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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Les mariages de province - -Author: Edmond About - -Release Date: December 3, 2020 [EBook #63951] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MARIAGES DE PROVINCE *** - - - - -Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading -Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from -images generously made available by The Internet -Archive/Canadian Libraries) - - - - - - - - - - - EDMOND ABOUT - - LES - MARIAGES - DE PROVINCE - - LA FILLE DU CHANOINE - MAINFROI--L'ALBUM DU RÉGIMENT - ÉTIENNE - - TROISIÈME ÉDITION - - - PARIS - LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie - BOULEVARD SAINT-GERMAIN, Nº 77 - - 1869 - Droits de propriété et de traduction réservés. - - - - -COULOMMIERS.--Typographie A. MOUSSIN. - - - - -A - -MADEMOISELLE GENEVIÈVE BRÉTON - - -MADEMOISELLE, - -Les _Mariages de Paris_ ont paru il y a douze ans sous les auspices de -votre bonne et vénérée grand'mère, Mme Hachette; je confie le destin des -_Mariages de Province_ à votre jeunesse dans sa fleur, comme les -ouvriers attachent un bouquet sur la maison qu'ils ont bâtie. Il m'est -doux d'attester ainsi une amitié que le temps et l'user ont affermie, et -qui se transmet, comme un héritage croissant, d'une génération à -l'autre. Quant au livre en lui-même, vous l'avez lu, je n'en dis rien: -vaut-il mieux, vaut-il moins que les _Mariages de Paris_? C'est une -question qui sera décidée dans vingt ans par mesdemoiselles vos filles. - -EDMOND ABOUT. - -Saverne, 25 octobre 1868. - - - - -I - -LA FILLE DU CHANOINE - - -Voici dans quelle occasion cette histoire me fut contée par le plus -honnête homme de Strasbourg. C'était l'hiver dernier; nous allions faire -en pays badois une de ces battues dont on rapporte un cent de lièvres au -moins, sous peine de passer pour bredouille. Celui qui nous donnait -cette fête et qui m'y conduisait dans sa voiture était le notaire -Philippe-Auguste Riess; il est mort cette semaine après une agonie de -six mois, et la vieille ville démocratique le pleure. Tous ceux qui -pensent librement, et il y en a beaucoup dans ce noble coin de la -France, recherchaient ses conseils et suivaient ses exemples; il -exerçait amicalement sur ses égaux l'autorité que donne un bon sens -infaillible doublé d'une irréprochable vertu. Aucune oeuvre de -bienfaisance intelligente ne fut entreprise sans son concours: il était -l'âme de la digne et patriarcale cité. On ferait une république -autrement belle qu'Athènes et Sparte, si l'on pouvait réunir un million -d'hommes tels que lui. Ce citoyen de l'âge d'or n'affectait pas de -dédaigner le présent; sa tolérance s'étendait jusqu'aux oeuvres de l'art -et de la littérature contemporaine. Il allait au théâtre, il lisait tous -nos livres, exaltait volontiers, ce qui lui semblait bon, et notait sans -aigreur les défaillances publiques et privées. - -Comme le rendez-vous de chasse était à deux heures de la ville, nous -eûmes le loisir d'échanger bien des idées et de passer bien des gens en -revue. Dans sa critique toujours juste et modérée, un seul point me -parut contestable. - -«Votre principal défaut, disait-il, et je m'adresse à tous les -romanciers, dramaturges et auteurs comiques d'aujourd'hui, est de -n'étudier que des exceptions: le théâtre et le roman ne vivent pas -d'autre chose. L'adultère? exception. Le crime? exception, Le suicide? -exception. _Le demi-Monde_, ce chef-d'oeuvre de Dumas fils, _les -Effrontés_, _Giboyer_, _Maître Guérin_, _le Fils naturel_, _les Faux -Bonshommes_, exceptions; tout Balzac est un musée d'exceptions, de -difformités, de monstruosités morales! Est-il donc impossible -d'intéresser le lecteur ou le spectateur à meilleur compte? La vie est -assez féconde en combinaisons variées pour que des événements naturels, -des sentiments modérés, des actions quotidiennes et des acteurs pris -dans la foule produisent, l'art aidant, l'effet de rire ou de larmes que -vous achetez à trop grands frais?» - -Je lui fis observer qu'en choisissant dans la foule les personnages qui -se distinguent par quelque énormité nous suivons l'exemple des maîtres. -Depuis Homère, l'art romanesque et dramatique n'a vécu que d'exceptions. -Ulysse, Agamemnon, Achille, n'ont pas été pris au hasard parmi les -Lefebbre et les Durand de la guerre de Troie. Les héros de la tragédie -antique, OEdipe, Jocaste, Oreste, Clytemnestre, Étéocle, Polynice, sont -des exceptions; les personnages de Shakspeare, Othello, Macbeth, -Shylock, exceptions! Le Roland de l'Arioste, exception! Le Cid, -Polyeucte, Cinna, Rodogune, Néron, Athalie, Mithridate, exceptions! Don -Quichotte, exception! Don Juan, exception! L'art est soumis à une loi -d'optique qui le condamne à choisir les caractères les plus saillants et -même à les exagérer un peu. Le portrait d'un personnage quelconque, pris -au hasard, ni beau ni laid, ne peut intéresser que lui-même. L'homme -ordinaire, avec ses demi-vices et ses demi-vertus, ses petits -contentements et ses petits chagrins, ne vaut pas une plumée d'encre. De -quelque art qu'il vous plaise d'assaisonner sa médiocre personne, vous -ne l'imposerez pas à l'attention des contemporains, et quant à la -postérité, que voulez-vous qu'elle en fasse? - ---Je suis homme, répondit le vieillard, et rien d'humain ne m'est -étranger. Laissez-moi vous le dire avec Térence, qui n'a pas mis une -seule exception sur la scène. On me rendrait un vrai service, si l'on -voulait ressusciter pour moi le plus simple, le plus modeste, le moins -exceptionnel des hommes qui vivaient à Strasbourg il y a cinq cents ans. -J'aimerais tant à comparer ses idées et ses sentiments aux nôtres! à -voir ce que l'homme moyen a gagné dans cette période et ce qu'il a -perdu! - ---Il a gagné beaucoup d'idées et perdu considérablement de vigueur; mais -la question n'est pas là. Il s'agit de littérature et non d'archéologie -morale. Vous pensez que nous tous, les écoliers comme les maîtres, nous -avons tort de rechercher, de cultiver et d'exposer aux yeux du peuple -cette plante rare qui se nomme l'exception; je maintiens que notre art -deviendrait méprisable, s'il mettait en bouquet ces créations moyennes, -uniformes, indifférentes, qui végètent dans l'humanité comme les légumes -dans un jardin. Nous écrivons pour qu'on nous lise, et le lecteur -n'ouvrirait pas nos livres, s'il n'espérait y rencontrer des types -meilleurs ou pires que lui. - ---Vous croyez? - ---J'en suis sûr. - ---Eh bien! permettez-moi de soumettre la chose à votre propre -expérience. Laissez-moi vous conter une histoire extraordinairement -simple dont tous les héros, je me trompe, dont tous les personnages sont -gens moyens, de condition modeste, d'esprit ordinaire et de moralité -bourgeoise. Je vous préviens qu'ils sont tous intéressants au même -degré, parce qu'ils sont tous bons, sincères et délicats, mais c'est -tout; il n'y a ni passion échevelée, ni dévouement sublime dans leur -affaire: pas plus d'exception que sur la main. Se peut-il qu'un tableau -sans ombres et sans lumières attire et retienne un moment l'attention -d'un amateur expérimenté? C'est ce que nous allons voir; je commence. - -Le professeur Henri Marchal était, à l'âge de trente-cinq ans, un des -meilleurs médecins de notre ville. Je peux vous le nommer par son nom, -et les autres aussi, car l'affaire s'est passée quand vous n'étiez pas -de ce monde. Tous ceux dont il s'agit sont morts ou disparus depuis -assez longtemps. - -Ce n'était pas un Adonis, le professeur Marchal, ni un Quasimodo non -plus. Il aurait pu se promener douze heures de suite sous les arbres du -Broglie sans faire remarquer sa figure soit en bien soit en mal. Son -passe-port disait: nez ordinaire et idem pour tout le reste. Il n'était -ni grand ni petit, ni brun ni blond; je crois pourtant me rappeler que -la barbe était presque rousse, et les yeux bleus, riants et doux; le -corps solide et légèrement épais, mais sans trace ni menace de ventre. - -L'éducation l'avait naturalisé Strasbourgeois; il parlait allemand sans -être Alsacien de naissance. Le père, un capitaine, était mort au -service, laissant deux fils sans patrimoine, un grand et un petit, tous -deux boursiers à notre lycée. L'aîné, qui avait le goût des affaires, -s'en fut droit à Paris, entra chez un agent de change et fit fortune: au -moins devint-il assez riche pour payer les inscriptions, le diplôme et -pendant cinq ou six ans toutes les dépenses d'Henri. L'autre attaqua la -médecine en homme qui veut gagner sa vie lui-même, et plus tôt que plus -tard. Il n'était pas sensiblement mieux doué que le commun des martyrs, -mais il avait l'esprit bien fait et la volonté bien trempée: après le -doctorat, il poursuivit l'agrégation, et le voilà professeur à -trente-cinq ans dans une faculté qui n'est pas, Dieu merci, la dernière -d'Europe. La clientèle avait grandi avec la réputation, comme toujours. -Le professeur Marchal soignait les meilleures familles de la ville et -des environs; il était médecin en titre de l'usine de M. Axtmann à -Hagelstadt; on ne faisait pas en Alsace une belle consultation sans lui. -Comme il avait de l'ordre et de l'économie, il acheta bientôt une maison -sur le quai des Bateliers, et je vous laisse à penser s'il fut content -la première fois qu'il se paya son terme à lui-même. Il commanda un -mobilier neuf, et dès lors tout le monde comprit que ce jeune homme -songeait au mariage. - -Le sentiment général fut qu'il avait le droit de choisir, et que pas une -mère ne serait assez malavisée pour lui refuser sa fille. Outre la -position, qui était enviable, il jouissait d'une bonne renommée. Sa -conduite avait toujours été, sinon exemplaire, au moins décente et -mesurée. Il s'était diverti comme tous les jeunes gens, mais il ne -s'était jamais débauché. Quelques fredaines sans scandale n'entament pas -la réputation d'un jeune homme et ne le font pas mettre au ban des -familles. Toutes les curieuses de la ville, et nous n'en manquons pas à -Strasbourg, se mirent en campagne pour savoir à quelle héritière le -professeur allait offrir sa main et son nom. - -Elle ne fut pas longue à trouver: c'était la fille unique de M. Kolb, -professeur au séminaire protestant et chanoine de Saint-Thomas. Adda -Kolb avait alors dix-sept ans et quelques mois. Figurez-vous une blonde -agréable, bien faite, bien portante, assez instruite, et d'un caractère -très-enjoué. Ceux qui trouvent la grâce plus belle que la beauté -l'auraient jugée parfaite; mais le détail de sa personne laissait à -dire, et son intelligence ne dépassait pas la moyenne: du bon sens, de -la droiture, et rien de plus. - -A tort ou à raison, le monde s'imagina que Marchal était plus amoureux -du cadre que du tableau. Le fait est que la famille Kolb attirait les -braves gens par une affinité irrésistible. Le chanoine et sa femme, -mariés à vingt ans, semblaient presque aussi jeunes que leur fille. Une -soeur de Mme Kolb, qui avait épousé le substitut Miller, habitait la -maison canoniale avec son mari et ses quatre enfants. Le vieux papa Kolb -et sa femme, fervente piétiste, occupaient le deuxième étage; leur fils -aîné, Kolb Jacob, tanneur très-considéré, avait son établissement dans -le voisinage: il était marié, lui aussi, et père d'une belle et -nombreuse postérité. On se voyait pour ainsi dire à toute heure, et la -tribu vivait dans une étroite intimité comme les enfants de Noé dans -l'arche. Un étranger introduit par hasard chez M. le chanoine aurait été -frappé de la physionomie collective que présentait cette famille. La -maison entière respirait la propreté, la régularité, la dignité, la -cordialité. Les sentiments, les idées, les habitudes de ces personnages -composaient une harmonie particulièrement honnête et sympathique. -L'expression la plus habituelle des visages était un sourire grave, -loyal, un peu fier et néanmoins hospitalier. Ce rayonnement -intraduisible en peu de mots voulait dire: «Nous sommes vieux bourgeois -de Strasbourg; nous n'avons pas dans les veines une goutte de sang qui -ne soit respectable; nous n'avons pas un sou dans nos poches qui ne soit -gagné par le travail. Nous honorons Dieu, nous pratiquons l'Évangile, -nous nous aimons les uns les autres, nous sommes pleinement heureux, et -nous n'avons besoin de personne; toutefois le logis et les coeurs sont -ouverts au prochain, s'il a besoin de nous. Arrivez, gens de bien, et -prenez place: nous nous suffisions à nous-mêmes, mais vous n'êtes pas de -trop.» - -Je vous réponds que le prochain ne se faisait pas prier pour leur rendre -visite. Les hommes les mieux placés tenaient à grand honneur d'être -reçus familièrement dans la maison. Les mamans s'y rendaient le soir -avec leurs filles; les jeunes gens n'hésitaient pas entre la brasserie -des _Trois-rois_ et le salon du chanoine. Je me vois encore ajustant le -pli de ma cravate dans l'antichambre, le premier soir où j'y fus -présenté. Il y avait deux tables de whist dans une chambre latérale; le -grand salon, tendu de papier blanc à ramages en grisaille, était -modestement éclairé par deux lampes. Mme Holtz, la veuve du juge -d'instruction, s'escrimait sur un immense piano style empire; Mme Kolb -_junior_ préparait le café au lait dans la salle à manger; vingt jeunes -filles en robe montante, mais belles de candeur et de simplicité, -dansaient la valse à trois temps. La première qui frappa mes yeux fut -Adda Kolb, tendrement enveloppée par le bras du professeur Marchal. -Leurs yeux m'apprirent qu'ils s'aimaient, ou du moins que la sympathie -les portait l'un vers l'autre. J'en conclus avec tout le monde que nous -verrions leur mariage avant peu. - -Cette idée s'accrédita si bien que les amis, les malades, les confrères -de M. Marchal se mirent à le persécuter de leurs allusions. Les plus -fins se contentaient d'effleurer une chose si délicate, les patauds (il -s'en trouve partout) sautaient à pieds joints dans le plat. Le -professeur avait commencé par faire la sourde oreille, mais lorsqu'il -fut directement interpellé, il se fâcha tout rouge, affirma qu'il -n'était question de rien, et pria les indiscrets de le laisser -tranquille. Les hommes se le tinrent pour dit; quant aux femmes, ce fut -une autre affaire: il n'eut pas si bon marché d'un sexe à qui tout est -permis. L'une lui dit:--Qu'attendez-vous? Les Kolb ne peuvent pas vous -apporter leur fille. Ils seront trop heureux de vous avoir pour gendre, -mais encore faut-il que vous vous présentiez. Une autre lui reprochait -de traîner les choses en longueur et de faire souffrir une pauvre fille -qui l'aimait. Une malicieuse le tirait à part et lui murmurait à -l'oreille:--On prétend que vous n'osez pas demander Adda Kolb parce -qu'elle est trop riche. Rassurez-vous; je tiens de mon notaire que la -dot et le trousseau ne font pas même vingt mille écus. La position que -vous occupez vous permettrait de trouver le double. - -Un soir que l'inquisition des bavardes l'avait plus agacé que de -coutume, il s'arrêta au bord de l'Ill avant d'ouvrir sa porte et -descendit résolûment en lui-même. Il s'adressa, parlant à sa personne, -les questions dont le monde le persécutait depuis un mois. - -«Eh bien! oui, répondit-il, je veux me marier; oui, j'ai compris qu'il -était temps d'en finir avec la vie creuse du célibataire. Quelques -années encore, et je serais un vieux garçon, un de ces égoïstes qui -sèment fatalement l'égoïsme autour d'eux. Oui, je me sens encore assez -de jeunesse et de santé pour fonder une vraie famille. Oui, Mlle Kolb -est entre toutes celles que j'ai rencontrées celle qui me convient et me -plaît. Est-ce que je l'aime d'un amour passionné, comme dans les romans? -Je n'en sais rien, mais tous mes sentiments et toutes mes pensées depuis -un an gravitent autour d'elle. J'ai la plus haute estime et le goût le -plus prononcé pour son père, pour ses parents, pour cette honorée maison -Kolb: ma gloire et mon bonheur seraient d'en être; mais Adda -m'aime-t-elle? Modestie à part, il me semble qu'elle me voit avec -plaisir. Je n'entre pas dans le salon sans que sa figure s'illumine; -elle se porte au-devant de moi comme je cours à elle, par une sorte -d'entraînement ou d'instinct. Jamais mon regard ne cherche le sien sans -le rencontrer au moment même. Dans les danses où la femme choisit -l'homme, elle me prend toujours pour cavalier. Lorsqu'on parle de -mariage, elle ne se prive pas de dire devant moi, qu'elle voudrait un -mari raisonnable et savant. Le jour où je suis venu annoncer ma -nomination à la chaire de pathologie interne, elle avait les larmes aux -yeux, je l'ai vu. L'été dernier, à l'usine de Hagelstadt, quand nous -avons dansé au bord de l'eau, qu'est-ce qui s'est passé? Le fils Axtmann -accrochait des lanternes de papier aux basses branches du tilleul; le -lieutenant Thirion adaptait avec soin l'embouchure de son cornet à -piston, et l'avocat Pfister accordait son violon: je vis Adda qui -rabattait sur sa figure un petit voile de dentelle noire. Je lui -demandai si elle avait froid. «Non, dit-elle en riant, c'est une -précaution que je prends pour qu'on ne me voie pas rougir, si vous me -disiez quelque chose.--A Dieu ne plaise, répondis-je, que jamais une de -mes paroles expose Mlle Kolb à rougir!--Je le sais bien, -monsieur Henri, et c'était une mauvaise plaisanterie, me la -pardonnez-vous?--Mademoiselle, on pardonne tout à ceux que l'on... -respecte.» Respecte? Oui, je suis sûr de n'avoir pas employé un autre -mot. Jamais il ne m'est échappé une parole, un geste, un regard qui pût -troubler la paix de son âme. S'il est vrai qu'elle m'aime, ma conscience -ne me reproche pas d'avoir rien fait pour cela. - -«Et si j'avais cherché à lui plaire? Si je m'y mettais résolûment dès -demain? Si je saisissais la première occasion de me déclarer à elle et -de lui dire: Je vous aime, m'accepteriez-vous pour mari? En agissant -ainsi, ferais-je une action blâmable? Peut-être. Ce n'est pas violer la -loi morale, car mes intentions sont les plus pures du monde; mais je -pècherais contre les moeurs françaises, et l'on aurait le droit de me -moins estimer. La morale est universelle, les moeurs varient d'un pays à -l'autre. En Angleterre, aimant Adda, je commencerais par obtenir son -coeur d'elle-même, et j'irais ensuite avec elle demander l'approbation -de ses parents. En France, il serait mal de parler mariage à une jeune -fille, si ses parents ne vous y avaient d'abord autorisé.» - -Il tourna et retourna cette idée en tous sens; tous ses raisonnements -aboutirent à la même conclusion. L'usage adopté chez les Français lui -semblait brutal et despotique, il y voyait comme un abus de l'autorité -paternelle; c'est le coeur qui devrait avoir la parole avant les -intérêts et les convenances de la famille; mais que faire? L'usage est -formel, et, qu'on le blâme ou qu'on l'approuve, il faut s'y soumettre. - -«Eh bien! soit, s'écria-t-il, je suivrai la filière. J'irai solliciter -chez M. Kolb la permission d'être aimé. Qu'ai-je à craindre? Pourquoi -ces braves gens, qui m'ont toujours recherché comme ami, me -repousseraient-ils comme gendre? Je veux en avoir le coeur net et dès -demain, car au point où j'en suis le plus tôt sera le mieux. Allons -dormir!» - -Il se mit au lit, mais il ne reposa guère, et le peu de sommeil qu'il -goûta fut traversé de mille rêves. M. Kolb lui donna sa fille et la lui -refusa tour à tour, selon qu'il s'endormait sur la droite ou sur la -gauche. Les premiers rayons du matin le trouvèrent rompu de fatigue et -d'autant plus résolu d'en finir. Les élèves à l'hôpital se poussaient le -coude et disaient: «Il y a quelque chose. Le patron est plus fiévreux à -lui seul que tous les malades de son service.» Après la visite, il se -mit à courir la ville, et fit le tour de sa clientèle pour gagner -l'heure de midi. Rentré chez lui, il dîna lentement, contre son -habitude, s'habilla le moins vite qu'il put, et prit encore le temps de -corriger des épreuves qui ne pressaient pas, le tout pour retarder -l'instant fatal, sans manquer à la parole qu'il s'était donnée. Enfin, -vers trois heures, il prit son courage à deux mains, et marcha d'un pas -décidé jusqu'à la maison du chanoine; mais, au moment de saisir le -marteau, il se dit que M. Kolb ne serait pas seul, qu'Adda pouvait être -au logis, ce qui rendrait la démarche inutile, que d'ailleurs il y avait -une certaine brutalité à dire au père lui-même, de but en blanc, sans -préparation: «Donnez-moi votre fille!» N'était-il pas plus convenable de -prendre un biais et d'aborder la question par le côté, en tâtant le -substitut Miller, ou M. Kolb aîné, le gros tanneur, ou un autre parent -de la jeune personne? Ce parti lui parut le meilleur, parce qu'il -reculait la difficulté de quelques pas. Tandis que M. Marchal -s'apprêtait à rebrousser chemin dans la direction de la tannerie, le -tanneur, qui avait dîné chez son frère, sortit la pipe à la bouche et -s'écria joyeusement: - -«Eh! professeur Marchal! vous étudiez donc l'architecture à présent? A -votre aise! Cette maison-ci est la plus vieille, mais aussi la plus -solide et la plus belle du chapitre de Saint-Thomas. - ---Monsieur Kolb, balbutia le docteur, je ne voyais pas la maison, je ne -regardais qu'en moi-même. Oui, j'étais et je suis encore dans une grande -perplexité. Vous arrivez, tant mieux, quoique je ne sache pas trop par -où commencer ce que je vais vous dire; mais je pensais justement à vous -faire une visite. Il n'y a plus à reculer, je sens que le moment est -venu. Avez-vous un quart d'heure à perdre, et voulez-vous que nous -fassions un tour ensemble?» - -Le sage et respectable tanneur ne dit pas non. Toutefois son front se -rembrunit: «Je suis à votre service, répondit-il, et plaise à Dieu que -je trouve une occasion de vous servir!» - -Il prit le bras de M. Marchal et se promena quelque temps avec lui en -fumant sa pipe. - -«Cher monsieur Kolb, la chose dont je voulais vous parler me concerne -moi-même et une autre personne que vous connaissez bien: Mlle Adda. - ---Oui, oui,» fit le gros homme d'un ton qui voulait dire: Voilà ce que -je craignais. - -Le docteur poursuivit: - -«J'espère que la famille n'a pas pris en mauvaise part mes assiduités? - ---Non; la maison est ouverte à tous les honnêtes gens, et ceux qui vous -ressemblent font honneur à mon frère et à nous. - ---C'est que... j'en suis désespéré... mais les mauvaises langues de la -ville se sont donné le mot pour... - ---Laissez-les dire, monsieur le docteur, et allez droit votre chemin. - ---Mais Mlle Adda est bien jolie! - ---Non; il y en a trois ou quatre cents mieux qu'elle dans la bourgeoisie -de Strasbourg. - ---Je n'en sais rien; mais elle a tant de grâce et d'esprit! - ---Vous croyez ça! et moi, qui suis son oncle, je vous réponds qu'elle -est tout à fait ordinaire. - ---Enfin si je l'aimais, monsieur Kolb, et si je la demandais en mariage -à ses parents, croyez-vous qu'ils seraient offusqués d'une telle -démarche? - ---Non, monsieur Marchal, ils en seraient flattés, et moi-même je suis -très-sensible aux honnêtes choses que vous me dites, quoique ma nièce -Adda (écoutez-moi) ne soit point une femme pour vous. Ne vous agitez -pas, et causons comme deux personnes raisonnables. Vous pensez bien que -nous ne sommes pas des aveugles dans la famille Kolb et que nous avons -deviné votre penchant depuis plus de six mois. Nous savons même, s'il -faut tout dire, que ma nièce, si elle s'en croyait, vous préférerait à -beaucoup d'autres; mais pourquoi ma belle-soeur et ma soeur et ma femme -ont-elles toujours fait la sourde oreille lorsque vous vous plaigniez -d'être célibataire, et que vous leur disiez d'un ton demi-sérieux: -«Cherchez-moi donc une femme?» C'est qu'elles ne pouvaient pas vous -donner la réponse que vous espériez d'elles; la famille a décidé, tout -en vous estimant et vous aimant beaucoup, que ma nièce ne serait jamais -Mme Marchal. Nous connaissons votre position, votre caractère et votre -conduite; nous sommes convaincus que vous rendrez une femme heureuse; -mais il y a deux raisons très-fortes et sans réplique qui m'interdisent -l'honneur et le plaisir d'être jamais votre oncle. La première est -relative à la religion: vous êtes catholique et nous sommes luthériens, -et quoique mon frère ait béni bien des mariages mixtes, il ne doit pas, -dans sa situation, donner l'exemple d'un tel compromis. Le voulût-il, ma -vieille mère, que Dieu garde! et qui est pour ses enfants comme une loi -vivante, le lui défendrait formellement. Vous me direz que vous n'êtes -guère plus catholique que protestant; je le sais: vous pratiquez la -religion universelle qui a pour temple le monde et pour culte le bien. -Je suis à peu près sûr qu'il vous serait indifférent d'élever vos -enfants dans telle ou telle confession; mais votre tolérance n'écarte -pas l'obstacle, et d'ailleurs il y en a un autre. Ma nièce est âgée de -dix-sept ans et vous de trente-cinq; vous avez donc le double de son -âge. A peu de chose près, vous pourriez être son père, car le chanoine -n'a que trois ans de plus que vous. Je sais qu'aux yeux de bien des gens -cette considération serait futile, que dans un monde un peu moins -patriarcal que le nôtre votre mariage avec Adda paraîtrait -irréprochablement assorti. Eh! mon Dieu! la prudence à la mode ne veut -pas qu'on accorde une fille à l'homme qui n'a pas sa position faite, et, -par le temps qui court, un garçon n'arrive guère avant trente-cinq ans; -mais nous sommes des gens d'autrefois: notre père s'est marié à -vingt-deux ans, le chanoine à vingt, et moi qui vous parle à dix-neuf. -C'est une tradition, ce n'est pas une théorie; vous pouvez la -controverser comme médecin, nous devons la respecter, nous qui sommes -les vieux Kolb de Strasbourg! De toute antiquité, dans notre -très-modeste maison, les époux ont mené parallèlement leur vie -tranquille et bien réglée; nous marions la jeunesse à la jeunesse, -l'ignorance à l'ignorance, la pauvreté à la pauvreté. Les ménages sont -gênés d'abord, la vie étroite; la layette du premier enfant est un gros -problème à résoudre, heureusement les vieux grands-parents sont là qui -veillent et qui arrivent à point, les mains pleines. L'aisance vient -petit à petit avec les années; on la trouve d'autant plus douce qu'elle -a coûté plus de travail. On vieillit côte à côte, la femme un peu plus -vite que l'homme; mais on ne s'en aperçoit pas, car tout changement -graduel est invisible pour ceux qui ne se quittent jamais. Et l'on a le -bonheur d'élever ses enfants soi-même, de voir grandir ceux qu'on a mis -au monde, de dire à un grand gaillard barbu comme un ours: Eh! gamin! -C'est une belle et sainte chose allez! que la vie de famille ainsi -comprise. Elle a mille avantages, un entre autres que les chrétiens -d'aujourd'hui n'apprécient pas assez: je veux dire la certitude d'un -passé aussi pur chez l'homme que chez la femme. Que pensez-vous des -pauvres jeunes filles de Paris qui achètent à des prix fous un vieux -garçon usé, flétri et perverti, le rebut des alcôves banales et des -boudoirs malsains? Je ne dis pas cela pour vous, monsieur Marchal: -encore une fois, nous savons quel homme vous êtes, et si nous vous avons -attiré chez nous, c'est que jeunes et vieux, hommes et femmes, vous -estiment sans restriction; mais vous avez trente-cinq ans, il n'y a pas -de science au monde qui puisse vous retrancher dix années. Il est donc -impossible que le chanoine vous accorde la main de sa fille, quand même -vous abjureriez la foi de votre père, ce que je ne vous conseille pas.» - -Le pauvre médecin demeura étourdi sous cette tirade comme un boeuf sous -le maillet du boucher. - -«Allons, ferme! reprit le tanneur, il s'agit de prouver que vous êtes un -homme! On dirait, à vous voir si morne, que le monde est tombé en ruine -autour de vous! Envisagez froidement votre affaire, et voyez si le -désespoir est de saison. Vous avez l'excellente pensée de contracter -mariage; vous êtes dans les meilleures conditions de fortune, de rang, -de figure et de nom pour que cent familles, les principales du pays, se -réjouissent de vous donner leurs filles. Le ciel veut pour vos petits -péchés que la première honorée de votre choix soit la seule qui ne -puisse vous agréer pour gendre. Voilà donc un bien terrible accident? Eh -mon Dieu! cherchez ailleurs, et je parie dix peaux de buffle contre une -peau de lapin qu'on ne vous laissera pas chercher longtemps! Moi, j'ai -passablement couru pour trouver une femme. Pensez donc! je n'étais pas -un monsieur de votre genre; je n'avais que mes bras, mes certificats -d'apprentissage et dix mille francs du papa Kolb. La première -blondinette à qui j'offris mon coeur ne répondit qu'en me jetant une -chope à la tête. C'était Mlle Christmann la cadette, la fille du -brasseur au Rebstock. Après Mlle Christmann, j'en demandai une autre, -puis une autre et encore une autre, et je croyais ferme comme fer qu'il -m'était impossible de vivre sans la dernière dont je m'étais amouraché. -Maintenant, quand j'y pense, je loue Dieu qui s'est mis en travers -jusqu'au moment où j'ai trouvé Grédel, ma bien-aimée Grédel, celle qui -était taillée exprès pour moi, comme la doublure pour l'étoffe. -Comprenez-vous? Pas trop? Eh bien! nous en reparlerons, monsieur -Marchal, quand vous serez remis de cette petite secousse.» - -Le docteur inclina mélancoliquement la tête et dit: - -«Aucun homme, mon cher monsieur, ne peut répondre de lui-même, et le -temps a fait plier des résolutions aussi fermes que la mienne. -Cependant, je crois me connaître, et j'ose affirmer que nulle autre -femme ne remplacera dans mon coeur l'adorable Adda. Rassurez-vous, je -suis un galant homme; votre nièce ne saura jamais quels sentiments je -lui ai voués. Dés aujourd'hui, je vais tracer à mon usage un nouveau -pain de conduite. Je trouverai moyen d'éviter la maison du chanoine sans -donner prise aux interprétations du monde. L'avenir de Mlle Kolb avant -tout! J'espère,... je suis dans l'obligation d'espérer que son coeur n'a -conçu aucun attachement sérieux pour ma triste personne? - ---Ça, j'en réponds. Les jeunes filles préfèrent tour à tour une -demi-douzaine de messieurs, mais elles n'aiment que le dernier, leur -mari, et celui-là balaye le souvenir de tous les autres, comme le Rhin, -dans sa grande crue, efface le pas d'un canard sur la grève. - ---Je vous remercie, monsieur, de me rassurer si amplement. Encore un -mot, et vous êtes libre: puis-je espérer que cette conversation restera -entre nous? - ---Non, docteur, et je vais de ce pas en rendre compte à mon frère. -D'abord la chose, certes, en vaut la peine, et la démarche d'un homme -tel que vous mérite au moins un quart d'heure d'examen. Je vous ai -résumé les dispositions de la famille; mais, lorsqu'on raisonnait ainsi, -on n'avait pas été mis en demeure de répondre oui ou non. Il me paraît -absolument invraisemblable que tous les sentiments de notre monde soient -retournés du jour au lendemain; encore faut-il que le chanoine ait -connaissance de l'honneur que vous lui avez fait. Moi, je n'ai pas -pouvoir pour vous refuser la main de ma nièce. - ---Eh! qu'importe qu'elle me soit refusée par vous ou par son père? - ---Il importe, docteur, que tout message aille à son adresse. Je sais ce -que je fais, et je prends vos intérêts plus à coeur que vous ne le -croyez peut-être. Vous êtes un homme en vue, donc vous avez des ennemis: -il s'agit de ne pas leur donner à mordre. - ---Comment? - ---Pour le quart d'heure, tout Strasbourg vous marie avec Adda; il est -clair (soit dit sans reproche) que vous lui avez fait un doigt de cour. -Demain la girouette va tourner; on saura que vous vous éloignez de la -maison canoniale. Après-demain ou dans trois mois, on vous verra -courtiser Louise, Thérèse ou Dorothée, puis commander un habit neuf pour -la conduire à l'autel... - ---Non! - ---Si! car vous avez le mariage en tête, et lorsqu'un homme en est à ce -point, il épouserait la famine, la peste ou la guerre plutôt que de -rester garçon. Vous êtes au bord du fossé; personne ne peut dire où ni -quand vous ferez le saut, mais vous sauterez, docteur, et, si vous -reculez, vous n'en sauterez que mieux: c'est un bonheur inévitable! - ---Supposons. - ---Eh bien! je veux que ce jour-là, si vos ennemis vous accusent d'avoir -tourné casaque à Mlle Kolb après l'avoir recherchée, un homme autorisé, -comme mon frère le chanoine, ait le droit de leur donner un démenti -formel. Y êtes-vous? - ---La précaution est bien inutile, mais elle part d'un bon sentiment: je -livre tout entre vos mains et je vous remercie. Adieu, cher monsieur -Kolb; qui sait quand nous nous reverrons? - ---Eh! quand vous voudrez! ma nièce n'est pas en amadou, et je vous -garantis qu'elle ne prendrait pas feu à votre approche.» - -Ils se quittèrent sur ce mot, et le docteur rentra chez lui cacher sa -honte. Sa maison lui parut vide comme un Sahara depuis que l'espérance -ne la meublait plus. Il était plongé depuis une heure ou deux dans des -réflexions lugubres, lorsqu'un grand corps tout de noir habillé se -dressa devant lui et lui tendit les bras. C'était le chanoine Kolb, -homme ordinaire, mais excellent, qui offrit une consolation en trois -points à l'inconsolable amoureux de sa fille. «Adda ne peut pas être -votre femme, mais elle est et sera toujours votre soeur en Dieu. -Certaines considérations dignes de tous les respects ne vous permettent -pas de devenir mon gendre, mais je vous invite à voir en moi un -beau-père spirituel, etc.» Ce n'était ni un Leblois, ni un Colani, cet -honnête chanoine Kolb, et l'éloquence de nos pasteurs a fait de grands -progrès depuis son règne. Il termina sa petite allocution par des -conseils paternels et maladroits, comme ceux-ci, par exemple: «La -compagne qu'il vous faut, c'est une demoiselle de trente à trente-deux -ans, mûrie par la réflexion solitaire, ou une jeune veuve exercée -d'avance aux soins du ménage et à l'éducation des enfants. Cherchez dans -ces deux catégories de personnes, et surtout décidez-vous promptement, -car chaque année qui s'écoule vous précipite vers la vieillesse.» Le -docteur écouta poliment ces exhortations, mais il ne les trouvait pas -obligeantes, et la sagesse de son beau-père manqué lui donnait un peu -sur les nerfs. - -Il demanda si le chanoine avait l'intention de confier cette affaire à -Mlle Adda? «Non, répondit le père de famille; il ne convient pas -d'éveiller l'imagination des enfants par des confidences de ce genre. - ---Cependant si elle s'étonnait de ne plus me rencontrer chez ses -parents? Je tiens beaucoup à conserver l'estime d'une personne si -accomplie et si chère. - ---Ma fille est trop bien élevée pour s'adresser des questions -indiscrètes: elle s'apercevra de votre absence, il se peut même qu'elle -ressente momentanément quelque ennui; mais le temps remplira bientôt son -office providentiel, puis un amour honnête et permis remplacera -avantageusement des rêveries sans consistance, et enfin dans quelques -mois il n'y aura pas d'inconvénient, monsieur Marchal, à ce que vous -veniez rompre le pain avec nous.» - -Une si dédaigneuse sécurité poussa le dépit du docteur à l'extrême. Il -souffrait vivement, et, comme tous ceux qui font métier de l'analyse, il -se dédoublait en quelque sorte pour se regarder souffrir. Il remarqua -que la réponse du tanneur l'avait laissé dans un état d'accablement -comateux et que les conseils du chanoine le jetaient dans une fureur -ataxique. Depuis la visite de M. Kolb _junior_ jusqu'à la nuit, il se -démena violemment, forma mille projets, et fut en proie à je ne sais -combien d'idées et de sentiments contradictoires. Il se dit, entre -autres choses, que les Kolb étaient bien heureux d'être tombés sur un -homme délicat jusqu'à l'absurde; «car enfin s'il me plaisait de passer -outre et d'en appeler directement à l'affection d'Adda? Elle ne me voit -pas d'un mauvais oeil, ils en conviennent; peut-être n'y aurait-il plus -grand effort à faire pour transformer cette bienveillance timide en -véritable amour. Et alors elle ouvre son coeur à ses parents, qui n'en -tiennent compte; on lui présente un, deux, trois fiancés, elle les -refuse. On insiste, elle signifie en bonne forme qu'elle veut rester -fille ou s'appeler Mme Marchal. Je saisis l'occasion, je reviens à la -charge: y a-t-il une loi qui défende à un honnête garçon de réitérer une -honnête demande? Au théâtre, dans les romans, dans la vie, on ne voit -que des passions traversées par le mauvais vouloir des familles, et qui -en triomphent à la fin. Et moi, sur un simple refus, je me tiendrais la -chose pour dite; je prendrais ma canne et mon chapeau, et j'irais tout -bourgeoisement me faire refuser ailleurs? Défends-toi donc, grand lâche, -et prouve à ces entêtés que tu es un homme!» - -Sur cette base, il dressa en moins de rien tout un plan de campagne. Il -connaissait les habitudes de Mlle Kolb, il savait où la rencontrer -chaque jour, à toute heure; les amis de la famille étaient les siens, la -maison même du chanoine lui restait forcément ouverte: il était le -médecin de tout ce monde-là. Un scrupule le retint: il craignit de -s'être condamné lui-même en acceptant l'arrêt sans protester. Le tanneur -et le chanoine venaient de recevoir en double sa démission de -prétendant; n'était-il pas trop tard pour la reprendre? Le pauvre homme -comprit que sa prompte résignation avait gâté les affaires, il se sentit -comme lié par son propre assentiment; il se voulut mal de mort de ne -s'être point insurgé en temps utile. Mécontent de lui-même, il essaya de -rasséréner son âme en évoquant le souvenir d'Adda; mais, par un -singulier effet de réaction morale, Adda lui apparut moins jolie et -moins séduisante que la veille. C'est que la veille encore il la voyait -à travers un prisme de joie et d'espérance, et qu'aujourd'hui l'image de -cette aimable fille était encadrée de rebuffades sans nombre. - -J'abuserais de votre patience, si je vous faisais suivre les -oscillations d'un esprit déconcerté, inquiet, hors des gonds, qui -ballotte deçà, delà, sans retrouver son assiette. L'agitation du -professeur fut donnée en spectacle à tout Strasbourg pendant plusieurs -semaines, et Dieu sait si les commentaires allaient bon train! Il faut -dire, à la louange des frères Kolb, que rien de vrai ne transpira; ils -gardèrent le secret et laissèrent jaser le monde. Le monde, que sut-il? -Que M. Marchal n'allait plus dans la maison du chanoine, et que la -famille Kolb évitait de prononcer son nom; que le docteur d'un côté et -Mlle Adda de l'autre avaient l'air de deux âmes en peine, et que de leur -mariage tant prédit il n'était plus question. Si vous connaissez la -province, vous pouvez voir d'ici tout ce qu'on put broder sur un canevas -si complaisant. Le public inventa plus de jolies choses qu'il n'en -faudrait pour empêcher mille garçons de trouver une femme, et mille -jeunes filles de trouver un mari. Pour Adda, qui vivait au milieu des -siens comme dans un fort, ce concert d'imaginations folâtres fut à peu -près du bien perdu; mais le docteur, moins entouré, n'en perdit pas une -note. - -La colère qu'il en éprouva se traduisit bientôt par un violent appétit -du mariage. Il voulut épouser une femme, riche ou pauvre, belle ou -laide; son impatience n'y regardait pas de si près, pourvu que l'affaire -se conclût vite. Il lui tardait de réfuter par un fait les méchants -propos de la ville; il avait hâte de prouver à la famille Kolb qu'elle -n'était pas indispensable à son bonheur; enfin, s'il faut tout dire, il -était arrivé à ce moment décrit par le tanneur, où l'homme épouserait -tous les fléaux de la terre plutôt que de rester garçon trois mois de -plus. - -Il y avait alors à Strasbourg une maîtresse de piano qui s'occupait de -mariages. On l'appelait Mlle de Blumenbach, et elle était fille d'un -colonel authentique, ce qui lui permettait d'aller dans le monde après -l'heure de ses leçons: bonne fille, jolie en son temps, qui avait manqué -le coche, et qui se consolait chrétiennement de son célibat forcé en -travaillant au bonheur des autres. Elle n'acceptait aucun présent de sa -clientèle: seulement elle disait aux jeunes couples: «Dépêchez-vous -d'avoir des filles pour que les élèves ne me manquent pas!» Je vous ai -prévenu; il n'y a que de braves gens dans cette histoire. - -Donc Mlle de Blumenbach, ronde comme une pomme et coiffée de ses -éternels rubans jaunes, rencontra notre ami Marchal chez le recteur de -l'académie. L'instinct les poussa l'un vers l'autre, et la bonne -créature, après quatre parties d'écarté à cinq sous, qu'elle avait -perdues, apparut radieuse comme un soleil. On remarqua cette -transfiguration, et les malins en firent des gorges chaudes. Le juge -suppléant Pastouriau, qui était un fin Parisien, conta le lendemain, -avant l'audience, que Marchal, en désespoir de cause, avait offert sa -main à Mlle de Blumenbach. - -On en riait encore au bout de quinze jours, lorsqu'on apprit par les -publications légales qu'il y avait promesse de mariage entre Marchal -(Henri), professeur à la faculté de médecine, et Sophie-Claire Axtmann, -fille mineure du grand manufacturier de Hagelstadt. - -Claire Axtmann avait dix-neuf ans; elle était bien élevée, sinon -très-instruite, et jolie à croquer, sinon belle: un bon gros pigeon -rondelet, frissonnant, tout plein de gentillesse effarée, caressante et -frileuse. Le professeur ne la connaissait pas, quoiqu'il l'eût -rencontrée cent fois ou plutôt parce qu'il l'avait cent fois rencontrée -et qu'elle avait grandi pour ainsi dire sous ses yeux. Par la même -raison, l'attention de la petite avait toujours glissé sur M. le -professeur sans s'y arrêter un moment. Elle avait valsé avec lui comme -avec beaucoup d'autres, et le coeur n'avait pas battu plus fort -qu'auprès des autres. Quelquefois elle s'était permis de recommander au -docteur tel ménage logé un peu loin de la cité ouvrière, et le docteur, -par courtoisie ou par bonté, n'avait épargné ni son temps ni ses jambes: -voilà tout le passé de ces deux âmes, que le maire et le curé de -Hagelstadt allaient unir pour la vie. - -L'indifférence ou plutôt l'inattention d'Henri Marchal avait encore une -excuse honorable qu'il importe de signaler. Mlle Axtmann, quoiqu'elle -eût un frère et deux soeurs, était citée parmi les riches héritières du -département. Sa dot, double de celle de Mlle Kolb, représentait à peine -le quart ou le cinquième de son héritage à venir. Or le docteur n'était -pas homme à viser plus haut que sa tête. Il ne rêvait qu'un mariage -assorti de tout point, et vous savez comment sa modestie avait été -récompensée. - -Mais voici l'injustice des hommes amplement réparée par un heureux coup -du sort. La bonne Blumenbach a joué le rôle de la Providence; M. Axtmann -a cordialement accueilli une démarche «qui l'enchante autant qu'elle -l'honore;» la mère se pâme à la seule idée d'entendre appeler sa fille -madame la professeuse, _frau professorin_! Les jeunes gens, car enfin -tout homme redevient jeune au moment de prendre femme, les jeunes gens -se voient tous les jours, et leur amour grandit suivant une progression -que les mathématiciens n'ont jamais calculée. Depuis que Claire et Henri -se savent destinés l'un à l'autre, un million de tisserands ailés, -infatigables, font la navette entre eux et les enlacent d'invisibles -fils d'or. On les étonnerait beaucoup, si l'on venait leur conter -aujourd'hui qu'ils ne se sont pas connus, aimés et recherchés dès la -création du monde. Et si quelque sceptique osait prétendre devant eux -que Claire aurait pu s'amouracher aussi violemment d'un autre homme et -Henri d'une autre femme, je craindrais que ce philosophe-là ne passât un -mauvais quart d'heure. - -Tout Strasbourg est forcé de reconnaître que le docteur Marchal a -rajeuni de dix ans. Quand il passe en courant dans la rue, vous diriez -qu'il a des ailes; il fend l'air, on croit voir un sillage lumineux -derrière lui. Il entre dans les magasins, dans les plus beaux magasins -de la ville, et il achète sans marchander tout ce qu'il y a de plus -cher. Il paye et s'enfuit comme un fou, sans attendre sa monnaie. A -l'hôpital, il est charmant pour les malades, pour les infirmiers, pour -les soeurs; il voit tout en beau; c'est le médecin tant mieux, il donne -des _exeat_ à ceux qui les demandent; il ordonne du vin, du poulet, des -côtelettes à qui en veut. A son cours, il professe les théories les plus -consolantes, il nie les maladies incurables, il ne voit pas pourquoi -l'homme sage, heureux et marié ne vivrait pas un siècle et demi! On -l'écoute, on sourit, et pourtant on convient que jamais il n'a montré -tant de talent. Ses élèves l'applaudissent à tout rompre; hier, ils -l'ont attendu devant la Faculté pour lui faire une ovation; mais -bonsoir! il s'était enfui par derrière et roulait déjà sur le chemin de -Hagelstadt. - -Sa future famille a promis de venir le voir à Strasbourg: il faut -qu'avant le mariage Mme Axtmann aille avec Claire annoncer la grande -nouvelle aux intimes. Du même coup on fera quelques emplettes -complémentaires pour le trousseau, car un trousseau n'est jamais -complet, et l'on achèterait jusqu'à la fin du monde, si l'on voulait -écouter la maman. A cette occasion, l'ambitieux docteur a obtenu par ses -intrigues que tous les Axtmann de la terre viendraient prendre un repas -chez lui. Pendant huit jours, il se prépare à cet événement; -non-seulement il a mis en réquisition tout ce qu'il y avait de poisson, -de volaille et de gibier sur les marchés de la ville, mais il achète -tant de meubles que Fritz et Berbel, ses serviteurs, ne savent plus où -les mettre: il fait repeindre sa façade en blanc, et, soit que le -peintre ait pris un pot pour un autre, soit que le diable ait brouillé -les couleurs, ce blanc de la façade a des reflets roses: il faudrait -être aveugle pour le nier. - -Quel dîner, bonté divine! Un vrai repas de noces avant les noces! Le -saumon gros comme un requin, et les écrevisses pareilles à des homards! -Tous les vins de l'Alsace et de la Bourgogne défilent devant le père -Axtmann, qui fait claquer sa langue en connaisseur. La mère et ses trois -filles trempent leurs lèvres, seulement pour humecter le petit chemin -des paroles. Claire raconte par le menu les visites qu'elle a faites, -les compliments qu'elle a reçus, et les éloges, ah! les éloges unanimes -qu'elle a récoltés pour Henri. «Mon seul regret, dit-elle, est de -n'avoir pas pu rencontrer Adda. Elle n'était ni chez son père, ni chez -sa tante Miller, ni chez les grands-parents, ni chez son oncle Jacob. -J'aurais tant voulu l'embrasser et partager ma joie avec elle! C'est ma -véritable amie; vous l'avez vue à la maison, n'est-ce pas, Henri?» - -Le docteur répondit sans se troubler, et sa sérénité n'était nullement -feinte. Il avait le coeur plein de Mlle Axtmann; tout lui semblait -indifférent, excepté elle. Le souvenir d'Adda Kolb était relégué si -loin, qu'il l'apercevait tout au plus comme un point à l'horizon de sa -pensée. - -Huit ou dix jours après, le mariage se célébra en grande pompe à l'usine -de Hagelstadt. La fête ne fut pas seulement somptueuse, elle fut -cordiale et touchante. D'abord le maire du village était un vieux -serviteur de la famille; il avait vu Claire tout enfant, il était le -confident de ses petits secrets de charité, le distributeur ordinaire de -ses bienfaits. Le pauvre homme pleurait à chaudes larmes en prononçant -les paroles irrévocables qui unissent deux coeurs jusqu'à la mort. Le -curé, qui devait son presbytère aux bontés de M. Axtmann, avait été -longtemps le professeur des trois jeunes filles. Mieux que personne, il -savait quelle âme délicate et tendre le mariage allait livrer au docteur -Marchal. L'homme de Dieu se méfiait un peu de la science et des savants, -ces destructeurs d'idoles. Il avoua ses craintes avec un tel accent de -bonhomie, il recommanda si naïvement au mari les saintes ignorances et -les respectables préjugés de sa femme, que Marchal l'aurait embrassé, -s'il ne l'avait pas vu barbouillé de tabac jusqu'aux yeux. Les ouvriers -de la fabrique avaient mille raisons de respecter et d'aimer la famille -Axtmann. Le chef était un de ces manufacturiers alsaciens qui exercent -paternellement le patronage et pèsent dans une juste balance les droits -du capital et ceux du travail. Ajoutez que le docteur n'arrivait pas en -étranger dans cette colonie. Hommes, femmes, enfants, presque tous -avaient eu affaire à lui et connaissaient par expérience son dévouement -et son respect pour la pauvre machine humaine. Ces bonnes gens se mirent -en quatre pour embellir la fête de famille où ils étaient conviés. Le -patron leur donnait un bal, ils rendirent un concert; on leur offrait le -dîner, ils fournirent le feu d'artifice, et ainsi la sainte égalité se -maintint jusqu'au bout entre le travail et le capital. - -La fine fleur de Strasbourg partagea, bien entendu, les plaisirs de -cette journée. On n'avait eu garde d'oublier la pauvre chère Blumenbach; -mais Claire déplora avec un véritable chagrin l'absence de son Adda. Le -chanoine et sa femme arrivèrent dès le matin, et encore je ne sais qui -de leur maison; Mlle Kolb, qui devait être demoiselle d'honneur, -s'excusa par un mot de lettre. Elle avait, disait-elle, une migraine à -mourir. Et sans doute elle ne mentait pas, car son écriture (Claire en -fit la remarque) était toute brouillée. Henri Marchal entendit conter -cette histoire, et n'y prêta pas plus d'attention qu'au ronflement de -l'orgue et au froufrou des fusées. Sa grande affaire était la chaise de -poste qui devait l'emporter avec sa femme à neuf heures du soir. - -Il avait un congé d'un mois; le couple en profita pour visiter -l'Allemagne. Ces voyages de noces sont charmants, quoiqu'on en tire -généralement peu de profit. Vous traversez les cathédrales, les tables -d'hôte et les collections de tableaux sans voir autre chose que -vous-mêmes. C'est en vain que le panorama le plus riche et le plus varié -se déroule au fond du théâtre; l'attention des spectateurs est -concentrée sur un petit personnage, l'amour, qui à lui seul remplit le -premier plan. Quand les époux Marchal revinrent à Strasbourg, ils -n'étaient peut-être pas très-ferrés sur la galerie royale de Dresde ou -la Glyptothèque de Munich, mais ils se connaissaient et s'adoraient; le -contact, le frottement et même les cahots inséparables du voyage avaient -mêlé intimement leurs natures; bref ces deux êtres n'en faisaient plus -qu'un. Il est superflu d'ajouter qu'ils n'avaient pas de secrets l'un -pour l'autre. - -Cependant le docteur ne raconta point à madame sa petite déconvenue de -la maison Kolb, l'histoire de cet amour écrasé dans l'oeuf sous le sabot -des bons parents. S'il n'en dit rien à Claire, ce n'était pas qu'il -craignît de la rendre jalouse, ou que lui-même gardât au fond du coeur -un reste de dépit. Non, il se tut par la simple raison qu'il avait -presque oublié l'aventure. Cela avait duré si peu! Son coeur avait été -si légèrement effleuré! Et surtout tant de choses s'étaient passées -depuis! L'impitoyable brutalité du bonheur présent refoulait tous les -souvenirs à des distances fabuleuses. Adda Kolb? Quelle Adda? Il y avait -un siècle de trois mois qu'il n'avait rencontré cette jeune personne! - -Mais Adda Kolb se souvenait encore. Sa seule occupation durant ce -bienheureux trimestre avait été de souffrir. Le temps lui sembla long, à -elle surtout, car elle comptait les instants par ses anxiétés et ses -douleurs, et s'étonnait qu'en si peu de jours on pût verser tant de -larmes. - -On ne plaint pas assez les jeunes filles, croyez-moi. Voici un joli -petit être, sincère, doux, aimant, qui s'est laissé aller sans -résistance au penchant d'une honnête sympathie. Elle aime ou peu s'en -faut, elle a quelques raisons de se croire aimée; mais les moeurs ne lui -permettent ni de laisser voir sa préférence ni de poser la question d'où -dépend tout son avenir. Son lot est d'observer, d'attendre et de se -taire. Ses parents même l'accuseraient d'effronterie, si elle -s'expliquait nettement avec eux. Tout le monde s'accorde à la vouloir -inerte, passive, sans ressort; on lui saurait quelque gré d'être en -outre un peu sotte! On permet à tous les célibataires indistinctement de -rôder autour d'elle; on la laisse s'éprendre, ou à peu près, du -professeur Marchal. Bah! la chose est sans conséquence; il n'y a que le -coeur en jeu! Mais le jour où M. Marchal, comme un brave garçon, demande -à épouser celle qu'il aime, ah! tout change.--Comment, monsieur! ce -n'était pas pour vous moquer d'elle et de nous que vous cajoliez notre -fille? Vous pensez sérieusement à lui donner votre nom? Sortez d'ici -bien vite et n'y revenez pas avant qu'on vous appelle! Vous êtes trop -pauvre, ou trop vieux, ou trop je ne sais quoi, peu importe; notre fille -n'est pas pour vous!--Mais je l'aime!--Tant pis!--Et si elle -m'aimait?--Impossible!-- Mais enfin, je lui ai fait la cour; elle m'a -toujours vu empressé auprès d'elle; que va-t-elle penser de moi, si, -brusquement, sans explication, j'ai l'air de lui tourner le dos?--Elle -ne pensera rien, monsieur; est-ce que cela se permet de penser, les -jeunes filles?--Me ferez-vous au moins la grâce de lui dire que -j'aspirais à sa main? que je vous l'ai demandée? que j'y renonce avec -douleur?--Eh! monsieur l'amoureux, pour qui nous prenez-vous? C'est bien -nous qui lui reporterons des phrases de roman qui mettent l'esprit à -l'envers! De deux choses l'une: ou elle ne vous aime pas, et votre -éclipse la laissera fort indifférente, ou elle a du penchant pour vous, -et elle en sera quitte pour vous oublier! Nous la ferions voyager, s'il -fallait absolument la distraire; rien ne coûte aux bons parents quand il -s'agit du bonheur de leurs filles! - -Ce n'est pas une exception que je décris, hélas non! Tout père, toute -mère, en France au moins, cache à sa fille les demandes que la famille -n'agrée point _a priori_. On craint que ces jeunes coeurs ne prennent la -balle au bond; on tremble d'appeler leur sympathie sur un homme repoussé -par l'intérêt, le caprice ou le préjugé des parents. Et cette fausse et -téméraire prudence entraîne à chaque instant des malentendus comme celui -qui me reste à conter. - -Adda s'était trouvée présente à la rencontre de son oncle avec le -professeur. En ce temps-là, elle passait bien des heures à la fenêtre, -comme toutes celles qui attendent un messager du dehors, colombe ou -corbeau. Du plus loin qu'elle aperçut Henri Marchal, elle pressentit -quelque événement d'importance: il était autrement vêtu qu'à -l'ordinaire, il paraissait ému: les jeunes filles ont le génie de -l'observation dès que leur coeur entre en jeu. Elle vit Jacob Kolb -aborder son cher Henri, elle comprit à leurs gestes et à leurs visages -que la conversation allait tourner au grave. Les deux hommes -s'éloignèrent, disparurent, et l'enfant resta aux prises avec une -émotion qui l'étouffait. Heureusement elle était seule dans sa chambre: -elle eut le droit de pleurer et de prier à discrétion sans que personne -lui demandât pourquoi. Son anxiété s'éternisa pendant une grande heure; -elle s'impatienta plus d'une fois contre l'oncle, qui accaparait Henri -dans un pareil moment. Le marteau de la porte la fit bondir jusqu'à sa -chère fenêtre: hélas! ce n'était pas Henri; c'était l'oncle qui -revenait. Elle courut au-devant de lui; il l'embrassa en homme pressé, -rentra dans le cabinet du chanoine et ferma résolument la porte. Adda -remonta dans sa chambre et se tint prête à redescendre: il lui semblait -impossible qu'on ne la fît pas chercher d'un moment à l'autre, car -c'était à coup sûr sa destinée qui s'agitait. Le chanoine ne la manda -point, il sortit avec le tanneur: ils vont chercher Henri, pensa-t-elle; -ils le ramèneront: si je faisais un peu de toilette? Les deux Kolb -tirèrent à part, l'un vers sa tannerie, l'autre vers le quai des -Bateliers. Tout allait bien: n'était-ce pas assez du chanoine pour -ramener M. Marchal? Fallait-il qu'il eût l'air d'arriver entre deux -gendarmes? - -Mais il ne vint ni seul ni accompagné; la pauvre Adda l'attendit en vain -tout le jour. Le souper de famille n'offrit rien de particulier; on y -parla de la pluie et du beau temps; le père ne parut ni plus joyeux ni -plus maussade, ni plus préoccupé que de coutume. Tout le monde fut -naturel, excepté Mlle Adda, qui riait à tout propos pour dissimuler ses -angoisses. Enfin l'on se leva de table, et bientôt les amis du soir, -éteignant leurs lanternes et accrochant leurs manteaux dans le -vestibule, envahirent le salon. Adda ne doutait point que le docteur ne -fût dans les premiers, et peut-être, s'il était venu, aurait-elle commis -l'imprudence de lui dire: Quoi de nouveau? Mais tout le monde fut exact, -excepté lui, et par une odieuse fatalité on ne risqua pas la moindre -réflexion sur son absence. La pauvre enfant disait au fond du coeur: -«Dieu! que le monde est égoïste! Personne ne me fera donc la charité de -prononcer son nom?» - -Pourquoi ne trouva-t-elle pas le courage de le prononcer elle-même? -Parce qu'elle était une jeune fille bien élevée et accoutumée dès -l'enfance à réprimer ses mouvements naturels. - -A dater de ce soir-là jusqu'au moment où le mariage du professeur fit -explosion dans la ville, les jours de Mlle Kolb se suivent et se -ressemblent. Elle lit, elle rêve, elle pleure, elle fait un peu de -musique et beaucoup de tapisserie, elle danse après souper avec les -jeunes gens de la ville et répond à leurs compliments par un sourire -pâle et glacé. Les amis de la maison soupçonnent quelque chose, mais -entre l'arbre et l'écorce personne n'ose risquer un doigt. Le chanoine, -interrogé discrètement par ses intimes, a répondu plus discrètement -encore. Toutefois, comme il est bon homme, il se fait un devoir d'amuser -Adda; il prend un abonnement de saison au théâtre. Adda se laisse mener -comme un agneau de boucherie; mais il est trop facile de comprendre -qu'elle n'est bien nulle part. Sa santé ne paraît pas formellement -menacée, cependant ses couleurs s'effacent, son humeur tourne au sombre: -«Allons, bon! dit le monde, encore une fille qui languit!» - -C'est dans une tournée de visites, en compagnie de sa mère, qu'elle -apprendra la grande nouvelle. «Eh bien! mesdames, vous savez? le -professeur Marchal épouse Claire Axtmann; quelle fortune pour votre -médecin!» Elle reçoit le coup en pleine poitrine et tombe sur le dos, -carrément, sans onduler, comme un soldat pris de face par un boulet. On -s'empresse, on la délace, on ouvre une fenêtre: c'est le poêle du salon -qui est trop chaud; ces maudits poêles n'en font jamais d'autres! - -Lorsqu'elle se redressa, si vous l'aviez aperçue, elle vous aurait -plutôt fait peur que pitié; ses yeux lançaient la foudre. Elle ne dit -qu'un mot et d'une voix tellement étranglée que personne ne dut -l'entendre: - -«Misérable!» - -Ce mot résumait tout ce que l'amour méconnu, la dignité froissée, la -bonne foi trahie, l'honneur violé, engendrent de colère et de mépris. -Jusqu'à l'instant fatal, elle s'était ingéniée à la justification de cet -homme, et, s'il faut tout vous dire, elle espérait encore. Son coeur -honnête et droit s'inscrivait en faux contre les apparences les plus -accablantes. Des lueurs fantastiques lui traversaient l'esprit, lui -montraient M. Marchal toujours fidèle, mais hésitant ou arrêté par -quelque obstacle, ou conduit par de sots conseils à tenter une épreuve. -Maintenant plus de doute: il trahissait un engagement tacite, mais -sacré; le mobile de sa désertion était ignoble entre tous ceux qui -poussent l'homme à mal faire: l'intérêt, la basse cupidité, l'amour de -l'argent! Ah! c'était trop d'infamie! Elle aurait voulu le voir là pour -lui porter la main au visage et lui arracher d'un seul coup toute -l'estime qu'il avait volée! - -Cette vigoureuse indignation lui fit du bien; son visage reprit couleur -en peu de temps; elle devint plus vaillante que dans ses heureux jours. -La passion la releva et la soutint. Il est très-positif qu'elle se mit à -détester Marchal plus énergiquement qu'elle ne l'avait aimé. Or, dans -nos moeurs, une honnête fille n'est pas plus autorisée à laisser voir -son aversion que son amour. Toutes les passions lui sont également -interdites; il faut les comprimer coûte que coûte, l'explosion dût-elle -vous faire sauter à la fin. - -Déjà le coeur de Mlle Kolb bondissait à l'idée de revoir cet infâme -professeur. Et comment éviter sa rencontre? Il était le médecin de la -maison, il épousait une amie de la famille; on fréquentait exactement le -même monde. Quel supplice de subir sa présence et de ne pouvoir lui dire -son fait, car les comptes d'un certain genre ne se règlent guère devant -témoins! - -En attendant, la visite de Claire était imminente. Claire n'avait trahi -personne, Adda ne lui avait pas confié ses secrets; impossible de -reverser sur elle l'iniquité de son mari. Et pourtant Adda se sentait -toute froide pour cette amie d'enfance; elle recula tant qu'elle put la -nécessité d'embrasser Mlle Axtmann. Elle sut se soustraire à la visite -des fiançailles; elle eut l'art d'éviter le voyage de Hagelstadt au jour -des noces; pour l'avenir, elle s'en remettait aux soins de la -Providence, sans négliger les petits moyens qui ont cours en province. -On sait presque toujours à quelle heure les gens se mettent en branle -pour leurs visites, et l'on rentre ou l'on sort selon qu'on veut -recevoir leur personne ou leur carte. - -La tactique de Mlle Kolb fut innocemment déjouée par un gentil mouvement -de Mme Marchal. Aussitôt revenue à Strasbourg, la jeune femme courut -tout droit chez son amie, la surprit en déshabillé du matin et lui sauta -au cou du premier bond. Cela se fit si lestement qu'Adda n'arriva point -à la parade, elle se trouva bel et bien embrassée sans pouvoir -comprendre comment; mais, lorsqu'elle eut essuyé le feu, elle se -retrancha dans une indifférence si hargneuse que la bonne Claire, -interdite, désarçonnée, ne lui dit pas le demi-quart de ce qu'elle -pensait lui conter. Elle revint à la maison toute confuse et toute -froissée, sans même avoir tiré de sa poche les petits présents qu'elle -rapportait pour Adda, et elle conta l'aventure au docteur en pleurant -toutes les larmes de ses yeux. - -Cet incident rafraîchit les souvenirs d'Henri, et ma foi! comme il -n'avait aucune raison de dissimuler avec sa femme, il lui dit tout, -l'amourette, la demande en mariage et le refus des Kolb. Naturellement -Claire jugea l'affaire en femme amoureuse, trouvant les Kolb absurdes et -niant qu'il y eût encore sur la terre un homme plus jeune que son mari. -«Mais s'ils n'ont pas voulu de toi, ces sottes gens, de quoi nous -gardent-ils rancune? - ---Ce n'est pas la famille qui m'en veut, c'est Adda seule, parce qu'on a -cru bon de lui laisser ignorer ma démarche. Elle s'est probablement mis -en tête que je l'avais plantée là par caprice ou par quelque mauvaise -raison pour épouser Mlle Axtmann, ici présente. Comprends-tu? - ---Mais c'est odieux! - ---C'est au moins fort désagréable, et nous la détromperons si tu veux, -car il ne me plaît pas d'être mal jugé pour avoir été trop délicat. - ---Tu te soucies donc bien de son opinion? - ---Il est toujours fâcheux de se savoir méprisé, même d'une petite sotte. - ---Je trouverais bien plus ennuyeux que tu entrasses en explication avec -elle. Elle s'imaginerait que tu lui fais rétrospectivement la cour. - ---Comme si l'on ne voyait pas que je t'adore, toi seule au monde! - ---Oui, mais je la connais, la belle enfant, depuis une heure. Elle irait -crier sur les toits que tu m'as épousée à défaut d'elle, et qu'elle m'a -fait hommage de ses rebuts. - ---Non! - ---Si! Laissons l'affaire comme elle est, et contentons-nous d'éviter, -autant que faire se pourra, cette disgracieuse personne.» - -Ainsi fut dit et convenu, et l'on n'oublia pas d'apposer au traité le -grand sceau des bons ménages qui s'imprime avec les lèvres; mais les -nécessités sociales sont plus fortes souvent que les résolutions des -hommes. Le jeune couple accepta forcément cette kyrielle de festins -qu'on appelle retour de noces. Presque partout on rencontra les Kolb et -l'implacable Adda. Il fallut même dîner chez elle, et la malice du sort -ou plutôt une combinaison vengeresse fit asseoir le professeur auprès -d'elle. Tout le monde souffrit de ce rapprochement: M. Marchal fut gêné, -Claire fut jalouse, et qui sait si Adda ne fut pas plus malheureuse de -son invention que les deux autres? La pauvre fille n'était pas née pour -les rôles violents; elle s'excitait à la colère par une fausse -interprétation du devoir; elle croyait venger l'honneur de son sexe et -sa dignité personnelle en se déguisant en Euménide. Elle trouva un mot -plus qu'inhospitalier ce soir-là. On parlait d'une pauvre veuve estimée -de toute la ville, et qui avait perdu par un horrible accident son fils -unique. Le chanoine et le docteur se demandaient comment on peut -concilier certains malheurs immérités avec l'action de la Providence. -«Eh! messieurs, c'est bien simple, dit Mlle Adda. Si Dieu donnait aux -bons tout le bonheur qu'ils méritent, il n'en resterait plus pour les -infâmes.» Le dernier mot tomba comme un soufflet sur la joue du docteur; -le regard de Mlle Kolb avait accompagné ce compliment jusqu'à son -adresse. M. Marchal rougit, sa femme l'interrogea des yeux, toute prête -à se lever de table: il resta. Le chanoine et son frère furent -cruellement embarrassés à leur tour, et le dîner se termina par un froid -de glace. Adda pouvait compter sur une forte réprimande; elle se fit un -point d'honneur de la mériter deux fois. Quand les convives furent -entrés dans le salon, il se forma un petit groupe autour d'une admirable -bible que M. Kolb avait achetée le matin même. C'était un imprimé du -quinzième siècle, mais relié beaucoup plus tard pour le chapitre de -Neuviller. Quelqu'un fit observer que les fermoirs d'argent étaient d'un -travail prétentieux et lourd. - -«N'importe, dit Adda; M. Marchal doit les aimer.» - -Le professeur répondit naïvement: - -«Pourquoi donc, s'il vous plaît, mademoiselle? - ---C'est de l'argent, M. Marchal.» - -Heureusement il n'y avait à ce dîner que la famille Kolb et les jeunes -époux. Les vieux parents, qui n'étaient pas dans le secret, se -demandèrent si Adda devenait folle. Le professeur et sa femme restèrent -encore quelques minutes pour ne pas donner à leur départ le caractère -d'un scandale; mais Claire en s'éloignant fit une croix sur la maison. -Ni les excuses du chanoine, ni les larmes de sa femme, ni les instances -de la famille n'ébranlèrent la résolution des offensés. Marchal dit à M. -Kolb: - -«En tout ceci, monsieur, je ne vois qu'un coupable, et c'est vous. - ---Tout père de famille aurait agi comme moi,» répondit le chanoine. - -La rupture des relations n'arrêta point les hostilités. Partout où Mlle -Kolb rencontrait son ancien poursuivant, elle le poursuivait à son tour -avec une animosité féline. Ce n'était plus l'agression directe et -brutale, le monde ne l'aurait pas tolérée; mais elle y suppléait par un -million de piqûres invisibles. On ne se parlait pas et l'on se saluait -strictement, pour la forme; mais Adda battait le rappel des jeunes gens -par cent coquetteries, elle assemblait un groupe autour d'elle, et -alors, prenant le dé de la conversation, elle babillait très-haut, à -tort et à travers, et lançait une grêle de malices sur l'infortuné -professeur. Sans l'interpeller, sans le nommer, sans même le désigner -aux profanes, elle n'ouvrait la bouche que pour le mordre, et ni M. -Marchal ni Claire ne pouvaient s'y tromper. Le docteur, en la voyant -entrer dans un salon, savait à quoi s'attendre; il vivait sur le -qui-vive, l'esprit tendu, l'oreille au guet, le coeur serré; la dignité -ne lui permettait pas de se cacher ni de s'enfuir; d'ailleurs il était -enchaîné à son supplice par cette fascination du mal qui force un -honnête homme à boire le poison d'une lettre anonyme. Il se contentait -de rougir, de pâlir, de hausser les épaules et parfois d'essuyer son -front ruisselant. Certes il aurait fait une bien fausse spéculation, -s'il était allé dans le monde pour son plaisir! - -Sa femme compatissait par moments à ses peines; souvent aussi elle était -furieuse de le voir absorbé par Mlle Adda. - -«Tu n'as écouté qu'elle! Tu n'as vu qu'elle! A peine si tu m'as regardée -trois fois en trois heures! S'il faut absolument vous haïr pour attirer -votre attention, vilains hommes, dis-le moi; j'essayerai. Non, va! -reprenait-elle en lui jetant les bras autour du cou, je t'aime! C'est -égal, si cette méchante Adda Kolb avait voulu de toi, tu ne serais pas -mon mari. Sais-tu que c'est une chose odieuse à penser? Mais je n'y -pense plus, je n'y penserai plus jamais; embrasse-moi!» - -Ce qui porta l'irritation de Claire à son comble, c'est qu'elle vit Adda -très-entourée et fêtée. Mlle Kolb embellissait: le feu dont elle était -dévorée jetait des lueurs étranges par les yeux. Son bavardage déchaîné, -le brio de son méchant esprit plut aux hommes en les étonnant. Jamais on -n'avait entendu parler une soliste de cette force dans la bonne -compagnie de Strasbourg; le juge suppléant Pastouriau décida qu'elle -gagnait le genre de Paris. Pendant qu'elle faisait florès, Claire voyait -son joli petit visage altéré de jour en jour par un commencement de -grossesse. La pauvre enfant se trouvant laide, en souffrait, et n'osait -pourtant pas publier son excuse. Elle reprit quelque avantage au bout de -cinq ou six mois, lorsque les portes des salons devinrent étroites pour -elle, et Dieu sait avec quel orgueil elle promenait cet embonpoint -chargé de promesses! Rien de plus curieux que la rencontre des deux -ennemies: elles se regardaient d'un air de défi, l'une étalant sa beauté -virginale, l'autre faisant parade de son heureuse fécondité. - -Claire eut un fils, et je vous laisse à penser si elle le fit voir. -Toutes les connaissances de Strasbourg le trouvèrent magnifique; mais -quelque chose manquait au triomphe de la jeune mère, elle voulait -qu'Adda fût forcée d'admirer cet enfant. Il y a de ces raffinements dans -les haines de province. Pour en venir à ses fins, Mme Marchal enjoignit -à la nourrice de promener le jeune Henri sur la petite place qui touche -à la maison des Kolb. Il arriva nécessairement que la femme et la fille -du chanoine, voyant une paysanne inconnue et un enfant équipé comme un -prince, s'approchèrent du marmot, l'examinèrent, et demandèrent le nom -de ses parents. La nourrice n'eut pas plus tôt nommé Marchal qu'Adda se -mordit les lèvres et répondit: - -«Vous ferez mes compliments à la famille; il est très-drôle, ce petit: -voyez donc! Il a déjà les doigts crochus!» - -La nourrice rentra toute en larmes, et Claire, outragée jusque dans son -enfant, s'écria: - -«Mais personne n'écrasera donc cette vipère? - ---Ma chère amie, dit le docteur, je ne souhaite pas sa mort; qu'elle se -marie seulement, et tous nos maux seront finis.» - -A quelque temps de là, les journaux d'outre-Rhin annoncèrent que la -petite ville de Hochstein, en Bavière, était décimée par une épidémie -d'angine. Il ne restait ni médecin, ni sage-femme, ni barbier dans la -commune; tout ce qui a pour devoir d'approcher les malades avait péri. -Deux docteurs de Munich, venus en poste, étaient repartis dans les -quarante-huit heures, en corbillard. M. Marchal croyait tenir un -spécifique certain contre l'angine; ses premiers essais avaient réussi; -mais l'occasion d'expérimenter en grand ne s'était jamais offerte. Il -partit pour Hochstein malgré les remontrances de ses amis et les larmes -de sa femme. - -«Si j'étais officier, dit-il à Claire, me défendrais-tu d'aller me -battre? Eh bien! ma chère, l'ennemi est campé à Hochstein, et j'y -cours.» - -Il resta six semaines absent et revint gros et gras après avoir sauvé -tout ce qui restait dans la ville. Un acte de courage si simplement -accompli fit quelque bruit de par le monde. Le roi de Bavière écrivit -une lettre autographe à M. _de_ Marchal pour lui conférer la noblesse et -lui dire qu'il avait six mille francs de rente sur l'État. Le professeur -répondit en termes respectueux que la particule ne pouvait pas s'adapter -à son nom et que l'argent trouverait un bien meilleur emploi chez les -convalescents et les orphelins de Hochstein. Vers le même moment, le -préfet du Bas-Rhin crut devoir féliciter le professeur et lui dire qu'il -l'avait proposé au ministre pour la croix. M. Marchal réclama vivement -en faveur du vieux docteur Langenhagen, qui avait, disait-il, des droits -plus anciens et surtout plus français. - -Cette conduite obtint dans le public les éloges qu'elle méritait; tout -Strasbourg se sentit honoré par la conduite du professeur. Une seule -personne protestait au fond du coeur; vous devinez bien qui, et je n'ai -que faire de la nommer. Elle ne pouvait croire que le même homme fût -alternativement bon et mauvais, loyal et félon, sublime de -désintéressement et ignoble de cupidité. En un mot, elle n'admettait -point qu'on pût être coupable envers elle sans l'être envers le monde -entier; telle est la logique des femmes. Donc, sans incriminer -formellement les dernières actions d'Henri, elle en cherchait le revers, -ne le trouvait pas, et se damnait de dépit. Comme M. Marchal était -devenu quelque peu prophète en son pays, elle ne pouvait plus le larder -comme autrefois sans se faire jeter la pierre: Adda changea de note et -se mit à célébrer le héros du jour avec l'emphase la plus comique. Elle -inventa un mode d'admiration si grotesque, elle travestit si perfidement -les louanges qui circulaient de bouche en bouche, que trois mois de ce -petit travail auraient transformé le sauveur de Hochstein en bouffon -pitoyable. - -Les Marchal échappèrent à ce danger, mais il leur en coûta cher. Le -frère aîné d'Henri se trouvait depuis quelque temps dans des affaires -difficiles. Le sort avait tourné contre lui: ses embarras étaient tels -que le pauvre homme ne put pas même quitter Paris pour le mariage de son -frère. Il avait annoncé son arrivée; on l'attendit, mais au dernier -moment il s'excusa par un mot sinistre: «La corde est si tendue, -écrivait-il, que si je prenais demain la diligence de Strasbourg, on -dirait que je vais à Kehl.» Il se remit un peu, trouva un reste de -crédit, lutta sans confiance, livra quelques dernières escarmouches, et -finit par tomber sur le champ de bataille. On n'a jamais bien su s'il -était mort de maladie ou autrement; son acte de décès arriva chez Henri -avec l'état détaillé du passif et la liste de quelques créanciers plus -pauvres ou plus intéressants que les autres. Le docteur et sa femme, -après cinq minutes de délibération, écrivirent au syndic qu'ils -acceptaient la succession tout entière. - -En ces temps d'ignorance et de médiocrité bourgeoise, les faillites -n'offraient pas les proportions monumentales que nous admirons -aujourd'hui. La dot de Claire et la maison du quai suffirent à -rembourser la somme meurtrière: il s'agissait, je crois, de deux cent -mille francs. M. Axtmann ne fut consulté qu'après coup, il commença par -pousser des cris de beau-père plumé vif, protestant qu'on mettait sa -fille sur la paille et son petit-fils à l'hôpital; mais Henri lui fit -observer qu'il devait tout à ce malheureux frère, qu'il gagnerait -toujours de quoi maintenir la maison dans une honnête aisance, et quant -au petit garçon, qu'il aimait mieux lui laisser moins d'argent et un nom -sans flétrissure. Comme le père Axtmann était un homme de bien, il finit -par décider que son gendre avait bravement agi et qu'on verrait plus -tard à raccommoder les affaires. - -Lorsqu'on sut ce dernier trait de M. Marchal (et tout se sait au jour le -jour dans une ville de province), Mlle Kolb fut obligée d'ouvrir les -yeux. Elle se rappela que le docteur, depuis l'enfance, s'était toujours -conduit en homme délicat: elle embrassa d'un coup d'oeil le souvenir des -derniers temps, et vit cette délicatesse se colorer d'un reflet -héroïque. La seule action reprochable, c'est-à-dire le mariage d'argent, -émergeait comme une contradiction monstrueuse au milieu d'une vie pure. -Adda se dit pour la première fois qu'elle pouvait s'être trompée, et ce -simple doute la troubla jusqu'au fond de l'âme; car enfin, s'il y avait -quelque malentendu, elle avait persécuté un juste. Et alors la -résignation d'Henri, la patience avec laquelle il avait accepté tant -d'outrages publics devenaient tout uniment sublimes. - -Elle se trouvait en visite avec sa tante Miller chez la femme du -président le jour où, comme Paul l'évangéliste, elle fut foudroyée par -la lumière. Le dépouillement volontaire des Marchal était colporté dans -la ville par Mme Mengus, femme de mon cher et vénéré patron, maître -Mengus, qui repose en Dieu depuis bien des années. C'était nous que le -professeur avait chargés de déplacer ses fonds, de vendre son immeuble -et d'envoyer la somme totale à Paris; j'ai moi-même rédigé le bail de -l'appartement qu'il loua sur la place d'Austerlitz pour sa petite -famille. A mesure que Mme Mengus entrait dans les détails de l'affaire, -Adda Kolb se troublait davantage et s'agitait plus impatiemment sur sa -chaise: bientôt elle n'y tint plus; on la vit se lever, prendre congé à -la hâte et entraîner la pauvre tante, qui n'en pouvait mais. Il lui -restait encore plusieurs visites à faire, sans compter les emplettes de -gants et de rubans pour le bal de la préfecture, qui se donnait le soir; -elle oublia le bal et courut à la maison, toute affaire cessante. -Arrivée, elle se mit en quête de sa mère, la trouva dans la chambre au -linge, et là, sans tenir compte de la présence de Mme Miller, sans voir -qu'elle était écoutée par les deux repasseuses les plus bavardes de -Strasbourg, elle interpella Mme Kolb et lui dit: - -«Maman! sur ton salut éternel, dis-moi la vérité! Est-ce que M. Marchal -m'a demandée en mariage?» - -La femme du chanoine, ainsi prise au dépourvu, resta un moment bouche -béante. Elle aurait bien voulu consulter son mari, qui était la forte -tête du ménage, et en attendant qu'il fût là, elle cherchait un moyen de -parler sans dire ni oui ni non, car elle n'était pas capable de mentir, -même pour un grand bien. Cependant Adda la pressait; Adda grandie, -fortifiée et presque illuminée par son exaltation, plongeait un regard -perçant dans les yeux de la pauvre dame et répétait d'une voix -haletante: Réponds! réponds! - -Mme Kolb eut peut-être une velléité de résistance; elle se rappela -vaguement les droits de l'autorité maternelle et se mit en devoir de -dire qu'il n'appartient pas à une fille de questionner ses parents; mais -la figure bouleversée d'Adda lui fit peur, elle craignit de provoquer -une crise de nerfs, et d'une voix émue, elle balbutia: - -«Il y a si longtemps!... Tu étais trop jeune pour lui... Et que -t'importe maintenant, puisqu'il s'est marié avec une autre?» - -Adda fondit en larmes, sauta au cou de sa mère en lui criant: Merci! -merci! Puis elle tourna les talons et courut se réfugier dans sa -chambre. Mme Kolb et Mme Miller, fort inquiètes l'une et l'autre, ne -tardèrent pas à l'y rejoindre: elles la virent plongée dans la sainte -Bible, ce qui les rassura pour un moment. - -Quoique les parents soient toujours attentifs à se leurrer eux-mêmes, -les Kolb ne pouvaient s'empêcher de craindre pour la raison de leur -fille. Ses manières et son langage dépassaient quelquefois les bornes de -l'excentricité; elle riait, pleurait et surtout s'irritait sans cesse et -sans mesure. Cette dernière incartade alarma sérieusement la famille: le -chanoine pensa qu'il était temps d'aviser. Il fit quérir le tanneur et -sa femme, le substitut fut mandé d'urgence; on tint conseil au deuxième -étage, sous la présidence du grand-père. Les uns jugèrent qu'il fallait -distraire Adda, la dépayser, la conduire en Italie; les autres étaient -d'avis que le mariage seul la guérirait. Mais comment la marier, si elle -ne s'y prêtait un peu? Les épouseurs ne manquaient pas, Dieu merci! elle -en avait refusé depuis un an une demi-douzaine. La veille encore, un ami -du chanoine était venu poser la candidature d'un certain M. Courtois, -joli garçon, beau valseur, conseiller de préfecture et fils unique d'une -famille aisée. Ce pauvre M. Kolb était si découragé qu'il n'avait pas -même transmis la demande à sa fille. Le grand-père blâma son _junior_, -tout chanoine qu'il était, et lui rappela sévèrement qu'il ne faut pas -remettre au lendemain ce qu'on peut faire la veille... C'étaient les -moeurs du bon vieux temps; on a terriblement perfectionné tout cela. Le -chef de la famille fit comparaître Adda devant son vieux fauteuil, il -lui reprocha sa conduite, lui commanda de choisir un mari sans tarder, -et lui fit part des intentions de M. Courtois, qu'il appuyait. - -On s'attendait à quelque extravagance ou tout au moins à quelque -résistance. Adda surprit agréablement la famille en se montrant soumise -et respectueuse à l'excès. Vous auriez dit un modèle de docilité -filiale: personne ne remarqua le sourire aiguisé de malice qui perçait -entre ses longs cils. - -Elle soupa de bon appétit, soigna particulièrement sa toilette et arriva -très-belle à la préfecture. Son entrée fit sensation, comme toujours; -elle laissa les gens l'admirer, et promena son regard, cet infaillible -regard des jeunes filles, autour du salon principal. Lorsqu'elle eut -découvert ce qu'elle cherchait, elle s'assit auprès de sa mère et -attendit les danseurs. M. Courtois, très-empressé, l'invita pour la -première valse, et juste au même instant l'orchestre préluda. Elle dansa -divinement; mais lorsque son cavalier l'eut ramenée jusqu'à sa place, -elle lui dit: «Un peu plus loin, je vous prie, jusqu'au docteur -Marchal.» - -M. Courtois dressa la tête comme un coq de combat: il frisa sa -moustache; ses yeux brillèrent. Il connaissait la haine de Mlle Kolb -pour l'infortuné professeur, il avait quelques années de salle, il se -réjouissait de former une alliance offensive qui pouvait le mener loin. -Lorsque Adda fut à portée de l'ennemi, il prit un air farouche et se -campa sur ses jarrets en homme prêt à tout, et voici le dialogue qu'il -entendit: - -«Monsieur Marchal, voulez-vous me faire le plaisir et l'honneur de me -prêter votre bras pour un moment? - ---Moi?... A vous, mademoiselle? - ---Je vous en prie. - ---Mademoiselle, j'aime mieux m'exposer à tout que de désobéir à une -femme. Me voici à vos ordres. - ---Bien! J'étais sûre de vous trouver ainsi.» - -Elle salua M. Courtois du bout des ongles et traversa le salon dans sa -longueur au bras d'Henri. Tout Strasbourg était là; tous les yeux se -fixèrent en même temps sur ce groupe invraisemblable, inouï. Claire -croyait rêver; tous ceux qui portaient des lunettes se mirent à essuyer -leurs verres. L'orchestre oublia de jouer. - -Lorsqu'ils furent au bout du salon, M. Marchal prit la parole et dit: - -«Si c'est une gageure, mademoiselle, vous l'avez gagnée. - ---C'est une toute autre chose, monsieur Henri. Que pensez-vous de ce -jeune homme avec qui je dansais tout à l'heure? - ---Mais... absolument rien. - ---Pensez-vous qu'il rendra sa femme heureuse? Il me demande en mariage, -mes parents l'accepteraient volontiers; moi, je ne le connais guère et -je n'ai aucun moyen de l'étudier. Vous le connaissez, vous. Si j'étais -votre soeur, au lieu d'être votre ennemie, me conseilleriez-vous de -devenir Mme Courtois? - ---Non, mademoiselle. - ---Pourquoi? - ---Parce que ce monsieur est joueur, brutal et hypocrite. Il vous -ruinerait d'abord, vous battrait ensuite, et prouverait enfin que vous -avez tous les torts. - ---Voilà parler; merci. Et parmi mes autres adorateurs, y en a-t-il un -qui, selon vous, mérite une entière confiance? - ---Certes; le capitaine Chaleix, un coeur d'or, mademoiselle, une -conduite exemplaire, et un bel avenir dans le génie! Vous l'avez refusé, -je crois? - ---Oui, mais il m'aime encore; il reviendra, si on le rappelle, et c'est -lui qui sera mon mari. Je l'accepte de votre main, monsieur Marchal, et -je vous prie de considérer cette marque de confiance et d'estime comme -une réparation de toutes mes injustices. Maintenant voulez-vous me -conduire auprès de Claire, s'il vous plaît?» - -L'excellent notaire Riess en était là de son récit, et je l'écoutais -sans songer à autre chose, quand le cheval s'arrêta. Nous étions arrivés -devant l'auberge du _Cygne_. Nos compagnons de chasse descendaient de -leurs voitures et frappaient la terre du pied pour se dégourdir les -jambes, tandis que les cochers leur passaient les fusils, un à un. -Vingt-cinq ou trente rabatteurs, le bâton à la main, se groupaient -confusément dans un coin de la cour sous les ordres d'un vieux garde. -Deux chiens d'arrêt, tenus en laisse, pleuraient d'impatience comme des -enfants. Le patron du _Cygne_ apparut au sommet du perron, son bonnet de -fourrure à la main. Il nous donna la bienvenue et nous dit: - -«Le vin blanc est tiré, la soupe à la farine est sur la table et -l'omelette sur le feu.» - -Il n'y avait pas de temps à perdre, dix heures sonnaient et la nuit -tombait à quatre heures. Chacun courut au déjeuner, but, mangea, remplit -sa gourde, boucla sa cartouchière, alluma sa pipe ou son cigare, releva -son collet d'habit par-dessus les oreilles, et en chasse! - -Alors il ne s'agissait plus du professeur Marchal, ni de la fille du -chanoine, mais de ces grands coquins de lièvres qui bondissaient devant -les traqueurs, couraient sur nous ventre à terre, et souvent forçaient -notre ligne après avoir essuyé dix coups de fusil. L'amphitryon et -l'organisateur de la chasse se devait à tous ses hôtes, et Dieu sait si -le digne homme avait à coeur de nous poster aux bons endroits! - -Le hasard me rapprocha de lui entre deux battues, et j'insistai pour -avoir la fin de son récit. - ---Mais je croyais l'avoir achevé, répondit-il; le reste se devine. Adda -Kolb épousa le capitaine Chaleix et vécut aussi chrétiennement avec lui -que Marchal avec Claire. La fille du chanoine et l'honnête professeur -connurent à des signes certains que Dieu ne les avait pas créés l'un -pour l'autre, puisqu'ils étaient heureux séparément. - ---Bien; mais tous ces braves gens, que sont-ils devenus? - ---Ils ont vécu longtemps en bons voisins, dans une intimité respectable. -Que vous dirai-je de plus? Vous savez quel est le train des choses de ce -monde, et que toutes les existences, joyeuses ou tristes, calmes ou -tourmentées, aboutissent à une conclusion unique qui est la vieillesse, -la maladie et la mort. Il faut pourtant que je vous cite une curieuse -réflexion du professeur. Un soir que les deux ménages sortaient ensemble -du théâtre, ils discutaient entre eux sur ce mot de comédie: je te -pardonne, mais tu me le payeras! Adda soutenait que la femme est -incapable de pardonner sans restriction. - -«Par exemple, dit-elle au docteur, si vous m'aviez fait le quart des -sottes algarades que je vous ai faites, j'aurais bien pu signer la paix -avec vous, mais je n'aurais pas été capable d'oublier. Est-ce que -véritablement le souvenir de ces choses-là ne vous revient jamais? - ---Quelquefois. - ---Et alors? Vous ne vous surprenez pas à me haïr? - ---Au contraire; mon coeur s'emplit de reconnaissance, et je vous -remercie en moi-même. - ---Voilà qui est fort! - ---Cela n'est que juste. J'ai pris en ce temps-là quelques résolutions -vigoureuses et accompli les seuls actes un peu méritoires de ma vie. -Rien ne me prouve que j'aurais trouvé l'énergie nécessaire, si vous ne -m'aviez pas mis dans le cas de forcer votre estime, chère madame -Chaleix.» - - - - -II - -MAINFROI - - -I - -Jacques Mainfroi dînait ou plutôt finissait de dîner en tête-à-tête avec -lui-même. La vieille salle à manger, lambrissée de chêne noir à hauteur -d'appui et tendue de vrai cuir de Cordoue jusqu'à la corniche, était -meublée à la dernière mode, quoiqu'on n'y eût presque rien changé depuis -l'abjuration de Lesdiguière. La haute cheminée de marbre rouge où -flambait un hêtre scié en quatre, l'horloge qui venait de tinter sept -heures, les dressoirs chargés d'orfévrerie antique et de faïence -italienne, les portières de tapisserie, la table carrée à pieds tors, la -nappe entrecoupée de guipures, le tapis de Turquie, tout enfin, sauf la -lampe Carcel suspendue par un appareil moderne, représentait le luxe -d'une grande maison de province sous le règne de Louis XIII. Le maître -du logis, rasé de frais dans sa cravate blanche et mollement enveloppé -dans un large veston de cachemire, égrenait une grappe de raisin ridé. -Le service de vieux japon n'avait passé par aucun hôtel des ventes, car -il était marqué aux mêmes armes que le petit point des fauteuils et les -cartouches de la voussure. Un miroir de Venise renvoyait à Jacques -Mainfroi son sourire de parfait contentement, et lui disait dans ce -silencieux langage dont les miroirs ont le secret: Oui, tu es un heureux -garçon; trente ans, un nom, les dents étincelantes, les cheveux noirs, -l'oeil vif, la parole facile, une réputation qui frise la gloire, -quelque succès dans le monde, et vingt-cinq mille francs de rente, ce -qui n'a jamais rien gâté. - -Un petit valet de chambre rougeaud, dodu et visiblement à l'étroit dans -son habit noir, mais bien dressé, suivait en silence, la serviette sur -le bras, les moindres mouvements du maître. Tous les bruits de Grenoble -mouraient au seuil de l'antique maison; à peine si l'on entendait les -roulements lointains de la retraite ou le pas précipité d'un soldat sur -le pavé de la rue Créqui, lorsqu'un violent coup de marteau ébranla la -porte cochère et fit danser tous les vitraux de la salle à manger. - -Mainfroi leva le front, puis se remit à grapiller d'un air digne, en -homme qui ne se sent pas atteint par un procédé incongru; mais presque -au même instant une tapisserie s'écarta, et Fleuron, la femme de charge, -entra comme une bombe. - -«A-t-on jamais vu celui-là, qui vient chercher une consultation quand tu -dînes! - ---Tu lui as dit qu'il s'était trompé d'heure? - ---Je lui ai dit que tu n'étais pas un praticien de la justice de paix -pour attendre le bon plaisir des clients, qu'on n'envahissait pas le -domicile des personnes comme nous à des heures indues, et que d'abord, -quand je t'aurais servi ton café, tu étais attendu en soirée chez M. le -_premier_. Ah! mais! - ---C'est dignement parlé, ma vieille. Et ce café? tu peux le servir? - ---Attends donc! il m'a répondu qu'il s'appelait Vaulignon, et qu'il -n'était pas né pour faire le pied de grue. - ---M. de Vaulignon? Je le crois bien, qu'il n'est pas fait pour attendre. -Cours le chercher, ou plutôt non; j'y vais moi-même. Dominique, allumez -au salon. - ---Tu gèleras! - ---Tant pis. Donne un coup de main à Dominique.» - -Il descendit l'escalier en quatre bonds et trouva sous le vestibule un -grand vieillard qui maugréait en marchant, le cigare à la bouche. -Mainfroi se confondit en excuses; M. de Vaulignon jeta son cigare et -monta sans mot dire. Lorsqu'ils entrèrent au salon, le feu commençait à -flamber. Quelques bougies de cire, allumées en hâte, éclairaient -vaguement une salle tapissée de portraits à perruques. L'avocat avança -un fauteuil, en prit un autre et dit: «C'est à M. le marquis de -Vaulignon que j'ai l'honneur de parler? - ---A lui-même; mais pardon... M. votre père est-il tellement occupé -que...» - -Mainfroi se retint de sourire; il répondit d'un ton ferme et modeste: -«Depuis longtemps, monsieur, j'ai le malheur d'être seul de mon nom. - ---Eh! que diable! vous n'êtes pourtant pas le célèbre Mainfroi? - ---Célèbre pas encore; mais seul, comme j'ai eu l'honneur de vous le -dire, et tout à votre service, si mon âge n'a pas ébranlé la confiance -qui vous portait vers moi. Votre erreur est très-naturelle, monsieur; -ceux qui ne me connaissent que par ouï-dire me prêtent aisément la -figure d'un vieux parlementaire: c'est l'effet du nom et des trois -siècles de magistrature qui étendent sur mon front leur ombre vénérable. -Nous étions d'épée en 1300 et alliés aux Vaulignon de la branche aînée, -si j'ai bonne mémoire; mais depuis l'an 1540, où nous avons endossé la -robe, nous ne l'avons guère dépouillée: ces portraits de famille en font -foi. Sept présidents à mortier, deux premiers présidents, un procureur -général, un conseiller à la cour de cassation, qui fut mon cher et -regretté père, le seul de la maison qui ait élu domicile à Paris. - ---Très-bien, monsieur, très-bien. Je vous demande pardon d'ignorer tant -de choses respectables et de n'avoir pas suivi de plus près une famille -alliée à la mienne; mais je suis un vieux loup, vous savez. Que le -diable m'emporte si je mets la patte à Grenoble une fois tous les quatre -ans! Comment donc? Il y a pardieu bien huit ans que je n'y ai passé, et -au trot de poste encore, en allant marier M. mon fils. Il paraît qu'ils -ont fait des embellissements dans la ville? Ce n'est pas encore cette -fois que je les admirerai, car je suis arrivé à cinq heures, et je -repars tantôt pour achever la nuit dans mon lit. Je ne vis que chez moi; -hors de Vaulignon, point de salut. Oui, jeune homme, j'aime ma terre, et -je ne m'en cache pas. Eh morbleu! si tous les gentilshommes étaient -possédés d'une si noble manie, on ne verrait pas tant de freluquets -échanger un bon bien qui dure et qui demeure contre de méchants écus qui -vont rouler Dieu sait où. Ceux qui prétendent que je suis un égoïste en -ont menti. L'égoïste n'aime rien tant que lui, et j'aime Vaulignon plus -que moi-même. C'est justement à ce propos que je voulais vous consulter. -Le hasard fait qu'au lieu d'un simple robin je trouve un homme de -naissance: à merveille! Vous ne me comprendrez que mieux. - ---Je suis tout oreilles... et tout coeur. - ---Grand merci; mais je parlerai en me promenant, si cela ne vous gêne -pas. J'ai de satanées jambes de chasseur; aussitôt que je m'arrête un -instant, les fourmis s'y mettent. Voici l'affaire. Et d'abord, tout à -fait entre nous, pensez-vous que le code civil en ait encore pour -longtemps?» - -Mainfroi ne répondit qu'en ouvrant des yeux énormes. - -«Vous ne comprenez pas? reprit M. de Vaulignon. Je vous demande -confidentiellement si toutes ces lois antisociales que la révolution -nous a mises sur le dos ont quelques chances de durer autant que moi? - ---Monsieur, dit Mainfroi, nous ferons bien de raisonner comme si elles -étaient éternelles; c'est l'hypothèse la plus prudente. - ---Oui? Hum! On voit pourtant assez de nouveautés mauvaises pour qu'il ne -faille point désespérer des bonnes. Mais vous avez raison, mieux vaut -mettre les choses au pis et se garder en conséquence. Monsieur Mainfroi, -je n'ai qu'un fils, il est tout mon portrait, il a mes sentiments, mes -idées, mes goûts; en trois mots il me continue. Si vous pouviez le voir, -l'épieu en main, face à face avec un vieux _solitaire_, vous -comprendriez mes préférences pour ce gaillard-là. Quand je l'ai marié à -cette petite Bavaroise, je lui ai donné le villard des Trois-Laux, -jouxte le grand taillis de Vaulignon; c'est la fine fleur de mon bien, -on m'en offrait un million en 43! Ça rapporte cinq pour cent, impôts -payés; il est vrai que je suis le fermier de mon fils et que je ne -m'épargne pas à la peine. Gérard, le comte, vit sur ses terres, en -Allemagne, neuf mois de l'année: mais il passe l'hiver sur les nôtres. -Je l'ai au château depuis la Toussaint avec femme et enfants, trois -garçons et deux filles! Ah! c'est un homme! Je veux lui laisser tout, le -plus tard possible, s'entend; mais, lorsqu'on a passé la soixantaine, il -faut compter avec la mort. Le château et les bois ne sauraient tomber en -plus dignes mains; il aime ce domaine, il ne s'en défera point, il le -transmettra à son fils aîné, et les choses resteront à jamais dans -l'ordre établi par la Providence. La terre de Vaulignon ne doit -appartenir qu'à un Vaulignon. Avouez, monsieur, qu'il serait impie de -séparer ce que Dieu a uni. - ---Or, vous avez d'autres enfants, n'est-il pas vrai? - ---Moi? Pas du tout! je n'ai qu'une fille.» - -A cette exclamation naïve, le jeune homme se départit un peu de sa -gravité. Il répondit en riant: - -«Eh mais! c'est beaucoup mieux que rien. - ---Au point de vue du coeur, certainement. Me prenez-vous pour un père -dénaturé? J'aime ma fille, monsieur, mais il s'agit ici d'une question -sociale. - ---Eh bien! dans la société française en 185..., la loi ne permet pas -qu'on sacrifie un sexe à l'autre. - ---Votre loi est une bourgeoise, et nous sommes gens de condition, -sacrebleu! Que serait-il advenu de ma terre et de mon nom, je vous le -demande, si depuis sept cents ans nos cadets et nos filles ne s'étaient -quelque peu dévoués au principe conservateur; s'ils avaient partagé et -repartagé Vaulignon comme les petits d'un cordonnier s'arrachent les -nippes de leurs père et mère? Ce domaine, qui fait l'admiration du -monde, serait haché menu comme chair à pâté, et moi, le chef de la -maison, je traînerais ma noble gueuserie dans le service des télégraphes -ou des contributions directes! Feu mon père, Dieu ait son âme! était -l'aîné de cinq fils. Mes oncles ont-ils rien prétendu sur Vaulignon? -A-t-on vu cette illustre terre tirée à quatre chevaux par nos cadets? -L'un s'est accommodé d'un régiment, l'autre d'un bénéfice, un autre -s'est fait tuer en Amérique dans l'armée de La Fayette, et le plus jeune -a porté sa tête sur l'échafaud le jour même de ma naissance. - ---Voilà des gens qui savaient vivre; mais, sans contester le mérite de -leur renoncement, je vous ferai observer que messieurs vos oncles -étaient déshérités par la loi. - ---Et ma chère et digne soeur, de sainte mémoire, qui se mit en religion -l'an de grâce 1819 pour me laisser tout mon bien, subissait-elle une -autre loi que celle de son coeur et de sa conscience? Hélas! monsieur, -de telles âmes, on n'en fait plus. - ---La vocation manque à Mlle de Vaulignon? - ---Absolument, malgré le soin que j'ai pris de la mettre au Sacré-Coeur -toute petite. C'est un esprit romanesque, à la mode du jour. On veut -être aimée; on réclame sa part de bonheur, on fait fi des richesses, -mais on ne dédaignera pas l'année prochaine un coeur de gentilhomme -qu'il me faudra payer écus sonnants, et plus cher qu'il ne vaut. Je ne -me cabre point, je ferai grandement les choses; j'achèterai la fleur des -pois, si tant est qu'il en reste à vendre. Ma fille mériterait d'être -épousée pour elle-même et pour l'honneur de notre alliance, mais il -paraît que vos petits messieurs ne se payent plus de cette monnaie-là. - ---C'est que la vie du monde coûte un peu plus cher qu'autrefois. - ---Soit; mais lorsque j'aurai déboursé une dot exorbitante, serai-je -libre enfin? Ma fortune m'appartiendra-t-elle? Daignera-t-on permettre -que je dispose de mon bien? On m'avait... non! j'avais projeté de vendre -Vaulignon à mon fils moyennant une rente viagère...» - -Le visage de Mainfroi se rembrunit. - -«Monsieur le marquis, dit-il, je crains que vos souvenirs ne vous -trompent. Ce n'est pas un propriétaire fanatique, comme vous l'êtes, qui -songe à se déposséder de son vivant. Cette idée, que vous le sachiez ou -non, vous a été suggérée. - ---Et par qui donc, s'il vous plaît? - ---Ce n'est pas par M. le comte votre fils, mais il se pourrait bien -qu'un soir, au coin du feu, Mme la comtesse... - ---La comtesse est un ange, et je trouve nouveau qu'un étranger, sans la -connaître, ait la prétention de savoir ce qu'elle m'a dit! - ---Je le sais par un petit miracle de sorcellerie élémentaire, monsieur. -L'idée en question n'a pu venir qu'à une femme, parce que les femmes, et -surtout celles qui ont cinq enfants à pourvoir, se font un sens moral un -peu plus large que le nôtre. Et l'auteur de cet avis doit être une -étrangère, ignorante de nos lois, qui interdisent un tel trafic. Toute -aliénation faite au profit d'un successible en ligne directe, à charge -de rente viagère, est réputée acte gratuit, ou, pour parler un langage -moins technique, si le comte vous achetait Vaulignon à fonds perdu, la -loi supposerait _à priori_ que vous avez voulu avantager M. votre fils -par une libéralité déguisée. Mlle de Vaulignon serait admise à prouver -que son père et son frère, par un accord frauduleux (ce n'est pas moi -qui parle), l'ont frustrée d'une partie des biens que la loi lui -réserve. - ---Assez, monsieur! c'est la première fois que j'entends un tel langage, -et l'impertinence de vos lois commence à m'échauffer les oreilles. -Concluons. Quels avantages m'est-il permis d'assurer à mon fils? - ---La loi garantit à chacun de vos deux enfants un tiers de votre -fortune; elle vous abandonne la libre disposition du reste. Supposons -que vous possédiez trois millions... - ---Je n'ai pas cela! - ---Simple hypothèse. Vous pourriez légalement en donner ou en léguer deux -à M. le comte, pourvu que Mlle votre fille en eût un. Comment -estimez-vous la terre de Vaulignon, tout sentiment à part? - ---Vaulignon rapporte moins que le villard des Trois-Laux, mais on ne -bâtirait pas le château pour cinq cent mille francs. Et les futaies, -monsieur! les plus belles de France! Roquevert, le gros marchand de -coupes, m'a fait offrir cent mille écus de la superficie: il y a là des -bois de marine comme on n'en voit plus nulle part. Si le villard vaut un -million, les deux domaines font la paire. - ---Cela étant, il ne nous reste qu'à trouver cinquante mille louis d'or -pour Mlle de Vaulignon.» - -Le vieillard fit un haut-le-corps accompagné d'un fort juron. - -«Savez-vous que c'est une somme? Je ne l'ai pas; non, sur l'honneur, -quand même je vendrais mes rentes, mes obligations et tous ces petits -biens qui sont éparpillés autour des Plâtrières! Il faudrait -emprunter... ou épargner longtemps, mais le temps? Ou gagner? Mais je -suis fait pour gagner de l'argent comme mes chiens pour chanter la -messe. - ---Le comte est riche; il parferait le million plutôt que de liciter un -de ces beaux domaines. - ---Peut-être; si sa femme en est d'avis;... mais cela ou autre chose, il -faut se mettre en règle avec la loi. Je vois d'ici le testament qu'il me -reste à faire. Encore un mot, monsieur. Vous m'avez donné votre avis en -jurisconsulte, mais comme homme et comme gentilhomme m'approuvez-vous -sans réserve? Je vous demande un oui ou un non, et je tiendrai grand -compte de votre sentiment, quel qu'il soit. - ---Permettez-moi de distinguer, quoique je ne sois rien moins que -jésuite. J'estime qu'en droit naturel un homme peut disposer -arbitrairement de tout le bien qu'il a gagné lui-même. Il ne doit rien à -ses enfants, sauf l'éducation et les moyens d'existence. Quant à celui -qui n'a pas créé, mais simplement recueilli sa fortune, il n'est à mon -sens qu'un dépositaire chargé de la transmettre à la génération -suivante, et de la répartir sans préférence entre les petits-enfants de -son père. Tel serait votre devoir, si vous étiez simplement un homme; -mais la noblesse dérange tout: un gentilhomme est un être à part, en -dehors de la loi commune. Si ma raison s'insurge à toute heure contre -cette exception, l'esprit de famille et la reconnaissance envers mes -aïeux me commandent de la respecter. Le fait existe, il est constant, je -dois le faire entrer dans mes calculs et raisonner avec vous comme si -nous ne faisions point partie de la grosse humanité. Si je me place à ce -point de vue faux, mais admis, je reconnais que votre patrimoine échappe -aux lois de l'équité vulgaire. Ceux qui vous l'ont transmis de main en -main à travers une demi-douzaine de siècles ont voulu et prétendu qu'il -ne fût jamais divisé. S'ils ressuscitaient tous ensemble pour se réunir -ici en conseil de famille, ils diraient d'une voix que Vaulignon et les -Trois-Laux ne peuvent appartenir qu'à M. votre fils, que cette faveur, -injuste en elle-même, découle logiquement du principe de la noblesse, et -que sans le droit d'aînesse, appliqué ouvertement ou en fraude, toutes -les aristocraties héréditaires verseraient bientôt dans l'abîme du -prolétariat! Tiens! voilà que je plaide: pardon, monsieur. - ---Non, ma foi! ne vous raillez pas vous-même; c'est noblement parlé. - ---Vous voulez dire parler en noble. - ---Et quoi de mieux? - ---Rien, rien. Si votre conscience se trouve suffisamment éclairée, je -vous demanderai la permission de passer un habit, car voici huit heures -qui sonnent, monsieur, et je suis commandé de service pour un whist -officiel qui n'attend pas.» - -Le marquis s'inclina, tira son portefeuille et dit d'un ton bourru qui -cachait mal son embarras: - -«Maître Mainfroi, je vous ai dit que j'étais extrêmement rare à -Grenoble; vous m'excuserez donc si je me hâte un peu d'acquitter ma -dette envers vous. - ---Monsieur, répondit Mainfroi, vous m'avez fait l'honneur de me -consulter comme gentilhomme, vous me devez donc plus que de l'argent.» - -M. de Vaulignon remit son portefeuille en poche, et tendit les deux -mains au jeune seigneur. - - -II - -Le premier président, M. de Mondreville, n'accueillait pas Mainfroi -comme un avocat distingué, mais plutôt comme un fils. Les vieux -conseillers le choyaient à qui mieux mieux; il était ainsi l'enfant gâté -d'une nombreuse et vénérable famille. Personne ne doutait qu'il ne fût -réservé aux plus hautes dignités de la magistrature, et chacun se -promettait de le pousser dès que l'ambition lui serait venue. Il -semblait formellement engagé par les traditions de la race et par -l'éclat du nom; les amis de son père le suivaient avec orgueil dans la -carrière qu'il avait choisie, mais ils ne lui auraient point pardonné -d'y vieillir. - -Rien de plus étonnant que ses débuts: docteur en droit à vingt-deux ans -et grand prix de la faculté de Paris, il s'était fait agréger l'année -suivante avec dispense. Tout aussitôt il était venu réclamer son -inscription au tableau de l'ordre à Grenoble, son stage étant fait à -Paris. Soit curiosité, soit prévoyance, les avoués lui épargnèrent les -longueurs de l'attente: ils accoururent chez lui les mains pleines -d'affaires. Sa première plaidoirie attira plus de monde qu'une première -représentation; c'est à coup sûr la seule fois que les dames se soient -arraché les billets pour un procès de mur mitoyen. La ville de Grenoble -aime son vieux parlement; elle en est fière, elle veille sur cette -gloire et cette grandeur provinciale avec un patriotisme jaloux. La -foule qui se porta au palais pour juger le dernier Mainfroi était -très-exigeante et très-indulgente en même temps, prête à lui pardonner -tous les défauts de son âge, et prompte à désespérer de lui, s'il -paraissait inférieur à cette réputation précoce. Il se montra supérieur -à ses succès d'école, aux éloges de ses maîtres et à l'attente de ses -amis. On vit un beau garçon, modeste, simple et de grande manière; sa -voix pleine et sonore se maintint dans le ton d'une conversation -aimable, en évitant l'emphase et l'éclat. Il discuta posément, poliment -et même avec une certaine bienveillance, les prétentions de la partie -adverse, éclaira les faits, élucida les textes de loi, n'omit rien, ne -laissa pas tomber une parole inutile, et termina par une péroraison -naïve et touchante qui réclamait pour lui l'adoption du tribunal et du -parlement dauphinois. Le tribunal lui donna gain de cause; le président -le complimenta en public suivant un usage patriarcal que j'admire; les -vieux avocats s'étonnèrent qu'un si jeune homme sût parler sobrement et -faire trêve d'érudition; les gens du monde, qui sont plus lettrés à -Grenoble que dans beaucoup d'autres villes, goûtèrent fort cette -éloquence exempte de rhétorique. Quant aux femmes, elles pensèrent que -ce petit Mainfroi devait être joliment persuasif lorsqu'il plaidait sa -propre cause. - -Il eut de grands succès en tout genre, et les plus beaux furent ceux -dont le monde ne connut rien. Discret dans le bonheur et gentilhomme en -tout, il mena, sept années durant, une vie cachée et brillante dans cet -hôtel de l'an 1622, qui a l'air si confident et tant de portes dérobées. -Au palais, son talent et sa réputation marchaient de front; il -choisissait scrupuleusement ses affaires: aussi les gagnait-il à coup -sûr. Aux yeux des magistrats, la cause qu'il prenait en main était comme -jugée par lui et gagnée dans son cabinet avant instance. Il avait pleine -conscience de son autorité, et chaque fois qu'il se levait à l'audience, -le ton dont il disait ce simple mot: «messieurs!» aurait valu un long -commentaire. Sans arrogance et même sans fatuité vénielle, il modulait, -accentuait, posait, isolait ce «messieurs,» comme pour le livrer aux -méditations de la cour ou du tribunal. Ce modeste «messieurs,» dans sa -bouche, en disait cent fois plus qu'il n'était gros. On y sous-entendait -tout un exorde ainsi conçu: «Vous me connaissez tous, vous savez que je -ne plaide pas pour gagner ma vie, ni pour faire ma réputation, mais pour -m'asseoir de plus en plus solidement dans l'estime des gens de bien et -pour me rendre digne des honneurs qui m'attendent dans un avenir assez -rapproché. Vous devez donc penser qu'aucune considération ne m'aurait -fait sortir de chez moi ce matin, si je n'étais quatre fois sûr de -gagner la partie. Admettez-vous un seul moment que je me sois trompé sur -le point de fait, ou abusé sur le point de droit? Vous ne le pouvez pas, -car vous savez qu'il ne tiendrait qu'à moi de siéger à vos côtés au lieu -de pérorer devant vous, et que par conséquent je possède, à l'état -virtuel, toute l'infaillibilité de la justice.» Voilà ce qu'il disait -sans le dire, et pas l'ombre d'impertinence dans cette déclaration -muette! Un magistrat célèbre, qui devait être un jour garde des sceaux, -vint à Grenoble en visite chez M. de Mondreville. On lui fit entendre -Mainfroi, et il en fut émerveillé. «Ce jeune homme plaide en -conseiller,» dit-il au sortir de l'audience. Il s'invita à dîner chez -Mainfroi avec le premier président et quelques gens de robe. Après un -long repas où Fleuron s'était surpassée, le personnage, qui appartenait -au petit groupe (aujourd'hui si restreint) des ministres possibles, prit -Mainfroi dans une embrasure et lui parla ainsi: - -«Le ministère de la justice fait fausse route. On se croit fort habile -en écartant de la magistrature les hommes que la naissance et la fortune -ont créés libres; on veut avoir, coûte que coûte, un gouvernement fort, -et l'on pense avancer le but en choisissant des hommes dépendants, prêts -à tout, esclaves de leur pain. Mauvaise politique, monsieur! ce -déplacement de mobile, qui substitue l'intérêt à l'honneur et à la -dignité, éliminera les caractères sans nous attirer les talents. -Triplât-on les traitements, ils resteront toujours inférieurs aux -honoraires d'un avocat distingué; nous n'aurons que des hommes de second -et de troisième choix; le ministère public sera faible en comparaison du -barreau, et la magistrature tombera peu à peu dans une médiocrité -incurable. Si jamais le chef de l'État m'honorait de sa confiance, je -m'appliquerais à recruter tout un état-major d'hommes indépendants, oui, -indépendants d'esprit, de caractère et de fortune, fussent-ils même un -peu frondeurs comme les magistrats des vieux parlements! Il faut que -nous soyons autre chose que des fonctionnaires, monsieur. L'ordre -judiciaire est un pouvoir dans l'État. Il reçoit son institution du -pouvoir exécutif, il applique les principes formulés par le pouvoir -législatif, mais il ne doit être valet ni de l'un ni de l'autre. La -vénalité des offices est tombée sous le ridicule; Brid'oison l'a tuée, -j'en conviens, et pourtant ce n'était pas la pire institution de -l'ancien régime. Le magistrat qui avait payé sa charge était chez lui à -l'audience; le beau mot «la cour rend des arrêts et non des services,» -de quelle date est-il? L'ancien régime en a tout l'honneur. Décidément -je préfère la vénalité des offices au ramollissement des consciences.» - -Un entretien qui commence ainsi peut aller loin. Mainfroi ne savait pas -encore que tout ministre _in partibus_ est révolutionnaire par état. Il -fut non-seulement séduit, mais enlevé par les théories de son -interlocuteur. Sa jeunesse le livra pieds et poings liés au magistrat -éminent et au fin politique qui tutoyait M. de Mondreville et l'appelait -_copain_ au dessert. Le vieillard et le jeune homme, enchantés l'un de -l'autre, ne se quittèrent point sans conclure une sorte de pacte; -Mainfroi promit de s'enrôler à la première réquisition sous les drapeaux -du futur ministre. - -En attendant, il sut se ménager et tenir les occasions à distance. Il -frondait même un peu dans la mesure qui a toujours été permise aux -hommes riches et bien nés. - -Le soir de son entrevue avec le marquis de Vaulignon, sur les dix -heures, après le whist du premier président, tandis qu'il savourait une -tasse de thé en souriant à la belle madame Portal, reine de Grenoble et -sa meilleure amie, le procureur général vint le battre en brèche, et le -gaillard ne se rendit point. - -«Mon cher grand homme, lui dit le chef du parquet, on m'enlève Pfeiffer, -mon meilleur substitut, et me voilà terriblement en peine. 'Ah! si vous -vouliez! - ---Non, répondit Mainfroi. D'abord j'ai mes idées sur les devoirs d'un -magistrat dans le monde; ils sont infiniment plus stricts que ceux d'un -avocat, et je ne prendrai pas sur moi de représenter la justice tant que -je ne serai pas rangé et marié. - ---Mais l'honneur de défendre la société ne vaut-il pas quelques -sacrifices? - ---Je la défends à ma manière, avec autant d'éclat que je pourrais le -faire au parquet et avec plus de liberté. Quel intérêt aurais-je à -marquer le pas sur la grand'route, lorsqu'un chemin de traverse me -conduit plus directement au but? Tous les grades de la magistrature sont -également accessibles à l'avocat, suivant son âge et sa réputation; il -arrive de plain-pied aux plus hautes fonctions comme aux plus humbles, -pourvu qu'il ait montré ce qu'il vaut. Tant que je reste en dehors de la -hiérarchie, j'ai presque autant de chances d'obtenir le bâton de -maréchal que l'épaulette de sous-lieutenant: une fois enrégimenté, je -devrais suivre la filière. Et comptez-vous pour rien les ennuis, les -dégoûts, les dangers que je m'épargne à moi-même en restant simple -avocat jusqu'au bon moment? Procès de presse et d'association, -manoeuvres électorales, rapports sur l'opinion publique et autres _menus -suffraiges_ qui trop souvent vous compromettent à jamais!» - -Voilà comment ce jeune homme dansait autour des arches saintes de la -politique. Il ne prenait au sérieux que la justice et peut-être l'amour. - -Le procureur général apprêtait sa réplique lorsqu'un grand bruit lui -coupa la parole. C'était maître Foucou, le plus discret notaire de la -ville, qui entrait en s'ébrouant et soufflant dans ses gants paille à -l'heure où l'on couche habituellement les notaires. «Mes respects, tous -mes respects, monsieur le premier! Mes plus humbles hommages, madame la -première! Mesdames, messieurs, votre fidèle serviteur de tout mon coeur. -Je ne me serais pas mis au lit pour un empire avant de m'être excusé. -Madame la première a dû comprendre qu'il fallait un événement bien -despotique pour m'empêcher de me rendre à sa gracieuse et honorable -invitation. Ah! le devoir! Il commande et j'obéis. Il y a des choses qui -n'attendent pas: la mort entre autres et les tenants et aboutissants -d'icelle.» - -Mme Portal poussa un cri d'effroi: «Pour Dieu! monsieur Foucou, si vous -venez d'un lit de mort, ne m'approchez pas! - ---Rassurez vos grâces, belle dame, je ne connais ni morts ni malades, et -s'il faut appuyer mon dire de quelque preuve démonstrative, la -discrétion professionnelle ne me défend pas d'indiquer le client qui m'a -fait perdre une si précieuse soirée. C'est un grand propriétaire foncier -qui habite à quelques lieues de Grenoble, un vaillant chasseur devant -Dieu, terreur des loups, des sangliers et des ours.» - -Plusieurs voix désignèrent M. de Vaulignon, qui était louvetier en -titre. - -«C'est vous qui l'avez dit, poursuivit le notaire. Je ne l'ai pas nommé, -quoique rien n'interdise à un officier ministériel de se faire honneur -des visites qu'il reçoit. Voilà notre belle Mme Portal bien rassurée, -car s'il était vrai que le marquis prît des dispositions, ce que -j'ignore, ce serait de sa part un luxe de prudence. Quelle noble santé! -et quelle force d'âme en présence des questions les plus solennelles! -C'est lui qui aurait bien le droit d'employer la formule: «Je soussigné, -sain de corps et d'esprit...» Mais je doute qu'il sache prévoir les -malheurs de si loin. Cependant lorsqu'on a deux ou trois millions à -laisser,... je ne sais rien, j'indique vaguement la fortune qu'on lui -prête,... et lorsqu'on est chargé par la Providence d'assurer la -grandeur et la perpétuité d'un grand nom!... il faut penser à tout. Ceux -qui n'ont qu'un seul héritier sont bien libres de mourir intestats, si -bon leur semble. Oui, mais la question ne se présente pas souvent avec -cette simplicité...» - -Le bonhomme s'arrêta un moment, et ses yeux firent le tour de -l'assemblée en quêtant une interrogation qui lui permît de poursuivre. -La femme d'un conseiller prit pitié de sa peine et dit: - -«Combien a-t-il d'enfants, le marquis de Vaulignon? - ---Ah! vous pensez encore au marquis, chère dame? Moi je n'y étais plus. -Je suivais mon idée dans une tout autre direction. M. de Vaulignon doit -avoir deux enfants, si je ne me trompe: un fils d'abord,... je dirais -même _avant tout_, car enfin un fils est presque tout dans ces vieilles -familles. Bienheureux les garçons! j'en ai vu plus d'un en ma vie à qui -le bien venait en dormant. N'allez pas croire au moins que M. le comte -soit un endormi! Ce n'est pas de son lit qu'il attend la fortune, c'est -sous bois, au triple galop, derrière la meute de son père: Nemrod, fils -de Nemrod! Je suppose néanmoins que, s'il trouvait sur sa route une -couple de millions en biens-fonds nets d'hypothèques, le jeune homme se -baisserait pour les ramasser. Les rencontrera-t-il? Voilà ce que -j'ignore, et même si je le savais, je n'en soufflerais mot. Ce qu'on -peut affirmer, c'est que M. le marquis est ferré sur le code, et qu'il -ne donnera jamais à Pierre ce que la loi réserve à Paul ou à Pauline. - ---Maître Foucou! demanda Mainfroi, est-ce que Pauline est le nom de Mlle -de Vaulignon? - ---A Dieu ne plaise, monsieur! mais je vous jure que Mlle Marguerite est -hors de cause. Pourquoi donc mettez-vous au particulier ce que je dis en -général? Est-ce que je suis un bavard, un homme léger, un notaire sans -gravité, discrétion ni consistance? Mlle Marguerite, quoi qu'il arrive, -sera toujours un des plus beaux partis de la province. Ne me demandez -pas quelle dot on lui destine, je dois l'ignorer; mais elle sera pourvue -en héritière, quand même elle n'hériterait de rien,... je m'entends. Et -jolie avec cela comme,... oui, comme Mme Portal à dix-huit ans; un vrai -type de reine, elle aussi, mais naturellement une beauté moins faite,... -je dis moins achevée. Il est bien malheureux que cette pauvre enfant -soit séquestrée à Vaulignon. Quel succès, si M. le marquis daignait la -produire à Grenoble! Et je crois qu'elle-même préférerait la compagnie -de ces dames au tête-à-tête avec une belle-soeur dont il ne m'appartient -pas de dire aucun mal.» - -Ce coupable bavardage d'un sot amusa presque toute la compagnie; mais -Jacques Mainfroi n'en rit guère, et il rentra chez lui passablement -rêveur. «Ainsi donc, pensait-il, le testament est fait; ce gentilhomme -des bois, en me quittant, a couru chez son notaire. Il se trouve que -j'ai exercé quelque influence sur le sort, ou, du moins sur l'avoir -d'une fille qui ne m'est rien, que je ne verrai peut-être jamais, et qui -probablement ignore jusqu'à mon nom. Lui ai-je été nuisible ou utile? -qui le sait? Le père semblait bien résolu à la dépouiller dans les -limites du possible; mais, lorsqu'il m'a prié de lui donner mon avis -comme homme, je n'avais peut-être qu'un mot à dire pour sauver à cette -pauvre enfant un grand tiers de son bien. Reste à savoir si elle aurait -été plus heureuse étant plus riche. A cette loterie du mariage, les -numéros gagnants ne sont pas toujours ceux qu'on a payés cher. Qui -pourra-t-elle épouser ici? Je ne vois guère de partis pour une héritière -d'un million. Il n'y en aurait pas du tout pour une héritière d'un -million et demi. Comment est-elle? quelle femme est-ce? J'ai vu le papa, -je devine le frère; ces propriétaires-chasseurs sont tous les mêmes: mes -chiens, mes chevaux, mes pipes, ma cave, mon nom! Mais la fille et la -soeur de pareils hommes, à quoi peut-elle ressembler? A Mme Portal? Quel -triple sot que ce notaire! Amélie Portal est un beau fruit de jardin; -cette petite doit avoir dans l'esprit, dans les manières, dans tout son -être enfin, les saveurs âpres et les parfums subtils du sauvageon.» - -En rentrant au logis, il chercha Vaulignon sur la carte d'état-major. Sa -nuit fut agitée, ce qui ne veut pas dire mauvaise. Il vit un pêle-mêle -de loups, de notaires, de contrats, de testaments et de jolies filles à -qui Mme Portal servait de mère. Cependant Mme Portal avait à peine cinq -ou six ans de plus que lui. - -Ces rêves le poursuivirent pendant une quinzaine; ils finirent par -l'obséder en plein jour, à l'audience, dans le monde, et même au milieu -des visites intimes qu'il recevait de temps à autre. Pour mettre un -terme à cette persécution, il n'imagina rien de mieux que d'aller rendre -à M. de Vaulignon la poignée de main qu'il lui devait. Il partit à -cheval un matin de février, par un joli soleil qui fondait lentement la -neige sur les routes. En trois heures de promenade, il atteignit le -villard ou village de Vaulignon, éparpillé sous un château de fière -tournure. Dirai-je qu'à cette vue le coeur lui faillit? Non, mais il -éprouva le besoin de se recueillir en mangeant un morceau. L'aubergiste -ne se fit pas prier pour lui apprendre que les seigneurs couraient le -sanglier à une lieue du château. M. Lafeuille, le valet de limiers, -avait bu la goutte au village en revenant de faire le bois; il avait -connaissance d'un vieil ermite baugé dans l'enceinte des grands mélèzes. -Le vautrait n'était sorti des communs qu'à dix heures, parce que les -dames suivaient. L'animal devait être détourné depuis un bout de temps; -il s'était fait battre sur place pendant une demi-heure, ensuite de quoi -il avait pris un grand parti, et personne ne pouvait dire où était la -chasse. Sur ces renseignements, Mainfroi comprit qu'il avait quelques -chances de se promener jusqu'au soir sans faire de rencontres. Moitié -content, moitié fâché, comme un homme qui ne sait ni ce qu'il craint ni -ce qu'il désire, il remonta sur sa bête, et gagna la forêt sans autre -guide que le hasard. - -Il y a de vieilles banalités qui sont usées jusqu'à la corde et qui -pourtant s'imposent en quelque sorte à l'esprit le moins banal. -Mainfroi, qui était l'homme le moins niais du monde, ne put se défendre -de penser à cet éternel roman où le sanglier furieux joue le rôle de la -Providence, Mlle de Vaulignon, seule et désarçonnée en face du monstre, -le solitaire fondant sur elle pour la découdre, et tout à coup, un beau -jeune homme, le fer en main... «Mais grâce à Dieu, pensait-il en riant, -ma seule arme est une cravache. Quoi qu'il arrive à la belle Marguerite, -je n'aurai pas le ridicule de la sauver.» - -Cette méditation prosaïque fut coupée par le tumulte de la chasse. La -voix des chiens, une fanfare, le _vloo, vloo_! des piqueurs, une boule -noirâtre et hérissée qui coupa le chemin et se rembucha lestement, la -meute haletante, le galop de quelques chevaux, la face illuminée du -marquis, c'est tout ce qu'il eut le temps de voir et d'entendre. Le -gibier, les chiens et les hommes étaient trop à leur affaire pour -s'arrêter au spectacle d'un avocat. - -Quelques minutes après, il vit passer un cheval attardé, mais plein de -feu, qui galopait par bonds en secouant le plus étrange fardeau du -monde... Figurez-vous une petite maman courtaude, épaisse, couperosée, -mal endentée, aux trois quarts décoiffée et traînant à la remorque une -cordelette de cheveux blonds tordus avec un velours vert: la robe marron -et bleue, chargée de passementeries rouges et de perles multicolores, -avec des manchettes de fourrure et un boa noué en double autour du cou: -telle était la comtesse de Vaulignon, née baronne de Brintzheim; on naît -baronne dans quelques royaumes saugrenus. - -Mainfroi la reconnut sans la connaître: «Allons! dit-il, le poste est -bon: un peu de patience, et Marguerite viendra se faire passer en -revue.» Mais au bout d'un quart d'heure il supposa qu'on l'avait mal -informé, que la fille du marquis n'était pas sortie et qu'il n'avait -plus rien à voir dans ces parages. Il s'orienta de son mieux et reprit -la direction du villard. Déjà l'épaisseur du bois sensiblement éclaircie -montrait la lisière, et il pressait le pas pour se remettre en plaine, -lorsqu'au détour d'une avenue il vit une amazone du plus beau style en -costume Louis XIII. Grande, svelte, souple, imperceptiblement -abandonnée, elle ondulait aux allures d'un fort cheval de demi-sang. La -main gauche qui tenait les rênes reposait négligemment sur le pommeau de -la selle, la droite pendait avec la cravache sur l'épaule de la monture. -La fière simplicité de l'habit rehaussait la beauté un peu sévère du -visage; les gants de chamois, trop longs et trop larges, étaient ceux -d'une vraie grande dame qui se gante pour protéger ses mains et non pour -les montrer aux passants. Mainfroi s'arrêta net et attendit dans une -contemplation recueillie cette belle déshéritée qui regardait vaguement -le paysage sans rien voir. Lorsqu'ils furent à dix pas l'un de l'autre, -le jeune homme s'approcha d'elle et salua avec grâce; elle répondit d'un -air froid, mais sans témoigner plus de crainte ou d'étonnement que si -elle avait été abordée par un inconnu dans le salon de son père. - -«Mademoiselle, dit-il en s'efforçant d'être brave, vous avez perdu la -chasse? - ---Non, monsieur, je l'ai laissée. - ---Je comprends; on allait d'un si terrible train... - ---Oh! ce n'est pas cela, mais la chasse m'ennuie parce que je la sais -par coeur. Toujours la même chose! - ---Et vous ne craignez pas d'aller seule à travers bois? - ---Que craindrais-je? Je suis chez nous, et personne ne me veut de mal -que je sache. - ---Cependant... une jeune fille... Il pourrait se rencontrer sur votre -route... on pourrait vous dire de ces choses qui font rougir. - ---Quoi, par exemple? - ---Mais... si l'on vous disait à brûle-pourpoint que vous êtes belle? - ---Je le sais, mais comme je n'ai pris ma beauté à personne, je n'ai pas -lieu d'en être honteuse.» - -Mainfroi fut comme étourdi sous le coup de cette naïveté fière, mais il -se remit bientôt et reprit: - -«Vous êtes plus que belle, mademoiselle de Vaulignon; vous êtes simple, -digne et forte, et l'homme qui vous épousera est heureux entre tous les -hommes!» - -Elle pâlit un peu, regarda Mainfroi sérieusement, et dit: - -«Est-ce que vous le connaissez? - ---Non, et vous? - ---Ni moi non plus, mais je sais qu'il n'est pas loin.» - -Le regard de Mainfroi fit lentement le tour de l'horizon. - -«Vous parlez sans doute au figuré? dit le jeune homme. - ---J'ai vingt ans, monsieur, et mon père s'occupe de mon prochain -établissement. Voilà ce que je sais, et ce qui me permet de dire que mon -futur mari ne saurait être loin. - ---J'éprouve une violente démangeaison d'être indiscret et de vous -demander: comment l'aimeriez-vous, mademoiselle? - ---Il y a un jeu, vous savez, où l'on fait de ces questions-là. Je -l'aimerai comme on me l'offrira, monsieur, car il sera tout choisi la -première fois qu'une occasion fortuite ou apprêtée le placera devant mes -yeux. N'est-ce pas partout ainsi? - ---Sans doute. Et les idées de monsieur votre père...? - ---Sont celles de tous les pères de sa condition: un nom, de la fortune, -quelque jeunesse encore, et la réputation de galant homme. - ---J'entends; mais se peut-il que pour vous plaire, pour toucher cet -adorable coeur, si naturel et si prime-sautier, il suffise de se -présenter avec l'agrément de M. le marquis? - ---Une fille ne doit-elle pas entière déférence aux voeux de son père? - ---Et puis un mari, quel qu'il soit, paraît moins odieux que le couvent, -n'est-ce pas? - ---Le couvent? Vous savez donc tout? Eh bien! oui, je hais le couvent et -je le tiens pour infâme! Il ne parle que de Dieu, et il va contre notre -destinée divine, qui est d'aimer un mari et d'élever des enfants. - ---Brava! brava! - ---Pourquoi m'applaudissez-vous comme si j'avais chanté un air? Rien -n'est donc sérieux, venant de nous, et nous ne serons jamais que les -poupées des hommes? Quel plaisir trouvez-vous à vous moquer depuis un -quart d'heure en me questionnant sur des choses que vous savez mieux que -moi? - ---Mais, mademoiselle, je vous jure... - ---Vous me jurez que le hasard, le pur hasard vous a jeté sur mon chemin -dans un domaine qui est à nous et où personne ne passe, excepté nous? -M'auriez-vous abordée si cavalièrement, si vous n'aviez pas eu les -pleins pouvoirs de mon père? Suis-je une femme qu'on puisse accoster au -milieu des bois sans l'aveu de ses parents? - ---Pardon! cent mille fois pardon, mademoiselle! Ne me punissez pas d'un -mouvement spontané, irrésistible, dont je comprends trop tard la -coupable imprudence! Personne ne m'a permis de vous parler comme j'ai -osé le faire. C'est le hasard ou plutôt la fatalité qui m'a jeté sur -votre route; mais jamais sentiment plus respectueux, idolâtrie plus -servile n'a mis un coeur bien né sous les pieds d'une noble et -courageuse fille, et si vous daignez me permettre...» - -Elle se redressa fièrement, assembla son cheval, laissa tomber sur -Mainfroi un regard où le feu semblait jaillir au milieu des larmes et -fit siffler sa cravache en criant: - -«Vous disiez vrai, j'ai eu tort de quitter la chasse: nos bois ne sont -pas sûrs!» - -Lorsqu'il eut trouvé sa réponse, Marguerite était loin. - -La curiosité seule avait poussé Mainfroi à cette équipée; il en revint -presque amoureux. A peine s'il donna huit jours à la réflexion, lui qui -passait pour le jeune homme le moins précipité de la province. Il -s'abattit sur le cabinet de maître Foucou comme une corneille sur un -noyer. - -«Mon cher monsieur, dit-il au bonhomme, c'est une négociation -très-délicate qui m'amène à vous. Vous êtes le notaire de la famille -Vaulignon; le marquis est toujours dans l'intention de marier sa fille? - ---Plus que jamais!... du moins autant qu'il m'est permis de le -conjecturer. - ---Pensez-vous qu'un garçon jeune encore, honorablement né, maître d'une -jolie fortune et assez bien dans ses affaires pour épouser Mlle de -Vaulignon sans dot, aurait quelques chances d'être agréé? - ---Comment donc! mais à bras ouverts. Seulement, mon cher maître, votre -client a manqué le coche. La semaine dernière on aurait pu voir. Eh! eh! -le marquis n'était pas homme à mépriser un gendre détaché des biens de -ce monde. Notre épouseur a constitué de beaux avantages à la future, je -suis content de lui; mais son notaire, ce scélérat de Tétard, n'a pas -rompu d'une semelle sur le terrain de la dot. Ah! le chien! il voulait -le million tout rond, et le diable ne l'en a pas fait démordre. Nous -n'avions pas la somme, il fallait emprunter, je l'ai dit carrément; le -monstre a répondu que deux cent mille francs n'étaient pas une affaire, -et que M. le comte pouvait les avancer, sauf à les reprendre plus tard. -C'est la comtesse qui ne riait pas! Vous sentez, mon cher maître, que je -me livre à vous comme à un confesseur. Il faut que je sois sûr de votre -caractère pour déroger à cette discrétion qui est la grande loi de ma -vie. Je crois donc que jeudi dernier et même vendredi matin, avant dix -heures, un gaillard qui serait venu dans les dispositions que vous -dites, n'aurait pas été éconduit à coups de fourche; mais, _consummatum -est_, comme dit Cicéron. M. le vicomte de Montbriand a notre parole, et -nous la sienne. Bonsoir la compagnie! _Tarde venientibus ossa!