summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
-rw-r--r--.gitattributes4
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
-rw-r--r--old/63937-8.txt8111
-rw-r--r--old/63937-8.zipbin168477 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/63937-h.zipbin234733 -> 0 bytes
-rw-r--r--old/63937-h/63937-h.htm10439
-rw-r--r--old/63937-h/images/cover.jpgbin60640 -> 0 bytes
8 files changed, 17 insertions, 18550 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..d7b82bc
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,4 @@
+*.txt text eol=lf
+*.htm text eol=lf
+*.html text eol=lf
+*.md text eol=lf
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..8cd21e0
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #63937 (https://www.gutenberg.org/ebooks/63937)
diff --git a/old/63937-8.txt b/old/63937-8.txt
deleted file mode 100644
index a1721c7..0000000
--- a/old/63937-8.txt
+++ /dev/null
@@ -1,8111 +0,0 @@
-The Project Gutenberg EBook of Tolla, by Edmond About
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Tolla
-
-Author: Edmond About
-
-Release Date: December 1, 2020 [EBook #63937]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK TOLLA ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading
-Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from
-images generously made available by The Internet
-Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-
-
-
- TOLLA
-
- PAR
- EDMOND ABOUT
-
- TREIZIÈME ÉDITION
-
- PARIS
- LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
- 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
-
- 1884
- Droit de traduction réservé.
-
-
-
-
-OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
-
-
-FORMAT IN-8
-
- Le roman d'un brave homme; 1 vol. illustré de 52 compositions
- par _Adrien Marie_; 2e édit. broché, 10 fr.;--relié 14 »
-
-FORMAT IN-16
-
- Alsace (1871-1872); 5e édition. 1 vol. 3 50
- Causeries; 2e édition. 2 vol. 7 »
- Chaque volume se vend séparément 3 50
- La Grèce contemporaine; 8e édition. 1 vol. 3 50
- Le même ouvrage, édition illustrée 4 »
- Le Progrès; 4e édition. 1 vol. 3 50
- Le Turco.--Le bal des artistes.--Le poivre.--L'ouverture
- au chateau.--Tout Paris.--La chambre d'ami.--Chasse
- allemande.--L'inspection générale.--Les cinq perles;
- 4e édition. 1 vol. 3 50
- Salon de 1864. 1 vol. 3 50
- Salon de 1866. 1 vol. 3 50
- Théâtre impossible: Guillery,--L'assassin,--L'éducation d'un
- prince,--Le chapeau de sainte Catherine; 2e édition. 1 vol. 3 50
- L'A B C du travailleur; 4e édition. 1 vol. 3 50
- Les Mariages de province; 6e édition. 1 vol. 3 50
- La Vieille Roche. Trois parties qui se vendent séparément.
- 1re partie: _Le Mari imprévu_; 5e édition. 1 vol. 3 50
- 2e partie: _Les Vacances de la Comtesse_; 4e édit. 1 vol. 3 50
- 3e partie: _Le marquis de Lanrose_; 3e édition. 1 vol. 3 50
- Le Fellah; 4e édition. 1 vol. 3 50
- L'Infâme; 3e édition. 1 vol. 3 50
- Madelon; 8e édition. 1 vol. 3 50
- Le Roman d'un brave homme; 30e mille. 1 vol. 3 50
- De Pontoise à Stamboul; 1 vol. 3 50
-
- Germaine; 57e mille. 1 vol. 2 »
- Le Roi des montagnes; 15e édition. 1 vol. 2 »
- Les Mariages de Paris; 75e mille. 1 vol. 2 »
- L'Homme à l'oreille cassée; 10e édition. 1 vol. 2 »
- Tolla; 13e édition. 1 vol. 2 »
- Maître Pierre; 8e édition. 1 vol. 2 »
- Trente et quarante.--Sans dot.--Les parents de Bernard, 40e
- mille. 1 vol. 2 »
-
- Le Capital pour tous. Brochure in-18. » 10
-
-
-Coulommiers.--Imp. P. BRODARD et Cie.
-
-
-
-
-A MADAME
-
-DAVID D'ANGERS.
-
-
-Vous connaissez les Italiens, Madame, et vous savez qu'à leurs yeux le
-monde est peuplé de bonnes et de mauvaises influences. Pour moi, je
-crois surtout aux bonnes, et je me persuade qu'un grand nom doit porter
-bonheur à un petit livre, et que le patronage d'une belle âme, saine et
-vigoureuse, est un puissant renfort pour un esprit hésitant et à peine
-formé. C'est dans cette superstition que j'ose vous dédier l'histoire de
-_Tolla_.
-
-EDM. ABOUT.
-
-
-
-
-AU LECTEUR
-
-
-Si j'avais mis une préface à la première édition de ce petit livre, je
-me serais épargné bien des ennuis.
-
-Lorsqu'il parut pour la première fois, il y a neuf mois environ, il ne
-déplut pas aux lecteurs de la _Revue des Deux Mondes_, public difficile
-parce que Mme Sand et M. Mérimée l'ont gâté. On me pardonna des
-longueurs impardonnables chez un écrivain, excusables chez un homme qui
-apprend à écrire. Personne ne me fut sévère, et on fit une large part à
-l'âge et à l'inexpérience.
-
-Dans les derniers jours de mai, un ami vint en courant m'avertir d'un
-danger sérieux: une revue de grand format devait me dénoncer comme
-plagiaire et apprendre au public que _Tolla_ n'était que la traduction
-d'un roman italien intitulé: _Vittoria Savorelli_.
-
-Il est vrai que les personnages de Lello et de Tolla, et les principaux
-traits de cette histoire, m'ont été fournis par un livre italien imprimé
-à Paris. Ce livre, qui n'est pas un roman, contient une grande partie de
-la correspondance originale des deux amants. Tolla a vécu à l'époque où
-je la fais vivre. Lello, qui est encore de ce monde, appartient à une
-famille princière, presque royale, du nord de l'Italie. Les lettres de
-Lello et de Tolla ont été publiées par la famille Savorelli qui avait à
-se venger. Si ce livre eût été un roman, on l'aurait laissé circuler en
-Italie; mais c'était un dossier: on fit tout ce qu'on put pour détruire
-l'édition entière. Cependant je connais à Rome une douzaine
-d'exemplaires de _Vittoria Savorelli_. Il en existe plusieurs à Paris,
-comme j'ai pu m'en assurer. C'est un libraire de Paris qui m'a vendu le
-mien.
-
-Les faits indiqués dans le volume de _Vittoria Savorelli_ sont d'un
-intérêt médiocre. L'intrigue qui a séparé les deux amants est un complot
-anonyme dont les auteurs sont restés inconnus. C'est la société romaine
-tout entière qui a découvert le secret de leurs amours; l'orgueil de la
-famille de Lello a fait le reste. Une traduction de ce livre serait plus
-qu'ennuyeuse; elle serait presque illisible. On n'y trouverait
-d'excellent que quatre ou cinq lettres où la douleur s'élève jusqu'à
-l'éloquence: il est inutile d'ajouter que ce sont les lettres de Tolla.
-Je les ai traduites en les abrégeant. Mes emprunts à cette
-correspondance forment un peu plus de quinze pages de cette nouvelle
-édition.
-
-Ma part d'invention se compose de l'éducation de Tolla, qui n'est
-nullement italienne, et de son portrait, qui n'est pas ressemblant; de
-tous les caractères que j'ai groupés autour d'elle, et de tous les
-incidents, malheureusement trop rares, qui animent le récit, la marquise
-et Pippo, le colonel et Rouquette, la générale et sa fille, Menico,
-Amarella, Cocomero, n'ont jamais existé que dans mon imagination. Il en
-est de même des comparses, tels que le docteur Ély, Mlle Sarrazin, le
-cardinal Pezzato, l'abbé Fortunati et les autres. Lello ne s'est jamais
-jeté dans le Tibre: l'histoire affirme qu'il était au bal le jour de la
-mort de Tolla. Cocomero n'a jamais cassé la tête de Menico, puisque ni
-l'assassin ni la victime n'ont existé.
-
-J'avoue que je me suis permis de puiser dans un dossier authentique les
-premiers éléments d'une oeuvre d'imagination: beaucoup d'autres l'ont
-fait, sur qui l'on n'a pas crié haro. J'ai emprunté un peu et ajouté
-beaucoup. Aux choses que j'empruntais, j'ai essayé de donner _la forme_,
-sans laquelle les oeuvres de l'esprit ne sont rien. Cependant il me
-resterait un scrupule si j'avais caché la source où j'ai puisé.
-
-Bien loin de dissimuler l'existence du volume de _Vittoria Savorelli_,
-et l'usage que j'en avais fait, j'ai montré le livre à mes amis, aux
-indifférents, et à tous ceux que je connaissais. Le rédacteur en chef
-d'une revue spéciale, qui a pour but de réprimer la contrefaçon et le
-plagiat, a vu plus d'une fois _Vittoria Savorelli_ sur mon bureau; il
-l'a dit au public longtemps avant que personne songeât à m'attaquer[1].
-J'ai remis moi-même à l'honorable directeur de la _Revue des Deux
-Mondes_ mon exemplaire de _Vittoria Savorelli_, avant d'avoir été accusé
-par personne. Enfin, le manuscrit original de _Tolla_, que la _Revue des
-Deux Mondes_ a conservé, contient le passage suivant:
-
- [1] La _Propriété littéraire et artistique_, numéro du 16 mai, article
- de M. Guiffrey.
-
-«Ce recueil forme un volume in-8º de 316 pages imprimé chez Béthune et
-Plon, publié chez Daguin frères, sous ce titre: VITTORIA FERALDI,
-_istoria del secolo XIX_...» et plus loin: «Le volume dont je me suis
-servi a été découvert à Paris par M. Leclère fils, commissionnaire en
-livres, boulevard Saint-Martin, en face du Château-d'Eau.»
-
-Ce n'est pas ainsi que s'expriment les plagiaires. Malheureusement ce
-passage a été supprimé sur les épreuves. M. Buloz me fit observer que
-ces détails bibliographiques n'étaient pas à leur place dans le corps du
-récit, au verso de la mort de Tolla. Il remarqua de plus que je ne
-pouvais ni altérer le titre du livre en l'intitulant _Vittoria Feraldi_,
-ni afficher le véritable nom de la famille Savorelli. J'effaçai donc ces
-deux phrases sur l'épreuve, sans toucher au manuscrit qui n'était pas
-sous ma main, et je les remplaçai par cette note moins explicite, mais
-qu'un plagiaire se serait gardé d'ajouter:
-
- «Vittoria, istoria del secolo XIX. _Paris_, 1841.»
-
-Avec ce renseignement et le _Journal de la Librairie_, le bibliomane le
-plus inexpérimenté aurait retrouvé en cinq minutes l'éditeur,
-l'imprimeur, et ce titre complet de _Vittoria Savorelli_.
-
-Et cependant, le 1er juin, la _Revue de Paris_ me disait:
-
-«Apprenez, monsieur, qu'il existe un livre intitulé _Vittoria
-Savorelli_.»
-
-Je répondis. J'avais répondu d'avance en racontant, le 31 mai, dans la
-_Revue Contemporaine_, comment et avec quels matériaux j'avais fait
-_Tolla_. Mais quatre ou cinq journaux petits et grands se déchaînaient
-déjà contre moi. L'un m'appelait simplement plagiaire, l'autre me
-traitait plus familièrement de voleur, et une _Revue_ hebdomadaire qui
-s'est mise sous le patronage de Minerve, m'accusait d'avoir vendu la
-dignité de l'homme de lettres à un marchand d'habits-galons.
-
-Je puis parler sans amertume de toutes ces brutalités qui m'ont fait
-payer cher un peu de succès: les mauvais temps sont passés. Mais si
-j'avais eu le malheur de perdre courage, si je m'étais laissé abattre,
-si je ne m'étais tenu sur la brèche, il ne me resterait plus qu'à jeter
-mon écritoire par la fenêtre, à changer de nom, et à apprendre un
-métier.
-
-Le tout parce que j'avais caché l'existence de _Vittoria Savorelli_!
-
-Je pris le parti de solliciter un jugement de la Société des gens de
-lettres. J'écrivis au président:
-
-«J'aspire à l'honneur d'être des vôtres; les livres que j'ai faits ne
-sont rien; mais j'ai été brutalement calomnié: voilà mon titre le plus
-sérieux à votre choix.» Le Comité des gens de lettres, sur un rapport
-éloquent du bibliophile Jacob, me reçut à l'unanimité.
-
-Pendant ces débats, _Tolla_ était reproduite par tous les grands
-journaux des départements et par l'_Indépendance belge_, contrefaite à
-Berlin, traduite en allemand, en danois, en suédois et en anglais. Aucun
-journaliste, aucun éditeur, aucun traducteur ne s'avisa de publier
-_Vittoria Savorelli_. Je proposai à deux grands journaux de leur en
-faire une traduction: on me renvoya bien loin.
-
-Le tumulte apaisé, les journaux et les revues me jugèrent de sang-froid.
-Le premier mot fut dit par l'_Indépendance belge_: «Il n'y a pas de quoi
-fouetter un chat.» Le dernier par l'_Illustration_: «_Much ado about
-nothing_, beaucoup de bruit pour rien.» Dans l'intervalle, la _Revue de
-Genève_, la grande _Revue de Westminster_, la _Gazette d'Augsbourg_, le
-_Leader_, l'_Émancipation belge_, etc., s'étaient prononcés en ma
-faveur: j'ai eu de quoi me consoler.
-
-Je sais qu'il me reste encore quelques incrédules à convaincre et que la
-paternité de ce roman me sera acquise lorsque j'en aurai fait d'autres.
-Je me lève matin, et j'écris un peu tous les jours pour prouver que je
-ne suis pas un plagiaire, et pour mériter votre amitié, ami lecteur.
-
-
-
-
-TOLLA.
-
-
-
-
-I
-
-
-La famille Feraldi n'est pas princière, mais elle marche de pair avec
-bien des princes. Alexandre Feraldi, comte du Saint-Empire, baron de
-Vignano, chevalier de l'ordre de Constantin, est un des soixante
-patriciens inscrits sur les tables du Capitole. Il n'a jamais voulu
-entrer dans l'armée pontificale, où son père était lieutenant-colonel.
-Une santé délicate, l'instruction sérieuse qu'il a reçue au collége de
-Nazareth, et, par-dessus tout, la nécessité de rétablir les affaires de
-sa famille, lui a fait embrasser l'étude des lois et de la
-jurisprudence. Le temps n'est plus où l'on trouvait dans chaque Romain
-l'étoffe d'un soldat, d'un laboureur et d'un jurisconsulte; mais les
-patriciens ont conservé le respect des trois arts glorieux qui firent la
-grandeur de leurs ancêtres. Le comte Feraldi, docteur en droit sans
-déroger, se maria en 1816 à Catherine Mariani, fille du marquis de
-Grotta Ferrata. Vers la même époque, deux de ses cousins germains, du
-même nom que lui, épousèrent des princesses, une Odescalchi et une
-Barberini. Alexandre Feraldi ne fut pas insensible à l'honneur de ces
-alliances, qui relevaient le nom de sa famille. Trois mois après, une
-succession inespérée, qui vint le surprendre pendant la grossesse de sa
-femme, le mit pour toujours au-dessus du besoin, en portant son revenu à
-vingt-cinq ou trente mille francs. Jamais homme ne fut plus heureux que
-le comte Feraldi dans la première année de son mariage. Ce petit homme
-aimable, vif et sautillant, très-brun, sans que sa physionomie présentât
-rien de noir; très-fin et très-subtil, avec beaucoup de franchise et
-d'ouverture de coeur, remplissait de sa joie et animait de sa gaieté le
-palais délabré de ses ancêtres. Sa femme, assez belle, mais d'une beauté
-sèche et pour ainsi dire indigente, l'aimait éperdument. Ses amis le
-plaisantaient quelquefois sur l'excès de son bonheur. «Où s'arrêtera,
-disait-on avec emphase, la fortune des Feraldi? Le Pactole court dans
-leur jardin; les rejetons des familles princières viennent se greffer
-sur leur arbre généalogique. Nous te prédisons, ô trop heureux
-Alexandre, que ta femme avant deux mois accouchera d'un pape!»
-
-Le 1er septembre 1816, la comtesse mit au monde une fille qui fut
-baptisée sous le nom de Vittoria. Un an plus tard, Vittoria eut un frère
-qu'on appela Victor. Le triomphant petit comte Alexandre n'avait pas
-trouvé de noms plus modestes pour ses enfants.
-
-C'était plaisir de l'entendre demander si son fils Victor avait pris le
-sein, et sa fille Vittoria avait mangé sa bouillie. La comtesse et les
-gens de la maison appelaient tout bonnement le petit garçon Toto et la
-petite Tolla.
-
-Le palais Feraldi est situé dans un des plus nobles quartiers de Rome, à
-deux pas de l'ambassade de France. Il n'est ni très-grand ni très-beau:
-il n'a ni la vétusté originale du palais de Venise, ni l'immensité du
-palais Doria, ni la majesté du palais Farnèse; mais il a un jardin.
-Tolla fut élevée au milieu des arbres et des fleurs. Une grande allée,
-abritée contre le vent du nord par une muraille de cyprès, était sa
-promenade d'hiver. A l'âge de sept ou huit mois, elle fit la
-connaissance d'un vieux citronnier en fleur qui devint son meilleur ami.
-Elle tendait vers lui ses petits bras; elle arrachait à belles mains les
-longues fleurs et les gros boutons violacés, et elle les portait à sa
-bouche. Le médecin de la maison, le docteur Ély, permit que dès les
-premiers jours d'avril on la gardât une heure ou deux au jardin, étendue
-en liberté sur un tapis, à l'ombre de son citronnier, ou sous un chêne
-vert, autre ami vénérable. L'été venu, c'est au jardin qu'elle prit ses
-premiers bains, dans une eau que le soleil avait eu soin de chauffer. La
-liberté, le mouvement, le grand air et les parfums généreux qui
-s'exhalent des arbres, tout concourut à fortifier ce jeune corps: Tolla
-grandit avec les plantes qui l'environnaient, sans effort et sans
-douleur. Une promenade au jardin l'endormait en quelques minutes; en
-s'éveillant elle souriait à la vie, à ses parents et à son jardin. Le
-travail des premières dents, si redouté des mères, se fit en elle sans
-qu'on s'en aperçût, et un beau matin la comtesse, qui la nourrissait,
-poussa un cri de surprise en se sentant mordue par deux petites perles
-bien aiguisées.
-
-Tous les ans, au mois d'août, le comte s'embarquait pour Capri, où il
-possédait un beau vignoble. Tandis qu'il surveillait ses vendanges, la
-comtesse allait vivre à Lariccia, en bon air, dans une jolie _villa_ où,
-de mémoire d'homme, personne n'avait pris les fièvres. Son mari venait
-bientôt l'y rejoindre. Ils y restaient avec leurs enfants jusqu'aux
-froids, et ne retournaient jamais à Rome avant d'avoir vu cueillir les
-olives.
-
-Tolla passa à Lariccia les plus beaux jours de son enfance. Elle y était
-plus libre qu'à Rome, quoiqu'on l'eût placée sous la haute main du petit
-Menico, fils d'un fermier de son père. Menico, c'est-à-dire Dominique,
-avait cinq ans de plus que Tolla et six ans de plus que Toto, mais il
-n'abusa jamais de l'autorité que lui donnaient son âge et la confiance
-de la comtesse. Il ne savait rien refuser à Tolla. En dépit de toutes
-les recommandations de prudence et d'abstinence qu'on ne lui avait pas
-ménagées, il hissait lui-même sa petite élève sur tous les ânes du
-village, et il maraudait à son intention dans les jardins les mieux
-enclos. Plus d'une fois on surprit le mentor éclatant de rire à la vue
-de Tolla qui mordait à belles dents une lourde grappe de raisins jaunes,
-ou qui se barbouillait les joues avec une grosse figue violette. Les
-jardins, les bois, les ânes et Menico furent pendant douze ans les seuls
-précepteurs de Tolla. Sa mère lui apprit un peu de religion et de
-musique. Comme on ne la força jamais de se mettre au piano, elle y vint
-toujours volontiers. Ses petits doigts aimaient à courir sur les touches
-d'ivoire. Il se trouva qu'elle avait l'oreille juste, et même, ce qui
-est plus rare chez les enfants, le sentiment de la mesure. Le célèbre
-maestro Terziani, qui l'entendit un jour par hasard, déclara que c'était
-grand dommage de ne lui point donner un maître, mais on le laissa dire.
-
-La religion, et surtout ce catholicisme splendide qui règne à Rome,
-trouva chez elle une âme bien préparée. La pompe des cérémonies, les
-parfums de l'encens, l'or, le marbre, la musique sacrée, l'attirèrent
-invinciblement, comme ce citronnier fleuri auquel elle tendait les bras.
-Son imagination avide s'empara du premier aliment qui lui fut offert.
-Elle s'éprit d'une passion filiale pour la madone, cette dame vêtue de
-bleu et d'or qu'on lui disait si bonne et qu'elle voyait si belle.
-L'enthousiasme puéril qu'elle conçut pour certaines images se changea
-peu à peu en dévotion. A force de prier dans la chambre de sa mère
-devant une _Sainte Famille_ de Sassoferrato, elle se lia tout
-particulièrement avec saint Joseph: elle lui envoyait des baisers, comme
-à un vieux et respectable parent de la maison. «Tu verras, lui
-disait-elle, comme je t'embrasserai, si je vais au ciel!» Cette âme
-aimante n'eut pas besoin d'apprendre la charité. A quatre ans, elle
-déchirait ses habits, parce qu'elle avait remarqué qu'on les donnait aux
-petits pauvres lorsqu'ils étaient déchirés. Elle émiettait son déjeuner
-aux oiseaux du jardin. «Ne sont-ils pas notre prochain? disait-elle. Je
-nourris mes frères ailés.» Sa charité s'étendait jusqu'aux morts. Un
-jour, sa mère la conduisit à l'église des Jésuites, où l'on prêchait
-pour les âmes du purgatoire. C'était dans l'octave de Saint-Ignace, un
-mois environ avant qu'elle eût accompli sa sixième année. Pendant tout
-le sermon, Toto n'eut d'yeux que pour la statue colossale en argent
-massif posée sur un globe de lapis-lazuli; il demanda plusieurs fois à
-sa mère si le bon Dieu était aussi riche que saint Ignace, et s'il avait
-en quelque endroit du monde une aussi belle statue. Tolla écouta le
-prédicateur. Quand la première quêteuse passa près d'elle, elle jeta
-dans la bourse une petite pièce de monnaie que sa mère lui avait donnée
-pour cet usage; mais lorsqu'on vint quêter devant elle pour la seconde
-fois, comme elle n'avait plus d'argent, elle détacha vivement son petit
-bracelet de corail et le donna aux âmes du purgatoire. On ne s'en
-aperçut que le soir en la déshabillant.
-
-«Tu n'aurais pas dû, lui dit sa mère, donner ton bracelet sans ma
-permission.»
-
-Elle répliqua vivement:
-
-«Vous n'avez donc pas entendu, maman, comme ces pauvres âmes ont soif?»
-
-A treize ans, Tolla savait lire et écrire, monter à cheval, grimper aux
-arbres, sauter les fossés, jouer du piano, aimer ses parents et prier
-Dieu. Son père s'aperçut qu'avec ses petits talents, sa parfaite
-ignorance et ses grandes qualités, elle ne ressemblait pas mal à un
-buisson d'aubépine en fleur. On résolut de la mettre en pension.
-L'établissement en vogue en ce temps-là était l'institut royal de
-Marie-Louise, à Lucques. Les élèves y accouraient du fond de l'Italie et
-même des pays d'outre-mer et d'outre-monts. Le bruit des concours
-annuels qui s'y faisaient et des récompenses qui y étaient décernées
-retentissait dans toute la péninsule, de Naples à Venise. Le comte
-Feraldi espéra que l'amour de la gloire éveillerait chez sa fille le
-goût du travail, et que l'appât de ces couronnes tant enviées lui ferait
-regagner le temps perdu. Il la conduisit à la surintendante de
-l'institut royal, comtesse Trebiliani.
-
-Tolla, jetée sans transition dans les habitudes régulières et presque
-monastiques d'une grande communauté, n'eut pas le temps de regretter sa
-liberté, sa famille et les bois de Lariccia. Elle s'éprit pour l'étude
-d'une passion soudaine, mais où la curiosité avait plus de part que
-l'émulation. Elle se souciait médiocrement de paraître savante, mais
-elle conçut un incroyable désir de savoir. Toutes les facultés sérieuses
-de son esprit, brusquement éveillées, entrèrent en travail, et l'on crut
-reconnaître que l'oisiveté où elle avait vécu avait centuplé ses forces.
-Son esprit ressemblait à ces terres incultes du nouveau monde qui
-n'attendent qu'une poignée de semence pour révéler leur inépuisable
-fécondité. Ignorante comme elle l'était, tout lui parut nouveau, tout
-piquait sa curiosité; elle ne dédaignait rien, rien ne lui semblait usé
-ni banal. Les histoires les plus insipides, les abrégés les plus
-nauséabonds avaient pour elle autant d'attraits que des romans. La
-géographie lui parut une science curieuse et attachante: en feuilletant
-un atlas, elle éprouvait les émotions du voyageur qui découvre des
-Amériques à chaque pas. Pour tout dire, en un mot, rien ne la rebuta,
-pas même l'arithmétique; elle fut charmée de ces petits raisonnements
-secs et précis; elle saisit au premier coup d'oeil tout ce qu'ils ont
-d'ingénieux dans leur simplicité, et je ne sais s'il s'est trouvé
-personne, depuis Pythagore, à qui la table de Pythagore ait fait autant
-de plaisir.
-
-A la fin de l'année 1831, Tolla, sans avoir songé un seul instant à se
-couvrir de gloire, suivant les intentions de son père, se trouva la
-première de sa classe et reçut la croix d'or, aux applaudissements de
-toute la cour. Elle maintint sa supériorité, sans y penser, jusqu'à
-l'âge de dix-sept ans. Dans l'automne de 1834, un décret du duc de
-Lucques supprima l'institut royal et rendit les élèves à leurs familles.
-Tolla parlait assez élégamment le français et l'anglais; elle avait
-amassé la petite somme de connaissances qu'un pensionnat peut offrir à
-une jeune fille; un excellent maître avait cultivé sa voix et changé en
-talent ce qui n'était chez elle que l'instinct de la musique; ses
-parents la trouvèrent parfaite, et son père glorieux se hâta de la
-conduire dans le monde.
-
-Elle y fit une entrée triomphale, et Rome se souvient encore de sa
-présentation chez la marquise Trasimeni. Les mères de famille,
-intéressées à lui trouver des défauts, avaient armé leurs yeux de la
-curiosité la plus malveillante. Elle subit sans s'en douter ce
-formidable examen où tous les juges étaient prévenus contre elle: elle
-en sortit à son honneur. L'aréopage des femmes de quarante ans décida à
-l'unanimité qu'elle avait une petite figure française assez gentille.
-Les hommes la proclamèrent de prime saut la plus jolie fille de Rome.
-
-Sa beauté était de celles qui découragent les statuaires et leur font
-cruellement sentir l'impuissance de leur art. Ses mains, sa figure et
-ses épaules avaient la pâleur mate du marbre, et cependant le marbre le
-plus fidèle n'aurait jamais pu passer pour son image. Rien n'était plus
-facile que de rendre la finesse aristocratique de ce nez
-imperceptiblement arqué, la courbe fière des sourcils, l'ampleur un peu
-dédaigneuse des lèvres, le modelé délicat des joues, où deux
-imperceptibles fossettes se dessinaient par instants; mais David
-lui-même, le sculpteur de la vie, aurait été incapable d'exprimer le
-mouvement, la santé, et comme la joie secrète qui animait ces traits
-adorables. La jeunesse dans toute sa force éclatait à travers cette
-enveloppe délicate; la pâleur de son visage était saine et robuste. Elle
-ressemblait à ces lampes d'albâtre qu'une flamme intérieure fait
-doucement resplendir. Ses yeux châtains, mais qui paraissaient noirs,
-avaient le regard doux, étonné et un peu farouche d'une jeune biche qui
-écoute les échos lointains du cor. Sa chevelure longue, épaisse et
-soyeuse, s'entassait sur sa tête et débordait en deux boucles pesantes
-jusque sur ses épaules. Son corps mignon, souple, frêle, et cependant
-vigoureux, ressemblait à ces statues antiques dont la vue n'inspire que
-de hautes pensées et de nobles désirs, quoiqu'elles se montrent sans
-voiles et qu'elles ne soient vêtues que de leur chaste beauté. Ses mains
-étaient petites, et son pied aurait été remarqué à Séville ou à Paris.
-
-Tolla fut d'autant plus admirée à Rome qu'elle n'avait pas une beauté
-romaine. Cette nation vigoureuse qui se baigne dans les eaux jaunes du
-Tibre a conservé, quoi qu'on dise, une assez bonne part de l'héritage de
-ses ancêtres. Les hommes ont toujours cet air mâle et sérieux, cette
-noble prestance et cette dignité extérieure qui distinguaient jadis un
-Romain d'un Grec ou d'un Gaulois; les femmes sont encore ces belles et
-massives créatures parmi lesquelles le vieux Caton choisissait la
-gardienne de son foyer et la mère de ses enfants. Les jeunes Romaines,
-avec leur front bas, leur face brillante, leurs puissantes épaules,
-leurs bras charnus, leurs jambes épaisses, leurs pieds solides et leur
-large et opulente beauté, semblent si bien prédestinées aux devoirs de
-la famille, qu'il est difficile de voir en elles autre chose que des
-mères et des nourrices futures: elles ont la physionomie plantureuse et
-féconde de cette brave terre d'Italie qui a nourri sans s'épuiser tant
-de fortes générations. Leur regard, leur sourire, et jusqu'à leur
-coquetterie ont quelque chose de tranquille, de positif et de convenu,
-comme le mariage et le ménage. Au milieu de cette foule un peu banale,
-Tolla surprenait l'admiration par une grâce plus âpre, par des
-mouvements plus vifs, par je ne sais quel charme bizarre et inusité. Son
-entrée produisit sur les regardants une impression analogue à celle que
-vous éprouveriez, si dans un boudoir tout imprégné de poudre à la
-maréchale quelque brise soudaine apportait les fraîches senteurs d'une
-forêt. Dès ce moment, tous les sourires parurent fades, excepté le sien,
-et toutes les plantes robustes au milieu desquelles elle glissait au
-bras de son père ne furent plus que des poupées majestueuses.
-
-Elle avait choisi pour son début une toilette extrêmement simple, qui
-fut copiée dès le lendemain par toutes les brunes, et qui resta à la
-mode pendant deux ou trois mois. C'était une robe de tarlatane avec un
-dessous de taffetas blanc, un camélia blanc au corsage, un large velours
-ponceau dans les cheveux, et une longue épée d'argent plantée
-horizontalement dans la natte, suivant la mode des filles de la campagne
-et des _minintes_ du Transtevère. Cette coiffure rustique inspira au
-fameux improvisateur Benzio un sonnet qui se terminait ainsi:
-
-«D'où viens-tu? De la cour imposante d'un roi ou de la modeste chaumière
-d'un berger? Est-ce _contessina_ (petite comtesse) que l'on te nomme? ou
-faut-il t'appeler _contadina_ (paysanne)?
-
-«Si tu es _contessina_, tous les bergers vont s'armer contre la
-noblesse; si tu es _contadina_, tous les comtes vont acheter des guêtres
-de cuir et des vestes de velours.»
