elle
-était créée ; ils sont dignes l'un de l'autre. Ah çà!
-mais tout le monde vaut donc quelque chose ici-bas
-excepté moi? Je deviendrai comme eux, coûte que
-coûte! Je déferai mon détestable ouvrage, et tout le
-mal sera réparé. «&nbsp;Sauf miracle,&nbsp;» dis-tu, pauvre
-ange. Eh bien! le miracle se fera ; je le veux!&nbsp;»</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Vautrin demeurait stupéfaite devant cette
-explosion, et sanglotait sans savoir pourquoi. «&nbsp;Mais
-explique-toi donc, disait-elle ; où as-tu mal? qu'est-ce
-qui arrive? Mon Dieu! mon Dieu! ma fille a-t-elle
-perdu l'esprit?</p>
-
-<p>&mdash; Non, maman, je serai calme, je serai forte, tu
-sauras tout ; mais d'abord fais chercher papa, je
-veux qu'il y soit.&nbsp;»</p>
-
-<p>Lorsqu'elle fut en présence de ses juges, elle
-dressa son réquisitoire contre elle-même, et ne se
-ménagea point. L'histoire de l'album épouvanta
-M<sup>me</sup> Vautrin, qui ne pouvait croire à tant de dissimulation
-chez sa fille ; le colonel n'en fut point particulièrement
-affecté, peut-être ne comprit-il la
-chose qu'à demi. Mais lorsqu'il sut que Blanche
-avait mis la signature d'Astier et l'adresse du commandant
-sur cette fatale caricature, il pâlit et se
-dressa en pied, la main levée :</p>
-
-<p>«&nbsp;Malheureuse! cria-t-il, je t'écraserais là, si tu
-étais un homme ; mais tu n'es qu'une fille, grâce à
-Dieu! tu ne vivras pas sous mon nom&hellip;&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle ne plia point sous ce blâme terrible, au contraire.
-Elle marcha sur son père et lui dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Tue-moi, papa ; tu me rendras service, car je
-suis bien malheureuse, va!&nbsp;»</p>
-
-<p>Lorsqu'elle eut tout avoué, le colonel lui dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Tu sais ce qui nous reste à faire? Astier va venir,
-je lui raconterai devant toi toutes tes infamies, je le
-remettrai sur la voie de la fortune et du bonheur
-dont ta scélératesse l'avait écarté, et comme tu n'es
-qu'un être inférieur, irresponsable, c'est moi qui
-lui demanderai pardon du mal que tu lui as fait.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il envoya chercher Paul, qui par hasard était au
-logis. Lorsqu'il se vit en présence des deux femmes,
-il comprit qu'il ne s'agissait pas du service ; mais
-c'est tout ce qu'il devina. M<sup>me</sup> Vautrin s'essuyait les
-yeux, Blanche se cramponnait aux bras de son fauteuil
-comme s'il y avait eu un abîme devant elle ; le
-colonel était rouge, il desserrait son col, tordait sa
-moustache et lançait un peu partout des regards
-furieux.</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon cher Astier, dit-il, vous serez père un jour,&hellip;
-bientôt, j'espère. Que le ciel vous préserve de connaître
-la honte qui m'étrangle dans ce moment-ci!
-Vous rappelez-vous qu'il y a six mois je vous ai demandé
-si l'on ne vous avait pas jeté un sort? Mon
-ami, voici la sorcière!</p>
-
-<p>&mdash; Colonel, je vous en prie, ménagez mademoiselle ;
-elle n'était qu'une enfant lorsqu'elle a fait
-les&hellip; niches que vous lui reprochez.</p>
-
-<p>&mdash; Comment! vous savez donc&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; L'histoire de M. Moinot? Depuis longtemps.</p>
-
-<p>&mdash; Et vous n'avez rien dit? et vous vous êtes
-laissé faire? et vous avez failli mourir sur le terrain?&hellip;
-S'il était mort, vois-tu, je t'aurais tuée!&nbsp;»</p>
-
-<p>Blanche haussa les épaules et son visage sembla
-dire :</p>
-
-<p>«&nbsp;Il est convenu que cela m'aurait été bien égal.</p>
-
-<p>&mdash; Mais si vous savez tout, reprit le colonel, pourquoi
-n'avez-vous pas épousé M<sup>lle</sup> Humblot?&nbsp;»</p>
-
-<p>A ce nom, la stupéfaction de Paul montra clairement
-qu'il ne savait pas tout. Le colonel lui conta
-l'affaire <i lang="la" xml:lang="la">ab ovo</i>, comme il venait de l'apprendre. Il
-fit sonner bien haut la beauté, la fortune et les nombreux
-mérites d'Antoinette ; mais le lieutenant avait
-l'air d'un homme moins ébloui qu'intrigué. Il cherchait
-sur le visage de Blanche un commentaire explicatif
-du récit paternel. Blanche, se sentant observée,
-tremblait sous ce regard sérieux, scrutateur et
-doux. Les yeux cléments de Paul Astier la troublaient
-plus que les éclats de son père. Jamais le
-lieutenant n'avait laissé paraître tant de bonté devant
-elle, et jamais, non jamais, dans cette longue
-guerre, elle n'avait eu si grand'peur de lui.</p>
-
-<p>Le colonel acheva son discours en disant :</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon ami, je vais vous faire délivrer une feuille de
-route pour Marans. Comme il ne convient pas que
-vous laissiez des dettes à Nancy, j'espère que vous
-me ferez l'honneur de puiser dans ma bourse. Cette
-lettre de votre future (prenez, prenez!) vous prouve
-que, sans être attendu ni même espéré, vous serez
-le bienvenu là-bas. Je m'invite au mariage. D'ici là je
-me fais fort de vous réconcilier avec le ministère
-et de vous ménager une rentrée triomphale dans
-mon régiment. La distinction qui vous était due et
-que mademoiselle vous a confisquée par un trait
-diabolique, ne vous manquera pas longtemps, je le
-jure. Je ne promets pas de vous la porter en présent
-de noces, mais je dirai à M<sup>lle</sup> Humblot quel homme
-vous êtes, ce que vous valez, de quel train je vous
-ai vu courir au feu, et, ce qui est peut-être plus
-rare et plus beau, avec quelle grandeur vous avez
-porté la misère. Je lui dirai que tout père de famille,
-si haut que la fortune l'ait placé, serait fier
-de vous nommer son gendre.&nbsp;»</p>
-
-<p>Cette éloquence aurait, sans doute, transporté un
-autre homme que Paul. Il en parut à peine effleuré et
-laissa tomber négligemment la précieuse lettre. Son
-attention se partageait entre les trois visages de la
-famille Vautrin ; il avait l'air de chercher un sens
-caché sous les paroles du colonel ; il interrogeait
-d'un &oelig;il pensif et inquiet la physionomie des deux
-femmes.</p>
-
-<p>Il se résolut à la fin et dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Monsieur Vautrin, voulez-vous sortir un instant
-avec moi? j'aurais encore trois mots à vous confier.&nbsp;»</p>
-
-<p>Lorsqu'ils furent dans le salon d'attente, il poursuivit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon colonel, il n'y pas au monde un meilleur
-homme que vous ; vous n'avez fait de mal qu'aux
-ennemis de la France ; encore est-il certain que
-vous auriez ménagé leur peau, si l'affaire avait pu
-s'arranger autrement. M<sup>me</sup> Vautrin est votre digne
-femme ; la doublure vaut l'étoffe en qualité. A mon
-sens, il est moralement impossible que l'association
-de deux biens produise un mal ; je nie donc en principe
-que M<sup>lle</sup> Vautrin m'ait fait du tort pour le plaisir
-de nuire.</p>
-
-<p>&mdash; Par quel motif alors?</p>
-
-<p>&mdash; Dame! je ne prévoyais pas en commençant que
-parler fût si difficile. Il faut pourtant que tout s'explique.
-Vous avez eu le temps de m'étudier ; vous
-savez donc que je ne suis ni un fat ni un coureur de
-dots ; vous comprendrez aussi que je ne suis pas
-homme à chagriner les gens que je connais pour me
-jeter à la tête des inconnus. Ce qui me reste à dire
-a l'air d'être d'un fou ; vous penserez ce qu'il vous
-plaira, mais tant pis! Mon colonel, j'ai l'honneur
-de vous demander la main de mademoiselle votre
-fille, et je me sauve pour que vous ne me chassiez
-pas de la maison comme autrefois du régiment!&nbsp;»</p>
-
-<p>Cela dit, il entr'ouvrit la porte de l'antichambre,
-se glissa dehors comme une anguille et laissa le colonel
-abasourdi.</p>
-
-<p>«&nbsp;Blanche! Augustine! ma fille! ma femme! nous
-avons fait un malheur, mes chers enfants! Ce
-pauvre diable a la tête fêlée. Croiriez-vous qu'en
-réponse à tout ce que j'ai dit, il me demande la
-main de Blanchette?</p>
-
-<p>La jeune fille, à son tour, poussa un grand cri,
-mais de joie :</p>
-
-<p>«&nbsp;Moi qui ai tant mérité d'être punie! Ah! maman,
-le bon Dieu est cent fois meilleur qu'on ne le dit!&nbsp;»</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch4">IV<br />
-ÉTIENNE</h2>
-
-<p class="c small">HISTOIRE D'UN COQ EN PATE</p>
-
-
-<p>Il ne s'appelait pas Étienne ; ce n'était ni son nom
-ni son prénom. Peut-être a-t-il signé de ce modeste
-pseudonyme un vaudeville, une bluette, une série
-de petits articles malins, quelque péché de sa jeunesse.
-C'est lui-même qui m'a donné ce vague renseignement
-lorsque j'eus accepté la tâche dont je
-m'acquitte aujourd'hui.</p>
-
-<p>«&nbsp;J'ai peu de temps à vivre, disait-il, et je ne veux
-pas que ma mémoire reste ici-bas comme une
-énigme. Nous devons quelques pages d'explications
-à ceux qui ont envié ma fortune ou blâmé ma conduite.
-Il importe aussi d'avertir les imprudents qui
-pourraient être induits à m'imiter.&nbsp;»</p>
-
-<p>Comme je lui faisais observer qu'il n'était pas seul
-en cause dans cette histoire, et que l'éclat de son
-nom désignerait surabondamment les auteurs de
-toutes ses misères, il répondit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Eh! ne me nommez pas. Écrivez l'histoire du fameux
-Jacques, ou du célèbre Pierre, ou d'Étienne&hellip;
-Oui! je me suis appelé Étienne pendant un mois ou
-deux. Mes amis me reconnaîtront toujours assez,
-et vous savez que je suis peu sensible à l'opinion du
-vulgaire. Évitons le scandale, mais si vous avez eu
-quelque estime et quelque amitié pour moi, faites
-que l'expérience dont je meurs ne soit pas perdue
-pour tout le monde.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il mourut dans la quinzaine qui suivit notre entretien,
-sans laisser de volontés écrites. On peut donc
-considérer le récit qui va suivre comme le testament
-de cet esprit d'élite et de cette âme de bien.</p>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Mes premières relations avec Étienne remontent
-au deuxième samedi de janvier 185&hellip; Je fis sa connaissance
-à dîner, chez ce pauvre Alfred Tattet, qui
-adorait la poésie et la peinture, et qui a gagné le gros
-lot de l'immortalité en méritant une dédicace de
-Musset. On respirait la renommée à pleins poumons
-autour de cette table hospitalière. Jugez des émotions
-qui durent agiter un pauvre conscrit de lettres, lorsque
-j'entendis annoncer coup sur coup Dumas fils,
-Ponsard, Meissonier, Jadin, Decamps, et dix autres
-personnages presque aussi célèbres en divers genres!
-Mes oreilles, mes yeux ne m'appartenaient plus :
-je dévorais les physionomies, je buvais les paroles,
-j'avais l'air d'un jeune paysan de Béotie introduit
-par méprise au banquet des dieux.</p>
-
-<p>Entre tous ces illustres, Étienne &mdash; puisque nous
-sommes convenus de l'appeler ainsi &mdash; me captiva
-de prime abord. Je me sentis non-seulement
-attiré, mais fasciné. Quand je cherche aujourd'hui
-les causes de cette première impression, je n'en
-trouve qu'une : c'est qu'il représentait le type du
-brillant écrivain tel qu'on se le figure <i lang="la" xml:lang="la">a priori</i>. Il était
-grand, il était brun, il était svelte et de tournure
-martiale ; sa barbe vierge et ses cheveux un peu
-longs se massaient librement, mais sans négligence,
-dans un désordre bien ordonné. Sa toilette pouvait
-passer pour un chef-d'&oelig;uvre, tant les lois qui régissent
-notre uniforme bourgeois étaient coquettement
-éludées. La coupe de l'habit, le n&oelig;ud de la cravate
-blanche, l'échancrure du gilet, que sais-je encore?
-tout, jusqu'à la chaîne de montre, était original,
-voulu, prémédité au plus grand avantage de la personne ;
-aucun détail ne semblait livré au hasard ou à
-la routine des tailleurs, et pourtant rien ne rappelait
-les hautes fantaisies de 1830. On n'aurait pas su dire
-en quoi cette tenue péchait contre la mode du jour.
-Il y avait de la recherche sans affectation, de l'aisance
-sans débraillé et une pointe de crânerie sans fanfaronnade
-dans ce dandysme cavalier qui m'éblouit.</p>
-
-<p>Étienne avait alors plus de trente et moins de
-quarante ans ; on comprendra la réserve qui m'interdit
-de préciser son âge. Ses parents, bons bourgeois,
-plus qu'aisés, presque riches, l'avaient mis au
-collége, et après de brillantes études il était entré
-de plain-pied dans les lettres. Ses débuts furent heureux ;
-il plut des encouragements, et de très-haut,
-sur sa jeune tête. Balzac déclara qu'il avait des idées ;
-Stendhal, qu'il raisonnait juste, et Mérimée, qu'il
-écrivait bien. Les grands poètes du siècle répondirent
-en vers à ses vers ; Sainte-Beuve lui consacra
-une étude magistrale ; David d'Angers fit son buste
-et M. Ingres son crayon. Lorsque j'eus l'honneur
-de lier connaissance avec lui, on commençait
-à demander pourquoi il ne visait point à l'Académie.</p>
-
-<p>Son bagage se composait de vingt-cinq à trente
-volumes, poésies, voyages, critiques, nouvelles, romans
-surtout. Plus heureux que Balzac, il avait réussi
-quatre ou cinq fois au théâtre ; mais on pensait généralement
-qu'il n'avait pas encore développé tous ses
-moyens ni donné sa mesure. Le vieux Prévost, de
-la Comédie-Française, si bonhomme et si fin, disait :
-«&nbsp;M. Étienne a un <i>Mariage de Figaro</i> dans sa poche.&nbsp;»
-Un célèbre éditeur, qui avait publié la plupart de
-ses livres, lui demandait souvent : «&nbsp;Quand commencerez-vous
-le Roman du dix-neuvième siècle? c'est
-une tâche qui vous revient.&nbsp;» Il répondait en haussant
-les épaules : «&nbsp;Attendez que j'aie jeté mon feu ;
-je ne sais ni ce que je fais ni comment je vis. Je porte
-là, sur les épaules, une cuve en fermentation : qui
-peut dire ce qui en jaillira au soutirage? piquette ou
-chambertin?&nbsp;»</p>
-
-<p>Il avait gaspillé beaucoup de son talent et son
-patrimoine tout entier. La chronique, qui ne s'imprimait
-guère alors, mais qui se racontait à l'oreille,
-lui prêtait cent cinquante ou deux cent mille
-francs de dettes, quoiqu'il habitât un appartement
-somptueux, encombré de tableaux hors ligne et de
-meubles introuvables. Son &oelig;uvre, dont il était resté
-propriétaire, mais qu'il exploitait mal, était fort mélangé :
-pour neuf ou dix volumes dignes de vivre, on
-en comptait beaucoup qu'il aurait pu se dispenser
-d'écrire et qu'il avait faits sans savoir pourquoi, en
-somnambule. Tantôt la fièvre de production le clouait
-devant sa table et il abattait cinq ou six volumes
-à la file ; tantôt il trouvait plaisant de faire le grand
-seigneur et de vivre des rentes qu'il n'avait plus. Puis,
-le jour où les créanciers devenaient importuns, il prenait
-son parti en honnête garçon et s'attelait à quelque
-besogne aussi ingrate que lucrative, sauf à n'y
-point mettre son nom. Ces déréglements de travail,
-de finance et de conduite, quelques duels, quelques
-succès dans le monde des femmes faciles, enfin le
-renom de parfait galant homme appuyaient les rares
-séductions de sa personne. Son regard étincelait,
-sa voix mâle, voilée par moments, était une des plus
-sympathiques que j'eusse entendues.</p>
-
-<p>Beau convive, d'ailleurs, et bon vivant. Il buvait son
-vin pur et par rasades, à la vieille mode de France,
-mais il s'abstenait du café, des liqueurs et du cigare,
-et il ne dépassait en rien la juste mesure. Il restait
-homme de bonne compagnie jusque dans ses gaietés
-les plus étourdissantes et ne se grisait pas même de
-ses paroles, quoiqu'il en fît grande débauche quelquefois.</p>
-
-<p>La seule chose qui me déconcerta ce soir-là fut de
-le voir épuiser le meilleur de sa verve contre la noble
-carrière des lettres où j'étais si fier de débuter.
-A l'entendre, le métier d'écrire était le dernier de
-tous ; il fallait n'avoir pas un oncle dans la cordonnerie
-ou un parrain dans les droits réunis pour accepter
-un sort si misérable.</p>
-
-<p>«&nbsp;Nous avons pour ennemis, non-seulement nos
-confrères, grands et petits, c'est-à-dire tout ce qui a
-le talent ou la prétention de tenir une plume, mais
-le public lui-même et le bourgeois illettré qui ne nous
-pardonne pas d'être supérieurs à lui. Quoi que nous
-fassions, on nous blâme : si j'écris beaucoup, on dira
-que je me livre au commerce et que je tire à la ligne ;
-si j'écris peu, on prétendra que je suis au bout de
-mon rouleau et qu'il ne me reste plus rien à dire ;
-si je n'écris ni peu ni beaucoup, on imaginera que
-je ménage mon petit fonds pour faire feu qui dure.
-Chaque succès nous rend le suivant plus difficile, car
-on devient plus exigeant à mesure que nous donnons
-une plus haute idée de notre mérite ; la moindre
-chute fait dire aux quatre coins du monde que nous
-sommes de vieux chevaux couronnés, qui ne se relèveront
-plus. Il s'agirait tout bêtement de produire un
-chef-d'&oelig;uvre à tout coup ; mais Homère, Virgile,
-Dante, Milton, Arioste, le Tasse, Rabelais, Montaigne,
-Cervantes, Daniel Foe, La Fontaine, La Bruyère,
-Le Sage, combien nous en ont-ils donné, des chefs-d'&oelig;uvre?
-Un par tête! deux au maximum. Faire un
-chef-d'&oelig;uvre, mes amis, c'est concentrer tout soi dans
-un seul livre. Supposez que je commette cette imprudence
-aujourd'hui, je mourrai de faim l'année prochaine.
-Le public me servira-t-il des rentes? Prouvez
-donc à ce glouton sans goût que la qualité a plus
-de prix que la quantité! Nous sommes des galériens
-condamnés à toujours produire, lors même que nous
-n'avons rien de nouveau à conter ; il faut se remâcher
-soi-même incessamment, badigeonner à neuf
-ses impressions d'autrefois, ressasser jusqu'à l'âge le
-plus mûr les trois ou quatre idées originales qu'on a
-pu rencontrer dans sa jeunesse! Oh! si le genre humain
-pouvait perdre la sotte habitude de lire! ou si
-tout simplement un honnête usurier de Versailles
-ou de Château-Thierry me couchait sur son testament
-pour douze mille livres de rente, c'est moi qui
-ferais v&oelig;u de ne toucher papier ni plume jusqu'à
-l'heure du jugement dernier! Que la vie serait bonne!
-que la lumière du soleil serait douce et que les Parisiens
-eux-mêmes me paraîtraient jolis, si j'avais le
-droit de dire tous les matins, en chaussant mes pantoufles :
-«&nbsp;Pas une ligne à tracer aujourd'hui.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il parla longtemps sur ce ton avec une verve que
-je ne saurais rendre, mais dont je fus un peu consterné.
-Mon voisin devina sans doute ce que j'éprouvais,
-car il me dit à l'oreille :</p>
-
-<p>«&nbsp;Ne faites pas attention, il est toujours ainsi lorsqu'il
-travaille pour vivre, et le pauvre garçon ne
-fait pas autre chose depuis six mois.&nbsp;»</p>
-
-<p>Cette révélation me fit prendre le dix-neuvième
-siècle en mépris. Un tel homme manquait de pain!
-L'auteur de tant d'&oelig;uvres exquises était réduit à
-gagner sa vie au jour le jour! Son brillant appétit,
-qui m'avait d'abord égayé, m'attrista : s'il dîne si
-bien, c'est peut-être qu'il n'a pas déjeuné! Mais
-une heure après le repas, quand les invités réunis
-au salon assiégèrent la table de jeu, je le vis tirer
-de sa poche une poignée d'or et de billets avec
-quelque menue monnaie. Il tint tête aux plus forts,
-risqua les gros coups, prit la banque, perdit presque
-tout sans témoigner le moindre ennui, puis
-regagna son argent et une centaine de louis par-dessus
-le marché sans laisser voir qu'il en fût aise.
-Il était homme à batailler ainsi jusqu'au matin, et je
-ne trouvais pas le temps long à le regarder faire ;
-mais la maîtresse de maison nous mit tous à la porte
-une demi-heure après minuit.</p>
-
-<p>Avant de se disperser, les convives échangèrent
-force poignées de mains sur le trottoir de la rue
-Grange-Batelière. Je ne pus me tenir de parler à
-M. Étienne et de lui dire combien je ressentais d'admiration
-pour son talent et de sympathie pour sa
-personne. Il me prit le bras, et répondit avec une
-familiarité surprenante en m'entraînant vers la rue
-Drouot :</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon enfant, tu as été très-gentil ; tu as écouté,
-tu as observé et tu n'as pas touché aux cartes. Je n'ai
-pas lu tes petites affaires ; est-ce qu'on lit dans notre
-affreux métier? Mais il paraît que tu vas bien et que
-tu as le respect de la langue. J'aimerais mieux te
-voir un bon état ; tu es encore en âge d'apprendre
-à tourner des bâtons de chaises ; mais l'homme ne
-choisit pas sa destinée. Viens me voir, et si je peux
-te rendre un service&hellip;&nbsp;»</p>
-
-<p>Cette bienveillance quasi-paternelle d'un homme
-qui n'était pas mon aîné de quinze ans m'enhardit.