_ Toujours -du Cicéron, pour vous montrer qu'on possède vos confrères; mais, sans -rancune, pas vrai? Si vous avez un client à établir, j'ai moi, quelques -douzaines de clientes, et dans les prix les plus variés. Il faut que -vous me fassiez l'honneur de dîner ici un de ces jours avec trois ou -quatre compères de ma connaissance. L'ermitage de 1834 commence à -s'ennuyer derrière les fagots; nous lui dirons une parole.» - -Il bavarda longtemps sur ce ton sans obtenir un mot de réplique. -Mainfroi le laissa dire et n'entendit rien, sinon que Marguerite était -perdue pour lui. - -Du plus heureux gentilhomme et du plus illustre avocat de Grenoble il ne -restait qu'un corps sans âme. On le vit, quinze jours durant, s'absorber -dans la solitude, fuir le monde et fermer sa porte aux amis. Les clients -seuls le trouvaient solide au poste; il donna ses consultations avec une -admirable lucidité, suivit les audiences, ne fit pas remettre une -affaire et parla comme un ange, autant de fois qu'il eut à plaider. -L'avocat survivait à l'homme. - -Je ne sais quelle fausse honte l'empêcha de refuser l'invitation de M. -Foucou, qui le sommait de sa parole. Peut-être eut-il peur d'éveiller -les commentaires et de livrer à ce vieux profane le secret de sa -mélancolie; mais jugez de ce qu'il devint lorsque sur cinq convives on -lui offrit MM. de Vaulignon père et fils, et le vicomte de Montbriand! -Les deux autres étaient maître Tétard, notaire de Paris, et M. -Roquevert, marchand de bois, le plus fort client de l'étude. - -De prime abord, Mainfroi fut troublé à fond, mais il usa du privilége -qui permet à tout homme de loi de renfermer ses émotions dans sa -cravate. Il opposa une réserve courtoise à l'accueil cordial du marquis, -et paya de morgue les deux beaux-frères, qui se tutoyaient déjà, comme -gens qui n'en sont plus à se griser ensemble. La froideur lui coûta -moins encore avec l'illustre Roquevert, qu'il avait fait condamner -maintes fois au civil et qu'il attendait patiemment en police -correctionnelle. On dîna comme on dîne chez ces gros gourmets de -province qui envoient leur femme à la cuisine lorsqu'ils ont du monde à -traiter. Les entrées succèdent aux entrées, on entasse rôti sur rôti, et -les vins savamment échelonnés vont de plus fort en plus fort jusqu'à ce -qu'il s'ensuive un abrutissement général. - -A l'heure des faisans truffés et du vieux vin de l'Ermitage, les -caractères et les intérêts commencèrent à se dessiner aux yeux de -Mainfroi. Le marquis s'épanouissait en luron dans un contentement -égoïste. Il avait enchaîné sa terre à son nom par acte authentique, il -s'était débarrassé de sa fille, il allait enfin vivre à sa guise, sans -devoirs à remplir qu'envers lui-même, maître de son revenu, de sa -personne et de ses affections qu'on flairait tant soit peu roturières. -Le gendre était un petit viveur de Paris, quelque peu fatigué par les -clubs, les restaurants nocturnes et le reste, assez joli garçon, assez -brave, assez ignorant, assez fat, assez gai, original en résumé comme la -dix millième épreuve d'une gravure de modes. Mainfroi crut entendre que -ce jeune homme se mariait surtout pour obéir à un oncle riche, qu'il ne -comptait pas se ranger, mais reprendre au plus tôt ses habitudes de -sport et d'Opéra. Le vicomte parlait savamment du corps de ballet: il -semblait être de moitié dans une écurie à moitié connue, et courir le -_steeple-chase_ de temps à autre pour disputer la moitié d'un prix. S'il -déplut à Jacques Mainfroi, point n'est besoin de le dire. Un tel homme -était sur le point d'épouser Marguerite, et il parlait de tout, excepté -d'elle; il ne daignait pas même jouer la comédie élémentaire de l'amour -heureux! Quant à M. Gérard de Vaulignon, il débuta par faire pitié à -Mainfroi. Moins grand, moins beau, plus épais que son père, visiblement -dégénéré en tout, il offrait par surcroît quelques symptômes de -dégradation personnelle. On devinait en lui l'homme qui rougit de sa -femme et qui voudrait la cacher au monde, mais qui se console à huis -clos par les vulgaires satisfactions du bien-être et par le plaisir de -faire une grosse maison. Bon diable au demeurant, cordial après boire et -capable d'un mouvement généreux dans l'ivresse d'une excellente affaire, -ce n'était pas encore une âme basse, mais c'était déjà un gentilhomme -déchu. L'avocat ne tarda guère à deviner certain petit complot qui se -tramait autour de la table. Le hasard seul n'avait pu égarer en si -honorable compagnie ce pilote côtier de la loi qu'on appelait Roquevert. -Quelques paroles échappées au comte de Vaulignon entre deux verres de -vin de Champagne firent dresser l'oreille à Mainfroi. Il comprit que la -grosse amazone aux cheveux rares inspirait son mari, quoique absente, et -lui dictait une combinaison subtile. La bonne dame avait prêté deux cent -mille francs au marquis pour compléter la dot de Marguerite et bannir du -château une belle-soeur qu'elle haïssait; mais après s'être fait donner -toutes les garanties possibles, elle avait eu connaissance du testament -qui léguait tous les biens-fonds de la famille au comte Gérard. Cette -nouvelle, au lieu de la transporter de joie, l'avait atterrée; elle -sentit que par le fait elle avait pris hypothèque sur son mari, -c'est-à-dire sur elle-même. Si le marquis mourait demain, par accident -ou maladie, la comtesse héritait de Vaulignon et des Trois-Laux, mais -ses deux cent mille francs étaient perdus. Comment les recouvrer en -temps utile? le vieillard n'était pas homme à se priver de rien; -supposer qu'il économiserait un tel capital avant sa mort, c'était -folie. On pouvait le décider à vendre les plus belles coupes de -Vaulignon, mais ne serait-ce pas se payer soi-même sur son propre bien? -La jeune dame était dans la dernière des perplexités lorsqu'elle -recueillit certains propos tenus par Roquevert à l'office. Roquevert -n'était point admis à la table du château. On le laissait entrer dans la -salle à manger sur la fin du dessert, et, debout devant la famille -assise, le riche maquignon d'affaires buvait un verre de vin comme le -facteur rural ou le premier garde venu. Cette hospitalité hautaine le -tenait à distance et paralysait un peu ses moyens, mais il se -dédommageait aux cuisines, avec la certitude que ses paroles ne -tombaient pas dans l'eau. Il y répéta si souvent et avec tant -d'assurance: Je peux faire gagner un million à M. le marquis; il broda -de telles variations sur ce thème mélodieux que la petite comtesse âpre -au gain se sentit devenir toute rêveuse. - -Elle voulut que cet homme expliquât librement ses projets; elle choisit -le terrain pour que l'amphitryon, esprit pratique, pût contrôler chaque -idée au passage, et comme le sentiment du droit n'était pas la faculté -maîtresse de M. Roquevert, elle pria _son bon_ Foucou d'inviter un -jurisconsulte. Voilà par quel surcroît de précaution Mainfroi se -trouvait de la fête. S'il ne devina point d'emblée tout le mystère, il -en comprit assez pour se tenir en homme averti. - -A l'arrivée du fromage glacé, le comte Gérard fit un signe, et presque -aussitôt Roquevert tomba dans une ivresse expansive. Il se glorifiait et -s'accusait en même temps d'avoir _refait_ M. le marquis dans le marché -des Plâtrières; c'était un bien assez étendu, mais fort éparpillé, qu'il -venait d'acheter en bloc. Le pêcheur en eau trouble joua très-finement -le rôle d'un fripon pénitent qui vole par instinct, mais se confesse par -principe. Son insolente humilité ne ressemblait pas mal à celle de -Scapin lorsqu'il s'excuse des coups de bâton que... - -M. de Vaulignon, qui n'était pas la patience même, l'interpella rudement -et lui dit: - -«Oh! mons Roquevert, si le bien mal acquis vous pèse sur l'estomac, -libre à vous de fonder un hospice ou une église; mais on n'achève pas un -homme de bien comme une perdrix démontée, en lui enfonçant dans la nuque -une plume arrachée de son aile. Entendez-vous? - ---J'en...entends bien, monsieur le marquis; mais à tant faire que de -res...tituer, j'aimerais mieux vous rendre la chose à vous-même. Cette -plâ...â...â...trière, c'est un trésor, ni plus ni moins, dans la -circonstance actuelle. Je tiens le monopole! Le grrrand mo-no-pole, -entendez-vous? Et je suis de mon temps, moi! L'heure des grands -monopoles a sonné; tant pis pour les sourds, sans o...o...offense! -Attendez que je boive un coup pour me délier la langue.» - -Il en but deux, et le drôle devint éloquent. Il exposa le plan d'une -vaste spéculation qu'il préparait de longue main sur les plâtrières du -pays. On en connaissait aux environs de Grenoble une quinzaine en tout, -qui, exploitées séparément, se faisaient une concurrence désastreuse. Il -avait conçu le projet de les accaparer toutes pour réduire les frais -généraux et faire la loi aux consommateurs. Produisant à meilleur compte -et vendant plus cher, on réalisait un double profit. Le plâtre était -demandé par l'industrie du bâtiment d'abord, ensuite par l'agriculture, -qui le prodiguait depuis un certain temps aux sainfoins, aux trèfles et -aux luzernes. Il fit sonner les chiffres. L'achat des plâtrières coûtait -tant; elles rapportaient tant par année; en élevant les prix d'un tiers, -en réduisant les frais d'un quart, on s'assurait un bénéfice annuel d'un -million au minimum. Or il avait la main sur toutes les carrières; elles -étaient achetées et en partie payées. Pour le solde, rien de plus facile -que de puiser dans les poches du public. La compagnie des gypses de -l'Isère, fondée au capital de cinq millions et payant un dividende d'un -million par an soit vingt pour cent, devenait le placement favori des -pères de famille. Les actions de cinq cents francs montaient à mille au -bout de la seconde année, et alors les heureux fondateurs, réalisant -leurs titres, empochant leur bénéfice, passaient l'affaire à d'autres et -assistaient en simples curieux aux prospérités toujours croissantes de -l'entreprise. Il cita vingt spéculations inaugurées comme la sienne sous -l'oeil de la justice, sous l'aile du pouvoir, et qui toutes avaient -enrichi, sinon les actionnaires, au moins les administrateurs. - -A ce discours, le marquis répondit en vrai gentilhomme: - -«Qu'est-ce que tout cela me fait? La terre que je vous ai vendue est à -vous; tirez-en des milliards, si bon vous semble. Auriez-vous la -prétention de me gratifier sur vos profits, mon cher?» - -Le bon apôtre se récria. C'était une restitution qu'il offrait, et il -l'offrait parce qu'elle avait été stipulée verbalement par maître -Foucou, en faveur de son noble client, dans la vente de la plâtrière. -Maître Foucou, interpellé, n'osa point démentir le fait, quoiqu'il n'en -eût aucune souvenance. Il demeura donc établi que le marquis de -Vaulignon avait droit à un certain nombre d'actions libérées dans la -compagnie, et Roquevert insinua que, si l'illustre actionnaire daignait -administrer ou surveiller lui-même l'emploi de ses deniers, ce serait un -grand honneur pour les gypses de l'Isère. - -Tous ces propos s'échangeaient autour de la table, à bâtons rompus, au -milieu du bruit des bouchons, du cliquetis des verres, des plaisanteries -grivoises, d'une chanson fredonnée par maître Tétard et d'une histoire -_à tout casser_ que le vicomte racontait pour la vingtième fois à -Gérard. Le marquis ne parut pas même effleuré par la tentation de -recommencer une fortune; mais le comte Gérard mordait avidement à -l'appât. Mainfroi comprit que tôt ou tard l'influence du fils jetterait -le père dans le plâtre; mais il ne daigna point les dissuader du -tripotage. Tout était fini pour jamais entre lui et cette famille. -Marguerite lui devint étrangère; il se voyait séparé d'elle -non-seulement par la personne d'un mari, mais par ce triste Gérard de -Vaulignon, qui semblait le moins désirable des beaux-frères. - - -III - -Quelques années après ce mémorable festin dont on parle encore à -Grenoble, dans les premiers jours de décembre 186..., Jacques Mainfroi, -bâtonnier de son ordre, reçut le billet suivant sur papier de deuil: - - «On m'assure, monsieur, que vous avez autant de générosité que - d'éloquence; c'est pourquoi je viens à vous. Un indigne procès qui - outrage les lois mêmes de la nature m'a plus que ruinée; je dois le - peu qui me reste et quelque chose en sus. Ce n'est pas la pauvreté que - je crains, ni même de rester insolvable devant les _malhonnêtes_ gens - qui m'ont dépouillée; mais ma liberté est en jeu, et pour moi qui ai - passé vingt-cinq ans sous le ciel, au grand air, dans mes chères - forêts de Vaulignon, la liberté, monsieur, c'est la vie. Les juges - auraient pitié de moi, s'ils savaient qu'une question de mort, une - affaire _capitale_ est cachée sous ce procès civil; mais qui peut se - flatter d'attendrir les juges? Vous sauriez tout au moins les - persuader, vous qu'ils aiment, qu'ils honorent, vous qui par - excellence, à ce que j'entends dire, avez l'oreille de la cour. Pourvu - qu'on ne vous ait pas déjà travaillé contre moi! Je frémis à cette - idée; on a fait tant de manoeuvres à Grenoble et à Paris! Si vous ne - vous rangez de mon bord, je suis morte. Vous voyez bien, monsieur, que - mon dernier, mon unique espoir est en vous. Quand même vous auriez - quelques préventions, accordez-moi une heure d'audience, rien qu'une! - Je jure de vous prouver que ma cause est juste devant Dieu. Il faut - pourtant vous avouer que tout le monde ici la croit perdue. Si vous - éprouviez un échec! le premier! par ma faute! pour vous être - aveuglément fié à moi! Cette idée est affreuse, et pas la moindre - compensation à vous offrir! Eh bien! c'est peut-être cela même qui - vous décidera. J'aurais été ainsi, moi, si Dieu m'avait accordé de - naître homme. Les luttes, les dangers, une bonne action presque - impossible et rien au bout: c'est tentant! Vous allez croire que je - suis folle! Non, monsieur, j'ai toute ma tête, et pourtant on la - perdrait à moins. - - «A bientôt, monsieur, n'est-ce pas? Je doute si peu de vous que je - vous remercie à l'avance. - - «Vicomtesse de MONTBRIAND.» - -Le jeune bâtonnier répondit par retour du messager: - - «Me Mainfroi présente ses plus humbles hommages à Mme la vicomtesse de - Montbriand, et la prie en grâce de vouloir bien rester chez elle vers - deux heures.» - -Or, comme il n'était que midi, Jacques eut tout le temps de se remémorer -l'histoire des dernières années: le mariage de Marguerite célébré au -château, sans témoins, sauf le strict nécessaire; le jeune couple -traversant Grenoble à nuit close pour déjouer la curiosité provinciale, -qui dort peu. Six ou sept mois plus tard, au moment des courses -d'automne, les petits journaux de sport annonçaient la mort du vicomte, -écrasé sous son cheval à La Marche et rapporté dans l'enceinte du pesage -par deux horribles gamins qui lui firent cette oraison funèbre: «En -voilà un qu'est aplati comme deux sous de galette, mes bons messieurs.» -Vers ce temps-là, quelques désoeuvrés, guetteurs de diligences, -prétendaient avoir vu passer la jolie veuve en poste, sur la route de -Grenoble à Vaulignon. La spéculation des plâtrières était alors dans son -plein et dans son beau; le plâtre coûtait cher à Grenoble et aux -environs; il n'était bruit que des bénéfices réalisés par le monopole; -le marquis, ivre de succès, se laissait nommer président du conseil -d'administration; le comte Gérard accourait du fond de l'Allemagne avec -son intéressante famille, et faisait rafle sur les deux cents premiers -billets de mille francs. Un an, deux ans passaient sur la tête des -hommes; les actions des gypses de l'Isère obtenaient une plus value de -cent vingt-cinq pour cent. Tout à coup un simple rustaud, vigneron d'une -mauvaise vigne, s'ennuyait de payer le plâtre deux fois trop cher: il -appelait un ingénieur, faisait sonder son domaine et découvrait un -gisement aussi long, aussi large et aussi profond que pas un des quinze -autres. Le monopole arrêtait cette concurrence au plus tôt, mais il en -coûtait bon. D'ailleurs l'éveil était donné; tout le monde cherchait du -plâtre, quelques-uns même en trouvaient; trois carrières inédites -vinrent s'offrir à la fois. Le marquis veut qu'on les accapare à tout -prix; Roquevert aime mieux qu'on les ruine; grand débat, assemblée -orageuse, résolution favorable au marquis, et Roquevert en profite pour -tirer son épingle du jeu. Il vend ses titres par dépit, ou mieux par -prudence; M. de Vaulignon les achète, et c'est le commencement d'une -baisse qui ne doit plus s'arrêter qu'à zéro. Roquevert, vieux, gros, -commun, presque illettré et parfaitement taré, mais riche à dix -millions, épouse la fille d'un préfet criblé de dettes; il devient -conseiller général, député, propriétaire d'un journal officieux; il -aspire au sénat et choisit déjà dans ses nombreux domaines celui dont il -prendra le nom, s'il est fait comte. M. de Vaulignon, têtu comme un -casque, se retranche dans son monopole que des centaines de concurrents -battent en brèche de tous côtés. Chaque matin un nouveau paysan découvre -une nouvelle carrière: il semble que le sol de l'Isère se change en -plâtre pour changer l'or en cuivre au château de Vaulignon. A toute -force enfin, sur le cri des intéressés, on liquide. L'affaire est -désastreuse pour tous, mais surtout pour l'honnête homme sans malice qui -s'est laissé mettre en avant, qui a pris sur lui, qui s'est engagé pour -les autres, donnant sa signature à tort et à travers. Une spéculation ne -se dénoue pas en cinq minutes comme un vaudeville: le quart d'heure de -Rabelais a duré trois ans pour le moins. Le marquis a commencé par -rendre tout ce qu'il avait mis en poche, mais assurément c'était peu; la -chronique évaluait ses pertes à plus d'un million. Qu'a-t-il fait? où -s'est-il procuré des ressources? D'aucuns prétendent que sa fille s'est -un peu dépouillée, d'autres qu'il a dépouillé sa fille. Personne ne -suppose que le comte Gérard soit venu à la rescousse: il a fait une bien -longue absence et dans le plus mauvais moment, ce Gérard; mais, en -somme, on avait soldé le plus gros l'année dernière, quand le marquis -fut frappé de paralysie. Voilà sa succession ouverte depuis dix mois; le -comte et la comtesse se sont fait envoyer en possession du château et -des deux domaines; ils payeront ce qui reste dû. - -Les faits connus n'expliquaient ni la ruine totale de Mme de Montbriand, -ni ce danger de mort dont elle se disait menacée. La pauvre femme -s'était laissé induire en procès contre le testament très-régulier de -son père; elle avait perdu en instance, en appel et en cassation. Le -tribunal venait encore de donner gain de cause à la famille contre elle -dans un règlement de compte. Ces procès avaient dû lui coûter cher, mais -ils ne pouvaient pas avoir dévoré un million de dot et un demi-million -de douaire; la justice n'est pas encore si gourmande en ce benoît pays! -Et quand même la vicomtesse ne posséderait plus rien, n'y a-t-il pas un -vieux proverbe qui dit: plaie d'argent n'est pas mortelle? - -Tout en cherchant la solution de son problème, Mainfroi ne pouvait se -défendre de philosopher un peu sur le remue-ménage du monde. Que de -choses avaient changé autour de lui en moins de sept années! Il avait vu -crouler la fortune des uns, l'honneur des autres, la force et la santé -de plusieurs. M. de Vaulignon était mort et le gros Foucou en enfance; -le premier président, M. de Mondreville, s'affaiblissait à vue d'oeil, -quoiqu'il ne fût ni très-vieux ni usé par la vie. La belle Mme Portal, -tout à fait détrônée, se cachait avec son mari dans quelque chalet de la -Suisse; on avait mené trop grand train, fait des dettes, joué à la -Bourse, et enfin déménagé avec la caisse qui appartenait à l'État. Et -Marguerite, la dédaigneuse, était réduite à mendier l'assistance de ce -même avocat qu'elle avait si cavalièrement éconduit! Mainfroi seul -poursuivait sa marche ascendante; il était plus éloquent, plus célèbre -et plus honoré que jamais. Comme homme, il n'avait rien perdu: -trente-deux dents bien blanches, la taille toujours élégante, les -cheveux noirs et le teint frais, bon estomac d'ailleurs, et le coeur -aussi jeune qu'à vingt-cinq ans. Pourquoi n'était-il pas marié? Nul ne -pouvait le dire, pas même lui. Les occasions s'étaient offertes, à coup -sûr, et par douzaines. Grenoble serait une ville privilégiée entre -toutes, si les mères de famille n'y tendaient pas de piéges aux -célibataires riches et bien posés. Il répondit longtemps à toutes les -ouvertures: «J'attends d'être magistrat.» C'était se retrancher dans un -cercle vicieux, car il disait en même temps à M. de Mondreville et à -tous ceux qui le poussaient vers la magistrature: «Quand je serai -marié.» Les logiciens inférèrent de là qu'il mourrait avocat et garçon, -et cette idée s'accrédita si bien qu'on finit par le laisser en paix. - -Et véritablement son esprit et son coeur jouissaient d'une tranquillité -merveilleuse. Au moment de revoir la noble créature qu'il avait adorée -pendant huit jours, il n'éprouva d'autre émotion qu'une vague curiosité, -assaisonnée d'un grain de compassion et d'un atome de coquetterie. Il -s'habilla en homme du monde, pour bien marquer qu'il se rendait chez la -vicomtesse à titre officieux; la cravate blanche de l'avocat ne va pas -en ville, elle attend le client chez elle et ne court pas au-devant de -lui. A deux heures moins dix minutes, il fit avancer un joli coupé noir -qu'il avait fait venir de Paris pour ses étrennes, et bientôt il sonnait -chez Mme de Montbriand, au second étage d'une maison meublée, dans le -quartier neuf. - -Il était attendu, et si impatiemment, que la jeune chambrière, en -ouvrant la porte, se tint à quatre pour ne pas lui sauter au cou. -C'était une Vaulignonnaise, soeur de lait de Marguerite, et sa suivante -depuis le sein maternel. «Entrez, monsieur, dit-elle, entrez vite; elle -est là, ma pauvre fatiguée! Pour l'amour du bon Dieu! si vous ne lui -remettez pas un brin de coeur dans l'estomac, il ne restera plus qu'à -nous porter en terre, ah! mais oui, toutes les deux!» - -Ce disant, la bonne créature, après l'avoir dépouillé de son paletot, -l'empoigna littéralement au coude et le poussa dans un petit salon en -criant: «Madame, le voici, le repêcheur de noyés; faut qu'on l'écoute!» - -Une autre se serait retirée par discrétion, elle campa ses deux poings -sur les hanches et attendit la suite des événements de pied ferme. - -Mainfroi, de prime abord, ne vit rien qu'une tache noire dans l'affreux -bariolage du mobilier. Le noir est une couleur sévère qui condamne le -scandale des autres. Mme de Montbriand, assise ou plutôt accroupie sur -une chauffeuse basse au coin du feu, semblait réduite à rien. Était-ce -le malheur qui avait diminué cette fière amazone, ou simplement l'effet -d'optique qui rapetisse à nos yeux, au bout de quelques années, tout ce -qui nous a paru grand? - -L'avocat, à seconde vue, retrouva le charmant visage dont il avait rêvé -quelquefois. Le temps et les soucis y marquaient des traces lisibles. Un -pli sévère se dessinait au milieu du front; le nez était gonflé, les -yeux rougis, la joue imperceptiblement ravinée de haut en bas jusqu'à la -commissure des lèvres. Tout cela n'était peut-être qu'un accident -passager, réparable en quelques mois de bonheur, comme ces fausses -désolations du paysage qui s'effacent au premier sourire du soleil. Il -se pouvait aussi que la flétrissure fût de celles qui s'accusent et -s'aggravent de plus en plus jusqu'à la mort. - -Mme de Montbriand désigna un siége à Mainfroi, et lui dit quelques mots -de remercîment vif, mais banal, qu'il se hâta d'interrompre. «Madame, -répondit-il, c'est moi qui deviendrais votre obligé, si vous me -fournissiez une occasion d'éclairer la justice.» - -Cette voix, dont le timbre était reconnaissable entre mille, réveilla -brusquement un souvenir enseveli au fond du coeur de Marguerite. Ses -yeux s'ouvrirent; elle se mit à regarder face à face l'homme en qui tout -à l'heure elle ne voyait qu'un conseiller obligeant. Presque aussitôt la -joie illumina son visage navré. «Serait-ce vous, monsieur? dit-elle en -se levant en pied. Oui, oui! je ne me trompe pas; le ciel en soit loué! -C'est vous que je retrouve au moment où je vous espérais le moins! -Vous!» - -Machinalement le bon Jacques se leva comme elle. Or, le salon n'était -pas des plus vastes, ni la cheminée des plus larges; Mme de Montbriand -avait repris sa belle taille, sa bouche se trouvait à la même hauteur -que la cravate de Mainfroi, et si la consultation ne commença point par -un choc de sympathies, c'est que le bâtonnier du barreau de Grenoble fut -discret et retenu. «Drôle de maison, pensa-t-il, où tout le monde se -jette à votre tête!» Mais son âge et sa profession lui permettaient de -mesurer en sceptique les plus fougueux élans de la nature humaine. Il se -demanda s'il avait affaire à une folle ou à une rouée, ou... mais -l'autre hypothèse, qu'il eût trouvée flatteuse au dernier point, était -la moins vraisemblable des trois. Dans le doute, il s'arma d'une gravité -souriante et dit: - -«Serais-je donc assez heureux, madame, pour qu'il y eût dans un recoin -de votre mémoire quelque souvenir de moi? - ---Vous en doutez? répondit-elle avec une sorte d'emportement. Polyxénie, -il en doute!» - -Mainfroi étudia la figure de la soubrette en juge d'instruction. Elle -semblait profondément ahurie. «Il n'y a pas de fraude concertée, -pensa-t-il; c'est de l'égarement pur et simple.» - -Mais déjà Mme de Montbriand se jetait dans la chambre voisine et -rentrait en agitant un album qui s'ouvrit tout seul au bon endroit. -«Voyez!» dit-elle. - -Il vit un paysage d'hiver et deux cavaliers au milieu. L'aquarelle -n'était ni meilleure ni pire que cent mille autres qui émaillent les -albums de province. Toutes les jeunes filles bien élevées en auraient -fait autant après dix-huit mois de leçons, et pourtant le coeur de -Mainfroi se mit à battre un peu plus fort que de coutume. Il avait -reconnu le carrefour de Vaulignon, la monture et le costume de -Marguerite, et sa propre personne, à lui, vaguement esquissée, et son -cheval arabe, pauvre bête, morte du vertigo depuis cinq ans. Ce paysage -bon ou mauvais, n'avait pas été peint pour les besoins de la cause. Il -portait une date, il était classé à son rang, au milieu d'une collection -de souvenirs. Les cinq ou six études suivantes témoignaient ou d'une -idée fixe ou d'un sentiment fidèle: c'était le même carrefour à divers -points de vue et à diverses heures, et tout cela peint au grand air, -sous la bise de février qui rougit les petites mains roses. - -Tandis qu'il feuilletait avec une certaine émotion ces pages touchantes, -Polyxénie vint à pas de loup se pencher sur son épaule. Elle le vit -arrêté en contemplation devant le groupe où son beau cheval blanc ombré -de lilas clair piaffait sur la neige bleuâtre. «Pas possible, monsieur! -s'écria la jeune sauvage, c'était donc vous? - ---Moi, qui? - ---Vous qui, vous que, n'importe; il n'y a pas de choix, pardi! Nous ne -connaissons pas tant de monde! Vous qui vous promeniez comme un beau -ténébreux, vous que mademoiselle a pris pour son prétendu! Une -délicatesse de ses bons parents, croyait-elle! comme si l'on faisait -tant de façons avec les filles dans ce monde-là! «Voici votre mari, et -voilà votre argent; prenez et décampez, mais surtout ne revenez pas -qu'on ne vous appelle!» Ah! monsieur, que de malheurs on pouvait encore -éviter, si vous l'aviez voulu! Par quel hasard étiez-vous là? Et puisque -vous vous y trouviez, comment n'avez-vous pas couru après elle? Est-ce -qu'un grand garçon devrait se déferrer à la première malice qu'on lui -répond? Est-ce que...?» - -La vicomtesse imposa silence à cette enfant terrible. Ce ne fut pas sans -peine, et Mlle Polyxénie revint tant de fois à la charge que sa -maîtresse finit par la pousser amicalement dehors. - -Lorsque la porte fut fermée sur l'indiscrète, Mme de Montbriand respira. -«Enfin! dit-elle, on peut causer.» Mais elle ne trouva plus rien à dire, -et Jacques, qui passait avec raison pour la langue la plus déliée de -Grenoble, resta muet. Cela dura un certain temps, et plus cela durait, -plus parler devenait difficile et grave. Le silence avant les mots -remplit le même emploi que le zéro après les chiffres: il en décuple la -valeur. - -Certes Mainfroi n'était plus amoureux de Marguerite; tout au plus s'il -se rappelait une velléité de mariage aussitôt morte que née. La jeune -fille qu'il avait failli demander à son père n'existait plus; un -irréparable passé le séparait de cette veuve plus intéressante que -fraîche et mieux faite pour éveiller la compassion que le désir. -Cependant la seule idée que cette femme l'avait aimé un moment, par -erreur, à la veille d'en épouser un autre, le troublait agréablement. -Outre la satisfaction de vanité que le dernier des fats eût éprouvée en -pareil cas, il était pris de je ne sais quel respect quasi religieux -pour l'amour, cette chose sainte, dont les reliques même sont adorables. -Tout à l'heure il se glorifiait peut-être un peu trop de son rôle, et -sous la modestie qu'il affectait, on pouvait sentir la revanche du -prétendant devancé, l'orgueil de l'homme indispensable. Maintenant il -eût été de bonne foi en disant à Marguerite: «Si je sauve votre fortune, -je resterai encore votre débiteur. Il n'y a ni procès gagné, ni millions -rendus, ni trésors assez magnifiques pour payer la première pensée d'une -âme vierge.» - -Cette réflexion le pénétra et l'amollit si bien qu'il éprouva le besoin -de réagir contre la lâcheté de son coeur. - -«Eh bien! madame?» demanda-t-il brusquement, d'un ton qui voulait dire: -nous ne sommes pas ici pour nous amuser. - -La pauvre femme tressaillit comme saisie par ce rappel à la réalité. Les -larmes envahirent ses yeux, mais elle sut réagir, elle aussi, contre sa -faiblesse. - -«Eh bien! monsieur, répondit-elle en souriant, quoique ce maudit procès -nous talonne et qu'il n'y ait pas de temps à perdre, je ne veux pas, je -ne dois pas vous en parler aujourd'hui. Tant pis! c'est fête. J'ai vingt -ans depuis un quart d'heure. J'en avais cent hier. J'en aurai cent -demain... Oh! je ne me fais pas d'illusion sur ma triste personne: je -suis une femme bien finie, et ma vie est gâchée plus déplorablement -encore que ma fortune; mais puisque Dieu permet que je retrouve un de -ceux qui m'ont vue jeune, belle, capable d'aimer et digne d'être aimée, -il faut absolument que je fasse une débauche de souvenirs et que je me -plonge dans le passé jusqu'au cou. A demain les affaires sérieuses!» - -Mainfroi l'approuva d'un sourire, et elle se mit à conter son petit -roman avec une volubilité enfantine, brouillant tout, confondant les -dates, omettant les faits principaux et s'oubliant au milieu des détails -inutiles, mais heureuse, et laissant paraître à chaque mot qu'elle -parlait pour elle et non pour l'auditoire. Le récit n'apprit rien ou peu -de chose à Mainfroi. Elle s'étendit longuement sur son enfance, sur son -père qui lui faisait peur, sur sa mère qui pleurait toujours, sur son -frère qui lui tua sa plus belle poupée pour essayer son premier fusil. -Le deuil de la poupée tint autant de place, sinon plus, que la mort de -Mme de Vaulignon, pauvre créature sans ressort, caractère effacé par les -rudes frottements du marquis. Il fut longuement question d'un couvent de -Grenoble où Marguerite faillit mourir, et puis d'une Mlle Camille, -excellente musicienne et fille instruite autant que belle, mais rude à -son élève et trop maîtresse au château. M. de Vaulignon lui témoignait -de grands égards, mais un jour, à propos d'une lettre qu'elle avait -perdue, il la chassa comme une voleuse, et Marguerite fut quasiment -livrée à elle-même dès ce jour-là. Ce fut son meilleur temps, sa vraie -vie. - -«Je me console parfois, disait-elle, en pensant que l'enfer ne saurait -me reprendre mes cinq bonnes années, de quinze à vingt. Mon père ne -s'occupait de moi qu'aux repas, et encore! J'étais libre de me lever -avant le réveil des oiseaux; je courais seule à cheval, loin du château, -hors des routes, ivre de mouvement, altérée d'inconnu, soutenue par un -secret et fol espoir de rencontrer les limites du monde. Du jour au -lendemain, mes goûts, mes idées, mes curiosités, tout changeait; je -n'aimais plus que la musique, ou la peinture, ou bien je me plongeais -par caprice dans quelque science démodée, comme l'alchimie ou -l'astrologie judiciaire. La bibliothèque du château, qui m'était ouverte -sans réserve, avait été composée par je ne sais qui de nos ancêtres, -mais à coup sûr par un ami du merveilleux. Je puisais au hasard, je -dévorais, je passais des nuits à étudier l'absurde par principe ou à -m'enivrer d'un beau livre, suivant que j'avais eu la main heureuse ou -maladroite; mais je vivais, je pensais, j'agissais! Ma belle-soeur -elle-même ne put gâter mes bonnes années, quoiqu'elle demeurât tout -l'hiver avec nous. Elle me haïssait bien un peu, parce qu'elle me voyait -embellir à mesure que l'âge et la maternité la rendaient plus laide et -plus grotesque; mais la liberté de mes allures et l'indépendance de mon -esprit ne lui laissaient guère de prise: je savais me soustraire à ses -basses méchancetés par des soubresauts héroïques; j'avais mes retraites -inaccessibles sur les sommets de la pensée et dans les infinis de -l'espace. C'est à mes dix-neuf ans, pas plus tôt, que la guerre a -commencé entre nous. Mon père avait renoncé de bonne grâce à l'espoir de -m'enterrer dans un couvent; je m'étais si fièrement prononcée, le -médecin lui-même avait si bien parlé, que personne, sauf elle, ne -pensait plus à me jeter un voile sur la tête. Elle m'entreprit avec -force, patience et ténacité, en véritable Allemande, et, lorsque j'eus -réfuté tous ses arguments, elle ne craignit pas d'insinuer que mon -renoncement avait été prévu, sinon stipulé, dans son contrat de mariage -avec Gérard. Moi qui vivais à mille lieues au-dessus des calculs -misérables, je sentis rudement le coup qui me cassait les deux ailes; -mais, au lieu de pleurer, je courus droit à mon père, je lui dis que, -s'il avait besoin de me déshériter dans l'intérêt de son nom, j'y -donnais les mains de bonne grâce, que j'étais même résignée à rester -fille, sans regret, pourvu qu'il me permît de finir mes jours à -Vaulignon ou aux Trois-Laux, dans un appartement du château ou dans une -maison du village, mais libre et maîtresse de courir sous le ciel de -Dieu. Mon père se piqua d'honneur; il y avait en lui quelque restant de -chevalerie: «Remettez-vous, me dit-il; vous serez bientôt mariée, et -vous ne serez jamais déshéritée.» Il passa toute une semaine à écrire et -à lire des lettres, il fit même un voyage à Grenoble, et il me dit à -plusieurs reprises: Votre père s'occupe de vous. - -«Vous devinez, monsieur, le travail qui se fit dans ma petite tête. -L'idée de ce prochain mariage éclaira le monde d'un jour tout nouveau; -la nature revêtit des aspects inconnus: tous les arbres de la forêt se -transformèrent en beaux jeunes gens, le rude vent de l'hiver se mit à -rouler pêle-mêle des feuilles mortes et des baisers. J'étais -foncièrement innocente, mais je n'étais pas ignorante; c'est le cas de -toute fille honnête qui a lu. J'attendais avec une secrète angoisse, -mais avec la plus généreuse cordialité le jeune homme que mon père avait -choisi pour son gendre; je l'aimais d'avance, quel qu'il fût: je crois -que toutes les femmes, si elles veulent être sincères, avoueront -qu'elles ont passé par là. - -«Je n'ai pas à vous rappeler notre singulière rencontre et la courte -méprise qui s'ensuivit. Vous avez occupé mon esprit pendant quelques -jours, pourquoi m'en défendrais-je? Oui, j'ai pensé à vous tantôt en -bien, tantôt en mal, jusqu'au moment où l'on m'a présenté M. de -Montbriand, et dès lors, s'il faut tout vous dire, je n'ai vu au monde -que lui. Je ne devrais peut-être pas avouer cette passion aveugle et mal -récompensée. Mon mari s'est lassé de moi au bout d'une semaine; il a -repris la vie d'Opéra le lendemain de notre arrivée à Paris, et tous les -efforts que j'ai faits pour le ramener n'ont abouti qu'à des -réconciliations passagères. Je ne désespérais pourtant de rien, car j'ai -l'âme forte: mais il mourut d'un horrible accident, comme vous l'avez -sans doute ouï dire, et ma jeunesse finit là. Vous plaît-il maintenant -que nous parlions d'affaires? Tout bien pesé, il y aurait peut-être -indiscrétion à vous déranger deux jours de suite pour un être aussi -misérable que moi. - ---Non, madame, répondit Mainfroi avec une chaleur toute juvénile. Je -suis à vous, entièrement à vous, et je jure que, si votre cause est -seulement défendable, nous la gagnerons haut la main. Je reviendrai tous -les jours, tant que vous ne me trouverez pas importun. Vous êtes une -vraie femme, et, ce qui est plus admirable encore, une femme vraie et -naturelle. Vous méritez cent mille fois qu'un honnête homme rompe -quelques lances pour vous.» - - -IV - -Lorsque Jacques se retrouva chez lui, les pieds dans ses pantoufles, au -milieu de la vaste et noble bibliothèque où tant d'hommes de bien, ses -ancêtres, avaient médité sur les lois, il se mit à relire le billet de -Marguerite et à méditer sur la personne qui s'était si noblement ouverte -à lui. La femme avait fait tort à la cause; l'avocat s'effaçait devant -le confident de tout à l'heure et l'amoureux d'autrefois. - -Il mania longtemps et avec complaisance le papier doux, ferme, un peu -cassant, où la main de Mlle de Vaulignon avait laissé entre les lignes -une invisible et mystique empreinte. Il suivit cette écriture rapide, -effarée et pourtant toujours nette, dont les caractères se précipitaient -l'un sur l'autre comme les flots d'un torrent. Il s'arrêta un bon moment -à la devise qui serpentait autour de l'initiale. L'initiale était un M -simple, sans armes, et la devise _tout ou rien_. Il était difficile de -deviner si cet M représentait le nom de Montbriand ou le prénom de -Marguerite. Selon le cas, la devise n'était qu'une banalité indigne -d'attention, ou elle exprimait la vigueur d'une âme entière et portée -aux extrêmes. On n'étudie guère une lettre de femme sans la flairer un -peu. Celle de Marguerite était imprégnée d'un parfum léger, fugitif et -suave au dernier point; mais la bordure, d'un noir intense, semblait -gourmander cette recherche de sensualité, comme les grands arbres en -deuil au mois de février jurent avec l'aimable floraison des violettes. -Ce contraste entraînait certaines idées de renouveau; Mainfroi se laissa -éblouir par je ne sais quelle fantasmagorie qui lui montrait Mlle de -Vaulignon jeune et brillante sous ses habits de crêpe. Cependant il -n'était pas homme à se leurrer d'illusions gratuites; il savait que la -vie humaine n'a qu'un printemps, si la grande éternelle nature en a -mille fois mille. Mais il venait de causer longuement avec Marguerite; -il avait vu son visage trempé de larmes refléter par instants les -éclairs de la vingtième année; parfois même, en remuant les cendres du -passé, la belle veuve s'était comme illuminée d'un sourire de l'âge -innocent. Un sourire, si frais qu'il puisse être, n'a pas l'autorité -d'une démonstration géométrique: Mainfroi n'eut garde de conclure ou de -supposer que Mlle de Vaulignon se trouvait tout entière devant lui. -Entre l'amazone de vingt ans qu'il avait abordée sous le ciel, dans les -bois, et la femme en grand deuil qui venait de lui conter ses peines -dans un appartement garni, il voyait très-distinctement la figure -matérielle, opaque et antipathique du vicomte. Le bon sens ne lui -permettait pas de reléguer un _sportman_ trop réel au pays des mauvais -rêves, et pourtant, dois-je l'avouer? il prenait un certain plaisir à -émincer, à volatiliser ce mari de quelques mois. Non content de savoir -que M. de Montbriand n'était plus que poussière, il aurait voulu le -réduire à la consistance d'une ombre. Étrange fantaisie, et d'autant -plus inexplicable que Mainfroi ne se sentait pas amoureux! Cette veuve -de vingt-sept ans au plus lui semblait absolument hors d'âge. Le coeur a -des méthodes de chronologie qui feraient sourire un bénédictin. Un homme -de vingt-cinq ans meurt d'amour pour une femme de trente-cinq, il serait -fier de l'épouser à la face du ciel, si quelque heureux hasard la -faisait libre: à trente-cinq, il se trouve plus vert qu'une enfant de -vingt-cinq, et croirait déroger à sa seconde jeunesse en la prenant pour -femme. Jacques n'était donc pas épris, et il aurait rompu en visière au -premier qui eût risqué en sa présence un tel paradoxe; mais il prenait -un vif intérêt à l'étude de cette nature féminine: il s'y livra toute la -soirée, sinon en amoureux, du moins en amateur. Quant à l'affaire, il -n'y pensa pas plus que si elle avait dû se plaider dans une autre -planète. - -Cet oubli de la profession ferait dire à quelques analystes qu'il y -avait deux hommes en lui: un avocat et un mondain. Il y en avait même -trois, à ce compte, car l'avocat et le mondain disparaissaient à -certaines heures pour laisser voir un magistrat parfait. Mais n'est-ce -pas un peu déprécier la nature humaine que d'expliquer par un miracle le -cumul des aptitudes et des goûts? Dans les pays et dans les temps où -notre espèce s'est épanouie en liberté, le même individu pouvait être -avocat, magistrat, général, administrateur, grand-prêtre et planteur de -choux, sans qu'on s'avisât de compter combien d'hommes il y avait en -lui. La division du travail et l'esprit de spécialité, qui sont à leur -place dans le monde industriel, n'ont rien à faire dans le monde moral. - -Mainfroi se coucha donc à mille lieues du dossier «Vaulignon contre -Vaulignon.» Il s'endormit comme un joli garçon qu'il était, sur un -oreiller de doux souvenirs et d'agréables pensées. Il y a toujours un -plaisir délicat et tendre à s'occuper d'une jeune femme, ne fût-ce qu'à -titre d'étude, pour savoir ce qu'elle est, ce qu'elle pense et ce -qu'elle veut. Le réveil fut moins riant. L'avocat, en ouvrant les yeux, -se rappela qu'il avait promis de défendre Marguerite. Il se dit que la -pauvre enfant comptait sur lui, et que déjà sans doute elle croyait -avoir cause gagnée; l'imagination des femmes va si vite et franchit si -cavalièrement les obstacles! Or, il n'était pas sûr de gagner ce procès, -ni même de le plaider. Non-seulement son succès, mais son simple -concours était subordonné à l'examen des faits de la cause. Si Mme de -Montbriand avait le droit pour elle, c'était plaisir de lui rendre une -fortune; si, par malheur, elle avait tort, aucune considération ne -pouvait ébranler l'inflexible droiture de Mainfroi. Pas une fois en -quatorze ans il n'avait dévié de sa ligne; les chocs quotidiens du -palais n'avaient pu lui communiquer l'élasticité qu'on admire chez les -vieux avocats; il n'en était pas encore à cette maxime nourrissante, que -les pires affaires ont un bon côté par où l'homme d'esprit sait les -prendre. L'habileté lui faisait défaut; il était savant, sensé, -persuasif, entraînant; mais il ne pouvait pas se rendre habile, et il se -consolait fièrement de cette infirmité. Il y a peu de mérite à repousser -les tentations grossières de l'argent lorsqu'on tient vingt-cinq mille -francs de rente en portefeuille, plus un joli domaine à la campagne et -une belle maison à la ville; en revanche, ceux qui sont doués d'un coeur -jeune et bouillant ont besoin de quelque vertu pour résister aux -séductions du plaisir. Mainfroi s'était montré incorruptible à l'amour, -même dans un âge qui porte avec lui l'excuse de toutes les faiblesses; -il se sentait d'autant plus engagé. Si l'affaire se présentait mal, ce -passé méritoire lui faisait une loi d'abandonner Mme de Montbriand à la -ruine, à la réclusion, à la mort même, à tous ces fléaux sans doute -imaginaires dont elle se disait menacée. Périsse la plus intéressante -des femmes plutôt que la réputation d'un homme de bien! Les consciences -immaculées sont rares; quant aux femmes intéressantes, on en rencontre -toujours assez. - -Mais, s'il est aisé d'éconduire un plaideur ordinaire en lui disant: -«Monsieur, votre affaire ne rentre pas dans ma spécialité,» il est -infiniment plus délicat d'ôter la dernière espérance à la personne qui -vous raconte sa vie, vous promène à pas lents dans tous les sentiers de -sa jeunesse et partage avec vous ses plus secrètes pensées. L'avocat ne -s'engage à rien en écoutant du haut de sa cravate les moyens bons ou -mauvais d'un plaideur; l'homme abdique un peu de son indépendance -lorsqu'il accepte le rôle de confident. Un usage de la vie antique, -transporté dans le for intérieur, régit encore aujourd'hui cette sorte -d'hospitalité. L'homme à qui vous avez permis d'entrer un seul moment -dans le privé de votre âme acquiert par cela seul un droit sur vous, il -est moralement votre hôte. Il y a deux mille ans, vous ne l'auriez pas -congédié sans un bain, un repas et quelques pièces de monnaie; -aujourd'hui, vous ne pouvez le mettre dehors que consolé et servi. Cette -loi n'est écrite en aucun livre, et cependant personne ne l'ignore. Les -gens en place qui sont par surcroît gens d'esprit se tiennent en garde -contre les épanchements du solliciteur; un maître qui sait son métier ne -fera jamais la sottise d'accueillir les confidences de son valet: s'il -se laissait conter l'histoire de Baptiste ou de Jean, il aurait leur -famille sur les bras, et il ne serait plus servi que par grâce. La -grande affaire des mendiants n'est pas d'obtenir qu'on leur donne, c'est -d'obtenir qu'on les écoute; celui qui les laisse parler devient par cela -seul leur débiteur. - -Si Mme de Montbriand avait été la plus astucieuse des femmes, elle -n'aurait rien imaginé de plus adroit que cet ajournement de la -consultation, ce relâche consacré aux souvenirs du bon temps et à -l'effusion du coeur. Il arrive parfois que l'extrême droiture et -l'extrême habileté se rencontrent au but. Mainfroi, libre la veille, se -sentait lié par une multitude de fils invisibles. Ce n'était pas qu'il -crût devoir à Marguerite plus qu'à lui-même et à ses ancêtres; il se -reprochait d'avoir presque accepté une affaire tant de fois perdue, il -tremblait de la trouver insoutenable; il cherchait non-seulement un -moyen de battre en retraite sans déshonneur, mais une compensation -possible, une indemnité acceptable: tant il est vrai qu'un homme de -coeur s'engage plus qu'il ne croit en écoutant une simple confidence! - -Il se rendit à pied au rendez-vous, comme s'il pensait rencontrer une -solution entre les pavés. Le chemin lui parut plus court et l'escalier -moins haut que la veille; il avait peur, toutefois il marchait: ainsi -font les braves soldats. - -Polyxénie le reçut moins bruyamment que la veille, mais d'un air plus -confident et plus intime, et cet accueil lui rappela que la servante, -autant que la maîtresse, était fondée à compter sur lui. - -Mme de Montbriand, debout devant un monceau de papiers, lui tendit une -main fort belle et tout à fait appétissante, qu'il baisa froidement, -poliment, en débitant les banalités d'usage sur un ton cérémonieux. -Peut-être remarqua-t-il du coin de l'oeil que la veuve portait une -toilette moins sombre; que ses beaux cheveux noirs, nattés en diadème -sur le front, lui donnaient un air de reine et qu'elle n'avait plus les -yeux rouges; mais il s'était armé de résolutions héroïques, et il -attaqua le dossier en homme qui a juré de commencer par là. «Je ne vous -regarderai pas avant de vous avoir entendue, et je ne veux vous trouver -belle que si vous avez raison.» Il ne s'exprima pas tout à fait si -nettement, mais Marguerite le comprit. Elle s'arma de ce courage extrême -qui vient aux cerfs et aux animaux les plus timides lorsqu'ils n'ont -plus la force de fuir, et elle se lança, tête basse, dans l'exposé des -faits. - -«Monsieur, dit-elle, voici la cause première de tout le mal: c'est le -testament de mon père. Il date de sept ans et divise notre patrimoine en -portions inégales: deux millions en terres au comte Gérard, un million -en argent pour moi. - ---Je le sais. Le marquis usait d'un droit strict. - ---Cela aussi, je le sais; les tribunaux me l'ont appris à mes dépens. -J'ai eu beau dire et prouver que cet acte n'exprimait pas la dernière -volonté de mon père, que le pauvre homme, il y a sept ans, était capté -par cette horrible Bavaroise, qu'il est revenu par la suite à des idées -plus saines et à des sentiments plus équitables; j'ai produit un nouveau -testament olographe tout en ma faveur, mais faute de quelques formalités -insignifiantes, ils m'ont tous condamnée, et ma ruine est sans appel. - ---Un million! ce n'est pas tout à fait la ruine. - ---Mais je n'en ai plus rien, de ce malheureux million! Mon père me l'a -repris jusqu'au dernier centime, sans compter mon douaire, dont il me -reste au plus quatre-vingt mille francs. Et la succession m'en réclame -cent mille! Si je paye, me voilà riche de moins que rien, propriétaire -d'une quantité négative d'environ vingt mille francs. Mes ennemis, me -voyant à ce point, donnent un libre cours à leur munificence: ils me -font noblement remise de la dette et m'offrent le moyen de mourir de -consomption dans mon ancien couvent de Grenoble. C'est ce qu'_elle_ a -toujours rêvé dans sa basse jalousie. Je l'éclipsais, je triomphais de -mettre en relief ses laideurs physiques et ses turpitudes morales; elle -se consolait de tout par l'espoir de m'enterrer vive! Vous vous -rappelez, monsieur Mainfroi, ce que je vous disais du couvent? En bien! -j'y touche, j'y reviens, la fatalité m'y ramène au bout de sept ans par -un détour invraisemblable et atroce. - ---Calmez-vous, madame; il n'y a pas péril en la demeure. Quoi qu'il -arrive, personne ne peut vous mettre au couvent malgré vous. - ---Et quel autre refuge y a-t-il, s'il vous plaît, pour une femme de ma -condition, lorsqu'elle se voit sans ressources? Voulez-vous que je me -mette à broder dans une mansarde ou à courir les cachets de piano? -L'honneur me permet-il de débuter au Théâtre-Italien comme _prima donna_ -ou dans un cirque comme écuyère de haute école? Accepterai-je les douze -cents francs que le recteur, brave homme, m'a fait offrir sous main avec -un petit emploi dans l'instruction publique? ou entrerai-je comme -lectrice chez l'oncle de mon mari, M. de Cayolles, qui m'aime bien, qui -m'aime trop? Je ne m'abuse point, allez, et celle qui me traque depuis -tantôt dix ans ne s'y trompe pas non plus; elle a soigneusement fermé -l'enceinte. Une femme bien née, qui se ruine ou qu'on ruine, n'a de -retraite honorable que dans un couvent, parce que l'humilité du cloître -est doublée d'un immense orgueil, et qu'on ne déroge pas en épousant -Dieu. Soit! je l'épouserai s'il le faut, et j'irai bientôt le voir de -près! - -«Mais, pardon, reprit-elle en escamotant une larme échappée, c'est de -mon procès qu'il s'agit. Vous ne comprenez pas comment une femme si -forte en apparence a pu se laisser dépouiller comme une enfant? Hélas! -monsieur, c'est qu'on est enfant toute la vie devant l'autorité d'un -père. Quand je suis revenue à Vaulignon, veuve, malade et navrée, mon -père fut excellent pour moi. Il prit à coeur de me distraire et de me -consoler; de ma vie je ne l'avais connu si tendre. Cette malheureuse -spéculation commençait à prendre corps, elle donnait les plus belles -espérances. Le marquis ne s'y était pas encore jeté éperdument, à peine -s'il avait un doigt dans l'engrenage; mais, ébloui de son premier -succès, il ne comptait déjà plus que par millions. Le domaine des -Villettes, qui touchait aux Trois-Laux, lui donnait dans la vue; il -voulait l'acquérir pour moi, et comme mon douaire ajouté à ma dot en -aurait tout au plus payé la moitié, il ne parlait de rien moins que de -parfaire la somme. «Si tu te remaries, disait-il, tu feras équilibre à -la maison de ton frère, et le canton sera partagé entre deux dynasties -issues de moi. Si tu t'obstines à rester veuve, ton bien fera retour à -Gérard ou à son fils, dans une cinquantaine d'années, et alors nous -verrons du haut du ciel le plus magnifique domaine qui se soit étalé -depuis des siècles sous le soleil du Dauphiné!» Mais j'étais déjà -résolue à rester sur mon premier et lamentable essai du mariage. Je ne -refusai pas les offres généreuses de mon père, je ne les acceptai pas -non plus. Les questions d'intérêt me semblaient parfaitement -indifférentes, comme à toutes les femmes d'un certain rang. Mes affaires -avaient été mises en bon ordre par les soins de M. de Cayolles, qui est -sénateur, versé dans les questions de finances, et galant homme jusqu'au -bout des ongles, quoique séparé de sa femme et un peu trop empressé -auprès des autres. Grâce à lui, les lenteurs d'une liquidation me furent -épargnées, et je rapportais au bercail un portefeuille de quinze cent -mille francs bien nets, en valeurs de premier ordre, qui représentaient -environ soixante mille francs de rente. Je ne savais que faire d'un si -gros revenu, avec mes goûts simples, dans un pays où il y avait fort peu -de misères à soulager. Je rentrai de plain-pied dans mes chères -habitudes; on fit accommoder à mon usage l'ancien appartement de ma -pauvre mère, dans l'aile gauche du château; je me donnai le luxe d'une -bibliothèque, d'une petite voiture et de deux chevaux neufs; j'achetai -quelques tableaux, je fis un voyage en Suisse, un autre en Italie, avec -Polyxénie et un vieux domestique; à cela près, ma vie était exactement -la même qu'entre quinze et vingt ans. Ma belle-soeur n'osait plus me -traiter en enfant; notre inimitié prit des allures plus franches, sans -aller jusqu'aux grands éclats; mon père n'en vit rien, et mon frère n'en -voulut rien voir. Du reste, les Bavarois n'étant chez nous que trois -mois de l'année, le bon temps ne me manquait pas, et j'ai fait une -provision de souvenirs qui me soutient encore un peu dans mes luttes et -mes misères. Je vous épargne l'histoire de cette épouvantable débâcle où -l'honneur même de notre nom, compromis par la scélératesse des uns et -l'imprudence des autres, faillit être englouti. Vous qui viviez à -Grenoble, vous avez su tout cela mieux que moi et certainement avant -moi. Je voyais bien l'humeur de mon père tourner au noir, et j'assistais -au va-et-vient des gens d'affaires; mais j'étais si peu de ce monde, et -j'avais une si haute indifférence pour tous les intérêts, que la douleur -de perdre et la joie de gagner me semblaient, comme au jeu, choses viles -et roturières. Il ne m'entra point dans l'esprit qu'un marquis de -Vaulignon pût s'émouvoir à propos d'argent, et la première fois qu'il -s'ouvrit à moi de ses chagrins, je crus naïvement qu'il ne parlait ainsi -que pour me cacher autre chose. - -«La vérité m'apparut enfin dans toute sa laideur lorsque mon père mit -sous mes yeux une lettre de la Bavaroise qui le faisait pleurer -d'indignation. Le pauvre homme avait demandé à Gérard je ne sais plus -quelle somme pour désintéresser je ne sais quel créancier. La comtesse -répondait pour son mari que les temps étaient durs, que les fermages -rentraient mal, que les améliorations, les plantations, les routes, les -bâtiments neufs absorbaient leur revenu de l'année, que tous leurs -capitaux disponibles étaient engagés dans diverses opérations, bref que -le _cher papa_ serait gentil, gentil, s'il voulait bien chercher la -somme dans son voisinage, chez ces bons Dauphinois, qui tous ont des -tiroirs remplis d'argent qui dort. - -«Je m'indignai d'abord, puis, me ravisant tout à coup: «Mon père, lui -dis-je, tous ces papiers que j'ai là-haut dans un tiroir ne sont-ils pas -échangeables contre écus? - ---Eh! sans doute. - ---Il me semblait bien. Et les hommes qui vous poursuivent refuseront-ils -cet argent sous prétexte qu'il vient de moi?» - -«Cette demande le fit rire aux éclats, et j'eus deux bonheurs à la fois: -sécher les larmes de mon père et flétrir la conduite de mon indigne -belle-soeur. J'entraînai le pauvre homme chez moi, j'ouvris le -chiffonnier où mes titres dormaient en liasses, et je lui dis: Puisez! -Il m'embrassa d'abord en me disant mille choses du coeur, ensuite il -prit un papier qui valait, je crois bien, cinq mille francs de rente. -Enfin il me dit: «Je veux te signer un reçu, car c'est un prêt que -j'accepte, et les bons comptes font les bons amis.» Ce proverbe odieux, -plus digne d'un Roquevert que d'un Vaulignon, me fit rougir. «Ah! cher -père! lui dis-je, est-ce qu'il y a du tien et du mien entre nous? Ne -permettez-vous pas que je vous rende une parcelle de ma dot? - ---Un Vaulignon ne reprend pas ce qu'il a donné. - ---Or, je suis une Vaulignon, je vous donne ce grand vilain chiffon de -papier, et maintenant je vous défie de me le faire reprendre! Voilà un -argument sans réplique; embrassez-moi.» - -«Mon père me témoigna dès ce jour une admiration qui m'étonnait un peu. -J'avais toujours eu le sentiment de la propriété collective et je -distinguais parfaitement notre bien du bien d'autrui; mais au château, -chez nous, il me semblait que tout dût être en commun; je n'aurais rien -su refuser, même à la comtesse Gérard, et j'aurais été stupéfaite qu'on -me refusât quelque chose. Tous ces objets matériels auxquels le pauvre -attache un prix n'ont plus de valeur dans notre sphère; les idées et les -sentiments y sont les seules réalités dignes d'intérêt. - -«Ce fut donc avec un détachement tout naturel et peu méritoire que je -vis passer ma fortune aux mains de mon père. D'abord je n'avais besoin -de rien, et puis je pensais que tôt ou tard Vaulignon serait à moi, mon -frère ayant déjà les Trois-Laux; or, Vaulignon est une fortune. Quant à -mon père, il était bien malheureux, bien humilié de nos positions -respectives, et reconnaissant à un point qui parfois me faisait mal. Il -s'accusait de m'avoir méconnue; il s'emportait contre le fils ingrat, -avare et lâche, qui lui tournait le dos dans un pareil moment; il se -reprochait à haute voix des préférences que je n'avais jamais -remarquées; souvent, en ma présence, il s'est juré de mettre ordre à nos -affaires en réparant une injustice que j'ignorais. C'était sans doute le -testament qu'il voulait annuler, car il me répéta bien des fois en -puisant dans mon pauvre tiroir: «Tu ne perdras rien, ma chérie; j'irai -voir Foucou.» Ses idées de restitution étaient si formelles et si bien -arrêtées qu'on a trouvé dans ses papiers un codicille dont voici la -copie authentique: - - «Vaulignon, 2 octobre 186.. - - «Indignement trahi par un fils que j'avais comblé, et comblé par une - fille que j'avais en partie déshéritée, je déchire mon testament du... - janvier 185., et moi soussigné Philippe-Auguste Lescuier, marquis de - Vaulignon, je lègue en toute propriété à Claire-Estelle-Marguerite - Lescuier de Vaulignon, ma fille chérie, veuve du vicomte de - Montbriand, le château, le parc, les terres et généralement tout le - domaine de V...» - -«Il n'a pas achevé le mot, mais l'équivoque est impossible. La pièce -n'est pas signée à la fin, elle l'est magnifiquement au milieu. -Pourquoi, comment mon père a-t-il gardé deux ans ce papier dans sa -chambre au lieu de le porter à Grenoble? Est-ce la maladie du notaire -Foucou et la vente de l'étude qui sont venues traverser un si juste -projet? Je l'ignore; mais, quoique les tribunaux aient déclaré ce -codicille nul, j'y constate avec bonheur la tendresse et la loyauté d'un -digne homme. - -«Nos relations ont été cordiales jusqu'au bout; sa préférence pour moi -ne s'est pas démentie un seul jour, quoiqu'il eût des agitations, des -désespoirs et des colères terribles. Les procès se succédaient sans -interruption; il pleuvait du papier timbré sur le château; mon père -allait trois et quatre fois par semaine à la ville, chez l'avoué, chez -l'avocat, chez les juges; il ne chassait presque plus. Pauvre homme! -c'était lui qui était le gibier. Je le suppliais quelquefois d'en finir -avec les affaires et de payer sans discussion, dans l'intérêt de sa -santé, tout l'argent qu'on lui réclamait: «Non, répondait-il, c'est ton -bien que je défends, et j'irai tant que les forces ne me trahiront pas.» -Malgré sa belle résistance, je me ruinais grand train. On eut vent de la -chose dans mon ancienne famille, à Paris. M. de Cayolles m'écrivit une -lettre très-paternelle et très-sensée pour me dire que cette liquidation -était un gouffre, que j'y jetterais toute ma fortune sans le combler, -que je me devais à moi-même de conserver un peu de bien, car, si je me -ruinais, mon nom, ma jeunesse et ma figure deviendraient autant -d'obstacles au dévouement de mes meilleurs amis. Je fis part de cet avis -à mon père; il y donna les mains. «Ton oncle a mille fois raison, me -dit-il; tu dois garder une poire pour la soif, quoique j'aie assuré ton -avenir par une combinaison infaillible. Je ne veux pas que tu m'avances -un centime au-delà de ta dot. Je te l'ai donnée, tu me la prêtes, je te -la rendrai sous une autre forme, et j'espère que tu ne perdras rien. -L'important est de protéger Vaulignon contre toute hypothèque -judiciaire. Si les huissiers mettaient leurs sales mains dessus, je les -tuerais ou je me ferais sauter; mais le douaire que tu as trop bien -gagné, ma pauvre enfant, conserve-le.» Cher père! lorsqu'il parlait -ainsi, mon douaire lui-même était déjà fort entamé. Je n'eus garde de le -lui dire, et je fis ma principale étude de tous les dangers d'hypothèque -qui pouvaient menacer Vaulignon. Je restais au château quand mon père en -sortait pour ses plaisirs ou ses affaires; j'apprenais la procédure, je -m'exerçais à déchiffrer l'odieux griffonnage des officiers ministériels. -Et, lorsqu'il arrivait un commandement de payer, je payais. - -«L'huissier se présenta par malheur un jour que mon père était présent -et moi sortie. Il s'agissait d'une somme importante qui n'est pas encore -réglée aujourd'hui: cent mille écus! C'était la dernière créance -exigible; entre mon père et moi, nous avions liquidé tout le reste. Si -je m'étais rencontrée là, j'aurais inventé dix arrangements pour un. Je -n'avais pourtant pas trois cent mille francs: il s'en fallait plus de -moitié; mais j'aurais fait opposition, ou bien j'aurais prouvé que le -revenu de nos coupes pouvait tout payer en un an: la procédure des -saisies immobilières abonde en détours et en échappatoires, Dieu sait! -Le pauvre homme était seul; il sortait de table, son régime n'était pas -très-ordonné depuis qu'il éprouvait le besoin de s'étourdir: ce -commandement le frappa comme un coup de massue, et lorsque je rentrai de -ma promenade, je ne trouvai plus qu'un enfant à soigner. - -«Si j'ai fait mon devoir jusqu'au bout, c'est chose inutile à dire. Ni -Gérard ni sa femme ne sont venus me disputer la garde du malade. Ils le -croyaient ruiné à fond; j'en ai la preuve dans cet acte où le comte -accepte la succession sous bénéfice d'inventaire. Lorsqu'ils ont su la -vérité, ils se sont fait envoyer en possession du château. J'ai plaidé -la nullité du testament; j'ai perdu en instance, en appel et en -cassation. Reste à savoir si je dois rapporter les misérables débris de -ma fortune passée. La partie adverse prétend qu'il faut déduire les -dettes de ce qui reste dans la succession, ajouter au montant net les -sommes que mon frère et moi nous avons reçues en avancement d'hoirie, et -diviser cette masse en trois parts égales dont deux reviendraient à -Gérard et la troisième à moi. Or, ce qui reste dans la succession, c'est -Vaulignon, grevé de trois cent mille francs de dettes et estimé sept -cent mille francs net. A cette somme, on ajoute le million des -Trois-Laux rapporté fictivement par mon frère et le million de ma dot, -soit deux millions sept cent mille francs d'actif. Et comme le premier -testament, seul valable, dispose formellement en faveur de Gérard de la -quotité permise par la loi, vous voyez que j'ai reçu cent mille francs -de trop, puisque le tiers de vingt-sept est neuf et non pas dix. Donc le -tribunal me condamne à rendre cent mille francs sur les quatre-vingt -mille qui me restent, attendu que le voeu des mourants est sacré, et que -le marquis de Vaulignon, au moment de paraître devant Dieu, a voulu que -son fils ingrat fût cinq ou six fois millionnaire, et que sa fille -dévouée mourût de faim. Qu'en dites-vous, monsieur Mainfroi? Est-ce -ainsi que vos pères, ces magistrats illustres et vénérés, entendaient la -justice? Est-ce ainsi que vous la comprendrez vous-même, lorsque vous -disposerez à votre tour de la fortune et de l'honneur des gens?» - -Mainfroi s'était promis d'écouter en vieillard cette plaidoirie -féminine; mais sa résolution ne tint pas contre le charme agressif et -saisissant de Marguerite. Sa voix, admirablement timbrée, tantôt douce, -tantôt forte, toujours juste, s'élevait en fusée, et tout à coup -descendait par une transition insensible à des profondeurs inconnues; -après avoir ébranlé le cerveau de l'auditeur dans ses moindres tubes, -elle se rabattait sur le coeur et le saisissait fibre à fibre. Le -caractère du geste, la noblesse du visage, l'éclat des yeux -accompagnaient cette voix prodigieuse et en doublaient l'autorité. Mille -contrastes bizarres et charmants envahissaient l'esprit de Mainfroi: -cette amazone à pied, cette Diane chasseresse en garni, cette veuve aux -grâces virginales, avec son âme passionnée, son esprit viril, ses -naïvetés enfantines et son érudition de procureur; ce grand corps -onduleux sur deux tout petits souliers, quelques mots de basoche égarés -entre ces dents mignonnes qui avaient l'air de casser des noisettes en -citant les articles du code, tout cela colorait le discours d'un reflet -inusité. Mais ce qui par moments l'illuminait d'une splendeur -incomparable, c'était la beauté morale d'une âme droite, le tableau -d'une vie pure, d'un dévouement continu, de sacrifices accomplis dans -l'ombre et d'une longue solitude fièrement traversée. Un juge de cent -ans aurait été prévenu en faveur d'une telle femme et de la cause qui se -personnifiait en elle. Ajoutez qu'au cours du récit les souvenirs -s'éveillaient en foule chez Mainfroi, et que chacun de ces souvenirs -avait force de témoignage. Il se rappelait la première visite du marquis -et du fanatisme de cet homme qui préférait sa terre à sa fille; le dîner -chez Foucou, la physionomie ingrate de Gérard, la combinaison Roquevert, -inaugurée au profit de la Bavaroise et liquidée aux dépens de -Marguerite. Tous les personnages du drame développaient jusqu'au -dénoûment les caractères qu'il avait devinés au premier acte. Il était -donc obligé de donner gain de cause à la veuve pour l'honneur de son -diagnostic et peut-être aussi pour l'acquit de sa conscience; car enfin -il avait trempé, sinon les mains, du moins le bout du doigt, dans ce -testament jadis arbitraire, et que les circonstances rendaient criminel. - -Or Mainfroi n'était pas de ceux qui font les choses à demi. S'il était -arrivé à l'âge de trente-sept ans sans jamais brûler ses vaisseaux, -c'est que, vivant en terre ferme, il n'avait jamais eu de vaisseaux à -brûler. Une résolution extrême ne lui coûtait pas plus qu'une -demi-mesure à la plupart des hommes de ce siècle mou. En moins de deux -minutes, il pesa le pour et le contre, prit son parti, tendit la main à -Marguerite et lui dit: - -«Écoutez bien, madame, et gravez ma parole au plus profond de votre -mémoire, qui est fidèle et qui me l'a prouvé: ou j'obtiendrai qu'on vous -rende intégralement les biens dont on vous a dépouillée, ou je veux -perdre ma fortune et mon nom.» - -La belle veuve, un peu troublée par cette déclaration solennelle, -balbutia quelque remercîment confus, et protesta qu'elle était loin d'en -demander autant. - -«Et pourquoi donc m'arrêterais-je à moitié chemin, si le but est à ma -portée? Votre droit est entier, et je n'en revendiquerais que la moitié, -le quart, le quatorzième? Quel motif avons-nous de faire des présents à -qui nous vole le nécessaire? Je ne m'explique pas votre premier procès, -ni surtout l'obstination des avoués qui vous l'ont fait poursuivre -jusqu'en cour de cassation. Il s'agissait bien d'ergoter sur la validité -du second testament! La question n'a jamais été là, quoique le titre en -lui-même me paraisse très-défendable. Mais vous êtes créancière de la -succession, madame; mais on vous doit les quatorze cent mille francs que -vous avez engloutis par bonté dans la liquidation des plâtrières! Je -trouverai l'agent de change qui a vendu vos titres un à un, j'établirai -la concordance des dates, je montrerai que chacun de vos sacrifices a -libéré une partie de ce domaine que le couple Gérard s'arroge -impudemment! Je ferai comparaître les huissiers à qui vous avez donné -votre argent, de vos propres mains. J'établirai le compte de vos biens à -la mort de M. de Montbriand; on saura quelle vie modeste vous meniez à -Vaulignon; la cour dira s'il est possible que vous ayez gaspillé en cinq -ans de villégiature un million et demi. Ce n'est pas tout; nous ferons -la contre-épreuve sur les recettes et les dépenses de votre injuste et -malheureux père. On sait ce qu'il avait, on sait ce qu'il devait le -premier jour du mois où les actions de cinq cents francs sont tombées à -deux cent cinquante. Nous ferons le total des sommes que M. de Vaulignon -a payées jusqu'à sa maladie, et je demanderai dans quelle bourse il a -puisé tout ce qui lui manquait. Comptez sur moi, madame, ou plutôt sur -l'éclatante justice de votre cause. Plus j'y pense, plus je m'étonne que -ni vos avoués ni vos avocats ne l'aient comprise, et qu'elle ait pu -arriver toujours perdue, mais toujours intacte, jusqu'à moi.» - -Marguerite répondit avec une candeur adorable: «C'est sans doute que je -l'ai mal expliquée à ces messieurs. Pensez donc! des secrets de famille! -Quel que soit l'intérêt qui vous pousse, on ne peut pas les raconter au -premier venu.» - -Ainsi donc, pensa Mainfroi, je ne suis pas le premier venu pour elle! Il -prit avantage de l'aveu pour se détendre et se familiariser. Il se -prévalut même des alliances quasi légendaires qui unissaient les -Vaulignon aux Mainfroi. «Mais alors, dit-elle en riant, nous serions -cousin et cousine, si nous étions venus au monde quinze générations plus -tôt? - ---Nous le sommes, madame; ce n'est qu'une question de degré. - ---Vous me le jurez, mon cousin? - ---Foi d'avocat, ma cousine. Et puisque nous voici presque en famille, -permettez-moi de vous demander si la devise de votre papier à lettres -appartient aux Vaulignon ou aux Montbriand? - ---Elle n'appartient qu'à moi seule. Pourquoi me demandez-vous cela? - ---Parce que, si la devise est à vous, je compte vous l'emprunter, ma -cousine, jusqu'au prononcé de l'arrêt. Tout ou rien! Oui, je veux -vaincre ou mourir, et je vaincrai, car la vie est bonne. - ---On le dit.» - -Sur ce mot, qui ne manquait pas de profondeur, elle congédia Mainfroi. -Le jeune bâtonnier descendit du second étage sans effleurer les marches -de l'escalier. Il avait des ailes; celui qui aurait pu le suivre par les -rues l'aurait entendu dire à chaque pas: Quelle femme! quelle cause! -Peut-être ne savait-il pas lui-même si c'était la femme ou la cause qui -faisait battre son coeur; mais, comme il éprouvait le besoin -très-naturel de babiller un peu sur l'une et l'autre, il s'en alla tout -droit chez le premier président. - - -V - -A sa grande surprise, il trouva le vieillard plus agité que lui-même. M. -de Mondreville se leva, vint à lui, lui prit la tête et lui donna -l'accolade en larmoyant: «Oui, cher enfant, j'étais sûr de vous voir -aujourd'hui, et je vous remercie de partager ma joie. Ce jour est donc -venu! Je puis chanter le cantique de Siméon. _Nunc dimittis!_» - -Mainfroi craignit d'abord que cette expansion ne fût un symptôme de -décadence sénile. «Mais vous ne savez donc pas? reprit le président. Il -est garde des sceaux!» - ---Qui? - ---Mon copain! Le nouveau ministère est tout au long dans -_l'Indépendance_; il sera dimanche au _Moniteur_. - ---Hum! Entre la coupe et les lèvres... - ---Mais il me l'a écrit lui-même, ce cher ami; voici la lettre. - ---Ceci change la thèse. Alors, monsieur, veuillez agréer mes compliments -sincères et mes regrets, car le premier mouvement de l'illustre copain -sera de vous confisquer au profit de la cour suprême. - ---Pas si vite! Il faut attendre une vacance. Et qui sait s'ils voudront -de mes vieilles lumières à Paris? Quant à vous, mon enfant, votre -affaire est hors de doute. Aussitôt pris, aussitôt procureur général. - ---Oh! mais non; je refuse. - ---Il a votre parole. - ---Je la reprends. Ah! monsieur, si vous saviez quelle admirable affaire! -Vous verrez! vous entendrez, car je me fais une fête de la plaider -bientôt devant vous! Un droit évident qu'on a méconnu et nié quatre fois -de suite! la femme la plus intéressante, la plus digne, la plus -admirable, effrontément dépouillée par des collatéraux sans coeur! Je -veux que la réparation soit aussi éclatante que l'iniquité fut énorme; -je flagellerai l'odieuse belle-soeur; je souffletterai moralement -l'indigne frère. Ah! tenez! à la veille d'un combat si légitime et si -glorieux, je n'échangerais point ma toque d'avocat contre une couronne -royale! - ---Soit; mais contre un mortier de président? - ---Pas même! Rien ne vaut le plaisir de demander justice. - ---Vous oubliez le plaisir de la rendre, mon enfant. L'avocat propose, et -le juge dispose. - ---Et le parquet? - ---Il impose. Si je m'intéressais à quelque victime des iniquités -sociales, je demanderais au bon Dieu, _primo_ de présider l'affaire, -_secundo_ d'y remplir les fonctions du ministère public, _tertio_ d'y -plaider comme Démosthène ou comme vous, mon cher maître. Ce n'est pas -moi qui parle, c'est l'expérience d'un vieux mentor. Mais quel est donc -l'appel qui vous tient tant au coeur? Vient-il à la première chambre? - ---Oui, monsieur. Vaulignon contre Vaulignon. C'est Picardat qui occupe -pour Mme de Montbriand. - ---Diable! diable! Litige épineux, mon fils. Je connais la question sur -le bout du doigt; le maudit testament du marquis nous a donné bien de la -tablature. En équité, je crois que votre cliente n'aurait pas tort, -l'intimé m'a tout l'air d'un médiocre sire; mais ses mesures sont -admirablement prises, la forme est pour lui. Si ma mémoire ne me trompe -pas, le gain de la cause a tenu trois ou quatre fois à un cheveu; -malheureusement quand la balance s'entête à pencher du même côté, c'est -que décidément il y a un plateau plus lourd que l'autre. Vous me direz -que ce nouveau marquis de Vaulignon et sa femme ont fait flèche de tout -bois: j'en conviens; la brigue est forte, mais on s'est démené des deux -parts. Il paraît que la marquise est en crédit à Munich; elle fait agir -la légation de Bavière; notre garde des sceaux, celui qui part dimanche, -a été sollicité diplomatiquement. De son côté, Mme de Montbriand est -protégée par un gros sénateur, légitimiste rallié, et d'autant plus -influent qu'il ne s'est pas vendu, mais donné. Vous savez que l'empire a -des tendresses de parvenu pour ces messieurs de l'ancien régime, sitôt -qu'ils daignent s'humaniser un peu. On combat les républicains à coups -de trique et les royalistes à coups d'encensoir. Le ministre de -l'intérieur a pris parti pour M. de Cayolles, qui adore Mme de -Montbriand, quoique honnête femme ou plutôt _parce que_, un paradoxe de -vieux beau! On a donc opposé ministre à ministre, comme on pousse pion -contre pion au début d'une partie d'échecs; puis on a fait marcher les -grosses pièces: le fou d'ici, la tour de là, enfin la dame et le roi -lui-même... Que voulez-vous? les suprêmes conséquences du gouvernement -personnel! Il s'ensuit que l'affaire Vaulignon est tendue à un point que -je ne saurais dire. Il n'y a pas huit jours que Mme de Montbriand a -signifié son acte d'appel, et déjà le garde des sceaux a fait savoir au -procureur général qu'il eût à prendre la parole en personne et non par -substitut. On compte sur lui pour enlever l'affaire, et on n'a peut être -pas tort; il tient pour les Bavarois, c'est connu; vous aurez affaire à -forte partie. Moi, je n'ai pas d'opinion préconçue, et vous pouvez -compter sur mon attention la plus bienveillante, comme toujours. Trouvez -l'argument décisif, mon jeune ami; jetez un poids nouveau dans la -balance, et je serai heureux de consacrer par un arrêt le plus étonnant -de vos triomphes; mais, puisque vous portez un intérêt si vif à Mme de -Montbriand, dites-lui qu'elle ferait sagement de produire un mémoire à -l'appui de sa demande: il faut préparer le terrain, ramener quelques -esprits, et détruire les préventions que les succès constants de la -partie adverse ont pu enraciner.» - -Mainfroi n'eut garde de négliger un avis si paternel, et, soit que la -publication de ce mémoire lui parût pressante, soit qu'il craignît de -laisser refroidir l'éloquence qui bouillait en lui, soit qu'il trouvât -charmant de se cloîtrer dans une pensée de plus en plus chère, il -rentra, défendit sa porte et travailla d'arrache-pied jusqu'à minuit. Il -fallut que la vieille Fleuron fît acte d'autorité en venant éteindre la -lampe. - -Le lendemain, au petit jour, il écrivit à Marguerite pour réclamer -d'urgence un nouveau rendez-vous, et jusqu'au moment de la revoir il se -tint occupé d'elle. Elle le reçut à midi, et il put déjà lui soumettre -le canevas d'un travail net, logique, parfaitement ordonné, où les -faits, serrés l'un contre l'autre, avaient l'air de soldats qui courent -à la victoire. La jeune femme en fut ravie; elle croyait déjà l'affaire -terminée. - -«Patience! dit-il; ceci n'est que le plan d'un travail préparatoire; il -vous faudra me fournir tout un monde de documents et de matériaux qui me -manquent. C'est une collaboration longue et pénible que je viens -solliciter; me l'accorderez-vous? - ---Eh! grand Dieu! répondit-elle, quand tous mes intérêts ne seraient pas -en jeu, je le ferais par plaisir, car votre compagnie est la plus -adorable du monde.» - -Elle avait quelquefois de ces boutades où le coeur part comme une arme à -feu dans la main d'un enfant. Sa reconnaissance, son admiration, son -amitié, éclataient à brûle-pourpoint, si brusquement que Mainfroi, -ahuri, ne savait que répondre. Toute son expérience des femmes était -désarçonnée par ces soubresauts. Marguerite ne ressemblait à rien de ce -qu'il connaissait; ce n'était pas l'être faible, averti, cauteleux, -provoquant et fuyard, qu'il avait maintes fois couru et forcé dans ses -chasses à travers le monde, mais une nature droite et cavalière. Ses -moindres politesses affectaient un air agressif, sans toutefois qu'un -fat eût osé les interpréter en mal. C'était l'effusion d'un coeur chaud -qui s'emporte; on y sentait peu de tendresse et surtout point de -faiblesse. - -La rédaction du mémoire prit une semaine, et, sauf quelques heures -consacrées aux devoirs du palais, ils passèrent tous ces jours en -tête-à-tête. Marguerite avait fourni sa bonne part de travail; elle -écrivait d'un style net et tranchant, un peu âpre parfois, mais toujours -digne et contenu. Quand la première épreuve sortit de l'imprimerie -Maisonville, Mainfroi l'apporta tout humide et la lut à haute voix de -bout en bout. Marguerite en fut transportée; elle sauta au cou de son -cher avocat et l'embrassa sur les deux joues, puis elle lui tourna le -dos, s'installa devant la table, et, comme refroidie par cette -explosion, elle se mit à feuilleter l'épreuve et à revoir les passages -importants sans remarquer le trouble de Mainfroi. Quant à lui, il avait -la tête un peu perdue; la joie et l'étonnement le faisaient vaciller sur -ses jambes; son esprit courait à mille lieues du procès; il commençait à -se demander s'il ne jouait pas le rôle d'un séminariste et d'un sot. Au -fort de ses perplexités, il aperçut le cou de Marguerite, très-allongé, -très-souple et d'une blancheur éclatante, où tranchaient cinq ou six -boucles de petits cheveux noirs. La nuque d'une jolie femme a des -séductions que le vulgaire ne soupçonne pas, mais qui ravissent en -extase les _dilettanti_ de l'amour. Mainfroi s'approcha lentement, comme -attiré par une fascination irrésistible, et sa bouche contre-signa -l'hommage de ses yeux. - -Mme de Montbriand bondit et se retourna vers lui tout d'une pièce, le -visage en feu, le regard flamboyant, la lèvre frémissante: «Oh! -dit-elle. - ---Chère madame, répondit-il avec un sourire avantageux, je ne vous rends -que la moitié de ce que vous m'avez donné tout à l'heure.» - -Elle ne comprit pas d'abord, et tandis que son esprit cherchait, ses -yeux fixes gardaient leur expression hagarde. Lorsqu'elle eut trouvé le -mot de l'énigme, elle reprit vivement: - -«Non! cela n'est pas la même chose. Ce que j'ai fait, je l'aurais fait -devant mille personnes, et vous, m'auriez-vous traitée de la sorte, si -seulement Polyxénie avait été là?» - -Il protesta de son respect et de son obéissance, se confondit en humbles -excuses, et revint, par un détour habile, mais connu, à réclamer du bon -vouloir de Marguerite ce qu'il avait obtenu par surprise. - -La belle veuve (de sa vie elle n'avait été si belle), se recueillit une -minute et répondit: - -«Monsieur Mainfroi, si vous me demandiez la permission de m'embrasser, -je n'aurais peut-être pas le courage de vous répondre non; mais j'estime -que vous feriez mieux de ne me demander rien.» - -Mainfroi mit un genou en terre et dit: «Revoyons notre épreuve.» - -Ils travaillèrent ce jour-là comme deux hommes, et se quittèrent sans -avoir parlé d'autre chose que du procès. Seulement, à la dernière -minute, Mme de Montbriand prit la brochure et dit: «Nous avons oublié -l'épigraphe. - ---Que mettrez-vous? - ---Ma devise, qui est aussi la vôtre.» - -Rien ne fut changé dans leurs habitudes; ils se revirent le lendemain et -tous les jours suivants aux mêmes heures et dans la même intimité; mais -le laisser-aller des premiers jours ne se retrouva plus, chacun d'eux -s'observait davantage: une révolution irréparable était accomplie; la -gêne se glissa dans leurs rapports et la froideur se répandit peu à peu -sur leurs entretiens. Cette gêne toutefois abondait en jouissances -secrètes, et cette froideur cachait un feu tout nouveau. Un seul geste -de Mainfroi avait tué le bon garçon chez Marguerite et réveillé ou -éveillé la femme. - -Cependant le mémoire était lancé; on ne parlait pas d'autre chose au -palais et dans la ville. Le succès littéraire fut très-vif; on admira -partout cette argumentation suivie, serrée, poignante, qui égorgeait -l'adversaire sans sortir un moment du ton modéré et sans choquer aucune -convenance. L'opinion publique se retourna; le parti pris de certains -magistrats fut ébranlé. Le défenseur des Vaulignon, qui était un homme -éminent, s'empressa de rédiger un factum énergique; mais il commençait à -douter de la victoire, et il poussait ses clients à une transaction. -Quelques officieux s'entremirent; on offrit à Mme de Montbriand de lui -laisser le peu qu'elle avait, et de lui parfaire en viager dix mille -francs de rente. Le procureur général appuya sous main ces tentatives; -il fit entendre à Mainfroi que sa cause, excellente en équité, mauvaise -en droit, devait s'accommoder de la demi-satisfaction qui était offerte; -mais l'avocat et la plaideuse maintinrent résolûment leur «tout ou -rien.» Plus ils voyaient l'ennemi se démoraliser, plus ils -s'affermissaient en courage. - -La curiosité publique avait d'abord respecté le deuil et la misère de -Marguerite; peu de gens la connaissaient en ville; les maisons qui -s'étaient trouvées en relation avec son père ne jugèrent ni utile ni -prudent de renouer avec elle. D'ailleurs le marquis Gérard et la petite -Bavaroise avaient pris les devants en visitant à tort et à travers tout -ce qui faisait un semblant de figure. - -Mais lorsqu'on vit un personnage comme M. Mainfroi épouser publiquement -les intérêts de la jeune veuve, lorsque le gain de sa cause parut -assuré, lorsqu'enfin la malice ou le dépit des mères de famille insinua -que le bâtonnier de l'ordre, en défendant Mme de Montbriand, combattait -pour ses propres foyers, le monde avisé de Grenoble prit ses mesures en -conséquence. On se dit que Mainfroi, célèbre comme il l'était, protégé -par le nouveau ministre et de plus en plus prédestiné aux hautes -fonctions de la magistrature, n'irait jamais s'enterrer à Vaulignon; il -resterait en ville, et il y resterait très-riche, marié à une jeune -femme, en position de recevoir souvent et bien. Cette maison, qui -joindrait l'utile à l'agréable, serait peut-être difficile à forcer l'an -prochain; pour l'instant, elle était ouverte à quiconque saurait prendre -date et devancer la victoire. Il n'y avait pas à lanterner, si l'on -voulait plaindre Mme de Montbriand en temps utile; aussi la foule -envahit-elle en hâte ce pauvre logement où la veuve s'était morfondue à -loisir. «Çà, madame, disait Polyxénie, avec une pointe d'humeur -villageoise, il paraît que nous sommes devenues bien aimables depuis que -le procès est à moitié gagné?» Marguerite, qui n'avait jamais su faire -ni écouter un mensonge, éprouvait mille démangeaisons de rompre en -visière à ces amis du bon moment; il fallut toute l'éloquence de -Mainfroi pour dompter son honnête orgueil et l'amener à rendre une -visite sur dix. Les maisons qu'elle honora de sa présence se -transformèrent en foyers de propagande, en bureaux d'enrôlement, et -comme l'avocat les avait choisies une à une avec son tact infaillible, -l'élite de la ville fut bientôt rangée sous les bannières de Mme de -Montbriand. - -L'affaire était inscrite au rôle du mardi 23 janvier; les plaidoiries, -les répliques, les conclusions du procureur général et le prononcé de -l'arrêt devaient prendre vraisemblablement deux audiences. Le mardi -matin, à neuf heures, l'avoué Picardat força la porte de sa cliente et -vint lui dire que Bénaud, l'avoué des Vaulignon, offrait six cent mille -francs sur table. Marguerite répondit: «Je n'en demandais pas autant et -c'est plus d'argent qu'il ne m'en faut pour vivre selon mes goûts; mais -si je transigeais une heure avant l'audience, j'aurais l'air de mettre -en doute le succès de M. Mainfroi. L'affaire suivra son cours.» - -Ce n'était ni l'amour de la paix ni la peur du scandale qui avait -conseillé un si grand sacrifice à la marquise Augusta de Vaulignon. Elle -jetait une partie de sa cargaison parce qu'elle voyait le navire à la -côte. La veille au soir, dans tous les cercles de Grenoble, on avait -fait des paris de proportion à neuf et dix contre un. - -Les débats s'ouvrirent au milieu d'un silence avide. Le prétoire était -gorgé de monde comme aux plus grandes fêtes de la Cour d'assises. On y -remarquait la magistrature et le barreau, la haute bourgeoisie de la -ville et la noblesse des environs, les officiers généraux de la -garnison, les femmes du monde, cent cinquante ou deux cents amateurs -d'éloquence judiciaire, députés par les doctes cités de Vienne, d'Aix et -de Lyon, enfin la population rustique de Vaulignon et des Trois-Laux, -qui ne paraissait pas tenir la balance égale entre la bonne demoiselle -et l'étrangère. Le marquis Gérard et sa femme étaient présents; ce fut -pour eux une rude journée. Polyxénie, rendant compte de la séance à sa -maîtresse, les comparait à deux écrevisses dans l'eau qui chauffe. -Non-seulement ils se virent malmenés par Mainfroi, mais ils connurent à -des signes certains que l'assemblée, vassaux compris, les tenait en -médiocre estime. - -Mainfroi remplit la première audience à lui seul. Jamais il n'avait -parlé si longtemps, avec cette abondance et cette ampleur. Les -fanatiques de son talent se disaient à l'oreille: «C'est bien lui, et -pourtant c'est un autre homme; Démosthène tourne au Cicéron; le courant -de son éloquence s'enfle et déborde; c'est un ruisseau qui devient -fleuve.» Les célébrités de province ont ainsi leurs enthousiastes, qui -sont de fins critiques malgré tout, gourmets passionnément épris d'un -certain crû, mais d'autant plus aptes à préférer le vin des bonnes -années. Personne ne douta que cette transformation de Mainfroi ne fût un -miracle de l'amour; les quelques sceptiques qui niaient sa passion pour -Mme de Montbriand durent se rendre à l'évidence. L'auditoire ne lui sut -pas mauvais gré de cette concession aux faiblesses humaines; on lui -avait déjà reproché la froideur de ses plaidoiries, et certaine rigidité -métallique qui rappelait un peu trop le style impassible de la loi. La -foule prit plaisir à s'échauffer avec lui; la sympathie publique éclata -plus de vingt fois en applaudissements que les audienciers réprimèrent -par habitude, mais sans conviction et sans autorité. Le président, ému -lui-même jusqu'aux larmes, oubliait de réclamer le silence. - -Au sortir de l'audience, Mainfroi s'enfuit au grand trot de ses chevaux; -il était temps: les braves gens de Vaulignon et des Laux le cherchaient -pour le porter en triomphe. Il courut chez Mme de Montbriand et lui dit: -«Ma belle cousine, voulez-vous me donner à dîner? Ou je me trompe fort, -ou je vous apporte le pain.» - -Le lendemain, même affluence au palais. L'avocat du marquis Gérard parla -longtemps et parla bien, sans espoir de gagner la cause. Il maintint ses -conclusions pour la forme, mais en homme qui serait content de s'en voir -adjuger le demi-quart. Mainfroi répliqua en peu de mots, la duplique de -l'adversaire fut traînante et mal écoutée. L'intérêt se portait de plus -en plus sur le procureur-général, M. Sébert. On savait qu'il s'était -montré favorable au fils Vaulignon; on ne supposait pas que l'éloquence -de Mainfroi eût glissé sur ses préventions sans les entamer; on le -savait honnête et consciencieux, mais d'une impartialité qui frisait -parfois l'irrésolution. - -A quatre heures moins quelques minutes, M. Sébert déclara qu'attendu -l'heure avancée et l'importance de l'affaire, il demandait remise à -huitaine pour les conclusions du ministère public. Le président leva la -séance, et la foule s'écoula en murmurant un peu. - -Lorsque Mainfroi rentra chez lui, il trouva sur sa table un pli du -télégraphe. La dépêche, transcrite sur grand papier, se formulait comme -il suit: - -«Le ministre de la justice à M. le comte Mainfroi de Gartières. - -«Je suis heureux de vous annoncer qu'un décret rendu sur ma proposition, -en date de ce jour, vous nomme procureur-général près la cour de -Grenoble.» - -Décidément le copain de M. de Mondreville avait bonne mémoire. Il se -rappelait même un point négligé depuis deux générations par la famille -Mainfroi. L'aïeul paternel de Jacques était comte de l'empire, et il -n'avait tenu qu'à lui de rendre son titre héréditaire en érigeant en -majorat une terre de dix mille francs de rente; mais pour substituer -perpétuellement un grand tiers de sa fortune, cet honnête homme aurait -dû dépouiller en partie quatre enfants, sur cinq qu'il avait. Voilà -pourquoi Jacques et son père étaient restés Mainfroi tout court. Or -depuis quelque temps le conseil du sceau des titres adopte une -jurisprudence qui abolit rétroactivement la cause du majorat: il est -naturel que le second empire ne marchande pas trop la noblesse du -premier. - -Gartières était le nom d'un petit bien de campagne conservé depuis -longtemps dans la famille et qui restait à Jacques. Trois ou quatre -Mainfroi, entre le XVe et le XVIIIe siècle, ont cousu Gartières à leur -nom pour se distinguer des Mainfroi de Bois-Vizille et des Mainfroi de -Jaubeuf, éteints aujourd'hui. - -Le ministre n'avait pu être si bien renseigné que par M. de Mondreville; -ce bon vieillard, un peu trop entiché lui-même de sa noblesse, -s'indignait par moments qu'on ne fût pas titré lorsqu'on prouvait -trente-deux quartiers et le reste. - -«Bah! répondait Mainfroi, je ne pourrais jamais être aussi vain de mon -titre que je suis orgueilleux de mon nom.» - -Vingt fois peut-être il avait tenu ce langage, et toujours dans la -sincérité de son âme; mais maintenant qu'il avait le titre et le nom -devant lui, maintenant qu'il lisait et relisait sur la dépêche -ministérielle ces cinq mots parfaitement assortis: _le comte Mainfroi de -Gartières_, il lui semblait que le tout formait naturellement une -harmonie majestueuse, et qu'en retrancher la moindre syllabe serait un -crime de lèse-grandeur. Cette contemplation l'enflait à ses propres -yeux; l'idée d'un avantage superficiel, extérieur, dû aux services d'un -mort et à la bienveillance d'un homme en place, lui fit oublier un -instant son vrai mérite et ce succès tout chaud qu'il ne devait qu'à -lui-même. Toutefois, comme il n'avait rien d'un sot, cette ivresse fut -bientôt cuvée; il arriva promptement à se la reprocher et voulut en -sonder la cause. Il descendit au fond de son coeur et trouva, quoi? Le -vague sentiment de l'attraction qu'un titre exerce sur les femmes, -l'idée d'une plus value matrimoniale, le regret de n'avoir pas été comte -de Gartières à trente ans: c'était penser à Marguerite. Il ne se dit -pas: «Maintenant je suis à même de lui offrir un nom aussi brillant que -celui de son père ou de son premier mari.» Tout occupé qu'il était de la -belle veuve, il ne s'avouait pas qu'il en fût amoureux, ou, s'il se -l'avouait parfois, c'était avec le ferme propos de se vaincre et de -respecter une loyale créature qui ne pouvait être sa femme. Il -n'admettait pas l'hypothèse d'un mariage avec cette cliente qui lui -devrait tout: sa délicatesse et sa dignité lui fermaient les -perspectives de l'avenir; mais il prenait un plaisir amer à bâtir mille -châteaux en Espagne dans l'irréparable passé. - -Sa rêverie fut coupée au plus bel endroit par un billet de Marguerite. -«Mon cher cousin, écrivait-elle, n'aurai-je pas le plaisir de vous -remercier aujourd'hui?» Il réfléchit qu'il aurait mauvaise grâce à -dédaigner des éloges qui devaient être ses seuls honoraires, et il -courut chercher le denier de la veuve avec un empressement qu'il se -déguisait à lui-même. «Polyxénie, dit-il en entrant, annoncez M. le -procureur général. - ---Une farce, monsieur? - ---La vérité, ma fille. - ---Mais vous n'avez rien de changé! Enfin, puisque ça vous amuse... -Monsieur le procureur général!» - -A ces mots, il se fit un brouhaha dans le petit salon, puis un grand -bruit de chaises suivi d'un profond silence. Mainfroi tombait au milieu -d'un encombrement de visites, et le procureur général annoncé à -brûle-pourpoint chez une plaideuse, c'était un coup de théâtre comme -Grenoble n'en avait jamais vu. «Comment! s'écria Marguerite, c'est vous! -La folle! - ---Elle n'a pas menti. J'ai reçu ma nomination en sortant de l'audience.» - -On s'empressa autour de lui pour le complimenter à la ronde. Un des -assistants remarqua qu'il avait commencé sa carrière d'avocat par un -Marengo et qu'il la terminait par un Austerlitz. - -«Ainsi donc, demanda Mme de Montbriand, vous ne plaiderez plus! - ---Jamais, madame. - ---Et si cette nouvelle était arrivée hier matin, vous n'auriez pas pu me -défendre? - ---Comme avocat, certes non. - ---Alors béni soit Dieu d'avoir retardé l'aventure! - ---Dieu, ou le ministre, on ne sait. - ---Mais, j'y pense, si vous êtes procureur général, M. Sébert ne l'est -plus. Moi qui avais si grand'peur de lui, je n'ai plus rien à craindre! -C'est vous qui prendrez la parole au nom du ministère public, et vous -n'aurez qu'à dire: Messieurs, je vous renvoie à la plaidoirie de Me -Mainfroi, elle exprime mon opinion tout entière. - ---Ah! pardon. Ce procédé simplifierait les choses, mais je doute qu'il -soit permis. - ---Si la loi le défend... - ---Non; la loi qui pense à tout, n'a point prévu le cas, que je sache. -Elle interdit au juge de siéger dans une affaire où il aurait plaidé, -elle semble ignorer qu'un simple avocat, par un coup de fortune, peut -devenir de but en blanc chef du parquet; mais où le code ne dit rien, -les convenances décident. Je céderai la place à un avocat général ou à -un substitut. - ---En avez-vous le droit? Est-ce que le garde des sceaux n'a pas -formellement demandé que le procureur général parlât en personne? - ---C'est, ma foi, vrai! je l'avais oublié; mais le ministre qui a donné -cet ordre est remisé sous la coupole du Sénat; son successeur, que je -verrai sans doute avant trois jours, est le plus galant homme du monde, -et je suis sûr de m'entendre avec lui.» - -Les nominations parurent au _Moniteur_ le jeudi 25 et arrivèrent à -Grenoble le vendredi. M. Sébert était nommé président de chambre à la -cour de Bordeaux, pas un mot sur le sort de M. de Mondreville. Mainfroi -partit pour Paris le soir même, et courut s'inscrire chez le copain, qui -était au conseil. Dans la journée du samedi, il reçut un billet -très-cordial qui l'invitait à déjeuner le lendemain au ministère. - -L'homme d'État l'accueillit à bras ouverts et s'excusa de lui rendre un -déjeûner d'auberge en échange du bon dîner de Fleuron. Aux premiers mots -de remercîments, il interrompit son convive et lui dit: «Vous ne me -devez rien; c'est mon vieil ami Mondreville qui a tout fait. Il a même -retardé votre nomination pour vous laisser le temps de plaider la grande -affaire. On dit que vous avez été admirable; _l'Impartial_ et le -_Courrier_ célèbrent votre éloquence; bravo! J'ai fait voeu d'écrémer -l'ordre des avocats au profit de mes parquets. Sébert était insuffisant, -je l'ai envoyé s'asseoir. Il est cause que l'arrêt n'est pas rendu, et -que le public et les plaideurs sont encore dans l'anxiété. - ---Le pauvre homme était d'autant plus embarrassé qu'il avait reçu -l'ordre de prendre parti dans l'affaire. J'aime à croire, monsieur, que -vous n'entendez pas me faire hériter de cette obligation? - ---Je n'ai rien à vous dire, je ne sais rien, je ne veux pas connaître du -procès Vaulignon, ni d'aucun autre. L'intervention du pouvoir exécutif -dans les affaires civiles est un abus contre lequel je réagirai de -toutes mes forces. Ne prenez conseil que de vous-même, ne suivez que les -impulsions de votre conscience, ne faites que le bien, et soyez sûr _a -priori_ que je suis d'accord avec vous. - ---Ce n'est pas tout d'avoir raison, il faut encore y mettre les formes, -et si je montais au parquet mercredi prochain pour appuyer ma plaidoirie -de mercredi dernier, on trouverait assurément que j'abuse. - ---L'affaire revient donc mercredi? Eh bien! pour vous mettre à votre -aise, je vais tâcher qu'on fixe à mercredi votre audience de serment. Il -faudra, bon gré, mal gré, que la cour s'arrange sans vous, et vous -trouverez l'arrêt rendu en revenant à Grenoble.» - -Mainfroi ne demandait rien de plus. Au dessert, il risqua une allusion -délicate à ce titre de comte dont on l'avait gratifié sans son aveu. -Selon lui, M. le premier avait poussé la bienveillance un peu trop loin -dans cette affaire. «Ne vous en prenez qu'à moi seul, dit le ministre. -Mondreville m'a fourni les renseignements, mais sur mon initiative. -Notre devoir n'est pas seulement d'empêcher l'usurpation des titres par -nos jeunes ambitieux en robe; je ne dois pas tolérer qu'un homme de -votre naissance commette par modestie une usurpation de roture. Si le -respect de la justice est ébranlé par la fausse noblesse, son prestige -est doublé par la vraie. Habituez-vous donc à signer le nom de vos aïeux -tout au long; cela vous paraîtra d'abord compliqué, mais cette nouveauté -ne déplaira pas à Mme la comtesse Mainfroi de Gartières. Vous voyez que -je suis au courant.» - -Jacques bondit sur sa chaise. «Ah! monsieur, s'écria-t-il, je vous jure -qu'on vous a mal informé. - ---Tant pis! Vous êtes d'une race qu'il ne faut pas laisser éteindre, et -le mariage qu'on annonçait publiquement à Grenoble me semblait fort bien -assorti. - ---Il est certain que la personne dont on vous a parlé mérite tout le -respect et tout l'attachement d'un homme; il est vrai que je l'ai -recherchée avant son mariage et que je ne me suis pas vu devancé par un -autre sans éprouver quelque regret; mais depuis qu'elle a bien voulu -m'appeler à son secours, pas un mot, pas un signe ne m'a donné lieu de -penser qu'elle m'honorât de la moindre préférence. Et d'ailleurs, fût-il -vrai qu'elle m'aime autant que je l'estime, il n'en résulterait qu'un -éternel chagrin pour elle et pour moi, car je ne puis l'épouser sans -encourir le mépris du monde et le mien. - ---M'est avis qu'en ce moment le ministère public pousse les choses au -noir. Je vous assure, monsieur, que mes amis, qui sont un peu les -vôtres, envisagent cette union d'un fort bon oeil et ne la trouvent en -rien méprisable. - ---C'est qu'ils ne sont pas à ma place, monsieur, et vous m'accorderez, -sans doute, que je suis le meilleur juge de mon honneur. Lorsque Mme de -Montbriand (j'ose la nommer) m'a prié de défendre son appel, la cause -était plus que perdue. La pauvre femme se trouvait exactement dans la -position de ces plaideurs désespérés qui se livrent pieds et poings liés -à un petit maquignon d'affaires. On lui dit: «Sauvez ma fortune, et je -vous en abandonne la moitié!» Ma cliente est venue à moi par un autre -chemin; elle m'a dit: «Sauvez-moi, et je promets de ne vous rien donner -en échange.» Si maintenant je demandais ou j'acceptais sa main, qui ne -va pas sans sa fortune, quelle différence y aurait-il entre le comte -Mainfroi de Gartières et les petits avocats véreux? - ---Il y en aurait une immense, à mon avis; mais j'avoue que les envieux -ne manqueraient pas de gloser. Nous sommes loin du bon vieux temps où le -moindre chevalier qui avait sauvé la princesse l'épousait sans scrupule -aux applaudissements des peuples. J'ai encore vu l'époque où le premier -médecin venu, ni riche, ni beau, ni très-jeune, arrachait une malade à -la mort et la conduisait à l'autel sans trop scandaliser les gens. On -disait dans le public: «Tant mieux pour lui, et sa femme n'est pas à -plaindre; mieux vaut encore épouser son médecin que de mourir.» -Aujourd'hui, pour quelques malheureuses pièces de cent sous que vous -aurez rendues à une jeune et jolie femme qui vous aime et que vous -aimez, la délicatesse vous interdit de faire son bonheur et le vôtre. -Ah! le monde a des raffinements d'honneur, de susceptibilités maladives -que j'admire, d'autant plus que nous savons, vous et moi, si les -voleurs, les mendiants et les mouchards y forment une imposante -minorité... Mais je n'insiste pas, n'écoutez que vos sentiments, et, si -la conscience vous défend d'épouser une ancienne cliente enrichie par -vous, mariez-vous à la Magistrature! - ---Ainsi ferai-je,» répondit Mainfroi. - -Son absence ne dépassa point le terme convenu; toutefois, il s'ennuya -fort au pays des plaisirs faciles. En dépit du préjugé qui veut que les -journées de Paris soient particulièrement courtes, il eut beaucoup de -mal à tuer le temps, surtout aux heures qu'il avait coutume de perdre -chez Mme de Montbriand. Un silence se faisait en lui; il se sentait -désoeuvré, inutile, incapable; et s'il essayait de se secouer, le -cerveau restait silencieux comme un grelot vide. Il monta en wagon le -vendredi soir, plus joyeux qu'un lycéen qui part en vacances. Aussitôt -débarqué et baigné, il courut chez M. de Mondreville sous prétexte de -lui porter les amitiés du ministre, mais surtout pour apprendre une -nouvelle que ni Fleuron ni Dominique n'avaient su lui donner. - -Le premier président lui parla de tout, excepté de l'arrêt, et la visite -commençait à traîner en longueur, lorsque Mainfroi, prenant son grand -courage, demanda d'un air détaché ce qui s'était passé la veille à -l'audience. - -«Mais peu de chose, répondit le vieillard. Nous avons confirmé deux -jugements, je crois. Verdon contre Minguy et Lefranc contre Bonnard. - ---Eh bien! et Vaulignon? - ---Nous vous avons attendu. - ---Là!... mais pourquoi? Dans quel intérêt? Mon bon monsieur de -Mondreville, je vous le demande au nom du ciel: avait-on besoin de moi -pour rendre un arrêt qui est peut-être ici tout rédigé sur le coin de -votre bureau? - ---En effet, j'ai tracé une légère esquisse, et je ne crains pas de vous -dire entre nous que vos conclusions seront adjugées. La cause, en droit, -n'a jamais été qu'à moitié bonne; il n'était pas en votre pouvoir de la -rendre excellente. Je ne sais ce qu'on pensera de nous en cassation, -mais n'importe: vous avez enlevé la cour et le public, et la cause, -bonne ou mauvaise, est gagnée. Vous avez procédé par voie sentimentale; -la pitié, l'indignation, le mépris ont plus de part à la victoire que le -raisonnement; bref, s'il faut vous dire toute ma pensée, c'est un succès -d'assises que vous remportez là. Or le parquet, vous le savez, se pique -de réagir contre ces entraînements de la faiblesse humaine. Nos avocats -généraux, nos substituts eux-mêmes, sont d'avis que la cour s'est laissé -attendrir comme un simple jury. S'ils n'étaient retenus par de hautes -convenances, j'en connais au moins deux qui discuteraient sévèrement -votre plaidoirie; mais le moyen, je vous le demande, maintenant que vous -planez sur eux? Devant la résistance des uns et l'abstention -systématique des autres, je me suis arrêté à un parti qui ne -compromettra personne. Après tout, il n'est pas indispensable que le -parquet ait des lumières à lui dans chaque affaire civile; sept fois sur -dix, ces messieurs s'en remettent à la sagesse de la cour ou du -tribunal. Vous pourriez donc, si je ne me trompe, occuper le siége du -ministère public; vous diriez qu'un avis du garde des sceaux, antérieur -à votre nomination, invite le procureur général à conclure en personne -dans cette affaire; mais que, pour des raisons faciles à comprendre, -vous vous en rapportez au sentiment de la cour. Qu'en pensez-vous? - ---Je pense, répondit Mainfroi, que la cause me semblait absolument -bonne, et je me demande si la force de mes raisons a pu s'éventer en -huit jours comme le vin d'une bouteille débouchée. - ---Pas d'exagération, mon enfant! Après tout, vous gagnez. - ---J'entends bien; mais si le gain de la cause suffit à l'avocat, ce -n'est peut-être pas assez pour un procureur général et pour... - ---Et pour un Mainfroi? Bien, mon fils! Ce sentiment vous fait honneur, -mais ne vous mettez pas en peine. Les questions de forme, quelque -importantes qu'elles soient, sont et seront toujours secondaires. Le -premier devoir du magistrat est de faire justice, c'est-à-dire de -protéger les honnêtes gens contre les coquins. Les époux Vaulignon sont -de vilains personnages, malgré tout le soin qu'ils ont pris de se mettre -en règle avec la loi; Mme de Montbriand est une femme de bien qui -réclame son patrimoine et que nous ne devons pas réduire à la misère, -quelque imprudence qu'elle ait mise à se dessaisir. Voici la minute en -question; je ne crois pas violer le secret des délibérations en la -communiquant au premier magistrat du parquet. Les _attendu_ vous -paraîtront assez concluants, je m'en flatte, et l'arrêt suffisamment -motivé.» - -L'exposé des motifs et l'arrêt emplissaient quatre pages de petit texte; -Mainfroi n'en fit qu'une bouchée, puis il remercia M. de Mondreville, et -prit congé de lui en dissimulant comme il put le trouble et l'oppression -qui lui restaient de sa lecture. - -«Ce pauvre premier, pensait-il, est le meilleur et le plus digne des -hommes, mais ses facultés baissent: voilà un arrêt motivé en dépit du -sens commun.» - -Dans cette affligeante pensée, il s'en alla, comme à son ordinaire, chez -Mme de Montbriand. Marguerite l'attendait; elle le reçut avec une -expansion de bonheur qui la rendait tout à fait belle; mais il resta -rêveur, inquiet et morose, moins heureux d'être là que désireux de se -retrouver seul avec l'idée qui l'absorbait. Rentré chez lui, il -s'escrima toute la soirée et toute la nuit à défaire et à refaire les -malheureux _attendu_ de M. de Mondreville, sans pouvoir se contenter -lui-même. Le labeur et l'anxiété de cette longue veille au lendemain -d'un voyage le mirent sur les dents; il avait une fièvre de fatigue, de -doute et de dépit. - -«Est-ce donc moi qui suis en décadence? disait-il, ou faut-il croire que -la rédaction d'un arrêt comporte un talent qui me manque? C'est une -littérature de précision, j'en conviens, tandis que l'éloquence -judiciaire se borne à présenter artistement des à peu près... Mais la -cause était bonne, morbleu! quand je l'ai plaidée, et maintenant qu'elle -est gagnée, il me semble à moi-même qu'elle ne vaut plus rien. Pourquoi? -Sans doute parce que je ne suis plus avocat, et qu'ayant changé de point -de vue j'envisage une autre face des mêmes objets. Il n'y a pourtant pas -deux justices, pas plus qu'il n'y a deux morales ou deux vérités. -Travaillons! travaillons encore, et battons le caillou jusqu'à ce que -l'étincelle jaillisse!» - -Il débitait son monologue en marchant à grandes enjambées d'un bout à -l'autre de l'appartement, et cette promenade fébrile le ramenait toutes -les cinq minutes à la salle de réception où les Mainfroi du vieux temps -formaient la haie sur son passage. Ces portraits n'étaient pas tous des -oeuvres de maîtres: à part un Philippe de Champaigne, un Rigaud et un -Largillière, la galerie n'avait d'autre mérite que l'authenticité; mais -tous les visages, sans exception, étaient empreints d'une noblesse et -d'une sérénité grandioses. Le calme imposant des ancêtres contrastait -sévèrement avec l'agitation maladive de leur héritier. Jacques voyait -les regards austères de ces grands magistrats s'abaisser avec compassion -sur sa personne nerveuse et frémissante. - -«Eh bien! quoi? leur dit-il; que me reprochez-vous? Je suis un fils -dégénéré peut-être? Non! je suis un peu jeune, voilà tout. Je ne suis -encore qu'un homme, et je commence à comprendre aujourd'hui que, pour -disposer de la vie, de la fortune et de l'honneur d'autrui, pour devenir -un vrai magistrat, il faut s'élever au-dessus de l'homme. Vous avez tous -monté cet échelon invisible; moi, je m'y heurte au premier pas, et je me -fais mal. Qui sait si vous n'avez pas éprouvé le même accident à mon -âge? Vos fronts n'ont pas toujours été si impassibles ni vos regards si -majestueux. Attendez, et comptez sur moi!» - -Il ramassa tous les papiers qu'il avait noircis depuis la veille, et -courut chez le premier président. Ses traits étaient si visiblement -altérés que le vieillard lui demanda s'il était malade. - -«Je suis bien pis que malade, répondit-il; depuis tantôt vingt-quatre -heures, j'ai l'esprit à l'envers. Vous m'avez dit hier que la cause -n'était qu'à moitié bonne, et vous savez si j'ai protesté. Maintenant, -cher monsieur, je vous supplie de me prouver qu'elle est à moitié bonne, -car plus je l'examine, plus elle me paraît mauvaise, et moins l'arrêt -qui adjuge les conclusions de Mme de Montbriand me semble motivé. Vous -dites: «Attendu qu'il est inadmissible que la veuve de Montbriand se -soit dépossédée de la presque totalité de ses biens autrement qu'à titre -de prêt, et se soit volontairement réduite à la misère;» cette assertion -que j'ai plaidée, est contredite par tous les faits de la cause. Non, -Mme de Montbriand n'a pas prêté sa fortune à son père, elle la lui a -donnée; elle a refusé non-seulement toute garantie, mais jusqu'aux -simples reçus; elle n'a accepté que des actions de grâces en échange -d'un don pur et simple. Elle comptait si peu sur un remboursement -ultérieur qu'elle a même caché au marquis une notable partie de ses -sacrifices, payant les huissiers de la main à la main et leur -recommandant le silence. On dit qu'elle ignorait le testament qui -l'exclut de l'héritage paternel et donne Vaulignon à son frère: j'en -conviens; mais l'eût-elle connu, elle n'aurait pas moins accompli son -sacrifice. Il appert de tous ses actes que la noble créature n'avait -qu'un but, et que ce but était d'assurer le repos du marquis, d'empêcher -que ce propriétaire monomane n'attentât à sa propre vie, comme il -l'avait annoncé, le jour où l'hypothèque judiciaire frapperait son cher -domaine. Vous dites: «Attendu que le marquis, vivant avec sa fille dans -les termes les plus affectueux et légitimement indigné de l'ingratitude -de son fils, ne pouvait accepter une libéralité dont l'effet facile à -prévoir, au moins pour lui, devait être de réduire celle-là à la -mendicité en laissant celui-ci dans l'opulence.» Erreur! monsieur le -président. Je vous accorde que le vieillard ne haïssait point sa fille; -grâce à Dieu, il n'était pas encore dénaturé à ce point. Nous dirons -même qu'il l'aimait, si vous voulez, mais il l'aimait comme on aime les -filles dans la famille Vaulignon et dans beaucoup d'autres de notre -caste. On se ferait un crime de les envoyer mendier leur pain; on trouve -juste et naturel de les emprisonner dans un couvent pour la vie. Tel est -le sort que le marquis a rêvé de tout temps pour sa fille, et je -jurerais qu'en exploitant la facile bonté de Marguerite, en ruinant -cette infortunée au profit du château et des bois de Vaulignon, il -parodiait le mot de Mme de Pompadour et disait: «Après moi, le couvent!» -La conduite de son fils l'indignait, je l'avoue, et certes il y avait de -quoi; mais comptez-vous pour rien la manie du propriétaire et -l'insurmontable orgueil du nom? Ce fils ingrat, indigne, détestable et -même détesté par boutades était un Vaulignon, et le seul de sa -génération. Lui seul pouvait perpétuer cette union du nom et de la -terre, que le vieillard avait tant à coeur dans son orgueil de -gentilhomme et de propriétaire foncier. Et tenez, monsieur le président, -lorsque je reste à ce point de vue et que j'examine le second testament -du marquis, cette pièce dont j'ai tiré parti la semaine dernière se -dresse victorieusement contre nous. D'abord ce n'est qu'un projet, ou -mieux l'ébauche d'un projet, jetée _ab irato_, dans un mouvement de -dépit, sur un lambeau de registre, au verso d'une feuille où je lis: -«Chiens d'ordre, Ravageot, Fido, Mazaniello, Ravaud, Ronflot, Castillo, -etc.» Ce brouillon, jeté au hasard, exprime-t-il la volonté de l'homme -ferme et résolu qui vint la nuit, par un froid rigoureux, déposer chez -Foucou son testament en forme authentique? «Moi soussigné,» dit-il. Il a -donc l'intention de signer. Or, il ne signe pas, et pourquoi? Parce -qu'au moment d'aliéner le domaine qu'il adore, au moment de donner -Vaulignon à une fille très-méritante et très-digne, mais qui ne porte et -ne peut pas porter son nom, le coeur lui manque, la plume lui tombe des -mains. Ce mot interrompu résume tout le procès, monsieur le président. -Il nous montre la faiblesse, l'égoïsme et l'ingratitude du père, et -l'imprudence désormais irréparable de la fille. Mme de Montbriand a -donné, donné tout son bien, sans condition, à un homme qui n'avait pas -mérité et qui n'a pas reconnu ce sacrifice. Elle a dilapidé noblement, -héroïquement sa dot et son douaire. Que vient-elle réclamer aujourd'hui? -Sa légitime? Elle l'a reçue en mariage. Une créance? On n'est pas -créancier lorsqu'on est donateur!» - -M. de Mondreville avait écouté cette tirade avec une stupéfaction -croissante. Quand l'orateur s'arrêta pour reprendre haleine, il lui dit: - -«Eh! mon enfant, où courez-vous? Vous voilà maintenant plus royaliste -que le roi. O jeunesse! D'un extrême à l'autre, en un seul bond! L'arrêt -n'est pas aussi mal fondé que vous dites; si je l'ai rédigé sans -enthousiasme, je ne suis cependant pas homme à le déchirer sans -discussion. Rappelez-vous mon premier mot quand vous m'avez parlé de -cette affaire: litige épineux, vous ai-je dit. En effet, le pour et le -contre me semblaient presque également soutenables, et je voyais la cour -à peu près partagée, sauf une légère tendance à confirmer le jugement. -Vous vous êtes jeté tout entier dans la balance, à corps perdu, et je -sais que depuis huit jours, grâce à vous, la majorité est déplacée. Vous -n'avez pourtant pas convaincu tout le monde, et cette opinion qui vient -d'éclore dans votre esprit a toujours conservé des adhérents. S'ils ne -sont pas en nombre, tant mieux pour vous, car enfin vous n'êtes pas -devenu subitement l'ennemi de cette belle cliente. Laissez-nous faire, -pratiquez la maxime des plus illustres sages de l'antiquité: -contiens-toi et abstiens-toi! - ---Ai-je le droit de m'abstenir? S'il est vrai, comme vous le croyez, que -ma parole ait fait pencher la balance, je suis la cause déterminante de -l'arrêt; la vraie responsabilité retombe sur ma tête, et c'est sous de -tels auspices, monsieur, que je ferais mon pas dans la magistrature! - ---Mais quand on vous dit que l'affaire a deux faces! - ---Et si je n'en vois plus qu'une! Et si, juste au moment où la cause -m'apparaît sous son mauvais côté, je suis appelé à me prononcer -publiquement, non plus en mon nom personnel, mais au nom de la société, -au nom de la loi et des principes de l'éternelle justice? - ---Parlez-vous sérieusement? Seriez-vous homme à vous élever contre -vous-même et à ruiner l'effet de votre plaidoirie? - ---Pourquoi pas? Les entraînements de l'avocat passionné sont excusables; -la complicité, même tacite, du magistrat serait criminelle. - ---Ah! les grands mots! - ---Cherchez dessous, mon bon et vénérable ami; vous trouverez un grand -courage et un grand sacrifice. - ---Tu n'es qu'un grand enfant, mais il faut que je t'embrasse. Si ton -pauvre père était encore de ce monde, il serait fier de toi.» - - -VI - -Ni ce jour-là, ni le lendemain, Jacques ne se présenta chez Marguerite. -Il se calfeutra dans son cabinet, travailla dix-huit heures sur -vingt-quatre, et reprit le dossier d'un bout à l'autre sans pouvoir -retrouver cette belle conviction qui avait inspiré sa plaidoirie. Tout -au contraire: plus il creusait, plus il s'affermissait dans la négative. - -Mme de Montbriand lui écrivit le premier soir un billet où le badinage -mondain cachait mal une secrète inquiétude. Elle l'avait trouvé froid et -gêné la veille; or, il arrivait de Paris, il venait de côtoyer un monde -où elle comptait des amis chauds et des ennemis dangereux; l'esprit de -Mme Augusta de Vaulignon était fertile en calomnies; il se pouvait qu'on -eût noirci le dévouement si désintéressé du pauvre M. de Cayolles; bref, -la pauvre femme craignait tout, hors son véritable danger. Il répondit -sur un ton amical et triste, alléguant un travail qui n'avait rien -d'attrayant. Le lendemain, Polyxénie apporta une lettre longue et -pressante; on s'étonnait qu'il pût avoir des occupations si tyranniques; -les femmes ne croient pas au travail; de toutes les excuses, c'est la -seule qu'elles n'aient admis dans aucun temps. On lui rappelait qu'avant -la grande bataille, au plus fort des armements, dans le coup de feu de -son éloquence, il trouvait tous les jours quelques minutes à perdre en -compagnie de sa cousine. «La désertion d'hier et d'aujourd'hui est -d'autant plus impardonnable, disait-elle, que bien certainement vous ne -travaillez pas pour moi.» - -Il écrivit: - - «Hélas! non, ma belle, chère et touchante cousine, je ne travaille pas - pour vous. Non, non! Dieu seul peut prévoir aujourd'hui le jugement - que vous porterez sur ma douloureuse élucubration. Quoi qu'il arrive, - ne me détestez pas: c'est la seule grâce que j'implore dans le présent - et dans l'avenir. - - «A vos pieds, - - «JACQUES MAINFROI.» - -Quelque peu soulagé par cette demi-confidence, où Marguerite ne comprit -rien, il se replongea dans l'étude et travailla encore le jour suivant -sans égard à la loi du repos dominical. Mme de Montbriand, piquée au -vif, ne le dérangea plus. - -Le lundi matin, vers neuf heures, il reçut la visite du premier avocat -général, M. Boutan. La porte étant toujours condamnée, M. Boutan avait -forcé la consigne. C'était un homme d'âge et d'expérience, mais d'une -verdeur extrême, et réputé pour sa franchise autant que pour son savoir. -Il venait en son nom personnel, mais à l'instigation de M. de -Mondreville, qui lui avait annoncé le revirement de Mainfroi. Avec un -tact parfait, il aborda l'affaire en homme qui s'incline devant son -supérieur actuel sans oublier qu'un mois plus tôt il s'intéressait -encore à ce jeune avocat. «Monsieur, dit-il, le bruit court au palais -que l'affaire Vaulignon vous est apparue sous un nouveau jour. - ---En effet, monsieur, répondit Jacques. - ---Permettez-moi de m'en féliciter au nom de tout votre parquet, qui a -partagé vos sentiments en mille occasions, et qui est heureux de se -retrouver d'accord avec vous après une divergence passagère. - ---Pensez-vous que le parquet soit unanime sur cet appel? - ---Je suis en mesure de l'affirmer. La sympathie, l'équité même a beau -parler en faveur de Mme de Montbriand, le droit n'est pas pour elle, et -tous, sans exception, si nous avions la parole, nous supplierions la -cour d'oublier l'admirable plaidoirie qui l'a émue, et de confirmer -simplement la sentence des premiers juges. - ---Cela étant, monsieur, je m'étonne que toute la magistrature debout se -soit abstenue quand mon éloignement lui faisait si beau jeu. - ---Votre absence n'était pas officiellement annoncée. L'eût-elle été, -nous aurions craint d'encourir le reproche de discourtoisie et de -quasi-trahison. Ajoutez qu'on ne se résigne point de gaieté de coeur à -jeter dans l'indigence une personne intéressante, loyale, chevaleresque -jusqu'à la folie, puisque non-seulement elle s'est ruinée par amour -filial, mais encore qu'elle a refusé, par délicatesse, une transaction -qui lui laissait trente mille francs de rente. - ---A quelle époque, s'il vous plaît? - ---Le matin même de l'audience, une heure avant votre plaidoirie. - ---Impossible! De qui tenez-vous cette histoire? - ---Des deux avoués, de Béraud et de Picardat. - ---Et pourquoi n'en ai-je rien su? - ---Je l'ignore. - ---Par quels motifs a-t-elle pu, la malheureuse femme, repousser un -arrangement si honorable et si avantageux! - ---Elle a dit que, sa cause étant remise entre vos mains, elle ne pouvait -plus transiger sans vous faire injure. - ---Elle pouvait au moins me demander avis; mais n'importe. Quelles sont -vos intentions, monsieur? car je suppose que vous avez quelque -combinaison à me proposer. - ---La plus naturelle de toutes. Je vous demande la permission d'occuper -le siége du ministère public et de conclure, avec tous les égards qui -vous sont dus, mais avec toute la fermeté que je dois aux principes, -contre l'appel de Mme de Montbriand.» - -Mainfroi se recueillit un moment, s'arma de tout son courage et -répondit: «Décidément, monsieur, j'aime mieux me fustiger moi-même. -L'autorité du procureur général restera plus intacte, et l'exemple sera -plus grand.» - -Et comme M. Boutan objectait que la chose était sans précédents, il -répliqua: «Tous les actes un peu mémorables se sont produits sans -précédents, et c'est à cette circonstance qu'ils ont dû de rester dans -la mémoire des hommes. Je vous autorise à publier cette nouvelle: si -j'ai changé de point de vue, je ne changerai pas de résolution.» - -Là-dessus, il se remit à l'ouvrage; mais au milieu de la journée il se -rappela tout à coup un devoir plus urgent. Il ne voulait pas que Mme de -Montbriand apprît par la rumeur publique la volte-face de son ancien -défenseur: il devait à sa cliente et à lui-même de l'informer -directement, de lui porter à domicile ses explications et ses excuses, -dût-elle les prendre mal. La démarche était non-seulement embarrassante, -mais hasardeuse. Mainfroi s'attendait aux violences d'un caractère -indompté; cependant, ce n'était pas là ce qui l'inquiétait le plus: il -craignait que la colère ne mît à nu quelque côté moins noble de cette -âme. Dans le monde moral, comme dans le monde physique, les ouragans -sont d'admirables et terribles révélateurs, qui découvrent tantôt des -filons d'or, tantôt des fleuves de boue. - -«Madame est chez elle?» - -La chambrière répondit rudement: «Si elle y est? je crois bien! Il ne -manquerait plus que ça qu'elle fût sortie, quand monsieur nous fait -l'honneur et la grâce d'une visite. On se tient à vos ordres, et quand -par hasard le temps dure trop, on se divertit à pleurer.» - -Il n'avait pas franchi le seuil du petit salon que Marguerite lisait la -gêne et la tristesse sur son visage. Elle courut à lui, lui appuya deux -doigts sur la bouche et lui dit d'un ton suppliant: «Ne parlez pas, je -vous le demande en grâce. J'ai des pressentiments infaillibles, mon -pauvre ami. Je m'attendais à vous voir aujourd'hui; je sens, à n'en pas -douter, que nous nous retrouvons pour la dernière fois. Vous venez -m'apporter une mauvaise nouvelle, me chercher une querelle d'Allemand, -que sais-je? Je ne veux rien entendre de tout cela. Quoi qu'on ait pu -dire, inventer, machiner contre moi, taisez-vous; cachez-moi toutes ces -infamies, je ne me défendrai pas. Grâce à Dieu, je n'ai point d'amour -pour vous; je n'en aurai jamais pour personne; je quitterai bientôt -Grenoble, j'irai cacher ma vie à Vaulignon; vous n'entendrez plus parler -de moi. Restons donc comme nous sommes, amis, vieux et tendres amis; ne -gâtons pas le souvenir de tant d'heures charmantes. Séparons-nous comme -il convient à deux âmes de condition dont l'une sera toujours la -très-fidèle vassale de l'autre. Vous êtes le bienfaiteur et je suis -l'obligée; ne me défendez pas d'aimer ma reconnaissance et de la choyer -toute la vie au plus profond de mon coeur! - ---O femmes! répondit tristement Mainfroi, toutes les mêmes! Infaillibles -dans l'erreur et douées d'une perspicacité admirable pour voir le -contraire du