-
-Tolla supporta sans aucune gaucherie le petit triomphe qui lui fut
-décerné. On sait combien il est difficile d'essuyer, sans perdre
-contenance, une averse de compliments. Cette épreuve, très-rude en tout
-pays, est formidable en Italie, dans la patrie de l'hyperbole. Tolla
-s'entendit comparer à ce que les trois règnes de la nature renferment de
-plus exquis: on lui décerna à bout portant la qualification d'astre, de
-merveille et de divinité. Les femmes elles-mêmes prirent part à ce
-concert, toutes prêtes à la proclamer vaniteuse si elle acceptait les
-louanges, et sotte si elle les repoussait. Mais elle trouva dans
-l'enjouement naturel de son esprit un refuge contre l'une et l'autre
-accusation: elle ne reçut ni ne rejeta les flatteries sous lesquelles on
-espérait l'accabler. Tantôt elle les accueillit en badinant et d'un ton
-qui voulait dire: «J'écoute par politesse les sottises que la politesse
-vous a inspirées;» tantôt elle les renvoya plaisamment à leurs auteurs,
-quand leurs auteurs étaient des femmes. Elle payait leurs louanges avec
-usure, et rendait des diamants pour des cristaux, des soleils pour des
-étoiles. Ces innocentes malices de la naïveté obtinrent les
-applaudissements muets, mais unanimes, de tous les hommes; il est si
-difficile de résister aux charmes de la jeunesse! C'est ainsi que la
-plus jolie fille de Rome, sans chercher l'esprit, sans faire _de mots_
-et sans médire de personne, gagna haut la main son brevet de femme
-d'esprit.
-
-Si Tolla n'avait eu pour elle que son esprit et sa beauté, elle aurait
-trouvé un épouseur; mais comme elle avait une dot, il s'en présenta
-quarante. Le comte Feraldi ne se faisait pas faute de dire à qui voulait
-l'entendre: «Il y a vingt mille sequins ou cent mille francs de bon
-argent dans un coffre de ma connaissance pour le brave garçon que
-choisira la plus jolie fille de Rome.» Tolla dansa pendant deux hivers
-avec toute la jeunesse des États pontificaux sans choisir personne. Ses
-parents ne la pressaient pas. «Prends ton temps, lui disait son père. Je
-conviens qu'il n'est pas facile de trouver un homme digne de toi: pour
-ma part, je n'en connais point.» La comtesse, à qui ses bonnes amies
-demandaient, par pure charité, pourquoi Tolla, avec sa beauté, son
-esprit et sa dot, était arrivée à l'âge de dix-neuf ans sans se marier,
-leur répondait sans malice aucune: «Nous ne sommes pas de ces parents
-qui grillent de se débarrasser de leurs filles.» Tolla dans le monde
-était l'orgueil de son père; Tolla dans sa famille était la vie et la
-bonne humeur de la maison. Entre un bal et une promenade à cheval avec
-son frère, qui venait de terminer ses études, elle partageait avec sa
-mère les travaux domestiques et les soins du ménage; elle revoyait les
-comptes du _ministre_, c'est-à-dire de l'intendant; elle traçait à sa
-femme de chambre, qui lui servait de lingère et de couturière, le dessin
-d'un col ou d'une paire de manches; elle présidait à quelque arrangement
-nouveau dans son cher jardin, où elle travaillait en chantant à un bel
-ouvrage de tapisserie. Elle était présente partout, voyait tout, savait
-tout, disposait tout, commandait, souriait et plaisait à tout le monde.
-Cette petite personne mondaine, cette danseuse infatigable, cette
-écuyère intrépide qui sautait les barrières et les fossés, pratiquait au
-palais Feraldi toutes les gracieuses vertus d'une mère de famille.
-
-
-
-
-II
-
-
-Le 30 avril 1837, l'élite de la noblesse de Rome était réunie chez la
-marquise Trasimeni. Les jeunes gens dansaient au piano dans le salon des
-tapisseries; quelques mères de famille surveillaient nonchalamment les
-plaisirs de leurs filles; les papas jouaient au whist dans le boudoir de
-la marquise; le jardin, de plain-pied avec l'appartement, était peuplé
-d'une douzaine de fumeurs qui promenaient dans l'obscurité la lueur de
-leurs cigares. On jouissait des premières douceurs du printemps et des
-derniers plaisirs de l'hiver.
-
-Mme Assunta Trasimeni avait alors la maison la plus agréable et la moins
-bruyante de Rome. Les étrangers ne s'y faisaient point présenter, ou s'y
-ennuyaient mortellement, faute de pouvoir comprendre le charme intime et
-la grâce silencieuse de ces réunions; mais les Romains auraient regardé
-comme une calamité publique la suppression des jeudis de la marquise. Ce
-haut salon, dont la voûte, peinte à fresque par un élève de Jules
-Romain, portait quatre grandes figures un peu effacées représentant
-Rome, Naples, Florence et Venise; ces belles tapisseries du XVIe siècle,
-dont le temps avait adouci et fondu les couleurs; ces meubles d'ébène
-imperceptiblement fendillée; ce vieux lustre de cristal de roche; ce
-piano de Vienne, dont les sons étaient amortis par les tentures, tout
-respirait une bonhomie grandiose et un peu triste. Les domestiques,
-enfants de la maison, vêtus de livrées héréditaires, présentaient si
-cordialement les verres de limonade, que pas un des invités ne songeait
-à regretter les réceptions fastueuses et la prodigalité banale de tel
-prince ou de tel banquier.
-
-Le salon, les meubles, les habitudes douces et régulières de la maison,
-tout encadrait merveilleusement la figure de la marquise. Elle touchait
-à sa quarantième année; elle était grande, un peu maigre, et blonde avec
-d'admirables yeux noirs. Sa beauté était faite de dignité, de
-bienveillance et de tristesse. Elle portait invariablement une robe de
-velours noir, et personne ne se souvenait de l'avoir vue autrement
-vêtue, même dans sa jeunesse et du vivant de son mari. Quoique sa mère
-lui eût laissé de beaux diamants, on ne lui vit jamais d'autres bijoux
-qu'une petite bague d'or, presque usée, qui n'était pas un anneau de
-mariage. Cette digne et sérieuse personne ne riait jamais; son sourire
-avait je ne sais quoi de résigné. Elle n'aimait ni le jeu, ni la
-conversation, ni la musique, excepté quelques vieux airs qu'elle jouait
-sur son piano lorsqu'elle était seule; elle avait renoncé à la danse dès
-l'âge de dix-neuf ans, une année avant son mariage. Sa position et la
-fortune de son mari l'avaient condamnée à recevoir et à aller dans le
-monde; cependant ni dans le monde ni chez elle aucun homme ne lui avait
-fait la cour. Une heure d'entretien lui avait toujours suffi pour
-éteindre les passions que sa beauté avait allumées. L'amour le plus
-intrépide aurait reculé devant le spectacle de ce coeur brisé, de cette
-sensibilité éteinte, de cette âme pleine de ruines mystérieuses. Elle
-n'aimait, après Dieu, que son fils Philippe, un beau jeune homme de
-vingt ans, qui venait d'entrer dans la garde noble. Elle ne haïssait
-personne: le seul homme dont elle évitât la rencontre était un ancien
-ami de son mari, le colonel Coromila. Sa vie égale et monotone était
-comme un tissu de prières et de bonnes actions. Toutes ses matinées se
-passaient à l'église des Saints-Apôtres, sa paroisse; le soir, elle
-allait dans les salons, comme une soeur de charité dans les mansardes,
-pour soutenir les faibles et soulager les affligés. Elle excellait à
-consoler les amours malheureux et à guérir ces secrètes blessures de
-l'âme pour lesquelles le monde a si peu de pitié. Elle s'employait, avec
-une prédilection visible, à marier les jeunes filles et à aplanir les
-obstacles que l'inégalité des fortunes élève entre ceux qui s'aiment. La
-marquise avait détaché de son revenu une somme assez forte destinée à
-doter annuellement quatre filles pauvres; mais, en dehors de cette
-fondation pieuse, il lui arriva, dit-on, plus d'une fois de compléter la
-dot d'une fille de noblesse. Ses petites soirées du jeudi ont fait en
-une année plus de mariages que les grands bals du prince Torlonia n'en
-feront en dix ans. Elle ne recevait cependant que de huit heures à
-minuit. Sa santé ne lui permettait pas les longues veilles, et ce
-n'était pas sans dessein qu'entre tous les jours de la semaine elle
-avait choisi le jeudi. Les invités se retiraient à minuit moins un
-quart, de peur d'empiéter sur le vendredi, jour de mortification, où les
-théâtres font relâche dans toute l'Italie.
-
-C'était un préjugé répandu dans Rome que toutes les unions contractées
-sous les auspices de la marquise étaient nécessairement heureuses, et
-lorsqu'on voulait désigner un mauvais ménage, on disait: «Ils n'ont pas
-été mariés par la Trasimeni.»
-
-Quoique cette sainte femme fût un objet de vénération pour tous et
-d'admiration pour quelques-uns, la curiosité publique, qui ne perd
-jamais ses droits, cherchait encore, après plus de vingt ans, le secret
-de sa tristesse; mais personne ne connaissait le chagrin qui avait
-assombri une si belle vie. La comtesse Feraldi, son amie d'enfance, se
-rappelait que la belle Assunta avait refusé deux ou trois fois la main
-du marquis Trasimeni, sans que rien pût expliquer cette répugnance. Le
-jour du mariage, on avait eu beaucoup de peine à lui faire quitter le
-noir pour lui faire prendre le costume traditionnel des mariées. Elle
-avait dit à sa mère en partant pour l'église: «J'entre dans le mariage
-comme dans un couvent.» De ces souvenirs très-vagues, dont
-l'authenticité même était fort contestée, quelques personnes avaient pu
-conclure que la marquise portait le deuil d'un premier amour.
-
-Au moment où commence cette histoire, Mme Trasimeni était assise dans un
-coin du grand salon, entre la comtesse Feraldi et une étrangère établie
-depuis plusieurs années à Rome, la générale Fratief. Tout en causant,
-ces trois mères regardaient avec une satisfaction visible un quadrille
-où leurs enfants étaient réunis. Philippe ou Pippo Trasimeni dansait
-avec Tolla, en face de Nadine Fratief, toute fière d'avoir pour cavalier
-le lion des bals de Rome, le roi de la jeunesse dorée, Lello Coromila,
-des princes Coromila-Borghi.
-
-Pour un homme averti, les physionomies de ces quatre jeunes gens
-auraient été un spectacle curieux. Lello Coromila paraissait causer
-très-vivement avec sa danseuse, qui semblait plaisanter et rire sans
-arrière-pensée, avec tout l'abandon de la jeunesse. Pippo lutinait Tolla
-pour avoir une petite rose pâle qu'elle avait attachée à son corsage, et
-Tolla, qui ne céda qu'à la dernière figure de la contredanse, était
-très-animée à la défense de son bien. Ni Mme Feraldi, ni la générale, ni
-même la bonne marquise, avec sa pénétration maternelle, ne devinaient
-les sentiments cachés sous cette surface de gaieté et d'indifférence;
-mais, à mieux surveiller les visages, elles auraient reconnu que les
-yeux de Lello dévoraient Tolla; que Tolla, confuse, inquiète et presque
-heureuse, se débattait contre un sentiment nouveau pour elle; que Pippo,
-leur ami commun, les regardait l'un et l'autre en homme qui voudrait les
-voir l'un à l'autre; et que Nadine, malgré une expérience prématurée de
-l'art de feindre, laissait percer dans ses yeux un peu d'amour, beaucoup
-d'ambition, et une de ces haines concentrées dont les femmes seules sont
-capables.
-
-Manuel ou Lello Coromila était le fils cadet du prince Coromila-Borghi.
-Les Coromila, si l'on en croit leur arbre généalogique, datent de la
-guerre de Troie. L'histoire de leur famille remplit trois volumes
-in-quarto, publiés à Parme en 1780 par l'admirable imprimerie de Bodoni.
-Le tome premier s'arrête à l'ère chrétienne, le second à l'an 1000; le
-troisième, qui est presque entièrement authentique, contient la gloire
-sérieuse de la famille. Ser Tita Coromila, grand amiral de la république
-de Venise et père du doge Bartolomeo Coromila, remporta, à la fin du XVe
-siècle, la victoire navale de Naxie, qui arrêta l'élan de la flotte
-turque et assura à Venise la domination de l'Archipel. Giuseppe Coromila
-était le chef de l'ambassade qui vint complimenter le roi de France
-Henri IV, à son avénement au trône. En mai 1797, lorsque le gouvernement
-aristocratique de Venise abdiqua en faveur du peuple, Ludovico Coromila
-quitta sa patrie et vint s'établir à Rome avec sa famille. Les domaines
-de cette grande maison sont situés, partie dans la Romagne, partie dans
-le royaume lombard-vénitien. Leur palais du Corso est le plus magnifique
-de tous ceux qu'on admire à Rome; leur villa d'Albano a des jardins
-aussi vastes et plus variés que ceux de Versailles, et ils conservent à
-Venise quatre palais sur le grand canal. Les trois branches de la
-famille réunissent entre elles une fortune territoriale évaluée à près
-de cinquante millions; les Coromila-Borghi possèdent un peu plus du
-quart de ce fabuleux patrimoine.
-
-Tandis que l'héritier des doges s'avançait, pour la pastourelle,
-au-devant de Nadine et de Tolla, la grosse générale Fratief couvait des
-yeux les millions qu'elle voyait danser en sa personne, et répétait pour
-la centième fois un panégyrique uniforme des perfections de Lello. Elle
-s'obstinait à l'appeler le prince Lello, quoiqu'on lui eût redit à
-satiété que Lello n'était et ne serait jamais prince. Le seul prince
-Coromila Borghi était son père, le vieux Luigi, après qui le titre
-passait à l'aîné. Lello devait se résigner, comme son oncle le colonel,
-à n'être jamais que le chevalier Coromila; mais la générale ne regardait
-point les choses de si près. Chaque fois qu'il lui arrivait de se
-méprendre, elle alléguait que chez elle, en Russie, tous les enfants
-d'un prince sont princes, le prince eût-il une douzaine d'enfants.
-
-La personne de Lello Coromila, sans justifier le lyrisme maternel de la
-générale, n'était point faite pour déplaire. Sa taille était haute, ses
-épaules larges, son attitude prépondérante. Il avait véritablement une
-physionomie romaine. Ses grands yeux à fleur de tête ne manquaient pas
-d'un certain feu; son oreille rouge, son teint fleuri, sa voix sonore
-révélaient une santé excellente et une organisation robuste; sa barbe
-noire, qui n'avait jamais été rasée, frisait légèrement sur ses joues;
-ses cheveux presque bleus s'enlevaient vigoureusement sur un cou plus
-blanc que celui d'une femme. Il avait les mains fortes et peu effilées;
-mais elles étaient si blanches, si grasses et si fermes, que leur
-carrure inspirait la sympathie et la confiance. A tout prendre, Lello
-était un fort beau jeune homme de vingt-deux ans.
-
-De son esprit la générale n'en disait mot: les choses de l'esprit
-n'étaient pas du domaine de la générale. Elle s'extasiait sur sa grâce,
-son élégance, sa gaieté, ses folies, sa piété. Lello était le
-boute-en-train de la jeunesse romaine. Jusqu'à l'âge de vingt et un ans,
-il avait vécu sous la surveillance sévère de son aïeul maternel; mais
-depuis une année il s'était donné carrière. Il était l'organisateur de
-tous les plaisirs, l'inventeur de tous les bons tours, le roi de tous
-les bals, le conducteur de tous les _cotillons_. Du reste, il entendait
-la messe tous les jours, récitait le rosaire en famille tous les soirs,
-recevait les sacrements à tout le moins deux fois par mois, et
-s'agenouillait sur le passage de la procession des quarante heures.
-
-Il était bien rare que la générale, entraînée par sa préoccupation
-dominante ne mêlât point à son panégyrique l'éloge du palais Coromila,
-de la galerie estimée deux millions, des écuries revêtues de marbre
-blanc comme une église, des voitures, des livrées et des cent cinquante
-serviteurs qui peuplaient la maison. Elle assaisonnait ces propos d'un
-certain nombre de _ah!_ prononcés avec une aspiration gutturale
-particulière aux gens du Nord. Dans sa bouche, cette exclamation était
-je ne sais quoi de mitoyen entre _ah!_ et _ach!_
-
-Lorsqu'elle eut tout dit, elle passa, suivant sa coutume, à l'éloge de
-sa fille, qu'elle appelait majestueusement «mademoiselle ma fille.» Elle
-abusait de la patience inaltérable de la marquise et de Mme Feraldi pour
-redire les perfections de Nadine, ses talents, la dépense qu'on avait
-faite pour son éducation à Paris et à Rome, les inquiétudes qu'elle
-avait données dans son enfance, la crainte qu'on avait eue de la voir
-scrofuleuse comme presque toutes les jeunes filles de l'aristocratie
-russe, les sirops amers qu'elle avait pris, les beaux résultats qu'on
-avait obtenus, ses os raffermis, sa taille redressée, les appareils de
-Valérius devenus inutiles, sa beauté de jour en jour plus brillante, les
-succès qu'elle avait eus dans le monde, les partis qu'elle avait refusés
-(le plus modeste était d'un million), les triomphes qui l'attendaient à
-Pétersbourg, les bontés de l'empereur Nicolas, qui la regardait comme sa
-fille adoptive et lui destinait le _chiffre_ des demoiselles d'honneur,
-enfin la belle entrée qu'elle ferait à la cour de Russie avec une robe
-traînante de velours ponceau, un _kakochnick_ brodé d'or et de perles,
-et le chiffre en diamants sur l'épaule gauche.
-
-Mme Fratief parlait comme les autres crient. Elle joignait à ce petit
-défaut l'habitude de se répéter souvent et d'inventer quelquefois; mais
-il était convenu qu'elle avait bon coeur. D'ailleurs sa qualité
-d'étrangère, le train qu'elle menait et le soin qu'elle avait pris
-d'élever sa fille dans la religion romaine la faisaient tolérer dans la
-plus haute société. On lui savait gré d'avoir amené dans le giron de
-l'Église la fille d'un général russe, et dérobé au schisme grec une âme
-de qualité. Le manége désespéré auquel elle se livrait pour attirer
-l'attention du jeune Coromila n'inquiétait personne. On savait que Lello
-n'était pas encore à marier, et d'ailleurs sa famille lui destinait une
-princesse. Mme Trasimeni laissa donc à la générale tout le temps
-d'achever les deux portraits qu'elle recommençait tous les soirs pour
-avoir le plaisir de les enfermer dans le même cadre. Lorsqu'on fut au
-_kakochnick_ et au chiffre en diamants, qui formaient la péroraison
-habituelle, la marquise après un petit compliment à l'adresse de Nadine,
-se tourna vers Mme Feraldi: «Et Tolla?
-
---A propos! c'est vrai, ajouta la générale. On dit que vous la mariez,
-j'en serai bien heureuse.
-
---Cela n'est pas encore fait, reprit vivement Mme Feraldi. Tu sais, ma
-chère, dit-elle à la marquise, que dans les premiers jours du mois
-dernier, nous avons reçu deux lettres, l'une de mon frère d'Ancône,
-l'autre de mon cousin de Forli, qui proposaient, chacun de son côté, un
-mari pour Tolla. Le jeune homme de Forli a vingt-quatre ans; il est fils
-unique, et il aura vingt mille francs de rente.
-
---Mais c'est magnifique, chère comtesse! interrompit la générale, et
-j'espère bien que Tolla...
-
---Tolla a vu celui qu'on lui proposait. C'est un beau garçon, grand,
-blond et parfaitement élevé. Elle l'a refusé net.
-
---Sans dire pourquoi?
-
---Elle a dit qu'il lui était antipathique. L'autre n'est pas encore venu
-de Côme, et il ne viendra que si nous lui donnons des espérances. On le
-dit fort bien de sa personne; il n'a pas trente ans. Il est plus riche
-que notre prétendant de Forli. Nous nous sommes informés de sa
-réputation; nous n'en avons appris que du bien. Il sait quelle est la
-dot de Tolla, et il vient d'écrire à mon mari qu'il en était
-très-satisfait, qu'il se serait contenté de moitié. «Ce que je cherche,
-disait-il en terminant, c'est une amie, une femme aimante, une bonne
-mère de famille, une personne enfin qui sache me pardonner mes
-innombrables défauts.»
-
---Ah! c'est beau! c'est admirable! c'est sublime! s'écria la générale,
-et, dans un siècle comme le nôtre, où les jeunes gens sont devenus plus
-égoïstes que les vieillards! Le digne jeune homme! j'espère bien que
-Tolla ne le refusera pas!...»
-
-La générale en était là de ses exclamations, lorsqu'un murmure aussi
-léger, aussi rapide, aussi dru et aussi précis que le bruit du vent dans
-les feuilles sèches, se répandit dans le salon, dans le jardin, dans la
-salle de jeu, dans tous les coins de la maison, et vint enfin bourdonner
-autour de ce trio de mères de famille. Une nouvelle imprévue, et qui les
-frappa toutes les trois comme un coup de foudre, arriva jusqu'à elles
-sans qu'on pût savoir d'où elle était venue. C'était une de ces rumeurs
-agiles et discrètes qui semblent se répandre d'elles-mêmes et par leur
-propre force, et qui entrent dans toutes les oreilles sans qu'on les ait
-vues sortir d'aucune bouche. Lorsqu'elle s'abattit sur le divan de la
-marquise, des émotions bien diverses, mais également violentes, se
-peignirent sur le visage des trois mères qui causaient ensemble. La
-générale rougit comme une apoplectique: le désappointement, la jalousie,
-l'avarice déçue, l'ambition détrônée, la crainte du ridicule, la
-résolution de combattre, la confiance dans ses forces, et au pis aller
-l'espoir de la vengeance, en un mot toutes les passions haineuses
-passèrent avec la rapidité de l'éclair sur cette large figure
-empourprée. Mme Feraldi surprise par un coup de bonheur auquel elle
-n'était point préparée, s'arrêta bouche béante, aussi stupéfaite qu'un
-aveugle qui recouvrerait la vue devant un feu d'artifice. La bonne
-marquise, qui avait vu naître Tolla, qui l'appelait tendrement «ma
-fille,» et qui n'avait consenti à recevoir un Coromila dans sa maison
-que sur les instances de Philippe, réprima un mouvement de surprise
-douloureuse et fit rentrer deux grosses larmes, lorsqu'elle entendit
-murmurer cette terrible nouvelle: «Savez-vous? Lello aime Tolla!»
-
-La comtesse et la générale, en femmes du monde, furent promptes à cacher
-leur émotion. La générale surtout escamota si vivement son dépit, que
-l'oeil d'une ennemie n'aurait rien vu. La conversation se prolongea sans
-incident jusqu'à onze heures trois quarts, et l'on ne s'entretint que de
-la pluie et des sermons de l'abbé Fortunati, qui faisait merveille aux
-Saints-Apôtres. Tolla conduisit le _cotillon_ avec Lello. M. Feraldi,
-qui bouillait d'impatience en attendant l'heure du départ, gagna
-cinquante-deux fiches à son oncle le cardinal Pezzato. Tout le monde se
-retira à l'heure ordinaire, et la générale, en remerciant la maîtresse
-de la maison, suivant l'usage établi en Russie, assura qu'elle n'avait
-jamais passé une soirée plus délicieuse.
-
-En arrivant au grand escalier, Tolla voulut prendre le bras de son père;
-mais, sur un signe du comte, elle partit devant avec Toto. Elle trouva
-sous le vestibule un colosse hâlé qui l'enveloppa maternellement dans
-une lourde pelisse. C'était son ancien pédagogue de Lariccia, le fidèle
-Menico. «Il pleut un peu, lui dit-il, et, quoique la maison ne soit pas
-loin, Amarella m'a envoyé. Mais qu'avez-vous, mademoiselle? Il vous est
-arrivé quelque chose?
-
---Tu crois, mon Menico?
-
---J'en suis sûr, mademoiselle. Il y a deux choses au monde que je
-connais bien, c'est le ciel et votre visage. Ici et là, je sais quand
-l'orage doit venir.
-
---J'ai donc la figure à l'orage?
-
---Non, mais il me semble que vous êtes à la fois heureuse et fâchée.
-Est-ce vrai, mademoiselle?
-
---Peut-être; mais pourquoi veux-tu que je te dise mes secrets, mon
-pauvre Dominique? Ce sont choses où tu ne peux rien.
-
---Pardonnez-moi, mademoiselle, je puis toujours _faire finir_ celui qui
-voudrait vous fâcher. Venez, que je vous débarrasse de votre manteau:
-nous sommes arrivés.»
-
-Le comte et la comtesse accouraient sur les pas de leurs enfants après
-une conférence d'une minute. Toto se retira discrètement, sans faire
-allusion à ce qu'il avait entendu dans la soirée. Le comte embrassa sa
-fille et sa femme et rentra chez lui. Menico alla se coucher à l'écurie,
-où un palefrenier lui prêtait la moitié de son lit. Mme Feraldi
-reconduisit Tolla dans sa petite chambre, la fit asseoir sur le seul
-canapé qui s'y trouvât, s'y jeta vivement à côté d'elle, l'embrassa avec
-effusion et lui dit: «Raconte-moi tout! Il t'aime?
-
---Je le crois.
-
---Depuis quand?
-
---Qui sait? Peut-être depuis le commencement de l'hiver.
-
---Te l'a-t-il dit?
-
---Jamais. La seule preuve d'amour qu'il m'ait donnée pendant six mois,
-c'est de m'inviter à danser de préférence à toutes les autres. On me
-l'enviait assez! La Russe a fait des pieds et des mains pour obtenir un
-_cotillon_ avec lui; elle n'y est jamais parvenue. Moi, je ne regardais
-cette préférence que comme un hommage rendu à la sagacité avec laquelle
-j'exécutais les nouvelles figures que nous inventions; mais ces
-demoiselles avaient de meilleurs yeux que moi: il y a longtemps qu'elles
-ont remarqué le plaisir qu'il éprouve à me faire danser, l'empressement
-avec lequel il me cherche en entrant dans un salon, sa joie dès qu'il
-m'aperçoit, son désappointement si je n'y suis pas. D'ailleurs il a
-parlé.
-
---A qui?
-
---A ses amis. Il n'a jamais osé me dire qu'il m'aimait, mais il a eu
-l'imprudence de le laisser voir aux cinq ou six étourdis qui composent
-sa cour. Ceux-là l'ont appris à d'autres; ils se sont mis à me
-persécuter de cet amour, ils ont prétendu que je le partageais, et je ne
-danse pas avec l'un d'entre eux sans qu'il me dise: «Lello vous aime.»
-
---Lello vous aime! répéta Mme Feraldi en serrant sa fille dans ses bras.
-Et que leur répondais-tu?
-
---Moi? La première fois que Pippo Trasimeni s'amusa à me dire que
-j'étais aimée et que j'aimais, je lui répondis avec vivacité: «Comment
-m'estimez-vous assez peu pour croire que je m'amuserais à faire l'amour
-par passe-temps?--Je ne dis pas cela, reprit-il.--Pardonnez-moi, vous le
-dites. Le caractère de M. Coromila est connu; on sait que depuis la mort
-de son grand-père il a fréquenté des jeunes gens de toute sorte, au lieu
-de s'en tenir à ceux qui vous ressemblent, Pippo. On répète partout
-qu'il se joue de la chose du monde la plus sérieuse, l'amour; qu'il est
-un de ces hommes qui n'ont d'autre occupation au monde que de tromper
-notre sexe, et qu'une liaison avec lui ne saurait amener rien de bon.»
-
---Et Pippo t'a répondu?
-
---Rien.
-
---Il te donnait raison.
-
---Oui; mais le jeudi suivant je le retrouvai chez sa mère; et il me dit:
-«Lello vaut mieux que vous ne pensez; il ne parle que de vous et il vous
-aime à la folie.» C'est la seule fois qu'on m'ait dit du bien de Lello.
-
---Et qui est-ce qui t'en a dit du mal?
-
---Toutes les femmes. Voici plus de quatre mois que les filles de mon âge
-se servent de son nom pour me persécuter. L'une vient me dire: «Enfin,
-vous êtes amoureuse, et c'est Lello qui a fait ce miracle-là!» Une autre
-me félicite d'avoir fixé le plus volage des hommes. Mlle Fratief
-n'a-t-elle pas eu le front de me dire un jour à brûle-pourpoint:
-«Franchement, ma chère, comptez-vous vous faire épouser par Lello?» Une
-question si impertinente, venant d'une fille qui n'est pas mon amie et
-que je connais à peine, me saisit tellement que je restai un instant
-sans parole; mais je revins à moi, et je lui répondis que j'étais
-incapable de m'intéresser à une personne qui n'aurait pas les vues les
-plus honnêtes. Elle répliqua vivement: «Ne vous fiez pas à Lello: il en
-a trompé plus d'une, et il change d'amour deux fois par mois.» Je
-l'entendais décrier partout comme un homme léger; mais je ne savais
-comment concilier l'effronterie dont on l'accusait avec le respect qu'il
-témoignait pour moi. Jamais il n'a pris une de ces libertés que les
-jeunes gens se permettent au bal; jamais il ne m'a serré la main en
-valsant. Quand nos regards se rencontraient, il était plus prompt que
-moi à détourner les yeux. Quelquefois j'enrageais de penser qu'il
-affichait devant les autres un si grand amour pour moi, sans m'en avoir
-donné la moindre marque. Puis, songeant au respect qu'il me témoignait,
-j'en étais touchée. Peut-être est-ce là ce qui a pris mon coeur.
-
---Tu l'aimais! Pourquoi ne m'en as-tu rien dit?
-
---Je l'aimais peut-être; mais, comme il ne m'avait pas donné de marques
-visibles de son amour, je n'osais pas m'avouer le mien à moi-même. Il me
-semblait que c'était une folie d'aimer sans savoir que j'étais payée de
-retour, sinon par les bavardages des effrontés qu'il avait autour de
-lui. C'est alors que vous avez fait cette petite maladie qui vous a
-retenue trois semaines à la maison, et moi avec vous. Trois semaines
-sans le voir! La privation que je ressentis me donna la mesure de mon
-amour. Pendant cette longue séparation, on dansa trois fois chez la
-Trasimeni et deux fois à l'ambassade de France. Ces jours-là je restai à
-ma fenêtre jusqu'à la fin de la soirée, pour avoir le plaisir d'entendre
-sa voix lorsqu'il sortirait avec ses amis. J'avais soin de me cacher
-dans l'ombre de mes rideaux: je serais morte de honte, s'il avait pu
-seulement soupçonner ma faiblesse. Quelquefois je l'entendais parler de
-moi avec ses camarades. Un soir, tandis que ses amis chantaient à
-tue-tête une grosse chanson dont le refrain était:
-
- L'acqua fa male,
- Il vino fa cantare,
-
-je reconnus sa belle voix qui fredonnait cette chanson des pêcheurs de
-Sainte-Lucie:
-
- Io ti voglio ben assai,
- Ma tu non pensi a me!
-
-et il lança en s'éloignant un soupir grave et puissant qui semblait
-sortir du fond de son coeur. Peut-être, s'il avait osé me déclarer sa
-passion, aurais-je su y résister et la combattre par le dédain; mais
-cette extrême timidité, si rare chez un homme, me subjugua.
-
---Mais, ce soir, qu'a-t-il fait? qu'a-t-il dit? Il s'est donc trahi?
-
---Mon Dieu! non. Ce soir, Pippo m'a demandé cette fleur que j'avais à
-mon corsage; je la lui ai donnée. Après la contredanse, Lello a entraîné
-son ami dans le jardin, et, lorsqu'ils sont rentrés, Pippo n'avait plus
-la fleur à sa boutonnière. Je devinai le chemin qu'elle avait pris, mais
-j'eus l'air de ne rien savoir, et je demandai à Pippo ce qu'il en avait
-fait; il me répondit: «Lello m'a tant prié de la lui donner, qu'il a
-bien fallu en faire le sacrifice.» Je feignis d'être piquée, mais
-j'aurais voulu sauter au cou de ce bon Pippo. Malheureusement on les
-avait suivis au jardin, on les avait écoutés, on a parlé, et voilà
-comment vous avez tout appris.