-J'osai lui demander une lettre d'introduction pour le
-directeur d'une revue importante.</p>
-
-<p>«&nbsp;Tu tombes mal, dit-il en me tutoyant de plus
-belle. Je suis en guerre depuis plusieurs années avec
-ce gaillard-là ; mais n'importe, tu auras ta lettre.</p>
-
-<p>&mdash; Cependant si vous êtes son ennemi&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Il comprendra que je ne le suis plus en voyant
-que je lui demande un service. Le diable m'emporte
-au reste si je me rappelle un seul mot de ma querelle
-avec lui?</p>
-
-<p>&mdash; Se peut-il que l'on se brouille et l'on se
-raccommode ainsi entre écrivains de premier ordre?</p>
-
-<p>&mdash; Attends que tu sois quelque chose, et tu verras!
-Mais je t'emmène sans savoir si nous faisons la
-même route. Où vas-tu?</p>
-
-<p>&mdash; Me coucher.</p>
-
-<p>&mdash; Comme ça? bravement? quand il n'est pas une
-heure du matin? Il n'y a donc plus de jeunesse?
-Moi, je ne veux pas dormir, parce que j'ai un
-article à livrer demain matin, avant dix heures. Je
-vais au bal de l'Opéra, toi aussi ; nous souperons
-avec des princesses, tu me reconduiras chez moi, et
-je te signerai ton passeport pour la revue, tandis
-que tu regarderas lever l'aurore. J'ai dit ; marchons.&nbsp;»</p>
-
-<p>Je le suivis sans résistance ; ce diable d'homme
-me dominait si bien que je ne m'appartenais plus.
-Nous n'avions de billets ni l'un ni l'autre ; il entra
-fièrement, et dit aux employés du contrôle :</p>
-
-<p>«&nbsp;Avez-vous une loge pour moi?&nbsp;»</p>
-
-<p>On s'empressa de nous conduire et de nous
-installer le mieux du monde.</p>
-
-<p>«&nbsp;Retiens le numéro, me dit-il, pour le cas où tu
-me perdrais. Nous nous retrouverons ici à deux
-heures et demie. Jusque-là, liberté complète ; reste
-ou sors, tu es chez nous.&nbsp;»</p>
-
-<p>Cela dit, il me laissa, et je me mis à regarder la
-salle, persuadé que la discrétion me défendait de le
-suivre.</p>
-
-<p>Peu après, m'étant risqué dans les couloirs, je
-le rencontrai debout devant une colonne, à deux
-pas du foyer. Cinq ou six dominos le harcelaient à
-qui mieux mieux, et il leur répondait à tous en
-même temps avec une désinvolture admirable. Les
-hommes faisaient cercle pour l'écouter, et les petits
-journalistes, qui l'appelaient cher maître, ramassaient
-les miettes de son esprit. C'était la première
-fois que j'assistais à pareille fête, et je fus prodigieusement
-étonné lorsqu'il tira sa montre en m'appelant
-du coin de l'&oelig;il : il était bel et bien deux heures
-et demie ; je croyais que nous venions d'arriver!</p>
-
-<p>Il m'entraîna dans la direction du café Anglais,
-et comme je lui faisais observer que nous n'avions
-faim ni l'un ni l'autre, il me dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Qu'est-ce que cela prouve? on ne soupe pas
-pour se nourrir, mais pour se désennuyer. Nous
-avons le prince Guéloutine, Hautepierre, vice-président
-du Jockey, et Oporto, le plus drôle des
-agents de change ; plus cinq bayadères anonymes
-que j'ai recrutées à l'aveugle, mais qui ne sont ni
-laides ni sottes.</p>
-
-<p>&mdash; Comment le savez-vous?</p>
-
-<p>&mdash; D'abord parce que j'ai causé avec elles, ensuite
-parce qu'elles ont les yeux bien enchâssés. Le masque
-n'a guère de secrets pour l'homme qui sait voir :
-deux yeux irréprochablement sertis annoncent une
-femme jeune et presque toujours belle. C'est un
-Arménien de Constantinople qui m'a révélé cette loi,
-et je l'ai vérifiée cent fois en dix années au bal de
-l'Opéra.&nbsp;»</p>
-
-<p>L'événement me prouva qu'il ne s'était pas trompé
-de beaucoup. Lorsque nous fûmes au complet dans
-le grand salon d'angle qu'il avait retenu, les dominos
-se démasquèrent, et le plus modeste des cinq était
-encore une créature assez agréable. Étienne leur fit
-les honneurs du souper avec une élégante fatuité qui
-sentait sa régence d'une lieue ; trop dédaigneux pour
-en courtiser une, trop poli pour leur laisser voir un
-sentiment que nous devinions tous. Évidemment il
-n'avait rassemblé ces petits animaux inférieurs que
-pour égayer la fête et pour faire une étude de m&oelig;urs ;
-mais l'habitude de parler, d'agir et d'occuper la scène
-était si forte chez lui qu'il prit le dé de la conversation
-sans y songer et nous éblouit tous par un
-véritable feu d'artifice. Les paradoxes pétillaient sur
-ses lèvres, les mots heureux éclataient à l'improviste
-comme des bombes ; quelquefois une idée noble et
-poétique s'enlevait jusqu'au ciel en fusée et retombait
-en grosse gaieté rabelaisienne. Ce jeu lui plut jusqu'à
-six heures du matin, puis tout à coup il se
-rappela qu'il avait à travailler et il sortit pour payer
-la carte. Le gros agent de change était ivre, le vice-président
-du club s'endormait, le prince russe,
-allumé comme un phare, mettait ses roubles et ses
-mougiks aux pieds d'une choriste de Bobino ; quant
-à moi, je sentais ma tête se craqueler et j'éprouvais
-un violent besoin de respirer le grand air.</p>
-
-<p>Étienne, toujours frais et souriant, mit son monde
-en voiture avec les belles façons et les grands airs
-d'un châtelain, glissant un mot aimable à celui-ci,
-une pincée d'or à celle-là.</p>
-
-<p>«&nbsp;Quant à toi, me dit-il, tu viens à la maison chercher
-ta lettre.&nbsp;»</p>
-
-<p>Et nous voilà piétinant côte à côte jusqu'au milieu
-de la Chaussée-d'Antin. Je ne pus m'empêcher de
-lui dire :</p>
-
-<p>«&nbsp;Eh! mon pauvre grand homme, tu veux donc
-émigrer vers les mondes meilleurs? La vie que tu
-mènes est un suicide continu ; il n'y a pas de vigueur
-physique ou morale qui puisse y résister six
-mois.&nbsp;»</p>
-
-<p>C'était lui qui m'avait enjoint de le tutoyer, et je
-lui obéissais non sans gêne.</p>
-
-<p>Il me répondit en riant :</p>
-
-<p>«&nbsp;N'est-ce pas? Je me le dis tous les jours à moi-même
-depuis dix ans et plus ; mais que faire? Je
-n'ai pas le choix ; il faut que l'homme suive sa destinée
-jusqu'au bout. Crois-tu qu'au fond du c&oelig;ur
-je n'aimerais pas mieux planter des betteraves dans
-un village, entre une honnête petite femme et une
-demi-douzaine de marmots? Mais planter des betteraves
-est un luxe que mes moyens ne me permettront
-pas de longtemps. Jusqu'ici je n'ai cultivé que
-les dettes, et je ne tarderai pas, selon toute apparence,
-à récolter des recors. Ma personne est hypothéquée,
-je ne travaille plus pour moi ; le bourgeois
-qui me confierait le bonheur de sa fille serait nommé
-du coup maire de Charenton.</p>
-
-<p>&mdash; Cependant on en voit assez, des bourgeois enrichis
-qui jettent leurs filles et leurs millions à de
-petits vicomtes criblés de dettes. Votre nom,&hellip; ton
-nom, veux-je dire, a cent fois plus d'éclat que tous
-ceux qu'on paye si cher. Qui pourrait hésiter entre
-un gentilhomme de hasard et un prince de la littérature?</p>
-
-<p>&mdash; On n'hésite pas, je t'en réponds ; le gentillâtre,
-vrai ou faux, sera toujours élu, sans ballottage. Le
-pire de ces vauriens-là est mieux coté à la bourse
-des familles que le meilleur d'entre nous.</p>
-
-<p>&mdash; Mais si les hommes ont des préjugés, les femmes
-n'en ont pas et il y en a beaucoup qui ne dépendent
-que d'elles-mêmes. Celles-là vous connaissent, elles
-vous ont lu, elles ont passé des heures délicieuses
-sur vos livres, vous les avez fait rêver, et ce prestige
-de l'auteur aimé, cette séduction à distance qui vous
-a préparé tant de succès dans le monde, pourrait
-tout aussi bien&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Tais-toi donc, grand enfant! Mes succès! D'abord,
-je n'y vais pas dix fois par an, dans le monde,
-et quand cela m'arrive je m'ennuie d'être dévisagé
-comme un animal curieux et je me dérobe au plus
-vite. J'ai rencontré, il est vrai, quelques semblants
-d'aventures ; il y a des âmes collectionneuses qui
-rassemblent dans un album secret tous les hommes
-dont on parle un peu. On m'a écrit des aveux bien
-tournés, j'ai répondu, j'ai dépensé la matière de
-cinq ou six romans dans ces travaux épistolaires,
-mais chaque fois qu'il a fallu rencontrer face à face
-une de ces adorables correspondantes, je l'ai trouvée
-d'un âge et d'un visage à faire fuir l'armée russe, et
-mes vraiment bonnes fortunes, entends-tu? sont
-celles dont j'ai pu me libérer avant la faute. Mais
-voici ma tanière.&nbsp;»</p>
-
-<p>Un camérier très-correct, qui avait passé la nuit
-en cravate blanche sur une banquette de l'antichambre,
-nous ouvrit avant le coup de sonnette. En un clin
-d'&oelig;il, Étienne fut déchaussé, déshabillé, et drapé dans
-les larges plis de je ne sais quelle soierie orientale.</p>
-
-<p>Vingt bougies s'allumèrent comme par enchantement
-dans son cabinet, vrai bazar, où les raretés
-de tous les temps et de tous les pays formaient une
-décoration fantastique. J'avais à peine commencé la
-revue de ces merveilles lorsqu'il me cria :</p>
-
-<p>«&nbsp;Laisse le bric-à-brac et viens voir mon seul
-meuble de prix!&nbsp;»</p>
-
-<p>En même temps il me tendait un énorme cahier,
-ou pour mieux dire une demi-rame de papier cousu
-dans une couverture rouge qui portait en gros caractères :
-<i>Jean Moreau</i>.</p>
-
-<p>«&nbsp;Qu'est cela? dis-je tout étonné.</p>
-
-<p>&mdash; Mon chef-d'&oelig;uvre.</p>
-
-<p>&mdash; Inédit, à coup sûr, car voici la première nouvelle&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Mieux qu'inédit : ouvre et juge!</p>
-
-<p>&mdash; Du papier blanc!</p>
-
-<p>&mdash; Tout est encore à faire, sauf le titre et le plan ;
-en cherchant bien, tu trouverais les sommaires détaillés
-de vingt chapitres. Ce que tu tiens, mon cher,
-est la carcasse d'une belle chose qui n'existera peut-être
-jamais. Il y a dans chaque demi-siècle l'étoffe
-d'un livre net, brillant et profond, comme le <i>Gil Blas</i>
-de Le Sage. Jean Moreau, s'il vient au monde, doit
-être mon Gil Blas, à moi. Les uns m'ont supplié, les
-autres m'ont défié de construire ce monument ;
-double raison de l'entreprendre! J'amasse des matériaux,
-j'en ai la tête encombrée comme un chantier
-mal en ordre. Mais la première pierre, posée
-depuis sept ans, attendra peut-être éternellement la
-deuxième.</p>
-
-<p>&mdash; Pourquoi?</p>
-
-<p>&mdash; Eh! parce qu'il faut se nourrir. Les chefs-d'&oelig;uvre,
-mon bon, ne font vivre que les libraires ;
-quant à nous, nous en mourons. Rien de tel que les
-articles de pacotille comme celui que je vais lâcher
-dans un moment. Ça n'engage ni le talent ni la réputation
-de l'auteur, et ça se paye dix louis, rubis
-sur l'ongle. Je fais, entre autres choses utiles et
-désagréables, la chronique des théâtres, dans un
-journal d'opposition dynastique. La semaine a été
-pauvre, tu sais? Pas le plus petit morceau de
-drame ou de comédie ; rien qu'une féerie inepte, et
-que d'ailleurs je n'ai pas vue, <i>le Topinambour enchanté</i>,
-par cinq ou six messieurs dont le plus spirituel
-et le plus lettré ferait à peine un concierge
-acceptable. Je vais écrire douze colonnes sur&hellip; je
-me trompe&hellip; à côté de cette rapsodie foraine.</p>
-
-<p>&mdash; Comment! n'étiez-vous pas à la première représentation?
-J'y étais, moi.</p>
-
-<p>&mdash; C'est bien assez d'avoir à rendre compte de
-pareilles turpitudes ; s'il fallait encore les subir,
-je donnerais ma démission. Mais, j'y songe! puisque
-tu as été témoin de la petite fête, tu vas faire mon
-feuilleton.</p>
-
-<p>&mdash; Moi! écrire un article de vous!</p>
-
-<p>&mdash; Je n'y vois nul inconvénient, et j'y trouve un
-grand avantage.</p>
-
-<p>&mdash; Et vous pourriez signer ma prose de votre
-nom?</p>
-
-<p>&mdash; Sans scrupule : cette littérature alimentaire ne
-tire pas à conséquence. Je te réponds que sur les
-six auteurs de la pièce, il y en a bien cinq qui n'ont
-pas écrit un seul mot.</p>
-
-<p>&mdash; Mais le public qui connaît votre style&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Le public n'est pas plus connaisseur en copie
-qu'en vin ou en peinture ; il juge tout sur l'étiquette.
-Allons, fils, mets-toi là, travaille et tâche d'avoir fini
-quand je sortirai de mon bain. A bientôt!&nbsp;»</p>
-
-<p>Il faut que je l'avoue, j'aurais mieux aimé me
-mettre au lit. L'heure me semblait mal choisie pour
-exécuter des variations sur le thème du <i>Topinambour
-enchanté</i> ; mais j'étais jeune soldat, c'est-à-dire
-homme à surmonter la fatigue et la crainte pour
-faire mes preuves devant un chef. Je me lançai
-dans le compte rendu, tête baissée, et comme il y
-a des grâces d'état pour l'inexpérience et la témérité,
-j'avais fini avant neuf heures, lorsqu'Étienne
-reparut.</p>
-
-<p>«&nbsp;Nous y sommes? dit-il en s'étendant sur une
-peau d'ours blanc. Lis, je t'écoute.&nbsp;»</p>
-
-<p>Ses interruptions bienveillantes me prouvèrent
-que j'avais réussi ; il entrecoupa ma lecture de :
-bien! très-bien! bravo! comme le discours d'un
-ministre dans les colonnes du <i>Moniteur</i>, il applaudit
-le dernier paragraphe, en protestant que de la vie
-il ne s'était connu tant d'esprit. Seulement il regretta
-que je n'eusse point débuté par quelques
-considérations générales sur le bel art de la féerie,
-dont l'industrie moderne a fait une chose abjecte et
-méprisable.</p>
-
-<p>«&nbsp;Eh! quoi! voilà des hommes à qui l'on permet
-tout, on laisse entre leurs mains des ressources et
-des pouvoirs discrétionnaires. Le passé, le présent,
-l'avenir, le vrai, le faux, le pathétique, le comique,
-tout est de leur domaine ; on leur livre à profusion
-tout ce qui peut charmer les yeux et les oreilles,
-lumières, peintures, machines, femmes, étoffes,
-paillons, danse, musique ; on les affranchit, par
-privilége, de toutes les règles de l'art dramatique,
-et en échange de tant de concessions on ne leur
-demande rien que de nous transporter, quatre
-heures durant, dans un monde un peu moins plat
-que le nôtre. Que font-ils? Ils nous traînent dans des
-vulgarités plus fangeuses que le ruisseau de la rue
-Mouffetard!&nbsp;»</p>
-
-<p>Tout en parlant, il m'avait mis une plume dans la
-main, et j'écrivais sous sa dictée. Lorsqu'il eut
-épuisé son thème, il parla de Shakspeare et du
-<i>Songe d'une nuit d'été</i> ; il expliqua comment la
-prose et les vers doivent alterner dans la féerie,
-selon que le poète s'élève aux nues ou vient friser le
-sol. Quatre lignes sur la donnée et sur le plan sénile
-du <i>Topinambour enchanté</i> le conduisirent sans autre
-transition à un magnifique paysage de Thierry, qui
-illustrait le premier acte. Il traduisit ce décor à
-coups de plume ; c'était un effet d'hiver ; il peignit
-en traits charmants l'hiver sous bois et ses harmonies
-intimes, les montagnes estompées de brouillard,
-les brindilles hérissées de givre, le silence épais,
-étoffé, solide, qui pèse sur la campagne, le filet de
-fumée bleuâtre qui s'élève en droite ligne sur la
-maison du forestier, le rouge-gorge frappant aux
-fenêtres, le chevreuil affamé qui se dresse contre
-les arbres pour brouter le sombre feuillage du
-lierre. A propos du ballet, qui avait la prétention
-d'être antique, il disserta gaiement, légèrement,
-avec autant de goût que de savoir, et sans ombre
-de pédanterie, sur la danse des Grecs anciens et
-modernes. Un couplet politique, dont j'avais cité le
-trait final, lui fournit l'occasion de flageller à petits
-coups secs la poésie de cantate et la littérature de
-commande. Il finit par une description, vrai morceau
-de bravoure, où, sous prétexte de peindre les
-exercices d'un nouveau clown, il étalait un style
-plus bariolé, plus disloqué, plus raide, plus souple,
-plus humoristique et plus impertinent que tous les
-clowns de l'Angleterre. J'étais émerveillé et navré,
-car de mon pauvre article il ne restait pas un seul
-mot ; mais Étienne continuait à me remercier comme
-si véritablement j'avais fait toute sa besogne.</p>
-
-<p>Il sonna ; le domestique vint prendre le manuscrit
-en apportant quelques lettres.</p>
-
-<p>A la première qu'il ouvrit, il s'écria :</p>
-
-<p>«&nbsp;Parbleu! en voici une qui tombe à point. Impossible
-de mieux entrer dans la situation. Lettre de
-femme, mon cher, et de femme du monde ; au
-moins, c'est elle qui le dit. Sauf quelques variantes,
-ceci rentre dans le modèle numéro 7, car j'ai soumis
-au classement ces élucubrations sentimentales. On
-est veuve, on est riche et de bonne famille, mais on
-se garde d'indiquer si l'on est jeune ou vieille, laide
-ou jolie ; nous pénétrons trop aisément, hélas! les
-causes de cette discrétion. On a lu mes romans, rencontré
-mon portrait, déploré mes petits malheurs et
-blâmé tendrement mon inconduite ; mais on ne dit
-pas si l'on veut se faire épouser, ou simplement rire
-un peu, ou soutirer au bon Étienne une demi-douzaine
-d'autographes. Connu, ma chère! vous arrivez
-trop tard ; je ne mords plus à cet hameçon-là.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il jeta la lettre au panier, puis se ravisant tout à
-coup, il la reprit pour me la donner à lire.</p>
-
-<blockquote>
-<p>«&nbsp;Étudie, mon enfant, et profite, si tu en es capable.
-Peut-être un jour recevras-tu quelques poulets
-de la même couvée ; c'est pourquoi je t'invite à
-lier connaissance avec le modèle numéro 7.&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Voici ce que je lus pendant qu'il achevait de
-dépouiller sa correspondance :</p>
-
-<blockquote>
-<p>«&nbsp;Sur le salut de votre âme, monsieur Étienne, je
-vous adjure de ne point juger trop promptement
-l'imprudente qui trace en tremblant ces quelques
-lignes. Mon esprit et mon c&oelig;ur vous appartiennent
-depuis le jour où Dieu m'a rendu la libre disposition
-de moi-même ; jusque-là je m'étais interdit de penser
-à vous, j'avais même cessé de lire vos chers
-livres, y trouvant un plaisir si vif que je ne pouvais
-m'en absoudre. Pendant ces dix-huit mois, j'ai osé
-m'enquérir de vous, prudemment, sans donner
-l'éveil à ceux dont la surveillance est arbitraire
-autant qu'importune. Je connais votre figure, et si
-bien, qu'il me serait facile de vous désigner au premier
-coup d'&oelig;il dans une foule de mille personnes ;
-me pardonnerez-vous l'indiscrète, mais tendre curiosité
-qui m'a mise sur la trace de vos embarras
-actuels et des généreuses folies qui en sont cause?
-Mon v&oelig;u le plus cher serait de vous ramener à une
-vie heureuse et réglée, si vous me faisiez la grâce de
-vous confier à moi. La fortune dont je jouis est plus
-que suffisante pour deux personnes qui seraient
-seulement à moitié raisonnables ; quant à l'affection,
-j'en ai des trésors à dépenser. Le ciel me doit ma
-part de bonheur, et Dieu sait que je l'ai bien gagnée ;
-mais je ne veux la tenir que de vous. Si vous aviez
-quelque attachement ou si je vous déplaisais à
-première vue, j'aurais bientôt fini de prendre le
-voile, comme la famille me l'a déjà conseillé ; mais
-comment saurons-nous si nous sommes créés l'un
-pour l'autre? Après mûre délibération, ne pouvant
-prendre conseil que de moi-même, voici ce que j'ai
-imaginé. Vous viendrez dimanche à la messe de onze
-heures, dans la petite église de la Trinité, rue de
-Clichy. J'y serai de bonne heure et je me placerai,
-s'il est possible, à droite ; vous me reconnaîtrez à ma
-robe et à mon chapeau de velours bleu foncé ; la
-plume du chapeau est noire et moi je suis blonde.
-Un homme peut aller et venir dans une église pendant
-le service divin sans se faire trop remarquer.
-Vous suivrez une première fois le couloir de droite
-entre les chaises jusqu'à ce que vous m'ayez vue ;
-vous vous en retournerez sans faire aucun signe et
-vous vous livrerez à vos réflexions ; puis un moment
-après l'oraison dominicale, vous reviendrez par la
-même route, et si je vous ai plu, vous passerez votre
-mouchoir sur votre front. Quel que soit votre avis
-sur mon humble personne, ne m'attendez pas à la
-sortie, ne m'offrez pas l'eau bénite, gardez-vous de
-me saluer et de me suivre, même de loin! Je suis
-accompagnée partout et rigoureusement observée.
-Attendez que je vous écrive et que je trouve le moyen
-de recevoir vos lettres ou vos visites sans m'exposer.