vrai! Il s'agit bien de services et de reconnaissance! -Votre procès est perdu, et c'est moi qui vous le ferai perdre mercredi -prochain, sans remise, en prouvant que vous avez tort. Voilà l'objet de -mon travail et la cause unique de ma tristesse. Quant au reste, je vous -jure que personne ne vous a calomniée devant moi, que je ne l'aurais pas -souffert, et que tout l'univers, à commencer par moi, vous honore comme -la plus admirable et la plus sainte des créatures, entendez-vous? - ---Pourquoi donc mon procès est-il perdu? - ---Parce que vous devez le perdre en droit. - ---Et qui est-ce qui a fait cette belle découverte? - ---Moi et beaucoup d'autres. - ---Quels autres? Des femmes, n'est-ce pas? Une, au moins? Oh! la piteuse -et vilaine nouvelle! Je ne vous accuse pas, monsieur Mainfroi; ce n'est -pas vous qui avez conçu ce projet misérable. Vous êtes, sans le savoir, -l'instrument de leur intrigue. On commence par séduire un honnête homme, -et dès qu'on tient son coeur on a prise sur sa raison. Cette Bavaroise -est hideuse... ce n'est pas elle, c'est donc quelqu'un des siens... -avouez! - ---Mais je n'avoue rien du tout! Mon coeur est aussi libre que le vôtre, -et je proteste qu'il n'a pas même eu le mérite de la résistance! Votre -cause me paraissait bonne il y a quinze jours; je l'ai plaidée avec -conviction et je l'ai presque gagnée. Je reviens de Paris, je l'étudie -sur nouveaux frais, je m'aperçois que nous nous sommes trompés, et je me -mets en mesure de réparer mon erreur, quoi qu'il m'en coûte. - ---En vérité? cela vous coûte tant? Eh! monsieur, si vous étiez seulement -mon ami, vous n'examineriez pas si ma cause est plus ou moins juste. -C'est le premier principe de l'amitié, cela, donner raison à ceux qu'on -aime, quand même ils auraient mille torts! J'ai raison, vous me l'avez -dit et prouvé, vous m'avez répondu de tout, vous m'avez mis le coeur en -joie et l'imagination en campagne. Tout à coup le vent tourne, et, non -content de me laisser sans défense, voici que vous armez contre moi? - ---C'est mon devoir de magistrat. - ---Une arme à deux tranchants, votre magistrature! Elle vous défendait -naguère de m'appuyer, elle vous commande maintenant de me porter bas. Un -magistrat, répéter aujourd'hui ce qu'il a dit hier, se donner raison à -lui-même! jamais! les convenances s'y opposent; mais s'il lui prend -fantaisie de se déjuger, de se contredire, de briser ses idoles, de -réduire au désespoir ceux qu'il avait enivrés d'espérance, c'est une -originalité qui n'a rien d'inconvenant et que certains badauds -applaudiront peut-être! Je veux vous applaudir aussi, monsieur Mainfroi. -On ne me refusera pas une stalle au théâtre lorsque je paye les frais de -la comédie. Je verrai de quel front vous abjurez vos principes et reniez -vos amis. Peut-être aussi saurai-je reconnaître à son air de triomphe -celle qui, depuis quatre jours, se glorifie de votre conversion. Malheur -à elle! - ---Malheur à nous tous, madame, si vous persistez à voir ce qui n'est -pas, à méconnaître l'évidence et à vous gendarmer contre des fantômes! -Que peut-on dire à qui ne veut rien entendre? Quelles preuves fournir à -qui ferme obstinément les yeux? Me croirez-vous, si je vous dis que vos -intérêts me sont plus chers que les miens, que votre liberté, votre -repos et votre bonheur sont le principal objet de ma vie, que je vous -aime enfin malgré vous, malgré moi, malgré le mot décourageant dont vous -m'avez écrasé tout à l'heure!» - -La vicomtesse de Montbriand se leva, prit un air de superbe dédain et -répondit: - -«Monsieur Mainfroi, il me reste peu de temps à vivre de la vie de ce -monde, puisqu'à la fin de la semaine, grâce à vous, je rentrerai sans -doute au couvent. Je désire employer ces derniers jours à ma guise et ne -voir que des visages absolument agréables, s'il vous plaît.» - -Elle accompagna ce congé d'une ample révérence et passa dans sa chambre, -laissant Mainfroi maître du terrain, mais éconduit. - -Il hésita un moment, et quoiqu'il entendît à travers la porte comme un -bruit de sanglots étouffés, il prit son chapeau et se retira. - -«Tout va mal, pensait-il; mais ce n'est pas l'instant de ramer sur le -fleuve de Tendre. Il s'agit de combattre l'appel de cette pauvre femme -aussi victorieusement que je l'ai défendu, après quoi nous nous -occuperons d'elle.» - -Le soin qu'il mit à préparer ses conclusions était fort inutile, un seul -mot de sa bouche suffisait. Mme de Montbriand, condamnée par son propre -avocat, ne pouvait plus trouver grâce devant un seul conseiller de la -cour. S'il expédia sommairement son discours d'installation pour donner -plus de temps et de travail à la grande affaire, ce fut surtout à -l'intention du public. Il comptait sur un auditoire prévenu, pour ne pas -dire hostile; l'événement justifia sa crainte et la dépassa même un peu. - -Dès les premiers mots, il fut interrompu par un murmure sourd qui -s'éleva peu à peu jusqu'au tumulte. Les cris et les sifflets lui ôtaient -décidément la parole, si M. de Mondreville n'eût imposé silence aux -tapageurs en déclarant qu'il ferait évacuer la salle au premier signe -d'improbation. - -Cinq minutes plus tard, tandis que Mainfroi, pâle et crispé, mais -résolu, poursuivait énergiquement son exorde, une tempête -d'applaudissements ébranla le palais. La foule se consolait de ne -pouvoir huer le magistrat en acclamant l'entrée de sa victime. Mme de -Montbriand, en grand deuil, précédée et suivie de quelques fanatiques, -s'avança le front haut, l'oeil brillant, jusqu'au siége que ses amis lui -avaient secrètement réservé. Tous les assistants se levèrent, les uns -pour la mieux voir, les autres pour lui rendre hommage. Elle salua ce -peuple avec la majesté d'une reine et apaisa d'un geste charmant ses -fidèles vassaux de Vaulignon. L'audience fut interrompue; le président -lança du haut de son fauteuil une remontrance plus sévère et un suprême -avertissement, puis il rendit la parole à Mainfroi. - -Celui-ci, par une inspiration soudaine, changea son plan... - -«Messieurs, dit-il, le ministère public s'associe hautement à la -sympathie, au respect, à la tendre pitié que le malheur d'une personne -aussi vaillante que vertueuse éveille ici dans tous les coeurs.» - -Il poursuivit quelque temps sur ce ton, exalta les mérites personnels de -Mme de Montbriand, et revint par un détour habile à la discussion du -point de droit. - -«La loi est dure, dit-il, mais c'est la loi. Je suis ici pour la -défendre, la cour pour l'appliquer, Mme de Montbriand pour la subir, et -vous tous pour la respecter. Que chacun fasse son devoir comme je fais -le mien!» - -Un léger frémissement lui fit comprendre qu'il n'avait point parlé à des -sourds. Le propre des Français est de vivre exclusivement dans l'heure -présente. L'actualité les saisit si bien qu'elle leur ôte la mémoire du -passé; c'est ce qui les rend peu aptes à juger une vie ou un caractère -dans son ensemble. Qu'un homme ait travaillé soixante ans à se rendre -impopulaire, s'il trouve un joint, s'il saisit le bon moment pour dire -ou faire la chose agréable aux masses, il deviendra plus sympathique en -un jour que tous les bienfaiteurs de l'humanité: les journaux le portent -aux nues, et la jeunesse des écoles lui décerne des couronnes. Le -phénomène inverse se produit aussi vite et par des causes aussi futiles. -Si la race de Clovis n'est plus sur le trône, elle est encore dans la -rue; nous aimons tous à brûler ce que nous avons adoré. La popularité -française ressemble à ces immenses végétations sous-marines qui -grandissent en peu de jours, mais qui n'ont pas de racines, et qui -meurent, si leur caillou natal est seulement déplacé. - -Le discours de Mainfroi s'acheva au milieu d'une attention respectueuse -et presque bienveillante. On vit bien qu'il ne passait pas à l'ennemi -par caprice ou par séduction; on comprit qu'il souffrait d'avoir à -conclure contre Mme de Montbriand; son mépris pour Gérard de Vaulignon -éclatait au grand jour, alors même qu'il ruinait Marguerite au profit de -cet homme. Il termina par une courte allocution aux jeunes avocats qui -l'entendaient: - -«Mettez à profit, leur dit-il, la douloureuse expérience d'autrui, et, -avant de plaider une cause, demandez-vous comment vous la jugeriez, si -Dieu, d'un jour à l'autre, vous infligeait la lourde responsabilité du -magistrat.» - -La cour, adoptant les motifs des premiers juges, confirma le jugement -qui condamnait Mme de Montbriand à rapporter cent mille francs à la -succession paternelle. - -Marguerite se dépouilla du peu qui lui restait. Le marquis Gérard de -Vaulignon lui fit savoir que sa dot était payée au Sacré-Coeur de -Grenoble et qu'elle y pouvait commencer son noviciat le jour même. Elle -entra au couvent; Gérard et sa famille commirent un régisseur au soin de -leurs intérêts et s'en furent cacher leur gloire en Bavière. Mainfroi -prit un congé de quinze jours et s'éclipsa; le bruit courut qu'il était -à Paris. - -Dès son retour, il fit venir l'ancien avoué de la recluse. - -«Maître Picardat, lui dit-il, nous avions mal jugé M. et Mme de -Vaulignon, qui sont les plus honnêtes gens et les meilleurs parents de -la terre. S'ils ont paru s'acharner à ce triste procès, c'était par un -bon sentiment, pour procurer l'entière exécution des volontés -paternelles. Au fond du coeur, ils estiment Mme de Montbriand et ils -seront heureux de la revoir, dans quelques années, lorsque le temps aura -guéri leurs blessures réciproques. En attendant, ils reviennent -d'eux-mêmes à cette transaction, vous savez? qui a échoué par ma faute. -Connaissez-vous beaucoup de plaideurs assez grands pour transiger après -la victoire? Voici la somme en bon papier; vous la porterez aujourd'hui -à Mme de Montbriand. C'est M. de Vaulignon qui vous la fait parvenir; -que mon nom ne soit pas prononcé, je vous prie.» - -Resté seul, il employa presque toute la journée à des réformes -d'économie privée, interrogeant Dominique, comptant avec Fleuron, -supprimant telle dépense et réduisant telle autre, donnant ses ordres au -maquignon qui devait vendre les chevaux neufs, et prenant toutes ses -mesures pour conformer son train de maison au revenu d'un procureur -général sans fortune. - -«Merci de moi! disait Fleuron; tu deviens donc avare, mon enfant? - ---Je deviens vieux,» répondait-il en montrant ses dents blanches. - -Jamais il n'avait eu le coeur si léger; il commençait à comprendre cette -gaieté des gueux, qui sera l'éternel étonnement des riches. En -traversant le salon de ses ancêtres, il s'écria: - -«Eh bien! bonnes gens, que pensez-vous de moi? Votre héritage est à -vau-l'eau et votre nom s'éteindra probablement avec ma vie, mais j'ai -tenu la conduite d'un digne magistrat, pas vrai?» - -Le temps passait, la nuit tomba; on vint lui annoncer que le dîner était -servi. Il prit sa place accoutumée devant la vieille table aux jambes -torses, et dîna d'un bel appétit sur la nappe de guipure, dans la -porcelaine du Japon, en face du grand miroir de Venise qui reflétait sa -bonne mine et son air de contentement. La cheminée flambait d'autant -mieux que le temps était à la gelée; le talon des passants sur le pavé -de la rue rendait un bruit sec. L'antique horloge sonna sept heures; les -tambours de la garnison commencèrent à battre la retraite. Tout à coup -une voiture s'arrêta devant la porte, et le marteau retentit. Un -souvenir des temps lointains s'éveilla dans l'esprit de Mainfroi, et -machinalement il tourna la tête vers la portière pour demander si -l'ombre du marquis de Vaulignon n'était pas sous le vestibule. - -La portière s'écarta, et Mme de Montbriand apparut, toujours fière, mais -émue et frémissante. - -«Monsieur Mainfroi, dit-elle, je viens savoir si vous êtes tout à fait -un honnête homme, ou si vous ne payez vos dettes qu'à moitié.» - -Il balbutia: - -«Mais, madame,... expliquez-vous, de grâce! - ---Vous avez dit: «Je gage ma fortune et mon nom que vous rentrerez dans -votre héritage.» Vous ne m'avez donné que votre fortune. - ---Qui vous fait croire?... - ---Personne ne vous a trahi; je ne me suis pas même informée; je connais -la générosité de mon frère; mais ma devise est: tout ou rien, et je vous -somme de dire si vous m'abandonnez votre nom?» - -Il répondit étourdiment: - -«Pourquoi faire? - ---Pour le porter toute ma vie avec honneur, avec joie, avec amour, et -pour le transmettre à nos enfants, s'il plaît à Dieu! - ---Marguerite! - ---Jacques!» - - - - -III - -L'ALBUM DU RÉGIMENT - - -I - -Une femme de quarante-cinq ans, grande, svelte et belle encore, -arpentait la rue Saint-Dizier, à Nancy. Elle allait d'un tel pas que son -guide, un garçon de l'hôtel d'Europe, s'essoufflait à la suivre. Le -soleil d'août lui tombait droit sur la tête, et elle ne songeait pas -même à ouvrir son ombrelle, qu'elle brandissait comme un javelot. -C'était évidemment une bourgeoise des champs: le visage bronzé, la robe -de soie trop forte et trop lourde pour la saison, le crêpe de Chine -bariolé de broderies féeriques, le chapeau très-orné, mais en retard -d'un an sur la mode, des bijoux richissimes, étonnés de se voir dehors -en plein midi, tout trahissait une de ces honnêtes propriétaires qui ont -appris le meilleur français sans oublier le patois natal. - -«Madame! madame Humblot! cria le domestique haletant. Une minute, s'il -vous plaît, vous passez la porte.» - -Elle se retourna tout d'une pièce, et cette héroïne qui marchait au pas -de charge, devint en un moment plus hésitante et plus timide qu'un -premier communiant. - -«Déjà, dit-elle; mais où donc? - ---A la guérite, pardi! Quand vous voyez un voltigeur debout et un sapeur -assis devant la même porte, vous n'avez pas besoin de demander s'il y a -un colonel dans la maison. La sentinelle et le planton, madame Humblot, -c'est l'enseignement de la boutique. - ---Ah! vraiment? Je m'en souviendrai. C'est bien simple. Et comment -m'avez-vous dit qu'il s'appelle? - ---M. Vautrin; un bel homme, dans votre genre, madame Humblot, et un -brave homme, qui donne un fier dîner tous les dimanches, et bal jusqu'à -six heures du matin avec les glaces, le thé, le punch et le reste. - ---Bien, bien. Et sa femme... car il est marié, n'est-ce pas? - ---Formellement, ah mais! La dame du colonel? Une crème,... qui n'a rien -inventé, sauf le respect qu'un chacun lui rend. Tant qu'à leur -demoiselle... - ---C'est bon. Seulement j'ai grand'peur que Mme Vautrin ne soit sortie. - ---Je vais le demander à la _bonne d'enfant_.» - -Le Lorrain familier et goguenard traversa la rue, échangea quelques mots -avec le sapeur et revint dire à Mme Humblot: - -«Cette petite friponne m'a juré sur sa barbe que tout le monde était à -la maison. Ainsi, quand il vous plaira... - ---Mais à quoi donc pensais-je de venir si matin? Je les trouverai tous à -table. - ---Ça non, foi d'homme! Il est trois quarts pour midi; voilà -quarante-cinq minutes que tout le militaire de France et d'Afrique a -déjeuné. - ---Allons, tant mieux! soupira Mme Humblot.» - -Au fond du coeur elle était plus résignée que contente. Il fallait -qu'elle parlât à la femme du colonel: pour arriver jusqu'à Mme Vautrin, -elle aurait franchi des montagnes, traversé des mers, couru sur des -charbons ardents; mais devant cette route unie et cette porte ouverte, -son courage tombait à plat. Pour un rien, elle eût tourné casaque et -regagné son hôtel. Le _cicerone_ joufflu lui coupa la retraite en -disant: - -«Eh bien! madame Humblot? Dieu me pardonne! j'ai l'air de vous mener -chez le dentiste!» - -A ce mot, elle releva la tête, haussa les épaules, et donna tête baissée -dans la porte cochère, entraînant le sapeur dans sa jupe à larges plis. - -L'homme à barbe la remit aux mains d'une cuisinière, qui la transmit à -la femme de chambre, et en moins de quatre minutes Mme Humblot tombait -tout étourdie au milieu d'un salon assez imposant. - -A son entrée et à son nom, une grosse dame se leva en poussant un petit -cri d'effroi, et une adolescente ébouriffée accourut d'un air martial. -Mme Vautrin était prodigieusement timide et sa fille ne l'était pas du -tout. Ce fut l'enfant qui rassura les deux matrones, offrit un siége à -Mme Humblot, et la pria de développer à loisir les motifs de son -«aimable visite.» - -Mme Humblot sentit qu'il n'y avait plus à s'en dédire, et après quelques -mots d'excuse elle exposa en bons termes qu'elle était veuve depuis de -longues années, qu'elle avait une fille de dix-neuf ans, et qu'elle -faisait valoir elle-même un patrimoine considérable à Marans, -Charente-Inférieure. Un concours d'événements imprévus, pour ne pas dire -singuliers, l'entraînait à marier sa chère Antoinette avec un officier -de la garnison de Nancy. Ce jeune homme semblait fort bien à première -vue; mais on n'était pas suffisamment renseigné sur son caractère, ses -habitudes et ses principes, et une mère invoquait l'antique -franc-maçonnerie des mères pour obtenir de Mme Vautrin, dans un moment -si capital, la vérité décisive. - -Ce préambule honnête intéressa la femme du colonel et parut la mettre à -son aise. Mme Vautrin répondit qu'elle était bien sensible à l'honneur -qu'on lui faisait, et promit de s'éclairer en conscience. -Malheureusement elle ne connaissait tous ces messieurs que par l'échange -des politesses indispensables; elle était à peine du monde, l'éducation -de son petit diable et la sainte tapisserie remplissaient toutes ses -journées, elle n'avait aucune liaison particulière avec les autres -femmes de la garnison; mais dès qu'un intérêt si grave entrait en jeu, -elle se ferait un devoir de frapper à toutes les portes. D'ailleurs, si -le jeune homme appartenait au régiment, M. Vautrin connaissait tout son -monde à fond, comme César: - -«Un coup d'oeil d'aigle, madame, et un coeur de père. - ---Je ne sais pas, répondit Mme Humblot, si ce monsieur a l'honneur de -servir sous les ordres du colonel Vautrin. - ---Du moment qu'il est dans l'infanterie!... Il n'y a que notre régiment -à Nancy... - ---Mais peut-être est-il cavalier. Nous ne l'avons pas vu en uniforme. - ---Vous m'étonnez. Son grade? - ---Capitaine, je pense, ou lieutenant pour le moins. Il ne s'est pas -expliqué là-dessus. - ---C'est donc un original? Comment s'appelle-t-il, ma chère madame? - ---Hélas! je compte sur vous pour nous aider à savoir son nom.» - -A ce coup, Mme Vautrin ouvrit des yeux énormes, et la jeune fille pouffa -de rire. L'étrangère comprit que son bon sens était mis en doute; aussi -reprit-elle vivement: - -«Je vous expliquerai en peu de mots ce qui vous étonne, madame, et vous -reconnaîtrez que, s'il y a quelque excentricité dans mon fait, le hasard -ou la Providence en est plus responsable que moi; mais cette charmante -enfant est peut-être bien jeune pour subir le récit d'un mariage si... -compliqué.» - -La rieuse se cabra fièrement et dit: - -«J'ai quatorze ans passés, madame, et ma mère m'estime assez pour -traiter devant moi les questions les plus graves. Désires-tu que je te -laisse, maman?» - -Mme Vautrin rougit comme ces gros nuages qui s'allument au soleil -couchant. Elle balbutia: - -«Blanche, Blanchette, mon trésor, ne t'éloigne pas, mais occupe-toi. Ton -piano... là-bas... Sois gentille. - ---Je ne le suis donc pas toujours? - ---Oh! si.» - -L'enfant gâtée se mit au piano, et attaqua résolument un exercice. Elle -frappa d'abord avec tant de furie qu'on ne s'entendait plus dans le -salon; mais petit à petit elle se modéra si bien que sa musique ne fut -qu'un accompagnement discret de la conversation. Si Mlle Blanche ne -suivit pas de bout en bout le récit de Mme Humblot, du moins elle en -saisit les points saillants, et elle en profita autant, sinon mieux, que -sa bonne femme de mère. - -«Madame, dit la veuve Humblot, je ne crains plus de vous scandaliser en -avouant que je suis l'esclave d'Antoinette. Les trois quarts et demi des -mères sont comme nous par le temps qui court; personne n'y peut rien, -c'est comme qui dirait une épidémie de faiblesse. Nous avons été aimées, -nous aussi, mais pas de cette façon. On me donnait le fouet quand je -n'étais pas sage, à vous aussi peut-être, et nous mourrons l'une et -l'autre sans l'avoir rendu à nos filles, qui ne sont pourtant pas plus -sages que nous. Nos parents nous établissaient à leur convenance et non -à notre fantaisie. Quelques-unes pleuraient, les plus fortes criaient au -despotisme et parlaient de se jeter dans un couvent; mais on finissait -par céder et l'on ne s'en trouvait pas plus mal: il est de fait que les -pères et mères se connaissent mieux en hommes qu'une jeunesse de vingt -ans. Moi qui vous parle, j'ai cru mourir de désespoir parce qu'on me -sacrifiait à un demi-paysan, un bonhomme tout rond; je ne voulais que le -maître clerc de l'étude Niquet, sa figure de papier mâché m'avait -fanatisée. Bénis soient les braves parents qui m'ont mariée malgré mes -larmes, car ce pauvre Humblot m'a rendue parfaitement heureuse, et le -joli maître clerc rame à Toulon pour le restant de ses jours. Antoinette -est une bonne petite fille, qui m'aime bien et qui pense tout haut avec -moi. Je me suis appliquée à obtenir sa confiance, et je peux me vanter -de l'avoir tout entière; elle n'a d'idées que les miennes et ne voit que -par mes yeux. Si quelque surprise du coeur lui avait fait choisir un -mauvais sujet, je n'aurais qu'un mot à lui dire; mais enfin, supposez -que ce jeune officier soit un brave garçon, et il en a tout l'air, de -quel droit le refuserais-je à ma fille? Les partis qu'on nous a proposés -à Marans, quoique fort acceptables, n'étaient pas de son goût. Elle les -a tous éliminés par des objections sans réplique. Pouvais-je la -contraindre et faire violence à ses penchants? Je me disais toujours: -«Elle est jeune, nous avons du temps devant nous.» Le mois dernier, -considérant que nous avions passé en revue tous les petits messieurs des -environs, je me suis avisée qu'il n'y aurait pas de mal à voyager un -peu. Les journaux nous parlaient du Rhin, de Bade, de Wiesbaden, etc., -comme d'un rendez-vous européen très-propice à l'assortiment des -mariages; pourquoi pas? Justement ma pauvre enfant avait besoin de -distractions; depuis le printemps, je la voyais rêveuse. Il faut vous -dire que notre vie est occupée, mais pourtant un peu monotone là-bas. Je -confie le domaine au régisseur, qui est un brave homme, façonné de ma -main, et nous voilà sur les chemins de fer. Nous traversons Paris sans -débrider, la ville étant vide de monde, pleine de poussière et plus d'à -moitié démolie, et nous nous dirigeons sur Bade en train direct. Tout -marcha bien jusqu'à Commercy, mais c'était là probablement que le destin -nous couchait en joue. Il ne restait qu'une place dans notre wagon, -devant moi; j'y avais mis nos couvertures et nos châles, et je comptais -bien les y laisser jusqu'au bout. Au dernier moment, entre le coup de -sonnette et le coup de sifflet, le terre-plein de la gare est envahi par -une bande joyeuse: douze ou quinze officiers en uniforme, tant cavaliers -que fantassins, faisaient escorte à un officier en habit bourgeois. -Toute cette jeunesse menait grand bruit et parlait haut, comme au sortir -de table. La portière de notre voiture s'ouvrit, je vis une embrassade -générale et précipitée, j'entendis un choeur d'adieu mon cher,--adieu, -mon bon,--adieu, mon vieux,--et un jeune homme de vingt-cinq à trente -ans, beau comme le jour, tomba littéralement du ciel sur mes pauvres -couvertures. - -Il s'excusa le plus gentiment du monde, et jeta son cigare avec horreur -dès qu'il se vit en notre compagnie. C'était bien malgré lui qu'il -venait combler l'étouffement d'un wagon où l'on ne respirait déjà pas -trop à l'aise; mais il était forcé de rallier son corps à tout prix, -trop heureux si son escapade avait passé inaperçue. Du reste, il nous -promit de chercher une autre place à Toul, et au pis aller le terme de -son voyage était Nancy. Le pauvre enfant ne descendit pas à Toul, et -pour cause: nous étions en conversation réglée, et croyez que personne -n'avait pu se défendre contre le charme de son esprit. J'en suis encore -à me demander si cette gaieté pétulante était puisée dans l'eau de la -Meuse; cependant il ne dit pas un seul mot où la critique la plus sévère -pût trouver prise. Son langage est original et d'une couleur franchement -militaire; mais, s'il avait senti la caserne, il n'eût séduit ni ma -fille ni moi. C'est véritablement un jeune homme accompli, beau sans -fatuité, brave sans forfanterie, spirituel sans méchanceté, fou sans -écart. Vous devez le reconnaître à ce portrait. - ---J'en reconnais plus d'un, chère madame; mais nous trouverons celui qui -vous tient au coeur. - ---Moi, je le distinguerais entre mille. Dans le principe, il partageait -ses attentions entre toutes ses compagnes de voyage, et nous étions -quatre; mais insensiblement il les concentra sur ma fille et sur moi, et -Antoinette parut l'écouter avec une curiosité sympathique. Vous jureriez -que le bon Dieu les a créés l'un pour l'autre, et peut-être cette idée -leur est-elle venue en même temps qu'à moi. Il est de haute taille, elle -est grande; il est brun, elle est blonde; ils ont un peu le même genre -de beauté. Je me disais, chemin faisant, que, si l'amour tombe -quelquefois sur deux coeurs, comme un coup de foudre, il serait bien -maladroit de manquer cette occasion-là. Vous devinez que, moi aussi, -j'étais ensorcelée, car une mère est toujours avare de son bien, et -notre premier mouvement est de traiter en larron l'homme qui plaît à nos -filles. - -Celui-là s'avançait tambour battant dans l'intimité d'Antoinette; il -galopait en pays conquis. Ma fille n'est pas seulement élevée dans les -meilleurs principes, elle est timide par sa nature, par son éducation -solitaire et par l'embarras de sa taille un peu plus haute que la -moyenne. Croiriez-vous qu'elle se mit bientôt à bavarder avec ce jeune -homme comme avec un ami de dix ans? Je ne la reconnaissais plus, et je -m'ébaudissais de la voir miraculeusement dégourdie. Ce qu'ils disaient -entre eux, les anges auraient pu l'entendre; mais on sentait courir sous -les paroles cette fourmilière de bonnes et jolies petites choses qui -sont les malices de l'amour naissant. Ils furent bien surpris de se -trouver à la gare de Nancy, preuve qu'ils n'avaient pas compté les -kilomètres. L'officier prit congé de nous en honnête garçon, par -quelques mots où il y avait de tout, du coeur, de la bonhomie, de la -discrétion. Je ne me rappelle pas le texte, mais cela voulait dire que -le voyage est un drôle d'élément, où l'on s'accroche par mille atomes -comme si l'on ne devait pas se quitter, et à la première station, -bonsoir la compagnie! Chacun s'en va de son côté avec un petit souvenir -en poche, et l'on ne se reverra jamais! - -Je fus d'avis qu'il avait bien raison, quand je repensai froidement à -l'affaire; car enfin, lorsqu'on n'a qu'une enfant, on rêve de la marier -auprès de soi, et le plus brave, le plus charmant des officiers -m'apparaissait comme le ravisseur d'Antoinette. Tout compte fait, -j'aimais autant qu'elle oubliât cette rencontre, et je constatai avec -plaisir qu'elle n'en parlait plus. Nous avions rendez-vous à Bade avec -plusieurs familles de notre connaissance: on s'amusa beaucoup et l'on -fit de belles parties. Les jeunes gens à la mode ne se faisaient pas -prier pour en être: non-seulement ma fille est agréable de sa personne, -mais on lui connaît soixante mille francs de rente en bonnes terres, et -les écus sont le vrai miroir aux alouettes là-bas comme ici. Vous pouvez -croire que les épouseurs n'ont pas manqué; il en restait même pour moi, -bonté divine! Bref, on nous fit toutes les honnêtetés imaginables, mais -mademoiselle acceptait cela comme un dû et ne savait gré de rien à -personne. Je lui tâtais le pouls de temps à autre; je lui disais: «Que -penses-tu de celui-ci? Comment trouves-tu celui-là?» Elle me répondait -invariablement: «Ni bien, ni mal.» Pas d'hésitation, jamais la moindre -apparence de trouble, une vraie cuirasse d'indifférence. Les choses -allaient ainsi depuis un mois, lorsqu'un soir, ayant marché sur une -épingle de filigrane qui valait bien trente sous, elle se mit à pleurer -tant et tant que ses yeux avaient l'air de fondre. Une mère ne se trompe -pas sur ces douleurs disproportionnées; aux grands effets il faut de -grandes causes. J'interroge, je prie, je pleure aussi, je fais ce que -vous auriez fait à ma place, madame, car tous les coeurs de mères sont -coulés dans le même moule, et enfin la pauvre chérie livre son secret. -Moi, je n'y pensais plus, à ce jeune homme, et pendant trente jours -Antoinette n'avait rêvé qu'à lui. L'amour avait poussé tout doucement, -sans bruit, dans cette âme innocente, qui était un terrain admirablement -préparé. Ah! maintenant on n'aura plus besoin de m'expliquer comment un -petit grain peut devenir un grand arbre! L'enfant me déclara qu'elle -aimait pour la vie, qu'elle avait rencontré son idéal, qu'elle -n'épouserait jamais un autre homme, et que, si j'avais la barbarie de -lui refuser son inconnu, je lui porterais le coup de la mort. Hélas! il -n'en fallait pas tant pour me persuader. Ces êtres-là tiennent notre âme -au bout d'un fil et la mènent où bon leur semble. J'ai fait toutes mes -réflexions, madame, et je commence à croire que ma petite Antoinette a -choisi pour le mieux. L'épaulette n'est qu'une passementerie aux yeux -des badauds; pour les parents qui savent raisonner, c'est une garantie. -Elle indique un certain degré d'instruction solide, de bonne éducation, -de courtoisie, de chevalerie, de courage, de désintéressement, et un -absolu de loyauté, car on sait qu'un officier de demi-délicatesse ne -serait pas souffert dans l'armée. Le terrible, c'est qu'ils traînent nos -filles avec eux, de ville en ville; mais, en y pensant bien, je me dis -qu'ils ne peuvent les emmener à la guerre, que je reprendrais mes droits -toutes les fois qu'il ferait campagne, qu'à tout le moins on me -laisserait les enfants, car ces pauvres petits êtres ne sont pas des -colis à promener partout. Qui sait d'ailleurs s'il ne donnera pas sa -démission quand il aura de la famille? A tout événement, ma résolution -est arrêtée; ce jeune homme sera mon gendre, fût-il de la naissance la -plus modeste et de la dernière pauvreté. Nous sommes riches pour lui et -pour nous, et je n'ai jamais souhaité que ma fille devînt marquise; -c'est déjà une jolie noblesse que d'être la femme d'un officier. Reste à -savoir si ce bel inconnu n'est pas coureur, ou joueur, ou buveur -d'absinthe. Si le malheur voulait qu'il eût un seul de ces trois -vices!... Non, je m'en tiens aux deux derniers; c'est à la femme de -fixer le coeur de son mari. S'il jouait, dis-je, ou s'il avait la -malheureuse habitude de boire, je romprais tout, au risque de désespérer -Antoinette: j'aime mieux la tuer d'un coup que de la voir mourir à petit -feu.» - -Sur cette péroraison, qui n'avait pas coulé sans quelques larmes, Mlle -Blanche Vautrin plaqua de formidables accords. - -La femme du colonel était un esprit paresseux doublé d'un coeur tendre. -L'effort qu'elle avait fait pour suivre le récit de Mme Humblot et la -sympathie qui s'était éveillée en elle remuaient violemment cette -honnête masse de chair et la faisaient suer à grosses gouttes. Elle se -recueillit un moment, épongea son visage et le dos de ses mains, et -s'écria: - -«S'il était marié? - ---S'il est marié, ma fille est sauvée. Il y a un proverbe qui dit: -«L'impossible arrange tout.» - ---Et si c'était un de ces fils de famille qui... que... dont les -prétentions sont énormes? Nous en avons quelques-uns, de ceux-là. - ---Comme argent, je ne peux donner que ce que j'ai, c'est certain; mais -trouve-t-on beaucoup de dots comme la nôtre? Quant au nom, nous portons -un nom d'honnêtes gens. Il n'y a jamais eu ni traîtres, ni pillards, ni -conspirateurs, ni concussionnaires, ni favorites dans la famille -Humblot: connaissez-vous dix maisons de première noblesse qui puissent -en dire autant? Et qu'importe le nom de la fille, puisqu'il s'éclipse à -tout jamais devant le nom du mari? - ---C'est parfaitement raisonné, madame; il ne nous reste plus qu'à -trouver le jeune homme en question. Puisque vous êtes sûre de le -reconnaître au premier coup d'oeil... - ---Oui! cent fois oui! - ---La recherche ne sera ni longue ni difficile. La garnison de Nancy se -compose de notre régiment, de deux escadrons de cavalerie, de quelques -officiers de cavalerie et du génie, et du grand quartier général. Comme -je vous l'ai dit, je connais peu les officiers de M. Vautrin; mais ma -fille les a tous réunis dans un album de photographie. Nous allons -commencer notre enquête par là. Si votre gendre n'est pas chez nous, -nous ferons une croix sur le régiment et nous verrons ailleurs. Il est -fâcheux que ce monsieur n'ait pas été en permission régulière le jour où -vous l'avez rencontré: rien qu'avec la date du voyage, nous mettrions la -main sur lui: mais c'est une question de temps. - ---Nous avons le moyen d'attendre. Je croyais, et ma fille aussi, que -Nancy était une petite ville. Voilà trois jours que nous y sommes; nous -avons parcouru les rues, les promenades, les environs; nous avons écouté -la musique à la Pépinière et dévisagé les jeunes officiers, qui nous le -rendaient bien, mais tout cela, chère madame, en pure perte. C'est ce -matin qu'une inspiration du ciel m'a poussée vers vous. Merci de votre -aimable accueil et de vos bonnes promesses! Que Dieu rende à votre chère -enfant le bonheur que vous allez donner à la mienne! - -Les deux bonnes femmes s'embrassèrent en larmoyant, et Mme Vautrin dit à -sa fille: - -«Blanchette!... mon cher baby!... mon amour!... Eh! Blanchette!» - -Plus la mère élevait la voix, plus la chère petite Blanche frappait -fort. Vous auriez dit que son piano avait commis un crime et qu'elle -l'assommait sur place. Lorsqu'elle daigna prêter l'oreille, Mme Vautrin -poursuivit: - -«Pardonne-moi de te déranger, ma chérie, et va nous chercher, s'il te -plaît, l'album du régiment. - ---Mon album? - ---Oui, ton album du régiment. - ---J'y vole.» - -Elle sortit en traînant les pieds, s'arrêta devant une glace et se tira -la langue à elle-même. Sa chambre était au bout d'une enfilade assez -longue; à peine entrée, elle poussa le verrou, prit un album de chagrin -rouge à filets d'ivoire, l'ouvrit par le milieu, et chercha les -lieutenants du 2e bataillon. Un, deux, trois, quatre, cinq. Au-dessous -du portrait, on lisait Astier (Paul), en belle écriture de -sergent-major. «C'est lui! dit-elle en faisant la grimace, cela ne peut -être que lui!» Elle fit glisser la photographie hors de son cadre, la -déchira menu et mit les morceaux dans sa poche; puis elle réfléchit que -ce vide pourrait prêter au commentaire. Elle détacha donc le cadre -lui-même, qui formait une page montée sur onglet. Lorsqu'elle en eut -caché les débris, son petit visage chiffonné s'illumina d'une joie -satanique, et elle murmura entre ses dents: - -«Maintenant, je me suis vengée d'un insolent: je suis femme!» - -Et elle courut porter l'album aux deux mamans. - -Mme Vautrin la baisa au front et lui dit: - -«Tu peux rester avec nous, ma gentille, nous n'avons plus de secrets à -conter.» - -Si le coeur de Mme Humblot battait violemment, on l'imagine. Elle ne -regarda que par politesse le colonel et les gros bonnets du régiment; -mais lorsque les capitaines commencèrent à défiler, elle ouvrit l'oeil. -Ce ne fut pas sans un certain orgueil qu'elle trouva ces messieurs moins -beaux, moins grands, moins sveltes, moins distingués que son gendre -futur. Le régiment ne manquait pourtant pas de jolis garçons ni de beaux -hommes; mais le précieux inconnu était toujours mieux fait que celui-ci -et plus élégant que celui-là. - -Blanchette ricanait en écoutant ces commentaires et disait à la veuve -Humblot: - -«Si ces messieurs vous entendaient, madame, ils chercheraient querelle -au prince qui les éclipse tous.» - -Lorsqu'on fut aux dernières pages de l'album, la gamine devint plus -mauvaise et plus harcelante que jamais. - -«Nous n'en avons plus que quatre, disait-elle. L'espérance est au fond -de la boîte. Tout vient à point à qui sait attendre. J'ai dans l'idée -que voici le héros du roman!... Quoi! vous ne voulez pas du lieutenant -Bouleau? C'est pourtant un rude guerrier. Fils de ses oeuvres, -vingt-sept ans de service, dix-huit campagnes, la médaille militaire et -la croix! Tout le monde n'a pas la croix. Voyez donc la jolie balafre -entre les sourcils! - ---C'en est fait! dit Mme Humblot. Il n'est pas du régiment, et je suis -la plus malheureuse des mères!» - -La femme du colonel répondit: - -«Pourquoi donc? S'il n'est pas du régiment, cela prouve qu'il est dans -la cavalerie, ou dans l'artillerie, ou dans le génie, ou dans -l'état-major du maréchal. Etes-vous bien pressée d'en avoir le coeur -net? - ---Ah! dame, oui. Pensez donc! il y a un pauvre ange qui compte les -minutes à l'hôtel. - ---Eh bien! je prends mon châle et mon chapeau. Blanchette gardera la -maison et elle sera sage.» - -Quand les deux mères furent dehors, Mlle Blanche Vautrin croisa ses deux -grands bras maigres comme une héroïne de drame, et se promena de long en -large dans le salon paternel. - -Le théâtre représentait une grande salle meublée vers la fin du -dix-huitième siècle et passablement flétrie par les hommes du -dix-neuvième. Depuis cinquante ou soixante ans, les colonels de la -garnison de Nancy s'étaient transmis de main en main cette tenture de -soie à médaillons décolorés et les rideaux assortis. Plusieurs -générations de guerriers s'étaient carrées dans les fauteuils; quelques -milliers de verres, vides de punch ou de sirop, avaient dessiné des -ronds sur le marbre de la cheminée et sur deux vastes consoles d'un -style riche, noble et lourd. Le militaire a cet ennui de retrouver dans -tous ses gîtes la trace de cent autres militaires. Les quelques meubles -qu'il transporte avec lui se noient fatalement dans la banalité du -fonds. Mme Vautrin était femme d'intérieur; comme telle, elle brodait à -la tâche des tapisseries dont Pénélope eût été jalouse, mais ses poufs, -ses écrans, ses divans, ses ouvrages de longue haleine, étaient perdus -dans le vieux mobilier banal, comme l'opposition pensante dans une -majorité sans caractère et sans couleur. - -Au milieu du décor tel que vous le voyez, Blanche, Blanchette, se -démenait comme une petite panthère en cage. Elle était laide sans avoir -rien de laid: on trouve également des créatures qui semblent belles, -quoique leurs traits, pris un à un, soient à peine passables. Cette -jeune fille portait à l'exagération, si j'ose le dire, les caractères -physiques et moraux de l'âge ingrat. Ses jambes et ses bras étaient -modelés dans le même style que les baguettes de tambour; elle avait de -longs pieds, assez bien faits, et des mains interminables; elle se -tenait mal, et son teint rappelait l'Afrique aux Africains du régiment. -Le nez, les yeux, le front s'adaptaient à la diable et n'allaient pas -ensemble, quoique le nez fût droit, le front bien modelé et les yeux -d'une couleur et d'un dessin corrects. Tout cela ne manquait peut-être -que d'harmonie, mais l'harmonie est tout dans la femme. Le passant qui -la rencontrait à la promenade ne gardait que l'idée d'un livide gamin. - -Il n'y a pas une bambine de dix ans qui ne se soit dit en admirant une -belle personne: voilà comme je voudrais être, ou même: voilà comme je -serai, quand je serai grande; mais la nature, cette mère implacable, -prend plaisir à déjouer de telles ambitions. Elle relève d'un coup de -pouce brutal un pauvre petit nez qui comptait être grec; elle fend -jusqu'aux oreilles une bouche innocente qui ne demandait pas à grandir; -des cheveux de couleur indécise, qui promettaient de tourner au blond -doré, noircissent un beau jour, ou se décolorent en filasse. On ne peut -rien contre cela, mais on enrage de bon coeur, et quelquefois on devient -méchante. Blanche Vautrin n'avait pas besoin de beauté pour attirer les -hommages ou conquérir un mari. La fille d'un colonel ne manque pas de -flatteurs, et il y a toujours des maris pour une laide bien dotée; mais -n'importe: elle se dépitait à casser les miroirs; elle aurait voulu être -jolie pour elle-même. - -Presque tous les officiers de son père la traitaient en jeune fille et -lui rendaient les mêmes hommages que si elle eût été Vénus en personne. -Elle recevait mal les fadeurs, et répondait neuf fois sur dix par des -boutades; mais malheur à celui qui ne la prenait pas au sérieux! Elle -n'entendait point qu'on la traitât en fillette; elle voulait être -quelqu'un et faire respecter sa petite personne. Ce jeune esprit chagrin -avait des subtilités despotiques qui semblaient renouvelées de Caligula. -Son plaisir favori, dans le salon maternel, était de pêcher les -flatteries comme à la ligne. Les pauvres officiers qui la servaient à -souhait étaient cotés plats courtisans; ceux qui refusaient le tribut -étaient notés comme rebelles. - -Le plus exécré des rebelles s'appelait Paul Astier. C'était un beau, -brave et honnête garçon qui ne devait rien qu'à lui-même. Lorsqu'on est -le septième fils d'un garde forestier des Ardennes, vous pensez bien -qu'on porte son patrimoine au bout des bras. L'enfant n'était ni sot ni -fainéant; il suivit l'école du village voisin, s'y distingua bientôt et -entra comme externe boursier au collége de la ville. Il faisait deux -lieues et demie tous les matins et autant tous les soirs, avec ses -livres dans une main, ses souliers dans l'autre, et un morceau de pain -noir en poche. A dix-huit ans, il s'engagea, partit pour la Crimée et -fit toute la campagne sans attraper un rhume de cerveau. Une mine éclata -sous lui à l'attaque de Malakof; il retomba sur ses pieds en riant comme -un fou. Lorsqu'il revint, en 1856, il avait trois citations et -l'épaulette. En 1859, au début de la guerre d'Italie, son régiment -n'était pas désigné pour faire campagne, mais il obtint de permuter avec -un sous-lieutenant maladif, et c'est ainsi qu'il passa sous les ordres -du colonel Vautrin. Il retrouva dans la compagnie un camarade de son âge -et de son pays qu'il avait connu dès l'enfance et tutoyé de tout temps. -Ce soldat, nommé Bodin, s'attacha aussitôt à lui comme ordonnance et le -servit avec une véritable amitié: il ne savait ni lire ni écrire, mais -il aurait su se faire tuer pour le supérieur qui le traitait en -camarade. La campagne de 1859 fut écourtée, comme chacun sait, toutefois -Astier trouva le temps d'y gagner un grade, et le fidèle Bodin, qui -avait pris le quart d'un drapeau, rapporta la médaille militaire. La -paix signée, le régiment fut dirigé sur Nancy; c'est là que Paul Astier -fit connaissance avec la femme et la fille de son colonel. - -D'entrée de jeu, Blanchette lui déplut; et comme il n'était diplomate ni -peu ni prou, il n'eut garde de se mettre en frais de galanterie pour -elle. La petite fut d'autant plus choquée de sa froideur qu'elle le -trouvait plus agréable à voir que le commun des hommes. Elle fit -violence à son attention et l'agaça tant qu'elle put, mais -maladroitement: la coquetterie est un art qui ne s'acquiert pas sans -étude. Plus elle le piquait, plus il s'accoutumait à la regarder comme -un taon, un moustique ou toute autre mouche importune. Le jeune homme -avait trop de sang dans les veines pour tenir, une heure durant, les -écheveaux d'un petit laideron. Lorsque Blanche l'appelait à haute voix -devant cinquante personnes sans avoir rien à lui dire, il ne répondait -pas toujours patiemment à ses questions saugrenues. Plus elle se sentait -sotte avec lui, plus elle revenait à la charge, comme un joueur qui -lutte contre la veine sans se dissimuler qu'il y perdra son dernier sou. -L'affaire, étant mal engagée, alla tout naturellement de mal en pis; les -taquineries s'aggravèrent. - -Un jour Blanche avait dit au lieutenant: - - «Monsieur Astier, ces messieurs prétendent que vous dessinez - gentiment; envoyez-moi donc quelques images!» - -Astier s'en fut tout droit chez le papetier à la mode et rapporta -plusieurs douzaines de niaiseries enluminées. - - «La plaisanterie est bien de mauvais goût, dit-elle. - - --Mademoiselle, j'ai choisi celles qu'on donne dans les couvents aux - petites filles bien sages. Si vous ne vous en trouvez pas digne, je - pourrai les rendre au marchand.» - -Une autre fois elle l'attaqua ainsi devant plus de quinze témoins: - -«Monsieur Astier, quand vous étiez soldat,... car vous avez porté le -sac, n'est-il pas vrai? - ---Comment donc! je l'ai même porté très-loin. - ---Eh bien! quand vous étiez un simple troubadour, couchant à la chambrée -et mangeant à la gamelle, dans quel monde alliez-vous, s'il vous plaît! - ---Dans le monde des bonnes gens, mademoiselle; mais vous avez trop -d'esprit pour comprendre jamais ça.» - -Lorsqu'elle croyait tenir un fait à la charge de son ennemi, elle en -faisait l'objet d'une interpellation publique: - -«Monsieur Astier, avez-vous encore vos parents? - ---Grâce à Dieu, oui, mademoiselle. - ---Et que fait monsieur votre père? - ---Il garde les fagots du gouvernement. - ---Ah! Ah! Et Mme Astier, votre mère? - ---Elle fait la soupe au père Astier. - ---Mais c'est patriarcal! Dites donc, ces honnêtes forestiers seront -joliment fiers de vous quand vous aurez la croix! - ---Ils n'ont pas attendu si longtemps, mademoiselle.» - -Les paroles de ces dialogues sont peu de chose sans la musique. Il -aurait fallu voir les adversaires en présence, entendre la voix grêle et -traînante de Mlle Vautrin, le timbre mâle du lieutenant et son ton bref. -L'avantage ne restait pas souvent à Blanchette, et, comme il n'y a rien -de plus cruel que la faiblesse, elle en vint aux dernières atrocités. - -«Monsieur Astier, est-ce que vous avez fait des campagnes? - ---Autant qu'il y en a eu de mon temps, mademoiselle. - ---Et sous quels cieux avez-vous guerroyé, je vous prie? - ---En Crimée, en Afrique, en Italie. - ---Mais avez-vous rencontré des ennemis sur votre route? - ---Quelques-uns. - ---Qu'est-ce qu'ils vous ont fait, ces méchants-là? - ---Ils ont fait mon avancement. - ---Ils ne vous ont jamais blessé? - ---Ni tué, non. Pardonnez-leur: ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient. - ---Comment s'y prend-on, à la guerre, pour éviter les mauvais coups? - ---C'est bien simple, on est heureux. - ---Ou prudent. - ---Je suis sensible à cet éloge, mademoiselle, car monsieur votre père me -l'avait toujours refusé. - ---Il me semble qu'on devrait se faire blesser par simple coquetterie. Un -officier intact me fait l'effet d'un être inachevé. - ---A la première occasion, mademoiselle, je me mettrai en mesure de vous -envoyer un de mes bras ou une de mes jambes. - ---Des jambes et des bras? que voulez-vous que j'en fasse? j'en ai. - ---Oh! si peu.» - -Les moindres allusions à sa maigreur la mettaient hors d'elle. Sur ce -chapitre et sur celui du teint, elle était d'une susceptibilité -farouche. Aussi prit-elle en haine l'ordonnance de Paul Astier, le -fidèle Bodin, qui avait mis en circulation un mot populaire. - -Bodin taquinait souvent le sapeur Schumacker, qui avait pour ainsi dire -allaité Mlle Vautrin: - -«Dites donc voir un peu, l'ancien; quand ils ont baptisé votre petite, -ils ne savaient approximativement pas de quelle couleur elle se -proposait d'être. Mlle Blanche, elle n'est pas blanche du tout. - ---Ça, c'est _frai_. - ---Comment, c'est frais? - ---Non! _Che tis_: c'est _frai_, _Planche_ est _prune_. - ---Planche et prune! Ah! joli. C'est toi qui l'as nommée, vieillard à -tous crins, et le nom lui restera! Planche et prune! Mais que c'est un -coup de pinceau qui vous la peinturlure en deux temps depuis la guêtre -jusqu'au plumet! Planche et prune! J'en ferai confidence à tout le -régiment; merci, mon vieux!» - - -II - -La haine a des intuitions qui tiennent du miracle. Dès que Mme Humblot -s'était mise à raconter son aventure, Blanche Vautrin avait pensé au -lieutenant Astier. Elle ne savait pourtant pas qu'il eût fait le mois -précédent une fugue de vingt-quatre heures; elle n'avait jamais entendu -dire qu'il fût lié particulièrement avec les officiers de Commercy. Par -quelle contradiction reconnut-elle aussitôt dans un portrait tout en -rose un homme que depuis deux ans elle voyait tout en noir? L'esprit -avait pensé si vite, la main avait agi si lestement, que son petit -mauvais coup s'était fait pour ainsi dire tout seul, et qu'elle-même en -fut surprise. - -L'ivresse du premier moment fit place à la réflexion, quand les deux -mères furent sorties. Elle se demanda ce qui arriverait si ces dames, en -mettant le pied dans la rue, se rencontraient face à face avec Astier. -Reconnaissance, attendrissement, stupéfaction; Mme Humblot, évanouie, -tombait dans les bras du lieutenant; on s'expliquait, on s'entendait; -Mlle Antoinette entrait en scène, et bientôt... Blanche ne se sentait -aucune sympathie pour cette grande Antoinette. - -Rien au monde ne pouvait empêcher ou retarder le dénoûment dès que la -rencontre aurait lieu. La réputation du lieutenant était bonne, ses -chefs le signalaient comme un officier d'avenir. Son origine modeste et -sa pauvreté semblaient admises d'avance par les Humblot. Quant à lui, -nul doute qu'il n'acceptât l'aubaine avec enthousiasme. Il avait le -coeur libre de tout engagement; on ne lui savait point de parti pris -contre le mariage en général, il aimait ses parents, il regrettait de ne -pouvoir les aider, c'était un homme de famille. Sa fierté bien connue et -son désintéressement avéré l'auraient porté sans doute à refuser une -fille riche, si elle était laide, ou compromise, ou de naissance -inavouable; mais ces Humblot, en somme, avaient l'air de braves gens, et -la sensible Antoinette ne devait pas être mal, pour peu qu'elle tînt de -sa mère. - -Il l'épouserait donc; mais après ou même avant la cérémonie il -s'expliquerait avec elle sur toutes les circonstances du roman. Mme -Humblot ne manquerait pas de dire qu'elle avait feuilleté l'album sans y -trouver son gendre; on voudrait savoir le pourquoi de ce petit mécompte, -et alors que penserait-on? Que dirait Mme Vautrin? Blanche tenait -infiniment à l'estime de sa mère, qui était une bonne femme sans -énergie, mais de sens juste et de coeur droit. Elle avait presque peur -de son père; il n'entendait point raillerie en matière de conscience et -d'honneur, et ce qu'elle redoutait par-dessus tout, c'était le jugement -du monde. La suppression de ce portrait ne semblerait pas seulement -odieuse; le petit crime devenait ridicule, puisqu'il n'avait rien -empêché. Si la malice des Nancéiens ne voyait en tout cela qu'un coup de -main maladroit, l'effort d'une haine impuissante, passe encore, ce -n'était que demi-mal; mais si l'on se permettait d'y chercher autre -chose, par exemple le contraire de la haine! Ah! plutôt les derniers -supplices que la honte d'avoir distingué avant l'âge un homme qui aime -ailleurs! - -Or, il semblait à peu près impossible de soustraire le lieutenant aux -recherches de Mme Humblot. La chère dame avait de bons yeux; sa fille, à -coup sûr, les avait meilleurs encore, et si l'amour est aveugle, comme -on dit, c'est lorsqu'il trouve son compte à se tromper lui-même. Nancy -est grand, mais un homme ne s'y perd pas dans la foule, comme à Paris; -un officier surtout, et l'uniforme est de rigueur dans les garnisons de -province. Les lieux de réunion sont connus, le nombre des promenades est -limité, toutes les personnes d'un certain monde sont sûres de se -rencontrer une ou deux fois au moins par semaine. Le théâtre était fermé -par bonheur, mais dans une ville si vivante et si alerte au plaisir on -se voit ailleurs qu'au théâtre. Le maréchal recevait quelquefois, le -général et le colonel avaient chacun leur jour. La préfecture, la -recette générale et plusieurs autres maisons pouvaient offrir à Mme -Humblot la collection complète du corps d'officiers. En ce moment, les -deux mères étaient en visite chez les femmes les plus répandues et les -plus spirituelles de la garnison. On allait éveiller leur curiosité, les -intéresser toutes au succès de cette chasse à l'homme. Elles -raconteraient l'histoire à leurs maris; les soixante mille francs de -rente offerts en dot à un bel inconnu feraient le tour de la ville en -vingt-quatre heures; il en serait parlé dans toutes les pensions et dans -tous les cafés militaires: si Paul Astier n'était pas reconnu par ses -camarades, il saurait bel et bien se dénoncer lui-même. - -«Allons, pensa le jeune diable, il faut que M. Paul Astier disparaisse.» - -C'était, en petit, le raisonnement des voleurs qui tuent pour plus de -sûreté les témoins de leur crime; mais on n'escamote pas un grand -gaillard de lieutenant comme une simple muscade. Blanchette tint conseil -avec elle-même, et discuta cinq ou six combinaisons insensées avant de -s'arrêter à la bonne. - -Elle s'était procuré, non sans peine, un dessin du lieutenant. C'était -une caricature assez plaisante de M. Moinot, commandant du 2e bataillon. -Paul avait dessiné un moineau becquetant une cerise, et le tout, vu à -quelque distance, représentait admirablement le chef de bataillon et son -nez. Ce pauvre commandant, vieil Africain et bon soldat, s'était fait un -nez flamboyant par sa faute. A part ce ridicule et ce défaut, il était -très-considéré et dans les meilleurs termes avec tout le monde. Il -prisait fort Astier, qui le lui rendait bien, et qui pour rien au monde -n'eût voulu lui causer de l'ennui; mais on est jeune, on aime à rire, on -se laisse aller aux entraînements de la malice, et, lorsqu'on croit -tenir une bonne plaisanterie, on n'a pas la sagesse de la garder pour -soi. Ce dessin, rehaussé de quelques touches à l'aquarelle, fut porté à -la pension des lieutenants un soir qu'on recevait des officiers de -passage. Tout le monde s'en amusa; quelques jeunes gens en gaieté y -mirent un mot de commentaire. Après ces jeux innocents, on parla d'autre -chose, puis on alla au café, et la charge du commandant Moinot, un peu -froissée, un peu tachée, resta sur un coin de la table. Un camarade de -Paul Astier, le lieutenant Foucault, plia la feuille en quatre et la -porta, sans penser à mal, à Mlle Vautrin. Huit jours après, la jeune -fille dit fièrement à son ennemi: «J'ai un dessin de vous malgré vous;» -mais elle ne dit pas lequel. A ses yeux, le choix du sujet n'avait alors -aucune importance. - -Aujourd'hui c'est une autre affaire. Elle retourne à sa chambre, ouvre -un carton, prend la caricature, la signe du nom de Paul Astier en -majuscules, la met sous enveloppe, écrit l'adresse du commandant, -toujours en majuscules, et appelle le planton: - -«Mon vieux Schumacker, lui dit-elle, va jeter cette lettre à la poste, -et ne laisse voir l'adresse à personne. Quant à toi, je sais que tu ne -la liras point, ton éducation s'y oppose.» - -Ce second trait chargea peu sa petite conscience. D'abord elle se -croyait excusée par la nécessité, ensuite elle savait qu'une querelle -est impossible de lieutenant à chef de bataillon. «Tout compte fait, -pensa-t-elle, maître Astier en sera quitte pour quelques jours d'arrêts -forcés, huit au moins, quinze au plus; cela n'est pas la mort d'un -homme. Dans huit jours, la veuve Humblot et sa fille seront lasses -d'user leurs bottines sur le pavé pointu de Nancy. On leur prouvera -qu'elles ont rêvé, et elles retourneront à leurs récoltes. Pourvu -qu'elles ne s'avisent pas d'attendre l'inspection générale! non, elles -comprendront sous peu que l'insistance serait ridicule, et le -général-inspecteur n'arrive que dans trois semaines: tout est sauvé!» - -Elle se remit à son piano et s'étourdit de musique en attendant le -retour des deux mères. Mme Vautrin entra seule, fort lasse et -visiblement dépitée. - -«Eh bien! maman? - ---J'en perds la tête. Nous avons feuilleté la cavalerie, dévisagé -l'artillerie, interrogé le génie et passé en revue le grand quartier -général. Toutes ces dames ont été d'une complaisance! Elles se sont -mises à notre disposition; la maréchale elle-même s'intéresse à cette -pauvre Mme Humblot. Et rien! rien! rien! J'en ai le crâne fendu. Tu n'as -pas une idée, toi? - ---Si, maman. - ---Dis donc vite! - ---J'imagine que les deux innocentes se sont laissé duper par un aimable -petit plaisant qui n'est pas plus militaire que moi. - ---Enfant! crois-tu possible qu'un homme ose se dire officier sans -l'être? - ---Pourquoi pas? Je lis tous les jours des procès où l'on prend -non-seulement le titre d'officier, mais l'uniforme, la croix et les -médailles pour escroquer les gens. - ---Mais on ne trompe ainsi que les badauds, jamais les militaires! -Figure-toi qu'à Commercy... - ---Je sais. Cependant un civil peut fort bien avoir déjeuné par hasard -avec les officiers de Commercy. C'était un honnête garçon, soit; mais il -avait la tête un peu montée, et il aura trouvé charmant de berner Mme -Humblot. - ---A quel propos? - ---Parce qu'il y a des physionomies qui appellent la mystification, comme -il y a des arbres qui attirent la foudre. Si tu ne veux absolument pas -que ces dames aient été dupes d'un commis voyageur en goguette, j'admets -que le garçon soit militaire à la rigueur. C'est peut-être un -sous-officier de cavalerie, étonnamment bien né, un vrai fils de famille -emprisonné pour dettes dans l'uniforme des guerriers français. -Cherchez-le, vous avez le temps; mais, maman, si tu veux m'en croire, tu -n'engageras pas tes amies à mettre leur bonheur et leurs économies entre -les mains d'un monsieur qui s'est surfait lui-même pour commencer. - ---Pourtant, s'il était officier, ce jeune homme? - ---Comment veux-tu? Au fait, c'est peut être un capitaine d'aventure, qui -commande incognito une compagnie de routiers sans uniforme. C'est Fra -Diavolo, tiens! Es-tu contente? La légende le peint sous des traits -agréables, et peut-être cette demoiselle de la Charente-Inférieure n'en -ferait-elle pas fi. - ---Méchante! - ---Ange! - ---Ces dames viendront ce soir prendre le thé; ne les décourage pas au -moins. - ---A Dieu ne plaise! mais si Mme Humblot a seulement un atome d'esprit, -elle a dû laisser l'espérance à la porte de son auberge.» - -A dîner, Mme Vautrin conta le gros de l'affaire à son mari. - -«Ma chère amie, dit le colonel, je regrette que ce bon numéro ne soit -pas échu à un de nos jeunes officiers. Les lieutenants seraient plus à -l'aise, s'ils pouvaient ajouter soixante mille livres de rente aux cent -soixante-cinq francs qu'ils touchent le premier du mois. - ---Mais, papa, demanda Blanchette, admets-tu qu'un officier coure les -champs pendant vingt-quatre heures sans que son colonel ait vent de -l'escapade? - ---Cela peut arriver dans certaines garnisons par la négligence des chefs -de corps. Dans mon régiment, pareille chose ne s'est jamais vue et ne se -verra jamais, j'ose le dire. - ---Oh! papa, tu peux être tranquille. Cet officier, s'il existe, -n'appartient pas au régiment.» - -Mme Humblot et sa fille n'eurent garde de manquer au rendez-vous. -Lorsque Blanche Vautrin vit entrer Antoinette, elle reçut comme un coup -de poignard dans le coeur. Figurez-vous la rage d'une enfant qui se sait -laide, qui a passionnément souhaité d'être belle, qui s'est proposé à -elle-même un idéal de noblesse et de beauté. Tout à coup, sans -préparation, elle se voit entrer dans un salon, telle qu'elle a toujours -rêvé d'être! Et cette taille majestueuse, cette souplesse de corps, -cette plénitude de formes, cette pureté des lignes, cette blancheur de -teint, ce rayonnement de santé, cette grâce sereine et douce que la -nature lui a refusée, elle voit tout cela au pouvoir d'une autre! Il -semble qu'on lui ait volé sa personne entière, et qu'on lui ait jeté par -miséricorde une guenille de rebut! - -La petite avait une certaine force d'âme. Elle sut réprimer son premier -mouvement, qui était d'arracher les yeux à Mlle Antoinette. On se serra -les mains, on sourit, on échangea sans effort apparent les petites -politesses d'usage. Les confidences, dûment provoquées, ne se firent pas -attendre. Rien n'égalait la candeur et l'expansion de la victime. Elle -ne doutait pas de la sincérité de ce jeune homme, elle ne voulut pas -admettre un seul moment qu'il eût usurpé la moindre chose. Son sentiment -était que les deux mères avaient vu les albums trop vite, ou qu'un des -portraits n'était qu'à moitié ressemblant: le soleil est un astre -capricieux, pourquoi donc serait-il un artiste infaillible? - -Blanche feignit de donner dans cette illusion. Elle entraîna la belle -étrangère hors du salon, comme pour la mettre à l'abri des curiosités -indiscrètes, et dans un petit coin, en tête-à-tête, elle lui mit le -régiment entre les mains, sous les yeux, pour l'étudier tout à l'aise. -Quand l'examen fut achevé, la perverse embrassa Mlle Humblot et lui dit: -«Ne vous affectez point, il n'y a pas un officier digne de vous dans le -régiment de mon père; je le savais, nous verrons ailleurs; on se charge -de tout: c'est dans l'état-major que nous trouverons l'heureux jeune -homme. Dès demain je me mets en campagne avec vous. En attendant, -retournons là-bas; maman a fait savoir qu'elle restait chez elle, la -réunion sera nombreuse, votre arrivée est un événement, tout le monde -veut vous connaître: qui sait s'_il_ n'est pas là et si vous n'allez pas -le rencontrer face à face?» - -Il y avait foule au salon quand elles y entrèrent. Toutes les femmes de -la garnison étaient venues pour voir, et la plupart des célibataires -pour se montrer. Plus d'un gaillard s'était dit en donnant le fin coup -de brosse aux parements de sa tunique: «Si le ciel a permis qu'une -brillante héritière jetât son dévolu sur la garnison de Nancy, il -poussera peut-être l'originalité jusqu'à me recommander personnellement -aux yeux de la belle.» Dans cet espoir, chacun mettait en relief ses -petits avantages; on posait pour le pied, pour le torse, pour la jambe, -pour la tête; l'un relevait sa moustache, l'autre pirouettait sur les -talons pour montrer la rondeur et la finesse de sa taille. Entre tant de -jolis garçons, Paul Astier ne brillait que par son absence. Depuis qu'il -était mal reçu dans la maison du colonel, il n'y venait que sur -invitation directe ou en visite de stricte obligation. - -Si Mlle Humblot n'aperçut point celui qu'elle cherchait, Blanche eut la -satisfaction de voir le commandant Moinot causer en particulier avec M. -Vautrin en gesticulant à force. Voici ce qui s'était passé vers la fin -de la journée. - -Comme Astier dépliait sa serviette à la pension, il fut mandé d'urgence -chez son chef de bataillon. Il y courut gaiement, dans l'espoir que le -papa Moinot avait besoin de quelque service, et charmé de se rendre -utile à un bonhomme qu'il aimait. - -Dès qu'il fut en présence du vieil officier, il s'aperçut que le -baromètre marquait tempête. Au milieu d'un visage singulièrement pâle, -le nez rouge flamboyait. - -«Lieutenant, dit M. Moinot, avez-vous jamais eu à vous plaindre de moi -dans le service? - ---Jamais, mon commandant. - ---Et hors du service? - ---Pas davantage. - ---Est-il à votre connaissance que j'aie cessé de mériter l'estime des -hommes et le respect des jeunes gens? - ---Tout le monde vous estime, vous respecte et vous aime, mon commandant. - ---Vous n'auriez pas perdu la tête par hasard? - ---Pas que je sache. - ---Vous ne vous êtes pas grisé aujourd'hui? - ---Ça, non. - ---Alors pourquoi m'insultez-vous, sacrebleu? - ---Moi, commandant! - ---Qui donc? C'est moi peut-être qui me suis adressé cette turpitude à -moi-même? La reconnaissez-vous?» - -Paul reconnut son vieux dessin, qu'il croyait anéanti depuis longtemps -et qu'il avait oublié. - -«Mon commandant, dit-il, en dessinant cette mauvaise charge, l'an -dernier, j'ai fait une sottise et une inconvenance; mais celui qui l'a -volée, conservée, signée de mon nom et mise à la poste a fait une -infamie. Je vous demande pardon d'une légèreté qui serait vénielle, si -vous n'en aviez pas eu connaissance. Quant au drôle qui a pris soin de -tourner la plaisanterie en affront, je me charge de le retrouver et de -le punir. - ---En attendant, monsieur, comme on n'aurait pas pu m'envoyer cette -oeuvre d'art, si vous ne l'aviez pas commise, faites-moi le plaisir de -rentrer chez vous et de garder les arrêts de rigueur jusqu'à nouvel -ordre.» - -Le lieutenant s'inclina sans répondre et obéit. - -Pour un simple citoyen, rester chez soi, et même y rester seul, fût-ce -durant une semaine ou deux, ne serait pas une peine; pour le jeune -officier, c'est un supplice. Le logement garni n'est pas un domicile; on -y est chez son propriétaire, chez ses prédécesseurs, chez tout le monde, -hormis chez soi. Non-seulement le coeur ne s'attache à rien dans ces -gîtes, mais l'esprit y est inquiet, voletant, suspendu sans savoir où se -poser. De là vient cette impatience des étrangers dans la plus -confortable et la plus riche auberge et ce besoin d'en sortir, vraie -nostalgie qui chasse les habitants du Grand-Hôtel et de l'hôtel Meurice -vers les théâtres et les lieux publics. Le malaise est mille fois plus -intolérable dans ces appartements meublés sans meubles, dans ces garnis -dégarnis que l'officier loue en moyenne vingt francs par mois. Le logeur -ne peut pas donner mieux à ce prix-là, et les logés ne sauraient guère y -mettre davantage. Paul Astier, comme tous les lieutenants d'infanterie, -payait vingt francs de chambre, soixante-cinq francs de pension et -quinze d'extra pour les réceptions obligées; son ordonnance lui coûtait -douze francs, plus cinq à l'ordinaire du corps pour dispense de service. -Il donnait quinze francs par mois au tailleur, cinq au bottier pour -l'entretien et le renouvellement de sa garde-robe, douze à la -blanchisseuse, cinq à la cantinière pour la nourriture de son chien. Le -total de ces dépenses, dont une seule, le chien, n'était pas -indispensable, s'élevait à cent cinquante-quatre francs par mois. Il -restait onze francs pour l'imprévu, le café, les cigares, l'achat et la -location des livres, les fournitures de bureau, le permis et les -munitions de chasse, les déplacements, les caprices et les munificences. -Le café seul, aux officiers les plus sobres, coûte environ trente francs -par mois; mais pourquoi vont-ils au café? D'abord parce que c'est -l'usage, et que dans l'armée plus qu'ailleurs chacun doit vivre comme -tout le monde. Ajoutez que l'État n'a jamais voulu leur donner un lieu -de réunion où l'on pût s'asseoir et causer sans obligation de boire. - -Paul occupait une chambrette des plus modestes dans le vieux quartier de -Nancy, rue du Maure-qui-Trompe. Une couchette de fer, une commode, une -table, une malle et trois chaises, voilà l'inventaire au complet. Un -fusil Lefaucheux, gagné au tir, et une demi-douzaine de pipes décoraient -la paroi principale. Dans ce réduit, le jeune homme dormait depuis deux -ans, et il y avait fait les plus beaux rêves du monde. La vie lui -souriait, il aimait son métier; ses chefs, ses camarades, ses soldats -l'estimaient à qui mieux mieux. Simple engagé volontaire, il se trouvait -aussi avancé à vingt-six ans que les élèves de Saint-Cyr. Depuis trois -ans, à chaque inspection générale, il était porté pour la croix, on -parlait de le présenter au choix pour le grade de capitaine. Si les -affaires marchaient toujours du même train, il était presque sûr -d'arriver général avant la retraite. En attendant, il portait légèrement -sa pauvreté, qui, pour le fils d'un simple garde, était une opulence -relative. Sa chambre lui paraissait luxueuse et les _beefsteaks_ -ratatinés de la pension très-succulents. Quoiqu'il se refusât toute -dépense inutile, on peut dire que jamais il n'avait chômé de plaisir. On -le mettait de toutes les parties; il montait à cheval avec les officiers -de dragons; il chassait en hiver chez les jeunes gens riches, il -conduisait le cotillon au bal de la préfecture. Les grisettes le -voyaient d'un oeil favorable; bref, en langage militaire, il était des -bons, c'est-à-dire des heureux. - -Le soir où il rentra chez lui par ordre du commandant Moinot, il lui -sembla que son étoile s'était éclipsée tout à coup, et la petite chambre -prit un aspect sinistre. Le fidèle Bodin lui apporta son dîner -parfaitement froid; il y toucha du bout des dents et se plongea dans une -méditation décourageante. Il était mécontent de lui-même et des autres; -il venait d'offenser sans le vouloir un excellent homme, presque un -vieillard; ce petit événement ne manquerait pas de se résoudre en -mauvaises notes; l'inspection générale approchait; pour une faute dont -en somme il n'était qu'à moitié coupable il risquait de manquer la -croix. C'était sa troisième proposition. La première faute, au lendemain -de Solferino, avait échoué parce qu'en guerre les blessés passent avant -tout. La deuxième datait d'un an; elle fut biffée par l'inspecteur -lui-même, qui ajouta aux notes d'Astier: «Trop familier avec les -inférieurs; manque de tenue.» C'était Blanche Vautrin, qui le soir, dans -un salon, avait dit au général: - -«Voyez-vous ce grand officier, là-bas, qui a la tournure d'un roi? Il se -fait tutoyer par son ordonnance, sous prétexte qu'ils ont gardé les -animaux ensemble dans leur pays.» - -Le général avait vérifié le fait et lavé la tête au bon Astier. Pour -cette fois, l'affaire semblait autrement grave, mais Paul était -peut-être moins sensible au dépit de perdre son dû qu'à la honte -d'accuser un camarade. Il flairait une basse trahison, et il ne pouvait -se faire à l'idée qu'un officier français en fût l'auteur. La première -sensation du mal physique fait pousser les hauts cris à l'enfant -nouveau-né; le jeune homme ressent quelque chose de semblable lorsqu'il -naît à l'expérience en découvrant que le mal moral existe et que tout le -monde n'est pas honnête et bon comme lui. Paul se jeta tout habillé sur -sa couchette et pleura. - - -III - -Il resta quinze jours à se ronger les poings, dans une solitude absolue, -sans visites, sans nouvelles, sans autre distraction que le spectacle de -la rue, le service de Bodin et les romans crasseux d'un mauvais cabinet -de lecture. Cinq ou six fois la honte le prit; il voulut secouer sa -torpeur et commencer un livre sur l'avenir de l'art militaire. -L'occasion semblait bonne pour mettre au jour les idées neuves qui -fermentaient en lui depuis longtemps; mais il vit avec douleur que son -cerveau refusait le service; la pensée se brisait les ailes contre les -murs de cette chambre. Il comprit que la liberté d'aller et de venir est -indispensable aux enfantements de l'esprit, et que les jours de -captivité, comme les jours de navigation, sont à retrancher de la vie. - -Tandis qu'il sommeillait à demi, tristement replié sur lui-même, Mme -Humblot et sa fille reprirent le chemin de Marans. La bonne dame était -vexée comme un chasseur bredouille, qui tuerait des pigeons et des -poules, plutôt que de rapporter son carnier vide au logis. Sur la fin du -séjour, elle signalait tantôt un officier, tantôt un autre à sa fille, -et elle semblait lui dire: «Puisque le vrai phénix est envolé, accepte -celui-ci ou celui-là, tandis que nous y sommes.» - -Mais Antoinette avait le coeur bien pris. Cette course haletante à -travers un monde nouveau pour elle, ces consolations, ces respects, -cette curiosité, ces hommages, un fonds de superstition qui reparaît -chez la femme dans les gros moments de la vie, tout contribuait à -l'exalter. - -«Si Dieu veut que je me marie, disait-elle, il me fera retrouver celui -qu'il avait jeté sur ma route. S'il me refuse ce bonheur, eh bien! je -comprendrai qu'il préfère m'avoir à lui.» - -Blanche Vautrin jouissait de ce désespoir comme un vrai petit diable. -Elle ne quittait point sa martyre, elle la promenait, elle l'avait -parquée comme les fourmis âcres parquent les pucerons qui sont tout -miel. Elle s'abreuvait froidement de larmes innocentes, elle les -dégustait goutte à goutte, en gourmet féroce; et tout à coup, sans motif -apparent, elle éclatait en sanglots, se prenait aux cheveux et se -frappait la tête, embrassant la pauvre Antoinette avec rage et la -repoussant à tour de bras, puis se jetant à ses pieds pour lui demander -grâce. L'autre admirait de bonne foi ces élans généreux, et ne savait -plus comment exprimer sa reconnaissance. - -«Que je vous aime et que vous êtes bonne! - ---Détestez-moi plutôt, j'ai l'âme noire! Je suis un monstre dans la -nature!» - -Par trois ou quatre fois, elle eut la bouche ouverte pour tout dire et -réparer le mal qu'elle avait fait. Quelque chose la retint. Ce n'était -ni la jalousie, ni la crainte du blâme, ni le remords d'avoir menti; -mais une sorte de fierté pudique. - -«J'avouerais, si j'avais seize ans; par malheur je n'en ai pas quinze! -Le monde est stupide et méchant. Il confesse par-ci par-là que le coeur -n'a pas d'âge, mais ce principe est monopolisé au profit des vieilles -folles de quarante ans.» - -Le jour où Mlle Humblot prit congé d'elle avec mille protestations, elle -lui répondit: - -«Je ne me recommande pas à votre amitié, mais à vos prières. La plus -malade de nous deux, quoi que vous en pensiez, c'est moi. Ma conscience -est comme un champ de bataille couvert de morts et de blessés. J'ai fait -pour vous servir tout ce qui était humainement possible; si vous ne vous -en allez pas contente, il y en a d'autres qui sont plus à plaindre que -vous.» - -Personne ne chercha le fin mot de ces incohérences. Les propos les plus -insensés, les exagérations les plus inexplicables n'étonnent pas dans la -bouche d'une fille de quatorze à quinze ans. - -Les dames de Marans avaient quitté Nancy depuis quarante-huit heures -quand Paul Astier reparut à la pension des lieutenants. Ses camarades -lui firent fête, quelques-uns lui sautèrent au cou. L'autorité n'avait -pas jugé convenable de publier les motifs de sa punition; on savait en -tout et pour tout qu'il avait manqué grièvement au chef de bataillon. -Son nom était rayé de la liste des propositions; le lieutenant Foucault, -de la 3e du 2e, était mis à sa place, et le brave garçon s'en excusait -le plus cordialement du monde. Astier reçut très-poliment les -condoléances de ses amis, mais sans abandon et sans grâce: son coeur ne -s'ouvrait plus qu'à moitié. Lorsqu'au dessert on déboucha le vin de -Champagne en son honneur, il prévint le toast en disant: - -«Un instant, messieurs. Vous souvient-il que l'an dernier, autour de -cette table, un jour de réception, j'ai fait passer certaine charge du -commandant Moinot?» - -Les convives, debout, le verre en main, se regardaient sans comprendre. -Il n'attendit pas leur réponse et poursuivit d'un ton bref: - -«Le dîner s'acheva si gaiement que je ne songeai pas à reprendre ce -chiffon de papier. Quelqu'un de vous l'a-t-il recueilli par hasard? - ---Moi, dit Foucault. - ---Ah! c'est vous? La coïncidence est fâcheuse. - ---Comment? - ---Avez-vous conservé l'objet en question? - ---Non; je n'y attachais pas d'importance, et je l'ai donné à quelqu'un. - ---Donné ou envoyé? - ---Donné de la main à la main. - ---Foucault, je vous ordonne de me dire sur l'heure à qui vous l'avez -donné. - ---Astier, je ne reçois d'ordres que de mes chefs. - ---Si vous ne recevez pas mes ordres, vous recevrez toujours bien mon -verre au visage!» - -Le geste suivit la menace; les camarades s'interposèrent pour empêcher -une rixe, et rendez-vous fut pris. Le colonel ne put défendre la -rencontre, il y avait eu voies de fait. Le lendemain matin à six heures, -on se battit au sabre d'ordonnance, et Paul Astier reçut un coup droit -en pleine poitrine. Il fut deux mois à l'hôpital entre la vie et la -mort. - -Blanche Vautrin fit à la même époque une de ces maladies qu'on explique -par la croissance. Elle eut la fièvre, le délire, des suffocations, des -spasmes et quelque peu de catalepsie. On la crut morte plusieurs fois, -elle perdit ses cheveux, fit peau neuve, et guérit enfin; mais sa -convalescence fut celle d'une ombre. Ses meilleures amies, si tant est -qu'elle en eût, ne reconnaissaient pas la petite Vautrin dans cette -grande jeune fille transparente et penchée, le front ceint d'un bandeau -blanc, comme une carmélite. Ses parents la promenaient en calèche aux -rayons du soleil d'automne, qui est souvent admirable à Nancy. Elle -avait de grands yeux noirs qui menaçaient d'envahir toute la figure, un -nez droit effilé, de forme antique; ses lèvres pâles dessinaient un -petit arc très-pur et très-correct. L'ensemble de ses traits n'offrait -plus rien de heurté; vous auriez dit que la douleur avait tout remanié, -tout pétri à nouveau dans ses mains terribles. - -Le fond même semblait amendé; la voix avait acquis certaines inflexions -d'une douceur suave; l'esprit, moins vif et moins caustique, jugeait -plus humainement de toutes choses; le coeur s'attendrissait pour un -rien, prêt à fondre. Elle éprouvait des admirations extatiques et des -langueurs pâmées à la vue d'un insecte dans l'herbe, au parfum d'une -violette de l'arrière-saison. Tout est neuf aux convalescents, ils -s'imaginent qu'on vient de recommencer à leur profit la nature entière. - -Elle reprit lentement ses forces, et la gaieté ne lui revenait pas. Le -médecin jugea que l'hiver de Lorraine était trop rude pour elle; il -l'envoya se rétablir à Palerme; Mme Vautrin l'y conduisit. Le jour de -leur départ, à la fin de novembre, elles rencontrèrent devant la gare un -grand officier pâle qui marchait lentement, appuyé d'une main sur sa -canne et de l'autre sur le bras du fusilier Bodin. Il salua -militairement son colonel, qui était aussi dans la voiture, puis il -tourna sur ses talons avec une indéfinissable expression de mépris. -Blanche comprit sans autre commentaire qu'il s'était expliqué après coup -avec M. Foucault, et qu'il connaissait maintenant l'auteur de ses -disgrâces. - -Mme Vautrin, toujours bonne et sans malice, dit à sa fille: - -«Voilà un pauvre garçon qui aurait grand besoin de venir en Sicile avec -nous. - ---Par malheur, répondit le colonel, il n'a que sa solde.» - -Blanche ne put se défendre de penser que sans elle le jeune homme serait -riche, heureux et bien portant. - -Ce remords la suivit jusqu'au pays des oranges. Pour une âme qui n'est -pas absolument perdue, c'est un rude fardeau qu'une mauvaise action. Il -se passa peu de journées sans que Blanche se souvînt de Paul Astier, -sans qu'elle se demandât: «Où est-il? que devient-il? Il doit sentir -cruellement le froid, tandis que j'ouvre mon ombrelle au soleil. S'il -avait éprouvé une rechute? s'il mourait? Je n'en saurais rien, personne -n'aurait l'idée de m'en écrire. Et moi, malheureuse, je n'ai pas même le -droit de m'en informer!» - -Elle avait un petit commerce de lettres avec Mlle Humblot, et les -nouvelles qui lui arrivaient de Marans n'étaient pas faites pour -rassurer sa conscience. Antoinette lui annonça qu'elle allait tâter du -couvent comme pensionnaire, sans engager sa liberté. Une espérance -absurde, mais obstinée, soutenait la pauvre fille. «Encore un brave -coeur qui souffre par moi, disait Blanche, et pour qui? Quel fruit me -revient-il de ses tortures? Je fais des malheureux, et il n'y a pas sur -la terre un être plus misérable que moi!» - -Pendant qu'elle passait la vie à s'accuser et se lamenter tour à tour, -le climat, le grand air, l'exercice, la jeunesse surtout, poursuivaient -leur tâche et métamorphosaient à qui mieux mieux sa petite personne. Sa -figure maigrelette se remplit, son corps se développa, sa taille -s'arrondit, ses corsages devinrent trop étroits, les os saillants de ses -bras disparurent comme les rochers à la marée montante; quelques -fossettes se dessinèrent çà et là. Son teint avait passé du brun sale au -blanc fade de la cire. Il se réchauffa peu à peu et s'arrêta décidément -à cette demi-blancheur, rose au fond et bronzée à la surface, que l'on -admire chez les créoles. Le monde de Palerme et des environs la trouvait -belle; quant à la pauvre Mme Vautrin, elle vivait à genoux, en -contemplation devant la merveille. Il est certain que le plomb vil -s'était changé en bon argent et que la femme du colonel, après six mois -d'absence, ramena en Lorraine une Blanchette très-appétissante. Sa -beauté n'était pas absolument régulière; de la laideur effacée il -restait je ne sais quoi d'étrange; mais l'étrange n'est pas à dédaigner, -et je sais des femmes superbes qui le payeraient cher, s'il se vendait -en boutique. - -«Mon lieutenant, dit un jour le fidèle Bodin, j'ai une nouvelle à t'a... -à vous annoncer. C'est que la demoiselle du colonel a fini son semestre -aux pays chauds, et que c'est comme si maman l'avait bourrée de mie de -pain et trempée dans du lait. Autrement dit, qu'elle n'est plus ni -_planche_ ni _prune_. - ---Tant mieux pour elle! Quand tu n'auras rien de plus intéressant à me -dire, tu n'auras pas besoin de te déranger. - ---Suffit.» - -Paul Astier était rétabli. Non-seulement il avait repris son service, -mais depuis près de deux mois il travaillait chez lui sans relâche. Il -n'aurait pas pris une heure de repos par semaine sans l'obligation de -paraître aux lundis du général. - -Cette nécessité le mit cinq ou six fois en présence de Mlle Vautrin; il -affecta obstinément de ne la point connaître. Belle ou laide, elle -n'était ni plus ni moins monstrueuse à ses yeux. Toutefois, en bonne -justice, il s'avoua qu'elle était belle. - -Un soir qu'il approchait du buffet, elle le devina, quoiqu'elle eût le -dos tourné, et, faisant volte-face, elle lui dit: - -«Je suis donc bien changée, monsieur Astier, que vous ne me reconnaissez -pas?» - -Il répondit froidement: - -«En tout temps, en tout lieu, mademoiselle, et quelque changement que la -nature opère en vous, soyez sûre de ma... reconnaissance. - ---Sans jouer sur les mots, pourquoi ne me saluez-vous jamais? - ---Parce que j'ai mauvaise opinion de vous, mademoiselle. - ---Je suis une honnête fille, pourtant. - ---Je l'espère pour vos parents, mais vous ne serez jamais un honnête -homme.» - -Cela dit, il tourna le dos, gagna le vestibule, alluma un cigare et -retourna en fredonnant à la petite chambre où son cher travail -l'attendait. - -Il avait fait un raisonnement qui semble juste à première vue, et qui -l'est dans tous les pays moins routiniers que le nôtre. «Si ma bonne -conduite, mes campagnes et quelques actions d'éclat n'ont pas suffi à -mériter ce scélérat de ruban rouge; si l'on fait passer sur mon corps -toutes les médiocrités de l'armée tantôt par un motif et tantôt par un -autre, le seul parti qui me reste à prendre est de frapper un grand -coup. Je veux prouver à nos mamamouchis que je ne suis pas un officier à -la douzaine, et que je raisonne mon affaire un peu mieux que Dupont, -Lombard ou Foucault... A ce livre! et du nerf!» - -En ce temps-là, les vices et les absurdités de notre organisation -militaire commençaient à frapper les meilleurs esprits de l'armée. Il -n'y avait pas un régiment qui ne comptât parmi ses jeunes officiers -quelque réformateur obscur, modeste et convaincu. Ces rêveurs sensés et -pratiques ne s'étaient pas donné le mot, aucun fil ne les reliait, ils -ne conspiraient pas ensemble à la refonte d'une institution vieillie; ce -qu'ils avaient de commun, c'est que la même évidence les avait tous -frappés en même temps. Ils condamnaient l'exonération par voie -administrative comme une fabrique de vieux prétoriens calculateurs et -viveurs; ils disaient tout haut que la garde, outre qu'elle pèse -lourdement sur le budget, blesse le sentiment d'égalité, qui est le fond -de l'armée française, en créant une aristocratie de faveur et de hasard. -Ils souhaitaient que l'avancement sur l'arme remplaçât partout -l'avancement au corps, que l'intrigue des protecteurs, si forte et si -funeste sous un gouvernement personnel, fût détrônée par un système -d'épreuves orales et écrites constatant les aptitudes et les études de -chaque sujet, que l'âge de la retraite fût avancé d'au moins dix ans -pour l'officier sans avenir, et qu'on le remplaçât, jeune encore, vers -quarante ans, dans les emplois civils. Cette méthode, disaient-ils, -aurait le double avantage de prévenir l'envieillissement de l'armée et -de chasser des ministères une multitude de jeunes gens qui se vouent dès -l'adolescence au désoeuvrement des bureaux. Le zèle de nos jeunes -censeurs touchait à tout; il supprimait certains emplois indispensables -avant 1789 et parfaitement inutiles aujourd'hui; il augmentait la solde -de quelques grades, qui est restée au même chiffre depuis la Révolution, -quoique le prix de toutes choses ait doublé; il renvoyait -impitoyablement tout un olympe de généraux inutiles, souvent incapables, -toujours routiniers, qui sont plutôt les éteignoirs que les lumières de -l'armée. L'armement de notre infanterie était mis au rebut; on prônait -hardiment le fusil à tir rapide et répété, se chargeant par la culasse; -on réfutait les sempiternelles objections de la commission des armes -portatives; on se colletait moralement avec ces estimables sourds qui -nous ménageaient le plaisir d'assister en spectateurs désintéressés au -drame de Sadowa. Paul Astier avait pris sous son patronage un système de -transformation très-simple et très-économique inventé par un contrôleur -d'armes de l'arsenal de Metz. Il ne proposait pas d'innovations -déterminées dans l'uniforme du soldat, mais il le déclarait aussi -détestable en campagne qu'agréable à contempler aux revues du -Champ-de-Mars. - -Il demandait pourquoi le gouvernement, qui met la construction des -opéras au concours, n'en fait pas autant pour l'uniforme des soldats, et -il n'avait pas de peine à prouver qu'un prix de cent mille francs donné -à l'inventeur d'un uniforme définitif épargnerait plus de cent millions -aux contribuables. Il serait long de résumer ici le volume in-octavo -qu'il écrivit tout d'une haleine sur ces questions et cent autres, son -projet de bataillons à sept compagnies dont une de tirailleurs, la -réduction des divers corps de cavalerie en deux spécialités, cavalerie -légère et grosse cavalerie, hussards pour éclairer et ramasser, dragons -pour charger l'ennemi. L'auteur voyait éclore dans un avenir prochain un -art nouveau, la guerre des grandes armées, procédant par masses énormes, -évitant les siéges, laissant les places de côté et marchant droit aux -capitales. En conséquence, il conseillait le désarmement de nos -forteresses, désormais inutiles et de plus en plus ruineuses; il -reportait toute la défense sur les lignes de fer, désignant vingt-deux -points où il jugeait à propos d'établir des camps retranchés. - -Ce livre assurément n'était pas un chef-d'oeuvre indiscutable, on -pouvait le critiquer par-ci, le corriger par-là; mais c'était l'ouvrage -d'un bon citoyen et d'un officier hors ligne. Toute la partie historique -témoignait d'une érudition laborieuse et forte, les chapitres utopiques -fourmillaient d'idées saines que les faits ont vérifiées depuis, et qui -n'ont pas été perdues pour tout le monde; mais Paul Astier avait raison -trop tôt, sa montre avançait de quelques années sur les horloges -officielles. Parmi les camarades auxquels il lut son manuscrit par -fragments, quelques-uns firent cause commune avec lui et embrassèrent -passionnément ses rêveries; d'autres, moins imprudents, l'avertirent que -cette dépense de talent lui serait plus nuisible qu'utile en haut lieu. -Malheureusement la fièvre d'invention, ce mal étrange qui s'appelle -génie ou folie, suivant le jour et l'heure, lui avait tourné la tête. Il -se sentait tellement sûr d'avoir raison qu'il porta son manuscrit à -l'imprimerie Vincent, avant de solliciter l'autorisation du ministre. Le -livre, tiré à quinze cents exemplaires, avec une carte, trois plans et -vingt-deux tableaux d'une mise en pages compliquée, coûta six mille -francs, dont il n'avait pas le premier sou. Toutefois il ne doutait pas -du succès; il envoya dix exemplaires aux bureaux de la rue -Saint-Dominique, persuadé que non-seulement on permettrait la -publication, mais qu'on achèterait la première édition pour la répandre -dans toute l'armée. - -Neuf exemplaires sur les dix furent jetés au rebut avant lecture; le -dixième tomba sur un vieil automate de bureau qui l'ouvrit pour tuer le -temps, et bondit d'indignation aux premiers mots de la première page. -Bouleverser l'ordre établi! Porter la main sur une institution si belle, -si parfaite qu'elle allait nous donner, en moins de vingt-cinq ans, le -quatrième rang en Europe! Dans quel cerveau malade une idée si -révolutionnaire avait-elle germé? On aurait pu la pardonner à un général -de division; elle eût été blâmée poliment chez un colonel. Chez un -simple lieutenant, le cas parut damnable. Sur un rapport sévère du vieux -monsieur, le ministre fit écrire à Paul Astier une lettre foudroyante -qui l'invitait à effacer dans le plus bref délai les moindres traces de -cette incartade, s'il ne voulait pas se heurter jusqu'à la fin de sa -carrière à l'épithète de frondeur. - -Dans cette étrange nation qui s'appelle l'armée, entendre et obéir ne -font qu'un. Nul n'a raison contre ses chefs; le bon sens et le bon droit -sont des questions de simple hiérarchie. Lorsque deux hommes de ce -pays-là ne sont pas du même avis, il serait ridicule de peser leurs -arguments respectifs; il suffit de compter les galons de leur casquette. -Le lieutenant fut régulièrement informé qu'il avait tort, et il se le -tint pour dit, en homme qui sait la vie. Il distribua son livre à vingt -camarades et à trois ou quatre amis; le grenier de l'imprimerie demeura -dépositaire du reste. - -Ce n'était que demi-mal, si l'affaire avait pu s'arrêter là; mais il -fallut payer l'impression et le papier de ce livre inutile. L'imprimeur -prenait patience, il connaissait Astier, et partant s'intéressait à lui; -mais le marchand de papier logeait à cent cinquante lieues de Nancy, il -exigea rigoureusement son dû, et comme le débiteur ne dissimulait point -sa misère, cet homme, qui n'était pas riche, fut obligé d'écrire au -colonel. Si l'imprimeur l'avait laissé réclamer seul, il aurait vu sa -créance primée par une autre; il se mit donc de la partie, à -contre-coeur. Le lieutenant avait d'ailleurs quelques dettes courantes, -comme tous les lieutenants sans fortune; il est entendu que l'officier -le plus raisonnable doit recourir au crédit tant qu'il n'est pas au -moins capitaine. Toutes ces réclamations, provoquées l'une par l'autre, -formèrent un bloc de huit mille francs. A supposer qu'on retînt chaque -mois un cinquième de la solde pour désintéresser les créanciers, le -règlement de ce petit compte se serait fait en dix-neuf ans et quelques -jours. En pareille occasion, l'autorité militaire prend un biais qu'on -ne saurait trop admirer. Elle met le débiteur en retrait d'emploi, -c'est-à-dire qu'elle le réduit à la demi-solde. Paul Astier s'éveilla un -beau matin sous le coup d'une quasi-destitution qui lui laissait environ -quatre-vingts francs par mois. Son colonel le prit à part et lui dit -avec toute la courtoisie et toute la bienveillance imaginables: - -«Mon pauvre enfant, je n'y peux rien; nous sommes tous les esclaves de -la loi. Le régiment vous regrettera; vous avez non-seulement des -aptitudes remarquables, mais toutes sortes de qualités excellentes. -Comptez sur moi pour vous recommander à l'autorité supérieure, et soyez -sûr que nous vous replacerons dès que vos dettes seront payées. -Choisissez la résidence qu'il vous plaira.» - -Paul répondit qu'il resterait à Nancy, mais qu'il n'espérait pas arriver -à payer ses dettes. - -«Eh! que diable! pourquoi vous avisez-vous d'écrire et d'imprimer? Vous -aviez si bien commencé, mon pauvre ami! Voilà deux ans, oui, ma foi! que -vous avez empaumé la déveine. Cela date de votre affaire avec Moinot. Je -ne suis pas superstitieux, Dieu merci, mais je me suis demandé -quelquefois si l'on ne vous avait pas jeté un sort. - ---Il se pourrait, mon colonel.» - -Le lendemain, il quitta son service et se mit à chercher des leçons par -la ville. Comme il avait de bons amis et de belles connaissances, les -élèves lui vinrent de tous côtés. Il enseignait le dessin aux uns, et -aux autres les mathématiques. On ne le vit plus au café; il fit des -prodiges d'économie, réduisit ses dépenses à cent francs par mois et se -mit à payer des à-compte. On vint lui demander un matin s'il pouvait -enseigner l'aquarelle à une jeune fille. - -«Pourquoi pas? - ---Mais prenez garde de tomber amoureux de votre élève! c'est Mlle -Vautrin. - ---Ah!... vous avez raison; elle est beaucoup trop jolie. Du reste, tout -mon temps est pris.» - -Blanche était informée de ses moindres actions. Elle faisait causer -Schumacker, qui faisait boire Bodin, qui servait son ancien lieutenant -gratis. La jeune fille éprouvait une sincère admiration pour ce jeune -homme si naturel dans la mauvaise fortune; elle le voyait lutter contre -l'impossible sans la moindre affectation d'héroïsme et pousser son petit -rocher de Sisyphe aussi naïvement qu'un terrassier pousse la brouette. -Pour la première fois de sa vie, elle eut la conscience de la vraie -grandeur, qui ne va point sans la simplicité; mais à mesure qu'elle -rendait justice à l'ennemi, elle se condamnait rigoureusement elle-même. -Par une triste journée d'octobre, elle aperçut de sa fenêtre un grand -garçon qui courait sous une pluie battante, abritant de son mieux -quelques livres et quelques papiers. C'était lui. «Le voilà donc, -pensa-t-elle, celui qui éclipsait tous les officiers du régiment par sa -gaieté, son esprit et sa bonne mine! Et c'est moi seule qui l'ai mis en -si piteux état!» - -Comme elle se livrait à ces réflexions, Paul Astier leva la tête, -reconnut la fille de son ancien colonel et se découvrit poliment sans -ralentir le pas. Elle se jeta vers lui avec une sorte d'emportement, -comme une aveugle, une folle, une fille qui ne sait plus où elle en est. -Ses deux bras s'étendirent en avant, elle heurta les mains à la fenêtre, -recula comme saisie de honte et vint tomber dans un fauteuil où elle -éclata en sanglots. - -Le jeune homme, si pressé qu'il fût, saisit quelques détails de cette -pantomime et rentra tout songeur dans son taudis. - -«J'ai mal vu, pensait-il, ou mal compris; et quand même elle se -repentirait de ses noirceurs, le remords ne serait qu'une contradiction -de plus dans cette âme déréglée.» - -Toutefois cet incident futile lui laissa je ne sais quelle impression de -bien-être. L'homme est éminemment sociable; l'idée que nous sommes haïs, -même à cent lieues de nous, par les personnes les moins dignes de notre -amitié, nous attriste. Une injure anonyme empoisonne la journée d'un -stoïque. Paul Astier trouva tout à coup le ciel moins noir et sa chambre -moins vide. Sa conscience était comme soulagée d'un fardeau, quoiqu'il -ne se fût jamais rien reproché dans cette petite guerre. - -Il songea plus souvent et plus volontiers qu'autrefois à l'inexplicable -créature qui semblait lui vouloir quelque bien après lui avoir fait tant -de mal. Ce revirement imprévu chatouillait sa curiosité comme un -problème à résoudre. Il fut conduit naturellement à passer de temps à -autre devant la maison du colonel, qu'il évitait autrefois; il rencontra -de nouveau les yeux de Mlle Vautrin et il put s'assurer qu'elle le -regardait sans haine. Comme il était très-pauvre et très-malheureux -malgré tout, et comme il lui devait le plus clair de ses peines, il la -donnait encore à tous les diables, mais sans conviction: «C'est un -monstre odieux; qui sait si elle n'a pas un atome de coeur, tout au -fond? En tout cas, c'est un bien joli monstre.» - -S'il était allé dans le monde, comme autrefois, Blanche aurait trouvé le -courage de marcher droit à lui et de signer la paix entre deux -contredanses. Elle se sentait assez forte pour lui confesser tous ses -torts et enlever l'absolution de haute lutte. Mais où et comment aborder -ce mercenaire qui battait le pavé dès six heures du matin et rentrait -dans son trou à huit heures du soir? En bonne foi, Blanche ne pouvait -pas courir après lui dans la rue. - -Six longs mois s'écoulèrent, longs pour Astier, qui travaillait dur, -plus longs pour elle, qui se consumait dans le vide. Un matin, elle -reçut une lettre timbrée de Marans. Elle n'osa pas l'ouvrir et courut -chez sa mère en criant: «Lis, j'ai trop peur! Je suis sûre qu'Antoinette -Humblot se marie!» - -Son instinct ne l'avait pas trompée. Antoinette lui annonçait tristement -son prochain sacrifice. Après avoir essayé deux fois du couvent sans s'y -faire, la pauvre fille se dévouait au bonheur de Mme Humblot. Elle -épousait un voisin de campagne, veuf, encore assez jeune, et qu'elle -estimait sans l'aimer. Les noces se célébraient dans quinze jours, sauf -miracle; on espérait que Mme et Mlle Vautrin ne refuseraient pas de les -animer de leur présence, mais on ne promettait pas de leur montrer des -visages très-gais. Le _post-scriptum_ était d'une sincérité charmante. -«Ma chère Blanche, je sens encore au plus profond de mon coeur un -souvenir qui n'y peut pas rester sans crime. Je l'arrache et je vous -l'envoie; quand vous aurez brûlé ma lettre, il n'en existera plus rien. -C'est fait; pleurez pour moi.» - -Blanche fit mieux que pleurer; elle cria, elle pria, elle demanda pardon -à Dieu, à sa mère, à la pauvre Antoinette immolée. «Non! dit-elle, je ne -brûlerai pas un souvenir si touchant et si pur. Bonne, brave, honnête -fille, c'est pour lui qu'elle était créée; ils sont dignes l'un de -l'autre. Ah çà! mais tout le monde vaut donc quelque chose ici-bas -excepté moi? Je deviendrai comme eux, coûte que coûte! Je déferai mon -détestable ouvrage, et tout le mal sera réparé. «Sauf miracle,» dis-tu, -pauvre ange. Eh bien! le miracle se fera; je le veux!» - -Mme Vautrin demeurait stupéfaite devant cette explosion, et sanglotait -sans savoir pourquoi. «Mais explique-toi donc, disait-elle; où as-tu -mal? qu'est-ce qui arrive? Mon Dieu! mon Dieu! ma fille a-t-elle perdu -l'esprit? - ---Non, maman, je serai calme, je serai forte, tu sauras tout; mais -d'abord fais chercher papa, je veux qu'il y soit.» - -Lorsqu'elle fut en présence de ses juges, elle dressa son réquisitoire -contre elle-même, et ne se ménagea point. L'histoire de l'album -épouvanta Mme Vautrin, qui ne pouvait croire à tant de dissimulation -chez sa fille; le colonel n'en fut point particulièrement affecté, -peut-être ne comprit-il la chose qu'à demi. Mais lorsqu'il sut que -Blanche avait mis la signature d'Astier et l'adresse du commandant sur -cette fatale caricature, il pâlit et se dressa en pied, la main levée: - -«Malheureuse! cria-t-il, je t'écraserais là, si tu étais un homme; mais -tu n'es qu'une fille, grâce à Dieu! tu ne vivras pas sous mon nom...» - -Elle ne plia point sous ce blâme terrible, au contraire. Elle marcha sur -son père et lui dit: - -«Tue-moi, papa; tu me rendras service, car je suis bien malheureuse, -va!» - -Lorsqu'elle eut tout avoué, le colonel lui dit: - -«Tu sais ce qui nous reste à faire? Astier va venir, je lui raconterai -devant toi toutes tes infamies, je le remettrai sur la voie de la -fortune et du bonheur dont ta scélératesse l'avait écarté, et comme tu -n'es qu'un être inférieur, irresponsable, c'est moi qui lui demanderai -pardon du mal que tu lui as fait.» - -Il envoya chercher Paul, qui par hasard était au logis. Lorsqu'il se vit -en présence des deux femmes, il comprit qu'il ne s'agissait pas du -service; mais c'est tout ce qu'il devina. Mme Vautrin s'essuyait les -yeux, Blanche se cramponnait aux bras de son fauteuil comme s'il y avait -eu un abîme devant elle; le colonel était rouge, il desserrait son col, -tordait sa moustache et lançait un peu partout des regards furieux. - -«Mon cher Astier, dit-il, vous serez père un jour,... bientôt, j'espère. -Que le ciel vous préserve de connaître la honte qui m'étrangle dans ce -moment-ci! Vous rappelez-vous qu'il y a six mois je vous ai demandé si -l'on ne vous avait pas jeté un sort? Mon ami, voici la sorcière! - ---Colonel, je vous en prie, ménagez mademoiselle; elle n'était qu'une -enfant lorsqu'elle a fait les... niches que vous lui reprochez. - ---Comment! vous savez donc... - ---L'histoire de M. Moinot? Depuis longtemps. - ---Et vous n'avez rien dit? et vous vous êtes laissé faire? et vous avez -failli mourir sur le terrain?... S'il était mort, vois-tu, je t'aurais -tuée!» - -Blanche haussa les épaules et son visage sembla dire: - -«Il est convenu que cela m'aurait été bien égal. - ---Mais si vous savez tout, reprit le colonel, pourquoi n'avez-vous pas -épousé Mlle Humblot?» - -A ce nom, la stupéfaction de Paul montra clairement qu'il ne savait pas -tout. Le colonel lui conta l'affaire _ab ovo_, comme il venait de -l'apprendre. Il fit sonner bien haut la beauté, la fortune et les -nombreux mérites d'Antoinette; mais le lieutenant avait l'air d'un homme -moins ébloui qu'intrigué. Il cherchait sur le visage de Blanche un -commentaire explicatif du récit paternel. Blanche, se sentant observée, -tremblait sous ce regard sérieux, scrutateur et doux. Les yeux cléments -de Paul Astier la troublaient plus que les éclats de son père. Jamais le -lieutenant n'avait laissé paraître tant de bonté devant elle, et jamais, -non jamais, dans cette longue guerre, elle n'avait eu si grand'peur de -lui. - -Le colonel acheva son discours en disant: - -«Mon ami, je vais vous faire délivrer une feuille de route pour Marans. -Comme il ne convient pas que vous laissiez des dettes à Nancy, j'espère -que vous me ferez l'honneur de puiser dans ma bourse. Cette lettre de -votre future (prenez, prenez!) vous prouve que, sans être attendu ni -même espéré, vous serez le bienvenu là-bas. Je m'invite au mariage. -D'ici là je me fais fort de vous réconcilier avec le ministère et de -vous ménager une rentrée triomphale dans mon régiment. La distinction -qui vous était due et que mademoiselle vous a confisquée par un trait -diabolique, ne vous manquera pas longtemps, je le jure. Je ne promets -pas de vous la porter en présent de noces, mais je dirai à Mlle Humblot -quel homme vous êtes, ce que vous valez, de quel train je vous ai vu -courir au feu, et, ce qui est peut-être plus rare et plus beau, avec -quelle grandeur vous avez porté la misère. Je lui dirai que tout père de -famille, si haut que la fortune l'ait placé, serait fier de vous nommer -son gendre.» - -Cette éloquence aurait, sans doute, transporté un autre homme que Paul. -Il en parut à peine effleuré et laissa tomber négligemment la précieuse -lettre. Son attention se partageait entre les trois visages de la -famille Vautrin; il avait l'air de chercher un sens caché sous les -paroles du colonel; il interrogeait d'un oeil pensif et inquiet la -physionomie des deux femmes. - -Il se résolut à la fin et dit: - -«Monsieur Vautrin, voulez-vous sortir un instant avec moi? j'aurais -encore trois mots à vous confier.» - -Lorsqu'ils furent dans le salon d'attente, il poursuivit: - -«Mon colonel, il n'y pas au monde un meilleur homme que vous; vous -n'avez fait de mal qu'aux ennemis de la France; encore est-il certain -que vous auriez ménagé leur peau, si l'affaire avait pu s'arranger -autrement. Mme Vautrin est votre digne femme; la doublure vaut l'étoffe -en qualité. A mon sens, il est moralement impossible que l'association -de deux biens produise un mal; je nie donc en principe que Mlle Vautrin -m'ait fait du tort pour le plaisir de nuire. - ---Par quel motif alors? - ---Dame! je ne prévoyais pas en commençant que parler fût si difficile. -Il faut pourtant que tout s'explique. Vous avez eu le temps de -m'étudier; vous savez donc que je ne suis ni un fat ni un coureur de -dots; vous comprendrez aussi que je ne suis pas homme à chagriner les -gens que je connais pour me jeter à la tête des inconnus. Ce qui me -reste à dire a l'air d'être d'un fou; vous penserez ce qu'il vous -plaira, mais tant pis! Mon colonel, j'ai l'honneur de vous demander la -main de mademoiselle votre fille, et je me sauve pour que vous ne me -chassiez pas de la maison comme autrefois du régiment!» - -Cela dit, il entr'ouvrit la porte de l'antichambre, se glissa dehors -comme une anguille et laissa le colonel abasourdi. - -«Blanche! Augustine! ma fille! ma femme! nous avons fait un malheur, mes -chers enfants! Ce pauvre diable a la tête fêlée. Croiriez-vous qu'en -réponse à tout ce que j'ai dit, il me demande la main de Blanchette? - -La jeune fille, à son tour, poussa un grand cri, mais de joie: - -«Moi qui ai tant mérité d'être punie! Ah! maman, le bon Dieu est cent -fois meilleur qu'on ne le dit!» - - - - -IV - -ÉTIENNE - -HISTOIRE D'UN COQ EN PATE - - -Il ne s'appelait pas Étienne; ce n'était ni son nom ni son prénom. -Peut-être a-t-il signé de ce modeste pseudonyme un vaudeville, une -bluette, une série de petits articles malins, quelque péché de sa -jeunesse. C'est lui-même qui m'a donné ce vague renseignement lorsque -j'eus accepté la tâche dont je m'acquitte aujourd'hui. - -«J'ai peu de temps à vivre, disait-il, et je ne veux pas que ma mémoire -reste ici-bas comme une énigme. Nous devons quelques pages -d'explications à ceux qui ont envié ma fortune ou blâmé ma conduite. Il -importe aussi d'avertir les imprudents qui pourraient être induits à -m'imiter.» - -Comme je lui faisais observer qu'il n'était pas seul en cause dans cette -histoire, et que l'éclat de son nom désignerait surabondamment les -auteurs de toutes ses misères, il répondit: - -«Eh! ne me nommez pas. Écrivez l'histoire du fameux Jacques, ou du -célèbre Pierre, ou d'Étienne... Oui! je me suis appelé Étienne pendant -un mois ou deux. Mes amis me reconnaîtront toujours assez, et vous savez -que je suis peu sensible à l'opinion du vulgaire. Évitons le scandale, -mais si vous avez eu quelque estime et quelque amitié pour moi, faites -que l'expérience dont je meurs ne soit pas perdue pour tout le monde.» - -Il mourut dans la quinzaine qui suivit notre entretien, sans laisser de -volontés écrites. On peut donc considérer le récit qui va suivre comme -le testament de cet esprit d'élite et de cette âme de bien. - - -I - -Mes premières relations avec Étienne remontent au deuxième samedi de -janvier 185... Je fis sa connaissance à dîner, chez ce pauvre Alfred -Tattet, qui adorait la poésie et la peinture, et qui a gagné le gros lot -de l'immortalité en méritant une dédicace de Musset. On respirait la -renommée à pleins poumons autour de cette table hospitalière. Jugez des -émotions qui durent agiter un pauvre conscrit de lettres, lorsque -j'entendis annoncer coup sur coup Dumas fils, Ponsard, Meissonier, -Jadin, Decamps, et dix autres personnages presque aussi célèbres en -divers genres! Mes oreilles, mes yeux ne m'appartenaient plus: je -dévorais les physionomies, je buvais les paroles, j'avais l'air d'un -jeune paysan de Béotie introduit par méprise au banquet des dieux. - -Entre tous ces illustres, Étienne--puisque nous sommes convenus de -l'appeler ainsi--me captiva de prime abord. Je me sentis non-seulement -attiré, mais fasciné. Quand je cherche aujourd'hui les causes de cette -première impression, je n'en trouve qu'une: c'est qu'il représentait le -type du brillant écrivain tel qu'on se le figure _a priori_. Il était -grand, il était brun, il était svelte et de tournure martiale; sa barbe -vierge et ses cheveux un peu longs se massaient librement, mais sans -négligence, dans un désordre bien ordonné. Sa toilette pouvait passer -pour un chef-d'oeuvre, tant les lois qui régissent notre uniforme -bourgeois étaient coquettement éludées. La coupe de l'habit, le noeud de -la cravate blanche, l'échancrure du gilet, que sais-je encore? tout, -jusqu'à la chaîne de montre, était original, voulu, prémédité au plus -grand avantage de la personne; aucun détail ne semblait livré au hasard -ou à la routine des tailleurs, et pourtant rien ne rappelait les hautes -fantaisies de 1830. On n'aurait pas su dire en quoi cette tenue péchait -contre la mode du jour. Il y avait de la recherche sans affectation, de -l'aisance sans débraillé et une pointe de crânerie sans fanfaronnade -dans ce dandysme cavalier qui m'éblouit. - -Étienne avait alors plus de trente et moins de quarante ans; on -comprendra la réserve qui m'interdit de préciser son âge. Ses parents, -bons bourgeois, plus qu'aisés, presque riches, l'avaient mis au collége, -et après de brillantes études il était entré de plain-pied dans les -lettres. Ses débuts furent heureux; il plut des encouragements, et de -très-haut, sur sa jeune tête. Balzac déclara qu'il avait des idées; -Stendhal, qu'il raisonnait juste, et Mérimée, qu'il écrivait bien. Les -grands poètes du siècle répondirent en vers à ses vers; Sainte-Beuve lui -consacra une étude magistrale; David d'Angers fit son buste et M. Ingres -son crayon. Lorsque j'eus l'honneur de lier connaissance avec lui, on -commençait à demander pourquoi il ne visait point à l'Académie. - -Son bagage se composait de vingt-cinq à trente volumes, poésies, -voyages, critiques, nouvelles, romans surtout. Plus heureux que Balzac, -il avait réussi quatre ou cinq fois au théâtre; mais on pensait -généralement qu'il n'avait pas encore développé tous ses moyens ni donné -sa mesure. Le vieux Prévost, de la Comédie-Française, si bonhomme et si -fin, disait: «M. Étienne a un _Mariage de Figaro_ dans sa poche.» Un -célèbre éditeur, qui avait publié la plupart de ses livres, lui -demandait souvent: «Quand commencerez-vous le Roman du dix-neuvième -siècle? c'est une tâche qui vous revient.» Il répondait en haussant les -épaules: «Attendez que j'aie jeté mon feu; je ne sais ni ce que je fais -ni comment je vis. Je porte là, sur les épaules, une cuve en -fermentation: qui peut dire ce qui en jaillira au soutirage? piquette ou -chambertin?» - -Il avait gaspillé beaucoup de son talent et son patrimoine tout entier. -La chronique, qui ne s'imprimait guère alors, mais qui se racontait à -l'oreille, lui prêtait cent cinquante ou deux cent mille francs de -dettes, quoiqu'il habitât un appartement somptueux, encombré de tableaux -hors ligne et de meubles introuvables. Son oeuvre, dont il était resté -propriétaire, mais qu'il exploitait mal, était fort mélangé: pour neuf -ou dix volumes dignes de vivre, on en comptait beaucoup qu'il aurait pu -se dispenser d'écrire et qu'il avait faits sans savoir pourquoi, en -somnambule. Tantôt la fièvre de production le clouait devant sa table et -il abattait cinq ou six volumes à la file; tantôt il trouvait plaisant -de faire le grand seigneur et de vivre des rentes qu'il n'avait plus. -Puis, le jour où les créanciers devenaient importuns, il prenait son -parti en honnête garçon et s'attelait à quelque besogne aussi ingrate -que lucrative, sauf à n'y point mettre son nom. Ces déréglements de -travail, de finance et de conduite, quelques duels, quelques succès dans -le monde des femmes faciles, enfin le renom de parfait galant homme -appuyaient les rares séductions de sa personne. Son regard étincelait, -sa voix mâle, voilée par moments, était une des plus sympathiques que -j'eusse entendues. - -Beau convive, d'ailleurs, et bon vivant. Il buvait son vin pur et par -rasades, à la vieille mode de France, mais il s'abstenait du café, des -liqueurs et du cigare, et il ne dépassait en rien la juste mesure. Il -restait homme de bonne compagnie jusque dans ses gaietés les plus -étourdissantes et ne se grisait pas même de ses paroles, quoiqu'il en -fît grande débauche quelquefois. - -La seule chose qui me déconcerta ce soir-là fut de le voir épuiser le -meilleur de sa verve contre la noble carrière des lettres où j'étais si -fier de débuter. A l'entendre, le métier d'écrire était le dernier de -tous; il fallait n'avoir pas un oncle dans la cordonnerie ou un parrain -dans les droits réunis pour accepter un sort si misérable. - -«Nous avons pour ennemis, non-seulement nos confrères, grands et petits, -c'est-à-dire tout ce qui a le talent ou la prétention de tenir une -plume, mais le public lui-même et le bourgeois illettré qui ne nous -pardonne pas d'être supérieurs à lui. Quoi que nous fassions, on nous -blâme: si j'écris beaucoup, on dira que je me livre au commerce et que -je tire à la ligne; si j'écris peu, on prétendra que je suis au bout de -mon rouleau et qu'il ne me reste plus rien à dire; si je n'écris ni peu -ni beaucoup, on imaginera que je ménage mon petit fonds pour faire feu -qui dure. Chaque succès nous rend le suivant plus difficile, car on -devient plus exigeant à mesure que nous donnons une plus haute idée de -notre mérite; la moindre chute fait dire aux quatre coins du monde que -nous sommes de vieux chevaux couronnés, qui ne se relèveront plus. Il -s'agirait tout bêtement de produire un chef-d'oeuvre à tout coup; mais -Homère, Virgile, Dante, Milton, Arioste, le Tasse, Rabelais, Montaigne, -Cervantes, Daniel Foe, La Fontaine, La Bruyère, Le Sage, combien nous en -ont-ils donné, des chefs-d'oeuvre? Un par tête! deux au maximum. Faire -un chef-d'oeuvre, mes amis, c'est concentrer tout soi dans un seul -livre. Supposez que je commette cette imprudence aujourd'hui, je mourrai -de faim l'année prochaine. Le public me servira-t-il des rentes? Prouvez -donc à ce glouton sans goût que la qualité a plus de prix que la -quantité! Nous sommes des galériens condamnés à toujours produire, lors -même que nous n'avons rien de nouveau à conter; il faut se remâcher -soi-même incessamment, badigeonner à neuf ses impressions d'autrefois, -ressasser jusqu'à l'âge le plus mûr les trois ou quatre idées originales -qu'on a pu rencontrer dans sa jeunesse! Oh! si le genre humain pouvait -perdre la sotte habitude de lire! ou si tout simplement un honnête -usurier de Versailles ou de Château-Thierry me couchait sur son -testament pour douze mille livres de rente, c'est moi qui ferais voeu de -ne toucher papier ni plume jusqu'à l'heure du jugement dernier! Que la -vie serait bonne! que la lumière du soleil serait douce et que les -Parisiens eux-mêmes me paraîtraient jolis, si j'avais le droit de dire -tous les matins, en chaussant mes pantoufles: «Pas une ligne à tracer -aujourd'hui.» - -Il parla longtemps sur ce ton avec une verve que je ne saurais rendre, -mais dont je fus un peu consterné. Mon voisin devina sans doute ce que -j'éprouvais, car il me dit à l'oreille: - -«Ne faites pas attention, il est toujours ainsi lorsqu'il travaille pour -vivre, et le pauvre garçon ne fait pas autre chose depuis six mois.» - -Cette révélation me fit prendre le dix-neuvième siècle en mépris. Un tel -homme manquait de pain! L'auteur de tant d'oeuvres exquises était réduit -à gagner sa vie au jour le jour! Son brillant appétit, qui m'avait -d'abord égayé, m'attrista: s'il dîne si bien, c'est peut-être qu'il n'a -pas déjeuné! Mais une heure après le repas, quand les invités réunis au -salon assiégèrent la table de jeu, je le vis tirer de sa poche une -poignée d'or et de billets avec quelque menue monnaie. Il tint tête aux -plus forts, risqua les gros coups, prit la banque, perdit presque tout -sans témoigner le moindre ennui, puis regagna son argent et une centaine -de louis par-dessus le marché sans laisser voir qu'il en fût aise. Il -était homme à batailler ainsi jusqu'au matin, et je ne trouvais pas le -temps long à le regarder faire; mais la maîtresse de maison nous mit -tous à la porte une demi-heure après minuit. - -Avant de se disperser, les convives échangèrent force poignées de mains -sur le trottoir de la rue Grange-Batelière. Je ne pus me tenir de parler -à M. Étienne et de lui dire combien je ressentais d'admiration pour son -talent et de sympathie pour sa personne. Il me prit le bras, et répondit -avec une familiarité surprenante en m'entraînant vers la rue Drouot: - -«Mon enfant, tu as été très-gentil; tu as écouté, tu as observé et tu -n'as pas touché aux cartes. Je n'ai pas lu tes petites affaires; est-ce -qu'on lit dans notre affreux métier? Mais il paraît que tu vas bien et -que tu as le respect de la langue. J'aimerais mieux te voir un bon état; -tu es encore en âge d'apprendre à tourner des bâtons de chaises; mais -l'homme ne choisit pas sa destinée. Viens me voir, et si je peux te -rendre un service...» - -Cette bienveillance quasi-paternelle d'un homme qui n'était pas mon aîné -de quinze ans m'enhardit. J'osai lui demander une lettre d'introduction -pour le directeur d'une revue importante. - -«Tu tombes mal, dit-il en me tutoyant de plus belle. Je suis en guerre -depuis plusieurs années avec ce gaillard-là; mais n'importe, tu auras ta -lettre. - ---Cependant si vous êtes son ennemi... - ---Il comprendra que je ne le suis plus en voyant que je lui demande un -service. Le diable m'emporte au reste si je me rappelle un seul mot de -ma querelle avec lui? - ---Se peut-il que l'on se brouille et l'on se raccommode ainsi entre -écrivains de premier ordre? - ---Attends que tu sois quelque chose, et tu verras! Mais je t'emmène sans -savoir si nous faisons la même route. Où vas-tu? - ---Me coucher. - ---Comme ça? bravement? quand il n'est pas une heure du matin? Il n'y a -donc plus de jeunesse? Moi, je ne veux pas dormir, parce que j'ai un -article à livrer demain matin, avant dix heures. Je vais au bal de -l'Opéra, toi aussi; nous souperons avec des princesses, tu me -reconduiras chez moi, et je te signerai ton passeport pour la revue, -tandis que tu regarderas lever l'aurore. J'ai dit; marchons.» - -Je le suivis sans résistance; ce diable d'homme me dominait si bien que -je ne m'appartenais plus. Nous n'avions de billets ni l'un ni l'autre; -il entra fièrement, et dit aux employés du contrôle: - -«Avez-vous une loge pour moi?» - -On s'empressa de nous conduire et de nous installer le mieux du monde. - -«Retiens le numéro, me dit-il, pour le cas où tu me perdrais. Nous nous -retrouverons ici à deux heures et demie. Jusque-là, liberté complète; -reste ou sors, tu es chez nous.» - -Cela dit, il me laissa, et je me mis à regarder la salle, persuadé que -la discrétion me défendait de le suivre. - -Peu après, m'étant risqué dans les couloirs, je le rencontrai debout -devant une colonne, à deux pas du foyer. Cinq ou six dominos le -harcelaient à qui mieux mieux, et il leur répondait à tous en même temps -avec une désinvolture admirable. Les hommes faisaient cercle pour -l'écouter, et les petits journalistes, qui l'appelaient cher maître, -ramassaient les miettes de son esprit. C'était la première fois que -j'assistais à pareille fête, et je fus prodigieusement étonné lorsqu'il -tira sa montre en m'appelant du coin de l'oeil: il était bel et bien -deux heures et demie; je croyais que nous venions d'arriver! - -Il m'entraîna dans la direction du café Anglais, et comme je lui faisais -observer que nous n'avions faim ni l'un ni l'autre, il me dit: - -«Qu'est-ce que cela prouve? on ne soupe pas pour se nourrir, mais pour -se désennuyer. Nous avons le prince Guéloutine, Hautepierre, -vice-président du Jockey, et Oporto, le plus drôle des agents de change; -plus cinq bayadères anonymes que j'ai recrutées à l'aveugle, mais qui ne -sont ni laides ni sottes. - ---Comment le savez-vous? - ---D'abord parce que j'ai causé avec elles, ensuite parce qu'elles ont -les yeux bien enchâssés. Le masque n'a guère de secrets pour l'homme qui -sait voir: deux yeux irréprochablement sertis annoncent une femme jeune -et presque toujours belle. C'est un Arménien de Constantinople qui m'a -révélé cette loi, et je l'ai vérifiée cent fois en dix années au bal de -l'Opéra.» - -L'événement me prouva qu'il ne s'était pas trompé de beaucoup. Lorsque -nous fûmes au complet dans le grand salon d'angle qu'il avait retenu, -les dominos se démasquèrent, et le plus modeste des cinq était encore -une créature assez agréable. Étienne leur fit les honneurs du souper -avec une élégante fatuité qui sentait sa régence d'une lieue; trop -dédaigneux pour en courtiser une, trop poli pour leur laisser voir un -sentiment que nous devinions tous. Évidemment il n'avait rassemblé ces -petits animaux inférieurs que pour égayer la fête et pour faire une -étude de moeurs; mais l'habitude de parler, d'agir et d'occuper la scène -était si forte chez lui qu'il prit le dé de la conversation sans y -songer et nous éblouit tous par un véritable feu d'artifice. Les -paradoxes pétillaient sur ses lèvres, les mots heureux éclataient à -l'improviste comme des bombes; quelquefois une idée noble et poétique -s'enlevait jusqu'au ciel en fusée et retombait en grosse gaieté -rabelaisienne. Ce jeu lui plut jusqu'à six heures du matin, puis tout à -coup il se rappela qu'il avait à travailler et il sortit pour payer la -carte. Le gros agent de change était ivre, le vice-président du club -s'endormait, le prince russe, allumé comme un phare, mettait ses roubles -et ses mougiks aux pieds d'une choriste de Bobino; quant à moi, je -sentais ma tête se craqueler et j'éprouvais un violent besoin de -respirer le grand air. - -Étienne, toujours frais et souriant, mit son monde en voiture avec les -belles façons et les grands airs d'un châtelain, glissant un mot aimable -à celui-ci, une pincée d'or à celle-là. - -«Quant à toi, me dit-il, tu viens à la maison chercher ta lettre.» - -Et nous voilà piétinant côte à côte jusqu'au milieu de la -Chaussée-d'Antin. Je ne pus m'empêcher de lui dire: - -«Eh! mon pauvre grand homme, tu veux donc émigrer vers les mondes -meilleurs? La vie que tu mènes est un suicide continu; il n'y a pas de -vigueur physique ou morale qui puisse y résister six mois.» - -C'était lui qui m'avait enjoint de le tutoyer, et je lui obéissais non -sans gêne. - -Il me répondit en riant: - -«N'est-ce pas? Je me le dis tous les jours à moi-même depuis dix ans et -plus; mais que faire? Je n'ai pas le choix; il faut que l'homme suive sa -destinée jusqu'au bout. Crois-tu qu'au fond du coeur je n'aimerais pas -mieux planter des betteraves dans un village, entre une honnête petite -femme et une demi-douzaine de marmots? Mais planter des betteraves est -un luxe que mes moyens ne me permettront pas de longtemps. Jusqu'ici je -n'ai cultivé que les dettes, et je ne tarderai pas, selon toute -apparence, à récolter des recors. Ma personne est hypothéquée, je ne -travaille plus pour moi; le bourgeois qui me confierait le bonheur de sa -fille serait nommé du coup maire de Charenton. - ---Cependant on en voit assez, des bourgeois enrichis qui jettent leurs -filles et leurs millions à de petits vicomtes criblés de dettes. Votre -nom,... ton nom, veux-je dire, a cent fois plus d'éclat que tous ceux -qu'on paye si cher. Qui pourrait hésiter entre un gentilhomme de hasard -et un prince de la littérature? - ---On n'hésite pas, je t'en réponds; le gentillâtre, vrai ou faux, sera -toujours élu, sans ballottage. Le pire de ces vauriens-là est mieux coté -à la bourse des familles que le meilleur d'entre nous. - ---Mais si les hommes ont des préjugés, les femmes n'en ont pas et il y -en a beaucoup qui ne dépendent que d'elles-mêmes. Celles-là vous -connaissent, elles vous ont lu, elles ont passé des heures délicieuses -sur vos livres, vous les avez fait rêver, et ce prestige de l'auteur -aimé, cette séduction à distance qui vous a préparé tant de succès dans -le monde, pourrait tout aussi bien... - ---Tais-toi donc, grand enfant! Mes succès! D'abord, je n'y vais pas dix -fois par an, dans le monde, et quand cela m'arrive je m'ennuie d'être -dévisagé comme un animal curieux et je me dérobe au plus vite. J'ai -rencontré, il est vrai, quelques semblants d'aventures; il y a des âmes -collectionneuses qui rassemblent dans un album secret tous les hommes -dont on parle un peu. On m'a écrit des aveux bien tournés, j'ai répondu, -j'ai dépensé la matière de cinq ou six romans dans ces travaux -épistolaires, mais chaque fois qu'il a fallu rencontrer face à face une -de ces adorables correspondantes, je l'ai trouvée d'un âge et d'un -visage à faire fuir l'armée russe, et mes vraiment bonnes fortunes, -entends-tu? sont celles dont j'ai pu me libérer avant la faute. Mais -voici ma tanière.» - -Un camérier très-correct, qui avait passé la nuit en cravate blanche sur -une banquette de l'antichambre, nous ouvrit avant le coup de sonnette. -En un clin d'oeil, Étienne fut déchaussé, déshabillé, et drapé dans les -larges plis de je ne sais quelle soierie orientale. - -Vingt bougies s'allumèrent comme par enchantement dans son cabinet, vrai -bazar, où les raretés de tous les temps et de tous les pays formaient -une décoration fantastique. J'avais à peine commencé la revue de ces -merveilles lorsqu'il me cria: - -«Laisse le bric-à-brac et viens voir mon seul meuble de prix!» - -En même temps il me tendait un énorme cahier, ou pour mieux dire une -demi-rame de papier cousu dans une couverture rouge qui portait en gros -caractères: _Jean Moreau_. - -«Qu'est cela? dis-je tout étonné. - ---Mon chef-d'oeuvre. - ---Inédit, à coup sûr, car voici la première nouvelle... - ---Mieux qu'inédit: ouvre et juge! - ---Du papier blanc! - ---Tout est encore à faire, sauf le titre et le plan; en cherchant bien, -tu trouverais les sommaires détaillés de vingt chapitres. Ce que tu -tiens, mon cher, est la carcasse d'une belle chose qui n'existera -peut-être jamais. Il y a dans chaque demi-siècle l'étoffe d'un livre -net, brillant et profond, comme le _Gil Blas_ de Le Sage. Jean Moreau, -s'il vient au monde, doit être mon Gil Blas, à moi. Les uns m'ont -supplié, les autres m'ont défié de construire ce monument; double raison -de l'entreprendre! J'amasse des matériaux, j'en ai la tête encombrée -comme un chantier mal en ordre. Mais la première pierre, posée depuis -sept ans, attendra peut-être éternellement la deuxième. - ---Pourquoi? - ---Eh! parce qu'il faut se nourrir. Les chefs-d'oeuvre, mon bon, ne font -vivre que les libraires; quant à nous, nous en mourons. Rien de tel que -les articles de pacotille comme celui que je vais lâcher dans un moment. -Ça n'engage ni le talent ni la réputation de l'auteur, et ça se paye dix -louis, rubis sur l'ongle. Je fais, entre autres choses utiles et -désagréables, la chronique des théâtres, dans un journal d'opposition -dynastique. La semaine a été pauvre, tu sais? Pas le plus petit morceau -de drame ou de comédie; rien qu'une féerie inepte, et que d'ailleurs je -n'ai pas vue, _le Topinambour enchanté_, par cinq ou six messieurs dont -le plus spirituel et le plus lettré ferait à peine un concierge -acceptable. Je vais écrire douze colonnes sur... je me trompe... à côté -de cette rapsodie foraine. - ---Comment! n'étiez-vous pas à la première représentation? J'y étais, -moi. - ---C'est bien assez d'avoir à rendre compte de pareilles turpitudes; s'il -fallait encore les subir, je donnerais ma démission. Mais, j'y songe! -puisque tu as été témoin de la petite fête, tu vas faire mon feuilleton. - ---Moi! écrire un article de vous! - ---Je n'y vois nul inconvénient, et j'y trouve un grand avantage. - ---Et vous pourriez signer ma prose de votre nom? - ---Sans scrupule: cette littérature alimentaire ne tire pas à -conséquence. Je te réponds que sur les six auteurs de la pièce, il y en -a bien cinq qui n'ont pas écrit un seul mot. - ---Mais le public qui connaît votre style... - ---Le public n'est pas plus connaisseur en copie qu'en vin ou en -peinture; il juge tout sur l'étiquette. Allons, fils, mets-toi là, -travaille et tâche d'avoir fini quand je sortirai de mon bain. A -bientôt!» - -Il faut que je l'avoue, j'aurais mieux aimé me mettre au lit. L'heure me -semblait mal choisie pour exécuter des variations sur le thème du -_Topinambour enchanté_; mais j'étais jeune soldat, c'est-à-dire homme à -surmonter la fatigue et la crainte pour faire mes preuves devant un -chef. Je me lançai dans le compte rendu, tête baissée, et comme il y a -des grâces d'état pour l'inexpérience et la témérité, j'avais fini avant -neuf heures, lorsqu'Étienne reparut. - -«Nous y sommes? dit-il en s'étendant sur une peau d'ours blanc. Lis, je -t'écoute.» - -Ses interruptions bienveillantes me prouvèrent que j'avais réussi; il -entrecoupa ma lecture de: bien! très-bien! bravo! comme le discours d'un -ministre dans les colonnes du _Moniteur_, il applaudit le dernier -paragraphe, en protestant que de la vie il ne s'était connu tant -d'esprit. Seulement il regretta que je n'eusse point débuté par quelques -considérations générales sur le bel art de la féerie, dont l'industrie -moderne a fait une chose abjecte et méprisable. - -«Eh! quoi! voilà des hommes à qui l'on permet tout, on laisse entre -leurs mains des ressources et des pouvoirs discrétionnaires. Le passé, -le présent, l'avenir, le vrai, le faux, le pathétique, le comique, tout -est de leur domaine; on leur livre à profusion tout ce qui peut charmer -les yeux et les oreilles, lumières, peintures, machines, femmes, -étoffes, paillons, danse, musique; on les affranchit, par privilége, de -toutes les règles de l'art dramatique, et en échange de tant de -concessions on ne leur demande rien que de nous transporter, quatre -heures durant, dans un monde un peu moins plat que le nôtre. Que -font-ils? Ils nous traînent dans des vulgarités plus fangeuses que le -ruisseau de la rue Mouffetard!» - -Tout en parlant, il m'avait mis une plume dans la main, et j'écrivais -sous sa dictée. Lorsqu'il eut épuisé son thème, il parla de Shakspeare -et du _Songe d'une nuit d'été_; il expliqua comment la prose et les vers -doivent alterner dans la féerie, selon que le poète s'élève aux nues ou -vient friser le sol. Quatre lignes sur la donnée et sur le plan sénile -du _Topinambour enchanté_ le conduisirent sans autre transition à un -magnifique paysage de Thierry, qui illustrait le premier acte. Il -traduisit ce décor à coups de plume; c'était un effet d'hiver; il -peignit en traits charmants l'hiver sous bois et ses harmonies intimes, -les montagnes estompées de brouillard, les brindilles hérissées de -givre, le silence épais, étoffé, solide, qui pèse sur la campagne, le -filet de fumée bleuâtre qui s'élève en droite ligne sur la maison du -forestier, le rouge-gorge frappant aux fenêtres, le chevreuil affamé qui -se dresse contre les arbres pour brouter le sombre feuillage du lierre. -A propos du ballet, qui avait la prétention d'être antique, il disserta -gaiement, légèrement, avec autant de goût que de savoir, et sans ombre -de pédanterie, sur la danse des Grecs anciens et modernes. Un couplet -politique, dont j'avais cité le trait final, lui fournit l'occasion de -flageller à petits coups secs la poésie de cantate et la littérature de -commande. Il finit par une description, vrai morceau de bravoure, où, -sous prétexte de peindre les exercices d'un nouveau clown, il étalait un -style plus bariolé, plus disloqué, plus raide, plus souple, plus -humoristique et plus impertinent que tous les clowns de l'Angleterre. -J'étais émerveillé et navré, car de mon pauvre article il ne restait pas -un seul mot; mais Étienne continuait à me remercier comme si -véritablement j'avais fait toute sa besogne. - -Il sonna; le domestique vint prendre le manuscrit en apportant quelques -lettres. - -A la première qu'il ouvrit, il s'écria: - -«Parbleu! en voici une qui tombe à point. Impossible de mieux entrer -dans la situation. Lettre de femme, mon cher, et de femme du monde; au -moins, c'est elle qui le dit. Sauf quelques variantes, ceci rentre dans -le modèle numéro 7, car j'ai soumis au classement ces élucubrations -sentimentales. On est veuve, on est riche et de bonne famille, mais on -se garde d'indiquer si l'on est jeune ou vieille, laide ou jolie; nous -pénétrons trop aisément, hélas! les causes de cette discrétion. On a lu -mes romans, rencontré mon portrait, déploré mes petits malheurs et blâmé -tendrement mon inconduite; mais on ne dit pas si l'on veut se faire -épouser, ou simplement rire un peu, ou soutirer au bon Étienne une -demi-douzaine d'autographes. Connu, ma chère! vous arrivez trop tard; je -ne mords plus à cet hameçon-là.» - -Il jeta la lettre au panier, puis se ravisant tout à coup, il la reprit -pour me la donner à lire. - - «Étudie, mon enfant, et profite, si tu en es capable. Peut-être un - jour recevras-tu quelques poulets de la même couvée; c'est pourquoi je - t'invite à lier connaissance avec le modèle numéro 7.» - -Voici ce que je lus pendant qu'il achevait de dépouiller sa -correspondance: - - «Sur le salut de votre âme, monsieur Étienne, je vous adjure de ne - point juger trop promptement l'imprudente qui trace en tremblant ces - quelques lignes. Mon esprit et mon coeur vous appartiennent depuis le - jour où Dieu m'a rendu la libre disposition de moi-même; jusque-là je - m'étais interdit de penser à vous, j'avais même cessé de lire vos - chers livres, y trouvant un plaisir si vif que je ne pouvais m'en - absoudre. Pendant ces dix-huit mois, j'ai osé m'enquérir de vous, - prudemment, sans donner l'éveil à ceux dont la surveillance est - arbitraire autant qu'importune. Je connais votre figure, et si bien, - qu'il me serait facile de vous désigner au premier coup d'oeil dans - une foule de mille personnes; me pardonnerez-vous l'indiscrète, mais - tendre curiosité qui m'a mise sur la trace de vos embarras actuels et - des généreuses folies qui en sont cause? Mon voeu le plus cher serait - de vous ramener à une vie heureuse et réglée, si vous me faisiez la - grâce de vous confier à moi. La fortune dont je jouis est plus que - suffisante pour deux personnes qui seraient seulement à moitié - raisonnables; quant à l'affection, j'en ai des trésors à dépenser. Le - ciel me doit ma part de bonheur, et Dieu sait que je l'ai bien gagnée; - mais je ne veux la tenir que de vous. Si vous aviez quelque - attachement ou si je vous déplaisais à première vue, j'aurais bientôt - fini de prendre le voile, comme la famille me l'a déjà conseillé; mais - comment saurons-nous si nous sommes créés l'un pour l'autre? Après - mûre délibération, ne pouvant prendre conseil que de moi-même, voici - ce que j'ai imaginé. Vous viendrez dimanche à la messe de onze heures, - dans la petite église de la Trinité, rue de Clichy. J'y serai de bonne - heure et je me placerai, s'il est possible, à droite; vous me - reconnaîtrez à ma robe et à mon chapeau de velours bleu foncé; la - plume du chapeau est noire et moi je suis blonde. Un homme peut aller - et venir dans une église pendant le service divin sans se faire trop - remarquer. Vous suivrez une première fois le couloir de droite entre - les chaises jusqu'à ce que vous m'ayez vue; vous vous en retournerez - sans faire aucun signe et vous vous livrerez à vos réflexions; puis un - moment après l'oraison dominicale, vous reviendrez par la même route, - et si je vous ai plu, vous passerez votre mouchoir sur votre front. - Quel que soit votre avis sur mon humble personne, ne m'attendez pas à - la sortie, ne m'offrez pas l'eau bénite, gardez-vous de me saluer et - de me suivre, même de loin! Je suis accompagnée partout et - rigoureusement observée. Attendez que je vous écrive et que je trouve - le moyen de recevoir vos lettres ou vos visites sans m'exposer. Ce - n'est pas de vous que je me méfie, ô Dieu, non! Et la preuve, monsieur - Étienne, c'est que je signe cette lettre qui met à votre merci mon - honneur et mon repos. - - «Hortense BERSAC, née de GARENNES.» - -Les vingt premières lignes étaient parfaitement lisibles; la fin, -beaucoup plus hâtée et écrite d'une encre assez pâle, ne se déchiffrait -pas si bien. Le papier in-quarto, d'un blanc bleuâtre, ressemblait à -celui qu'on donne aux voyageurs dans les hôtels de second ordre; on -avait déchiré le coin supérieur de gauche, qui sans doute portait une -indication imprimée. Pas d'enveloppe; la lettre, pliée à l'ancienne -mode, fermée d'un pain à cacheter et vierge de timbre-poste, était -adressée à M. Étienne, chez M. Bondidier, éditeur. - -«Eh bien! demanda-t-il de son ton le plus goguenard, qu'en dis-tu? - ---Je dis, mon cher, que le futur auteur de Jean Moreau a manqué de -discernement pour la première fois de sa vie. Cette lettre est d'une -jeune et jolie veuve, provinciale, riche, dévote, mais nullement sotte, -qui vient à Paris tout exprès pour demander ta main. - ---Ah! parbleu! Je voudrais savoir où tu as pris ces renseignements. Pars -du pied gauche, Zadig, et prouve-moi par A plus B que je suis une bête! - ---D'abord, Mme Bersac est jeune; son écriture le dit assez. - ---L'écriture des femmes, comme leurs épaules, a le privilége de rester -jeune quand tout le reste a vieilli. - ---Soit, mais une personne qui n'est pas sûre de sa jeunesse et de sa -beauté ne se montre pas d'emblée; elle commence par échanger cinq ou six -lettres pour amadouer son juge et sauver le premier coup d'oeil. - ---Voilà qui est un peu mieux raisonné. Continue. Tu n'as pas besoin de -prouver qu'elle est dévote et provinciale. Veuve? sa signature me l'a -dit. Riche? elle le prétend, je veux le croire, et peu m'importe; mais -où diable vois-tu qu'elle pense au mariage et que son ambition ne -s'arrête pas à mi-chemin? - ---La preuve qu'elle veut t'épouser, mon cher Étienne, c'est qu'elle ne -le dit même pas. Elle indique simplement qu'elle t'aime et qu'elle veut -se charger de ton bonheur, car elle est de celles qui ne comprennent pas -l'amour, sinon honnête, le bonheur, sinon légitime. Chaque ligne de sa -lettre respire la droiture et la sincérité. - ---Pourquoi donc ces détours, ce mystère et ces défiances? De qui se -cache-t-elle? Quel est l'homme qui l'accompagne et qui l'observe? Il a -des droits bien absolus sur elle, ce monsieur! Devines-tu par quels -motifs cette chaste provinciale, qui ne craint pas de signer son billet -doux, me défend de la saluer dans la rue? Veuve ou non, à coup sûr elle -est moins libre qu'elle ne le dit. - ---Si tu veux que je te réfute par des faits, je ne m'en charge pas, Mme -Bersac ne m'ayant point honoré de ses confidences; mais si tu voulais te -contenter d'une bonne hypothèse bien plausible, je te dirais: «Cette -jeune femme est gardée à vue par la famille de son ancien mari.» Dans -quel intérêt? je l'ignore, mais nous pourrons le savoir en cherchant -bien. Remarque qu'elle s'appelait Mlle de Garennes, c'est-à-dire qu'elle -appartenait à la petite noblesse de sa province; elle a cru déroger en -épousant le vieux Bersac, et la preuve c'est qu'elle signe son nom de -famille à la suite de l'autre. Pourquoi dis-je le _vieux_ Bersac? C'est -elle-même qui m'y autorise en écrivant: «Le ciel me doit ma part de -bonheur, et Dieu sait que je l'ai bien gagnée.» Donc Bersac avait -soixante-dix ans, et je t'en félicite. Dans quel pays as-tu vu qu'une -jeune fille bien née épousât un vieillard de cet âge si elle était bien -dotée? Donc cette jeune et jolie Hortense n'avait rien. Elle te dit -maintenant qu'elle est riche; la fortune vient donc du mari. Bersac a -fait une folie au grand dépit de ses héritiers, et il a constitué, comme -il convient, de beaux avantages à sa femme. Comprends-tu maintenant -quelle est cette famille qui lui conseille d'entrer au couvent? Ce n'est -pas la famille d'Hortense, c'est celle du défunt; elle nous l'apprend -elle-même, si nous savons lire: _la_ famille, dit-elle, et non _ma_ -famille. Ces gens-là seraient trop heureux de se débarrasser d'elle, -parce que tout ou partie de son douaire doit faire retour aux -collatéraux. Je ne puis pas deviner tout, mais je vois clairement qu'on -en veut à son bien, qu'on fait le guet autour de sa personne, de peur -qu'elle ne s'échappe par la tangente du mariage. C'est elle qui a voulu -venir à Paris; les Bersac l'y ont accompagnée, ils l'ont logée dans un -hôtel de leur choix, chez des gens dont ils croient être sûrs. Elle a dû -se cacher pour écrire cette lettre et on ne lui a pas même laissé le -temps de l'achever du premier coup: cette encre-là est de dix jours et -celle-ci de vingt-quatre heures. L'absence du timbre-poste nous montre -que le poulet, caché peut-être sous la doublure du manchon, a été -furtivement jeté à la boîte. La chose est-elle assez claire, ô saint -Thomas? - ---Ce serait beaucoup dire; mais je vois poindre une lueur de -vraisemblance. - ---Eh! sceptique, il ne tient qu'à toi d'envisager la vérité face à face. -Il est onze heures moins dix minutes et la belle Hortense s'achemine en -compagnie de tous les Bersac, vers l'église de la Trinité. - ---Parbleu! dit-il, j'en aurai le coeur net. Je n'y crois pas, tu sais; -tu pourras témoigner que je n'ai pas été dupe un seul moment. Bersac! un -nom de comédie! Nous ne rencontrerons personne au rendez-vous, à moins -pourtant que je découvre une vieille pomme de reinette, dorée par -quarante-cinq automnes... Mais baste! nous rirons. Tu m'accompagnes, tu -entends la messe: si cette lettre ne doit pas contribuer à mon bonheur, -elle servira du moins à ton salut. Nous déjeunons ensuite au cabaret du -coin, tout près d'ici, chez cet illustre empoisonneur qui vend un canard -vingt-cinq francs, et qui vous dit d'un ton sublime: «Monsieur, vous ne -payerez ce prix-là que chez moi!» Sais-tu, fils, que le monde est un -plaisant théâtre et qu'on y voit des pièces plus drôles qu'à l'Odéon? -Mais tu bâilles, profane! - ---C'est de sommeil. - ---Te voilà bien malade pour une nuit de plaisir et d'étude! Haut le -pied, jeune homme! Sois fort: prends exemple sur ton ancien. C'est -peut-être ma destinée, bonne ou mauvaise, qui roule en ce moment comme -la bille du croupier. Rouge ou noire? Le jeu est fait, et l'on n'est pas -plus ému que s'il s'agissait d'un florin!» - -On n'était pas ému, je veux le croire, mais on était nerveux, et chaque -fois qu'on passait devant certain miroir Louis XIV, on s'ajustait un peu -sans y songer. Je le vois encore allongé dans son fauteuil à la -Voltaire, tandis que le valet de chambre le chaussait à genoux; je le -vois arpentant à grandes enjambées le trottoir de la Chaussée-d'Antin: -un pied de Parisienne et un jarret de montagnard! Et je pourrais le -peindre à l'entrée de cette église de cartonnage que les démolisseurs -ont balayée depuis deux ou trois ans! Il portait un pantalon et un gilet -gris de fer avec une redingote bleue qui s'ajustait spontanément et -dessinait la taille sans fermer. Un soupçon de ruban rouge illuminait sa -boutonnière; le paletot était jeté sur le bras gauche et la main droite -tenait le chapeau. Col rabattu, cravate longue, gants de Suède; pas un -atome de bijouterie. Rien de plus simple et de plus bourgeois que cette -tenue matinale, et pourtant je vous jure que François Ier et Henri VIII -au camp du Drap d'or n'avaient pas plus grand air à eux deux que lui -seul. - -Il se tint immobile et comme recueilli pendant quelques minutes, puis il -se jeta résolûment dans le petit sentier de droite et traversa l'église -tout du long. Il fit alors volte-face et revint à pas lents, promenant -ses regards sur la foule, en homme qui serait chargé du dénombrement des -chapeaux bleus. Lorsqu'il me rejoignit, je n'eus pas à l'interroger; son -visage exprimait la mauvaise humeur et le dédain. «J'en étais sûr, -dit-il. Viens déjeuner. - ---Personne? - ---Absolument. - ---J'en appelle! Tu as mal cherché. - ---Vois-y toi-même!» - -Je ne me fis pas prier pour recommencer l'épreuve, et je n'eus pas de -peine à trouver Mme Bersac. Elle était au milieu du premier rang de -chaises, dans la toilette qu'elle nous avait annoncée, et j'ajoute que -ce velours bleu lui seyait fort bien. Sa personne me parut des plus -appétissantes, une jolie poularde au blanc. La figure rondelette avait -la couleur et la fermeté du biscuit de Sèvres, avec ce modelé friand qui -donne tant de ragoût aux nymphes de Clodion. Les cheveux d'un beau blond -cendré faisaient un contraste adorable avec des sourcils châtains et des -yeux noirs. La main, trop strictement gantée, à la mode de province, -était petite, et les dents belles. Voilà tout ce que je pus noter en un -moment d'examen rapide et contrarié, comme un officier lève un plan sous -le feu d'une citadelle. La jeune veuve, à qui sa meilleure ennemie n'eût -pas donné plus de vingt-six ans, était assise entre deux dragons -fantastiques, échappés de je ne sais quel conte de Topffer. Imaginez un -petit homme de soixante-quinze ans, sec, aplati, déteint comme une fleur -d'herbier, et une vieille virago effroyable de barbe et monstrueuse de -graisse. Impossible de voir un tel couple sans penser à ces ménages -d'araignées où la femelle dévore son mari après les noces. Au demeurant, -la meilleure harmonie semblait régner entre ces phénomènes; ils -faisaient le guet tour à tour en suivant la messe sur leurs livres: dès -que l'homme baissait les yeux, la femme levait la tête, et lorsqu'elle -reprenait ses prières, il reprenait sa faction. - -Je rejoignis Étienne en hâte et je lui rendis compte de ce que j'avais -vu, sans cacher mon admiration pour la belle et touchante victime. Aux -premiers mots de mon récit, le scepticisme, le dandysme, les airs glacés -firent place à une émotion sincère; il pâlit et s'appuya sur moi. Je ne -pus obtenir qu'il attendît le moment indiqué pour retourner au fond de -l'église; il partit comme un trait, renversa plusieurs chaises, bourra -plusieurs chrétiens, et revint tout rayonnant, son chapeau dans la main -gauche et son mouchoir dans la droite. «Tu as raison, me dit-il, elle -est tout simplement adorable. Nous nous aimons, je l'épouse, je -t'invite; mais sortons d'ici, j'ai besoin d'air.» Il avait l'imagination -tellement échauffée que sans moi il oubliait d'endosser son paletot par -un froid de cinq à six degrés. Pendant un bon quart d'heure, il piétina, -sans y prendre garde, dans cette poussière noire et gluante qui est la -neige de Paris. Moi-même j'oubliais de grelotter, quoique rien ne vous -fige le sang comme une nuit blanche; j'éprouvais une étrange ivresse à -entendre déraisonner ce grand enfant barbu. - -La sortie de la messe et la dispersion des fidèles s'opérèrent sous nos -yeux. Hortense quitta l'église au bras du petit vieillard sec et -flanquée de la géante; le trio s'engagea dans la rue de Tivoli. La jeune -femme ne nous vit pas, ou si elle aperçut Étienne, elle ne laissa rien -paraître, mais ses deux compagnons se retournèrent plusieurs fois, à -tour de rôle, l'un éclairant la route, tandis que l'autre assurait les -derrières. Étienne s'enrageait à les suivre; je le retins en lui -prouvant qu'il risquait de tout compromettre, et nous prîmes le chemin -du déjeuner. - -Ah! l'heureux homme! De quel appétit il dévorait le temps et l'espace, -sans préjudice du poulet à la marengo! Les obstacles, les rivalités, les -complots de la famille Bersac disparaissaient devant lui comme les -côtelettes; il dégustait en connaisseur le vin de Musigny et le bonheur -d'être aimé. Il mangea douze ou quinze écrevisses royales en faisant -tout autant de projets plus que royaux. C'était double plaisir que de le -voir et de l'entendre. Il montait sa maison, discutait les livrées, -peuplait les écuries, galopait dans les contre-allées du bois de -Boulogne sur son cheval favori, dessinait pour Hortense des costumes de -fantaisie comme les princesses n'en ont pas; il ouvrait ses salons à -l'élite du talent, tandis que les grands seigneurs faisaient queue à la -porte. Tout à coup, il plongeait au fin fond de la province et -commençait une de ces idylles qu'on rêve à dix-huit ans, cueillant les -violettes par charretées et construisant des arcs de triomphe en bluets. - - Le loup se forge une félicité - Qui le fait pleurer de tendresse. - -Le monde l'excédait; il voulait être tout à sa femme afin de l'avoir -toute à lui. S'il la trouvait encore un peu bourgeoise (et rien de plus -excusable, pauvre enfant!), il la pétrirait à nouveau de ses propres -mains. - -«Cela n'est pas plus difficile en somme que de créer une héroïne de -toutes pièces, comme nous faisons chaque jour dans nos romans. J'ai -fabriqué plus de vingt femmes, vraies et vivantes, pour les plaisirs de -mon public: j'en veux parfaire une meilleure et plus charmante à mon -usage. Chacun pour soi, morbleu! N'est-il pas juste et naturel que le -pauvre romancier, une fois dans sa vie, se donne le luxe d'un Romain?» - -Je lui fis observer qu'il manquait une pièce importante à son château en -Espagne. - -«Laquelle? - ---Le cabinet de travail. - ---Mon cher ami, répondit-il d'un ton plus grave, tu sais ce que j'ai su -produire au milieu du brouhaha de Paris. Le boulevard, le lansquenet, -les maîtresses, les camarades, les créanciers, les coulisses, les -soupers, les duels, les journaux, le papier timbré, m'ont laissé le -temps d'écrire deux ou trois livres _pour de vrai_. Tu as vu ce matin -que j'improvise encore assez gaillardement avec deux bouteilles de vin -de Champagne dans la tête. Juge par là de ce que je pourrai faire quand -le repos, la sécurité, le bonheur et l'amour honnête m'auront rendu à -moi-même et régénéré à fond! Je pondrai des chefs-d'oeuvre! - ---_Jean Moreau_? - ---_Jean Moreau_ d'abord, et cent autres après. Qu'est-ce qu'un volume -in-18? Sept ou huit mille lignes d'impression. J'en peux dicter cinq -cents en moins de deux heures, tu l'as vu; une journée de l'homme -heureux et libre représente au bas prix dix heures de travail, -c'est-à-dire cinq mille lignes. A ce compte, on ferait un volume tous -les deux jours, cent quatre-vingts à l'année, et l'on aurait du temps de -reste. Si les gros chiffres te font peur, réduis les miens à la moitié, -au quart, au dixième! c'est encore une production de dix-huit volumes -par an. M'accordes-tu trente ans de vie? J'ai cinq cent quarante volumes -sur la planche, au minimum. Si je meurs à la fleur de l'âge, dans quinze -ans d'ici, je laisserai encore aux éditeurs un stock plus imposant que -celui de Voltaire. On sait pourquoi les écrivains de notre époque sont -tous stériles, ou à peu près: c'est qu'ils dépensent les neuf dixièmes -de leur temps et de leur encre à solliciter les bonnes grâces d'une -figurante, la clémence d'un tailleur et les renouvellements d'un -huissier. Il se perd journellement à Paris un million de lignes au -détriment de la province et de la postérité. Prends tous les hommes de -talent, j'en connais bien deux cent cinquante, marie-les à des femmes -comme Hortense, donne-leur à chacun deux cents louis par mois, et les -siècles de Périclès, d'Auguste et de Louis XIV ne seront que de la -Saint-Jean au prix du nôtre!» - -Il déraisonna sur ce ton jusqu'à deux heures après midi, puis il -m'envoya me coucher sans la lettre de recommandation qu'il m'avait -promise. Je ne me réveillai que le lendemain à neuf heures. - - -II - -Cinq ou six jours après cette débauche, je m'avisai qu'il était temps de -faire une visite à mon nouvel ami. Son concierge me répondit que M. -Étienne n'y était pas, et je laissai ma carte. Je tentai l'aventure une -seconde fois, la semaine suivante, et pour plus de sûreté je m'en fus -droit chez lui sans rien demander à la porte. Le valet de chambre -correct me reconnut, il ne me prit ni pour un créancier ni pour un -emprunteur; cependant il ne put ou ne voulut jamais me dire à quelle -heure on trouvait son maître au logis. Tout ce que j'en obtins fut une -plume et du papier sur la table de l'antichambre. J'écrivis à l'homme -bien gardé, et je le priai amicalement de m'assigner un rendez-vous. La -demande resta sans réponse. Un grand mois s'était écoulé depuis notre -dîner chez Tattet, lorsqu'un des convives m'arrêta sur le boulevard et -me dit: «Qu'avez-vous fait d'Étienne? On vous accuse de l'avoir -supprimé; personne ne l'a revu.» - -Je répondis qu'il était invisible aux petits comme aux grands, et que -sans doute il se faisait céler pour écrire sans distractions, car sa -prose commençait à déborder dans les journaux. - -Le fait est qu'il noircit alors plus de papier en trois ou quatre mois -que dans l'année la plus féconde de sa vie. Il fit de tout en quantité -prodigieuse, et tint plus de place à lui seul que dix auteurs de premier -et de second ordre. Tout ce qu'il publia dans cette période -d'élucubration fébrile ne fut pas, on le devine, à la hauteur de son -nom. Pour une belle page de forme absolument pure et classique, il en -laissait aller dix ou quinze au courant de la plume. Les récits, les -bluettes et les fantaisies qu'il semait à la volée rayonnaient -quelquefois du sourire de l'homme heureux, et montraient plus souvent la -grimace du manoeuvre surmené. Ses lecteurs assidus, les fidèles qui le -suivaient d'une attention bienveillante jusque dans ses écarts -excusaient ce déréglement par la nécessité de vivre; mais ils sentaient -qu'à ce métier le plus grand écrivain du monde doit forcément se gâter -la main. - -Vers le milieu de mars, je le rencontrai, ou du moins je l'aperçus au -Théâtre-Italien. Il se tenait debout à l'entrée de l'orchestre et -lorgnait obstinément une loge de face que je n'avais point remarquée. -Mon attention s'éveilla, je me mis à chercher le but qu'il visait sans -relâche, et je reconnus Mme Bersac en grande toilette, toute rayonnante -de diamants. Le gros phénomène rustique était assis à côté d'elle, et le -petit monsieur desséché se démenait au second plan. Hortense ne me parut -nullement déplacée dans le beau monde de Paris; je fus presque étonné de -voir que sa personne et sa toilette soutenaient les comparaisons les -plus écrasantes. Une provinciale à moitié belle et à peu près élégante -qui risquerait cette épreuve devant l'homme qu'elle aime serait perdue -sans rémission. Étienne semblait fort épris et tout fier d'assister au -triomphe de ses amours. Quelques signaux furtifs échangés à distance me -prouvèrent qu'on était d'accord, mais que l'on persistait à se cacher -des deux grotesques. Un intérêt plus vif que la simple curiosité me -portait à demander la suite d'un roman commencé sous mes yeux. J'attirai -le regard d'Étienne, il me fit un geste amical suivi d'une pantomime -rapide qui indiquait le _bien aller_, comme on dit en langue de chasse, -puis il rentra dans le couloir, et j'eus beau le chercher après le -spectacle: les Bersac avaient disparu comme lui. - -Les semaines s'écoulèrent, le printemps égaya Paris, on rencontra des -voitures de fleurs au détour de toutes les rues; mais personne n'aperçut -Étienne. Il était comme rivé à son bureau, et ne donnait signe de vie -que par trois romans-feuilletons qu'il délayait au jour le jour. J'en -conclus qu'il avait à coeur de mettre tous ses comptes en règle avant -d'épouser Mme Bersac. Les romans qu'il expédiait sous jambe étaient sans -doute promis par traités et peut-être payés d'avance. Vers la fin de -mai, les affiches, les annonces et les réclames firent savoir à tous les -amateurs que la célèbre collection de M. É..., consistant en tableaux, -dessins, gravures, bronzes, marbres, majoliques, armes, tapisseries et -meubles anciens, allait être exposée pendant deux jours à l'hôtel des -ventes. Quelques naïfs s'attendrirent sur le sort du célèbre écrivain -qui avait fait des prodiges de travail sans parvenir à racheter la folie -de sa jeunesse, et qui se dépouillait de ses biens les plus chers pour -satisfaire d'avides créanciers. Quant à moi, je crus deviner que le -mariage était proche, et qu'Étienne, en honnête garçon, se faisait un -point d'honneur de payer ses dettes lui-même. - -Sa vente attira non-seulement les collectionneurs et les marchands, mais -les artistes et les écrivains de tout étage. Étienne seul n'y -parut point. Plusieurs personnes remarquèrent à la droite du -commissaire-priseur un tout petit vieillard en habit râpé et en cravate -blanche. Dans ce gnome mystérieux, qui poussait vivement les enchères et -les abandonnait toujours à point, je reconnus l'homme de la Trinité et -du Théâtre-Italien, le garde du corps de Mme Bersac. Sa présence et son -zèle me prouvèrent deux choses: Hortense s'était déclarée en faveur -d'Étienne, et la famille du premier mari, au lieu de rompre en visière à -la veuve, prenait en main les intérêts de l'intrus. - -Cette dernière révélation ruinait tout simplement mon hypothèse. Si le -petit monsieur épousait la cause d'Étienne, les passions, les calculs, -le rôle ingrat que je lui avais prêté, toutes les pièces de mon -argumentation tombaient à terre. Je me trouvais en présence d'un -innocent vieillard, dévoué à Mme Bersac, de son père peut-être! de son -père, que j'avais horriblement jugé sur la foi d'une lettre mal lue et -mal comprise! Ma conscience n'était pas des plus rassurées, et pour -comble d'ennui je pensais que le bon Étienne ne pouvait oublier ces -propos désobligeants. Il n'était pas de ceux qui aiment à demi; me -pardonnerait-il d'avoir calomnié par passe-temps, dans un stupide jeu -d'esprit, une famille qui devenait la sienne? - -A travers les scrupules qui m'obsédaient, les circonstances les plus -insignifiantes prirent bientôt une couleur sinistre. Je me persuadai -que, si je n'avais pu forcer la porte du grand écrivain, c'est qu'il -m'avait personnellement exclu de sa présence; s'il s'était échappé du -Théâtre-Italien avant la fin du spectacle, c'était pour me fuir. La -lettre qu'il m'avait promise, je l'attendais toujours! Tant de froideur -après une sympathie si brusquement déclarée! Plus de doute, mon -commentaire ingénieux sur le texte de Mme Bersac me coûtait un ami. - -J'en étais là de mes réflexions, quinze ou vingt jours après la vente, -quand je reçus par la poste un paquet volumineux. C'était une enveloppe -contenant sept lettres d'Étienne, dont une seule à mon adresse, la -voici: - -«Mon cher ami, je te devais un mot de recommandation, j'ai tardé, je -m'exécute et je t'en expédie une demi-douzaine; tu n'auras rien perdu -pour attendre. Hâte-toi de frapper aux bonnes portes; jamais l'occasion -ne fut meilleure, ma retraite fait de la place. - -«Oui, les _jeunes_ qui m'accusaient de barrer toutes les avenues vont -pouvoir circuler, si tant est qu'ils aient des jambes. J'ai suspendu la -plume au croc, le public n'entendra plus parler de moi; c'est chose dite -et jurée; tu peux en faire part aux amis et aux ennemis. - -«Depuis notre dernière et notre première rencontre, j'ai été le plus -heureux des hommes et le plus accablé des forçats, j'ai achevé une -existence de labeur, commencé une vie d'amour, épuisé plus de soucis et -plus de joie qu'il n'en faudrait pour tuer un hercule. Au demeurant, je -me porte bien. - -«Hortense est la plus belle, la meilleure, la plus angélique des femmes. -Béni sois-tu, toi qui l'as devinée du premier coup d'oeil! Nous nous -aimons comme on ne s'est jamais aimé sur terre; si je savais un homme -plus follement épris que moi, j'irais lui chercher querelle à l'instant. -Après mille traverses dont le récit serait trop long, tout s'est -accommodé pour le mieux; je l'épouse mardi prochain, à...; c'est sa -ville natale. Je ne t'invite pas, ni toi, ni personne; elle veut que je -rompe avec Paris; il lui faut un Étienne tout neuf, elle l'aura. - -«Nous sommes ridiculement riches, j'en ai rougi jusqu'aux oreilles à la -lecture du contrat. Ma femme a cent vingt mille francs de rente en -usufruit et vingt mille en toute propriété. Tout cela vient du vieux -Bersac, de Bersac aîné, comme on l'appelle dans la famille. Cet -excellent ami, qui a trépassé en ma faveur, faisait un grand commerce de -vins et d'eaux-de-vie; son souvenir est populaire dans les départements -du Sud-Ouest. Mon apport, à moi, se réduit à la propriété de mes livres. -Bondidier, qui les exploite, a pris la louable habitude de me donner -quatre ou cinq mille écus, bon an, mal an. Ce revenu ne doit plus rien à -personne; ma vente a tout soldé, jusqu'à la corbeille, qui est digne -d'Hortense et de moi. Nous avons donc cent cinquante et quelques mille -francs de revenu, plus un hôtel en ville et le château de Bellombre, -qu'on dit splendide et royalement meublé. Garde ces détails pour toi, ou -n'en imprime que ce qui te paraîtra essentiel, au cas où le public -témoignerait une curiosité trop vive. - -«Je ne t'ai pas encore dit le plus beau de l'affaire: nous tenons un -intendant admirable, unique, habile, honnête, parfait, il ne nous coûte -rien. Quelle aubaine pour Hortense et pour moi, qui sommes de vrais -Hurons en arithmétique! L'homme providentiel, tu l'as aperçu, mais tu ne -l'as point deviné: C'est Bersac jeune, notaire honoraire et malin comme -un vieux diable, mais bon diable s'il en fut. Sa fortune est des plus -modestes; tandis que le grand frère pêchait les millions en vin clairet, -Célestin (c'est son nom) courtisait les muses rebelles, imprimait un -poème sur Clovis, faisait siffler une tragédie gallo-franque sur un -théâtre d'arrondissement, débutait dans les Agamemnons sous une grêle de -pommes, essayait un journal légitimiste intitulé _le Doigt de Dieu_, -échouait sur les rives inhospitalières du notariat, petit clerc à trente -ans, épousait une paysanne,... tu l'as vue! et ce sacrifice au-dessus de -mes forces et des tiennes était payé dix mille écus tout secs. Il achète -une mauvaise étude de canton, prend la clientèle d'assaut, triple la -valeur de sa charge et s'enlève à la force du poignet jusqu'au chef-lieu -du département. Là ses mérites en tout genre et sa probité bien connue -lui ont concilié l'estime universelle; on l'aime, on le respecte, il -commande à l'opinion. C'est Hortense qui m'a donné ces détails: sa -tendresse pour lui n'est pas aveugle, il nous a rudement taquinés durant -trois mois; mais elle rend justice à ses vertus, et jure qu'on ne -saurait lui rompre en visière sans ameuter tout le pays. - -«Soyons justes; voilà un homme qui a lutté toute sa vie pour gagner dix -mille francs de rente, c'est tout son bien. Il comptait à bon droit sur -l'héritage de son frère; il voit Bersac aîné prendre une jeune femme et -lui laisser tous ses revenus après deux ans de mariage. Il y avait un -seul moyen de réparer cette injustice: le fils de Célestin est un garçon -de mon âge, il commande un bataillon de chasseurs à pied; mais Hortense -se cabre dès les premières ouvertures, elle répond qu'un Bersac lui -suffit, qu'un autre serait de trop dans sa vie: la chère enfant avait -déjà l'âme occupée de ton ami. Célestin, qui n'est pas un sot, devine -que sa belle-soeur lui échappera plus tôt que plus tard, et pourtant il -ne lui tient pas rigueur; loin de là, il prend en main les intérêts de -la pauvrette, soigne ses baux, améliore ses terres, touche ses rentes, -place ses économies: connais-tu deux bourgeois assez nobles pour en -faire autant? Il la suit à Paris et l'observe d'assez près, parce qu'il -la sait jeune et confiante; mais du jour où elle a jeté son dévolu sur -un honnête homme de quelque valeur, il l'approuve sans réserve, me tend -la main sans rancune, et consacre tout son temps à l'arrangement de mes -affaires. Ils m'ont comme adopté, ces Bersac. Croirais-tu que la bonne -vieille m'appelle son beau-frère? Des sentiments de l'âge d'or! - -«Tu me connais un peu, quoique nous n'ayons guère mangé plus d'un gramme -de sel ensemble, et tu devines que ces braves gens n'ont pas affaire à -un ingrat. Le bonheur ne m'a pas faussé le sens moral, je sens que cette -fortune gagnée par le travail d'autrui n'est pas mienne. Il ne tiendrait -qu'à moi de manger tout l'héritage; Bersac me l'a prouvé pièces en main: -les trois quarts du capital sont en titres au porteur, et la veuve est -formellement dispensée de caution et d'inventaire. Cette confiance, nous -n'en userons même pas, et je veux transformer en titres nominatifs au -profit de ces pauvres diables les valeurs dont Hortense a l'usufruit. -Quant à la petite fortune qu'elle possède en toute propriété, nous la -gardons pour nos enfants, si tant est qu'il nous en vienne. Ils auront -vingt mille francs de rente de leur mère, douze ou quinze mille de mes -livres et de mon théâtre, et tout ce que nous aurons épargné pour eux, -car je suis homme à liarder par devoir; mais, si nous mourons sans -postérité, j'entends que tout ce qui vient des Bersac retourne aux -Bersac; c'est justice: ni ma femme ni moi nous n'avons de proches -parents. - -«C'est en ce sens, mon bon, que j'ai fait dresser le contrat par un -notaire sûr, qui connaît un peu la famille, mais qui m'a promis le -secret. Le pauvre Célestin n'a pas voulu tremper le bout du doigt dans -nos conventions, tant sa délicatesse est grande! Juge de sa surprise et -de sa reconnaissance lorsqu'il se verra si largement avantagé par un -homme dont la conduite et la profession lui faisaient une peur d'enfer! - -«Tu n'imagines pas les préjugés saugrenus qui ont cours en province! Le -plus intelligent et le meilleur de ces bourgeois exotiques fait peu de -différence entre un Peau-Rouge et un écrivain de Paris. Bersac jeune a -laissé voir une stupéfaction naïve en apprenant que je ne buvais pas -d'absinthe et que je ne fumais pas nuit et jour. Il me demande -sérieusement si les auteurs et les acteurs de la Comédie-Française ne -vivent plus pêle-mêle dans le même grenier? L'autre soir il est venu me -trouver en grand mystère, et après un long préambule sur ses sentiments -monarchiques et religieux il m'a confessé que sa femme, et ma future, et -lui-même, et tous ses amis seraient péniblement affectés, si j'écrivais -dans l'_Impartial_. Il paraît que l'_Impartial_ de mon futur département -est une feuille diabolique. J'ai bien ri; me vois-tu collaborateur de -l'_Impartial_ du cru? - -«--Eh! cher monsieur, lui ai-je dit, j'ai de tous les journaux -par-dessus les oreilles, et vous me rendriez un signalé service, si vous -me fournissiez le moyen de n'en lire aucun. - -«Il m'embrassa sur les deux joues et reprit d'un ton résigné: «Je sais -que vos idées et vos croyances sont malheureusement différentes des -nôtres; la royauté que nous rappelons de nos voeux n'a pas vos -sympathies; vos ouvrages, que j'ai tous lus pour apprendre à vous -connaître, trahissent en plus d'un endroit la hardiesse du libre -penseur. - -«--Eh bien? - -«--Eh bien! ayez pitié de nous, c'est Hortense qui vous en prie. -Souvenez-vous de temps en temps que nos illusions nous sont chères, et -qu'il serait cruel de les heurter de front. - -«--Mais c'est le premier élément des bienséances! M'avez-vous jamais vu, -dans la conversation...? - -«--A Dieu ne plaise! Vous êtes le mieux appris de tous les hommes! Je -pense seulement aux livres que vous écrirez, mon digne ami, à ces beaux -livres, à tous ces livres dont nous serons un peu responsables là-bas, -car la famille est solidaire en province, et ces brillants ouvrages que -sans doute vous allez... - -«--Quels ouvrages? quels livres? A qui en avez-vous? N'ai-je donc pas -assez produit? Pensez-vous que je me marie pour continuer ce labeur -abrutissant? Personne ne saura les efforts que j'ai faits, depuis trois -mois et plus, pour tirer une dernière mouture de mon sac. Je suis -courbatu, épuisé, écoeuré. Le peu que j'avais à dire, je l'ai rabâché -dix fois pour une: le public se noie dans ma prose. Je lui donne ma -démission; qu'il cherche ses plaisirs ailleurs, qu'il appelle des rieurs -moins las et des amuseurs moins ennuyés! - -«--Quoi! vous n'écrirez plus? - -«--Non. - -«--Sérieusement, vous ne voulez plus rien mettre sous presse? - -«--Excepté les lettres de part que nous expédierons dans huit jours. - -«--Votre parole d'honneur? - -«--Mon cher monsieur, la parole d'un honnête homme est toujours parole -d'honneur. - -«--J'en prends acte, mon digne ami! - -«Que ne puis-je te dessiner les mille grimaces de contentement qui -ridaient sa petite figure? J'ai fait un heureux marché, car, entre nous, -je n'attendais qu'une occasion pour donner la littérature au diable. -Quand je retourne la tête vers mon passé, je ne vois que sottises en -action, en parole et en écriture. Et dire que je me suis cru poussé vers -cette ornière par une espèce de vocation! Mon cher, il n'y a qu'un -chemin dans la vie qui ne soit pas un casse-cou, c'est celui où je -compte me promener trente ans de suite dans une calèche à huit ressorts -avec Hortense. Aimer, être aimé, vivre en joie, lorgner -philosophiquement les vices et les ridicules d'autrui, voilà le seul lot -enviable. Tu n'en crois rien? attends. Tu es jeune, l'ergot te démange, -tu hérisses la crête en aiguisant ton bec: va, mon bonhomme, jette ton -feu; mais si l'occasion se rencontre à mi-route, fais comme moi, suis -l'exemple de celui qui, pouvant devenir un fameux coq de combat, a -choisi d'être un coq en pâte. - -«ÉTIENNE.» - - -Cette lettre aurait dû me réjouir à plus d'un titre: elle m'ouvrait les -portes les mieux closes, elle me rassurait sur les sentiments d'un ami, -elle rendait justice à mon diagnostic, elle m'instituait en quelque -sorte le légataire spirituel d'un vivant, puisque seul à Paris je -pouvais annoncer et commenter la retraite d'Étienne. Cependant j'en fus -atterré. - -Peu m'importait de le savoir circonvenu et même dépouillé par ce vieux -malin de Bersac: les affaires ne sont que les affaires, c'est-à-dire un -détail de troisième ordre dans la vie des êtres pensants; mais qu'un -homme d'avenir eût abdiqué son art, soit volontairement par dégoût, soit -par faiblesse pour lever les scrupules d'une famille inepte, voilà ce -qui me crevait le coeur. Si personne ne lui avait fait une condition de -ce renoncement, il était véritablement à plaindre. C'était sans doute la -fatigue des derniers mois qui le portait à se croire épuisé; mais que -penser de lui, s'il avait sacrifié l'art aux exigences des Bersac, -échangé tous ses droits à la gloire des lentilles de Bellombre? L'amour -même n'excusait qu'à demi la honte d'un tel marché; je me demandai -sérieusement si Étienne déserteur des lettres et traître à son propre -talent, méritait encore l'estime. - -Le temps et la réflexion me rassurèrent un peu. Comment la veuve -s'est-elle éprise du brillant écrivain? A force de le lire. Puisqu'elle -aime ce beau talent, elle ne peut pas sans une contradiction monstrueuse -en exiger le sacrifice. Le petit Célestin lui-même, tout marguiller -qu'il est, ne doit pas souhaiter qu'un homme comme Étienne se coiffe de -l'éteignoir. L'ex-notaire, l'ex-journaliste, l'ex-poétereau, -l'ex-Bagotin, a conservé au fond du coeur un certain respect pour les -lettres. Et quand même la femme, la famille et la province uniraient -tous leurs efforts pour étouffer un esprit supérieur, quand il se -prêterait docilement à ce meurtre, est-il maître de rester stérile et de -ne point produire les chefs-d'oeuvre qui sont en lui? Non, les fruits du -génie, comme les fruits du corps humain, éclosent malgré tout lorsqu'ils -sont arrivés à terme: livres, enfants, naissent au jour marqué par la -nature; ni l'auteur ni la mère ne sauraient retarder d'une minute cette -heureuse fatalité. Les grands hommes blasés qui nous disent: «J'ai le -cerveau plein de chefs-d'oeuvre, et je tiens la porte fermée,» -pourraient laisser la porte ouverte impunément. - -Je fis publier les détails qu'Étienne m'avait confiés à cet usage, mais -je me gardai de répandre le bruit de son abdication. Tout Paris admira -le bon goût et l'esprit de cette provinciale qui se donnait le luxe -d'enrichir un homme supérieur. Les journaux prophétisèrent que le grand -producteur, libre enfin de tout souci, allait se concentrer dans -quelques oeuvres capitales; mais la rédaction des lettres de part étonna -les confrères et les amis du marié. En voici la teneur exacte: - -«M. Étienne a l'honneur de vous faire part de son mariage avec Mme -Hortense de Garennes, veuve de M. Bersac aîné.» - -«M. et Mme Bersac jeune ont l'honneur de vous faire part du mariage de -Mme Hortense de Garennes, veuve de M. Bersac aîné, ancien juge au -tribunal de commerce, ancien membre du conseil d'arrondissement, leur -belle-soeur, avec M. Étienne, propriétaire et rentier en cette ville.» - - -III - -Étienne débarqua le lundi matin vers cinq heures dans la grande petite -ville où il pensait finir ses jours. Le mariage civil et religieux était -fixé au lendemain; Hortense arrivait le soir même par le train-poste -sous l'escorte des deux Bersac. Ces pontifes avaient décidé qu'un futur -ne peut voyager avec sa fiancée, et l'écrivain prit les devants en vertu -de ce principe, qu'un galant homme doit toujours être le premier sur le -terrain. - -L'omnibus du chemin de fer le conduisit avec ses bagages à l'hôtel des -_Ambassadeurs_. En moins de dix minutes, l'illustre Parisien fut -installé dans un bel appartement au premier étage, sur la grand'rue, et -couché dans un lit moelleux, élastique, parfumé d'une honnête et franche -odeur de lessive provinciale. Deux heures de repos par-dessus le solide -à-compte qu'il avait pris dans son coupé lui rafraîchirent le corps et -l'esprit; il rêva qu'il était papillon dans une prairie, qu'il cueillait -les fleurs les plus belles et que son bouquet printanier, noué d'une -faveur bleue, ressemblait à Mlle Jouassin, de la Comédie-Française. La -joie ou la surprise l'éveilla; il vit une chambre inconnue, un rayon de -soleil où dansaient des millions d'atomes, et trois ou quatre malles -entassées dans un coin. Peu à peu ses idées se fixèrent; il se rappela -qu'il était un voyageur détaché de tout ce qu'il avait connu, pratiqué, -aimé, et en route pour une vie nouvelle. «Tout ce que je possède est -ici, je ne laisse rien derrière moi, pas même un créancier.» A cette -sensation de liberté absolue succéda la pensée d'Hortense et de -l'engagement irrévocable qu'il allait prendre: «Dans vingt et quelques -heures, je ne m'appartiendrai plus.» Il ne s'effraya point de cette -perspective; l'abandon de lui-même entraînait une réciprocité qui lui -parut consolante. Posséder une jeune et jolie femme qu'on adore, -n'est-ce pas le bonheur dans son plein, la fin dernière de tous les -romans? Mais jouir par surcroît du bien-être, de l'abondance, du luxe, -de l'éclat, de la considération, du loisir, voilà une réalité qui corse -agréablement l'idéal; la poésie se double et s'étoffe de bonne prose -bien solide. - -Étienne s'élança hors du lit sur un air d'opéra-bouffe. - - Ne rien faire, - Qu'aimer et plaire! - -A son premier coup de sonnette, il vit accourir un garçon qui l'admirait -sans doute par ouï-dire, mais dont les yeux en boule et l'empressement -effaré ne laissèrent pas que de flatter son amour-propre. Chaque mot, -chaque geste de cet indigène, et même ses maladresses les plus lourdes, -semblaient dire: «Ah! monsieur! quel honneur pour nous!» - -Il n'est si grand seigneur qui ne flaire de bon appétit l'encens des -patauds. Étienne ne s'offensa point de la curiosité qui s'éveillait -partout sur son passage. Tout en flânant par les rues, à la mode de -Paris, il ruminait ce vers d'Horace: «Il est doux de se voir montré au -doigt et d'entendre dire: «C'est lui!» Sa gloire l'avait précédé; on -l'attendait, on le guettait, le libraire de la rue Impériale s'était -comme pavoisé en étalant _Silva_, _Marius et Marie_, _le Prisonnier_, -_le Fiel de Colombe_, _Hippolyte II_, _les Soirées de Scutari_, _Ivan_, -_Jacqueline_, les bons livres d'Étienne et ses drames applaudis. Son -portrait était au premier plan chez les papetiers de tous étages, -quelques passants le saluèrent; un mendiant lui dit: «Monsieur Étienne!» -et gagna de ce coup une pièce de cinq francs. Il semblait que cette -préfecture de trente-cinq mille âmes attendît un messie, et que ce -messie fût lui. - -Au sortir de l'auberge, il avait refusé de prendre un guide: coquetterie -de touriste! C'est ainsi qu'il s'était jeté à corps perdu dans les -villes les plus inextricables de l'Europe, Rome, Séville, Prague et -Constantinople. Il ne lui fallut pas un quart d'heure pour trouver la -rue des Murs, ce petit faubourg Saint-Germain où Hortense avait son -hôtel, et Célestin son ermitage. L'hôtel Bersac était un des plus beaux -de la ville, bâti dans les derniers temps du Roi Bien-Aimé par -l'intendant de la province. Un nombreux domestique lessivait les -fenêtres, époussetait les meubles, accrochait les rideaux. Sous le -portail, un cocher d'aspect vénérable achevait la toilette d'un landau -presque neuf, tandis que deux chevaux du Mecklembourg, graves et -solennels comme des conseillers auliques, revenaient de leur promenade -du matin. En bonne conscience, Étienne s'avoua qu'il ne pouvait guère -rêver mieux. Même à Paris, vers la rue de Varennes, il eût fallu marcher -longtemps pour compter vingt hôtels de plus grand air et de plus digne -apparence. La façade était large et les étages élevés. Point de jardin -pourtant, mais une vaste cour plantée de robiniers séculaires. Pour peu -que le château de Bellombre se rapportât à la maison de ville, le plus -exigeant des poètes avait deux logis à souhait pour ses hivers et ses -étés. - -Il put rêver et circuler à l'aise autour de ce petit palais qui -appartenait en propre à sa femme, et dont un bon contrat lui assurait -l'usufruit. Nul importun ne vint traverser sa méditation; le faubourg -Saint-Germain est discret, même en province. «Décidément, pensait-il, -j'aborde au port de la véritable vie après un long voyage sur des océans -de papier peint.» Lorsqu'il se transportait en imagination au milieu de -ce grand Paris qu'il avait quitté la veille, il n'y voyait qu'un -tohu-bohu de choses ruineuses et méprisables, un troupeau de viveurs -cosmopolites tondu par une horde de nomades affamés, un combat de -vanités stupides, d'avidités sans pudeur, d'ambitions sans principes; -point de repos, point de bonheur, point d'amour et presque plus -d'esprit; la conversation éteinte faute de loisir, les salons désertés -pour l'écurie, le tripot et le fumoir; les femmes presque aussi -affairées que les hommes, les mondes mélangés et confondus, les -duchesses et les drôlesses parlant le même argot et affublées des mêmes -chiffons, les bourgeois eux-mêmes corrompus par la rage de paraître, -l'universalité des gens entraînée à manger son capital avec ses revenus; -les épargnes du passé et les réserves de l'avenir fondues, volatilisées, -anéanties dans ce creuset surchauffé où l'on jette bon an mal an dix -milliards, la grande moitié du revenu national. C'est la province qui -produit et Paris qui consomme; on ne travaille, on ne pense, on ne -cause, on n'aime, on ne vit qu'à cent lieues de ce foyer destructeur. -Heureux les peuples qui n'ont pas de capitale! Quand reviendra le temps -où les villes de dix mille âmes se suffisaient le plus agréablement du -monde, où une société polie, lettrée, galante et gaie vivait sur -elle-même dans chaque petit coin, et n'attendait ni ses idées, ni ses -passions, ni ses ridicules par le courrier de Paris? - -L'heure du déjeuner interrompit le monologue; Étienne retourna d'un pas -léger vers son gîte d'un jour. Chemin faisant, il découvrit dans une rue -écartée une petite plaque de cuivre où l'on pouvait lire ces simples -mots: MOINE PÈRE ET FILS, _successeurs de Bersac aîné_. La maison, de -belle apparence, avait l'air discret d'un bureau et ne sentait nullement -la boutique. Ce détail lui fut agréable; il vit avec un plaisir enfantin -que son précurseur n'était pas un marchand de la dernière catégorie, -mais une sorte de commissionnaire au niveau des agents de change et des -banquiers de la ville. - -On lui servit un excellent repas à table d'hôte; l'aubergiste lui -prodigua mille attentions personnelles, et lui versa d'un vin que -l'empereur avait apprécié, disait-on, dans son voyage de 1853. La -curiosité respectueuse de vingt-cinq ou trente convives n'incommoda -nullement M. Étienne; je crois même qu'il en fut un peu flatté. Comme il -achevait son dessert, on vint lui dire que le préfet, M. de Giboyeux, -l'attendait au premier étage. Il remonta chez lui, et trouva dans son -petit salon un homme de cinquante ans, fort aimable, qui avait traversé -le journalisme après 1830, et qui s'autorisait du nom d'homme de lettres -pour présenter ses hommages au nouvel astre du département. - -Tout administrateur qui connaît son métier, fait l'éloge du pays qu'il -habite et dit le plus grand bien de la population, quoiqu'il soit -toujours en instance pour obtenir son changement. Le préfet ne manqua -point à ce devoir, il célébra la générosité du conseil général qui lui -avait fait bâtir un palais de deux millions et demi, où son ménage de -garçon dansait comme une noisette dans un tambour. On peut croire qu'il -n'oublia point de vanter Mme Bersac et toute la famille, y compris le -vieil ultramontain Célestin, que l'administration aimait peu, mais -qu'elle vénérait pour ses vertus et pour son influence. Le comte de -Giboyeux, que le tracas des élections prochaines empêchait parfois de -dormir, fit mille avances au bon Étienne. Il insinua doucement que le -député sud-est de la ville était vieux, incapable et médiocrement -populaire. Les électeurs l'avaient nommé sous le bâton; encore -n'avait-il obtenu que 110 voix de majorité. Si un homme riche, célèbre, -appuyé par le camp des Bersac, voulait s'entendre avec la préfecture, sa -nomination ne faisait pas l'ombre d'un doute. «Mais, dit Étienne, je me -soucie fort peu de la politique, et je n'en sais pas le premier -mot.--Justement! c'est dans l'élite des indifférents et des sceptiques -qu'on recrute les bonnes majorités.» - -Resté seul, il nota ses impressions et commença le mémorandum détaillé -de sa nouvelle existence. Je possède ce cahier, fort décousu par -malheur, et plein de lacunes énormes. Sur les deux heures, il s'aperçut -que le soleil s'était voilé, et que la pluie, une vraie pluie atlantique -comme on n'en voit que dans nos départements de l'Ouest, lavait les -toits et les pavés à grande eau. Impossible de mettre un pied dehors, et -les Bersac n'arrivaient qu'à six heures. Comme il était parti le soir, -il n'avait pris aucune provision de lecture, si ce n'est l'itinéraire -des chemins de fer. Il sonna pour avoir des journaux; un garçon de -l'hôtel en apporta cinq ou six qui lui parurent vieux d'un an, -quoiqu'ils fussent de l'avant-veille. L'ennui le prit; ces natures -pétulantes supportent malaisément trois ou quatre heures d'inaction. Il -se mit à marcher de la porte à la fenêtre et de la fenêtre à la porte, -comme un factionnaire ou un prisonnier. La pendule marchait aussi, mais -lentement; il s'avisa que les minutes de province pourraient bien être -un peu plus longues que celles de Paris. A coup sûr, la pluie de Paris -était moins monotone, moins obstinée, moins insolente que ce déluge -départemental. «J'ai vu tomber l'eau quelquefois, mais sans y prendre -garde: on causait, on riait, les amis entraient et sortaient; au pis -aller, j'ouvrais un livre ou je regardais un tableau. Si la mélancolie -avait été trop forte, je me serais fait conduire au cercle ou chez Anna. -Le soir, à l'heure des spectacles, il peut pleuvoir à cuveaux sans que -personne en sache rien, sauf les cochers et les sergents de ville.» - -A force d'écarter les rideaux, il découvrit son pendant de l'autre côté -de la rue. C'était un homme de soixante à soixante-cinq ans, peut-être -un ancien colonel, qui logeait en face de l'hôtel, au premier étage: -haute taille, forte corpulence, cheveux blancs taillés en brosse, -moustache hérissée, pas d'autre vêtement qu'un pantalon soutenu par des -bretelles de tapisserie et un col noir bouclé sur la nuque. -L'appartement semblait vaste et riche, mais le pauvre guerrier en -retraite jouissait visiblement peu de ses confortables loisirs. Il -circulait à grandes enjambées dans une demi-douzaine de chambres, -s'arrêtait méthodiquement à la même fenêtre, appuyait la main droite au -même carreau, jouait un air très-court, le boute-selle ou _la -Casquette_, bâillait copieusement et esquissait une pirouette sur le -talon droit. Tous les quarts d'heure, il prenait une grosse pipe, -l'allumait avec du papier, se jetait dans un fauteuil, aspirait cinq ou -six bouffées, entr'ouvrait la fenêtre et secouait la cendre sur le -trottoir. - -Ce manége finit par exaspérer Étienne. «Quoi! pensait-il, voilà un homme -qui a été jeune, fringant, ambitieux tout comme un autre; il a rêvé -gloire et victoire, on trouverait peut-être à son dossier une action -héroïque, enterrée dans les cartons du ministère; il n'a pas l'air d'un -sot, il paraît avoir de quoi vivre, et il végètera jusqu'à son dernier -jour dans cet étroit ennui de la province comme un chêne dans un pot de -fleur! Eh! va-t'en donc à Paris, grosse bête!» - -Or, comme il ne manquait pas de logique, il opéra au même instant un -retour sur lui-même. «Et moi! que viens-je chercher ici? Ce que je gagne -à quitter Paris vaut-il ce que j'y laisse? Qu'adviendra-t-il du pauvre -Étienne dans dix ans, et peut-être plus tôt? Combien faut-il de jours de -pluie pour réduire un esprit valide à ce néant moral que le bâilleur -d'en face exprime à la façon des huîtres? Si je me sauvais? Il en est -temps encore; rien de conclu, liberté réciproque. Quel tapage à Paris! -Le soir même où tous les journaux...! Les gens qui me rencontreraient -sur le boulevard se frotteraient les yeux. Pour bien faire, il faudrait -se cacher jusqu'à neuf ou dix heures et apparaître en plein foyer de la -Comédie-Française. Vous! Lui! Toi! Tableau. Quelle aventure! Oui, mes -enfants, je suis des vôtres pour la vie, et je lirai cinq actes le mois -prochain!» - -Son esprit se complut tellement au détail de cette hypothèse, qu'il -oublia le colonel, la pendule, la pluie et tout. Lorsque l'hôte lui -cria: «Monsieur, le train arrive en gare dans vingt minutes!» il -s'aperçut qu'il avait dormi en plein jour. C'était bien la première fois -depuis trente ans et plus. Il secoua ses dernières illusions de -célibataire et courut au-devant d'Hortense. La famille Bersac s'était -accrue, chemin faisant, du cousin George, commandant aux chasseurs à -pied. Étienne ouvrait la bouche pour remontrer aux vieux Bersac qu'une -veuve ferait mieux de voyager avec son futur qu'avec un prétendant -évincé; mais il fut désarmé par l'accueil amoureux d'Hortense et par -l'air honnête du cousin, qui se mariait lui-même dans un mois, après -l'inspection générale. - -On se fit conduire en droiture au logis de M. Célestin, où l'on dîna -parfaitement, entre soi, sans cérémonie. Quelques notables de la ville, -la fine fleur des bien pensants, dix personnes au plus, hommes et -femmes, arrivèrent à neuf heures pour prendre le thé. L'élément féminin -laissait à dire, mais les hommes de ce parti n'étaient pas aussi -grotesques qu'Étienne l'avait supposé. Ils le choyèrent à qui mieux -mieux, et lui firent entendre qu'on serait tout à lui s'il se livrait -tout entier, s'il se rangeait aux bons principes, et s'il rompait -loyalement avec cette littérature légère qui ne respecte ni le trône ni -l'autel. «Messieurs, dit Bersac jeune, j'ai sa parole d'honneur, je -réponds de lui comme de moi-même.» - -Étienne eût donné de bon coeur les compliments de ce sénat pour trois -minutes de tête-à-tête avec sa femme, mais la surveillance obstinée des -Bersac suivit les amants jusqu'au bout. On profita d'une embellie pour -reconduire processionnellement la jeune veuve à son logis, et plusieurs -gardes du corps en jupons l'escortèrent jusque dans sa chambre, tandis -que le choeur des vieillards ramenait Étienne à l'hôtel. Dirai-je qu'il -s'éveilla cent fois pour une et qu'il accusa le soleil de s'oublier -derrière l'horizon? Le jour parut enfin, et les voitures de gala -roulèrent par la ville, et le maire ceignit son écharpe en répétant les -quatre mots d'allocution qu'il comptait improviser, et les quatre -témoins choisis par Célestin Bersac soignèrent leur noeud de cravate, -tandis qu'Étienne s'habillait en trépignant, et que six caméristes -volontaires, recrutées parmi le meilleur monde, piquaient un cent -d'épingles dans Hortense. - -L'acte du mariage civil, si grand dans sa simplicité, émut profondément -les hommes et fit sourire les femmes qui réservaient leur émotion pour -l'église. On partit pour la cathédrale au bruit des cloches sonnant à -toute volée; on descendit au milieu de l'inévitable racaille; Étienne -saisit au vol les commentaires des vagabonds et des mendiants: «Belle -femme, eh! Baptiste? j'en voudrais bien pour moi. - ---C'est-il ce grand-là qui l'épouse? Elle en a pris pour son argent. - ---Tous les auteurs de Paris sont de la noce. - ---Faites-moi voir Alexandre Dumas. - ---Ça doit être ce petit blond. - ---La charité, mon beau monsieur, je prierai Dieu qu'il vous donne la -demi-douzaine!» - -Après la messe et pendant le brouhaha de la sacristie, Bersac jeune -embrassa Étienne avec effusion. «Ah! mon ami, lui dit-il, vous avez -abjuré vos erreurs en pliant le genou devant nos saints autels! - ---Cher monsieur, répondit Étienne, je me suis déchaussé autrefois pour -entrer à Sainte-Sophie, il le fallait! mais cela ne m'a pas rendu -musulman.» - -Le cortége nuptial partit directement pour Bellombre, où les gens de Mme -Étienne avaient dressé un grand couvert. Les seigneurs du château furent -reçus à l'entrée du village par le curé de Saint-Maurice, le maire et -les trente-deux pompiers, musique en tête. L'autorité ne fut pas trop -gauche, et la fanfare des pompiers réserva ses plus fausses notes pour -le bal du soir. Le curé, bonhomme tout rond, mais fin matois s'il en -fut, pria M. Étienne d'excuser le délabrement d'une pauvre église -décapitée par le vandalisme révolutionnaire; il insinua que tôt ou tard -la haute munificence de quelque châtelain relèverait le clocher de la -paroisse. En attendant, l'homme de Dieu se laissa conduire au château -avec le maire, et prit sa bonne part du dîner. - -Tout se passa le mieux du monde, le repas fut plus gai qu'on n'aurait pu -le prédire, car les têtes chauves y figuraient en grande majorité. -Étienne reconnut que l'on peut vieillir en province sans tourner à -l'aigre. Un ancien magistrat, svelte et propret, détailla fort joliment -une ariette que Mozart lui avait apprise en 1786. Et comme on s'étonnait -qu'il eût si bien gardé un souvenir de sa première enfance, il répondit -en se rengorgeant: «Mais, madame, en 86 j'avais seize ans, l'âge de -Chérubin et quelque peu de son caractère!» - -A la chute du jour, invités et villageois se réunirent sur la pelouse. -Hortense ouvrit le bal avec le capitaine des pompiers, et Étienne avec -la femme du maire. Ce divertissement profane n'effaroucha nullement le -bon curé. Comme Étienne le félicitait de sa tolérance, il s'écria: «Nous -prenez-vous pour des gens du moyen âge? L'Église a fait de grands -progrès, tout immuable qu'on la dit. Soyez chrétiens, respectez nos -dogmes, soumettez-vous à notre autorité, et l'on vous tient quittes du -reste. Mille millions de rigodons font moins de tort à Dieu qu'une ligne -de Voltaire.» - -Le temps courait grand train pour les danseurs de tout âge et de tout -étage, Étienne et sa femme exceptés. Ils s'échappèrent enfin vers dix -heures et gagnèrent une vaste chambre où les serviteurs du défunt, -restés en place, avaient laissé le portrait de leur maître. L'heureux -époux n'y prit pas garde; mais le lendemain matin, tandis que la jolie -tête d'Hortense reposait sur l'oreiller, il devina Bersac sous la toque -et la robe d'un juge consulaire. Il se leva sans bruit, salua gravement -l'image du bonhomme et lui dit _in petto_: «Merci, monsieur, de m'avoir -légué, sinon une jeune fille, du moins une femme aussi chaste que belle; -vous étiez un vieillard honnête et délicat.» - - -IV - -Le cahier manuscrit que je copie, en l'abrégeant, s'arrête au lendemain -du mariage pour reprendre en janvier suivant; c'est une lacune d'environ -cinq mois. Nul doute que la lune de miel n'ait été sereine et radieuse. -Quelques papiers épars qui datent probablement de cette époque, nous -révèlent les manies du premier mari, les étonnements d'Étienne et la -docilité d'Hortense. - -Bellombre, situé à trois lieues de la ville, dans un pays charmant, -datait du règne de Louis XIII. M. Bersac avait gâté le parc à grands -frais pour y tracer des lignes droites; il avait rebâti, Dieu sait -comme, les deux ailes du château. Tout le meuble était riche et moderne, -acajou et lampas, dans le style _cossu_ de 1835. A l'entrée de chaque -pièce, on lisait sur une pancarte l'inventaire et le prix des effets et -meubles meublants contenus en icelle. Le travail quotidien de chaque -domestique était minutieusement distribué par un règlement spécial. -Madame devait livrer au cordon bleu chaque dimanche, après vêpres, tous -les menus de la semaine; la femme de charge avait ordre de changer le -linge des maîtres le samedi et le mercredi soir, ni plus ni moins. La -porcelaine et les cristaux de tous les jours étaient sous la -responsabilité du valet de chambre, ainsi que le plaqué d'argent qui -servait en semaine; les dimanches et jours fériés, madame délivrait -elle-même l'argenterie et les services de luxe; elle devait enfermer la -vaisselle dans la salle à manger lorsqu'on passerait au salon, et -n'ouvrir que le lendemain matin à six heures l'hiver, à cinq heures -l'été, pour que tout fût lavé, mis en état et serré devant elle. Un des -premiers actes d'Étienne fut de jeter les règlements au feu, et madame, -qui les observait par obéissance posthume, ne paraît pas avoir plaidé -leur cause. - -Bersac aîné jeûnait ou s'abstenait de viande, toutes et quantes fois -l'Église le prescrit, quoiqu'il eût des dispenses plein les poches. Il -imposait son régime à la jeune femme, qui du reste en avait fait -l'apprentissage au couvent. Hortense n'essaya pas de rien changer aux -habitudes d'Étienne, et comme il eut l'esprit de ne point discuter les -macérations qu'elle s'infligeait, elle s'en désaccoutuma peu à peu sans -mot dire. Une tolérance réciproque les conduisit bientôt, l'amour -aidant, à vivre et à penser comme une seule et même personne, ce qui est -l'idéal du ménage. - -Comme don de joyeux avénement, Étienne offrit une pompe de mille écus à -la commune de Saint-Maurice, et Hortense une cloche. Le bon curé -préférait hautement un clocher, mais Étienne reconnut, après une -enquête, que les vandales de 93 étaient calomniés dans la paroisse; le -clocher détruit n'avait jamais existé qu'en projet, et ce projet, rédigé -par un architecte économe, s'élevait au minimum de quarante mille -francs. - -Rien n'indique que l'auteur de _Jacqueline_ et de _Silva_ ait regretté -pendant ces six mois les plaisirs, les fatigues et les angoisses de la -vie littéraire. Non-seulement il oublia d'écrire, mais s'il lut -quelquefois, ce fut dans le petit coeur de son excellente femme, et il y -prit plus d'intérêt qu'au meilleur roman. - -Aux approches de Noël, il se fit envoyer des livres et s'abonna à cinq -ou six journaux et revues. Les soirées étaient décidément trop longues -pour qu'on les passât tout entières à mirer deux yeux dans deux yeux. Un -hiver assez doux, mais humide et sombre, interdisait les plaisirs et les -occupations du dehors. Restait la conversation comme unique ressource, -mais il arrive toujours un moment où les âmes les mieux assorties n'ont -plus rien à se dire qu'elles n'aient répété cent fois. Étienne lut avec -Hortense; il permit à quelques grands esprits d'intervenir en tiers dans -l'heureux tête-à-tête. La jeune femme, comme toutes celles qui ont passé -au laminoir des couvents, était d'une ignorance incroyable. La -demi-liberté du mariage l'avait conduite à feuilleter les auteurs à la -mode; mais des chefs-d'oeuvre immortels qui sont le patrimoine du genre -humain, elle savait à peine le titre. Elle s'intéressa passionnément à -ces hautes études qui élargissaient son horizon et complétaient son être -moral; néanmoins, ayant observé qu'Étienne ne pouvait lire à haute voix -sans bâiller toutes les dix lignes, elle lui proposa spontanément de -revenir à la ville. - -On fêta leur retour; les maisons les plus considérables se disputaient -le plaisir de les traiter. Étienne alla partout avec sa femme, qui -grillait de le produire et de s'en faire honneur. Il fit autant de frais -pour ces provinciaux que pour les plus fins connaisseurs de Paris. La -réputation d'homme brillant qui l'avait précédé se confirma et -s'étendit; ce fut un vrai triomphe. Non content de se faire admirer, il -se complétait par l'étude d'un monde inconnu. Dans les salons, au -théâtre, au cercle, il notait mille détails intéressants qu'il n'aurait -pas remarqués un an plus tard. L'étude a sa lune de miel comme le -mariage; nous ne percevons vivement que ce qui nous est nouveau. Les -singularités des moeurs et des caractères nous échappent du jour où -elles ne nous étonnent plus. Pendant un mois ou deux, Étienne écrivit -tous les soirs, tantôt un simple mot, plus souvent des pages entières; -mais Hortense crut voir qu'il était moins pétillant au logis que dans le -monde. Ce cerveau si riche et si fécond avait-il besoin des excitations -de l'amour-propre pour s'ouvrir? Était-ce l'ombre de la maison Bersac et -ce milieu vulgaire, sénile et froid qui le glaçait? L'intérieur de -l'hôtel, à vrai dire, était sinistre. Les grands appartements tendus de -papiers à ramages, le mobilier riche et banal, les portraits de feu -Bersac, qui semblait avoir porté loin le culte de sa laideur, le service -grognon des ministres de l'ancien règne qui protestaient tout bas contre -les gaspillages du nouveau train, tout cela devait assombrir l'humeur -d'un Parisien, d'un artiste et d'un dandy. Hortense, avec cette -intuition qui est le génie des femmes aimantes, devina la tristesse et -la pauvreté des splendeurs qui l'avaient éblouie au sortir du couvent. -Aussitôt éclairée, elle se mit à l'oeuvre. Sans consulter Étienne, elle -envoya chez Célestin les portraits de son vénérable frère; elle congédia -les domestiques un à un, sous divers prétextes, en assurant le sort des -plus méritants; elle choisit des gens d'un air et d'un service moins -surannés. Étienne fut surpris et charmé de voir apparaître un matin son -ancien valet de chambre; madame l'avait déniché à distance et repris -sans marchander les gages. La livrée du défunt, qui semblait empruntée à -un orchestre de la foire, fit place à une tenue très-simple et du -meilleur goût. Un petit coupé et un duc, l'un et l'autre au chiffre -d'Étienne, arrivèrent de Paris avec une paire de chevaux neufs qui -avaient du sang anglais dans les veines; on repeignit le landau pour les -sorties de gala: il était moderne et de bonne fabrique. Tous ces -changements s'accomplirent en un tour de main, comme dans les féeries. - -Le difficile était de décorer et de meubler la maison de manière à -contenter un délicat. Ah! si la pauvre femme avait pu rassembler d'un -coup de baguette toutes les belles choses qui l'avaient éblouie dans -certain appartement de la Chaussée d'Antin! elle aurait vendu la maison -pour reconquérir ce mobilier et installer Étienne dans un milieu créé -par lui-même; mais l'enchère avait tout dispersé aux quatre coins de -l'Europe. Un jour, naïvement, elle entra chez le marchand de curiosités, -y prit deux bahuts et quelques douzaines de faïences, fit transporter le -tout dans sa salle à manger et guetta, le coeur en suspens, l'arrivée -d'Étienne. - -«Eh quoi! dit-il, ma pauvre enfant, tu t'es donné la peine de faire -descendre ces vieilleries? Elles étaient si bien au grenier! - ---Mais ce sont des antiquités, mon ami. J'avais cru te faire plaisir en -les achetant, parce que la maison, je le sens bien, n'est pas très-gaie, -et... si nous pouvions refaire un mobilier comme celui que tu n'as -plus...» - -Il embrassa la chère créature et demanda pardon de sa brutalité. - -«Mais, ajouta-t-il, les beaux jours du bric-à-brac sont finis. La fureur -des vieux meubles mal assortis était une vraie maladie; j'ai passé par -là comme tant d'autres, et, tout connaisseur que j'étais, il m'en a -cuit. Ma vente a remboursé bien juste les prix d'acquisition, et -pourtant j'avais acheté au bon moment. J'ai donc consommé par les yeux -quinze années d'intérêts, qui pouvaient doubler le capital, et, de plus, -j'ai été mal installé, mal couché, mal assis, esclave d'un tas de choses -anguleuses. Le mobilier doit être fait pour l'homme qui s'en sert, et un -magasin encombré, comme celui que j'avais à Paris, est juste l'opposé -d'un logement habitable.» - -Hortense le fit causer tant et si bien qu'elle finit par le comprendre. -Elle lui soutira le nom d'un de ces artistes pratiques qui marient l'art -et le confort dans les installations intelligentes de Paris, et quelques -jours après cet entretien la maison fut prise d'assaut par les -tapissiers et les peintres. - -Étienne prit un vif plaisir à préparer son nid lui-même, à discuter avec -un architecte instruit, adroit, complet, les détails d'une habitation à -souhait pour la commodité d'une vie heureuse. Il esquissa des plans, -assortit des couleurs, dessina certains meubles, le lit entre autres, -qui fut un vrai chef-d'oeuvre du genre. Le mobilier s'exécutait à Paris, -mais il dirigea lui-même au jour le jour les décorateurs et les -tapissiers qui travaillaient sur place. Jusqu'au printemps, la vieille -maison glaciale fut remplie d'un désordre bruyant et gai. Les deux -époux, cantonnés dans un petit logement sous les combles, comme un -ménage d'étudiants, jouirent d'un bonheur inquiet, affairé, contraint et -d'autant plus délicieux. - -Ils allaient tous les jours dans le monde, mais avec quel plaisir ils se -retrouvaient chez eux! Jamais on n'avait ri de si bon coeur sous ce -grand toit de plomb et d'ardoise. Étienne ne pouvait plus rester deux -heures hors du logis; il suivait comme un enfant les mouvements alertes -des ouvriers parisiens: cet homme que la fièvre du travail avait parfois -transporté jusqu'au délire éprouvait une sensation neuve à suivre, les -bras croisés, le travail d'autrui. - -Le bruit courut bientôt que M. et Mme Étienne se faisaient un intérieur -comme on n'en avait jamais vu. Le petit Célestin s'alarma de cette -nouvelle et voulut constater par ses yeux qu'on ne gaspillait pas son -capital. Il fut amplement rassuré. Le cuir, la laine, la cretonne -imprimée, remplaçaient à peu près partout les soieries de Lyon; l'or se -montrait à peine çà et là, discrètement, pour rehausser quelques -saillies; jamais le luxe n'avait fait un tel étalage de simplicité. Le -bonhomme trouva tout à son gré, il ne chicana point sur les nouveaux -projets d'Hortense, qui parlait d'emmener à Bellombre l'architecte et -les ouvriers. Cette soumission de bon goût fut récompensée huit jours -après; on lui remit un acte attestant que toutes les valeurs dont -Hortense avait l'usufruit étaient transférées au nom du nu-propriétaire; -son héritage était en sûreté! - -L'appartement fut prêt, meublé, livré à la fin de mai, au grand -étonnement des ouvriers du cru, qui plantent un clou dans leur -demi-journée. Le 6 juin, on pendit la crémaillère; il y eut un grand bal -suivi d'un souper assis. La ville entière admira le beau style et le -confort exquis de toute la demeure, et les convives du souper, -quatre-vingts personnes environ, déclarèrent unanimement que la salle à -manger, l'éclairage, les porcelaines, les cristaux, la cuisine de Mlle -Madeleine et la cave de feu Bersac formaient un tout indivisible dont la -perfection pouvait être égalée, mais non surpassée chez les rois. La -cave, bien connue dans le département, contenait encore dix-sept mille -bouteilles de vins choisis; il y en avait dix mille à Bellombre. -L'heureux couple s'esquiva sur ce mémorable succès. Ce ne fut pas sans -avoir invité le préfet et vingt autres personnes à l'ouverture de la -chasse. Le château devait être régénéré d'ici là. - -Les trois mois suivants s'écoulèrent aussi rapidement qu'un dernier jour -de vacances. Étienne et sa femme eurent beau se lever matin, la nuit les -surprenait toujours à l'improviste; on n'avait pas eu même le temps de -respirer. «Encore un jour passé! disait Hortense; un jour de moins à -vivre, et la vie est si bonne avec toi!» - -On avait profité de leur long séjour à la ville pour corriger le style -de certains bâtiments et ramener les deux ailes à l'unisson du grand -corps de logis. Les terrassements du parc étaient faits, les routes -serpentines tracées, les eaux vives encaissées entre des gazons neufs, -le parterre dessiné, planté et fleuri. Il ne restait qu'à transformer -les dedans, comme à la ville, mais dans un esprit tout différent. Chaque -saison a son confort, et le beau d'une maison des champs est de donner -pleine carrière aux plaisirs spéciaux de l'été. Peu ou point de -tentures, les parois et les plafonds peints à l'huile, de jolis -planchers de mélèze qui se lavent tous les huit jours; les meubles -plutôt fermes que moelleux; ni bois sculptés, ni capitonnages, ni -couleurs riches, mais de l'espace, de l'air et de la lumière à -profusion. Autant de chambres qu'il se pourra, car il faut prévoir les -invasions subites, mais la plus grande simplicité dans chacune: les -invités n'y font que leur somme et leur toilette; le seul luxe à leur -offrir chez eux est une surabondance de linge et d'eau. Tout le -rez-de-chaussée, pour bien faire, doit être un terrain vague, consacré à -la vie en commun. Les salons, la salle à manger, l'office, qui est un -buffet permanent, le billard, la bibliothèque, le cabinet de chasse, la -cuisine, sont de plain-pied pour qu'on circule à l'aise sans avoir même -une porte à ouvrir. Tout est dallé, sauf les salons, où l'on pourra -danser un soir ou l'autre; la cuisine est assez grandiose pour que dix -chasseurs et leurs chiens se sèchent à la fois sous le manteau de la -cheminée; elle est assez brillante de propreté pour que les élégantes de -la maison viennent y faire un _plum-pudding_ ou un demi-cent de crêpes, -si tel est leur bon plaisir. Étienne dirigea dans cet esprit hospitalier -la transformation du château; il fit peu pour la montre, presque rien -pour ses propres aises, énormément pour le bien-être de ses hôtes. - -De toute antiquité, M. et Mme Célestin passaient leurs étés à Bellombre. -La femme colossale contrôlait les dépenses, l'ex-notaire donnait son -coup d'oeil aux vendanges; tous deux, à temps perdu, jouaient un piquet -formidable avec le curé de Saint-Maurice. La bonne Hortense, qui pensait -à tout, s'avisa que ces braves gens seraient un peu bien effarés au -milieu des élégances et des gaietés de septembre. Elle trouva moyen de -les isoler sans les exclure, pour que ni l'un ni l'autre ne fût -contraint de s'amuser plus qu'il ne voulait. On meubla pour eux seuls un -ancien pavillon de garde, isolé sur la lisière du parc, à vingt pas du -village, à quarante du presbytère. Hortense n'oublia ni les goûts des -vieillards, ni leurs habitudes, ni leurs affections; ils furent entourés -de mille et une reliques qui parlaient de Bersac aîné, et, pour ménager -l'amour-propre du gnome, Étienne lui écrivit de sa main: «Bellombre vous -appartient, mon cher beau-frère; nous n'en avons que la jouissance, et -nous serons toujours heureux de la partager avec vous. Mais nous -attendons quelques hôtes qui, j'en ai peur, feront du bruit, car ils -sont presque tous plus jeunes que vous et moi. Quand vous voudrez dormir -en paix loin du piano de ces dames et des fanfares de ces messieurs, -rappelez-vous que vous possédez _hic et nunc_, en toute propriété, -l'enclos et le pavillon des Coudrettes. Mme Étienne ne se réserve qu'un -seul droit sur ce petit bien, c'est de vous y rendre ses devoirs et d'y -faire porter tout ce qui vous peut être agréable. Inutile d'ajouter que -votre appartement reste vôtre et que vos deux couverts seront toujours -mis au château.» Célestin remercia le poète avec une émotion visible. -«Vous me traitez, disait-il, en vieil enfant gâté.--Le beau mérite! -répondit Hortense. Nous sommes si pleinement heureux que cela déborde de -toutes parts.» - -Leur automne ne fut qu'une fête. La chasse, les vendanges, les -excursions, les bals improvisés, les jeux de toute sorte, un joli -mariage qui s'ébaucha dans une promenade en bateau, la grande pêche d'un -étang voisin et cent autres distractions que j'oublie, tinrent la -compagnie en joie jusqu'au milieu de novembre. Les invités partaient, -revenaient, s'oubliaient, s'arrachaient au plaisir, retournaient aux -affaires, et retombaient un matin à la grille du parc lorsqu'on ne les -espérait plus. C'était un va-et-vient perpétuel entre la ville et le -château; les domestiques passaient la moitié de leur vie à transporter -des toilettes et des coiffures nouvelles; car les femmes faisaient -assaut d'élégance, tandis que ces messieurs rivalisaient de bonne humeur -et de bel appétit. - -Il se trouva, tout compte fait, que le beau monde de la ville avait -défilé, pendant cette saison, sous les platanes de Bellombre. Or, les -plaisirs de bon aloi vous laissent égayés pour un temps; à l'éclat des -jours radieux succède un crépuscule aimable. Il suffit quelquefois d'un -bal ou d'une promenade pour mettre la province en train. On a ri, on -s'est rapproché, un sentiment de bienveillance universelle se répand -d'une âme à l'autre comme une tache de miel ou de lait; le désir de -continuer ou de recommencer la fête éveille les imaginations, stimule la -fibre généreuse; c'est à qui rendra aux voisins l'accueil qu'il a reçu. -Il n'y a plus d'avares ni de maussades; le bouchon des bouteilles part -tout seul, les coffres-forts les mieux fermés s'ouvrent spontanément au -milieu de la nuit, et les écus dansent en rond dans la chambre. Ces -périodes de bon temps se prolongent par la force des choses, en vertu de -l'impulsion première et de la gaieté acquise. Interrogez les vieillards -de province; il n'y a pas une ville où l'on ne dise: «Nous nous sommes -bien amusés telle année, et encore l'année d'après.» - -La petite capitale où régnait M. le comte de Giboyeux fut en liesse -pendant trois ans, grâce à l'inauguration de Bellombre. L'hiver suivant -ne fut qu'un chapelet de bals et de dîners priés; le théâtre eut tant de -succès que le directeur ne fit point faillite, à son grand étonnement. -On tira l'hiver en longueur, et l'on avança tant qu'on put les ébats de -l'automne; il n'y eut pas de morte-saison pour les fanatiques du -plaisir. - -Bellombre revit tous ses hôtes de l'an passé et beaucoup d'autres. La -renommée du château s'était répandue au loin; il était convenu et prouvé -dans un rayon de cent kilomètres que le plus généreux châtelain, le plus -heureux mari, le causeur le plus gai, le buveur le plus franc, le -cavalier le plus solide, le chasseur le plus triomphant et le meilleur -garçon du monde était M. Étienne, homme de lettres converti. Chose -incroyable, sa beauté persistante et son dandysme obstiné -n'effarouchaient ni les prudes ni les jaloux. On le savait, on le voyait -amoureux de sa femme et trop heureux pour souhaiter ou regretter la -moindre chose. - -Si parfois la lecture d'une lettre ou d'un journal, l'analyse d'un livre -nouveau, l'annonce d'une comédie en cinq actes, l'éloge d'un jeune -auteur inconnu lui donnait un quart d'heure de mélancolie, Hortense -était seule à le voir, et la tendre créature ne s'en ouvrait à personne, -pas même à lui. Elle s'étonnait par moments qu'un puissant producteur -comme Étienne fût resté plus de deux années sans écrire. Le fait est -qu'il ne répondait pas même à ses amis et que sans ce _mémorandum_ où il -jetait quelques lignes de temps à autre, on eût pu supposer qu'il avait -peur du papier blanc. Elle l'excusait de son mieux: il se repose, -pensait-elle. Après ce travail épuisant qui a précédé notre mariage, -deux ans de récréation ne sont peut-être pas de trop. Et puis il m'aime -tant! J'occupe tout son esprit aussi bien que son coeur; une autre idée -pourrait-elle y trouver place sans me déloger quelque peu? Tout est -bien. - -Les gens du monde qui fréquentaient sa maison ne se demandaient même pas -pourquoi il n'était plus homme de lettres. Il leur semblait tout naturel -qu'on n'écrivît ni pièces ni romans dès qu'on avait de quoi vivre et -faire figure. La littérature aujourd'hui passe pour un métier comme un -autre. A qui la faute? Je ne sais; peut-être aux sociétés littéraires et -dramatiques qui remplissent les journaux de leurs débats mercantiles. -Pourquoi donc un justiciable du tribunal de commerce, un marchand de -papier noirci à tant la ligne continuerait-il le métier quand son -affaire est faite? Les tailleurs de distinction se retirent après -fortune, et les agents de change aussi. Quelques rares individus qui -écrivent sans y être forcés font l'étonnement des provinces. - -Ce n'est pas que le vrai talent y soit moins admiré qu'à Paris. La -jeunesse du chef-lieu s'honorait d'habiter la même ville qu'Étienne; on -montrait sa maison aux étrangers, on achetait ses livres et on les lui -apportait humblement pour qu'il signât son nom sur le faux titre; -l'opinion le plaçait bien au-dessus de M. Laricot, ancien marchand de -boeufs, qui était cependant trois fois plus riche et pas plus fier que -lui. - -Lorsqu'on sut qu'il avait fixé le jour de sa rentrée en ville, la -commission du théâtre, composée de neuf ou dix jeunes gens à la mode, -organisa une solennité en son honneur. Elle invita le directeur à monter -son drame de _Silva_; cinq décors neufs furent commandés pour la -cérémonie. Toute la ville s'entendit pour garder le secret et lui -ménager la surprise; l'_Impartial_, qu'il lisait à Bellombre, s'abstint -d'annoncer le spectacle. La femme du receveur général invita les Étienne -à dîner, sous prétexte que le déménagement devait renverser leur -marmite; on amusa si bien le héros de la fête qu'il entra au théâtre, -s'assit avec Hortense au premier rang d'une loge de face et vit lever le -rideau sans remarquer que la salle était comble et éclairée _à giorno_. -Ce ne fut pas avant la dixième réplique qu'il se tourna vers sa femme et -lui dit: - -«Ah çà! que diable jouent-ils donc? - ---_Silva_, mon ami. - ---Tu le savais? - ---Un peu. - ---C'est une trahison! nous ne pouvons pas rester ici sans nous couvrir -de ridicule! - ---Tu n'assistais donc pas à tes pièces à Paris? - ---Jamais en évidence, et d'ailleurs on ne me connaissait pas comme ici. -Allons-nous-en! - ---Ce serait faire affront à tous ces braves gens qui t'applaudissent de -si bon coeur: écoute! D'ailleurs la loge est pleine, et ce sont nos -meilleurs amis qui te retiennent prisonnier.» - -Il enrageait, mais que faire? Tout bien pesé, il résolut de mettre -l'occasion à profit pour écouter sa pièce et se juger lui-même. - -_Silva_ est un drame bien fait, peut-être un peu trop oratoire, mais -conduit d'une main ferme et plein de situations pathétiques. Ce n'est -pas le premier succès; la pièce, dans sa primeur, eut quarante -représentations, ce qui répond à cent aujourd'hui. - -La troupe du chef-lieu, qui n'était pas des pires, se surpassa dans -cette occasion; elle se sentait soutenue et comme enlevée par la -sympathie publique. On applaudissait à tour de bras les moindres -tirades; on pleurait, on se mouchait, on criait: «Vive Étienne!» La loge -de l'auteur ne désemplit pas un moment; amis et flatteurs assiégeaient -la porte aux entr'actes. - -«Ah! mon ami, dit la bonne Hortense, que je te remercie d'être resté! -Voici mon plus beau jour; grâce à Dieu, je ne mourrai pas sans avoir -joui de ta gloire. - ---Heureusement, répondit-il, c'est fini; nous en voilà quittes.» - -Il se trompait. Le rideau venait de tomber au milieu des -applaudissements, des pleurs et des cris, mais pas un spectateur ne -bougeait de sa place. Le régisseur frappa trois coups, l'orchestre -exécuta une marche triomphale, et le buste d'Étienne apparut entouré des -personnages de la pièce en costume et des autres artistes en habit noir. -Une trappe s'ouvrit du côté cour, c'est-à-dire à la droite des -spectateurs, et l'on vit apparaître une actrice vêtue de blanc, le front -ceint d'un laurier d'or. Elle déclama d'une voix émue une sorte de -dithyrambe élaboré par le professeur de troisième, et qui peut se -traduire ainsi: «Je suis la ville de trente-cinq mille âmes, le -chef-lieu du département où fleurit M. de Giboyeux; j'adopte -solennellement aujourd'hui l'illustre auteur de _Silva_ et de tel, tel -et tel ouvrages dont voici l'énumération paraphrasée.» Et pour conclure: - - Honneur à tes travaux qui consolent la France! - Honneur à tes bontés pour le pauvre à genoux! - Honneur à l'avenir, honneur à l'espérance! - L'avenir est à toi, l'espérance est en nous! - -Et le parterre d'applaudir! et les mouchoirs de s'agiter le long des -galeries! Et les bouquets de pleuvoir sur le buste de plâtre que la -jeune artiste, par une inspiration subite ou préparée, couronna aux -dépens de son propre front. La salle entière se tourna vers Étienne avec -autant d'admiration, de reconnaissance et d'amour que s'il avait sauvé -la patrie entre ses deux repas. Quant à lui, il se jeta tête baissée à -travers la foule des obséquieux, traînant Hortense à la remorque. Il -gagna la sortie du théâtre, sauta dans sa voiture et rentra chez lui en -grommelant: «Les sots! les pleutres! L'avenir est à toi! Je comprends -Charles IX et tous ceux qui ont tiré sur le peuple. Jamais plus stupide -gibier n'a provoqué les coups de fusil. Cette pièce, elle est enfantine! -Les déclamations du collége,... les ficelles de l'âge d'or! J'ai marché -depuis ce temps-là... Si je voulais! si je m'y mettais! Il y a un -nouveau théâtre à créer, je le sens, je le tiens; mais où? comment? Je -suis un astrologue au fond du puits; bonsoir, étoiles!» - -Hortense l'embrassait chemin faisant et n'avait pas l'air de l'entendre; -mais quinze jours après la représentation de _Silva_ elle contrefit la -boudeuse, chercha des querelles d'Allemand, et finit par dire à son -mari: - -«Tu n'es pas homme de parole: il était convenu que nous irions à Paris -tous les hivers, et l'on dirait que tu prends plaisir à m'enterrer au -fond de la province. Aussi j'ai fait un coup d'Etat; nous partons -après-demain soir, et nous avons loué pour l'hiver un petit hôtel tout -meublé, rue Bayard. Révolte-toi, si tu l'oses, méchant!» - -L'homme le plus spirituel du monde a toujours moins d'esprit que sa -femme. Étienne reconnut naïvement ses torts et répondit qu'il soupirait -lui-même de temps à autre après le mauvais air de Paris. - -Je les rencontrai d'aventure, le lendemain de leur arrivée. C'était à la -fin de novembre, par un de ces demi-soleils qui font courir tout Paris -au bois de Boulogne. Ils se promenaient à pied au bord du lac, et leur -coupé à deux chevaux les suivait. Étienne ne se jeta point à mon cou, et -il oublia de me tutoyer, mais il me fit un accueil très-cordial, me -présenta à sa femme et me donna son jour et son adresse. J'eus le temps -de remarquer qu'il n'avait ni engraissé ni vieilli. - -On sut bientôt dans le monde des lettres qu'il était de retour à Paris. -Les journaux qui se piquent d'être bien informés annoncèrent qu'il -apportait un roman, une comédie en vers, un drame, une étude en deux -volumes sur la vie de province. Il avait lu sa comédie dans tel salon, -tel éditeur avait acheté le roman, telle et telle publications se -disputaient la primeur des fameuses études. Tous ces renseignements, -puisés à bonne source, se contredisaient comme à plaisir; je voulus en -avoir le coeur net en interrogeant l'auteur lui-même dès ma première -visite. - -«Bah! répondit-il, laissez dire; il faut que tout le monde vive. Vous -seul au monde savez pourquoi je n'ai pas écrit un mot. C'était marché -conclu avant ma fuite en province, je remplis mes engagements avec une -fidélité qui ne me coûte pas. Le bonheur m'a rendu paresseux avec -délices, comme Figaro.» - -Mme Étienne assistait à cette conversation; je crus lire dans ses yeux -beaucoup d'étonnement, un peu d'inquiétude et une curiosité qui n'osait -paraître. Pour ma part, je m'escrimais à comprendre qu'un homme si bien -doué se résignât à mourir tout vif. Quelques efforts qu'il fit pour -prouver son indifférence, je ne le croyais pas sincèrement détaché de la -gloire. - -Sa maison fut ouverte à tout ce qui portait un nom dans les arts ou dans -les lettres; il donna d'excellents dîners et des soirées où l'on -dépensait l'esprit sans compter. Deux ou trois fois, après certaines -passes brillantes où il avait tenu le jeu contre Méry, Gozlan et les -Dumas, je vis ses yeux s'illuminer d'orgueil. Il semblait dire: «Si je -voulais!» Mais presque au même instant un nuage passait sur son beau -front, et me rappelait que le pauvre homme avait abdiqué le droit de -vouloir. - -Pour le monde qui s'arrête à la surface des choses, Étienne s'amusait -follement. Il était de tous les écots avec Hortense. Ils ne manquèrent -pas un des bals officiels, qui furent nombreux cet hiver-là. Les -invitations pleuvaient chez eux, ils paraissaient dans trois ou quatre -salons le même soir; les théâtres leur envoyaient des loges, leurs -domestiques furent malades d'une indigestion de concerts. - -Je me souviens d'avoir vu derrière eux la première représentation d'une -oeuvre d'Augier. Il riait, il admirait, il applaudissait et il -souffrait. «C'est la vraie comédie, disait-il, la comédie satirique. -Quels coups de dents! cela emporte le morceau. Cependant je rêve encore -autre chose, et si jamais l'occasion... mais où donc ai-je la tête? Il -s'agit bien de moi en vérité!» - -Quelques directeurs, alléchés par les on-dit de journal, vinrent lui -proposer des traités magnifiques: les chefs-d'oeuvre étaient déjà moins -offerts que demandés sur la place de Paris. Il se fâcha comme un grand -épicier retiré des affaires à qui l'on viendrait demander un sou de -poivre dans son château. Je ne sais plus quel _impresario_ disait en -sortant de chez Étienne: «On prétend que l'air de la province est -calmant, et je viens de voir un garçon qui est devenu nerveux comme une -guitare à force de planter des choux.» Il défendit longtemps sa porte à -Bondidier, son éditeur, qu'il estimait de vieille date et qui lui devait -de l'argent. «Si je le reçois, pensa-t-il, il me parlera de mes livres, -et peut-être va-t-il m'apprendre qu'on ne les lit plus à Paris.» - -A toute fin pourtant, il rendit une visite au digne homme, qui s'était -dérangé plus de dix fois sans le joindre. M. Bondidier lui compta une -somme importante, mais sans dissimuler que la vente allait décroissant. -«C'est une loi que tous mes confrères ont observée; on délaisse -insensiblement les auteurs qui s'abandonnent eux-mêmes; on lit de moins -en moins celui qui n'écrit plus. Tant que vous travaillez, chaque -publication fait connaître ses aînées; on a vu tout un fond de livres -invendables, condamnés au rabais, menacés du pilon, faire prime -inopinément: l'auteur avait forcé l'attention du monde en lançant un -nouvel ouvrage. Les vôtres ont une valeur intrinsèque, un mérite de -forme qui ne sera jamais méconnu; mais ils s'écouleront lentement, et -tomberont dans un oubli relatif jusqu'au jour où... je ne veux pas vous -attrister, mais c'est le lendemain de leur mort que les vrais écrivains -comme vous trouvent pleine justice. Ah! si vous m'aviez écouté! Ce _Jean -Moreau_, dont nous avons causé si souvent chez vous et chez moi, devait -marquer le point culminant de votre course. Vous seul, entre tous nos -contemporains, pouvez écrire ce livre dont le succès est garanti par -l'attente universelle. Songez donc que le roman du deuxième Empire n'est -pas fait! On le désire, on l'appelle, on l'espère, on veut qu'il vienne -avant la crise politique qui renverra la littérature légère au dernier -plan. _Jean Moreau_, comme je le comprends, et comme vous l'avez conçu, -doit vous mettre hors classe. Je ne dis pas qu'il vous fera passer avant -Mme Sand ou Mérimée, avant Balzac ou Stendhal; mais il mettra -certainement en relief des dons qui n'appartiennent qu'à vous. Vous -serez le vanneur de ce temps-ci, l'homme qui fait sauter d'une main -ferme et légère la politique, la finance, les systèmes, les préjugés, -les types, les moeurs bonnes et mauvaises, séparant la paille du grain. -Après un tel travail, vous entrez à l'Académie comme une balle dans la -cible, sans débat. Je publie vos oeuvres complètes, in-octavo pour les -bibliothèques, in-dix-huit pour tout le monde, et je vous apporte un -regain de gloire que vous n'auriez jamais obtenu de votre vivant sans le -succès de _Jean Moreau_!» - -L'éloquence du vieil éditeur remua profondément l'esprit d'Étienne. Il -rentra chez lui tout ému, embrassa Hortense et lui dit: «M'en -voudrais-tu beaucoup si je faisais un livre? - ---Moi, mon ami! - ---Oui, toi. - ---Mais je serais la plus heureuse et la plus orgueilleuse des femmes. Il -y a bien longtemps, va, que j'y pense et que je me demande pourquoi tu -n'écris plus! Je craignais que le monde ne m'accusât de te confisquer -pour moi seule, de gaspiller au profit de mon bonheur tes plus belles -années; mais je n'osais rien t'en dire, Étienne, parce que tu es le -maître et moi la servante. - ---Ah çà! qu'est-ce qu'il m'a donc chanté, ce vieux fou de Bersac? - ---Célestin? - ---Naturellement. Il m'a fait jurer sur ta tête, ou peu s'en faut, que je -n'imprimerais plus une ligne. - ---Dans les journaux? sans doute; il m'avait effrayée des journaux à -cause de ces batailles, tu sais? et ces éclaboussures d'encrier qui sont -pires que les coups d'épée. Mais un livre! un livre de toi, qui sera lu, -admiré, cité partout! Mon coeur bat à l'idée que nous le verrons -ensemble aux étalages. Tu me le dédieras, entends-tu? Je veux que la -postérité sache le nom d'une petite créature ignorante et pauvre -d'esprit, mais qui a deviné ce que tu vaux et qui t'a consacré sa vie!» - -Étienne rayonnait de joie. Dans ses transports, il raconta le roman à sa -femme, il esquissa ses plans, s'arrêta aux principaux épisodes, s'égara -dans mille détails qui parurent divins à l'humble fanatique. «Nous ne -bougerons plus de Paris, lui dit-elle; j'aime Paris, un peu parce que -nous nous y sommes rencontrés, et plus encore parce qu'il vient de te -rendre à toi-même. - ---Non, ma chérie, voici le printemps, il vaut mieux retourner à -Bellombre. Que de fois je m'y suis promené en rêvant à ce livre qui ne -devait jamais paraître! J'y retrouverai mille idées suspendues aux -branches des arbres, comme la laine d'un troupeau s'accroche aux -buissons du chemin.» - -On fit les malles, on prit congé des amis anciens et nouveaux. Étienne -ne se priva point de nous dire qu'il allait se remettre à l'ouvrage, et -que _Jean Moreau_ serait achevé dans un an. Moi qui me souvenais, je -n'en croyais pas mes oreilles: «Vous avez donc apprivoisé le Célestin -Bersac? - ---Le pauvre homme n'a jamais songé à restreindre ma liberté. Il y avait -malentendu; erreur n'est pas compte.» - -Quelques fidèles, dont j'étais, leur offrirent un dîner d'adieu la -veille du départ. Le couvert se trouva mis par hasard dans ce salon du -café Anglais où nous avions soupé ensemble quelques années plus tôt. Il -s'amusa du rapprochement, et me lança un de ces regards pleins de choses -qui n'appartenaient qu'à lui. Je portai un grand toast, trop long -peut-être, au succès de _Jean Moreau_. Quelques convives étouffèrent un -bâillement, mais Hortense laissa perler deux larmes entre ses beaux cils -noirs. - -Vingt-quatre heures après ils dînaient en tête-à-tête dans la grande -salle à manger de Bellombre. Étienne se fit un point d'honneur -d'attaquer _Jean Moreau_ le soir même. Il n'en écrivit que cinq lignes, -car il s'était couché tard la veille, et le voyage l'avait un peu -fatigué; mais ces cinq lignes équivalaient à la pose d'une première -pierre. Le difficile en art est de se mettre à l'ouvrage, et tout ce qui -est commencé compte comme à moitié fini. - -Le fait est qu'en six semaines il abattit les deux premiers chapitres; -les trois suivants s'achevèrent du 30 avril au 31 mai: c'était le quart -du livre! Les Bersac reprirent possession des Coudrettes au commencement -de juin. Ils avaient leur belle-fille et ses deux enfants avec eux. -George venait de passer à l'infanterie de marine avec le grade de -lieutenant-colonel; il faisait route vers la Cochinchine. Célestin -craignait de mourir sans avoir revu ce cher fils; les soucis de la -séparation ajoutés aux fatigues de l'âge le faisaient dépérir à vue -d'oeil. On s'efforça de le distraire et de le consoler; Étienne le -traitait d'autant mieux qu'il était taquiné par certain scrupule, et -qu'il se sentait mal à l'aise devant le vieil original. Un soir qu'on -avait réussi à l'émoustiller un peu, il lui dit: «Une nouvelle, mon cher -monsieur Bersac! Je travaille. - ---Mes compliments! l'oisiveté est la mère de tous les vices. - ---Mais devinez un peu ce que je fais? Un roman! - ---J'espère qu'il amusera Mme Étienne. - ---Et le public aussi! reprit Hortense. - ---Je crois que vous vous trompez, chère dame. Le public ne peut pas -s'amuser d'un livre qu'on ne lui fait pas lire, et si j'ai bonne -mémoire, M. Étienne en vous épousant s'est interdit de rien publier.» - -Étienne pâlit un peu. «Mais, dit-il, je puis lever une interdiction que -j'ai prononcée moi-même. - ---Oui, si vous n'êtes engagé qu'envers vous.» - -On parla d'autre chose, et un quart d'heure après Étienne se remit à la -besogne. - -Chaque fois que le souvenir de Célestin venait le distraire, il faisait -le geste d'un homme qui chasse une mouche. «Eh! que dirait le monde, si -je sacrifiais mon avenir aux manies d'un vieux fou?» - -Le premier plan de _Jean Moreau_ était perdu; il en refit un autre bien -plus large, où la province tenait plus de place. Tous les types qu'il -avait observés depuis son mariage, les Bersac eux-mêmes, entrèrent dans -ce cadre et y prirent un relief étonnant. Il travaillait tous les jours -au moins quatre heures, six au plus. Jamais l'inspiration ne lui faisait -absolument défaut, mais les idées venaient plus ou moins vite. Tantôt il -s'escrimait jusqu'au soir sur une demi-page, tantôt il couvrait dix -feuillets de son écriture haute, droite, toujours nette, qui rappelle -les beaux autographes du dix-septième siècle. Peu de ratures; la grande -habitude d'écrire lui permettait de jeter sa pensée en moule comme un -métal de première fusion. De sa vie il n'avait fait deux manuscrits du -même livre ni emprunté la main du copiste; chacun de ses ouvrages allait -en bloc et d'un bond chez l'imprimeur. - -Hortense, qui l'épiait avec une anxiété maternelle, s'émerveilla de voir -que _Jean Moreau_ le possédait sans l'absorber. A mesure qu'il avançait -dans son livre, les idées de roman, de comédie et même de vaudeville -s'éveillaient en foule dans son esprit. Il jeta plus de vingt plans sur -le papier sans interrompre le grand ouvrage. - -Jamais il n'avait eu plus de temps, chose bizarre. Il trouvait moyen de -répondre aux lettres des amis et des indifférents eux-mêmes; il écrivait -à tort et à travers. Sa plume était taillée et l'encrier rempli, rien ne -lui coûtait plus. - -Son humeur semblait plus égale, son esprit plus riant, son coeur plus -tendre qu'aux jours de grand loisir et de repos absolu; il prodiguait -les témoignages d'affection à sa femme. Loin de vouloir se séquestrer -dans son travail comme tant d'autres, il insista pour que la maison fût -ouverte, il attira la foule et fit la joie autour de lui. On le voyait à -table, à la chasse, aux promenades champêtres, plus vivant, plus -gaillard, plus pétillant que jamais. C'était l'être puissant, multiple, -prêt à tout, que j'avais admiré, non sans un peu d'effroi, le soir de -notre première rencontre; mais il ne revoyait pas Célestin sans qu'un -nuage imperceptible vînt assombrir sa belle humeur. - -Un jour qu'il était seul avec l'octogénaire, il lui dit à -brûle-pourpoint: «Mon cher monsieur, ce livre avance, et je vous avertis -qu'il paraîtra. - ---Grand bien vous fasse, monsieur! - ---En somme, cette publication ne vous cause aucun tort, avouez-le! - ---Ce n'est pas de moi qu'il s'agit. L'homme a la liberté du bien et du -mal ici-bas. - ---Dites-moi franchement votre opinion. Pensez-vous qu'avant mon mariage -j'aie pris aucun engagement envers vous? - ---Oui, mais que vous importe? - ---Il m'importe beaucoup, sacrebleu! - ---Le monde est à vos pieds; vous n'avez pas besoin de l'estime d'un -pauvre vieillard comme moi. - ---Ah! tout beau! Je prétends être estimé de tous, sans exception, mon -brave homme. Pour qu'un engagement soit valable, il doit être fondé en -raison. Si je vous avais demandé la main d'Hortense, et si vous m'aviez -fait vos conditions, je les tiendrais pour sacrées, quoique absurdes; -mais ma femme ne dépendait de personne lorsqu'elle m'a choisi. Est-il -vrai? - ---Je l'avoue. - ---Vous êtes venu me raconter qu'elle avait peur du journalisme, et moi -qui tombais de fatigue pour avoir trop écrit, je vous ai répondu que -j'avais de la littérature par-dessus les oreilles. Est-ce un serment, -cela? - ---Si vous êtes bien sûr de n'avoir rien juré, cher monsieur, vous devez -être parfaitement à l'aise. - ---Mais non! Vous voyez bien que je suis agacé, et, si vous aviez le -coeur juste, vous vous rappelleriez tout ce que nous avons fait pour -vous, de notre plein gré, et vous diriez un mot, un seul mot qui me mît -à mon aise. - ---Vous reconnaissez donc que j'ai le droit de garder votre parole ou de -vous la rendre? - ---Non! - ---Très-bien. - ---Mais si j'en convenais? - ---Vous me mettriez dans l'alternative ou de vous affliger, ou de prendre -sur moi la responsabilité d'une publication contraire à mes idées, -nuisible aux moeurs, irrespectueuse à coup sûr pour les majestés du ciel -et de la terre. C'est pourquoi, cher monsieur, vous ferez bien de ne -consulter que vous-même. Je n'ai aucun moyen de vous contraindre; si le -serment que vous avez prêté devant moi vous paraît incommode -aujourd'hui, vous pouvez le violer impunément et même avec quelque -profit et quelque gloire mondaine.» - -Étienne était exaspéré. Il aborda de cent côtés cet être fugitif, -insaisissable et mou; ni les bons procédés, ni les prières, ni les -raisons ne purent l'entamer. Il usait sa vigueur contre cette inertie, -comme les chevaliers des légendes se fatiguent à pourfendre un fantôme -blafard. Cependant il acheva son livre. - -Cela prit un peu plus de temps qu'il ne pensait. Le premier mot datait -du 17 mars, le point final fut mis le 3 septembre. On en reçut la -nouvelle à Paris, et les journaux bien informés annoncèrent que _Jean -Moreau_ était sous presse, quoique le manuscrit fût encore à Bellombre. - -Dans le cours de l'été, Célestin avait failli mourir d'une bronchite, et -quelqu'un s'était intéressé cordialement aux progrès de la maladie; mais -le maudit vieillard guérit et ne s'assouplit point. Lorsqu'Étienne -reconnut que la mort ne voulait pas venir à son aide, il demanda l'appui -de Mme Bersac, il implora la femme à barbe en faveur du pauvre _Jean -Moreau_. Célestin parut s'adoucir, il promit d'autoriser l'impression, -si le livre était lu, expurgé et visé par six personnes recommandables -qu'il se réservait de choisir. C'était le rétablissement de la censure, -ni plus ni moins. L'auteur pouffa de rire, et la négociation en resta -là. - -Le plus beau jour de la vie d'Hortense fut le jour où son cher mari, -après avoir relu _Jean Moreau_ d'un bout à l'autre et fait les dernières -corrections, lui mit le manuscrit entre les mains et lui dit: «Chère -enfant, voilà le meilleur de mon esprit. J'écrirai sans doute autre -chose, mais je ne me sens pas capable de mieux. Prends ce livre, je ne -te le donne pas, car il était à toi avant de naître; je te dois le -loisir et le bonheur dont il est fait.» - -Il était onze heures du soir, tous les hôtes de Bellombre dormaient -comme on ne dort qu'à la campagne, après la chasse. Étienne se mit au -lit, Hortense prit place à son côté et demanda la permission de lire un -chapitre. Elle en lut deux, puis trois, si bien qu'Étienne s'assoupit. -Il se réveilla plusieurs fois, la lampe était toujours allumée. - -«Mais dors donc, chérie! disait-il. - ---Tout à l'heure, mon ami; il n'est pas tard, et je suis si heureuse!» - -Le matin, vers huit heures, il étendit un bras, ouvrit les yeux et -s'aperçut qu'il était seul dans le grand lit. Sa seconde pensée fut pour -le manuscrit qu'il avait confié à sa femme; _Jean Moreau_ n'était plus -là. Il sonna la femme de chambre et dit: - -«Où est madame? - ---Monsieur, il y a une bonne heure que madame est sortie. - ---Avec un livre? Avec un paquet en forme de livre? - ---Oui, monsieur. - ---Dans le parc? - ---Non, monsieur, dans le village. D'ailleurs voici madame.» - -Hortense se jeta au cou de son mari: - -«J'ai tout lu, dit-elle. Je n'ai pas fermé l'oeil, impossible de -m'arracher à notre livre. Que c'est bon! Que c'est vrai! Que c'est beau! -Tu as raison, Étienne, c'est ton chef-d'oeuvre; mieux encore, c'est toi! - ---Qu'en as-tu fait? - ---Me crois-tu femme à perdre ce que j'ai de plus cher? Non, mon ami, tu -peux être tranquille. - ---Tu as serré le manuscrit? - ---Parfaitement... Sans doute. - ---De quel air singulier tu dis cela! - ---Tu t'es donc aperçu que je mentais? Eh bien! tant mieux, j'en suis -contente. Ta femme ne peut rien te cacher, même pour un grand bien. -Voici le fait. Tu m'approuveras, j'en suis sûre. - ---Mais parle donc! - ---Ah! si tu me fais peur, je ne saurai plus rien dire. Tes discussions -avec mon ex-beau-frère, ses résistances, tes scrupules, votre -malentendu, me faisaient peine et pitié. Je n'ai jamais douté de ton bon -droit, mais je me demandais par moments s'il n'était pas cruel de -contrister ce pauvre bonhomme. La lecture de _Jean Moreau_ m'a dicté un -parti héroïque. Il est moralement impossible qu'un être intelligent -s'oppose à la publication d'un tel livre après l'avoir lu. Je suis allée -chez Célestin, je lui ai dit: - -«Lisez et jugez-nous! - ---Malheureuse! Mes habits! Arriverai-je à temps? - ---Que crains-tu? - ---Tout. J'en mourrais. Je sens qu'il me serait impossible de récrire ce -qui est fait. Et je n'ai pas songé à garder une copie!» - -Il courut. - -Célestin Bersac était assis devant le pavillon des Coudrettes; il -faisait sauter un de ses petits-enfants sur ses genoux. «Monsieur -Étienne, j'ai bien l'honneur. Donnez-vous la peine d'entrer. Vous -paraissez ému; j'espère qu'il n'est rien arrivé à madame depuis une -demi-heure qu'elle nous a quittés? - ---Ah! vous avouez donc qu'elle est venue vous voir ce matin? - ---Sans doute, pour m'apporter certain opuscule qu'elle daignait -soumettre à mon humble appréciation. - ---Où est-il? - ---Mais chez nous, je pense, à moins pourtant qu'il ne se soit envolé.» - -Étienne respira. - -«Monsieur, dit-il, vous seriez bien aimable de me rendre ces papiers. -Vous les lirez, je vous le jure, mais dans quelques jours seulement, -lorsque le manuscrit, qui est unique, sera au net. - ---A vos ordres.» - -Le petit vieillard remit l'enfant aux mains de la mère, et il entra dans -la maison suivi d'Étienne. Les deux hommes s'arrêtèrent dans un sorte de -salon où le portrait de Bersac aîné, en robe de juge, avait l'air de -compter et d'estimer au juste prix les vieux fauteuils de Bellombre. - -«Mon Dieu, monsieur, dit Célestin, c'est ici que j'ai reçu la visite de -madame. Je ne sais pas exactement où j'ai mis les paperasses en -question, mais à force de les chercher... Non, ma foi! pas plus de -manuscrit que sur la main. Est-ce que vous y teniez beaucoup? - ---Plus qu'à la vie! - ---J'en suis bien désolé, vos papiers sont perdus. Voulez-vous fouiller -la maison?» - -Étienne répondit froidement: - -«C'est inutile. Votre parole me suffit. Jurez-moi seulement sur -l'honneur... - ---Sur quel honneur? le mien ou le vôtre? Vous m'avez enseigné le prix -d'une parole d'honneur.» - -Le romancier se demandait si le plus court ne serait pas d'étrangler ce -vieux monstre. Célestin devina sa pensée et lui dit: - -«J'ai quatre-vingts ans, cher monsieur. Mon fils est à Saïgon, vous -n'irez pas lui chercher querelle si loin. Les tribunaux? Ils me -condamneraient peut-être à deux ou trois mille francs de -dommages-intérêts. Voyez ce qui vous semblera le plus avantageux et le -plus honorable. - ---Qu'est-ce que je vous ai fait? - ---Presque rien. Vous m'avez berné à Paris en séduisant une personne que -je surveillais nuit et jour; vous jouissez d'une fortune qui devrait -être à moi et d'une femme que je destinais à mon fils. Vous êtes cause -que George, ma seule affection, s'est marié petitement, et qu'il mourra -peut-être au bout du monde. Vous êtes jeune, grand et beau, je suis -vieux, petit et laid; vous n'avez eu que des succès, je n'ai eu que des -déboires; on vous a couronné de lauriers sur une scène où l'on m'avait -jeté des pommes: en vérité, je serais bien injuste si je ne vous aimais -pas de tout mon coeur! - ---Mais votre religion défend la haine et la vengeance, elle condamne le -vol, et vous m'avez volé le travail de toute ma vie! - ---L'Église n'a jamais interdit la destruction des mauvais livres. -J'étais homme à tout pardonner, si vous vous étiez mis avec nous. - ---Ainsi donc vous avez détruit... - ---Rien, cher monsieur, vos papiers sont perdus; voulez-vous que nous -recommencions à les chercher ensemble?» - -Étienne se sentait devenir fou; il eut peur de commettre un crime et -s'enfuit. Il rentra au château pour l'heure du déjeuner et s'habilla -aussi soigneusement qu'à l'ordinaire. Hortense était inquiète, il prit -la peine de la rassurer. Quelques convives croient se rappeler qu'il -mangea avec gloutonnerie, qu'il parla beaucoup au dessert, et que le fil -de ses idées se rompait de temps à autre. Sur les deux heures, il sortit -à cheval et ne reparut point. On le chercha toute la nuit; la douleur de -sa femme était déchirante. - -Tandis qu'on fouillait les rivières, les étangs et les bois du -voisinage, je le vis entrer dans ma chambre à huit heures du matin. Il -semblait triste jusqu'à la mort, mais assez raisonnable. «J'étais né -pour produire toujours et toujours, me dit-il, comme tous les vrais -artistes. Cette longue oisiveté qu'ils m'ont imposée m'a rendu -malheureux pour ainsi dire à mon insu, au milieu de toutes les douceurs -de la vie. Je n'ai jamais été pleinement satisfait; quelque chose me -manquait, et je ne pouvais dire quoi; j'avais la nostalgie du travail. -Le voyage de Paris m'a ouvert les yeux, je me suis mis à l'oeuvre; il -s'est fait dans mon esprit une sorte de débâcle, les idées qui s'étaient -accumulées en moi ont débordé avec tant d'impétuosité que je n'en étais -plus maître. Ce fut un phénomène unique; on ne le reverra plus. Il me -serait aussi impossible de recommencer _Jean Moreau_ qu'à la Néva de -rappeler les montagnes de glace qu'elle a précipitées dans la mer.» - -Il m'exposa très-nettement sa fuite de Bellombre, et le détour qu'il -avait pris pour gagner une station voisine où il était inconnu; mais je -ne pus lui arracher la cause de son départ: il ne savait pas lui-même ce -qu'il venait chercher à Paris. Il témoignait une violente aversion pour -sa femme, tout en disant qu'il l'avait adorée jusqu'au dernier jour. «Je -ne lui pardonnerai jamais, disait-il, d'avoir cru à la loyauté de ce -vieux monstre.» - -C'est dans cette visite qu'il me pria d'écrire et de publier son -histoire pour l'instruction des contemporains. Je me moquai un peu de -ses pressentiments funèbres, et je voulus le retenir à déjeuner. Il -s'excusa sur quelques visites urgentes: «J'ai besoin de voir Bondidier; -on m'attend à l'imprimerie, et d'ailleurs je n'ai pas encore retenu ma -chambre au Grand-Hôtel.» - -J'avais moi-même à travailler ce jour-là, et je ne sortis pas avant cinq -heures. Les premières personnes que je rencontrai sur le boulevard -m'abordèrent pour me conter son arrivée et les extravagances qu'il avait -faites. - -Quelques minutes après m'avoir quitté, il entra dans une librairie et -demanda la sixième édition de _Jean Moreau_. Le commis répondit que -l'ouvrage était annoncé, mais qu'il n'avait pas encore paru. «Tu mens, -faquin, dit-il en serrant le jeune homme à la gorge; les cinq premières -ont été enlevées ce matin!» La même scène s'était renouvelée dans -plusieurs boutiques avec des variantes à l'infini. - -Chez Rosenkrantz, son relieur, il demanda si l'on pouvait lui habiller -magnifiquement un manuscrit de six à sept cents feuillets in-4º. Il -choisit le maroquin du Levant, commanda les fers neufs, en esquissa -plusieurs lui-même. «Il faudra vous hâter, dit-il; c'est pour la reine -d'Angleterre, elle attend.» Rosenkrantz demanda où l'on devait faire -prendre l'ouvrage? Il répondit en ricanant: «Eh! mon cher, vous seriez -trop content si je vous le disais! Cherchez et vous trouverez. Le beau -mérite de relier un manuscrit quand on l'a sous la main! Adressez-vous -au dix-septième nuage à main gauche; Saint Pierre a mes ordres: -bonjour!» - -Au cabinet de lecture du passage de l'Opéra, il bouleversa tous les -journaux en criant: «Je veux l'_Indépendance Belge_, mais entendez-moi -bien! Il me faut le numéro d'après-demain, jeudi, celui qui est imprimé -en lettres d'or: Victor Hugo m'a fait un grand article sur _Jean -Moreau_!» - -J'envoyai le soir même une dépêche à Bellombre. Mme Étienne accourut à -temps pour le soigner et le pleurer, trop tard pour échanger une idée -avec lui. - -Quelques journaux n'ont pas craint d'expliquer sa maladie et sa mort par -l'abus des alcools, qu'il exécrait, et du tabac, qu'il ignorait. - - -V - -Hortense s'est replongée au fond de la province, emportant avec elle les -tristes restes de son mari. On ne sait presque rien de sa vie; l'ancien -hôtel Bersac est fermé. La pauvre veuve, qu'on dit terriblement -vieillie, végète en grand deuil dans un coin de Bellombre près du -tombeau de l'homme qu'elle s'accuse d'avoir tué. Elle pleure comme aux -premiers jours et prie parfois avec fureur; mais sa dévotion est -intermittente. On dirait par moments qu'elle a peur d'obtenir au ciel -une place trop haute qui l'éloignerait éternellement de _lui_. - -Bondidier la tient au courant des affaires; vous savez que la veuve d'un -écrivain continue pendant trente années la personne de son mari. -L'édition des oeuvres complètes a réussi au-delà de toute espérance; les -volumes sont clichés, ils se vendent aussi régulièrement que les -nouvelles de Musset et les deux romans de Stendhal. Dans les quelques -années qui ont suivi sa mort, Étienne a plus gagné qu'en toute sa vie. -Hortense écrivait dernièrement à Bondidier: «Assez! ne m'envoyez plus -rien. Je ne suis que trop riche, hélas! J'imagine par moments qu'_il_ me -poursuit de ses bienfaits et que cet argent vient me dire: _Il_ n'a pas -fait un si beau mariage que vous!» Bondidier répondit: «Ah! madame, que -serait-ce si nous avions _Jean Moreau_!» - -Lundi passé, comme on venait de mettre en terre un petit fagot de bois -sec appelé Célestin Bersac, le vieux curé de Saint-Maurice se présenta -chez Hortense et lui dit: «Madame, le cher homme a fait la paix avec les -morts et les vivants. Vous n'avez jamais voulu le revoir depuis la date -fatale; il vous prie de lui pardonner ses offenses envers vous et envers -votre regretté mari. Son repentir était sincère; il a voulu mériter la -clémence céleste et rendre à notre pauvre église le clocher que -Robespierre et Marat ont détruit en haine de Dieu. Mon père, m'a-t-il -dit, vous porterez à Mme Étienne ce paquet cacheté que nous avons serré -ensemble dans le trésor de votre sacristie le 4 septembre 186., à sept -heures trois quarts du matin. Il renferme des papiers de valeur dont la -vente à Paris fournira probablement la somme qui vous manque.» - - * * * * * - -Hortense brisa le cachet et trouva le manuscrit de _Jean Moreau_. - -_Revue des Deux-Mondes_ - -1867-68. - - -FIN - - - - -TABLE DES MATIÈRES - - - I. La Fille du Chanoine 1 - II. Mainfroi 59 - III. L'Album du régiment 179 - IV. Étienne 241 - - -FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES - - -COULOMMIERS.--Typogr. A. MOUSSIN - - - - - -End of Project Gutenberg's Les mariages de province, by Edmond About - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MARIAGES DE PROVINCE *** - -***** This file should be named 63951-8.txt or 63951-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/9/5/63951/ - -Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading -Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from -images generously made available by The Internet -Archive/Canadian Libraries) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms of -the Project Gutenberg License included with this eBook or online at -www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Les mariages de province - -Author: Edmond About - -Release Date: December 3, 2020 [EBook #63951] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MARIAGES DE PROVINCE *** - - - - -Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading -Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from -images generously made available by The Internet -Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -</pre> - -<p class="c large">EDMOND ABOUT</p> - -<h1><span class="small">LES</span><br /> -<span class="large">MARIAGES</span><br /> -DE PROVINCE</h1> - -<p class="c">LA FILLE DU CHANOINE<br /> -MAINFROI — L'ALBUM DU RÉGIMENT<br /> -ÉTIENNE</p> - -<p class="c small">TROISIÈME ÉDITION</p> - - -<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br /> -LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C<sup>ie</sup><br /> -<span class="small">BOULEVARD SAINT-GERMAIN, N</span><sup>o</sup> 77</p> - -<p class="c">1869<br /> -<span class="small">Droits de propriété et de traduction réservés.</span></p> - -<div class="break"></div> - -<p class="top6em c small"><span class="sc">Coulommiers.</span> — Typographie A. MOUSSIN.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<p class="c top4em"><span class="small">A</span><br /> -<span class="large">MADEMOISELLE GENEVIÈVE BRÉTON</span></p> - - -<p class="ind"><span class="sc">Mademoiselle</span>,</p> - -<p>Les <i>Mariages de Paris</i> ont paru il y a douze ans sous -les auspices de votre bonne et vénérée grand'mère, -M<sup>me</sup> Hachette ; je confie le destin des <i>Mariages de Province</i> -à votre jeunesse dans sa fleur, comme les ouvriers -attachent un bouquet sur la maison qu'ils ont -bâtie. Il m'est doux d'attester ainsi une amitié que le -temps et l'user ont affermie, et qui se transmet, comme -un héritage croissant, d'une génération à l'autre. Quant -au livre en lui-même, vous l'avez lu, je n'en dis rien : -vaut-il mieux, vaut-il moins que les <i>Mariages de Paris</i>? -C'est une question qui sera décidée dans vingt ans par -mesdemoiselles vos filles.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Edmond</span> ABOUT.</p> - -<p class="ind">Saverne, 25 octobre 1868.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch1">I<br /> -LA FILLE DU CHANOINE</h2> - - -<p>Voici dans quelle occasion cette histoire me fut -contée par le plus honnête homme de Strasbourg. -C'était l'hiver dernier ; nous allions faire en pays -badois une de ces battues dont on rapporte un cent -de lièvres au moins, sous peine de passer pour bredouille. -Celui qui nous donnait cette fête et qui m'y -conduisait dans sa voiture était le notaire Philippe-Auguste -Riess ; il est mort cette semaine après une -agonie de six mois, et la vieille ville démocratique -le pleure. Tous ceux qui pensent librement, et il y -en a beaucoup dans ce noble coin de la France, -recherchaient ses conseils et suivaient ses exemples ; -il exerçait amicalement sur ses égaux l'autorité -que donne un bon sens infaillible doublé d'une irréprochable -vertu. Aucune œuvre de bienfaisance intelligente -ne fut entreprise sans son concours : il était -l'âme de la digne et patriarcale cité. On ferait une -république autrement belle qu'Athènes et Sparte, si -l'on pouvait réunir un million d'hommes tels que -lui. Ce citoyen de l'âge d'or n'affectait pas de dédaigner -le présent ; sa tolérance s'étendait jusqu'aux -œuvres de l'art et de la littérature contemporaine. Il -allait au théâtre, il lisait tous nos livres, exaltait -volontiers, ce qui lui semblait bon, et notait sans aigreur -les défaillances publiques et privées.</p> - -<p>Comme le rendez-vous de chasse était à deux -heures de la ville, nous eûmes le loisir d'échanger -bien des idées et de passer bien des gens en revue. -Dans sa critique toujours juste et modérée, un seul -point me parut contestable.</p> - -<p>« Votre principal défaut, disait-il, et je m'adresse -à tous les romanciers, dramaturges et auteurs comiques -d'aujourd'hui, est de n'étudier que des exceptions : -le théâtre et le roman ne vivent pas d'autre -chose. L'adultère? exception. Le crime? exception, -Le suicide? exception. <i>Le demi-Monde</i>, ce chef-d'œuvre -de Dumas fils, <i>les Effrontés</i>, <i>Giboyer</i>, -<i>Maître Guérin</i>, <i>le Fils naturel</i>, <i>les Faux Bonshommes</i>, -exceptions ; tout Balzac est un musée d'exceptions, -de difformités, de monstruosités morales! -Est-il donc impossible d'intéresser le lecteur ou le -spectateur à meilleur compte? La vie est assez -féconde en combinaisons variées pour que des événements -naturels, des sentiments modérés, des actions -quotidiennes et des acteurs pris dans la foule -produisent, l'art aidant, l'effet de rire ou de larmes -que vous achetez à trop grands frais? »</p> - -<p>Je lui fis observer qu'en choisissant dans la foule -les personnages qui se distinguent par quelque énormité -nous suivons l'exemple des maîtres. Depuis -Homère, l'art romanesque et dramatique n'a vécu -que d'exceptions. Ulysse, Agamemnon, Achille, -n'ont pas été pris au hasard parmi les Lefebbre et les -Durand de la guerre de Troie. Les héros de la tragédie -antique, Œdipe, Jocaste, Oreste, Clytemnestre, -Étéocle, Polynice, sont des exceptions ; les personnages -de Shakspeare, Othello, Macbeth, Shylock, -exceptions! Le Roland de l'Arioste, exception! Le -Cid, Polyeucte, Cinna, Rodogune, Néron, Athalie, -Mithridate, exceptions! Don Quichotte, exception! -Don Juan, exception! L'art est soumis à une loi -d'optique qui le condamne à choisir les caractères -les plus saillants et même à les exagérer un peu. -Le portrait d'un personnage quelconque, pris au -hasard, ni beau ni laid, ne peut intéresser que lui-même. -L'homme ordinaire, avec ses demi-vices et -ses demi-vertus, ses petits contentements et ses petits -chagrins, ne vaut pas une plumée d'encre. De -quelque art qu'il vous plaise d'assaisonner sa médiocre -personne, vous ne l'imposerez pas à l'attention -des contemporains, et quant à la postérité, que voulez-vous -qu'elle en fasse?</p> - -<p>— Je suis homme, répondit le vieillard, et rien -d'humain ne m'est étranger. Laissez-moi vous le -dire avec Térence, qui n'a pas mis une seule exception -sur la scène. On me rendrait un vrai service, si -l'on voulait ressusciter pour moi le plus simple, le -plus modeste, le moins exceptionnel des hommes -qui vivaient à Strasbourg il y a cinq cents ans. J'aimerais -tant à comparer ses idées et ses sentiments -aux nôtres! à voir ce que l'homme moyen a gagné -dans cette période et ce qu'il a perdu!</p> - -<p>— Il a gagné beaucoup d'idées et perdu considérablement -de vigueur ; mais la question n'est pas là. -Il s'agit de littérature et non d'archéologie morale. -Vous pensez que nous tous, les écoliers comme les -maîtres, nous avons tort de rechercher, de cultiver et -d'exposer aux yeux du peuple cette plante rare qui se -nomme l'exception ; je maintiens que notre art deviendrait -méprisable, s'il mettait en bouquet ces créations -moyennes, uniformes, indifférentes, qui végètent -dans l'humanité comme les légumes dans un jardin. -Nous écrivons pour qu'on nous lise, et le lecteur -n'ouvrirait pas nos livres, s'il n'espérait y rencontrer -des types meilleurs ou pires que lui.</p> - -<p>— Vous croyez?</p> - -<p>— J'en suis sûr.</p> - -<p>— Eh bien! permettez-moi de soumettre la chose -à votre propre expérience. Laissez-moi vous conter -une histoire extraordinairement simple dont tous les -héros, je me trompe, dont tous les personnages sont -gens moyens, de condition modeste, d'esprit ordinaire -et de moralité bourgeoise. Je vous préviens qu'ils -sont tous intéressants au même degré, parce qu'ils -sont tous bons, sincères et délicats, mais c'est tout ; -il n'y a ni passion échevelée, ni dévouement sublime -dans leur affaire : pas plus d'exception que sur la -main. Se peut-il qu'un tableau sans ombres et sans -lumières attire et retienne un moment l'attention -d'un amateur expérimenté? C'est ce que nous allons -voir ; je commence.</p> - -<p>Le professeur Henri Marchal était, à l'âge de trente-cinq -ans, un des meilleurs médecins de notre ville. -Je peux vous le nommer par son nom, et les autres -aussi, car l'affaire s'est passée quand vous n'étiez -pas de ce monde. Tous ceux dont il s'agit sont morts -ou disparus depuis assez longtemps.</p> - -<p>Ce n'était pas un Adonis, le professeur Marchal, ni -un Quasimodo non plus. Il aurait pu se promener -douze heures de suite sous les arbres du Broglie -sans faire remarquer sa figure soit en bien soit en -mal. Son passe-port disait : nez ordinaire et idem -pour tout le reste. Il n'était ni grand ni petit, ni brun -ni blond ; je crois pourtant me rappeler que la barbe -était presque rousse, et les yeux bleus, riants et -doux ; le corps solide et légèrement épais, mais sans -trace ni menace de ventre.