-
---Mieux vaut tard que jamais, ajouta la comtesse, trop heureuse pour
-formuler un reproche. Maintenant, terrible enfant, écoute-moi. Tu aimes.
-Si nous t'abandonnons à tes inspirations, cet amour ne te donnera que
-des chagrins: j'en attends quelque chose de mieux. Me promets-tu de
-suivre mes conseils et ceux de ton père?
-
---Oui, ma mère.
-
---Si Lello t'écrit, tu nous montreras ses lettres?
-
---Oui, ma bonne mère.
-
---Tu ne lui répondras rien sans nous consulter?
-
---Rien.
-
---Toutes les fois que tu le rencontreras dans le monde, tu me répéteras
-ses paroles et les tiennes?
-
---Je le promets.
-
---Et moi, je te promets que tu seras avant un an la femme de Lello.
-Bonne nuit, madame Coromila!»
-
-La comtesse courut retrouver le comte, qu'une préoccupation violente
-tenait éveillé. Ils passèrent la nuit à débattre un plan de campagne
-dont le résultat devait être le bonheur de leur fille et la grandeur de
-la maison Feraldi.
-
-
-
-
-III
-
-
-Tandis que Tolla se confessait à sa mère, Mme Fratief se faisait
-raconter par Nadine l'événement de la soirée et les amours de Lello.
-Elle lui reprocha amèrement de ne l'avoir pas tenue au courant de ce qui
-se passait. Si Nadine n'en avait rien dit, c'est qu'elle avait une
-confiance limitée dans le bon sens de sa mère: elle raisonnait comme ces
-chasseurs qui aiment mieux chasser sans chien qu'avec un chien mal
-dressé.
-
-Mme Fratief, née Redzinska, était veuve du général Fratief, aide de camp
-de l'empereur Alexandre. Après la campagne de France, Fratief, qui
-n'était plus jeune et que les plaisirs faciles de Paris avaient vieilli
-autant que la guerre, fut nommé gouverneur de Varsovie. Il vit, au
-premier bal qui lui fut donné par la ville, la célèbre Sophie Redzinska,
-dont la beauté opulente lui rendit six mois de jeunesse. Il l'épousa
-sans dot et malgré les remontrances de la cour, qui se scandalisait de
-voir un général illustre, un ami de Souvarof et un favori du maître
-s'abaisser jusqu'à une Polonaise. Le vieux soldat, aiguillonné par un
-dernier amour, sut donner à ses faiblesses une couleur politique et
-persuader à l'empereur qu'une telle mésalliance rallierait la noblesse
-de Varsovie. Après une année de mariage, il mourut, comme le roi Louis
-XII, au milieu de son bonheur domestique. La générale resta veuve à
-vingt ans avec une fille de trois mois. Son mari laissait pour tout
-héritage une année de solde, quarante mille francs environ. Fils d'un
-petit marchand de la troisième guilde, il avait poussé sa fortune,
-franchi tous les grades de l'armée et escaladé tous les degrés de la
-noblesse, sans songer à s'enrichir. Mme Fratief, qu'on appelait à
-Varsovie _la belle et la bête_, avait si bien mis à profit la courte
-durée de son règne, elle avait regardé de si haut ses compatriotes et
-ses anciens amis, protégé si dédaigneusement sa famille et gouverné sa
-bonne ville d'un air si impertinent, qu'elle fit en peu de temps une
-ample provision d'ennemis. Toutes les autorités de la ville assistèrent
-par devoir aux funérailles du général, mais sa veuve ne reçut pas quatre
-visites. Le patriotisme polonais saisissait l'occasion de faire pièce à
-la Russie, sans danger. La belle Sophie tira vanité de cette haine
-universelle, qui témoignait de son importance et du pouvoir qu'elle
-avait eu. Elle s'exila comme en triomphe d'une ville qui la repoussait,
-et partit pour Pétersbourg avec sa fille, ses quarante mille francs, sa
-beauté, ses diamants, son orgueil, sa sottise et ses espérances.
-Arrivée, elle vit avec surprise que la cour n'était pas venue au-devant
-de sa chaise de poste. Elle demanda une audience de l'empereur; elle
-l'obtint, et elle courut au palais d'hiver, prête à verser ses chagrins,
-ses intimités et toutes ses confidences dans le coeur paternel
-d'Alexandre. L'empereur la reçut à son tour d'inscription, entre un
-gouverneur de province et un savant étranger; il lui débita avec bonté
-un petit compliment de condoléance, et promit de lui assurer, à elle et
-à sa fille, une existence honorable. Au sortir de cette audience, Sophie
-courut annoncer aux cinq ou six personnes qu'elle connaissait dans la
-ville que l'empereur l'avait reçue comme un père, qu'il avait pleuré en
-parlant de son fidèle Fratief, et qu'il avait fini par lui dire en
-propres termes: «Désormais, madame, vous faites partie de ma famille;
-j'adopte votre chère petite Nadine, je me charge de sa fortune et de la
-vôtre. Mon palais et mon coeur vous seront toujours ouverts: frappez, et
-l'on vous ouvrira; demandez, et vous recevrez.»
-
-Huit jours après, elle reçut deux brevets de quinze cents roubles
-argent, ou de six mille francs de pension, l'un pour elle et l'autre
-pour sa fille. C'est ce que la loi de l'empire accorde à toutes les
-veuves ou orphelines des aides de camp généraux. Chacune de ces deux
-pensions cessait de plein droit le jour du mariage de la titulaire.
-Sophie s'imagina qu'on lui faisait une injustice parce qu'on ne faisait
-point d'injustice en sa faveur; mais elle avait trop de vanité pour se
-plaindre. Elle loua sur le canal Catherine un appartement de quatre
-mille francs, et commanda un mobilier de vingt mille. A ceux qui
-connaissaient le chiffre de sa fortune et la modicité de sa pension,
-elle donnait à entendre qu'elle avait dans l'amitié de l'empereur des
-ressources inépuisables. On la vit pendant trois ans à toutes les
-réunions de la cour, où le nom de son mari lui donnait les grandes et
-petites entrées. Sa beauté lui attira quelques déclarations et une ou
-deux demandes en mariage qu'elle repoussa, attendant mieux. Le grand-duc
-Michel la distingua pendant un mois ou deux; il fut promptement rebuté
-non par sa pruderie, mais par sa sottise. Elle s'essaya sans succès dans
-le rôle des grandes coquettes: elle avait la figure sans l'esprit de
-l'emploi. Ses agaceries ne servirent qu'à la compromettre. Trop froide
-pour faire des sottises gratuites, trop maladroite pour en faire de
-profitables, elle ne sut ni se donner ni se vendre, et elle garda, sans
-savoir pourquoi, une vertu à laquelle on ne crut guère et dont personne
-ne lui sut gré. Après trois ans de ce manége, elle disparut subitement;
-ses ressources étaient épuisées. Son mobilier et ses diamants
-indemnisèrent à peine ses créanciers. Elle partit pour l'Allemagne, où
-elle vécut d'épargne et de jeu, courant les eaux, cherchant un mari,
-grossissant la liste des conquêtes qu'elle croyait avoir faites, et
-usant sur les grands chemins les restes de sa beauté, qui passa vite. En
-1828, elle vint à Paris, et elle songea à l'éducation de Nadine, qui
-avait onze ans. Elle se logea rue de l'Université, et meubla péniblement
-un très-petit coin d'un très-grand hôtel. Pour se faire admettre dans
-les salons du faubourg Saint-Germain, elle s'avisa de conduire sa fille
-au catéchisme de Saint-Thomas d'Aquin. Nadine y fit sa première
-communion. Si on l'avait su à Pétersbourg, la mère et la fille auraient
-infailliblement perdu leur pension. Cette imprudence ne leur servit de
-rien, et personne à Paris ne leur en tint compte: la générale, à force
-de vanteries et de mensonges évidents, avait obtenu de passer pour une
-aventurière. L'éducation de Nadine fut un prodige d'économie mal
-entendue. Toutes ses leçons furent payées deux francs l'une dans
-l'autre. Une grande fille noirâtre, la plus disgraciée des élèves du
-Conservatoire, lui enseigna l'art de martyriser un piano. On lui déterra
-la plus rousse et la plus piteuse des maîtresses d'anglais, une image
-vivante de la misère, qui aurait pu passer pour la statue de l'Irlande.
-Ce fut un surnuméraire des bureaux de la préfecture qui lui apprit la
-langue et la littérature françaises, l'histoire, la géographie,
-l'arithmétique, la physique, et un peu de métaphysique. Son maître de
-danse est mort l'an dernier à l'hospice de La Rochefoucauld: il était le
-dernier de sa profession qui eût conservé l'usage de la pochette. Grâce
-au zèle de ces pauvres gens, que la générale appelait les premiers
-maîtres de Paris, Nadine oublia complétement le russe, le polonais et
-l'allemand, qu'elle avait sus dans son enfance; elle écrivit assez
-correctement le français, sauf les participes, et elle déchiffra les
-premiers chapitres du _Vicar of Wakefield_; elle sut danser toutes les
-contredanses et en jouer une. Dans les intervalles de ses leçons, elle
-se donna à elle-même un supplément de connaissances positives en
-dévorant le fonds d'un petit cabinet de lecture de la rue de Poitiers.
-Les romanciers à la mode de 1830 à 1834 furent les vrais maîtres de son
-esprit. Les appareils orthopédiques de Valérius et les trapèzes du
-gymnase Amoros furent les précepteurs de sa beauté.
-
-Nadine avait dix-sept ans, une jolie figure et la taille droite, lorsque
-sa mère, désespérant de la produire à Paris, se décida à la conduire en
-Italie. Un vieil émigré français, entré au service de la Russie comme
-les Modène et les La Ribeaupierre, le marquis de Certeux, gouverneur de
-la résidence impériale de Gatchina, lui envoya une lettre de
-recommandation pour sa soeur, Mme la chanoinesse de Certeux, qui la
-présenta à toute l'aristocratie romaine. Nadine eut du succès; elle
-était grande, grasse et blanche; on l'invita partout, on la fit danser,
-mais personne ne songea à demander sa main. La générale, qui était femme
-à prendre les épouseurs au collet, fit le guet pendant trois ans autour
-de sa fille sans pouvoir appréhender au corps le moindre millionnaire.
-Pour comble de douleur, elle fut forcée de reconnaître que la beauté de
-Nadine n'était pas dorée au feu, et qu'elle passerait bientôt. Cette
-fille de vingt ans luttait sans succès contre un embonpoint toujours
-croissant; ses corsets étaient des oeuvres d'art qui attestaient les
-progrès de la mécanique au XIXe siècle; l'émail de ses dents se fendait,
-et sa mère, qui la coiffait elle-même, lui avait déjà arraché quelques
-cheveux blancs. Mme Fratief, qui avait reporté sur sa fille toutes ses
-espérances, et qui ne comptait plus que sur elle pour échapper à la
-médiocrité de ses douze mille francs de pension, s'endetta pour la faire
-belle. Nadine, dont le linge aurait fait sourire la plus modeste
-bourgeoise, portait des robes de velours d'Afrique et de taffetas chiné
-que Palmyre lui envoyait de Paris. Ces frais de toilette furent d'abord
-à l'adresse de tous les jeunes Romains qui avaient cinquante mille
-livres de rente et au-dessus; mais du jour où Lello Coromila, après la
-mort de son grand-père, fit son entrée dans le monde, la fille et la
-mère ne pensèrent plus qu'à lui. Il remarqua Nadine et s'en occupa
-quinze jours; il n'en fallait pas davantage pour qu'on fondât sur lui
-les espérances les plus sérieuses.
-
-Cette revue rétrospective servira peut-être à expliquer pourquoi, le 30
-avril 1837, Mme Fratief et sa fille regardaient Tolla comme un joueur
-malheureux regarde la carte qui doit achever sa ruine. Elles cherchèrent
-ensemble quel serait le moyen le plus sûr de reprendre le coeur qu'on
-leur avait dérobé.
-
-Pour Lello, il rentra au palais Coromila en rêvant à un bon tour qu'il
-voulait jouer à un de ses amis. Il s'agissait de semer des pétards sous
-les pas d'un pauvre garçon qui courtisait une petite mercière et qui
-trahissait l'amitié en gardant le secret de ses amours. Rome a des
-habitudes de petite fille; les boutiques s'y ferment de bonne heure, et
-les jeunes gens y font des farces. Le fils des doges s'assura en
-rentrant qu'on lui avait apporté une petite boîte de poudre fulminante;
-puis il baisa la rose de Tolla, se regarda dans la glace, fredonna un
-air du _Barbier_, se laissa déshabiller par son valet de chambre, et se
-mit au lit en pensant à Tolla, à la mercière, à un cheval qu'il voulait
-acheter, et à la bonne figure que faisait son ami pataugeant à travers
-un feu d'artifice. Il dormit à franc étrier jusqu'à huit heures du
-matin. La marquise passa la nuit en prière. Tolla rêva qu'un certain
-citronnier de sa connaissance se couvrait, par exception, de fleurs
-d'oranger.
-
-Le lendemain, comme Lello s'apprêtait à employer sa poudre fulminante,
-quelques grains égarés entre la boîte et le couvercle s'allumèrent par
-le frottement et tout lui sauta au visage. Le bruit se répandit dans
-Rome qu'il avait les sourcils brûlés, trois ou quatre énormes ampoules,
-et qu'il garderait la chambre pendant une semaine ou deux. Mme Feraldi
-s'empressa d'envoyer chercher de ses nouvelles. Il faut, pensait-elle,
-que je rassure ma pauvre Tolla. Le même jour Nadine dit à sa mère:
-«Victoire! _Il_ s'est blessé à la figure. _Elle_ ne le verra pas de
-quinze jours. Maintenant, ma bonne petite mère, veux-tu m'en croire?
-Envoie François savoir de ses nouvelles.
-
---Y songes-tu? nous le connaissons à peine; il n'est jamais venu nous
-voir.
-
---Précisément. Quand il saura que nous nous sommes inquiétés de sa
-santé, il nous devra une visite.»
-
-Le courrier, l'intendant, le valet de chambre et le cuisinier de la
-générale, François, surnommé Cocomero ou le _Melon_, était un vigoureux
-Napolitain. Lorsqu'il revint du palais Coromila, il avait l'oeil droit
-entouré d'une auréole bleue. Il s'était rencontré avec Menico sous le
-vestibule; il avait voulu prendre le pas, l'antipathie avait agi, et
-Menico lui avait montré le poing d'un peu trop près. Chacun des deux
-combattants garda scrupuleusement le secret de ses prouesses. Menico,
-qui n'était à Rome que pour quelques jours, craignait qu'on ne le
-renvoyât garder ses buffles; Cocomero avait trop d'amour-propre pour
-avouer une défaite. Il attribua à un coup d'air la couleur anormale de
-son orbite. Pendant les dix jours que Lello resta à la maison, la
-générale et la comtesse y envoyèrent Cocomero et Menico tous les matins;
-mais Cocomero avait trop de prudence pour s'exposer à un second coup
-d'air. Il descendait en droite ligne de ces guerriers napolitains qui
-répondirent à leur général: «Vous voulez que nous allions là-bas; nous
-ne demanderions pas mieux, mais... c'est que... là-bas... il y a le
-canon!»
-
-La première fois que Lello reparut dans le monde, il oublia de faire
-danser Nadine, mais il fut plus empressé que jamais auprès de Tolla.
-Tolla s'était intéressée à sa santé! A la dernière figure du cotillon,
-il lui dit en tremblant un peu:
-
-«Si je pensais que madame votre mère fût disposée à me le permettre,
-j'irais la remercier de l'intérêt qu'elle m'a témoigné après ce ridicule
-accident; mais, ajouta-t-il en la regardant fixement, je crains de
-n'être point agréé.»
-
-Tolla sentit le rouge lui monter au visage. Elle répondit en balbutiant
-que sa visite leur aurait fait honneur, que sa personne ne pouvait
-qu'être agréable à tous ceux qui avaient la bonne fortune de
-l'approcher. «D'ailleurs, dit-elle en terminant, tous ceux qui viennent
-à la maison nous font une grâce.»
-
-Cette invitation, qui pourrait nous paraître d'une politesse exagérée,
-n'était en Italie que strictement convenable. Nous n'avons qu'une faible
-idée de tous les raffinements inventés par la courtoisie italienne. Si
-l'on frappe à la porte de votre chambre, vous répondez brutalement:
-«Entrez!» Un Italien, sans savoir quelle est la personne qui frappe,
-répond en un seul mot: «Que votre seigneurie me fasse la faveur
-d'entrer, _favorisca_.» C'est ainsi que la réponse de Tolla doit être
-interprétée.
-
-Tolla et la famille entière attendirent avec la plus vive anxiété cette
-visite de Lello. Il ne vint pas. Il était dans une situation d'esprit
-que toutes les femmes refuseront de comprendre, mais qui inspirerait de
-la sympathie et peut-être de la compassion à beaucoup de jeunes gens.
-
-Il aimait, et, sans recourir à un long examen de conscience, il voyait
-clairement que son coeur était pris.
-
-Il aimait une personne moins riche que lui et d'une condition un peu
-inférieure à la sienne. Il pouvait prétendre à la main d'une princesse
-et à une dot de deux ou trois millions. Épouser Tolla, c'était renoncer
-à l'appui de quelque grande alliance et retrancher de son revenu
-possible et probable environ cent mille francs de rente: considération
-misérable sans doute; mais les Italiens sont des esprits positifs.
-L'histoire romaine en est la preuve.
-
-Il aimait; malheureusement il n'était pas sûr que sa famille consentît à
-un tel mariage. Il dépendait de son père, vieillard inflexible. Ce vieux
-Louis Coromila était aveugle et paralytique, mais du fond de son
-fauteuil il conduisait toute sa maison et faisait trembler ses fils
-comme au temps où le chef de famille avait droit de vie et de mort sur
-ses enfants. Après la mort de son père, Lello aurait encore sinon à
-redouter, du moins à ménager ses deux oncles, le cardinal et le colonel.
-Il ne se souciait pas d'être déshérité au profit de son frère.
-
-Si Tolla avait été une ouvrière ou une petite bourgeoise, Lello se fût
-abandonné sans résistance au penchant qui l'entraînait vers elle; mais,
-avant de séduire une fille noble qui a un père de cinquante ans, un
-frère de dix-neuf et un grand-oncle cardinal, l'amoureux le plus
-imprudent y regarde à deux fois. D'ailleurs Lello voulait garder aux
-yeux du monde et à ses propres yeux la qualité d'honnête homme. Il se
-disait: «Je ne veux ni la séduire, ni la compromettre, ni l'empêcher de
-se marier. Je l'aime cependant. Eh bien! je l'aimerai à distance, sans
-le lui dire.» Mais il ne pouvait empêcher ses yeux de parler, ni les
-yeux de Tolla de répondre, ni leurs coeurs de s'attacher secrètement
-l'un à l'autre. Il avait beau se promettre de laisser à Tolla toute sa
-liberté, afin de conserver toute la sienne: il s'apercevait tous les
-jours qu'il avait obtenu plus qu'il ne désirait et qu'il s'était engagé
-plus qu'il n'aurait voulu. Il croyait avoir remporté une grande victoire
-sur lui-même lorsqu'il avait tenu devant Tolla les discours les plus
-passionnés, sans lui dire: _Je vous aime!_ Il se faisait comme un devoir
-religieux d'éviter cette formule, dont il prodiguait l'équivalent à
-toute heure. Il disait en rentrant chez lui: «J'ai sauvé deux âmes.» Il
-n'avait sauvé que trois mots.
-
-Quelquefois en voyant l'abandon et la naïveté de Tolla, qui laissait
-éclater l'amour dans tous ses regards, il se sentait pris de défiance.
-La défiance est une terrible vertu en Italie. Je connais un sculpteur
-romain qui a marché pendant cinq ans avec une paire de pistolets dans
-ses poches: il se défiait de quelqu'un. Lello se défiait par moment de
-sa chère Tolla. Il était bien jeune, mais le soupçon naît plutôt chez
-les riches que chez les pauvres, sans doute parce qu'ils ont plus de
-choses à garder. Cet enfant de vingt-deux ans avait entendu parler des
-petits manéges que les mères emploient pour marier leurs filles, et les
-ruses que les filles inventent elles-mêmes pour entrer en possession
-d'un mari. Il avait pu voir de ses yeux comment les Nadines Fratief et
-leurs pareilles cherchent un homme aussi publiquement que Diogène, et il
-se demandait quelquefois si l'amour que Tolla lui laissait deviner
-n'était pas un piége vulgaire destiné à prendre les coeurs. Sa vanité se
-révoltait à l'idée d'être dupe; mais la présence de Tolla et le long
-regard de ses yeux limpides dissipait bientôt tous ces méchants
-soupçons.
-
-Ces alternatives de défiance et d'abandon, de calcul et de
-désintéressement, donnaient à sa conduite toutes les apparences de la
-coquetterie.
-
-Pendant un mois, il rencontra Tolla presque tous les soirs sans lui
-parler de la permission qu'il avait demandée et obtenue. La gêne que
-cette idée lui causait le rendit plus froid et plus réservé. Nadine, qui
-ne perdait pas un seul de ses mouvements, jugea que ce grand amour avait
-baissé de quelques degrés. Le monde se demanda s'il n'avait pas été trop
-prompt à accueillir la nouvelle de la passion de Lello. La marquise
-espéra que ses craintes auraient tort. Un soir, Pippo dit à son ami: «Eh
-bien! beau ténébreux, nous avons donc été mal reçu au palais Feraldi?
-
---Moi! je n'y suis pas allé.
-
---En ce cas, j'ai tort: tu n'as pas été mal reçu; tu n'as pas été reçu
-du tout.
-
---Voilà ce qui te trompe: j'ai été mieux que reçu, j'ai été invité; mais
-je n'y suis pas allé.
-
---A d'autres! C'est bien toi qui refuserais une invitation pareille!
-Pourquoi ne me dis-tu pas qu'un habitant du purgatoire a refusé d'entrer
-au paradis! avoue franchement que tu as trouvé la porte fermée. Tu n'es
-pas le seul. Il y a peu d'élus.»
-
-En ce moment, l'orchestre essayait les premières mesures de la _Dernière
-Pensée_ de Weber. Lello n'eut que le temps de dire à Pippo: «Viens
-demain à deux heures au palais Feraldi, tu m'y trouveras.» Et il courut
-valser avec Tolla.
-
-La première fois qu'elle s'arrêta pour se reposer, il lui dit:
-
-«Je n'ai pas osé porter à Mme votre mère les remercîments que je lui
-dois.»
-
-Tolla aurait voulu pouvoir arrêter son coeur, qui bondissait: elle
-devina que sa poitrine devait avoir ces mouvements qu'on simule au
-théâtre pour indiquer une émotion violente, et elle en fut honteuse.
-Elle répondit: «J'avais parlé à ma mère de l'honneur que vous vouliez
-nous faire; mais, en voyant que vous ne veniez pas, j'ai cru que vous
-aviez oublié ce que vous m'aviez dit.»
-
-Lello répliqua vivement:
-
-«Je puis donc venir? Votre mère me le permet?
-
---Et pourquoi vous le défendrait-elle? Elle vous recevra avec le plus
-grand plaisir.
-
---Ainsi demain, dans la journée, je pourrais?...
-
---Demain, si vous voulez.»
-
-Le lendemain, Tolla et sa mère reçurent cette visite tant désirée. Le
-premier abord fut froid et embarrassé. Lorsqu'on rencontre à deux heures
-après midi une personne qu'on n'a jamais vue qu'aux bougies, il semble
-qu'on fasse une nouvelle connaissance. Mme Feraldi soutint un peu la
-conversation. On parla du choléra, qui, après avoir ravagé le midi de la
-France, avait gagné l'Italie. L'arrivée de Pippo ramena quelque gaieté:
-il conta les nouvelles de la ville et un trait assez curieux de Mme
-Fratief. En sa qualité de dame patronesse d'une oeuvre de bienfaisance,
-elle avait quêté des vêtements pour ses pauvres. La princesse Prosperi
-lui avait donné, entre autres choses, une pèlerine cardinale en
-pou-de-soie glacé. Or, en traversant le Corso, la femme de chambre de la
-princesse prétendait avoir reconnu cette pèlerine, déguisée par une
-large dentelle, sur les épaules de Nadine.
-
-Lello s'amusa beaucoup aux dépens de la générale, et rit de manière à
-montrer ses dents. Quand ses yeux rencontraient ceux de Tolla, ils ne se
-détournaient point, et ils parlaient assez haut. Tolla, de son côté,
-laissa deviner qu'elle n'était point ingrate. D'amour on ne dit pas un
-mot, et, quelques efforts que fît Pippo pour faire parler son ami, Lello
-sortit sans s'être déclaré.
-
-Il prit l'habitude de venir dans la maison; bientôt même il fit ses
-visites le soir, comme les amis intimes. Il se tenait toujours sur la
-défensive; mais l'amour le gagnait insensiblement, grâce au vide de son
-esprit et à l'oisiveté de sa vie. Ses habitudes étaient celles de tous
-les jeunes Romains de distinction. Il se levait à huit heures, restait
-dans sa chambre à prendre le chocolat, à faire sa toilette et à ne rien
-faire jusqu'à onze heures. A onze heures, il entendait la messe; à midi,
-il s'établissait dans le cabinet de son père jusqu'à deux heures. Il
-dînait à fond, puis rentrait chez lui pour faire la sieste, si toutefois
-il n'aimait mieux aller s'installer dans la boutique du tailleur,
-rendez-vous des jeunes gens à la mode et centre du mouvement
-intellectuel. A cinq heures et demie, il montait à cheval et faisait un
-temps de galop jusqu'à la villa Borghèse. A sept heures, il commençait
-une petite promenade à pied, le cigare à la bouche; il faisait acte de
-présence au cabinet de lecture et au café. A huit heures il venait
-retrouver son père, réciter le chapelet en famille et lire à haute voix
-une méditation. A neuf heures, il s'habillait, faisait une courte visite
-à Tolla, et se montrait dans le monde. A onze heures, il soupirait; à
-minuit il se reposait des fatigues de la journée et prenait des forces
-pour le lendemain.
-
-Après deux mois de visites assidues, Lello était plus épris que jamais,
-mais il ne s'était pas expliqué sur ses intentions. On touchait à
-l'époque où le comte avait l'habitude de partir pour Capri. Les progrès
-du choléra, les cordons sanitaires et les difficultés du voyage
-l'empêchèrent de partir. Il décida que ses vendanges se feraient sans
-lui, et que la famille entière se réfugierait à Lariccia le surlendemain
-de l'Assomption. Cette résolution fut arrêtée le 1er août. Les parents
-de Tolla auraient voulu savoir avant de partir ce qu'ils pouvaient
-attendre de Lello. Ils souffraient, à la fin, d'une si longue
-incertitude, et la comtesse prenait sa part des angoisses de sa fille.
-D'ailleurs Mme Fratief avait fait suivre Coromila par François, et elle
-allait répétant partout que Mlle Feraldi recevait des visites
-clandestines. Enfin le frère de la comtesse avait écrit d'Ancône pour
-annoncer que son jeune prétendant perdait patience, et demandait un oui
-ou un non.
-
-On tint en l'absence de Tolla un conseil de famille où Toto fut admis.
-Toto était un jeune homme rempli de prudence et de réflexion. C'était
-lui qui avait dissuadé ses parents de rompre dès le mois de mai avec le
-jeune homme d'Ancône. Lorsqu'on chercha en commun le meilleur moyen de
-forcer Lello à prendre un parti, M. Feraldi proposa de lui parler
-lui-même, et de le prier de suspendre ses visites ou de les expliquer.
-Toto rejeta vivement cette proposition: elle avait un caractère
-comminatoire qui pouvait effaroucher Lello. La comtesse voulut se
-charger de sonder le terrain: son fils repoussa cet expédient, qui
-sentait l'intrigue et pourrait éveiller la défiance.
-
-«Il faut, dit-il, que ce soit Tolla qui le force à se prononcer.
-
---Elle n'y consentira jamais, dit le comte.
-
---Elle a trop de dignité, ajouta la comtesse.
-
---Sans doute, reprit Toto, si nous lui proposions d'entrer dans un petit
-complot dont le but est son bonheur, elle nous renverrait bien loin;
-mais forçons-la de servir nos calculs sans les connaître: elle ne
-travaillera bien que si elle n'est pas dans le secret.»
-
-Là-dessus, il exposa son plan, qui fut adopté sans discussion.
-
-Une heure après, Mme Feraldi fit voir à Tolla la lettre de son oncle
-d'Ancône. Elle lui rappela qu'on avait consenti à suspendre les
-négociations d'un mariage fort avantageux dès qu'elle avait avoué son
-amour pour Coromila; qu'on avait perdu du temps et encouru le blâme de
-plus d'une personne en recevant tous les jours celui dont elle se
-croyait aimée; qu'après deux mois de cette périlleuse expérience, on ne
-savait pas encore si Lello songeait à demander sa main; que si telle
-était son intention, il en aurait déjà parlé à coup sûr, sinon à la
-comtesse, du moins à sa fille; que, puisqu'il n'en avait rien dit, il y
-aurait de la folie à repousser un mariage magnifique sans avoir même
-pour consolation la certitude d'être aimée.
-
-«Ses yeux me l'ont assez dit,» interrompit Tolla.
-
-Sa mère lui remontra doucement que tous les regards du monde ne valent
-pas une parole, que cet échange de regards pouvait la mener loin,
-qu'elle aurait vingt ans au 1er septembre, que si elle perdait une année
-ou deux à se laisser regarder tendrement par Coromila, sa réputation en
-souffrirait; qu'elle deviendrait difficile à marier et peut-être
-malheureuse pour toute sa vie. La perspective de cet avenir imaginaire
-émut en passant la bonne comtesse, qui versa de vraies larmes. Il n'en
-fallut pas davantage pour persuader à Tolla que ses parents souffraient
-cruellement du doute où elle les laissait plongés. Elle pleura à son
-tour, et elle écouta avec résignation l'ultimatum de sa mère.
-
-«Mon enfant, il faut en finir, lui dit la comtesse. Tu es libre
-d'accepter ou de repousser le parti que ton oncle nous propose; mais
-nous ne pouvons pas en conscience prolonger indéfiniment l'incertitude
-d'un galant homme qui a demandé ta main. Nous partirons le 17 pour
-Lariccia; prends jusqu'au courrier du 16 pour te décider. Réfléchis,
-pèse, examine: ton avenir ne dépend que de toi-même, car je ne pense pas
-qu'en quinze jours M. Coromila prenne une détermination.»
-
-Le dernier mot était la flèche du Parthe.
-
-Tolla fit tout au monde pour que son amant fût informé de sa situation.
-Lorsqu'il la connut, il ne se départit point de sa réserve accoutumée.
-Un soir, Mme Feraldi leur fournit l'occasion de s'entretenir longtemps
-ensemble. Lello ne s'occupa qu'à démontrer que, si jamais il aimait, il
-serait le plus constant des hommes.
-
-«Cependant, remarqua Tolla, on en cite plus d'une que vous avez oubliée.
-
---Moi! je me fais fort de vous prouver en dix minutes que si j'ai oublié
-telle ou telle personne, la faute en est tout entière à leur
-coquetterie, et je n'ai fait que suivre l'exemple qu'elles m'avaient
-donné.
-
---Quoi! votre passion de la place du Peuple?...
-
---C'est elle qui m'a congédié.
-
---Et vos amours de la place de Venise?
-
---Fallait-il rester fidèle à une personne qui me recevait tous les
-matins et qui écrivait tous les soirs à un autre?
-
---Soit; mais celle qui vient de partir pour Frascati?