-Ce n'est pas de vous que je me méfie, ô Dieu, non! Et
-la preuve, monsieur Étienne, c'est que je signe cette
-lettre qui met à votre merci mon honneur et mon
-repos.</p>
-
-<p class="sign">«&nbsp;Hortense <span class="sc">Bersac</span>, née de <span class="sc">Garennes</span>.&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Les vingt premières lignes étaient parfaitement
-lisibles ; la fin, beaucoup plus hâtée et écrite d'une
-encre assez pâle, ne se déchiffrait pas si bien. Le papier
-in-quarto, d'un blanc bleuâtre, ressemblait à celui
-qu'on donne aux voyageurs dans les hôtels de second
-ordre ; on avait déchiré le coin supérieur de
-gauche, qui sans doute portait une indication imprimée.
-Pas d'enveloppe ; la lettre, pliée à l'ancienne
-mode, fermée d'un pain à cacheter et vierge de timbre-poste,
-était adressée à M. Étienne, chez M. Bondidier,
-éditeur.</p>
-
-<p>«&nbsp;Eh bien! demanda-t-il de son ton le plus goguenard,
-qu'en dis-tu?</p>
-
-<p>&mdash; Je dis, mon cher, que le futur auteur de Jean
-Moreau a manqué de discernement pour la première
-fois de sa vie. Cette lettre est d'une jeune et jolie
-veuve, provinciale, riche, dévote, mais nullement
-sotte, qui vient à Paris tout exprès pour demander
-ta main.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! parbleu! Je voudrais savoir où tu as pris
-ces renseignements. Pars du pied gauche, Zadig, et
-prouve-moi par A plus B que je suis une bête!</p>
-
-<p>&mdash; D'abord, M<sup>me</sup> Bersac est jeune ; son écriture le
-dit assez.</p>
-
-<p>&mdash; L'écriture des femmes, comme leurs épaules, a le
-privilége de rester jeune quand tout le reste a vieilli.</p>
-
-<p>&mdash; Soit, mais une personne qui n'est pas sûre de sa
-jeunesse et de sa beauté ne se montre pas d'emblée ;
-elle commence par échanger cinq ou six lettres pour
-amadouer son juge et sauver le premier coup d'&oelig;il.</p>
-
-<p>&mdash; Voilà qui est un peu mieux raisonné. Continue.
-Tu n'as pas besoin de prouver qu'elle est dévote et
-provinciale. Veuve? sa signature me l'a dit. Riche?
-elle le prétend, je veux le croire, et peu m'importe ;
-mais où diable vois-tu qu'elle pense au mariage et que
-son ambition ne s'arrête pas à mi-chemin?</p>
-
-<p>&mdash; La preuve qu'elle veut t'épouser, mon cher
-Étienne, c'est qu'elle ne le dit même pas. Elle indique
-simplement qu'elle t'aime et qu'elle veut se charger
-de ton bonheur, car elle est de celles qui ne comprennent
-pas l'amour, sinon honnête, le bonheur,
-sinon légitime. Chaque ligne de sa lettre respire la
-droiture et la sincérité.</p>
-
-<p>&mdash; Pourquoi donc ces détours, ce mystère et ces
-défiances? De qui se cache-t-elle? Quel est l'homme
-qui l'accompagne et qui l'observe? Il a des droits
-bien absolus sur elle, ce monsieur! Devines-tu par
-quels motifs cette chaste provinciale, qui ne craint
-pas de signer son billet doux, me défend de la saluer
-dans la rue? Veuve ou non, à coup sûr elle est moins
-libre qu'elle ne le dit.</p>
-
-<p>&mdash; Si tu veux que je te réfute par des faits, je ne
-m'en charge pas, M<sup>me</sup> Bersac ne m'ayant point
-honoré de ses confidences ; mais si tu voulais te
-contenter d'une bonne hypothèse bien plausible, je
-te dirais : «&nbsp;Cette jeune femme est gardée à vue par
-la famille de son ancien mari.&nbsp;» Dans quel intérêt? je
-l'ignore, mais nous pourrons le savoir en cherchant
-bien. Remarque qu'elle s'appelait M<sup>lle</sup> de Garennes,
-c'est-à-dire qu'elle appartenait à la petite noblesse
-de sa province ; elle a cru déroger en épousant le
-vieux Bersac, et la preuve c'est qu'elle signe son
-nom de famille à la suite de l'autre. Pourquoi dis-je
-le <i>vieux</i> Bersac? C'est elle-même qui m'y autorise
-en écrivant : «&nbsp;Le ciel me doit ma part de bonheur,
-et Dieu sait que je l'ai bien gagnée.&nbsp;» Donc Bersac
-avait soixante-dix ans, et je t'en félicite. Dans quel
-pays as-tu vu qu'une jeune fille bien née épousât
-un vieillard de cet âge si elle était bien dotée? Donc
-cette jeune et jolie Hortense n'avait rien. Elle te dit
-maintenant qu'elle est riche ; la fortune vient donc
-du mari. Bersac a fait une folie au grand dépit de
-ses héritiers, et il a constitué, comme il convient,
-de beaux avantages à sa femme. Comprends-tu maintenant
-quelle est cette famille qui lui conseille d'entrer
-au couvent? Ce n'est pas la famille d'Hortense,
-c'est celle du défunt ; elle nous l'apprend elle-même,
-si nous savons lire : <i>la</i> famille, dit-elle, et non <i>ma</i>
-famille. Ces gens-là seraient trop heureux de se
-débarrasser d'elle, parce que tout ou partie de son
-douaire doit faire retour aux collatéraux. Je ne puis
-pas deviner tout, mais je vois clairement qu'on
-en veut à son bien, qu'on fait le guet autour de
-sa personne, de peur qu'elle ne s'échappe par la
-tangente du mariage. C'est elle qui a voulu venir à
-Paris ; les Bersac l'y ont accompagnée, ils l'ont logée
-dans un hôtel de leur choix, chez des gens dont ils
-croient être sûrs. Elle a dû se cacher pour écrire
-cette lettre et on ne lui a pas même laissé le temps
-de l'achever du premier coup : cette encre-là est de
-dix jours et celle-ci de vingt-quatre heures. L'absence
-du timbre-poste nous montre que le poulet,
-caché peut-être sous la doublure du manchon, a
-été furtivement jeté à la boîte. La chose est-elle assez
-claire, ô saint Thomas?</p>
-
-<p>&mdash; Ce serait beaucoup dire ; mais je vois poindre
-une lueur de vraisemblance.</p>
-
-<p>&mdash; Eh! sceptique, il ne tient qu'à toi d'envisager
-la vérité face à face. Il est onze heures moins dix
-minutes et la belle Hortense s'achemine en compagnie
-de tous les Bersac, vers l'église de la Trinité.</p>
-
-<p>&mdash; Parbleu! dit-il, j'en aurai le c&oelig;ur net. Je n'y
-crois pas, tu sais ; tu pourras témoigner que je n'ai
-pas été dupe un seul moment. Bersac! un nom de
-comédie! Nous ne rencontrerons personne au rendez-vous,
-à moins pourtant que je découvre une
-vieille pomme de reinette, dorée par quarante-cinq
-automnes&hellip; Mais baste! nous rirons. Tu m'accompagnes,
-tu entends la messe : si cette lettre ne doit
-pas contribuer à mon bonheur, elle servira du moins
-à ton salut. Nous déjeunons ensuite au cabaret du
-coin, tout près d'ici, chez cet illustre empoisonneur
-qui vend un canard vingt-cinq francs, et qui vous
-dit d'un ton sublime : «&nbsp;Monsieur, vous ne payerez ce
-prix-là que chez moi!&nbsp;» Sais-tu, fils, que le monde est
-un plaisant théâtre et qu'on y voit des pièces plus
-drôles qu'à l'Odéon? Mais tu bâilles, profane!</p>
-
-<p>&mdash; C'est de sommeil.</p>
-
-<p>&mdash; Te voilà bien malade pour une nuit de plaisir
-et d'étude! Haut le pied, jeune homme! Sois fort :
-prends exemple sur ton ancien. C'est peut-être ma
-destinée, bonne ou mauvaise, qui roule en ce moment
-comme la bille du croupier. Rouge ou noire?
-Le jeu est fait, et l'on n'est pas plus ému que s'il
-s'agissait d'un florin!&nbsp;»</p>
-
-<p>On n'était pas ému, je veux le croire, mais on était
-nerveux, et chaque fois qu'on passait devant certain
-miroir Louis XIV, on s'ajustait un peu sans y songer.
-Je le vois encore allongé dans son fauteuil à la Voltaire,
-tandis que le valet de chambre le chaussait à
-genoux ; je le vois arpentant à grandes enjambées
-le trottoir de la Chaussée-d'Antin : un pied de Parisienne
-et un jarret de montagnard! Et je pourrais
-le peindre à l'entrée de cette église de cartonnage
-que les démolisseurs ont balayée depuis deux ou trois
-ans! Il portait un pantalon et un gilet gris de fer
-avec une redingote bleue qui s'ajustait spontanément
-et dessinait la taille sans fermer. Un soupçon de ruban
-rouge illuminait sa boutonnière ; le paletot était
-jeté sur le bras gauche et la main droite tenait le chapeau.
-Col rabattu, cravate longue, gants de Suède ;
-pas un atome de bijouterie. Rien de plus simple et
-de plus bourgeois que cette tenue matinale, et pourtant
-je vous jure que François I<sup>er</sup> et Henri VIII
-au camp du Drap d'or n'avaient pas plus grand air à
-eux deux que lui seul.</p>
-
-<p>Il se tint immobile et comme recueilli pendant
-quelques minutes, puis il se jeta résolûment dans le
-petit sentier de droite et traversa l'église tout du
-long. Il fit alors volte-face et revint à pas lents, promenant
-ses regards sur la foule, en homme qui serait
-chargé du dénombrement des chapeaux bleus.
-Lorsqu'il me rejoignit, je n'eus pas à l'interroger ;
-son visage exprimait la mauvaise humeur et le dédain.
-«&nbsp;J'en étais sûr, dit-il. Viens déjeuner.</p>
-
-<p>&mdash; Personne?</p>
-
-<p>&mdash; Absolument.</p>
-
-<p>&mdash; J'en appelle! Tu as mal cherché.</p>
-
-<p>&mdash; Vois-y toi-même!&nbsp;»</p>
-
-<p>Je ne me fis pas prier pour recommencer l'épreuve,
-et je n'eus pas de peine à trouver M<sup>me</sup> Bersac.
-Elle était au milieu du premier rang de chaises,
-dans la toilette qu'elle nous avait annoncée, et j'ajoute
-que ce velours bleu lui seyait fort bien. Sa
-personne me parut des plus appétissantes, une jolie
-poularde au blanc. La figure rondelette avait la
-couleur et la fermeté du biscuit de Sèvres, avec ce
-modelé friand qui donne tant de ragoût aux nymphes
-de Clodion. Les cheveux d'un beau blond cendré
-faisaient un contraste adorable avec des sourcils châtains
-et des yeux noirs. La main, trop strictement
-gantée, à la mode de province, était petite, et les
-dents belles. Voilà tout ce que je pus noter en un
-moment d'examen rapide et contrarié, comme un
-officier lève un plan sous le feu d'une citadelle. La
-jeune veuve, à qui sa meilleure ennemie n'eût pas
-donné plus de vingt-six ans, était assise entre deux
-dragons fantastiques, échappés de je ne sais quel
-conte de Topffer. Imaginez un petit homme de
-soixante-quinze ans, sec, aplati, déteint comme une
-fleur d'herbier, et une vieille virago effroyable de
-barbe et monstrueuse de graisse. Impossible de voir
-un tel couple sans penser à ces ménages d'araignées
-où la femelle dévore son mari après les noces. Au
-demeurant, la meilleure harmonie semblait régner
-entre ces phénomènes ; ils faisaient le guet tour à
-tour en suivant la messe sur leurs livres : dès que
-l'homme baissait les yeux, la femme levait la tête,
-et lorsqu'elle reprenait ses prières, il reprenait sa
-faction.</p>
-
-<p>Je rejoignis Étienne en hâte et je lui rendis compte
-de ce que j'avais vu, sans cacher mon admiration
-pour la belle et touchante victime. Aux premiers
-mots de mon récit, le scepticisme, le dandysme, les
-airs glacés firent place à une émotion sincère ; il
-pâlit et s'appuya sur moi. Je ne pus obtenir qu'il
-attendît le moment indiqué pour retourner au fond
-de l'église ; il partit comme un trait, renversa plusieurs
-chaises, bourra plusieurs chrétiens, et revint
-tout rayonnant, son chapeau dans la main gauche
-et son mouchoir dans la droite. «&nbsp;Tu as raison, me
-dit-il, elle est tout simplement adorable. Nous nous
-aimons, je l'épouse, je t'invite ; mais sortons d'ici,
-j'ai besoin d'air.&nbsp;» Il avait l'imagination tellement
-échauffée que sans moi il oubliait d'endosser son
-paletot par un froid de cinq à six degrés. Pendant un
-bon quart d'heure, il piétina, sans y prendre garde,
-dans cette poussière noire et gluante qui est la neige
-de Paris. Moi-même j'oubliais de grelotter, quoique
-rien ne vous fige le sang comme une nuit blanche ;
-j'éprouvais une étrange ivresse à entendre déraisonner
-ce grand enfant barbu.</p>
-
-<p>La sortie de la messe et la dispersion des fidèles
-s'opérèrent sous nos yeux. Hortense quitta l'église
-au bras du petit vieillard sec et flanquée de la
-géante ; le trio s'engagea dans la rue de Tivoli. La
-jeune femme ne nous vit pas, ou si elle aperçut
-Étienne, elle ne laissa rien paraître, mais ses deux
-compagnons se retournèrent plusieurs fois, à tour
-de rôle, l'un éclairant la route, tandis que l'autre
-assurait les derrières. Étienne s'enrageait à les suivre ;
-je le retins en lui prouvant qu'il risquait de
-tout compromettre, et nous prîmes le chemin du
-déjeuner.</p>
-
-<p>Ah! l'heureux homme! De quel appétit il dévorait
-le temps et l'espace, sans préjudice du poulet à la
-marengo! Les obstacles, les rivalités, les complots
-de la famille Bersac disparaissaient devant lui comme
-les côtelettes ; il dégustait en connaisseur le vin de
-Musigny et le bonheur d'être aimé. Il mangea douze
-ou quinze écrevisses royales en faisant tout autant
-de projets plus que royaux. C'était double plaisir que
-de le voir et de l'entendre. Il montait sa maison,
-discutait les livrées, peuplait les écuries, galopait
-dans les contre-allées du bois de Boulogne sur son
-cheval favori, dessinait pour Hortense des costumes
-de fantaisie comme les princesses n'en ont pas ; il
-ouvrait ses salons à l'élite du talent, tandis que les
-grands seigneurs faisaient queue à la porte. Tout à
-coup, il plongeait au fin fond de la province et commençait
-une de ces idylles qu'on rêve à dix-huit
-ans, cueillant les violettes par charretées et construisant
-des arcs de triomphe en bluets.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Le loup se forge une félicité</div>
-<div class="verse i1">Qui le fait pleurer de tendresse.</div>
-</div>
-
-<p>Le monde l'excédait ; il voulait être tout à sa
-femme afin de l'avoir toute à lui. S'il la trouvait encore
-un peu bourgeoise (et rien de plus excusable,
-pauvre enfant!), il la pétrirait à nouveau de ses propres
-mains.</p>
-
-<p>«&nbsp;Cela n'est pas plus difficile en somme que de
-créer une héroïne de toutes pièces, comme nous
-faisons chaque jour dans nos romans. J'ai fabriqué
-plus de vingt femmes, vraies et vivantes, pour les
-plaisirs de mon public : j'en veux parfaire une meilleure
-et plus charmante à mon usage. Chacun pour
-soi, morbleu! N'est-il pas juste et naturel que le
-pauvre romancier, une fois dans sa vie, se donne le
-luxe d'un Romain?&nbsp;»</p>
-
-<p>Je lui fis observer qu'il manquait une pièce importante
-à son château en Espagne.</p>
-
-<p>«&nbsp;Laquelle?</p>
-
-<p>&mdash; Le cabinet de travail.</p>
-
-<p>&mdash; Mon cher ami, répondit-il d'un ton plus grave,
-tu sais ce que j'ai su produire au milieu du brouhaha
-de Paris. Le boulevard, le lansquenet, les maîtresses,
-les camarades, les créanciers, les coulisses,
-les soupers, les duels, les journaux, le papier timbré,
-m'ont laissé le temps d'écrire deux ou trois livres
-<i>pour de vrai</i>. Tu as vu ce matin que j'improvise encore
-assez gaillardement avec deux bouteilles de vin
-de Champagne dans la tête. Juge par là de ce que je
-pourrai faire quand le repos, la sécurité, le bonheur
-et l'amour honnête m'auront rendu à moi-même et
-régénéré à fond! Je pondrai des chefs-d'&oelig;uvre!</p>
-
-<p>&mdash; <i>Jean Moreau</i>?</p>
-
-<p>&mdash; <i>Jean Moreau</i> d'abord, et cent autres après.
-Qu'est-ce qu'un volume in-18? Sept ou huit mille
-lignes d'impression. J'en peux dicter cinq cents en
-moins de deux heures, tu l'as vu ; une journée de
-l'homme heureux et libre représente au bas prix dix
-heures de travail, c'est-à-dire cinq mille lignes. A
-ce compte, on ferait un volume tous les deux jours,
-cent quatre-vingts à l'année, et l'on aurait du temps
-de reste. Si les gros chiffres te font peur, réduis les
-miens à la moitié, au quart, au dixième! c'est encore
-une production de dix-huit volumes par an.
-M'accordes-tu trente ans de vie? J'ai cinq cent quarante
-volumes sur la planche, au minimum. Si je
-meurs à la fleur de l'âge, dans quinze ans d'ici, je
-laisserai encore aux éditeurs un stock plus imposant
-que celui de Voltaire. On sait pourquoi les
-écrivains de notre époque sont tous stériles, ou à
-peu près : c'est qu'ils dépensent les neuf dixièmes
-de leur temps et de leur encre à solliciter les bonnes
-grâces d'une figurante, la clémence d'un tailleur et
-les renouvellements d'un huissier. Il se perd journellement
-à Paris un million de lignes au détriment
-de la province et de la postérité. Prends tous les
-hommes de talent, j'en connais bien deux cent cinquante,
-marie-les à des femmes comme Hortense,
-donne-leur à chacun deux cents louis par mois, et
-les siècles de Périclès, d'Auguste et de Louis XIV ne
-seront que de la Saint-Jean au prix du nôtre!&nbsp;»</p>
-
-<p>Il déraisonna sur ce ton jusqu'à deux heures après
-midi, puis il m'envoya me coucher sans la lettre de
-recommandation qu'il m'avait promise. Je ne me
-réveillai que le lendemain à neuf heures.</p>
-
-
-<h3>II</h3>
-
-<p>Cinq ou six jours après cette débauche, je m'avisai
-qu'il était temps de faire une visite à mon nouvel
-ami. Son concierge me répondit que M. Étienne n'y
-était pas, et je laissai ma carte. Je tentai l'aventure
-une seconde fois, la semaine suivante, et pour plus
-de sûreté je m'en fus droit chez lui sans rien demander
-à la porte. Le valet de chambre correct me
-reconnut, il ne me prit ni pour un créancier ni pour
-un emprunteur ; cependant il ne put ou ne voulut
-jamais me dire à quelle heure on trouvait son
-maître au logis. Tout ce que j'en obtins fut une
-plume et du papier sur la table de l'antichambre.
-J'écrivis à l'homme bien gardé, et je le priai amicalement
-de m'assigner un rendez-vous. La demande
-resta sans réponse. Un grand mois s'était
-écoulé depuis notre dîner chez Tattet, lorsqu'un des
-convives m'arrêta sur le boulevard et me dit :
-«&nbsp;Qu'avez-vous fait d'Étienne? On vous accuse de
-l'avoir supprimé ; personne ne l'a revu.&nbsp;»</p>
-
-<p>Je répondis qu'il était invisible aux petits comme
-aux grands, et que sans doute il se faisait céler pour
-écrire sans distractions, car sa prose commençait à
-déborder dans les journaux.</p>
-
-<p>Le fait est qu'il noircit alors plus de papier en trois
-ou quatre mois que dans l'année la plus féconde de sa
-vie. Il fit de tout en quantité prodigieuse, et tint
-plus de place à lui seul que dix auteurs de premier
-et de second ordre. Tout ce qu'il publia dans cette
-période d'élucubration fébrile ne fut pas, on le devine,
-à la hauteur de son nom. Pour une belle page
-de forme absolument pure et classique, il en laissait
-aller dix ou quinze au courant de la plume. Les
-récits, les bluettes et les fantaisies qu'il semait à la
-volée rayonnaient quelquefois du sourire de l'homme
-heureux, et montraient plus souvent la grimace du
-man&oelig;uvre surmené. Ses lecteurs assidus, les fidèles
-qui le suivaient d'une attention bienveillante jusque
-dans ses écarts excusaient ce déréglement par la
-nécessité de vivre ; mais ils sentaient qu'à ce métier
-le plus grand écrivain du monde doit forcément se
-gâter la main.</p>
-
-<p>Vers le milieu de mars, je le rencontrai, ou du
-moins je l'aperçus au Théâtre-Italien. Il se tenait
-debout à l'entrée de l'orchestre et lorgnait obstinément
-une loge de face que je n'avais point remarquée.
-Mon attention s'éveilla, je me mis à chercher
-le but qu'il visait sans relâche, et je reconnus
-M<sup>me</sup> Bersac en grande toilette, toute rayonnante de
-diamants. Le gros phénomène rustique était assis
-à côté d'elle, et le petit monsieur desséché se démenait
-au second plan. Hortense ne me parut nullement
-déplacée dans le beau monde de Paris ; je fus
-presque étonné de voir que sa personne et sa toilette
-soutenaient les comparaisons les plus écrasantes.
-Une provinciale à moitié belle et à peu près élégante
-qui risquerait cette épreuve devant l'homme qu'elle
-aime serait perdue sans rémission. Étienne semblait
-fort épris et tout fier d'assister au triomphe de ses
-amours. Quelques signaux furtifs échangés à distance
-me prouvèrent qu'on était d'accord, mais que
-l'on persistait à se cacher des deux grotesques. Un
-intérêt plus vif que la simple curiosité me portait à
-demander la suite d'un roman commencé sous mes
-yeux. J'attirai le regard d'Étienne, il me fit un geste
-amical suivi d'une pantomime rapide qui indiquait
-le <i>bien aller</i>, comme on dit en langue de chasse,
-puis il rentra dans le couloir, et j'eus beau le chercher
-après le spectacle : les Bersac avaient disparu
-comme lui.</p>
-
-<p>Les semaines s'écoulèrent, le printemps égaya
-Paris, on rencontra des voitures de fleurs au détour
-de toutes les rues ; mais personne n'aperçut Étienne.