</p> - -<p>L'éducation l'avait naturalisé Strasbourgeois ; il -parlait allemand sans être Alsacien de naissance. Le -père, un capitaine, était mort au service, laissant -deux fils sans patrimoine, un grand et un petit, tous -deux boursiers à notre lycée. L'aîné, qui avait le -goût des affaires, s'en fut droit à Paris, entra chez -un agent de change et fit fortune : au moins devint-il -assez riche pour payer les inscriptions, le diplôme -et pendant cinq ou six ans toutes les dépenses -d'Henri. L'autre attaqua la médecine en homme qui -veut gagner sa vie lui-même, et plus tôt que plus -tard. Il n'était pas sensiblement mieux doué que le -commun des martyrs, mais il avait l'esprit bien fait -et la volonté bien trempée : après le doctorat, il poursuivit -l'agrégation, et le voilà professeur à trente-cinq -ans dans une faculté qui n'est pas, Dieu merci, -la dernière d'Europe. La clientèle avait grandi avec -la réputation, comme toujours. Le professeur Marchal -soignait les meilleures familles de la ville et des -environs ; il était médecin en titre de l'usine de -M. Axtmann à Hagelstadt ; on ne faisait pas en Alsace -une belle consultation sans lui. Comme il avait de -l'ordre et de l'économie, il acheta bientôt une maison -sur le quai des Bateliers, et je vous laisse à penser -s'il fut content la première fois qu'il se paya son -terme à lui-même. Il commanda un mobilier neuf, -et dès lors tout le monde comprit que ce jeune -homme songeait au mariage.</p> - -<p>Le sentiment général fut qu'il avait le droit de -choisir, et que pas une mère ne serait assez malavisée -pour lui refuser sa fille. Outre la position, qui -était enviable, il jouissait d'une bonne renommée. -Sa conduite avait toujours été, sinon exemplaire, au -moins décente et mesurée. Il s'était diverti comme -tous les jeunes gens, mais il ne s'était jamais débauché. -Quelques fredaines sans scandale n'entament -pas la réputation d'un jeune homme et ne le font -pas mettre au ban des familles. Toutes les curieuses -de la ville, et nous n'en manquons pas à Strasbourg, -se mirent en campagne pour savoir à quelle héritière -le professeur allait offrir sa main et son nom.</p> - -<p>Elle ne fut pas longue à trouver : c'était la fille unique -de M. Kolb, professeur au séminaire protestant -et chanoine de Saint-Thomas. Adda Kolb avait alors -dix-sept ans et quelques mois. Figurez-vous une -blonde agréable, bien faite, bien portante, assez instruite, -et d'un caractère très-enjoué. Ceux qui trouvent -la grâce plus belle que la beauté l'auraient jugée -parfaite ; mais le détail de sa personne laissait à -dire, et son intelligence ne dépassait pas la moyenne : -du bon sens, de la droiture, et rien de plus.</p> - -<p>A tort ou à raison, le monde s'imagina que Marchal -était plus amoureux du cadre que du tableau. -Le fait est que la famille Kolb attirait les braves gens -par une affinité irrésistible. Le chanoine et sa femme, -mariés à vingt ans, semblaient presque aussi jeunes -que leur fille. Une sœur de M<sup>me</sup> Kolb, qui avait épousé -le substitut Miller, habitait la maison canoniale -avec son mari et ses quatre enfants. Le vieux papa -Kolb et sa femme, fervente piétiste, occupaient le -deuxième étage ; leur fils aîné, Kolb Jacob, tanneur -très-considéré, avait son établissement dans le voisinage : -il était marié, lui aussi, et père d'une belle -et nombreuse postérité. On se voyait pour ainsi dire -à toute heure, et la tribu vivait dans une étroite intimité -comme les enfants de Noé dans l'arche. Un -étranger introduit par hasard chez M. le chanoine -aurait été frappé de la physionomie collective que -présentait cette famille. La maison entière respirait -la propreté, la régularité, la dignité, la cordialité. Les -sentiments, les idées, les habitudes de ces personnages -composaient une harmonie particulièrement -honnête et sympathique. L'expression la plus habituelle -des visages était un sourire grave, loyal, un -peu fier et néanmoins hospitalier. Ce rayonnement -intraduisible en peu de mots voulait dire : « Nous -sommes vieux bourgeois de Strasbourg ; nous n'avons -pas dans les veines une goutte de sang qui ne -soit respectable ; nous n'avons pas un sou dans nos -poches qui ne soit gagné par le travail. Nous honorons -Dieu, nous pratiquons l'Évangile, nous nous aimons -les uns les autres, nous sommes pleinement -heureux, et nous n'avons besoin de personne ; toutefois -le logis et les cœurs sont ouverts au prochain, -s'il a besoin de nous. Arrivez, gens de bien, et prenez -place : nous nous suffisions à nous-mêmes, -mais vous n'êtes pas de trop. »</p> - -<p>Je vous réponds que le prochain ne se faisait pas -prier pour leur rendre visite. Les hommes les mieux -placés tenaient à grand honneur d'être reçus familièrement -dans la maison. Les mamans s'y rendaient -le soir avec leurs filles ; les jeunes gens n'hésitaient -pas entre la brasserie des <i>Trois-rois</i> et le salon du -chanoine. Je me vois encore ajustant le pli de ma -cravate dans l'antichambre, le premier soir où j'y -fus présenté. Il y avait deux tables de whist dans -une chambre latérale ; le grand salon, tendu de papier -blanc à ramages en grisaille, était modestement -éclairé par deux lampes. M<sup>me</sup> Holtz, la veuve du -juge d'instruction, s'escrimait sur un immense piano -style empire ; M<sup>me</sup> Kolb <i>junior</i> préparait le café au -lait dans la salle à manger ; vingt jeunes filles en -robe montante, mais belles de candeur et de simplicité, -dansaient la valse à trois temps. La première -qui frappa mes yeux fut Adda Kolb, tendrement enveloppée -par le bras du professeur Marchal. Leurs -yeux m'apprirent qu'ils s'aimaient, ou du moins que -la sympathie les portait l'un vers l'autre. J'en conclus -avec tout le monde que nous verrions leur mariage -avant peu.</p> - -<p>Cette idée s'accrédita si bien que les amis, les malades, -les confrères de M. Marchal se mirent à le -persécuter de leurs allusions. Les plus fins se contentaient -d'effleurer une chose si délicate, les patauds -(il s'en trouve partout) sautaient à pieds joints -dans le plat. Le professeur avait commencé par -faire la sourde oreille, mais lorsqu'il fut directement -interpellé, il se fâcha tout rouge, affirma qu'il n'était -question de rien, et pria les indiscrets de le -laisser tranquille. Les hommes se le tinrent pour -dit ; quant aux femmes, ce fut une autre affaire : il -n'eut pas si bon marché d'un sexe à qui tout est -permis. L'une lui dit : — Qu'attendez-vous? Les -Kolb ne peuvent pas vous apporter leur fille. Ils -seront trop heureux de vous avoir pour gendre, -mais encore faut-il que vous vous présentiez. Une -autre lui reprochait de traîner les choses en longueur -et de faire souffrir une pauvre fille qui l'aimait. -Une malicieuse le tirait à part et lui murmurait -à l'oreille : — On prétend que vous n'osez pas -demander Adda Kolb parce qu'elle est trop riche. -Rassurez-vous ; je tiens de mon notaire que la dot et -le trousseau ne font pas même vingt mille écus. La -position que vous occupez vous permettrait de trouver -le double.</p> - -<p>Un soir que l'inquisition des bavardes l'avait plus -agacé que de coutume, il s'arrêta au bord de l'Ill avant -d'ouvrir sa porte et descendit résolûment en lui-même. -Il s'adressa, parlant à sa personne, les questions -dont le monde le persécutait depuis un mois.</p> - -<p>« Eh bien! oui, répondit-il, je veux me marier ; -oui, j'ai compris qu'il était temps d'en finir avec la -vie creuse du célibataire. Quelques années encore, -et je serais un vieux garçon, un de ces égoïstes qui -sèment fatalement l'égoïsme autour d'eux. Oui, je -me sens encore assez de jeunesse et de santé pour -fonder une vraie famille. Oui, M<sup>lle</sup> Kolb est entre -toutes celles que j'ai rencontrées celle qui me convient -et me plaît. Est-ce que je l'aime d'un amour -passionné, comme dans les romans? Je n'en sais rien, -mais tous mes sentiments et toutes mes pensées depuis -un an gravitent autour d'elle. J'ai la plus haute -estime et le goût le plus prononcé pour son père, -pour ses parents, pour cette honorée maison Kolb : -ma gloire et mon bonheur seraient d'en être ; mais -Adda m'aime-t-elle? Modestie à part, il me semble -qu'elle me voit avec plaisir. Je n'entre pas dans le -salon sans que sa figure s'illumine ; elle se porte au-devant -de moi comme je cours à elle, par une sorte -d'entraînement ou d'instinct. Jamais mon regard ne -cherche le sien sans le rencontrer au moment même. -Dans les danses où la femme choisit l'homme, elle -me prend toujours pour cavalier. Lorsqu'on parle de -mariage, elle ne se prive pas de dire devant moi, -qu'elle voudrait un mari raisonnable et savant. Le -jour où je suis venu annoncer ma nomination à la -chaire de pathologie interne, elle avait les larmes -aux yeux, je l'ai vu. L'été dernier, à l'usine de Hagelstadt, -quand nous avons dansé au bord de l'eau, -qu'est-ce qui s'est passé? Le fils Axtmann accrochait -des lanternes de papier aux basses branches -du tilleul ; le lieutenant Thirion adaptait avec soin -l'embouchure de son cornet à piston, et l'avocat -Pfister accordait son violon : je vis Adda qui rabattait -sur sa figure un petit voile de dentelle noire. Je -lui demandai si elle avait froid. « Non, dit-elle en -riant, c'est une précaution que je prends pour qu'on -ne me voie pas rougir, si vous me disiez quelque -chose. — A Dieu ne plaise, répondis-je, que jamais -une de mes paroles expose M<sup>lle</sup> Kolb à rougir! — Je -le sais bien, monsieur Henri, et c'était une mauvaise -plaisanterie, me la pardonnez-vous? — Mademoiselle, -on pardonne tout à ceux que l'on… respecte. » -Respecte? Oui, je suis sûr de n'avoir pas employé -un autre mot. Jamais il ne m'est échappé une parole, -un geste, un regard qui pût troubler la paix de son -âme. S'il est vrai qu'elle m'aime, ma conscience ne -me reproche pas d'avoir rien fait pour cela.</p> - -<p>« Et si j'avais cherché à lui plaire? Si je m'y mettais -résolûment dès demain? Si je saisissais la première -occasion de me déclarer à elle et de lui dire : -Je vous aime, m'accepteriez-vous pour mari? En -agissant ainsi, ferais-je une action blâmable? Peut-être. -Ce n'est pas violer la loi morale, car mes intentions -sont les plus pures du monde ; mais je pècherais -contre les mœurs françaises, et l'on aurait le -droit de me moins estimer. La morale est universelle, -les mœurs varient d'un pays à l'autre. En Angleterre, -aimant Adda, je commencerais par obtenir -son cœur d'elle-même, et j'irais ensuite avec elle -demander l'approbation de ses parents. En France, -il serait mal de parler mariage à une jeune fille, si -ses parents ne vous y avaient d'abord autorisé. »</p> - -<p>Il tourna et retourna cette idée en tous sens ; tous -ses raisonnements aboutirent à la même conclusion. -L'usage adopté chez les Français lui semblait brutal -et despotique, il y voyait comme un abus de l'autorité -paternelle ; c'est le cœur qui devrait avoir la parole -avant les intérêts et les convenances de la famille ; -mais que faire? L'usage est formel, et, qu'on -le blâme ou qu'on l'approuve, il faut s'y soumettre.</p> - -<p>« Eh bien! soit, s'écria-t-il, je suivrai la filière. -J'irai solliciter chez M. Kolb la permission d'être -aimé. Qu'ai-je à craindre? Pourquoi ces braves gens, -qui m'ont toujours recherché comme ami, me repousseraient-ils -comme gendre? Je veux en avoir le cœur -net et dès demain, car au point où j'en suis le plus -tôt sera le mieux. Allons dormir! »</p> - -<p>Il se mit au lit, mais il ne reposa guère, et le peu -de sommeil qu'il goûta fut traversé de mille rêves. -M. Kolb lui donna sa fille et la lui refusa tour à tour, -selon qu'il s'endormait sur la droite ou sur la gauche. -Les premiers rayons du matin le trouvèrent -rompu de fatigue et d'autant plus résolu d'en finir. -Les élèves à l'hôpital se poussaient le coude et -disaient : « Il y a quelque chose. Le patron est plus -fiévreux à lui seul que tous les malades de son service. » -Après la visite, il se mit à courir la ville, et -fit le tour de sa clientèle pour gagner l'heure de -midi. Rentré chez lui, il dîna lentement, contre son -habitude, s'habilla le moins vite qu'il put, et prit -encore le temps de corriger des épreuves qui ne -pressaient pas, le tout pour retarder l'instant fatal, -sans manquer à la parole qu'il s'était donnée. Enfin, -vers trois heures, il prit son courage à deux mains, et -marcha d'un pas décidé jusqu'à la maison du chanoine ; -mais, au moment de saisir le marteau, il se -dit que M. Kolb ne serait pas seul, qu'Adda pouvait -être au logis, ce qui rendrait la démarche inutile, -que d'ailleurs il y avait une certaine brutalité à dire -au père lui-même, de but en blanc, sans préparation : -« Donnez-moi votre fille! » N'était-il pas plus -convenable de prendre un biais et d'aborder la question -par le côté, en tâtant le substitut Miller, ou -M. Kolb aîné, le gros tanneur, ou un autre parent -de la jeune personne? Ce parti lui parut le meilleur, -parce qu'il reculait la difficulté de quelques pas. -Tandis que M. Marchal s'apprêtait à rebrousser chemin -dans la direction de la tannerie, le tanneur, qui -avait dîné chez son frère, sortit la pipe à la bouche -et s'écria joyeusement :</p> - -<p>« Eh! professeur Marchal! vous étudiez donc l'architecture -à présent? A votre aise! Cette maison-ci -est la plus vieille, mais aussi la plus solide et la plus -belle du chapitre de Saint-Thomas.</p> - -<p>— Monsieur Kolb, balbutia le docteur, je ne voyais -pas la maison, je ne regardais qu'en moi-même. Oui, -j'étais et je suis encore dans une grande perplexité. -Vous arrivez, tant mieux, quoique je ne sache pas -trop par où commencer ce que je vais vous dire ; -mais je pensais justement à vous faire une visite. Il -n'y a plus à reculer, je sens que le moment est venu. -Avez-vous un quart d'heure à perdre, et voulez-vous -que nous fassions un tour ensemble? »</p> - -<p>Le sage et respectable tanneur ne dit pas non. -Toutefois son front se rembrunit : « Je suis à votre -service, répondit-il, et plaise à Dieu que je trouve -une occasion de vous servir! »</p> - -<p>Il prit le bras de M. Marchal et se promena quelque -temps avec lui en fumant sa pipe.</p> - -<p>« Cher monsieur Kolb, la chose dont je voulais -vous parler me concerne moi-même et une autre -personne que vous connaissez bien : M<sup>lle</sup> Adda.</p> - -<p>— Oui, oui, » fit le gros homme d'un ton qui voulait -dire : Voilà ce que je craignais.</p> - -<p>Le docteur poursuivit :</p> - -<p>« J'espère que la famille n'a pas pris en mauvaise -part mes assiduités?</p> - -<p>— Non ; la maison est ouverte à tous les honnêtes -gens, et ceux qui vous ressemblent font honneur à -mon frère et à nous.</p> - -<p>— C'est que… j'en suis désespéré… mais les mauvaises -langues de la ville se sont donné le mot pour…</p> - -<p>— Laissez-les dire, monsieur le docteur, et allez -droit votre chemin.</p> - -<p>— Mais M<sup>lle</sup> Adda est bien jolie!</p> - -<p>— Non ; il y en a trois ou quatre cents mieux -qu'elle dans la bourgeoisie de Strasbourg.</p> - -<p>— Je n'en sais rien ; mais elle a tant de grâce et -d'esprit!</p> - -<p>— Vous croyez ça! et moi, qui suis son oncle, je -vous réponds qu'elle est tout à fait ordinaire.</p> - -<p>— Enfin si je l'aimais, monsieur Kolb, et si je la -demandais en mariage à ses parents, croyez-vous -qu'ils seraient offusqués d'une telle démarche?</p> - -<p>— Non, monsieur Marchal, ils en seraient flattés, -et moi-même je suis très-sensible aux honnêtes -choses que vous me dites, quoique ma nièce Adda -(écoutez-moi) ne soit point une femme pour vous. -Ne vous agitez pas, et causons comme deux personnes -raisonnables. Vous pensez bien que nous ne -sommes pas des aveugles dans la famille Kolb et que -nous avons deviné votre penchant depuis plus de -six mois. Nous savons même, s'il faut tout dire, que -ma nièce, si elle s'en croyait, vous préférerait à -beaucoup d'autres ; mais pourquoi ma belle-sœur et -ma sœur et ma femme ont-elles toujours fait la -sourde oreille lorsque vous vous plaigniez d'être -célibataire, et que vous leur disiez d'un ton demi-sérieux : -« Cherchez-moi donc une femme? » C'est -qu'elles ne pouvaient pas vous donner la réponse -que vous espériez d'elles ; la famille a décidé, tout -en vous estimant et vous aimant beaucoup, que ma -nièce ne serait jamais M<sup>me</sup> Marchal. Nous connaissons -votre position, votre caractère et votre conduite ; -nous sommes convaincus que vous rendrez -une femme heureuse ; mais il y a deux raisons très-fortes -et sans réplique qui m'interdisent l'honneur -et le plaisir d'être jamais votre oncle. La première -est relative à la religion : vous êtes catholique et -nous sommes luthériens, et quoique mon frère ait -béni bien des mariages mixtes, il ne doit pas, dans -sa situation, donner l'exemple d'un tel compromis. -Le voulût-il, ma vieille mère, que Dieu garde! et qui -est pour ses enfants comme une loi vivante, le lui -défendrait formellement. Vous me direz que vous -n'êtes guère plus catholique que protestant ; je le -sais : vous pratiquez la religion universelle qui a -pour temple le monde et pour culte le bien. Je suis -à peu près sûr qu'il vous serait indifférent d'élever -vos enfants dans telle ou telle confession ; mais votre -tolérance n'écarte pas l'obstacle, et d'ailleurs il y en -a un autre. Ma nièce est âgée de dix-sept ans et vous -de trente-cinq ; vous avez donc le double de son -âge. A peu de chose près, vous pourriez être son -père, car le chanoine n'a que trois ans de plus que -vous. Je sais qu'aux yeux de bien des gens cette -considération serait futile, que dans un monde un -peu moins patriarcal que le nôtre votre mariage -avec Adda paraîtrait irréprochablement assorti. Eh! -mon Dieu! la prudence à la mode ne veut pas qu'on -accorde une fille à l'homme qui n'a pas sa position -faite, et, par le temps qui court, un garçon n'arrive -guère avant trente-cinq ans ; mais nous sommes des -gens d'autrefois : notre père s'est marié à vingt-deux -ans, le chanoine à vingt, et moi qui vous parle -à dix-neuf. C'est une tradition, ce n'est pas une -théorie ; vous pouvez la controverser comme médecin, -nous devons la respecter, nous qui sommes les -vieux Kolb de Strasbourg! De toute antiquité, dans -notre très-modeste maison, les époux ont mené -parallèlement leur vie tranquille et bien réglée ; -nous marions la jeunesse à la jeunesse, l'ignorance -à l'ignorance, la pauvreté à la pauvreté. Les ménages -sont gênés d'abord, la vie étroite ; la layette du -premier enfant est un gros problème à résoudre, -heureusement les vieux grands-parents sont là qui -veillent et qui arrivent à point, les mains pleines. -L'aisance vient petit à petit avec les années ; on la -trouve d'autant plus douce qu'elle a coûté plus de -travail. On vieillit côte à côte, la femme un peu plus -vite que l'homme ; mais on ne s'en aperçoit pas, car -tout changement graduel est invisible pour ceux qui -ne se quittent jamais. Et l'on a le bonheur d'élever -ses enfants soi-même, de voir grandir ceux qu'on a -mis au monde, de dire à un grand gaillard barbu -comme un ours : Eh! gamin! C'est une belle et sainte -chose allez! que la vie de famille ainsi comprise. -Elle a mille avantages, un entre autres que les chrétiens -d'aujourd'hui n'apprécient pas assez : je veux -dire la certitude d'un passé aussi pur chez l'homme -que chez la femme. Que pensez-vous des pauvres -jeunes filles de Paris qui achètent à des prix fous -un vieux garçon usé, flétri et perverti, le rebut des -alcôves banales et des boudoirs malsains? Je ne dis -pas cela pour vous, monsieur Marchal : encore une -fois, nous savons quel homme vous êtes, et si nous -vous avons attiré chez nous, c'est que jeunes et -vieux, hommes et femmes, vous estiment sans restriction ; -mais vous avez trente-cinq ans, il n'y a pas -de science au monde qui puisse vous retrancher dix -années. Il est donc impossible que le chanoine vous -accorde la main de sa fille, quand même vous abjureriez -la foi de votre père, ce que je ne vous conseille -pas. »</p> - -<p>Le pauvre médecin demeura étourdi sous cette -tirade comme un bœuf sous le maillet du boucher.</p> - -<p>« Allons, ferme! reprit le tanneur, il s'agit de -prouver que vous êtes un homme! On dirait, à vous -voir si morne, que le monde est tombé en ruine autour -de vous! Envisagez froidement votre affaire, et -voyez si le désespoir est de saison. Vous avez l'excellente -pensée de contracter mariage ; vous êtes dans -les meilleures conditions de fortune, de rang, de -figure et de nom pour que cent familles, les principales -du pays, se réjouissent de vous donner leurs -filles. Le ciel veut pour vos petits péchés que la première -honorée de votre choix soit la seule qui ne -puisse vous agréer pour gendre. Voilà donc un bien -terrible accident? Eh mon Dieu! cherchez ailleurs, -et je parie dix peaux de buffle contre une peau de -lapin qu'on ne vous laissera pas chercher longtemps! -Moi, j'ai passablement couru pour trouver -une femme. Pensez donc! je n'étais pas un monsieur -de votre genre ; je n'avais que mes bras, mes certificats -d'apprentissage et dix mille francs du papa -Kolb. La première blondinette à qui j'offris mon -cœur ne répondit qu'en me jetant une chope à la -tête. C'était M<sup>lle</sup> Christmann la cadette, la fille du -brasseur au Rebstock. Après M<sup>lle</sup> Christmann, j'en -demandai une autre, puis une autre et encore une -autre, et je croyais ferme comme fer qu'il m'était -impossible de vivre sans la dernière dont je m'étais -amouraché. Maintenant, quand j'y pense, je loue -Dieu qui s'est mis en travers jusqu'au moment où -j'ai trouvé Grédel, ma bien-aimée Grédel, celle qui -était taillée exprès pour moi, comme la doublure -pour l'étoffe. Comprenez-vous? Pas trop? Eh bien! -nous en reparlerons, monsieur Marchal, quand vous -serez remis de cette petite secousse. »</p> - -<p>Le docteur inclina mélancoliquement la tête et dit :</p> - -<p>« Aucun homme, mon cher monsieur, ne peut -répondre de lui-même, et le temps a fait plier des -résolutions aussi fermes que la mienne. Cependant, -je crois me connaître, et j'ose affirmer que nulle -autre femme ne remplacera dans mon cœur l'adorable -Adda. Rassurez-vous, je suis un galant homme ; -votre nièce ne saura jamais quels sentiments je lui -ai voués. Dés aujourd'hui, je vais tracer à mon usage -un nouveau pain de conduite. Je trouverai moyen -d'éviter la maison du chanoine sans donner prise -aux interprétations du monde. L'avenir de M<sup>lle</sup> Kolb -avant tout! J'espère,… je suis dans l'obligation d'espérer -que son cœur n'a conçu aucun attachement -sérieux pour ma triste personne?</p> - -<p>— Ça, j'en réponds. Les jeunes filles préfèrent -tour à tour une demi-douzaine de messieurs, mais -elles n'aiment que le dernier, leur mari, et celui-là -balaye le souvenir de tous les autres, comme le -Rhin, dans sa grande crue, efface le pas d'un canard -sur la grève.</p> - -<p>— Je vous remercie, monsieur, de me rassurer si -amplement. Encore un mot, et vous êtes libre : puis-je -espérer que cette conversation restera entre -nous?</p> - -<p>— Non, docteur, et je vais de ce pas en rendre -compte à mon frère. D'abord la chose, certes, en -vaut la peine, et la démarche d'un homme tel que -vous mérite au moins un quart d'heure d'examen. -Je vous ai résumé les dispositions de la famille ; -mais, lorsqu'on raisonnait ainsi, on n'avait pas été -mis en demeure de répondre oui ou non. Il me paraît -absolument invraisemblable que tous les sentiments -de notre monde soient retournés du jour au -lendemain ; encore faut-il que le chanoine ait connaissance -de l'honneur que vous lui avez fait. Moi, je -n'ai pas pouvoir pour vous refuser la main de ma -nièce.</p> - -<p>— Eh! qu'importe qu'elle me soit refusée par vous -ou par son père?</p> - -<p>— Il importe, docteur, que tout message aille à -son adresse. Je sais ce que je fais, et je prends vos -intérêts plus à cœur que vous ne le croyez peut-être. -Vous êtes un homme en vue, donc vous avez -des ennemis : il s'agit de ne pas leur donner à mordre.</p> - -<p>— Comment?</p> - -<p>— Pour le quart d'heure, tout Strasbourg vous -marie avec Adda ; il est clair (soit dit sans reproche) -que vous lui avez fait un doigt de cour. Demain la -girouette va tourner ; on saura que vous vous éloignez -de la maison canoniale. Après-demain ou dans -trois mois, on vous verra courtiser Louise, Thérèse -ou Dorothée, puis commander un habit neuf pour la -conduire à l'autel…</p> - -<p>— Non!</p> - -<p>— Si! car vous avez le mariage en tête, et lorsqu'un -homme en est à ce point, il épouserait la famine, -la peste ou la guerre plutôt que de rester -garçon. Vous êtes au bord du fossé ; personne ne -peut dire où ni quand vous ferez le saut, mais vous -sauterez, docteur, et, si vous reculez, vous n'en sauterez -que mieux : c'est un bonheur inévitable!</p> - -<p>— Supposons.</p> - -<p>— Eh bien! je veux que ce jour-là, si vos ennemis -vous accusent d'avoir tourné casaque à M<sup>lle</sup> Kolb -après l'avoir recherchée, un homme autorisé, comme -mon frère le chanoine, ait le droit de leur donner -un démenti formel. Y êtes-vous?</p> - -<p>— La précaution est bien inutile, mais elle part -d'un bon sentiment : je livre tout entre vos mains -et je vous remercie. Adieu, cher monsieur Kolb ; -qui sait quand nous nous reverrons?</p> - -<p>— Eh! quand vous voudrez! ma nièce n'est pas en -amadou, et je vous garantis qu'elle ne prendrait pas -feu à votre approche. »</p> - -<p>Ils se quittèrent sur ce mot, et le docteur rentra -chez lui cacher sa honte. Sa maison lui parut vide -comme un Sahara depuis que l'espérance ne la meublait -plus. Il était plongé depuis une heure ou deux -dans des réflexions lugubres, lorsqu'un grand corps -tout de noir habillé se dressa devant lui et lui tendit -les bras. C'était le chanoine Kolb, homme ordinaire, -mais excellent, qui offrit une consolation en -trois points à l'inconsolable amoureux de sa fille. -« Adda ne peut pas être votre femme, mais elle est -et sera toujours votre sœur en Dieu. Certaines considérations -dignes de tous les respects ne vous permettent -pas de devenir mon gendre, mais je vous -invite à voir en moi un beau-père spirituel, etc. » -Ce n'était ni un Leblois, ni un Colani, cet honnête -chanoine Kolb, et l'éloquence de nos pasteurs a fait de -grands progrès depuis son règne. Il termina sa petite -allocution par des conseils paternels et maladroits, -comme ceux-ci, par exemple : « La compagne qu'il -vous faut, c'est une demoiselle de trente à trente-deux -ans, mûrie par la réflexion solitaire, ou une -jeune veuve exercée d'avance aux soins du ménage -et à l'éducation des enfants. Cherchez dans ces deux -catégories de personnes, et surtout décidez-vous -promptement, car chaque année qui s'écoule vous -précipite vers la vieillesse. » Le docteur écouta poliment -ces exhortations, mais il ne les trouvait pas -obligeantes, et la sagesse de son beau-père manqué -lui donnait un peu sur les nerfs.</p> - -<p>Il demanda si le chanoine avait l'intention de confier -cette affaire à M<sup>lle</sup> Adda? « Non, répondit le -père de famille ; il ne convient pas d'éveiller l'imagination -des enfants par des confidences de ce -genre.</p> - -<p>— Cependant si elle s'étonnait de ne plus me rencontrer -chez ses parents? Je tiens beaucoup à conserver -l'estime d'une personne si accomplie et si -chère.</p> - -<p>— Ma fille est trop bien élevée pour s'adresser -des questions indiscrètes : elle s'apercevra de votre -absence, il se peut même qu'elle ressente momentanément -quelque ennui ; mais le temps remplira -bientôt son office providentiel, puis un amour honnête -et permis remplacera avantageusement des rêveries -sans consistance, et enfin dans quelques mois -il n'y aura pas d'inconvénient, monsieur Marchal, à ce -que vous veniez rompre le pain avec nous. »</p> - -<p>Une si dédaigneuse sécurité poussa le dépit du -docteur à l'extrême. Il souffrait vivement, et, comme -tous ceux qui font métier de l'analyse, il se dédoublait -en quelque sorte pour se regarder souffrir. Il -remarqua que la réponse du tanneur l'avait laissé -dans un état d'accablement comateux et que les conseils -du chanoine le jetaient dans une fureur ataxique. -Depuis la visite de M. Kolb <i>junior</i> jusqu'à la -nuit, il se démena violemment, forma mille projets, -et fut en proie à je ne sais combien d'idées et de -sentiments contradictoires. Il se dit, entre autres -choses, que les Kolb étaient bien heureux d'être -tombés sur un homme délicat jusqu'à l'absurde ; -« car enfin s'il me plaisait de passer outre et d'en -appeler directement à l'affection d'Adda? Elle ne me -voit pas d'un mauvais œil, ils en conviennent ; peut-être -n'y aurait-il plus grand effort à faire pour transformer -cette bienveillance timide en véritable amour. -Et alors elle ouvre son cœur à ses parents, qui n'en -tiennent compte ; on lui présente un, deux, trois -fiancés, elle les refuse. On insiste, elle signifie en -bonne forme qu'elle veut rester fille ou s'appeler -M<sup>me</sup> Marchal. Je saisis l'occasion, je reviens à la -charge : y a-t-il une loi qui défende à un honnête -garçon de réitérer une honnête demande? Au théâtre, -dans les romans, dans la vie, on ne voit que des -passions traversées par le mauvais vouloir des familles, -et qui en triomphent à la fin. Et moi, sur un -simple refus, je me tiendrais la chose pour dite ; je -prendrais ma canne et mon chapeau, et j'irais tout -bourgeoisement me faire refuser ailleurs? Défends-toi -donc, grand lâche, et prouve à ces entêtés que -tu es un homme! »</p> - -<p>Sur cette base, il dressa en moins de rien tout un -plan de campagne. Il connaissait les habitudes de -M<sup>lle</sup> Kolb, il savait où la rencontrer chaque jour, à -toute heure ; les amis de la famille étaient les siens, -la maison même du chanoine lui restait forcément -ouverte : il était le médecin de tout ce monde-là. Un -scrupule le retint : il craignit de s'être condamné lui-même -en acceptant l'arrêt sans protester. Le tanneur -et le chanoine venaient de recevoir en double -sa démission de prétendant ; n'était-il pas trop tard -pour la reprendre? Le pauvre homme comprit que -sa prompte résignation avait gâté les affaires, il se -sentit comme lié par son propre assentiment ; il se -voulut mal de mort de ne s'être point insurgé en -temps utile. Mécontent de lui-même, il essaya de -rasséréner son âme en évoquant le souvenir d'Adda ; -mais, par un singulier effet de réaction morale, -Adda lui apparut moins jolie et moins séduisante -que la veille. C'est que la veille encore il la voyait à -travers un prisme de joie et d'espérance, et qu'aujourd'hui -l'image de cette aimable fille était encadrée -de rebuffades sans nombre.</p> - -<p>J'abuserais de votre patience, si je vous faisais suivre -les oscillations d'un esprit déconcerté, inquiet, -hors des gonds, qui ballotte deçà, delà, sans retrouver -son assiette. L'agitation du professeur fut donnée -en spectacle à tout Strasbourg pendant plusieurs -semaines, et Dieu sait si les commentaires allaient -bon train! Il faut dire, à la louange des frères Kolb, -que rien de vrai ne transpira ; ils gardèrent le secret -et laissèrent jaser le monde. Le monde, que sut-il? -Que M. Marchal n'allait plus dans la maison du chanoine, -et que la famille Kolb évitait de prononcer -son nom ; que le docteur d'un côté et M<sup>lle</sup> Adda de -l'autre avaient l'air de deux âmes en peine, et que -de leur mariage tant prédit il n'était plus question. -Si vous connaissez la province, vous pouvez voir -d'ici tout ce qu'on put broder sur un canevas si complaisant. -Le public inventa plus de jolies choses -qu'il n'en faudrait pour empêcher mille garçons de -trouver une femme, et mille jeunes filles de trouver -un mari. Pour Adda, qui vivait au milieu des siens -comme dans un fort, ce concert d'imaginations folâtres -fut à peu près du bien perdu ; mais le docteur, -moins entouré, n'en perdit pas une note.</p> - -<p>La colère qu'il en éprouva se traduisit bientôt par -un violent appétit du mariage. Il voulut épouser une -femme, riche ou pauvre, belle ou laide ; son impatience -n'y regardait pas de si près, pourvu que l'affaire -se conclût vite. Il lui tardait de réfuter par un -fait les méchants propos de la ville ; il avait hâte de -prouver à la famille Kolb qu'elle n'était pas indispensable -à son bonheur ; enfin, s'il faut tout dire, il -était arrivé à ce moment décrit par le tanneur, où -l'homme épouserait tous les fléaux de la terre plutôt -que de rester garçon trois mois de plus.</p> - -<p>Il y avait alors à Strasbourg une maîtresse de -piano qui s'occupait de mariages. On l'appelait -M<sup>lle</sup> de Blumenbach, et elle était fille d'un colonel -authentique, ce qui lui permettait d'aller dans le -monde après l'heure de ses leçons : bonne fille, jolie -en son temps, qui avait manqué le coche, et qui se -consolait chrétiennement de son célibat forcé en -travaillant au bonheur des autres. Elle n'acceptait -aucun présent de sa clientèle : seulement elle disait -aux jeunes couples : « Dépêchez-vous d'avoir des -filles pour que les élèves ne me manquent pas! » Je -vous ai prévenu ; il n'y a que de braves gens dans -cette histoire.</p> - -<p>Donc M<sup>lle</sup> de Blumenbach, ronde comme une -pomme et coiffée de ses éternels rubans jaunes, rencontra -notre ami Marchal chez le recteur de l'académie. -L'instinct les poussa l'un vers l'autre, et la -bonne créature, après quatre parties d'écarté à cinq -sous, qu'elle avait perdues, apparut radieuse comme -un soleil. On remarqua cette transfiguration, et les -malins en firent des gorges chaudes. Le juge suppléant -Pastouriau, qui était un fin Parisien, conta le -lendemain, avant l'audience, que Marchal, en désespoir -de cause, avait offert sa main à M<sup>lle</sup> de Blumenbach.</p> - -<p>On en riait encore au bout de quinze jours, lorsqu'on -apprit par les publications légales qu'il y -avait promesse de mariage entre Marchal (Henri), -professeur à la faculté de médecine, et Sophie-Claire -Axtmann, fille mineure du grand manufacturier de -Hagelstadt.</p> - -<p>Claire Axtmann avait dix-neuf ans ; elle était bien -élevée, sinon très-instruite, et jolie à croquer, sinon -belle : un bon gros pigeon rondelet, frissonnant, -tout plein de gentillesse effarée, caressante et frileuse. -Le professeur ne la connaissait pas, quoiqu'il -l'eût rencontrée cent fois ou plutôt parce qu'il l'avait -cent fois rencontrée et qu'elle avait grandi pour -ainsi dire sous ses yeux. Par la même raison, l'attention -de la petite avait toujours glissé sur M. le -professeur sans s'y arrêter un moment. Elle avait -valsé avec lui comme avec beaucoup d'autres, et le -cœur n'avait pas battu plus fort qu'auprès des autres. -Quelquefois elle s'était permis de recommander au -docteur tel ménage logé un peu loin de la cité ouvrière, -et le docteur, par courtoisie ou par bonté, -n'avait épargné ni son temps ni ses jambes : voilà -tout le passé de ces deux âmes, que le maire et le -curé de Hagelstadt allaient unir pour la vie.</p> - -<p>L'indifférence ou plutôt l'inattention d'Henri Marchal -avait encore une excuse honorable qu'il importe -de signaler. M<sup>lle</sup> Axtmann, quoiqu'elle eût un -frère et deux sœurs, était citée parmi les riches héritières -du département. Sa dot, double de celle de -M<sup>lle</sup> Kolb, représentait à peine le quart ou le cinquième -de son héritage à venir. Or le docteur n'était -pas homme à viser plus haut que sa tête. Il ne -rêvait qu'un mariage assorti de tout point, et vous -savez comment sa modestie avait été récompensée.</p> - -<p>Mais voici l'injustice des hommes amplement réparée -par un heureux coup du sort. La bonne Blumenbach -a joué le rôle de la Providence ; M. Axtmann -a cordialement accueilli une démarche « qui -l'enchante autant qu'elle l'honore ; » la mère se -pâme à la seule idée d'entendre appeler sa fille madame -la professeuse, <i lang="de" xml:lang="de">frau professorin</i>! Les jeunes -gens, car enfin tout homme redevient jeune au moment -de prendre femme, les jeunes gens se voient -tous les jours, et leur amour grandit suivant une -progression que les mathématiciens n'ont jamais -calculée. Depuis que Claire et Henri se savent destinés -l'un à l'autre, un million de tisserands ailés, infatigables, -font la navette entre eux et les enlacent -d'invisibles fils d'or. On les étonnerait beaucoup, si -l'on venait leur conter aujourd'hui qu'ils ne se sont -pas connus, aimés et recherchés dès la création du -monde. Et si quelque sceptique osait prétendre devant -eux que Claire aurait pu s'amouracher aussi -violemment d'un autre homme et Henri d'une autre -femme, je craindrais que ce philosophe-là ne passât -un mauvais quart d'heure.</p> - -<p>Tout Strasbourg est forcé de reconnaître que le -docteur Marchal a rajeuni de dix ans. Quand il passe -en courant dans la rue, vous diriez qu'il a des ailes ; -il fend l'air, on croit voir un sillage lumineux derrière -lui. Il entre dans les magasins, dans les plus -beaux magasins de la ville, et il achète sans marchander -tout ce qu'il y a de plus cher. Il paye et -s'enfuit comme un fou, sans attendre sa monnaie. A -l'hôpital, il est charmant pour les malades, pour les -infirmiers, pour les sœurs ; il voit tout en beau ; c'est -le médecin tant mieux, il donne des <i lang="la" xml:lang="la">exeat</i> à ceux -qui les demandent ; il ordonne du vin, du poulet, des -côtelettes à qui en veut. A son cours, il professe les -théories les plus consolantes, il nie les maladies incurables, -il ne voit pas pourquoi l'homme sage, heureux -et marié ne vivrait pas un siècle et demi! On -l'écoute, on sourit, et pourtant on convient que jamais -il n'a montré tant de talent. Ses élèves l'applaudissent -à tout rompre ; hier, ils l'ont attendu devant -la Faculté pour lui faire une ovation ; mais bonsoir! -il s'était enfui par derrière et roulait déjà sur le chemin -de Hagelstadt.</p> - -<p>Sa future famille a promis de venir le voir à Strasbourg : -il faut qu'avant le mariage M<sup>me</sup> Axtmann aille -avec Claire annoncer la grande nouvelle aux intimes. -Du même coup on fera quelques emplettes complémentaires -pour le trousseau, car un trousseau n'est -jamais complet, et l'on achèterait jusqu'à la fin du -monde, si l'on voulait écouter la maman. A cette occasion, -l'ambitieux docteur a obtenu par ses intrigues -que tous les Axtmann de la terre viendraient -prendre un repas chez lui. Pendant huit jours, il se -prépare à cet événement ; non-seulement il a mis en -réquisition tout ce qu'il y avait de poisson, de volaille -et de gibier sur les marchés de la ville, mais il -achète tant de meubles que Fritz et Berbel, ses serviteurs, -ne savent plus où les mettre : il fait repeindre -sa façade en blanc, et, soit que le peintre ait pris un -pot pour un autre, soit que le diable ait brouillé les -couleurs, ce blanc de la façade a des reflets roses : -il faudrait être aveugle pour le nier.</p> - -<p>Quel dîner, bonté divine! Un vrai repas de noces -avant les noces! Le saumon gros comme un requin, -et les écrevisses pareilles à des homards! Tous les -vins de l'Alsace et de la Bourgogne défilent devant -le père Axtmann, qui fait claquer sa langue en connaisseur. -La mère et ses trois filles trempent leurs -lèvres, seulement pour humecter le petit chemin des -paroles. Claire raconte par le menu les visites qu'elle -a faites, les compliments qu'elle a reçus, et les éloges, -ah! les éloges unanimes qu'elle a récoltés pour -Henri. « Mon seul regret, dit-elle, est de n'avoir pas -pu rencontrer Adda. Elle n'était ni chez son père, ni -chez sa tante Miller, ni chez les grands-parents, ni -chez son oncle Jacob. J'aurais tant voulu l'embrasser -et partager ma joie avec elle! C'est ma véritable amie ; -vous l'avez vue à la maison, n'est-ce pas, Henri? »</p> - -<p>Le docteur répondit sans se troubler, et sa sérénité -n'était nullement feinte. Il avait le cœur plein de -M<sup>lle</sup> Axtmann ; tout lui semblait indifférent, excepté -elle. Le souvenir d'Adda Kolb était relégué si loin, -qu'il l'apercevait tout au plus comme un point à l'horizon -de sa pensée.</p> - -<p>Huit ou dix jours après, le mariage se célébra en -grande pompe à l'usine de Hagelstadt. La fête ne fut -pas seulement somptueuse, elle fut cordiale et touchante. -D'abord le maire du village était un vieux -serviteur de la famille ; il avait vu Claire tout enfant, -il était le confident de ses petits secrets de charité, -le distributeur ordinaire de ses bienfaits. Le pauvre -homme pleurait à chaudes larmes en prononçant les -paroles irrévocables qui unissent deux cœurs jusqu'à -la mort. Le curé, qui devait son presbytère aux -bontés de M. Axtmann, avait été longtemps le professeur -des trois jeunes filles. Mieux que personne, -il savait quelle âme délicate et tendre le mariage -allait livrer au docteur Marchal. L'homme de Dieu se -méfiait un peu de la science et des savants, ces destructeurs -d'idoles. Il avoua ses craintes avec un tel -accent de bonhomie, il recommanda si naïvement -au mari les saintes ignorances et les respectables -préjugés de sa femme, que Marchal l'aurait embrassé, -s'il ne l'avait pas vu barbouillé de tabac jusqu'aux -yeux. Les ouvriers de la fabrique avaient mille raisons -de respecter et d'aimer la famille Axtmann. Le chef -était un de ces manufacturiers alsaciens qui exercent -paternellement le patronage et pèsent dans une juste -balance les droits du capital et ceux du travail. Ajoutez -que le docteur n'arrivait pas en étranger dans -cette colonie. Hommes, femmes, enfants, presque -tous avaient eu affaire à lui et connaissaient par -expérience son dévouement et son respect pour la -pauvre machine humaine. Ces bonnes gens se mirent -en quatre pour embellir la fête de famille où ils -étaient conviés. Le patron leur donnait un bal, ils -rendirent un concert ; on leur offrait le dîner, ils -fournirent le feu d'artifice, et ainsi la sainte égalité -se maintint jusqu'au bout entre le travail et le capital.</p> - -<p>La fine fleur de Strasbourg partagea, bien entendu, -les plaisirs de cette journée. On n'avait eu garde -d'oublier la pauvre chère Blumenbach ; mais Claire -déplora avec un véritable chagrin l'absence de son -Adda. Le chanoine et sa femme arrivèrent dès le -matin, et encore je ne sais qui de leur maison ; -M<sup>lle</sup> Kolb, qui devait être demoiselle d'honneur, -s'excusa par un mot de lettre. Elle avait, disait-elle, -une migraine à mourir. Et sans doute elle ne mentait -pas, car son écriture (Claire en fit la remarque) était -toute brouillée. Henri Marchal entendit conter cette -histoire, et n'y prêta pas plus d'attention qu'au ronflement -de l'orgue et au froufrou des fusées. Sa -grande affaire était la chaise de poste qui devait -l'emporter avec sa femme à neuf heures du soir.</p> - -<p>Il avait un congé d'un mois ; le couple en profita -pour visiter l'Allemagne. Ces voyages de noces sont -charmants, quoiqu'on en tire généralement peu de -profit. Vous traversez les cathédrales, les tables -d'hôte et les collections de tableaux sans voir autre -chose que vous-mêmes. C'est en vain que le panorama -le plus riche et le plus varié se déroule au fond -du théâtre ; l'attention des spectateurs est concentrée -sur un petit personnage, l'amour, qui à lui seul remplit -le premier plan. Quand les époux Marchal revinrent -à Strasbourg, ils n'étaient peut-être pas -très-ferrés sur la galerie royale de Dresde ou la -Glyptothèque de Munich, mais ils se connaissaient et -s'adoraient ; le contact, le frottement et même les -cahots inséparables du voyage avaient mêlé intimement -leurs natures ; bref ces deux êtres n'en faisaient -plus qu'un. Il est superflu d'ajouter qu'ils n'avaient -pas de secrets l'un pour l'autre.</p> - -<p>Cependant le docteur ne raconta point à madame -sa petite déconvenue de la maison Kolb, l'histoire de -cet amour écrasé dans l'œuf sous le sabot des bons -parents. S'il n'en dit rien à Claire, ce n'était pas -qu'il craignît de la rendre jalouse, ou que lui-même -gardât au fond du cœur un reste de dépit. Non, il -se tut par la simple raison qu'il avait presque oublié -l'aventure. Cela avait duré si peu! Son cœur avait -été si légèrement effleuré! Et surtout tant de choses -s'étaient passées depuis! L'impitoyable brutalité du -bonheur présent refoulait tous les souvenirs à des -distances fabuleuses. Adda Kolb? Quelle Adda? Il y -avait un siècle de trois mois qu'il n'avait rencontré -cette jeune personne!</p> - -<p>Mais Adda Kolb se souvenait encore. Sa seule occupation -durant ce bienheureux trimestre avait été -de souffrir. Le temps lui sembla long, à elle surtout, -car elle comptait les instants par ses anxiétés et ses -douleurs, et s'étonnait qu'en si peu de jours on pût -verser tant de larmes.</p> - -<p>On ne plaint pas assez les jeunes filles, croyez-moi. -Voici un joli petit être, sincère, doux, aimant, -qui s'est laissé aller sans résistance au penchant -d'une honnête sympathie. Elle aime ou peu s'en faut, -elle a quelques raisons de se croire aimée ; mais les -mœurs ne lui permettent ni de laisser voir sa préférence -ni de poser la question d'où dépend tout son -avenir. Son lot est d'observer, d'attendre et de se -taire. Ses parents même l'accuseraient d'effronterie, -si elle s'expliquait nettement avec eux. Tout le monde -s'accorde à la vouloir inerte, passive, sans ressort ; -on lui saurait quelque gré d'être en outre un peu -sotte! On permet à tous les célibataires indistinctement -de rôder autour d'elle ; on la laisse s'éprendre, -ou à peu près, du professeur Marchal. Bah! la chose -est sans conséquence ; il n'y a que le cœur en jeu! -Mais le jour où M. Marchal, comme un brave garçon, -demande à épouser celle qu'il aime, ah! tout change. — Comment, -monsieur! ce n'était pas pour vous -moquer d'elle et de nous que vous cajoliez notre fille? -Vous pensez sérieusement à lui donner votre nom? -Sortez d'ici bien vite et n'y revenez pas avant qu'on -vous appelle! Vous êtes trop pauvre, ou trop vieux, -ou trop je ne sais quoi, peu importe ; notre fille n'est -pas pour vous! — Mais je l'aime! — Tant pis! — Et -si elle m'aimait? — Impossible! — Mais enfin, je lui -ai fait la cour ; elle m'a toujours vu empressé auprès -d'elle ; que va-t-elle penser de moi, si, brusquement, -sans explication, j'ai l'air de lui tourner le dos? — Elle -ne pensera rien, monsieur ; est-ce que cela se -permet de penser, les jeunes filles? — Me ferez-vous -au moins la grâce de lui dire que j'aspirais à sa main? -que je vous l'ai demandée? que j'y renonce avec -douleur? — Eh! monsieur l'amoureux, pour qui -nous prenez-vous? C'est bien nous qui lui reporterons -des phrases de roman qui mettent l'esprit à l'envers! -De deux choses l'une : ou elle ne vous aime pas, et -votre éclipse la laissera fort indifférente, ou elle a du -penchant pour vous, et elle en sera quitte pour vous -oublier! Nous la ferions voyager, s'il fallait absolument -la distraire ; rien ne coûte aux bons parents -quand il s'agit du bonheur de leurs filles!</p> - -<p>Ce n'est pas une exception que je décris, hélas -non! Tout père, toute mère, en France au moins, -cache à sa fille les demandes que la famille n'agrée -point <i>a priori</i>. On craint que ces jeunes cœurs ne -prennent la balle au bond ; on tremble d'appeler -leur sympathie sur un homme repoussé par l'intérêt, -le caprice ou le préjugé des parents. Et cette fausse -et téméraire prudence entraîne à chaque instant des -malentendus comme celui qui me reste à conter.</p> - -<p>Adda s'était trouvée présente à la rencontre de -son oncle avec le professeur. En ce temps-là, elle -passait bien des heures à la fenêtre, comme toutes -celles qui attendent un messager du dehors, colombe -ou corbeau. Du plus loin qu'elle aperçut Henri Marchal, -elle pressentit quelque événement d'importance : -il était autrement vêtu qu'à l'ordinaire, il -paraissait ému : les jeunes filles ont le génie de l'observation -dès que leur cœur entre en jeu. Elle vit -Jacob Kolb aborder son cher Henri, elle comprit à -leurs gestes et à leurs visages que la conversation -allait tourner au grave. Les deux hommes s'éloignèrent, -disparurent, et l'enfant resta aux prises avec -une émotion qui l'étouffait. Heureusement elle était -seule dans sa chambre : elle eut le droit de pleurer -et de prier à discrétion sans que personne lui demandât -pourquoi. Son anxiété s'éternisa pendant -une grande heure ; elle s'impatienta plus d'une fois -contre l'oncle, qui accaparait Henri dans un pareil -moment. Le marteau de la porte la fit bondir jusqu'à -sa chère fenêtre : hélas! ce n'était pas Henri ; c'était -l'oncle qui revenait. Elle courut au-devant de lui ; il -l'embrassa en homme pressé, rentra dans le cabinet -du chanoine et ferma résolument la porte. Adda remonta -dans sa chambre et se tint prête à redescendre : -il lui semblait impossible qu'on ne la fît pas -chercher d'un moment à l'autre, car c'était à coup -sûr sa destinée qui s'agitait. Le chanoine ne la -manda point, il sortit avec le tanneur : ils vont chercher -Henri, pensa-t-elle ; ils le ramèneront : si je -faisais un peu de toilette? Les deux Kolb tirèrent à -part, l'un vers sa tannerie, l'autre vers le quai des -Bateliers. Tout allait bien : n'était-ce pas assez du -chanoine pour ramener M. Marchal? Fallait-il qu'il -eût l'air d'arriver entre deux gendarmes?</p> - -<p>Mais il ne vint ni seul ni accompagné ; la pauvre -Adda l'attendit en vain tout le jour. Le souper de famille -n'offrit rien de particulier ; on y parla de la pluie -et du beau temps ; le père ne parut ni plus joyeux -ni plus maussade, ni plus préoccupé que de coutume. -Tout le monde fut naturel, excepté M<sup>lle</sup> Adda, -qui riait à tout propos pour dissimuler ses angoisses. -Enfin l'on se leva de table, et bientôt les amis -du soir, éteignant leurs lanternes et accrochant leurs -manteaux dans le vestibule, envahirent le salon. -Adda ne doutait point que le docteur ne fût dans les -premiers, et peut-être, s'il était venu, aurait-elle -commis l'imprudence de lui dire : Quoi de nouveau? -Mais tout le monde fut exact, excepté lui, et par une -odieuse fatalité on ne risqua pas la moindre réflexion -sur son absence. La pauvre enfant disait au fond du -cœur : « Dieu! que le monde est égoïste! Personne -ne me fera donc la charité de prononcer son nom? »</p> - -<p>Pourquoi ne trouva-t-elle pas le courage de le -prononcer elle-même? Parce qu'elle était une jeune -fille bien élevée et accoutumée dès l'enfance à réprimer -ses mouvements naturels.</p> - -<p>A dater de ce soir-là jusqu'au moment où le mariage -du professeur fit explosion dans la ville, les -jours de M<sup>lle</sup> Kolb se suivent et se ressemblent. Elle -lit, elle rêve, elle pleure, elle fait un peu de musique -et beaucoup de tapisserie, elle danse après -souper avec les jeunes gens de la ville et répond à -leurs compliments par un sourire pâle et glacé. Les -amis de la maison soupçonnent quelque chose, mais -entre l'arbre et l'écorce personne n'ose risquer un -doigt. Le chanoine, interrogé discrètement par ses -intimes, a répondu plus discrètement encore. Toutefois, -comme il est bon homme, il se fait un devoir -d'amuser Adda ; il prend un abonnement de saison -au théâtre. Adda se laisse mener comme un agneau -de boucherie ; mais il est trop facile de comprendre -qu'elle n'est bien nulle part. Sa santé ne paraît pas -formellement menacée, cependant ses couleurs s'effacent, -son humeur tourne au sombre : « Allons, -bon! dit le monde, encore une fille qui languit! »</p> - -<p>C'est dans une tournée de visites, en compagnie -de sa mère, qu'elle apprendra la grande nouvelle. -« Eh bien! mesdames, vous savez? le professeur -Marchal épouse Claire Axtmann ; quelle fortune pour -votre médecin! » Elle reçoit le coup en pleine poitrine -et tombe sur le dos, carrément, sans onduler, -comme un soldat pris de face par un boulet. On -s'empresse, on la délace, on ouvre une fenêtre : c'est -le poêle du salon qui est trop chaud ; ces maudits -poêles n'en font jamais d'autres!</p> - -<p>Lorsqu'elle se redressa, si vous l'aviez aperçue, -elle vous aurait plutôt fait peur que pitié ; ses yeux -lançaient la foudre. Elle ne dit qu'un mot et d'une -voix tellement étranglée que personne ne dut l'entendre :</p> - -<p>« Misérable! »</p> - -<p>Ce mot résumait tout ce que l'amour méconnu, la -dignité froissée, la bonne foi trahie, l'honneur violé, -engendrent de colère et de mépris. Jusqu'à l'instant -fatal, elle s'était ingéniée à la justification de cet -homme, et, s'il faut tout vous dire, elle espérait encore. -Son cœur honnête et droit s'inscrivait en faux -contre les apparences les plus accablantes. Des -lueurs fantastiques lui traversaient l'esprit, lui montraient -M. Marchal toujours fidèle, mais hésitant ou -arrêté par quelque obstacle, ou conduit par de sots -conseils à tenter une épreuve. Maintenant plus de -doute : il trahissait un engagement tacite, mais sacré ; -le mobile de sa désertion était ignoble entre -tous ceux qui poussent l'homme à mal faire : l'intérêt, -la basse cupidité, l'amour de l'argent! Ah! -c'était trop d'infamie! Elle aurait voulu le voir là -pour lui porter la main au visage et lui arracher -d'un seul coup toute l'estime qu'il avait volée!</p> - -<p>Cette vigoureuse indignation lui fit du bien ; son -visage reprit couleur en peu de temps ; elle devint -plus vaillante que dans ses heureux jours. La passion -la releva et la soutint. Il est très-positif qu'elle -se mit à détester Marchal plus énergiquement qu'elle -ne l'avait aimé. Or, dans nos mœurs, une honnête fille -n'est pas plus autorisée à laisser voir son aversion -que son amour. Toutes les passions lui sont également -interdites ; il faut les comprimer coûte que -coûte, l'explosion dût-elle vous faire sauter à la fin.</p> - -<p>Déjà le cœur de M<sup>lle</sup> Kolb bondissait à l'idée de -revoir cet infâme professeur. Et comment éviter sa -rencontre? Il était le médecin de la maison, il épousait -une amie de la famille ; on fréquentait exactement -le même monde. Quel supplice de subir sa -présence et de ne pouvoir lui dire son fait, car les -comptes d'un certain genre ne se règlent guère -devant témoins!</p> - -<p>En attendant, la visite de Claire était imminente. -Claire n'avait trahi personne, Adda ne lui avait pas -confié ses secrets ; impossible de reverser sur elle -l'iniquité de son mari. Et pourtant Adda se sentait -toute froide pour cette amie d'enfance ; elle recula -tant qu'elle put la nécessité d'embrasser M<sup>lle</sup> Axtmann. -Elle sut se soustraire à la visite des fiançailles ; -elle eut l'art d'éviter le voyage de Hagelstadt au -jour des noces ; pour l'avenir, elle s'en remettait -aux soins de la Providence, sans négliger les petits -moyens qui ont cours en province. On sait presque -toujours à quelle heure les gens se mettent en branle -pour leurs visites, et l'on rentre ou l'on sort selon -qu'on veut recevoir leur personne ou leur carte.</p> - -<p>La tactique de M<sup>lle</sup> Kolb fut innocemment déjouée -par un gentil mouvement de M<sup>me</sup> Marchal. Aussitôt -revenue à Strasbourg, la jeune femme courut tout -droit chez son amie, la surprit en déshabillé du -matin et lui sauta au cou du premier bond. Cela se -fit si lestement qu'Adda n'arriva point à la parade, -elle se trouva bel et bien embrassée sans pouvoir -comprendre comment ; mais, lorsqu'elle eut essuyé -le feu, elle se retrancha dans une indifférence si -hargneuse que la bonne Claire, interdite, désarçonnée, -ne lui dit pas le demi-quart de ce qu'elle pensait -lui conter. Elle revint à la maison toute confuse -et toute froissée, sans même avoir tiré de sa poche -les petits présents qu'elle rapportait pour Adda, et -elle conta l'aventure au docteur en pleurant toutes -les larmes de ses yeux.</p> - -<p>Cet incident rafraîchit les souvenirs d'Henri, et -ma foi! comme il n'avait aucune raison de dissimuler -avec sa femme, il lui dit tout, l'amourette, la -demande en mariage et le refus des Kolb. Naturellement -Claire jugea l'affaire en femme amoureuse, -trouvant les Kolb absurdes et niant qu'il y eût encore -sur la terre un homme plus jeune que son mari. -« Mais s'ils n'ont pas voulu de toi, ces sottes gens, -de quoi nous gardent-ils rancune?</p> - -<p>— Ce n'est pas la famille qui m'en veut, c'est Adda -seule, parce qu'on a cru bon de lui laisser ignorer -ma démarche. Elle s'est probablement mis en tête -que je l'avais plantée là par caprice ou par quelque -mauvaise raison pour épouser M<sup>lle</sup> Axtmann, ici présente. -Comprends-tu?</p> - -<p>— Mais c'est odieux!</p> - -<p>— C'est au moins fort désagréable, et nous la -détromperons si tu veux, car il ne me plaît pas d'être -mal jugé pour avoir été trop délicat.</p> - -<p>— Tu te soucies donc bien de son opinion?</p> - -<p>— Il est toujours fâcheux de se savoir méprisé, -même d'une petite sotte.</p> - -<p>— Je trouverais bien plus ennuyeux que tu entrasses -en explication avec elle. Elle s'imaginerait que -tu lui fais rétrospectivement la cour.</p> - -<p>— Comme si l'on ne voyait pas que je t'adore, toi -seule au monde!</p> - -<p>— Oui, mais je la connais, la belle enfant, depuis -une heure. Elle irait crier sur les toits que tu m'as -épousée à défaut d'elle, et qu'elle m'a fait hommage -de ses rebuts.</p> - -<p>— Non!</p> - -<p>— Si! Laissons l'affaire comme elle est, et contentons-nous -d'éviter, autant que faire se pourra, -cette disgracieuse personne. »</p> - -<p>Ainsi fut dit et convenu, et l'on n'oublia pas d'apposer -au traité le grand sceau des bons ménages -qui s'imprime avec les lèvres ; mais les nécessités -sociales sont plus fortes souvent que les résolutions -des hommes. Le jeune couple accepta forcément -cette kyrielle de festins qu'on appelle retour de -noces. Presque partout on rencontra les Kolb et -l'implacable Adda. Il fallut même dîner chez elle, et -la malice du sort ou plutôt une combinaison vengeresse -fit asseoir le professeur auprès d'elle. Tout le -monde souffrit de ce rapprochement : M. Marchal -fut gêné, Claire fut jalouse, et qui sait si Adda ne fut -pas plus malheureuse de son invention que les deux -autres? La pauvre fille n'était pas née pour les rôles -violents ; elle s'excitait à la colère par une fausse -interprétation du devoir ; elle croyait venger l'honneur -de son sexe et sa dignité personnelle en se -déguisant en Euménide. Elle trouva un mot plus -qu'inhospitalier ce soir-là. On parlait d'une pauvre -veuve estimée de toute la ville, et qui avait perdu -par un horrible accident son fils unique. Le chanoine -et le docteur se demandaient comment on -peut concilier certains malheurs immérités avec -l'action de la Providence. « Eh! messieurs, c'est -bien simple, dit M<sup>lle</sup> Adda. Si Dieu donnait aux bons -tout le bonheur qu'ils méritent, il n'en resterait plus -pour les infâmes. » Le dernier mot tomba comme -un soufflet sur la joue du docteur ; le regard de -M<sup>lle</sup> Kolb avait accompagné ce compliment jusqu'à -son adresse. M. Marchal rougit, sa femme l'interrogea -des yeux, toute prête à se lever de table : il -resta. Le chanoine et son frère furent cruellement -embarrassés à leur tour, et le dîner se termina par -un froid de glace. Adda pouvait compter sur une -forte réprimande ; elle se fit un point d'honneur de -la mériter deux fois. Quand les convives furent -entrés dans le salon, il se forma un petit groupe -autour d'une admirable bible que M. Kolb avait -achetée le matin même. C'était un imprimé du quinzième -siècle, mais relié beaucoup plus tard pour le -chapitre de Neuviller. Quelqu'un fit observer que -les fermoirs d'argent étaient d'un travail prétentieux -et lourd.</p> - -<p>« N'importe, dit Adda ; M. Marchal doit les aimer. »</p> - -<p>Le professeur répondit naïvement :</p> - -<p>« Pourquoi donc, s'il vous plaît, mademoiselle?</p> - -<p>— C'est de l'argent, M. Marchal. »</p> - -<p>Heureusement il n'y avait à ce dîner que la famille -Kolb et les jeunes époux. Les vieux parents, qui -n'étaient pas dans le secret, se demandèrent si Adda -devenait folle. Le professeur et sa femme restèrent -encore quelques minutes pour ne pas donner à leur -départ le caractère d'un scandale ; mais Claire en -s'éloignant fit une croix sur la maison. Ni les excuses -du chanoine, ni les larmes de sa femme, ni les instances -de la famille n'ébranlèrent la résolution des -offensés. Marchal dit à M. Kolb :</p> - -<p>« En tout ceci, monsieur, je ne vois qu'un coupable, -et c'est vous.</p> - -<p>— Tout père de famille aurait agi comme moi, » -répondit le chanoine.</p> - -<p>La rupture des relations n'arrêta point les hostilités. -Partout où M<sup>lle</sup> Kolb rencontrait son ancien -poursuivant, elle le poursuivait à son tour avec une -animosité féline. Ce n'était plus l'agression directe et -brutale, le monde ne l'aurait pas tolérée ; mais elle y -suppléait par un million de piqûres invisibles. On -ne se parlait pas et l'on se saluait strictement, pour -la forme ; mais Adda battait le rappel des jeunes -gens par cent coquetteries, elle assemblait un groupe -autour d'elle, et alors, prenant le dé de la conversation, -elle babillait très-haut, à tort et à travers, et -lançait une grêle de malices sur l'infortuné professeur. -Sans l'interpeller, sans le nommer, sans même -le désigner aux profanes, elle n'ouvrait la bouche -que pour le mordre, et ni M. Marchal ni Claire ne -pouvaient s'y tromper. Le docteur, en la voyant -entrer dans un salon, savait à quoi s'attendre ; il -vivait sur le qui-vive, l'esprit tendu, l'oreille au guet, -le cœur serré ; la dignité ne lui permettait pas de se -cacher ni de s'enfuir ; d'ailleurs il était enchaîné à -son supplice par cette fascination du mal qui force -un honnête homme à boire le poison d'une lettre -anonyme. Il se contentait de rougir, de pâlir, de -hausser les épaules et parfois d'essuyer son front -ruisselant. Certes il aurait fait une bien fausse spéculation, -s'il était allé dans le monde pour son plaisir!</p> - -<p>Sa femme compatissait par moments à ses peines ; -souvent aussi elle était furieuse de le voir absorbé -par M<sup>lle</sup> Adda.</p> - -<p>« Tu n'as écouté qu'elle! Tu n'as vu qu'elle! A peine -si tu m'as regardée trois fois en trois heures! S'il faut -absolument vous haïr pour attirer votre attention, vilains -hommes, dis-le moi ; j'essayerai. Non, va! reprenait-elle -en lui jetant les bras autour du cou, je -t'aime! C'est égal, si cette méchante Adda Kolb avait -voulu de toi, tu ne serais pas mon mari. Sais-tu que -c'est une chose odieuse à penser? Mais je n'y pense -plus, je n'y penserai plus jamais ; embrasse-moi! »</p> - -<p>Ce qui porta l'irritation de Claire à son comble, -c'est qu'elle vit Adda très-entourée et fêtée. M<sup>lle</sup> Kolb -embellissait : le feu dont elle était dévorée jetait -des lueurs étranges par les yeux. Son bavardage -déchaîné, le brio de son méchant esprit plut aux -hommes en les étonnant. Jamais on n'avait entendu -parler une soliste de cette force dans la bonne -compagnie de Strasbourg ; le juge suppléant Pastouriau -décida qu'elle gagnait le genre de Paris. -Pendant qu'elle faisait florès, Claire voyait son joli -petit visage altéré de jour en jour par un commencement -de grossesse. La pauvre enfant se trouvant -laide, en souffrait, et n'osait pourtant pas publier -son excuse. Elle reprit quelque avantage au bout -de cinq ou six mois, lorsque les portes des salons -devinrent étroites pour elle, et Dieu sait avec quel -orgueil elle promenait cet embonpoint chargé de -promesses! Rien de plus curieux que la rencontre -des deux ennemies : elles se regardaient d'un air -de défi, l'une étalant sa beauté virginale, l'autre -faisant parade de son heureuse fécondité.</p> - -<p>Claire eut un fils, et je vous laisse à penser si -elle le fit voir. Toutes les connaissances de Strasbourg -le trouvèrent magnifique ; mais quelque chose -manquait au triomphe de la jeune mère, elle voulait -qu'Adda fût forcée d'admirer cet enfant. Il y a de -ces raffinements dans les haines de province. Pour -en venir à ses fins, M<sup>me</sup> Marchal enjoignit à la -nourrice de promener le jeune Henri sur la petite -place qui touche à la maison des Kolb. Il arriva -nécessairement que la femme et la fille du chanoine, -voyant une paysanne inconnue et un enfant -équipé comme un prince, s'approchèrent du marmot, -l'examinèrent, et demandèrent le nom de -ses parents. La nourrice n'eut pas plus tôt nommé -Marchal qu'Adda se mordit les lèvres et répondit :</p> - -<p>« Vous ferez mes compliments à la famille ; -il est très-drôle, ce petit : voyez donc! Il a déjà -les doigts crochus! »</p> - -<p>La nourrice rentra toute en larmes, et Claire, outragée -jusque dans son enfant, s'écria :</p> - -<p>« Mais personne n'écrasera donc cette vipère?</p> - -<p>— Ma chère amie, dit le docteur, je ne souhaite -pas sa mort ; qu'elle se marie seulement, et tous -nos maux seront finis. »</p> - -<p>A quelque temps de là, les journaux d'outre-Rhin -annoncèrent que la petite ville de Hochstein, en -Bavière, était décimée par une épidémie d'angine. Il -ne restait ni médecin, ni sage-femme, ni barbier dans -la commune ; tout ce qui a pour devoir d'approcher -les malades avait péri. Deux docteurs de Munich, -venus en poste, étaient repartis dans les quarante-huit -heures, en corbillard. M. Marchal croyait tenir -un spécifique certain contre l'angine ; ses premiers -essais avaient réussi ; mais l'occasion d'expérimenter -en grand ne s'était jamais offerte. Il partit pour -Hochstein malgré les remontrances de ses amis et -les larmes de sa femme.</p> - -<p>« Si j'étais officier, dit-il à Claire, me défendrais-tu -d'aller me battre? Eh bien! ma chère, l'ennemi -est campé à Hochstein, et j'y cours. »</p> - -<p>Il resta six semaines absent et revint gros et gras -après avoir sauvé tout ce qui restait dans la ville. Un -acte de courage si simplement accompli fit quelque -bruit de par le monde. Le roi de Bavière écrivit une -lettre autographe à M. <i>de</i> Marchal pour lui conférer -la noblesse et lui dire qu'il avait six mille francs -de rente sur l'État. Le professeur répondit en termes -respectueux que la particule ne pouvait pas -s'adapter à son nom et que l'argent trouverait un -bien meilleur emploi chez les convalescents et les -orphelins de Hochstein. Vers le même moment, -le préfet du Bas-Rhin crut devoir féliciter le professeur -et lui dire qu'il l'avait proposé au ministre -pour la croix. M. Marchal réclama vivement en -faveur du vieux docteur Langenhagen, qui avait, -disait-il, des droits plus anciens et surtout plus -français.</p> - -<p>Cette conduite obtint dans le public les éloges -qu'elle méritait ; tout Strasbourg se sentit honoré par -la conduite du professeur. Une seule personne protestait -au fond du cœur ; vous devinez bien qui, et -je n'ai que faire de la nommer. Elle ne pouvait croire -que le même homme fût alternativement bon et -mauvais, loyal et félon, sublime de désintéressement -et ignoble de cupidité. En un mot, elle n'admettait -point qu'on pût être coupable envers elle sans l'être -envers le monde entier ; telle est la logique des -femmes. Donc, sans incriminer formellement les -dernières actions d'Henri, elle en cherchait le revers, -ne le trouvait pas, et se damnait de dépit. -Comme M. Marchal était devenu quelque peu prophète -en son pays, elle ne pouvait plus le larder -comme autrefois sans se faire jeter la pierre : Adda -changea de note et se mit à célébrer le héros du -jour avec l'emphase la plus comique. Elle inventa -un mode d'admiration si grotesque, elle travestit si -perfidement les louanges qui circulaient de bouche -en bouche, que trois mois de ce petit travail auraient -transformé le sauveur de Hochstein en bouffon pitoyable.</p> - -<p>Les Marchal échappèrent à ce danger, mais il leur -en coûta cher. Le frère aîné d'Henri se trouvait depuis -quelque temps dans des affaires difficiles. Le sort -avait tourné contre lui : ses embarras étaient tels -que le pauvre homme ne put pas même quitter -Paris pour le mariage de son frère. Il avait annoncé -son arrivée ; on l'attendit, mais au dernier moment -il s'excusa par un mot sinistre : « La corde est si -tendue, écrivait-il, que si je prenais demain la diligence -de Strasbourg, on dirait que je vais à Kehl. » -Il se remit un peu, trouva un reste de crédit, lutta -sans confiance, livra quelques dernières escarmouches, -et finit par tomber sur le champ de bataille. -On n'a jamais bien su s'il était mort de maladie ou -autrement ; son acte de décès arriva chez Henri avec -l'état détaillé du passif et la liste de quelques créanciers -plus pauvres ou plus intéressants que les autres. -Le docteur et sa femme, après cinq minutes de délibération, -écrivirent au syndic qu'ils acceptaient la -succession tout entière.</p> - -<p>En ces temps d'ignorance et de médiocrité bourgeoise, -les faillites n'offraient pas les proportions -monumentales que nous admirons aujourd'hui. La -dot de Claire et la maison du quai suffirent à rembourser -la somme meurtrière : il s'agissait, je crois, -de deux cent mille francs. M. Axtmann ne fut consulté -qu'après coup, il commença par pousser des -cris de beau-père plumé vif, protestant qu'on mettait -sa fille sur la paille et son petit-fils à l'hôpital ; mais -Henri lui fit observer qu'il devait tout à ce malheureux -frère, qu'il gagnerait toujours de quoi maintenir -la maison dans une honnête aisance, et quant -au petit garçon, qu'il aimait mieux lui laisser moins -d'argent et un nom sans flétrissure. Comme le père -Axtmann était un homme de bien, il finit par décider -que son gendre avait bravement agi et qu'on -verrait plus tard à raccommoder les affaires.</p> - -<p>Lorsqu'on sut ce dernier trait de M. Marchal (et -tout se sait au jour le jour dans une ville de province), -M<sup>lle</sup> Kolb fut obligée d'ouvrir les yeux. Elle -se rappela que le docteur, depuis l'enfance, s'était -toujours conduit en homme délicat : elle embrassa -d'un coup d'œil le souvenir des derniers temps, et -vit cette délicatesse se colorer d'un reflet héroïque. -La seule action reprochable, c'est-à-dire le mariage -d'argent, émergeait comme une contradiction monstrueuse -au milieu d'une vie pure. Adda se dit pour -la première fois qu'elle pouvait s'être trompée, et ce -simple doute la troubla jusqu'au fond de l'âme ; car -enfin, s'il y avait quelque malentendu, elle avait persécuté -un juste. Et alors la résignation d'Henri, la -patience avec laquelle il avait accepté tant d'outrages -publics devenaient tout uniment sublimes.</p> - -<p>Elle se trouvait en visite avec sa tante Miller chez -la femme du président le jour où, comme Paul l'évangéliste, -elle fut foudroyée par la lumière. Le dépouillement -volontaire des Marchal était colporté -dans la ville par M<sup>me</sup> Mengus, femme de mon cher et -vénéré patron, maître Mengus, qui repose en Dieu -depuis bien des années. C'était nous que le professeur -avait chargés de déplacer ses fonds, de vendre -son immeuble et d'envoyer la somme totale à Paris ; -j'ai moi-même rédigé le bail de l'appartement qu'il -loua sur la place d'Austerlitz pour sa petite famille. -A mesure que M<sup>me</sup> Mengus entrait dans les détails -de l'affaire, Adda Kolb se troublait davantage et s'agitait -plus impatiemment sur sa chaise : bientôt elle -n'y tint plus ; on la vit se lever, prendre congé à la -hâte et entraîner la pauvre tante, qui n'en pouvait -mais. Il lui restait encore plusieurs visites à faire, -sans compter les emplettes de gants et de rubans -pour le bal de la préfecture, qui se donnait le soir ; -elle oublia le bal et courut à la maison, toute affaire -cessante. Arrivée, elle se mit en quête de sa mère, -la trouva dans la chambre au linge, et là, sans tenir -compte de la présence de M<sup>me</sup> Miller, sans voir -qu'elle était écoutée par les deux repasseuses les -plus bavardes de Strasbourg, elle interpella M<sup>me</sup> Kolb -et lui dit :</p> - -<p>« Maman! sur ton salut éternel, dis-moi la vérité! -Est-ce que M. Marchal m'a demandée en mariage? »</p> - -<p>La femme du chanoine, ainsi prise au dépourvu, -resta un moment bouche béante. Elle aurait bien -voulu consulter son mari, qui était la forte tête du -ménage, et en attendant qu'il fût là, elle cherchait -un moyen de parler sans dire ni oui ni non, car elle -n'était pas capable de mentir, même pour un grand -bien. Cependant Adda la pressait ; Adda grandie, fortifiée -et presque illuminée par son exaltation, plongeait -un regard perçant dans les yeux de la pauvre -dame et répétait d'une voix haletante : Réponds! -réponds!</p> - -<p>M<sup>me</sup> Kolb eut peut-être une velléité de résistance ; -elle se rappela vaguement les droits de l'autorité -maternelle et se mit en devoir de dire qu'il n'appartient -pas à une fille de questionner ses parents ; mais -la figure bouleversée d'Adda lui fit peur, elle craignit -de provoquer une crise de nerfs, et d'une voix -émue, elle balbutia :</p> - -<p>« Il y a si longtemps!… Tu étais trop jeune pour -lui… Et que t'importe maintenant, puisqu'il s'est -marié avec une autre? »</p> - -<p>Adda fondit en larmes, sauta au cou de sa mère -en lui criant : Merci! merci! Puis elle tourna les -talons et courut se réfugier dans sa chambre. -M<sup>me</sup> Kolb et M<sup>me</sup> Miller, fort inquiètes l'une et l'autre, -ne tardèrent pas à l'y rejoindre : elles la virent plongée -dans la sainte Bible, ce qui les rassura pour un -moment.</p> - -<p>Quoique les parents soient toujours attentifs à se -leurrer eux-mêmes, les Kolb ne pouvaient s'empêcher -de craindre pour la raison de leur fille. Ses manières -et son langage dépassaient quelquefois les bornes -de l'excentricité ; elle riait, pleurait et surtout -s'irritait sans cesse et sans mesure. Cette dernière incartade -alarma sérieusement la famille : le chanoine -pensa qu'il était temps d'aviser. Il fit quérir le tanneur -et sa femme, le substitut fut mandé d'urgence ; on tint -conseil au deuxième étage, sous la présidence du -grand-père. Les uns jugèrent qu'il fallait distraire -Adda, la dépayser, la conduire en Italie ; les autres -étaient d'avis que le mariage seul la guérirait. Mais -comment la marier, si elle ne s'y prêtait un peu? Les -épouseurs ne manquaient pas, Dieu merci! elle en -avait refusé depuis un an une demi-douzaine. La -veille encore, un ami du chanoine était venu poser -la candidature d'un certain M. Courtois, joli garçon, -beau valseur, conseiller de préfecture et fils unique -d'une famille aisée. Ce pauvre M. Kolb était si découragé -qu'il n'avait pas même transmis la demande -à sa fille. Le grand-père blâma son <i>junior</i>, tout chanoine -qu'il était, et lui rappela sévèrement qu'il ne -faut pas remettre au lendemain ce qu'on peut faire -la veille… C'étaient les mœurs du bon vieux temps ; -on a terriblement perfectionné tout cela. Le chef de -la famille fit comparaître Adda devant son vieux -fauteuil, il lui reprocha sa conduite, lui commanda -de choisir un mari sans tarder, et lui fit part des intentions -de M. Courtois, qu'il appuyait.</p> - -<p>On s'attendait à quelque extravagance ou tout au -moins à quelque résistance. Adda surprit agréablement -la famille en se montrant soumise et respectueuse -à l'excès. Vous auriez dit un modèle de docilité -filiale : personne ne remarqua le sourire aiguisé -de malice qui perçait entre ses longs cils.</p> - -<p>Elle soupa de bon appétit, soigna particulièrement -sa toilette et arriva très-belle à la préfecture. Son -entrée fit sensation, comme toujours ; elle laissa les -gens l'admirer, et promena son regard, cet infaillible -regard des jeunes filles, autour du salon principal. -Lorsqu'elle eut découvert ce qu'elle cherchait, elle -s'assit auprès de sa mère et attendit les danseurs. -M. Courtois, très-empressé, l'invita pour la première -valse, et juste au même instant l'orchestre préluda. -Elle dansa divinement ; mais lorsque son cavalier -l'eut ramenée jusqu'à sa place, elle lui dit : « Un -peu plus loin, je vous prie, jusqu'au docteur Marchal. »</p> - -<p>M. Courtois dressa la tête comme un coq de combat : -il frisa sa moustache ; ses yeux brillèrent. Il -connaissait la haine de M<sup>lle</sup> Kolb pour l'infortuné -professeur, il avait quelques années de salle, il se -réjouissait de former une alliance offensive qui pouvait -le mener loin. Lorsque Adda fut à portée de -l'ennemi, il prit un air farouche et se campa sur ses -jarrets en homme prêt à tout, et voici le dialogue -qu'il entendit :</p> - -<p>« Monsieur Marchal, voulez-vous me faire le plaisir -et l'honneur de me prêter votre bras pour un -moment?</p> - -<p>— Moi?… A vous, mademoiselle?</p> - -<p>— Je vous en prie.</p> - -<p>— Mademoiselle, j'aime mieux m'exposer à tout -que de désobéir à une femme. Me voici à vos ordres.</p> - -<p>— Bien! J'étais sûre de vous trouver ainsi. »</p> - -<p>Elle salua M. Courtois du bout des ongles et traversa -le salon dans sa longueur au bras d'Henri. -Tout Strasbourg était là ; tous les yeux se fixèrent en -même temps sur ce groupe invraisemblable, inouï. -Claire croyait rêver ; tous ceux qui portaient des -lunettes se mirent à essuyer leurs verres. L'orchestre -oublia de jouer.</p> - -<p>Lorsqu'ils furent au bout du salon, M. Marchal prit -la parole et dit :</p> - -<p>« Si c'est une gageure, mademoiselle, vous l'avez -gagnée.</p> - -<p>— C'est une toute autre chose, monsieur Henri. -Que pensez-vous de ce jeune homme avec qui je dansais -tout à l'heure?</p> - -<p>— Mais… absolument rien.</p> - -<p>— Pensez-vous qu'il rendra sa femme heureuse? Il -me demande en mariage, mes parents l'accepteraient -volontiers ; moi, je ne le connais guère et je n'ai aucun -moyen de l'étudier. Vous le connaissez, vous. -Si j'étais votre sœur, au lieu d'être votre ennemie, -me conseilleriez-vous de devenir M<sup>me</sup> Courtois?</p> - -<p>— Non, mademoiselle.</p> - -<p>— Pourquoi?</p> - -<p>— Parce que ce monsieur est joueur, brutal et -hypocrite. Il vous ruinerait d'abord, vous battrait -ensuite, et prouverait enfin que vous avez tous les -torts.</p> - -<p>— Voilà parler ; merci. Et parmi mes autres adorateurs, -y en a-t-il un qui, selon vous, mérite une -entière confiance?</p> - -<p>— Certes ; le capitaine Chaleix, un cœur d'or, mademoiselle, -une conduite exemplaire, et un bel avenir -dans le génie! Vous l'avez refusé, je crois?</p> - -<p>— Oui, mais il m'aime encore ; il reviendra, si on -le rappelle, et c'est lui qui sera mon mari. Je l'accepte -de votre main, monsieur Marchal, et je vous prie de -considérer cette marque de confiance et d'estime -comme une réparation de toutes mes injustices. -Maintenant voulez-vous me conduire auprès de Claire, -s'il vous plaît? »</p> - -<p>L'excellent notaire Riess en était là de son récit, -et je l'écoutais sans songer à autre chose, quand le -cheval s'arrêta. Nous étions arrivés devant l'auberge -du <i>Cygne</i>. Nos compagnons de chasse descendaient -de leurs voitures et frappaient la terre du pied pour -se dégourdir les jambes, tandis que les cochers leur -passaient les fusils, un à un. Vingt-cinq ou trente -rabatteurs, le bâton à la main, se groupaient confusément -dans un coin de la cour sous les ordres d'un -vieux garde. Deux chiens d'arrêt, tenus en laisse, -pleuraient d'impatience comme des enfants. Le patron -du <i>Cygne</i> apparut au sommet du perron, son -bonnet de fourrure à la main. Il nous donna la bienvenue -et nous dit :</p> - -<p>« Le vin blanc est tiré, la soupe à la farine est sur -la table et l'omelette sur le feu. »</p> - -<p>Il n'y avait pas de temps à perdre, dix heures sonnaient -et la nuit tombait à quatre heures. Chacun -courut au déjeuner, but, mangea, remplit sa gourde, -boucla sa cartouchière, alluma sa pipe ou son cigare, -releva son collet d'habit par-dessus les oreilles, et -en chasse!</p> - -<p>Alors il ne s'agissait plus du professeur Marchal, -ni de la fille du chanoine, mais de ces grands coquins -de lièvres qui bondissaient devant les traqueurs, -couraient sur nous ventre à terre, et souvent forçaient -notre ligne après avoir essuyé dix coups de -fusil. L'amphitryon et l'organisateur de la chasse se -devait à tous ses hôtes, et Dieu sait si le digne homme -avait à cœur de nous poster aux bons endroits!</p> - -<p>Le hasard me rapprocha de lui entre deux battues, -et j'insistai pour avoir la fin de son récit.</p> - -<p>— Mais je croyais l'avoir achevé, répondit-il ; le -reste se devine. Adda Kolb épousa le capitaine Chaleix -et vécut aussi chrétiennement avec lui que Marchal -avec Claire. La fille du chanoine et l'honnête -professeur connurent à des signes certains que Dieu -ne les avait pas créés l'un pour l'autre, puisqu'ils -étaient heureux séparément.</p> - -<p>— Bien ; mais tous ces braves gens, que sont-ils -devenus?</p> - -<p>— Ils ont vécu longtemps en bons voisins, dans -une intimité respectable. Que vous dirai-je de plus? -Vous savez quel est le train des choses de ce monde, -et que toutes les existences, joyeuses ou tristes, calmes -ou tourmentées, aboutissent à une conclusion -unique qui est la vieillesse, la maladie et la mort. Il -faut pourtant que je vous cite une curieuse réflexion -du professeur. Un soir que les deux ménages sortaient -ensemble du théâtre, ils discutaient entre eux -sur ce mot de comédie : je te pardonne, mais tu me -le payeras! Adda soutenait que la femme est incapable -de pardonner sans restriction.</p> - -<p>« Par exemple, dit-elle au docteur, si vous m'aviez -fait le quart des sottes algarades que je vous ai -faites, j'aurais bien pu signer la paix avec vous, -mais je n'aurais pas été capable d'oublier. Est-ce que -véritablement le souvenir de ces choses-là ne vous -revient jamais?</p> - -<p>— Quelquefois.</p> - -<p>— Et alors? Vous ne vous surprenez pas à me -haïr?</p> - -<p>— Au contraire ; mon cœur s'emplit de reconnaissance, -et je vous remercie en moi-même.</p> - -<p>— Voilà qui est fort!</p> - -<p>— Cela n'est que juste. J'ai pris en ce temps-là -quelques résolutions vigoureuses et accompli les -seuls actes un peu méritoires de ma vie. Rien ne -me prouve que j'aurais trouvé l'énergie nécessaire, -si vous ne m'aviez pas mis dans le cas de forcer votre -estime, chère madame Chaleix. »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch2">II<br /> -MAINFROI</h2> - - -<h3>I</h3> - -<p>Jacques Mainfroi dînait ou plutôt finissait de dîner -en tête-à-tête avec lui-même. La vieille salle à manger, -lambrissée de chêne noir à hauteur d'appui et -tendue de vrai cuir de Cordoue jusqu'à la corniche, -était meublée à la dernière mode, quoiqu'on n'y eût -presque rien changé depuis l'abjuration de Lesdiguière. -La haute cheminée de marbre rouge où flambait -un hêtre scié en quatre, l'horloge qui venait de tinter -sept heures, les dressoirs chargés d'orfévrerie -antique et de faïence italienne, les portières de tapisserie, -la table carrée à pieds tors, la nappe entrecoupée -de guipures, le tapis de Turquie, tout enfin, -sauf la lampe Carcel suspendue par un appareil moderne, -représentait le luxe d'une grande maison de -province sous le règne de Louis XIII. Le maître du -logis, rasé de frais dans sa cravate blanche et mollement -enveloppé dans un large veston de cachemire, -égrenait une grappe de raisin ridé. Le service de vieux -japon n'avait passé par aucun hôtel des ventes, car -il était marqué aux mêmes armes que le petit point -des fauteuils et les cartouches de la voussure. Un -miroir de Venise renvoyait à Jacques Mainfroi son -sourire de parfait contentement, et lui disait dans ce -silencieux langage dont les miroirs ont le secret : -Oui, tu es un heureux garçon ; trente ans, un nom, -les dents étincelantes, les cheveux noirs, l'œil vif, la -parole facile, une réputation qui frise la gloire, quelque -succès dans le monde, et vingt-cinq mille francs -de rente, ce qui n'a jamais rien gâté.</p> - -<p>Un petit valet de chambre rougeaud, dodu et visiblement -à l'étroit dans son habit noir, mais bien -dressé, suivait en silence, la serviette sur le bras, -les moindres mouvements du maître. Tous les bruits -de Grenoble mouraient au seuil de l'antique maison ; -à peine si l'on entendait les roulements lointains -de la retraite ou le pas précipité d'un soldat sur -le pavé de la rue Créqui, lorsqu'un violent coup de -marteau ébranla la porte cochère et fit danser tous -les vitraux de la salle à manger.</p> - -<p>Mainfroi leva le front, puis se remit à grapiller -d'un air digne, en homme qui ne se sent pas atteint -par un procédé incongru ; mais presque au même -instant une tapisserie s'écarta, et Fleuron, la femme -de charge, entra comme une bombe.</p> - -<p>« A-t-on jamais vu celui-là, qui vient chercher -une consultation quand tu dînes!</p> - -<p>— Tu lui as dit qu'il s'était trompé d'heure?</p> - -<p>— Je lui ai dit que tu n'étais pas un praticien de -la justice de paix pour attendre le bon plaisir des -clients, qu'on n'envahissait pas le domicile des personnes -comme nous à des heures indues, et que -d'abord, quand je t'aurais servi ton café, tu étais attendu -en soirée chez M. le <i>premier</i>. Ah! mais!</p> - -<p>— C'est dignement parlé, ma vieille. Et ce café? tu -peux le servir?</p> - -<p>— Attends donc! il m'a répondu qu'il s'appelait -Vaulignon, et qu'il n'était pas né pour faire le pied -de grue.</p> - -<p>— M. de Vaulignon? Je le crois bien, qu'il n'est pas -fait pour attendre. Cours le chercher, ou plutôt non ; -j'y vais moi-même. Dominique, allumez au salon.</p> - -<p>— Tu gèleras!</p> - -<p>— Tant pis. Donne un coup de main à Dominique. »</p> - -<p>Il descendit l'escalier en quatre bonds et trouva -sous le vestibule un grand vieillard qui maugréait en -marchant, le cigare à la bouche. Mainfroi se confondit -en excuses ; M. de Vaulignon jeta son cigare et -monta sans mot dire. Lorsqu'ils entrèrent au salon, -le feu commençait à flamber. Quelques bougies de -cire, allumées en hâte, éclairaient vaguement une -salle tapissée de portraits à perruques. L'avocat -avança un fauteuil, en prit un autre et dit : « C'est à -M. le marquis de Vaulignon que j'ai l'honneur de -parler?</p> - -<p>— A lui-même ; mais pardon… M. votre père est-il -tellement occupé que… »</p> - -<p>Mainfroi se retint de sourire ; il répondit d'un ton -ferme et modeste : « Depuis longtemps, monsieur, -j'ai le malheur d'être seul de mon nom.</p> - -<p>— Eh! que diable! vous n'êtes pourtant pas le -célèbre Mainfroi?</p> - -<p>— Célèbre pas encore ; mais seul, comme j'ai eu -l'honneur de vous le dire, et tout à votre service, si -mon âge n'a pas ébranlé la confiance qui vous portait -vers moi. Votre erreur est très-naturelle, monsieur ; -ceux qui ne me connaissent que par ouï-dire -me prêtent aisément la figure d'un vieux parlementaire : -c'est l'effet du nom et des trois siècles de magistrature -qui étendent sur mon front leur ombre -vénérable. Nous étions d'épée en 1300 et alliés aux -Vaulignon de la branche aînée, si j'ai bonne mémoire ; -mais depuis l'an 1540, où nous avons endossé -la robe, nous ne l'avons guère dépouillée : ces portraits -de famille en font foi. Sept présidents à mortier, -deux premiers présidents, un procureur général, un -conseiller à la cour de cassation, qui fut mon cher -et regretté père, le seul de la maison qui ait élu domicile -à Paris.</p> - -<p>— Très-bien, monsieur, très-bien. Je vous demande -pardon d'ignorer tant de choses respectables -et de n'avoir pas suivi de plus près une famille alliée -à la mienne ; mais je suis un vieux loup, vous savez. -Que le diable m'emporte si je mets la patte à Grenoble -une fois tous les quatre ans! Comment donc? -Il y a pardieu bien huit ans que je n'y ai passé, et -au trot de poste encore, en allant marier M. mon -fils. Il paraît qu'ils ont fait des embellissements dans -la ville? Ce n'est pas encore cette fois que je -les admirerai, car je suis arrivé à cinq heures, et -je repars tantôt pour achever la nuit dans mon lit. -Je ne vis que chez moi ; hors de Vaulignon, point -de salut. Oui, jeune homme, j'aime ma terre, et je -ne m'en cache pas. Eh morbleu! si tous les gentilshommes -étaient possédés d'une si noble manie, -on ne verrait pas tant de freluquets échanger un -bon bien qui dure et qui demeure contre de méchants -écus qui vont rouler Dieu sait où. Ceux qui -prétendent que je suis un égoïste en ont menti. -L'égoïste n'aime rien tant que lui, et j'aime Vaulignon -plus que moi-même. C'est justement à ce -propos que je voulais vous consulter. Le hasard -fait qu'au lieu d'un simple robin je trouve un -homme de naissance : à merveille! Vous ne me -comprendrez que mieux.</p> - -<p>— Je suis tout oreilles… et tout cœur.</p> - -<p>— Grand merci ; mais je parlerai en me promenant, -si cela ne vous gêne pas. J'ai de satanées -jambes de chasseur ; aussitôt que je m'arrête un -instant, les fourmis s'y mettent. Voici l'affaire. Et -d'abord, tout à fait entre nous, pensez-vous que le -code civil en ait encore pour longtemps? »</p> - -<p>Mainfroi ne répondit qu'en ouvrant des yeux -énormes.</p> - -<p>« Vous ne comprenez pas? reprit M. de Vaulignon. -Je vous demande confidentiellement si toutes -ces lois antisociales que la révolution nous a mises -sur le dos ont quelques chances de durer autant -que moi?</p> - -<p>— Monsieur, dit Mainfroi, nous ferons bien de -raisonner comme si elles étaient éternelles ; c'est -l'hypothèse la plus prudente.</p> - -<p>— Oui? Hum! On voit pourtant assez de nouveautés -mauvaises pour qu'il ne faille point désespérer -des bonnes. Mais vous avez raison, mieux -vaut mettre les choses au pis et se garder en conséquence. -Monsieur Mainfroi, je n'ai qu'un fils, il -est tout mon portrait, il a mes sentiments, mes -idées, mes goûts ; en trois mots il me continue. Si -vous pouviez le voir, l'épieu en main, face à face -avec un vieux <i>solitaire</i>, vous comprendriez mes -préférences pour ce gaillard-là. Quand je l'ai marié -à cette petite Bavaroise, je lui ai donné le villard -des Trois-Laux, jouxte le grand taillis de Vaulignon ; -c'est la fine fleur de mon bien, on m'en offrait -un million en 43! Ça rapporte cinq pour cent, impôts -payés ; il est vrai que je suis le fermier de mon -fils et que je ne m'épargne pas à la peine. Gérard, -le comte, vit sur ses terres, en Allemagne, neuf mois -de l'année : mais il passe l'hiver sur les nôtres. -Je l'ai au château depuis la Toussaint avec femme -et enfants, trois garçons et deux filles! Ah! c'est -un homme! Je veux lui laisser tout, le plus tard -possible, s'entend ; mais, lorsqu'on a passé la -soixantaine, il faut compter avec la mort. Le château -et les bois ne sauraient tomber en plus dignes -mains ; il aime ce domaine, il ne s'en défera point, -il le transmettra à son fils aîné, et les choses resteront -à jamais dans l'ordre établi par la Providence. -La terre de Vaulignon ne doit appartenir qu'à un -Vaulignon. Avouez, monsieur, qu'il serait impie de -séparer ce que Dieu a uni.</p> - -<p>— Or, vous avez d'autres enfants, n'est-il pas -vrai?</p> - -<p>— Moi? Pas du tout! je n'ai qu'une fille. »</p> - -<p>A cette exclamation naïve, le jeune homme se -départit un peu de sa gravité. Il répondit en riant :</p> - -<p>« Eh mais! c'est beaucoup mieux que rien.</p> - -<p>— Au point de vue du cœur, certainement. Me -prenez-vous pour un père dénaturé? J'aime ma -fille, monsieur, mais il s'agit ici d'une question -sociale.</p> - -<p>— Eh bien! dans la société française en 185…, la -loi ne permet pas qu'on sacrifie un sexe à l'autre.</p> - -<p>— Votre loi est une bourgeoise, et nous sommes -gens de condition, sacrebleu! Que serait-il advenu -de ma terre et de mon nom, je vous le demande, si -depuis sept cents ans nos cadets et nos filles ne -s'étaient quelque peu dévoués au principe conservateur ; -s'ils avaient partagé et repartagé Vaulignon -comme les petits d'un cordonnier s'arrachent les -nippes de leurs père et mère? Ce domaine, qui fait -l'admiration du monde, serait haché menu comme -chair à pâté, et moi, le chef de la maison, je traînerais -ma noble gueuserie dans le service des -télégraphes ou des contributions directes! Feu mon -père, Dieu ait son âme! était l'aîné de cinq fils. Mes -oncles ont-ils rien prétendu sur Vaulignon? A-t-on -vu cette illustre terre tirée à quatre chevaux par -nos cadets? L'un s'est accommodé d'un régiment, -l'autre d'un bénéfice, un autre s'est fait tuer en -Amérique dans l'armée de La Fayette, et le plus jeune -a porté sa tête sur l'échafaud le jour même de ma -naissance.</p> - -<p>— Voilà des gens qui savaient vivre ; mais, sans -contester le mérite de leur renoncement, je vous -ferai observer que messieurs vos oncles étaient déshérités -par la loi.</p> - -<p>— Et ma chère et digne sœur, de sainte mémoire, -qui se mit en religion l'an de grâce 1819 pour me -laisser tout mon bien, subissait-elle une autre loi -que celle de son cœur et de sa conscience? Hélas! -monsieur, de telles âmes, on n'en fait plus.</p> - -<p>— La vocation manque à M<sup>lle</sup> de Vaulignon?</p> - -<p>— Absolument, malgré le soin que j'ai pris de -la mettre au Sacré-Cœur toute petite. C'est un -esprit romanesque, à la mode du jour. On veut être -aimée ; on réclame sa part de bonheur, on fait fi -des richesses, mais on ne dédaignera pas l'année -prochaine un cœur de gentilhomme qu'il me faudra -payer écus sonnants, et plus cher qu'il ne vaut. -Je ne me cabre point, je ferai grandement les choses ; -j'achèterai la fleur des pois, si tant est qu'il -en reste à vendre. Ma fille mériterait d'être épousée -pour elle-même et pour l'honneur de notre alliance, -mais il paraît que vos petits messieurs ne se payent -plus de cette monnaie-là.</p> - -<p>— C'est que la vie du monde coûte un peu plus -cher qu'autrefois.</p> - -<p>— Soit ; mais lorsque j'aurai déboursé une dot -exorbitante, serai-je libre enfin? Ma fortune m'appartiendra-t-elle? -Daignera-t-on permettre que je -dispose de mon bien? On m'avait… non! j'avais -projeté de vendre Vaulignon à mon fils moyennant -une rente viagère… »</p> - -<p>Le visage de Mainfroi se rembrunit.</p> - -<p>« Monsieur le marquis, dit-il, je crains que vos -souvenirs ne vous trompent. Ce n'est pas un propriétaire -fanatique, comme vous l'êtes, qui songe -à se déposséder de son vivant. Cette idée, que vous -le sachiez ou non, vous a été suggérée.</p> - -<p>— Et par qui donc, s'il vous plaît?</p> - -<p>— Ce n'est pas par M. le comte votre fils, mais il -se pourrait bien qu'un soir, au coin du feu, M<sup>me</sup> la -comtesse…</p> - -<p>— La comtesse est un ange, et je trouve nouveau -qu'un étranger, sans la connaître, ait la prétention -de savoir ce qu'elle m'a dit!</p> - -<p>— Je le sais par un petit miracle de sorcellerie -élémentaire, monsieur. L'idée en question n'a pu -venir qu'à une femme, parce que les femmes, et -surtout celles qui ont cinq enfants à pourvoir, se -font un sens moral un peu plus large que le nôtre. -Et l'auteur de cet avis doit être une étrangère, ignorante -de nos lois, qui interdisent un tel trafic. Toute -aliénation faite au profit d'un successible en ligne -directe, à charge de rente viagère, est réputée acte -gratuit, ou, pour parler un langage moins technique, -si le comte vous achetait Vaulignon à fonds perdu, -la loi supposerait <i lang="la" xml:lang="la">à priori</i> que vous avez voulu avantager -M. votre fils par une libéralité déguisée. M<sup>lle</sup> de -Vaulignon serait admise à prouver que son père et -son frère, par un accord frauduleux (ce n'est pas -moi qui parle), l'ont frustrée d'une partie des biens -que la loi lui réserve.</p> - -<p>— Assez, monsieur! c'est la première fois que j'entends -un tel langage, et l'impertinence de vos lois -commence à m'échauffer les oreilles. Concluons. -Quels avantages m'est-il permis d'assurer à mon fils?</p> - -<p>— La loi garantit à chacun de vos deux enfants un -tiers de votre fortune ; elle vous abandonne la libre -disposition du reste. Supposons que vous possédiez -trois millions…</p> - -<p>— Je n'ai pas cela!</p> - -<p>— Simple hypothèse. Vous pourriez légalement -en donner ou en léguer deux à M. le comte, pourvu -que M<sup>lle</sup> votre fille en eût un. Comment estimez-vous -la terre de Vaulignon, tout sentiment à part?</p> - -<p>— Vaulignon rapporte moins que le villard des -Trois-Laux, mais on ne bâtirait pas le château pour -cinq cent mille francs. Et les futaies, monsieur! les -plus belles de France! Roquevert, le gros marchand -de coupes, m'a fait offrir cent mille écus de la superficie : -il y a là des bois de marine comme on n'en -voit plus nulle part. Si le villard vaut un million, les -deux domaines font la paire.</p> - -<p>— Cela étant, il ne nous reste qu'à trouver cinquante -mille louis d'or pour M<sup>lle</sup> de Vaulignon. »</p> - -<p>Le vieillard fit un haut-le-corps accompagné d'un -fort juron.</p> - -<p>« Savez-vous que c'est une somme? Je ne l'ai pas ; -non, sur l'honneur, quand même je vendrais mes -rentes, mes obligations et tous ces petits biens qui -sont éparpillés autour des Plâtrières! Il faudrait emprunter… -ou épargner longtemps, mais le temps? -Ou gagner? Mais je suis fait pour gagner de l'argent -comme mes chiens pour chanter la messe.</p> - -<p>— Le comte est riche ; il parferait le million plutôt -que de liciter un de ces beaux domaines.</p> - -<p>— Peut-être ; si sa femme en est d'avis ;… mais -cela ou autre chose, il faut se mettre en règle avec -la loi. Je vois d'ici le testament qu'il me reste à faire. -Encore un mot, monsieur. Vous m'avez donné votre -avis en jurisconsulte, mais comme homme et comme -gentilhomme m'approuvez-vous sans réserve? Je -vous demande un oui ou un non, et je tiendrai grand -compte de votre sentiment, quel qu'il soit.</p> - -<p>— Permettez-moi de distinguer, quoique je ne sois -rien moins que jésuite. J'estime qu'en droit naturel -un homme peut disposer arbitrairement de tout le -bien qu'il a gagné lui-même. Il ne doit rien à ses enfants, -sauf l'éducation et les moyens d'existence. -Quant à celui qui n'a pas créé, mais simplement recueilli -sa fortune, il n'est à mon sens qu'un dépositaire -chargé de la transmettre à la génération suivante, -et de la répartir sans préférence entre les -petits-enfants de son père. Tel serait votre devoir, -si vous étiez simplement un homme ; mais la noblesse -dérange tout : un gentilhomme est un être à part, en -dehors de la loi commune. Si ma raison s'insurge à -toute heure contre cette exception, l'esprit de famille -et la reconnaissance envers mes aïeux me commandent -de la respecter. Le fait existe, il est constant, -je dois le faire entrer dans mes calculs et raisonner -avec vous comme si nous ne faisions point partie de -la grosse humanité. Si je me place à ce point de vue -faux, mais admis, je reconnais que votre patrimoine -échappe aux lois de l'équité vulgaire. Ceux qui vous -l'ont transmis de main en main à travers une demi-douzaine -de siècles ont voulu et prétendu qu'il ne -fût jamais divisé. S'ils ressuscitaient tous ensemble -pour se réunir ici en conseil de famille, ils diraient -d'une voix que Vaulignon et les Trois-Laux ne peuvent -appartenir qu'à M. votre fils, que cette faveur, -injuste en elle-même, découle logiquement du principe -de la noblesse, et que sans le droit d'aînesse, -appliqué ouvertement ou en fraude, toutes les aristocraties -héréditaires verseraient bientôt dans l'abîme -du prolétariat! Tiens! voilà que je plaide : pardon, -monsieur.</p> - -<p>— Non, ma foi! ne vous raillez pas vous-même ; -c'est noblement parlé.</p> - -<p>— Vous voulez dire parler en noble.</p> - -<p>— Et quoi de mieux?</p> - -<p>— Rien, rien. Si votre conscience se trouve suffisamment -éclairée, je vous demanderai la permission -de passer un habit, car voici huit heures qui sonnent, -monsieur, et je suis commandé de service -pour un whist officiel qui n'attend pas. »</p> - -<p>Le marquis s'inclina, tira son portefeuille et dit -d'un ton bourru qui cachait mal son embarras :</p> - -<p>« Maître Mainfroi, je vous ai dit que j'étais extrêmement -rare à Grenoble ; vous m'excuserez donc si -je me hâte un peu d'acquitter ma dette envers vous.</p> - -<p>— Monsieur, répondit Mainfroi, vous m'avez fait -l'honneur de me consulter comme gentilhomme, vous -me devez donc plus que de l'argent. »</p> - -<p>M. de Vaulignon remit son portefeuille en poche, -et tendit les deux mains au jeune seigneur.</p> - - -<h3>II</h3> - -<p>Le premier président, M. de Mondreville, n'accueillait -pas Mainfroi comme un avocat distingué, -mais plutôt comme un fils. Les vieux conseillers le -choyaient à qui mieux mieux ; il était ainsi l'enfant -gâté d'une nombreuse et vénérable famille. Personne -ne doutait qu'il ne fût réservé aux plus hautes -dignités de la magistrature, et chacun se promettait -de le pousser dès que l'ambition lui serait venue. Il -semblait formellement engagé par les traditions de -la race et par l'éclat du nom ; les amis de son père -le suivaient avec orgueil dans la carrière qu'il avait -choisie, mais ils ne lui auraient point pardonné d'y -vieillir.</p> - -<p>Rien de plus étonnant que ses débuts : docteur en -droit à vingt-deux ans et grand prix de la faculté de -Paris, il s'était fait agréger l'année suivante avec dispense. -Tout aussitôt il était venu réclamer son inscription -au tableau de l'ordre à Grenoble, son stage -étant fait à Paris. Soit curiosité, soit prévoyance, les -avoués lui épargnèrent les longueurs de l'attente : -ils accoururent chez lui les mains pleines d'affaires. -Sa première plaidoirie attira plus de monde qu'une -première représentation ; c'est à coup sûr la seule -fois que les dames se soient arraché les billets pour -un procès de mur mitoyen. La ville de Grenoble -aime son vieux parlement ; elle en est fière, elle -veille sur cette gloire et cette grandeur provinciale -avec un patriotisme jaloux. La foule qui se porta au -palais pour juger le dernier Mainfroi était très-exigeante -et très-indulgente en même temps, prête à -lui pardonner tous les défauts de son âge, et prompte -à désespérer de lui, s'il paraissait inférieur à cette -réputation précoce. Il se montra supérieur à ses -succès d'école, aux éloges de ses maîtres et à l'attente -de ses amis. On vit un beau garçon, modeste, -simple et de grande manière ; sa voix pleine et sonore -se maintint dans le ton d'une conversation aimable, -en évitant l'emphase et l'éclat. Il discuta posément, -poliment et même avec une certaine bienveillance, -les prétentions de la partie adverse, éclaira les faits, -élucida les textes de loi, n'omit rien, ne laissa pas -tomber une parole inutile, et termina par une péroraison -naïve et touchante qui réclamait pour lui -l'adoption du tribunal et du parlement dauphinois. -Le tribunal lui donna gain de cause ; le président le -complimenta en public suivant un usage patriarcal -que j'admire ; les vieux avocats s'étonnèrent qu'un -si jeune homme sût parler sobrement et faire trêve -d'érudition ; les gens du monde, qui sont plus lettrés -à Grenoble que dans beaucoup d'autres villes, goûtèrent -fort cette éloquence exempte de rhétorique. -Quant aux femmes, elles pensèrent que ce petit -Mainfroi devait être joliment persuasif lorsqu'il plaidait -sa propre cause.</p> - -<p>Il eut de grands succès en tout genre, et les plus -beaux furent ceux dont le monde ne connut rien. -Discret dans le bonheur et gentilhomme en tout, il -mena, sept années durant, une vie cachée et brillante -dans cet hôtel de l'an 1622, qui a l'air si confident -et tant de portes dérobées. Au palais, son -talent et sa réputation marchaient de front ; il choisissait -scrupuleusement ses affaires : aussi les gagnait-il -à coup sûr. Aux yeux des magistrats, la -cause qu'il prenait en main était comme jugée par -lui et gagnée dans son cabinet avant instance. Il -avait pleine conscience de son autorité, et chaque -fois qu'il se levait à l'audience, le ton dont il disait -ce simple mot : « messieurs! » aurait valu un long -commentaire. Sans arrogance et même sans fatuité -vénielle, il modulait, accentuait, posait, isolait ce -« messieurs, » comme pour le livrer aux méditations -de la cour ou du tribunal. Ce modeste « messieurs, » -dans sa bouche, en disait cent fois plus qu'il n'était -gros. On y sous-entendait tout un exorde ainsi -conçu : « Vous me connaissez tous, vous savez que -je ne plaide pas pour gagner ma vie, ni pour faire -ma réputation, mais pour m'asseoir de plus en plus -solidement dans l'estime des gens de bien et pour -me rendre digne des honneurs qui m'attendent dans -un avenir assez rapproché. Vous devez donc penser -qu'aucune considération ne m'aurait fait sortir de -chez moi ce matin, si je n'étais quatre fois sûr de -gagner la partie. Admettez-vous un seul moment -que je me sois trompé sur le point de fait, ou abusé -sur le point de droit? Vous ne le pouvez pas, car -vous savez qu'il ne tiendrait qu'à moi de siéger à -vos côtés au lieu de pérorer devant vous, et que par -conséquent je possède, à l'état virtuel, toute l'infaillibilité -de la justice. » Voilà ce qu'il disait sans le -dire, et pas l'ombre d'impertinence dans cette déclaration -muette! Un magistrat célèbre, qui devait être -un jour garde des sceaux, vint à Grenoble en visite -chez M. de Mondreville. On lui fit entendre Mainfroi, -et il en fut émerveillé. « Ce jeune homme plaide en -conseiller, » dit-il au sortir de l'audience. Il s'invita -à dîner chez Mainfroi avec le premier président et -quelques gens de robe. Après un long repas où -Fleuron s'était surpassée, le personnage, qui appartenait -au petit groupe (aujourd'hui si restreint) des -ministres possibles, prit Mainfroi dans une embrasure -et lui parla ainsi :</p> - -<p>« Le ministère de la justice fait fausse route. On -se croit fort habile en écartant de la magistrature -les hommes que la naissance et la fortune ont créés -libres ; on veut avoir, coûte que coûte, un gouvernement -fort, et l'on pense avancer le but en choisissant -des hommes dépendants, prêts à tout, esclaves -de leur pain. Mauvaise politique, monsieur! ce déplacement -de mobile, qui substitue l'intérêt à l'honneur -et à la dignité, éliminera les caractères sans nous -attirer les talents. Triplât-on les traitements, ils resteront -toujours inférieurs aux honoraires d'un avocat -distingué ; nous n'aurons que des hommes de second -et de troisième choix ; le ministère public sera faible -en comparaison du barreau, et la magistrature tombera -peu à peu dans une médiocrité incurable. Si -jamais le chef de l'État m'honorait de sa confiance, -je m'appliquerais à recruter tout un état-major -d'hommes indépendants, oui, indépendants d'esprit, -de caractère et de fortune, fussent-ils même un peu -frondeurs comme les magistrats des vieux parlements! -Il faut que nous soyons autre chose que des -fonctionnaires, monsieur. L'ordre judiciaire est un -pouvoir dans l'État. Il reçoit son institution du pouvoir -exécutif, il applique les principes formulés par -le pouvoir législatif, mais il ne doit être valet ni de -l'un ni de l'autre. La vénalité des offices est tombée -sous le ridicule ; Brid'oison l'a tuée, j'en conviens, -et pourtant ce n'était pas la pire institution de l'ancien -régime. Le magistrat qui avait payé sa charge -était chez lui à l'audience ; le beau mot « la cour -rend des arrêts et non des services, » de quelle date -est-il? L'ancien régime en a tout l'honneur. Décidément -je préfère la vénalité des offices au ramollissement -des consciences. »</p> - -<p>Un entretien qui commence ainsi peut aller loin. -Mainfroi ne savait pas encore que tout ministre <i lang="la" xml:lang="la">in -partibus</i> est révolutionnaire par état. Il fut non-seulement -séduit, mais enlevé par les théories de son -interlocuteur. Sa jeunesse le livra pieds et poings -liés au magistrat éminent et au fin politique qui tutoyait -M. de Mondreville et l'appelait <i>copain</i> au dessert. -Le vieillard et le jeune homme, enchantés l'un -de l'autre, ne se quittèrent point sans conclure une -sorte de pacte ; Mainfroi promit de s'enrôler à la -première réquisition sous les drapeaux du futur -ministre.</p> - -<p>En attendant, il sut se ménager et tenir les occasions -à distance. Il frondait même un peu dans la -mesure qui a toujours été permise aux hommes riches -et bien nés.</p> - -<p>Le soir de son entrevue avec le marquis de Vaulignon, -sur les dix heures, après le whist du premier -président, tandis qu'il savourait une tasse de thé en -souriant à la belle madame Portal, reine de Grenoble -et sa meilleure amie, le procureur général vint -le battre en brèche, et le gaillard ne se rendit point.</p> - -<p>« Mon cher grand homme, lui dit le chef du parquet, -on m'enlève Pfeiffer, mon meilleur substitut, -et me voilà terriblement en peine. 'Ah! si vous vouliez!</p> - -<p>— Non, répondit Mainfroi. D'abord j'ai mes idées -sur les devoirs d'un magistrat dans le monde ; ils -sont infiniment plus stricts que ceux d'un avocat, et -je ne prendrai pas sur moi de représenter la justice -tant que je ne serai pas rangé et marié.</p> - -<p>— Mais l'honneur de défendre la société ne vaut-il -pas quelques sacrifices?</p> - -<p>— Je la défends à ma manière, avec autant d'éclat -que je pourrais le faire au parquet et avec plus de -liberté. Quel intérêt aurais-je à marquer le pas sur la -grand'route, lorsqu'un chemin de traverse me conduit -plus directement au but? Tous les grades de la -magistrature sont également accessibles à l'avocat, -suivant son âge et sa réputation ; il arrive de plain-pied -aux plus hautes fonctions comme aux plus -humbles, pourvu qu'il ait montré ce qu'il vaut. Tant -que je reste en dehors de la hiérarchie, j'ai presque -autant de chances d'obtenir le bâton de maréchal -que l'épaulette de sous-lieutenant : une fois enrégimenté, -je devrais suivre la filière. Et comptez-vous -pour rien les ennuis, les dégoûts, les dangers que je -m'épargne à moi-même en restant simple avocat jusqu'au -bon moment? Procès de presse et d'association, -manœuvres électorales, rapports sur l'opinion -publique et autres <i>menus suffraiges</i> qui trop souvent -vous compromettent à jamais! »</p> - -<p>Voilà comment ce jeune homme dansait autour des -arches saintes de la politique. Il ne prenait au sérieux -que la justice et peut-être l'amour.</p> - -<p>Le procureur général apprêtait sa réplique lorsqu'un -grand bruit lui coupa la parole. C'était maître -Foucou, le plus discret notaire de la ville, qui entrait -en s'ébrouant et soufflant dans ses gants paille -à l'heure où l'on couche habituellement les notaires. -« Mes respects, tous mes respects, monsieur le premier! -Mes plus humbles hommages, madame la première! -Mesdames, messieurs, votre fidèle serviteur de -tout mon cœur. Je ne me serais pas mis au lit pour un -empire avant de m'être excusé. Madame la première -a dû comprendre qu'il fallait un événement bien despotique -pour m'empêcher de me rendre à sa gracieuse -et honorable invitation. Ah! le devoir! Il commande et -j'obéis. Il y a des choses qui n'attendent pas : la mort -entre autres et les tenants et aboutissants d'icelle. »</p> - -<p>M<sup>me</sup> Portal poussa un cri d'effroi : « Pour Dieu! -monsieur Foucou, si vous venez d'un lit de mort, ne -m'approchez pas!</p> - -<p>— Rassurez vos grâces, belle dame, je ne connais -ni morts ni malades, et s'il faut appuyer mon dire -de quelque preuve démonstrative, la discrétion professionnelle -ne me défend pas d'indiquer le client -qui m'a fait perdre une si précieuse soirée. C'est un -grand propriétaire foncier qui habite à quelques -lieues de Grenoble, un vaillant chasseur devant -Dieu, terreur des loups, des sangliers et des ours. »</p> - -<p>Plusieurs voix désignèrent M. de Vaulignon, qui -était louvetier en titre.</p> - -<p>« C'est vous qui l'avez dit, poursuivit le notaire. -Je ne l'ai pas nommé, quoique rien n'interdise à un -officier ministériel de se faire honneur des visites -qu'il reçoit. Voilà notre belle M<sup>me</sup> Portal bien rassurée, -car s'il était vrai que le marquis prît des dispositions, -ce que j'ignore, ce serait de sa part un -luxe de prudence. Quelle noble santé! et quelle force -d'âme en présence des questions les plus solennelles! -C'est lui qui aurait bien le droit d'employer la -formule : « Je soussigné, sain de corps et d'esprit… » -Mais je doute qu'il sache prévoir les malheurs de si -loin. Cependant lorsqu'on a deux ou trois millions -à laisser,… je ne sais rien, j'indique vaguement la -fortune qu'on lui prête,… et lorsqu'on est chargé par -la Providence d'assurer la grandeur et la perpétuité -d'un grand nom!… il faut penser à tout. Ceux qui -n'ont qu'un seul héritier sont bien libres de mourir -intestats, si bon leur semble. Oui, mais la question -ne se présente pas souvent avec cette simplicité… »</p> - -<p>Le bonhomme s'arrêta un moment, et ses yeux -firent le tour de l'assemblée en quêtant une interrogation -qui lui permît de poursuivre. La femme d'un -conseiller prit pitié de sa peine et dit :</p> - -<p>« Combien a-t-il d'enfants, le marquis de Vaulignon?</p> - -<p>— Ah! vous pensez encore au marquis, chère -dame? Moi je n'y étais plus. Je suivais mon idée dans -une tout autre direction. M. de Vaulignon doit avoir -deux enfants, si je ne me trompe : un fils d'abord,… -je dirais même <i>avant tout</i>, car enfin un fils est presque -tout dans ces vieilles familles. Bienheureux les -garçons! j'en ai vu plus d'un en ma vie à qui le bien -venait en dormant. N'allez pas croire au moins que -M. le comte soit un endormi! Ce n'est pas de son lit -qu'il attend la fortune, c'est sous bois, au triple galop, -derrière la meute de son père : Nemrod, fils de -Nemrod! Je suppose néanmoins que, s'il trouvait sur -sa route une couple de millions en biens-fonds nets -d'hypothèques, le jeune homme se baisserait pour -les ramasser. Les rencontrera-t-il? Voilà ce que j'ignore, -et même si je le savais, je n'en soufflerais -mot. Ce qu'on peut affirmer, c'est que M. le marquis -est ferré sur le code, et qu'il ne donnera jamais à -Pierre ce que la loi réserve à Paul ou à Pauline.</p> - -<p>— Maître Foucou! demanda Mainfroi, est-ce que -Pauline est le nom de M<sup>lle</sup> de Vaulignon?</p> - -<p>— A Dieu ne plaise, monsieur! mais je vous jure -que M<sup>lle</sup> Marguerite est hors de cause. Pourquoi -donc mettez-vous au particulier ce que je dis en général? -Est-ce que je suis un bavard, un homme -léger, un notaire sans gravité, discrétion ni consistance? -M<sup>lle</sup> Marguerite, quoi qu'il arrive, sera toujours -un des plus beaux partis de la province. Ne me -demandez pas quelle dot on lui destine, je dois l'ignorer ; -mais elle sera pourvue en héritière, quand -même elle n'hériterait de rien,… je m'entends. Et -jolie avec cela comme,… oui, comme M<sup>me</sup> Portal à -dix-huit ans ; un vrai type de reine, elle aussi, mais -naturellement une beauté moins faite,… je dis moins -achevée. Il est bien malheureux que cette pauvre -enfant soit séquestrée à Vaulignon. Quel succès, si -M. le marquis daignait la produire à Grenoble! Et je -crois qu'elle-même préférerait la compagnie de ces -dames au tête-à-tête avec une belle-sœur dont il ne -m'appartient pas de dire aucun mal. »</p> - -<p>Ce coupable bavardage d'un sot amusa presque -toute la compagnie ; mais Jacques Mainfroi n'en rit -guère, et il rentra chez lui passablement rêveur. -« Ainsi donc, pensait-il, le testament est fait ; ce -gentilhomme des bois, en me quittant, a couru chez -son notaire. Il se trouve que j'ai exercé quelque -influence sur le sort, ou, du moins sur l'avoir d'une -fille qui ne m'est rien, que je ne verrai peut-être -jamais, et qui probablement ignore jusqu'à mon -nom. Lui ai-je été nuisible ou utile? qui le sait? Le -père semblait bien résolu à la dépouiller dans les -limites du possible ; mais, lorsqu'il m'a prié de lui -donner mon avis comme homme, je n'avais peut-être -qu'un mot à dire pour sauver à cette pauvre -enfant un grand tiers de son bien. Reste à savoir si -elle aurait été plus heureuse étant plus riche. A cette -loterie du mariage, les numéros gagnants ne sont -pas toujours ceux qu'on a payés cher. Qui pourra-t-elle -épouser ici? Je ne vois guère de partis pour une -héritière d'un million. Il n'y en aurait pas du tout -pour une héritière d'un million et demi. Comment -est-elle? quelle femme est-ce? J'ai vu le papa, je -devine le frère ; ces propriétaires-chasseurs sont -tous les mêmes : mes chiens, mes chevaux, mes -pipes, ma cave, mon nom! Mais la fille et la sœur -de pareils hommes, à quoi peut-elle ressembler? A -M<sup>me</sup> Portal? Quel triple sot que ce notaire! Amélie -Portal est un beau fruit de jardin ; cette petite doit -avoir dans l'esprit, dans les manières, dans tout son -être enfin, les saveurs âpres et les parfums subtils -du sauvageon. »</p> - -<p>En rentrant au logis, il chercha Vaulignon sur la -carte d'état-major. Sa nuit fut agitée, ce qui ne veut -pas dire mauvaise. Il vit un pêle-mêle de loups, de -notaires, de contrats, de testaments et de jolies filles -à qui M<sup>me</sup> Portal servait de mère. Cependant M<sup>me</sup> Portal -avait à peine cinq ou six ans de plus que lui.</p> - -<p>Ces rêves le poursuivirent pendant une quinzaine ; -ils finirent par l'obséder en plein jour, à l'audience, -dans le monde, et même au milieu des visites intimes -qu'il recevait de temps à autre. Pour mettre un terme -à cette persécution, il n'imagina rien de mieux que -d'aller rendre à M. de Vaulignon la poignée de main -qu'il lui devait. Il partit à cheval un matin de février, -par un joli soleil qui fondait lentement la neige sur -les routes. En trois heures de promenade, il atteignit -le villard ou village de Vaulignon, éparpillé sous -un château de fière tournure. Dirai-je qu'à cette vue -le cœur lui faillit? Non, mais il éprouva le besoin de -se recueillir en mangeant un morceau. L'aubergiste -ne se fit pas prier pour lui apprendre que les seigneurs -couraient le sanglier à une lieue du château. -M. Lafeuille, le valet de limiers, avait bu la goutte -au village en revenant de faire le bois ; il avait connaissance -d'un vieil ermite baugé dans l'enceinte des -grands mélèzes. Le vautrait n'était sorti des communs -qu'à dix heures, parce que les dames suivaient. -L'animal devait être détourné depuis un bout -de temps ; il s'était fait battre sur place pendant une -demi-heure, ensuite de quoi il avait pris un grand -parti, et personne ne pouvait dire où était la chasse. -Sur ces renseignements, Mainfroi comprit qu'il avait -quelques chances de se promener jusqu'au soir sans -faire de rencontres. Moitié content, moitié fâché, -comme un homme qui ne sait ni ce qu'il craint ni -ce qu'il désire, il remonta sur sa bête, et gagna la -forêt sans autre guide que le hasard.</p> - -<p>Il y a de vieilles banalités qui sont usées jusqu'à -la corde et qui pourtant s'imposent en quelque sorte -à l'esprit le moins banal. Mainfroi, qui était l'homme -le moins niais du monde, ne put se défendre de -penser à cet éternel roman où le sanglier furieux -joue le rôle de la Providence, M<sup>lle</sup> de Vaulignon, -seule et désarçonnée en face du monstre, le solitaire -fondant sur elle pour la découdre, et tout à coup, un -beau jeune homme, le fer en main… « Mais grâce -à Dieu, pensait-il en riant, ma seule arme est une -cravache. Quoi qu'il arrive à la belle Marguerite, je -n'aurai pas le ridicule de la sauver. »</p> - -<p>Cette méditation prosaïque fut coupée par le tumulte -de la chasse. La voix des chiens, une fanfare, -le <i>vloo, vloo</i>! des piqueurs, une boule noirâtre et -hérissée qui coupa le chemin et se rembucha lestement, -la meute haletante, le galop de quelques chevaux, -la face illuminée du marquis, c'est tout ce -qu'il eut le temps de voir et d'entendre. Le gibier, -les chiens et les hommes étaient trop à leur affaire -pour s'arrêter au spectacle d'un avocat.</p> - -<p>Quelques minutes après, il vit passer un cheval -attardé, mais plein de feu, qui galopait par bonds en -secouant le plus étrange fardeau du monde… Figurez-vous -une petite maman courtaude, épaisse, couperosée, -mal endentée, aux trois quarts décoiffée -et traînant à la remorque une cordelette de cheveux -blonds tordus avec un velours vert : la robe -marron et bleue, chargée de passementeries rouges -et de perles multicolores, avec des manchettes de -fourrure et un boa noué en double autour du cou : -telle était la comtesse de Vaulignon, née baronne de -Brintzheim ; on naît baronne dans quelques royaumes -saugrenus.</p> - -<p>Mainfroi la reconnut sans la connaître : « Allons! -dit-il, le poste est bon : un peu de patience, et Marguerite -viendra se faire passer en revue. » Mais au -bout d'un quart d'heure il supposa qu'on l'avait mal -informé, que la fille du marquis n'était pas sortie et -qu'il n'avait plus rien à voir dans ces parages. Il -s'orienta de son mieux et reprit la direction du villard. -Déjà l'épaisseur du bois sensiblement éclaircie -montrait la lisière, et il pressait le pas pour se -remettre en plaine, lorsqu'au détour d'une avenue -il vit une amazone du plus beau style en costume -Louis XIII. Grande, svelte, souple, imperceptiblement -abandonnée, elle ondulait aux allures d'un fort -cheval de demi-sang. La main gauche qui tenait les -rênes reposait négligemment sur le pommeau de la -selle, la droite pendait avec la cravache sur l'épaule -de la monture. La fière simplicité de l'habit rehaussait -la beauté un peu sévère du visage ; les gants de -chamois, trop longs et trop larges, étaient ceux d'une -vraie grande dame qui se gante pour protéger ses -mains et non pour les montrer aux passants. Mainfroi -s'arrêta net et attendit dans une contemplation -recueillie cette belle déshéritée qui regardait vaguement -le paysage sans rien voir. Lorsqu'ils furent à -dix pas l'un de l'autre, le jeune homme s'approcha -d'elle et salua avec grâce ; elle répondit d'un air -froid, mais sans témoigner plus de crainte ou d'étonnement -que si elle avait été abordée par un inconnu -dans le salon de son père.</p> - -<p>« Mademoiselle, dit-il en s'efforçant d'être brave, -vous avez perdu la chasse?</p> - -<p>— Non, monsieur, je l'ai laissée.</p> - -<p>— Je comprends ; on allait d'un si terrible train…</p> - -<p>— Oh! ce n'est pas cela, mais la chasse m'ennuie -parce que je la sais par cœur. Toujours la même -chose!</p> - -<p>— Et vous ne craignez pas d'aller seule à travers -bois?</p> - -<p>— Que craindrais-je? Je suis chez nous, et personne -ne me veut de mal que je sache.</p> - -<p>— Cependant… une jeune fille… Il pourrait se -rencontrer sur votre route… on pourrait vous dire -de ces choses qui font rougir.</p> - -<p>— Quoi, par exemple?</p> - -<p>— Mais… si l'on vous disait à brûle-pourpoint que -vous êtes belle?</p> - -<p>— Je le sais, mais comme je n'ai pris ma beauté à -personne, je n'ai pas lieu d'en être honteuse. »</p> - -<p>Mainfroi fut comme étourdi sous le coup de -cette naïveté fière, mais il se remit bientôt et reprit :</p> - -<p>« Vous êtes plus que belle, mademoiselle de Vaulignon ; -vous êtes simple, digne et forte, et l'homme -qui vous épousera est heureux entre tous les -hommes! »</p> - -<p>Elle pâlit un peu, regarda Mainfroi sérieusement, -et dit :</p> - -<p>« Est-ce que vous le connaissez?</p> - -<p>— Non, et vous?</p> - -<p>— Ni moi non plus, mais je sais qu'il n'est pas -loin. »</p> - -<p>Le regard de Mainfroi fit lentement le tour de l'horizon.</p> - -<p>« Vous parlez sans doute au figuré? dit le jeune -homme.</p> - -<p>— J'ai vingt ans, monsieur, et mon père s'occupe -de mon prochain établissement. Voilà ce que je sais, -et ce qui me permet de dire que mon futur mari ne -saurait être loin.</p> - -<p>— J'éprouve une violente démangeaison d'être indiscret -et de vous demander : comment l'aimeriez-vous, -mademoiselle?</p> - -<p>— Il y a un jeu, vous savez, où l'on fait de ces -questions-là. Je l'aimerai comme on me l'offrira, -monsieur, car il sera tout choisi la première fois -qu'une occasion fortuite ou apprêtée le placera devant -mes yeux. N'est-ce pas partout ainsi?</p> - -<p>— Sans doute. Et les idées de monsieur votre -père…?</p> - -<p>— Sont celles de tous les pères de sa condition : -un nom, de la fortune, quelque jeunesse encore, et -la réputation de galant homme.</p> - -<p>— J'entends ; mais se peut-il que pour vous plaire, -pour toucher cet adorable cœur, si naturel et si -prime-sautier, il suffise de se présenter avec l'agrément -de M. le marquis?</p> - -<p>— Une fille ne doit-elle pas entière déférence aux -vœux de son père?</p> - -<p>— Et puis un mari, quel qu'il soit, paraît moins -odieux que le couvent, n'est-ce pas?</p> - -<p>— Le couvent? Vous savez donc tout? Eh bien! -oui, je hais le couvent et je le tiens pour infâme! Il -ne parle que de Dieu, et il va contre notre destinée -divine, qui est d'aimer un mari et d'élever des enfants.</p> - -<p>— Brava! brava!</p> - -<p>— Pourquoi m'applaudissez-vous comme si j'avais -chanté un air? Rien n'est donc sérieux, venant de -nous, et nous ne serons jamais que les poupées des -hommes? Quel plaisir trouvez-vous à vous moquer -depuis un quart d'heure en me questionnant sur des -choses que vous savez mieux que moi?</p> - -<p>— Mais, mademoiselle, je vous jure…</p> - -<p>— Vous me jurez que le hasard, le pur hasard -vous a jeté sur mon chemin dans un domaine qui -est à nous et où personne ne passe, excepté nous? -M'auriez-vous abordée si cavalièrement, si vous n'aviez -pas eu les pleins pouvoirs de mon père? Suis-je -une femme qu'on puisse accoster au milieu des bois -sans l'aveu de ses parents?</p> - -<p>— Pardon! cent mille fois pardon, mademoiselle! -Ne me punissez pas d'un mouvement spontané, irrésistible, -dont je comprends trop tard la coupable imprudence! -Personne ne m'a permis de vous parler -comme j'ai osé le faire. C'est le hasard ou plutôt la -fatalité qui m'a jeté sur votre route ; mais jamais -sentiment plus respectueux, idolâtrie plus servile n'a -mis un cœur bien né sous les pieds d'une noble et -courageuse fille, et si vous daignez me permettre… »</p> - -<p>Elle se redressa fièrement, assembla son cheval, -laissa tomber sur Mainfroi un regard où le feu semblait -jaillir au milieu des larmes et fit siffler sa cravache -en criant :</p> - -<p>« Vous disiez vrai, j'ai eu tort de quitter la chasse : -nos bois ne sont pas sûrs! »</p> - -<p>Lorsqu'il eut trouvé sa réponse, Marguerite était -loin.</p> - -<p>La curiosité seule avait poussé Mainfroi à cette -équipée ; il en revint presque amoureux. A peine -s'il donna huit jours à la réflexion, lui qui passait -pour le jeune homme le moins précipité de la province. -Il s'abattit sur le cabinet de maître Foucou -comme une corneille sur un noyer.</p> - -<p>« Mon cher monsieur, dit-il au bonhomme, c'est -une négociation très-délicate qui m'amène à vous. -Vous êtes le notaire de la famille Vaulignon ; le marquis -est toujours dans l'intention de marier sa fille?</p> - -<p>— Plus que jamais!… du moins autant qu'il m'est -permis de le conjecturer.</p> - -<p>— Pensez-vous qu'un garçon jeune encore, honorablement -né, maître d'une jolie fortune et assez -bien dans ses affaires pour épouser M<sup>lle</sup> de Vaulignon -sans dot, aurait quelques chances d'être agréé?</p> - -<p>— Comment donc! mais à bras ouverts. Seulement, -mon cher maître, votre client a manqué le -coche. La semaine dernière on aurait pu voir. Eh! -eh! le marquis n'était pas homme à mépriser un -gendre détaché des biens de ce monde. Notre épouseur -a constitué de beaux avantages à la future, je -suis content de lui ; mais son notaire, ce scélérat de -Tétard, n'a pas rompu d'une semelle sur le terrain -de la dot. Ah! le chien! il voulait le million tout -rond, et le diable ne l'en a pas fait démordre. Nous -n'avions pas la somme, il fallait emprunter, je l'ai -dit carrément ; le monstre a répondu que deux cent -mille francs n'étaient pas une affaire, et que M. le -comte pouvait les avancer, sauf à les reprendre plus -tard. C'est la comtesse qui ne riait pas! Vous sentez, -mon cher maître, que je me livre à vous comme à -un confesseur. Il faut que je sois sûr de votre caractère -pour déroger à cette discrétion qui est la grande -loi de ma vie. Je crois donc que jeudi dernier et -même vendredi matin, avant dix heures, un gaillard -qui serait venu dans les dispositions que vous dites, -n'aurait pas été éconduit à coups de fourche ; mais, -<i lang="la" xml:lang="la">consummatum est</i>, comme dit Cicéron. M. le vicomte -de Montbriand a notre parole, et nous la sienne. -Bonsoir la compagnie! <i lang="la" xml:lang="la">Tarde venientibus ossa!</i> Toujours -du Cicéron, pour vous montrer qu'on possède -vos confrères ; mais, sans rancune, pas vrai? Si vous -avez un client à établir, j'ai moi, quelques douzaines -de clientes, et dans les prix les plus variés. Il faut -que vous me fassiez l'honneur de dîner ici un de ces -jours avec trois ou quatre compères de ma connaissance. -L'ermitage de 1834 commence à s'ennuyer -derrière les fagots ; nous lui dirons une parole. »</p> - -<p>Il bavarda longtemps sur ce ton sans obtenir un -mot de réplique. Mainfroi le laissa dire et n'entendit -rien, sinon que Marguerite était perdue pour lui.</p> - -<p>Du plus heureux gentilhomme et du plus illustre -avocat de Grenoble il ne restait qu'un corps sans -âme. On le vit, quinze jours durant, s'absorber dans -la solitude, fuir le monde et fermer sa porte aux -amis. Les clients seuls le trouvaient solide au poste ; -il donna ses consultations avec une admirable lucidité, -suivit les audiences, ne fit pas remettre une -affaire et parla comme un ange, autant de fois qu'il -eut à plaider. L'avocat survivait à l'homme.