-
---Oui, parlons un peu de l'habitante de Frascati! une comédienne du plus
-grand talent, qui serrait la main de son voisin de droite, tandis
-qu'elle me disait à l'oreille: «Je te serai fidèle!» D'ailleurs j'espère
-que vous me ferez l'honneur de ne pas donner le nom de passion à ces
-caprices dont le plus long a duré un mois. Quand j'aimerai, je le sens,
-ce sera pour la vie.»
-
-Tolla ne répliqua rien. Elle baissait la tête et semblait tristement
-préoccupée.
-
-«Qu'avez-vous?» demanda Lello.
-
-Elle répondit qu'elle était triste parce qu'on voulait son consentement
-pour décider son mariage avec le comte Morandi, d'Ancône.
-
-«Nous partons mercredi pour Lariccia, et l'on me demande un oui ou un
-non pour mardi. Je ne peux me décider à dire oui. Je vois bien cependant
-que la raison me défend de refuser un parti si avantageux. Il y a
-longtemps que je diffère cette réponse de jour en jour. Mes parents
-perdent patience, ma mère pleure, mon frère me presse. Tous les jours de
-poste il faut que je livre une bataille, que j'entende des reproches,
-que je voie des larmes: je n'en puis plus, et je suis au désespoir.»
-
-Elle attendait avec anxiété la réponse de Lello. Il était assis devant
-elle. La pauvre fille avait les yeux baissés, sans oser regarder celui
-qui tenait sa vie dans ses mains.
-
-«Quel jour avons-nous aujourd'hui? demanda-t-il d'un ton cavalier.
-
---Vendredi.
-
---Eh bien! vous n'avez plus à souffrir que pour deux courriers. Moi, je
-n'épouserais jamais une personne qui n'aurait pas mon coeur.»
-
-Tolla trouva juste la force de répondre d'une voix étouffée: «Ni moi non
-plus, si j'étais libre de suivre mes sentiments.»
-
-L'entrée de la comtesse lui permit de cacher ses larmes. Lello prit
-congé sans rien voir, et sortit d'un pas délibéré. De sa vie, il n'avait
-été plus irrésolu.
-
-Tolla resta désespérée. Pour la première fois depuis deux mois, elle
-douta sérieusement de l'amour de Lello. Dans sa douleur, elle se souvint
-de demander assistance à saint Joseph, pour qui sa dévotion ne s'était
-jamais refroidie. Elle commença dès le lendemain un _triduo_,
-c'est-à-dire un tiers de neuvaine, suppliant son bon vieux saint de lui
-apprendre à quel mari Dieu la destinait. «Si dans trois jours, se
-dit-elle, Lello n'a pas parlé, c'est que le ciel me condamnera à
-accepter l'autre.» Sa mère lui permit de passer la plus grande partie de
-ces trois jours à l'église, dans la compagnie d'une vieille tante, et
-Dieu sait si elle pria du fond du coeur.
-
-Ses parents la laissaient faire, mais ils n'espéraient plus rien. Ils
-croyaient fermement que tout finirait par une bonne lettre à Ancône.
-Personne ne pouvait croire que Lello saurait se décider dans ces trois
-jours, lorsque la peur de la perdre et la douleur qu'elle avait laissé
-voir ne lui avaient pas arraché une parole.
-
-«C'était un beau rêve, dit le comte, mais nous voilà réveillés, il
-épousera la princesse que ses parents lui destinent.
-
---Pourvu que Tolla ne tombe pas malade! soupira la comtesse.
-
---Tout n'est pas perdu, dit Toto. C'est demain dimanche. Pippo Trasimeni
-ne sera pas de service: invitez-le à passer la soirée avec nous.»
-
-Pippo savait que Lello venait tous les jours au palais Feraldi, et il le
-croyait engagé envers Tolla. Il fut grandement surpris lorsque Toto lui
-dit devant la famille assemblée:
-
-«Toi qui as passé l'été dernier à Ancône, tu dois connaître Marandi.
-Conte-nous tout ce que tu en sais, car il va probablement épouser ma
-soeur.»
-
-Le pauvre Pippo tombait des nues. Il commença l'éloge de Morandi, qu'il
-connaissait pour un galant homme, d'une excellente famille de patriotes
-italiens; mais il était tellement abasourdi, qu'il n'entendait pas ses
-propres paroles. Tolla, pâle et tremblante, les entendait encore bien
-moins. Lello entra. Pippo, plus troublé que jamais, sortit comme un fou,
-courut chez lui, monta à cheval, et fit quatre lieues au galop pour
-remettre un peu d'ordre dans ses idées.
-
-Lello devina à l'émotion de Tolla que la conversation qu'il avait
-interrompue ne lui était pas agréable. Il n'osa questionner personne,
-mais il sortit au bout d'un quart d'heure et courut à la poursuite de
-Pippo. Il le chercha toute la soirée sans le rejoindre, et pour de
-bonnes raisons. Il rentra au palais Coromila, se mit au lit et passa la
-première nuit blanche dont il ait gardé le souvenir. Le lundi, à six
-heures du matin, il frappait à la porte de Pippo.
-
-Le bon Pippo, tout en galopant sur la route d'Ostie, avait deviné une
-partie de la vérité. Le trouble de son ami et les premières questions
-qu'il lui fit achevèrent de l'éclairer. Il comprit que Lello et Tolla
-s'aimaient passionnément, mais que la timidité de l'une et
-l'irrésolution de l'autre allaient peut-être les séparer pour toujours.
-En conséquence, son plan fut bientôt fait.
-
-«Que veux-tu savoir? demanda-t-il à son ami. Quand Tolla épouse Morandi?
-Bientôt, assurément, car elle lui fera écrire demain qu'elle l'accepte
-pour mari, et Morandi n'est pas assez sot pour faire attendre la plus
-belle, la plus spirituelle et la meilleure fille qui soit au monde.
-Morandi a du bonheur; et, si je n'aimais Tolla comme un frère, je
-donnerais dix ans de ma vie pour être à la place de Morandi. Quant à la
-pauvre fille, je crois qu'elle donnerait sa place pour rien à celle qui
-voudrait la prendre. Sais-tu qu'elle résiste depuis un mois à toute sa
-famille? Mais le curieux de l'histoire, c'est qu'ils ont compté sur moi
-pour lui arracher ce malheureux _oui_. Il paraît que sa résistance vient
-d'une inclination qu'elle a prise pour quelqu'un que tu connais. Si tu
-rencontres ce monsieur-là, prie-le, au nom de la comtesse et au nom du
-bon sens, d'être désormais plus rare dans la maison de Feraldi.
-Lorsqu'on ne veut pas le bonheur pour soi, il ne faut pas écorner la
-part des autres.»
-
-Tandis que Pippo parlait ainsi, Tolla, levée au petit jour, priait
-ardemment à l'église des Saints-Apôtres. C'était la fête de la Madone et
-le dernier jour de son _triduo_.
-
-En revenant de la messe, elle trouva sa cousine Agate et sa cousine
-Philomène en grands atours, qui l'embrassèrent comme à la tâche. Ces
-deux excellentes Romaines étaient l'Héraclite et le Démocrite de leur
-sexe. Agate avait le rire éclatant d'une trompette. Philomène se
-distinguait de sa soeur par une sensibilité diluvienne. Elles étaient
-allées l'avant-veille à l'amphithéâtre d'Auguste, où l'on joue en plein
-jour et en plein air des drames et des vaudevilles. Philomène était
-encore tout émue par le souvenir d'une pièce en sept actes intitulée:
-_Cosimo_ ou _le Marchand de Fer du Petit-Montrouge_ (_del
-Piccolo-Monte-Rosso_), qui faisait alors les délices de Rome. Agate,
-dans ce drame larmoyant, avait amplement trouvé de quoi rire. Ni l'une
-ni l'autre ne regrettait les douze sous et demi qu'elle avait payés pour
-sa chaise, et depuis deux jours elles racontaient à toute la ville,
-l'une combien elle avait été heureuse de rire, l'autre comme elle
-s'était régalée de pleurer. Elles commençaient en duo le récit de leurs
-émotions contradictoires, lorsque Pippo entra fort agité. Tolla bondit
-sur sa chaise, mais Agate la retint par le bras.
-
-«Figure-toi, ma chère, que le premier acte se passe devant un café, mais
-un café si ressemblant, avec des tables vertes et des chaises de paille,
-que c'est à mourir de rire. Un grand seigneur parisien entre dans ce
-café du Petit-Montrouge pour y prendre un verre d'eau-de-vie. Il cause
-avec un garçon, et lui demande les nouvelles du quartier. Le garçon,
-c'était Andréa, tu sais, Andréa qui est si drôle!
-
---Alors, poursuivit Philomène, arrive un homme enveloppé dans un
-manteau...
-
---En plein été, quoique les arbres soient couverts de feuilles!
-
---Cet homme barbare a la férocité de déposer cruellement par terre un
-pauvre petit enfant nouveau-né dont les cris lamentables appellent en
-vain sa malheureuse mère. Mais voici le digne Cosimo qui arrive avec sa
-chère femme!
-
---Et un melon...
-
---Pour respirer l'air frais de la campagne et prendre sa nourriture sur
-l'herbe tendre.»
-
-Pendant que Philomène s'apitoyait sur l'enfant abandonné recueilli par
-Cosimo, la comtesse s'entretenait avec Pippo sur le balcon. Tolla aurait
-donné ses deux cousines, seulement pour entrevoir la physionomie de sa
-mère, mais la grosse personne d'Agate éclipsait totalement Mme Feraldi.
-
-«Au second acte, poursuivit Philomène, on voit un homme ou plutôt un
-tigre qui chasse de sa maison une malheureuse femme trop pauvre pour
-payer son loyer. «Je pars, lui dit-elle; mais souviens-toi, coeur de
-fer, que celui qui chasse un pauvre de sa maison chasse la bénédiction
-de Dieu.» Il faut voir comme on a applaudi la pauvre femme! on l'a
-rappelée douze fois.
-
---Oui, et elle a ri au public, en faisant chaque fois une belle
-révérence.
-
---Mais quand l'homme cruel a défendu à ses domestiques de laisser
-mendier les pauvres dans la cour de sa maison, tout le monde a crié en
-même temps: «Ouh! ouh!» Si l'on avait eu des pierres, on lui en aurait
-jeté. Au troisième acte, la pauvre femme vient tomber pâle et mourante à
-la porte de Cosimo. On lui apporte un petit verre d'eau-de-vie.
-
---Il y a cinq petits verres d'eau-de-vie dans la pièce.
-
---Et un beau jeune homme de vingt ans lui demande poliment si elle ne
-veut pas se reposer. A sa vue elle pousse un cri, et elle reconnaît
-l'enfant qu'on lui avait pris vingt ans auparavant pour l'exposer au
-Petit-Montrouge. Elle l'embrasse...
-
---Pardon, elle ne l'embrasse pas. Le cardinal-vicaire ne permet pas que
-les femmes embrassent les hommes sur le théâtre. Et puis, tu vas bien
-rire: figure-toi, ma Tolla, qu'au moment où la vieille femme doit crier
-au bon jeune homme: «Tu es mon fils!» toutes les cloches du voisinage se
-sont mises à sonner en même temps, et, comme le théâtre est en plein air
-et qu'il était impossible de s'entendre, la vieille femme s'est assise,
-le jeune homme a pris une chaise, et ils ont causé en riant jusqu'à ce
-que les cloches eussent fini.
-
---Oui; mais quel beau moment, lorsqu'à la fin du septième acte Cosimo
-s'est avancé sur les bords de la scène, et qu'il a dit au public: «Ceci
-vous prouve qu'il y a un Dieu qui punit les coupables et récompense les
-innocents!» Quels applaudissements! quelles larmes! Pour moi, j'en suis
-encore bouleversée!»
-
-Le supplice de Tolla ne dura pas plus d'une heure.
-
-Lorsque les deux cousines se retirèrent, l'une en s'essuyant les yeux,
-l'autre en se tenant les côtes, elle courut au balcon; Pippo était parti
-sans passer par le salon. Mme Feraldi, assise sur le bord d'une caisse
-de fleurs, paraissait enfoncée dans une réflexion profonde.
-
-«Eh bien! mère? murmura Tolla d'une voix tremblante.
-
---Pippo vient de sa part. Il demande ta main.»
-
-Tolla chancela et s'appuya à la muraille. Elle avait le vertige. Sa mère
-la soutint et la ramena dans le salon.
-
-«Écoute, lui dit-elle. Il a beaucoup pleuré devant Pippo; il t'aime, et
-tu seras sa femme; mais il ne peut, quant à présent, que donner sa
-parole de t'épouser. Son frère aîné s'est amouraché d'une petite
-Vénitienne, en dépit du prince, du cardinal et du chevalier. Cette
-affaire a soulevé de grands orages dans la famille, et, tant qu'elle ne
-sera pas terminée, Lello ne veut point parler de son mariage; il exige
-même que la parole qu'il nous donne aujourd'hui demeure en secret pour
-quelque temps. Je me contenterais volontiers de sa promesse; il n'y
-manquera pas, j'en suis sûre. Si tu veux t'en contenter comme moi, et si
-tu consens à tenir la chose secrète, nous pourrons écrire à Ancône. Ton
-oncle répondra à Morandi que tu ne peux pas l'épouser, qu'il te
-coûterait trop de quitter Rome et d'aller vivre si loin de nous.»
-
-Tolla resta muette de joie. Tout ce qu'elle avait compris dans le
-discours de sa mère, c'est qu'elle était aimée et qu'elle serait la
-femme de Lello. L'horizon s'éclaira vivement autour d'elle; les objets
-les plus sombres prirent des couleurs éclatantes: elle éprouvait
-l'éblouissement du bonheur. Elle saisit sa mère dans ses bras et
-l'accabla de caresses. En ce moment, Menico ouvrait timidement la porte;
-elle courut à lui et lui sauta au cou.
-
-Menico avait rencontré le Napolitain de Mme Fratief qui rôdait autour du
-palais, et il avait engagé avec lui une conversation où il s'était foulé
-le poignet droit. Il allait demander à Mme Feraldi une compresse
-d'eau-de-vie camphrée, lorsque le plus mignon, le plus frais et le plus
-brûlant de tous les baisers vint s'abattre au milieu de son visage.
-
-«Mon cher Menico! lui cria-t-elle, mon frère nourricier! que tu es bon!
-que tu es beau! Je t'aime! Je suis heureuse!
-
---Moi aussi, mademoiselle, hurla Menico en sanglotant, je suis bien
-heureux; vous m'avez embrassé; c'est la première fois depuis 1830.
-J'avais le poignet foulé, mais maintenant je n'ai plus mal. Ma bonne
-demoiselle! vous aimez donc quelqu'un, puisque vous m'embrassez?
-
---Oui, j'aime, je suis aimée, je me marie... bientôt; pas tout de suite,
-entends-tu? C'est un secret, ne le dis à personne, mais bientôt... Tu
-seras de la noce, mon Menico; nous nous marierons à Lariccia; tes
-buffles auront congé ce jour-là. Je veux que nous dansions ensemble!»
-
-Menico savait fort bien avec qui se mariait Tolla. Depuis quinze jours,
-il partageait les angoisses de sa chère maîtresse. Cependant il se
-souvint de jouer l'ignorance, et il ne prononça pas le nom de Coromila.
-Dans l'excès de sa joie, cet homme inculte ne se départit pas un instant
-de la réserve et de la prudence italiennes; mais, tandis que la comtesse
-prenait soin de son poignet enflé, il se promit de commencer une
-neuvaine à l'intention de ce mariage et de veiller comme un dogue au
-salut de Lello.
-
-Lello vint à neuf heures du soir. Il eut une assez longue conférence
-avec le comte et la comtesse, à qui il demanda solennellement la main de
-leur fille. M. Feraldi lui fit observer qu'il ne pouvait pas se marier
-sans le consentement de ses parents. «Je le sais, répondit-il, et, quand
-la loi me le permettrait, je ne le voudrais pas; mais ce consentement,
-je prends sur moi de l'obtenir, et je vous prie de ne vous en point
-mettre en peine.» A cette assurance formelle, le comte ne répondit rien:
-il savait d'ailleurs que le vieux Luigi Coromila était condamné
-unanimement par les médecins, et que Lello serait libre avant une année.
-Cependant, pour plus de prudence, et de peur que la question de la dot
-n'indisposât la famille de Lello contre ce mariage, le comte, sur le
-conseil de son fils, doubla la somme qu'il destinait à Tolla, et lui
-assura la propriété de ses vignes de Capri, estimées deux cent mille
-francs. Lorsque tout fut conclu, on appela Tolla. Elle reçut enfin de la
-bouche de Lello l'assurance de son amour. Elle mit sa main dans la
-sienne et le baisa sur les lèvres. Ils étaient fiancés.
-
-
-
-
-IV
-
-
-Mme Fratief et sa fille ignorèrent ce qui s'était passé au palais
-Feraldi. Nadine, prévoyant que le départ pour Lariccia précipiterait la
-marche des événements, avait aposté Cocomero sur la place des
-Saints-Apôtres pour surveiller le camp ennemi. Elle poussa un cri de
-colère lorsqu'elle vit revenir son espion sur un brancard, la figure en
-sang et le crâne sensiblement déformé. L'état de son visage expliquait
-la foulure de Dominique.
-
-Cocomero était un pur Napolitain du quai Sainte-Lucie, court, trapu,
-rougeaud, goulu, fainéant, poltron, hébété et fripon comme Polichinelle
-en personne. Sa grosse face plate élargie par une énorme paire de
-favoris roux, était toute barbouillée de mauvaises passions; ses petits
-yeux gris clair trahissaient à certains moments une férocité porcine.
-Depuis la place des Saints-Apôtres jusqu'à la via Frattina, où logeaient
-ses maîtresses, il répéta entre ses dents la plus terrible malédiction
-que l'on connaisse à Rome: _Accidente_! ce qui veut dire en bon
-français: «Puisses-tu mourir d'accident, sans confession, damné!» Dans
-un pays où l'on croit au mauvais oeil comme à la sainte Trinité, une
-malédiction de cette importance équivaut à mille soufflets, et les
-Romains du Transtevère répondent à un _accidente_ par un coup de
-couteau; mais Dominique était loin, et Cocomero sacrait tout à son aise,
-sans aucun respect pour la police ecclésiastique de Rome, qui fait
-coller aux portes de toutes les boutiques un petit écriteau avec ces
-mots: _Blasphémateurs, souvenez-vous que Dieu vous entend!_
-
-La générale après quelques exclamations modérées, qu'on entendit d'une
-lieue à la ronde, s'empressa de soigner son domestique. Elle avait
-appris un peu de médecine, pour faire croire qu'elle était née dans un
-château, et elle traînait partout avec elle un gros cahier manuscrit,
-plein de recettes, de secrets merveilleux, de remèdes de famille, de
-_gouttes_ infaillibles, et même de paroles magiques. La pièce la plus
-remarquable de ce recueil était une certaine recette pour purifier le
-sang, en coupant les quatre pattes d'un lézard vert pendant la pleine
-lune, et en prenant une _purge_ le lendemain. Cocomero se laissa soigner
-sans mot dire, et il s'ingéra une bonne dose de certain vulnéraire de
-ménage dont la saveur alcoolique lui agréait fort; mais il se refusa
-obstinément de nommer l'auteur de ses maux. «C'est moi, disait-il, qui
-me suis fait mal. J'ai trébuché sur une pierre; ma tête a donné contre
-une borne, je suis un maladroit, mais je ne suis pas un poltron.» Il
-ajouta sournoisement: «Si un homme m'avait fait autant de mal que je
-viens de m'en faire moi-même, il ne s'en vanterait pas longtemps, fût-il
-aussi fort que Néron!»
-
-Néron est encore le héros favori du petit peuple de Rome et de Naples.
-
-«Tais-toi! dit la générale. Et la justice?
-
---La justice, madame? On ne me condamnerait pas sans témoins, n'est-il
-pas vrai?
-
---Sans doute.
-
---Eh bien! il n'est pas facile de trouver des témoins contre un homme
-qui a donné un coup de couteau. Les témoins sont personnes prudentes qui
-se disent: «Celui-là n'a pas peur. Il a tué un homme; donc il est
-capable d'en tuer deux: ne nous brouillons pas avec lui.»
-
---Oui, mais un condamné à mort ne se venge pas de ses témoins.
-
---Mais, reprit Cocomero d'un petit air dévot, le saint-père est galant
-homme; il ne veut pas la mort du pécheur; il répugne à verser le sang
-chrétien, et ceux qui ont commis l'imprudence de tuer un homme en sont
-quittes pour les galères à perpétuité.
-
---A perpétuité! N'est-ce pas pire que la mort?
-
---Faites excuse, madame. Lorsqu'on a quelque protection, un bon maître,
-par exemple, ou une bonne maîtresse, on peut espérer pour les prochaines
-fêtes de Pâques une commutation de peine: vingt ans de fers. C'est
-encore bien sévère, n'est-il pas vrai, madame! Mais, au bout d'un an ou
-de six mois, la même protection agissant toujours, les vingt ans seront
-réduits à dix, les dix à cinq, les cinq à trois. Or, le plaisir de tuer
-un ennemi ne vaut-il pas trois ans de galères?»
-
-C'est dans ces sentiments que le digne Napolitain se coucha le soir de
-l'Assomption, tandis que ses maîtresses se dépitaient de ne rien savoir;
-que Lello échangeait le premier baiser avec Tolla, et que Pippo
-Trasimeni, enchanté du succès de sa négociation et du bonheur de ses
-amis, courait raconter toute l'histoire à sa mère.
-
-La marquise était loin de s'attendre à semblable nouvelle. Il y avait
-trois mois et demi que la rumeur publique lui avait appris la passion de
-Lello, et elle ne croyait pas qu'un Coromila fût capable d'aimer
-longtemps. Depuis cet éclat, les deux amants, soumis à un espionnage
-formidable, s'étaient étudiés à tromper tous les yeux; le comte et la
-comtesse, craignant le ridicule qui s'attache aux ambitions déçues,
-avaient caché leur projet à leurs meilleurs amis; et Pippo, qui
-connaissait l'antipathie de sa mère pour les Coromila, n'avait voulu lui
-raconter sa campagne qu'après la victoire. D'ailleurs la marquise avait
-cessé d'aller dans le monde depuis l'invasion du choléra. Elle s'était
-liguée contre le fléau avec le docteur Ély et l'abbé Fortunati. Le
-docteur avait fait le voyage de Paris en 1832 pour observer l'effet des
-divers traitements qui y furent essayés; l'abbé enrôla parmi les fidèles
-de sa paroisse et les admirateurs de son éloquence une vingtaine
-d'infirmiers volontaires; la marquise dépensa trente mille francs,
-toutes ses économies, pour transformer en hôpital une maison qui lui
-appartenait. Tous ces soins s'emparèrent si bien de son esprit, qu'elle
-n'eut plus le loisir de songer à autre chose, et elle avait presque
-oublié qu'il y eût des mariages en ce monde, lorsque son fils vint lui
-annoncer triomphalement qu'il mariait Lello avec Tolla.
-
-Pour un marquis et pour un garde-noble, Pippo avait l'esprit un peu bien
-libéral. Il prisait médiocrement les avantages de la naissance et de la
-fortune, sous prétexte qu'il était riche et noble depuis sa plus tendre
-enfance, et il prétendait que les seules gens qui fassent cas des titres
-et de la richesse sont ceux qui ont pris la peine d'acheter leurs titres
-et de gagner leur argent. S'il méprisait toutes les distinctions
-sociales, en revanche il estimait fort la noblesse des sentiments, et il
-s'amusait quelquefois, au grand scandale de ses camarades, à bouleverser
-l'ordre hiérarchique de l'aristocratie romaine, donnant la couronne
-fermée à ceux qui pensaient en princes, et reléguant dans la bourgeoisie
-tout prince convaincu de penser en bourgeois. Sur le livre d'or de
-Pippo, Tolla Feraldi était inscrite parmi les reines, Lello parmi les
-princes, Dominique le piqueur de buffles, n'était rien moins que le
-chevalier Menico. On devine aisément que l'inventeur de ce beau système
-n'était pas un chaud partisan des mariages à la mode, et qu'il
-n'admirait guère cette loi des convenances, qui veut qu'un prince épouse
-une princesse et qu'un millionnaire épouse un million.
-
-«Victoire! cria-t-il à sa mère; Rome se convertit à mes idées. Une
-grande famille va donner l'exemple: la foule suivra. Tu sais que
-l'héritier présomptif du prince Coromila-Borghi est à Venise, aux pieds
-d'une adorable petite bourgeoise qu'il jure d'épouser à la barbe de ses
-ancêtres. Eh bien! ce n'est pas tout; son frère cadet, notre Lello,
-qu'ils voulaient marier à une princesse, a demandé aujourd'hui même la
-main de Tolla.»
-
-La marquise écouta avec une douleur sourde la narration détaillée que
-lui fit Pippo. Une ou deux fois elle fut sur le point d'interrompre un
-récit dont chaque mot éveillait en elle de douloureux souvenirs;
-cependant elle se contint jusqu'au bout. Lorsque son fils, après avoir
-tout dit, lui demanda ses applaudissements, elle secoua tristement la
-tête.
-
-«Pauvre Tolla! Pourquoi as-tu mis son bonheur aux prises avec l'orgueil
-des Coromila?
-
---L'orgueil des Coromila se fait vieux. Le père n'a pas six mois à
-vivre; le cardinal est condamné par tous les médecins; reste le
-chevalier.»
-
-La marquise se leva pour aller regarder à la fenêtre. Pippo poursuivit:
-
-«Le chevalier ne m'inquiète nullement.
-
---Ah!
-
---Nullement! il appartient à l'espèce d'hommes la plus inoffensive:
-c'est un égoïste. Y a-t-il rien de plus aimable qu'un homme qui ne
-s'occupe jamais des autres? Je ne voudrais pas lui ressembler: non,
-l'égoïsme est une vertu sociale dont je ne suis point jaloux; mais,
-quoique je voie plus d'une personne (et tu es du nombre) prévenue contre
-le chevalier, je me déclare incapable de le craindre ou de le haïr. Je
-l'ai rencontré ce matin; il fumait son cigare au sortir de la messe, et
-suivait tout doucement le Corso en poussant son ventre devant lui. Ses
-gros yeux indifférents erraient au hasard, de balcon en balcon, de
-voiture en voiture; il semblait se soucier de la gloire de Coromila
-comme de la fumée qu'il abandonnait au vent. S'il pensait sérieusement à
-quelque chose, c'était assurément au déjeuner qu'il avait fait ou au
-dîner qu'il allait faire. Il avait l'air d'un homme de bon sens et de
-bon appétit, qui n'a point de remords et qui n'aurait garde de s'en
-préparer, de peur de mal dormir. Je l'ai regardé marcher d'un pas pesant
-et satisfait jusqu'au palais de ses pères, et j'ai crié en moi-même:
-«Vivent les égoïstes!» Ce gros homme ne prendra jamais la peine de
-contrecarrer ma petite providence! Est-ce bravement raisonné cela?
-Embrasse-moi, et adieu; je suis de service ce soir.»
-
-Il embrassa tendrement sa mère, pirouetta sur ses talons, et courut
-mettre son uniforme.
-
-La marquise se demanda longtemps si elle irait voir Mme Feraldi. Elle
-croyait connaître assez la famille Coromila pour pouvoir prédire que le
-mariage ne se ferait jamais, et son amitié pour Tolla lui demandait de
-la détromper. D'un autre côté, le soin qu'on avait pris de se cacher
-d'elle, la crainte de paraître malveillante ou jalouse, et surtout la
-perspective du récit douloureux par lequel il faudrait appuyer son
-opinion, la firent hésiter jusqu'au soir. A la fin, le dévouement prit
-le dessus. «Je leur raconterai tout, pensa-t-elle. De cette façon, mes
-souffrances n'auront pas été stériles, et le malheur de ma vie sera le
-salut de Tolla.»
-
-Elle se présenta à dix heures au palais Feraldi. Menico, le bras en
-écharpe, lui répondit que la comtesse n'était pas rentrée: Lello n'était
-pas encore parti. Elle revint le lendemain dans la matinée. Cette fois,
-Mme Feraldi et sa fille étaient véritablement sorties pour entendre une
-messe d'actions de grâces à la Trinité des Monts. La marquise alla voir
-ses malades, et se consulta, chemin faisant, pour savoir si elle
-n'écrirait pas à Mme Feraldi; mais il lui répugnait de confier au papier
-le secret qu'elle n'avait encore partagé qu'avec son confesseur. Elle
-rencontra fort à point l'abbé Fortunati, et lui demanda son avis. L'abbé
-était un orateur et un homme d'action, mais une âme scrupuleuse et
-timorée, peu capable de donner un conseil. Il lui répondit d'agir
-suivant sa conscience et de s'en remettre à la bonté de Dieu. La pauvre
-femme, livrée à elle-même, n'imagina qu'un seul expédient pour sortir
-d'incertitude. Elle résolut de retourner le soir au palais Feraldi pour
-parler à la comtesse. «Si je trouve encore la porte fermée, se dit-elle,
-c'est que le ciel ne voudra pas que je les avertisse. Qui sait si Lello
-n'aura pas assez d'amour et de persévérance pour surmonter tous les
-obstacles que je prévois?»
-
-En rentrant chez elle, elle trouva la carte de la comtesse avec le mot
-_adieu_ écrit au crayon. A neuf heures du soir, elle vit les portes du
-palais fermées; aucune des fenêtres qui donnent sur la place n'était
-éclairée. Le portier lui annonça que toute la famille partait le
-lendemain au petit jour pour Lariccia, et qu'on venait de se mettre au
-lit. Elle retournait à la maison, lorsqu'elle reconnut dans l'obscurité
-le beau Lello, courant comme s'il avait des ailes. Il entra dans le
-palais, et au bout de dix minutes il n'était pas sorti. «Allons, pensa
-la marquise, c'est sans doute la volonté de Dieu!»
-
-Cette soirée fut pour les deux amants la fête de l'amour permis. Lello
-trouva la famille réunie au jardin, sous les citronniers, autour d'une
-table antique où l'on avait servi des sorbets à la rose. Le ciel était
-sans nuages, et la lune répandait sur les larges allées sa chaste et
-honnête lumière. La brise du sud, humide et tiède, remuait mollement le
-feuillage et animait tout le jardin d'une vie douce et indolente. Les
-bruits du dehors s'étaient apaisés, et la petite cloche d'un couvent
-voisin interrompait seule d'heure en heure cet épais silence qui pèse
-sur les nuits de Rome. Tous les domestiques, Menico excepté, dormaient
-sur une terrasse; les oiseaux, bercés par la brise, dormaient sur les
-branches; les bas-reliefs encadrés dans la façade du palais, les statues
-du péristyle et les Hermès du jardin semblaient fermer les yeux. Lello
-s'arrêta sur les marches du palais, et chanta d'une voix pure et sonore
-le premier couplet d'une romance que Philippe avait écrite pour lui:
-
- Le ciel est bleu, la mer tranquille;
- Les Romains couchés par la ville,
- La tête au pied d'un mur, dorment profondément;
- Et la brise du soir, sur les jardins errante,
- Porte des orangers la senteur enivrante
- Au coeur de ton amant.
-
-Tolla se leva précipitamment, et courut se jeter dans ses bras. Elle le
-conduisit à ses parents en voltigeant autour de lui comme une ombre
-légère, dans son peignoir de mousseline blanche. En présence du comte,
-de la comtesse et de Toto, Manuel lui mit au doigt son anneau de
-fiancée. C'était un petit cercle d'or entouré de turquoises, qu'il avait
-commandé le matin même dans la via Condotti à l'un de ces artistes en
-boutique qui sont les premiers bijoutiers du monde. Il prit la main de
-Tolla, comme pour juger de l'effet de son petit présent, et il la baisa
-longuement. Tolla, par un mouvement de naïveté sauvage qui fit un peu
-rougir sa mère, reprit vivement sur sa main le baiser qu'il y avait mis.