-Il était comme rivé à son bureau, et ne donnait
-signe de vie que par trois romans-feuilletons qu'il
-délayait au jour le jour. J'en conclus qu'il avait à
-c&oelig;ur de mettre tous ses comptes en règle avant d'épouser
-M<sup>me</sup> Bersac. Les romans qu'il expédiait sous
-jambe étaient sans doute promis par traités et peut-être
-payés d'avance. Vers la fin de mai, les affiches,
-les annonces et les réclames firent savoir à tous les
-amateurs que la célèbre collection de M. É&hellip;, consistant
-en tableaux, dessins, gravures, bronzes,
-marbres, majoliques, armes, tapisseries et meubles
-anciens, allait être exposée pendant deux jours à
-l'hôtel des ventes. Quelques naïfs s'attendrirent sur
-le sort du célèbre écrivain qui avait fait des prodiges
-de travail sans parvenir à racheter la folie de sa
-jeunesse, et qui se dépouillait de ses biens les plus
-chers pour satisfaire d'avides créanciers. Quant à
-moi, je crus deviner que le mariage était proche, et
-qu'Étienne, en honnête garçon, se faisait un point
-d'honneur de payer ses dettes lui-même.</p>
-
-<p>Sa vente attira non-seulement les collectionneurs
-et les marchands, mais les artistes et les écrivains
-de tout étage. Étienne seul n'y parut point. Plusieurs
-personnes remarquèrent à la droite du commissaire-priseur
-un tout petit vieillard en habit râpé
-et en cravate blanche. Dans ce gnome mystérieux,
-qui poussait vivement les enchères et les abandonnait
-toujours à point, je reconnus l'homme de la
-Trinité et du Théâtre-Italien, le garde du corps de
-M<sup>me</sup> Bersac. Sa présence et son zèle me prouvèrent
-deux choses : Hortense s'était déclarée en faveur
-d'Étienne, et la famille du premier mari, au lieu de
-rompre en visière à la veuve, prenait en main les
-intérêts de l'intrus.</p>
-
-<p>Cette dernière révélation ruinait tout simplement
-mon hypothèse. Si le petit monsieur épousait la
-cause d'Étienne, les passions, les calculs, le rôle
-ingrat que je lui avais prêté, toutes les pièces de
-mon argumentation tombaient à terre. Je me trouvais
-en présence d'un innocent vieillard, dévoué à
-M<sup>me</sup> Bersac, de son père peut-être! de son père, que
-j'avais horriblement jugé sur la foi d'une lettre mal
-lue et mal comprise! Ma conscience n'était pas des
-plus rassurées, et pour comble d'ennui je pensais
-que le bon Étienne ne pouvait oublier ces propos
-désobligeants. Il n'était pas de ceux qui aiment
-à demi ; me pardonnerait-il d'avoir calomnié par
-passe-temps, dans un stupide jeu d'esprit, une famille
-qui devenait la sienne?</p>
-
-<p>A travers les scrupules qui m'obsédaient, les circonstances
-les plus insignifiantes prirent bientôt
-une couleur sinistre. Je me persuadai que, si je n'avais
-pu forcer la porte du grand écrivain, c'est qu'il
-m'avait personnellement exclu de sa présence ; s'il
-s'était échappé du Théâtre-Italien avant la fin du
-spectacle, c'était pour me fuir. La lettre qu'il m'avait
-promise, je l'attendais toujours! Tant de froideur
-après une sympathie si brusquement déclarée!
-Plus de doute, mon commentaire ingénieux sur le
-texte de M<sup>me</sup> Bersac me coûtait un ami.</p>
-
-<p>J'en étais là de mes réflexions, quinze ou vingt
-jours après la vente, quand je reçus par la poste un
-paquet volumineux. C'était une enveloppe contenant
-sept lettres d'Étienne, dont une seule à mon
-adresse, la voici :</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon cher ami, je te devais un mot de recommandation,
-j'ai tardé, je m'exécute et je t'en expédie
-une demi-douzaine ; tu n'auras rien perdu pour attendre.
-Hâte-toi de frapper aux bonnes portes ;
-jamais l'occasion ne fut meilleure, ma retraite fait
-de la place.</p>
-
-<p>«&nbsp;Oui, les <i>jeunes</i> qui m'accusaient de barrer
-toutes les avenues vont pouvoir circuler, si tant est
-qu'ils aient des jambes. J'ai suspendu la plume au
-croc, le public n'entendra plus parler de moi ; c'est
-chose dite et jurée ; tu peux en faire part aux amis
-et aux ennemis.</p>
-
-<p>«&nbsp;Depuis notre dernière et notre première rencontre,
-j'ai été le plus heureux des hommes et le
-plus accablé des forçats, j'ai achevé une existence
-de labeur, commencé une vie d'amour, épuisé plus
-de soucis et plus de joie qu'il n'en faudrait pour
-tuer un hercule. Au demeurant, je me porte bien.</p>
-
-<p>«&nbsp;Hortense est la plus belle, la meilleure, la plus
-angélique des femmes. Béni sois-tu, toi qui l'as devinée
-du premier coup d'&oelig;il! Nous nous aimons
-comme on ne s'est jamais aimé sur terre ; si je savais
-un homme plus follement épris que moi, j'irais
-lui chercher querelle à l'instant. Après mille traverses
-dont le récit serait trop long, tout s'est accommodé
-pour le mieux ; je l'épouse mardi prochain,
-à&hellip; ; c'est sa ville natale. Je ne t'invite pas, ni
-toi, ni personne ; elle veut que je rompe avec Paris ;
-il lui faut un Étienne tout neuf, elle l'aura.</p>
-
-<p>«&nbsp;Nous sommes ridiculement riches, j'en ai rougi
-jusqu'aux oreilles à la lecture du contrat. Ma femme
-a cent vingt mille francs de rente en usufruit et
-vingt mille en toute propriété. Tout cela vient du
-vieux Bersac, de Bersac aîné, comme on l'appelle
-dans la famille. Cet excellent ami, qui a trépassé en
-ma faveur, faisait un grand commerce de vins et
-d'eaux-de-vie ; son souvenir est populaire dans les
-départements du Sud-Ouest. Mon apport, à moi, se
-réduit à la propriété de mes livres. Bondidier, qui
-les exploite, a pris la louable habitude de me donner
-quatre ou cinq mille écus, bon an, mal an. Ce revenu
-ne doit plus rien à personne ; ma vente a tout
-soldé, jusqu'à la corbeille, qui est digne d'Hortense
-et de moi. Nous avons donc cent cinquante et quelques
-mille francs de revenu, plus un hôtel en ville
-et le château de Bellombre, qu'on dit splendide et
-royalement meublé. Garde ces détails pour toi, ou
-n'en imprime que ce qui te paraîtra essentiel, au
-cas où le public témoignerait une curiosité trop
-vive.</p>
-
-<p>«&nbsp;Je ne t'ai pas encore dit le plus beau de l'affaire :
-nous tenons un intendant admirable, unique, habile,
-honnête, parfait, il ne nous coûte rien. Quelle aubaine
-pour Hortense et pour moi, qui sommes de
-vrais Hurons en arithmétique! L'homme providentiel,
-tu l'as aperçu, mais tu ne l'as point deviné :
-C'est Bersac jeune, notaire honoraire et malin
-comme un vieux diable, mais bon diable s'il en fut.
-Sa fortune est des plus modestes ; tandis que le
-grand frère pêchait les millions en vin clairet, Célestin
-(c'est son nom) courtisait les muses rebelles,
-imprimait un poème sur Clovis, faisait siffler une
-tragédie gallo-franque sur un théâtre d'arrondissement,
-débutait dans les Agamemnons sous une
-grêle de pommes, essayait un journal légitimiste intitulé
-<i>le Doigt de Dieu</i>, échouait sur les rives inhospitalières
-du notariat, petit clerc à trente ans, épousait
-une paysanne,&hellip; tu l'as vue! et ce sacrifice
-au-dessus de mes forces et des tiennes était payé
-dix mille écus tout secs. Il achète une mauvaise
-étude de canton, prend la clientèle d'assaut, triple la
-valeur de sa charge et s'enlève à la force du poignet
-jusqu'au chef-lieu du département. Là ses mérites
-en tout genre et sa probité bien connue lui ont concilié
-l'estime universelle ; on l'aime, on le respecte,
-il commande à l'opinion. C'est Hortense qui m'a
-donné ces détails : sa tendresse pour lui n'est pas
-aveugle, il nous a rudement taquinés durant trois
-mois ; mais elle rend justice à ses vertus, et jure
-qu'on ne saurait lui rompre en visière sans ameuter
-tout le pays.</p>
-
-<p>«&nbsp;Soyons justes ; voilà un homme qui a lutté toute
-sa vie pour gagner dix mille francs de rente, c'est
-tout son bien. Il comptait à bon droit sur l'héritage
-de son frère ; il voit Bersac aîné prendre une jeune
-femme et lui laisser tous ses revenus après deux
-ans de mariage. Il y avait un seul moyen de réparer
-cette injustice : le fils de Célestin est un garçon de
-mon âge, il commande un bataillon de chasseurs à
-pied ; mais Hortense se cabre dès les premières ouvertures,
-elle répond qu'un Bersac lui suffit, qu'un
-autre serait de trop dans sa vie : la chère enfant
-avait déjà l'âme occupée de ton ami. Célestin, qui
-n'est pas un sot, devine que sa belle-s&oelig;ur lui échappera
-plus tôt que plus tard, et pourtant il ne lui
-tient pas rigueur ; loin de là, il prend en main les
-intérêts de la pauvrette, soigne ses baux, améliore
-ses terres, touche ses rentes, place ses économies :
-connais-tu deux bourgeois assez nobles pour en
-faire autant? Il la suit à Paris et l'observe d'assez
-près, parce qu'il la sait jeune et confiante ; mais du
-jour où elle a jeté son dévolu sur un honnête homme
-de quelque valeur, il l'approuve sans réserve, me
-tend la main sans rancune, et consacre tout son
-temps à l'arrangement de mes affaires. Ils m'ont
-comme adopté, ces Bersac. Croirais-tu que la bonne
-vieille m'appelle son beau-frère? Des sentiments de
-l'âge d'or!</p>
-
-<p>«&nbsp;Tu me connais un peu, quoique nous n'ayons
-guère mangé plus d'un gramme de sel ensemble, et
-tu devines que ces braves gens n'ont pas affaire à
-un ingrat. Le bonheur ne m'a pas faussé le sens
-moral, je sens que cette fortune gagnée par le travail
-d'autrui n'est pas mienne. Il ne tiendrait qu'à moi
-de manger tout l'héritage ; Bersac me l'a prouvé
-pièces en main : les trois quarts du capital sont en
-titres au porteur, et la veuve est formellement dispensée
-de caution et d'inventaire. Cette confiance,
-nous n'en userons même pas, et je veux transformer
-en titres nominatifs au profit de ces pauvres diables
-les valeurs dont Hortense a l'usufruit. Quant à la
-petite fortune qu'elle possède en toute propriété,
-nous la gardons pour nos enfants, si tant est qu'il
-nous en vienne. Ils auront vingt mille francs de
-rente de leur mère, douze ou quinze mille de mes
-livres et de mon théâtre, et tout ce que nous aurons
-épargné pour eux, car je suis homme à liarder par
-devoir ; mais, si nous mourons sans postérité, j'entends
-que tout ce qui vient des Bersac retourne aux
-Bersac ; c'est justice : ni ma femme ni moi nous
-n'avons de proches parents.</p>
-
-<p>«&nbsp;C'est en ce sens, mon bon, que j'ai fait dresser
-le contrat par un notaire sûr, qui connaît un peu la
-famille, mais qui m'a promis le secret. Le pauvre
-Célestin n'a pas voulu tremper le bout du doigt dans
-nos conventions, tant sa délicatesse est grande!
-Juge de sa surprise et de sa reconnaissance lorsqu'il
-se verra si largement avantagé par un homme
-dont la conduite et la profession lui faisaient une
-peur d'enfer!</p>
-
-<p>«&nbsp;Tu n'imagines pas les préjugés saugrenus qui
-ont cours en province! Le plus intelligent et le meilleur
-de ces bourgeois exotiques fait peu de différence
-entre un Peau-Rouge et un écrivain de Paris.
-Bersac jeune a laissé voir une stupéfaction naïve en
-apprenant que je ne buvais pas d'absinthe et que je
-ne fumais pas nuit et jour. Il me demande sérieusement
-si les auteurs et les acteurs de la Comédie-Française
-ne vivent plus pêle-mêle dans le même
-grenier? L'autre soir il est venu me trouver en
-grand mystère, et après un long préambule sur ses
-sentiments monarchiques et religieux il m'a confessé
-que sa femme, et ma future, et lui-même, et
-tous ses amis seraient péniblement affectés, si j'écrivais
-dans l'<i>Impartial</i>. Il paraît que l'<i>Impartial</i> de
-mon futur département est une feuille diabolique.
-J'ai bien ri ; me vois-tu collaborateur de l'<i>Impartial</i>
-du cru?</p>
-
-<p>«&nbsp; &mdash; Eh! cher monsieur, lui ai-je dit, j'ai de tous
-les journaux par-dessus les oreilles, et vous me rendriez
-un signalé service, si vous me fournissiez le
-moyen de n'en lire aucun.</p>
-
-<p>«&nbsp;Il m'embrassa sur les deux joues et reprit d'un
-ton résigné : «&nbsp;Je sais que vos idées et vos croyances
-sont malheureusement différentes des nôtres ; la
-royauté que nous rappelons de nos v&oelig;ux n'a pas
-vos sympathies ; vos ouvrages, que j'ai tous lus pour
-apprendre à vous connaître, trahissent en plus d'un
-endroit la hardiesse du libre penseur.</p>
-
-<p>«&nbsp; &mdash; Eh bien?</p>
-
-<p>«&nbsp; &mdash; Eh bien! ayez pitié de nous, c'est Hortense
-qui vous en prie. Souvenez-vous de temps en temps
-que nos illusions nous sont chères, et qu'il serait
-cruel de les heurter de front.</p>
-
-<p>«&nbsp; &mdash; Mais c'est le premier élément des bienséances!
-M'avez-vous jamais vu, dans la conversation&hellip;?</p>
-
-<p>«&nbsp; &mdash; A Dieu ne plaise! Vous êtes le mieux appris
-de tous les hommes! Je pense seulement aux livres
-que vous écrirez, mon digne ami, à ces beaux livres,
-à tous ces livres dont nous serons un peu responsables
-là-bas, car la famille est solidaire en province,
-et ces brillants ouvrages que sans doute vous
-allez&hellip;</p>
-
-<p>«&nbsp; &mdash; Quels ouvrages? quels livres? A qui en avez-vous?
-N'ai-je donc pas assez produit? Pensez-vous
-que je me marie pour continuer ce labeur abrutissant?
-Personne ne saura les efforts que j'ai faits,
-depuis trois mois et plus, pour tirer une dernière
-mouture de mon sac. Je suis courbatu, épuisé,
-éc&oelig;uré. Le peu que j'avais à dire, je l'ai rabâché
-dix fois pour une : le public se noie dans ma prose.
-Je lui donne ma démission ; qu'il cherche ses plaisirs
-ailleurs, qu'il appelle des rieurs moins las et
-des amuseurs moins ennuyés!</p>
-
-<p>«&nbsp; &mdash; Quoi! vous n'écrirez plus?</p>
-
-<p>«&nbsp; &mdash; Non.</p>
-
-<p>«&nbsp; &mdash; Sérieusement, vous ne voulez plus rien mettre
-sous presse?</p>
-
-<p>«&nbsp; &mdash; Excepté les lettres de part que nous expédierons
-dans huit jours.</p>
-
-<p>«&nbsp; &mdash; Votre parole d'honneur?</p>
-
-<p>«&nbsp; &mdash; Mon cher monsieur, la parole d'un honnête
-homme est toujours parole d'honneur.</p>
-
-<p>«&nbsp; &mdash; J'en prends acte, mon digne ami!</p>
-
-<p>«&nbsp;Que ne puis-je te dessiner les mille grimaces de
-contentement qui ridaient sa petite figure? J'ai fait
-un heureux marché, car, entre nous, je n'attendais
-qu'une occasion pour donner la littérature au diable.
-Quand je retourne la tête vers mon passé, je ne vois
-que sottises en action, en parole et en écriture. Et
-dire que je me suis cru poussé vers cette ornière
-par une espèce de vocation! Mon cher, il n'y a
-qu'un chemin dans la vie qui ne soit pas un casse-cou,
-c'est celui où je compte me promener trente
-ans de suite dans une calèche à huit ressorts avec
-Hortense. Aimer, être aimé, vivre en joie, lorgner
-philosophiquement les vices et les ridicules
-d'autrui, voilà le seul lot enviable. Tu n'en crois
-rien? attends. Tu es jeune, l'ergot te démange, tu
-hérisses la crête en aiguisant ton bec : va, mon
-bonhomme, jette ton feu ; mais si l'occasion se rencontre
-à mi-route, fais comme moi, suis l'exemple
-de celui qui, pouvant devenir un fameux coq de
-combat, a choisi d'être un coq en pâte.</p>
-
-<p class="sign">«&nbsp;<span class="sc">Étienne.</span>&nbsp;»</p>
-
-
-<p class="ugap">Cette lettre aurait dû me réjouir à plus d'un titre :
-elle m'ouvrait les portes les mieux closes, elle me
-rassurait sur les sentiments d'un ami, elle rendait
-justice à mon diagnostic, elle m'instituait en quelque
-sorte le légataire spirituel d'un vivant, puisque
-seul à Paris je pouvais annoncer et commenter la
-retraite d'Étienne. Cependant j'en fus atterré.</p>
-
-<p>Peu m'importait de le savoir circonvenu et même
-dépouillé par ce vieux malin de Bersac : les affaires
-ne sont que les affaires, c'est-à-dire un détail de
-troisième ordre dans la vie des êtres pensants ; mais
-qu'un homme d'avenir eût abdiqué son art, soit volontairement
-par dégoût, soit par faiblesse pour
-lever les scrupules d'une famille inepte, voilà ce
-qui me crevait le c&oelig;ur. Si personne ne lui avait fait
-une condition de ce renoncement, il était véritablement
-à plaindre. C'était sans doute la fatigue des
-derniers mois qui le portait à se croire épuisé ; mais
-que penser de lui, s'il avait sacrifié l'art aux exigences
-des Bersac, échangé tous ses droits à la
-gloire des lentilles de Bellombre? L'amour même
-n'excusait qu'à demi la honte d'un tel marché ; je
-me demandai sérieusement si Étienne déserteur des
-lettres et traître à son propre talent, méritait encore
-l'estime.</p>
-
-<p>Le temps et la réflexion me rassurèrent un peu.
-Comment la veuve s'est-elle éprise du brillant écrivain?
-A force de le lire. Puisqu'elle aime ce beau
-talent, elle ne peut pas sans une contradiction
-monstrueuse en exiger le sacrifice. Le petit Célestin
-lui-même, tout marguiller qu'il est, ne doit pas souhaiter
-qu'un homme comme Étienne se coiffe de l'éteignoir.
-L'ex-notaire, l'ex-journaliste, l'ex-poétereau,
-l'ex-Bagotin, a conservé au fond du c&oelig;ur un
-certain respect pour les lettres. Et quand même la
-femme, la famille et la province uniraient tous leurs
-efforts pour étouffer un esprit supérieur, quand il
-se prêterait docilement à ce meurtre, est-il maître
-de rester stérile et de ne point produire les chefs-d'&oelig;uvre
-qui sont en lui? Non, les fruits du génie,
-comme les fruits du corps humain, éclosent malgré
-tout lorsqu'ils sont arrivés à terme : livres, enfants,
-naissent au jour marqué par la nature ; ni l'auteur
-ni la mère ne sauraient retarder d'une minute cette
-heureuse fatalité. Les grands hommes blasés qui
-nous disent : «&nbsp;J'ai le cerveau plein de chefs-d'&oelig;uvre,
-et je tiens la porte fermée,&nbsp;» pourraient laisser la porte
-ouverte impunément.</p>
-
-<p>Je fis publier les détails qu'Étienne m'avait confiés
-à cet usage, mais je me gardai de répandre le bruit
-de son abdication. Tout Paris admira le bon goût et
-l'esprit de cette provinciale qui se donnait le luxe
-d'enrichir un homme supérieur. Les journaux prophétisèrent
-que le grand producteur, libre enfin de
-tout souci, allait se concentrer dans quelques &oelig;uvres
-capitales ; mais la rédaction des lettres de part étonna
-les confrères et les amis du marié. En voici la teneur
-exacte :</p>
-
-<p>«&nbsp;M. Étienne a l'honneur de vous faire part de son
-mariage avec M<sup>me</sup> Hortense de Garennes, veuve de
-M. Bersac aîné.&nbsp;»</p>
-
-<p>«&nbsp;M. et M<sup>me</sup> Bersac jeune ont l'honneur de vous
-faire part du mariage de M<sup>me</sup> Hortense de Garennes,
-veuve de M. Bersac aîné, ancien juge au tribunal de
-commerce, ancien membre du conseil d'arrondissement,
-leur belle-s&oelig;ur, avec M. Étienne, propriétaire
-et rentier en cette ville.&nbsp;»</p>
-
-
-<h3>III</h3>
-
-<p>Étienne débarqua le lundi matin vers cinq heures
-dans la grande petite ville où il pensait finir ses jours.
-Le mariage civil et religieux était fixé au lendemain ;
-Hortense arrivait le soir même par le train-poste
-sous l'escorte des deux Bersac. Ces pontifes avaient
-décidé qu'un futur ne peut voyager avec sa fiancée,
-et l'écrivain prit les devants en vertu de ce principe,
-qu'un galant homme doit toujours être le premier sur
-le terrain.</p>
-
-<p>L'omnibus du chemin de fer le conduisit avec ses
-bagages à l'hôtel des <i>Ambassadeurs</i>. En moins de
-dix minutes, l'illustre Parisien fut installé dans un
-bel appartement au premier étage, sur la grand'rue,
-et couché dans un lit moelleux, élastique, parfumé
-d'une honnête et franche odeur de lessive provinciale.
-Deux heures de repos par-dessus le solide à-compte
-qu'il avait pris dans son coupé lui rafraîchirent
-le corps et l'esprit ; il rêva qu'il était papillon
-dans une prairie, qu'il cueillait les fleurs les plus
-belles et que son bouquet printanier, noué d'une
-faveur bleue, ressemblait à M<sup>lle</sup> Jouassin, de la Comédie-Française.