</p> - -<p>Je ne sais quelle fausse honte l'empêcha de refuser -l'invitation de M. Foucou, qui le sommait de -sa parole. Peut-être eut-il peur d'éveiller les commentaires -et de livrer à ce vieux profane le secret -de sa mélancolie ; mais jugez de ce qu'il devint -lorsque sur cinq convives on lui offrit MM. de Vaulignon -père et fils, et le vicomte de Montbriand! -Les deux autres étaient maître Tétard, notaire de -Paris, et M. Roquevert, marchand de bois, le plus -fort client de l'étude.</p> - -<p>De prime abord, Mainfroi fut troublé à fond, mais -il usa du privilége qui permet à tout homme de loi -de renfermer ses émotions dans sa cravate. Il -opposa une réserve courtoise à l'accueil cordial du -marquis, et paya de morgue les deux beaux-frères, -qui se tutoyaient déjà, comme gens qui n'en sont -plus à se griser ensemble. La froideur lui coûta -moins encore avec l'illustre Roquevert, qu'il avait -fait condamner maintes fois au civil et qu'il attendait -patiemment en police correctionnelle. On dîna -comme on dîne chez ces gros gourmets de province -qui envoient leur femme à la cuisine lorsqu'ils -ont du monde à traiter. Les entrées succèdent aux -entrées, on entasse rôti sur rôti, et les vins savamment -échelonnés vont de plus fort en plus fort -jusqu'à ce qu'il s'ensuive un abrutissement général.</p> - -<p>A l'heure des faisans truffés et du vieux vin de -l'Ermitage, les caractères et les intérêts commencèrent -à se dessiner aux yeux de Mainfroi. Le marquis -s'épanouissait en luron dans un contentement -égoïste. Il avait enchaîné sa terre à son nom par -acte authentique, il s'était débarrassé de sa fille, il -allait enfin vivre à sa guise, sans devoirs à remplir -qu'envers lui-même, maître de son revenu, de sa -personne et de ses affections qu'on flairait tant soit -peu roturières. Le gendre était un petit viveur de -Paris, quelque peu fatigué par les clubs, les restaurants -nocturnes et le reste, assez joli garçon, -assez brave, assez ignorant, assez fat, assez gai, -original en résumé comme la dix millième épreuve -d'une gravure de modes. Mainfroi crut entendre -que ce jeune homme se mariait surtout pour obéir -à un oncle riche, qu'il ne comptait pas se ranger, -mais reprendre au plus tôt ses habitudes de sport -et d'Opéra. Le vicomte parlait savamment du corps -de ballet : il semblait être de moitié dans une écurie -à moitié connue, et courir le <i lang="en" xml:lang="en">steeple-chase</i> de temps -à autre pour disputer la moitié d'un prix. S'il déplut -à Jacques Mainfroi, point n'est besoin de le -dire. Un tel homme était sur le point d'épouser -Marguerite, et il parlait de tout, excepté d'elle ; il -ne daignait pas même jouer la comédie élémentaire -de l'amour heureux! Quant à M. Gérard de Vaulignon, -il débuta par faire pitié à Mainfroi. Moins -grand, moins beau, plus épais que son père, visiblement -dégénéré en tout, il offrait par surcroît -quelques symptômes de dégradation personnelle. -On devinait en lui l'homme qui rougit de sa femme -et qui voudrait la cacher au monde, mais qui se console -à huis clos par les vulgaires satisfactions du -bien-être et par le plaisir de faire une grosse maison. -Bon diable au demeurant, cordial après boire et -capable d'un mouvement généreux dans l'ivresse -d'une excellente affaire, ce n'était pas encore une -âme basse, mais c'était déjà un gentilhomme déchu. -L'avocat ne tarda guère à deviner certain petit -complot qui se tramait autour de la table. Le -hasard seul n'avait pu égarer en si honorable -compagnie ce pilote côtier de la loi qu'on appelait -Roquevert. Quelques paroles échappées au comte -de Vaulignon entre deux verres de vin de Champagne -firent dresser l'oreille à Mainfroi. Il comprit -que la grosse amazone aux cheveux rares inspirait -son mari, quoique absente, et lui dictait une -combinaison subtile. La bonne dame avait prêté -deux cent mille francs au marquis pour compléter -la dot de Marguerite et bannir du château une -belle-sœur qu'elle haïssait ; mais après s'être fait -donner toutes les garanties possibles, elle avait eu -connaissance du testament qui léguait tous les -biens-fonds de la famille au comte Gérard. Cette -nouvelle, au lieu de la transporter de joie, l'avait -atterrée ; elle sentit que par le fait elle avait pris -hypothèque sur son mari, c'est-à-dire sur elle-même. -Si le marquis mourait demain, par accident -ou maladie, la comtesse héritait de Vaulignon et -des Trois-Laux, mais ses deux cent mille francs -étaient perdus. Comment les recouvrer en temps -utile? le vieillard n'était pas homme à se priver -de rien ; supposer qu'il économiserait un tel capital -avant sa mort, c'était folie. On pouvait le décider -à vendre les plus belles coupes de Vaulignon, mais -ne serait-ce pas se payer soi-même sur son propre -bien? La jeune dame était dans la dernière des perplexités -lorsqu'elle recueillit certains propos tenus -par Roquevert à l'office. Roquevert n'était point -admis à la table du château. On le laissait entrer -dans la salle à manger sur la fin du dessert, et, -debout devant la famille assise, le riche maquignon -d'affaires buvait un verre de vin comme le facteur -rural ou le premier garde venu. Cette hospitalité -hautaine le tenait à distance et paralysait un peu -ses moyens, mais il se dédommageait aux cuisines, -avec la certitude que ses paroles ne tombaient pas -dans l'eau. Il y répéta si souvent et avec tant d'assurance : -Je peux faire gagner un million à M. le -marquis ; il broda de telles variations sur ce thème -mélodieux que la petite comtesse âpre au gain se -sentit devenir toute rêveuse.</p> - -<p>Elle voulut que cet homme expliquât librement -ses projets ; elle choisit le terrain pour que l'amphitryon, -esprit pratique, pût contrôler chaque idée au -passage, et comme le sentiment du droit n'était pas -la faculté maîtresse de M. Roquevert, elle pria <i>son -bon</i> Foucou d'inviter un jurisconsulte. Voilà par quel -surcroît de précaution Mainfroi se trouvait de la fête. -S'il ne devina point d'emblée tout le mystère, il en -comprit assez pour se tenir en homme averti.</p> - -<p>A l'arrivée du fromage glacé, le comte Gérard fit -un signe, et presque aussitôt Roquevert tomba dans -une ivresse expansive. Il se glorifiait et s'accusait en -même temps d'avoir <i>refait</i> M. le marquis dans le -marché des Plâtrières ; c'était un bien assez étendu, -mais fort éparpillé, qu'il venait d'acheter en bloc. -Le pêcheur en eau trouble joua très-finement le rôle -d'un fripon pénitent qui vole par instinct, mais se -confesse par principe. Son insolente humilité ne ressemblait -pas mal à celle de Scapin lorsqu'il s'excuse -des coups de bâton que…</p> - -<p>M. de Vaulignon, qui n'était pas la patience même, -l'interpella rudement et lui dit :</p> - -<p>« Oh! mons Roquevert, si le bien mal acquis vous -pèse sur l'estomac, libre à vous de fonder un hospice -ou une église ; mais on n'achève pas un homme -de bien comme une perdrix démontée, en lui enfonçant -dans la nuque une plume arrachée de son -aile. Entendez-vous?</p> - -<p>— J'en…entends bien, monsieur le marquis ; mais -à tant faire que de res…tituer, j'aimerais mieux vous -rendre la chose à vous-même. Cette plâ…â…â…trière, -c'est un trésor, ni plus ni moins, dans la circonstance -actuelle. Je tiens le monopole! Le grrrand -mo-no-pole, entendez-vous? Et je suis de mon -temps, moi! L'heure des grands monopoles a sonné ; -tant pis pour les sourds, sans o…o…offense! Attendez -que je boive un coup pour me délier la langue. »</p> - -<p>Il en but deux, et le drôle devint éloquent. Il -exposa le plan d'une vaste spéculation qu'il préparait -de longue main sur les plâtrières du pays. On en -connaissait aux environs de Grenoble une quinzaine -en tout, qui, exploitées séparément, se faisaient une -concurrence désastreuse. Il avait conçu le projet de -les accaparer toutes pour réduire les frais généraux -et faire la loi aux consommateurs. Produisant à meilleur -compte et vendant plus cher, on réalisait un -double profit. Le plâtre était demandé par l'industrie -du bâtiment d'abord, ensuite par l'agriculture, qui -le prodiguait depuis un certain temps aux sainfoins, -aux trèfles et aux luzernes. Il fit sonner les chiffres. -L'achat des plâtrières coûtait tant ; elles rapportaient -tant par année ; en élevant les prix d'un tiers, -en réduisant les frais d'un quart, on s'assurait un -bénéfice annuel d'un million au minimum. Or il avait -la main sur toutes les carrières ; elles étaient achetées -et en partie payées. Pour le solde, rien de plus -facile que de puiser dans les poches du public. La -compagnie des gypses de l'Isère, fondée au capital -de cinq millions et payant un dividende d'un million -par an soit vingt pour cent, devenait le placement -favori des pères de famille. Les actions de cinq cents -francs montaient à mille au bout de la seconde année, -et alors les heureux fondateurs, réalisant leurs -titres, empochant leur bénéfice, passaient l'affaire à -d'autres et assistaient en simples curieux aux prospérités -toujours croissantes de l'entreprise. Il cita -vingt spéculations inaugurées comme la sienne sous -l'œil de la justice, sous l'aile du pouvoir, et qui toutes -avaient enrichi, sinon les actionnaires, au moins les -administrateurs.</p> - -<p>A ce discours, le marquis répondit en vrai gentilhomme :</p> - -<p>« Qu'est-ce que tout cela me fait? La terre que je -vous ai vendue est à vous ; tirez-en des milliards, si -bon vous semble. Auriez-vous la prétention de me -gratifier sur vos profits, mon cher? »</p> - -<p>Le bon apôtre se récria. C'était une restitution -qu'il offrait, et il l'offrait parce qu'elle avait été stipulée -verbalement par maître Foucou, en faveur de -son noble client, dans la vente de la plâtrière. Maître -Foucou, interpellé, n'osa point démentir le fait, -quoiqu'il n'en eût aucune souvenance. Il demeura -donc établi que le marquis de Vaulignon avait droit -à un certain nombre d'actions libérées dans la compagnie, -et Roquevert insinua que, si l'illustre actionnaire -daignait administrer ou surveiller lui-même -l'emploi de ses deniers, ce serait un grand honneur -pour les gypses de l'Isère.</p> - -<p>Tous ces propos s'échangeaient autour de la table, -à bâtons rompus, au milieu du bruit des bouchons, -du cliquetis des verres, des plaisanteries grivoises, -d'une chanson fredonnée par maître Tétard et d'une -histoire <i>à tout casser</i> que le vicomte racontait pour -la vingtième fois à Gérard. Le marquis ne parut pas -même effleuré par la tentation de recommencer une -fortune ; mais le comte Gérard mordait avidement à -l'appât. Mainfroi comprit que tôt ou tard l'influence -du fils jetterait le père dans le plâtre ; mais il ne daigna -point les dissuader du tripotage. Tout était fini -pour jamais entre lui et cette famille. Marguerite lui -devint étrangère ; il se voyait séparé d'elle non-seulement -par la personne d'un mari, mais par ce triste -Gérard de Vaulignon, qui semblait le moins désirable -des beaux-frères.</p> - - -<h3>III</h3> - -<p>Quelques années après ce mémorable festin dont -on parle encore à Grenoble, dans les premiers jours -de décembre 186…, Jacques Mainfroi, bâtonnier -de son ordre, reçut le billet suivant sur papier de -deuil :</p> - -<blockquote> -<p>« On m'assure, monsieur, que vous avez autant -de générosité que d'éloquence ; c'est pourquoi je -viens à vous. Un indigne procès qui outrage les lois -mêmes de la nature m'a plus que ruinée ; je dois le -peu qui me reste et quelque chose en sus. Ce n'est -pas la pauvreté que je crains, ni même de rester -insolvable devant les <i>malhonnêtes</i> gens qui m'ont -dépouillée ; mais ma liberté est en jeu, et pour moi -qui ai passé vingt-cinq ans sous le ciel, au grand -air, dans mes chères forêts de Vaulignon, la liberté, -monsieur, c'est la vie. Les juges auraient pitié de -moi, s'ils savaient qu'une question de mort, une -affaire <i>capitale</i> est cachée sous ce procès civil ; mais -qui peut se flatter d'attendrir les juges? Vous sauriez -tout au moins les persuader, vous qu'ils aiment, -qu'ils honorent, vous qui par excellence, à ce que -j'entends dire, avez l'oreille de la cour. Pourvu qu'on -ne vous ait pas déjà travaillé contre moi! Je frémis -à cette idée ; on a fait tant de manœuvres à Grenoble -et à Paris! Si vous ne vous rangez de mon bord, -je suis morte. Vous voyez bien, monsieur, que mon -dernier, mon unique espoir est en vous. Quand -même vous auriez quelques préventions, accordez-moi -une heure d'audience, rien qu'une! Je jure de -vous prouver que ma cause est juste devant Dieu. -Il faut pourtant vous avouer que tout le monde ici -la croit perdue. Si vous éprouviez un échec! le premier! -par ma faute! pour vous être aveuglément fié -à moi! Cette idée est affreuse, et pas la moindre -compensation à vous offrir! Eh bien! c'est peut-être -cela même qui vous décidera. J'aurais été ainsi, moi, -si Dieu m'avait accordé de naître homme. Les luttes, -les dangers, une bonne action presque impossible et -rien au bout : c'est tentant! Vous allez croire que je -suis folle! Non, monsieur, j'ai toute ma tête, et pourtant -on la perdrait à moins.</p> - -<p>« A bientôt, monsieur, n'est-ce pas? Je doute si -peu de vous que je vous remercie à l'avance.</p> - -<p class="sign">« Vicomtesse de <span class="sc">Montbriand</span>. »</p> -</blockquote> - -<p>Le jeune bâtonnier répondit par retour du messager :</p> - -<blockquote> -<p>« M<sup>e</sup> Mainfroi présente ses plus humbles hommages -à M<sup>me</sup> la vicomtesse de Montbriand, et la prie -en grâce de vouloir bien rester chez elle vers deux -heures. »</p> -</blockquote> - -<p>Or, comme il n'était que midi, Jacques eut tout le -temps de se remémorer l'histoire des dernières années : -le mariage de Marguerite célébré au château, -sans témoins, sauf le strict nécessaire ; le jeune couple -traversant Grenoble à nuit close pour déjouer la -curiosité provinciale, qui dort peu. Six ou sept mois -plus tard, au moment des courses d'automne, les -petits journaux de sport annonçaient la mort du -vicomte, écrasé sous son cheval à La Marche et rapporté -dans l'enceinte du pesage par deux horribles -gamins qui lui firent cette oraison funèbre : « En -voilà un qu'est aplati comme deux sous de galette, -mes bons messieurs. » Vers ce temps-là, quelques -désœuvrés, guetteurs de diligences, prétendaient -avoir vu passer la jolie veuve en poste, sur la route -de Grenoble à Vaulignon. La spéculation des plâtrières -était alors dans son plein et dans son beau ; le -plâtre coûtait cher à Grenoble et aux environs ; il -n'était bruit que des bénéfices réalisés par le monopole ; -le marquis, ivre de succès, se laissait nommer -président du conseil d'administration ; le comte Gérard -accourait du fond de l'Allemagne avec son intéressante -famille, et faisait rafle sur les deux cents -premiers billets de mille francs. Un an, deux ans -passaient sur la tête des hommes ; les actions des -gypses de l'Isère obtenaient une plus value de cent -vingt-cinq pour cent. Tout à coup un simple rustaud, -vigneron d'une mauvaise vigne, s'ennuyait de -payer le plâtre deux fois trop cher : il appelait un -ingénieur, faisait sonder son domaine et découvrait -un gisement aussi long, aussi large et aussi profond -que pas un des quinze autres. Le monopole arrêtait -cette concurrence au plus tôt, mais il en coûtait bon. -D'ailleurs l'éveil était donné ; tout le monde cherchait -du plâtre, quelques-uns même en trouvaient ; -trois carrières inédites vinrent s'offrir à la fois. Le -marquis veut qu'on les accapare à tout prix ; Roquevert -aime mieux qu'on les ruine ; grand débat, assemblée -orageuse, résolution favorable au marquis, -et Roquevert en profite pour tirer son épingle du -jeu. Il vend ses titres par dépit, ou mieux par prudence ; -M. de Vaulignon les achète, et c'est le commencement -d'une baisse qui ne doit plus s'arrêter -qu'à zéro. Roquevert, vieux, gros, commun, presque -illettré et parfaitement taré, mais riche à dix -millions, épouse la fille d'un préfet criblé de dettes ; -il devient conseiller général, député, propriétaire -d'un journal officieux ; il aspire au sénat et choisit -déjà dans ses nombreux domaines celui dont il prendra -le nom, s'il est fait comte. M. de Vaulignon, têtu -comme un casque, se retranche dans son monopole -que des centaines de concurrents battent en brèche -de tous côtés. Chaque matin un nouveau paysan découvre -une nouvelle carrière : il semble que le sol -de l'Isère se change en plâtre pour changer l'or en -cuivre au château de Vaulignon. A toute force enfin, -sur le cri des intéressés, on liquide. L'affaire est -désastreuse pour tous, mais surtout pour l'honnête -homme sans malice qui s'est laissé mettre en avant, -qui a pris sur lui, qui s'est engagé pour les autres, -donnant sa signature à tort et à travers. Une spéculation -ne se dénoue pas en cinq minutes comme un -vaudeville : le quart d'heure de Rabelais a duré -trois ans pour le moins. Le marquis a commencé par -rendre tout ce qu'il avait mis en poche, mais assurément -c'était peu ; la chronique évaluait ses pertes -à plus d'un million. Qu'a-t-il fait? où s'est-il procuré -des ressources? D'aucuns prétendent que sa fille -s'est un peu dépouillée, d'autres qu'il a dépouillé sa -fille. Personne ne suppose que le comte Gérard -soit venu à la rescousse : il a fait une bien longue -absence et dans le plus mauvais moment, ce Gérard ; -mais, en somme, on avait soldé le plus gros l'année -dernière, quand le marquis fut frappé de paralysie. -Voilà sa succession ouverte depuis dix mois ; le -comte et la comtesse se sont fait envoyer en possession -du château et des deux domaines ; ils payeront -ce qui reste dû.</p> - -<p>Les faits connus n'expliquaient ni la ruine totale -de M<sup>me</sup> de Montbriand, ni ce danger de mort dont -elle se disait menacée. La pauvre femme s'était -laissé induire en procès contre le testament très-régulier -de son père ; elle avait perdu en instance, -en appel et en cassation. Le tribunal venait encore -de donner gain de cause à la famille contre elle -dans un règlement de compte. Ces procès avaient -dû lui coûter cher, mais ils ne pouvaient pas avoir -dévoré un million de dot et un demi-million de -douaire ; la justice n'est pas encore si gourmande -en ce benoît pays! Et quand même la vicomtesse -ne posséderait plus rien, n'y a-t-il pas un vieux proverbe -qui dit : plaie d'argent n'est pas mortelle?</p> - -<p>Tout en cherchant la solution de son problème, -Mainfroi ne pouvait se défendre de philosopher un -peu sur le remue-ménage du monde. Que de choses -avaient changé autour de lui en moins de sept -années! Il avait vu crouler la fortune des uns, -l'honneur des autres, la force et la santé de plusieurs. -M. de Vaulignon était mort et le gros Foucou -en enfance ; le premier président, M. de Mondreville, -s'affaiblissait à vue d'œil, quoiqu'il ne fût ni très-vieux -ni usé par la vie. La belle M<sup>me</sup> Portal, tout à fait -détrônée, se cachait avec son mari dans quelque -chalet de la Suisse ; on avait mené trop grand train, -fait des dettes, joué à la Bourse, et enfin déménagé -avec la caisse qui appartenait à l'État. Et Marguerite, -la dédaigneuse, était réduite à mendier l'assistance -de ce même avocat qu'elle avait si cavalièrement -éconduit! Mainfroi seul poursuivait sa -marche ascendante ; il était plus éloquent, plus -célèbre et plus honoré que jamais. Comme homme, -il n'avait rien perdu : trente-deux dents bien blanches, -la taille toujours élégante, les cheveux noirs -et le teint frais, bon estomac d'ailleurs, et le cœur -aussi jeune qu'à vingt-cinq ans. Pourquoi n'était-il -pas marié? Nul ne pouvait le dire, pas même lui. -Les occasions s'étaient offertes, à coup sûr, et par -douzaines. Grenoble serait une ville privilégiée -entre toutes, si les mères de famille n'y tendaient -pas de piéges aux célibataires riches et bien posés. -Il répondit longtemps à toutes les ouvertures : -« J'attends d'être magistrat. » C'était se retrancher -dans un cercle vicieux, car il disait en même temps -à M. de Mondreville et à tous ceux qui le poussaient -vers la magistrature : « Quand je serai marié. » Les -logiciens inférèrent de là qu'il mourrait avocat et -garçon, et cette idée s'accrédita si bien qu'on finit -par le laisser en paix.</p> - -<p>Et véritablement son esprit et son cœur jouissaient -d'une tranquillité merveilleuse. Au moment -de revoir la noble créature qu'il avait adorée pendant -huit jours, il n'éprouva d'autre émotion qu'une -vague curiosité, assaisonnée d'un grain de compassion -et d'un atome de coquetterie. Il s'habilla en -homme du monde, pour bien marquer qu'il se -rendait chez la vicomtesse à titre officieux ; la -cravate blanche de l'avocat ne va pas en ville, elle -attend le client chez elle et ne court pas au-devant -de lui. A deux heures moins dix minutes, il fit -avancer un joli coupé noir qu'il avait fait venir de -Paris pour ses étrennes, et bientôt il sonnait chez -M<sup>me</sup> de Montbriand, au second étage d'une maison -meublée, dans le quartier neuf.</p> - -<p>Il était attendu, et si impatiemment, que la jeune -chambrière, en ouvrant la porte, se tint à quatre -pour ne pas lui sauter au cou. C'était une Vaulignonnaise, -sœur de lait de Marguerite, et sa suivante -depuis le sein maternel. « Entrez, monsieur, -dit-elle, entrez vite ; elle est là, ma pauvre fatiguée! -Pour l'amour du bon Dieu! si vous ne lui remettez -pas un brin de cœur dans l'estomac, il ne restera -plus qu'à nous porter en terre, ah! mais oui, toutes -les deux! »</p> - -<p>Ce disant, la bonne créature, après l'avoir dépouillé -de son paletot, l'empoigna littéralement au -coude et le poussa dans un petit salon en criant : -« Madame, le voici, le repêcheur de noyés ; faut -qu'on l'écoute! »</p> - -<p>Une autre se serait retirée par discrétion, elle -campa ses deux poings sur les hanches et attendit -la suite des événements de pied ferme.</p> - -<p>Mainfroi, de prime abord, ne vit rien qu'une tache -noire dans l'affreux bariolage du mobilier. Le -noir est une couleur sévère qui condamne le scandale -des autres. M<sup>me</sup> de Montbriand, assise ou -plutôt accroupie sur une chauffeuse basse au coin -du feu, semblait réduite à rien. Était-ce le malheur -qui avait diminué cette fière amazone, ou -simplement l'effet d'optique qui rapetisse à nos -yeux, au bout de quelques années, tout ce qui nous -a paru grand?</p> - -<p>L'avocat, à seconde vue, retrouva le charmant -visage dont il avait rêvé quelquefois. Le temps et les -soucis y marquaient des traces lisibles. Un pli sévère -se dessinait au milieu du front ; le nez était -gonflé, les yeux rougis, la joue imperceptiblement -ravinée de haut en bas jusqu'à la commissure des -lèvres. Tout cela n'était peut-être qu'un accident -passager, réparable en quelques mois de bonheur, -comme ces fausses désolations du paysage qui s'effacent -au premier sourire du soleil. Il se pouvait -aussi que la flétrissure fût de celles qui s'accusent et -s'aggravent de plus en plus jusqu'à la mort.</p> - -<p>M<sup>me</sup> de Montbriand désigna un siége à Mainfroi, et -lui dit quelques mots de remercîment vif, mais banal, -qu'il se hâta d'interrompre. « Madame, répondit-il, -c'est moi qui deviendrais votre obligé, si vous me -fournissiez une occasion d'éclairer la justice. »</p> - -<p>Cette voix, dont le timbre était reconnaissable entre -mille, réveilla brusquement un souvenir enseveli -au fond du cœur de Marguerite. Ses yeux s'ouvrirent ; -elle se mit à regarder face à face l'homme en -qui tout à l'heure elle ne voyait qu'un conseiller obligeant. -Presque aussitôt la joie illumina son visage -navré. « Serait-ce vous, monsieur? dit-elle en se -levant en pied. Oui, oui! je ne me trompe pas ; le -ciel en soit loué! C'est vous que je retrouve au moment -où je vous espérais le moins! Vous! »</p> - -<p>Machinalement le bon Jacques se leva comme elle. -Or, le salon n'était pas des plus vastes, ni la cheminée -des plus larges ; M<sup>me</sup> de Montbriand avait repris -sa belle taille, sa bouche se trouvait à la même hauteur -que la cravate de Mainfroi, et si la consultation -ne commença point par un choc de sympathies, c'est -que le bâtonnier du barreau de Grenoble fut discret -et retenu. « Drôle de maison, pensa-t-il, où tout le -monde se jette à votre tête! » Mais son âge et sa -profession lui permettaient de mesurer en sceptique -les plus fougueux élans de la nature humaine. Il se -demanda s'il avait affaire à une folle ou à une rouée, -ou… mais l'autre hypothèse, qu'il eût trouvée flatteuse -au dernier point, était la moins vraisemblable -des trois. Dans le doute, il s'arma d'une gravité souriante -et dit :</p> - -<p>« Serais-je donc assez heureux, madame, pour -qu'il y eût dans un recoin de votre mémoire quelque -souvenir de moi?</p> - -<p>— Vous en doutez? répondit-elle avec une sorte -d'emportement. Polyxénie, il en doute! »</p> - -<p>Mainfroi étudia la figure de la soubrette en juge -d'instruction. Elle semblait profondément ahurie. -« Il n'y a pas de fraude concertée, pensa-t-il ; c'est -de l'égarement pur et simple. »</p> - -<p>Mais déjà M<sup>me</sup> de Montbriand se jetait dans la -chambre voisine et rentrait en agitant un album qui -s'ouvrit tout seul au bon endroit. « Voyez! » dit-elle.</p> - -<p>Il vit un paysage d'hiver et deux cavaliers au milieu. -L'aquarelle n'était ni meilleure ni pire que cent -mille autres qui émaillent les albums de province. -Toutes les jeunes filles bien élevées en auraient fait -autant après dix-huit mois de leçons, et pourtant le -cœur de Mainfroi se mit à battre un peu plus fort -que de coutume. Il avait reconnu le carrefour de -Vaulignon, la monture et le costume de Marguerite, -et sa propre personne, à lui, vaguement esquissée, -et son cheval arabe, pauvre bête, morte du vertigo -depuis cinq ans. Ce paysage bon ou mauvais, -n'avait pas été peint pour les besoins de la cause. -Il portait une date, il était classé à son rang, au milieu -d'une collection de souvenirs. Les cinq ou six -études suivantes témoignaient ou d'une idée fixe ou -d'un sentiment fidèle : c'était le même carrefour à -divers points de vue et à diverses heures, et tout -cela peint au grand air, sous la bise de février qui -rougit les petites mains roses.</p> - -<p>Tandis qu'il feuilletait avec une certaine émotion -ces pages touchantes, Polyxénie vint à pas de loup -se pencher sur son épaule. Elle le vit arrêté en contemplation -devant le groupe où son beau cheval -blanc ombré de lilas clair piaffait sur la neige -bleuâtre. « Pas possible, monsieur! s'écria la jeune -sauvage, c'était donc vous?</p> - -<p>— Moi, qui?</p> - -<p>— Vous qui, vous que, n'importe ; il n'y a pas de -choix, pardi! Nous ne connaissons pas tant de -monde! Vous qui vous promeniez comme un beau -ténébreux, vous que mademoiselle a pris pour son -prétendu! Une délicatesse de ses bons parents, -croyait-elle! comme si l'on faisait tant de façons -avec les filles dans ce monde-là! « Voici votre mari, -et voilà votre argent ; prenez et décampez, mais surtout -ne revenez pas qu'on ne vous appelle! » Ah! -monsieur, que de malheurs on pouvait encore -éviter, si vous l'aviez voulu! Par quel hasard étiez-vous -là? Et puisque vous vous y trouviez, comment -n'avez-vous pas couru après elle? Est-ce qu'un -grand garçon devrait se déferrer à la première malice -qu'on lui répond? Est-ce que…? »</p> - -<p>La vicomtesse imposa silence à cette enfant terrible. -Ce ne fut pas sans peine, et M<sup>lle</sup> Polyxénie -revint tant de fois à la charge que sa maîtresse finit -par la pousser amicalement dehors.</p> - -<p>Lorsque la porte fut fermée sur l'indiscrète, -M<sup>me</sup> de Montbriand respira. « Enfin! dit-elle, on -peut causer. » Mais elle ne trouva plus rien à dire, -et Jacques, qui passait avec raison pour la langue la -plus déliée de Grenoble, resta muet. Cela dura un -certain temps, et plus cela durait, plus parler devenait -difficile et grave. Le silence avant les mots remplit -le même emploi que le zéro après les chiffres : -il en décuple la valeur.</p> - -<p>Certes Mainfroi n'était plus amoureux de Marguerite ; -tout au plus s'il se rappelait une velléité de -mariage aussitôt morte que née. La jeune fille qu'il -avait failli demander à son père n'existait plus ; un -irréparable passé le séparait de cette veuve plus -intéressante que fraîche et mieux faite pour éveiller -la compassion que le désir. Cependant la seule idée -que cette femme l'avait aimé un moment, par erreur, -à la veille d'en épouser un autre, le troublait -agréablement. Outre la satisfaction de vanité que le -dernier des fats eût éprouvée en pareil cas, il était -pris de je ne sais quel respect quasi religieux pour -l'amour, cette chose sainte, dont les reliques même -sont adorables. Tout à l'heure il se glorifiait peut-être -un peu trop de son rôle, et sous la modestie -qu'il affectait, on pouvait sentir la revanche du prétendant -devancé, l'orgueil de l'homme indispensable. -Maintenant il eût été de bonne foi en disant à Marguerite : -« Si je sauve votre fortune, je resterai -encore votre débiteur. Il n'y a ni procès gagné, ni -millions rendus, ni trésors assez magnifiques pour -payer la première pensée d'une âme vierge. »</p> - -<p>Cette réflexion le pénétra et l'amollit si bien qu'il -éprouva le besoin de réagir contre la lâcheté de son -cœur.</p> - -<p>« Eh bien! madame? » demanda-t-il brusquement, -d'un ton qui voulait dire : nous ne sommes pas ici -pour nous amuser.</p> - -<p>La pauvre femme tressaillit comme saisie par ce -rappel à la réalité. Les larmes envahirent ses yeux, -mais elle sut réagir, elle aussi, contre sa faiblesse.</p> - -<p>« Eh bien! monsieur, répondit-elle en souriant, -quoique ce maudit procès nous talonne et qu'il n'y -ait pas de temps à perdre, je ne veux pas, je ne dois -pas vous en parler aujourd'hui. Tant pis! c'est fête. -J'ai vingt ans depuis un quart d'heure. J'en avais -cent hier. J'en aurai cent demain… Oh! je ne me -fais pas d'illusion sur ma triste personne : je suis -une femme bien finie, et ma vie est gâchée plus déplorablement -encore que ma fortune ; mais puisque -Dieu permet que je retrouve un de ceux qui m'ont -vue jeune, belle, capable d'aimer et digne d'être -aimée, il faut absolument que je fasse une débauche -de souvenirs et que je me plonge dans le passé jusqu'au -cou. A demain les affaires sérieuses! »</p> - -<p>Mainfroi l'approuva d'un sourire, et elle se mit à -conter son petit roman avec une volubilité enfantine, -brouillant tout, confondant les dates, omettant les -faits principaux et s'oubliant au milieu des détails -inutiles, mais heureuse, et laissant paraître à chaque -mot qu'elle parlait pour elle et non pour l'auditoire. -Le récit n'apprit rien ou peu de chose à Mainfroi. -Elle s'étendit longuement sur son enfance, sur -son père qui lui faisait peur, sur sa mère qui pleurait -toujours, sur son frère qui lui tua sa plus belle -poupée pour essayer son premier fusil. Le deuil de -la poupée tint autant de place, sinon plus, que la -mort de M<sup>me</sup> de Vaulignon, pauvre créature sans ressort, -caractère effacé par les rudes frottements du -marquis. Il fut longuement question d'un couvent -de Grenoble où Marguerite faillit mourir, et puis -d'une M<sup>lle</sup> Camille, excellente musicienne et fille -instruite autant que belle, mais rude à son élève et -trop maîtresse au château. M. de Vaulignon lui témoignait -de grands égards, mais un jour, à propos -d'une lettre qu'elle avait perdue, il la chassa comme -une voleuse, et Marguerite fut quasiment livrée à -elle-même dès ce jour-là. Ce fut son meilleur temps, -sa vraie vie.</p> - -<p>« Je me console parfois, disait-elle, en pensant -que l'enfer ne saurait me reprendre mes cinq bonnes -années, de quinze à vingt. Mon père ne s'occupait -de moi qu'aux repas, et encore! J'étais libre de -me lever avant le réveil des oiseaux ; je courais -seule à cheval, loin du château, hors des routes, -ivre de mouvement, altérée d'inconnu, soutenue -par un secret et fol espoir de rencontrer les limites -du monde. Du jour au lendemain, mes goûts, mes -idées, mes curiosités, tout changeait ; je n'aimais -plus que la musique, ou la peinture, ou bien je me -plongeais par caprice dans quelque science démodée, -comme l'alchimie ou l'astrologie judiciaire. La -bibliothèque du château, qui m'était ouverte sans -réserve, avait été composée par je ne sais qui de nos -ancêtres, mais à coup sûr par un ami du merveilleux. -Je puisais au hasard, je dévorais, je passais des -nuits à étudier l'absurde par principe ou à m'enivrer -d'un beau livre, suivant que j'avais eu la main heureuse -ou maladroite ; mais je vivais, je pensais, j'agissais! -Ma belle-sœur elle-même ne put gâter mes bonnes -années, quoiqu'elle demeurât tout l'hiver avec nous. -Elle me haïssait bien un peu, parce qu'elle me voyait -embellir à mesure que l'âge et la maternité la rendaient -plus laide et plus grotesque ; mais la liberté -de mes allures et l'indépendance de mon esprit ne -lui laissaient guère de prise : je savais me soustraire -à ses basses méchancetés par des soubresauts héroïques ; -j'avais mes retraites inaccessibles sur les -sommets de la pensée et dans les infinis de l'espace. -C'est à mes dix-neuf ans, pas plus tôt, que la guerre -a commencé entre nous. Mon père avait renoncé de -bonne grâce à l'espoir de m'enterrer dans un couvent ; -je m'étais si fièrement prononcée, le médecin -lui-même avait si bien parlé, que personne, sauf -elle, ne pensait plus à me jeter un voile sur la tête. -Elle m'entreprit avec force, patience et ténacité, en -véritable Allemande, et, lorsque j'eus réfuté tous ses -arguments, elle ne craignit pas d'insinuer que mon -renoncement avait été prévu, sinon stipulé, dans -son contrat de mariage avec Gérard. Moi qui vivais -à mille lieues au-dessus des calculs misérables, je -sentis rudement le coup qui me cassait les deux -ailes ; mais, au lieu de pleurer, je courus droit à mon -père, je lui dis que, s'il avait besoin de me déshériter -dans l'intérêt de son nom, j'y donnais les mains -de bonne grâce, que j'étais même résignée à rester -fille, sans regret, pourvu qu'il me permît de finir -mes jours à Vaulignon ou aux Trois-Laux, dans un appartement -du château ou dans une maison du village, -mais libre et maîtresse de courir sous le ciel -de Dieu. Mon père se piqua d'honneur ; il y avait en -lui quelque restant de chevalerie : « Remettez-vous, -me dit-il ; vous serez bientôt mariée, et vous ne -serez jamais déshéritée. » Il passa toute une semaine -à écrire et à lire des lettres, il fit même un -voyage à Grenoble, et il me dit à plusieurs reprises : -Votre père s'occupe de vous.</p> - -<p>« Vous devinez, monsieur, le travail qui se fit -dans ma petite tête. L'idée de ce prochain mariage -éclaira le monde d'un jour tout nouveau ; la nature -revêtit des aspects inconnus : tous les arbres de la -forêt se transformèrent en beaux jeunes gens, le -rude vent de l'hiver se mit à rouler pêle-mêle des -feuilles mortes et des baisers. J'étais foncièrement -innocente, mais je n'étais pas ignorante ; c'est le cas -de toute fille honnête qui a lu. J'attendais avec une -secrète angoisse, mais avec la plus généreuse cordialité -le jeune homme que mon père avait choisi pour -son gendre ; je l'aimais d'avance, quel qu'il fût : je -crois que toutes les femmes, si elles veulent être sincères, -avoueront qu'elles ont passé par là.</p> - -<p>« Je n'ai pas à vous rappeler notre singulière rencontre -et la courte méprise qui s'ensuivit. Vous avez -occupé mon esprit pendant quelques jours, pourquoi -m'en défendrais-je? Oui, j'ai pensé à vous tantôt en -bien, tantôt en mal, jusqu'au moment où l'on m'a -présenté M. de Montbriand, et dès lors, s'il faut tout -vous dire, je n'ai vu au monde que lui. Je ne devrais -peut-être pas avouer cette passion aveugle et mal -récompensée. Mon mari s'est lassé de moi au bout -d'une semaine ; il a repris la vie d'Opéra le lendemain -de notre arrivée à Paris, et tous les efforts que -j'ai faits pour le ramener n'ont abouti qu'à des réconciliations -passagères. Je ne désespérais pourtant -de rien, car j'ai l'âme forte : mais il mourut d'un horrible -accident, comme vous l'avez sans doute ouï -dire, et ma jeunesse finit là. Vous plaît-il maintenant -que nous parlions d'affaires? Tout bien pesé, il y -aurait peut-être indiscrétion à vous déranger deux -jours de suite pour un être aussi misérable que moi.</p> - -<p>— Non, madame, répondit Mainfroi avec une chaleur -toute juvénile. Je suis à vous, entièrement à -vous, et je jure que, si votre cause est seulement défendable, -nous la gagnerons haut la main. Je reviendrai -tous les jours, tant que vous ne me trouverez -pas importun. Vous êtes une vraie femme, et, ce qui -est plus admirable encore, une femme vraie et naturelle. -Vous méritez cent mille fois qu'un honnête -homme rompe quelques lances pour vous. »</p> - - -<h3>IV</h3> - -<p>Lorsque Jacques se retrouva chez lui, les pieds dans -ses pantoufles, au milieu de la vaste et noble bibliothèque -où tant d'hommes de bien, ses ancêtres, -avaient médité sur les lois, il se mit à relire le billet -de Marguerite et à méditer sur la personne qui s'était -si noblement ouverte à lui. La femme avait fait tort -à la cause ; l'avocat s'effaçait devant le confident de -tout à l'heure et l'amoureux d'autrefois.</p> - -<p>Il mania longtemps et avec complaisance le papier -doux, ferme, un peu cassant, où la main de M<sup>lle</sup> de -Vaulignon avait laissé entre les lignes une invisible -et mystique empreinte. Il suivit cette écriture rapide, -effarée et pourtant toujours nette, dont les caractères -se précipitaient l'un sur l'autre comme les flots d'un -torrent. Il s'arrêta un bon moment à la devise qui -serpentait autour de l'initiale. L'initiale était un M -simple, sans armes, et la devise <i>tout ou rien</i>. Il était -difficile de deviner si cet M représentait le nom de -Montbriand ou le prénom de Marguerite. Selon le cas, -la devise n'était qu'une banalité indigne d'attention, -ou elle exprimait la vigueur d'une âme entière et portée -aux extrêmes. On n'étudie guère une lettre de -femme sans la flairer un peu. Celle de Marguerite -était imprégnée d'un parfum léger, fugitif et suave au -dernier point ; mais la bordure, d'un noir intense, -semblait gourmander cette recherche de sensualité, -comme les grands arbres en deuil au mois de février -jurent avec l'aimable floraison des violettes. Ce contraste -entraînait certaines idées de renouveau ; Mainfroi -se laissa éblouir par je ne sais quelle fantasmagorie -qui lui montrait M<sup>lle</sup> de Vaulignon jeune et -brillante sous ses habits de crêpe. Cependant il n'était -pas homme à se leurrer d'illusions gratuites ; il savait -que la vie humaine n'a qu'un printemps, si la grande -éternelle nature en a mille fois mille. Mais il venait -de causer longuement avec Marguerite ; il avait vu -son visage trempé de larmes refléter par instants les -éclairs de la vingtième année ; parfois même, en remuant -les cendres du passé, la belle veuve s'était -comme illuminée d'un sourire de l'âge innocent. Un -sourire, si frais qu'il puisse être, n'a pas l'autorité -d'une démonstration géométrique : Mainfroi n'eut -garde de conclure ou de supposer que M<sup>lle</sup> de Vaulignon -se trouvait tout entière devant lui. Entre l'amazone -de vingt ans qu'il avait abordée sous le ciel, -dans les bois, et la femme en grand deuil qui venait -de lui conter ses peines dans un appartement garni, -il voyait très-distinctement la figure matérielle, opaque -et antipathique du vicomte. Le bon sens ne lui -permettait pas de reléguer un <i lang="en" xml:lang="en">sportman</i> trop réel au -pays des mauvais rêves, et pourtant, dois-je l'avouer? -il prenait un certain plaisir à émincer, à volatiliser -ce mari de quelques mois. Non content de savoir que -M. de Montbriand n'était plus que poussière, il aurait -voulu le réduire à la consistance d'une ombre. -Étrange fantaisie, et d'autant plus inexplicable que -Mainfroi ne se sentait pas amoureux! Cette veuve de -vingt-sept ans au plus lui semblait absolument hors -d'âge. Le cœur a des méthodes de chronologie qui -feraient sourire un bénédictin. Un homme de vingt-cinq -ans meurt d'amour pour une femme de trente-cinq, -il serait fier de l'épouser à la face du ciel, si -quelque heureux hasard la faisait libre : à trente-cinq, -il se trouve plus vert qu'une enfant de vingt-cinq, -et croirait déroger à sa seconde jeunesse en la -prenant pour femme. Jacques n'était donc pas épris, -et il aurait rompu en visière au premier qui eût risqué -en sa présence un tel paradoxe ; mais il prenait -un vif intérêt à l'étude de cette nature féminine : il -s'y livra toute la soirée, sinon en amoureux, du -moins en amateur. Quant à l'affaire, il n'y pensa pas -plus que si elle avait dû se plaider dans une autre -planète.</p> - -<p>Cet oubli de la profession ferait dire à quelques -analystes qu'il y avait deux hommes en lui : un avocat -et un mondain. Il y en avait même trois, à ce -compte, car l'avocat et le mondain disparaissaient -à certaines heures pour laisser voir un magistrat -parfait. Mais n'est-ce pas un peu déprécier la nature -humaine que d'expliquer par un miracle le cumul -des aptitudes et des goûts? Dans les pays et dans les -temps où notre espèce s'est épanouie en liberté, le -même individu pouvait être avocat, magistrat, général, -administrateur, grand-prêtre et planteur de -choux, sans qu'on s'avisât de compter combien -d'hommes il y avait en lui. La division du travail et -l'esprit de spécialité, qui sont à leur place dans le -monde industriel, n'ont rien à faire dans le monde -moral.</p> - -<p>Mainfroi se coucha donc à mille lieues du dossier -« Vaulignon contre Vaulignon. » Il s'endormit -comme un joli garçon qu'il était, sur un oreiller de -doux souvenirs et d'agréables pensées. Il y a toujours -un plaisir délicat et tendre à s'occuper d'une jeune -femme, ne fût-ce qu'à titre d'étude, pour savoir ce -qu'elle est, ce qu'elle pense et ce qu'elle veut. Le -réveil fut moins riant. L'avocat, en ouvrant les yeux, -se rappela qu'il avait promis de défendre Marguerite. -Il se dit que la pauvre enfant comptait sur lui, et -que déjà sans doute elle croyait avoir cause gagnée ; -l'imagination des femmes va si vite et franchit si cavalièrement -les obstacles! Or, il n'était pas sûr de gagner -ce procès, ni même de le plaider. Non-seulement -son succès, mais son simple concours était -subordonné à l'examen des faits de la cause. Si M<sup>me</sup> de -Montbriand avait le droit pour elle, c'était plaisir -de lui rendre une fortune ; si, par malheur, elle -avait tort, aucune considération ne pouvait ébranler -l'inflexible droiture de Mainfroi. Pas une fois en quatorze -ans il n'avait dévié de sa ligne ; les chocs quotidiens -du palais n'avaient pu lui communiquer l'élasticité -qu'on admire chez les vieux avocats ; il -n'en était pas encore à cette maxime nourrissante, -que les pires affaires ont un bon côté par où l'homme -d'esprit sait les prendre. L'habileté lui faisait défaut ; -il était savant, sensé, persuasif, entraînant ; mais il -ne pouvait pas se rendre habile, et il se consolait -fièrement de cette infirmité. Il y a peu de mérite à -repousser les tentations grossières de l'argent lorsqu'on -tient vingt-cinq mille francs de rente en portefeuille, -plus un joli domaine à la campagne et -une belle maison à la ville ; en revanche, ceux qui -sont doués d'un cœur jeune et bouillant ont besoin -de quelque vertu pour résister aux séductions du -plaisir. Mainfroi s'était montré incorruptible à l'amour, -même dans un âge qui porte avec lui l'excuse -de toutes les faiblesses ; il se sentait d'autant plus -engagé. Si l'affaire se présentait mal, ce passé méritoire -lui faisait une loi d'abandonner M<sup>me</sup> de Montbriand -à la ruine, à la réclusion, à la mort même, à -tous ces fléaux sans doute imaginaires dont elle se -disait menacée. Périsse la plus intéressante des femmes -plutôt que la réputation d'un homme de bien! -Les consciences immaculées sont rares ; quant aux -femmes intéressantes, on en rencontre toujours -assez.</p> - -<p>Mais, s'il est aisé d'éconduire un plaideur ordinaire -en lui disant : « Monsieur, votre affaire ne -rentre pas dans ma spécialité, » il est infiniment -plus délicat d'ôter la dernière espérance à la personne -qui vous raconte sa vie, vous promène à pas -lents dans tous les sentiers de sa jeunesse et partage -avec vous ses plus secrètes pensées. L'avocat -ne s'engage à rien en écoutant du haut de sa cravate -les moyens bons ou mauvais d'un plaideur ; -l'homme abdique un peu de son indépendance lorsqu'il -accepte le rôle de confident. Un usage de la -vie antique, transporté dans le for intérieur, régit encore -aujourd'hui cette sorte d'hospitalité. L'homme à -qui vous avez permis d'entrer un seul moment dans le -privé de votre âme acquiert par cela seul un droit -sur vous, il est moralement votre hôte. Il y a deux -mille ans, vous ne l'auriez pas congédié sans un -bain, un repas et quelques pièces de monnaie ; aujourd'hui, -vous ne pouvez le mettre dehors que -consolé et servi. Cette loi n'est écrite en aucun livre, -et cependant personne ne l'ignore. Les gens en -place qui sont par surcroît gens d'esprit se tiennent -en garde contre les épanchements du solliciteur ; -un maître qui sait son métier ne fera jamais la sottise -d'accueillir les confidences de son valet : s'il se -laissait conter l'histoire de Baptiste ou de Jean, il -aurait leur famille sur les bras, et il ne serait plus -servi que par grâce. La grande affaire des mendiants -n'est pas d'obtenir qu'on leur donne, c'est -d'obtenir qu'on les écoute ; celui qui les laisse parler -devient par cela seul leur débiteur.</p> - -<p>Si M<sup>me</sup> de Montbriand avait été la plus astucieuse -des femmes, elle n'aurait rien imaginé de plus adroit -que cet ajournement de la consultation, ce relâche -consacré aux souvenirs du bon temps et à l'effusion -du cœur. Il arrive parfois que l'extrême droiture et -l'extrême habileté se rencontrent au but. Mainfroi, -libre la veille, se sentait lié par une multitude de fils -invisibles. Ce n'était pas qu'il crût devoir à Marguerite -plus qu'à lui-même et à ses ancêtres ; il se reprochait -d'avoir presque accepté une affaire tant de fois perdue, -il tremblait de la trouver insoutenable ; il cherchait -non-seulement un moyen de battre en retraite -sans déshonneur, mais une compensation possible, -une indemnité acceptable : tant il est vrai qu'un -homme de cœur s'engage plus qu'il ne croit en écoutant -une simple confidence!</p> - -<p>Il se rendit à pied au rendez-vous, comme s'il -pensait rencontrer une solution entre les pavés. Le -chemin lui parut plus court et l'escalier moins haut -que la veille ; il avait peur, toutefois il marchait : -ainsi font les braves soldats.</p> - -<p>Polyxénie le reçut moins bruyamment que la veille, -mais d'un air plus confident et plus intime, et cet -accueil lui rappela que la servante, autant que la -maîtresse, était fondée à compter sur lui.</p> - -<p>M<sup>me</sup> de Montbriand, debout devant un monceau -de papiers, lui tendit une main fort belle et tout à -fait appétissante, qu'il baisa froidement, poliment, -en débitant les banalités d'usage sur un ton cérémonieux. -Peut-être remarqua-t-il du coin de l'œil que -la veuve portait une toilette moins sombre ; que ses -beaux cheveux noirs, nattés en diadème sur le front, -lui donnaient un air de reine et qu'elle n'avait plus -les yeux rouges ; mais il s'était armé de résolutions -héroïques, et il attaqua le dossier en homme qui a -juré de commencer par là. « Je ne vous regarderai -pas avant de vous avoir entendue, et je ne veux vous -trouver belle que si vous avez raison. » Il ne s'exprima -pas tout à fait si nettement, mais Marguerite le comprit. -Elle s'arma de ce courage extrême qui vient aux -cerfs et aux animaux les plus timides lorsqu'ils n'ont -plus la force de fuir, et elle se lança, tête basse, dans -l'exposé des faits.</p> - -<p>« Monsieur, dit-elle, voici la cause première de -tout le mal : c'est le testament de mon père. Il date -de sept ans et divise notre patrimoine en portions -inégales : deux millions en terres au comte Gérard, -un million en argent pour moi.</p> - -<p>— Je le sais. Le marquis usait d'un droit strict.</p> - -<p>— Cela aussi, je le sais ; les tribunaux me l'ont -appris à mes dépens. J'ai eu beau dire et prouver -que cet acte n'exprimait pas la dernière volonté de -mon père, que le pauvre homme, il y a sept ans, -était capté par cette horrible Bavaroise, qu'il est revenu -par la suite à des idées plus saines et à des -sentiments plus équitables ; j'ai produit un nouveau -testament olographe tout en ma faveur, mais faute -de quelques formalités insignifiantes, ils m'ont tous -condamnée, et ma ruine est sans appel.</p> - -<p>— Un million! ce n'est pas tout à fait la ruine.</p> - -<p>— Mais je n'en ai plus rien, de ce malheureux -million! Mon père me l'a repris jusqu'au dernier -centime, sans compter mon douaire, dont il me reste -au plus quatre-vingt mille francs. Et la succession -m'en réclame cent mille! Si je paye, me voilà riche -de moins que rien, propriétaire d'une quantité négative -d'environ vingt mille francs. Mes ennemis, me -voyant à ce point, donnent un libre cours à leur munificence : -ils me font noblement remise de la dette -et m'offrent le moyen de mourir de consomption -dans mon ancien couvent de Grenoble. C'est ce -qu'<i>elle</i> a toujours rêvé dans sa basse jalousie. Je -l'éclipsais, je triomphais de mettre en relief ses laideurs -physiques et ses turpitudes morales ; elle se -consolait de tout par l'espoir de m'enterrer vive! -Vous vous rappelez, monsieur Mainfroi, ce que je -vous disais du couvent? En bien! j'y touche, j'y reviens, -la fatalité m'y ramène au bout de sept ans par -un détour invraisemblable et atroce.</p> - -<p>— Calmez-vous, madame ; il n'y a pas péril en la -demeure. Quoi qu'il arrive, personne ne peut vous -mettre au couvent malgré vous.</p> - -<p>— Et quel autre refuge y a-t-il, s'il vous plaît, -pour une femme de ma condition, lorsqu'elle se -voit sans ressources? Voulez-vous que je me mette -à broder dans une mansarde ou à courir les cachets -de piano? L'honneur me permet-il de débuter au -Théâtre-Italien comme <i lang="it" xml:lang="it">prima donna</i> ou dans un cirque -comme écuyère de haute école? Accepterai-je -les douze cents francs que le recteur, brave homme, -m'a fait offrir sous main avec un petit emploi dans -l'instruction publique? ou entrerai-je comme lectrice -chez l'oncle de mon mari, M. de Cayolles, qui -m'aime bien, qui m'aime trop? Je ne m'abuse point, -allez, et celle qui me traque depuis tantôt dix ans -ne s'y trompe pas non plus ; elle a soigneusement -fermé l'enceinte. Une femme bien née, qui se ruine -ou qu'on ruine, n'a de retraite honorable que dans -un couvent, parce que l'humilité du cloître est doublée -d'un immense orgueil, et qu'on ne déroge pas -en épousant Dieu. Soit! je l'épouserai s'il le faut, et -j'irai bientôt le voir de près!</p> - -<p>« Mais, pardon, reprit-elle en escamotant une -larme échappée, c'est de mon procès qu'il s'agit. -Vous ne comprenez pas comment une femme si -forte en apparence a pu se laisser dépouiller comme -une enfant? Hélas! monsieur, c'est qu'on est enfant -toute la vie devant l'autorité d'un père. Quand je -suis revenue à Vaulignon, veuve, malade et navrée, -mon père fut excellent pour moi. Il prit à cœur de -me distraire et de me consoler ; de ma vie je ne -l'avais connu si tendre. Cette malheureuse spéculation -commençait à prendre corps, elle donnait les -plus belles espérances. Le marquis ne s'y était pas -encore jeté éperdument, à peine s'il avait un doigt -dans l'engrenage ; mais, ébloui de son premier -succès, il ne comptait déjà plus que par millions. Le -domaine des Villettes, qui touchait aux Trois-Laux, -lui donnait dans la vue ; il voulait l'acquérir pour -moi, et comme mon douaire ajouté à ma dot en aurait -tout au plus payé la moitié, il ne parlait de rien -moins que de parfaire la somme. « Si tu te remaries, -disait-il, tu feras équilibre à la maison de ton -frère, et le canton sera partagé entre deux dynasties -issues de moi. Si tu t'obstines à rester veuve, ton -bien fera retour à Gérard ou à son fils, dans une -cinquantaine d'années, et alors nous verrons du haut -du ciel le plus magnifique domaine qui se soit étalé -depuis des siècles sous le soleil du Dauphiné! » Mais -j'étais déjà résolue à rester sur mon premier et -lamentable essai du mariage. Je ne refusai pas les -offres généreuses de mon père, je ne les acceptai -pas non plus. Les questions d'intérêt me semblaient -parfaitement indifférentes, comme à toutes les -femmes d'un certain rang. Mes affaires avaient été -mises en bon ordre par les soins de M. de Cayolles, -qui est sénateur, versé dans les questions de finances, -et galant homme jusqu'au bout des ongles, quoique -séparé de sa femme et un peu trop empressé -auprès des autres. Grâce à lui, les lenteurs d'une -liquidation me furent épargnées, et je rapportais au -bercail un portefeuille de quinze cent mille francs -bien nets, en valeurs de premier ordre, qui représentaient -environ soixante mille francs de rente. Je -ne savais que faire d'un si gros revenu, avec mes -goûts simples, dans un pays où il y avait fort peu de -misères à soulager. Je rentrai de plain-pied dans -mes chères habitudes ; on fit accommoder à mon -usage l'ancien appartement de ma pauvre mère, -dans l'aile gauche du château ; je me donnai le luxe -d'une bibliothèque, d'une petite voiture et de deux -chevaux neufs ; j'achetai quelques tableaux, je fis un -voyage en Suisse, un autre en Italie, avec Polyxénie -et un vieux domestique ; à cela près, ma vie était -exactement la même qu'entre quinze et vingt ans. -Ma belle-sœur n'osait plus me traiter en enfant ; -notre inimitié prit des allures plus franches, sans -aller jusqu'aux grands éclats ; mon père n'en vit -rien, et mon frère n'en voulut rien voir. Du reste, -les Bavarois n'étant chez nous que trois mois de -l'année, le bon temps ne me manquait pas, et j'ai -fait une provision de souvenirs qui me soutient -encore un peu dans mes luttes et mes misères. Je -vous épargne l'histoire de cette épouvantable débâcle -où l'honneur même de notre nom, compromis -par la scélératesse des uns et l'imprudence des -autres, faillit être englouti. Vous qui viviez à Grenoble, -vous avez su tout cela mieux que moi et certainement -avant moi. Je voyais bien l'humeur de mon -père tourner au noir, et j'assistais au va-et-vient des -gens d'affaires ; mais j'étais si peu de ce monde, et -j'avais une si haute indifférence pour tous les intérêts, -que la douleur de perdre et la joie de gagner -me semblaient, comme au jeu, choses viles et roturières. -Il ne m'entra point dans l'esprit qu'un marquis -de Vaulignon pût s'émouvoir à propos d'argent, -et la première fois qu'il s'ouvrit à moi de ses -chagrins, je crus naïvement qu'il ne parlait ainsi -que pour me cacher autre chose.</p> - -<p>« La vérité m'apparut enfin dans toute sa laideur -lorsque mon père mit sous mes yeux une lettre de -la Bavaroise qui le faisait pleurer d'indignation. Le -pauvre homme avait demandé à Gérard je ne sais -plus quelle somme pour désintéresser je ne sais -quel créancier. La comtesse répondait pour son -mari que les temps étaient durs, que les fermages -rentraient mal, que les améliorations, les plantations, -les routes, les bâtiments neufs absorbaient -leur revenu de l'année, que tous leurs capitaux disponibles -étaient engagés dans diverses opérations, -bref que le <i>cher papa</i> serait gentil, gentil, s'il voulait -bien chercher la somme dans son voisinage, chez -ces bons Dauphinois, qui tous ont des tiroirs remplis -d'argent qui dort.</p> - -<p>« Je m'indignai d'abord, puis, me ravisant tout à -coup : « Mon père, lui dis-je, tous ces papiers que -j'ai là-haut dans un tiroir ne sont-ils pas échangeables -contre écus?</p> - -<p>— Eh! sans doute.</p> - -<p>— Il me semblait bien. Et les hommes qui vous -poursuivent refuseront-ils cet argent sous prétexte -qu'il vient de moi? »</p> - -<p>« Cette demande le fit rire aux éclats, et j'eus deux -bonheurs à la fois : sécher les larmes de mon père et -flétrir la conduite de mon indigne belle-sœur. J'entraînai -le pauvre homme chez moi, j'ouvris le chiffonnier -où mes titres dormaient en liasses, et je lui -dis : Puisez! Il m'embrassa d'abord en me disant -mille choses du cœur, ensuite il prit un papier qui -valait, je crois bien, cinq mille francs de rente. Enfin -il me dit : « Je veux te signer un reçu, car c'est un -prêt que j'accepte, et les bons comptes font les bons -amis. » Ce proverbe odieux, plus digne d'un Roquevert -que d'un Vaulignon, me fit rougir. « Ah! cher -père! lui dis-je, est-ce qu'il y a du tien et du mien -entre nous? Ne permettez-vous pas que je vous rende -une parcelle de ma dot?</p> - -<p>— Un Vaulignon ne reprend pas ce qu'il a donné.</p> - -<p>— Or, je suis une Vaulignon, je vous donne ce -grand vilain chiffon de papier, et maintenant je vous -défie de me le faire reprendre! Voilà un argument -sans réplique ; embrassez-moi. »</p> - -<p>« Mon père me témoigna dès ce jour une admiration -qui m'étonnait un peu. J'avais toujours eu le sentiment -de la propriété collective et je distinguais parfaitement -notre bien du bien d'autrui ; mais au château, -chez nous, il me semblait que tout dût être en commun ; -je n'aurais rien su refuser, même à la comtesse -Gérard, et j'aurais été stupéfaite qu'on me refusât -quelque chose. Tous ces objets matériels auxquels le -pauvre attache un prix n'ont plus de valeur dans -notre sphère ; les idées et les sentiments y sont les -seules réalités dignes d'intérêt.</p> - -<p>« Ce fut donc avec un détachement tout naturel et -peu méritoire que je vis passer ma fortune aux mains -de mon père. D'abord je n'avais besoin de rien, et -puis je pensais que tôt ou tard Vaulignon serait à moi, -mon frère ayant déjà les Trois-Laux ; or, Vaulignon -est une fortune. Quant à mon père, il était bien malheureux, -bien humilié de nos positions respectives, -et reconnaissant à un point qui parfois me faisait mal. -Il s'accusait de m'avoir méconnue ; il s'emportait -contre le fils ingrat, avare et lâche, qui lui tournait le -dos dans un pareil moment ; il se reprochait à haute -voix des préférences que je n'avais jamais remarquées ; -souvent, en ma présence, il s'est juré de mettre ordre -à nos affaires en réparant une injustice que j'ignorais. -C'était sans doute le testament qu'il voulait annuler, -car il me répéta bien des fois en puisant dans -mon pauvre tiroir : « Tu ne perdras rien, ma chérie ; -j'irai voir Foucou. » Ses idées de restitution étaient si -formelles et si bien arrêtées qu'on a trouvé dans ses -papiers un codicille dont voici la copie authentique :</p> - -<blockquote> -<p class="date">« Vaulignon, 2 octobre 186..</p> - -<p>« Indignement trahi par un fils que j'avais comblé, -et comblé par une fille que j'avais en partie déshéritée, -je déchire mon testament du… janvier 185., et -moi soussigné Philippe-Auguste Lescuier, marquis -de Vaulignon, je lègue en toute propriété à Claire-Estelle-Marguerite -Lescuier de Vaulignon, ma fille -chérie, veuve du vicomte de Montbriand, le château, -le parc, les terres et généralement tout le domaine -de V… »</p> -</blockquote> - -<p>« Il n'a pas achevé le mot, mais l'équivoque est impossible. -La pièce n'est pas signée à la fin, elle l'est -magnifiquement au milieu. Pourquoi, comment mon -père a-t-il gardé deux ans ce papier dans sa chambre -au lieu de le porter à Grenoble? Est-ce la maladie du -notaire Foucou et la vente de l'étude qui sont venues -traverser un si juste projet? Je l'ignore ; mais, quoique -les tribunaux aient déclaré ce codicille nul, j'y -constate avec bonheur la tendresse et la loyauté d'un -digne homme.</p> - -<p>« Nos relations ont été cordiales jusqu'au bout ; sa -préférence pour moi ne s'est pas démentie un seul -jour, quoiqu'il eût des agitations, des désespoirs et -des colères terribles. Les procès se succédaient sans -interruption ; il pleuvait du papier timbré sur le château ; -mon père allait trois et quatre fois par semaine -à la ville, chez l'avoué, chez l'avocat, chez les juges ; -il ne chassait presque plus. Pauvre homme! c'était -lui qui était le gibier. Je le suppliais quelquefois d'en -finir avec les affaires et de payer sans discussion, -dans l'intérêt de sa santé, tout l'argent qu'on lui réclamait : -« Non, répondait-il, c'est ton bien que je défends, -et j'irai tant que les forces ne me trahiront -pas. » Malgré sa belle résistance, je me ruinais -grand train. On eut vent de la chose dans mon ancienne -famille, à Paris. M. de Cayolles m'écrivit une -lettre très-paternelle et très-sensée pour me dire -que cette liquidation était un gouffre, que j'y jetterais -toute ma fortune sans le combler, que je me -devais à moi-même de conserver un peu de bien, -car, si je me ruinais, mon nom, ma jeunesse et ma -figure deviendraient autant d'obstacles au dévouement -de mes meilleurs amis. Je fis part de cet avis -à mon père ; il y donna les mains. « Ton oncle a -mille fois raison, me dit-il ; tu dois garder une poire -pour la soif, quoique j'aie assuré ton avenir par une -combinaison infaillible. Je ne veux pas que tu m'avances -un centime au-delà de ta dot. Je te l'ai donnée, -tu me la prêtes, je te la rendrai sous une autre -forme, et j'espère que tu ne perdras rien. L'important -est de protéger Vaulignon contre toute hypothèque -judiciaire. Si les huissiers mettaient leurs -sales mains dessus, je les tuerais ou je me ferais -sauter ; mais le douaire que tu as trop bien gagné, -ma pauvre enfant, conserve-le. » Cher père! lorsqu'il -parlait ainsi, mon douaire lui-même était déjà -fort entamé. Je n'eus garde de le lui dire, et je fis -ma principale étude de tous les dangers d'hypothèque -qui pouvaient menacer Vaulignon. Je restais au -château quand mon père en sortait pour ses plaisirs -ou ses affaires ; j'apprenais la procédure, je m'exerçais -à déchiffrer l'odieux griffonnage des officiers -ministériels. Et, lorsqu'il arrivait un commandement -de payer, je payais.</p> - -<p>« L'huissier se présenta par malheur un jour que -mon père était présent et moi sortie. Il s'agissait -d'une somme importante qui n'est pas encore réglée -aujourd'hui : cent mille écus! C'était la dernière -créance exigible ; entre mon père et moi, nous -avions liquidé tout le reste. Si je m'étais rencontrée -là, j'aurais inventé dix arrangements pour un. Je -n'avais pourtant pas trois cent mille francs : il s'en -fallait plus de moitié ; mais j'aurais fait opposition, -ou bien j'aurais prouvé que le revenu de nos coupes -pouvait tout payer en un an : la procédure des saisies -immobilières abonde en détours et en échappatoires, -Dieu sait! Le pauvre homme était seul ; il -sortait de table, son régime n'était pas très-ordonné -depuis qu'il éprouvait le besoin de s'étourdir : ce -commandement le frappa comme un coup de massue, -et lorsque je rentrai de ma promenade, je ne -trouvai plus qu'un enfant à soigner.</p> - -<p>« Si j'ai fait mon devoir jusqu'au bout, c'est chose -inutile à dire. Ni Gérard ni sa femme ne sont venus -me disputer la garde du malade. Ils le croyaient -ruiné à fond ; j'en ai la preuve dans cet acte où le -comte accepte la succession sous bénéfice d'inventaire. -Lorsqu'ils ont su la vérité, ils se sont fait envoyer -en possession du château. J'ai plaidé la nullité -du testament ; j'ai perdu en instance, en appel et en -cassation. Reste à savoir si je dois rapporter les -misérables débris de ma fortune passée. La partie -adverse prétend qu'il faut déduire les dettes de ce qui -reste dans la succession, ajouter au montant net les -sommes que mon frère et moi nous avons reçues en -avancement d'hoirie, et diviser cette masse en trois -parts égales dont deux reviendraient à Gérard et la -troisième à moi. Or, ce qui reste dans la succession, -c'est Vaulignon, grevé de trois cent mille francs de -dettes et estimé sept cent mille francs net. A cette -somme, on ajoute le million des Trois-Laux rapporté -fictivement par mon frère et le million de ma dot, -soit deux millions sept cent mille francs d'actif. Et -comme le premier testament, seul valable, dispose -formellement en faveur de Gérard de la quotité permise -par la loi, vous voyez que j'ai reçu cent mille -francs de trop, puisque le tiers de vingt-sept est neuf -et non pas dix. Donc le tribunal me condamne à -rendre cent mille francs sur les quatre-vingt mille -qui me restent, attendu que le vœu des mourants -est sacré, et que le marquis de Vaulignon, au moment -de paraître devant Dieu, a voulu que son fils -ingrat fût cinq ou six fois millionnaire, et que sa fille -dévouée mourût de faim. Qu'en dites-vous, monsieur -Mainfroi? Est-ce ainsi que vos pères, ces magistrats -illustres et vénérés, entendaient la justice? Est-ce -ainsi que vous la comprendrez vous-même, lorsque -vous disposerez à votre tour de la fortune et de -l'honneur des gens? »</p> - -<p>Mainfroi s'était promis d'écouter en vieillard cette -plaidoirie féminine ; mais sa résolution ne tint pas -contre le charme agressif et saisissant de Marguerite. -Sa voix, admirablement timbrée, tantôt douce, -tantôt forte, toujours juste, s'élevait en fusée, et -tout à coup descendait par une transition insensible -à des profondeurs inconnues ; après avoir ébranlé le -cerveau de l'auditeur dans ses moindres tubes, elle -se rabattait sur le cœur et le saisissait fibre à fibre. -Le caractère du geste, la noblesse du visage, l'éclat -des yeux accompagnaient cette voix prodigieuse et -en doublaient l'autorité. Mille contrastes bizarres et -charmants envahissaient l'esprit de Mainfroi : cette -amazone à pied, cette Diane chasseresse en garni, -cette veuve aux grâces virginales, avec son âme -passionnée, son esprit viril, ses naïvetés enfantines -et son érudition de procureur ; ce grand corps onduleux -sur deux tout petits souliers, quelques mots de -basoche égarés entre ces dents mignonnes qui avaient -l'air de casser des noisettes en citant les articles du -code, tout cela colorait le discours d'un reflet inusité. -Mais ce qui par moments l'illuminait d'une -splendeur incomparable, c'était la beauté morale -d'une âme droite, le tableau d'une vie pure, d'un -dévouement continu, de sacrifices accomplis dans -l'ombre et d'une longue solitude fièrement traversée. -Un juge de cent ans aurait été prévenu en -faveur d'une telle femme et de la cause qui se personnifiait -en elle. Ajoutez qu'au cours du récit les -souvenirs s'éveillaient en foule chez Mainfroi, et que -chacun de ces souvenirs avait force de témoignage. -Il se rappelait la première visite du marquis et du -fanatisme de cet homme qui préférait sa terre à sa -fille ; le dîner chez Foucou, la physionomie ingrate -de Gérard, la combinaison Roquevert, inaugurée au -profit de la Bavaroise et liquidée aux dépens de -Marguerite. Tous les personnages du drame développaient -jusqu'au dénoûment les caractères qu'il -avait devinés au premier acte. Il était donc obligé -de donner gain de cause à la veuve pour l'honneur -de son diagnostic et peut-être aussi pour l'acquit -de sa conscience ; car enfin il avait trempé, -sinon les mains, du moins le bout du doigt, dans ce -testament jadis arbitraire, et que les circonstances -rendaient criminel.</p> - -<p>Or Mainfroi n'était pas de ceux qui font les choses -à demi. S'il était arrivé à l'âge de trente-sept ans -sans jamais brûler ses vaisseaux, c'est que, vivant -en terre ferme, il n'avait jamais eu de vaisseaux à -brûler. Une résolution extrême ne lui coûtait pas -plus qu'une demi-mesure à la plupart des hommes -de ce siècle mou. En moins de deux minutes, il pesa -le pour et le contre, prit son parti, tendit la main -à Marguerite et lui dit :</p> - -<p>« Écoutez bien, madame, et gravez ma parole au -plus profond de votre mémoire, qui est fidèle et qui -me l'a prouvé : ou j'obtiendrai qu'on vous rende intégralement -les biens dont on vous a dépouillée, ou -je veux perdre ma fortune et mon nom. »</p> - -<p>La belle veuve, un peu troublée par cette déclaration -solennelle, balbutia quelque remercîment confus, -et protesta qu'elle était loin d'en demander autant.</p> - -<p>« Et pourquoi donc m'arrêterais-je à moitié chemin, -si le but est à ma portée? Votre droit est entier, -et je n'en revendiquerais que la moitié, le quart, le -quatorzième? Quel motif avons-nous de faire des -présents à qui nous vole le nécessaire? Je ne m'explique -pas votre premier procès, ni surtout l'obstination -des avoués qui vous l'ont fait poursuivre jusqu'en -cour de cassation. Il s'agissait bien d'ergoter -sur la validité du second testament! La question n'a -jamais été là, quoique le titre en lui-même me paraisse -très-défendable. Mais vous êtes créancière de -la succession, madame ; mais on vous doit les quatorze -cent mille francs que vous avez engloutis par -bonté dans la liquidation des plâtrières! Je trouverai -l'agent de change qui a vendu vos titres un à un, -j'établirai la concordance des dates, je montrerai -que chacun de vos sacrifices a libéré une partie de -ce domaine que le couple Gérard s'arroge impudemment! -Je ferai comparaître les huissiers à qui vous -avez donné votre argent, de vos propres mains. -J'établirai le compte de vos biens à la mort de M. de -Montbriand ; on saura quelle vie modeste vous meniez -à Vaulignon ; la cour dira s'il est possible que -vous ayez gaspillé en cinq ans de villégiature un -million et demi. Ce n'est pas tout ; nous ferons la -contre-épreuve sur les recettes et les dépenses de -votre injuste et malheureux père. On sait ce qu'il -avait, on sait ce qu'il devait le premier jour du mois -où les actions de cinq cents francs sont tombées à -deux cent cinquante. Nous ferons le total des sommes -que M. de Vaulignon a payées jusqu'à sa maladie, et -je demanderai dans quelle bourse il a puisé tout ce -qui lui manquait. Comptez sur moi, madame, ou -plutôt sur l'éclatante justice de votre cause. Plus j'y -pense, plus je m'étonne que ni vos avoués ni vos -avocats ne l'aient comprise, et qu'elle ait pu arriver -toujours perdue, mais toujours intacte, jusqu'à moi. »</p> - -<p>Marguerite répondit avec une candeur adorable : -« C'est sans doute que je l'ai mal expliquée à ces -messieurs. Pensez donc! des secrets de famille! Quel -que soit l'intérêt qui vous pousse, on ne peut pas les -raconter au premier venu. »</p> - -<p>Ainsi donc, pensa Mainfroi, je ne suis pas le -premier venu pour elle! Il prit avantage de l'aveu -pour se détendre et se familiariser. Il se prévalut -même des alliances quasi légendaires qui unissaient -les Vaulignon aux Mainfroi. « Mais alors, dit-elle en -riant, nous serions cousin et cousine, si nous étions -venus au monde quinze générations plus tôt?</p> - -<p>— Nous le sommes, madame ; ce n'est qu'une -question de degré.</p> - -<p>— Vous me le jurez, mon cousin?</p> - -<p>— Foi d'avocat, ma cousine. Et puisque nous voici -presque en famille, permettez-moi de vous demander -si la devise de votre papier à lettres appartient -aux Vaulignon ou aux Montbriand?</p> - -<p>— Elle n'appartient qu'à moi seule. Pourquoi me -demandez-vous cela?</p> - -<p>— Parce que, si la devise est à vous, je compte -vous l'emprunter, ma cousine, jusqu'au prononcé -de l'arrêt. Tout ou rien! Oui, je veux vaincre ou -mourir, et je vaincrai, car la vie est bonne.</p> - -<p>— On le dit. »</p> - -<p>Sur ce mot, qui ne manquait pas de profondeur, -elle congédia Mainfroi. Le jeune bâtonnier descendit -du second étage sans effleurer les marches de -l'escalier. Il avait des ailes ; celui qui aurait pu le -suivre par les rues l'aurait entendu dire à chaque -pas : Quelle femme! quelle cause! Peut-être ne savait-il -pas lui-même si c'était la femme ou la cause -qui faisait battre son cœur ; mais, comme il éprouvait -le besoin très-naturel de babiller un peu sur -l'une et l'autre, il s'en alla tout droit chez le premier -président.</p> - - -<h3>V</h3> - -<p>A sa grande surprise, il trouva le vieillard plus -agité que lui-même. M. de Mondreville se leva, vint -à lui, lui prit la tête et lui donna l'accolade en larmoyant : -« Oui, cher enfant, j'étais sûr de vous voir -aujourd'hui, et je vous remercie de partager ma joie. -Ce jour est donc venu! Je puis chanter le cantique -de Siméon. <i lang="la" xml:lang="la">Nunc dimittis!</i> »</p> - -<p>Mainfroi craignit d'abord que cette expansion ne -fût un symptôme de décadence sénile. « Mais vous -ne savez donc pas? reprit le président. Il est garde -des sceaux! »</p> - -<p>— Qui?</p> - -<p>— Mon copain! Le nouveau ministère est tout au -long dans <i>l'Indépendance</i> ; il sera dimanche au <i>Moniteur</i>.</p> - -<p>— Hum! Entre la coupe et les lèvres…</p> - -<p>— Mais il me l'a écrit lui-même, ce cher ami ; -voici la lettre.</p> - -<p>— Ceci change la thèse. Alors, monsieur, veuillez -agréer mes compliments sincères et mes regrets, -car le premier mouvement de l'illustre copain sera -de vous confisquer au profit de la cour suprême.</p> - -<p>— Pas si vite! Il faut attendre une vacance. Et -qui sait s'ils voudront de mes vieilles lumières à Paris? -Quant à vous, mon enfant, votre affaire est -hors de doute. Aussitôt pris, aussitôt procureur général.</p> - -<p>— Oh! mais non ; je refuse.</p> - -<p>— Il a votre parole.</p> - -<p>— Je la reprends. Ah! monsieur, si vous saviez -quelle admirable affaire! Vous verrez! vous entendrez, -car je me fais une fête de la plaider bientôt devant -vous! Un droit évident qu'on a méconnu et nié quatre -fois de suite! la femme la plus intéressante, la -plus digne, la plus admirable, effrontément dépouillée -par des collatéraux sans cœur! Je veux que la -réparation soit aussi éclatante que l'iniquité fut -énorme ; je flagellerai l'odieuse belle-sœur ; je souffletterai -moralement l'indigne frère. Ah! tenez! à -la veille d'un combat si légitime et si glorieux, je n'échangerais -point ma toque d'avocat contre une couronne -royale!</p> - -<p>— Soit ; mais contre un mortier de président?</p> - -<p>— Pas même! Rien ne vaut le plaisir de demander -justice.</p> - -<p>— Vous oubliez le plaisir de la rendre, mon enfant. -L'avocat propose, et le juge dispose.</p> - -<p>— Et le parquet?</p> - -<p>— Il impose. Si je m'intéressais à quelque victime -des iniquités sociales, je demanderais au bon -Dieu, <i lang="la" xml:lang="la">primo</i> de présider l'affaire, <i lang="la" xml:lang="la">secundo</i> d'y remplir -les fonctions du ministère public, <i lang="la" xml:lang="la">tertio</i> d'y plaider -comme Démosthène ou comme vous, mon cher -maître. Ce n'est pas moi qui parle, c'est l'expérience -d'un vieux mentor. Mais quel est donc l'appel qui -vous tient tant au cœur? Vient-il à la première -chambre?</p> - -<p>— Oui, monsieur. Vaulignon contre Vaulignon. -C'est Picardat qui occupe pour M<sup>me</sup> de Montbriand.</p> - -<p>— Diable! diable! Litige épineux, mon fils. Je -connais la question sur le bout du doigt ; le maudit -testament du marquis nous a donné bien de la tablature. -En équité, je crois que votre cliente n'aurait -pas tort, l'intimé m'a tout l'air d'un médiocre -sire ; mais ses mesures sont admirablement prises, -la forme est pour lui. Si ma mémoire ne me trompe -pas, le gain de la cause a tenu trois ou quatre fois à -un cheveu ; malheureusement quand la balance -s'entête à pencher du même côté, c'est que décidément -il y a un plateau plus lourd que l'autre. Vous me -direz que ce nouveau marquis de Vaulignon et sa -femme ont fait flèche de tout bois : j'en conviens ; la -brigue est forte, mais on s'est démené des deux -parts. Il paraît que la marquise est en crédit à Munich ; -elle fait agir la légation de Bavière ; notre -garde des sceaux, celui qui part dimanche, a été -sollicité diplomatiquement. De son côté, M<sup>me</sup> de Montbriand -est protégée par un gros sénateur, légitimiste -rallié, et d'autant plus influent qu'il ne s'est pas -vendu, mais donné. Vous savez que l'empire a des -tendresses de parvenu pour ces messieurs de l'ancien -régime, sitôt qu'ils daignent s'humaniser un peu. -On combat les républicains à coups de trique et les -royalistes à coups d'encensoir. Le ministre de l'intérieur -a pris parti pour M. de Cayolles, qui adore -M<sup>me</sup> de Montbriand, quoique honnête femme ou plutôt -<i>parce que</i>, un paradoxe de vieux beau! On a -donc opposé ministre à ministre, comme on pousse -pion contre pion au début d'une partie d'échecs ; puis -on a fait marcher les grosses pièces : le fou d'ici, la -tour de là, enfin la dame et le roi lui-même… Que -voulez-vous? les suprêmes conséquences du gouvernement -personnel! Il s'ensuit que l'affaire Vaulignon -est tendue à un point que je ne saurais dire. -Il n'y a pas huit jours que M<sup>me</sup> de Montbriand a signifié -son acte d'appel, et déjà le garde des sceaux a -fait savoir au procureur général qu'il eût à prendre -la parole en personne et non par substitut. On compte -sur lui pour enlever l'affaire, et on n'a peut être -pas tort ; il tient pour les Bavarois, c'est connu ; -vous aurez affaire à forte partie. Moi, je n'ai pas d'opinion -préconçue, et vous pouvez compter sur mon -attention la plus bienveillante, comme toujours. -Trouvez l'argument décisif, mon jeune ami ; jetez -un poids nouveau dans la balance, et je serai heureux -de consacrer par un arrêt le plus étonnant de -vos triomphes ; mais, puisque vous portez un intérêt -si vif à M<sup>me</sup> de Montbriand, dites-lui qu'elle ferait -sagement de produire un mémoire à l'appui de -sa demande : il faut préparer le terrain, ramener -quelques esprits, et détruire les préventions que -les succès constants de la partie adverse ont pu enraciner. »</p> - -<p>Mainfroi n'eut garde de négliger un avis si paternel, -et, soit que la publication de ce mémoire lui -parût pressante, soit qu'il craignît de laisser refroidir -l'éloquence qui bouillait en lui, soit qu'il trouvât -charmant de se cloîtrer dans une pensée de plus en -plus chère, il rentra, défendit sa porte et travailla -d'arrache-pied jusqu'à minuit. Il fallut que la vieille -Fleuron fît acte d'autorité en venant éteindre la -lampe.</p> - -<p>Le lendemain, au petit jour, il écrivit à Marguerite -pour réclamer d'urgence un nouveau rendez-vous, -et jusqu'au moment de la revoir il se tint -occupé d'elle. Elle le reçut à midi, et il put déjà lui -soumettre le canevas d'un travail net, logique, parfaitement -ordonné, où les faits, serrés l'un contre -l'autre, avaient l'air de soldats qui courent à la victoire. -La jeune femme en fut ravie ; elle croyait déjà -l'affaire terminée.</p> - -<p>« Patience! dit-il ; ceci n'est que le plan d'un travail -préparatoire ; il vous faudra me fournir tout un -monde de documents et de matériaux qui me manquent. -C'est une collaboration longue et pénible que -je viens solliciter ; me l'accorderez-vous?</p> - -<p>— Eh! grand Dieu! répondit-elle, quand tous mes -intérêts ne seraient pas en jeu, je le ferais par plaisir, -car votre compagnie est la plus adorable du -monde. »</p> - -<p>Elle avait quelquefois de ces boutades où le cœur -part comme une arme à feu dans la main d'un enfant. -Sa reconnaissance, son admiration, son amitié, -éclataient à brûle-pourpoint, si brusquement que -Mainfroi, ahuri, ne savait que répondre. Toute son -expérience des femmes était désarçonnée par ces -soubresauts. Marguerite ne ressemblait à rien de ce -qu'il connaissait ; ce n'était pas l'être faible, averti, -cauteleux, provoquant et fuyard, qu'il avait maintes -fois couru et forcé dans ses chasses à travers le -monde, mais une nature droite et cavalière. Ses -moindres politesses affectaient un air agressif, sans -toutefois qu'un fat eût osé les interpréter en mal. -C'était l'effusion d'un cœur chaud qui s'emporte ; on -y sentait peu de tendresse et surtout point de faiblesse.</p> - -<p>La rédaction du mémoire prit une semaine, et, -sauf quelques heures consacrées aux devoirs du palais, -ils passèrent tous ces jours en tête-à-tête. -Marguerite avait fourni sa bonne part de travail ; elle -écrivait d'un style net et tranchant, un peu âpre -parfois, mais toujours digne et contenu. Quand la -première épreuve sortit de l'imprimerie Maisonville, -Mainfroi l'apporta tout humide et la lut à haute voix -de bout en bout. Marguerite en fut transportée ; elle -sauta au cou de son cher avocat et l'embrassa sur -les deux joues, puis elle lui tourna le dos, s'installa -devant la table, et, comme refroidie par cette explosion, -elle se mit à feuilleter l'épreuve et à revoir les -passages importants sans remarquer le trouble de -Mainfroi. Quant à lui, il avait la tête un peu perdue ; -la joie et l'étonnement le faisaient vaciller sur ses -jambes ; son esprit courait à mille lieues du procès ; -il commençait à se demander s'il ne jouait pas le -rôle d'un séminariste et d'un sot. Au fort de ses -perplexités, il aperçut le cou de Marguerite, très-allongé, -très-souple et d'une blancheur éclatante, -où tranchaient cinq ou six boucles de petits cheveux -noirs. La nuque d'une jolie femme a des séductions -que le vulgaire ne soupçonne pas, mais qui ravissent -en extase les <i lang="it" xml:lang="it">dilettanti</i> de l'amour. Mainfroi -s'approcha lentement, comme attiré par une fascination -irrésistible, et sa bouche contre-signa l'hommage -de ses yeux.</p> - -<p>M<sup>me</sup> de Montbriand bondit et se retourna vers lui -tout d'une pièce, le visage en feu, le regard flamboyant, -la lèvre frémissante : « Oh! dit-elle.</p> - -<p>— Chère madame, répondit-il avec un sourire -avantageux, je ne vous rends que la moitié de ce -que vous m'avez donné tout à l'heure. »</p> - -<p>Elle ne comprit pas d'abord, et tandis que son esprit -cherchait, ses yeux fixes gardaient leur expression -hagarde. Lorsqu'elle eut trouvé le mot de l'énigme, -elle reprit vivement :</p> - -<p>« Non! cela n'est pas la même chose. Ce que j'ai -fait, je l'aurais fait devant mille personnes, et vous, -m'auriez-vous traitée de la sorte, si seulement -Polyxénie avait été là? »</p> - -<p>Il protesta de son respect et de son obéissance, -se confondit en humbles excuses, et revint, par un -détour habile, mais connu, à réclamer du bon vouloir -de Marguerite ce qu'il avait obtenu par surprise.</p> - -<p>La belle veuve (de sa vie elle n'avait été si belle), -se recueillit une minute et répondit :</p> - -<p>« Monsieur Mainfroi, si vous me demandiez la -permission de m'embrasser, je n'aurais peut-être -pas le courage de vous répondre non ; mais j'estime -que vous feriez mieux de ne me demander rien. »</p> - -<p>Mainfroi mit un genou en terre et dit : « Revoyons -notre épreuve. »</p> - -<p>Ils travaillèrent ce jour-là comme deux hommes, -et se quittèrent sans avoir parlé d'autre chose que -du procès. Seulement, à la dernière minute, M<sup>me</sup> de -Montbriand prit la brochure et dit : « Nous avons -oublié l'épigraphe.</p> - -<p>— Que mettrez-vous?</p> - -<p>— Ma devise, qui est aussi la vôtre. »</p> - -<p>Rien ne fut changé dans leurs habitudes ; ils se -revirent le lendemain et tous les jours suivants aux -mêmes heures et dans la même intimité ; mais le -laisser-aller des premiers jours ne se retrouva plus, -chacun d'eux s'observait davantage : une révolution -irréparable était accomplie ; la gêne se glissa dans -leurs rapports et la froideur se répandit peu à peu -sur leurs entretiens. Cette gêne toutefois abondait -en jouissances secrètes, et cette froideur cachait un -feu tout nouveau. Un seul geste de Mainfroi avait -tué le bon garçon chez Marguerite et réveillé ou -éveillé la femme.</p> - -<p>Cependant le mémoire était lancé ; on ne parlait -pas d'autre chose au palais et dans la ville. Le succès -littéraire fut très-vif ; on admira partout cette -argumentation suivie, serrée, poignante, qui égorgeait -l'adversaire sans sortir un moment du ton -modéré et sans choquer aucune convenance. L'opinion -publique se retourna ; le parti pris de certains -magistrats fut ébranlé. Le défenseur des Vaulignon, -qui était un homme éminent, s'empressa de rédiger -un factum énergique ; mais il commençait à douter -de la victoire, et il poussait ses clients à une transaction. -Quelques officieux s'entremirent ; on offrit à -M<sup>me</sup> de Montbriand de lui laisser le peu qu'elle avait, -et de lui parfaire en viager dix mille francs de -rente. Le procureur général appuya sous main ces -tentatives ; il fit entendre à Mainfroi que sa cause, -excellente en équité, mauvaise en droit, devait s'accommoder -de la demi-satisfaction qui était offerte ; -mais l'avocat et la plaideuse maintinrent résolûment -leur « tout ou rien. » Plus ils voyaient l'ennemi se -démoraliser, plus ils s'affermissaient en courage.</p> - -<p>La curiosité publique avait d'abord respecté le -deuil et la misère de Marguerite ; peu de gens la -connaissaient en ville ; les maisons qui s'étaient -trouvées en relation avec son père ne jugèrent ni -utile ni prudent de renouer avec elle. D'ailleurs le -marquis Gérard et la petite Bavaroise avaient pris -les devants en visitant à tort et à travers tout ce qui -faisait un semblant de figure.</p> - -<p>Mais lorsqu'on vit un personnage comme M. Mainfroi -épouser publiquement les intérêts de la jeune -veuve, lorsque le gain de sa cause parut assuré, -lorsqu'enfin la malice ou le dépit des mères de -famille insinua que le bâtonnier de l'ordre, en -défendant M<sup>me</sup> de Montbriand, combattait pour ses -propres foyers, le monde avisé de Grenoble prit ses -mesures en conséquence. On se dit que Mainfroi, -célèbre comme il l'était, protégé par le nouveau ministre -et de plus en plus prédestiné aux hautes fonctions -de la magistrature, n'irait jamais s'enterrer à -Vaulignon ; il resterait en ville, et il y resterait très-riche, -marié à une jeune femme, en position de recevoir -souvent et bien. Cette maison, qui joindrait -l'utile à l'agréable, serait peut-être difficile à forcer -l'an prochain ; pour l'instant, elle était ouverte à -quiconque saurait prendre date et devancer la victoire. -Il n'y avait pas à lanterner, si l'on voulait -plaindre M<sup>me</sup> de Montbriand en temps utile ; aussi la -foule envahit-elle en hâte ce pauvre logement où la -veuve s'était morfondue à loisir. « Çà, madame, disait -Polyxénie, avec une pointe d'humeur villageoise, il -paraît que nous sommes devenues bien aimables -depuis que le procès est à moitié gagné? » Marguerite, -qui n'avait jamais su faire ni écouter un mensonge, -éprouvait mille démangeaisons de rompre en -visière à ces amis du bon moment ; il fallut toute -l'éloquence de Mainfroi pour dompter son honnête -orgueil et l'amener à rendre une visite sur dix. Les -maisons qu'elle honora de sa présence se transformèrent -en foyers de propagande, en bureaux d'enrôlement, -et comme l'avocat les avait choisies une à -une avec son tact infaillible, l'élite de la ville fut -bientôt rangée sous les bannières de M<sup>me</sup> de Montbriand.</p> - -<p>L'affaire était inscrite au rôle du mardi 23 janvier ; -les plaidoiries, les répliques, les conclusions du procureur -général et le prononcé de l'arrêt devaient -prendre vraisemblablement deux audiences. Le mardi -matin, à neuf heures, l'avoué Picardat força la porte -de sa cliente et vint lui dire que Bénaud, l'avoué des -Vaulignon, offrait six cent mille francs sur table. -Marguerite répondit : « Je n'en demandais pas autant -et c'est plus d'argent qu'il ne m'en faut pour vivre -selon mes goûts ; mais si je transigeais une heure -avant l'audience, j'aurais l'air de mettre en doute le -succès de M. Mainfroi. L'affaire suivra son cours. »</p> - -<p>Ce n'était ni l'amour de la paix ni la peur du scandale -qui avait conseillé un si grand sacrifice à la -marquise Augusta de Vaulignon. Elle jetait une partie -de sa cargaison parce qu'elle voyait le navire à la -côte. La veille au soir, dans tous les cercles de Grenoble, -on avait fait des paris de proportion à neuf et -dix contre un.</p> - -<p>Les débats s'ouvrirent au milieu d'un silence avide. -Le prétoire était gorgé de monde comme aux plus -grandes fêtes de la Cour d'assises. On y remarquait -la magistrature et le barreau, la haute bourgeoisie -de la ville et la noblesse des environs, les officiers -généraux de la garnison, les femmes du monde, cent -cinquante ou deux cents amateurs d'éloquence judiciaire, -députés par les doctes cités de Vienne, d'Aix -et de Lyon, enfin la population rustique de Vaulignon -et des Trois-Laux, qui ne paraissait pas tenir la balance -égale entre la bonne demoiselle et l'étrangère. -Le marquis Gérard et sa femme étaient présents ; ce -fut pour eux une rude journée. Polyxénie, rendant -compte de la séance à sa maîtresse, les comparait à -deux écrevisses dans l'eau qui chauffe. Non-seulement -ils se virent malmenés par Mainfroi, mais ils -connurent à des signes certains que l'assemblée, -vassaux compris, les tenait en médiocre estime.</p> - -<p>Mainfroi remplit la première audience à lui seul. -Jamais il n'avait parlé si longtemps, avec cette abondance -et cette ampleur. Les fanatiques de son talent -se disaient à l'oreille : « C'est bien lui, et pourtant -c'est un autre homme ; Démosthène tourne au Cicéron ; -le courant de son éloquence s'enfle et déborde ; -c'est un ruisseau qui devient fleuve. » Les célébrités -de province ont ainsi leurs enthousiastes, qui sont -de fins critiques malgré tout, gourmets passionnément -épris d'un certain crû, mais d'autant plus aptes -à préférer le vin des bonnes années. Personne ne -douta que cette transformation de Mainfroi ne fût un -miracle de l'amour ; les quelques sceptiques qui -niaient sa passion pour M<sup>me</sup> de Montbriand durent se -rendre à l'évidence. L'auditoire ne lui sut pas mauvais -gré de cette concession aux faiblesses humaines ; -on lui avait déjà reproché la froideur de ses plaidoiries, -et certaine rigidité métallique qui rappelait un -peu trop le style impassible de la loi. La foule prit -plaisir à s'échauffer avec lui ; la sympathie publique -éclata plus de vingt fois en applaudissements que les -audienciers réprimèrent par habitude, mais sans -conviction et sans autorité. Le président, ému lui-même -jusqu'aux larmes, oubliait de réclamer le silence.</p> - -<p>Au sortir de l'audience, Mainfroi s'enfuit au grand -trot de ses chevaux ; il était temps : les braves gens -de Vaulignon et des Laux le cherchaient pour le -porter en triomphe. Il courut chez M<sup>me</sup> de Montbriand -et lui dit : « Ma belle cousine, voulez-vous me donner -à dîner? Ou je me trompe fort, ou je vous apporte -le pain. »</p> - -<p>Le lendemain, même affluence au palais. L'avocat -du marquis Gérard parla longtemps et parla bien, -sans espoir de gagner la cause. Il maintint ses conclusions -pour la forme, mais en homme qui serait -content de s'en voir adjuger le demi-quart. Mainfroi -répliqua en peu de mots, la duplique de l'adversaire -fut traînante et mal écoutée. L'intérêt se portait de -plus en plus sur le procureur-général, M. Sébert. On -savait qu'il s'était montré favorable au fils Vaulignon ; -on ne supposait pas que l'éloquence de Mainfroi eût -glissé sur ses préventions sans les entamer ; on le -savait honnête et consciencieux, mais d'une impartialité -qui frisait parfois l'irrésolution.</p> - -<p>A quatre heures moins quelques minutes, M. Sébert -déclara qu'attendu l'heure avancée et l'importance -de l'affaire, il demandait remise à huitaine -pour les conclusions du ministère public. Le président -leva la séance, et la foule s'écoula en murmurant un -peu.</p> - -<p>Lorsque Mainfroi rentra chez lui, il trouva sur sa -table un pli du télégraphe. La dépêche, transcrite -sur grand papier, se formulait comme il suit :</p> - -<p>« Le ministre de la justice à M. le comte Mainfroi -de Gartières.</p> - -<p>« Je suis heureux de vous annoncer qu'un décret -rendu sur ma proposition, en date de ce jour, vous -nomme procureur-général près la cour de Grenoble. »</p> - -<p>Décidément le copain de M. de Mondreville avait -bonne mémoire. Il se rappelait même un point négligé -depuis deux générations par la famille Mainfroi. -L'aïeul paternel de Jacques était comte de l'empire, -et il n'avait tenu qu'à lui de rendre son titre héréditaire -en érigeant en majorat une terre de dix mille -francs de rente ; mais pour substituer perpétuellement -un grand tiers de sa fortune, cet honnête homme -aurait dû dépouiller en partie quatre enfants, sur -cinq qu'il avait. Voilà pourquoi Jacques et son père -étaient restés Mainfroi tout court. Or depuis quelque -temps le conseil du sceau des titres adopte une jurisprudence -qui abolit rétroactivement la cause du majorat : -il est naturel que le second empire ne marchande -pas trop la noblesse du premier.</p> - -<p>Gartières était le nom d'un petit bien de campagne -conservé depuis longtemps dans la famille -et qui restait à Jacques. Trois ou quatre Mainfroi, -entre le <small>XV</small><sup>e</sup> et le <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, ont cousu Gartières -à leur nom pour se distinguer des Mainfroi -de Bois-Vizille et des Mainfroi de Jaubeuf, éteints -aujourd'hui.</p> - -<p>Le ministre n'avait pu être si bien renseigné que -par M. de Mondreville ; ce bon vieillard, un peu -trop entiché lui-même de sa noblesse, s'indignait -par moments qu'on ne fût pas titré lorsqu'on prouvait -trente-deux quartiers et le reste.</p> - -<p>« Bah! répondait Mainfroi, je ne pourrais jamais -être aussi vain de mon titre que je suis orgueilleux -de mon nom. »</p> - -<p>Vingt fois peut-être il avait tenu ce langage, -et toujours dans la sincérité de son âme ; mais -maintenant qu'il avait le titre et le nom devant lui, -maintenant qu'il lisait et relisait sur la dépêche ministérielle -ces cinq mots parfaitement assortis : <i>le -comte Mainfroi de Gartières</i>, il lui semblait que le -tout formait naturellement une harmonie majestueuse, -et qu'en retrancher la moindre syllabe -serait un crime de lèse-grandeur. Cette contemplation -l'enflait à ses propres yeux ; l'idée d'un avantage -superficiel, extérieur, dû aux services d'un -mort et à la bienveillance d'un homme en place, lui -fit oublier un instant son vrai mérite et ce succès -tout chaud qu'il ne devait qu'à lui-même. Toutefois, -comme il n'avait rien d'un sot, cette ivresse fut -bientôt cuvée ; il arriva promptement à se la reprocher -et voulut en sonder la cause. Il descendit -au fond de son cœur et trouva, quoi? Le vague sentiment -de l'attraction qu'un titre exerce sur les -femmes, l'idée d'une plus value matrimoniale, le -regret de n'avoir pas été comte de Gartières à -trente ans : c'était penser à Marguerite. Il ne se dit -pas : « Maintenant je suis à même de lui offrir un -nom aussi brillant que celui de son père ou de son -premier mari. » Tout occupé qu'il était de la belle -veuve, il ne s'avouait pas qu'il en fût amoureux, -ou, s'il se l'avouait parfois, c'était avec le ferme -propos de se vaincre et de respecter une loyale -créature qui ne pouvait être sa femme. Il n'admettait -pas l'hypothèse d'un mariage avec cette -cliente qui lui devrait tout : sa délicatesse et sa -dignité lui fermaient les perspectives de l'avenir ; -mais il prenait un plaisir amer à bâtir mille châteaux -en Espagne dans l'irréparable passé.</p> - -<p>Sa rêverie fut coupée au plus bel endroit par un -billet de Marguerite. « Mon cher cousin, écrivait-elle, -n'aurai-je pas le plaisir de vous remercier -aujourd'hui? » Il réfléchit qu'il aurait mauvaise -grâce à dédaigner des éloges qui devaient être ses -seuls honoraires, et il courut chercher le denier de -la veuve avec un empressement qu'il se déguisait à -lui-même. « Polyxénie, dit-il en entrant, annoncez -M. le procureur général.</p> - -<p>— Une farce, monsieur?</p> - -<p>— La vérité, ma fille.</p> - -<p>— Mais vous n'avez rien de changé! Enfin, -puisque ça vous amuse… Monsieur le procureur -général! »</p> - -<p>A ces mots, il se fit un brouhaha dans le petit -salon, puis un grand bruit de chaises suivi d'un -profond silence. Mainfroi tombait au milieu d'un -encombrement de visites, et le procureur général -annoncé à brûle-pourpoint chez une plaideuse, -c'était un coup de théâtre comme Grenoble n'en -avait jamais vu. « Comment! s'écria Marguerite, -c'est vous! La folle!</p> - -<p>— Elle n'a pas menti. J'ai reçu ma nomination en -sortant de l'audience. »</p> - -<p>On s'empressa autour de lui pour le complimenter -à la ronde. Un des assistants remarqua qu'il avait -commencé sa carrière d'avocat par un Marengo et -qu'il la terminait par un Austerlitz.</p> - -<p>« Ainsi donc, demanda M<sup>me</sup> de Montbriand, vous -ne plaiderez plus!</p> - -<p>— Jamais, madame.</p> - -<p>— Et si cette nouvelle était arrivée hier matin, -vous n'auriez pas pu me défendre?</p> - -<p>— Comme avocat, certes non.</p> - -<p>— Alors béni soit Dieu d'avoir retardé l'aventure!</p> - -<p>— Dieu, ou le ministre, on ne sait.</p> - -<p>— Mais, j'y pense, si vous êtes procureur général, -M. Sébert ne l'est plus. Moi qui avais si grand'peur -de lui, je n'ai plus rien à craindre! C'est vous -qui prendrez la parole au nom du ministère public, -et vous n'aurez qu'à dire : Messieurs, je vous renvoie -à la plaidoirie de M<sup>e</sup> Mainfroi, elle exprime -mon opinion tout entière.</p> - -<p>— Ah! pardon. Ce procédé simplifierait les -choses, mais je doute qu'il soit permis.</p> - -<p>— Si la loi le défend…</p> - -<p>— Non ; la loi qui pense à tout, n'a point prévu -le cas, que je sache. Elle interdit au juge de siéger -dans une affaire où il aurait plaidé, elle semble -ignorer qu'un simple avocat, par un coup de fortune, -peut devenir de but en blanc chef du parquet ; -mais où le code ne dit rien, les convenances décident. -Je céderai la place à un avocat général ou à -un substitut.</p> - -<p>— En avez-vous le droit? Est-ce que le garde des -sceaux n'a pas formellement demandé que le procureur -général parlât en personne?</p> - -<p>— C'est, ma foi, vrai! je l'avais oublié ; mais le -ministre qui a donné cet ordre est remisé sous la -coupole du Sénat ; son successeur, que je verrai -sans doute avant trois jours, est le plus galant -homme du monde, et je suis sûr de m'entendre -avec lui. »</p> - -<p>Les nominations parurent au <i>Moniteur</i> le jeudi 25 -et arrivèrent à Grenoble le vendredi. M. Sébert -était nommé président de chambre à la cour de -Bordeaux, pas un mot sur le sort de M. de Mondreville. -Mainfroi partit pour Paris le soir même, et -courut s'inscrire chez le copain, qui était au conseil. -Dans la journée du samedi, il reçut un billet très-cordial -qui l'invitait à déjeuner le lendemain au ministère.</p> - -<p>L'homme d'État l'accueillit à bras ouverts et -s'excusa de lui rendre un déjeûner d'auberge en -échange du bon dîner de Fleuron. Aux premiers -mots de remercîments, il interrompit son convive -et lui dit : « Vous ne me devez rien ; c'est mon vieil -ami Mondreville qui a tout fait. Il a même retardé -votre nomination pour vous laisser le temps de -plaider la grande affaire. On dit que vous avez été -admirable ; <i>l'Impartial</i> et le <i>Courrier</i> célèbrent -votre éloquence ; bravo! J'ai fait vœu d'écrémer -l'ordre des avocats au profit de mes parquets. -Sébert était insuffisant, je l'ai envoyé s'asseoir. Il -est cause que l'arrêt n'est pas rendu, et que le -public et les plaideurs sont encore dans l'anxiété.</p> - -<p>— Le pauvre homme était d'autant plus embarrassé -qu'il avait reçu l'ordre de prendre parti dans -l'affaire. J'aime à croire, monsieur, que vous n'entendez -pas me faire hériter de cette obligation?</p> - -<p>— Je n'ai rien à vous dire, je ne sais rien, je ne -veux pas connaître du procès Vaulignon, ni d'aucun -autre. L'intervention du pouvoir exécutif dans les -affaires civiles est un abus contre lequel je réagirai -de toutes mes forces. Ne prenez conseil que de -vous-même, ne suivez que les impulsions de votre -conscience, ne faites que le bien, et soyez sûr <i lang="la" xml:lang="la">a -priori</i> que je suis d'accord avec vous.</p> - -<p>— Ce n'est pas tout d'avoir raison, il faut encore -y mettre les formes, et si je montais au parquet mercredi -prochain pour appuyer ma plaidoirie de mercredi -dernier, on trouverait assurément que j'abuse.</p> - -<p>— L'affaire revient donc mercredi? Eh bien! pour -vous mettre à votre aise, je vais tâcher qu'on fixe à -mercredi votre audience de serment. Il faudra, bon -gré, mal gré, que la cour s'arrange sans vous, et -vous trouverez l'arrêt rendu en revenant à Grenoble. »</p> - -<p>Mainfroi ne demandait rien de plus. Au dessert, il -risqua une allusion délicate à ce titre de comte dont -on l'avait gratifié sans son aveu. Selon lui, M. le premier -avait poussé la bienveillance un peu trop loin -dans cette affaire. « Ne vous en prenez qu'à moi seul, -dit le ministre. Mondreville m'a fourni les renseignements, -mais sur mon initiative. Notre devoir n'est -pas seulement d'empêcher l'usurpation des titres par -nos jeunes ambitieux en robe ; je ne dois pas tolérer -qu'un homme de votre naissance commette par modestie -une usurpation de roture. Si le respect de la -justice est ébranlé par la fausse noblesse, son prestige -est doublé par la vraie. Habituez-vous donc à signer -le nom de vos aïeux tout au long ; cela vous paraîtra -d'abord compliqué, mais cette nouveauté ne -déplaira pas à M<sup>me</sup> la comtesse Mainfroi de Gartières. -Vous voyez que je suis au courant. »</p> - -<p>Jacques bondit sur sa chaise. « Ah! monsieur, s'écria-t-il, -je vous jure qu'on vous a mal informé.</p> - -<p>— Tant pis! Vous êtes d'une race qu'il ne faut pas -laisser éteindre, et le mariage qu'on annonçait publiquement -à Grenoble me semblait fort bien assorti.</p> - -<p>— Il est certain que la personne dont on vous a -parlé mérite tout le respect et tout l'attachement -d'un homme ; il est vrai que je l'ai recherchée avant -son mariage et que je ne me suis pas vu devancé -par un autre sans éprouver quelque regret ; mais depuis -qu'elle a bien voulu m'appeler à son secours, -pas un mot, pas un signe ne m'a donné lieu de penser -qu'elle m'honorât de la moindre préférence. Et -d'ailleurs, fût-il vrai qu'elle m'aime autant que je -l'estime, il n'en résulterait qu'un éternel chagrin -pour elle et pour moi, car je ne puis l'épouser sans -encourir le mépris du monde et le mien.</p> - -<p>— M'est avis qu'en ce moment le ministère public -pousse les choses au noir. Je vous assure, monsieur, -que mes amis, qui sont un peu les vôtres, envisagent -cette union d'un fort bon œil et ne la trouvent en rien -méprisable.</p> - -<p>— C'est qu'ils ne sont pas à ma place, monsieur, -et vous m'accorderez, sans doute, que je suis le meilleur -juge de mon honneur. Lorsque M<sup>me</sup> de Montbriand -(j'ose la nommer) m'a prié de défendre son -appel, la cause était plus que perdue. La pauvre -femme se trouvait exactement dans la position de ces -plaideurs désespérés qui se livrent pieds et poings -liés à un petit maquignon d'affaires. On lui dit : « Sauvez -ma fortune, et je vous en abandonne la moitié! » -Ma cliente est venue à moi par un autre chemin ; -elle m'a dit : « Sauvez-moi, et je promets de ne -vous rien donner en échange. » Si maintenant je -demandais ou j'acceptais sa main, qui ne va pas sans -sa fortune, quelle différence y aurait-il entre le -comte Mainfroi de Gartières et les petits avocats véreux?</p> - -<p>— Il y en aurait une immense, à mon avis ; mais j'avoue -que les envieux ne manqueraient pas de gloser. -Nous sommes loin du bon vieux temps où le moindre -chevalier qui avait sauvé la princesse l'épousait sans -scrupule aux applaudissements des peuples. J'ai encore -vu l'époque où le premier médecin venu, ni riche, -ni beau, ni très-jeune, arrachait une malade à -la mort et la conduisait à l'autel sans trop scandaliser -les gens. On disait dans le public : « Tant mieux -pour lui, et sa femme n'est pas à plaindre ; mieux -vaut encore épouser son médecin que de mourir. » -Aujourd'hui, pour quelques malheureuses pièces de -cent sous que vous aurez rendues à une jeune et jolie -femme qui vous aime et que vous aimez, la délicatesse -vous interdit de faire son bonheur et le vôtre. -Ah! le monde a des raffinements d'honneur, de susceptibilités -maladives que j'admire, d'autant plus que -nous savons, vous et moi, si les voleurs, les mendiants -et les mouchards y forment une imposante -minorité… Mais je n'insiste pas, n'écoutez que vos -sentiments, et, si la conscience vous défend d'épouser -une ancienne cliente enrichie par vous, mariez-vous -à la Magistrature!</p> - -<p>— Ainsi ferai-je, » répondit Mainfroi.</p> - -<p>Son absence ne dépassa point le terme convenu ; -toutefois, il s'ennuya fort au pays des plaisirs faciles. -En dépit du préjugé qui veut que les journées de -Paris soient particulièrement courtes, il eut beaucoup -de mal à tuer le temps, surtout aux heures qu'il -avait coutume de perdre chez M<sup>me</sup> de Montbriand. -Un silence se faisait en lui ; il se sentait désœuvré, -inutile, incapable ; et s'il essayait de se secouer, le -cerveau restait silencieux comme un grelot vide. Il -monta en wagon le vendredi soir, plus joyeux qu'un -lycéen qui part en vacances. Aussitôt débarqué et -baigné, il courut chez M. de Mondreville sous prétexte -de lui porter les amitiés du ministre, mais surtout -pour apprendre une nouvelle que ni Fleuron ni Dominique -n'avaient su lui donner.</p> - -<p>Le premier président lui parla de tout, excepté de -l'arrêt, et la visite commençait à traîner en longueur, -lorsque Mainfroi, prenant son grand courage, -demanda d'un air détaché ce qui s'était passé la veille -à l'audience.</p> - -<p>« Mais peu de chose, répondit le vieillard. Nous -avons confirmé deux jugements, je crois. Verdon -contre Minguy et Lefranc contre Bonnard.</p> - -<p>— Eh bien! et Vaulignon?</p> - -<p>— Nous vous avons attendu.</p> - -<p>— Là!… mais pourquoi? Dans quel intérêt? Mon -bon monsieur de Mondreville, je vous le demande au -nom du ciel : avait-on besoin de moi pour rendre un -arrêt qui est peut-être ici tout rédigé sur le coin de -votre bureau?</p> - -<p>— En effet, j'ai tracé une légère esquisse, et je ne -crains pas de vous dire entre nous que vos conclusions -seront adjugées. La cause, en droit, n'a jamais -été qu'à moitié bonne ; il n'était pas en votre pouvoir -de la rendre excellente. Je ne sais ce qu'on pensera -de nous en cassation, mais n'importe : vous avez -enlevé la cour et le public, et la cause, bonne ou -mauvaise, est gagnée. Vous avez procédé par voie -sentimentale ; la pitié, l'indignation, le mépris ont -plus de part à la victoire que le raisonnement ; bref, -s'il faut vous dire toute ma pensée, c'est un succès -d'assises que vous remportez là. Or le parquet, vous -le savez, se pique de réagir contre ces entraînements -de la faiblesse humaine. Nos avocats généraux, nos -substituts eux-mêmes, sont d'avis que la cour s'est -laissé attendrir comme un simple jury. S'ils n'étaient -retenus par de hautes convenances, j'en connais au -moins deux qui discuteraient sévèrement votre plaidoirie ; -mais le moyen, je vous le demande, maintenant -que vous planez sur eux? Devant la résistance -des uns et l'abstention systématique des autres, je -me suis arrêté à un parti qui ne compromettra personne. -Après tout, il n'est pas indispensable que le -parquet ait des lumières à lui dans chaque affaire -civile ; sept fois sur dix, ces messieurs s'en remettent -à la sagesse de la cour ou du tribunal. Vous pourriez -donc, si je ne me trompe, occuper le siége du ministère -public ; vous diriez qu'un avis du garde des -sceaux, antérieur à votre nomination, invite le procureur -général à conclure en personne dans cette -affaire ; mais que, pour des raisons faciles à comprendre, -vous vous en rapportez au sentiment de la -cour. Qu'en pensez-vous?</p> - -<p>— Je pense, répondit Mainfroi, que la cause me -semblait absolument bonne, et je me demande si la -force de mes raisons a pu s'éventer en huit jours -comme le vin d'une bouteille débouchée.</p> - -<p>— Pas d'exagération, mon enfant! Après tout, -vous gagnez.</p> - -<p>— J'entends bien ; mais si le gain de la cause suffit -à l'avocat, ce n'est peut-être pas assez pour un procureur -général et pour…</p> - -<p>— Et pour un Mainfroi? Bien, mon fils! Ce sentiment -vous fait honneur, mais ne vous mettez pas en -peine. Les questions de forme, quelque importantes -qu'elles soient, sont et seront toujours secondaires. -Le premier devoir du magistrat est de faire justice, -c'est-à-dire de protéger les honnêtes gens contre les -coquins. Les époux Vaulignon sont de vilains personnages, -malgré tout le soin qu'ils ont pris de se -mettre en règle avec la loi ; M<sup>me</sup> de Montbriand est -une femme de bien qui réclame son patrimoine et -que nous ne devons pas réduire à la misère, quelque -imprudence qu'elle ait mise à se dessaisir. Voici la -minute en question ; je ne crois pas violer le secret -des délibérations en la communiquant au premier -magistrat du parquet. Les <i>attendu</i> vous paraîtront -assez concluants, je m'en flatte, et l'arrêt suffisamment -motivé. »</p> - -<p>L'exposé des motifs et l'arrêt emplissaient quatre -pages de petit texte ; Mainfroi n'en fit qu'une bouchée, -puis il remercia M. de Mondreville, et prit congé de -lui en dissimulant comme il put le trouble et l'oppression -qui lui restaient de sa lecture.</p> - -<p>« Ce pauvre premier, pensait-il, est le meilleur et le -plus digne des hommes, mais ses facultés baissent : -voilà un arrêt motivé en dépit du sens commun. »</p> - -<p>Dans cette affligeante pensée, il s'en alla, comme -à son ordinaire, chez M<sup>me</sup> de Montbriand. Marguerite -l'attendait ; elle le reçut avec une expansion -de bonheur qui la rendait tout à fait belle ; mais -il resta rêveur, inquiet et morose, moins heureux -d'être là que désireux de se retrouver seul avec l'idée -qui l'absorbait. Rentré chez lui, il s'escrima toute la -soirée et toute la nuit à défaire et à refaire les malheureux -<i>attendu</i> de M. de Mondreville, sans pouvoir -se contenter lui-même. Le labeur et l'anxiété de cette -longue veille au lendemain d'un voyage le mirent sur -les dents ; il avait une fièvre de fatigue, de doute et -de dépit.</p> - -<p>« Est-ce donc moi qui suis en décadence? disait-il, -ou faut-il croire que la rédaction d'un arrêt comporte -un talent qui me manque? C'est une littérature de -précision, j'en conviens, tandis que l'éloquence judiciaire -se borne à présenter artistement des à peu -près… Mais la cause était bonne, morbleu! quand -je l'ai plaidée, et maintenant qu'elle est gagnée, il -me semble à moi-même qu'elle ne vaut plus rien. -Pourquoi? Sans doute parce que je ne suis plus avocat, -et qu'ayant changé de point de vue j'envisage -une autre face des mêmes objets. Il n'y a pourtant -pas deux justices, pas plus qu'il n'y a deux morales -ou deux vérités. Travaillons! travaillons encore, et -battons le caillou jusqu'à ce que l'étincelle jaillisse! »</p> - -<p>Il débitait son monologue en marchant à grandes -enjambées d'un bout à l'autre de l'appartement, et -cette promenade fébrile le ramenait toutes les cinq -minutes à la salle de réception où les Mainfroi du -vieux temps formaient la haie sur son passage. Ces -portraits n'étaient pas tous des œuvres de maîtres : -à part un Philippe de Champaigne, un Rigaud et un -Largillière, la galerie n'avait d'autre mérite que l'authenticité ; -mais tous les visages, sans exception, -étaient empreints d'une noblesse et d'une sérénité -grandioses. Le calme imposant des ancêtres contrastait -sévèrement avec l'agitation maladive de leur héritier. -Jacques voyait les regards austères de ces -grands magistrats s'abaisser avec compassion sur sa -personne nerveuse et frémissante.</p> - -<p>« Eh bien! quoi? leur dit-il ; que me reprochez-vous? -Je suis un fils dégénéré peut-être? Non! je suis -un peu jeune, voilà tout. Je ne suis encore qu'un -homme, et je commence à comprendre aujourd'hui -que, pour disposer de la vie, de la fortune et de l'honneur -d'autrui, pour devenir un vrai magistrat, il faut -s'élever au-dessus de l'homme. Vous avez tous monté -cet échelon invisible ; moi, je m'y heurte au premier -pas, et je me fais mal. Qui sait si vous n'avez pas -éprouvé le même accident à mon âge? Vos fronts -n'ont pas toujours été si impassibles ni vos regards -si majestueux. Attendez, et comptez sur moi! »</p> - -<p>Il ramassa tous les papiers qu'il avait noircis depuis -la veille, et courut chez le premier président. -Ses traits étaient si visiblement altérés que le vieillard -lui demanda s'il était malade.</p> - -<p>« Je suis bien pis que malade, répondit-il ; depuis -tantôt vingt-quatre heures, j'ai l'esprit à l'envers. -Vous m'avez dit hier que la cause n'était qu'à moitié -bonne, et vous savez si j'ai protesté. Maintenant, -cher monsieur, je vous supplie de me prouver -qu'elle est à moitié bonne, car plus je l'examine, -plus elle me paraît mauvaise, et moins l'arrêt qui -adjuge les conclusions de M<sup>me</sup> de Montbriand me -semble motivé. Vous dites : « Attendu qu'il est inadmissible -que la veuve de Montbriand se soit dépossédée -de la presque totalité de ses biens autrement -qu'à titre de prêt, et se soit volontairement -réduite à la misère ; » cette assertion que j'ai plaidée, -est contredite par tous les faits de la cause. -Non, M<sup>me</sup> de Montbriand n'a pas prêté sa fortune à -son père, elle la lui a donnée ; elle a refusé non-seulement -toute garantie, mais jusqu'aux simples reçus ; -elle n'a accepté que des actions de grâces en échange -d'un don pur et simple. Elle comptait si peu sur un -remboursement ultérieur qu'elle a même caché au -marquis une notable partie de ses sacrifices, payant -les huissiers de la main à la main et leur recommandant -le silence. On dit qu'elle ignorait le testament -qui l'exclut de l'héritage paternel et donne Vaulignon -à son frère : j'en conviens ; mais l'eût-elle -connu, elle n'aurait pas moins accompli son sacrifice. -Il appert de tous ses actes que la noble créature -n'avait qu'un but, et que ce but était d'assurer le -repos du marquis, d'empêcher que ce propriétaire -monomane n'attentât à sa propre vie, comme il -l'avait annoncé, le jour où l'hypothèque judiciaire -frapperait son cher domaine. Vous dites : « Attendu -que le marquis, vivant avec sa fille dans les termes -les plus affectueux et légitimement indigné de l'ingratitude -de son fils, ne pouvait accepter une libéralité -dont l'effet facile à prévoir, au moins pour -lui, devait être de réduire celle-là à la mendicité -en laissant celui-ci dans l'opulence. » Erreur! -monsieur le président. Je vous accorde que le vieillard -ne haïssait point sa fille ; grâce à Dieu, il n'était -pas encore dénaturé à ce point. Nous dirons même -qu'il l'aimait, si vous voulez, mais il l'aimait comme -on aime les filles dans la famille Vaulignon et dans -beaucoup d'autres de notre caste. On se ferait un -crime de les envoyer mendier leur pain ; on trouve -juste et naturel de les emprisonner dans un couvent -pour la vie. Tel est le sort que le marquis a rêvé -de tout temps pour sa fille, et je jurerais qu'en exploitant -la facile bonté de Marguerite, en ruinant -cette infortunée au profit du château et des bois de -Vaulignon, il parodiait le mot de M<sup>me</sup> de Pompadour -et disait : « Après moi, le couvent! » La conduite -de son fils l'indignait, je l'avoue, et certes il y avait -de quoi ; mais comptez-vous pour rien la manie du -propriétaire et l'insurmontable orgueil du nom? Ce -fils ingrat, indigne, détestable et même détesté par -boutades était un Vaulignon, et le seul de sa génération. -Lui seul pouvait perpétuer cette union du -nom et de la terre, que le vieillard avait tant à cœur -dans son orgueil de gentilhomme et de propriétaire -foncier. Et tenez, monsieur le président, lorsque je -reste à ce point de vue et que j'examine le second -testament du marquis, cette pièce dont j'ai tiré parti -la semaine dernière se dresse victorieusement contre -nous. D'abord ce n'est qu'un projet, ou mieux l'ébauche -d'un projet, jetée <i lang="la" xml:lang="la">ab irato</i>, dans un mouvement -de dépit, sur un lambeau de registre, au verso -d'une feuille où je lis : « Chiens d'ordre, Ravageot, -Fido, Mazaniello, Ravaud, Ronflot, Castillo, etc. » -Ce brouillon, jeté au hasard, exprime-t-il la volonté -de l'homme ferme et résolu qui vint la nuit, par un -froid rigoureux, déposer chez Foucou son testament -en forme authentique? « Moi soussigné, » dit-il. Il a -donc l'intention de signer. Or, il ne signe pas, et -pourquoi? Parce qu'au moment d'aliéner le domaine -qu'il adore, au moment de donner Vaulignon à une -fille très-méritante et très-digne, mais qui ne porte -et ne peut pas porter son nom, le cœur lui manque, -la plume lui tombe des mains. Ce mot interrompu -résume tout le procès, monsieur le président. Il nous -montre la faiblesse, l'égoïsme et l'ingratitude du -père, et l'imprudence désormais irréparable de la -fille. M<sup>me</sup> de Montbriand a donné, donné tout son -bien, sans condition, à un homme qui n'avait pas -mérité et qui n'a pas reconnu ce sacrifice. Elle -a dilapidé noblement, héroïquement sa dot et son -douaire. Que vient-elle réclamer aujourd'hui? Sa légitime? -Elle l'a reçue en mariage. Une créance? On -n'est pas créancier lorsqu'on est donateur! »</p> - -<p>M. de Mondreville avait écouté cette tirade avec -une stupéfaction croissante. Quand l'orateur s'arrêta -pour reprendre haleine, il lui dit :</p> - -<p>« Eh! mon enfant, où courez-vous? Vous voilà -maintenant plus royaliste que le roi. O jeunesse! -D'un extrême à l'autre, en un seul bond! L'arrêt -n'est pas aussi mal fondé que vous dites ; si je l'ai -rédigé sans enthousiasme, je ne suis cependant pas -homme à le déchirer sans discussion. Rappelez-vous -mon premier mot quand vous m'avez parlé de -cette affaire : litige épineux, vous ai-je dit. En effet, -le pour et le contre me semblaient presque également -soutenables, et je voyais la cour à peu près -partagée, sauf une légère tendance à confirmer le -jugement. Vous vous êtes jeté tout entier dans la -balance, à corps perdu, et je sais que depuis huit -jours, grâce à vous, la majorité est déplacée. Vous -n'avez pourtant pas convaincu tout le monde, et -cette opinion qui vient d'éclore dans votre esprit a -toujours conservé des adhérents. S'ils ne sont pas -en nombre, tant mieux pour vous, car enfin vous -n'êtes pas devenu subitement l'ennemi de cette belle -cliente. Laissez-nous faire, pratiquez la maxime des -plus illustres sages de l'antiquité : contiens-toi et -abstiens-toi!</p> - -<p>— Ai-je le droit de m'abstenir? S'il est vrai, comme -vous le croyez, que ma parole ait fait pencher la balance, -je suis la cause déterminante de l'arrêt ; la -vraie responsabilité retombe sur ma tête, et c'est -sous de tels auspices, monsieur, que je ferais mon -pas dans la magistrature!</p> - -<p>— Mais quand on vous dit que l'affaire a deux -faces!</p> - -<p>— Et si je n'en vois plus qu'une! Et si, juste au -moment où la cause m'apparaît sous son mauvais -côté, je suis appelé à me prononcer publiquement, -non plus en mon nom personnel, mais au nom de la -société, au nom de la loi et des principes de l'éternelle -justice?</p> - -<p>— Parlez-vous sérieusement? Seriez-vous homme -à vous élever contre vous-même et à ruiner l'effet -de votre plaidoirie?</p> - -<p>— Pourquoi pas? Les entraînements de l'avocat -passionné sont excusables ; la complicité, même tacite, -du magistrat serait criminelle.</p> - -<p>— Ah! les grands mots!</p> - -<p>— Cherchez dessous, mon bon et vénérable ami ; -vous trouverez un grand courage et un grand sacrifice.</p> - -<p>— Tu n'es qu'un grand enfant, mais il faut que je -t'embrasse. Si ton pauvre père était encore de ce -monde, il serait fier de toi. »</p> - - -<h3>VI</h3> - -<p>Ni ce jour-là, ni le lendemain, Jacques ne se présenta -chez Marguerite. Il se calfeutra dans son cabinet, -travailla dix-huit heures sur vingt-quatre, et -reprit le dossier d'un bout à l'autre sans pouvoir retrouver -cette belle conviction qui avait inspiré sa -plaidoirie. Tout au contraire : plus il creusait, plus -il s'affermissait dans la négative.</p> - -<p>M<sup>me</sup> de Montbriand lui écrivit le premier soir un -billet où le badinage mondain cachait mal une secrète -inquiétude. Elle l'avait trouvé froid et gêné la -veille ; or, il arrivait de Paris, il venait de côtoyer un -monde où elle comptait des amis chauds et des ennemis -dangereux ; l'esprit de M<sup>me</sup> Augusta de Vaulignon -était fertile en calomnies ; il se pouvait qu'on -eût noirci le dévouement si désintéressé du pauvre -M. de Cayolles ; bref, la pauvre femme craignait tout, -hors son véritable danger. Il répondit sur un ton amical -et triste, alléguant un travail qui n'avait rien d'attrayant. -Le lendemain, Polyxénie apporta une lettre -longue et pressante ; on s'étonnait qu'il pût avoir des -occupations si tyranniques ; les femmes ne croient -pas au travail ; de toutes les excuses, c'est la seule -qu'elles n'aient admis dans aucun temps. On lui rappelait -qu'avant la grande bataille, au plus fort des -armements, dans le coup de feu de son éloquence, -il trouvait tous les jours quelques minutes à perdre -en compagnie de sa cousine. « La désertion d'hier -et d'aujourd'hui est d'autant plus impardonnable, -disait-elle, que bien certainement vous ne travaillez -pas pour moi. »</p> - -<p>Il écrivit :</p> - -<blockquote> -<p>« Hélas! non, ma belle, chère et touchante cousine, -je ne travaille pas pour vous. Non, non! Dieu -seul peut prévoir aujourd'hui le jugement que vous -porterez sur ma douloureuse élucubration. Quoi -qu'il arrive, ne me détestez pas : c'est la seule grâce -que j'implore dans le présent et dans l'avenir.</p> - -<p class="ind">« A vos pieds,</p> - -<p class="sign">« <span class="sc">Jacques Mainfroi</span>. »</p> -</blockquote> - -<p>Quelque peu soulagé par cette demi-confidence, -où Marguerite ne comprit rien, il se replongea -dans l'étude et travailla encore le jour suivant sans -égard à la loi du repos dominical. M<sup>me</sup> de Montbriand, -piquée au vif, ne le dérangea plus.</p> - -<p>Le lundi matin, vers neuf heures, il reçut la visite -du premier avocat général, M. Boutan. La porte -étant toujours condamnée, M. Boutan avait forcé la -consigne. C'était un homme d'âge et d'expérience, -mais d'une verdeur extrême, et réputé pour sa franchise -autant que pour son savoir. Il venait en son nom -personnel, mais à l'instigation de M. de Mondreville, -qui lui avait annoncé le revirement de Mainfroi. -Avec un tact parfait, il aborda l'affaire en homme -qui s'incline devant son supérieur actuel sans oublier -qu'un mois plus tôt il s'intéressait encore à ce -jeune avocat. « Monsieur, dit-il, le bruit court au -palais que l'affaire Vaulignon vous est apparue sous -un nouveau jour.</p> - -<p>— En effet, monsieur, répondit Jacques.</p> - -<p>— Permettez-moi de m'en féliciter au nom de -tout votre parquet, qui a partagé vos sentiments en -mille occasions, et qui est heureux de se retrouver -d'accord avec vous après une divergence passagère.</p> - -<p>— Pensez-vous que le parquet soit unanime sur -cet appel?</p> - -<p>— Je suis en mesure de l'affirmer. La sympathie, -l'équité même a beau parler en faveur de M<sup>me</sup> de -Montbriand, le droit n'est pas pour elle, et tous, sans -exception, si nous avions la parole, nous supplierions -la cour d'oublier l'admirable plaidoirie qui l'a -émue, et de confirmer simplement la sentence des -premiers juges.</p> - -<p>— Cela étant, monsieur, je m'étonne que toute -la magistrature debout se soit abstenue quand mon -éloignement lui faisait si beau jeu.</p> - -<p>— Votre absence n'était pas officiellement annoncée. -L'eût-elle été, nous aurions craint d'encourir -le reproche de discourtoisie et de quasi-trahison. -Ajoutez qu'on ne se résigne point de gaieté de -cœur à jeter dans l'indigence une personne intéressante, -loyale, chevaleresque jusqu'à la folie, puisque -non-seulement elle s'est ruinée par amour filial, mais -encore qu'elle a refusé, par délicatesse, une transaction -qui lui laissait trente mille francs de rente.</p> - -<p>— A quelle époque, s'il vous plaît?</p> - -<p>— Le matin même de l'audience, une heure avant -votre plaidoirie.</p> - -<p>— Impossible! De qui tenez-vous cette histoire?</p> - -<p>— Des deux avoués, de Béraud et de Picardat.</p> - -<p>— Et pourquoi n'en ai-je rien su?</p> - -<p>— Je l'ignore.</p> - -<p>— Par quels motifs a-t-elle pu, la malheureuse -femme, repousser un arrangement si honorable et -si avantageux!</p> - -<p>— Elle a dit que, sa cause étant remise entre vos -mains, elle ne pouvait plus transiger sans vous faire -injure.</p> - -<p>— Elle pouvait au moins me demander avis ; mais -n'importe. Quelles sont vos intentions, monsieur? -car je suppose que vous avez quelque combinaison à -me proposer.</p> - -<p>— La plus naturelle de toutes. Je vous demande la -permission d'occuper le siége du ministère public -et de conclure, avec tous les égards qui vous sont -dus, mais avec toute la fermeté que je dois aux principes, -contre l'appel de M<sup>me</sup> de Montbriand. »</p> - -<p>Mainfroi se recueillit un moment, s'arma de tout -son courage et répondit : « Décidément, monsieur, -j'aime mieux me fustiger moi-même. L'autorité du -procureur général restera plus intacte, et l'exemple -sera plus grand. »</p> - -<p>Et comme M. Boutan objectait que la chose était -sans précédents, il répliqua : « Tous les actes un -peu mémorables se sont produits sans précédents, -et c'est à cette circonstance qu'ils ont dû de rester -dans la mémoire des hommes. Je vous autorise à -publier cette nouvelle : si j'ai changé de point de -vue, je ne changerai pas de résolution. »</p> - -<p>Là-dessus, il se remit à l'ouvrage ; mais au milieu -de la journée il se rappela tout à coup un devoir -plus urgent. Il ne voulait pas que M<sup>me</sup> de Montbriand -apprît par la rumeur publique la volte-face de son -ancien défenseur : il devait à sa cliente et à lui-même -de l'informer directement, de lui porter à -domicile ses explications et ses excuses, dût-elle les -prendre mal. La démarche était non-seulement embarrassante, -mais hasardeuse. Mainfroi s'attendait -aux violences d'un caractère indompté ; cependant, -ce n'était pas là ce qui l'inquiétait le plus : il craignait -que la colère ne mît à nu quelque côté moins -noble de cette âme. Dans le monde moral, comme -dans le monde physique, les ouragans sont d'admirables -et terribles révélateurs, qui découvrent tantôt -des filons d'or, tantôt des fleuves de boue.</p> - -<p>« Madame est chez elle? »</p> - -<p>La chambrière répondit rudement : « Si elle y est? -je crois bien! Il ne manquerait plus que ça qu'elle fût -sortie, quand monsieur nous fait l'honneur et la grâce -d'une visite. On se tient à vos ordres, et quand par -hasard le temps dure trop, on se divertit à pleurer. »</p> - -<p>Il n'avait pas franchi le seuil du petit salon que -Marguerite lisait la gêne et la tristesse sur son -visage. Elle courut à lui, lui appuya deux doigts -sur la bouche et lui dit d'un ton suppliant : « Ne -parlez pas, je vous le demande en grâce. J'ai des -pressentiments infaillibles, mon pauvre ami. Je -m'attendais à vous voir aujourd'hui ; je sens, à n'en -pas douter, que nous nous retrouvons pour la dernière -fois. Vous venez m'apporter une mauvaise -nouvelle, me chercher une querelle d'Allemand, -que sais-je? Je ne veux rien entendre de tout cela. -Quoi qu'on ait pu dire, inventer, machiner contre -moi, taisez-vous ; cachez-moi toutes ces infamies, -je ne me défendrai pas. Grâce à Dieu, je n'ai point -d'amour pour vous ; je n'en aurai jamais pour personne ; -je quitterai bientôt Grenoble, j'irai cacher -ma vie à Vaulignon ; vous n'entendrez plus parler -de moi. Restons donc comme nous sommes, amis, -vieux et tendres amis ; ne gâtons pas le souvenir de -tant d'heures charmantes. Séparons-nous comme il -convient à deux âmes de condition dont l'une sera -toujours la très-fidèle vassale de l'autre. Vous êtes -le bienfaiteur et je suis l'obligée ; ne me défendez -pas d'aimer ma reconnaissance et de la choyer -toute la vie au plus profond de mon cœur!</p> - -<p>— O femmes! répondit tristement Mainfroi, toutes -les mêmes! Infaillibles dans l'erreur et douées d'une -perspicacité admirable pour voir le contraire du -vrai! Il s'agit bien de services et de reconnaissance! -Votre procès est perdu, et c'est moi qui vous le -ferai perdre mercredi prochain, sans remise, en -prouvant que vous avez tort. Voilà l'objet de mon -travail et la cause unique de ma tristesse. Quant au -reste, je vous jure que personne ne vous a calomniée -devant moi, que je ne l'aurais pas souffert, et -que tout l'univers, à commencer par moi, vous -honore comme la plus admirable et la plus sainte -des créatures, entendez-vous?</p> - -<p>— Pourquoi donc mon procès est-il perdu?</p> - -<p>— Parce que vous devez le perdre en droit.</p> - -<p>— Et qui est-ce qui a fait cette belle découverte?