-Toute la soirée se passa dans ces enfantillages qui sont peut-être les
-plaisirs les plus vifs de l'amour. Les parents de Tolla, témoins muets,
-mais non pas indifférents, de cette scène charmante, ne songeaient point
-à contraindre les sentiments de leur fille: ils voulaient attacher
-Lello, et ils savaient que rien n'attache comme le bonheur. Les deux
-enfants couraient en liberté dans les allées, ou s'arrêtaient pour
-écouter le silence, ou marchaient lentement, appuyés l'un sur l'autre,
-en babillant comme deux pinsons sur la même branche par un beau jour de
-printemps. Ils se racontèrent plus de vingt fois, sans se lasser ni l'un
-ni l'autre, les commencements de leur amour et l'histoire de leurs
-coeurs pendant les six mois qui venaient de s'écouler. Les projets
-vinrent ensuite, et Dieu sait combien de châteaux en Espagne ils
-construisirent et renversèrent pour avoir le plaisir de les rebâtir.
-
-«Nous passerons tous nos hivers à Venise, disait Lello. Je n'y connais
-personne; nous ne serons pas condamnés à aller dans le monde. Nous
-vivrons pour nous, cachés dans mon vieux palais, que je veux faire
-rajeunir.
-
---Non, répondait Tolla, il faut le laisser comme il est. Les murs
-sont-ils bien noirs?
-
---Aussi noirs et aussi curieusement fouillés qu'une dentelle de
-Chantilly.
-
---Tant mieux, je ne veux pas qu'on y touche. Ma chambre a-t-elle des
-vitraux coloriés comme une chapelle? Est-elle tendue de cuir gaufré et
-doré? Je l'aime comme elle est. Ai-je un grand lit d'ébène à colonnes
-torses avec des rideaux de damas du temps de Véronèse? il faut les
-laisser. Je ne veux pas qu'on cache sous un tapis le pavé de mosaïque.
-
---Il faudra pourtant bien un tapis pour les enfants. Comment
-pourraient-ils se rouler sur ces dures mosaïques?
-
---Vous avez raison, mais je ne supporte pas un tapis neuf. Il faudra
-trouver dans le garde-meuble quelque vieillerie splendide, un présent du
-roi de France à notre aïeul le doge, ou un tapis de Smyrne rapporté par
-notre ancêtre l'amiral. Ils me sauront gré du soin que je prends de
-leurs reliques, et les vieux portraits de la galerie souriront en me
-voyant passer.
-
---Pour la promenade, reprenait Lello, je ferai faire une grande gondole
-noire aussi triste qu'un catafalque; mais l'intérieur sera garni de
-satin blanc comme le nid d'un cygne. Ceux qui nous verront glisser sur
-le Grand-Canal nous prendront pour des officiers autrichiens qui vont
-commander l'exercice; ils ne devineront pas le bonheur qui se cache sous
-cette tenture de deuil.
-
---Il faudra que Menico apprenne à manier la rame vénitienne; je ne veux
-pas qu'un valet étranger soit en tiers dans nos secrets d'amour.
-
---L'été, nous habiterons notre villa d'Albano. Le parc est si grand, que
-nous ferons notre promenade du matin, à cheval, sans sortir de chez
-nous.
-
---Non, votre parc est public, et nos regards seraient épiés par trop de
-monde.
-
---Je le fermerai.
-
---Je vous le défends! Que deviendraient les pauvres gens qui ont
-l'habitude de s'y promener comme des princes, et les petits paysans qui
-viennent vous voler vos oranges? D'ailleurs je ne vois pas pourquoi je
-serais toujours chez vous quand vous ne parlez pas de venir chez moi.
-Nous passerons notre été à Lariccia.
-
---Et le parc fermé, où le trouverons-nous?
-
---Vous serez quitte pour faire entourer de murs le petit bois de
-quarante arpents.
-
---Vous oubliez que Lariccia n'est pas à nous. Permettez-vous que
-j'appelle Toto pour lui demander s'il veut nous donner Lariccia?
-
---Eh bien, nous n'irons pas à Lariccia. Je vous emporterai dans l'île de
-Tibère et la mienne, et vous habiterez, malgré vous, mon repaire de
-Capri. Je parie que vous n'avez pas seulement vu Capri, ignorant que
-vous êtes? Ah! c'est un beau pays. J'y suis allée une fois, quand
-j'étais petite, et je m'en souviens comme d'hier. Lorsqu'on est dans le
-golfe de Naples, on voit une belle montagne blanche, grise, rousse, de
-toutes couleurs, debout au milieu de l'eau. Tous les rivages de l'île
-paraissent droits comme des murs, et l'on cherche des yeux une échelle
-de corde pour aborder; mais il y a une jolie petite marine où l'on
-débarque sans danger au milieu des pêcheurs en caleçon blanc et en
-bonnet rouge. Pour arriver à _mes_ vignes et à _mon_ château, il faut
-gravir un escalier d'une lieue; mais vous avez de bonnes jambes,
-n'est-ce pas? La maison est une tour carrée, blanche comme la neige,
-avec un toit en terrasse et des fenêtres si étroites que le soleil n'ose
-pas entrer chez nous. Les vignerons habitent alentour, dans des cabanes
-tapissées de pampres roux et de raisins noirs. Nous avons deux grands
-palmiers devant notre porte: leur ombre grêle se dessine en bleu sur les
-murs de la maison. Quand j'étais enfant, je les prenais pour des géants,
-avec leurs panaches. Vous verrez les mûriers que mon grand-père a
-plantés, et le gros figuier qui est sous ma fenêtre, tout peuplé de nids
-de tourterelles! Aimez-vous le vin de Capri? Non pas le rouge: il
-ressemble trop à du vin; mais le blanc, qui exhale ce joli parfum de
-violette? On en récolte beaucoup sur _mes_ terres, et mon cru est le
-plus renommé de tout le pays. La bonne vie, Lello! et comme nous serons
-heureux ensemble sur notre rocher; loin de Rome et du monde entier, au
-milieu de nos braves paysans! Ils nous aimeront: vous apporterez
-beaucoup d'argent pour les faire riches, moi, je doterai toutes les
-filles sur mes économies. Croyez-vous qu'une fois que nous serons là,
-vous avec moi, moi avec vous, et nos enfants autour de nous, nous aurons
-le courage de nous exiler à Venise pour tout un hiver? Venise doit être
-triste au mois de novembre: il y pleut à torrents: les brouillards des
-lagunes me font peur; on ne connaît pas les brouillards dans notre chère
-Capri!
-
---Je t'aime, Tolla! nous resterons à Capri toute notre vie.
-
---L'hiver et l'été, n'est-il pas vrai! Dieu me garde peut-être encore
-quinze années de beauté: je ne veux être belle que pour toi.
-
---Tu es un ange! Rome ne méritait pas de te connaître. Est-ce que la
-ville entière ne devrait pas être à tes genoux? Je m'indigne quand je
-pense qu'il y a des jeunes gens assez aveugles pour admirer une Bettina
-Negri et une Nadine Fratief. Et ces petites sottes qui ont pu espérer
-qu'elles te voleraient mon coeur! Elles seront bien punies lorsqu'elles
-nous verront passer au Corso dans la même voiture, ou galoper côte à
-côte dans les avenues de la villa Borghèse, ou valser ensemble à
-l'ambassade de France!
-
---En ce temps-là, je ne serai pas obligée de baisser les yeux quand vous
-paraîtrez dans un salon pour vous regarder à la dérobée. J'entrerai
-fièrement, au bras de mon Lello, les yeux attachés sur ses yeux. C'est
-ma mère qui sera heureuse de se montrer partout avec nous! Je ne ferai
-pas plus de toilette qu'à présent; non, je ne veux pas avoir l'air d'une
-parvenue. D'ailleurs le blanc me va bien, et puis je n'ai jamais aimé
-les bijoux.
-
---Les bijoux ne serviraient qu'à cacher quelque chose de votre beauté.
-Vous n'en porterez jamais. J'excepte cependant les diamants de ma mère.
-Elle m'a légué une rivière d'un grand prix, mais d'une admirable
-simplicité. Ne voudrez-vous point porter ces pauvres diamants pour
-l'amour de celle qui n'est plus?
-
---Je ferai ce que vous voudrez, Lello. Vous serez mon maître, et vous
-aurez le droit de me mettre un collier.
-
---Nous irons à tous les bals, nous serons de toutes les fêtes;
-j'inviterai Rome à venir dans notre palais assister à notre bonheur. Je
-voudrais pouvoir vous montrer au monde entier. Nous voyagerons, nous
-irons en France.
-
---Quand vous aurez appris le français, mon bien-aimé paresseux! En
-attendant, je vais voyager seule, demain matin, sur la route de
-Lariccia.
-
---Grâce à ce bienheureux choléra, que le ciel confonde!»
-
-Tolla lui posa deux doigts sur la bouche:
-
-«Chut! et point de paroles de mauvais augure. Promettez-moi seulement de
-veiller sur vous, d'éviter soigneusement le danger, d'appeler le docteur
-Ély au moindre symptôme, d'exécuter aveuglément ses ordonnances, en un
-mot de conserver votre vie comme une chose qui m'appartient.
-
---Ne craignez rien Tolla, je suis sûr de ne point mourir de cette
-horrible maladie.
-
---Sûr? et pourquoi?
-
---Parce que je mourrai d'amour et d'ennui le jour de votre départ.
-
---Non, monsieur; le jour de mon départ vous m'écrirez une longue lettre,
-et vous n'aurez pas le temps de mourir.
-
---Oui, certes, je vous écrirai, et par tous les courriers, c'est-à-dire
-tous les deux jours. Longuement? c'est ce que je ne sais pas encore. Je
-n'ai pas été jusqu'ici grand barbouilleur de papier, et je pense qu'en
-amour un baiser en dit plus long qu'une lettre de quatre pages.
-
---L'amour est un grand maître: il vous apprendra l'art d'écrire.
-Souvenez-vous seulement que je vous répondrai avec une exactitude
-judaïque: lettre contre lettre, et page pour page. Mais chut! on nous
-appelle. Voyez donc quelle heure il est.»
-
-Lello regarda sa montre et répondit avec stupéfaction: «Minuit!» Il
-croyait causer depuis une demi-heure.
-
-«Déjà! dit tristement Tolla.
-
---Mais est-ce que vous avez envie de dormir?
-
---Non. Et vous?
-
---Moi! il me semble que nous sommes en plein midi, que le ciel est
-peuplé de soleils, et que c'est offenser Dieu que de s'aller coucher à
-l'heure qu'il est.
-
---Mais mon père et ma mère, qui n'ont ni vos vingt-deux ans ni votre
-amour ont besoin de quelques heures de repos. Adieu, Lello.»
-
-Lello se pencha sur elle pour la baiser au front. Elle s'enfuit en lui
-criant: «Non, pas ici, devant ma mère!»
-
-Le comte, la comtesse et Toto embrassèrent Manuel Coromila, comme s'il
-eût déjà fait partie de la famille. Tolla lui tendit les joues, puis
-elle lui prit la tête dans ses deux mains, et l'embrassa à son tour.
-Tout le monde le reconduisit à travers les appartements jusqu'à la porte
-du palais.
-
-«Adieu, frère, lui dit Toto.
-
---Venez nous voir à Lariccia, dit le comte.
-
---Soignez-vous bien, ajouta la comtesse.
-
---Vivez pour que je vive,» murmura Tolla.
-
-En ce moment, on entendit un sanglot qui semblait sortir d'un instrument
-de cuivre. Menico, caché derrière une colonne de marbre cipollin,
-prenait sa part des émotions de la famille.
-
-
-
-
-V
-
-
-Le lendemain, à six heures du matin, l'heureux Lello dormait à poings
-fermés, lorsque Tolla et ses parents s'embarquèrent dans une grande
-chaise de poste qui faisait de temps immémorial le voyage de Lariccia.
-La comtesse et Tolla occupaient le fond de la voiture, le comte et son
-fils étaient fort à l'aise sur le devant; les domestiques pendaient en
-grappes alentour. Le cuisinier, le marmiton et le palefrenier
-s'accrochaient de leur mieux au siége du cocher, le camérier du comte,
-Amarella et Menico s'empilaient sur le banc de derrière, et le soleil
-oblique du matin chauffait vigoureusement tous ces visages hâlés.
-
-Mlle Amarella était cette éternelle Romaine que tous les peintres
-rapportent dans leurs cartons: grande, belle, large, lourde et
-médiocrement faite, avec une physionomie fière et stupide qui ne
-déparait point sa figure. Son vrai nom était Maria, mais elle devait à
-son humeur aigrelette le sobriquet d'Amarella. Ses parents, pauvres
-journaliers de Lariccia, lui avaient fait apprendre à coudre; mais
-c'était elle qui s'était élevée à la dignité de femme de chambre. La
-nature, qui s'amuse quelquefois à donner à une couturière des qualités
-d'hommes d'État, l'avait douée d'une certaine ambition et d'une
-remarquable persévérance. Ce qu'elle avait dépensé de ruse pour entrer
-chez le comte et pour supplanter sa devancière passe toute croyance. Mme
-Feraldi racontait avec admiration comment Amarella, peu de temps après
-son entrée dans la maison, avait eu envie d'un vieux châle en crêpe de
-Chine, autour duquel elle avait tourné deux ans et demi, et qu'elle
-s'était fait donner à la fin sans l'avoir demandé une seule fois. Cette
-patiente fille poursuivait depuis une année un nouveau projet qu'elle
-n'avait encore laissé entrevoir à personne: elle voulait se marier, et
-elle avait jeté son dévolu sur l'excellent Menico. Le jeune piqueur de
-buffles avait une beauté mâle et robuste, faite pour séduire une âme
-paysanne; mais ce qui attirait surtout Amarella, c'était la candeur de
-ce grand enfant, en qui elle devinait des trésors de tendresse, de
-dévouement et d'obéissance aveugle. Elle espérait trouver en lui l'idéal
-de toutes les femmes: un mari qui ferait trembler tout le monde et qui
-tremblerait devant elle. Son plan était tracé à l'avance: Menico
-reviendrait à Rome au mois de novembre; il succéderait au portier du
-palais Feraldi, qu'on saurait bien faire chasser. Le mariage se ferait
-en même temps que celui de mademoiselle, peut-être dans six mois, dans
-un an au plus tard; le comte donnerait une dot; le seigneur Lello, dans
-l'ivresse de son bonheur, en offrirait sans doute une seconde. Amarella,
-pour ne point se séparer de son mari, resterait au service de la
-comtesse. Elle organisait sa vie à l'avance, montait sa maison, prenait
-une bonne d'enfant et un petit domestique pour faire les courses, et
-menait le même train que le concierge d'un prince ou le suisse d'un
-cardinal.
-
-Cependant Menico, la tête appuyée sur l'épaule du camérier, ronflait à
-l'unisson des roues de la voiture. Sa femme en espérance le pinça
-familièrement pour le réveiller.
-
-«_Aô!_ Menico, Menicuccio, Cuccio! lui cria-t-elle en épuisant tous les
-diminutifs de son nom, nous voici à Tavolato, et les fiasques sont sur
-la table.»
-
-Tavolato est un cabaret situé sur la route de Lariccia, à deux lieues
-environ de la porte de Saint-Jean de Latran. Les promeneurs s'y
-arrêtent, comme à Ponte-Molle, pour vider quelques bouteilles de vin
-d'Orvieto.
-
-Maîtres et valets descendirent sous une sorte de hangar construit avec
-des branchages de lauriers-roses. Le cabaretier apporta un pain bis, un
-fromage de lait de jument et une douzaine de flacons de verre blanc, au
-large ventre, au col effilé, bouchés à la mode antique par une goutte
-d'huile et une feuille de vigne, et remplis d'un petit vin blanc, léger,
-sucré, limpide et joyeux. Tolla s'amusa à déboucher les bouteilles et à
-enlever avec un petit paquet d'étoupes la goutte d'huile qui ferme le
-goulot et protége le vin contre le contact de l'air; puis elle remplit
-tous les verres, excepté le sien, et l'on but en choeur à sa santé. Les
-douze flacons se vidèrent comme par enchantement, et Menico en prit sa
-bonne part, quoiqu'il ne bût que de la main gauche. Il trouva même le
-temps d'engloutir une livre de pain, tandis que Tolla émiettait sa part
-à une nichée de poussins, accourus avec leur mère sur les pas du
-cabaretier.
-
-Lorsqu'on remonta en voiture, Menico était de si belle humeur,
-qu'Amarella crut le moment propice à l'exécution de ses petits projets.
-
-«Il me semble, lui dit-elle, que tu ne détestes pas l'orvieto?
-
---Les prêtres ne défendent pas d'aimer le bon vin, répondit
-sentencieusement Dominique.
-
---En buvais-tu beaucoup à Lariccia?
-
---Autant que j'en voulais boire.
-
---Comment l'entends-tu?
-
---Quand mademoiselle est à Lariccia, elle m'en fait donner tous les
-soirs.
-
---Mais quand mademoiselle n'y est pas?
-
---Quand mademoiselle n'y est pas, je n'ai pas soif.»
-
-Amarella partit d'un grand éclat de rire. Elle affectait une grosse
-gaieté, quand elle ne savait que dire et qu'elle voulait montrer ses
-dents.
-
-«Tu es un brave garçon d'aimer ainsi mademoiselle; mais je crois qu'elle
-te le rend bien.
-
---Est-ce qu'elle t'a jamais parlé de moi?
-
---Très-souvent. Elle dit que tu serais capable de tuer un homme pour
-elle.
-
---Un homme! Je tuerais un cardinal!»
-
-Amarella fit un signe de croix.
-
-«Mais, reprit-elle, tu dois bien t'ennuyer pendant l'hiver, quand
-mademoiselle est à Rome et que tu restes avec tes vilains buffles?
-
---Un peu; mais je trouve toujours le moyen de me faire envoyer à la
-ville une ou deux fois dans un hiver.
-
---Sais-tu qu'ils sont très-laids, tes buffles, avec leur peau galeuse,
-leur grosse tête et leur dos bossu?
-
---Oui; mais moi, quand je galope derrière eux, la lance à la main, dans
-une grande plaine nue, en serrant mon cheval entre mes guêtres, il me
-semble que je suis beau comme un Romain d'autrefois.
-
---Mais lorsque tu reviens de Rome et que tu as vu tant de palais et
-d'églises, comment peux-tu encore regarder ce grand désert brûlé par le
-soleil, sans herbe, sans arbres, sans maisons, où l'on ne rencontre que
-des aqueducs écroulés et de vieilles ruines de brique? Moi, je trouve
-cela affreux.
-
---Horrible! ajouta le camérier, qui se piquait d'avoir du goût.
-
---C'est que vous avez vécu longtemps à la ville, répondit sincèrement
-Menico; moi, qui ne sais rien et qui ai passé toute ma vie dans cette
-grande solitude qui s'étend autour de Rome, j'aime ces plaines brûlées,
-ce soleil ardent, ces ruines rouges, et jusqu'au chant des cigales dont
-les ailes grises viennent quelquefois me fouetter la figure. Quand je
-suis triste, il me plaît de voir que tout est triste autour de moi.
-
---Et quand tu es gai?
-
---Alors c'est autre chose. Je vois des fleurs sur toute la terre, et les
-masures rouges deviennent plus belles que des églises le jour de Pâques.
-Comprends-tu?
-
---Tu regrettais donc tes herbages et tes masures pendant les quatre mois
-que tu as passés à Rome.
-
---Non.
-
---Pourquoi?
-
---J'étais auprès de mademoiselle.
-
---Et si mademoiselle t'appelait à Rome pour toute la vie, y
-viendrais-tu?
-
---De grand coeur.
-
---Allons, mon Menico, tu mourras citoyen de la grande ville.
-
---Peut-être.
-
---Et tes enfants seront de petits Romains.
-
---Quels enfants? Je ne me marierai jamais.»
-
-Amarella se remit à rire, mais du bout des dents.
-
-«Jamais! C'est tard. Et pourquoi?
-
---Je n'ai pas le temps.
-
---Explique-moi cela, je t'en supplie.
-
---Rien de plus simple. Si j'épousais une femme, je lui obéirais,
-n'est-ce pas?
-
---Probablement.
-
---Eh bien! on ne peut pas servir deux maîtres à la fois.»
-
-Tandis que Dominique confessait si naïvement son adoration pour sa
-maîtresse, la voiture roulait sur la voie Appienne; le Monte-Cavo se
-rapprochait rapidement et Tolla, avant de s'engager dans la route qui
-mène aux jardins et aux parcs d'Albano, jetait un dernier coup d'oeil à
-ces prairies desséchées qui entourent la ville d'une ceinture de
-tristesse et de désolation. Lorsqu'on suit cette route pendant l'été, on
-est tenté de croire que la terre d'Italie, partout si belle et si
-féconde, a été marquée d'un fer rouge autour de Rome. La route ne
-traverse que des terrains nus, hérissés d'herbes flétries, divisés par
-quelques barrières de bois mal équarri, et animés de loin en loin par la
-présence d'un bouvier à cheval qui chasse une vingtaine de boeufs blancs
-et de buffles noirs. On rencontre de temps en temps un petit temple
-dépouillé de ses marbres, un tombeau en ruine, ou les restes d'une villa
-où les éperviers font leur nid. Mais Tolla prêtait à cette solitude
-morte la vie, la jeunesse et l'amour qui abondaient dans son âme. La
-joie dont elle était pleine débordait sur tous les objets environnants,
-ressuscitait les ruines et faisait reverdir la terre. Elle comprit alors
-pour la première fois cette fiction des poëtes, qui prétend que l'amour
-fait naître les fleurs sous ses pas.
-
-La famille Feraldi traversa à dix heures la grande rue de Lariccia. Vers
-le même moment, Lello s'habillait pour aller voir Pippo Trasimeni: il
-avait dormi sans débrider jusqu'à neuf heures.
-
-«Qui t'amène si matin? demanda Pippo en le voyant entrer.
-
---Le bonheur, mon ami! J'ai passé une soirée comme les saints n'en ont
-pas souvent en paradis.
-
---Bravo! Et comme je suis le seul à qui tu puisses sans indiscrétion
-faire part de ta félicité, tu m'apportes le trop plein de ton âme? Verse
-mon ami, verse.
-
---Ce n'est pas tout. J'ai un conseil à te demander.
-
---Demandez et vous recevrez. C'est parole d'Évangile.
-
---Mon cher Pippo, elle est partie.
-
---Je le sais bien; mais si c'est sur moi que tu comptes pour la faire
-revenir...
-
---Non. J'irai la voir un de ces jours: je l'ai promis à son père. Nous
-prendrons rendez-vous à Albano. Voudras-tu être du voyage?
-
---De grand coeur; aujourd'hui, demain, pourvu que je ne sois pas de
-service.
-
---Non, plus tard: je ne veux pas faire d'imprudence; mais en attendant,
-il faut... Ne te moque pas de moi; j'ai promis de lui écrire.
-
---Eh bien?
-
---Par tous les courriers.
-
---Après!
-
---A dater d'aujourd'hui.
-
---Où est le mal?
-
---Si j'avais déjà reçu une lettre d'elle, je ne serais pas en peine: je
-lui répondrais paragraphe par paragraphe; mais tu sais combien j'ai peu
-l'habitude d'écrire, et je voudrais...
-
---Quoi? me prendre pour secrétaire? demanda Philippe en riant aux
-éclats. Grand merci! Je te ferai des vers tant que tu voudras, parce que
-tu n'en voudras pas tous les deux jours, et parce que je tiens pour
-démontré que tu n'es pas capable d'en faire; mais, comme tout homme qui
-a appris à écrire est capable de faire de la prose, j'espère bien que tu
-sauras te passer de moi.
-
---Sans doute, et si tu attendais les demandes pour faire les réponses,
-tu saurais que je ne veux de toi qu'un simple conseil. Je prendrai le
-style familier, n'est-ce pas? Je lui parlerai un peu de tout, de l'état
-sanitaire, des bals, de ce qui me sera arrivé dans la journée, de...
-
---En deux mots, mon cher, parle-lui d'elle et de toi. C'est le texte
-invariable de toutes les lettres d'amour, depuis l'antiquité la plus
-reculée.
-
---Et puis-je me permettre de la tutoyer? Je lui ai dit _tu_, hier au
-soir, dans la chaleur du discours; mais peut-être dans une lettre le
-_vous_ serait-il plus de saison?
-
---Mon cher Lello, le _vous_ est une invention des Romains de la
-décadence. Il équivalait, dans l'origine, à un long compliment ainsi
-conçu: «Homme, tu as tant de vertu, de puissance et de gloire, que tu
-n'es pas un seul homme, mais dix ou douze hommes réunis en faisceau.
-Agréez mon respectueux hommage.» Tous les peuples qui pensent qu'un
-homme en vaut un autre et que le maître n'est pas à son domestique comme
-la dizaine à l'unité ont gardé le _tu_. Les premiers chrétiens se
-tutoyaient, les apôtres tutoyaient le Sauveur, tandis qu'un pair
-d'Angleterre dit _vous_ à son chien, sans doute pour indiquer qu'il le
-respecte autant qu'une meute entière. Décide maintenant si tu dois dire
-_vous_ à ta maîtresse.
-
---Non, par Bacchus! Tu es un homme de bon conseil. Adieu, merci; je vais
-écrire.»
-
-Il courut au palais Coromila, s'enferma à double tour dans sa chambre,
-de peur de surprise, et écrivit en moins de trois heures la lettre
-suivante:
-
- «Ma chère Vittoria,
-
- «Il n'y a pas à dire, il faut que ce soit moi qui écrive le premier.
- Eh bien! soit, puisque cette lettre m'en attirera une de ta main.
-
- «Je me suis demandé si je devais t'écrire en _vous_ ou en _tu_, mais
- il m'a semblé que le _tu_ convenait mieux entre deux personnes qui
- s'aiment. Va donc pour le _tu_.
-
- «Ce soir, c'est le jour de la comtesse Sutry. Il faudra y aller
- danser, etc. (etc. ne veut pas dire: faire l'amour); mais avec qui
- dansera-t-on? Avec personne, ou avec des laides, comme la B... ou la
- M... Si l'on joue, je jouerai, et, moyennant un petit sacrifice de
- huit ou dix écus, j'assurerai ta tranquillité et la mienne, car tu
- n'auras pas de reproches à me faire. Baste! dans ma lettre de samedi,
- je te rendrai compte de tout.
-
- «On meurt toujours assez gaillardement. Du reste, rien de nouveau
- depuis hier. On dit qu'il y a eu un cas de choléra dans les environs
- de Lariccia. Je voudrais que cela fût vrai: la peur, qui a chassé
- monsieur ton père, nous le ramènerait incontinent. On parle de deux
- cas à Frascati.
-
- «A propos de Frascati, j'espère que tu ne fréquenteras pas ce pays-là.
- Il s'y trouve en ce moment un certain petit homme brun foncé qui
- arrive d'Ancône et qui a naguère témoigné pour toi une vive sympathie.
- Son nom commence par un _m_ et finit par un _i_. Je ne voudrais pas
- que le voisinage fît naître quelque petit amour, qui ferait écrire
- quelques petites lettres, qui feraient... Mais allons! je crois que je
- puis me fier à toi.
-
- «Adresse ta réponse à Manuel Miracolo. J'avais d'abord pensé à
- Romilaco; mais le pseudonyme serait trop transparent. Je crois que les
- gens de la poste ne reconnaîtront pas Coromila dans Miracolo.
-
- «Adieu, il est tard: on m'attend dans le cabinet de mon père. Je te
- laisse: tu peux croire avec quel regret! Mes respects à ta mère et à
- ton père; j'embrasse Toto. Je ne te presse pas de me répondre sans
- retard: je suis sûr que la recommandation serait inutile, et c'est
- dans cet espoir que je me dis pour la vie ton très-affectionné et
- sincère
-
- «LELLO.»
-
-Les Feraldi dévorèrent en famille cette singulière lettre d'amour, où la
-pauvreté d'esprit engendrait la froideur, et où la gaucherie se cachait
-de son mieux sous un air cavalier. Lecture faite, le père haussa les
-épaules et dit en souriant: «Bavardage d'amoureux!» La mère répéta avec
-une complaisance visible les deux derniers mots: _affezionatissimo
-vero!_ Le frère garda ses impressions pour lui; il savait de longue main
-que Lello n'était pas un aigle; il avait tremblé à l'idée de cette
-correspondance, qui pourrait refroidir le coeur de son futur beau-frère
-en épuisant ce qu'il avait d'esprit. Il savait que les hommes de tout
-âge sont de grands écoliers qui pardonnent rarement à ceux ou à celles
-qui leur ont donné des _pensums_; mais, à tout prendre, il n'était pas
-mécontent du premier _pensum_ de Lello.
-
-Tolla était au comble de la joie. Elle ne jugeait point la lettre de son
-Lello, et comment l'aurait-elle jugée? Elle la baisait, elle la serrait
-sur son coeur, elle lui parlait, elle l'approchait de son oreille, comme
-si le papier avait pu lui répondre. Tout lui semblait admirable dans
-cette chère petite lettre: le papier était d'un beau blanc, l'encre d'un
-beau bleu, la cire d'une odeur exquise, et le style à l'avenant. Si
-quelqu'un s'étonne qu'une fille spirituelle, instruite et délicate
-puisse se tromper à ce point et baiser avec enthousiasme une lettre
-assez sotte et presque impertinente, je répondrai que c'était sa
-première lettre d'amour, et qu'une première lettre est toujours jugée
-avec indulgence, fût-elle adressée à une duchesse et écrite par un
-commis voyageur. Tolla lui renvoya, sans chercher ses mots, une lettre
-de douze pages, qui était moins une réponse qu'un _post-scriptum_ ajouté
-à une longue conversation du jardin. C'était un récit détaillé de tous
-les sentiments qui avaient traversé son coeur durant deux longues
-journées, la suite de ses pensées d'amour, qui s'enchaînaient l'une à
-l'autre comme les anneaux d'un collier d'or. La route lui avait parlé de
-Lello; elle avait entendu son nom dans le bruit des roues de la voiture:
-arrivée, elle avait parlé de lui à tout ce qui l'entourait, à la maison,
-au jardin, aux meubles de sa petite chambre, aux vieux arbres,
-confidents de ses premiers secrets. Le lendemain matin, en attendant
-l'arrivée de la poste, elle avait poussé jusqu'à Albano, seule, à
-cheval, par le petit sentier du ravin, pour donner un coup d'oeil à la
-villa Coromila. Elle avait trouvé la porte ouverte à deux battants,
-comme si la maison eût attendu sa future maîtresse. Jamais le parc ne
-lui avait paru si beau. Les grands chênes avaient l'air de se ranger au
-bord des avenues, comme de fidèles serviteurs, pour lui rendre hommage.
-Elle les avait passés en revue en les saluant de la main. Elle avait
-rencontré une vieille femme qui ramassait du bois mort; elle lui avait
-donné de quoi se chauffer tout l'hiver. Deux bambins qui tentaient
-l'escalade d'un poirier s'étaient enfuis à son approche; elle avait
-cueilli des poires pour les leur jeter. Elle avait découvert au fond du
-parc, à une demi-lieue de la maison, une charmante retraite; c'était un
-massif de grands buis, de troênes et de lauriers. Il fallait absolument
-y construire un cabinet de travail. C'était là qu'elle enseignerait le
-français à son roi fainéant: cette partie du jardin prendrait désormais
-le nom d'Académie de France.
-
-La lettre se terminait par une page entière d'un délicieux radotage
-d'amour, intraduisible dans une langue aussi précise que la nôtre.
-C'étaient des superlatifs impossibles, un mélange bizarre d'adjectifs
-entrelacés, un chaste et pur dévergondage de style, une prose poétique
-aussi fraîche que la rosée du printemps, aussi sonore que le bruit des
-baisers, un hymne à la créature où le Créateur n'était pas oublié:
-l'aveu virginal d'une passion sans tache et d'un bonheur sans remords.