-La joie ou la surprise l'éveilla ; il
-vit une chambre inconnue, un rayon de soleil où
-dansaient des millions d'atomes, et trois ou quatre
-malles entassées dans un coin. Peu à peu ses idées
-se fixèrent ; il se rappela qu'il était un voyageur détaché
-de tout ce qu'il avait connu, pratiqué, aimé, et
-en route pour une vie nouvelle. «&nbsp;Tout ce que je
-possède est ici, je ne laisse rien derrière moi, pas
-même un créancier.&nbsp;» A cette sensation de liberté
-absolue succéda la pensée d'Hortense et de l'engagement
-irrévocable qu'il allait prendre : «&nbsp;Dans vingt
-et quelques heures, je ne m'appartiendrai plus.&nbsp;» Il
-ne s'effraya point de cette perspective ; l'abandon de
-lui-même entraînait une réciprocité qui lui parut
-consolante. Posséder une jeune et jolie femme qu'on
-adore, n'est-ce pas le bonheur dans son plein, la fin
-dernière de tous les romans? Mais jouir par surcroît
-du bien-être, de l'abondance, du luxe, de l'éclat, de
-la considération, du loisir, voilà une réalité qui corse
-agréablement l'idéal ; la poésie se double et s'étoffe
-de bonne prose bien solide.</p>
-
-<p>Étienne s'élança hors du lit sur un air d'opéra-bouffe.</p>
-
-<p class="c">Ne rien faire,<br />
-Qu'aimer et plaire!</p>
-
-<p>A son premier coup de sonnette, il vit accourir un
-garçon qui l'admirait sans doute par ouï-dire, mais
-dont les yeux en boule et l'empressement effaré ne
-laissèrent pas que de flatter son amour-propre. Chaque
-mot, chaque geste de cet indigène, et même ses
-maladresses les plus lourdes, semblaient dire : «&nbsp;Ah!
-monsieur! quel honneur pour nous!&nbsp;»</p>
-
-<p>Il n'est si grand seigneur qui ne flaire de bon appétit
-l'encens des patauds. Étienne ne s'offensa point
-de la curiosité qui s'éveillait partout sur son passage.
-Tout en flânant par les rues, à la mode de Paris, il
-ruminait ce vers d'Horace : «&nbsp;Il est doux de se voir
-montré au doigt et d'entendre dire : «&nbsp;C'est lui!&nbsp;» Sa
-gloire l'avait précédé ; on l'attendait, on le guettait,
-le libraire de la rue Impériale s'était comme pavoisé
-en étalant <i>Silva</i>, <i>Marius et Marie</i>, <i>le Prisonnier</i>, <i>le
-Fiel de Colombe</i>, <i>Hippolyte II</i>, <i>les Soirées de Scutari</i>,
-<i>Ivan</i>, <i>Jacqueline</i>, les bons livres d'Étienne et
-ses drames applaudis. Son portrait était au premier
-plan chez les papetiers de tous étages, quelques
-passants le saluèrent ; un mendiant lui dit : «&nbsp;Monsieur
-Étienne!&nbsp;» et gagna de ce coup une pièce de
-cinq francs. Il semblait que cette préfecture de
-trente-cinq mille âmes attendît un messie, et que ce
-messie fût lui.</p>
-
-<p>Au sortir de l'auberge, il avait refusé de prendre
-un guide : coquetterie de touriste! C'est ainsi qu'il
-s'était jeté à corps perdu dans les villes les plus
-inextricables de l'Europe, Rome, Séville, Prague et
-Constantinople. Il ne lui fallut pas un quart d'heure
-pour trouver la rue des Murs, ce petit faubourg
-Saint-Germain où Hortense avait son hôtel, et Célestin
-son ermitage. L'hôtel Bersac était un des plus
-beaux de la ville, bâti dans les derniers temps du
-Roi Bien-Aimé par l'intendant de la province. Un
-nombreux domestique lessivait les fenêtres, époussetait
-les meubles, accrochait les rideaux. Sous le
-portail, un cocher d'aspect vénérable achevait la
-toilette d'un landau presque neuf, tandis que deux
-chevaux du Mecklembourg, graves et solennels
-comme des conseillers auliques, revenaient de leur
-promenade du matin. En bonne conscience, Étienne
-s'avoua qu'il ne pouvait guère rêver mieux. Même à
-Paris, vers la rue de Varennes, il eût fallu marcher
-longtemps pour compter vingt hôtels de plus grand
-air et de plus digne apparence. La façade était large
-et les étages élevés. Point de jardin pourtant, mais
-une vaste cour plantée de robiniers séculaires. Pour
-peu que le château de Bellombre se rapportât à la
-maison de ville, le plus exigeant des poètes avait
-deux logis à souhait pour ses hivers et ses étés.</p>
-
-<p>Il put rêver et circuler à l'aise autour de ce petit
-palais qui appartenait en propre à sa femme, et
-dont un bon contrat lui assurait l'usufruit. Nul importun
-ne vint traverser sa méditation ; le faubourg
-Saint-Germain est discret, même en province. «&nbsp;Décidément,
-pensait-il, j'aborde au port de la véritable
-vie après un long voyage sur des océans de papier
-peint.&nbsp;» Lorsqu'il se transportait en imagination au
-milieu de ce grand Paris qu'il avait quitté la veille,
-il n'y voyait qu'un tohu-bohu de choses ruineuses et
-méprisables, un troupeau de viveurs cosmopolites
-tondu par une horde de nomades affamés, un combat
-de vanités stupides, d'avidités sans pudeur,
-d'ambitions sans principes ; point de repos, point de
-bonheur, point d'amour et presque plus d'esprit ; la
-conversation éteinte faute de loisir, les salons désertés
-pour l'écurie, le tripot et le fumoir ; les femmes
-presque aussi affairées que les hommes, les mondes
-mélangés et confondus, les duchesses et les drôlesses
-parlant le même argot et affublées des mêmes
-chiffons, les bourgeois eux-mêmes corrompus par
-la rage de paraître, l'universalité des gens entraînée
-à manger son capital avec ses revenus ; les épargnes
-du passé et les réserves de l'avenir fondues, volatilisées,
-anéanties dans ce creuset surchauffé où l'on
-jette bon an mal an dix milliards, la grande moitié
-du revenu national. C'est la province qui produit et
-Paris qui consomme ; on ne travaille, on ne pense,
-on ne cause, on n'aime, on ne vit qu'à cent lieues
-de ce foyer destructeur. Heureux les peuples qui
-n'ont pas de capitale! Quand reviendra le temps où
-les villes de dix mille âmes se suffisaient le plus
-agréablement du monde, où une société polie, lettrée,
-galante et gaie vivait sur elle-même dans chaque
-petit coin, et n'attendait ni ses idées, ni ses passions,
-ni ses ridicules par le courrier de Paris?</p>
-
-<p>L'heure du déjeuner interrompit le monologue ;
-Étienne retourna d'un pas léger vers son gîte d'un
-jour. Chemin faisant, il découvrit dans une rue écartée
-une petite plaque de cuivre où l'on pouvait lire
-ces simples mots : <span class="sc">Moine père et fils</span>, <i>successeurs
-de Bersac aîné</i>. La maison, de belle apparence, avait
-l'air discret d'un bureau et ne sentait nullement la
-boutique. Ce détail lui fut agréable ; il vit avec un
-plaisir enfantin que son précurseur n'était pas un
-marchand de la dernière catégorie, mais une sorte
-de commissionnaire au niveau des agents de change
-et des banquiers de la ville.</p>
-
-<p>On lui servit un excellent repas à table d'hôte ;
-l'aubergiste lui prodigua mille attentions personnelles,
-et lui versa d'un vin que l'empereur avait
-apprécié, disait-on, dans son voyage de 1853. La
-curiosité respectueuse de vingt-cinq ou trente convives
-n'incommoda nullement M. Étienne ; je crois
-même qu'il en fut un peu flatté. Comme il achevait
-son dessert, on vint lui dire que le préfet, M. de Giboyeux,
-l'attendait au premier étage. Il remonta
-chez lui, et trouva dans son petit salon un homme
-de cinquante ans, fort aimable, qui avait traversé le
-journalisme après 1830, et qui s'autorisait du nom
-d'homme de lettres pour présenter ses hommages
-au nouvel astre du département.</p>
-
-<p>Tout administrateur qui connaît son métier, fait
-l'éloge du pays qu'il habite et dit le plus grand bien
-de la population, quoiqu'il soit toujours en instance
-pour obtenir son changement. Le préfet ne manqua
-point à ce devoir, il célébra la générosité du conseil
-général qui lui avait fait bâtir un palais de deux
-millions et demi, où son ménage de garçon dansait
-comme une noisette dans un tambour. On peut
-croire qu'il n'oublia point de vanter M<sup>me</sup> Bersac et
-toute la famille, y compris le vieil ultramontain
-Célestin, que l'administration aimait peu, mais
-qu'elle vénérait pour ses vertus et pour son influence.
-Le comte de Giboyeux, que le tracas des élections
-prochaines empêchait parfois de dormir, fit mille
-avances au bon Étienne. Il insinua doucement que
-le député sud-est de la ville était vieux, incapable et
-médiocrement populaire. Les électeurs l'avaient
-nommé sous le bâton ; encore n'avait-il obtenu que
-110 voix de majorité. Si un homme riche, célèbre,
-appuyé par le camp des Bersac, voulait s'entendre
-avec la préfecture, sa nomination ne faisait pas
-l'ombre d'un doute. «&nbsp;Mais, dit Étienne, je me soucie
-fort peu de la politique, et je n'en sais pas le premier
-mot. &mdash; Justement! c'est dans l'élite des indifférents
-et des sceptiques qu'on recrute les bonnes majorités.&nbsp;»</p>
-
-<p>Resté seul, il nota ses impressions et commença
-le mémorandum détaillé de sa nouvelle existence.
-Je possède ce cahier, fort décousu par malheur, et
-plein de lacunes énormes. Sur les deux heures, il
-s'aperçut que le soleil s'était voilé, et que la pluie,
-une vraie pluie atlantique comme on n'en voit que
-dans nos départements de l'Ouest, lavait les toits et
-les pavés à grande eau. Impossible de mettre un
-pied dehors, et les Bersac n'arrivaient qu'à six
-heures. Comme il était parti le soir, il n'avait pris
-aucune provision de lecture, si ce n'est l'itinéraire
-des chemins de fer. Il sonna pour avoir des journaux ;
-un garçon de l'hôtel en apporta cinq ou six qui lui
-parurent vieux d'un an, quoiqu'ils fussent de l'avant-veille.
-L'ennui le prit ; ces natures pétulantes supportent
-malaisément trois ou quatre heures d'inaction.
-Il se mit à marcher de la porte à la fenêtre et
-de la fenêtre à la porte, comme un factionnaire ou
-un prisonnier. La pendule marchait aussi, mais lentement ;
-il s'avisa que les minutes de province pourraient
-bien être un peu plus longues que celles de
-Paris. A coup sûr, la pluie de Paris était moins monotone,
-moins obstinée, moins insolente que ce
-déluge départemental. «&nbsp;J'ai vu tomber l'eau quelquefois,
-mais sans y prendre garde : on causait, on
-riait, les amis entraient et sortaient ; au pis aller,
-j'ouvrais un livre ou je regardais un tableau. Si la
-mélancolie avait été trop forte, je me serais fait conduire
-au cercle ou chez Anna. Le soir, à l'heure des
-spectacles, il peut pleuvoir à cuveaux sans que personne
-en sache rien, sauf les cochers et les sergents
-de ville.&nbsp;»</p>
-
-<p>A force d'écarter les rideaux, il découvrit son
-pendant de l'autre côté de la rue. C'était un homme
-de soixante à soixante-cinq ans, peut-être un ancien
-colonel, qui logeait en face de l'hôtel, au premier
-étage : haute taille, forte corpulence, cheveux blancs
-taillés en brosse, moustache hérissée, pas d'autre
-vêtement qu'un pantalon soutenu par des bretelles
-de tapisserie et un col noir bouclé sur la nuque.
-L'appartement semblait vaste et riche, mais le pauvre
-guerrier en retraite jouissait visiblement peu de
-ses confortables loisirs. Il circulait à grandes enjambées
-dans une demi-douzaine de chambres, s'arrêtait
-méthodiquement à la même fenêtre, appuyait la
-main droite au même carreau, jouait un air très-court,
-le boute-selle ou <i>la Casquette</i>, bâillait copieusement
-et esquissait une pirouette sur le talon droit.
-Tous les quarts d'heure, il prenait une grosse pipe,
-l'allumait avec du papier, se jetait dans un fauteuil,
-aspirait cinq ou six bouffées, entr'ouvrait la fenêtre
-et secouait la cendre sur le trottoir.</p>
-
-<p>Ce manége finit par exaspérer Étienne. «&nbsp;Quoi!
-pensait-il, voilà un homme qui a été jeune, fringant,
-ambitieux tout comme un autre ; il a rêvé gloire et
-victoire, on trouverait peut-être à son dossier une
-action héroïque, enterrée dans les cartons du ministère ;
-il n'a pas l'air d'un sot, il paraît avoir de quoi
-vivre, et il végètera jusqu'à son dernier jour dans
-cet étroit ennui de la province comme un chêne
-dans un pot de fleur! Eh! va-t'en donc à Paris,
-grosse bête!&nbsp;»</p>
-
-<p>Or, comme il ne manquait pas de logique, il opéra
-au même instant un retour sur lui-même. «&nbsp;Et moi!
-que viens-je chercher ici? Ce que je gagne à quitter
-Paris vaut-il ce que j'y laisse? Qu'adviendra-t-il du
-pauvre Étienne dans dix ans, et peut-être plus tôt?
-Combien faut-il de jours de pluie pour réduire un
-esprit valide à ce néant moral que le bâilleur d'en
-face exprime à la façon des huîtres? Si je me sauvais?
-Il en est temps encore ; rien de conclu, liberté
-réciproque. Quel tapage à Paris! Le soir même où
-tous les journaux&hellip;! Les gens qui me rencontreraient
-sur le boulevard se frotteraient les yeux.
-Pour bien faire, il faudrait se cacher jusqu'à neuf ou
-dix heures et apparaître en plein foyer de la Comédie-Française.
-Vous! Lui! Toi! Tableau. Quelle
-aventure! Oui, mes enfants, je suis des vôtres pour
-la vie, et je lirai cinq actes le mois prochain!&nbsp;»</p>
-
-<p>Son esprit se complut tellement au détail de cette
-hypothèse, qu'il oublia le colonel, la pendule, la
-pluie et tout. Lorsque l'hôte lui cria : «&nbsp;Monsieur, le
-train arrive en gare dans vingt minutes!&nbsp;» il s'aperçut
-qu'il avait dormi en plein jour. C'était bien la première
-fois depuis trente ans et plus. Il secoua ses
-dernières illusions de célibataire et courut au-devant
-d'Hortense. La famille Bersac s'était accrue, chemin
-faisant, du cousin George, commandant aux chasseurs
-à pied. Étienne ouvrait la bouche pour remontrer
-aux vieux Bersac qu'une veuve ferait mieux
-de voyager avec son futur qu'avec un prétendant
-évincé ; mais il fut désarmé par l'accueil amoureux
-d'Hortense et par l'air honnête du cousin, qui se
-mariait lui-même dans un mois, après l'inspection
-générale.</p>
-
-<p>On se fit conduire en droiture au logis de M. Célestin,
-où l'on dîna parfaitement, entre soi, sans
-cérémonie. Quelques notables de la ville, la fine
-fleur des bien pensants, dix personnes au plus,
-hommes et femmes, arrivèrent à neuf heures pour
-prendre le thé. L'élément féminin laissait à dire,
-mais les hommes de ce parti n'étaient pas aussi grotesques
-qu'Étienne l'avait supposé. Ils le choyèrent à
-qui mieux mieux, et lui firent entendre qu'on serait
-tout à lui s'il se livrait tout entier, s'il se rangeait
-aux bons principes, et s'il rompait loyalement avec
-cette littérature légère qui ne respecte ni le trône ni
-l'autel. «&nbsp;Messieurs, dit Bersac jeune, j'ai sa parole
-d'honneur, je réponds de lui comme de moi-même.&nbsp;»</p>
-
-<p>Étienne eût donné de bon c&oelig;ur les compliments
-de ce sénat pour trois minutes de tête-à-tête avec sa
-femme, mais la surveillance obstinée des Bersac
-suivit les amants jusqu'au bout. On profita d'une
-embellie pour reconduire processionnellement la
-jeune veuve à son logis, et plusieurs gardes du corps
-en jupons l'escortèrent jusque dans sa chambre,
-tandis que le ch&oelig;ur des vieillards ramenait Étienne
-à l'hôtel. Dirai-je qu'il s'éveilla cent fois pour une et
-qu'il accusa le soleil de s'oublier derrière l'horizon?
-Le jour parut enfin, et les voitures de gala roulèrent
-par la ville, et le maire ceignit son écharpe en répétant
-les quatre mots d'allocution qu'il comptait improviser,
-et les quatre témoins choisis par Célestin
-Bersac soignèrent leur n&oelig;ud de cravate, tandis
-qu'Étienne s'habillait en trépignant, et que six caméristes
-volontaires, recrutées parmi le meilleur
-monde, piquaient un cent d'épingles dans Hortense.</p>
-
-<p>L'acte du mariage civil, si grand dans sa simplicité,
-émut profondément les hommes et fit sourire
-les femmes qui réservaient leur émotion pour l'église.
-On partit pour la cathédrale au bruit des
-cloches sonnant à toute volée ; on descendit au milieu
-de l'inévitable racaille ; Étienne saisit au vol les
-commentaires des vagabonds et des mendiants :
-«&nbsp;Belle femme, eh! Baptiste? j'en voudrais bien
-pour moi.</p>
-
-<p>&mdash; C'est-il ce grand-là qui l'épouse? Elle en a pris
-pour son argent.</p>
-
-<p>&mdash; Tous les auteurs de Paris sont de la noce.</p>
-
-<p>&mdash; Faites-moi voir Alexandre Dumas.</p>
-
-<p>&mdash; Ça doit être ce petit blond.</p>
-
-<p>&mdash; La charité, mon beau monsieur, je prierai Dieu
-qu'il vous donne la demi-douzaine!&nbsp;»</p>
-
-<p>Après la messe et pendant le brouhaha de la sacristie,
-Bersac jeune embrassa Étienne avec effusion.
-«&nbsp;Ah! mon ami, lui dit-il, vous avez abjuré vos
-erreurs en pliant le genou devant nos saints autels!</p>
-
-<p>&mdash; Cher monsieur, répondit Étienne, je me suis
-déchaussé autrefois pour entrer à Sainte-Sophie, il
-le fallait! mais cela ne m'a pas rendu musulman.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le cortége nuptial partit directement pour Bellombre,
-où les gens de M<sup>me</sup> Étienne avaient dressé
-un grand couvert. Les seigneurs du château furent
-reçus à l'entrée du village par le curé de Saint-Maurice,
-le maire et les trente-deux pompiers, musique
-en tête. L'autorité ne fut pas trop gauche, et
-la fanfare des pompiers réserva ses plus fausses
-notes pour le bal du soir. Le curé, bonhomme tout
-rond, mais fin matois s'il en fut, pria M. Étienne
-d'excuser le délabrement d'une pauvre église décapitée
-par le vandalisme révolutionnaire ; il insinua
-que tôt ou tard la haute munificence de quelque
-châtelain relèverait le clocher de la paroisse. En
-attendant, l'homme de Dieu se laissa conduire au
-château avec le maire, et prit sa bonne part du dîner.</p>
-
-<p>Tout se passa le mieux du monde, le repas fut
-plus gai qu'on n'aurait pu le prédire, car les têtes
-chauves y figuraient en grande majorité. Étienne
-reconnut que l'on peut vieillir en province sans tourner
-à l'aigre. Un ancien magistrat, svelte et propret,
-détailla fort joliment une ariette que Mozart
-lui avait apprise en 1786. Et comme on s'étonnait
-qu'il eût si bien gardé un souvenir de sa première
-enfance, il répondit en se rengorgeant : «&nbsp;Mais, madame,
-en 86 j'avais seize ans, l'âge de Chérubin et
-quelque peu de son caractère!&nbsp;»</p>
-
-<p>A la chute du jour, invités et villageois se réunirent
-sur la pelouse. Hortense ouvrit le bal avec le
-capitaine des pompiers, et Étienne avec la femme
-du maire. Ce divertissement profane n'effaroucha
-nullement le bon curé. Comme Étienne le félicitait
-de sa tolérance, il s'écria : «&nbsp;Nous prenez-vous pour
-des gens du moyen âge? L'Église a fait de grands
-progrès, tout immuable qu'on la dit. Soyez chrétiens,
-respectez nos dogmes, soumettez-vous à notre
-autorité, et l'on vous tient quittes du reste. Mille
-millions de rigodons font moins de tort à Dieu qu'une
-ligne de Voltaire.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le temps courait grand train pour les danseurs de
-tout âge et de tout étage, Étienne et sa femme exceptés.
-Ils s'échappèrent enfin vers dix heures et gagnèrent
-une vaste chambre où les serviteurs du défunt,
-restés en place, avaient laissé le portrait de
-leur maître. L'heureux époux n'y prit pas garde ;
-mais le lendemain matin, tandis que la jolie tête
-d'Hortense reposait sur l'oreiller, il devina Bersac
-sous la toque et la robe d'un juge consulaire. Il se
-leva sans bruit, salua gravement l'image du bonhomme
-et lui dit <i lang="it" xml:lang="it">in petto</i> : «&nbsp;Merci, monsieur, de
-m'avoir légué, sinon une jeune fille, du moins une
-femme aussi chaste que belle ; vous étiez un vieillard
-honnête et délicat.&nbsp;»</p>
-
-
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Le cahier manuscrit que je copie, en l'abrégeant,
-s'arrête au lendemain du mariage pour reprendre
-en janvier suivant ; c'est une lacune d'environ cinq
-mois. Nul doute que la lune de miel n'ait été sereine
-et radieuse. Quelques papiers épars qui datent
-probablement de cette époque, nous révèlent les
-manies du premier mari, les étonnements d'Étienne
-et la docilité d'Hortense.</p>
-
-<p>Bellombre, situé à trois lieues de la ville, dans un
-pays charmant, datait du règne de Louis XIII.