</p> - -<p>— Moi et beaucoup d'autres.</p> - -<p>— Quels autres? Des femmes, n'est-ce pas? Une, -au moins? Oh! la piteuse et vilaine nouvelle! Je -ne vous accuse pas, monsieur Mainfroi ; ce n'est -pas vous qui avez conçu ce projet misérable. Vous -êtes, sans le savoir, l'instrument de leur intrigue. -On commence par séduire un honnête homme, et -dès qu'on tient son cœur on a prise sur sa raison. -Cette Bavaroise est hideuse… ce n'est pas elle, c'est -donc quelqu'un des siens… avouez!</p> - -<p>— Mais je n'avoue rien du tout! Mon cœur est -aussi libre que le vôtre, et je proteste qu'il n'a pas -même eu le mérite de la résistance! Votre cause -me paraissait bonne il y a quinze jours ; je l'ai -plaidée avec conviction et je l'ai presque gagnée. -Je reviens de Paris, je l'étudie sur nouveaux frais, -je m'aperçois que nous nous sommes trompés, et je -me mets en mesure de réparer mon erreur, quoi -qu'il m'en coûte.</p> - -<p>— En vérité? cela vous coûte tant? Eh! monsieur, -si vous étiez seulement mon ami, vous n'examineriez -pas si ma cause est plus ou moins juste. -C'est le premier principe de l'amitié, cela, donner -raison à ceux qu'on aime, quand même ils auraient -mille torts! J'ai raison, vous me l'avez dit et prouvé, -vous m'avez répondu de tout, vous m'avez mis le -cœur en joie et l'imagination en campagne. Tout à -coup le vent tourne, et, non content de me laisser -sans défense, voici que vous armez contre moi?</p> - -<p>— C'est mon devoir de magistrat.</p> - -<p>— Une arme à deux tranchants, votre magistrature! -Elle vous défendait naguère de m'appuyer, -elle vous commande maintenant de me porter bas. -Un magistrat, répéter aujourd'hui ce qu'il a dit -hier, se donner raison à lui-même! jamais! les convenances -s'y opposent ; mais s'il lui prend fantaisie -de se déjuger, de se contredire, de briser ses -idoles, de réduire au désespoir ceux qu'il avait -enivrés d'espérance, c'est une originalité qui n'a -rien d'inconvenant et que certains badauds applaudiront -peut-être! Je veux vous applaudir aussi, -monsieur Mainfroi. On ne me refusera pas une stalle -au théâtre lorsque je paye les frais de la comédie. -Je verrai de quel front vous abjurez vos principes -et reniez vos amis. Peut-être aussi saurai-je reconnaître -à son air de triomphe celle qui, depuis quatre -jours, se glorifie de votre conversion. Malheur à -elle!</p> - -<p>— Malheur à nous tous, madame, si vous persistez -à voir ce qui n'est pas, à méconnaître l'évidence -et à vous gendarmer contre des fantômes! -Que peut-on dire à qui ne veut rien entendre? -Quelles preuves fournir à qui ferme obstinément les -yeux? Me croirez-vous, si je vous dis que vos intérêts -me sont plus chers que les miens, que votre -liberté, votre repos et votre bonheur sont le principal -objet de ma vie, que je vous aime enfin malgré -vous, malgré moi, malgré le mot décourageant dont -vous m'avez écrasé tout à l'heure! »</p> - -<p>La vicomtesse de Montbriand se leva, prit un air -de superbe dédain et répondit :</p> - -<p>« Monsieur Mainfroi, il me reste peu de temps à -vivre de la vie de ce monde, puisqu'à la fin de la -semaine, grâce à vous, je rentrerai sans doute au -couvent. Je désire employer ces derniers jours à -ma guise et ne voir que des visages absolument -agréables, s'il vous plaît. »</p> - -<p>Elle accompagna ce congé d'une ample révérence -et passa dans sa chambre, laissant Mainfroi maître -du terrain, mais éconduit.</p> - -<p>Il hésita un moment, et quoiqu'il entendît à travers -la porte comme un bruit de sanglots étouffés, -il prit son chapeau et se retira.</p> - -<p>« Tout va mal, pensait-il ; mais ce n'est pas l'instant -de ramer sur le fleuve de Tendre. Il s'agit de -combattre l'appel de cette pauvre femme aussi victorieusement -que je l'ai défendu, après quoi nous -nous occuperons d'elle. »</p> - -<p>Le soin qu'il mit à préparer ses conclusions était -fort inutile, un seul mot de sa bouche suffisait. -M<sup>me</sup> de Montbriand, condamnée par son propre -avocat, ne pouvait plus trouver grâce devant un -seul conseiller de la cour. S'il expédia sommairement -son discours d'installation pour donner plus -de temps et de travail à la grande affaire, ce fut -surtout à l'intention du public. Il comptait sur un -auditoire prévenu, pour ne pas dire hostile ; l'événement -justifia sa crainte et la dépassa même un -peu.</p> - -<p>Dès les premiers mots, il fut interrompu par un -murmure sourd qui s'éleva peu à peu jusqu'au -tumulte. Les cris et les sifflets lui ôtaient décidément -la parole, si M. de Mondreville n'eût imposé -silence aux tapageurs en déclarant qu'il ferait évacuer -la salle au premier signe d'improbation.</p> - -<p>Cinq minutes plus tard, tandis que Mainfroi, pâle -et crispé, mais résolu, poursuivait énergiquement -son exorde, une tempête d'applaudissements ébranla -le palais. La foule se consolait de ne pouvoir huer -le magistrat en acclamant l'entrée de sa victime. -M<sup>me</sup> de Montbriand, en grand deuil, précédée et suivie -de quelques fanatiques, s'avança le front haut, -l'œil brillant, jusqu'au siége que ses amis lui avaient -secrètement réservé. Tous les assistants se levèrent, -les uns pour la mieux voir, les autres pour lui rendre -hommage. Elle salua ce peuple avec la majesté d'une -reine et apaisa d'un geste charmant ses fidèles vassaux -de Vaulignon. L'audience fut interrompue ; le -président lança du haut de son fauteuil une remontrance -plus sévère et un suprême avertissement, -puis il rendit la parole à Mainfroi.</p> - -<p>Celui-ci, par une inspiration soudaine, changea -son plan…</p> - -<p>« Messieurs, dit-il, le ministère public s'associe -hautement à la sympathie, au respect, à la tendre -pitié que le malheur d'une personne aussi vaillante -que vertueuse éveille ici dans tous les cœurs. »</p> - -<p>Il poursuivit quelque temps sur ce ton, exalta les -mérites personnels de M<sup>me</sup> de Montbriand, et revint -par un détour habile à la discussion du point de -droit.</p> - -<p>« La loi est dure, dit-il, mais c'est la loi. Je suis -ici pour la défendre, la cour pour l'appliquer, -M<sup>me</sup> de Montbriand pour la subir, et vous tous pour -la respecter. Que chacun fasse son devoir comme je -fais le mien! »</p> - -<p>Un léger frémissement lui fit comprendre qu'il -n'avait point parlé à des sourds. Le propre des -Français est de vivre exclusivement dans l'heure -présente. L'actualité les saisit si bien qu'elle leur -ôte la mémoire du passé ; c'est ce qui les rend peu -aptes à juger une vie ou un caractère dans son ensemble. -Qu'un homme ait travaillé soixante ans à se -rendre impopulaire, s'il trouve un joint, s'il saisit le -bon moment pour dire ou faire la chose agréable -aux masses, il deviendra plus sympathique en un -jour que tous les bienfaiteurs de l'humanité : les -journaux le portent aux nues, et la jeunesse des -écoles lui décerne des couronnes. Le phénomène -inverse se produit aussi vite et par des causes aussi -futiles. Si la race de Clovis n'est plus sur le trône, -elle est encore dans la rue ; nous aimons tous à brûler -ce que nous avons adoré. La popularité française -ressemble à ces immenses végétations sous-marines -qui grandissent en peu de jours, mais qui n'ont pas -de racines, et qui meurent, si leur caillou natal est -seulement déplacé.</p> - -<p>Le discours de Mainfroi s'acheva au milieu d'une -attention respectueuse et presque bienveillante. On -vit bien qu'il ne passait pas à l'ennemi par caprice -ou par séduction ; on comprit qu'il souffrait d'avoir -à conclure contre M<sup>me</sup> de Montbriand ; son mépris -pour Gérard de Vaulignon éclatait au grand jour, -alors même qu'il ruinait Marguerite au profit de cet -homme. Il termina par une courte allocution aux -jeunes avocats qui l'entendaient :</p> - -<p>« Mettez à profit, leur dit-il, la douloureuse expérience -d'autrui, et, avant de plaider une cause, -demandez-vous comment vous la jugeriez, si Dieu, -d'un jour à l'autre, vous infligeait la lourde responsabilité -du magistrat. »</p> - -<p>La cour, adoptant les motifs des premiers juges, -confirma le jugement qui condamnait M<sup>me</sup> de Montbriand -à rapporter cent mille francs à la succession -paternelle.</p> - -<p>Marguerite se dépouilla du peu qui lui restait. Le -marquis Gérard de Vaulignon lui fit savoir que sa -dot était payée au Sacré-Cœur de Grenoble et -qu'elle y pouvait commencer son noviciat le jour -même. Elle entra au couvent ; Gérard et sa famille -commirent un régisseur au soin de leurs intérêts et -s'en furent cacher leur gloire en Bavière. Mainfroi -prit un congé de quinze jours et s'éclipsa ; le bruit -courut qu'il était à Paris.</p> - -<p>Dès son retour, il fit venir l'ancien avoué de la -recluse.</p> - -<p>« Maître Picardat, lui dit-il, nous avions mal jugé -M. et M<sup>me</sup> de Vaulignon, qui sont les plus honnêtes -gens et les meilleurs parents de la terre. S'ils ont -paru s'acharner à ce triste procès, c'était par un -bon sentiment, pour procurer l'entière exécution -des volontés paternelles. Au fond du cœur, ils estiment -M<sup>me</sup> de Montbriand et ils seront heureux de la -revoir, dans quelques années, lorsque le temps -aura guéri leurs blessures réciproques. En attendant, -ils reviennent d'eux-mêmes à cette transaction, -vous savez? qui a échoué par ma faute. Connaissez-vous -beaucoup de plaideurs assez grands -pour transiger après la victoire? Voici la somme en -bon papier ; vous la porterez aujourd'hui à M<sup>me</sup> de -Montbriand. C'est M. de Vaulignon qui vous la fait -parvenir ; que mon nom ne soit pas prononcé, je -vous prie. »</p> - -<p>Resté seul, il employa presque toute la journée à -des réformes d'économie privée, interrogeant Dominique, -comptant avec Fleuron, supprimant telle dépense -et réduisant telle autre, donnant ses ordres -au maquignon qui devait vendre les chevaux neufs, -et prenant toutes ses mesures pour conformer son -train de maison au revenu d'un procureur général -sans fortune.</p> - -<p>« Merci de moi! disait Fleuron ; tu deviens donc -avare, mon enfant?</p> - -<p>— Je deviens vieux, » répondait-il en montrant -ses dents blanches.</p> - -<p>Jamais il n'avait eu le cœur si léger ; il commençait -à comprendre cette gaieté des gueux, qui sera -l'éternel étonnement des riches. En traversant le -salon de ses ancêtres, il s'écria :</p> - -<p>« Eh bien! bonnes gens, que pensez-vous de moi? -Votre héritage est à vau-l'eau et votre nom s'éteindra -probablement avec ma vie, mais j'ai tenu la -conduite d'un digne magistrat, pas vrai? »</p> - -<p>Le temps passait, la nuit tomba ; on vint lui annoncer -que le dîner était servi. Il prit sa place accoutumée -devant la vieille table aux jambes torses, -et dîna d'un bel appétit sur la nappe de guipure, dans -la porcelaine du Japon, en face du grand miroir de -Venise qui reflétait sa bonne mine et son air de -contentement. La cheminée flambait d'autant mieux -que le temps était à la gelée ; le talon des passants -sur le pavé de la rue rendait un bruit sec. L'antique -horloge sonna sept heures ; les tambours de la garnison -commencèrent à battre la retraite. Tout à -coup une voiture s'arrêta devant la porte, et le marteau -retentit. Un souvenir des temps lointains s'éveilla -dans l'esprit de Mainfroi, et machinalement il -tourna la tête vers la portière pour demander si -l'ombre du marquis de Vaulignon n'était pas sous -le vestibule.</p> - -<p>La portière s'écarta, et M<sup>me</sup> de Montbriand apparut, -toujours fière, mais émue et frémissante.</p> - -<p>« Monsieur Mainfroi, dit-elle, je viens savoir si -vous êtes tout à fait un honnête homme, ou si vous -ne payez vos dettes qu'à moitié. »</p> - -<p>Il balbutia :</p> - -<p>« Mais, madame,… expliquez-vous, de grâce!</p> - -<p>— Vous avez dit : « Je gage ma fortune et mon -nom que vous rentrerez dans votre héritage. » Vous -ne m'avez donné que votre fortune.</p> - -<p>— Qui vous fait croire?…</p> - -<p>— Personne ne vous a trahi ; je ne me suis pas -même informée ; je connais la générosité de mon -frère ; mais ma devise est : tout ou rien, et je vous -somme de dire si vous m'abandonnez votre nom? »</p> - -<p>Il répondit étourdiment :</p> - -<p>« Pourquoi faire?</p> - -<p>— Pour le porter toute ma vie avec honneur, avec -joie, avec amour, et pour le transmettre à nos enfants, -s'il plaît à Dieu!</p> - -<p>— Marguerite!</p> - -<p>— Jacques! »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch3">III<br /> -L'ALBUM DU RÉGIMENT</h2> - - -<h3>I</h3> - -<p>Une femme de quarante-cinq ans, grande, svelte -et belle encore, arpentait la rue Saint-Dizier, à Nancy. -Elle allait d'un tel pas que son guide, un garçon de -l'hôtel d'Europe, s'essoufflait à la suivre. Le soleil -d'août lui tombait droit sur la tête, et elle ne songeait -pas même à ouvrir son ombrelle, qu'elle brandissait -comme un javelot. C'était évidemment une bourgeoise -des champs : le visage bronzé, la robe de soie trop -forte et trop lourde pour la saison, le crêpe de Chine -bariolé de broderies féeriques, le chapeau très-orné, -mais en retard d'un an sur la mode, des bijoux richissimes, -étonnés de se voir dehors en plein midi, tout -trahissait une de ces honnêtes propriétaires qui ont -appris le meilleur français sans oublier le patois -natal.</p> - -<p>« Madame! madame Humblot! cria le domestique -haletant. Une minute, s'il vous plaît, vous passez -la porte. »</p> - -<p>Elle se retourna tout d'une pièce, et cette héroïne -qui marchait au pas de charge, devint en un moment -plus hésitante et plus timide qu'un premier communiant.</p> - -<p>« Déjà, dit-elle ; mais où donc?</p> - -<p>— A la guérite, pardi! Quand vous voyez un voltigeur -debout et un sapeur assis devant la même -porte, vous n'avez pas besoin de demander s'il y a -un colonel dans la maison. La sentinelle et le planton, -madame Humblot, c'est l'enseignement de la -boutique.</p> - -<p>— Ah! vraiment? Je m'en souviendrai. C'est bien -simple. Et comment m'avez-vous dit qu'il s'appelle?</p> - -<p>— M. Vautrin ; un bel homme, dans votre genre, -madame Humblot, et un brave homme, qui donne -un fier dîner tous les dimanches, et bal jusqu'à six -heures du matin avec les glaces, le thé, le punch et -le reste.</p> - -<p>— Bien, bien. Et sa femme… car il est marié, -n'est-ce pas?</p> - -<p>— Formellement, ah mais! La dame du colonel? -Une crème,… qui n'a rien inventé, sauf le respect -qu'un chacun lui rend. Tant qu'à leur demoiselle…</p> - -<p>— C'est bon. Seulement j'ai grand'peur que -M<sup>me</sup> Vautrin ne soit sortie.</p> - -<p>— Je vais le demander à la <i>bonne d'enfant</i>. »</p> - -<p>Le Lorrain familier et goguenard traversa la rue, -échangea quelques mots avec le sapeur et revint dire -à M<sup>me</sup> Humblot :</p> - -<p>« Cette petite friponne m'a juré sur sa barbe que -tout le monde était à la maison. Ainsi, quand il vous -plaira…</p> - -<p>— Mais à quoi donc pensais-je de venir si matin? -Je les trouverai tous à table.</p> - -<p>— Ça non, foi d'homme! Il est trois quarts pour -midi ; voilà quarante-cinq minutes que tout le militaire -de France et d'Afrique a déjeuné.</p> - -<p>— Allons, tant mieux! soupira M<sup>me</sup> Humblot. »</p> - -<p>Au fond du cœur elle était plus résignée que contente. -Il fallait qu'elle parlât à la femme du colonel : -pour arriver jusqu'à M<sup>me</sup> Vautrin, elle aurait franchi -des montagnes, traversé des mers, couru sur des -charbons ardents ; mais devant cette route unie et -cette porte ouverte, son courage tombait à plat. Pour -un rien, elle eût tourné casaque et regagné son -hôtel. Le <i lang="it" xml:lang="it">cicerone</i> joufflu lui coupa la retraite en disant :</p> - -<p>« Eh bien! madame Humblot? Dieu me pardonne! -j'ai l'air de vous mener chez le dentiste! »</p> - -<p>A ce mot, elle releva la tête, haussa les épaules, et -donna tête baissée dans la porte cochère, entraînant -le sapeur dans sa jupe à larges plis.</p> - -<p>L'homme à barbe la remit aux mains d'une cuisinière, -qui la transmit à la femme de chambre, et en -moins de quatre minutes M<sup>me</sup> Humblot tombait -tout étourdie au milieu d'un salon assez imposant.</p> - -<p>A son entrée et à son nom, une grosse dame se -leva en poussant un petit cri d'effroi, et une adolescente -ébouriffée accourut d'un air martial. M<sup>me</sup> Vautrin -était prodigieusement timide et sa fille ne l'était -pas du tout. Ce fut l'enfant qui rassura les deux matrones, -offrit un siége à M<sup>me</sup> Humblot, et la pria de -développer à loisir les motifs de son « aimable visite. »</p> - -<p>M<sup>me</sup> Humblot sentit qu'il n'y avait plus à s'en dédire, -et après quelques mots d'excuse elle exposa en bons -termes qu'elle était veuve depuis de longues années, -qu'elle avait une fille de dix-neuf ans, et qu'elle faisait -valoir elle-même un patrimoine considérable à -Marans, Charente-Inférieure. Un concours d'événements -imprévus, pour ne pas dire singuliers, l'entraînait -à marier sa chère Antoinette avec un officier de -la garnison de Nancy. Ce jeune homme semblait fort -bien à première vue ; mais on n'était pas suffisamment -renseigné sur son caractère, ses habitudes et -ses principes, et une mère invoquait l'antique franc-maçonnerie -des mères pour obtenir de M<sup>me</sup> Vautrin, -dans un moment si capital, la vérité décisive.</p> - -<p>Ce préambule honnête intéressa la femme du colonel -et parut la mettre à son aise. M<sup>me</sup> Vautrin répondit -qu'elle était bien sensible à l'honneur qu'on -lui faisait, et promit de s'éclairer en conscience. -Malheureusement elle ne connaissait tous ces messieurs -que par l'échange des politesses indispensables ; -elle était à peine du monde, l'éducation de son -petit diable et la sainte tapisserie remplissaient toutes -ses journées, elle n'avait aucune liaison particulière -avec les autres femmes de la garnison ; mais dès -qu'un intérêt si grave entrait en jeu, elle se ferait -un devoir de frapper à toutes les portes. D'ailleurs, -si le jeune homme appartenait au régiment, M. Vautrin -connaissait tout son monde à fond, comme -César :</p> - -<p>« Un coup d'œil d'aigle, madame, et un cœur de -père.</p> - -<p>— Je ne sais pas, répondit M<sup>me</sup> Humblot, si ce -monsieur a l'honneur de servir sous les ordres du -colonel Vautrin.</p> - -<p>— Du moment qu'il est dans l'infanterie!… Il n'y -a que notre régiment à Nancy…</p> - -<p>— Mais peut-être est-il cavalier. Nous ne l'avons -pas vu en uniforme.</p> - -<p>— Vous m'étonnez. Son grade?</p> - -<p>— Capitaine, je pense, ou lieutenant pour le -moins. Il ne s'est pas expliqué là-dessus.</p> - -<p>— C'est donc un original? Comment s'appelle-t-il, -ma chère madame?</p> - -<p>— Hélas! je compte sur vous pour nous aider à -savoir son nom. »</p> - -<p>A ce coup, M<sup>me</sup> Vautrin ouvrit des yeux énormes, -et la jeune fille pouffa de rire. L'étrangère comprit -que son bon sens était mis en doute ; aussi reprit-elle -vivement :</p> - -<p>« Je vous expliquerai en peu de mots ce qui vous -étonne, madame, et vous reconnaîtrez que, s'il y a -quelque excentricité dans mon fait, le hasard ou la -Providence en est plus responsable que moi ; mais -cette charmante enfant est peut-être bien jeune pour -subir le récit d'un mariage si… compliqué. »</p> - -<p>La rieuse se cabra fièrement et dit :</p> - -<p>« J'ai quatorze ans passés, madame, et ma mère -m'estime assez pour traiter devant moi les questions -les plus graves. Désires-tu que je te laisse, maman? »</p> - -<p>M<sup>me</sup> Vautrin rougit comme ces gros nuages qui -s'allument au soleil couchant. Elle balbutia :</p> - -<p>« Blanche, Blanchette, mon trésor, ne t'éloigne -pas, mais occupe-toi. Ton piano… là-bas… Sois -gentille.</p> - -<p>— Je ne le suis donc pas toujours?</p> - -<p>— Oh! si. »</p> - -<p>L'enfant gâtée se mit au piano, et attaqua résolument -un exercice. Elle frappa d'abord avec tant de -furie qu'on ne s'entendait plus dans le salon ; mais -petit à petit elle se modéra si bien que sa musique -ne fut qu'un accompagnement discret de la conversation. -Si M<sup>lle</sup> Blanche ne suivit pas de bout en bout -le récit de M<sup>me</sup> Humblot, du moins elle en saisit les -points saillants, et elle en profita autant, sinon -mieux, que sa bonne femme de mère.</p> - -<p>« Madame, dit la veuve Humblot, je ne crains -plus de vous scandaliser en avouant que je suis l'esclave -d'Antoinette. Les trois quarts et demi des -mères sont comme nous par le temps qui court ; -personne n'y peut rien, c'est comme qui dirait une -épidémie de faiblesse. Nous avons été aimées, nous -aussi, mais pas de cette façon. On me donnait le -fouet quand je n'étais pas sage, à vous aussi peut-être, -et nous mourrons l'une et l'autre sans l'avoir -rendu à nos filles, qui ne sont pourtant pas plus -sages que nous. Nos parents nous établissaient à -leur convenance et non à notre fantaisie. Quelques-unes -pleuraient, les plus fortes criaient au despotisme -et parlaient de se jeter dans un couvent ; mais -on finissait par céder et l'on ne s'en trouvait pas -plus mal : il est de fait que les pères et mères se -connaissent mieux en hommes qu'une jeunesse de -vingt ans. Moi qui vous parle, j'ai cru mourir de -désespoir parce qu'on me sacrifiait à un demi-paysan, -un bonhomme tout rond ; je ne voulais que -le maître clerc de l'étude Niquet, sa figure de papier -mâché m'avait fanatisée. Bénis soient les braves parents -qui m'ont mariée malgré mes larmes, car ce -pauvre Humblot m'a rendue parfaitement heureuse, -et le joli maître clerc rame à Toulon pour le restant -de ses jours. Antoinette est une bonne petite fille, -qui m'aime bien et qui pense tout haut avec moi. -Je me suis appliquée à obtenir sa confiance, et je -peux me vanter de l'avoir tout entière ; elle n'a d'idées -que les miennes et ne voit que par mes yeux. -Si quelque surprise du cœur lui avait fait choisir un -mauvais sujet, je n'aurais qu'un mot à lui dire ; -mais enfin, supposez que ce jeune officier soit un -brave garçon, et il en a tout l'air, de quel droit le -refuserais-je à ma fille? Les partis qu'on nous a proposés -à Marans, quoique fort acceptables, n'étaient -pas de son goût. Elle les a tous éliminés par des -objections sans réplique. Pouvais-je la contraindre -et faire violence à ses penchants? Je me disais toujours : -« Elle est jeune, nous avons du temps devant -nous. » Le mois dernier, considérant que nous avions -passé en revue tous les petits messieurs des environs, -je me suis avisée qu'il n'y aurait pas de mal à -voyager un peu. Les journaux nous parlaient du -Rhin, de Bade, de Wiesbaden, etc., comme d'un -rendez-vous européen très-propice à l'assortiment -des mariages ; pourquoi pas? Justement ma pauvre -enfant avait besoin de distractions ; depuis le printemps, -je la voyais rêveuse. Il faut vous dire que -notre vie est occupée, mais pourtant un peu monotone -là-bas. Je confie le domaine au régisseur, qui -est un brave homme, façonné de ma main, et nous -voilà sur les chemins de fer. Nous traversons Paris -sans débrider, la ville étant vide de monde, pleine -de poussière et plus d'à moitié démolie, et nous -nous dirigeons sur Bade en train direct. Tout marcha -bien jusqu'à Commercy, mais c'était là probablement -que le destin nous couchait en joue. Il ne -restait qu'une place dans notre wagon, devant moi ; -j'y avais mis nos couvertures et nos châles, et je -comptais bien les y laisser jusqu'au bout. Au dernier -moment, entre le coup de sonnette et le coup -de sifflet, le terre-plein de la gare est envahi par -une bande joyeuse : douze ou quinze officiers en -uniforme, tant cavaliers que fantassins, faisaient -escorte à un officier en habit bourgeois. Toute cette -jeunesse menait grand bruit et parlait haut, comme -au sortir de table. La portière de notre voiture s'ouvrit, -je vis une embrassade générale et précipitée, -j'entendis un chœur d'adieu mon cher, — adieu, mon -bon, — adieu, mon vieux, — et un jeune homme de -vingt-cinq à trente ans, beau comme le jour, tomba -littéralement du ciel sur mes pauvres couvertures.</p> - -<p>Il s'excusa le plus gentiment du monde, et jeta -son cigare avec horreur dès qu'il se vit en notre -compagnie. C'était bien malgré lui qu'il venait combler -l'étouffement d'un wagon où l'on ne respirait -déjà pas trop à l'aise ; mais il était forcé de rallier -son corps à tout prix, trop heureux si son escapade -avait passé inaperçue. Du reste, il nous promit de -chercher une autre place à Toul, et au pis aller le -terme de son voyage était Nancy. Le pauvre enfant -ne descendit pas à Toul, et pour cause : nous étions -en conversation réglée, et croyez que personne n'avait -pu se défendre contre le charme de son esprit. -J'en suis encore à me demander si cette gaieté -pétulante était puisée dans l'eau de la Meuse ; cependant -il ne dit pas un seul mot où la critique la -plus sévère pût trouver prise. Son langage est original -et d'une couleur franchement militaire ; mais, -s'il avait senti la caserne, il n'eût séduit ni ma fille -ni moi. C'est véritablement un jeune homme accompli, -beau sans fatuité, brave sans forfanterie, spirituel -sans méchanceté, fou sans écart. Vous devez le -reconnaître à ce portrait.</p> - -<p>— J'en reconnais plus d'un, chère madame ; mais -nous trouverons celui qui vous tient au cœur.</p> - -<p>— Moi, je le distinguerais entre mille. Dans le -principe, il partageait ses attentions entre toutes ses -compagnes de voyage, et nous étions quatre ; mais -insensiblement il les concentra sur ma fille et sur -moi, et Antoinette parut l'écouter avec une curiosité -sympathique. Vous jureriez que le bon Dieu les a -créés l'un pour l'autre, et peut-être cette idée leur -est-elle venue en même temps qu'à moi. Il est de -haute taille, elle est grande ; il est brun, elle est -blonde ; ils ont un peu le même genre de beauté. Je -me disais, chemin faisant, que, si l'amour tombe -quelquefois sur deux cœurs, comme un coup de -foudre, il serait bien maladroit de manquer cette -occasion-là. Vous devinez que, moi aussi, j'étais -ensorcelée, car une mère est toujours avare de son -bien, et notre premier mouvement est de traiter en -larron l'homme qui plaît à nos filles.</p> - -<p>Celui-là s'avançait tambour battant dans l'intimité -d'Antoinette ; il galopait en pays conquis. Ma fille -n'est pas seulement élevée dans les meilleurs principes, -elle est timide par sa nature, par son éducation -solitaire et par l'embarras de sa taille un peu plus -haute que la moyenne. Croiriez-vous qu'elle se mit -bientôt à bavarder avec ce jeune homme comme -avec un ami de dix ans? Je ne la reconnaissais plus, -et je m'ébaudissais de la voir miraculeusement -dégourdie. Ce qu'ils disaient entre eux, les anges -auraient pu l'entendre ; mais on sentait courir sous -les paroles cette fourmilière de bonnes et jolies petites -choses qui sont les malices de l'amour naissant. -Ils furent bien surpris de se trouver à la gare de -Nancy, preuve qu'ils n'avaient pas compté les kilomètres. -L'officier prit congé de nous en honnête -garçon, par quelques mots où il y avait de tout, du -cœur, de la bonhomie, de la discrétion. Je ne me -rappelle pas le texte, mais cela voulait dire que le -voyage est un drôle d'élément, où l'on s'accroche -par mille atomes comme si l'on ne devait pas se -quitter, et à la première station, bonsoir la compagnie! -Chacun s'en va de son côté avec un petit souvenir -en poche, et l'on ne se reverra jamais!</p> - -<p>Je fus d'avis qu'il avait bien raison, quand je repensai -froidement à l'affaire ; car enfin, lorsqu'on -n'a qu'une enfant, on rêve de la marier auprès de -soi, et le plus brave, le plus charmant des officiers -m'apparaissait comme le ravisseur d'Antoinette. Tout -compte fait, j'aimais autant qu'elle oubliât cette rencontre, -et je constatai avec plaisir qu'elle n'en parlait -plus. Nous avions rendez-vous à Bade avec plusieurs -familles de notre connaissance : on s'amusa -beaucoup et l'on fit de belles parties. Les jeunes -gens à la mode ne se faisaient pas prier pour en -être : non-seulement ma fille est agréable de sa -personne, mais on lui connaît soixante mille francs -de rente en bonnes terres, et les écus sont le vrai -miroir aux alouettes là-bas comme ici. Vous pouvez -croire que les épouseurs n'ont pas manqué ; il en -restait même pour moi, bonté divine! Bref, on nous -fit toutes les honnêtetés imaginables, mais mademoiselle -acceptait cela comme un dû et ne savait gré de -rien à personne. Je lui tâtais le pouls de temps à autre ; -je lui disais : « Que penses-tu de celui-ci? Comment -trouves-tu celui-là? » Elle me répondait invariablement : -« Ni bien, ni mal. » Pas d'hésitation, jamais -la moindre apparence de trouble, une vraie cuirasse -d'indifférence. Les choses allaient ainsi depuis un -mois, lorsqu'un soir, ayant marché sur une épingle -de filigrane qui valait bien trente sous, elle se mit à -pleurer tant et tant que ses yeux avaient l'air de -fondre. Une mère ne se trompe pas sur ces douleurs -disproportionnées ; aux grands effets il faut de -grandes causes. J'interroge, je prie, je pleure aussi, -je fais ce que vous auriez fait à ma place, madame, -car tous les cœurs de mères sont coulés dans le -même moule, et enfin la pauvre chérie livre son -secret. Moi, je n'y pensais plus, à ce jeune homme, -et pendant trente jours Antoinette n'avait rêvé qu'à -lui. L'amour avait poussé tout doucement, sans -bruit, dans cette âme innocente, qui était un terrain -admirablement préparé. Ah! maintenant on -n'aura plus besoin de m'expliquer comment un petit -grain peut devenir un grand arbre! L'enfant me déclara -qu'elle aimait pour la vie, qu'elle avait rencontré -son idéal, qu'elle n'épouserait jamais un autre -homme, et que, si j'avais la barbarie de lui refuser -son inconnu, je lui porterais le coup de la mort. -Hélas! il n'en fallait pas tant pour me persuader. -Ces êtres-là tiennent notre âme au bout d'un fil et -la mènent où bon leur semble. J'ai fait toutes mes -réflexions, madame, et je commence à croire que -ma petite Antoinette a choisi pour le mieux. L'épaulette -n'est qu'une passementerie aux yeux des badauds ; -pour les parents qui savent raisonner, c'est -une garantie. Elle indique un certain degré d'instruction -solide, de bonne éducation, de courtoisie, de -chevalerie, de courage, de désintéressement, et un -absolu de loyauté, car on sait qu'un officier de demi-délicatesse -ne serait pas souffert dans l'armée. -Le terrible, c'est qu'ils traînent nos filles avec eux, -de ville en ville ; mais, en y pensant bien, je me dis -qu'ils ne peuvent les emmener à la guerre, que je -reprendrais mes droits toutes les fois qu'il ferait -campagne, qu'à tout le moins on me laisserait les -enfants, car ces pauvres petits êtres ne sont pas des -colis à promener partout. Qui sait d'ailleurs s'il ne -donnera pas sa démission quand il aura de la famille? -A tout événement, ma résolution est arrêtée ; ce -jeune homme sera mon gendre, fût-il de la naissance -la plus modeste et de la dernière pauvreté. -Nous sommes riches pour lui et pour nous, et je n'ai -jamais souhaité que ma fille devînt marquise ; c'est -déjà une jolie noblesse que d'être la femme d'un -officier. Reste à savoir si ce bel inconnu n'est pas -coureur, ou joueur, ou buveur d'absinthe. Si le -malheur voulait qu'il eût un seul de ces trois vices!… -Non, je m'en tiens aux deux derniers ; c'est à la -femme de fixer le cœur de son mari. S'il jouait, -dis-je, ou s'il avait la malheureuse habitude de boire, -je romprais tout, au risque de désespérer Antoinette : -j'aime mieux la tuer d'un coup que de la voir -mourir à petit feu. »</p> - -<p>Sur cette péroraison, qui n'avait pas coulé sans -quelques larmes, M<sup>lle</sup> Blanche Vautrin plaqua de -formidables accords.</p> - -<p>La femme du colonel était un esprit paresseux -doublé d'un cœur tendre. L'effort qu'elle avait fait -pour suivre le récit de M<sup>me</sup> Humblot et la sympathie -qui s'était éveillée en elle remuaient violemment -cette honnête masse de chair et la faisaient suer à -grosses gouttes. Elle se recueillit un moment, épongea -son visage et le dos de ses mains, et s'écria :</p> - -<p>« S'il était marié?</p> - -<p>— S'il est marié, ma fille est sauvée. Il y a un -proverbe qui dit : « L'impossible arrange tout. »</p> - -<p>— Et si c'était un de ces fils de famille qui… -que… dont les prétentions sont énormes? Nous en -avons quelques-uns, de ceux-là.</p> - -<p>— Comme argent, je ne peux donner que ce que -j'ai, c'est certain ; mais trouve-t-on beaucoup de dots -comme la nôtre? Quant au nom, nous portons un -nom d'honnêtes gens. Il n'y a jamais eu ni traîtres, -ni pillards, ni conspirateurs, ni concussionnaires, -ni favorites dans la famille Humblot : connaissez-vous -dix maisons de première noblesse qui puissent -en dire autant? Et qu'importe le nom de la fille, puisqu'il -s'éclipse à tout jamais devant le nom du mari?</p> - -<p>— C'est parfaitement raisonné, madame ; il ne -nous reste plus qu'à trouver le jeune homme en -question. Puisque vous êtes sûre de le reconnaître au -premier coup d'œil…</p> - -<p>— Oui! cent fois oui!</p> - -<p>— La recherche ne sera ni longue ni difficile. La -garnison de Nancy se compose de notre régiment, -de deux escadrons de cavalerie, de quelques officiers -de cavalerie et du génie, et du grand quartier -général. Comme je vous l'ai dit, je connais peu les -officiers de M. Vautrin ; mais ma fille les a tous réunis -dans un album de photographie. Nous allons commencer -notre enquête par là. Si votre gendre n'est -pas chez nous, nous ferons une croix sur le régiment -et nous verrons ailleurs. Il est fâcheux que ce -monsieur n'ait pas été en permission régulière le -jour où vous l'avez rencontré : rien qu'avec la date -du voyage, nous mettrions la main sur lui : mais -c'est une question de temps.</p> - -<p>— Nous avons le moyen d'attendre. Je croyais, et -ma fille aussi, que Nancy était une petite ville. Voilà -trois jours que nous y sommes ; nous avons parcouru -les rues, les promenades, les environs ; nous avons -écouté la musique à la Pépinière et dévisagé les -jeunes officiers, qui nous le rendaient bien, mais -tout cela, chère madame, en pure perte. C'est ce -matin qu'une inspiration du ciel m'a poussée vers -vous. Merci de votre aimable accueil et de vos -bonnes promesses! Que Dieu rende à votre chère enfant -le bonheur que vous allez donner à la mienne!</p> - -<p>Les deux bonnes femmes s'embrassèrent en larmoyant, -et M<sup>me</sup> Vautrin dit à sa fille :</p> - -<p>« Blanchette!… mon cher baby!… mon amour!… -Eh! Blanchette! »</p> - -<p>Plus la mère élevait la voix, plus la chère petite -Blanche frappait fort. Vous auriez dit que son piano -avait commis un crime et qu'elle l'assommait sur -place. Lorsqu'elle daigna prêter l'oreille, M<sup>me</sup> Vautrin -poursuivit :</p> - -<p>« Pardonne-moi de te déranger, ma chérie, et va -nous chercher, s'il te plaît, l'album du régiment.</p> - -<p>— Mon album?</p> - -<p>— Oui, ton album du régiment.</p> - -<p>— J'y vole. »</p> - -<p>Elle sortit en traînant les pieds, s'arrêta devant -une glace et se tira la langue à elle-même. Sa -chambre était au bout d'une enfilade assez longue ; -à peine entrée, elle poussa le verrou, prit un album -de chagrin rouge à filets d'ivoire, l'ouvrit par le -milieu, et chercha les lieutenants du 2<sup>e</sup> bataillon. -Un, deux, trois, quatre, cinq. Au-dessous du portrait, -on lisait Astier (Paul), en belle écriture de sergent-major. -« C'est lui! dit-elle en faisant la grimace, cela -ne peut être que lui! » Elle fit glisser la photographie -hors de son cadre, la déchira menu et mit les -morceaux dans sa poche ; puis elle réfléchit que ce -vide pourrait prêter au commentaire. Elle détacha -donc le cadre lui-même, qui formait une page montée -sur onglet. Lorsqu'elle en eut caché les débris, -son petit visage chiffonné s'illumina d'une joie satanique, -et elle murmura entre ses dents :</p> - -<p>« Maintenant, je me suis vengée d'un insolent : je -suis femme! »</p> - -<p>Et elle courut porter l'album aux deux mamans.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Vautrin la baisa au front et lui dit :</p> - -<p>« Tu peux rester avec nous, ma gentille, nous -n'avons plus de secrets à conter. »</p> - -<p>Si le cœur de M<sup>me</sup> Humblot battait violemment, -on l'imagine. Elle ne regarda que par politesse le -colonel et les gros bonnets du régiment ; mais lorsque -les capitaines commencèrent à défiler, elle ouvrit -l'œil. Ce ne fut pas sans un certain orgueil qu'elle -trouva ces messieurs moins beaux, moins grands, -moins sveltes, moins distingués que son gendre futur. -Le régiment ne manquait pourtant pas de jolis -garçons ni de beaux hommes ; mais le précieux -inconnu était toujours mieux fait que celui-ci et plus -élégant que celui-là.</p> - -<p>Blanchette ricanait en écoutant ces commentaires -et disait à la veuve Humblot :</p> - -<p>« Si ces messieurs vous entendaient, madame, ils -chercheraient querelle au prince qui les éclipse -tous. »</p> - -<p>Lorsqu'on fut aux dernières pages de l'album, la -gamine devint plus mauvaise et plus harcelante que -jamais.</p> - -<p>« Nous n'en avons plus que quatre, disait-elle. -L'espérance est au fond de la boîte. Tout vient à -point à qui sait attendre. J'ai dans l'idée que voici -le héros du roman!… Quoi! vous ne voulez pas du -lieutenant Bouleau? C'est pourtant un rude guerrier. -Fils de ses œuvres, vingt-sept ans de service, -dix-huit campagnes, la médaille militaire et la croix! -Tout le monde n'a pas la croix. Voyez donc la jolie -balafre entre les sourcils!</p> - -<p>— C'en est fait! dit M<sup>me</sup> Humblot. Il n'est pas du -régiment, et je suis la plus malheureuse des mères! »</p> - -<p>La femme du colonel répondit :</p> - -<p>« Pourquoi donc? S'il n'est pas du régiment, cela -prouve qu'il est dans la cavalerie, ou dans l'artillerie, -ou dans le génie, ou dans l'état-major du maréchal. -Etes-vous bien pressée d'en avoir le cœur -net?</p> - -<p>— Ah! dame, oui. Pensez donc! il y a un pauvre -ange qui compte les minutes à l'hôtel.</p> - -<p>— Eh bien! je prends mon châle et mon chapeau. -Blanchette gardera la maison et elle sera sage. »</p> - -<p>Quand les deux mères furent dehors, M<sup>lle</sup> Blanche -Vautrin croisa ses deux grands bras maigres comme -une héroïne de drame, et se promena de long en -large dans le salon paternel.</p> - -<p>Le théâtre représentait une grande salle meublée -vers la fin du dix-huitième siècle et passablement -flétrie par les hommes du dix-neuvième. Depuis -cinquante ou soixante ans, les colonels de la garnison -de Nancy s'étaient transmis de main en main -cette tenture de soie à médaillons décolorés et les -rideaux assortis. Plusieurs générations de guerriers -s'étaient carrées dans les fauteuils ; quelques -milliers de verres, vides de punch ou de sirop, -avaient dessiné des ronds sur le marbre de la cheminée -et sur deux vastes consoles d'un style riche, -noble et lourd. Le militaire a cet ennui de retrouver -dans tous ses gîtes la trace de cent autres militaires. -Les quelques meubles qu'il transporte avec -lui se noient fatalement dans la banalité du fonds. -M<sup>me</sup> Vautrin était femme d'intérieur ; comme telle, -elle brodait à la tâche des tapisseries dont Pénélope -eût été jalouse, mais ses poufs, ses écrans, ses divans, -ses ouvrages de longue haleine, étaient perdus -dans le vieux mobilier banal, comme l'opposition -pensante dans une majorité sans caractère et -sans couleur.</p> - -<p>Au milieu du décor tel que vous le voyez, Blanche, -Blanchette, se démenait comme une petite -panthère en cage. Elle était laide sans avoir rien de -laid : on trouve également des créatures qui semblent -belles, quoique leurs traits, pris un à un, -soient à peine passables. Cette jeune fille portait à -l'exagération, si j'ose le dire, les caractères physiques -et moraux de l'âge ingrat. Ses jambes et ses -bras étaient modelés dans le même style que les baguettes -de tambour ; elle avait de longs pieds, assez -bien faits, et des mains interminables ; elle se tenait -mal, et son teint rappelait l'Afrique aux Africains -du régiment. Le nez, les yeux, le front s'adaptaient -à la diable et n'allaient pas ensemble, quoique le -nez fût droit, le front bien modelé et les yeux d'une -couleur et d'un dessin corrects. Tout cela ne manquait -peut-être que d'harmonie, mais l'harmonie -est tout dans la femme. Le passant qui la rencontrait -à la promenade ne gardait que l'idée d'un livide -gamin.</p> - -<p>Il n'y a pas une bambine de dix ans qui ne se soit -dit en admirant une belle personne : voilà comme je -voudrais être, ou même : voilà comme je serai, quand -je serai grande ; mais la nature, cette mère implacable, -prend plaisir à déjouer de telles ambitions. Elle -relève d'un coup de pouce brutal un pauvre petit nez -qui comptait être grec ; elle fend jusqu'aux oreilles -une bouche innocente qui ne demandait pas à grandir ; -des cheveux de couleur indécise, qui promettaient -de tourner au blond doré, noircissent un beau -jour, ou se décolorent en filasse. On ne peut rien -contre cela, mais on enrage de bon cœur, et quelquefois -on devient méchante. Blanche Vautrin n'avait -pas besoin de beauté pour attirer les hommages -ou conquérir un mari. La fille d'un colonel ne -manque pas de flatteurs, et il y a toujours des maris -pour une laide bien dotée ; mais n'importe : elle se -dépitait à casser les miroirs ; elle aurait voulu être -jolie pour elle-même.</p> - -<p>Presque tous les officiers de son père la traitaient -en jeune fille et lui rendaient les mêmes hommages -que si elle eût été Vénus en personne. Elle recevait -mal les fadeurs, et répondait neuf fois sur dix par -des boutades ; mais malheur à celui qui ne la prenait -pas au sérieux! Elle n'entendait point qu'on la -traitât en fillette ; elle voulait être quelqu'un et faire -respecter sa petite personne. Ce jeune esprit chagrin -avait des subtilités despotiques qui semblaient -renouvelées de Caligula. Son plaisir favori, dans le -salon maternel, était de pêcher les flatteries comme -à la ligne. Les pauvres officiers qui la servaient à -souhait étaient cotés plats courtisans ; ceux qui refusaient -le tribut étaient notés comme rebelles.</p> - -<p>Le plus exécré des rebelles s'appelait Paul Astier. -C'était un beau, brave et honnête garçon qui ne devait -rien qu'à lui-même. Lorsqu'on est le septième -fils d'un garde forestier des Ardennes, vous pensez -bien qu'on porte son patrimoine au bout des bras. -L'enfant n'était ni sot ni fainéant ; il suivit l'école du -village voisin, s'y distingua bientôt et entra comme -externe boursier au collége de la ville. Il faisait -deux lieues et demie tous les matins et autant tous -les soirs, avec ses livres dans une main, ses souliers -dans l'autre, et un morceau de pain noir en poche. -A dix-huit ans, il s'engagea, partit pour la Crimée -et fit toute la campagne sans attraper un rhume de -cerveau. Une mine éclata sous lui à l'attaque de -Malakof ; il retomba sur ses pieds en riant comme -un fou. Lorsqu'il revint, en 1856, il avait trois citations -et l'épaulette. En 1859, au début de la guerre -d'Italie, son régiment n'était pas désigné pour faire -campagne, mais il obtint de permuter avec un sous-lieutenant -maladif, et c'est ainsi qu'il passa sous -les ordres du colonel Vautrin. Il retrouva dans la -compagnie un camarade de son âge et de son pays -qu'il avait connu dès l'enfance et tutoyé de tout -temps. Ce soldat, nommé Bodin, s'attacha aussitôt -à lui comme ordonnance et le servit avec une véritable -amitié : il ne savait ni lire ni écrire, mais il -aurait su se faire tuer pour le supérieur qui le traitait -en camarade. La campagne de 1859 fut écourtée, -comme chacun sait, toutefois Astier trouva le temps -d'y gagner un grade, et le fidèle Bodin, qui avait -pris le quart d'un drapeau, rapporta la médaille militaire. -La paix signée, le régiment fut dirigé sur -Nancy ; c'est là que Paul Astier fit connaissance -avec la femme et la fille de son colonel.</p> - -<p>D'entrée de jeu, Blanchette lui déplut ; et comme -il n'était diplomate ni peu ni prou, il n'eut garde de -se mettre en frais de galanterie pour elle. La petite -fut d'autant plus choquée de sa froideur qu'elle le -trouvait plus agréable à voir que le commun des -hommes. Elle fit violence à son attention et l'agaça -tant qu'elle put, mais maladroitement : la coquetterie -est un art qui ne s'acquiert pas sans étude. -Plus elle le piquait, plus il s'accoutumait à la regarder -comme un taon, un moustique ou toute autre -mouche importune. Le jeune homme avait trop de -sang dans les veines pour tenir, une heure durant, -les écheveaux d'un petit laideron. Lorsque Blanche -l'appelait à haute voix devant cinquante personnes -sans avoir rien à lui dire, il ne répondait pas toujours -patiemment à ses questions saugrenues. Plus -elle se sentait sotte avec lui, plus elle revenait à la -charge, comme un joueur qui lutte contre la veine -sans se dissimuler qu'il y perdra son dernier sou. -L'affaire, étant mal engagée, alla tout naturellement -de mal en pis ; les taquineries s'aggravèrent.</p> - -<p>Un jour Blanche avait dit au lieutenant :</p> - -<blockquote> -<p>« Monsieur Astier, ces messieurs prétendent que -vous dessinez gentiment ; envoyez-moi donc quelques -images! »</p> -</blockquote> - -<p>Astier s'en fut tout droit chez le papetier à la -mode et rapporta plusieurs douzaines de niaiseries -enluminées.</p> - -<blockquote> -<p>« La plaisanterie est bien de mauvais goût, dit-elle.</p> - -<p>— Mademoiselle, j'ai choisi celles qu'on donne -dans les couvents aux petites filles bien sages. Si -vous ne vous en trouvez pas digne, je pourrai les -rendre au marchand. »</p> -</blockquote> - -<p>Une autre fois elle l'attaqua ainsi devant plus de -quinze témoins :</p> - -<p>« Monsieur Astier, quand vous étiez soldat,… car -vous avez porté le sac, n'est-il pas vrai?</p> - -<p>— Comment donc! je l'ai même porté très-loin.</p> - -<p>— Eh bien! quand vous étiez un simple troubadour, -couchant à la chambrée et mangeant à la -gamelle, dans quel monde alliez-vous, s'il vous plaît!</p> - -<p>— Dans le monde des bonnes gens, mademoiselle ; -mais vous avez trop d'esprit pour comprendre -jamais ça. »</p> - -<p>Lorsqu'elle croyait tenir un fait à la charge de -son ennemi, elle en faisait l'objet d'une interpellation -publique :</p> - -<p>« Monsieur Astier, avez-vous encore vos parents?</p> - -<p>— Grâce à Dieu, oui, mademoiselle.</p> - -<p>— Et que fait monsieur votre père?</p> - -<p>— Il garde les fagots du gouvernement.</p> - -<p>— Ah! Ah! Et M<sup>me</sup> Astier, votre mère?</p> - -<p>— Elle fait la soupe au père Astier.</p> - -<p>— Mais c'est patriarcal! Dites donc, ces honnêtes -forestiers seront joliment fiers de vous quand vous -aurez la croix!</p> - -<p>— Ils n'ont pas attendu si longtemps, mademoiselle. »</p> - -<p>Les paroles de ces dialogues sont peu de chose -sans la musique. Il aurait fallu voir les adversaires -en présence, entendre la voix grêle et traînante de -M<sup>lle</sup> Vautrin, le timbre mâle du lieutenant et son ton -bref. L'avantage ne restait pas souvent à Blanchette, -et, comme il n'y a rien de plus cruel que la faiblesse, -elle en vint aux dernières atrocités.</p> - -<p>« Monsieur Astier, est-ce que vous avez fait des -campagnes?</p> - -<p>— Autant qu'il y en a eu de mon temps, mademoiselle.</p> - -<p>— Et sous quels cieux avez-vous guerroyé, je -vous prie?</p> - -<p>— En Crimée, en Afrique, en Italie.</p> - -<p>— Mais avez-vous rencontré des ennemis sur -votre route?</p> - -<p>— Quelques-uns.</p> - -<p>— Qu'est-ce qu'ils vous ont fait, ces méchants-là?</p> - -<p>— Ils ont fait mon avancement.</p> - -<p>— Ils ne vous ont jamais blessé?</p> - -<p>— Ni tué, non. Pardonnez-leur : ils ne savaient -pas ce qu'ils faisaient.</p> - -<p>— Comment s'y prend-on, à la guerre, pour éviter -les mauvais coups?</p> - -<p>— C'est bien simple, on est heureux.</p> - -<p>— Ou prudent.</p> - -<p>— Je suis sensible à cet éloge, mademoiselle, car -monsieur votre père me l'avait toujours refusé.</p> - -<p>— Il me semble qu'on devrait se faire blesser par -simple coquetterie. Un officier intact me fait l'effet -d'un être inachevé.</p> - -<p>— A la première occasion, mademoiselle, je me -mettrai en mesure de vous envoyer un de mes -bras ou une de mes jambes.</p> - -<p>— Des jambes et des bras? que voulez-vous que -j'en fasse? j'en ai.</p> - -<p>— Oh! si peu. »</p> - -<p>Les moindres allusions à sa maigreur la mettaient -hors d'elle. Sur ce chapitre et sur celui du teint, elle -était d'une susceptibilité farouche. Aussi prit-elle en -haine l'ordonnance de Paul Astier, le fidèle Bodin, -qui avait mis en circulation un mot populaire.</p> - -<p>Bodin taquinait souvent le sapeur Schumacker, -qui avait pour ainsi dire allaité M<sup>lle</sup> Vautrin :</p> - -<p>« Dites donc voir un peu, l'ancien ; quand ils ont -baptisé votre petite, ils ne savaient approximativement -pas de quelle couleur elle se proposait d'être. -M<sup>lle</sup> Blanche, elle n'est pas blanche du tout.</p> - -<p>— Ça, c'est <i>frai</i>.</p> - -<p>— Comment, c'est frais?</p> - -<p>— Non! <i>Che tis</i> : c'est <i>frai</i>, <i>Planche</i> est <i>prune</i>.</p> - -<p>— Planche et prune! Ah! joli. C'est toi qui l'as -nommée, vieillard à tous crins, et le nom lui restera! -Planche et prune! Mais que c'est un coup de -pinceau qui vous la peinturlure en deux temps depuis -la guêtre jusqu'au plumet! Planche et prune! -J'en ferai confidence à tout le régiment ; merci, mon -vieux! »</p> - - -<h3>II</h3> - -<p>La haine a des intuitions qui tiennent du miracle. -Dès que M<sup>me</sup> Humblot s'était mise à raconter son -aventure, Blanche Vautrin avait pensé au lieutenant -Astier. Elle ne savait pourtant pas qu'il eût fait le -mois précédent une fugue de vingt-quatre heures ; -elle n'avait jamais entendu dire qu'il fût lié particulièrement -avec les officiers de Commercy. Par quelle -contradiction reconnut-elle aussitôt dans un portrait -tout en rose un homme que depuis deux ans elle -voyait tout en noir? L'esprit avait pensé si vite, la -main avait agi si lestement, que son petit mauvais -coup s'était fait pour ainsi dire tout seul, et qu'elle-même -en fut surprise.</p> - -<p>L'ivresse du premier moment fit place à la réflexion, -quand les deux mères furent sorties. Elle se -demanda ce qui arriverait si ces dames, en mettant -le pied dans la rue, se rencontraient face à face avec -Astier. Reconnaissance, attendrissement, stupéfaction ; -M<sup>me</sup> Humblot, évanouie, tombait dans les bras -du lieutenant ; on s'expliquait, on s'entendait ; M<sup>lle</sup> Antoinette -entrait en scène, et bientôt… Blanche ne se -sentait aucune sympathie pour cette grande Antoinette.</p> - -<p>Rien au monde ne pouvait empêcher ou retarder -le dénoûment dès que la rencontre aurait lieu. La -réputation du lieutenant était bonne, ses chefs le -signalaient comme un officier d'avenir. Son origine -modeste et sa pauvreté semblaient admises d'avance -par les Humblot. Quant à lui, nul doute qu'il n'acceptât -l'aubaine avec enthousiasme. Il avait le cœur -libre de tout engagement ; on ne lui savait point de -parti pris contre le mariage en général, il aimait ses -parents, il regrettait de ne pouvoir les aider, c'était -un homme de famille. Sa fierté bien connue et son -désintéressement avéré l'auraient porté sans doute à -refuser une fille riche, si elle était laide, ou compromise, -ou de naissance inavouable ; mais ces Humblot, -en somme, avaient l'air de braves gens, et la sensible -Antoinette ne devait pas être mal, pour peu -qu'elle tînt de sa mère.</p> - -<p>Il l'épouserait donc ; mais après ou même avant -la cérémonie il s'expliquerait avec elle sur toutes les -circonstances du roman. M<sup>me</sup> Humblot ne manquerait -pas de dire qu'elle avait feuilleté l'album sans y -trouver son gendre ; on voudrait savoir le pourquoi -de ce petit mécompte, et alors que penserait-on? -Que dirait M<sup>me</sup> Vautrin? Blanche tenait infiniment à -l'estime de sa mère, qui était une bonne femme sans -énergie, mais de sens juste et de cœur droit. Elle -avait presque peur de son père ; il n'entendait point -raillerie en matière de conscience et d'honneur, et -ce qu'elle redoutait par-dessus tout, c'était le jugement -du monde. La suppression de ce portrait ne -semblerait pas seulement odieuse ; le petit crime -devenait ridicule, puisqu'il n'avait rien empêché. Si -la malice des Nancéiens ne voyait en tout cela qu'un -coup de main maladroit, l'effort d'une haine impuissante, -passe encore, ce n'était que demi-mal ; mais -si l'on se permettait d'y chercher autre chose, par -exemple le contraire de la haine! Ah! plutôt les -derniers supplices que la honte d'avoir distingué -avant l'âge un homme qui aime ailleurs!</p> - -<p>Or, il semblait à peu près impossible de soustraire -le lieutenant aux recherches de M<sup>me</sup> Humblot. -La chère dame avait de bons yeux ; sa fille, à coup -sûr, les avait meilleurs encore, et si l'amour est -aveugle, comme on dit, c'est lorsqu'il trouve son -compte à se tromper lui-même. Nancy est grand, -mais un homme ne s'y perd pas dans la foule, -comme à Paris ; un officier surtout, et l'uniforme -est de rigueur dans les garnisons de province. Les -lieux de réunion sont connus, le nombre des promenades -est limité, toutes les personnes d'un certain -monde sont sûres de se rencontrer une ou deux -fois au moins par semaine. Le théâtre était fermé -par bonheur, mais dans une ville si vivante et si -alerte au plaisir on se voit ailleurs qu'au théâtre. -Le maréchal recevait quelquefois, le général et le -colonel avaient chacun leur jour. La préfecture, la -recette générale et plusieurs autres maisons pouvaient -offrir à M<sup>me</sup> Humblot la collection complète -du corps d'officiers. En ce moment, les deux mères -étaient en visite chez les femmes les plus répandues -et les plus spirituelles de la garnison. On allait éveiller -leur curiosité, les intéresser toutes au succès de -cette chasse à l'homme. Elles raconteraient l'histoire -à leurs maris ; les soixante mille francs de -rente offerts en dot à un bel inconnu feraient le -tour de la ville en vingt-quatre heures ; il en serait -parlé dans toutes les pensions et dans tous les -cafés militaires : si Paul Astier n'était pas reconnu -par ses camarades, il saurait bel et bien se dénoncer -lui-même.</p> - -<p>« Allons, pensa le jeune diable, il faut que M. Paul -Astier disparaisse. »</p> - -<p>C'était, en petit, le raisonnement des voleurs qui -tuent pour plus de sûreté les témoins de leur crime ; -mais on n'escamote pas un grand gaillard de lieutenant -comme une simple muscade. Blanchette tint -conseil avec elle-même, et discuta cinq ou six combinaisons -insensées avant de s'arrêter à la bonne.</p> - -<p>Elle s'était procuré, non sans peine, un dessin du -lieutenant. C'était une caricature assez plaisante de -M. Moinot, commandant du 2<sup>e</sup> bataillon. Paul avait -dessiné un moineau becquetant une cerise, et le tout, -vu à quelque distance, représentait admirablement -le chef de bataillon et son nez. Ce pauvre commandant, -vieil Africain et bon soldat, s'était fait un nez -flamboyant par sa faute. A part ce ridicule et ce -défaut, il était très-considéré et dans les meilleurs -termes avec tout le monde. Il prisait fort Astier, qui -le lui rendait bien, et qui pour rien au monde n'eût -voulu lui causer de l'ennui ; mais on est jeune, on -aime à rire, on se laisse aller aux entraînements de -la malice, et, lorsqu'on croit tenir une bonne plaisanterie, -on n'a pas la sagesse de la garder pour soi. Ce -dessin, rehaussé de quelques touches à l'aquarelle, -fut porté à la pension des lieutenants un soir qu'on -recevait des officiers de passage. Tout le monde s'en -amusa ; quelques jeunes gens en gaieté y mirent un -mot de commentaire. Après ces jeux innocents, on -parla d'autre chose, puis on alla au café, et la -charge du commandant Moinot, un peu froissée, -un peu tachée, resta sur un coin de la table. Un -camarade de Paul Astier, le lieutenant Foucault, plia -la feuille en quatre et la porta, sans penser à mal, à -M<sup>lle</sup> Vautrin. Huit jours après, la jeune fille dit fièrement -à son ennemi : « J'ai un dessin de vous malgré -vous ; » mais elle ne dit pas lequel. A ses yeux, le -choix du sujet n'avait alors aucune importance.</p> - -<p>Aujourd'hui c'est une autre affaire. Elle retourne -à sa chambre, ouvre un carton, prend la caricature, -la signe du nom de Paul Astier en majuscules, la -met sous enveloppe, écrit l'adresse du commandant, -toujours en majuscules, et appelle le planton :</p> - -<p>« Mon vieux Schumacker, lui dit-elle, va jeter -cette lettre à la poste, et ne laisse voir l'adresse à -personne. Quant à toi, je sais que tu ne la liras -point, ton éducation s'y oppose. »</p> - -<p>Ce second trait chargea peu sa petite conscience. -D'abord elle se croyait excusée par la nécessité, -ensuite elle savait qu'une querelle est impossible -de lieutenant à chef de bataillon. « Tout compte fait, -pensa-t-elle, maître Astier en sera quitte pour -quelques jours d'arrêts forcés, huit au moins, -quinze au plus ; cela n'est pas la mort d'un homme. -Dans huit jours, la veuve Humblot et sa fille seront -lasses d'user leurs bottines sur le pavé pointu de -Nancy. On leur prouvera qu'elles ont rêvé, et elles -retourneront à leurs récoltes. Pourvu qu'elles ne -s'avisent pas d'attendre l'inspection générale! non, -elles comprendront sous peu que l'insistance serait -ridicule, et le général-inspecteur n'arrive que dans -trois semaines : tout est sauvé! »</p> - -<p>Elle se remit à son piano et s'étourdit de musique -en attendant le retour des deux mères. M<sup>me</sup> Vautrin -entra seule, fort lasse et visiblement dépitée.</p> - -<p>« Eh bien! maman?</p> - -<p>— J'en perds la tête. Nous avons feuilleté la cavalerie, -dévisagé l'artillerie, interrogé le génie et passé -en revue le grand quartier général. Toutes ces -dames ont été d'une complaisance! Elles se sont -mises à notre disposition ; la maréchale elle-même -s'intéresse à cette pauvre M<sup>me</sup> Humblot. Et rien! -rien! rien! J'en ai le crâne fendu. Tu n'as pas une -idée, toi?</p> - -<p>— Si, maman.</p> - -<p>— Dis donc vite!</p> - -<p>— J'imagine que les deux innocentes se sont laissé -duper par un aimable petit plaisant qui n'est pas -plus militaire que moi.</p> - -<p>— Enfant! crois-tu possible qu'un homme ose se -dire officier sans l'être?</p> - -<p>— Pourquoi pas? Je lis tous les jours des procès -où l'on prend non-seulement le titre d'officier, mais -l'uniforme, la croix et les médailles pour escroquer -les gens.</p> - -<p>— Mais on ne trompe ainsi que les badauds, jamais -les militaires! Figure-toi qu'à Commercy…</p> - -<p>— Je sais. Cependant un civil peut fort bien avoir -déjeuné par hasard avec les officiers de Commercy. -C'était un honnête garçon, soit ; mais il avait la tête -un peu montée, et il aura trouvé charmant de berner -M<sup>me</sup> Humblot.</p> - -<p>— A quel propos?</p> - -<p>— Parce qu'il y a des physionomies qui appellent -la mystification, comme il y a des arbres qui attirent -la foudre. Si tu ne veux absolument pas que ces -dames aient été dupes d'un commis voyageur en -goguette, j'admets que le garçon soit militaire à la -rigueur. C'est peut-être un sous-officier de cavalerie, -étonnamment bien né, un vrai fils de famille emprisonné -pour dettes dans l'uniforme des guerriers -français. Cherchez-le, vous avez le temps ; mais, -maman, si tu veux m'en croire, tu n'engageras pas -tes amies à mettre leur bonheur et leurs économies -entre les mains d'un monsieur qui s'est surfait lui-même -pour commencer.</p> - -<p>— Pourtant, s'il était officier, ce jeune homme?</p> - -<p>— Comment veux-tu? Au fait, c'est peut être un -capitaine d'aventure, qui commande incognito une -compagnie de routiers sans uniforme. C'est Fra Diavolo, -tiens! Es-tu contente? La légende le peint sous -des traits agréables, et peut-être cette demoiselle -de la Charente-Inférieure n'en ferait-elle pas fi.</p> - -<p>— Méchante!</p> - -<p>— Ange!</p> - -<p>— Ces dames viendront ce soir prendre le thé ; ne -les décourage pas au moins.</p> - -<p>— A Dieu ne plaise! mais si M<sup>me</sup> Humblot a seulement -un atome d'esprit, elle a dû laisser l'espérance -à la porte de son auberge. »</p> - -<p>A dîner, M<sup>me</sup> Vautrin conta le gros de l'affaire à -son mari.</p> - -<p>« Ma chère amie, dit le colonel, je regrette que ce -bon numéro ne soit pas échu à un de nos jeunes -officiers. Les lieutenants seraient plus à l'aise, s'ils -pouvaient ajouter soixante mille livres de rente aux -cent soixante-cinq francs qu'ils touchent le premier -du mois.</p> - -<p>— Mais, papa, demanda Blanchette, admets-tu -qu'un officier coure les champs pendant vingt-quatre -heures sans que son colonel ait vent de l'escapade?</p> - -<p>— Cela peut arriver dans certaines garnisons par -la négligence des chefs de corps. Dans mon régiment, -pareille chose ne s'est jamais vue et ne se -verra jamais, j'ose le dire.</p> - -<p>— Oh! papa, tu peux être tranquille. Cet officier, -s'il existe, n'appartient pas au régiment. »</p> - -<p>M<sup>me</sup> Humblot et sa fille n'eurent garde de manquer -au rendez-vous. Lorsque Blanche Vautrin vit entrer -Antoinette, elle reçut comme un coup de poignard -dans le cœur. Figurez-vous la rage d'une enfant qui -se sait laide, qui a passionnément souhaité d'être -belle, qui s'est proposé à elle-même un idéal de noblesse -et de beauté. Tout à coup, sans préparation, -elle se voit entrer dans un salon, telle qu'elle a toujours -rêvé d'être! Et cette taille majestueuse, cette -souplesse de corps, cette plénitude de formes, cette -pureté des lignes, cette blancheur de teint, ce rayonnement -de santé, cette grâce sereine et douce que -la nature lui a refusée, elle voit tout cela au pouvoir -d'une autre! Il semble qu'on lui ait volé sa personne -entière, et qu'on lui ait jeté par miséricorde une guenille -de rebut!</p> - -<p>La petite avait une certaine force d'âme. Elle sut -réprimer son premier mouvement, qui était d'arracher -les yeux à M<sup>lle</sup> Antoinette. On se serra les -mains, on sourit, on échangea sans effort apparent -les petites politesses d'usage. Les confidences, dûment -provoquées, ne se firent pas attendre. Rien -n'égalait la candeur et l'expansion de la victime. -Elle ne doutait pas de la sincérité de ce jeune -homme, elle ne voulut pas admettre un seul moment -qu'il eût usurpé la moindre chose. Son sentiment -était que les deux mères avaient vu les albums -trop vite, ou qu'un des portraits n'était qu'à moitié -ressemblant : le soleil est un astre capricieux, pourquoi -donc serait-il un artiste infaillible?</p> - -<p>Blanche feignit de donner dans cette illusion. Elle -entraîna la belle étrangère hors du salon, comme -pour la mettre à l'abri des curiosités indiscrètes, et -dans un petit coin, en tête-à-tête, elle lui mit le régiment -entre les mains, sous les yeux, pour l'étudier -tout à l'aise. Quand l'examen fut achevé, la -perverse embrassa M<sup>lle</sup> Humblot et lui dit : « Ne -vous affectez point, il n'y a pas un officier digne de -vous dans le régiment de mon père ; je le savais, -nous verrons ailleurs ; on se charge de tout : c'est -dans l'état-major que nous trouverons l'heureux -jeune homme. Dès demain je me mets en campagne -avec vous. En attendant, retournons là-bas ; maman -a fait savoir qu'elle restait chez elle, la réunion sera -nombreuse, votre arrivée est un événement, tout le -monde veut vous connaître : qui sait s'<i>il</i> n'est pas là -et si vous n'allez pas le rencontrer face à face? »</p> - -<p>Il y avait foule au salon quand elles y entrèrent. -Toutes les femmes de la garnison étaient venues -pour voir, et la plupart des célibataires pour se montrer. -Plus d'un gaillard s'était dit en donnant le fin -coup de brosse aux parements de sa tunique : « Si le -ciel a permis qu'une brillante héritière jetât son dévolu -sur la garnison de Nancy, il poussera peut-être -l'originalité jusqu'à me recommander personnellement -aux yeux de la belle. » Dans cet espoir, -chacun mettait en relief ses petits avantages ; on -posait pour le pied, pour le torse, pour la jambe, -pour la tête ; l'un relevait sa moustache, l'autre pirouettait -sur les talons pour montrer la rondeur et -la finesse de sa taille. Entre tant de jolis garçons, -Paul Astier ne brillait que par son absence. Depuis -qu'il était mal reçu dans la maison du colonel, il n'y -venait que sur invitation directe ou en visite de -stricte obligation.</p> - -<p>Si M<sup>lle</sup> Humblot n'aperçut point celui qu'elle cherchait, -Blanche eut la satisfaction de voir le commandant -Moinot causer en particulier avec M. Vautrin -en gesticulant à force. Voici ce qui s'était passé -vers la fin de la journée.</p> - -<p>Comme Astier dépliait sa serviette à la pension, il -fut mandé d'urgence chez son chef de bataillon. Il y -courut gaiement, dans l'espoir que le papa Moinot -avait besoin de quelque service, et charmé de se -rendre utile à un bonhomme qu'il aimait.</p> - -<p>Dès qu'il fut en présence du vieil officier, il s'aperçut -que le baromètre marquait tempête. Au milieu -d'un visage singulièrement pâle, le nez rouge -flamboyait.</p> - -<p>« Lieutenant, dit M. Moinot, avez-vous jamais eu -à vous plaindre de moi dans le service?</p> - -<p>— Jamais, mon commandant.</p> - -<p>— Et hors du service?</p> - -<p>— Pas davantage.</p> - -<p>— Est-il à votre connaissance que j'aie cessé de -mériter l'estime des hommes et le respect des jeunes -gens?</p> - -<p>— Tout le monde vous estime, vous respecte et -vous aime, mon commandant.</p> - -<p>— Vous n'auriez pas perdu la tête par hasard?</p> - -<p>— Pas que je sache.</p> - -<p>— Vous ne vous êtes pas grisé aujourd'hui?</p> - -<p>— Ça, non.</p> - -<p>— Alors pourquoi m'insultez-vous, sacrebleu?</p> - -<p>— Moi, commandant!</p> - -<p>— Qui donc? C'est moi peut-être qui me suis -adressé cette turpitude à moi-même? La reconnaissez-vous? »</p> - -<p>Paul reconnut son vieux dessin, qu'il croyait -anéanti depuis longtemps et qu'il avait oublié.</p> - -<p>« Mon commandant, dit-il, en dessinant cette -mauvaise charge, l'an dernier, j'ai fait une sottise et -une inconvenance ; mais celui qui l'a volée, conservée, -signée de mon nom et mise à la poste a fait une -infamie. Je vous demande pardon d'une légèreté qui -serait vénielle, si vous n'en aviez pas eu connaissance. -Quant au drôle qui a pris soin de tourner la -plaisanterie en affront, je me charge de le retrouver -et de le punir.</p> - -<p>— En attendant, monsieur, comme on n'aurait -pas pu m'envoyer cette œuvre d'art, si vous ne l'aviez -pas commise, faites-moi le plaisir de rentrer -chez vous et de garder les arrêts de rigueur jusqu'à -nouvel ordre. »</p> - -<p>Le lieutenant s'inclina sans répondre et obéit.</p> - -<p>Pour un simple citoyen, rester chez soi, et même -y rester seul, fût-ce durant une semaine ou deux, -ne serait pas une peine ; pour le jeune officier, c'est -un supplice. Le logement garni n'est pas un domicile ; -on y est chez son propriétaire, chez ses prédécesseurs, -chez tout le monde, hormis chez soi. Non-seulement -le cœur ne s'attache à rien dans ces -gîtes, mais l'esprit y est inquiet, voletant, suspendu -sans savoir où se poser. De là vient cette impatience -des étrangers dans la plus confortable et la plus -riche auberge et ce besoin d'en sortir, vraie nostalgie -qui chasse les habitants du Grand-Hôtel et de l'hôtel -Meurice vers les théâtres et les lieux publics. Le -malaise est mille fois plus intolérable dans ces appartements -meublés sans meubles, dans ces garnis -dégarnis que l'officier loue en moyenne vingt francs -par mois. Le logeur ne peut pas donner mieux à ce -prix-là, et les logés ne sauraient guère y mettre davantage. -Paul Astier, comme tous les lieutenants -d'infanterie, payait vingt francs de chambre, -soixante-cinq francs de pension et quinze d'extra -pour les réceptions obligées ; son ordonnance lui -coûtait douze francs, plus cinq à l'ordinaire du corps -pour dispense de service. Il donnait quinze francs -par mois au tailleur, cinq au bottier pour l'entretien -et le renouvellement de sa garde-robe, douze à la -blanchisseuse, cinq à la cantinière pour la nourriture -de son chien. Le total de ces dépenses, dont une -seule, le chien, n'était pas indispensable, s'élevait à -cent cinquante-quatre francs par mois. Il restait -onze francs pour l'imprévu, le café, les cigares, l'achat -et la location des livres, les fournitures de bureau, -le permis et les munitions de chasse, les déplacements, -les caprices et les munificences. Le -café seul, aux officiers les plus sobres, coûte environ -trente francs par mois ; mais pourquoi vont-ils -au café? D'abord parce que c'est l'usage, et que -dans l'armée plus qu'ailleurs chacun doit vivre -comme tout le monde. Ajoutez que l'État n'a jamais -voulu leur donner un lieu de réunion où l'on pût -s'asseoir et causer sans obligation de boire.</p> - -<p>Paul occupait une chambrette des plus modestes -dans le vieux quartier de Nancy, rue du Maure-qui-Trompe. -Une couchette de fer, une commode, une -table, une malle et trois chaises, voilà l'inventaire -au complet. Un fusil Lefaucheux, gagné au tir, et -une demi-douzaine de pipes décoraient la paroi principale. -Dans ce réduit, le jeune homme dormait depuis -deux ans, et il y avait fait les plus beaux rêves -du monde. La vie lui souriait, il aimait son métier ; -ses chefs, ses camarades, ses soldats l'estimaient à -qui mieux mieux. Simple engagé volontaire, il se -trouvait aussi avancé à vingt-six ans que les élèves -de Saint-Cyr. Depuis trois ans, à chaque inspection -générale, il était porté pour la croix, on parlait de le -présenter au choix pour le grade de capitaine. Si les -affaires marchaient toujours du même train, il était -presque sûr d'arriver général avant la retraite. En -attendant, il portait légèrement sa pauvreté, qui, -pour le fils d'un simple garde, était une opulence -relative. Sa chambre lui paraissait luxueuse et les -<i lang="en" xml:lang="en">beefsteaks</i> ratatinés de la pension très-succulents. -Quoiqu'il se refusât toute dépense inutile, on peut -dire que jamais il n'avait chômé de plaisir. On le -mettait de toutes les parties ; il montait à cheval -avec les officiers de dragons ; il chassait en hiver -chez les jeunes gens riches, il conduisait le cotillon -au bal de la préfecture. Les grisettes le voyaient -d'un œil favorable ; bref, en langage militaire, il était -des bons, c'est-à-dire des heureux.</p> - -<p>Le soir où il rentra chez lui par ordre du commandant -Moinot, il lui sembla que son étoile s'était -éclipsée tout à coup, et la petite chambre prit un -aspect sinistre. Le fidèle Bodin lui apporta son dîner -parfaitement froid ; il y toucha du bout des dents et -se plongea dans une méditation décourageante. Il -était mécontent de lui-même et des autres ; il venait -d'offenser sans le vouloir un excellent homme, presque -un vieillard ; ce petit événement ne manquerait -pas de se résoudre en mauvaises notes ; l'inspection -générale approchait ; pour une faute dont en somme -il n'était qu'à moitié coupable il risquait de manquer -la croix. C'était sa troisième proposition. La -première faute, au lendemain de Solferino, avait -échoué parce qu'en guerre les blessés passent avant -tout. La deuxième datait d'un an ; elle fut biffée par -l'inspecteur lui-même, qui ajouta aux notes d'Astier : -« Trop familier avec les inférieurs ; manque de -tenue. » C'était Blanche Vautrin, qui le soir, dans -un salon, avait dit au général :</p> - -<p>« Voyez-vous ce grand officier, là-bas, qui a la -tournure d'un roi? Il se fait tutoyer par son ordonnance, -sous prétexte qu'ils ont gardé les animaux -ensemble dans leur pays. »</p> - -<p>Le général avait vérifié le fait et lavé la tête au -bon Astier. Pour cette fois, l'affaire semblait autrement -grave, mais Paul était peut-être moins sensible -au dépit de perdre son dû qu'à la honte d'accuser -un camarade. Il flairait une basse trahison, et -il ne pouvait se faire à l'idée qu'un officier français -en fût l'auteur. La première sensation du mal physique -fait pousser les hauts cris à l'enfant nouveau-né ; -le jeune homme ressent quelque chose de semblable -lorsqu'il naît à l'expérience en découvrant -que le mal moral existe et que tout le monde n'est -pas honnête et bon comme lui. Paul se jeta tout habillé -sur sa couchette et pleura.</p> - - -<h3>III</h3> - -<p>Il resta quinze jours à se ronger les poings, dans -une solitude absolue, sans visites, sans nouvelles, -sans autre distraction que le spectacle de la rue, le -service de Bodin et les romans crasseux d'un mauvais -cabinet de lecture. Cinq ou six fois la honte le -prit ; il voulut secouer sa torpeur et commencer un -livre sur l'avenir de l'art militaire. L'occasion semblait -bonne pour mettre au jour les idées neuves -qui fermentaient en lui depuis longtemps ; mais il vit -avec douleur que son cerveau refusait le service ; la -pensée se brisait les ailes contre les murs de cette -chambre. Il comprit que la liberté d'aller et de venir -est indispensable aux enfantements de l'esprit, -et que les jours de captivité, comme les jours de -navigation, sont à retrancher de la vie.</p> - -<p>Tandis qu'il sommeillait à demi, tristement replié -sur lui-même, M<sup>me</sup> Humblot et sa fille reprirent le -chemin de Marans. La bonne dame était vexée comme -un chasseur bredouille, qui tuerait des pigeons -et des poules, plutôt que de rapporter son carnier -vide au logis. Sur la fin du séjour, elle signalait tantôt -un officier, tantôt un autre à sa fille, et elle semblait -lui dire : « Puisque le vrai phénix est envolé, accepte -celui-ci ou celui-là, tandis que nous y sommes. »</p> - -<p>Mais Antoinette avait le cœur bien pris. Cette -course haletante à travers un monde nouveau pour -elle, ces consolations, ces respects, cette curiosité, -ces hommages, un fonds de superstition qui reparaît -chez la femme dans les gros moments de la vie, tout -contribuait à l'exalter.</p> - -<p>« Si Dieu veut que je me marie, disait-elle, il me -fera retrouver celui qu'il avait jeté sur ma route. -S'il me refuse ce bonheur, eh bien! je comprendrai -qu'il préfère m'avoir à lui. »</p> - -<p>Blanche Vautrin jouissait de ce désespoir comme -un vrai petit diable. Elle ne quittait point sa martyre, -elle la promenait, elle l'avait parquée comme -les fourmis âcres parquent les pucerons qui sont -tout miel. Elle s'abreuvait froidement de larmes innocentes, -elle les dégustait goutte à goutte, en gourmet -féroce ; et tout à coup, sans motif apparent, elle -éclatait en sanglots, se prenait aux cheveux et se -frappait la tête, embrassant la pauvre Antoinette -avec rage et la repoussant à tour de bras, puis se -jetant à ses pieds pour lui demander grâce. L'autre -admirait de bonne foi ces élans généreux, et ne -savait plus comment exprimer sa reconnaissance.</p> - -<p>« Que je vous aime et que vous êtes bonne!</p> - -<p>— Détestez-moi plutôt, j'ai l'âme noire! Je suis -un monstre dans la nature! »</p> - -<p>Par trois ou quatre fois, elle eut la bouche ouverte -pour tout dire et réparer le mal qu'elle avait -fait. Quelque chose la retint. Ce n'était ni la jalousie, -ni la crainte du blâme, ni le remords d'avoir -menti ; mais une sorte de fierté pudique.</p> - -<p>« J'avouerais, si j'avais seize ans ; par malheur je -n'en ai pas quinze! Le monde est stupide et méchant. -Il confesse par-ci par-là que le cœur n'a pas -d'âge, mais ce principe est monopolisé au profit des -vieilles folles de quarante ans. »</p> - -<p>Le jour où M<sup>lle</sup> Humblot prit congé d'elle avec -mille protestations, elle lui répondit :</p> - -<p>« Je ne me recommande pas à votre amitié, mais à -vos prières. La plus malade de nous deux, quoi que -vous en pensiez, c'est moi. Ma conscience est comme -un champ de bataille couvert de morts et de blessés. -J'ai fait pour vous servir tout ce qui était humainement -possible ; si vous ne vous en allez pas -contente, il y en a d'autres qui sont plus à plaindre -que vous. »</p> - -<p>Personne ne chercha le fin mot de ces incohérences. -Les propos les plus insensés, les exagérations -les plus inexplicables n'étonnent pas dans la -bouche d'une fille de quatorze à quinze ans.</p> - -<p>Les dames de Marans avaient quitté Nancy depuis -quarante-huit heures quand Paul Astier reparut à -la pension des lieutenants. Ses camarades lui firent -fête, quelques-uns lui sautèrent au cou. L'autorité -n'avait pas jugé convenable de publier les motifs de -sa punition ; on savait en tout et pour tout qu'il -avait manqué grièvement au chef de bataillon. Son -nom était rayé de la liste des propositions ; le lieutenant -Foucault, de la 3<sup>e</sup> du 2<sup>e</sup>, était mis à sa place, -et le brave garçon s'en excusait le plus cordialement -du monde. Astier reçut très-poliment les condoléances -de ses amis, mais sans abandon et sans -grâce : son cœur ne s'ouvrait plus qu'à moitié. Lorsqu'au -dessert on déboucha le vin de Champagne en -son honneur, il prévint le toast en disant :</p> - -<p>« Un instant, messieurs. Vous souvient-il que l'an -dernier, autour de cette table, un jour de réception, -j'ai fait passer certaine charge du commandant -Moinot? »</p> - -<p>Les convives, debout, le verre en main, se regardaient -sans comprendre. Il n'attendit pas leur -réponse et poursuivit d'un ton bref :</p> - -<p>« Le dîner s'acheva si gaiement que je ne songeai -pas à reprendre ce chiffon de papier. Quelqu'un de -vous l'a-t-il recueilli par hasard?</p> - -<p>— Moi, dit Foucault.</p> - -<p>— Ah! c'est vous? La coïncidence est fâcheuse.</p> - -<p>— Comment?</p> - -<p>— Avez-vous conservé l'objet en question?</p> - -<p>— Non ; je n'y attachais pas d'importance, et je -l'ai donné à quelqu'un.</p> - -<p>— Donné ou envoyé?</p> - -<p>— Donné de la main à la main.</p> - -<p>— Foucault, je vous ordonne de me dire sur -l'heure à qui vous l'avez donné.</p> - -<p>— Astier, je ne reçois d'ordres que de mes chefs.</p> - -<p>— Si vous ne recevez pas mes ordres, vous recevrez -toujours bien mon verre au visage! »</p> - -<p>Le geste suivit la menace ; les camarades s'interposèrent -pour empêcher une rixe, et rendez-vous -fut pris. Le colonel ne put défendre la rencontre, il -y avait eu voies de fait. Le lendemain matin à six -heures, on se battit au sabre d'ordonnance, et Paul -Astier reçut un coup droit en pleine poitrine. Il fut -deux mois à l'hôpital entre la vie et la mort.</p> - -<p>Blanche Vautrin fit à la même époque une de ces -maladies qu'on explique par la croissance. Elle eut -la fièvre, le délire, des suffocations, des spasmes et -quelque peu de catalepsie. On la crut morte plusieurs -fois, elle perdit ses cheveux, fit peau neuve, -et guérit enfin ; mais sa convalescence fut celle -d'une ombre. Ses meilleures amies, si tant est -qu'elle en eût, ne reconnaissaient pas la petite Vautrin -dans cette grande jeune fille transparente et -penchée, le front ceint d'un bandeau blanc, comme -une carmélite. Ses parents la promenaient en calèche -aux rayons du soleil d'automne, qui est souvent -admirable à Nancy. Elle avait de grands yeux -noirs qui menaçaient d'envahir toute la figure, un -nez droit effilé, de forme antique ; ses lèvres pâles -dessinaient un petit arc très-pur et très-correct. L'ensemble -de ses traits n'offrait plus rien de heurté ; -vous auriez dit que la douleur avait tout remanié, -tout pétri à nouveau dans ses mains terribles.</p> - -<p>Le fond même semblait amendé ; la voix avait -acquis certaines inflexions d'une douceur suave ; -l'esprit, moins vif et moins caustique, jugeait plus -humainement de toutes choses ; le cœur s'attendrissait -pour un rien, prêt à fondre. Elle éprouvait -des admirations extatiques et des langueurs pâmées -à la vue d'un insecte dans l'herbe, au parfum d'une -violette de l'arrière-saison. Tout est neuf aux convalescents, -ils s'imaginent qu'on vient de recommencer -à leur profit la nature entière.</p> - -<p>Elle reprit lentement ses forces, et la gaieté ne lui -revenait pas. Le médecin jugea que l'hiver de Lorraine -était trop rude pour elle ; il l'envoya se rétablir -à Palerme ; M<sup>me</sup> Vautrin l'y conduisit. Le jour de -leur départ, à la fin de novembre, elles rencontrèrent -devant la gare un grand officier pâle qui marchait -lentement, appuyé d'une main sur sa canne et -de l'autre sur le bras du fusilier Bodin. Il salua militairement -son colonel, qui était aussi dans la voiture, -puis il tourna sur ses talons avec une indéfinissable -expression de mépris. Blanche comprit sans autre -commentaire qu'il s'était expliqué après coup avec -M. Foucault, et qu'il connaissait maintenant l'auteur -de ses disgrâces.</p> - -<p>M<sup>me</sup> Vautrin, toujours bonne et sans malice, dit à -sa fille :</p> - -<p>« Voilà un pauvre garçon qui aurait grand besoin -de venir en Sicile avec nous.</p> - -<p>— Par malheur, répondit le colonel, il n'a que sa -solde. »</p> - -<p>Blanche ne put se défendre de penser que sans -elle le jeune homme serait riche, heureux et bien -portant.</p> - -<p>Ce remords la suivit jusqu'au pays des oranges. -Pour une âme qui n'est pas absolument perdue, c'est -un rude fardeau qu'une mauvaise action. Il se passa -peu de journées sans que Blanche se souvînt de -Paul Astier, sans qu'elle se demandât : « Où est-il? -que devient-il? Il doit sentir cruellement le froid, -tandis que j'ouvre mon ombrelle au soleil. S'il avait -éprouvé une rechute? s'il mourait? Je n'en saurais -rien, personne n'aurait l'idée de m'en écrire. Et moi, -malheureuse, je n'ai pas même le droit de m'en -informer! »</p> - -<p>Elle avait un petit commerce de lettres avec -M<sup>lle</sup> Humblot, et les nouvelles qui lui arrivaient de -Marans n'étaient pas faites pour rassurer sa conscience. -Antoinette lui annonça qu'elle allait tâter du -couvent comme pensionnaire, sans engager sa liberté. -Une espérance absurde, mais obstinée, soutenait -la pauvre fille. « Encore un brave cœur qui souffre -par moi, disait Blanche, et pour qui? Quel fruit me -revient-il de ses tortures? Je fais des malheureux, -et il n'y a pas sur la terre un être plus misérable -que moi! »</p> - -<p>Pendant qu'elle passait la vie à s'accuser et se -lamenter tour à tour, le climat, le grand air, l'exercice, -la jeunesse surtout, poursuivaient leur tâche -et métamorphosaient à qui mieux mieux sa petite -personne. Sa figure maigrelette se remplit, son -corps se développa, sa taille s'arrondit, ses corsages -devinrent trop étroits, les os saillants de ses bras -disparurent comme les rochers à la marée montante ; -quelques fossettes se dessinèrent çà et là. Son teint -avait passé du brun sale au blanc fade de la cire. Il -se réchauffa peu à peu et s'arrêta décidément à cette -demi-blancheur, rose au fond et bronzée à la surface, -que l'on admire chez les créoles. Le monde de Palerme -et des environs la trouvait belle ; quant à la -pauvre M<sup>me</sup> Vautrin, elle vivait à genoux, en contemplation -devant la merveille. Il est certain que le -plomb vil s'était changé en bon argent et que la -femme du colonel, après six mois d'absence, ramena -en Lorraine une Blanchette très-appétissante. Sa -beauté n'était pas absolument régulière ; de la laideur -effacée il restait je ne sais quoi d'étrange ; mais -l'étrange n'est pas à dédaigner, et je sais des femmes -superbes qui le payeraient cher, s'il se vendait en -boutique.</p> - -<p>« Mon lieutenant, dit un jour le fidèle Bodin, j'ai -une nouvelle à t'a… à vous annoncer. C'est que la -demoiselle du colonel a fini son semestre aux pays -chauds, et que c'est comme si maman l'avait bourrée -de mie de pain et trempée dans du lait. Autrement -dit, qu'elle n'est plus ni <i>planche</i> ni <i>prune</i>.</p> - -<p>— Tant mieux pour elle! Quand tu n'auras rien -de plus intéressant à me dire, tu n'auras pas besoin -de te déranger.</p> - -<p>— Suffit. »</p> - -<p>Paul Astier était rétabli. Non-seulement il avait -repris son service, mais depuis près de deux mois -il travaillait chez lui sans relâche. Il n'aurait pas -pris une heure de repos par semaine sans l'obligation -de paraître aux lundis du général.</p> - -<p>Cette nécessité le mit cinq ou six fois en présence -de M<sup>lle</sup> Vautrin ; il affecta obstinément de ne la point -connaître. Belle ou laide, elle n'était ni plus ni moins -monstrueuse à ses yeux. Toutefois, en bonne justice, -il s'avoua qu'elle était belle.</p> - -<p>Un soir qu'il approchait du buffet, elle le devina, -quoiqu'elle eût le dos tourné, et, faisant volte-face, -elle lui dit :</p> - -<p>« Je suis donc bien changée, monsieur Astier, -que vous ne me reconnaissez pas? »</p> - -<p>Il répondit froidement :</p> - -<p>« En tout temps, en tout lieu, mademoiselle, et -quelque changement que la nature opère en vous, -soyez sûre de ma… reconnaissance.</p> - -<p>— Sans jouer sur les mots, pourquoi ne me saluez-vous -jamais?</p> - -<p>— Parce que j'ai mauvaise opinion de vous, mademoiselle.</p> - -<p>— Je suis une honnête fille, pourtant.</p> - -<p>— Je l'espère pour vos parents, mais vous ne -serez jamais un honnête homme. »</p> - -<p>Cela dit, il tourna le dos, gagna le vestibule, -alluma un cigare et retourna en fredonnant à la -petite chambre où son cher travail l'attendait.</p> - -<p>Il avait fait un raisonnement qui semble juste à -première vue, et qui l'est dans tous les pays moins -routiniers que le nôtre. « Si ma bonne conduite, mes -campagnes et quelques actions d'éclat n'ont pas suffi -à mériter ce scélérat de ruban rouge ; si l'on fait passer -sur mon corps toutes les médiocrités de l'armée -tantôt par un motif et tantôt par un autre, le seul -parti qui me reste à prendre est de frapper un grand -coup. Je veux prouver à nos mamamouchis que je -ne suis pas un officier à la douzaine, et que je raisonne -mon affaire un peu mieux que Dupont, Lombard -ou Foucault… A ce livre! et du nerf! »</p> - -<p>En ce temps-là, les vices et les absurdités de notre -organisation militaire commençaient à frapper les -meilleurs esprits de l'armée. Il n'y avait pas un régiment -qui ne comptât parmi ses jeunes officiers quelque -réformateur obscur, modeste et convaincu. Ces -rêveurs sensés et pratiques ne s'étaient pas donné -le mot, aucun fil ne les reliait, ils ne conspiraient -pas ensemble à la refonte d'une institution vieillie ; -ce qu'ils avaient de commun, c'est que la même -évidence les avait tous frappés en même temps. Ils -condamnaient l'exonération par voie administrative -comme une fabrique de vieux prétoriens calculateurs -et viveurs ; ils disaient tout haut que la garde, -outre qu'elle pèse lourdement sur le budget, blesse -le sentiment d'égalité, qui est le fond de l'armée -française, en créant une aristocratie de faveur et -de hasard. Ils souhaitaient que l'avancement sur -l'arme remplaçât partout l'avancement au corps, -que l'intrigue des protecteurs, si forte et si funeste -sous un gouvernement personnel, fût détrônée par -un système d'épreuves orales et écrites constatant -les aptitudes et les études de chaque sujet, que -l'âge de la retraite fût avancé d'au moins dix ans -pour l'officier sans avenir, et qu'on le remplaçât, -jeune encore, vers quarante ans, dans les emplois -civils. Cette méthode, disaient-ils, aurait le double -avantage de prévenir l'envieillissement de l'armée -et de chasser des ministères une multitude de jeunes -gens qui se vouent dès l'adolescence au désœuvrement -des bureaux. Le zèle de nos jeunes censeurs -touchait à tout ; il supprimait certains emplois indispensables -avant 1789 et parfaitement inutiles aujourd'hui ; -il augmentait la solde de quelques grades, qui -est restée au même chiffre depuis la Révolution, -quoique le prix de toutes choses ait doublé ; il renvoyait -impitoyablement tout un olympe de généraux -inutiles, souvent incapables, toujours routiniers, qui -sont plutôt les éteignoirs que les lumières de l'armée. -L'armement de notre infanterie était mis au rebut ; -on prônait hardiment le fusil à tir rapide et répété, -se chargeant par la culasse ; on réfutait les sempiternelles -objections de la commission des armes portatives ; -on se colletait moralement avec ces estimables -sourds qui nous ménageaient le plaisir d'assister -en spectateurs désintéressés au drame de -Sadowa. Paul Astier avait pris sous son patronage -un système de transformation très-simple et très-économique -inventé par un contrôleur d'armes de -l'arsenal de Metz. Il ne proposait pas d'innovations -déterminées dans l'uniforme du soldat, mais il le -déclarait aussi détestable en campagne qu'agréable à -contempler aux revues du Champ-de-Mars.</p> - -<p>Il demandait pourquoi le gouvernement, qui met -la construction des opéras au concours, n'en fait pas -autant pour l'uniforme des soldats, et il n'avait pas -de peine à prouver qu'un prix de cent mille francs -donné à l'inventeur d'un uniforme définitif épargnerait -plus de cent millions aux contribuables. Il serait -long de résumer ici le volume in-octavo qu'il écrivit -tout d'une haleine sur ces questions et cent autres, -son projet de bataillons à sept compagnies dont une -de tirailleurs, la réduction des divers corps de cavalerie -en deux spécialités, cavalerie légère et grosse -cavalerie, hussards pour éclairer et ramasser, dragons -pour charger l'ennemi. L'auteur voyait éclore -dans un avenir prochain un art nouveau, la guerre -des grandes armées, procédant par masses énormes, -évitant les siéges, laissant les places de côté et marchant -droit aux capitales. En conséquence, il conseillait -le désarmement de nos forteresses, désormais -inutiles et de plus en plus ruineuses ; il reportait -toute la défense sur les lignes de fer, désignant -vingt-deux points où il jugeait à propos d'établir des -camps retranchés.</p> - -<p>Ce livre assurément n'était pas un chef-d'œuvre -indiscutable, on pouvait le critiquer par-ci, le corriger -par-là ; mais c'était l'ouvrage d'un bon citoyen -et d'un officier hors ligne. Toute la partie historique -témoignait d'une érudition laborieuse et forte, les -chapitres utopiques fourmillaient d'idées saines que -les faits ont vérifiées depuis, et qui n'ont pas été -perdues pour tout le monde ; mais Paul Astier avait -raison trop tôt, sa montre avançait de quelques années -sur les horloges officielles. Parmi les camarades -auxquels il lut son manuscrit par fragments, quelques-uns -firent cause commune avec lui et embrassèrent -passionnément ses rêveries ; d'autres, moins -imprudents, l'avertirent que cette dépense de talent -lui serait plus nuisible qu'utile en haut lieu. Malheureusement -la fièvre d'invention, ce mal étrange qui -s'appelle génie ou folie, suivant le jour et l'heure, -lui avait tourné la tête. Il se sentait tellement sûr -d'avoir raison qu'il porta son manuscrit à l'imprimerie -Vincent, avant de solliciter l'autorisation du ministre. -Le livre, tiré à quinze cents exemplaires, -avec une carte, trois plans et vingt-deux tableaux -d'une mise en pages compliquée, coûta six mille -francs, dont il n'avait pas le premier sou. Toutefois -il ne doutait pas du succès ; il envoya dix exemplaires -aux bureaux de la rue Saint-Dominique, persuadé -que non-seulement on permettrait la publication, -mais qu'on achèterait la première édition pour -la répandre dans toute l'armée.</p> - -<p>Neuf exemplaires sur les dix furent jetés au rebut -avant lecture ; le dixième tomba sur un vieil automate -de bureau qui l'ouvrit pour tuer le temps, et -bondit d'indignation aux premiers mots de la première -page. Bouleverser l'ordre établi! Porter la -main sur une institution si belle, si parfaite qu'elle -allait nous donner, en moins de vingt-cinq ans, le -quatrième rang en Europe! Dans quel cerveau malade -une idée si révolutionnaire avait-elle germé? -On aurait pu la pardonner à un général de division ; -elle eût été blâmée poliment chez un colonel. Chez -un simple lieutenant, le cas parut damnable. Sur un -rapport sévère du vieux monsieur, le ministre fit -écrire à Paul Astier une lettre foudroyante qui l'invitait -à effacer dans le plus bref délai les moindres traces -de cette incartade, s'il ne voulait pas se heurter -jusqu'à la fin de sa carrière à l'épithète de frondeur.</p> - -<p>Dans cette étrange nation qui s'appelle l'armée, -entendre et obéir ne font qu'un. Nul n'a raison -contre ses chefs ; le bon sens et le bon droit sont -des questions de simple hiérarchie. Lorsque deux -hommes de ce pays-là ne sont pas du même avis, il -serait ridicule de peser leurs arguments respectifs ; -il suffit de compter les galons de leur casquette. Le -lieutenant fut régulièrement informé qu'il avait -tort, et il se le tint pour dit, en homme qui sait -la vie. Il distribua son livre à vingt camarades et -à trois ou quatre amis ; le grenier de l'imprimerie -demeura dépositaire du reste.</p> - -<p>Ce n'était que demi-mal, si l'affaire avait pu s'arrêter -là ; mais il fallut payer l'impression et le papier -de ce livre inutile. L'imprimeur prenait patience, -il connaissait Astier, et partant s'intéressait à lui ; -mais le marchand de papier logeait à cent cinquante -lieues de Nancy, il exigea rigoureusement son dû, et -comme le débiteur ne dissimulait point sa misère, -cet homme, qui n'était pas riche, fut obligé d'écrire -au colonel. Si l'imprimeur l'avait laissé réclamer -seul, il aurait vu sa créance primée par une autre ; -il se mit donc de la partie, à contre-cœur. Le lieutenant -avait d'ailleurs quelques dettes courantes, -comme tous les lieutenants sans fortune ; il est -entendu que l'officier le plus raisonnable doit recourir -au crédit tant qu'il n'est pas au moins capitaine. -Toutes ces réclamations, provoquées l'une par -l'autre, formèrent un bloc de huit mille francs. A -supposer qu'on retînt chaque mois un cinquième -de la solde pour désintéresser les créanciers, le -règlement de ce petit compte se serait fait en dix-neuf -ans et quelques jours. En pareille occasion, -l'autorité militaire prend un biais qu'on ne saurait -trop admirer. Elle met le débiteur en retrait d'emploi, -c'est-à-dire qu'elle le réduit à la demi-solde. -Paul Astier s'éveilla un beau matin sous le coup -d'une quasi-destitution qui lui laissait environ -quatre-vingts francs par mois. Son colonel le prit à -part et lui dit avec toute la courtoisie et toute la -bienveillance imaginables :</p> - -<p>« Mon pauvre enfant, je n'y peux rien ; nous sommes -tous les esclaves de la loi. Le régiment vous regrettera ; -vous avez non-seulement des aptitudes remarquables, -mais toutes sortes de qualités excellentes. -Comptez sur moi pour vous recommander à l'autorité -supérieure, et soyez sûr que nous vous replacerons -dès que vos dettes seront payées. Choisissez -la résidence qu'il vous plaira. »</p> - -<p>Paul répondit qu'il resterait à Nancy, mais qu'il -n'espérait pas arriver à payer ses dettes.</p> - -<p>« Eh! que diable! pourquoi vous avisez-vous -d'écrire et d'imprimer? Vous aviez si bien commencé, -mon pauvre ami! Voilà deux ans, oui, ma -foi! que vous avez empaumé la déveine. Cela date -de votre affaire avec Moinot. Je ne suis pas superstitieux, -Dieu merci, mais je me suis demandé quelquefois -si l'on ne vous avait pas jeté un sort.</p> - -<p>— Il se pourrait, mon colonel. »</p> - -<p>Le lendemain, il quitta son service et se mit à -chercher des leçons par la ville. Comme il avait de -bons amis et de belles connaissances, les élèves lui -vinrent de tous côtés. Il enseignait le dessin aux uns, -et aux autres les mathématiques. On ne le vit plus -au café ; il fit des prodiges d'économie, réduisit ses -dépenses à cent francs par mois et se mit à payer -des à-compte. On vint lui demander un matin s'il -pouvait enseigner l'aquarelle à une jeune fille.</p> - -<p>« Pourquoi pas?</p> - -<p>— Mais prenez garde de tomber amoureux de -votre élève! c'est M<sup>lle</sup> Vautrin.</p> - -<p>— Ah!… vous avez raison ; elle est beaucoup -trop jolie. Du reste, tout mon temps est pris. »</p> - -<p>Blanche était informée de ses moindres actions. Elle -faisait causer Schumacker, qui faisait boire Bodin, -qui servait son ancien lieutenant gratis. La jeune -fille éprouvait une sincère admiration pour ce jeune -homme si naturel dans la mauvaise fortune ; elle le -voyait lutter contre l'impossible sans la moindre -affectation d'héroïsme et pousser son petit rocher -de Sisyphe aussi naïvement qu'un terrassier pousse -la brouette. Pour la première fois de sa vie, elle eut -la conscience de la vraie grandeur, qui ne va point -sans la simplicité ; mais à mesure qu'elle rendait -justice à l'ennemi, elle se condamnait rigoureusement -elle-même. Par une triste journée d'octobre, -elle aperçut de sa fenêtre un grand garçon qui courait -sous une pluie battante, abritant de son mieux -quelques livres et quelques papiers. C'était lui. -« Le voilà donc, pensa-t-elle, celui qui éclipsait tous -les officiers du régiment par sa gaieté, son esprit et -sa bonne mine! Et c'est moi seule qui l'ai mis en -si piteux état! »</p> - -<p>Comme elle se livrait à ces réflexions, Paul Astier -leva la tête, reconnut la fille de son ancien colonel -et se découvrit poliment sans ralentir le pas. Elle se -jeta vers lui avec une sorte d'emportement, comme -une aveugle, une folle, une fille qui ne sait plus où -elle en est. Ses deux bras s'étendirent en avant, elle -heurta les mains à la fenêtre, recula comme saisie -de honte et vint tomber dans un fauteuil où elle -éclata en sanglots.</p> - -<p>Le jeune homme, si pressé qu'il fût, saisit quelques -détails de cette pantomime et rentra tout songeur -dans son taudis.</p> - -<p>« J'ai mal vu, pensait-il, ou mal compris ; et -quand même elle se repentirait de ses noirceurs, le -remords ne serait qu'une contradiction de plus dans -cette âme déréglée. »</p> - -<p>Toutefois cet incident futile lui laissa je ne sais -quelle impression de bien-être. L'homme est éminemment -sociable ; l'idée que nous sommes haïs, -même à cent lieues de nous, par les personnes les -moins dignes de notre amitié, nous attriste. Une -injure anonyme empoisonne la journée d'un stoïque. -Paul Astier trouva tout à coup le ciel moins noir et -sa chambre moins vide. Sa conscience était comme -soulagée d'un fardeau, quoiqu'il ne se fût jamais -rien reproché dans cette petite guerre.</p> - -<p>Il songea plus souvent et plus volontiers qu'autrefois -à l'inexplicable créature qui semblait lui vouloir -quelque bien après lui avoir fait tant de mal. Ce -revirement imprévu chatouillait sa curiosité comme -un problème à résoudre. Il fut conduit naturellement -à passer de temps à autre devant la maison du colonel, -qu'il évitait autrefois ; il rencontra de nouveau -les yeux de M<sup>lle</sup> Vautrin et il put s'assurer qu'elle le -regardait sans haine. Comme il était très-pauvre et -très-malheureux malgré tout, et comme il lui devait -le plus clair de ses peines, il la donnait encore à tous -les diables, mais sans conviction : « C'est un monstre -odieux ; qui sait si elle n'a pas un atome de cœur, tout -au fond? En tout cas, c'est un bien joli monstre. »</p> - -<p>S'il était allé dans le monde, comme autrefois, Blanche -aurait trouvé le courage de marcher droit à lui -et de signer la paix entre deux contredanses. Elle se -sentait assez forte pour lui confesser tous ses torts et -enlever l'absolution de haute lutte. Mais où et comment -aborder ce mercenaire qui battait le pavé dès -six heures du matin et rentrait dans son trou à huit -heures du soir? En bonne foi, Blanche ne pouvait -pas courir après lui dans la rue.</p> - -<p>Six longs mois s'écoulèrent, longs pour Astier, -qui travaillait dur, plus longs pour elle, qui se consumait -dans le vide. Un matin, elle reçut une lettre -timbrée de Marans. Elle n'osa pas l'ouvrir et courut -chez sa mère en criant : « Lis, j'ai trop peur! Je suis -sûre qu'Antoinette Humblot se marie! »</p> - -<p>Son instinct ne l'avait pas trompée. Antoinette lui -annonçait tristement son prochain sacrifice. Après -avoir essayé deux fois du couvent sans s'y faire, la -pauvre fille se dévouait au bonheur de M<sup>me</sup> Humblot. -Elle épousait un voisin de campagne, veuf, encore -assez jeune, et qu'elle estimait sans l'aimer. Les -noces se célébraient dans quinze jours, sauf miracle ; -on espérait que M<sup>me</sup> et M<sup>lle</sup> Vautrin ne refuseraient -pas de les animer de leur présence, mais on ne promettait -pas de leur montrer des visages très-gais. -Le <i lang="la" xml:lang="la">post-scriptum</i> était d'une sincérité charmante. -« Ma chère Blanche, je sens encore au plus profond -de mon cœur un souvenir qui n'y peut pas rester -sans crime. Je l'arrache et je vous l'envoie ; quand -vous aurez brûlé ma lettre, il n'en existera plus rien. -C'est fait ; pleurez pour moi. »</p> - -<p>Blanche fit mieux que pleurer ; elle cria, elle -pria, elle demanda pardon à Dieu, à sa mère, à la -pauvre Antoinette immolée. « Non! dit-elle, je ne -brûlerai pas un souvenir si touchant et si pur. -Bonne, brave, honnête fille, c'est pour lui qu'elle -était créée ; ils sont dignes l'un de l'autre. Ah çà! -mais tout le monde vaut donc quelque chose ici-bas -excepté moi? Je deviendrai comme eux, coûte que -coûte! Je déferai mon détestable ouvrage, et tout le -mal sera réparé. « Sauf miracle, » dis-tu, pauvre -ange. Eh bien! le miracle se fera ; je le veux! »</p> - -<p>M<sup>me</sup> Vautrin demeurait stupéfaite devant cette -explosion, et sanglotait sans savoir pourquoi. « Mais -explique-toi donc, disait-elle ; où as-tu mal? qu'est-ce -qui arrive? Mon Dieu! mon Dieu! ma fille a-t-elle -perdu l'esprit?</p> - -<p>— Non, maman, je serai calme, je serai forte, tu -sauras tout ; mais d'abord fais chercher papa, je -veux qu'il y soit. »</p> - -<p>Lorsqu'elle fut en présence de ses juges, elle -dressa son réquisitoire contre elle-même, et ne se -ménagea point. L'histoire de l'album épouvanta -M<sup>me</sup> Vautrin, qui ne pouvait croire à tant de dissimulation -chez sa fille ; le colonel n'en fut point particulièrement -affecté, peut-être ne comprit-il la -chose qu'à demi. Mais lorsqu'il sut que Blanche -avait mis la signature d'Astier et l'adresse du commandant -sur cette fatale caricature, il pâlit et se -dressa en pied, la main levée :</p> - -<p>« Malheureuse! cria-t-il, je t'écraserais là, si tu -étais un homme ; mais tu n'es qu'une fille, grâce à -Dieu! tu ne vivras pas sous mon nom… »</p> - -<p>Elle ne plia point sous ce blâme terrible, au contraire. -Elle marcha sur son père et lui dit :</p> - -<p>« Tue-moi, papa ; tu me rendras service, car je -suis bien malheureuse, va! »</p> - -<p>Lorsqu'elle eut tout avoué, le colonel lui dit :</p> - -<p>« Tu sais ce qui nous reste à faire? Astier va venir, -je lui raconterai devant toi toutes tes infamies, je le -remettrai sur la voie de la fortune et du bonheur -dont ta scélératesse l'avait écarté, et comme tu n'es -qu'un être inférieur, irresponsable, c'est moi qui -lui demanderai pardon du mal que tu lui as fait. »</p> - -<p>Il envoya chercher Paul, qui par hasard était au -logis. Lorsqu'il se vit en présence des deux femmes, -il comprit qu'il ne s'agissait pas du service ; mais -c'est tout ce qu'il devina. M<sup>me</sup> Vautrin s'essuyait les -yeux, Blanche se cramponnait aux bras de son fauteuil -comme s'il y avait eu un abîme devant elle ; le -colonel était rouge, il desserrait son col, tordait sa -moustache et lançait un peu partout des regards -furieux.</p> - -<p>« Mon cher Astier, dit-il, vous serez père un jour,… -bientôt, j'espère. Que le ciel vous préserve de connaître -la honte qui m'étrangle dans ce moment-ci! -Vous rappelez-vous qu'il y a six mois je vous ai demandé -si l'on ne vous avait pas jeté un sort? Mon -ami, voici la sorcière!</p> - -<p>— Colonel, je vous en prie, ménagez mademoiselle ; -elle n'était qu'une enfant lorsqu'elle a fait -les… niches que vous lui reprochez.</p> - -<p>— Comment! vous savez donc…</p> - -<p>— L'histoire de M. Moinot? Depuis longtemps.</p> - -<p>— Et vous n'avez rien dit? et vous vous êtes -laissé faire? et vous avez failli mourir sur le terrain?… -S'il était mort, vois-tu, je t'aurais tuée! »</p> - -<p>Blanche haussa les épaules et son visage sembla -dire :</p> - -<p>« Il est convenu que cela m'aurait été bien égal.</p> - -<p>— Mais si vous savez tout, reprit le colonel, pourquoi -n'avez-vous pas épousé M<sup>lle</sup> Humblot? »</p> - -<p>A ce nom, la stupéfaction de Paul montra clairement -qu'il ne savait pas tout. Le colonel lui conta -l'affaire <i lang="la" xml:lang="la">ab ovo</i>, comme il venait de l'apprendre. Il -fit sonner bien haut la beauté, la fortune et les nombreux -mérites d'Antoinette ; mais le lieutenant avait -l'air d'un homme moins ébloui qu'intrigué. Il cherchait -sur le visage de Blanche un commentaire explicatif -du récit paternel. Blanche, se sentant observée, -tremblait sous ce regard sérieux, scrutateur et -doux. Les yeux cléments de Paul Astier la troublaient -plus que les éclats de son père. Jamais le -lieutenant n'avait laissé paraître tant de bonté devant -elle, et jamais, non jamais, dans cette longue -guerre, elle n'avait eu si grand'peur de lui.</p> - -<p>Le colonel acheva son discours en disant :</p> - -<p>« Mon ami, je vais vous faire délivrer une feuille de -route pour Marans. Comme il ne convient pas que -vous laissiez des dettes à Nancy, j'espère que vous -me ferez l'honneur de puiser dans ma bourse. Cette -lettre de votre future (prenez, prenez!) vous prouve -que, sans être attendu ni même espéré, vous serez -le bienvenu là-bas. Je m'invite au mariage. D'ici là je -me fais fort de vous réconcilier avec le ministère -et de vous ménager une rentrée triomphale dans -mon régiment. La distinction qui vous était due et -que mademoiselle vous a confisquée par un trait -diabolique, ne vous manquera pas longtemps, je le -jure. Je ne promets pas de vous la porter en présent -de noces, mais je dirai à M<sup>lle</sup> Humblot quel homme -vous êtes, ce que vous valez, de quel train je vous -ai vu courir au feu, et, ce qui est peut-être plus -rare et plus beau, avec quelle grandeur vous avez -porté la misère. Je lui dirai que tout père de famille, -si haut que la fortune l'ait placé, serait fier -de vous nommer son gendre. »</p> - -<p>Cette éloquence aurait, sans doute, transporté un -autre homme que Paul. Il en parut à peine effleuré et -laissa tomber négligemment la précieuse lettre. Son -attention se partageait entre les trois visages de la -famille Vautrin ; il avait l'air de chercher un sens -caché sous les paroles du colonel ; il interrogeait -d'un œil pensif et inquiet la physionomie des deux -femmes.</p> - -<p>Il se résolut à la fin et dit :</p> - -<p>« Monsieur Vautrin, voulez-vous sortir un instant -avec moi? j'aurais encore trois mots à vous confier. »</p> - -<p>Lorsqu'ils furent dans le salon d'attente, il poursuivit :</p> - -<p>« Mon colonel, il n'y pas au monde un meilleur -homme que vous ; vous n'avez fait de mal qu'aux -ennemis de la France ; encore est-il certain que -vous auriez ménagé leur peau, si l'affaire avait pu -s'arranger autrement. M<sup>me</sup> Vautrin est votre digne -femme ; la doublure vaut l'étoffe en qualité. A mon -sens, il est moralement impossible que l'association -de deux biens produise un mal ; je nie donc en principe -que M<sup>lle</sup> Vautrin m'ait fait du tort pour le plaisir -de nuire.</p> - -<p>— Par quel motif alors?</p> - -<p>— Dame! je ne prévoyais pas en commençant que -parler fût si difficile. Il faut pourtant que tout s'explique. -Vous avez eu le temps de m'étudier ; vous -savez donc que je ne suis ni un fat ni un coureur de -dots ; vous comprendrez aussi que je ne suis pas -homme à chagriner les gens que je connais pour me -jeter à la tête des inconnus. Ce qui me reste à dire -a l'air d'être d'un fou ; vous penserez ce qu'il vous -plaira, mais tant pis! Mon colonel, j'ai l'honneur -de vous demander la main de mademoiselle votre -fille, et je me sauve pour que vous ne me chassiez -pas de la maison comme autrefois du régiment! »</p> - -<p>Cela dit, il entr'ouvrit la porte de l'antichambre, -se glissa dehors comme une anguille et laissa le colonel -abasourdi.</p> - -<p>« Blanche! Augustine! ma fille! ma femme! nous -avons fait un malheur, mes chers enfants! Ce -pauvre diable a la tête fêlée. Croiriez-vous qu'en -réponse à tout ce que j'ai dit, il me demande la -main de Blanchette?</p> - -<p>La jeune fille, à son tour, poussa un grand cri, -mais de joie :</p> - -<p>« Moi qui ai tant mérité d'être punie! Ah! maman, -le bon Dieu est cent fois meilleur qu'on ne le dit! »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="ch4">IV<br /> -ÉTIENNE</h2> - -<p class="c small">HISTOIRE D'UN COQ EN PATE</p> - - -<p>Il ne s'appelait pas Étienne ; ce n'était ni son nom -ni son prénom. Peut-être a-t-il signé de ce modeste -pseudonyme un vaudeville, une bluette, une série -de petits articles malins, quelque péché de sa jeunesse. -C'est lui-même qui m'a donné ce vague renseignement -lorsque j'eus accepté la tâche dont je -m'acquitte aujourd'hui.</p> - -<p>« J'ai peu de temps à vivre, disait-il, et je ne veux -pas que ma mémoire reste ici-bas comme une -énigme. Nous devons quelques pages d'explications -à ceux qui ont envié ma fortune ou blâmé ma conduite. -Il importe aussi d'avertir les imprudents qui -pourraient être induits à m'imiter. »</p> - -<p>Comme je lui faisais observer qu'il n'était pas seul -en cause dans cette histoire, et que l'éclat de son -nom désignerait surabondamment les auteurs de -toutes ses misères, il répondit :</p> - -<p>« Eh! ne me nommez pas. Écrivez l'histoire du fameux -Jacques, ou du célèbre Pierre, ou d'Étienne… -Oui! je me suis appelé Étienne pendant un mois ou -deux. Mes amis me reconnaîtront toujours assez, -et vous savez que je suis peu sensible à l'opinion du -vulgaire. Évitons le scandale, mais si vous avez eu -quelque estime et quelque amitié pour moi, faites -que l'expérience dont je meurs ne soit pas perdue -pour tout le monde. »</p> - -<p>Il mourut dans la quinzaine qui suivit notre entretien, -sans laisser de volontés écrites. On peut donc -considérer le récit qui va suivre comme le testament -de cet esprit d'élite et de cette âme de bien.</p> - - -<h3>I</h3> - -<p>Mes premières relations avec Étienne remontent -au deuxième samedi de janvier 185… Je fis sa connaissance -à dîner, chez ce pauvre Alfred Tattet, qui -adorait la poésie et la peinture, et qui a gagné le gros -lot de l'immortalité en méritant une dédicace de -Musset. On respirait la renommée à pleins poumons -autour de cette table hospitalière. Jugez des émotions -qui durent agiter un pauvre conscrit de lettres, lorsque -j'entendis annoncer coup sur coup Dumas fils, -Ponsard, Meissonier, Jadin, Decamps, et dix autres -personnages presque aussi célèbres en divers genres! -Mes oreilles, mes yeux ne m'appartenaient plus : -je dévorais les physionomies, je buvais les paroles, -j'avais l'air d'un jeune paysan de Béotie introduit -par méprise au banquet des dieux.</p> - -<p>Entre tous ces illustres, Étienne — puisque nous -sommes convenus de l'appeler ainsi — me captiva -de prime abord. Je me sentis non-seulement -attiré, mais fasciné. Quand je cherche aujourd'hui -les causes de cette première impression, je n'en -trouve qu'une : c'est qu'il représentait le type du -brillant écrivain tel qu'on se le figure <i lang="la" xml:lang="la">a priori</i>. Il était -grand, il était brun, il était svelte et de tournure -martiale ; sa barbe vierge et ses cheveux un peu -longs se massaient librement, mais sans négligence, -dans un désordre bien ordonné. Sa toilette pouvait -passer pour un chef-d'œuvre, tant les lois qui régissent -notre uniforme bourgeois étaient coquettement -éludées. La coupe de l'habit, le nœud de la cravate -blanche, l'échancrure du gilet, que sais-je encore? -tout, jusqu'à la chaîne de montre, était original, -voulu, prémédité au plus grand avantage de la personne ; -aucun détail ne semblait livré au hasard ou à -la routine des tailleurs, et pourtant rien ne rappelait -les hautes fantaisies de 1830. On n'aurait pas su dire -en quoi cette tenue péchait contre la mode du jour. -Il y avait de la recherche sans affectation, de l'aisance -sans débraillé et une pointe de crânerie sans fanfaronnade -dans ce dandysme cavalier qui m'éblouit.</p> - -<p>Étienne avait alors plus de trente et moins de -quarante ans ; on comprendra la réserve qui m'interdit -de préciser son âge. Ses parents, bons bourgeois, -plus qu'aisés, presque riches, l'avaient mis au -collége, et après de brillantes études il était entré -de plain-pied dans les lettres. Ses débuts furent heureux ; -il plut des encouragements, et de très-haut, -sur sa jeune tête. Balzac déclara qu'il avait des idées ; -Stendhal, qu'il raisonnait juste, et Mérimée, qu'il -écrivait bien. Les grands poètes du siècle répondirent -en vers à ses vers ; Sainte-Beuve lui consacra -une étude magistrale ; David d'Angers fit son buste -et M. Ingres son crayon. Lorsque j'eus l'honneur -de lier connaissance avec lui, on commençait -à demander pourquoi il ne visait point à l'Académie.</p> - -<p>Son bagage se composait de vingt-cinq à trente -volumes, poésies, voyages, critiques, nouvelles, romans -surtout. Plus heureux que Balzac, il avait réussi -quatre ou cinq fois au théâtre ; mais on pensait généralement -qu'il n'avait pas encore développé tous ses -moyens ni donné sa mesure. Le vieux Prévost, de -la Comédie-Française, si bonhomme et si fin, disait : -« M. Étienne a un <i>Mariage de Figaro</i> dans sa poche. » -Un célèbre éditeur, qui avait publié la plupart de -ses livres, lui demandait souvent : « Quand commencerez-vous -le Roman du dix-neuvième siècle? c'est -une tâche qui vous revient. » Il répondait en haussant -les épaules : « Attendez que j'aie jeté mon feu ; -je ne sais ni ce que je fais ni comment je vis. Je porte -là, sur les épaules, une cuve en fermentation : qui -peut dire ce qui en jaillira au soutirage? piquette ou -chambertin? »</p> - -<p>Il avait gaspillé beaucoup de son talent et son -patrimoine tout entier. La chronique, qui ne s'imprimait -guère alors, mais qui se racontait à l'oreille, -lui prêtait cent cinquante ou deux cent mille -francs de dettes, quoiqu'il habitât un appartement -somptueux, encombré de tableaux hors ligne et de -meubles introuvables. Son œuvre, dont il était resté -propriétaire, mais qu'il exploitait mal, était fort mélangé : -pour neuf ou dix volumes dignes de vivre, on -en comptait beaucoup qu'il aurait pu se dispenser -d'écrire et qu'il avait faits sans savoir pourquoi, en -somnambule. Tantôt la fièvre de production le clouait -devant sa table et il abattait cinq ou six volumes -à la file ; tantôt il trouvait plaisant de faire le grand -seigneur et de vivre des rentes qu'il n'avait plus. Puis, -le jour où les créanciers devenaient importuns, il prenait -son parti en honnête garçon et s'attelait à quelque -besogne aussi ingrate que lucrative, sauf à n'y -point mettre son nom. Ces déréglements de travail, -de finance et de conduite, quelques duels, quelques -succès dans le monde des femmes faciles, enfin le -renom de parfait galant homme appuyaient les rares -séductions de sa personne. Son regard étincelait, -sa voix mâle, voilée par moments, était une des plus -sympathiques que j'eusse entendues.</p> - -<p>Beau convive, d'ailleurs, et bon vivant. Il buvait son -vin pur et par rasades, à la vieille mode de France, -mais il s'abstenait du café, des liqueurs et du cigare, -et il ne dépassait en rien la juste mesure. Il restait -homme de bonne compagnie jusque dans ses gaietés -les plus étourdissantes et ne se grisait pas même de -ses paroles, quoiqu'il en fît grande débauche quelquefois.</p> - -<p>La seule chose qui me déconcerta ce soir-là fut de -le voir épuiser le meilleur de sa verve contre la noble -carrière des lettres où j'étais si fier de débuter. -A l'entendre, le métier d'écrire était le dernier de -tous ; il fallait n'avoir pas un oncle dans la cordonnerie -ou un parrain dans les droits réunis pour accepter -un sort si misérable.</p> - -<p>« Nous avons pour ennemis, non-seulement nos -confrères, grands et petits, c'est-à-dire tout ce qui a -le talent ou la prétention de tenir une plume, mais -le public lui-même et le bourgeois illettré qui ne nous -pardonne pas d'être supérieurs à lui. Quoi que nous -fassions, on nous blâme : si j'écris beaucoup, on dira -que je me livre au commerce et que je tire à la ligne ; -si j'écris peu, on prétendra que je suis au bout de -mon rouleau et qu'il ne me reste plus rien à dire ; -si je n'écris ni peu ni beaucoup, on imaginera que -je ménage mon petit fonds pour faire feu qui dure. -Chaque succès nous rend le suivant plus difficile, car -on devient plus exigeant à mesure que nous donnons -une plus haute idée de notre mérite ; la moindre -chute fait dire aux quatre coins du monde que nous -sommes de vieux chevaux couronnés, qui ne se relèveront -plus. Il s'agirait tout bêtement de produire un -chef-d'œuvre à tout coup ; mais Homère, Virgile, -Dante, Milton, Arioste, le Tasse, Rabelais, Montaigne, -Cervantes, Daniel Foe, La Fontaine, La Bruyère, -Le Sage, combien nous en ont-ils donné, des chefs-d'œuvre? -Un par tête! deux au maximum. Faire un -chef-d'œuvre, mes amis, c'est concentrer tout soi dans -un seul livre. Supposez que je commette cette imprudence -aujourd'hui, je mourrai de faim l'année prochaine. -Le public me servira-t-il des rentes? Prouvez -donc à ce glouton sans goût que la qualité a plus -de prix que la quantité! Nous sommes des galériens -condamnés à toujours produire, lors même que nous -n'avons rien de nouveau à conter ; il faut se remâcher -soi-même incessamment, badigeonner à neuf -ses impressions d'autrefois, ressasser jusqu'à l'âge le -plus mûr les trois ou quatre idées originales qu'on a -pu rencontrer dans sa jeunesse! Oh! si le genre humain -pouvait perdre la sotte habitude de lire! ou si -tout simplement un honnête usurier de Versailles -ou de Château-Thierry me couchait sur son testament -pour douze mille livres de rente, c'est moi qui -ferais vœu de ne toucher papier ni plume jusqu'à -l'heure du jugement dernier! Que la vie serait bonne! -que la lumière du soleil serait douce et que les Parisiens -eux-mêmes me paraîtraient jolis, si j'avais le -droit de dire tous les matins, en chaussant mes pantoufles : -« Pas une ligne à tracer aujourd'hui. »</p> - -<p>Il parla longtemps sur ce ton avec une verve que -je ne saurais rendre, mais dont je fus un peu consterné. -Mon voisin devina sans doute ce que j'éprouvais, -car il me dit à l'oreille :</p> - -<p>« Ne faites pas attention, il est toujours ainsi lorsqu'il -travaille pour vivre, et le pauvre garçon ne -fait pas autre chose depuis six mois. »</p> - -<p>Cette révélation me fit prendre le dix-neuvième -siècle en mépris. Un tel homme manquait de pain! -L'auteur de tant d'œuvres exquises était réduit à -gagner sa vie au jour le jour! Son brillant appétit, -qui m'avait d'abord égayé, m'attrista : s'il dîne si -bien, c'est peut-être qu'il n'a pas déjeuné! Mais -une heure après le repas, quand les invités réunis -au salon assiégèrent la table de jeu, je le vis tirer -de sa poche une poignée d'or et de billets avec -quelque menue monnaie. Il tint tête aux plus forts, -risqua les gros coups, prit la banque, perdit presque -tout sans témoigner le moindre ennui, puis -regagna son argent et une centaine de louis par-dessus -le marché sans laisser voir qu'il en fût aise. -Il était homme à batailler ainsi jusqu'au matin, et je -ne trouvais pas le temps long à le regarder faire ; -mais la maîtresse de maison nous mit tous à la porte -une demi-heure après minuit.</p> - -<p>Avant de se disperser, les convives échangèrent -force poignées de mains sur le trottoir de la rue -Grange-Batelière. Je ne pus me tenir de parler à -M. Étienne et de lui dire combien je ressentais d'admiration -pour son talent et de sympathie pour sa -personne. Il me prit le bras, et répondit avec une -familiarité surprenante en m'entraînant vers la rue -Drouot :</p> - -<p>« Mon enfant, tu as été très-gentil ; tu as écouté, -tu as observé et tu n'as pas touché aux cartes. Je n'ai -pas lu tes petites affaires ; est-ce qu'on lit dans notre -affreux métier? Mais il paraît que tu vas bien et que -tu as le respect de la langue. J'aimerais mieux te -voir un bon état ; tu es encore en âge d'apprendre -à tourner des bâtons de chaises ; mais l'homme ne -choisit pas sa destinée. Viens me voir, et si je peux -te rendre un service… »</p> - -<p>Cette bienveillance quasi-paternelle d'un homme -qui n'était pas mon aîné de quinze ans m'enhardit. -J'osai lui demander une lettre d'introduction pour le -directeur d'une revue importante.</p> - -<p>« Tu tombes mal, dit-il en me tutoyant de plus -belle. Je suis en guerre depuis plusieurs années avec -ce gaillard-là ; mais n'importe, tu auras ta lettre.</p> - -<p>— Cependant si vous êtes son ennemi…</p> - -<p>— Il comprendra que je ne le suis plus en voyant -que je lui demande un service. Le diable m'emporte -au reste si je me rappelle un seul mot de ma querelle -avec lui?</p> - -<p>— Se peut-il que l'on se brouille et l'on se -raccommode ainsi entre écrivains de premier ordre?</p> - -<p>— Attends que tu sois quelque chose, et tu verras! -Mais je t'emmène sans savoir si nous faisons la -même route. Où vas-tu?</p> - -<p>— Me coucher.</p> - -<p>— Comme ça? bravement? quand il n'est pas une -heure du matin? Il n'y a donc plus de jeunesse? -Moi, je ne veux pas dormir, parce que j'ai un -article à livrer demain matin, avant dix heures. Je -vais au bal de l'Opéra, toi aussi ; nous souperons -avec des princesses, tu me reconduiras chez moi, et -je te signerai ton passeport pour la revue, tandis -que tu regarderas lever l'aurore. J'ai dit ; marchons. »</p> - -<p>Je le suivis sans résistance ; ce diable d'homme -me dominait si bien que je ne m'appartenais plus. -Nous n'avions de billets ni l'un ni l'autre ; il entra -fièrement, et dit aux employés du contrôle :</p> - -<p>« Avez-vous une loge pour moi? »</p> - -<p>On s'empressa de nous conduire et de nous -installer le mieux du monde.</p> - -<p>« Retiens le numéro, me dit-il, pour le cas où tu -me perdrais. Nous nous retrouverons ici à deux -heures et demie. Jusque-là, liberté complète ; reste -ou sors, tu es chez nous. »</p> - -<p>Cela dit, il me laissa, et je me mis à regarder la -salle, persuadé que la discrétion me défendait de le -suivre.</p> - -<p>Peu après, m'étant risqué dans les couloirs, je -le rencontrai debout devant une colonne, à deux -pas du foyer. Cinq ou six dominos le harcelaient à -qui mieux mieux, et il leur répondait à tous en -même temps avec une désinvolture admirable. Les -hommes faisaient cercle pour l'écouter, et les petits -journalistes, qui l'appelaient cher maître, ramassaient -les miettes de son esprit. C'était la première -fois que j'assistais à pareille fête, et je fus prodigieusement -étonné lorsqu'il tira sa montre en m'appelant -du coin de l'œil : il était bel et bien deux heures -et demie ; je croyais que nous venions d'arriver!</p> - -<p>Il m'entraîna dans la direction du café Anglais, -et comme je lui faisais observer que nous n'avions -faim ni l'un ni l'autre, il me dit :</p> - -<p>« Qu'est-ce que cela prouve? on ne soupe pas -pour se nourrir, mais pour se désennuyer. Nous -avons le prince Guéloutine, Hautepierre, vice-président -du Jockey, et Oporto, le plus drôle des -agents de change ; plus cinq bayadères anonymes -que j'ai recrutées à l'aveugle, mais qui ne sont ni -laides ni sottes.</p> - -<p>— Comment le savez-vous?</p> - -<p>— D'abord parce que j'ai causé avec elles, ensuite -parce qu'elles ont les yeux bien enchâssés. Le masque -n'a guère de secrets pour l'homme qui sait voir : -deux yeux irréprochablement sertis annoncent une -femme jeune et presque toujours belle. C'est un -Arménien de Constantinople qui m'a révélé cette loi, -et je l'ai vérifiée cent fois en dix années au bal de -l'Opéra. »</p> - -<p>L'événement me prouva qu'il ne s'était pas trompé -de beaucoup. Lorsque nous fûmes au complet dans -le grand salon d'angle qu'il avait retenu, les dominos -se démasquèrent, et le plus modeste des cinq était -encore une créature assez agréable. Étienne leur fit -les honneurs du souper avec une élégante fatuité qui -sentait sa régence d'une lieue ; trop dédaigneux pour -en courtiser une, trop poli pour leur laisser voir un -sentiment que nous devinions tous. Évidemment il -n'avait rassemblé ces petits animaux inférieurs que -pour égayer la fête et pour faire une étude de mœurs ; -mais l'habitude de parler, d'agir et d'occuper la scène -était si forte chez lui qu'il prit le dé de la conversation -sans y songer et nous éblouit tous par un -véritable feu d'artifice. Les paradoxes pétillaient sur -ses lèvres, les mots heureux éclataient à l'improviste -comme des bombes ; quelquefois une idée noble et -poétique s'enlevait jusqu'au ciel en fusée et retombait -en grosse gaieté rabelaisienne. Ce jeu lui plut jusqu'à -six heures du matin, puis tout à coup il se -rappela qu'il avait à travailler et il sortit pour payer -la carte. Le gros agent de change était ivre, le vice-président -du club s'endormait, le prince russe, -allumé comme un phare, mettait ses roubles et ses -mougiks aux pieds d'une choriste de Bobino ; quant -à moi, je sentais ma tête se craqueler et j'éprouvais -un violent besoin de respirer le grand air.</p> - -<p>Étienne, toujours frais et souriant, mit son monde -en voiture avec les belles façons et les grands airs -d'un châtelain, glissant un mot aimable à celui-ci, -une pincée d'or à celle-là.</p> - -<p>« Quant à toi, me dit-il, tu viens à la maison chercher -ta lettre. »</p> - -<p>Et nous voilà piétinant côte à côte jusqu'au milieu -de la Chaussée-d'Antin. Je ne pus m'empêcher de -lui dire :</p> - -<p>« Eh! mon pauvre grand homme, tu veux donc -émigrer vers les mondes meilleurs? La vie que tu -mènes est un suicide continu ; il n'y a pas de vigueur -physique ou morale qui puisse y résister six -mois. »</p> - -<p>C'était lui qui m'avait enjoint de le tutoyer, et je -lui obéissais non sans gêne.</p> - -<p>Il me répondit en riant :</p> - -<p>« N'est-ce pas? Je me le dis tous les jours à moi-même -depuis dix ans et plus ; mais que faire? Je -n'ai pas le choix ; il faut que l'homme suive sa destinée -jusqu'au bout. Crois-tu qu'au fond du cœur -je n'aimerais pas mieux planter des betteraves dans -un village, entre une honnête petite femme et une -demi-douzaine de marmots? Mais planter des betteraves -est un luxe que mes moyens ne me permettront -pas de longtemps. Jusqu'ici je n'ai cultivé que -les dettes, et je ne tarderai pas, selon toute apparence, -à récolter des recors. Ma personne est hypothéquée, -je ne travaille plus pour moi ; le bourgeois -qui me confierait le bonheur de sa fille serait nommé -du coup maire de Charenton.</p> - -<p>— Cependant on en voit assez, des bourgeois enrichis -qui jettent leurs filles et leurs millions à de -petits vicomtes criblés de dettes. Votre nom,… ton -nom, veux-je dire, a cent fois plus d'éclat que tous -ceux qu'on paye si cher. Qui pourrait hésiter entre -un gentilhomme de hasard et un prince de la littérature?</p> - -<p>— On n'hésite pas, je t'en réponds ; le gentillâtre, -vrai ou faux, sera toujours élu, sans ballottage. Le -pire de ces vauriens-là est mieux coté à la bourse -des familles que le meilleur d'entre nous.</p> - -<p>— Mais si les hommes ont des préjugés, les femmes -n'en ont pas et il y en a beaucoup qui ne dépendent -que d'elles-mêmes. Celles-là vous connaissent, elles -vous ont lu, elles ont passé des heures délicieuses -sur vos livres, vous les avez fait rêver, et ce prestige -de l'auteur aimé, cette séduction à distance qui vous -a préparé tant de succès dans le monde, pourrait -tout aussi bien…</p> - -<p>— Tais-toi donc, grand enfant! Mes succès! D'abord, -je n'y vais pas dix fois par an, dans le monde, -et quand cela m'arrive je m'ennuie d'être dévisagé -comme un animal curieux et je me dérobe au plus -vite. J'ai rencontré, il est vrai, quelques semblants -d'aventures ; il y a des âmes collectionneuses qui -rassemblent dans un album secret tous les hommes -dont on parle un peu. On m'a écrit des aveux bien -tournés, j'ai répondu, j'ai dépensé la matière de -cinq ou six romans dans ces travaux épistolaires, -mais chaque fois qu'il a fallu rencontrer face à face -une de ces adorables correspondantes, je l'ai trouvée -d'un âge et d'un visage à faire fuir l'armée russe, et -mes vraiment bonnes fortunes, entends-tu? sont -celles dont j'ai pu me libérer avant la faute. Mais -voici ma tanière. »</p> - -<p>Un camérier très-correct, qui avait passé la nuit -en cravate blanche sur une banquette de l'antichambre, -nous ouvrit avant le coup de sonnette. En un clin -d'œil, Étienne fut déchaussé, déshabillé, et drapé dans -les larges plis de je ne sais quelle soierie orientale.