-
-Le croira-t-on? lorsqu'elle relut sa lettre, elle la trouva froide. Elle
-aurait voulu pouvoir écrire comme Lello.
-
-Voici la réponse qu'elle reçut:
-
- «Rome, 19 août 1837.
-
- «Ma chère Tolla,
-
- «La poste ne donne pas encore de lettres. J'en suis donc à attendre ta
- réponse à ma lettre du 17 courant; mais, pour gagner du temps, je
- commence toujours à t'écrire. Si ta lettre m'arrive ensuite, je t'en
- accuserai réception.
-
- «Il y a un vieux proverbe qui dit: Le diable est plus laid en peinture
- qu'en réalité. J'espérais qu'il en serait de même de ton absence, et
- je croyais pouvoir m'y faire; mais je vois bien que le proverbe a
- menti, car je suis comme un poisson hors de l'eau. J'ai passé hier
- devant ta maison, et je me suis senti tout mélancolique en voyant les
- volets fermés. J'ai pensé à nos causeries, à nos promenades, etc. Et
- tout cela est suspendu! Pour combien de temps? Pour un mois. En
- vérité, c'est un peu bien long; mais il faut s'y résigner, d'autant
- plus que ce mois de prudence portera ses fruits dans l'avenir.
-
- «J'espérais aller te voir lundi; mais, si tu veux bien le permettre,
- nous remettrons la partie à jeudi. D'abord je serai plus libre, et je
- pourrai rester plus longtemps; puis nous ne saurions avoir trop de
- prudence, et je crains d'éveiller les soupçons.
-
- «Je voudrais te dire une infinité de choses, mais il vaut mieux les
- réserver pour notre première conversation, qui sera, je te le promets,
- longue et bonne.
-
- «Passons à la soirée de la comtesse Sutry. J'y suis allé sur les neuf
- heures et demie. J'ai fait un whist avec mon oncle le colonel. J'ai
- perdu une douzaine de fiches à dix sous, et j'ai quitté le jeu vers
- onze heures. J'ai passé dans le grand salon et je suis tombé au milieu
- d'une contredanse. Les danseuses étaient la B..., la L..., la D..., et
- mademoiselle la fille de Mme Fratief. Je restai spectateur
- indifférent. La générale accourut à moi, dès qu'elle m'aperçut, en
- criant: «Ah! cher prince! Il faut que je vous raconte ce qui nous
- arrive: une histoire épouvantable! L'Anglais qui demeure dans notre
- maison, au-dessus de nous, prétend qu'on lui a volé un fusil; il a
- fait venir la police: on a eu l'indélicatesse de fouiller la chambre
- de mon domestique. J'ai eu beau dire que Cocomero était un honnête
- homme, que mes gens n'étaient pas capables d'une mauvaise action: vos
- sbires sont des malotrus. Ils ont retourné le lit de ce pauvre garçon,
- qui pleurait comme un enfant de se voir injustement menacé. Mais ils
- n'ont rien trouvé; j'en étais bien sûre. Croyez-vous que je ferais
- bien de me plaindre au cardinal-vicaire?» Enfin des jérémiades dont je
- suis encore assourdi. A ce moment j'entendis les premières mesures
- d'une certaine valse de ma connaissance et de la tienne; mais, comme
- j'aurais été forcé de danser avec la chère Nadine, je fis la sourde
- oreille. Mon indifférence fut fatale à la valse: le piano s'arrêta, et
- l'on ne dansa plus. Mme Fratief partit avec sa fille: elle comptait
- sur moi pour la reconduire; mais je me contentai de lui faire un
- profond salut et de dire à son intention la _prière pour les
- voyageurs_. Ai-je bien fait, mon maître?
-
- «Et maintenant parlons un peu du choléra.
-
- «Le fléau a complétement disparu dans le Borgo; il règne à la place
- Montanara et à la via Margutta, et il commence à faire son chemin dans
- le Corso. J'ai un peu de peur; mais, à force de précautions, j'espère
- échapper. Ne crains rien, et si par accident le courrier arrive un
- jour sans t'apporter de lettre, ne va pas te figurer pour cela que je
- suis mort.
-
- «Je termine ici la première partie de ma lettre; si je reçois la
- tienne après dîner, j'ajouterai un _post-scriptum_. Mes respects à tes
- parents: embrasse ton frère pour moi.
-
- «Je suis avec tendresse ton affectionné.
-
- «LELLO.
-
- «_P. S._ J'ai reçu ta lettre, et je te laisse à penser si elle m'a été
- agréable.»
-
-Cette correspondance se prolongea, sans incident notable, jusqu'aux
-derniers jours de septembre. Tolla écrivait des lettres adorables, et
-adorait aveuglément les lettres médiocres de Lello. Toto, en observateur
-froid et judicieux, relevait à part lui dans les lettres du jeune
-Coromila tous les passages qui pouvaient l'éclairer sur l'état de son
-coeur ou sur la solidité de son caractère.
-
-Il remarqua bientôt dans le style une fatigue sensible. Le 22 août,
-Lello, charmé d'avoir pu écrire une longue lettre, s'écriait avec
-enthousiasme:
-
-«Comment! je suis au bout de ma feuille de papier! allons, je vais
-écrire en travers. Eh bien! non, j'ajouterai une feuille. De cette façon
-j'écrirai deux fois plus qu'à l'ordinaire. Te souviens-tu qu'un certain
-soir je m'accusais de n'être pas grand barbouilleur de papier? Le fait
-est que tout cela a toujours été mon défaut; mais, quand j'écris à toi,
-je ne sais à quoi cela tient, je ne m'épuise jamais, et je trouve
-toujours du nouveau à te dire. Qui m'expliquera cette énigme?»
-
-Le 15 septembre cette fécondité était bien épuisée. Il écrivait:
-
-«Sais-tu que c'est un supplice terrible que d'improviser une lettre de
-but en blanc, sans savoir à quoi répondre? Le langage de l'amour est
-fécond, j'en conviens, mais dans la conversation, et non dans la
-correspondance. Si tu étais ici, je saurais que dire, mais si je t'écris
-que je t'aime, c'est chose dite et redite; que je te suis fidèle, c'est
-chose trop évidente; que je désire ton retour, c'est un sujet tellement
-rebattu qu'il ne reste plus qu'à jurer comme un païen en voyant que tu
-ne reviens pas. Que dire? mon Dieu! que dire?
-
-«Je te dirai premièrement que le choléra...»
-
-Le choléra, comme on l'a déjà vu, tenait une grande place dans cette
-correspondance amoureuse, et les lettres de Lello pourront servir un
-jour à l'histoire du choléra de 1837. Lello racontait toutes les phases
-du fléau en observateur exact, et toutes les émotions qu'il en
-ressentait, en psychologue sans vanité. Il avait cette naïveté des
-peuples du Midi, qui ne rougissent ni de leurs terreurs ni de leurs
-larmes.
-
-«Le choléra, écrivait-il le 24 août, continue sa moisson de chrétiens;
-on dit qu'hier nous allions un peu mieux: on a vu moins de communions et
-d'enterrements que les jours passés. Je te confesse que j'ai grand'peur,
-non que je sois malade, je me sens comme un taureau; mais d'entendre
-dire: «Un tel jouait hier à l'écarté, on l'enterre aujourd'hui; une
-telle était hier à la promenade, elle sera ce soir au cimetière»: tout
-cela m'a jeté dans une sombre mélancolie. La pensée de ma Tolla me
-soutient, mais quelquefois elle ajoute à ma tristesse. Je me dis:
-«Serai-je vivant demain pour recevoir sa lettre? la reverrai-je jamais?
-que deviendra-t-elle si je meurs?» et la mélancolie est si forte qu'elle
-m'arrache des larmes. N'y pensons plus, gai! gai!
-
-«Oui, gai! gai! cela est facile à dire; mais il faudrait pouvoir être
-gai. Une centaine de morts par jour, et des personnes de connaissance:
-la princesse Massimi, la princesse Chigi, et tant d'autres!»
-
-Une semblable correspondance n'était pas faite pour rassurer la famille
-Feraldi. La peur du mal donna à la pauvre comtesse une légère
-indisposition. Dès que Manuel en fut informé, il écrivit à Tolla:
-
-«J'ai appris avec déplaisir que ta mère avait des douleurs d'entrailles.
-Pour l'amour de Dieu, dis-lui de se soigner, et à la moindre diarrhée
-fais-lui faire de la pulpe de tamarin pour tisane et de l'eau de riz
-pour lavement. C'est l'ordonnance du docteur Ély.
-
-«Ce matin j'ai été pris d'une peur affreuse: j'avais des coliques. J'ai
-cru sans hésiter à une attaque de choléra et j'ai demandé de l'eau de
-riz; mais, tandis qu'elle se faisait, mon mal s'est passé, et j'ai
-envoyé tous les remèdes au diable.»
-
-De tels détails insérés dans une lettre d'amour n'ont rien de choquant
-en Italie, et Tolla remercia avec effusion son cher Lello de l'intérêt
-qu'il prenait à la santé de la comtesse.
-
-Toto, qui observait en même temps sa soeur et Coromila, s'aperçut que de
-jour en jour cette excellente fille s'attachait davantage à son amant,
-par toutes les craintes qu'il lui avait données et les dangers qu'il
-avait courus.
-
-Quelquefois, pour faire trêve aux pressentiments sinistres, Lello
-parlait de ses espérances et de ses projets pour l'avenir. Tantôt il
-offrait à Dieu ses ennuis présents, et lui demandait en échange un
-bonheur parfait; tantôt il énumérait un à un les plaisirs qu'il se
-promettait pour l'hiver prochain. Toto aurait voulu qu'il comptât un peu
-plus sur lui-même, au lieu de s'en remettre à la Providence. «Patience!
-écrivait Lello (Toto l'aurait voulu moins patient); offrons nos
-tribulations à Dieu, et, en échange du sacrifice qu'il nous impose, il
-nous donnera une parfaite félicité. Je me repais déjà de la pensée de
-ces jours où nous serons heureux ensemble, où ensemble nous remercierons
-Dieu de nous avoir assistés dans nos besoins et récompensés de nos
-souffrances. O douce idée!»
-
-«Voilà des rêveries bien creuses et des espérances bien vagues, pensait
-le sage Toto Feraldi.
-
-«Je songe, écrivait Lello, je songe à l'hiver prochain, aux visites que
-je te ferai dans ta loge à l'Opéra, aux réunions choisies où nous nous
-verrons sans oublier la prudence (trop de prudence! pensait Toto), aux
-cotillons, aux contredanses, aux petites jalousies qui naîtront dans ton
-coeur ou dans le mien, aux journées pluvieuses que nous passerons chez
-toi, et à tant d'autres belles choses dont l'énumération serait trop
-longue.»
-
-«Il ne parle pas de mariage!» murmurait intérieurement le frère de
-Tolla.
-
-Un jour, Tolla lut en pleurant de joie ce passage d'une lettre de Lello:
-
-«Tu peux imaginer ou plutôt tu dois savoir comme un amant s'attache à
-tout ce qui vient de la personne aimée; mais ce que tu n'imagineras
-jamais, c'est l'attachement que j'ai pour tes lettres.
-
-«Sache que j'ai commandé à Castellani une cassette de noyer poli, avec
-une magnifique serrure qui s'ouvrira avec une clef d'or suspendue à un
-anneau d'or: le tout me coûtera une vingtaine de sequins, et pourquoi?
-pour serrer tes lettres, qu'un jour, s'il plaît à Dieu, nous relirons
-ensemble.»
-
-Toto ne fit aucune objection aux larmes de sa soeur; mais il eût mieux
-aimé de ne pas savoir le prix de la cassette.
-
-Depuis le départ de la famille Feraldi, Lello promettait de faire le
-voyage d'Albano. Tolla, avertie la veille, monterait à cheval avec sa
-mère, et l'on se rencontrerait par hasard aux environs du tombeau des
-Horaces. Malgré les instances de Tolla et l'empressement de Pippo, qui
-devait être de la partie, ce voyage resta six semaines à l'état de
-projet. Lello avait peur d'éveiller les soupçons. Il était surveillé par
-trois ou quatre personnes, et il croyait avoir cent espions à ses
-trousses. Mme Fratief et sa fille lui tendirent plusieurs piéges dans
-l'espoir de lui faire avouer sa correspondance avec les Feraldi; mais il
-prit si habilement ses mesures, il sut si bien faire l'ignorant,
-l'_Indien_, comme on dit à Rome, qu'elles n'obtinrent aucune preuve
-contre lui. Ces petits complots le mirent en fureur. Il écrivait à
-Tolla: «Cette Nadine! j'ai envie de lui faire la cour, de la rendre
-folle de moi, et de lui infliger une mystification qui la forcera
-d'entrer au couvent pour le moins! Mais non, tu n'aurais qu'à prendre de
-la jalousie; et puis on jaserait sur moi.» Ses amis et les anciens
-compagnons de ses plaisirs le savaient amoureux: il n'était plus de
-leurs parties. Mais il se gardait de prononcer devant eux le nom de
-Tolla. Un jour, son valet de chambre lui remit, en présence de sept ou
-huit jeunes gens, une lettre de Lariccia. Tous ces jeunes fous lui
-crièrent à la fois: «De qui? de qui?» Il répondit en mettant la lettre
-dans sa poche: «C'est d'un abbé!» Il racontait à sa maîtresse, avec une
-satisfaction visible, ces petits succès de dissimulation: cacher son
-bonheur est un plaisir italien. Il se cachait aussi de sa famille, mais
-pour des causes différentes: il avait peur de ses oncles et de son père.
-
-«Je voudrais t'écrire plus longuement, disait-il un jour à Tolla; mais
-je suis entouré d'espions, mon père me fait appeler à chaque instant,
-et, lorsque je monte chez lui, je n'aime point à laisser sur mon bureau
-ma lettre commencée. Je jette tout dans un tiroir, et je prends la clef
-dans ma poche. Au moment où je t'écris, je suis enfermé à double tour
-dans ma chambre, quoiqu'il n'y entre pas un chat; mais on ne saurait
-trop prendre de précautions.»
-
-«Pauvre garçon! disait Tolla.
-
---Poltron!» pensait Toto.
-
-Les derniers jours de septembre parurent bien longs à toute la maison
-Feraldi. Lello promettait toujours de venir et ne venait jamais. Il
-alléguait deux grandes affaires dont il attendait le dénoûment. «Quand
-vous saurez ce qui m'a retenu, écrivait-il à la comtesse, vous ne
-regretterez pas le temps perdu. Notre bonheur avance à grands pas, et,
-le jour où nous nous verrons à Albano, je vous porterai de bonnes
-nouvelles.» Pippo Trasimeni avait écrit, de son côté, qu'il lui tardait
-fort de venir serrer la main à Tolla, mais que Lello se faisait trop
-tirer l'oreille. Il fondait une sorte d'association de charité, et les
-convocations, les assemblées, les quêtes et les circulaires prenaient le
-plus clair de son temps. Il avait l'air de traiter encore une autre
-affaire avec son oncle le chevalier et son frère aîné, qui était revenu
-de Venise; mais aucun ami de la famille n'était dans le secret, excepté
-un Français, monsignor Rouquette, secrétaire particulier du
-cardinal-vicaire.
-
-Le 29 septembre, à huit heures du soir, on relisait en commun la
-correspondance de Lello dans la chambre du comte, autour d'un petit feu
-clairet où Toto jetait de temps à autre une poignée de sarments. La
-famille entière, sans excepter Tolla, était en proie à une sorte de
-malaise qui ressemblait beaucoup à de la tristesse. Le comte relevait
-tout haut les expressions ambiguës, les phrases équivoques et les
-symptômes d'indifférence épars dans toutes ces lettres. La comtesse et
-Tolla prenaient la défense de Lello. Toto ne donnait point son avis, il
-aurait eu trop à dire; mais il offrait de partir pour Rome et d'aller
-voir par lui-même ce qu'on pouvait encore espérer. La comtesse ne
-voulait pas exposer son fils à ce voyage, tant qu'il serait question du
-choléra; mais ne pouvait-on pas envoyer un homme intelligent et dévoué,
-par exemple Menico? Si l'on apprenait que Lello avait cédé à l'influence
-de sa famille, de ses amis ou d'une maîtresse, on verrait à se pourvoir
-ailleurs. Tolla trouverait des amis à choisir. Elle n'avait que vingt
-ans et un mois; sa beauté était dans tout son éclat, sa réputation
-intacte: Lello, en évitant de se compromettre, ne l'avait point
-compromise. Morandi d'Ancône était venu passer l'automne à Frascati,
-chez la vieille comtesse Pisani. Peut-être serait-il disposé à reprendre
-les négociations.
-
-Tolla se récriait à cette seule idée. Elle jurait d'épouser le cloître
-ou Lello.
-
-Ces débats furent interrompus par l'arrivée du valet de chambre de Lello
-qui apportait une longue lettre de son maître. Menico, qui revenait des
-champs, fut chargé de conduire le messager à la cuisine et de lui faire
-fête. Tolla déchira vivement l'enveloppe, et lut à haute voix la lettre
-suivante:
-
- «Grandes nouvelles, ma chère Tolla, et bonnes nouvelles! Je commence à
- croire que Dieu nous protége et que notre bonheur est assuré. _Te Deum
- laudamus!_
-
- «Sache d'abord que, moi qui ne songe jamais à rien, j'ai eu l'idée de
- fonder un grand hospice pour les orphelins du choléra. Cette idée, il
- fallait la mettre à exécution sans argent, sans local, sans rien! J'ai
- donc surmonté ma timidité naturelle; je me suis fait actif, remuant et
- presque effronté. J'ai parlé à trois ou quatre cardinaux; ils ont
- soumis mon projet au saint-père, qui l'a approuvé des deux mains. J'ai
- formé un comité, nous avons organisé des quêtes dans toutes les
- églises et même dans les maisons. Tu te demandes comment un paresseux
- tel que moi a pu prendre tant de peine? Tu ne t'étonneras plus de rien
- quand tu sauras que c'était à ton intention. Et comment? On m'avait
- prédit que cette bonne oeuvre attirerait la bénédiction du ciel sur
- mes fils (entends-tu? mes fils!) et que, si je parvenais à mener à fin
- cette entreprise, j'obtiendrais la chose que je désire le plus
- ardemment. Figure-toi si je m'y suis mis de tout mon coeur! Et j'ai
- réussi!...»
-
-«Qu'il est bon! murmura Tolla en s'essuyant les yeux.
-
---Je n'ai jamais dit qu'il fût méchant, répondit le comte.
-
---Oui, fais amende honorable, répliqua la comtesse.
-
---Achevons vite, dit Toto; ce n'est pas là cette grande nouvelle qu'il
-nous promet.»
-
-Tolla continua.
-
- «La récompense ne s'est pas fait attendre. Tu sais que mon frère s'est
- amouraché à Venise de la fille d'un petit banquier qui n'est pas même
- noble. Il jurait de l'épouser, et cette fantaisie mettait mon père au
- désespoir. Il dicta à mon oncle le colonel une lettre sévère à
- laquelle mon frère fit une réponse fort impertinente, disant que si on
- ne lui permettait pas le mariage public, il trouverait assez de
- prêtres pour le marier secrètement; qu'il avait donné sa parole, et
- qu'il faisait plus de cas de son honneur personnel que de la vanité de
- la famille; enfin qu'il ne s'effrayait point des menaces, puisqu'on ne
- pouvait le déshériter de son majorat. Je fus scandalisé, comme tout le
- monde, du langage de mon frère, et je devinai aisément que, s'il
- persistait à mécontenter la famille, je ne pourrais de longtemps
- obtenir ce bienheureux consentement auquel nous aspirons. Le cardinal
- et le colonel me surent gré des sentiments que je témoignais, et ils
- redoublèrent pour moi les marques de leur amitié. Monsignor Rouquette,
- cet ami du colonel, dont l'esprit et la gaieté sont si célèbres dans
- Rome, vint un jour me voir. C'était dans la dernière quinzaine du mois
- d'août, peu de temps après ton départ. Il me félicita des bons
- sentiments où il me voyait, et me dit en confidence que la conduite de
- mon frère pouvait me faire le plus grand tort. Je feignis de ne pas
- comprendre le sens de ses paroles. «Votre frère, me répondit-il, était
- destiné de tout temps à une grande alliance, et nous espérions lui
- voir épouser la fille d'un très-riche pair d'Angleterre. S'il avait
- répondu à l'attente de ses parents et de ses amis, vous, son cadet,
- qui ne porterez point le titre de prince, vous auriez pu vous marier
- suivant votre penchant, que je ne connais pas, soit dans une famille
- princière, soit dans une famille de simple noblesse, soit avec une
- riche héritière, soit avec une fille sans dot; mais, si votre aîné se
- mésallie, vous comprenez que toute l'ambition de la famille se
- reportera sur vous, et que le prince votre père y regardera à deux
- fois avant de vous accorder son consentement. Il ne souffrira jamais
- que cette immense fortune que lui ont léguée ses ancêtres se disperse
- après sa mort. Or, notez que, si vous et votre frère vous alliez
- épouser deux dots de trois ou quatre cent mille francs, pour peu que
- vos enfants suivissent cet exemple, la branche des Coromila-Borghi
- serait dans la misère à la troisième génération.»
-
- «Je fus frappé de la sagesse de ce raisonnement, et je déplorai
- amèrement la folie de mon frère, qui portait un si rude coup à nos
- chères espérances. Je serrai les mains de cet excellent monsignor, et
- je le suppliai d'user de toute son influence sur mon frère pour
- l'amener à des idées plus raisonnables.
-
- «Vous pouvez m'y aider, me dit-il en souriant.
-
- «--Et comment, s'il vous plaît? Est-ce au cadet à conseiller son aîné?
-
- «--Oui, quand le cadet est l'aîné par la sagesse.
-
- «--Et qui vous dit que je sois plus sage que mon frère?
-
- «--J'en suis sûr, et je vous connais. Vous êtes assez désintéressé
- pour épouser une personne sans fortune, mais vous êtes trop
- gentilhomme et vous avez l'âme trop grande pour vous allier à une
- bourgeoise.»
-
- «J'avouai, en rougissant de l'éloge, qu'il avait dit la vérité. Il
- reprit vivement:
-
- «Je ne vous demande pas d'envoyer un sermon à votre frère: vous n'avez
- ni l'âge ni la tournure d'un prédicateur; mais qui vous empêcherait de
- lui écrire qu'on se raille de lui dans tous les salons de Rome; que
- les jeunes gens racontent en riant qu'il est enchaîné aux pieds d'une
- Omphale bourgeoise; qu'on tourne en ridicule sa constance et ses
- soupirs; qu'on assure qu'il n'ose pas quitter Venise, parce que sa
- maîtresse le lui a défendu, qu'il n'a pas le droit de sortir de la
- ville pour plus de vingt-quatre heures, et qu'il mourrait foudroyé
- d'un regard s'il se hasardait à mettre le pied sur la terre ferme?
- Ajoutez, et c'est chose vraie, que de tous les adorateurs de sa
- maîtresse, il est le seul qu'elle traite aussi sévèrement. Arrangez
- tout cela comme il vous plaira; vous êtes homme d'esprit, et je n'ai
- rien à vous conseiller.»
-
- «J'écrivis en sa présence une longue lettre de quatre pages, assez
- bien tournée; je le dis sans vanité. Mon père me félicita chaudement,
- et mon oncle me dit en m'embrassant: «Je me souviendrai de ce que tu
- viens de faire, et quand tu auras besoin de mon appui ou de ma bourse,
- compte sur moi!»
-
- «Je lui répondis hardiment que bientôt peut-être j'aurais besoin de
- son appui.
-
- «Je te devine, répondit-il en souriant. Eh bien! je ne m'en dédis pas,
- compte sur moi.»
-
- «Deux jours après le départ de ma lettre, monsignor Rouquette se mit
- en route pour Venise. Il vit mon frère, lui prêta de l'argent,
- l'invita à quelques parties; ce brave monsignor est un bon vivant dans
- la force du terme. Mon frère trouva tant de plaisir dans sa compagnie,
- qu'il consentit à le suivre dans un petit voyage à Trévise. Cette
- promenade devait durer quatre jours, elle se prolongea plus d'une
- semaine. Chemin faisant, mon frère reçut plusieurs lettres anonymes
- qui n'étaient pas à l'honneur de sa maîtresse. Un ami sincère, qu'il
- avait chargé de le tenir au courant des moindres événements, lui
- apprit qu'elle allait beaucoup dans le monde, qu'elle était gaie et de
- bonne humeur, mais qu'il ne la croyait coupable que d'un peu de
- légèreté. Monsignor Rouquette profita d'une boutade de mon frère pour
- l'emmener à Padoue. Les lettres anonymes les y suivirent. Mon frère
- écrivit à sa maîtresse, sous l'inspiration de monsignor, une lettre
- fort sèche où il lui reprochait sa conduite. Elle ne répondit pas, ou
- la réponse se perdit en chemin. Les deux voyageurs poussèrent jusqu'à
- Ferrare. Monsignor conduisit mon frère dans un café où il entendit par
- hasard une conversation qui roulait sur sa maîtresse: on l'accusait de
- traiter fort bien un colonel autrichien. Précisément ce colonel était
- la bête noire de mon frère, et peu s'en fallut qu'il ne repartît pour
- Venise, afin de le provoquer; mais monsignor lui fit entendre le
- langage de la religion, lui prêcha le pardon des injures, et le
- conduisit tout doucement de Ferrare à Bologne, de Bologne à Florence,
- de Florence à Rome, où nos conseils, notre amitié, les remontrances de
- mon père et les plaisanteries de mon oncle ont achevé ce grand
- ouvrage.
-
- «Et cette pauvre Vénitienne?» vas-tu dire, car je connais ton coeur.
- Cette pauvre Vénitienne épouse dans huit jours le colonel autrichien
- que mon frère avait en horreur. Avoue que monsignor Rouquette est un
- admirable homme: il assure d'un seul coup le bonheur de ma famille, le
- nôtre et celui d'un colonel autrichien.
-
- «Mon frère a pris en grippe les beautés italiennes; il aspire à se
- marier en Angleterre; il rêve cils blancs et cheveux roux. Mes parents
- sont transportés de joie, et mon oncle le colonel m'a répété ce matin
- même qu'il n'avait rien à me refuser.
-
- «Je patienterai encore un mois ou deux, pour ne point brusquer les
- choses et pour préparer mon père à ma demande; puis je prendrai mon
- courage à deux mains, et j'irai lui dire: «Mon père, si vous m'aimez,
- souffrez que j'épouse Tolla!»
-
- «En attendant, j'ai invité Pippo et mon ami monsignor Rouquette à une
- promenade qui est irrévocablement fixée au 5 octobre. Nous serons à
- trois heures précises à la hauteur de la route Torlonia. Si mon étoile
- me permet d'y rencontrer la plus belle fille de Rome, il n'y aura pas
- sur la terre un homme plus heureux que ton fidèle.
-
- «LELLO.»
-
-Après cette lecture, Tolla et sa mère témoignèrent une satisfaction si
-complète que ni le comte ni Toto n'osèrent la troubler par leurs
-réflexions. Tolla attendit le 5 octobre avec une impatience fébrile.
-Elle eut ces mouvements vifs, ces traits, ces boutades, ces éclats de
-voix, ces fusées d'esprit, ces rires brillants et sonores qui sont comme
-les petillements du bonheur. Le grand jour arriva enfin. A dix heures du
-matin, sa mère la trouva devant une glace, en amazone, manchettes plates
-et col chevalière; elle essayait un adorable petit chapeau Louis XIII.
-Elle se mit à table sans dîner, comme les enfants à qui l'on a promis de
-les conduire au spectacle. Elle pressa la toilette de sa mère et
-s'impatienta contre Toto, qui n'était pas prêt à deux heures. On partit
-enfin. Lorsqu'elle aperçut au loin le tourbillon de poussière qui
-enveloppait la voiture de Lello, elle craignit d'être étouffée par les
-palpitations de son coeur.
-
-La voiture s'arrêta. Lello poussa un petit cri de surprise qui ne
-manquait pas de vraisemblance. Il descendit, suivi de Pippo et de
-monsignor Rouquette en habit de ville avec les bas violets. Pippo serra
-cordialement la main de Tolla, du comte et de Toto, puis il s'empara de
-la comtesse et ne la quitta plus. Monsignor Rouquette salua
-gracieusement tout le monde, et s'entretint avec le comte qu'il avait
-rencontré quelquefois chez le cardinal-vicaire. Toto se rapprocha de sa
-mère et de Trasimeni, pour que Lello fût seul avec Tolla.
-
-Tolla se demandait si elle aurait assez d'empire sur elle-même pour
-causer avec son amant sans lui sauter au cou. «Comment pourrai-je, se
-disait-elle, entendre sa voix, essuyer ses regards, m'enivrer de ses
-paroles brûlantes, sans que mon visage, mon geste et tout mon être
-trahissent mon bonheur?»
-
-Elle tomba du haut de son attente lorsqu'elle vit devant elle un jeune
-homme poli, guindé, compassé, souriant comme une gravure de modes et
-froid comme un compliment. Il lui parla plus de dix minutes sans sortir
-des trivialités de salon. La pauvre fille ne pouvait en croire ses
-oreilles. Elle se demanda un instant si elle rêvait. Enfin elle
-interrompit brusquement les fadeurs dont elle était excédée; elle
-regarda son amant jusqu'au fond des yeux, et lui dit sans dissimuler sa
-colère:
-
-«C'est là ce que tu as à me dire? Voilà les secrets de ton coeur que tu
-n'osais pas confier au papier et que tu gardais pour notre première
-entrevue! Tu m'as fait attendre six semaines pour me dire ces belles
-choses-là! Que crains-tu? qu'attends-tu? Quand oseras-tu m'aimer en
-face? Va! tu ne m'aimes point! Ton coeur est plus froid que le marbre.
-Je comprends maintenant pourquoi tu n'as pas voulu venir plus tôt: tu
-craignais l'instinct infaillible de l'amour vrai. Tu savais qu'au
-premier mot de ta bouche je devinerais ta froideur, ma folie et ton
-indignité.»
-
-Elle salua Lello et ses amis, lâcha la bride à son cheval et se lança
-dans la route Torlonia. Ses parents prirent congé et la rejoignirent en
-un temps de galop. Manuel Coromila, confondu, atterré, remonta en
-voiture sans rien comprendre à cette brusque sortie. Il avait étudié
-pendant huit jours le compliment qu'il ferait à sa maîtresse. Il avait
-préparé un petit mélange de respect, de tendresse, de prudence, dont il
-ne doutait pas que Tolla ne fût charmée; mais il avait compté sans la
-passion.
-
-En rentrant à la maison, Tolla courut à sa chambre et écrivit à Lello:
-
- «Pardonne-moi; j'ai été cruelle: je ne savais ce que je disais. Tu
- m'aimes, j'en suis sûre, puisque je vis; mais ton abord froid et
- souriant m'a glacée: ton visage était comme un soleil d'hiver.
- J'aurais dû comprendre que tu avais tes raisons pour te montrer ainsi.
- Peut-être la présence de tes amis? Non, puisque c'est toi qui les
- avais amenés. N'importe, tu avais tes raisons. Je ne les connais pas;
- mais elles sont bonnes et je les approuve. Tu as ta manière d'aimer,
- et moi la mienne; ne cherchons pas quelle est la meilleure:
- aimons-nous.»
-
-Manuel avait amené Pippo par timidité, pour ne pas se trouver seul,
-après un si long temps, devant la famille Feraldi; il avait amené
-monsignor Rouquette par poltronnerie. Son nouvel ami avait témoigné le
-désir d'être de la partie, et il n'avait pas osé lui dire non. La
-présence de ces deux témoins, dont l'un s'était imposé et dont il
-s'était imposé l'autre, le condamnait à dissimuler son amour sous des
-formules de simple politesse. Lello avait cette pudeur, plus commune
-chez les hommes que chez les femmes, qui n'admet pas un tiers dans les
-épanchements de l'amour.