-M. Bersac avait gâté le parc à grands frais pour y
-tracer des lignes droites ; il avait rebâti, Dieu sait
-comme, les deux ailes du château. Tout le meuble
-était riche et moderne, acajou et lampas, dans le
-style <i>cossu</i> de 1835. A l'entrée de chaque pièce, on
-lisait sur une pancarte l'inventaire et le prix des
-effets et meubles meublants contenus en icelle. Le
-travail quotidien de chaque domestique était minutieusement
-distribué par un règlement spécial. Madame
-devait livrer au cordon bleu chaque dimanche,
-après vêpres, tous les menus de la semaine ; la
-femme de charge avait ordre de changer le linge
-des maîtres le samedi et le mercredi soir, ni plus ni
-moins. La porcelaine et les cristaux de tous les jours
-étaient sous la responsabilité du valet de chambre,
-ainsi que le plaqué d'argent qui servait en semaine ;
-les dimanches et jours fériés, madame délivrait elle-même
-l'argenterie et les services de luxe ; elle devait
-enfermer la vaisselle dans la salle à manger lorsqu'on
-passerait au salon, et n'ouvrir que le lendemain
-matin à six heures l'hiver, à cinq heures l'été,
-pour que tout fût lavé, mis en état et serré devant
-elle. Un des premiers actes d'Étienne fut de jeter
-les règlements au feu, et madame, qui les observait
-par obéissance posthume, ne paraît pas avoir plaidé
-leur cause.</p>
-
-<p>Bersac aîné jeûnait ou s'abstenait de viande, toutes
-et quantes fois l'Église le prescrit, quoiqu'il eût des
-dispenses plein les poches. Il imposait son régime
-à la jeune femme, qui du reste en avait fait l'apprentissage
-au couvent. Hortense n'essaya pas de
-rien changer aux habitudes d'Étienne, et comme il
-eut l'esprit de ne point discuter les macérations
-qu'elle s'infligeait, elle s'en désaccoutuma peu à peu
-sans mot dire. Une tolérance réciproque les conduisit
-bientôt, l'amour aidant, à vivre et à penser
-comme une seule et même personne, ce qui est l'idéal
-du ménage.</p>
-
-<p>Comme don de joyeux avénement, Étienne offrit
-une pompe de mille écus à la commune de Saint-Maurice,
-et Hortense une cloche. Le bon curé préférait
-hautement un clocher, mais Étienne reconnut,
-après une enquête, que les vandales de 93 étaient
-calomniés dans la paroisse ; le clocher détruit n'avait
-jamais existé qu'en projet, et ce projet, rédigé
-par un architecte économe, s'élevait au minimum de
-quarante mille francs.</p>
-
-<p>Rien n'indique que l'auteur de <i>Jacqueline</i> et de
-<i>Silva</i> ait regretté pendant ces six mois les plaisirs,
-les fatigues et les angoisses de la vie littéraire. Non-seulement
-il oublia d'écrire, mais s'il lut quelquefois,
-ce fut dans le petit c&oelig;ur de son excellente
-femme, et il y prit plus d'intérêt qu'au meilleur
-roman.</p>
-
-<p>Aux approches de Noël, il se fit envoyer des livres
-et s'abonna à cinq ou six journaux et revues. Les
-soirées étaient décidément trop longues pour qu'on
-les passât tout entières à mirer deux yeux dans deux
-yeux. Un hiver assez doux, mais humide et sombre,
-interdisait les plaisirs et les occupations du dehors.
-Restait la conversation comme unique ressource,
-mais il arrive toujours un moment où les âmes les
-mieux assorties n'ont plus rien à se dire qu'elles
-n'aient répété cent fois. Étienne lut avec Hortense ;
-il permit à quelques grands esprits d'intervenir en
-tiers dans l'heureux tête-à-tête. La jeune femme,
-comme toutes celles qui ont passé au laminoir des
-couvents, était d'une ignorance incroyable. La demi-liberté
-du mariage l'avait conduite à feuilleter les
-auteurs à la mode ; mais des chefs-d'&oelig;uvre immortels
-qui sont le patrimoine du genre humain, elle
-savait à peine le titre. Elle s'intéressa passionnément
-à ces hautes études qui élargissaient son horizon et
-complétaient son être moral ; néanmoins, ayant observé
-qu'Étienne ne pouvait lire à haute voix sans
-bâiller toutes les dix lignes, elle lui proposa spontanément
-de revenir à la ville.</p>
-
-<p>On fêta leur retour ; les maisons les plus considérables
-se disputaient le plaisir de les traiter. Étienne
-alla partout avec sa femme, qui grillait de le produire
-et de s'en faire honneur. Il fit autant de frais pour
-ces provinciaux que pour les plus fins connaisseurs
-de Paris. La réputation d'homme brillant qui l'avait
-précédé se confirma et s'étendit ; ce fut un vrai
-triomphe. Non content de se faire admirer, il se
-complétait par l'étude d'un monde inconnu. Dans
-les salons, au théâtre, au cercle, il notait mille détails
-intéressants qu'il n'aurait pas remarqués un an
-plus tard. L'étude a sa lune de miel comme le mariage ;
-nous ne percevons vivement que ce qui nous
-est nouveau. Les singularités des m&oelig;urs et des caractères
-nous échappent du jour où elles ne nous
-étonnent plus. Pendant un mois ou deux, Étienne
-écrivit tous les soirs, tantôt un simple mot, plus souvent
-des pages entières ; mais Hortense crut voir
-qu'il était moins pétillant au logis que dans le monde.
-Ce cerveau si riche et si fécond avait-il besoin des
-excitations de l'amour-propre pour s'ouvrir? Était-ce
-l'ombre de la maison Bersac et ce milieu vulgaire,
-sénile et froid qui le glaçait? L'intérieur de l'hôtel,
-à vrai dire, était sinistre. Les grands appartements
-tendus de papiers à ramages, le mobilier riche et
-banal, les portraits de feu Bersac, qui semblait avoir
-porté loin le culte de sa laideur, le service grognon
-des ministres de l'ancien règne qui protestaient tout
-bas contre les gaspillages du nouveau train, tout
-cela devait assombrir l'humeur d'un Parisien, d'un
-artiste et d'un dandy. Hortense, avec cette intuition
-qui est le génie des femmes aimantes, devina la tristesse
-et la pauvreté des splendeurs qui l'avaient
-éblouie au sortir du couvent. Aussitôt éclairée, elle
-se mit à l'&oelig;uvre. Sans consulter Étienne, elle envoya
-chez Célestin les portraits de son vénérable
-frère ; elle congédia les domestiques un à un, sous
-divers prétextes, en assurant le sort des plus méritants ;
-elle choisit des gens d'un air et d'un service
-moins surannés. Étienne fut surpris et charmé de
-voir apparaître un matin son ancien valet de chambre ;
-madame l'avait déniché à distance et repris
-sans marchander les gages. La livrée du défunt, qui
-semblait empruntée à un orchestre de la foire, fit
-place à une tenue très-simple et du meilleur goût.
-Un petit coupé et un duc, l'un et l'autre au chiffre
-d'Étienne, arrivèrent de Paris avec une paire de
-chevaux neufs qui avaient du sang anglais dans les
-veines ; on repeignit le landau pour les sorties de
-gala : il était moderne et de bonne fabrique. Tous
-ces changements s'accomplirent en un tour de main,
-comme dans les féeries.</p>
-
-<p>Le difficile était de décorer et de meubler la maison
-de manière à contenter un délicat. Ah! si la
-pauvre femme avait pu rassembler d'un coup de
-baguette toutes les belles choses qui l'avaient éblouie
-dans certain appartement de la Chaussée d'Antin!
-elle aurait vendu la maison pour reconquérir ce mobilier
-et installer Étienne dans un milieu créé par
-lui-même ; mais l'enchère avait tout dispersé aux
-quatre coins de l'Europe. Un jour, naïvement, elle
-entra chez le marchand de curiosités, y prit deux
-bahuts et quelques douzaines de faïences, fit transporter
-le tout dans sa salle à manger et guetta, le
-c&oelig;ur en suspens, l'arrivée d'Étienne.</p>
-
-<p>«&nbsp;Eh quoi! dit-il, ma pauvre enfant, tu t'es donné
-la peine de faire descendre ces vieilleries? Elles
-étaient si bien au grenier!</p>
-
-<p>&mdash; Mais ce sont des antiquités, mon ami. J'avais
-cru te faire plaisir en les achetant, parce que la
-maison, je le sens bien, n'est pas très-gaie, et&hellip; si
-nous pouvions refaire un mobilier comme celui que
-tu n'as plus&hellip;&nbsp;»</p>
-
-<p>Il embrassa la chère créature et demanda pardon
-de sa brutalité.</p>
-
-<p>«&nbsp;Mais, ajouta-t-il, les beaux jours du bric-à-brac
-sont finis. La fureur des vieux meubles mal assortis
-était une vraie maladie ; j'ai passé par là comme
-tant d'autres, et, tout connaisseur que j'étais, il
-m'en a cuit. Ma vente a remboursé bien juste les
-prix d'acquisition, et pourtant j'avais acheté au bon
-moment. J'ai donc consommé par les yeux quinze
-années d'intérêts, qui pouvaient doubler le capital,
-et, de plus, j'ai été mal installé, mal couché, mal
-assis, esclave d'un tas de choses anguleuses. Le
-mobilier doit être fait pour l'homme qui s'en sert,
-et un magasin encombré, comme celui que j'avais à
-Paris, est juste l'opposé d'un logement habitable.&nbsp;»</p>
-
-<p>Hortense le fit causer tant et si bien qu'elle finit
-par le comprendre. Elle lui soutira le nom d'un de
-ces artistes pratiques qui marient l'art et le confort
-dans les installations intelligentes de Paris, et quelques
-jours après cet entretien la maison fut prise
-d'assaut par les tapissiers et les peintres.</p>
-
-<p>Étienne prit un vif plaisir à préparer son nid lui-même,
-à discuter avec un architecte instruit, adroit,
-complet, les détails d'une habitation à souhait pour
-la commodité d'une vie heureuse. Il esquissa des
-plans, assortit des couleurs, dessina certains meubles,
-le lit entre autres, qui fut un vrai chef-d'&oelig;uvre
-du genre. Le mobilier s'exécutait à Paris, mais il dirigea
-lui-même au jour le jour les décorateurs et les
-tapissiers qui travaillaient sur place. Jusqu'au printemps,
-la vieille maison glaciale fut remplie d'un
-désordre bruyant et gai. Les deux époux, cantonnés
-dans un petit logement sous les combles, comme un
-ménage d'étudiants, jouirent d'un bonheur inquiet,
-affairé, contraint et d'autant plus délicieux.</p>
-
-<p>Ils allaient tous les jours dans le monde, mais
-avec quel plaisir ils se retrouvaient chez eux! Jamais
-on n'avait ri de si bon c&oelig;ur sous ce grand toit de
-plomb et d'ardoise. Étienne ne pouvait plus rester
-deux heures hors du logis ; il suivait comme un enfant
-les mouvements alertes des ouvriers parisiens :
-cet homme que la fièvre du travail avait parfois
-transporté jusqu'au délire éprouvait une sensation
-neuve à suivre, les bras croisés, le travail d'autrui.</p>
-
-<p>Le bruit courut bientôt que M. et M<sup>me</sup> Étienne se
-faisaient un intérieur comme on n'en avait jamais
-vu. Le petit Célestin s'alarma de cette nouvelle et
-voulut constater par ses yeux qu'on ne gaspillait pas
-son capital. Il fut amplement rassuré. Le cuir, la
-laine, la cretonne imprimée, remplaçaient à peu
-près partout les soieries de Lyon ; l'or se montrait à
-peine çà et là, discrètement, pour rehausser quelques
-saillies ; jamais le luxe n'avait fait un tel étalage
-de simplicité. Le bonhomme trouva tout à son gré,
-il ne chicana point sur les nouveaux projets d'Hortense,
-qui parlait d'emmener à Bellombre l'architecte
-et les ouvriers. Cette soumission de bon goût
-fut récompensée huit jours après ; on lui remit un
-acte attestant que toutes les valeurs dont Hortense
-avait l'usufruit étaient transférées au nom du nu-propriétaire ;
-son héritage était en sûreté!</p>
-
-<p>L'appartement fut prêt, meublé, livré à la fin de
-mai, au grand étonnement des ouvriers du cru, qui
-plantent un clou dans leur demi-journée. Le 6 juin,
-on pendit la crémaillère ; il y eut un grand bal suivi
-d'un souper assis. La ville entière admira le beau
-style et le confort exquis de toute la demeure, et les
-convives du souper, quatre-vingts personnes environ,
-déclarèrent unanimement que la salle à manger,
-l'éclairage, les porcelaines, les cristaux, la cuisine
-de M<sup>lle</sup> Madeleine et la cave de feu Bersac formaient
-un tout indivisible dont la perfection pouvait être
-égalée, mais non surpassée chez les rois. La cave,
-bien connue dans le département, contenait encore
-dix-sept mille bouteilles de vins choisis ; il y en
-avait dix mille à Bellombre. L'heureux couple s'esquiva
-sur ce mémorable succès. Ce ne fut pas sans
-avoir invité le préfet et vingt autres personnes à
-l'ouverture de la chasse. Le château devait être régénéré
-d'ici là.</p>
-
-<p>Les trois mois suivants s'écoulèrent aussi rapidement
-qu'un dernier jour de vacances. Étienne et sa
-femme eurent beau se lever matin, la nuit les surprenait
-toujours à l'improviste ; on n'avait pas eu
-même le temps de respirer. «&nbsp;Encore un jour passé!
-disait Hortense ; un jour de moins à vivre, et la vie
-est si bonne avec toi!&nbsp;»</p>
-
-<p>On avait profité de leur long séjour à la ville pour
-corriger le style de certains bâtiments et ramener
-les deux ailes à l'unisson du grand corps de logis.
-Les terrassements du parc étaient faits, les routes
-serpentines tracées, les eaux vives encaissées entre
-des gazons neufs, le parterre dessiné, planté et
-fleuri. Il ne restait qu'à transformer les dedans,
-comme à la ville, mais dans un esprit tout différent.
-Chaque saison a son confort, et le beau d'une maison
-des champs est de donner pleine carrière aux
-plaisirs spéciaux de l'été. Peu ou point de tentures,
-les parois et les plafonds peints à l'huile, de jolis
-planchers de mélèze qui se lavent tous les huit
-jours ; les meubles plutôt fermes que moelleux ; ni
-bois sculptés, ni capitonnages, ni couleurs riches,
-mais de l'espace, de l'air et de la lumière à profusion.
-Autant de chambres qu'il se pourra, car il faut
-prévoir les invasions subites, mais la plus grande
-simplicité dans chacune : les invités n'y font que
-leur somme et leur toilette ; le seul luxe à leur offrir
-chez eux est une surabondance de linge et d'eau.
-Tout le rez-de-chaussée, pour bien faire, doit être
-un terrain vague, consacré à la vie en commun. Les
-salons, la salle à manger, l'office, qui est un buffet
-permanent, le billard, la bibliothèque, le cabinet de
-chasse, la cuisine, sont de plain-pied pour qu'on
-circule à l'aise sans avoir même une porte à ouvrir.
-Tout est dallé, sauf les salons, où l'on pourra danser
-un soir ou l'autre ; la cuisine est assez grandiose
-pour que dix chasseurs et leurs chiens se sèchent à
-la fois sous le manteau de la cheminée ; elle est assez
-brillante de propreté pour que les élégantes de la
-maison viennent y faire un <i lang="en" xml:lang="en">plum-pudding</i> ou un
-demi-cent de crêpes, si tel est leur bon plaisir.
-Étienne dirigea dans cet esprit hospitalier la transformation
-du château ; il fit peu pour la montre,
-presque rien pour ses propres aises, énormément
-pour le bien-être de ses hôtes.</p>
-
-<p>De toute antiquité, M. et M<sup>me</sup> Célestin passaient
-leurs étés à Bellombre. La femme colossale contrôlait
-les dépenses, l'ex-notaire donnait son coup d'&oelig;il
-aux vendanges ; tous deux, à temps perdu, jouaient
-un piquet formidable avec le curé de Saint-Maurice.
-La bonne Hortense, qui pensait à tout, s'avisa que
-ces braves gens seraient un peu bien effarés au
-milieu des élégances et des gaietés de septembre.
-Elle trouva moyen de les isoler sans les exclure,
-pour que ni l'un ni l'autre ne fût contraint de s'amuser
-plus qu'il ne voulait. On meubla pour eux
-seuls un ancien pavillon de garde, isolé sur la lisière
-du parc, à vingt pas du village, à quarante du presbytère.
-Hortense n'oublia ni les goûts des vieillards,
-ni leurs habitudes, ni leurs affections ; ils furent
-entourés de mille et une reliques qui parlaient de
-Bersac aîné, et, pour ménager l'amour-propre du
-gnome, Étienne lui écrivit de sa main : «&nbsp;Bellombre
-vous appartient, mon cher beau-frère ; nous n'en
-avons que la jouissance, et nous serons toujours
-heureux de la partager avec vous. Mais nous attendons
-quelques hôtes qui, j'en ai peur, feront du
-bruit, car ils sont presque tous plus jeunes que vous
-et moi. Quand vous voudrez dormir en paix loin du
-piano de ces dames et des fanfares de ces messieurs,
-rappelez-vous que vous possédez <i lang="la" xml:lang="la">hic et nunc</i>, en
-toute propriété, l'enclos et le pavillon des Coudrettes.
-M<sup>me</sup> Étienne ne se réserve qu'un seul droit
-sur ce petit bien, c'est de vous y rendre ses devoirs
-et d'y faire porter tout ce qui vous peut être agréable.
-Inutile d'ajouter que votre appartement reste vôtre
-et que vos deux couverts seront toujours mis au
-château.&nbsp;» Célestin remercia le poète avec une émotion
-visible. «&nbsp;Vous me traitez, disait-il, en vieil enfant
-gâté. &mdash; Le beau mérite! répondit Hortense.
-Nous sommes si pleinement heureux que cela
-déborde de toutes parts.&nbsp;»</p>
-
-<p>Leur automne ne fut qu'une fête. La chasse, les
-vendanges, les excursions, les bals improvisés, les
-jeux de toute sorte, un joli mariage qui s'ébaucha
-dans une promenade en bateau, la grande pêche
-d'un étang voisin et cent autres distractions que
-j'oublie, tinrent la compagnie en joie jusqu'au milieu
-de novembre. Les invités partaient, revenaient,
-s'oubliaient, s'arrachaient au plaisir, retournaient
-aux affaires, et retombaient un matin à la grille du
-parc lorsqu'on ne les espérait plus. C'était un va-et-vient
-perpétuel entre la ville et le château ; les domestiques
-passaient la moitié de leur vie à transporter
-des toilettes et des coiffures nouvelles ; car
-les femmes faisaient assaut d'élégance, tandis que
-ces messieurs rivalisaient de bonne humeur et de
-bel appétit.</p>
-
-<p>Il se trouva, tout compte fait, que le beau monde
-de la ville avait défilé, pendant cette saison, sous
-les platanes de Bellombre. Or, les plaisirs de bon
-aloi vous laissent égayés pour un temps ; à l'éclat
-des jours radieux succède un crépuscule aimable.
-Il suffit quelquefois d'un bal ou d'une promenade
-pour mettre la province en train. On a ri, on s'est
-rapproché, un sentiment de bienveillance universelle
-se répand d'une âme à l'autre comme une
-tache de miel ou de lait ; le désir de continuer ou
-de recommencer la fête éveille les imaginations, stimule
-la fibre généreuse ; c'est à qui rendra aux voisins
-l'accueil qu'il a reçu. Il n'y a plus d'avares
-ni de maussades ; le bouchon des bouteilles part
-tout seul, les coffres-forts les mieux fermés s'ouvrent
-spontanément au milieu de la nuit, et les
-écus dansent en rond dans la chambre. Ces périodes
-de bon temps se prolongent par la force des choses,
-en vertu de l'impulsion première et de la gaieté acquise.
-Interrogez les vieillards de province ; il n'y a
-pas une ville où l'on ne dise : «&nbsp;Nous nous sommes
-bien amusés telle année, et encore l'année d'après.&nbsp;»</p>
-
-<p>La petite capitale où régnait M. le comte de
-Giboyeux fut en liesse pendant trois ans, grâce à
-l'inauguration de Bellombre. L'hiver suivant ne fut
-qu'un chapelet de bals et de dîners priés ; le théâtre
-eut tant de succès que le directeur ne fit point faillite,
-à son grand étonnement. On tira l'hiver en
-longueur, et l'on avança tant qu'on put les ébats de
-l'automne ; il n'y eut pas de morte-saison pour les
-fanatiques du plaisir.</p>
-
-<p>Bellombre revit tous ses hôtes de l'an passé et
-beaucoup d'autres. La renommée du château s'était
-répandue au loin ; il était convenu et prouvé dans un
-rayon de cent kilomètres que le plus généreux châtelain,
-le plus heureux mari, le causeur le plus gai,
-le buveur le plus franc, le cavalier le plus solide, le
-chasseur le plus triomphant et le meilleur garçon du
-monde était M. Étienne, homme de lettres converti.
-Chose incroyable, sa beauté persistante et son dandysme
-obstiné n'effarouchaient ni les prudes ni les
-jaloux. On le savait, on le voyait amoureux de sa
-femme et trop heureux pour souhaiter ou regretter
-la moindre chose.</p>
-
-<p>Si parfois la lecture d'une lettre ou d'un journal,
-l'analyse d'un livre nouveau, l'annonce d'une comédie
-en cinq actes, l'éloge d'un jeune auteur inconnu
-lui donnait un quart d'heure de mélancolie, Hortense
-était seule à le voir, et la tendre créature ne
-s'en ouvrait à personne, pas même à lui. Elle s'étonnait
-par moments qu'un puissant producteur comme
-Étienne fût resté plus de deux années sans écrire.