</p> - -<p>Vingt bougies s'allumèrent comme par enchantement -dans son cabinet, vrai bazar, où les raretés -de tous les temps et de tous les pays formaient une -décoration fantastique. J'avais à peine commencé la -revue de ces merveilles lorsqu'il me cria :</p> - -<p>« Laisse le bric-à-brac et viens voir mon seul -meuble de prix! »</p> - -<p>En même temps il me tendait un énorme cahier, -ou pour mieux dire une demi-rame de papier cousu -dans une couverture rouge qui portait en gros caractères : -<i>Jean Moreau</i>.</p> - -<p>« Qu'est cela? dis-je tout étonné.</p> - -<p>— Mon chef-d'œuvre.</p> - -<p>— Inédit, à coup sûr, car voici la première nouvelle…</p> - -<p>— Mieux qu'inédit : ouvre et juge!</p> - -<p>— Du papier blanc!</p> - -<p>— Tout est encore à faire, sauf le titre et le plan ; -en cherchant bien, tu trouverais les sommaires détaillés -de vingt chapitres. Ce que tu tiens, mon cher, -est la carcasse d'une belle chose qui n'existera peut-être -jamais. Il y a dans chaque demi-siècle l'étoffe -d'un livre net, brillant et profond, comme le <i>Gil Blas</i> -de Le Sage. Jean Moreau, s'il vient au monde, doit -être mon Gil Blas, à moi. Les uns m'ont supplié, les -autres m'ont défié de construire ce monument ; -double raison de l'entreprendre! J'amasse des matériaux, -j'en ai la tête encombrée comme un chantier -mal en ordre. Mais la première pierre, posée -depuis sept ans, attendra peut-être éternellement la -deuxième.</p> - -<p>— Pourquoi?</p> - -<p>— Eh! parce qu'il faut se nourrir. Les chefs-d'œuvre, -mon bon, ne font vivre que les libraires ; -quant à nous, nous en mourons. Rien de tel que les -articles de pacotille comme celui que je vais lâcher -dans un moment. Ça n'engage ni le talent ni la réputation -de l'auteur, et ça se paye dix louis, rubis -sur l'ongle. Je fais, entre autres choses utiles et -désagréables, la chronique des théâtres, dans un -journal d'opposition dynastique. La semaine a été -pauvre, tu sais? Pas le plus petit morceau de -drame ou de comédie ; rien qu'une féerie inepte, et -que d'ailleurs je n'ai pas vue, <i>le Topinambour enchanté</i>, -par cinq ou six messieurs dont le plus spirituel -et le plus lettré ferait à peine un concierge -acceptable. Je vais écrire douze colonnes sur… je -me trompe… à côté de cette rapsodie foraine.</p> - -<p>— Comment! n'étiez-vous pas à la première représentation? -J'y étais, moi.</p> - -<p>— C'est bien assez d'avoir à rendre compte de -pareilles turpitudes ; s'il fallait encore les subir, -je donnerais ma démission. Mais, j'y songe! puisque -tu as été témoin de la petite fête, tu vas faire mon -feuilleton.</p> - -<p>— Moi! écrire un article de vous!</p> - -<p>— Je n'y vois nul inconvénient, et j'y trouve un -grand avantage.</p> - -<p>— Et vous pourriez signer ma prose de votre -nom?</p> - -<p>— Sans scrupule : cette littérature alimentaire ne -tire pas à conséquence. Je te réponds que sur les -six auteurs de la pièce, il y en a bien cinq qui n'ont -pas écrit un seul mot.</p> - -<p>— Mais le public qui connaît votre style…</p> - -<p>— Le public n'est pas plus connaisseur en copie -qu'en vin ou en peinture ; il juge tout sur l'étiquette. -Allons, fils, mets-toi là, travaille et tâche d'avoir fini -quand je sortirai de mon bain. A bientôt! »</p> - -<p>Il faut que je l'avoue, j'aurais mieux aimé me -mettre au lit. L'heure me semblait mal choisie pour -exécuter des variations sur le thème du <i>Topinambour -enchanté</i> ; mais j'étais jeune soldat, c'est-à-dire -homme à surmonter la fatigue et la crainte pour -faire mes preuves devant un chef. Je me lançai -dans le compte rendu, tête baissée, et comme il y -a des grâces d'état pour l'inexpérience et la témérité, -j'avais fini avant neuf heures, lorsqu'Étienne -reparut.</p> - -<p>« Nous y sommes? dit-il en s'étendant sur une -peau d'ours blanc. Lis, je t'écoute. »</p> - -<p>Ses interruptions bienveillantes me prouvèrent -que j'avais réussi ; il entrecoupa ma lecture de : -bien! très-bien! bravo! comme le discours d'un -ministre dans les colonnes du <i>Moniteur</i>, il applaudit -le dernier paragraphe, en protestant que de la vie -il ne s'était connu tant d'esprit. Seulement il regretta -que je n'eusse point débuté par quelques -considérations générales sur le bel art de la féerie, -dont l'industrie moderne a fait une chose abjecte et -méprisable.</p> - -<p>« Eh! quoi! voilà des hommes à qui l'on permet -tout, on laisse entre leurs mains des ressources et -des pouvoirs discrétionnaires. Le passé, le présent, -l'avenir, le vrai, le faux, le pathétique, le comique, -tout est de leur domaine ; on leur livre à profusion -tout ce qui peut charmer les yeux et les oreilles, -lumières, peintures, machines, femmes, étoffes, -paillons, danse, musique ; on les affranchit, par -privilége, de toutes les règles de l'art dramatique, -et en échange de tant de concessions on ne leur -demande rien que de nous transporter, quatre -heures durant, dans un monde un peu moins plat -que le nôtre. Que font-ils? Ils nous traînent dans des -vulgarités plus fangeuses que le ruisseau de la rue -Mouffetard! »</p> - -<p>Tout en parlant, il m'avait mis une plume dans la -main, et j'écrivais sous sa dictée. Lorsqu'il eut -épuisé son thème, il parla de Shakspeare et du -<i>Songe d'une nuit d'été</i> ; il expliqua comment la -prose et les vers doivent alterner dans la féerie, -selon que le poète s'élève aux nues ou vient friser le -sol. Quatre lignes sur la donnée et sur le plan sénile -du <i>Topinambour enchanté</i> le conduisirent sans autre -transition à un magnifique paysage de Thierry, qui -illustrait le premier acte. Il traduisit ce décor à -coups de plume ; c'était un effet d'hiver ; il peignit -en traits charmants l'hiver sous bois et ses harmonies -intimes, les montagnes estompées de brouillard, -les brindilles hérissées de givre, le silence épais, -étoffé, solide, qui pèse sur la campagne, le filet de -fumée bleuâtre qui s'élève en droite ligne sur la -maison du forestier, le rouge-gorge frappant aux -fenêtres, le chevreuil affamé qui se dresse contre -les arbres pour brouter le sombre feuillage du -lierre. A propos du ballet, qui avait la prétention -d'être antique, il disserta gaiement, légèrement, -avec autant de goût que de savoir, et sans ombre -de pédanterie, sur la danse des Grecs anciens et -modernes. Un couplet politique, dont j'avais cité le -trait final, lui fournit l'occasion de flageller à petits -coups secs la poésie de cantate et la littérature de -commande. Il finit par une description, vrai morceau -de bravoure, où, sous prétexte de peindre les -exercices d'un nouveau clown, il étalait un style -plus bariolé, plus disloqué, plus raide, plus souple, -plus humoristique et plus impertinent que tous les -clowns de l'Angleterre. J'étais émerveillé et navré, -car de mon pauvre article il ne restait pas un seul -mot ; mais Étienne continuait à me remercier comme -si véritablement j'avais fait toute sa besogne.</p> - -<p>Il sonna ; le domestique vint prendre le manuscrit -en apportant quelques lettres.</p> - -<p>A la première qu'il ouvrit, il s'écria :</p> - -<p>« Parbleu! en voici une qui tombe à point. Impossible -de mieux entrer dans la situation. Lettre de -femme, mon cher, et de femme du monde ; au -moins, c'est elle qui le dit. Sauf quelques variantes, -ceci rentre dans le modèle numéro 7, car j'ai soumis -au classement ces élucubrations sentimentales. On -est veuve, on est riche et de bonne famille, mais on -se garde d'indiquer si l'on est jeune ou vieille, laide -ou jolie ; nous pénétrons trop aisément, hélas! les -causes de cette discrétion. On a lu mes romans, rencontré -mon portrait, déploré mes petits malheurs et -blâmé tendrement mon inconduite ; mais on ne dit -pas si l'on veut se faire épouser, ou simplement rire -un peu, ou soutirer au bon Étienne une demi-douzaine -d'autographes. Connu, ma chère! vous arrivez -trop tard ; je ne mords plus à cet hameçon-là. »</p> - -<p>Il jeta la lettre au panier, puis se ravisant tout à -coup, il la reprit pour me la donner à lire.</p> - -<blockquote> -<p>« Étudie, mon enfant, et profite, si tu en es capable. -Peut-être un jour recevras-tu quelques poulets -de la même couvée ; c'est pourquoi je t'invite à -lier connaissance avec le modèle numéro 7. »</p> -</blockquote> - -<p>Voici ce que je lus pendant qu'il achevait de -dépouiller sa correspondance :</p> - -<blockquote> -<p>« Sur le salut de votre âme, monsieur Étienne, je -vous adjure de ne point juger trop promptement -l'imprudente qui trace en tremblant ces quelques -lignes. Mon esprit et mon cœur vous appartiennent -depuis le jour où Dieu m'a rendu la libre disposition -de moi-même ; jusque-là je m'étais interdit de penser -à vous, j'avais même cessé de lire vos chers -livres, y trouvant un plaisir si vif que je ne pouvais -m'en absoudre. Pendant ces dix-huit mois, j'ai osé -m'enquérir de vous, prudemment, sans donner -l'éveil à ceux dont la surveillance est arbitraire -autant qu'importune. Je connais votre figure, et si -bien, qu'il me serait facile de vous désigner au premier -coup d'œil dans une foule de mille personnes ; -me pardonnerez-vous l'indiscrète, mais tendre curiosité -qui m'a mise sur la trace de vos embarras -actuels et des généreuses folies qui en sont cause? -Mon vœu le plus cher serait de vous ramener à une -vie heureuse et réglée, si vous me faisiez la grâce de -vous confier à moi. La fortune dont je jouis est plus -que suffisante pour deux personnes qui seraient -seulement à moitié raisonnables ; quant à l'affection, -j'en ai des trésors à dépenser. Le ciel me doit ma -part de bonheur, et Dieu sait que je l'ai bien gagnée ; -mais je ne veux la tenir que de vous. Si vous aviez -quelque attachement ou si je vous déplaisais à -première vue, j'aurais bientôt fini de prendre le -voile, comme la famille me l'a déjà conseillé ; mais -comment saurons-nous si nous sommes créés l'un -pour l'autre? Après mûre délibération, ne pouvant -prendre conseil que de moi-même, voici ce que j'ai -imaginé. Vous viendrez dimanche à la messe de onze -heures, dans la petite église de la Trinité, rue de -Clichy. J'y serai de bonne heure et je me placerai, -s'il est possible, à droite ; vous me reconnaîtrez à ma -robe et à mon chapeau de velours bleu foncé ; la -plume du chapeau est noire et moi je suis blonde. -Un homme peut aller et venir dans une église pendant -le service divin sans se faire trop remarquer. -Vous suivrez une première fois le couloir de droite -entre les chaises jusqu'à ce que vous m'ayez vue ; -vous vous en retournerez sans faire aucun signe et -vous vous livrerez à vos réflexions ; puis un moment -après l'oraison dominicale, vous reviendrez par la -même route, et si je vous ai plu, vous passerez votre -mouchoir sur votre front. Quel que soit votre avis -sur mon humble personne, ne m'attendez pas à la -sortie, ne m'offrez pas l'eau bénite, gardez-vous de -me saluer et de me suivre, même de loin! Je suis -accompagnée partout et rigoureusement observée. -Attendez que je vous écrive et que je trouve le moyen -de recevoir vos lettres ou vos visites sans m'exposer. -Ce n'est pas de vous que je me méfie, ô Dieu, non! Et -la preuve, monsieur Étienne, c'est que je signe cette -lettre qui met à votre merci mon honneur et mon -repos.</p> - -<p class="sign">« Hortense <span class="sc">Bersac</span>, née de <span class="sc">Garennes</span>. »</p> -</blockquote> - -<p>Les vingt premières lignes étaient parfaitement -lisibles ; la fin, beaucoup plus hâtée et écrite d'une -encre assez pâle, ne se déchiffrait pas si bien. Le papier -in-quarto, d'un blanc bleuâtre, ressemblait à celui -qu'on donne aux voyageurs dans les hôtels de second -ordre ; on avait déchiré le coin supérieur de -gauche, qui sans doute portait une indication imprimée. -Pas d'enveloppe ; la lettre, pliée à l'ancienne -mode, fermée d'un pain à cacheter et vierge de timbre-poste, -était adressée à M. Étienne, chez M. Bondidier, -éditeur.</p> - -<p>« Eh bien! demanda-t-il de son ton le plus goguenard, -qu'en dis-tu?</p> - -<p>— Je dis, mon cher, que le futur auteur de Jean -Moreau a manqué de discernement pour la première -fois de sa vie. Cette lettre est d'une jeune et jolie -veuve, provinciale, riche, dévote, mais nullement -sotte, qui vient à Paris tout exprès pour demander -ta main.</p> - -<p>— Ah! parbleu! Je voudrais savoir où tu as pris -ces renseignements. Pars du pied gauche, Zadig, et -prouve-moi par A plus B que je suis une bête!</p> - -<p>— D'abord, M<sup>me</sup> Bersac est jeune ; son écriture le -dit assez.</p> - -<p>— L'écriture des femmes, comme leurs épaules, a le -privilége de rester jeune quand tout le reste a vieilli.</p> - -<p>— Soit, mais une personne qui n'est pas sûre de sa -jeunesse et de sa beauté ne se montre pas d'emblée ; -elle commence par échanger cinq ou six lettres pour -amadouer son juge et sauver le premier coup d'œil.</p> - -<p>— Voilà qui est un peu mieux raisonné. Continue. -Tu n'as pas besoin de prouver qu'elle est dévote et -provinciale. Veuve? sa signature me l'a dit. Riche? -elle le prétend, je veux le croire, et peu m'importe ; -mais où diable vois-tu qu'elle pense au mariage et que -son ambition ne s'arrête pas à mi-chemin?</p> - -<p>— La preuve qu'elle veut t'épouser, mon cher -Étienne, c'est qu'elle ne le dit même pas. Elle indique -simplement qu'elle t'aime et qu'elle veut se charger -de ton bonheur, car elle est de celles qui ne comprennent -pas l'amour, sinon honnête, le bonheur, -sinon légitime. Chaque ligne de sa lettre respire la -droiture et la sincérité.</p> - -<p>— Pourquoi donc ces détours, ce mystère et ces -défiances? De qui se cache-t-elle? Quel est l'homme -qui l'accompagne et qui l'observe? Il a des droits -bien absolus sur elle, ce monsieur! Devines-tu par -quels motifs cette chaste provinciale, qui ne craint -pas de signer son billet doux, me défend de la saluer -dans la rue? Veuve ou non, à coup sûr elle est moins -libre qu'elle ne le dit.</p> - -<p>— Si tu veux que je te réfute par des faits, je ne -m'en charge pas, M<sup>me</sup> Bersac ne m'ayant point -honoré de ses confidences ; mais si tu voulais te -contenter d'une bonne hypothèse bien plausible, je -te dirais : « Cette jeune femme est gardée à vue par -la famille de son ancien mari. » Dans quel intérêt? je -l'ignore, mais nous pourrons le savoir en cherchant -bien. Remarque qu'elle s'appelait M<sup>lle</sup> de Garennes, -c'est-à-dire qu'elle appartenait à la petite noblesse -de sa province ; elle a cru déroger en épousant le -vieux Bersac, et la preuve c'est qu'elle signe son -nom de famille à la suite de l'autre. Pourquoi dis-je -le <i>vieux</i> Bersac? C'est elle-même qui m'y autorise -en écrivant : « Le ciel me doit ma part de bonheur, -et Dieu sait que je l'ai bien gagnée. » Donc Bersac -avait soixante-dix ans, et je t'en félicite. Dans quel -pays as-tu vu qu'une jeune fille bien née épousât -un vieillard de cet âge si elle était bien dotée? Donc -cette jeune et jolie Hortense n'avait rien. Elle te dit -maintenant qu'elle est riche ; la fortune vient donc -du mari. Bersac a fait une folie au grand dépit de -ses héritiers, et il a constitué, comme il convient, -de beaux avantages à sa femme. Comprends-tu maintenant -quelle est cette famille qui lui conseille d'entrer -au couvent? Ce n'est pas la famille d'Hortense, -c'est celle du défunt ; elle nous l'apprend elle-même, -si nous savons lire : <i>la</i> famille, dit-elle, et non <i>ma</i> -famille. Ces gens-là seraient trop heureux de se -débarrasser d'elle, parce que tout ou partie de son -douaire doit faire retour aux collatéraux. Je ne puis -pas deviner tout, mais je vois clairement qu'on -en veut à son bien, qu'on fait le guet autour de -sa personne, de peur qu'elle ne s'échappe par la -tangente du mariage. C'est elle qui a voulu venir à -Paris ; les Bersac l'y ont accompagnée, ils l'ont logée -dans un hôtel de leur choix, chez des gens dont ils -croient être sûrs. Elle a dû se cacher pour écrire -cette lettre et on ne lui a pas même laissé le temps -de l'achever du premier coup : cette encre-là est de -dix jours et celle-ci de vingt-quatre heures. L'absence -du timbre-poste nous montre que le poulet, -caché peut-être sous la doublure du manchon, a -été furtivement jeté à la boîte. La chose est-elle assez -claire, ô saint Thomas?</p> - -<p>— Ce serait beaucoup dire ; mais je vois poindre -une lueur de vraisemblance.</p> - -<p>— Eh! sceptique, il ne tient qu'à toi d'envisager -la vérité face à face. Il est onze heures moins dix -minutes et la belle Hortense s'achemine en compagnie -de tous les Bersac, vers l'église de la Trinité.</p> - -<p>— Parbleu! dit-il, j'en aurai le cœur net. Je n'y -crois pas, tu sais ; tu pourras témoigner que je n'ai -pas été dupe un seul moment. Bersac! un nom de -comédie! Nous ne rencontrerons personne au rendez-vous, -à moins pourtant que je découvre une -vieille pomme de reinette, dorée par quarante-cinq -automnes… Mais baste! nous rirons. Tu m'accompagnes, -tu entends la messe : si cette lettre ne doit -pas contribuer à mon bonheur, elle servira du moins -à ton salut. Nous déjeunons ensuite au cabaret du -coin, tout près d'ici, chez cet illustre empoisonneur -qui vend un canard vingt-cinq francs, et qui vous -dit d'un ton sublime : « Monsieur, vous ne payerez ce -prix-là que chez moi! » Sais-tu, fils, que le monde est -un plaisant théâtre et qu'on y voit des pièces plus -drôles qu'à l'Odéon? Mais tu bâilles, profane!</p> - -<p>— C'est de sommeil.</p> - -<p>— Te voilà bien malade pour une nuit de plaisir -et d'étude! Haut le pied, jeune homme! Sois fort : -prends exemple sur ton ancien. C'est peut-être ma -destinée, bonne ou mauvaise, qui roule en ce moment -comme la bille du croupier. Rouge ou noire? -Le jeu est fait, et l'on n'est pas plus ému que s'il -s'agissait d'un florin! »</p> - -<p>On n'était pas ému, je veux le croire, mais on était -nerveux, et chaque fois qu'on passait devant certain -miroir Louis XIV, on s'ajustait un peu sans y songer. -Je le vois encore allongé dans son fauteuil à la Voltaire, -tandis que le valet de chambre le chaussait à -genoux ; je le vois arpentant à grandes enjambées -le trottoir de la Chaussée-d'Antin : un pied de Parisienne -et un jarret de montagnard! Et je pourrais -le peindre à l'entrée de cette église de cartonnage -que les démolisseurs ont balayée depuis deux ou trois -ans! Il portait un pantalon et un gilet gris de fer -avec une redingote bleue qui s'ajustait spontanément -et dessinait la taille sans fermer. Un soupçon de ruban -rouge illuminait sa boutonnière ; le paletot était -jeté sur le bras gauche et la main droite tenait le chapeau. -Col rabattu, cravate longue, gants de Suède ; -pas un atome de bijouterie. Rien de plus simple et -de plus bourgeois que cette tenue matinale, et pourtant -je vous jure que François I<sup>er</sup> et Henri VIII -au camp du Drap d'or n'avaient pas plus grand air à -eux deux que lui seul.</p> - -<p>Il se tint immobile et comme recueilli pendant -quelques minutes, puis il se jeta résolûment dans le -petit sentier de droite et traversa l'église tout du -long. Il fit alors volte-face et revint à pas lents, promenant -ses regards sur la foule, en homme qui serait -chargé du dénombrement des chapeaux bleus. -Lorsqu'il me rejoignit, je n'eus pas à l'interroger ; -son visage exprimait la mauvaise humeur et le dédain. -« J'en étais sûr, dit-il. Viens déjeuner.</p> - -<p>— Personne?</p> - -<p>— Absolument.</p> - -<p>— J'en appelle! Tu as mal cherché.</p> - -<p>— Vois-y toi-même! »</p> - -<p>Je ne me fis pas prier pour recommencer l'épreuve, -et je n'eus pas de peine à trouver M<sup>me</sup> Bersac. -Elle était au milieu du premier rang de chaises, -dans la toilette qu'elle nous avait annoncée, et j'ajoute -que ce velours bleu lui seyait fort bien. Sa -personne me parut des plus appétissantes, une jolie -poularde au blanc. La figure rondelette avait la -couleur et la fermeté du biscuit de Sèvres, avec ce -modelé friand qui donne tant de ragoût aux nymphes -de Clodion. Les cheveux d'un beau blond cendré -faisaient un contraste adorable avec des sourcils châtains -et des yeux noirs. La main, trop strictement -gantée, à la mode de province, était petite, et les -dents belles. Voilà tout ce que je pus noter en un -moment d'examen rapide et contrarié, comme un -officier lève un plan sous le feu d'une citadelle. La -jeune veuve, à qui sa meilleure ennemie n'eût pas -donné plus de vingt-six ans, était assise entre deux -dragons fantastiques, échappés de je ne sais quel -conte de Topffer. Imaginez un petit homme de -soixante-quinze ans, sec, aplati, déteint comme une -fleur d'herbier, et une vieille virago effroyable de -barbe et monstrueuse de graisse. Impossible de voir -un tel couple sans penser à ces ménages d'araignées -où la femelle dévore son mari après les noces. Au -demeurant, la meilleure harmonie semblait régner -entre ces phénomènes ; ils faisaient le guet tour à -tour en suivant la messe sur leurs livres : dès que -l'homme baissait les yeux, la femme levait la tête, -et lorsqu'elle reprenait ses prières, il reprenait sa -faction.</p> - -<p>Je rejoignis Étienne en hâte et je lui rendis compte -de ce que j'avais vu, sans cacher mon admiration -pour la belle et touchante victime. Aux premiers -mots de mon récit, le scepticisme, le dandysme, les -airs glacés firent place à une émotion sincère ; il -pâlit et s'appuya sur moi. Je ne pus obtenir qu'il -attendît le moment indiqué pour retourner au fond -de l'église ; il partit comme un trait, renversa plusieurs -chaises, bourra plusieurs chrétiens, et revint -tout rayonnant, son chapeau dans la main gauche -et son mouchoir dans la droite. « Tu as raison, me -dit-il, elle est tout simplement adorable. Nous nous -aimons, je l'épouse, je t'invite ; mais sortons d'ici, -j'ai besoin d'air. » Il avait l'imagination tellement -échauffée que sans moi il oubliait d'endosser son -paletot par un froid de cinq à six degrés. Pendant un -bon quart d'heure, il piétina, sans y prendre garde, -dans cette poussière noire et gluante qui est la neige -de Paris. Moi-même j'oubliais de grelotter, quoique -rien ne vous fige le sang comme une nuit blanche ; -j'éprouvais une étrange ivresse à entendre déraisonner -ce grand enfant barbu.</p> - -<p>La sortie de la messe et la dispersion des fidèles -s'opérèrent sous nos yeux. Hortense quitta l'église -au bras du petit vieillard sec et flanquée de la -géante ; le trio s'engagea dans la rue de Tivoli. La -jeune femme ne nous vit pas, ou si elle aperçut -Étienne, elle ne laissa rien paraître, mais ses deux -compagnons se retournèrent plusieurs fois, à tour -de rôle, l'un éclairant la route, tandis que l'autre -assurait les derrières. Étienne s'enrageait à les suivre ; -je le retins en lui prouvant qu'il risquait de -tout compromettre, et nous prîmes le chemin du -déjeuner.</p> - -<p>Ah! l'heureux homme! De quel appétit il dévorait -le temps et l'espace, sans préjudice du poulet à la -marengo! Les obstacles, les rivalités, les complots -de la famille Bersac disparaissaient devant lui comme -les côtelettes ; il dégustait en connaisseur le vin de -Musigny et le bonheur d'être aimé. Il mangea douze -ou quinze écrevisses royales en faisant tout autant -de projets plus que royaux. C'était double plaisir que -de le voir et de l'entendre. Il montait sa maison, -discutait les livrées, peuplait les écuries, galopait -dans les contre-allées du bois de Boulogne sur son -cheval favori, dessinait pour Hortense des costumes -de fantaisie comme les princesses n'en ont pas ; il -ouvrait ses salons à l'élite du talent, tandis que les -grands seigneurs faisaient queue à la porte. Tout à -coup, il plongeait au fin fond de la province et commençait -une de ces idylles qu'on rêve à dix-huit -ans, cueillant les violettes par charretées et construisant -des arcs de triomphe en bluets.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Le loup se forge une félicité</div> -<div class="verse i1">Qui le fait pleurer de tendresse.</div> -</div> - -<p>Le monde l'excédait ; il voulait être tout à sa -femme afin de l'avoir toute à lui. S'il la trouvait encore -un peu bourgeoise (et rien de plus excusable, -pauvre enfant!), il la pétrirait à nouveau de ses propres -mains.</p> - -<p>« Cela n'est pas plus difficile en somme que de -créer une héroïne de toutes pièces, comme nous -faisons chaque jour dans nos romans. J'ai fabriqué -plus de vingt femmes, vraies et vivantes, pour les -plaisirs de mon public : j'en veux parfaire une meilleure -et plus charmante à mon usage. Chacun pour -soi, morbleu! N'est-il pas juste et naturel que le -pauvre romancier, une fois dans sa vie, se donne le -luxe d'un Romain? »</p> - -<p>Je lui fis observer qu'il manquait une pièce importante -à son château en Espagne.</p> - -<p>« Laquelle?</p> - -<p>— Le cabinet de travail.</p> - -<p>— Mon cher ami, répondit-il d'un ton plus grave, -tu sais ce que j'ai su produire au milieu du brouhaha -de Paris. Le boulevard, le lansquenet, les maîtresses, -les camarades, les créanciers, les coulisses, -les soupers, les duels, les journaux, le papier timbré, -m'ont laissé le temps d'écrire deux ou trois livres -<i>pour de vrai</i>. Tu as vu ce matin que j'improvise encore -assez gaillardement avec deux bouteilles de vin -de Champagne dans la tête. Juge par là de ce que je -pourrai faire quand le repos, la sécurité, le bonheur -et l'amour honnête m'auront rendu à moi-même et -régénéré à fond! Je pondrai des chefs-d'œuvre!</p> - -<p>— <i>Jean Moreau</i>?</p> - -<p>— <i>Jean Moreau</i> d'abord, et cent autres après. -Qu'est-ce qu'un volume in-18? Sept ou huit mille -lignes d'impression. J'en peux dicter cinq cents en -moins de deux heures, tu l'as vu ; une journée de -l'homme heureux et libre représente au bas prix dix -heures de travail, c'est-à-dire cinq mille lignes. A -ce compte, on ferait un volume tous les deux jours, -cent quatre-vingts à l'année, et l'on aurait du temps -de reste. Si les gros chiffres te font peur, réduis les -miens à la moitié, au quart, au dixième! c'est encore -une production de dix-huit volumes par an. -M'accordes-tu trente ans de vie? J'ai cinq cent quarante -volumes sur la planche, au minimum. Si je -meurs à la fleur de l'âge, dans quinze ans d'ici, je -laisserai encore aux éditeurs un stock plus imposant -que celui de Voltaire. On sait pourquoi les -écrivains de notre époque sont tous stériles, ou à -peu près : c'est qu'ils dépensent les neuf dixièmes -de leur temps et de leur encre à solliciter les bonnes -grâces d'une figurante, la clémence d'un tailleur et -les renouvellements d'un huissier. Il se perd journellement -à Paris un million de lignes au détriment -de la province et de la postérité. Prends tous les -hommes de talent, j'en connais bien deux cent cinquante, -marie-les à des femmes comme Hortense, -donne-leur à chacun deux cents louis par mois, et -les siècles de Périclès, d'Auguste et de Louis XIV ne -seront que de la Saint-Jean au prix du nôtre! »</p> - -<p>Il déraisonna sur ce ton jusqu'à deux heures après -midi, puis il m'envoya me coucher sans la lettre de -recommandation qu'il m'avait promise. Je ne me -réveillai que le lendemain à neuf heures.</p> - - -<h3>II</h3> - -<p>Cinq ou six jours après cette débauche, je m'avisai -qu'il était temps de faire une visite à mon nouvel -ami. Son concierge me répondit que M. Étienne n'y -était pas, et je laissai ma carte. Je tentai l'aventure -une seconde fois, la semaine suivante, et pour plus -de sûreté je m'en fus droit chez lui sans rien demander -à la porte. Le valet de chambre correct me -reconnut, il ne me prit ni pour un créancier ni pour -un emprunteur ; cependant il ne put ou ne voulut -jamais me dire à quelle heure on trouvait son -maître au logis. Tout ce que j'en obtins fut une -plume et du papier sur la table de l'antichambre. -J'écrivis à l'homme bien gardé, et je le priai amicalement -de m'assigner un rendez-vous. La demande -resta sans réponse. Un grand mois s'était -écoulé depuis notre dîner chez Tattet, lorsqu'un des -convives m'arrêta sur le boulevard et me dit : -« Qu'avez-vous fait d'Étienne? On vous accuse de -l'avoir supprimé ; personne ne l'a revu. »</p> - -<p>Je répondis qu'il était invisible aux petits comme -aux grands, et que sans doute il se faisait céler pour -écrire sans distractions, car sa prose commençait à -déborder dans les journaux.</p> - -<p>Le fait est qu'il noircit alors plus de papier en trois -ou quatre mois que dans l'année la plus féconde de sa -vie. Il fit de tout en quantité prodigieuse, et tint -plus de place à lui seul que dix auteurs de premier -et de second ordre. Tout ce qu'il publia dans cette -période d'élucubration fébrile ne fut pas, on le devine, -à la hauteur de son nom. Pour une belle page -de forme absolument pure et classique, il en laissait -aller dix ou quinze au courant de la plume. Les -récits, les bluettes et les fantaisies qu'il semait à la -volée rayonnaient quelquefois du sourire de l'homme -heureux, et montraient plus souvent la grimace du -manœuvre surmené. Ses lecteurs assidus, les fidèles -qui le suivaient d'une attention bienveillante jusque -dans ses écarts excusaient ce déréglement par la -nécessité de vivre ; mais ils sentaient qu'à ce métier -le plus grand écrivain du monde doit forcément se -gâter la main.</p> - -<p>Vers le milieu de mars, je le rencontrai, ou du -moins je l'aperçus au Théâtre-Italien. Il se tenait -debout à l'entrée de l'orchestre et lorgnait obstinément -une loge de face que je n'avais point remarquée. -Mon attention s'éveilla, je me mis à chercher -le but qu'il visait sans relâche, et je reconnus -M<sup>me</sup> Bersac en grande toilette, toute rayonnante de -diamants. Le gros phénomène rustique était assis -à côté d'elle, et le petit monsieur desséché se démenait -au second plan. Hortense ne me parut nullement -déplacée dans le beau monde de Paris ; je fus -presque étonné de voir que sa personne et sa toilette -soutenaient les comparaisons les plus écrasantes. -Une provinciale à moitié belle et à peu près élégante -qui risquerait cette épreuve devant l'homme qu'elle -aime serait perdue sans rémission. Étienne semblait -fort épris et tout fier d'assister au triomphe de ses -amours. Quelques signaux furtifs échangés à distance -me prouvèrent qu'on était d'accord, mais que -l'on persistait à se cacher des deux grotesques. Un -intérêt plus vif que la simple curiosité me portait à -demander la suite d'un roman commencé sous mes -yeux. J'attirai le regard d'Étienne, il me fit un geste -amical suivi d'une pantomime rapide qui indiquait -le <i>bien aller</i>, comme on dit en langue de chasse, -puis il rentra dans le couloir, et j'eus beau le chercher -après le spectacle : les Bersac avaient disparu -comme lui.</p> - -<p>Les semaines s'écoulèrent, le printemps égaya -Paris, on rencontra des voitures de fleurs au détour -de toutes les rues ; mais personne n'aperçut Étienne. -Il était comme rivé à son bureau, et ne donnait -signe de vie que par trois romans-feuilletons qu'il -délayait au jour le jour. J'en conclus qu'il avait à -cœur de mettre tous ses comptes en règle avant d'épouser -M<sup>me</sup> Bersac. Les romans qu'il expédiait sous -jambe étaient sans doute promis par traités et peut-être -payés d'avance. Vers la fin de mai, les affiches, -les annonces et les réclames firent savoir à tous les -amateurs que la célèbre collection de M. É…, consistant -en tableaux, dessins, gravures, bronzes, -marbres, majoliques, armes, tapisseries et meubles -anciens, allait être exposée pendant deux jours à -l'hôtel des ventes. Quelques naïfs s'attendrirent sur -le sort du célèbre écrivain qui avait fait des prodiges -de travail sans parvenir à racheter la folie de sa -jeunesse, et qui se dépouillait de ses biens les plus -chers pour satisfaire d'avides créanciers. Quant à -moi, je crus deviner que le mariage était proche, et -qu'Étienne, en honnête garçon, se faisait un point -d'honneur de payer ses dettes lui-même.</p> - -<p>Sa vente attira non-seulement les collectionneurs -et les marchands, mais les artistes et les écrivains -de tout étage. Étienne seul n'y parut point. Plusieurs -personnes remarquèrent à la droite du commissaire-priseur -un tout petit vieillard en habit râpé -et en cravate blanche. Dans ce gnome mystérieux, -qui poussait vivement les enchères et les abandonnait -toujours à point, je reconnus l'homme de la -Trinité et du Théâtre-Italien, le garde du corps de -M<sup>me</sup> Bersac. Sa présence et son zèle me prouvèrent -deux choses : Hortense s'était déclarée en faveur -d'Étienne, et la famille du premier mari, au lieu de -rompre en visière à la veuve, prenait en main les -intérêts de l'intrus.</p> - -<p>Cette dernière révélation ruinait tout simplement -mon hypothèse. Si le petit monsieur épousait la -cause d'Étienne, les passions, les calculs, le rôle -ingrat que je lui avais prêté, toutes les pièces de -mon argumentation tombaient à terre. Je me trouvais -en présence d'un innocent vieillard, dévoué à -M<sup>me</sup> Bersac, de son père peut-être! de son père, que -j'avais horriblement jugé sur la foi d'une lettre mal -lue et mal comprise! Ma conscience n'était pas des -plus rassurées, et pour comble d'ennui je pensais -que le bon Étienne ne pouvait oublier ces propos -désobligeants. Il n'était pas de ceux qui aiment -à demi ; me pardonnerait-il d'avoir calomnié par -passe-temps, dans un stupide jeu d'esprit, une famille -qui devenait la sienne?</p> - -<p>A travers les scrupules qui m'obsédaient, les circonstances -les plus insignifiantes prirent bientôt -une couleur sinistre. Je me persuadai que, si je n'avais -pu forcer la porte du grand écrivain, c'est qu'il -m'avait personnellement exclu de sa présence ; s'il -s'était échappé du Théâtre-Italien avant la fin du -spectacle, c'était pour me fuir. La lettre qu'il m'avait -promise, je l'attendais toujours! Tant de froideur -après une sympathie si brusquement déclarée! -Plus de doute, mon commentaire ingénieux sur le -texte de M<sup>me</sup> Bersac me coûtait un ami.</p> - -<p>J'en étais là de mes réflexions, quinze ou vingt -jours après la vente, quand je reçus par la poste un -paquet volumineux. C'était une enveloppe contenant -sept lettres d'Étienne, dont une seule à mon -adresse, la voici :</p> - -<p>« Mon cher ami, je te devais un mot de recommandation, -j'ai tardé, je m'exécute et je t'en expédie -une demi-douzaine ; tu n'auras rien perdu pour attendre. -Hâte-toi de frapper aux bonnes portes ; -jamais l'occasion ne fut meilleure, ma retraite fait -de la place.</p> - -<p>« Oui, les <i>jeunes</i> qui m'accusaient de barrer -toutes les avenues vont pouvoir circuler, si tant est -qu'ils aient des jambes. J'ai suspendu la plume au -croc, le public n'entendra plus parler de moi ; c'est -chose dite et jurée ; tu peux en faire part aux amis -et aux ennemis.</p> - -<p>« Depuis notre dernière et notre première rencontre, -j'ai été le plus heureux des hommes et le -plus accablé des forçats, j'ai achevé une existence -de labeur, commencé une vie d'amour, épuisé plus -de soucis et plus de joie qu'il n'en faudrait pour -tuer un hercule. Au demeurant, je me porte bien.</p> - -<p>« Hortense est la plus belle, la meilleure, la plus -angélique des femmes. Béni sois-tu, toi qui l'as devinée -du premier coup d'œil! Nous nous aimons -comme on ne s'est jamais aimé sur terre ; si je savais -un homme plus follement épris que moi, j'irais -lui chercher querelle à l'instant. Après mille traverses -dont le récit serait trop long, tout s'est accommodé -pour le mieux ; je l'épouse mardi prochain, -à… ; c'est sa ville natale. Je ne t'invite pas, ni -toi, ni personne ; elle veut que je rompe avec Paris ; -il lui faut un Étienne tout neuf, elle l'aura.</p> - -<p>« Nous sommes ridiculement riches, j'en ai rougi -jusqu'aux oreilles à la lecture du contrat. Ma femme -a cent vingt mille francs de rente en usufruit et -vingt mille en toute propriété. Tout cela vient du -vieux Bersac, de Bersac aîné, comme on l'appelle -dans la famille. Cet excellent ami, qui a trépassé en -ma faveur, faisait un grand commerce de vins et -d'eaux-de-vie ; son souvenir est populaire dans les -départements du Sud-Ouest. Mon apport, à moi, se -réduit à la propriété de mes livres. Bondidier, qui -les exploite, a pris la louable habitude de me donner -quatre ou cinq mille écus, bon an, mal an. Ce revenu -ne doit plus rien à personne ; ma vente a tout -soldé, jusqu'à la corbeille, qui est digne d'Hortense -et de moi. Nous avons donc cent cinquante et quelques -mille francs de revenu, plus un hôtel en ville -et le château de Bellombre, qu'on dit splendide et -royalement meublé. Garde ces détails pour toi, ou -n'en imprime que ce qui te paraîtra essentiel, au -cas où le public témoignerait une curiosité trop -vive.</p> - -<p>« Je ne t'ai pas encore dit le plus beau de l'affaire : -nous tenons un intendant admirable, unique, habile, -honnête, parfait, il ne nous coûte rien. Quelle aubaine -pour Hortense et pour moi, qui sommes de -vrais Hurons en arithmétique! L'homme providentiel, -tu l'as aperçu, mais tu ne l'as point deviné : -C'est Bersac jeune, notaire honoraire et malin -comme un vieux diable, mais bon diable s'il en fut. -Sa fortune est des plus modestes ; tandis que le -grand frère pêchait les millions en vin clairet, Célestin -(c'est son nom) courtisait les muses rebelles, -imprimait un poème sur Clovis, faisait siffler une -tragédie gallo-franque sur un théâtre d'arrondissement, -débutait dans les Agamemnons sous une -grêle de pommes, essayait un journal légitimiste intitulé -<i>le Doigt de Dieu</i>, échouait sur les rives inhospitalières -du notariat, petit clerc à trente ans, épousait -une paysanne,… tu l'as vue! et ce sacrifice -au-dessus de mes forces et des tiennes était payé -dix mille écus tout secs. Il achète une mauvaise -étude de canton, prend la clientèle d'assaut, triple la -valeur de sa charge et s'enlève à la force du poignet -jusqu'au chef-lieu du département. Là ses mérites -en tout genre et sa probité bien connue lui ont concilié -l'estime universelle ; on l'aime, on le respecte, -il commande à l'opinion. C'est Hortense qui m'a -donné ces détails : sa tendresse pour lui n'est pas -aveugle, il nous a rudement taquinés durant trois -mois ; mais elle rend justice à ses vertus, et jure -qu'on ne saurait lui rompre en visière sans ameuter -tout le pays.</p> - -<p>« Soyons justes ; voilà un homme qui a lutté toute -sa vie pour gagner dix mille francs de rente, c'est -tout son bien. Il comptait à bon droit sur l'héritage -de son frère ; il voit Bersac aîné prendre une jeune -femme et lui laisser tous ses revenus après deux -ans de mariage. Il y avait un seul moyen de réparer -cette injustice : le fils de Célestin est un garçon de -mon âge, il commande un bataillon de chasseurs à -pied ; mais Hortense se cabre dès les premières ouvertures, -elle répond qu'un Bersac lui suffit, qu'un -autre serait de trop dans sa vie : la chère enfant -avait déjà l'âme occupée de ton ami. Célestin, qui -n'est pas un sot, devine que sa belle-sœur lui échappera -plus tôt que plus tard, et pourtant il ne lui -tient pas rigueur ; loin de là, il prend en main les -intérêts de la pauvrette, soigne ses baux, améliore -ses terres, touche ses rentes, place ses économies : -connais-tu deux bourgeois assez nobles pour en -faire autant? Il la suit à Paris et l'observe d'assez -près, parce qu'il la sait jeune et confiante ; mais du -jour où elle a jeté son dévolu sur un honnête homme -de quelque valeur, il l'approuve sans réserve, me -tend la main sans rancune, et consacre tout son -temps à l'arrangement de mes affaires. Ils m'ont -comme adopté, ces Bersac. Croirais-tu que la bonne -vieille m'appelle son beau-frère? Des sentiments de -l'âge d'or!</p> - -<p>« Tu me connais un peu, quoique nous n'ayons -guère mangé plus d'un gramme de sel ensemble, et -tu devines que ces braves gens n'ont pas affaire à -un ingrat. Le bonheur ne m'a pas faussé le sens -moral, je sens que cette fortune gagnée par le travail -d'autrui n'est pas mienne. Il ne tiendrait qu'à moi -de manger tout l'héritage ; Bersac me l'a prouvé -pièces en main : les trois quarts du capital sont en -titres au porteur, et la veuve est formellement dispensée -de caution et d'inventaire. Cette confiance, -nous n'en userons même pas, et je veux transformer -en titres nominatifs au profit de ces pauvres diables -les valeurs dont Hortense a l'usufruit. Quant à la -petite fortune qu'elle possède en toute propriété, -nous la gardons pour nos enfants, si tant est qu'il -nous en vienne. Ils auront vingt mille francs de -rente de leur mère, douze ou quinze mille de mes -livres et de mon théâtre, et tout ce que nous aurons -épargné pour eux, car je suis homme à liarder par -devoir ; mais, si nous mourons sans postérité, j'entends -que tout ce qui vient des Bersac retourne aux -Bersac ; c'est justice : ni ma femme ni moi nous -n'avons de proches parents.</p> - -<p>« C'est en ce sens, mon bon, que j'ai fait dresser -le contrat par un notaire sûr, qui connaît un peu la -famille, mais qui m'a promis le secret. Le pauvre -Célestin n'a pas voulu tremper le bout du doigt dans -nos conventions, tant sa délicatesse est grande! -Juge de sa surprise et de sa reconnaissance lorsqu'il -se verra si largement avantagé par un homme -dont la conduite et la profession lui faisaient une -peur d'enfer!</p> - -<p>« Tu n'imagines pas les préjugés saugrenus qui -ont cours en province! Le plus intelligent et le meilleur -de ces bourgeois exotiques fait peu de différence -entre un Peau-Rouge et un écrivain de Paris. -Bersac jeune a laissé voir une stupéfaction naïve en -apprenant que je ne buvais pas d'absinthe et que je -ne fumais pas nuit et jour. Il me demande sérieusement -si les auteurs et les acteurs de la Comédie-Française -ne vivent plus pêle-mêle dans le même -grenier? L'autre soir il est venu me trouver en -grand mystère, et après un long préambule sur ses -sentiments monarchiques et religieux il m'a confessé -que sa femme, et ma future, et lui-même, et -tous ses amis seraient péniblement affectés, si j'écrivais -dans l'<i>Impartial</i>. Il paraît que l'<i>Impartial</i> de -mon futur département est une feuille diabolique. -J'ai bien ri ; me vois-tu collaborateur de l'<i>Impartial</i> -du cru?</p> - -<p>« — Eh! cher monsieur, lui ai-je dit, j'ai de tous -les journaux par-dessus les oreilles, et vous me rendriez -un signalé service, si vous me fournissiez le -moyen de n'en lire aucun.</p> - -<p>« Il m'embrassa sur les deux joues et reprit d'un -ton résigné : « Je sais que vos idées et vos croyances -sont malheureusement différentes des nôtres ; la -royauté que nous rappelons de nos vœux n'a pas -vos sympathies ; vos ouvrages, que j'ai tous lus pour -apprendre à vous connaître, trahissent en plus d'un -endroit la hardiesse du libre penseur.</p> - -<p>« — Eh bien?</p> - -<p>« — Eh bien! ayez pitié de nous, c'est Hortense -qui vous en prie. Souvenez-vous de temps en temps -que nos illusions nous sont chères, et qu'il serait -cruel de les heurter de front.</p> - -<p>« — Mais c'est le premier élément des bienséances! -M'avez-vous jamais vu, dans la conversation…?</p> - -<p>« — A Dieu ne plaise! Vous êtes le mieux appris -de tous les hommes! Je pense seulement aux livres -que vous écrirez, mon digne ami, à ces beaux livres, -à tous ces livres dont nous serons un peu responsables -là-bas, car la famille est solidaire en province, -et ces brillants ouvrages que sans doute vous -allez…</p> - -<p>« — Quels ouvrages? quels livres? A qui en avez-vous? -N'ai-je donc pas assez produit? Pensez-vous -que je me marie pour continuer ce labeur abrutissant? -Personne ne saura les efforts que j'ai faits, -depuis trois mois et plus, pour tirer une dernière -mouture de mon sac. Je suis courbatu, épuisé, -écœuré. Le peu que j'avais à dire, je l'ai rabâché -dix fois pour une : le public se noie dans ma prose. -Je lui donne ma démission ; qu'il cherche ses plaisirs -ailleurs, qu'il appelle des rieurs moins las et -des amuseurs moins ennuyés!</p> - -<p>« — Quoi! vous n'écrirez plus?</p> - -<p>« — Non.</p> - -<p>« — Sérieusement, vous ne voulez plus rien mettre -sous presse?</p> - -<p>« — Excepté les lettres de part que nous expédierons -dans huit jours.</p> - -<p>« — Votre parole d'honneur?</p> - -<p>« — Mon cher monsieur, la parole d'un honnête -homme est toujours parole d'honneur.</p> - -<p>« — J'en prends acte, mon digne ami!</p> - -<p>« Que ne puis-je te dessiner les mille grimaces de -contentement qui ridaient sa petite figure? J'ai fait -un heureux marché, car, entre nous, je n'attendais -qu'une occasion pour donner la littérature au diable. -Quand je retourne la tête vers mon passé, je ne vois -que sottises en action, en parole et en écriture. Et -dire que je me suis cru poussé vers cette ornière -par une espèce de vocation! Mon cher, il n'y a -qu'un chemin dans la vie qui ne soit pas un casse-cou, -c'est celui où je compte me promener trente -ans de suite dans une calèche à huit ressorts avec -Hortense. Aimer, être aimé, vivre en joie, lorgner -philosophiquement les vices et les ridicules -d'autrui, voilà le seul lot enviable. Tu n'en crois -rien? attends. Tu es jeune, l'ergot te démange, tu -hérisses la crête en aiguisant ton bec : va, mon -bonhomme, jette ton feu ; mais si l'occasion se rencontre -à mi-route, fais comme moi, suis l'exemple -de celui qui, pouvant devenir un fameux coq de -combat, a choisi d'être un coq en pâte.</p> - -<p class="sign">« <span class="sc">Étienne.</span> »</p> - - -<p class="ugap">Cette lettre aurait dû me réjouir à plus d'un titre : -elle m'ouvrait les portes les mieux closes, elle me -rassurait sur les sentiments d'un ami, elle rendait -justice à mon diagnostic, elle m'instituait en quelque -sorte le légataire spirituel d'un vivant, puisque -seul à Paris je pouvais annoncer et commenter la -retraite d'Étienne. Cependant j'en fus atterré.</p> - -<p>Peu m'importait de le savoir circonvenu et même -dépouillé par ce vieux malin de Bersac : les affaires -ne sont que les affaires, c'est-à-dire un détail de -troisième ordre dans la vie des êtres pensants ; mais -qu'un homme d'avenir eût abdiqué son art, soit volontairement -par dégoût, soit par faiblesse pour -lever les scrupules d'une famille inepte, voilà ce -qui me crevait le cœur. Si personne ne lui avait fait -une condition de ce renoncement, il était véritablement -à plaindre. C'était sans doute la fatigue des -derniers mois qui le portait à se croire épuisé ; mais -que penser de lui, s'il avait sacrifié l'art aux exigences -des Bersac, échangé tous ses droits à la -gloire des lentilles de Bellombre? L'amour même -n'excusait qu'à demi la honte d'un tel marché ; je -me demandai sérieusement si Étienne déserteur des -lettres et traître à son propre talent, méritait encore -l'estime.</p> - -<p>Le temps et la réflexion me rassurèrent un peu. -Comment la veuve s'est-elle éprise du brillant écrivain? -A force de le lire. Puisqu'elle aime ce beau -talent, elle ne peut pas sans une contradiction -monstrueuse en exiger le sacrifice. Le petit Célestin -lui-même, tout marguiller qu'il est, ne doit pas souhaiter -qu'un homme comme Étienne se coiffe de l'éteignoir. -L'ex-notaire, l'ex-journaliste, l'ex-poétereau, -l'ex-Bagotin, a conservé au fond du cœur un -certain respect pour les lettres. Et quand même la -femme, la famille et la province uniraient tous leurs -efforts pour étouffer un esprit supérieur, quand il -se prêterait docilement à ce meurtre, est-il maître -de rester stérile et de ne point produire les chefs-d'œuvre -qui sont en lui? Non, les fruits du génie, -comme les fruits du corps humain, éclosent malgré -tout lorsqu'ils sont arrivés à terme : livres, enfants, -naissent au jour marqué par la nature ; ni l'auteur -ni la mère ne sauraient retarder d'une minute cette -heureuse fatalité. Les grands hommes blasés qui -nous disent : « J'ai le cerveau plein de chefs-d'œuvre, -et je tiens la porte fermée, » pourraient laisser la porte -ouverte impunément.</p> - -<p>Je fis publier les détails qu'Étienne m'avait confiés -à cet usage, mais je me gardai de répandre le bruit -de son abdication. Tout Paris admira le bon goût et -l'esprit de cette provinciale qui se donnait le luxe -d'enrichir un homme supérieur. Les journaux prophétisèrent -que le grand producteur, libre enfin de -tout souci, allait se concentrer dans quelques œuvres -capitales ; mais la rédaction des lettres de part étonna -les confrères et les amis du marié. En voici la teneur -exacte :</p> - -<p>« M. Étienne a l'honneur de vous faire part de son -mariage avec M<sup>me</sup> Hortense de Garennes, veuve de -M. Bersac aîné. »</p> - -<p>« M. et M<sup>me</sup> Bersac jeune ont l'honneur de vous -faire part du mariage de M<sup>me</sup> Hortense de Garennes, -veuve de M. Bersac aîné, ancien juge au tribunal de -commerce, ancien membre du conseil d'arrondissement, -leur belle-sœur, avec M. Étienne, propriétaire -et rentier en cette ville. »</p> - - -<h3>III</h3> - -<p>Étienne débarqua le lundi matin vers cinq heures -dans la grande petite ville où il pensait finir ses jours. -Le mariage civil et religieux était fixé au lendemain ; -Hortense arrivait le soir même par le train-poste -sous l'escorte des deux Bersac. Ces pontifes avaient -décidé qu'un futur ne peut voyager avec sa fiancée, -et l'écrivain prit les devants en vertu de ce principe, -qu'un galant homme doit toujours être le premier sur -le terrain.</p> - -<p>L'omnibus du chemin de fer le conduisit avec ses -bagages à l'hôtel des <i>Ambassadeurs</i>. En moins de -dix minutes, l'illustre Parisien fut installé dans un -bel appartement au premier étage, sur la grand'rue, -et couché dans un lit moelleux, élastique, parfumé -d'une honnête et franche odeur de lessive provinciale. -Deux heures de repos par-dessus le solide à-compte -qu'il avait pris dans son coupé lui rafraîchirent -le corps et l'esprit ; il rêva qu'il était papillon -dans une prairie, qu'il cueillait les fleurs les plus -belles et que son bouquet printanier, noué d'une -faveur bleue, ressemblait à M<sup>lle</sup> Jouassin, de la Comédie-Française. -La joie ou la surprise l'éveilla ; il -vit une chambre inconnue, un rayon de soleil où -dansaient des millions d'atomes, et trois ou quatre -malles entassées dans un coin. Peu à peu ses idées -se fixèrent ; il se rappela qu'il était un voyageur détaché -de tout ce qu'il avait connu, pratiqué, aimé, et -en route pour une vie nouvelle. « Tout ce que je -possède est ici, je ne laisse rien derrière moi, pas -même un créancier. » A cette sensation de liberté -absolue succéda la pensée d'Hortense et de l'engagement -irrévocable qu'il allait prendre : « Dans vingt -et quelques heures, je ne m'appartiendrai plus. » Il -ne s'effraya point de cette perspective ; l'abandon de -lui-même entraînait une réciprocité qui lui parut -consolante. Posséder une jeune et jolie femme qu'on -adore, n'est-ce pas le bonheur dans son plein, la fin -dernière de tous les romans? Mais jouir par surcroît -du bien-être, de l'abondance, du luxe, de l'éclat, de -la considération, du loisir, voilà une réalité qui corse -agréablement l'idéal ; la poésie se double et s'étoffe -de bonne prose bien solide.</p> - -<p>Étienne s'élança hors du lit sur un air d'opéra-bouffe.</p> - -<p class="c">Ne rien faire,<br /> -Qu'aimer et plaire!</p> - -<p>A son premier coup de sonnette, il vit accourir un -garçon qui l'admirait sans doute par ouï-dire, mais -dont les yeux en boule et l'empressement effaré ne -laissèrent pas que de flatter son amour-propre. Chaque -mot, chaque geste de cet indigène, et même ses -maladresses les plus lourdes, semblaient dire : « Ah! -monsieur! quel honneur pour nous! »</p> - -<p>Il n'est si grand seigneur qui ne flaire de bon appétit -l'encens des patauds. Étienne ne s'offensa point -de la curiosité qui s'éveillait partout sur son passage. -Tout en flânant par les rues, à la mode de Paris, il -ruminait ce vers d'Horace : « Il est doux de se voir -montré au doigt et d'entendre dire : « C'est lui! » Sa -gloire l'avait précédé ; on l'attendait, on le guettait, -le libraire de la rue Impériale s'était comme pavoisé -en étalant <i>Silva</i>, <i>Marius et Marie</i>, <i>le Prisonnier</i>, <i>le -Fiel de Colombe</i>, <i>Hippolyte II</i>, <i>les Soirées de Scutari</i>, -<i>Ivan</i>, <i>Jacqueline</i>, les bons livres d'Étienne et -ses drames applaudis. Son portrait était au premier -plan chez les papetiers de tous étages, quelques -passants le saluèrent ; un mendiant lui dit : « Monsieur -Étienne! » et gagna de ce coup une pièce de -cinq francs. Il semblait que cette préfecture de -trente-cinq mille âmes attendît un messie, et que ce -messie fût lui.</p> - -<p>Au sortir de l'auberge, il avait refusé de prendre -un guide : coquetterie de touriste! C'est ainsi qu'il -s'était jeté à corps perdu dans les villes les plus -inextricables de l'Europe, Rome, Séville, Prague et -Constantinople. Il ne lui fallut pas un quart d'heure -pour trouver la rue des Murs, ce petit faubourg -Saint-Germain où Hortense avait son hôtel, et Célestin -son ermitage. L'hôtel Bersac était un des plus -beaux de la ville, bâti dans les derniers temps du -Roi Bien-Aimé par l'intendant de la province. Un -nombreux domestique lessivait les fenêtres, époussetait -les meubles, accrochait les rideaux. Sous le -portail, un cocher d'aspect vénérable achevait la -toilette d'un landau presque neuf, tandis que deux -chevaux du Mecklembourg, graves et solennels -comme des conseillers auliques, revenaient de leur -promenade du matin. En bonne conscience, Étienne -s'avoua qu'il ne pouvait guère rêver mieux. Même à -Paris, vers la rue de Varennes, il eût fallu marcher -longtemps pour compter vingt hôtels de plus grand -air et de plus digne apparence. La façade était large -et les étages élevés. Point de jardin pourtant, mais -une vaste cour plantée de robiniers séculaires. Pour -peu que le château de Bellombre se rapportât à la -maison de ville, le plus exigeant des poètes avait -deux logis à souhait pour ses hivers et ses étés.</p> - -<p>Il put rêver et circuler à l'aise autour de ce petit -palais qui appartenait en propre à sa femme, et -dont un bon contrat lui assurait l'usufruit. Nul importun -ne vint traverser sa méditation ; le faubourg -Saint-Germain est discret, même en province. « Décidément, -pensait-il, j'aborde au port de la véritable -vie après un long voyage sur des océans de papier -peint. » Lorsqu'il se transportait en imagination au -milieu de ce grand Paris qu'il avait quitté la veille, -il n'y voyait qu'un tohu-bohu de choses ruineuses et -méprisables, un troupeau de viveurs cosmopolites -tondu par une horde de nomades affamés, un combat -de vanités stupides, d'avidités sans pudeur, -d'ambitions sans principes ; point de repos, point de -bonheur, point d'amour et presque plus d'esprit ; la -conversation éteinte faute de loisir, les salons désertés -pour l'écurie, le tripot et le fumoir ; les femmes -presque aussi affairées que les hommes, les mondes -mélangés et confondus, les duchesses et les drôlesses -parlant le même argot et affublées des mêmes -chiffons, les bourgeois eux-mêmes corrompus par -la rage de paraître, l'universalité des gens entraînée -à manger son capital avec ses revenus ; les épargnes -du passé et les réserves de l'avenir fondues, volatilisées, -anéanties dans ce creuset surchauffé où l'on -jette bon an mal an dix milliards, la grande moitié -du revenu national. C'est la province qui produit et -Paris qui consomme ; on ne travaille, on ne pense, -on ne cause, on n'aime, on ne vit qu'à cent lieues -de ce foyer destructeur. Heureux les peuples qui -n'ont pas de capitale! Quand reviendra le temps où -les villes de dix mille âmes se suffisaient le plus -agréablement du monde, où une société polie, lettrée, -galante et gaie vivait sur elle-même dans chaque -petit coin, et n'attendait ni ses idées, ni ses passions, -ni ses ridicules par le courrier de Paris?</p> - -<p>L'heure du déjeuner interrompit le monologue ; -Étienne retourna d'un pas léger vers son gîte d'un -jour. Chemin faisant, il découvrit dans une rue écartée -une petite plaque de cuivre où l'on pouvait lire -ces simples mots : <span class="sc">Moine père et fils</span>, <i>successeurs -de Bersac aîné</i>. La maison, de belle apparence, avait -l'air discret d'un bureau et ne sentait nullement la -boutique. Ce détail lui fut agréable ; il vit avec un -plaisir enfantin que son précurseur n'était pas un -marchand de la dernière catégorie, mais une sorte -de commissionnaire au niveau des agents de change -et des banquiers de la ville.</p> - -<p>On lui servit un excellent repas à table d'hôte ; -l'aubergiste lui prodigua mille attentions personnelles, -et lui versa d'un vin que l'empereur avait -apprécié, disait-on, dans son voyage de 1853. La -curiosité respectueuse de vingt-cinq ou trente convives -n'incommoda nullement M. Étienne ; je crois -même qu'il en fut un peu flatté. Comme il achevait -son dessert, on vint lui dire que le préfet, M. de Giboyeux, -l'attendait au premier étage. Il remonta -chez lui, et trouva dans son petit salon un homme -de cinquante ans, fort aimable, qui avait traversé le -journalisme après 1830, et qui s'autorisait du nom -d'homme de lettres pour présenter ses hommages -au nouvel astre du département.</p> - -<p>Tout administrateur qui connaît son métier, fait -l'éloge du pays qu'il habite et dit le plus grand bien -de la population, quoiqu'il soit toujours en instance -pour obtenir son changement. Le préfet ne manqua -point à ce devoir, il célébra la générosité du conseil -général qui lui avait fait bâtir un palais de deux -millions et demi, où son ménage de garçon dansait -comme une noisette dans un tambour. On peut -croire qu'il n'oublia point de vanter M<sup>me</sup> Bersac et -toute la famille, y compris le vieil ultramontain -Célestin, que l'administration aimait peu, mais -qu'elle vénérait pour ses vertus et pour son influence. -Le comte de Giboyeux, que le tracas des élections -prochaines empêchait parfois de dormir, fit mille -avances au bon Étienne. Il insinua doucement que -le député sud-est de la ville était vieux, incapable et -médiocrement populaire. Les électeurs l'avaient -nommé sous le bâton ; encore n'avait-il obtenu que -110 voix de majorité. Si un homme riche, célèbre, -appuyé par le camp des Bersac, voulait s'entendre -avec la préfecture, sa nomination ne faisait pas -l'ombre d'un doute. « Mais, dit Étienne, je me soucie -fort peu de la politique, et je n'en sais pas le premier -mot. — Justement! c'est dans l'élite des indifférents -et des sceptiques qu'on recrute les bonnes majorités. »</p> - -<p>Resté seul, il nota ses impressions et commença -le mémorandum détaillé de sa nouvelle existence. -Je possède ce cahier, fort décousu par malheur, et -plein de lacunes énormes. Sur les deux heures, il -s'aperçut que le soleil s'était voilé, et que la pluie, -une vraie pluie atlantique comme on n'en voit que -dans nos départements de l'Ouest, lavait les toits et -les pavés à grande eau. Impossible de mettre un -pied dehors, et les Bersac n'arrivaient qu'à six -heures. Comme il était parti le soir, il n'avait pris -aucune provision de lecture, si ce n'est l'itinéraire -des chemins de fer. Il sonna pour avoir des journaux ; -un garçon de l'hôtel en apporta cinq ou six qui lui -parurent vieux d'un an, quoiqu'ils fussent de l'avant-veille. -L'ennui le prit ; ces natures pétulantes supportent -malaisément trois ou quatre heures d'inaction. -Il se mit à marcher de la porte à la fenêtre et -de la fenêtre à la porte, comme un factionnaire ou -un prisonnier. La pendule marchait aussi, mais lentement ; -il s'avisa que les minutes de province pourraient -bien être un peu plus longues que celles de -Paris. A coup sûr, la pluie de Paris était moins monotone, -moins obstinée, moins insolente que ce -déluge départemental. « J'ai vu tomber l'eau quelquefois, -mais sans y prendre garde : on causait, on -riait, les amis entraient et sortaient ; au pis aller, -j'ouvrais un livre ou je regardais un tableau. Si la -mélancolie avait été trop forte, je me serais fait conduire -au cercle ou chez Anna. Le soir, à l'heure des -spectacles, il peut pleuvoir à cuveaux sans que personne -en sache rien, sauf les cochers et les sergents -de ville. »</p> - -<p>A force d'écarter les rideaux, il découvrit son -pendant de l'autre côté de la rue. C'était un homme -de soixante à soixante-cinq ans, peut-être un ancien -colonel, qui logeait en face de l'hôtel, au premier -étage : haute taille, forte corpulence, cheveux blancs -taillés en brosse, moustache hérissée, pas d'autre -vêtement qu'un pantalon soutenu par des bretelles -de tapisserie et un col noir bouclé sur la nuque. -L'appartement semblait vaste et riche, mais le pauvre -guerrier en retraite jouissait visiblement peu de -ses confortables loisirs. Il circulait à grandes enjambées -dans une demi-douzaine de chambres, s'arrêtait -méthodiquement à la même fenêtre, appuyait la -main droite au même carreau, jouait un air très-court, -le boute-selle ou <i>la Casquette</i>, bâillait copieusement -et esquissait une pirouette sur le talon droit. -Tous les quarts d'heure, il prenait une grosse pipe, -l'allumait avec du papier, se jetait dans un fauteuil, -aspirait cinq ou six bouffées, entr'ouvrait la fenêtre -et secouait la cendre sur le trottoir.</p> - -<p>Ce manége finit par exaspérer Étienne. « Quoi! -pensait-il, voilà un homme qui a été jeune, fringant, -ambitieux tout comme un autre ; il a rêvé gloire et -victoire, on trouverait peut-être à son dossier une -action héroïque, enterrée dans les cartons du ministère ; -il n'a pas l'air d'un sot, il paraît avoir de quoi -vivre, et il végètera jusqu'à son dernier jour dans -cet étroit ennui de la province comme un chêne -dans un pot de fleur! Eh! va-t'en donc à Paris, -grosse bête! »</p> - -<p>Or, comme il ne manquait pas de logique, il opéra -au même instant un retour sur lui-même. « Et moi! -que viens-je chercher ici? Ce que je gagne à quitter -Paris vaut-il ce que j'y laisse? Qu'adviendra-t-il du -pauvre Étienne dans dix ans, et peut-être plus tôt? -Combien faut-il de jours de pluie pour réduire un -esprit valide à ce néant moral que le bâilleur d'en -face exprime à la façon des huîtres? Si je me sauvais? -Il en est temps encore ; rien de conclu, liberté -réciproque. Quel tapage à Paris! Le soir même où -tous les journaux…! Les gens qui me rencontreraient -sur le boulevard se frotteraient les yeux. -Pour bien faire, il faudrait se cacher jusqu'à neuf ou -dix heures et apparaître en plein foyer de la Comédie-Française. -Vous! Lui! Toi! Tableau. Quelle -aventure! Oui, mes enfants, je suis des vôtres pour -la vie, et je lirai cinq actes le mois prochain! »</p> - -<p>Son esprit se complut tellement au détail de cette -hypothèse, qu'il oublia le colonel, la pendule, la -pluie et tout. Lorsque l'hôte lui cria : « Monsieur, le -train arrive en gare dans vingt minutes! » il s'aperçut -qu'il avait dormi en plein jour. C'était bien la première -fois depuis trente ans et plus. Il secoua ses -dernières illusions de célibataire et courut au-devant -d'Hortense. La famille Bersac s'était accrue, chemin -faisant, du cousin George, commandant aux chasseurs -à pied. Étienne ouvrait la bouche pour remontrer -aux vieux Bersac qu'une veuve ferait mieux -de voyager avec son futur qu'avec un prétendant -évincé ; mais il fut désarmé par l'accueil amoureux -d'Hortense et par l'air honnête du cousin, qui se -mariait lui-même dans un mois, après l'inspection -générale.</p> - -<p>On se fit conduire en droiture au logis de M. Célestin, -où l'on dîna parfaitement, entre soi, sans -cérémonie. Quelques notables de la ville, la fine -fleur des bien pensants, dix personnes au plus, -hommes et femmes, arrivèrent à neuf heures pour -prendre le thé. L'élément féminin laissait à dire, -mais les hommes de ce parti n'étaient pas aussi grotesques -qu'Étienne l'avait supposé. Ils le choyèrent à -qui mieux mieux, et lui firent entendre qu'on serait -tout à lui s'il se livrait tout entier, s'il se rangeait -aux bons principes, et s'il rompait loyalement avec -cette littérature légère qui ne respecte ni le trône ni -l'autel. « Messieurs, dit Bersac jeune, j'ai sa parole -d'honneur, je réponds de lui comme de moi-même. »</p> - -<p>Étienne eût donné de bon cœur les compliments -de ce sénat pour trois minutes de tête-à-tête avec sa -femme, mais la surveillance obstinée des Bersac -suivit les amants jusqu'au bout. On profita d'une -embellie pour reconduire processionnellement la -jeune veuve à son logis, et plusieurs gardes du corps -en jupons l'escortèrent jusque dans sa chambre, -tandis que le chœur des vieillards ramenait Étienne -à l'hôtel. Dirai-je qu'il s'éveilla cent fois pour une et -qu'il accusa le soleil de s'oublier derrière l'horizon? -Le jour parut enfin, et les voitures de gala roulèrent -par la ville, et le maire ceignit son écharpe en répétant -les quatre mots d'allocution qu'il comptait improviser, -et les quatre témoins choisis par Célestin -Bersac soignèrent leur nœud de cravate, tandis -qu'Étienne s'habillait en trépignant, et que six caméristes -volontaires, recrutées parmi le meilleur -monde, piquaient un cent d'épingles dans Hortense.</p> - -<p>L'acte du mariage civil, si grand dans sa simplicité, -émut profondément les hommes et fit sourire -les femmes qui réservaient leur émotion pour l'église. -On partit pour la cathédrale au bruit des -cloches sonnant à toute volée ; on descendit au milieu -de l'inévitable racaille ; Étienne saisit au vol les -commentaires des vagabonds et des mendiants : -« Belle femme, eh! Baptiste? j'en voudrais bien -pour moi.</p> - -<p>— C'est-il ce grand-là qui l'épouse? Elle en a pris -pour son argent.</p> - -<p>— Tous les auteurs de Paris sont de la noce.</p> - -<p>— Faites-moi voir Alexandre Dumas.</p> - -<p>— Ça doit être ce petit blond.</p> - -<p>— La charité, mon beau monsieur, je prierai Dieu -qu'il vous donne la demi-douzaine! »</p> - -<p>Après la messe et pendant le brouhaha de la sacristie, -Bersac jeune embrassa Étienne avec effusion. -« Ah! mon ami, lui dit-il, vous avez abjuré vos -erreurs en pliant le genou devant nos saints autels!</p> - -<p>— Cher monsieur, répondit Étienne, je me suis -déchaussé autrefois pour entrer à Sainte-Sophie, il -le fallait! mais cela ne m'a pas rendu musulman. »</p> - -<p>Le cortége nuptial partit directement pour Bellombre, -où les gens de M<sup>me</sup> Étienne avaient dressé -un grand couvert. Les seigneurs du château furent -reçus à l'entrée du village par le curé de Saint-Maurice, -le maire et les trente-deux pompiers, musique -en tête. L'autorité ne fut pas trop gauche, et -la fanfare des pompiers réserva ses plus fausses -notes pour le bal du soir. Le curé, bonhomme tout -rond, mais fin matois s'il en fut, pria M. Étienne -d'excuser le délabrement d'une pauvre église décapitée -par le vandalisme révolutionnaire ; il insinua -que tôt ou tard la haute munificence de quelque -châtelain relèverait le clocher de la paroisse. En -attendant, l'homme de Dieu se laissa conduire au -château avec le maire, et prit sa bonne part du dîner.</p> - -<p>Tout se passa le mieux du monde, le repas fut -plus gai qu'on n'aurait pu le prédire, car les têtes -chauves y figuraient en grande majorité. Étienne -reconnut que l'on peut vieillir en province sans tourner -à l'aigre. Un ancien magistrat, svelte et propret, -détailla fort joliment une ariette que Mozart -lui avait apprise en 1786. Et comme on s'étonnait -qu'il eût si bien gardé un souvenir de sa première -enfance, il répondit en se rengorgeant : « Mais, madame, -en 86 j'avais seize ans, l'âge de Chérubin et -quelque peu de son caractère! »</p> - -<p>A la chute du jour, invités et villageois se réunirent -sur la pelouse. Hortense ouvrit le bal avec le -capitaine des pompiers, et Étienne avec la femme -du maire. Ce divertissement profane n'effaroucha -nullement le bon curé. Comme Étienne le félicitait -de sa tolérance, il s'écria : « Nous prenez-vous pour -des gens du moyen âge? L'Église a fait de grands -progrès, tout immuable qu'on la dit. Soyez chrétiens, -respectez nos dogmes, soumettez-vous à notre -autorité, et l'on vous tient quittes du reste. Mille -millions de rigodons font moins de tort à Dieu qu'une -ligne de Voltaire. »</p> - -<p>Le temps courait grand train pour les danseurs de -tout âge et de tout étage, Étienne et sa femme exceptés. -Ils s'échappèrent enfin vers dix heures et gagnèrent -une vaste chambre où les serviteurs du défunt, -restés en place, avaient laissé le portrait de -leur maître. L'heureux époux n'y prit pas garde ; -mais le lendemain matin, tandis que la jolie tête -d'Hortense reposait sur l'oreiller, il devina Bersac -sous la toque et la robe d'un juge consulaire. Il se -leva sans bruit, salua gravement l'image du bonhomme -et lui dit <i lang="it" xml:lang="it">in petto</i> : « Merci, monsieur, de -m'avoir légué, sinon une jeune fille, du moins une -femme aussi chaste que belle ; vous étiez un vieillard -honnête et délicat. »</p> - - -<h3>IV</h3> - -<p>Le cahier manuscrit que je copie, en l'abrégeant, -s'arrête au lendemain du mariage pour reprendre -en janvier suivant ; c'est une lacune d'environ cinq -mois. Nul doute que la lune de miel n'ait été sereine -et radieuse. Quelques papiers épars qui datent -probablement de cette époque, nous révèlent les -manies du premier mari, les étonnements d'Étienne -et la docilité d'Hortense.</p> - -<p>Bellombre, situé à trois lieues de la ville, dans un -pays charmant, datait du règne de Louis XIII. -M. Bersac avait gâté le parc à grands frais pour y -tracer des lignes droites ; il avait rebâti, Dieu sait -comme, les deux ailes du château. Tout le meuble -était riche et moderne, acajou et lampas, dans le -style <i>cossu</i> de 1835. A l'entrée de chaque pièce, on -lisait sur une pancarte l'inventaire et le prix des -effets et meubles meublants contenus en icelle. Le -travail quotidien de chaque domestique était minutieusement -distribué par un règlement spécial. Madame -devait livrer au cordon bleu chaque dimanche, -après vêpres, tous les menus de la semaine ; la -femme de charge avait ordre de changer le linge -des maîtres le samedi et le mercredi soir, ni plus ni -moins. La porcelaine et les cristaux de tous les jours -étaient sous la responsabilité du valet de chambre, -ainsi que le plaqué d'argent qui servait en semaine ; -les dimanches et jours fériés, madame délivrait elle-même -l'argenterie et les services de luxe ; elle devait -enfermer la vaisselle dans la salle à manger lorsqu'on -passerait au salon, et n'ouvrir que le lendemain -matin à six heures l'hiver, à cinq heures l'été, -pour que tout fût lavé, mis en état et serré devant -elle. Un des premiers actes d'Étienne fut de jeter -les règlements au feu, et madame, qui les observait -par obéissance posthume, ne paraît pas avoir plaidé -leur cause.</p> - -<p>Bersac aîné jeûnait ou s'abstenait de viande, toutes -et quantes fois l'Église le prescrit, quoiqu'il eût des -dispenses plein les poches. Il imposait son régime -à la jeune femme, qui du reste en avait fait l'apprentissage -au couvent. Hortense n'essaya pas de -rien changer aux habitudes d'Étienne, et comme il -eut l'esprit de ne point discuter les macérations -qu'elle s'infligeait, elle s'en désaccoutuma peu à peu -sans mot dire. Une tolérance réciproque les conduisit -bientôt, l'amour aidant, à vivre et à penser -comme une seule et même personne, ce qui est l'idéal -du ménage.</p> - -<p>Comme don de joyeux avénement, Étienne offrit -une pompe de mille écus à la commune de Saint-Maurice, -et Hortense une cloche. Le bon curé préférait -hautement un clocher, mais Étienne reconnut, -après une enquête, que les vandales de 93 étaient -calomniés dans la paroisse ; le clocher détruit n'avait -jamais existé qu'en projet, et ce projet, rédigé -par un architecte économe, s'élevait au minimum de -quarante mille francs.</p> - -<p>Rien n'indique que l'auteur de <i>Jacqueline</i> et de -<i>Silva</i> ait regretté pendant ces six mois les plaisirs, -les fatigues et les angoisses de la vie littéraire. Non-seulement -il oublia d'écrire, mais s'il lut quelquefois, -ce fut dans le petit cœur de son excellente -femme, et il y prit plus d'intérêt qu'au meilleur -roman.</p> - -<p>Aux approches de Noël, il se fit envoyer des livres -et s'abonna à cinq ou six journaux et revues. Les -soirées étaient décidément trop longues pour qu'on -les passât tout entières à mirer deux yeux dans deux -yeux. Un hiver assez doux, mais humide et sombre, -interdisait les plaisirs et les occupations du dehors. -Restait la conversation comme unique ressource, -mais il arrive toujours un moment où les âmes les -mieux assorties n'ont plus rien à se dire qu'elles -n'aient répété cent fois. Étienne lut avec Hortense ; -il permit à quelques grands esprits d'intervenir en -tiers dans l'heureux tête-à-tête. La jeune femme, -comme toutes celles qui ont passé au laminoir des -couvents, était d'une ignorance incroyable. La demi-liberté -du mariage l'avait conduite à feuilleter les -auteurs à la mode ; mais des chefs-d'œuvre immortels -qui sont le patrimoine du genre humain, elle -savait à peine le titre. Elle s'intéressa passionnément -à ces hautes études qui élargissaient son horizon et -complétaient son être moral ; néanmoins, ayant observé -qu'Étienne ne pouvait lire à haute voix sans -bâiller toutes les dix lignes, elle lui proposa spontanément -de revenir à la ville.</p> - -<p>On fêta leur retour ; les maisons les plus considérables -se disputaient le plaisir de les traiter. Étienne -alla partout avec sa femme, qui grillait de le produire -et de s'en faire honneur. Il fit autant de frais pour -ces provinciaux que pour les plus fins connaisseurs -de Paris. La réputation d'homme brillant qui l'avait -précédé se confirma et s'étendit ; ce fut un vrai -triomphe. Non content de se faire admirer, il se -complétait par l'étude d'un monde inconnu. Dans -les salons, au théâtre, au cercle, il notait mille détails -intéressants qu'il n'aurait pas remarqués un an -plus tard. L'étude a sa lune de miel comme le mariage ; -nous ne percevons vivement que ce qui nous -est nouveau. Les singularités des mœurs et des caractères -nous échappent du jour où elles ne nous -étonnent plus. Pendant un mois ou deux, Étienne -écrivit tous les soirs, tantôt un simple mot, plus souvent -des pages entières ; mais Hortense crut voir -qu'il était moins pétillant au logis que dans le monde. -Ce cerveau si riche et si fécond avait-il besoin des -excitations de l'amour-propre pour s'ouvrir? Était-ce -l'ombre de la maison Bersac et ce milieu vulgaire, -sénile et froid qui le glaçait? L'intérieur de l'hôtel, -à vrai dire, était sinistre. Les grands appartements -tendus de papiers à ramages, le mobilier riche et -banal, les portraits de feu Bersac, qui semblait avoir -porté loin le culte de sa laideur, le service grognon -des ministres de l'ancien règne qui protestaient tout -bas contre les gaspillages du nouveau train, tout -cela devait assombrir l'humeur d'un Parisien, d'un -artiste et d'un dandy. Hortense, avec cette intuition -qui est le génie des femmes aimantes, devina la tristesse -et la pauvreté des splendeurs qui l'avaient -éblouie au sortir du couvent. Aussitôt éclairée, elle -se mit à l'œuvre. Sans consulter Étienne, elle envoya -chez Célestin les portraits de son vénérable -frère ; elle congédia les domestiques un à un, sous -divers prétextes, en assurant le sort des plus méritants ; -elle choisit des gens d'un air et d'un service -moins surannés. Étienne fut surpris et charmé de -voir apparaître un matin son ancien valet de chambre ; -madame l'avait déniché à distance et repris -sans marchander les gages. La livrée du défunt, qui -semblait empruntée à un orchestre de la foire, fit -place à une tenue très-simple et du meilleur goût. -Un petit coupé et un duc, l'un et l'autre au chiffre -d'Étienne, arrivèrent de Paris avec une paire de -chevaux neufs qui avaient du sang anglais dans les -veines ; on repeignit le landau pour les sorties de -gala : il était moderne et de bonne fabrique. Tous -ces changements s'accomplirent en un tour de main, -comme dans les féeries.</p> - -<p>Le difficile était de décorer et de meubler la maison -de manière à contenter un délicat. Ah! si la -pauvre femme avait pu rassembler d'un coup de -baguette toutes les belles choses qui l'avaient éblouie -dans certain appartement de la Chaussée d'Antin! -elle aurait vendu la maison pour reconquérir ce mobilier -et installer Étienne dans un milieu créé par -lui-même ; mais l'enchère avait tout dispersé aux -quatre coins de l'Europe. Un jour, naïvement, elle -entra chez le marchand de curiosités, y prit deux -bahuts et quelques douzaines de faïences, fit transporter -le tout dans sa salle à manger et guetta, le -cœur en suspens, l'arrivée d'Étienne.</p> - -<p>« Eh quoi! dit-il, ma pauvre enfant, tu t'es donné -la peine de faire descendre ces vieilleries? Elles -étaient si bien au grenier!</p> - -<p>— Mais ce sont des antiquités, mon ami. J'avais -cru te faire plaisir en les achetant, parce que la -maison, je le sens bien, n'est pas très-gaie, et… si -nous pouvions refaire un mobilier comme celui que -tu n'as plus… »</p> - -<p>Il embrassa la chère créature et demanda pardon -de sa brutalité.</p> - -<p>« Mais, ajouta-t-il, les beaux jours du bric-à-brac -sont finis. La fureur des vieux meubles mal assortis -était une vraie maladie ; j'ai passé par là comme -tant d'autres, et, tout connaisseur que j'étais, il -m'en a cuit. Ma vente a remboursé bien juste les -prix d'acquisition, et pourtant j'avais acheté au bon -moment. J'ai donc consommé par les yeux quinze -années d'intérêts, qui pouvaient doubler le capital, -et, de plus, j'ai été mal installé, mal couché, mal -assis, esclave d'un tas de choses anguleuses. Le -mobilier doit être fait pour l'homme qui s'en sert, -et un magasin encombré, comme celui que j'avais à -Paris, est juste l'opposé d'un logement habitable. »</p> - -<p>Hortense le fit causer tant et si bien qu'elle finit -par le comprendre. Elle lui soutira le nom d'un de -ces artistes pratiques qui marient l'art et le confort -dans les installations intelligentes de Paris, et quelques -jours après cet entretien la maison fut prise -d'assaut par les tapissiers et les peintres.</p> - -<p>Étienne prit un vif plaisir à préparer son nid lui-même, -à discuter avec un architecte instruit, adroit, -complet, les détails d'une habitation à souhait pour -la commodité d'une vie heureuse. Il esquissa des -plans, assortit des couleurs, dessina certains meubles, -le lit entre autres, qui fut un vrai chef-d'œuvre -du genre. Le mobilier s'exécutait à Paris, mais il dirigea -lui-même au jour le jour les décorateurs et les -tapissiers qui travaillaient sur place. Jusqu'au printemps, -la vieille maison glaciale fut remplie d'un -désordre bruyant et gai. Les deux époux, cantonnés -dans un petit logement sous les combles, comme un -ménage d'étudiants, jouirent d'un bonheur inquiet, -affairé, contraint et d'autant plus délicieux.</p> - -<p>Ils allaient tous les jours dans le monde, mais -avec quel plaisir ils se retrouvaient chez eux! Jamais -on n'avait ri de si bon cœur sous ce grand toit de -plomb et d'ardoise. Étienne ne pouvait plus rester -deux heures hors du logis ; il suivait comme un enfant -les mouvements alertes des ouvriers parisiens : -cet homme que la fièvre du travail avait parfois -transporté jusqu'au délire éprouvait une sensation -neuve à suivre, les bras croisés, le travail d'autrui.</p> - -<p>Le bruit courut bientôt que M. et M<sup>me</sup> Étienne se -faisaient un intérieur comme on n'en avait jamais -vu. Le petit Célestin s'alarma de cette nouvelle et -voulut constater par ses yeux qu'on ne gaspillait pas -son capital. Il fut amplement rassuré. Le cuir, la -laine, la cretonne imprimée, remplaçaient à peu -près partout les soieries de Lyon ; l'or se montrait à -peine çà et là, discrètement, pour rehausser quelques -saillies ; jamais le luxe n'avait fait un tel étalage -de simplicité. Le bonhomme trouva tout à son gré, -il ne chicana point sur les nouveaux projets d'Hortense, -qui parlait d'emmener à Bellombre l'architecte -et les ouvriers. Cette soumission de bon goût -fut récompensée huit jours après ; on lui remit un -acte attestant que toutes les valeurs dont Hortense -avait l'usufruit étaient transférées au nom du nu-propriétaire ; -son héritage était en sûreté!</p> - -<p>L'appartement fut prêt, meublé, livré à la fin de -mai, au grand étonnement des ouvriers du cru, qui -plantent un clou dans leur demi-journée. Le 6 juin, -on pendit la crémaillère ; il y eut un grand bal suivi -d'un souper assis. La ville entière admira le beau -style et le confort exquis de toute la demeure, et les -convives du souper, quatre-vingts personnes environ, -déclarèrent unanimement que la salle à manger, -l'éclairage, les porcelaines, les cristaux, la cuisine -de M<sup>lle</sup> Madeleine et la cave de feu Bersac formaient -un tout indivisible dont la perfection pouvait être -égalée, mais non surpassée chez les rois. La cave, -bien connue dans le département, contenait encore -dix-sept mille bouteilles de vins choisis ; il y en -avait dix mille à Bellombre. L'heureux couple s'esquiva -sur ce mémorable succès. Ce ne fut pas sans -avoir invité le préfet et vingt autres personnes à -l'ouverture de la chasse. Le château devait être régénéré -d'ici là.</p> - -<p>Les trois mois suivants s'écoulèrent aussi rapidement -qu'un dernier jour de vacances. Étienne et sa -femme eurent beau se lever matin, la nuit les surprenait -toujours à l'improviste ; on n'avait pas eu -même le temps de respirer. « Encore un jour passé! -disait Hortense ; un jour de moins à vivre, et la vie -est si bonne avec toi! »</p> - -<p>On avait profité de leur long séjour à la ville pour -corriger le style de certains bâtiments et ramener -les deux ailes à l'unisson du grand corps de logis. -Les terrassements du parc étaient faits, les routes -serpentines tracées, les eaux vives encaissées entre -des gazons neufs, le parterre dessiné, planté et -fleuri. Il ne restait qu'à transformer les dedans, -comme à la ville, mais dans un esprit tout différent. -Chaque saison a son confort, et le beau d'une maison -des champs est de donner pleine carrière aux -plaisirs spéciaux de l'été. Peu ou point de tentures, -les parois et les plafonds peints à l'huile, de jolis -planchers de mélèze qui se lavent tous les huit -jours ; les meubles plutôt fermes que moelleux ; ni -bois sculptés, ni capitonnages, ni couleurs riches, -mais de l'espace, de l'air et de la lumière à profusion. -Autant de chambres qu'il se pourra, car il faut -prévoir les invasions subites, mais la plus grande -simplicité dans chacune : les invités n'y font que -leur somme et leur toilette ; le seul luxe à leur offrir -chez eux est une surabondance de linge et d'eau. -Tout le rez-de-chaussée, pour bien faire, doit être -un terrain vague, consacré à la vie en commun. Les -salons, la salle à manger, l'office, qui est un buffet -permanent, le billard, la bibliothèque, le cabinet de -chasse, la cuisine, sont de plain-pied pour qu'on -circule à l'aise sans avoir même une porte à ouvrir. -Tout est dallé, sauf les salons, où l'on pourra danser -un soir ou l'autre ; la cuisine est assez grandiose -pour que dix chasseurs et leurs chiens se sèchent à -la fois sous le manteau de la cheminée ; elle est assez -brillante de propreté pour que les élégantes de la -maison viennent y faire un <i lang="en" xml:lang="en">plum-pudding</i> ou un -demi-cent de crêpes, si tel est leur bon plaisir. -Étienne dirigea dans cet esprit hospitalier la transformation -du château ; il fit peu pour la montre, -presque rien pour ses propres aises, énormément -pour le bien-être de ses hôtes.</p> - -<p>De toute antiquité, M. et M<sup>me</sup> Célestin passaient -leurs étés à Bellombre. La femme colossale contrôlait -les dépenses, l'ex-notaire donnait son coup d'œil -aux vendanges ; tous deux, à temps perdu, jouaient -un piquet formidable avec le curé de Saint-Maurice. -La bonne Hortense, qui pensait à tout, s'avisa que -ces braves gens seraient un peu bien effarés au -milieu des élégances et des gaietés de septembre. -Elle trouva moyen de les isoler sans les exclure, -pour que ni l'un ni l'autre ne fût contraint de s'amuser -plus qu'il ne voulait. On meubla pour eux -seuls un ancien pavillon de garde, isolé sur la lisière -du parc, à vingt pas du village, à quarante du presbytère. -Hortense n'oublia ni les goûts des vieillards, -ni leurs habitudes, ni leurs affections ; ils furent -entourés de mille et une reliques qui parlaient de -Bersac aîné, et, pour ménager l'amour-propre du -gnome, Étienne lui écrivit de sa main : « Bellombre -vous appartient, mon cher beau-frère ; nous n'en -avons que la jouissance, et nous serons toujours -heureux de la partager avec vous. Mais nous attendons -quelques hôtes qui, j'en ai peur, feront du -bruit, car ils sont presque tous plus jeunes que vous -et moi. Quand vous voudrez dormir en paix loin du -piano de ces dames et des fanfares de ces messieurs, -rappelez-vous que vous possédez <i lang="la" xml:lang="la">hic et nunc</i>, en -toute propriété, l'enclos et le pavillon des Coudrettes. -M<sup>me</sup> Étienne ne se réserve qu'un seul droit -sur ce petit bien, c'est de vous y rendre ses devoirs -et d'y faire porter tout ce qui vous peut être agréable. -Inutile d'ajouter que votre appartement reste vôtre -et que vos deux couverts seront toujours mis au -château. » Célestin remercia le poète avec une émotion -visible. « Vous me traitez, disait-il, en vieil enfant -gâté. — Le beau mérite! répondit Hortense. -Nous sommes si pleinement heureux que cela -déborde de toutes parts. »</p> - -<p>Leur automne ne fut qu'une fête. La chasse, les -vendanges, les excursions, les bals improvisés, les -jeux de toute sorte, un joli mariage qui s'ébaucha -dans une promenade en bateau, la grande pêche -d'un étang voisin et cent autres distractions que -j'oublie, tinrent la compagnie en joie jusqu'au milieu -de novembre. Les invités partaient, revenaient, -s'oubliaient, s'arrachaient au plaisir, retournaient -aux affaires, et retombaient un matin à la grille du -parc lorsqu'on ne les espérait plus. C'était un va-et-vient -perpétuel entre la ville et le château ; les domestiques -passaient la moitié de leur vie à transporter -des toilettes et des coiffures nouvelles ; car -les femmes faisaient assaut d'élégance, tandis que -ces messieurs rivalisaient de bonne humeur et de -bel appétit.</p> - -<p>Il se trouva, tout compte fait, que le beau monde -de la ville avait défilé, pendant cette saison, sous -les platanes de Bellombre. Or, les plaisirs de bon -aloi vous laissent égayés pour un temps ; à l'éclat -des jours radieux succède un crépuscule aimable. -Il suffit quelquefois d'un bal ou d'une promenade -pour mettre la province en train. On a ri, on s'est -rapproché, un sentiment de bienveillance universelle -se répand d'une âme à l'autre comme une -tache de miel ou de lait ; le désir de continuer ou -de recommencer la fête éveille les imaginations, stimule -la fibre généreuse ; c'est à qui rendra aux voisins -l'accueil qu'il a reçu. Il n'y a plus d'avares -ni de maussades ; le bouchon des bouteilles part -tout seul, les coffres-forts les mieux fermés s'ouvrent -spontanément au milieu de la nuit, et les -écus dansent en rond dans la chambre. Ces périodes -de bon temps se prolongent par la force des choses, -en vertu de l'impulsion première et de la gaieté acquise. -Interrogez les vieillards de province ; il n'y a -pas une ville où l'on ne dise : « Nous nous sommes -bien amusés telle année, et encore l'année d'après. »</p> - -<p>La petite capitale où régnait M. le comte de -Giboyeux fut en liesse pendant trois ans, grâce à -l'inauguration de Bellombre. L'hiver suivant ne fut -qu'un chapelet de bals et de dîners priés ; le théâtre -eut tant de succès que le directeur ne fit point faillite, -à son grand étonnement. On tira l'hiver en -longueur, et l'on avança tant qu'on put les ébats de -l'automne ; il n'y eut pas de morte-saison pour les -fanatiques du plaisir.</p> - -<p>Bellombre revit tous ses hôtes de l'an passé et -beaucoup d'autres. La renommée du château s'était -répandue au loin ; il était convenu et prouvé dans un -rayon de cent kilomètres que le plus généreux châtelain, -le plus heureux mari, le causeur le plus gai, -le buveur le plus franc, le cavalier le plus solide, le -chasseur le plus triomphant et le meilleur garçon du -monde était M. Étienne, homme de lettres converti. -Chose incroyable, sa beauté persistante et son dandysme -obstiné n'effarouchaient ni les prudes ni les -jaloux. On le savait, on le voyait amoureux de sa -femme et trop heureux pour souhaiter ou regretter -la moindre chose.</p> - -<p>Si parfois la lecture d'une lettre ou d'un journal, -l'analyse d'un livre nouveau, l'annonce d'une comédie -en cinq actes, l'éloge d'un jeune auteur inconnu -lui donnait un quart d'heure de mélancolie, Hortense -était seule à le voir, et la tendre créature ne -s'en ouvrait à personne, pas même à lui. Elle s'étonnait -par moments qu'un puissant producteur comme -Étienne fût resté plus de deux années sans écrire. -Le fait est qu'il ne répondait pas même à ses amis -et que sans ce <i>mémorandum</i> où il jetait quelques -lignes de temps à autre, on eût pu supposer qu'il -avait peur du papier blanc. Elle l'excusait de son -mieux : il se repose, pensait-elle. Après ce travail -épuisant qui a précédé notre mariage, deux ans de -récréation ne sont peut-être pas de trop. Et puis il -m'aime tant! J'occupe tout son esprit aussi bien -que son cœur ; une autre idée pourrait-elle y trouver -place sans me déloger quelque peu? Tout est bien.</p> - -<p>Les gens du monde qui fréquentaient sa maison -ne se demandaient même pas pourquoi il n'était plus -homme de lettres. Il leur semblait tout naturel -qu'on n'écrivît ni pièces ni romans dès qu'on avait -de quoi vivre et faire figure. La littérature aujourd'hui -passe pour un métier comme un autre. A qui -la faute? Je ne sais ; peut-être aux sociétés littéraires -et dramatiques qui remplissent les journaux -de leurs débats mercantiles. Pourquoi donc un justiciable -du tribunal de commerce, un marchand de -papier noirci à tant la ligne continuerait-il le métier -quand son affaire est faite? Les tailleurs de distinction -se retirent après fortune, et les agents de change -aussi. Quelques rares individus qui écrivent sans y -être forcés font l'étonnement des provinces.</p> - -<p>Ce n'est pas que le vrai talent y soit moins admiré -qu'à Paris. La jeunesse du chef-lieu s'honorait -d'habiter la même ville qu'Étienne ; on montrait sa -maison aux étrangers, on achetait ses livres et on -les lui apportait humblement pour qu'il signât son -nom sur le faux titre ; l'opinion le plaçait bien au-dessus -de M. Laricot, ancien marchand de bœufs, -qui était cependant trois fois plus riche et pas plus -fier que lui.</p> - -<p>Lorsqu'on sut qu'il avait fixé le jour de sa rentrée -en ville, la commission du théâtre, composée de -neuf ou dix jeunes gens à la mode, organisa une solennité -en son honneur. Elle invita le directeur à -monter son drame de <i>Silva</i> ; cinq décors neufs -furent commandés pour la cérémonie. Toute la ville -s'entendit pour garder le secret et lui ménager la -surprise ; l'<i>Impartial</i>, qu'il lisait à Bellombre, s'abstint -d'annoncer le spectacle. La femme du receveur -général invita les Étienne à dîner, sous prétexte -que le déménagement devait renverser leur marmite ; -on amusa si bien le héros de la fête qu'il entra au -théâtre, s'assit avec Hortense au premier rang d'une -loge de face et vit lever le rideau sans remarquer -que la salle était comble et éclairée <i lang="it" xml:lang="it">à giorno</i>. Ce ne -fut pas avant la dixième réplique qu'il se tourna -vers sa femme et lui dit :</p> - -<p>« Ah çà! que diable jouent-ils donc?</p> - -<p>— <i>Silva</i>, mon ami.</p> - -<p>— Tu le savais?</p> - -<p>— Un peu.</p> - -<p>— C'est une trahison! nous ne pouvons pas rester -ici sans nous couvrir de ridicule!</p> - -<p>— Tu n'assistais donc pas à tes pièces à Paris?</p> - -<p>— Jamais en évidence, et d'ailleurs on ne me connaissait -pas comme ici. Allons-nous-en!</p> - -<p>— Ce serait faire affront à tous ces braves gens -qui t'applaudissent de si bon cœur : écoute! D'ailleurs -la loge est pleine, et ce sont nos meilleurs amis -qui te retiennent prisonnier. »</p> - -<p>Il enrageait, mais que faire? Tout bien pesé, il -résolut de mettre l'occasion à profit pour écouter -sa pièce et se juger lui-même.</p> - -<p><i>Silva</i> est un drame bien fait, peut-être un peu -trop oratoire, mais conduit d'une main ferme et -plein de situations pathétiques. Ce n'est pas le premier -succès ; la pièce, dans sa primeur, eut quarante -représentations, ce qui répond à cent aujourd'hui.</p> - -<p>La troupe du chef-lieu, qui n'était pas des pires, -se surpassa dans cette occasion ; elle se sentait -soutenue et comme enlevée par la sympathie publique. -On applaudissait à tour de bras les moindres -tirades ; on pleurait, on se mouchait, on criait : « Vive -Étienne! » La loge de l'auteur ne désemplit pas un -moment ; amis et flatteurs assiégeaient la porte aux -entr'actes.</p> - -<p>« Ah! mon ami, dit la bonne Hortense, que je te -remercie d'être resté! Voici mon plus beau jour ; -grâce à Dieu, je ne mourrai pas sans avoir joui de ta -gloire.</p> - -<p>— Heureusement, répondit-il, c'est fini ; nous en -voilà quittes. »</p> - -<p>Il se trompait. Le rideau venait de tomber au -milieu des applaudissements, des pleurs et des cris, -mais pas un spectateur ne bougeait de sa place. Le -régisseur frappa trois coups, l'orchestre exécuta -une marche triomphale, et le buste d'Étienne apparut -entouré des personnages de la pièce en costume -et des autres artistes en habit noir. Une trappe s'ouvrit -du côté cour, c'est-à-dire à la droite des spectateurs, -et l'on vit apparaître une actrice vêtue de -blanc, le front ceint d'un laurier d'or. Elle déclama -d'une voix émue une sorte de dithyrambe élaboré -par le professeur de troisième, et qui peut se traduire -ainsi : « Je suis la ville de trente-cinq mille -âmes, le chef-lieu du département où fleurit M. de -Giboyeux ; j'adopte solennellement aujourd'hui l'illustre -auteur de <i>Silva</i> et de tel, tel et tel ouvrages -dont voici l'énumération paraphrasée. » Et pour -conclure :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Honneur à tes travaux qui consolent la France!</div> -<div class="verse">Honneur à tes bontés pour le pauvre à genoux!</div> -<div class="verse">Honneur à l'avenir, honneur à l'espérance!</div> -<div class="verse">L'avenir est à toi, l'espérance est en nous!</div> -</div> - -<p class="noindent">Et le parterre d'applaudir! et les mouchoirs de s'agiter -le long des galeries! Et les bouquets de pleuvoir -sur le buste de plâtre que la jeune artiste, -par une inspiration subite ou préparée, couronna -aux dépens de son propre front. La salle entière se -tourna vers Étienne avec autant d'admiration, de -reconnaissance et d'amour que s'il avait sauvé la -patrie entre ses deux repas. Quant à lui, il se jeta -tête baissée à travers la foule des obséquieux, -traînant Hortense à la remorque. Il gagna la sortie -du théâtre, sauta dans sa voiture et rentra chez lui -en grommelant : « Les sots! les pleutres! L'avenir -est à toi! Je comprends Charles IX et tous ceux qui -ont tiré sur le peuple. Jamais plus stupide gibier n'a -provoqué les coups de fusil. Cette pièce, elle est -enfantine! Les déclamations du collége,… les ficelles -de l'âge d'or! J'ai marché depuis ce temps-là… Si -je voulais! si je m'y mettais! Il y a un nouveau -théâtre à créer, je le sens, je le tiens ; mais où? -comment? Je suis un astrologue au fond du puits ; -bonsoir, étoiles! »</p> - -<p>Hortense l'embrassait chemin faisant et n'avait -pas l'air de l'entendre ; mais quinze jours après la -représentation de <i>Silva</i> elle contrefit la boudeuse, -chercha des querelles d'Allemand, et finit par dire à -son mari :</p> - -<p>« Tu n'es pas homme de parole : il était convenu -que nous irions à Paris tous les hivers, et l'on dirait -que tu prends plaisir à m'enterrer au fond de la -province. Aussi j'ai fait un coup d'Etat ; nous partons -après-demain soir, et nous avons loué pour l'hiver -un petit hôtel tout meublé, rue Bayard. Révolte-toi, -si tu l'oses, méchant! »</p> - -<p>L'homme le plus spirituel du monde a toujours -moins d'esprit que sa femme. Étienne reconnut -naïvement ses torts et répondit qu'il soupirait lui-même -de temps à autre après le mauvais air de -Paris.</p> - -<p>Je les rencontrai d'aventure, le lendemain de leur -arrivée. C'était à la fin de novembre, par un de ces -demi-soleils qui font courir tout Paris au bois de -Boulogne. Ils se promenaient à pied au bord du lac, -et leur coupé à deux chevaux les suivait. Étienne ne -se jeta point à mon cou, et il oublia de me tutoyer, -mais il me fit un accueil très-cordial, me présenta à -sa femme et me donna son jour et son adresse. J'eus -le temps de remarquer qu'il n'avait ni engraissé ni -vieilli.</p> - -<p>On sut bientôt dans le monde des lettres qu'il était -de retour à Paris. Les journaux qui se piquent d'être -bien informés annoncèrent qu'il apportait un roman, -une comédie en vers, un drame, une étude en deux -volumes sur la vie de province. Il avait lu sa comédie -dans tel salon, tel éditeur avait acheté le roman, -telle et telle publications se disputaient la primeur -des fameuses études. Tous ces renseignements, puisés -à bonne source, se contredisaient comme à plaisir ; -je voulus en avoir le cœur net en interrogeant -l'auteur lui-même dès ma première visite.</p> - -<p>« Bah! répondit-il, laissez dire ; il faut que tout le -monde vive. Vous seul au monde savez pourquoi je -n'ai pas écrit un mot. C'était marché conclu avant -ma fuite en province, je remplis mes engagements -avec une fidélité qui ne me coûte pas. Le bonheur -m'a rendu paresseux avec délices, comme Figaro. »</p> - -<p>M<sup>me</sup> Étienne assistait à cette conversation ; je crus -lire dans ses yeux beaucoup d'étonnement, un peu -d'inquiétude et une curiosité qui n'osait paraître. -Pour ma part, je m'escrimais à comprendre qu'un -homme si bien doué se résignât à mourir tout vif. -Quelques efforts qu'il fit pour prouver son indifférence, -je ne le croyais pas sincèrement détaché de -la gloire.</p> - -<p>Sa maison fut ouverte à tout ce qui portait un -nom dans les arts ou dans les lettres ; il donna d'excellents -dîners et des soirées où l'on dépensait l'esprit -sans compter. Deux ou trois fois, après certaines -passes brillantes où il avait tenu le jeu contre Méry, -Gozlan et les Dumas, je vis ses yeux s'illuminer d'orgueil. -Il semblait dire : « Si je voulais! » Mais presque -au même instant un nuage passait sur son beau -front, et me rappelait que le pauvre homme avait -abdiqué le droit de vouloir.</p> - -<p>Pour le monde qui s'arrête à la surface des choses, -Étienne s'amusait follement. Il était de tous les -écots avec Hortense. Ils ne manquèrent pas un des -bals officiels, qui furent nombreux cet hiver-là. Les -invitations pleuvaient chez eux, ils paraissaient -dans trois ou quatre salons le même soir ; les théâtres -leur envoyaient des loges, leurs domestiques -furent malades d'une indigestion de concerts.</p> - -<p>Je me souviens d'avoir vu derrière eux la première -représentation d'une œuvre d'Augier. Il riait, -il admirait, il applaudissait et il souffrait. « C'est la -vraie comédie, disait-il, la comédie satirique. Quels -coups de dents! cela emporte le morceau. Cependant -je rêve encore autre chose, et si jamais l'occasion… -mais où donc ai-je la tête? Il s'agit bien de -moi en vérité! »</p> - -<p>Quelques directeurs, alléchés par les on-dit de -journal, vinrent lui proposer des traités magnifiques : -les chefs-d'œuvre étaient déjà moins offerts -que demandés sur la place de Paris. Il se fâcha -comme un grand épicier retiré des affaires à qui -l'on viendrait demander un sou de poivre dans son -château. Je ne sais plus quel <i lang="it" xml:lang="it">impresario</i> disait en -sortant de chez Étienne : « On prétend que l'air de -la province est calmant, et je viens de voir un garçon -qui est devenu nerveux comme une guitare à force -de planter des choux. » Il défendit longtemps sa -porte à Bondidier, son éditeur, qu'il estimait de -vieille date et qui lui devait de l'argent. « Si je le -reçois, pensa-t-il, il me parlera de mes livres, et -peut-être va-t-il m'apprendre qu'on ne les lit plus à -Paris. »</p> - -<p>A toute fin pourtant, il rendit une visite au digne -homme, qui s'était dérangé plus de dix fois sans le -joindre. M. Bondidier lui compta une somme importante, -mais sans dissimuler que la vente allait décroissant. -« C'est une loi que tous mes confrères ont -observée ; on délaisse insensiblement les auteurs -qui s'abandonnent eux-mêmes ; on lit de moins en -moins celui qui n'écrit plus. Tant que vous travaillez, -chaque publication fait connaître ses aînées ; on -a vu tout un fond de livres invendables, condamnés -au rabais, menacés du pilon, faire prime inopinément : -l'auteur avait forcé l'attention du monde en -lançant un nouvel ouvrage. Les vôtres ont une valeur -intrinsèque, un mérite de forme qui ne sera -jamais méconnu ; mais ils s'écouleront lentement, -et tomberont dans un oubli relatif jusqu'au jour -où… je ne veux pas vous attrister, mais c'est le -lendemain de leur mort que les vrais écrivains -comme vous trouvent pleine justice. Ah! si vous m'aviez -écouté! Ce <i>Jean Moreau</i>, dont nous avons causé -si souvent chez vous et chez moi, devait marquer -le point culminant de votre course. Vous seul, entre -tous nos contemporains, pouvez écrire ce livre dont -le succès est garanti par l'attente universelle. Songez -donc que le roman du deuxième Empire n'est -pas fait! On le désire, on l'appelle, on l'espère, on -veut qu'il vienne avant la crise politique qui renverra -la littérature légère au dernier plan. <i>Jean Moreau</i>, -comme je le comprends, et comme vous l'avez -conçu, doit vous mettre hors classe. Je ne dis pas -qu'il vous fera passer avant M<sup>me</sup> Sand ou Mérimée, -avant Balzac ou Stendhal ; mais il mettra certainement -en relief des dons qui n'appartiennent qu'à -vous. Vous serez le vanneur de ce temps-ci, l'homme -qui fait sauter d'une main ferme et légère la politique, -la finance, les systèmes, les préjugés, les types, -les mœurs bonnes et mauvaises, séparant la paille -du grain. Après un tel travail, vous entrez à l'Académie -comme une balle dans la cible, sans débat. -Je publie vos œuvres complètes, in-octavo pour les -bibliothèques, in-dix-huit pour tout le monde, et je -vous apporte un regain de gloire que vous n'auriez -jamais obtenu de votre vivant sans le succès de -<i>Jean Moreau</i>! »</p> - -<p>L'éloquence du vieil éditeur remua profondément -l'esprit d'Étienne. Il rentra chez lui tout ému, embrassa -Hortense et lui dit : « M'en voudrais-tu beaucoup -si je faisais un livre?</p> - -<p>— Moi, mon ami!</p> - -<p>— Oui, toi.</p> - -<p>— Mais je serais la plus heureuse et la plus orgueilleuse -des femmes. Il y a bien longtemps, va, -que j'y pense et que je me demande pourquoi tu -n'écris plus! Je craignais que le monde ne m'accusât -de te confisquer pour moi seule, de gaspiller au -profit de mon bonheur tes plus belles années ; mais -je n'osais rien t'en dire, Étienne, parce que tu es le -maître et moi la servante.</p> - -<p>— Ah çà! qu'est-ce qu'il m'a donc chanté, ce vieux -fou de Bersac?</p> - -<p>— Célestin?</p> - -<p>— Naturellement. Il m'a fait jurer sur ta tête, ou -peu s'en faut, que je n'imprimerais plus une ligne.</p> - -<p>— Dans les journaux? sans doute ; il m'avait effrayée -des journaux à cause de ces batailles, tu sais? -et ces éclaboussures d'encrier qui sont pires que les -coups d'épée. Mais un livre! un livre de toi, qui sera -lu, admiré, cité partout! Mon cœur bat à l'idée que -nous le verrons ensemble aux étalages. Tu me le -dédieras, entends-tu? Je veux que la postérité sache -le nom d'une petite créature ignorante et pauvre -d'esprit, mais qui a deviné ce que tu vaux et qui t'a -consacré sa vie! »</p> - -<p>Étienne rayonnait de joie. Dans ses transports, il -raconta le roman à sa femme, il esquissa ses plans, -s'arrêta aux principaux épisodes, s'égara dans mille -détails qui parurent divins à l'humble fanatique. -« Nous ne bougerons plus de Paris, lui dit-elle ; -j'aime Paris, un peu parce que nous nous y sommes -rencontrés, et plus encore parce qu'il vient de te -rendre à toi-même.</p> - -<p>— Non, ma chérie, voici le printemps, il vaut -mieux retourner à Bellombre. Que de fois je m'y -suis promené en rêvant à ce livre qui ne devait jamais -paraître! J'y retrouverai mille idées suspendues -aux branches des arbres, comme la laine d'un troupeau -s'accroche aux buissons du chemin. »</p> - -<p>On fit les malles, on prit congé des amis anciens -et nouveaux. Étienne ne se priva point de nous dire -qu'il allait se remettre à l'ouvrage, et que <i>Jean Moreau</i> -serait achevé dans un an. Moi qui me souvenais, -je n'en croyais pas mes oreilles : « Vous avez donc -apprivoisé le Célestin Bersac?</p> - -<p>— Le pauvre homme n'a jamais songé à restreindre -ma liberté. Il y avait malentendu ; erreur n'est -pas compte. »</p> - -<p>Quelques fidèles, dont j'étais, leur offrirent un -dîner d'adieu la veille du départ. Le couvert se -trouva mis par hasard dans ce salon du café Anglais -où nous avions soupé ensemble quelques années -plus tôt. Il s'amusa du rapprochement, et me lança -un de ces regards pleins de choses qui n'appartenaient -qu'à lui. Je portai un grand toast, trop long -peut-être, au succès de <i>Jean Moreau</i>. Quelques -convives étouffèrent un bâillement, mais Hortense -laissa perler deux larmes entre ses beaux cils -noirs.</p> - -<p>Vingt-quatre heures après ils dînaient en tête-à-tête -dans la grande salle à manger de Bellombre. Étienne -se fit un point d'honneur d'attaquer <i>Jean Moreau</i> le -soir même. Il n'en écrivit que cinq lignes, car il s'était -couché tard la veille, et le voyage l'avait un peu -fatigué ; mais ces cinq lignes équivalaient à la pose -d'une première pierre. Le difficile en art est de se -mettre à l'ouvrage, et tout ce qui est commencé -compte comme à moitié fini.</p> - -<p>Le fait est qu'en six semaines il abattit les deux -premiers chapitres ; les trois suivants s'achevèrent -du 30 avril au 31 mai : c'était le quart du livre! Les -Bersac reprirent possession des Coudrettes au commencement -de juin. Ils avaient leur belle-fille et ses -deux enfants avec eux. George venait de passer à -l'infanterie de marine avec le grade de lieutenant-colonel ; -il faisait route vers la Cochinchine. Célestin -craignait de mourir sans avoir revu ce cher fils ; les -soucis de la séparation ajoutés aux fatigues de l'âge -le faisaient dépérir à vue d'œil. On s'efforça de le -distraire et de le consoler ; Étienne le traitait d'autant -mieux qu'il était taquiné par certain scrupule, et -qu'il se sentait mal à l'aise devant le vieil original. -Un soir qu'on avait réussi à l'émoustiller un peu, il -lui dit : « Une nouvelle, mon cher monsieur Bersac! -Je travaille.</p> - -<p>— Mes compliments! l'oisiveté est la mère de -tous les vices.</p> - -<p>— Mais devinez un peu ce que je fais? Un roman!</p> - -<p>— J'espère qu'il amusera M<sup>me</sup> Étienne.</p> - -<p>— Et le public aussi! reprit Hortense.</p> - -<p>— Je crois que vous vous trompez, chère dame. -Le public ne peut pas s'amuser d'un livre qu'on ne -lui fait pas lire, et si j'ai bonne mémoire, M. Étienne -en vous épousant s'est interdit de rien publier. »</p> - -<p>Étienne pâlit un peu. « Mais, dit-il, je puis lever -une interdiction que j'ai prononcée moi-même.</p> - -<p>— Oui, si vous n'êtes engagé qu'envers vous. »</p> - -<p>On parla d'autre chose, et un quart d'heure après -Étienne se remit à la besogne.</p> - -<p>Chaque fois que le souvenir de Célestin venait le -distraire, il faisait le geste d'un homme qui chasse -une mouche. « Eh! que dirait le monde, si je sacrifiais -mon avenir aux manies d'un vieux fou? »</p> - -<p>Le premier plan de <i>Jean Moreau</i> était perdu ; il -en refit un autre bien plus large, où la province -tenait plus de place. Tous les types qu'il avait observés -depuis son mariage, les Bersac eux-mêmes, -entrèrent dans ce cadre et y prirent un relief étonnant. -Il travaillait tous les jours au moins quatre -heures, six au plus. Jamais l'inspiration ne lui faisait -absolument défaut, mais les idées venaient plus ou -moins vite. Tantôt il s'escrimait jusqu'au soir sur -une demi-page, tantôt il couvrait dix feuillets de -son écriture haute, droite, toujours nette, qui rappelle -les beaux autographes du dix-septième siècle. -Peu de ratures ; la grande habitude d'écrire lui -permettait de jeter sa pensée en moule comme un -métal de première fusion. De sa vie il n'avait fait -deux manuscrits du même livre ni emprunté la -main du copiste ; chacun de ses ouvrages allait en -bloc et d'un bond chez l'imprimeur.</p> - -<p>Hortense, qui l'épiait avec une anxiété maternelle, -s'émerveilla de voir que <i>Jean Moreau</i> le possédait -sans l'absorber. A mesure qu'il avançait dans son -livre, les idées de roman, de comédie et même de -vaudeville s'éveillaient en foule dans son esprit. Il -jeta plus de vingt plans sur le papier sans interrompre -le grand ouvrage.</p> - -<p>Jamais il n'avait eu plus de temps, chose bizarre. -Il trouvait moyen de répondre aux lettres des amis -et des indifférents eux-mêmes ; il écrivait à tort et à -travers. Sa plume était taillée et l'encrier rempli, -rien ne lui coûtait plus.</p> - -<p>Son humeur semblait plus égale, son esprit plus -riant, son cœur plus tendre qu'aux jours de grand -loisir et de repos absolu ; il prodiguait les témoignages -d'affection à sa femme. Loin de vouloir se -séquestrer dans son travail comme tant d'autres, il -insista pour que la maison fût ouverte, il attira la -foule et fit la joie autour de lui. On le voyait à table, -à la chasse, aux promenades champêtres, plus -vivant, plus gaillard, plus pétillant que jamais. C'était -l'être puissant, multiple, prêt à tout, que j'avais -admiré, non sans un peu d'effroi, le soir de notre -première rencontre ; mais il ne revoyait pas Célestin -sans qu'un nuage imperceptible vînt assombrir sa -belle humeur.</p> - -<p>Un jour qu'il était seul avec l'octogénaire, il lui -dit à brûle-pourpoint : « Mon cher monsieur, ce -livre avance, et je vous avertis qu'il paraîtra.</p> - -<p>— Grand bien vous fasse, monsieur!</p> - -<p>— En somme, cette publication ne vous cause -aucun tort, avouez-le!</p> - -<p>— Ce n'est pas de moi qu'il s'agit. L'homme a la -liberté du bien et du mal ici-bas.</p> - -<p>— Dites-moi franchement votre opinion. Pensez-vous -qu'avant mon mariage j'aie pris aucun engagement -envers vous?</p> - -<p>— Oui, mais que vous importe?</p> - -<p>— Il m'importe beaucoup, sacrebleu!</p> - -<p>— Le monde est à vos pieds ; vous n'avez pas -besoin de l'estime d'un pauvre vieillard comme moi.</p> - -<p>— Ah! tout beau! Je prétends être estimé de -tous, sans exception, mon brave homme. Pour -qu'un engagement soit valable, il doit être fondé en -raison. Si je vous avais demandé la main d'Hortense, -et si vous m'aviez fait vos conditions, je les tiendrais -pour sacrées, quoique absurdes ; mais ma femme ne -dépendait de personne lorsqu'elle m'a choisi. Est-il -vrai?</p> - -<p>— Je l'avoue.</p> - -<p>— Vous êtes venu me raconter qu'elle avait peur -du journalisme, et moi qui tombais de fatigue pour -avoir trop écrit, je vous ai répondu que j'avais de la -littérature par-dessus les oreilles. Est-ce un serment, -cela?</p> - -<p>— Si vous êtes bien sûr de n'avoir rien juré, cher -monsieur, vous devez être parfaitement à l'aise.</p> - -<p>— Mais non! Vous voyez bien que je suis agacé, -et, si vous aviez le cœur juste, vous vous rappelleriez -tout ce que nous avons fait pour vous, de notre -plein gré, et vous diriez un mot, un seul mot qui me -mît à mon aise.</p> - -<p>— Vous reconnaissez donc que j'ai le droit de -garder votre parole ou de vous la rendre?</p> - -<p>— Non!</p> - -<p>— Très-bien.</p> - -<p>— Mais si j'en convenais?</p> - -<p>— Vous me mettriez dans l'alternative ou de vous -affliger, ou de prendre sur moi la responsabilité -d'une publication contraire à mes idées, nuisible -aux mœurs, irrespectueuse à coup sûr pour les -majestés du ciel et de la terre. C'est pourquoi, cher -monsieur, vous ferez bien de ne consulter que vous-même. -Je n'ai aucun moyen de vous contraindre ; -si le serment que vous avez prêté devant moi vous -paraît incommode aujourd'hui, vous pouvez le violer -impunément et même avec quelque profit et quelque -gloire mondaine. »</p> - -<p>Étienne était exaspéré. Il aborda de cent côtés cet -être fugitif, insaisissable et mou ; ni les bons procédés, -ni les prières, ni les raisons ne purent l'entamer. -Il usait sa vigueur contre cette inertie, comme -les chevaliers des légendes se fatiguent à pourfendre -un fantôme blafard. Cependant il acheva son livre.</p> - -<p>Cela prit un peu plus de temps qu'il ne pensait. -Le premier mot datait du 17 mars, le point final fut -mis le 3 septembre. On en reçut la nouvelle à Paris, -et les journaux bien informés annoncèrent que <i>Jean -Moreau</i> était sous presse, quoique le manuscrit fût -encore à Bellombre.</p> - -<p>Dans le cours de l'été, Célestin avait failli mourir -d'une bronchite, et quelqu'un s'était intéressé cordialement -aux progrès de la maladie ; mais le maudit -vieillard guérit et ne s'assouplit point. Lorsqu'Étienne -reconnut que la mort ne voulait pas venir -à son aide, il demanda l'appui de M<sup>me</sup> Bersac, il -implora la femme à barbe en faveur du pauvre <i>Jean -Moreau</i>. Célestin parut s'adoucir, il promit d'autoriser -l'impression, si le livre était lu, expurgé et visé -par six personnes recommandables qu'il se réservait -de choisir. C'était le rétablissement de la censure, -ni plus ni moins. L'auteur pouffa de rire, et la négociation -en resta là.</p> - -<p>Le plus beau jour de la vie d'Hortense fut le jour -où son cher mari, après avoir relu <i>Jean Moreau</i> d'un -bout à l'autre et fait les dernières corrections, lui -mit le manuscrit entre les mains et lui dit : « Chère -enfant, voilà le meilleur de mon esprit. J'écrirai -sans doute autre chose, mais je ne me sens pas capable -de mieux. Prends ce livre, je ne te le donne -pas, car il était à toi avant de naître ; je te dois le -loisir et le bonheur dont il est fait. »</p> - -<p>Il était onze heures du soir, tous les hôtes de Bellombre -dormaient comme on ne dort qu'à la campagne, -après la chasse. Étienne se mit au lit, Hortense -prit place à son côté et demanda la permission -de lire un chapitre. Elle en lut deux, puis trois, si -bien qu'Étienne s'assoupit. Il se réveilla plusieurs -fois, la lampe était toujours allumée.</p> - -<p>« Mais dors donc, chérie! disait-il.</p> - -<p>— Tout à l'heure, mon ami ; il n'est pas tard, et -je suis si heureuse! »</p> - -<p>Le matin, vers huit heures, il étendit un bras, -ouvrit les yeux et s'aperçut qu'il était seul dans le -grand lit. Sa seconde pensée fut pour le manuscrit -qu'il avait confié à sa femme ; <i>Jean Moreau</i> n'était -plus là. Il sonna la femme de chambre et dit :</p> - -<p>« Où est madame?</p> - -<p>— Monsieur, il y a une bonne heure que madame -est sortie.</p> - -<p>— Avec un livre? Avec un paquet en forme de -livre?</p> - -<p>— Oui, monsieur.</p> - -<p>— Dans le parc?</p> - -<p>— Non, monsieur, dans le village. D'ailleurs voici -madame. »</p> - -<p>Hortense se jeta au cou de son mari :</p> - -<p>« J'ai tout lu, dit-elle. Je n'ai pas fermé l'œil, -impossible de m'arracher à notre livre. Que c'est -bon! Que c'est vrai! Que c'est beau! Tu as raison, -Étienne, c'est ton chef-d'œuvre ; mieux encore, -c'est toi!</p> - -<p>— Qu'en as-tu fait?</p> - -<p>— Me crois-tu femme à perdre ce que j'ai de plus -cher? Non, mon ami, tu peux être tranquille.</p> - -<p>— Tu as serré le manuscrit?</p> - -<p>— Parfaitement… Sans doute.</p> - -<p>— De quel air singulier tu dis cela!</p> - -<p>— Tu t'es donc aperçu que je mentais? Eh bien! -tant mieux, j'en suis contente. Ta femme ne peut -rien te cacher, même pour un grand bien. Voici le -fait. Tu m'approuveras, j'en suis sûre.</p> - -<p>— Mais parle donc!</p> - -<p>— Ah! si tu me fais peur, je ne saurai plus rien -dire. Tes discussions avec mon ex-beau-frère, ses -résistances, tes scrupules, votre malentendu, me -faisaient peine et pitié. Je n'ai jamais douté de ton -bon droit, mais je me demandais par moments s'il -n'était pas cruel de contrister ce pauvre bonhomme. -La lecture de <i>Jean Moreau</i> m'a dicté un parti héroïque. -Il est moralement impossible qu'un être intelligent -s'oppose à la publication d'un tel livre après -l'avoir lu. Je suis allée chez Célestin, je lui ai dit :</p> - -<p>« Lisez et jugez-nous!</p> - -<p>— Malheureuse! Mes habits! Arriverai-je à temps?</p> - -<p>— Que crains-tu?</p> - -<p>— Tout. J'en mourrais. Je sens qu'il me serait -impossible de récrire ce qui est fait. Et je n'ai pas -songé à garder une copie! »</p> - -<p>Il courut.</p> - -<p>Célestin Bersac était assis devant le pavillon des -Coudrettes ; il faisait sauter un de ses petits-enfants -sur ses genoux. « Monsieur Étienne, j'ai bien l'honneur. -Donnez-vous la peine d'entrer. Vous paraissez -ému ; j'espère qu'il n'est rien arrivé à madame depuis -une demi-heure qu'elle nous a quittés?</p> - -<p>— Ah! vous avouez donc qu'elle est venue vous -voir ce matin?</p> - -<p>— Sans doute, pour m'apporter certain opuscule -qu'elle daignait soumettre à mon humble appréciation.</p> - -<p>— Où est-il?</p> - -<p>— Mais chez nous, je pense, à moins pourtant -qu'il ne se soit envolé. »</p> - -<p>Étienne respira.</p> - -<p>« Monsieur, dit-il, vous seriez bien aimable de me -rendre ces papiers. Vous les lirez, je vous le jure, -mais dans quelques jours seulement, lorsque le manuscrit, -qui est unique, sera au net.</p> - -<p>— A vos ordres. »</p> - -<p>Le petit vieillard remit l'enfant aux mains de la -mère, et il entra dans la maison suivi d'Étienne. Les -deux hommes s'arrêtèrent dans un sorte de salon où -le portrait de Bersac aîné, en robe de juge, avait -l'air de compter et d'estimer au juste prix les vieux -fauteuils de Bellombre.</p> - -<p>« Mon Dieu, monsieur, dit Célestin, c'est ici que -j'ai reçu la visite de madame. Je ne sais pas exactement -où j'ai mis les paperasses en question, mais -à force de les chercher… Non, ma foi! pas plus de -manuscrit que sur la main. Est-ce que vous y teniez -beaucoup?</p> - -<p>— Plus qu'à la vie!</p> - -<p>— J'en suis bien désolé, vos papiers sont perdus. -Voulez-vous fouiller la maison? »</p> - -<p>Étienne répondit froidement :</p> - -<p>« C'est inutile. Votre parole me suffit. Jurez-moi -seulement sur l'honneur…</p> - -<p>— Sur quel honneur? le mien ou le vôtre? Vous -m'avez enseigné le prix d'une parole d'honneur. »</p> - -<p>Le romancier se demandait si le plus court ne serait -pas d'étrangler ce vieux monstre. Célestin devina -sa pensée et lui dit :</p> - -<p>« J'ai quatre-vingts ans, cher monsieur. Mon fils -est à Saïgon, vous n'irez pas lui chercher querelle si -loin. Les tribunaux? Ils me condamneraient peut-être -à deux ou trois mille francs de dommages-intérêts. -Voyez ce qui vous semblera le plus avantageux -et le plus honorable.</p> - -<p>— Qu'est-ce que je vous ai fait?</p> - -<p>— Presque rien. Vous m'avez berné à Paris en -séduisant une personne que je surveillais nuit et jour ; -vous jouissez d'une fortune qui devrait être à moi et -d'une femme que je destinais à mon fils. Vous êtes -cause que George, ma seule affection, s'est marié -petitement, et qu'il mourra peut-être au bout du -monde. Vous êtes jeune, grand et beau, je suis vieux, -petit et laid ; vous n'avez eu que des succès, je n'ai -eu que des déboires ; on vous a couronné de lauriers -sur une scène où l'on m'avait jeté des pommes : en -vérité, je serais bien injuste si je ne vous aimais pas -de tout mon cœur!</p> - -<p>— Mais votre religion défend la haine et la vengeance, -elle condamne le vol, et vous m'avez volé -le travail de toute ma vie!</p> - -<p>— L'Église n'a jamais interdit la destruction des -mauvais livres. J'étais homme à tout pardonner, si -vous vous étiez mis avec nous.</p> - -<p>— Ainsi donc vous avez détruit…</p> - -<p>— Rien, cher monsieur, vos papiers sont perdus ; -voulez-vous que nous recommencions à les chercher -ensemble? »</p> - -<p>Étienne se sentait devenir fou ; il eut peur de -commettre un crime et s'enfuit. Il rentra au château -pour l'heure du déjeuner et s'habilla aussi soigneusement -qu'à l'ordinaire. Hortense était inquiète, il -prit la peine de la rassurer. Quelques convives -croient se rappeler qu'il mangea avec gloutonnerie, -qu'il parla beaucoup au dessert, et que le fil de ses -idées se rompait de temps à autre. Sur les deux -heures, il sortit à cheval et ne reparut point. On le -chercha toute la nuit ; la douleur de sa femme était -déchirante.</p> - -<p>Tandis qu'on fouillait les rivières, les étangs et les -bois du voisinage, je le vis entrer dans ma chambre -à huit heures du matin. Il semblait triste jusqu'à la -mort, mais assez raisonnable. « J'étais né pour produire -toujours et toujours, me dit-il, comme tous les -vrais artistes. Cette longue oisiveté qu'ils m'ont imposée -m'a rendu malheureux pour ainsi dire à mon -insu, au milieu de toutes les douceurs de la vie. Je -n'ai jamais été pleinement satisfait ; quelque chose -me manquait, et je ne pouvais dire quoi ; j'avais la -nostalgie du travail. Le voyage de Paris m'a ouvert -les yeux, je me suis mis à l'œuvre ; il s'est fait dans -mon esprit une sorte de débâcle, les idées qui s'étaient -accumulées en moi ont débordé avec tant d'impétuosité -que je n'en étais plus maître. Ce fut un phénomène -unique ; on ne le reverra plus. Il me serait -aussi impossible de recommencer <i>Jean Moreau</i> qu'à -la Néva de rappeler les montagnes de glace qu'elle a -précipitées dans la mer. »</p> - -<p>Il m'exposa très-nettement sa fuite de Bellombre, -et le détour qu'il avait pris pour gagner une station -voisine où il était inconnu ; mais je ne pus lui arracher -la cause de son départ : il ne savait pas lui-même -ce qu'il venait chercher à Paris. Il témoignait -une violente aversion pour sa femme, tout en disant -qu'il l'avait adorée jusqu'au dernier jour. « Je ne lui -pardonnerai jamais, disait-il, d'avoir cru à la loyauté -de ce vieux monstre. »</p> - -<p>C'est dans cette visite qu'il me pria d'écrire et de -publier son histoire pour l'instruction des contemporains. -Je me moquai un peu de ses pressentiments -funèbres, et je voulus le retenir à déjeuner. Il -s'excusa sur quelques visites urgentes : « J'ai besoin -de voir Bondidier ; on m'attend à l'imprimerie, et -d'ailleurs je n'ai pas encore retenu ma chambre au -Grand-Hôtel. »</p> - -<p>J'avais moi-même à travailler ce jour-là, et je ne -sortis pas avant cinq heures. Les premières personnes -que je rencontrai sur le boulevard m'abordèrent -pour me conter son arrivée et les extravagances -qu'il avait faites.</p> - -<p>Quelques minutes après m'avoir quitté, il entra -dans une librairie et demanda la sixième édition de -<i>Jean Moreau</i>. Le commis répondit que l'ouvrage -était annoncé, mais qu'il n'avait pas encore paru. -« Tu mens, faquin, dit-il en serrant le jeune homme -à la gorge ; les cinq premières ont été enlevées ce -matin! » La même scène s'était renouvelée dans -plusieurs boutiques avec des variantes à l'infini.</p> - -<p>Chez Rosenkrantz, son relieur, il demanda si l'on -pouvait lui habiller magnifiquement un manuscrit -de six à sept cents feuillets in-4<sup>o</sup>. Il choisit le maroquin -du Levant, commanda les fers neufs, en esquissa -plusieurs lui-même. « Il faudra vous hâter, -dit-il ; c'est pour la reine d'Angleterre, elle attend. » -Rosenkrantz demanda où l'on devait faire prendre -l'ouvrage? Il répondit en ricanant : « Eh! mon cher, -vous seriez trop content si je vous le disais! Cherchez -et vous trouverez. Le beau mérite de relier un -manuscrit quand on l'a sous la main! Adressez-vous -au dix-septième nuage à main gauche ; Saint Pierre -a mes ordres : bonjour! »</p> - -<p>Au cabinet de lecture du passage de l'Opéra, il bouleversa -tous les journaux en criant : « Je veux l'<i>Indépendance -Belge</i>, mais entendez-moi bien! Il me faut -le numéro d'après-demain, jeudi, celui qui est imprimé -en lettres d'or : Victor Hugo m'a fait un grand -article sur <i>Jean Moreau</i>! »</p> - -<p>J'envoyai le soir même une dépêche à Bellombre. -M<sup>me</sup> Étienne accourut à temps pour le soigner et -le pleurer, trop tard pour échanger une idée avec -lui.</p> - -<p>Quelques journaux n'ont pas craint d'expliquer -sa maladie et sa mort par l'abus des alcools, qu'il -exécrait, et du tabac, qu'il ignorait.</p> - - -<h3>V</h3> - -<p>Hortense s'est replongée au fond de la province, -emportant avec elle les tristes restes de son mari. -On ne sait presque rien de sa vie ; l'ancien hôtel -Bersac est fermé. La pauvre veuve, qu'on dit terriblement -vieillie, végète en grand deuil dans un coin -de Bellombre près du tombeau de l'homme qu'elle -s'accuse d'avoir tué. Elle pleure comme aux premiers -jours et prie parfois avec fureur ; mais sa dévotion -est intermittente. On dirait par moments -qu'elle a peur d'obtenir au ciel une place trop haute -qui l'éloignerait éternellement de <i>lui</i>.</p> - -<p>Bondidier la tient au courant des affaires ; vous -savez que la veuve d'un écrivain continue pendant -trente années la personne de son mari. L'édition -des œuvres complètes a réussi au-delà de toute espérance ; -les volumes sont clichés, ils se vendent -aussi régulièrement que les nouvelles de Musset et -les deux romans de Stendhal. Dans les quelques -années qui ont suivi sa mort, Étienne a plus gagné -qu'en toute sa vie. Hortense écrivait dernièrement -à Bondidier : « Assez! ne m'envoyez plus rien. Je ne -suis que trop riche, hélas! J'imagine par moments -qu'<i>il</i> me poursuit de ses bienfaits et que cet argent -vient me dire : <i>Il</i> n'a pas fait un si beau mariage -que vous! » Bondidier répondit : « Ah! madame, -que serait-ce si nous avions <i>Jean Moreau</i>! »</p> - -<p>Lundi passé, comme on venait de mettre en terre -un petit fagot de bois sec appelé Célestin Bersac, le -vieux curé de Saint-Maurice se présenta chez Hortense -et lui dit : « Madame, le cher homme a fait la -paix avec les morts et les vivants. Vous n'avez -jamais voulu le revoir depuis la date fatale ; il vous -prie de lui pardonner ses offenses envers vous et -envers votre regretté mari. Son repentir était sincère ; -il a voulu mériter la clémence céleste et rendre -à notre pauvre église le clocher que Robespierre -et Marat ont détruit en haine de Dieu. Mon père, -m'a-t-il dit, vous porterez à M<sup>me</sup> Étienne ce paquet -cacheté que nous avons serré ensemble dans le -trésor de votre sacristie le 4 septembre 186., à sept -heures trois quarts du matin. Il renferme des papiers -de valeur dont la vente à Paris fournira probablement -la somme qui vous manque. »</p> - -<hr /> - - -<p>Hortense brisa le cachet et trouva le manuscrit -de <i>Jean Moreau</i>.</p> - -<p class="sign"><span class="blk small"><i>Revue des Deux-Mondes</i><br /> -1867-68.</span></p> - - -<p class="c gap small">FIN</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> - - -<table summary=""> -<tr><td>I.</td> <td><span class="sc">La Fille du Chanoine</span></td> <td class="left2em"><div class="r"><a href="#ch1">1</a></div></td></tr> -<tr><td>II.</td> <td><span class="sc">Mainfroi</span></td> <td class="left2em"><div class="r"><a href="#ch2">59</a></div></td></tr> -<tr><td>III.</td> <td><span class="sc">L'Album du régiment</span></td> <td class="left2em"><div class="r"><a href="#ch3">179</a></div></td></tr> -<tr><td>IV.</td> <td><span class="sc">Étienne</span></td> <td class="left2em"><div class="r"><a href="#ch4">241</a></div></td></tr> -</table> - -<p class="c gap small">FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES</p> - - -<p class="c gap small"><span class="sc">Coulommiers.</span> — Typogr. A. MOUSSIN</p> - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of Project Gutenberg's Les mariages de province, by Edmond About - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MARIAGES DE PROVINCE *** - -***** This file should be named 63951-h.htm or 63951-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/9/5/63951/ - -Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading -Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from -images generously made available by The Internet -Archive/Canadian Libraries) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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