-
-La contrariété qu'il éprouva de voir sa délicatesse si mal appréciée le
-rendit maussade jusqu'au soir. Il se coucha de bonne heure. Les
-tempéraments sanguins ont cela de particulier, que la colère les porte
-quelquefois au sommeil. Le lendemain, il se leva à neuf heures, et
-écrivit tout d'un trait la lettre suivante:
-
- Rome, 6 octobre 1837.
-
- «Ma chère Tolla,
-
- «Tu dois comprendre combien il m'a été doux de te revoir et pénible de
- te quitter; mais ce que tu ne saurais imaginer, c'est combien je suis
- resté abasourdi de toute cette entrevue. Tu voudras savoir pourquoi?
- Eh bien! je vais te le dire, dans l'espoir que tu profiteras de mes
- doux reproches pour te corriger à l'avenir.
-
- «Il y a tantôt deux mois que nous aspirions à cette bienheureuse
- rencontre. Elle avait toujours été contrariée: elle s'arrange enfin.
- Nous arrivons, nous nous voyons, et la première fois que tu ouvres la
- bouche, c'est pour me reprocher mon indifférence! Tu me dis que je ne
- suis pas capable d'aimer, que je suis de glace pour toi, au moment
- même où je souffrais, Dieu sait combien! d'être condamné à te parler
- avec cette froideur au milieu de tant d'yeux qui nous épiaient.
- J'enrageais comme un chien de te voir et de ne pouvoir te dire un mot
- de tant de choses que j'avais sur les lèvres. Tu doutes que je t'aime
- et tu me le dis en face, tandis que je perds la tête; tandis que tu es
- ma seule pensée! Tandis que je crois t'aimer autant que tu m'aimes,
- sinon plus, il faut que je t'entende dire que je ne t'aime pas et que
- je suis de glace! Tu voudrais que je fisse l'amour comme un collégien,
- à grand renfort de soupirs et de grimaces; cet amour est bon pour les
- nigauds: n'espère pas le trouver en moi.
-
- «J'aime, mais comme on doit aimer, en gardant mon amour au fond du
- coeur et en ne le laissant voir qu'à celle que j'aime. Quand tu me
- connaîtras bien, tu verras que tes soupçons étaient injustes, et tu ne
- voudras plus m'infliger de si pénibles reproches. J'en aurais aussi,
- moi, des soupçons, si je voulais; mais je connais ton coeur, je compte
- sur toi, je vis tranquille: pourquoi n'en fais-tu pas autant? Oui, ma
- chère Tolla, si tu m'aimes, comme j'en suis convaincu, ne m'accuse
- plus de froideur; tu me ferais de la peine.
-
- «Liberté sainte, où es-tu? Pourquoi n'es-tu pas au milieu de nous?
- J'aurais voulu, entre autres choses, t'interroger sur un certain
- alinéa d'une de tes lettres qui demande des éclaircissements; mais que
- faire? c'était à chaque instant ou monsignor Rouquette ou Pippo qui
- tournait les yeux de notre côté.
-
- «Tu m'as dit, et j'ai encore cela sur le coeur, que je n'avais pas
- voulu venir plus tôt. Pourquoi accables-tu un opprimé?
-
- «Je voudrais non-seulement aller à toi, mais rester auprès de toi,
- vivre avec toi sans te quitter une minute; mais où veux-tu que je
- prenne du temps, lorsque je suis forcé d'être toute la journée à la
- maison auprès de mon père? Il est aveugle, Tolla, et tu dois
- comprendre combien mes soins lui sont nécessaires. Je n'ai à moi que
- l'après-midi. Disposes-en comme tu voudras; si tu me fournis un moyen
- d'aller à Albano et de revenir en quatre heures, je suis prêt à en
- profiter.
-
- «Hier, je suis rentré un peu tard, mais ce pauvre papa ne m'a rien
- dit. Presse donc votre retour à Rome!
-
- «Ma santé n'a pas souffert depuis hier. J'ai l'estomac barbouillé,
- mais cela se passera. Je voudrais bien engraisser un peu: je ne sais
- si j'y parviendrai.
-
- «Depuis hier soir, je me suis frappé le front plus de quarante fois en
- me disant: «J'avais encore ceci et cela à lui dire!» Mais, quand je
- songe aux témoins qui nous observaient, je reconnais que j'ai mieux
- fait de réserver tout cela pour ton retour.
-
- «Tu me pardonneras cette longue semonce, car tu reconnaîtras que c'est
- mon coeur qui parle. Fasse le ciel que mes remontrances produisent
- l'effet que je désire, et que tu cesses d'aggraver par tes reproches
- la douleur que j'éprouve de vivre loin de toi! Ne doute jamais de
- l'amour, du tendre amour de ton très-affectueux et fidèle
-
- «LELLO.»
-
-Cette lettre passa, comme toutes les autres, sous les yeux de la famille
-de Tolla. Mme Feraldi fut d'avis de proposer une nouvelle entrevue. Toto
-pensa qu'il valait mieux retourner à Rome. «Je n'espère rien, dit-il,
-des entrevues qui auront pour témoin monsignor Rouquette; et, quant à
-laisser Lello aux mains de l'habile homme qui a si bien rompu le mariage
-de son frère, c'est une imprudence que je ne vous conseille pas.
-Avez-vous remarqué la figure de ce digne monsignor?
-
---Je n'ai pas regardé, dit Tolla.
-
---Il a une laideur agréable, dit la comtesse.
-
---Les lèvres minces, dit le comte.
-
---Et l'oeil mauvais, ajouta Toto. Ou je me trompe fort, ou ce galant
-homme, cet ami intime du vieux colonel Coromila, a commencé contre nous
-une petite campagne. Nous sommes en force pour nous défendre, mais à une
-condition: c'est que nous nous transporterons, sans tarder, sur le champ
-de bataille. Si l'on m'en croit, nous partirons demain. Le choléra n'est
-plus à craindre; l'automne tire à sa fin, nous faisons du feu: rien ne
-nous retient plus à Lariccia, et tout nous rappelle à Rome.
-
---Il a raison, dit le comte.
-
---Quel bonheur! dit Tolla. Je le verrai demain.
-
---Nous emmènerons Menico, dit la comtesse. J'ai appris que Tobie, le
-portier, s'enivrait et battait sa femme: Menico le remplacera.
-
---Tant mieux! s'écria Toto. C'est plus qu'un domestique, c'est un ami
-intelligent et dévoué.
-
---Et brave!
-
---Et vigoureux! Les espions des Coromila n'auront pas beau jeu avec lui.
-
---Et prudent! Jamais une querelle. Il a des bras à assommer un boeuf, et
-il n'a pas donné un coup de poing dans sa vie.
-
---Te souviens-tu, Tolla, du jour où il avait volé pour toi les abricots
-du voisin Giuseppe? Le jardinier voulait le battre: il se contenta de
-relever ses manches, et le jardinier l'envoya prudemment à tous les
-diables.»
-
-Cet éloge de Dominique fut interrompu comme par un coup de foudre.
-
-On entendit dans la cour de la villa des cris si aigus, que tout le
-monde se leva en sursaut. Au même instant, Amarella pâle, les yeux
-hagards, et violemment émue pour la première fois de sa vie, vint
-annoncer que le cheval de Menico était rentré seul, au galop, la bride
-sur le cou. Menico était le meilleur cavalier de Lariccia: que son
-cheval l'eût désarçonné, on ne pouvait le croire. Aurait-il été victime
-d'un guet-apens? on ne lui connaissait point d'ennemis. Toto sortit en
-courant, suivi de tous les hommes de la maison et d'Amarella. Ils
-n'avaient pas fait vingt pas dans le village, qu'ils rencontrèrent un
-groupe de paysans qui rapportaient sur un brancard le corps de
-Dominique. Une balle lui avait traversé la tête d'une tempe à l'autre.
-
-Le barbier accourut au bout de quelques minutes. C'était un petit homme
-jovial. Il déclara qu'il n'y avait rien à faire pour le blessé, qu'une
-bonne bière en bois de sapin: il avait le cerveau traversé de part en
-part, et il serait froid dans une heure. «Pauvre Menico! ajouta-t-il
-d'un ton guilleret, je voudrais pouvoir te guérir; mais que veux-tu? je
-je ne suis pas le bon Dieu!»
-
-Le corps fut déposé dans une des chambres du rez-de-chaussée. Toto et
-Tolla refusèrent de le quitter, et voulurent passer la nuit en prières
-avec le curé de la paroisse. Amarella disparut après la consultation du
-barbier.
-
-Le frère et la soeur prièrent ardemment pour la vie de Dominique, ou du
-moins, puisque tout espoir était perdu, pour le salut de son âme. L'idée
-qu'il allait comparaître devant son juge sans avoir eu un moment de
-connaissance faisait frémir la bonne Tolla. «Si du moins, disait-elle,
-Dieu lui permettait de recevoir les secours de la religion et de
-détester ses fautes!
-
---Son pouls bat toujours, disait Toto, mais si faiblement qu'on le sent
-à peine. Pauvre Menico! c'était notre ami le plus ancien.
-
---Nous avons perdu le bon génie de la maison. Je m'attends à tout
-désormais. Lello ne m'aime plus!»
-
-A quatre heures du matin, le blessé n'avait pas repris ses sens;
-cependant son pouls battait encore. Tolla, pâle et les cheveux épars,
-agenouillée devant le grabat, ressemblait à ces statues de la Prière que
-le sculpteur a prosternées devant les tombeaux des rois. Son frère
-s'était assoupi, elle-même était plongée dans une sorte de stupeur. Elle
-n'entendit pas le bruit d'une voiture qui s'arrêtait devant la porte, et
-elle se leva brusquement sur ses pieds, croyant rêver, lorsqu'elle vit
-entrer Amarella suivie du docteur Ély. Amarella avait fait six lieues en
-trois heures sur le cheval de Menico.
-
-Le comte et la comtesse arrivèrent au bout de quelques minutes. En leur
-présence, le docteur reconnut l'entrée et la sortie de la balle, situées
-toutes deux à six centimètres au-dessus de la commissure externe des
-yeux: mais la balle, au lieu de traverser le cerveau, avait circonvenu
-les os en sous-parcourant la peau du crâne, et l'état du blessé, quoique
-grave, n'était point désespéré. Lorsque le pansement fut opéré et
-l'appareil placé, Menico revint à lui. Son premier regard fut pour
-Tolla, le second pour le curé.
-
-«Aurai-je le temps de me confesser? demanda-t-il d'une voix éteinte.
-
---Oui, mon garçon, répondit le docteur; j'espère même que tu auras le
-temps de vivre.»
-
-Tous les assistants se retirèrent dans la chambre voisine. Au bout d'un
-quart d'heure, on les fit rentrer.
-
-Le prêtre s'en alla chercher le saint viatique à tout événement. Le
-blessé paraissait jouir de toutes ses facultés intellectuelles;
-seulement il était faible et abattu.
-
-Le docteur s'arrêta un instant avec le comte à la porte de la chambre,
-et ils échangèrent à voix basse les paroles suivantes:
-
-«Savez-vous, demanda le docteur, comment cela est arrivé?
-
---Non, cher docteur: on l'a trouvé sur la route d'Albano.
-
---Avait-il des ennemis?
-
---Nous ne lui en connaissons pas.
-
---Son père, ses frères ne sont en guerre avec personne?
-
---Il est fils unique, et son père est mort il y a dix ans.
-
---S'il connaît son assassin, pensez-vous qu'il soit disposé à le nommer?
-
---J'en doute. Vous savez le peu de respect qu'ils ont tous pour la
-justice.
-
---Oui, ils aiment mieux se venger que se plaindre, et ils croiraient
-commettre une lâcheté en invoquant le secours des lois.
-
---Cependant je vais essayer de le faire parler. Il ne faut pas que ce
-crime reste impuni.
-
---Essayez. Il est très-faible; il n'aura pas la force de mentir.
-
---D'ailleurs, il vient de recevoir l'absolution: il n'osera pas
-commettre un péché.»
-
-Cette conversation ne fut entendue d'aucun de ceux qui entouraient
-Menico; mais il arrive souvent que les malades ont l'ouïe d'une
-sensibilité prodigieuse, et les yeux de Menico brillèrent d'un éclat
-singulier à ces paroles du docteur: «Ils aiment mieux se venger que se
-plaindre.»
-
-«Docteur, observa le comte en approchant, ce n'est pas nous qui ferons
-l'interrogatoire. La femme de chambre de ma fille ne nous a pas attendus
-pour le commencer.»
-
-Amarella disait à Menico: «Eh bien! mon pauvre garçon, tu as donc des
-ennemis?
-
---Tu vois bien que non, puisque tout le monde pleure autour de moi.
-
---Si je savais quel est le méchant qui t'a tiré un coup de fusil!
-
---On ne m'a pas tiré un coup de fusil. C'est moi qui suis tombé sur les
-cailloux.
-
---Mais comment serais-tu tombé sur les deux tempes en même temps?
-
---Cela n'est pas plus difficile que de dormir sur les deux oreilles.
-
---Mais, malheureux, tu avais une balle dans le corps!
-
---Est-ce que j'avais une balle dans le corps?
-
---Oui, tu avais une balle dans le corps.»
-
-Il répondit en riant doucement: «C'est que j'aurai bu après quelqu'un de
-malpropre.
-
---Nous ne saurons rien, dit le comte.
-
---Il a le cerveau aussi sain que vous et moi, ajouta le docteur.
-Maintenant je réponds de sa vie.»
-
-Amarella poussa un cri de joie.
-
-«De quoi te mêles-tu? lui demanda naïvement Menico. Mademoiselle Tolla,
-je suis content de ne pas mourir avant votre mariage. Monsieur le comte,
-j'ai une grâce à vous demander. Quand je serai guéri, voudrez-vous
-permettre que j'aille vous servir à Rome?
-
---C'est une affaire arrangée depuis hier, dit Tolla.
-
---Certes, ajouta son père, je ne veux pas te laisser ici, exposé aux
-coups du brigand qui a voulu t'assassiner!
-
---Merci, monsieur le comte. Vous m'avez bien compris.
-
---Docteur, demanda Toto, ne pourriez-vous nous prêter quelqu'un de vos
-élèves qui achèverait ce que vous avez si heureusement commencé?
-
---C'est bien mon intention.
-
---Je tiendrai compagnie à ce jeune médecin et à mon bon Menico jusqu'à
-ce que la guérison soit parfaite. Mon père, ma mère et ma soeur partent
-avec vous ce matin pour Rome.»
-
-
-
-
-VI
-
-
-Pour la première fois de sa vie, Tolla quitta la campagne sans regret.
-Elle se plaignait de la lenteur des chevaux: il lui tardait d'être à
-Rome. Du plus loin qu'elle aperçut le dôme de Saint-Pierre, elle battit
-des mains par un mouvement de joie enfantine qui fit sourire le docteur.
-
-Cependant, si elle avait été en état d'analyser ses sentiments et de
-rendre compte de l'état de son coeur, elle aurait reconnu que son
-bonheur était plus mélangé et sa joie moins tranquille qu'à l'époque de
-son départ pour Lariccia. Au mois d'août elle ne craignait que pour la
-vie de Lello, et cette crainte était tempérée par une confiance aveugle
-dans la bonté de Dieu: elle aurait cru calomnier la Providence en
-supposant que le fléau pût frapper son amant. Mais cette malheureuse
-entrevue, la contenance embarrassée de Lello, la présence de monsignor
-Rouquette, la dernière lettre qu'elle avait reçue, les observations que
-cette pièce singulière avait suggérées au comte et à Toto, enfin le coup
-mystérieux qui venait de frapper le plus humble et le plus dévoué de ses
-amis, toutes ces circonstances accumulées jetaient dans son âme un
-trouble secret dont elle essayait en vain de se défendre. Elle devinait
-que ce qu'elle avait à craindre, ce n'était plus un de ces malheurs
-soudains qui viennent directement de la main de Dieu, mais plutôt
-quelqu'un de ces coups invisibles que dirige la haine ou l'ambition des
-hommes. Au demeurant, la perspective de piéges à déjouer, de résistances
-à vaincre, d'obstacles à surmonter, en un mot d'une guerre à soutenir,
-ne lui faisait pas peur. Elle avait appris dès l'enfance à franchir les
-barrières et à ne craindre ni fatigue ni danger. Cette éducation virile
-avait aguerri son esprit.
-
-«Nous verrons bien, se disait-elle, si un amour honnête ne sera pas
-assez fort, avec l'aide de Dieu, pour triompher de la haine et de
-l'intrigue.»
-
-En entrant à Rome, la comtesse reconnut monsignor Rouquette, qui
-descendait de voiture devant le musée de Saint-Jean de Latran. Elle le
-montra au docteur Ély.
-
-«Monsignor Rouquette! dit le docteur.
-
---Le connaissez-vous?
-
---C'est un de mes malades; mais comme il se porte mieux que moi, nous ne
-nous voyons pas souvent.
-
---Que dit-on de lui par la ville?
-
---On dit que c'est un galant homme et un homme d'esprit, qui pourra, si
-Dieu le veut, devenir plus tard un saint homme.
-
---Voilà tout ce qu'on dit?
-
---Tout, répondit prudemment le docteur.
-
---Alors, cher docteur, dites-moi ce qu'on en pense, car Rome est la
-ville du monde où ce qu'on pense ressemble le moins à ce qu'on dit.
-
---On pense que monsignor Rouquette n'est ni jeune ni vieux, ni beau ni
-laid, ni blond ni brun, ni grand ni petit, ni riche ni pauvre, ni prêtre
-ni laïque, ni honnête ni fripon, ni... Mais pourquoi me forcez-vous à me
-compromettre?
-
---Parlez, mon ami, dit vivement Tolla. Cet homme que j'ai vu il y a
-trois jours pour la première fois, est venu se jeter au travers de mon
-bonheur, pour me servir ou pour me perdre. Apprenez-moi, si vous le
-connaissez, ce que je dois craindre ou espérer.
-
---Tout, mon cher petit ange, selon qu'il sera pour vous ou contre vous.
-Vous savez que j'ai la mauvaise habitude de juger les gens sur la
-physionomie: ce monsignor-là possède une des figures les plus
-significatives qu'il m'ait été donné d'observer, une vraie tête d'étude.
-Le front est haut et large, le crâne vaste, le cerveau développé, les
-yeux petits, ronds et enfoncés, les prunelles d'un bleu aigre et
-transparent, comme chez les bêtes fauves, les narines ouvertes, mobiles
-et palpitantes, signe infaillible de passions ardentes et de grands
-appétits; les lèvres fines, si toutefois il a des lèvres; des dents à
-tout mordre; un menton court, ramassé, trapu et profondément entaillé
-par une fossette; le front plissé, les pommettes couperosées et une
-large patte d'oie épanouie sur chaque tempe. Devinez à quoi je pense en
-voyant cette figure travaillée, tourmentée et crevassée par un feu
-intérieur? A la solfatare de Naples. Je flaire un volcan mal éteint, et
-Dieu me pardonne! je crois voir la fumée sortir des rides de son front.
-
---Bravo, docteur! interrompit le comte. On dirait, à vous entendre, que
-Son Éminence le cardinal-vicaire a un secrétaire intime venu en droite
-ligne de l'enfer.
-
---Je ne sais pas s'il en vient, mais je vous réponds qu'il y va. M.
-Rouquette est un homme vigoureux de corps et d'esprit, qui, pour son
-malheur et pour celui des autres, est né dans une étable de village ou
-dans une mansarde de Paris avec des instincts de prince. Le monde n'a
-jamais manqué de ces hommes d'action que le sort jette sur le pavé, sans
-argent, sans naissance et sans aucun autre instrument d'action que leur
-intelligence et leur volonté. Ils deviennent, selon les circonstances,
-illustres ou infâmes; ils font beaucoup de mal ou beaucoup de bien, mais
-ils ne meurent pas sans avoir fait quelque chose. Soit qu'ils
-détroussent les passants, comme Cartouche, soit qu'ils dévalisent les
-peuples, comme Law, soit qu'ils renversent les trônes, comme Marat, soit
-qu'ils fondent des dynasties, ils ont entre eux une étroite parenté, et
-ils appartiennent tous à la grande famille des aventuriers. Rouquette
-est un des cadets de la famille. Au temps des petites guerres du moyen
-âge, il aurait commandé une troupe de routiers; pendant les luttes de
-Louis XIV, il aurait obtenu des lettres de marque et commandé un
-corsaire; au siècle suivant, il aurait inventé quelques mines du
-Mississipi ou tenu les cartes dans quelque tripot; sous la république
-française, il eût été orateur de son carrefour et le président de sa
-section. En 1837, découragé de vivre dans un pays où la paix, la loi, la
-troupe de ligne et la gendarmerie ont fermé à jamais l'ère des
-aventures, il est venu à Rome: il aspire aux dignités ecclésiastiques,
-les seules qui soient accessibles à un homme d'esprit sans naissance et
-sans fortune. Il choisit dans le sacré collége les deux hommes qui ont
-le plus de chance d'arriver à la papauté; il se fait secrétaire du
-cardinal-vicaire, il s'insinue dans la confiance du cardinal Coromila.
-Sans renoncer aux douceurs de la vie laïque, car il n'est pas même
-tonsuré, il porte l'habit ecclésiastique, il obtient le titre de
-monsignor et le droit de mettre des bas violets: prêt à entrer dans les
-ordres au premier évêché vacant, ou à jeter la soutane aux orties dès
-qu'il trouvera une dot à épouser. Habile à tout, capable de tout,
-obéissant aux événements jusqu'à ce qu'il puisse leur commander,
-commandant à ses passions jusqu'à ce qu'il soit assez riche pour leur
-obéir, il a déjà gagné assez de crédit pour que rien ne lui soit
-impossible, pas même le bien. Si quelque intérêt proche ou lointain le
-porte à assurer votre bonheur, comptez sur lui, vous serez heureuse:
-mais s'il s'avisait de parier que je mourrai dans l'année, ma foi! je
-commencerais par faire mon testament. Tout cela entre nous! ajouta le
-docteur en appuyant l'index sur ses lèvres. Mais ne me dira-t-on pas, à
-moi qui ai ouvert à cette belle enfant les portes de la vie, quel danger
-elle craint et quel bonheur elle espère?»
-
-La comtesse lui raconta en quelques mots l'histoire des amours de Tolla.
-
-«Je ne vois pas apparaître monsignor Rouquette, dit le docteur.
-
---Maman a oublié de vous dire que, la seule fois que Lello est venu nous
-voir à la campagne, monsignor Rouquette était avec lui.
-
---_Diamine!_» dit le docteur. C'était son juron favori. _Diamine_ est un
-blasphème anodin qui remplace _diavolo_! comme en français _jarnicoton_
-remplace _jarnidieu_. «C'est ce Rouquette qui a rompu le mariage de
-Coromila l'aîné avec une Vénitienne.
-
---Nous le savons.
-
---Dans quel intérêt a-t-il fait cela? Pour complaire au cardinal. Le
-chevalier ne compte pas. Or le prince et le cardinal s'en iront
-prochainement rejoindre leurs ancêtres: je ne leur donne pas six mois.
-Eh bien! mon petit ange, votre affaire ne me paraît pas mauvaise. Quand
-les deux vieux Coromila n'y seront plus, Rouquette n'aura plus aucune
-raison de contrarier votre mariage. Ayez seulement six mois de patience
-et de prudence, et recommandez au beau Lello d'étouffer son feu sans
-l'éteindre.»
-
-Les conseils du docteur furent scrupuleusement suivis. Lello n'avait pas
-besoin qu'on lui recommandât la prudence. Mme Feraldi se chargea du soin
-d'organiser le bonheur de ses deux enfants. Lello venait tous les soirs
-à l'_Ave Maria_ passer une heure auprès de sa maîtresse; il courait
-ensuite dire le chapelet avec sa famille; il s'habillait et allait dans
-le monde, où il revoyait Tolla. Les jours où Tolla ne sortait pas, il
-savait, sans se faire remarquer, prélever une heure ou deux sur sa
-soirée pour causer avec elle.
-
-Ils avaient adopté, dans le salon du palais Feraldi, une embrasure de
-fenêtre grande comme une de ces chambres que les architectes nous
-construisent à Paris; ils en avaient fait leur salon particulier, leur
-domaine inviolable, et comme le sanctuaire de leur amour. Ainsi en face
-l'un de l'autre, le coude appuyé sur la fenêtre, ils recommençaient tous
-les soirs l'éternelle conversation que le genre humain répète depuis
-tant de siècles sans la trouver monotone. Quelquefois, à bout de
-paroles, ils gardaient le silence, ce silence des amants, qui est le
-plus doux des langages. Quelquefois penchés l'un vers l'autre, la main
-dans la main et les larmes bien près des yeux, ils disaient et
-redisaient ensemble deux mots où se concentraient toutes leurs pensées
-et toutes leurs espérances:
-
-«_Lello mio!_
-
---_Tolla mia!_
-
-«Mon Lello! Ma Tolla!» Il est bien vrai que l'italien est par excellence
-la langue de l'amour. La voix se repose doucement sur la première
-syllabe de _mia_, et donne au mot ainsi prolongé toute la suavité d'une
-caresse.
-
-Lello et Tolla se querellaient quelquefois et ne s'en aimaient que
-mieux. Ces querelles, toujours suivies du baiser de paix, sont
-l'assaisonnement du bonheur. Ils s'étaient promis l'un à l'autre que
-jamais, quels que fussent leurs griefs, ils ne se sépareraient le soir
-sans être réconciliés.
-
-«Je ne veux pas, disait Tolla, que tu t'endormes sur une mauvaise
-parole.
-
---Enfant! répondait Lello, est-ce que je dormirais?»
-
-Tolla avait l'âme trop sincèrement pieuse pour ne pas songer au salut de
-son amant. D'ailleurs un instinct secret l'avertissait peut-être qu'il
-n'oublierait pas ses devoirs envers elle, tant qu'il se souviendrait de
-ses devoirs envers Dieu. En plaidant la cause du ciel, elle plaidait la
-sienne.
-
-Lello n'avait jamais négligé ces observations de piété extérieure que
-les lois de Rome rappellent et imposent au besoin à tous les sujets du
-pape, et que les jeunes gens les plus dissipés accomplissent sans
-marchander. Il faisait beaucoup plus, en apparence, que la religion la
-plus austère ne commande; mais Tolla eut fort à faire pour lui rendre
-les sentiments religieux qu'il professait et qu'il n'avait plus. Elle le
-tançait doucement, et le priait de mettre ses idées d'accord avec sa
-conduite. «Tu es, lui disait-elle, un mauvais chrétien d'une espèce
-singulière. Les autres pensent bien et agissent mal: toi, tu penses mal
-et tu agis bien. Je ne te dirai donc pas, comme mes confrères les
-prédicateurs: Conformez votre conduite à votre foi; mais plutôt: Tâchez
-de croire à ce que vous pratiquez.»
-
-Comme l'impiété de Lello n'avait rien de systématique, et qu'elle tenait
-moins du scepticisme que du libertinage, elle guérit. Tolla eut la joie
-de convertir son amant, de détruire l'effet des mauvaises compagnies et
-de dissiper au souffle de l'amour les fumées dont il avait le cerveau
-obscurci. Les deux amants prièrent ensemble, et la prière devint le plus
-cher plaisir de Tolla. Lello voulut qu'ils eussent le même confesseur.
-«Il mettra, disait-il, un lien de plus entre nous; nos péchés mêmes
-seront ensemble.» Tolla accepta le confesseur de Lello.
-
-Jamais le jeune Coromila n'avait été aussi amoureux: il jouissait de son
-bonheur provisoire sans songer au combat qu'il faudrait livrer pour le
-rendre définitif. Si parfois, au milieu d'un doux entretien, l'image de
-son père, de ses oncles, de ce formidable tribunal de famille, se
-présentait à son esprit, il fermait les yeux pour ne pas voir. Lorsque
-Toto revint à Rome, dans les premiers jours de décembre, avec Menico
-parfaitement guéri, il fut émerveillé de l'harmonie qui régnait entre
-les deux amants. Tolla s'était fait peindre en miniature pour se donner
-à Lello. Derrière l'ivoire du portrait, elle avait écrit de sa main:
-_Aspettando!_ «En attendant!» De son côté, Lello avait passé quarante ou
-cinquante heures dans l'atelier de M. Schnetz, qui lui avait peint un
-portrait magnifique, grand comme nature, et plus beau. L'artiste avait
-merveilleusement interprété la beauté de Lello et mis en relief tout ce
-qu'il y a de romain dans sa physionomie. Les deux portraits furent
-terminés en même temps, quoique les deux amants ne se fussent pas
-entendus, et, le jour où Lello apporta le sien à Tolla, croyant la
-surprendre, Tolla tira de sa poche sa miniature encadrée d'un petit
-cercle d'or.
-
-Quand ils se rencontraient dans le monde, ils s'y conduisaient avec la
-plus grande réserve; ils dansaient rarement ensemble et ne se
-regardaient qu'à la dérobée. Dans les premiers jours qui suivirent le
-retour de Tolla, Lello se trahit un peu malgré toute sa prudence. Il
-était d'une gaieté folle, et la joie lui sortait par les yeux; sa
-contenance fut remarquée, et Tolla le pria de veiller sur lui. Alors il
-s'observa si bien, il fut si froid, si sérieux et si guindé que toute la
-ville se demanda ce qu'il avait. Tolla revint à la charge et ne lui
-ménagea pas les leçons. Enfin, après quelques oscillations, il trouva
-son équilibre, et ne ressembla plus à une victime ni à un triomphateur.
-
-Mme Fratief et sa fille épiaient avec une persévérance toute féminine
-les moindres mouvements de Lello. A leur grand regret, elles étaient
-réduites à le surveiller elles-mêmes. Elles avaient perdu leur digne
-espion, ce pauvre Cocomero. Il avait quitté la maison le 6 octobre, de
-lui-même et sans qu'on pût savoir quelle mouche l'avait piqué. Nadine
-supposait qu'il était retourné à Naples: depuis quelque temps, il
-paraissait atteint d'une mélancolie qui ressemblait beaucoup au mal du
-pays. La générale inclinait à croire qu'il s'était enrôlé dans
-l'honorable corporation des sbires, où l'on ne manquerait pas
-d'apprécier ses talents. En attendant qu'il daignât donner de ses
-nouvelles, on l'avait remplacé à la maison par un grand lourdaud du
-Transtevère, et la générale le remplaçait de son mieux à la ville. Elle
-ne rencontrait jamais Lello dans le monde sans lui dire: «Attention!
-j'ai l'oeil sur vous!» Lello, dûment averti, se surveillait sévèrement
-et prenait la générale en horreur.
-
-Elle s'avisa que Lello n'aimait peut-être Tolla que par amour-propre et
-à force d'entendre dire qu'elle était la plus jolie fille de Rome. «Nous
-sommes bien sottes, pensa-t-elle, de lui avoir laissé faire cette
-réputation-là!» La première fois qu'elle rencontra Tolla, elle lui cria:
-«Eh! mon Dieu! ma toute belle, qu'avez-vous? vous êtes toute défaite!»
-Le lendemain, dans une autre maison, elle dit à Mme Feraldi: «Chère
-comtesse, pensez-vous à la santé de Tolla? elle ne se ressemble plus
-depuis quelque temps!» Elle allait répétant à qui voulait l'entendre:
-«Est-ce que la plus jolie fille de Rome est malade? Elle se fane de jour
-en jour, et ses parents n'ont pas l'air de s'en douter. Savez-vous qui
-est son médecin?» Cinq ou six mères de famille, qui avaient des filles à
-marier, furent frappées de la justesse des observations de la générale.
-Elles virent avec les yeux de la foi que Tolla avait les bras maigres et
-la figure fatiguée; elles le dirent sur les toits, et bientôt il ne fut
-bruit que du dépérissement de Tolla.