-Le fait est qu'il ne répondait pas même à ses amis
-et que sans ce <i>mémorandum</i> où il jetait quelques
-lignes de temps à autre, on eût pu supposer qu'il
-avait peur du papier blanc. Elle l'excusait de son
-mieux : il se repose, pensait-elle. Après ce travail
-épuisant qui a précédé notre mariage, deux ans de
-récréation ne sont peut-être pas de trop. Et puis il
-m'aime tant! J'occupe tout son esprit aussi bien
-que son c&oelig;ur ; une autre idée pourrait-elle y trouver
-place sans me déloger quelque peu? Tout est bien.</p>
-
-<p>Les gens du monde qui fréquentaient sa maison
-ne se demandaient même pas pourquoi il n'était plus
-homme de lettres. Il leur semblait tout naturel
-qu'on n'écrivît ni pièces ni romans dès qu'on avait
-de quoi vivre et faire figure. La littérature aujourd'hui
-passe pour un métier comme un autre. A qui
-la faute? Je ne sais ; peut-être aux sociétés littéraires
-et dramatiques qui remplissent les journaux
-de leurs débats mercantiles. Pourquoi donc un justiciable
-du tribunal de commerce, un marchand de
-papier noirci à tant la ligne continuerait-il le métier
-quand son affaire est faite? Les tailleurs de distinction
-se retirent après fortune, et les agents de change
-aussi. Quelques rares individus qui écrivent sans y
-être forcés font l'étonnement des provinces.</p>
-
-<p>Ce n'est pas que le vrai talent y soit moins admiré
-qu'à Paris. La jeunesse du chef-lieu s'honorait
-d'habiter la même ville qu'Étienne ; on montrait sa
-maison aux étrangers, on achetait ses livres et on
-les lui apportait humblement pour qu'il signât son
-nom sur le faux titre ; l'opinion le plaçait bien au-dessus
-de M. Laricot, ancien marchand de b&oelig;ufs,
-qui était cependant trois fois plus riche et pas plus
-fier que lui.</p>
-
-<p>Lorsqu'on sut qu'il avait fixé le jour de sa rentrée
-en ville, la commission du théâtre, composée de
-neuf ou dix jeunes gens à la mode, organisa une solennité
-en son honneur. Elle invita le directeur à
-monter son drame de <i>Silva</i> ; cinq décors neufs
-furent commandés pour la cérémonie. Toute la ville
-s'entendit pour garder le secret et lui ménager la
-surprise ; l'<i>Impartial</i>, qu'il lisait à Bellombre, s'abstint
-d'annoncer le spectacle. La femme du receveur
-général invita les Étienne à dîner, sous prétexte
-que le déménagement devait renverser leur marmite ;
-on amusa si bien le héros de la fête qu'il entra au
-théâtre, s'assit avec Hortense au premier rang d'une
-loge de face et vit lever le rideau sans remarquer
-que la salle était comble et éclairée <i lang="it" xml:lang="it">à giorno</i>. Ce ne
-fut pas avant la dixième réplique qu'il se tourna
-vers sa femme et lui dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Ah çà! que diable jouent-ils donc?</p>
-
-<p>&mdash; <i>Silva</i>, mon ami.</p>
-
-<p>&mdash; Tu le savais?</p>
-
-<p>&mdash; Un peu.</p>
-
-<p>&mdash; C'est une trahison! nous ne pouvons pas rester
-ici sans nous couvrir de ridicule!</p>
-
-<p>&mdash; Tu n'assistais donc pas à tes pièces à Paris?</p>
-
-<p>&mdash; Jamais en évidence, et d'ailleurs on ne me connaissait
-pas comme ici. Allons-nous-en!</p>
-
-<p>&mdash; Ce serait faire affront à tous ces braves gens
-qui t'applaudissent de si bon c&oelig;ur : écoute! D'ailleurs
-la loge est pleine, et ce sont nos meilleurs amis
-qui te retiennent prisonnier.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il enrageait, mais que faire? Tout bien pesé, il
-résolut de mettre l'occasion à profit pour écouter
-sa pièce et se juger lui-même.</p>
-
-<p><i>Silva</i> est un drame bien fait, peut-être un peu
-trop oratoire, mais conduit d'une main ferme et
-plein de situations pathétiques. Ce n'est pas le premier
-succès ; la pièce, dans sa primeur, eut quarante
-représentations, ce qui répond à cent aujourd'hui.</p>
-
-<p>La troupe du chef-lieu, qui n'était pas des pires,
-se surpassa dans cette occasion ; elle se sentait
-soutenue et comme enlevée par la sympathie publique.
-On applaudissait à tour de bras les moindres
-tirades ; on pleurait, on se mouchait, on criait : «&nbsp;Vive
-Étienne!&nbsp;» La loge de l'auteur ne désemplit pas un
-moment ; amis et flatteurs assiégeaient la porte aux
-entr'actes.</p>
-
-<p>«&nbsp;Ah! mon ami, dit la bonne Hortense, que je te
-remercie d'être resté! Voici mon plus beau jour ;
-grâce à Dieu, je ne mourrai pas sans avoir joui de ta
-gloire.</p>
-
-<p>&mdash; Heureusement, répondit-il, c'est fini ; nous en
-voilà quittes.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il se trompait. Le rideau venait de tomber au
-milieu des applaudissements, des pleurs et des cris,
-mais pas un spectateur ne bougeait de sa place. Le
-régisseur frappa trois coups, l'orchestre exécuta
-une marche triomphale, et le buste d'Étienne apparut
-entouré des personnages de la pièce en costume
-et des autres artistes en habit noir. Une trappe s'ouvrit
-du côté cour, c'est-à-dire à la droite des spectateurs,
-et l'on vit apparaître une actrice vêtue de
-blanc, le front ceint d'un laurier d'or. Elle déclama
-d'une voix émue une sorte de dithyrambe élaboré
-par le professeur de troisième, et qui peut se traduire
-ainsi : «&nbsp;Je suis la ville de trente-cinq mille
-âmes, le chef-lieu du département où fleurit M. de
-Giboyeux ; j'adopte solennellement aujourd'hui l'illustre
-auteur de <i>Silva</i> et de tel, tel et tel ouvrages
-dont voici l'énumération paraphrasée.&nbsp;» Et pour
-conclure :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Honneur à tes travaux qui consolent la France!</div>
-<div class="verse">Honneur à tes bontés pour le pauvre à genoux!</div>
-<div class="verse">Honneur à l'avenir, honneur à l'espérance!</div>
-<div class="verse">L'avenir est à toi, l'espérance est en nous!</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">Et le parterre d'applaudir! et les mouchoirs de s'agiter
-le long des galeries! Et les bouquets de pleuvoir
-sur le buste de plâtre que la jeune artiste,
-par une inspiration subite ou préparée, couronna
-aux dépens de son propre front. La salle entière se
-tourna vers Étienne avec autant d'admiration, de
-reconnaissance et d'amour que s'il avait sauvé la
-patrie entre ses deux repas. Quant à lui, il se jeta
-tête baissée à travers la foule des obséquieux,
-traînant Hortense à la remorque. Il gagna la sortie
-du théâtre, sauta dans sa voiture et rentra chez lui
-en grommelant : «&nbsp;Les sots! les pleutres! L'avenir
-est à toi! Je comprends Charles IX et tous ceux qui
-ont tiré sur le peuple. Jamais plus stupide gibier n'a
-provoqué les coups de fusil. Cette pièce, elle est
-enfantine! Les déclamations du collége,&hellip; les ficelles
-de l'âge d'or! J'ai marché depuis ce temps-là&hellip; Si
-je voulais! si je m'y mettais! Il y a un nouveau
-théâtre à créer, je le sens, je le tiens ; mais où?
-comment? Je suis un astrologue au fond du puits ;
-bonsoir, étoiles!&nbsp;»</p>
-
-<p>Hortense l'embrassait chemin faisant et n'avait
-pas l'air de l'entendre ; mais quinze jours après la
-représentation de <i>Silva</i> elle contrefit la boudeuse,
-chercha des querelles d'Allemand, et finit par dire à
-son mari :</p>
-
-<p>«&nbsp;Tu n'es pas homme de parole : il était convenu
-que nous irions à Paris tous les hivers, et l'on dirait
-que tu prends plaisir à m'enterrer au fond de la
-province. Aussi j'ai fait un coup d'Etat ; nous partons
-après-demain soir, et nous avons loué pour l'hiver
-un petit hôtel tout meublé, rue Bayard. Révolte-toi,
-si tu l'oses, méchant!&nbsp;»</p>
-
-<p>L'homme le plus spirituel du monde a toujours
-moins d'esprit que sa femme. Étienne reconnut
-naïvement ses torts et répondit qu'il soupirait lui-même
-de temps à autre après le mauvais air de
-Paris.</p>
-
-<p>Je les rencontrai d'aventure, le lendemain de leur
-arrivée. C'était à la fin de novembre, par un de ces
-demi-soleils qui font courir tout Paris au bois de
-Boulogne. Ils se promenaient à pied au bord du lac,
-et leur coupé à deux chevaux les suivait. Étienne ne
-se jeta point à mon cou, et il oublia de me tutoyer,
-mais il me fit un accueil très-cordial, me présenta à
-sa femme et me donna son jour et son adresse. J'eus
-le temps de remarquer qu'il n'avait ni engraissé ni
-vieilli.</p>
-
-<p>On sut bientôt dans le monde des lettres qu'il était
-de retour à Paris. Les journaux qui se piquent d'être
-bien informés annoncèrent qu'il apportait un roman,
-une comédie en vers, un drame, une étude en deux
-volumes sur la vie de province. Il avait lu sa comédie
-dans tel salon, tel éditeur avait acheté le roman,
-telle et telle publications se disputaient la primeur
-des fameuses études. Tous ces renseignements, puisés
-à bonne source, se contredisaient comme à plaisir ;
-je voulus en avoir le c&oelig;ur net en interrogeant
-l'auteur lui-même dès ma première visite.</p>
-
-<p>«&nbsp;Bah! répondit-il, laissez dire ; il faut que tout le
-monde vive. Vous seul au monde savez pourquoi je
-n'ai pas écrit un mot. C'était marché conclu avant
-ma fuite en province, je remplis mes engagements
-avec une fidélité qui ne me coûte pas. Le bonheur
-m'a rendu paresseux avec délices, comme Figaro.&nbsp;»</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> Étienne assistait à cette conversation ; je crus
-lire dans ses yeux beaucoup d'étonnement, un peu
-d'inquiétude et une curiosité qui n'osait paraître.
-Pour ma part, je m'escrimais à comprendre qu'un
-homme si bien doué se résignât à mourir tout vif.
-Quelques efforts qu'il fit pour prouver son indifférence,
-je ne le croyais pas sincèrement détaché de
-la gloire.</p>
-
-<p>Sa maison fut ouverte à tout ce qui portait un
-nom dans les arts ou dans les lettres ; il donna d'excellents
-dîners et des soirées où l'on dépensait l'esprit
-sans compter. Deux ou trois fois, après certaines
-passes brillantes où il avait tenu le jeu contre Méry,
-Gozlan et les Dumas, je vis ses yeux s'illuminer d'orgueil.
-Il semblait dire : «&nbsp;Si je voulais!&nbsp;» Mais presque
-au même instant un nuage passait sur son beau
-front, et me rappelait que le pauvre homme avait
-abdiqué le droit de vouloir.</p>
-
-<p>Pour le monde qui s'arrête à la surface des choses,
-Étienne s'amusait follement. Il était de tous les
-écots avec Hortense. Ils ne manquèrent pas un des
-bals officiels, qui furent nombreux cet hiver-là. Les
-invitations pleuvaient chez eux, ils paraissaient
-dans trois ou quatre salons le même soir ; les théâtres
-leur envoyaient des loges, leurs domestiques
-furent malades d'une indigestion de concerts.</p>
-
-<p>Je me souviens d'avoir vu derrière eux la première
-représentation d'une &oelig;uvre d'Augier. Il riait,
-il admirait, il applaudissait et il souffrait. «&nbsp;C'est la
-vraie comédie, disait-il, la comédie satirique. Quels
-coups de dents! cela emporte le morceau. Cependant
-je rêve encore autre chose, et si jamais l'occasion&hellip;
-mais où donc ai-je la tête? Il s'agit bien de
-moi en vérité!&nbsp;»</p>
-
-<p>Quelques directeurs, alléchés par les on-dit de
-journal, vinrent lui proposer des traités magnifiques :
-les chefs-d'&oelig;uvre étaient déjà moins offerts
-que demandés sur la place de Paris. Il se fâcha
-comme un grand épicier retiré des affaires à qui
-l'on viendrait demander un sou de poivre dans son
-château. Je ne sais plus quel <i lang="it" xml:lang="it">impresario</i> disait en
-sortant de chez Étienne : «&nbsp;On prétend que l'air de
-la province est calmant, et je viens de voir un garçon
-qui est devenu nerveux comme une guitare à force
-de planter des choux.&nbsp;» Il défendit longtemps sa
-porte à Bondidier, son éditeur, qu'il estimait de
-vieille date et qui lui devait de l'argent. «&nbsp;Si je le
-reçois, pensa-t-il, il me parlera de mes livres, et
-peut-être va-t-il m'apprendre qu'on ne les lit plus à
-Paris.&nbsp;»</p>
-
-<p>A toute fin pourtant, il rendit une visite au digne
-homme, qui s'était dérangé plus de dix fois sans le
-joindre. M. Bondidier lui compta une somme importante,
-mais sans dissimuler que la vente allait décroissant.
-«&nbsp;C'est une loi que tous mes confrères ont
-observée ; on délaisse insensiblement les auteurs
-qui s'abandonnent eux-mêmes ; on lit de moins en
-moins celui qui n'écrit plus. Tant que vous travaillez,
-chaque publication fait connaître ses aînées ; on
-a vu tout un fond de livres invendables, condamnés
-au rabais, menacés du pilon, faire prime inopinément :
-l'auteur avait forcé l'attention du monde en
-lançant un nouvel ouvrage. Les vôtres ont une valeur
-intrinsèque, un mérite de forme qui ne sera
-jamais méconnu ; mais ils s'écouleront lentement,
-et tomberont dans un oubli relatif jusqu'au jour
-où&hellip; je ne veux pas vous attrister, mais c'est le
-lendemain de leur mort que les vrais écrivains
-comme vous trouvent pleine justice. Ah! si vous m'aviez
-écouté! Ce <i>Jean Moreau</i>, dont nous avons causé
-si souvent chez vous et chez moi, devait marquer
-le point culminant de votre course. Vous seul, entre
-tous nos contemporains, pouvez écrire ce livre dont
-le succès est garanti par l'attente universelle. Songez
-donc que le roman du deuxième Empire n'est
-pas fait! On le désire, on l'appelle, on l'espère, on
-veut qu'il vienne avant la crise politique qui renverra
-la littérature légère au dernier plan. <i>Jean Moreau</i>,
-comme je le comprends, et comme vous l'avez
-conçu, doit vous mettre hors classe. Je ne dis pas
-qu'il vous fera passer avant M<sup>me</sup> Sand ou Mérimée,
-avant Balzac ou Stendhal ; mais il mettra certainement
-en relief des dons qui n'appartiennent qu'à
-vous. Vous serez le vanneur de ce temps-ci, l'homme
-qui fait sauter d'une main ferme et légère la politique,
-la finance, les systèmes, les préjugés, les types,
-les m&oelig;urs bonnes et mauvaises, séparant la paille
-du grain. Après un tel travail, vous entrez à l'Académie
-comme une balle dans la cible, sans débat.
-Je publie vos &oelig;uvres complètes, in-octavo pour les
-bibliothèques, in-dix-huit pour tout le monde, et je
-vous apporte un regain de gloire que vous n'auriez
-jamais obtenu de votre vivant sans le succès de
-<i>Jean Moreau</i>!&nbsp;»</p>
-
-<p>L'éloquence du vieil éditeur remua profondément
-l'esprit d'Étienne. Il rentra chez lui tout ému, embrassa
-Hortense et lui dit : «&nbsp;M'en voudrais-tu beaucoup
-si je faisais un livre?</p>
-
-<p>&mdash; Moi, mon ami!</p>
-
-<p>&mdash; Oui, toi.</p>
-
-<p>&mdash; Mais je serais la plus heureuse et la plus orgueilleuse
-des femmes. Il y a bien longtemps, va,
-que j'y pense et que je me demande pourquoi tu
-n'écris plus! Je craignais que le monde ne m'accusât
-de te confisquer pour moi seule, de gaspiller au
-profit de mon bonheur tes plus belles années ; mais
-je n'osais rien t'en dire, Étienne, parce que tu es le
-maître et moi la servante.</p>
-
-<p>&mdash; Ah çà! qu'est-ce qu'il m'a donc chanté, ce vieux
-fou de Bersac?</p>
-
-<p>&mdash; Célestin?</p>
-
-<p>&mdash; Naturellement. Il m'a fait jurer sur ta tête, ou
-peu s'en faut, que je n'imprimerais plus une ligne.</p>
-
-<p>&mdash; Dans les journaux? sans doute ; il m'avait effrayée
-des journaux à cause de ces batailles, tu sais?
-et ces éclaboussures d'encrier qui sont pires que les
-coups d'épée. Mais un livre! un livre de toi, qui sera
-lu, admiré, cité partout! Mon c&oelig;ur bat à l'idée que
-nous le verrons ensemble aux étalages. Tu me le
-dédieras, entends-tu? Je veux que la postérité sache
-le nom d'une petite créature ignorante et pauvre
-d'esprit, mais qui a deviné ce que tu vaux et qui t'a
-consacré sa vie!&nbsp;»</p>
-
-<p>Étienne rayonnait de joie. Dans ses transports, il
-raconta le roman à sa femme, il esquissa ses plans,
-s'arrêta aux principaux épisodes, s'égara dans mille
-détails qui parurent divins à l'humble fanatique.
-«&nbsp;Nous ne bougerons plus de Paris, lui dit-elle ;
-j'aime Paris, un peu parce que nous nous y sommes
-rencontrés, et plus encore parce qu'il vient de te
-rendre à toi-même.</p>
-
-<p>&mdash; Non, ma chérie, voici le printemps, il vaut
-mieux retourner à Bellombre. Que de fois je m'y
-suis promené en rêvant à ce livre qui ne devait jamais
-paraître! J'y retrouverai mille idées suspendues
-aux branches des arbres, comme la laine d'un troupeau
-s'accroche aux buissons du chemin.&nbsp;»</p>
-
-<p>On fit les malles, on prit congé des amis anciens
-et nouveaux. Étienne ne se priva point de nous dire
-qu'il allait se remettre à l'ouvrage, et que <i>Jean Moreau</i>
-serait achevé dans un an. Moi qui me souvenais,
-je n'en croyais pas mes oreilles : «&nbsp;Vous avez donc
-apprivoisé le Célestin Bersac?</p>
-
-<p>&mdash; Le pauvre homme n'a jamais songé à restreindre
-ma liberté. Il y avait malentendu ; erreur n'est
-pas compte.&nbsp;»</p>
-
-<p>Quelques fidèles, dont j'étais, leur offrirent un
-dîner d'adieu la veille du départ. Le couvert se
-trouva mis par hasard dans ce salon du café Anglais
-où nous avions soupé ensemble quelques années
-plus tôt. Il s'amusa du rapprochement, et me lança
-un de ces regards pleins de choses qui n'appartenaient
-qu'à lui. Je portai un grand toast, trop long
-peut-être, au succès de <i>Jean Moreau</i>. Quelques
-convives étouffèrent un bâillement, mais Hortense
-laissa perler deux larmes entre ses beaux cils
-noirs.</p>
-
-<p>Vingt-quatre heures après ils dînaient en tête-à-tête
-dans la grande salle à manger de Bellombre. Étienne
-se fit un point d'honneur d'attaquer <i>Jean Moreau</i> le
-soir même. Il n'en écrivit que cinq lignes, car il s'était
-couché tard la veille, et le voyage l'avait un peu
-fatigué ; mais ces cinq lignes équivalaient à la pose
-d'une première pierre. Le difficile en art est de se
-mettre à l'ouvrage, et tout ce qui est commencé
-compte comme à moitié fini.</p>
-
-<p>Le fait est qu'en six semaines il abattit les deux
-premiers chapitres ; les trois suivants s'achevèrent
-du 30 avril au 31 mai : c'était le quart du livre! Les
-Bersac reprirent possession des Coudrettes au commencement
-de juin. Ils avaient leur belle-fille et ses
-deux enfants avec eux. George venait de passer à
-l'infanterie de marine avec le grade de lieutenant-colonel ;
-il faisait route vers la Cochinchine. Célestin
-craignait de mourir sans avoir revu ce cher fils ; les
-soucis de la séparation ajoutés aux fatigues de l'âge
-le faisaient dépérir à vue d'&oelig;il. On s'efforça de le
-distraire et de le consoler ; Étienne le traitait d'autant
-mieux qu'il était taquiné par certain scrupule, et
-qu'il se sentait mal à l'aise devant le vieil original.
-Un soir qu'on avait réussi à l'émoustiller un peu, il
-lui dit : «&nbsp;Une nouvelle, mon cher monsieur Bersac!
-Je travaille.</p>
-
-<p>&mdash; Mes compliments! l'oisiveté est la mère de
-tous les vices.</p>
-
-<p>&mdash; Mais devinez un peu ce que je fais? Un roman!</p>
-
-<p>&mdash; J'espère qu'il amusera M<sup>me</sup> Étienne.</p>
-
-<p>&mdash; Et le public aussi! reprit Hortense.</p>
-
-<p>&mdash; Je crois que vous vous trompez, chère dame.
-Le public ne peut pas s'amuser d'un livre qu'on ne
-lui fait pas lire, et si j'ai bonne mémoire, M. Étienne
-en vous épousant s'est interdit de rien publier.&nbsp;»</p>
-
-<p>Étienne pâlit un peu. «&nbsp;Mais, dit-il, je puis lever
-une interdiction que j'ai prononcée moi-même.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, si vous n'êtes engagé qu'envers vous.&nbsp;»</p>
-
-<p>On parla d'autre chose, et un quart d'heure après
-Étienne se remit à la besogne.</p>
-
-<p>Chaque fois que le souvenir de Célestin venait le
-distraire, il faisait le geste d'un homme qui chasse
-une mouche. «&nbsp;Eh! que dirait le monde, si je sacrifiais
-mon avenir aux manies d'un vieux fou?&nbsp;»</p>
-
-<p>Le premier plan de <i>Jean Moreau</i> était perdu ; il
-en refit un autre bien plus large, où la province
-tenait plus de place. Tous les types qu'il avait observés
-depuis son mariage, les Bersac eux-mêmes,
-entrèrent dans ce cadre et y prirent un relief étonnant.
-Il travaillait tous les jours au moins quatre
-heures, six au plus. Jamais l'inspiration ne lui faisait
-absolument défaut, mais les idées venaient plus ou
-moins vite. Tantôt il s'escrimait jusqu'au soir sur
-une demi-page, tantôt il couvrait dix feuillets de
-son écriture haute, droite, toujours nette, qui rappelle
-les beaux autographes du dix-septième siècle.
-Peu de ratures ; la grande habitude d'écrire lui
-permettait de jeter sa pensée en moule comme un
-métal de première fusion. De sa vie il n'avait fait
-deux manuscrits du même livre ni emprunté la
-main du copiste ; chacun de ses ouvrages allait en
-bloc et d'un bond chez l'imprimeur.</p>
-
-<p>Hortense, qui l'épiait avec une anxiété maternelle,
-s'émerveilla de voir que <i>Jean Moreau</i> le possédait
-sans l'absorber. A mesure qu'il avançait dans son
-livre, les idées de roman, de comédie et même de
-vaudeville s'éveillaient en foule dans son esprit. Il
-jeta plus de vingt plans sur le papier sans interrompre
-le grand ouvrage.</p>
-
-<p>Jamais il n'avait eu plus de temps, chose bizarre.
-Il trouvait moyen de répondre aux lettres des amis
-et des indifférents eux-mêmes ; il écrivait à tort et à
-travers. Sa plume était taillée et l'encrier rempli,
-rien ne lui coûtait plus.</p>
-
-<p>Son humeur semblait plus égale, son esprit plus
-riant, son c&oelig;ur plus tendre qu'aux jours de grand
-loisir et de repos absolu ; il prodiguait les témoignages
-d'affection à sa femme. Loin de vouloir se
-séquestrer dans son travail comme tant d'autres, il
-insista pour que la maison fût ouverte, il attira la
-foule et fit la joie autour de lui. On le voyait à table,
-à la chasse, aux promenades champêtres, plus
-vivant, plus gaillard, plus pétillant que jamais. C'était
-l'être puissant, multiple, prêt à tout, que j'avais
-admiré, non sans un peu d'effroi, le soir de notre
-première rencontre ; mais il ne revoyait pas Célestin
-sans qu'un nuage imperceptible vînt assombrir sa
-belle humeur.</p>
-
-<p>Un jour qu'il était seul avec l'octogénaire, il lui
-dit à brûle-pourpoint : «&nbsp;Mon cher monsieur, ce
-livre avance, et je vous avertis qu'il paraîtra.</p>
-
-<p>&mdash; Grand bien vous fasse, monsieur!</p>
-
-<p>&mdash; En somme, cette publication ne vous cause
-aucun tort, avouez-le!</p>
-
-<p>&mdash; Ce n'est pas de moi qu'il s'agit. L'homme a la
-liberté du bien et du mal ici-bas.</p>
-
-<p>&mdash; Dites-moi franchement votre opinion. Pensez-vous
-qu'avant mon mariage j'aie pris aucun engagement
-envers vous?</p>
-
-<p>&mdash; Oui, mais que vous importe?</p>
-
-<p>&mdash; Il m'importe beaucoup, sacrebleu!</p>
-
-<p>&mdash; Le monde est à vos pieds ; vous n'avez pas
-besoin de l'estime d'un pauvre vieillard comme moi.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! tout beau! Je prétends être estimé de
-tous, sans exception, mon brave homme. Pour
-qu'un engagement soit valable, il doit être fondé en
-raison. Si je vous avais demandé la main d'Hortense,
-et si vous m'aviez fait vos conditions, je les tiendrais
-pour sacrées, quoique absurdes ; mais ma femme ne
-dépendait de personne lorsqu'elle m'a choisi. Est-il
-vrai?</p>
-
-<p>&mdash; Je l'avoue.</p>
-
-<p>&mdash; Vous êtes venu me raconter qu'elle avait peur
-du journalisme, et moi qui tombais de fatigue pour
-avoir trop écrit, je vous ai répondu que j'avais de la
-littérature par-dessus les oreilles. Est-ce un serment,
-cela?</p>
-
-<p>&mdash; Si vous êtes bien sûr de n'avoir rien juré, cher
-monsieur, vous devez être parfaitement à l'aise.</p>
-
-<p>&mdash; Mais non! Vous voyez bien que je suis agacé,
-et, si vous aviez le c&oelig;ur juste, vous vous rappelleriez
-tout ce que nous avons fait pour vous, de notre
-plein gré, et vous diriez un mot, un seul mot qui me
-mît à mon aise.</p>
-
-<p>&mdash; Vous reconnaissez donc que j'ai le droit de
-garder votre parole ou de vous la rendre?</p>
-
-<p>&mdash; Non!</p>
-
-<p>&mdash; Très-bien.</p>
-
-<p>&mdash; Mais si j'en convenais?</p>
-
-<p>&mdash; Vous me mettriez dans l'alternative ou de vous
-affliger, ou de prendre sur moi la responsabilité
-d'une publication contraire à mes idées, nuisible
-aux m&oelig;urs, irrespectueuse à coup sûr pour les
-majestés du ciel et de la terre. C'est pourquoi, cher
-monsieur, vous ferez bien de ne consulter que vous-même.
-Je n'ai aucun moyen de vous contraindre ;
-si le serment que vous avez prêté devant moi vous
-paraît incommode aujourd'hui, vous pouvez le violer
-impunément et même avec quelque profit et quelque
-gloire mondaine.&nbsp;»</p>
-
-<p>Étienne était exaspéré. Il aborda de cent côtés cet
-être fugitif, insaisissable et mou ; ni les bons procédés,
-ni les prières, ni les raisons ne purent l'entamer.
-Il usait sa vigueur contre cette inertie, comme
-les chevaliers des légendes se fatiguent à pourfendre
-un fantôme blafard. Cependant il acheva son livre.</p>
-
-<p>Cela prit un peu plus de temps qu'il ne pensait.
-Le premier mot datait du 17 mars, le point final fut
-mis le 3 septembre. On en reçut la nouvelle à Paris,
-et les journaux bien informés annoncèrent que <i>Jean
-Moreau</i> était sous presse, quoique le manuscrit fût
-encore à Bellombre.</p>
-
-<p>Dans le cours de l'été, Célestin avait failli mourir
-d'une bronchite, et quelqu'un s'était intéressé cordialement
-aux progrès de la maladie ; mais le maudit
-vieillard guérit et ne s'assouplit point. Lorsqu'Étienne
-reconnut que la mort ne voulait pas venir
-à son aide, il demanda l'appui de M<sup>me</sup> Bersac, il
-implora la femme à barbe en faveur du pauvre <i>Jean
-Moreau</i>. Célestin parut s'adoucir, il promit d'autoriser
-l'impression, si le livre était lu, expurgé et visé
-par six personnes recommandables qu'il se réservait
-de choisir. C'était le rétablissement de la censure,
-ni plus ni moins. L'auteur pouffa de rire, et la négociation
-en resta là.</p>
-
-<p>Le plus beau jour de la vie d'Hortense fut le jour
-où son cher mari, après avoir relu <i>Jean Moreau</i> d'un
-bout à l'autre et fait les dernières corrections, lui
-mit le manuscrit entre les mains et lui dit : «&nbsp;Chère
-enfant, voilà le meilleur de mon esprit. J'écrirai
-sans doute autre chose, mais je ne me sens pas capable
-de mieux. Prends ce livre, je ne te le donne
-pas, car il était à toi avant de naître ; je te dois le
-loisir et le bonheur dont il est fait.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il était onze heures du soir, tous les hôtes de Bellombre
-dormaient comme on ne dort qu'à la campagne,
-après la chasse. Étienne se mit au lit, Hortense
-prit place à son côté et demanda la permission
-de lire un chapitre. Elle en lut deux, puis trois, si
-bien qu'Étienne s'assoupit. Il se réveilla plusieurs
-fois, la lampe était toujours allumée.</p>
-
-<p>«&nbsp;Mais dors donc, chérie! disait-il.</p>
-
-<p>&mdash; Tout à l'heure, mon ami ; il n'est pas tard, et
-je suis si heureuse!&nbsp;»</p>
-
-<p>Le matin, vers huit heures, il étendit un bras,
-ouvrit les yeux et s'aperçut qu'il était seul dans le
-grand lit. Sa seconde pensée fut pour le manuscrit
-qu'il avait confié à sa femme ; <i>Jean Moreau</i> n'était
-plus là. Il sonna la femme de chambre et dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Où est madame?</p>
-
-<p>&mdash; Monsieur, il y a une bonne heure que madame
-est sortie.</p>
-
-<p>&mdash; Avec un livre? Avec un paquet en forme de
-livre?</p>
-
-<p>&mdash; Oui, monsieur.</p>
-
-<p>&mdash; Dans le parc?</p>
-
-<p>&mdash; Non, monsieur, dans le village. D'ailleurs voici
-madame.&nbsp;»</p>
-
-<p>Hortense se jeta au cou de son mari :</p>
-
-<p>«&nbsp;J'ai tout lu, dit-elle. Je n'ai pas fermé l'&oelig;il,
-impossible de m'arracher à notre livre. Que c'est
-bon! Que c'est vrai! Que c'est beau! Tu as raison,
-Étienne, c'est ton chef-d'&oelig;uvre ; mieux encore,
-c'est toi!</p>
-
-<p>&mdash; Qu'en as-tu fait?</p>
-
-<p>&mdash; Me crois-tu femme à perdre ce que j'ai de plus
-cher? Non, mon ami, tu peux être tranquille.</p>
-
-<p>&mdash; Tu as serré le manuscrit?</p>
-
-<p>&mdash; Parfaitement&hellip; Sans doute.</p>
-
-<p>&mdash; De quel air singulier tu dis cela!</p>
-
-<p>&mdash; Tu t'es donc aperçu que je mentais? Eh bien!
-tant mieux, j'en suis contente. Ta femme ne peut
-rien te cacher, même pour un grand bien. Voici le
-fait. Tu m'approuveras, j'en suis sûre.</p>
-
-<p>&mdash; Mais parle donc!</p>
-
-<p>&mdash; Ah! si tu me fais peur, je ne saurai plus rien
-dire. Tes discussions avec mon ex-beau-frère, ses
-résistances, tes scrupules, votre malentendu, me
-faisaient peine et pitié. Je n'ai jamais douté de ton
-bon droit, mais je me demandais par moments s'il
-n'était pas cruel de contrister ce pauvre bonhomme.
-La lecture de <i>Jean Moreau</i> m'a dicté un parti héroïque.
-Il est moralement impossible qu'un être intelligent
-s'oppose à la publication d'un tel livre après
-l'avoir lu. Je suis allée chez Célestin, je lui ai dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Lisez et jugez-nous!</p>
-
-<p>&mdash; Malheureuse! Mes habits! Arriverai-je à temps?</p>
-
-<p>&mdash; Que crains-tu?</p>
-
-<p>&mdash; Tout. J'en mourrais. Je sens qu'il me serait
-impossible de récrire ce qui est fait. Et je n'ai pas
-songé à garder une copie!&nbsp;»</p>
-
-<p>Il courut.</p>
-
-<p>Célestin Bersac était assis devant le pavillon des
-Coudrettes ; il faisait sauter un de ses petits-enfants
-sur ses genoux. «&nbsp;Monsieur Étienne, j'ai bien l'honneur.
-Donnez-vous la peine d'entrer. Vous paraissez
-ému ; j'espère qu'il n'est rien arrivé à madame depuis
-une demi-heure qu'elle nous a quittés?</p>
-
-<p>&mdash; Ah! vous avouez donc qu'elle est venue vous
-voir ce matin?</p>
-
-<p>&mdash; Sans doute, pour m'apporter certain opuscule
-qu'elle daignait soumettre à mon humble appréciation.</p>
-
-<p>&mdash; Où est-il?</p>
-
-<p>&mdash; Mais chez nous, je pense, à moins pourtant
-qu'il ne se soit envolé.&nbsp;»</p>
-
-<p>Étienne respira.</p>
-
-<p>«&nbsp;Monsieur, dit-il, vous seriez bien aimable de me
-rendre ces papiers. Vous les lirez, je vous le jure,
-mais dans quelques jours seulement, lorsque le manuscrit,
-qui est unique, sera au net.</p>
-
-<p>&mdash; A vos ordres.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le petit vieillard remit l'enfant aux mains de la
-mère, et il entra dans la maison suivi d'Étienne. Les
-deux hommes s'arrêtèrent dans un sorte de salon où
-le portrait de Bersac aîné, en robe de juge, avait
-l'air de compter et d'estimer au juste prix les vieux
-fauteuils de Bellombre.</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon Dieu, monsieur, dit Célestin, c'est ici que
-j'ai reçu la visite de madame. Je ne sais pas exactement
-où j'ai mis les paperasses en question, mais
-à force de les chercher&hellip; Non, ma foi! pas plus de
-manuscrit que sur la main. Est-ce que vous y teniez
-beaucoup?</p>
-
-<p>&mdash; Plus qu'à la vie!</p>
-
-<p>&mdash; J'en suis bien désolé, vos papiers sont perdus.
-Voulez-vous fouiller la maison?&nbsp;»</p>
-
-<p>Étienne répondit froidement :</p>
-
-<p>«&nbsp;C'est inutile. Votre parole me suffit. Jurez-moi
-seulement sur l'honneur&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Sur quel honneur? le mien ou le vôtre? Vous
-m'avez enseigné le prix d'une parole d'honneur.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le romancier se demandait si le plus court ne serait
-pas d'étrangler ce vieux monstre. Célestin devina
-sa pensée et lui dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;J'ai quatre-vingts ans, cher monsieur. Mon fils
-est à Saïgon, vous n'irez pas lui chercher querelle si
-loin. Les tribunaux? Ils me condamneraient peut-être
-à deux ou trois mille francs de dommages-intérêts.
-Voyez ce qui vous semblera le plus avantageux
-et le plus honorable.</p>
-
-<p>&mdash; Qu'est-ce que je vous ai fait?</p>
-
-<p>&mdash; Presque rien. Vous m'avez berné à Paris en
-séduisant une personne que je surveillais nuit et jour ;
-vous jouissez d'une fortune qui devrait être à moi et
-d'une femme que je destinais à mon fils. Vous êtes
-cause que George, ma seule affection, s'est marié
-petitement, et qu'il mourra peut-être au bout du
-monde. Vous êtes jeune, grand et beau, je suis vieux,
-petit et laid ; vous n'avez eu que des succès, je n'ai
-eu que des déboires ; on vous a couronné de lauriers
-sur une scène où l'on m'avait jeté des pommes : en
-vérité, je serais bien injuste si je ne vous aimais pas
-de tout mon c&oelig;ur!</p>
-
-<p>&mdash; Mais votre religion défend la haine et la vengeance,
-elle condamne le vol, et vous m'avez volé
-le travail de toute ma vie!</p>
-
-<p>&mdash; L'Église n'a jamais interdit la destruction des
-mauvais livres. J'étais homme à tout pardonner, si
-vous vous étiez mis avec nous.</p>
-
-<p>&mdash; Ainsi donc vous avez détruit&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Rien, cher monsieur, vos papiers sont perdus ;
-voulez-vous que nous recommencions à les chercher
-ensemble?&nbsp;»</p>
-
-<p>Étienne se sentait devenir fou ; il eut peur de
-commettre un crime et s'enfuit. Il rentra au château
-pour l'heure du déjeuner et s'habilla aussi soigneusement
-qu'à l'ordinaire. Hortense était inquiète, il
-prit la peine de la rassurer. Quelques convives
-croient se rappeler qu'il mangea avec gloutonnerie,
-qu'il parla beaucoup au dessert, et que le fil de ses
-idées se rompait de temps à autre. Sur les deux
-heures, il sortit à cheval et ne reparut point. On le
-chercha toute la nuit ; la douleur de sa femme était
-déchirante.</p>
-
-<p>Tandis qu'on fouillait les rivières, les étangs et les
-bois du voisinage, je le vis entrer dans ma chambre
-à huit heures du matin. Il semblait triste jusqu'à la
-mort, mais assez raisonnable. «&nbsp;J'étais né pour produire
-toujours et toujours, me dit-il, comme tous les
-vrais artistes. Cette longue oisiveté qu'ils m'ont imposée
-m'a rendu malheureux pour ainsi dire à mon
-insu, au milieu de toutes les douceurs de la vie. Je
-n'ai jamais été pleinement satisfait ; quelque chose
-me manquait, et je ne pouvais dire quoi ; j'avais la
-nostalgie du travail. Le voyage de Paris m'a ouvert
-les yeux, je me suis mis à l'&oelig;uvre ; il s'est fait dans
-mon esprit une sorte de débâcle, les idées qui s'étaient
-accumulées en moi ont débordé avec tant d'impétuosité
-que je n'en étais plus maître. Ce fut un phénomène
-unique ; on ne le reverra plus. Il me serait
-aussi impossible de recommencer <i>Jean Moreau</i> qu'à
-la Néva de rappeler les montagnes de glace qu'elle a
-précipitées dans la mer.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il m'exposa très-nettement sa fuite de Bellombre,
-et le détour qu'il avait pris pour gagner une station
-voisine où il était inconnu ; mais je ne pus lui arracher
-la cause de son départ : il ne savait pas lui-même
-ce qu'il venait chercher à Paris. Il témoignait
-une violente aversion pour sa femme, tout en disant
-qu'il l'avait adorée jusqu'au dernier jour. «&nbsp;Je ne lui
-pardonnerai jamais, disait-il, d'avoir cru à la loyauté
-de ce vieux monstre.&nbsp;»</p>
-
-<p>C'est dans cette visite qu'il me pria d'écrire et de
-publier son histoire pour l'instruction des contemporains.
-Je me moquai un peu de ses pressentiments
-funèbres, et je voulus le retenir à déjeuner. Il
-s'excusa sur quelques visites urgentes : «&nbsp;J'ai besoin
-de voir Bondidier ; on m'attend à l'imprimerie, et
-d'ailleurs je n'ai pas encore retenu ma chambre au
-Grand-Hôtel.&nbsp;»</p>
-
-<p>J'avais moi-même à travailler ce jour-là, et je ne
-sortis pas avant cinq heures. Les premières personnes
-que je rencontrai sur le boulevard m'abordèrent
-pour me conter son arrivée et les extravagances
-qu'il avait faites.</p>
-
-<p>Quelques minutes après m'avoir quitté, il entra
-dans une librairie et demanda la sixième édition de
-<i>Jean Moreau</i>. Le commis répondit que l'ouvrage
-était annoncé, mais qu'il n'avait pas encore paru.
-«&nbsp;Tu mens, faquin, dit-il en serrant le jeune homme
-à la gorge ; les cinq premières ont été enlevées ce
-matin!&nbsp;» La même scène s'était renouvelée dans
-plusieurs boutiques avec des variantes à l'infini.</p>
-
-<p>Chez Rosenkrantz, son relieur, il demanda si l'on
-pouvait lui habiller magnifiquement un manuscrit
-de six à sept cents feuillets in-4<sup>o</sup>. Il choisit le maroquin
-du Levant, commanda les fers neufs, en esquissa
-plusieurs lui-même. «&nbsp;Il faudra vous hâter,
-dit-il ; c'est pour la reine d'Angleterre, elle attend.&nbsp;»
-Rosenkrantz demanda où l'on devait faire prendre
-l'ouvrage? Il répondit en ricanant : «&nbsp;Eh! mon cher,
-vous seriez trop content si je vous le disais! Cherchez
-et vous trouverez. Le beau mérite de relier un
-manuscrit quand on l'a sous la main! Adressez-vous
-au dix-septième nuage à main gauche ; Saint Pierre
-a mes ordres : bonjour!&nbsp;»</p>
-
-<p>Au cabinet de lecture du passage de l'Opéra, il bouleversa
-tous les journaux en criant : «&nbsp;Je veux l'<i>Indépendance
-Belge</i>, mais entendez-moi bien! Il me faut
-le numéro d'après-demain, jeudi, celui qui est imprimé
-en lettres d'or : Victor Hugo m'a fait un grand
-article sur <i>Jean Moreau</i>!&nbsp;»</p>
-
-<p>J'envoyai le soir même une dépêche à Bellombre.
-M<sup>me</sup> Étienne accourut à temps pour le soigner et
-le pleurer, trop tard pour échanger une idée avec
-lui.</p>
-
-<p>Quelques journaux n'ont pas craint d'expliquer
-sa maladie et sa mort par l'abus des alcools, qu'il
-exécrait, et du tabac, qu'il ignorait.</p>
-
-
-<h3>V</h3>
-
-<p>Hortense s'est replongée au fond de la province,
-emportant avec elle les tristes restes de son mari.
-On ne sait presque rien de sa vie ; l'ancien hôtel
-Bersac est fermé. La pauvre veuve, qu'on dit terriblement
-vieillie, végète en grand deuil dans un coin
-de Bellombre près du tombeau de l'homme qu'elle
-s'accuse d'avoir tué. Elle pleure comme aux premiers
-jours et prie parfois avec fureur ; mais sa dévotion
-est intermittente. On dirait par moments
-qu'elle a peur d'obtenir au ciel une place trop haute
-qui l'éloignerait éternellement de <i>lui</i>.</p>
-
-<p>Bondidier la tient au courant des affaires ; vous
-savez que la veuve d'un écrivain continue pendant
-trente années la personne de son mari. L'édition
-des &oelig;uvres complètes a réussi au-delà de toute espérance ;
-les volumes sont clichés, ils se vendent
-aussi régulièrement que les nouvelles de Musset et
-les deux romans de Stendhal. Dans les quelques
-années qui ont suivi sa mort, Étienne a plus gagné
-qu'en toute sa vie. Hortense écrivait dernièrement
-à Bondidier : «&nbsp;Assez! ne m'envoyez plus rien. Je ne
-suis que trop riche, hélas! J'imagine par moments
-qu'<i>il</i> me poursuit de ses bienfaits et que cet argent
-vient me dire : <i>Il</i> n'a pas fait un si beau mariage
-que vous!&nbsp;» Bondidier répondit : «&nbsp;Ah! madame,
-que serait-ce si nous avions <i>Jean Moreau</i>!&nbsp;»</p>
-
-<p>Lundi passé, comme on venait de mettre en terre
-un petit fagot de bois sec appelé Célestin Bersac, le
-vieux curé de Saint-Maurice se présenta chez Hortense
-et lui dit : «&nbsp;Madame, le cher homme a fait la
-paix avec les morts et les vivants. Vous n'avez
-jamais voulu le revoir depuis la date fatale ; il vous
-prie de lui pardonner ses offenses envers vous et
-envers votre regretté mari. Son repentir était sincère ;
-il a voulu mériter la clémence céleste et rendre
-à notre pauvre église le clocher que Robespierre
-et Marat ont détruit en haine de Dieu. Mon père,
-m'a-t-il dit, vous porterez à M<sup>me</sup> Étienne ce paquet
-cacheté que nous avons serré ensemble dans le
-trésor de votre sacristie le 4 septembre 186., à sept
-heures trois quarts du matin. Il renferme des papiers
-de valeur dont la vente à Paris fournira probablement
-la somme qui vous manque.&nbsp;»</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Hortense brisa le cachet et trouva le manuscrit
-de <i>Jean Moreau</i>.</p>
-
-<p class="sign"><span class="blk small"><i>Revue des Deux-Mondes</i><br />
-1867-68.</span></p>
-
-
-<p class="c gap small">FIN</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td>I.</td> <td><span class="sc">La Fille du Chanoine</span></td> <td class="left2em"><div class="r"><a href="#ch1">1</a></div></td></tr>
-<tr><td>II.</td> <td><span class="sc">Mainfroi</span></td> <td class="left2em"><div class="r"><a href="#ch2">59</a></div></td></tr>
-<tr><td>III.</td> <td><span class="sc">L'Album du régiment</span></td> <td class="left2em"><div class="r"><a href="#ch3">179</a></div></td></tr>
-<tr><td>IV.</td> <td><span class="sc">Étienne</span></td> <td class="left2em"><div class="r"><a href="#ch4">241</a></div></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES</p>
-
-
-<p class="c gap small"><span class="sc">Coulommiers.</span> &mdash; Typogr. A. MOUSSIN</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of Project Gutenberg's Les mariages de province, by Edmond About
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MARIAGES DE PROVINCE ***
-
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-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
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-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
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