-
-Tolla avait non-seulement cet éclat de santé que les femmes rapportent
-de la campagne au commencement de l'hiver, mais encore ce je ne sais
-quoi de radieux, de vivace et de bruyant que le bonheur ajoute à la
-beauté. Il aurait fallu que Lello fût aveugle pour la croire enlaidie.
-Il se contenta de sourire tranquillement le jour où il entendit quelques
-bonnes âmes chuchoter autour de lui:
-
-«Regardez donc la Feraldi. Est-elle passée!
-
---Pauvre fille: jaune comme un fruit dans une armoire.
-
---Les yeux battus.
-
---Les lèvres molles.
-
---Il lui reste sa physionomie.
-
---Oui; si on lui ôtait cela, elle serait presque laide.»
-
-Nadine, de son côté, avait dressé une batterie contre la mère de Tolla.
-Elle allait disant d'un petit air ingénu qui ne lui seyait pas mal:
-
-«Savez-vous que Tolla est bien heureuse d'avoir une mère comme la
-sienne? Cette Mme Feraldi a tant d'esprit que je l'admire. Ce n'est pas
-ma pauvre bonne mère qui saura jamais attirer un jeune homme à la
-maison, le flatter, le séduire, l'engager, le compromettre et le
-conduire, les yeux bandés, jusqu'à la porte de l'église! Après tout, ma
-bonne mère, je t'aime comme tu es, avec ta naïveté sublime. Nous sommes
-des sauvages du Nord; mais mieux vaut la barbarie qu'une civilisation
-trop avancée. N'envions pas le savoir-faire des habiles, et gardons la
-blancheur de nos neiges natales.»
-
-Nadine et sa mère, à force de fréquenter l'église des Saints-Apôtres,
-acquirent la certitude que Lello venait tous les soirs au palais
-Feraldi. La générale se chargea d'en répandre la nouvelle avec un
-commentaire de sa façon: «Que vous semble, disait-elle à toutes les
-femmes de sa connaissance, d'une mère qui protége de pareils
-rendez-vous? Quand le prince est entré, la grande porte se ferme, et le
-concierge, une espèce de brute, n'ouvrirait pas pour un million. Moi, si
-un jeune homme était admis à faire sa cour à mademoiselle ma fille, je
-laisserais ma porte ouverte à tout le monde. On ne se cache que pour mal
-faire. La petite est vraiment à plaindre: elle aime ce garçon, on
-l'enferme avec lui; le moyen qu'elle se défende? Cependant il est
-possible que cela tourne à bien. Si le prince s'avançait si loin, si
-loin qu'il lui fût impossible de reculer! On fera parler l'honneur,
-l'amour, la reconnaissance; ne pourrait-on même pas le contraindre?
-Toutes les fautes ne sont pas des maladresses, et il y a souvent plus
-d'habileté dans un quart d'heure d'oubli que dans dix années de vertu.»
-
-Ces calomnies furent colportées bruyamment dans tous les salons de Rome.
-On les fit sonner très-haut dans l'espoir qu'elles arriveraient aux
-oreilles de la famille Coromila. Elles furent recueillies précieusement
-par trois personnes.
-
-La première était Rouquette, qui s'en réjouit.
-
-La seconde était le frère de Lello, qui s'en effraya.
-
-La troisième était le colonel, qui s'en amusa.
-
-Le pauvre cardinal n'eut pas le temps d'apprendre ce qu'on disait de son
-neveu. Il mourut comme un saint, la veille de l'Épiphanie. Rouquette,
-devenu le commensal et le confident du colonel, remercia intérieurement
-les alliés inconnus qui secondaient si bien ses projets. Le vieux
-prince, relégué par ses infirmités au fond de son palais, n'apprenait
-que les nouvelles qu'on jugeait à propos de laisser arriver jusqu'à lui.
-Son fils aîné voulait tout lui dire: il craignait que Lello ne fût
-véritablement livré aux mains d'une famille d'intrigants, mais Rouquette
-et le colonel le détournèrent de ce dessein.
-
-«Qu'espérez-vous de l'intervention du prince? lui demanda Rouquette.
-
---Mon père lui défendra de retourner chez cette fille.
-
---Obéira-t-il?
-
---Oui. Mon père a beau être vieux, infirme, aveugle, plus semblable à un
-mort qu'à un vivant, sa volonté est inflexible, et Lello tremble encore
-devant lui. Il obéira.
-
---Soit; je suppose qu'il se montre plus soumis que vous ne l'avez été en
-pareille circonstance: le prince n'est malheureusement pas éternel. Si
-Lello consent à oublier pour quelque temps qu'il est majeur et maître de
-sa personne, il s'en ressouviendra à la mort de son père, et vous ne
-saurez plus par quel frein le retenir. Gardez-vous d'élever la volonté
-du prince entre lui et celle qu'il aime; le jour où la mort renverserait
-la barrière, votre prisonnier vous échapperait, et pour toujours.
-
---Il a raison, ajouta le colonel. D'ailleurs ton projet nous attirerait
-des scènes de famille, des larmes, des prières et un débordement de
-rhétorique dont je bâille à l'avance. Nous agirons quand il en sera
-temps; rien ne presse.»
-
-Mme Fratief, qui était pressée, dit un jour à la chanoinesse de Certeux:
-
-«Chère madame! on ne parle dans Rome que de l'esprit d'un de vos
-compatriotes, monsignor... monsignor... _Ach!_ J'ai perdu son nom. Ce
-monsignor qui a empêché un prince Coromila de se mésallier à Venise...
-
---Monsignor Rouquette?
-
---Précisément, monsignor de Rouquette. Vous qui recevez la fine fleur de
-la société romaine, dites-moi donc, chère madame, si monsignor de
-Rouquette a autant d'esprit qu'on veut bien lui en prêter.
-
---Vous n'avez jamais causé avec lui?
-
---Je n'ai jamais pu le joindre; et notez que j'en meurs d'envie.
-
---Si vous étiez assez aimable pour venir prendre le thé ce soir avec
-moi, je vous servirais monsignor Rouquette entre la première et la
-deuxième tasse.
-
---Ah! chère madame, vous êtes ma bonne étoile. Figurez-vous que Nadine
-et moi nous importunons le ciel depuis quinze jours pour qu'il nous
-envoie monsignor Rouquette.»
-
-Nadine ajouta d'un petit ton dévot: «Ceci nous prouve, maman, que, pour
-obtenir de Dieu ce qu'on désire, il faut recourir à l'intervention des
-saints.»
-
-Lorsque Rouquette fut en présence de la générale, il devina aux premiers
-mots un auxiliaire intéressé et compromettant. Il résolut de s'en amuser
-et de s'en servir.
-
-Elle crut être fort habile en commençant par le féliciter de la cure
-qu'il avait faite sur le frère de Lello: de l'aîné au cadet, la
-transition serait aisée. Mais Rouquette se défendit énergiquement contre
-les éloges qu'elle prétendait lui faire accepter. «Ce n'est pas moi,
-dit-il, qui ai guéri le fils aîné du prince Coromila; tout l'honneur de
-la cure appartient à Dieu et au bon naturel du malade. La famille
-Coromila ne périra point par les mésalliances.
-
---Ah! monsignor, vous me rassurez. On disait que le prince Lello était
-en grand danger.
-
---Je vous assure, madame, qu'il se porte le mieux du monde.
-
---L'air des jardins Feraldi est dangereux le soir, et les pauvres coeurs
-y prennent la fièvre.
-
---Dieu a fait l'homme plus robuste que la femme, et il arrive que l'un
-reste en santé, tandis que l'autre tombe malade.
-
---L'Église a bien raison de défendre les jugements téméraires. L'homme
-est si prompt à accuser son prochain! On parle quelquefois de serments
-échangés, de promesses de mariage, d'anneaux passés au doigt, de
-portraits donnés et reçus, quand il n'y a peut-être rien de vrai que
-quelques baisers.
-
---Le monde est encore plus méchant que vous ne croyez, madame. On va
-souvent jusqu'à inventer des histoires de mariage secret.
-
---Vraiment!
-
---De promenade nocturne en tête-à-tête.
-
---A pied?
-
---Mieux, madame; en voiture.
-
---Je n'avais jamais entendu conter pareille chose!
-
---Avez-vous entendu parler d'un père et d'une mère complices d'un
-mariage clandestin et forcés de cacher la grossesse de leur fille?
-
---On dit cela?
-
---Souvent, madame, tant il y a de méchanceté en ce monde! Mais les
-hommes de bon sens laissent tomber ces calomnies.
-
---Je ne les laisserai pas à terre, pensa la générale.
-
---Elle les ramassera,» se dit Rouquette.
-
-La chanoinesse vint se mêler à la conversation. «Vous parliez mariage?
-demanda-t-elle à Rouquette.
-
---Hélas! madame, répondit-il, de quoi parlerait-on dans un pays où
-l'amour, et par conséquent le mariage, est le seul intérêt de la vie
-après le salut?
-
---On dit que votre compagnon de voyage épouse la fille d'un lord
-catholique?
-
---On l'espère. Si les négociations réussissent, le mariage se fera à
-Londres au mois de mai.
-
---Est-ce à Londres aussi, demanda en souriant la chanoinesse, que vous
-comptez marier Lello?
-
---Qui sait?... Certes, si j'étais à sa place, je chercherais une femme
-partout, excepté à Rome.
-
---Pourquoi? Vous pouvez parler hardiment: tous les Romains sont partis,
-et ce n'est ni la générale ni moi qui irons vous dénoncer.
-
---Oh! madame, je n'ai rien contre les Romains ni contre les Romaines;
-mais à mes yeux Rome est le pays du monde où les hommes mariés ont le
-moins d'avenir. A Paris, à Pétersbourg, à Londres, l'homme qui se marie
-épouse toute une armée de protecteurs, d'amis, de partisans, qui
-s'engagent par contrat à le faire parvenir. A Rome, il épouse une femme
-et rien de plus. Il y a tels mariages qui vous donnent en France la
-croix et une place de préfet, en Angleterre la députation, en Russie...
-
---En Russie, ajouta vivement la générale, une clef de chambellan, la
-noblesse de deuxième classe, des croix, des pensions, des places, la
-faveur, la fortune et tout.
-
---Vous voyez bien, mesdames, que Rome est le patrimoine des
-célibataires, et que les hommes mariés doivent chercher fortune
-ailleurs.
-
---La France, dit la générale, est un pays sans avenir. Ces messieurs de
-1830 ont tout mis sens dessus dessous, les lois et les pavés. Qu'est-ce
-qu'un député? Un homme qui n'a pas même d'uniforme! On parle des pairs
-de France: ont-ils seulement le droit de bâtonner leurs gens?
-L'aristocratie est tombée bien bas, depuis la suppression du droit
-d'aînesse.
-
---Le droit d'aînesse s'est conservé en Angleterre. L'Angleterre est
-encore bonne.
-
---Oui; mais combien trouvez-vous de familles catholiques dans la
-noblesse anglaise? On les compte, cher monsignor, on les compte. Vous
-avez eu le bonheur de découvrir un beau parti dans cette petite élite du
-royaume, raison de plus pour n'y en pas chercher un second.
-
---Reste donc la Russie. Par malheur, elle est schismatique.
-
---Schismatique, monsignor! La Russie n'est pas schismatique. Jamais on
-n'a dit que la Russie fût schismatique. Il y a des schismatiques en
-Russie, j'en conviens, mais beaucoup moins qu'on ne pense. Est-ce que
-toute la Pologne, sans aller plus loin, n'est pas catholique? L'empereur
-est le plus tolérant des hommes; il est le père de tous ses sujets, sans
-distinction: on ne l'a jamais accusé de favoriser les schismatiques. Que
-mademoiselle ma fille arrive demain en Russie, soit avec sa mère, soit
-avec son mari, sera-t-elle bien moins reçue, parce qu'elle est
-catholique? Dites, madame la chanoinesse, si le marquis votre frère a dû
-se faire schismatique pour arriver aux premières dignités de l'empire?
-
---On m'a conté, reprit modestement Rouquette, qu'en Russie les filles ne
-recevaient que le quatorzième de l'héritage de leurs parents.
-
---Distinguons, cher monsignor. En effet, elles n'héritent que du
-quatorzième lorsqu'elles ont des frères; mais une fille unique, comme
-Nadine, par exemple, et tant d'autres héritières, ne partage le bien de
-ses parents avec personne.
-
---Au reste, nous avons à Rome des jeunes gens assez riches pour prendre
-une fille sans dot.
-
---Bien, monsignor! Vous êtes un homme antique. Vous ne donnez pas, vous,
-dans le travers ridicule des hommes d'aujourd'hui! je ne connais rien
-d'impatientant comme cette question: «Qu'a-t-elle?» Eh! mes chers
-messieurs, ma fille a ce qu'elle a; épousez-la pour elle, ou je la
-garde. Je vous dirai le lendemain du mariage si elle est sans un sou ou
-si elle a dix millions.»
-
-A ce chiffre de dix millions, Rouquette prit un air si respectueux que
-la générale se persuada qu'il était dupe. «Décidément, madame, dit-il en
-terminant, je crois que, si je m'appelais Lello Coromila, je choisirais
-ma femme en Russie. Par malheur, je ne suis rien qu'un homme de bon
-conseil.
-
---Il va travailler Lello! se dit la générale ivre d'espérance.
-
---Elle court perdre les Feraldi,» pensa Rouquette en la voyant sortir.
-
-Huit jours après, il n'était bruit que du mariage secret de Lello et de
-Tolla. On citait le jour, l'heure, la chapelle, le prêtre et les
-témoins. Ces détails d'une précision inquiétante émurent le frère de
-Lello: il lui demanda s'ils étaient vrais, et ne voulut croire ses
-dénégations que lorsqu'elles furent confirmées par Rouquette.
-
-Tolla n'ignora pas longtemps les calomnies que la Fratief avait mises en
-circulation. Un matin que Mme Feraldi réunissait chez elle quelques
-jeunes filles de la société et quelques amis de Toto pour répéter
-ensemble une mazurka, les deux cousines de Tolla vinrent la féliciter de
-son mariage.
-
-«Quel mariage? demanda-t-elle en rougissant jusqu'aux yeux.
-
---C'est bien mal à toi, Tolla, de n'en avoir rien dit à tes bonnes
-cousines!
-
---Ah! ah! ah! qu'elle est étonnante avec son air étonné! Nous n'aurions
-pas dû être les dernières à apprendre ton bonheur.
-
---Figure-toi que j'arrive dimanche dans une maison: la première chose
-qu'on me dit, c'est que tu es la femme de Lello. Moi, je me mets à rire,
-et je trouve la plaisanterie assez neuve. Je sors, je rencontre Bettina
-Nigri et sa mère à la porte d'une église; elles m'arrêtent pour me dire:
-«Eh bien! vous avez un nouveau cousin!--Bah! est-ce que ma tante Feraldi
-est accouchée?--Non, mais Tolla s'est mariée avec Lello.» Enfin, hier,
-maman reçoit la plus étrange lettre du monde. On lui écrit de Forli:
-«Votre nièce est mariée, nous le savons; il n'est pas question d'autre
-chose dans la ville: contez-nous donc les détails de l'aventure!»
-
-Tolla resta muette d'étonnement: après avoir pris tant de soin pour
-cacher son amour, elle se voyait la fable de la ville et de la province.
-
-Toto vit d'un coup d'oeil que tous les témoins de cette scène avaient
-déjà entendu parler de ce prétendu mariage, et qu'ils y croyaient. Il se
-hâta de répondre pour sa soeur: «On vous a trompées, mes chères
-cousines, et, si l'on répète devant vous cette sotte invention de nos
-ennemis, vous pourrez répondre hautement que Tolla n'est pas mariée.»
-
-Tolla ajouta avec une indignation mal contenue:
-
-«Et qu'elle n'est pas fille à accepter la honte d'une semblable union,
-et qu'elle méprise un bonheur clandestin, et qu'elle ne voudrait pas
-d'un roi même à ce prix, et qu'elle ne s'avilira jamais au point
-d'accepter la main d'un homme qui craindrait de l'épouser à la lumière
-du soleil et à la face de tous!»
-
-Les deux cousines s'excusèrent à qui mieux mieux.
-
-«Pardon, dit Philomène, je ne voulais pas te chagriner; mais, comme tout
-le monde parle de ce mariage, je croyais... Pardon...
-
---Mais es-tu simple, dit Agathe, de pleurer pour si peu de chose! Et
-quand cela serait vrai! Les mariages secrets sont aussi bons que les
-autres, du moment où le prêtre y a passé, et ils sont bien plus
-amusants!»
-
-Le soir, Lello vint avec Philippe. Ils trouvèrent Tolla tout en larmes,
-et elle leur raconta ce qu'elle avait appris.
-
-«C'est une invention de la Fratief, dit Lello. Il y a huit jours que
-cela court la ville. Mon frère m'en a parlé.
-
---Et qu'as-tu répondu? demanda Tolla.
-
---J'ai répondu que la voix publique avait menti, et que je n'aurais pas
-fait un tel pas sans consulter mes parents.
-
---Tu ne lui as rien dit de nos engagements? Il serait peut-être temps
-d'en instruire ta famille.
-
---Mon cher amour, mon père est plus mal que jamais depuis la mort du
-cardinal. Si par hasard on l'avait prévenu contre nos projets, la
-déclaration que j'ai à lui faire pourrait lui porter un coup terrible.
-Ne vaut-il pas mieux attendre que sa santé soit raffermie, si tant est
-qu'il puisse guérir?
-
---Attendons, dit Tolla. Je me boucherai les oreilles pour ne pas
-entendre les calomnies de nos ennemis.
-
---Faites mieux, ajouta Pippo. On vous accuse d'être mariés secrètement.
-A votre place je voudrais donner raison à ces chers accusateurs.
-Voulez-vous que je vous trouve un prêtre? Je serai votre témoin avec
-quelque ami sûr et discret. Supposez que la chose transpire, personne
-n'y croira. La nouvelle est usée: elle date de huit jours. D'ailleurs
-est-ce qu'on croit jamais la vérité?
-
---Qu'en penses-tu, Tolla?» demanda Lello.
-
-Tolla répondit d'une voix ferme et décidée:
-
-«Mon ami, hier peut-être j'aurais dit oui. Après la scène de ce matin,
-je me mépriserais moi-même si j'étais capable d'accepter. Nous
-attendrons.»
-
-Lello et Philippe restèrent au palais Feraldi jusqu'à minuit. Le
-lendemain, on racontait dans Rome que Tolla et Lello étaient sortis
-ensemble à la brune. Une personne digne de foi les avait reconnus dans
-les allées du Pincio, appuyés tendrement l'un sur l'autre. Un second
-témoin les avait rencontrés en carrosse à cent pas de la porte du
-Peuple; un troisième les avait surpris dans une petite voiture basse sur
-l'avenue qui mène à l'église Saint-Paul; un quatrième les avait aperçus
-à cheval sur l'avenue d'Albano. Un autre ne les avait pas vus, mais il
-avait fait parler le cocher qui les conduisait tous les soirs. Ces
-témoignages, qui auraient dû se détruire, se confirmaient l'un l'autre.
-On aimait mieux croire à l'ubiquité de Tolla qu'à son innocence. Une
-ligue redoutable se forma contre elle. Toutes les mères qui l'avaient
-enviée, toutes les filles qui l'avaient jalousée, tous les jeunes gens
-qui l'avaient désirée, s'enrégimentaient sous les ordres de la Fratief.
-Les amis qui pouvaient la défendre, comme la marquise, Pippo, le docteur
-Ély, étaient accablés par le nombre. La pauvre fille apprenait tous les
-jours quelque nouvelle calomnie: elle s'en consolait en la racontant à
-Lello, qui lui promettait de lui payer en bonheur tout ce qu'elle avait
-à souffrir.
-
-Dans les premiers jours de janvier, les consolations de son amant lui
-manquèrent. Le vieux prince entrait dans son agonie, qui dura près de
-trois semaines. Lello, cloué au chevet de son père, trouvait à peine le
-temps d'écrire tous les jours un billet à Tolla. Elle n'avait plus
-personne à qui confier ses ennuis: pouvait-elle apprendre à sa mère
-toutes ces calomnies, où sa mère était plus maltraitée qu'elle-même?
-
-Elle s'associait à la douleur de Lello, et, quoiqu'elle n'eût jamais vu
-le prince de Coromila, elle le pleurait comme un père. Elle ne songea
-pas un seul instant que la mort de ce vieillard assurait son mariage. Le
-prince mourut. Tolla fut trois ou quatre jours sans aller dans le monde:
-elle se sentait incapable de retenir ses larmes. Le monde murmura. Si on
-l'avait vue sourire et valser, on aurait poussé les hauts cris; on
-aurait dit qu'elle triomphait de la mort du prince.
-
-Lello, toujours prudent, lui écrivit le lendemain des funérailles de son
-père: «J'apprends qu'hier au soir on a remarqué ton absence au théâtre.
-Que cela te serve de leçon pour l'avenir.»
-
-C'était Mme Fratief qui avait pris la peine de courir de loge en loge à
-la recherche de Tolla:
-
-«Avez-vous vu Tolla?
-
---Non.
-
---Comment n'est-elle pas ici, elle qui adore la musique de Bellini?
-J'avais quelque chose à lui dire. Je vais passer chez elle après le
-spectacle. Mais, j'y pense! je ne la trouverais pas. Elle a quelqu'un à
-consoler.»
-
-On savait cependant que Lello passait la soirée en famille.
-
-Pour excuser sa douleur, Tolla dit qu'elle était malade. Cela n'était
-qu'un demi-mensonge: la pauvre fille succombait à l'excès de ses ennuis.
-Ses ennemis la prirent au mot et glosèrent sur sa maladie.
-
-La jeune Nadine disait ingénument à toutes les filles de son âge:
-«Tâchez donc de savoir quelle est la maladie de Tolla. Ma mère le sait,
-mais elle ne veut pas me le dire. Il paraît que c'est une maladie que
-les jeunes filles n'ont jamais, dont on ne meurt pas, mais qui dure bien
-des mois.»
-
-En apprenant cette nouvelle invention, Tolla guérit de colère: elle
-sentit ses forces doublées; tout son être s'exalta, toute son énergie se
-tendit. Elle retourna dans le monde, courut les théâtres, les bals, les
-soirées, dansa des nuits entières, fatigua ses valseurs, soupa à quatre
-heures du matin, but du vin de Champagne, oublia sa pelisse en sortant
-du bal, commit imprudence sur imprudence, et prouva une santé de fer.
-
-Sa réputation n'y gagna rien. Les uns disaient:
-
-«C'est pour mieux cacher _son état_.
-
---Mais, s'écriait la marquise Trasimeni, elle a une taille à prendre
-dans la main! Croyez-vous qu'elle puisse laisser _son état_ à la
-maison?»
-
-D'autres allaient chuchotant: «Elle ne se ménage pas assez pour une
-fille qui relève de maladie.»
-
-Un plaisant remarquait la coïncidence de la mort du prince et de la
-retraite momentanée de Tolla.
-
-«Les Coromila se conservent bien, disait-on. S'il en meurt un, vite il
-en naît un autre. Coromila est mort, vive Coromila!»
-
-Mme Fratief, en voyant valser Tolla, disait charitablement à ses
-voisines: «La malheureuse! elle veut donc tuer deux personnes à la
-fois!»
-
-Cependant Lello s'était laissé conduire à la villa d'Albano, où ce qui
-restait de la famille se retira pendant quinze jours pour cacher sa
-douleur et pour l'oublier. On chassait, on faisait de grandes cavalcades
-et de longs repas. Rouquette organisa savamment cette vie oisive,
-décente et plantureuse. Lello eut le temps, non pas d'envier, mais
-d'entrevoir les douceurs de la vie de garçon. Cependant le voisinage de
-Lariccia, les souvenirs de l'été dernier, peut-être même l'oisiveté, la
-solitude et la bonne chère ravivèrent son amour pour Tolla. Un soir, en
-sortant de table, il lui écrivit: «Je te l'ai dit cent fois, mais je
-veux te l'écrire, parce que les écrits restent: je t'aimerai toujours et
-je saurai mourir plutôt que d'oublier un ange tel que toi. Dieu voit mon
-coeur, et, en sa présence, je te jure une fidélité éternelle.»
-
-«Comme il m'aime! s'écria Tolla lorsqu'on lut cette lettre en famille.
-
---Voilà un écrit précieux, ajouta Toto. Ne le perds pas, ma fille. Si,
-après un pareil serment, il refusait de t'épouser, le pape l'y
-forcerait.»
-
-Les Coromila revinrent à Rome au commencement de mars, et Lello reprit
-sa place à la fenêtre du palais Feraldi. Après un mois d'un bonheur
-presque parfait, malgré le déchaînement de la calomnie, il se montra
-triste et préoccupé.
-
-«Qu'as-tu? lui demanda Tolla en le regardant jusqu'au fond de l'âme.
-
---Rien. Des ennuis de famille.
-
---Tu as tout déclaré à tes parents?
-
---Non.
-
---Ils t'ont parlé de moi?
-
---Non.
-
---Quels ennuis peux-tu avoir? Tu es majeur, libre, maître absolu de tes
-actions, riche...
-
---Moins que tu ne penses.
-
---Tant mieux! je voudrais que tu n'eusses rien; je serais sûre d'habiter
-notre petit domaine de Capri. Te souviens-tu de Capri? Voyons si tu as
-profité de mes leçons de géographie! Capri est bornée au nord par
-l'amour, à l'est par la fidélité, à l'ouest par beaucoup d'enfants...
-Ton père t'a donc déshérité!
-
---Peu s'en faut.
-
---Quel bonheur!
-
---Il a laissé un fidéicommis à mon oncle.
-
---Le joli mot! Il veut dire?...
-
---Que par suite d'un ordre secret de mon père, dont le testament ne dit
-pas un mot et dont l'exécution est confiée à mon oncle, mon frère aîné
-sera cinq fois plus riche que moi.
-
---Ainsi, mon pauvre ami, tu n'auras peut-être pas plus de deux millions!
-
---Peut-être.
-
---Alors, viens à Capri: je te promets pour cent millions de bonheur!»
-
-Lello mentait, et l'argent n'était pour rien dans sa tristesse. Son père
-n'avait fait ni fidéicommis ni substitution; il avait légué au chevalier
-une terre magnifique qui devait naturellement se partager entre les deux
-frères après la mort de leur oncle.
-
-La vraie cause du chagrin, de l'embarras ou du remords de Lello, la
-voici:
-
-Le fils aîné du vieux Louis Coromila, devenu prince depuis la mort de
-son père, avait terminé les négociations relatives à son mariage; son
-départ était fixé au 30 avril. Il devait s'embarquer à Civita-Vecchia
-pour Marseille, traverser la France, séjourner à Paris, arriver à
-Londres pour les fêtes du couronnement de la reine Victoria, et revenir
-avec sa femme par la France, la Belgique, l'Allemagne et la Lombardie.
-Tous les jours on travaillait devant Lello à compléter, à préciser et à
-embellir ce séduisant itinéraire. Le chevalier et Rouquette ne
-s'occupaient pas d'autre chose, tandis que le jeune prince enrégimentait
-sa suite et commandait sa livrée. Toutes les tables de la maison étaient
-couvertes de cartes routières; on voyait des Guides étalés sur tous les
-meubles. A chaque repas, Rouquette s'étendait complaisamment sur la
-description des plaisirs de Paris. Le chevalier répliquait par le
-tableau des magnificences de la cour de Londres. Le prince, quoiqu'il
-dût se faire habiller à Paris, commanda à Rome son habit de cour, dont
-Lello rêva plus de trois nuits. Rouquette était du voyage; il eut aussi
-de longues conférences avec son tailleur. Ni le chevalier ni le prince
-ne firent aucune proposition à Lello; mais on démontrait devant lui que
-cette longue odyssée ne durerait pas beaucoup plus de deux mois. Le
-chevalier plaisantait légèrement sur l'esprit casanier, sur les animaux
-à coquille et sur les souriceaux qui n'osent sortir de leur trou. Le
-prince se promettait de savourer bien mieux les douceurs de la vie
-domestique après un temps de voyages et d'aventures.
-
-Ces plaidoiries indirectes se prolongèrent jusqu'aux premiers jours
-d'avril. Peut-être la famille aurait-elle perdu son procès, si Tolla
-avait eu un grain de coquetterie; mais le bonheur de Lello était trop
-pur et trop égal pour qu'il s'effrayât d'une absence de deux mois.
-
-Sur ces entrefaites, Morandi fit écrire à la comtesse qu'il avait vu sa
-fille à Lariccia vers le milieu de septembre, qu'il l'avait trouvée plus
-belle que tous les portraits qu'on lui en avait faits, et que, si Tolla
-n'avait refusé sa main que par crainte de quitter Rome, il était prêt à
-déserter Ancône pour la capitale.
-
-Le jeune Feraldi voulait qu'on fît lire cette lettre à Lello; Tolla s'y
-opposa formellement. «Une semblable confidence, dit-elle, aurait l'air
-d'une menace.» Cependant la jalousie serait venue fort à point pour
-aiguillonner l'amour de Lello et pour ramener son esprit, qui s'égarait
-à chaque instant vers la France et l'Angleterre.
-
-Tolla s'en doutait si peu, qu'elle employait une partie de ses soirées à
-lui apprendre le français. Les progrès n'étaient pas rapides: le
-professeur et l'élève s'embrouillaient à qui mieux mieux dans la
-conjugaison du verbe _aimer_. Quelquefois, pour faire trêve à la
-grammaire, elle ouvrait un livre français, le lui mettait sous les yeux,
-et le contraignait doucement à épeler, à lire et à traduire. A la fin de
-la leçon, l'écolier reconnaissant embrassait son dictionnaire.
-
-Un soir, ils lurent ensemble la fable des _Deux Pigeons_. Quand Lello
-eut achevé laborieusement le mot à mot, Tolla lui ôta le livre des mains
-et traduisit la fable entière en vers libres ou plutôt en prose
-cadencée; sa voix, sonore et brillante, avait je ne sais quoi de doux,
-de tendre et de profond. Lello regardait voler ses paroles harmonieuses;
-il croyait voir cette filleule des fées qui n'ouvrait jamais la bouche
-sans laisser tomber des perles et des émeraudes. Lorsque Tolla lui prit
-la main en traduisant ces beaux vers:
-
- Amants, heureux amants, voulez-vous voyager?
- Que ce soit aux rives prochaines!
- Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau,
- Toujours divers, toujours nouveau;
- Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.
-
-il baissa la tête et fondit en larmes.
-
-Le matin même, en sortant de la messe, son oncle lui avait dit:
-
-«J'ai un remords.
-
---Vous, mon oncle!
-
---Oui, je suis un mauvais parent. Ton frère va partir pour Londres, et
-je reste à Rome au lieu de l'accompagner. Je sacrifie mes devoirs à mes
-habitudes.
-
---Votre conscience est trop scrupuleuse. Est-ce que mon frère a besoin
-qu'on le mène par la main? N'est-il pas assez grand pour se conduire
-lui-même?
-
---Oui, parbleu! s'il allait là-bas pour son plaisir, je resterais ici
-pour le mien, et je me contenterais de lui souhaiter un bon voyage; mais
-il part pour se marier, et je rougis de penser que l'héritier de la plus
-grande maison d'Italie s'en ira à l'église sans un père, sans un oncle,
-sans un frère, et seul de sa famille comme un enfant trouvé. Si j'avais
-seulement dix ans de moins, je ferais mes malles.
-
---Mais, mon cher oncle, vous vous portez bien, Dieu merci! et vous
-n'êtes aucunement cassé. D'ailleurs Londres n'est pas si loin, et l'on
-peut voyager à petites journées.
-
---Eh! crois-tu bonnement que ce soit le voyage qui m'épouvante? Non,
-non: je n'ai pas peur d'une ou deux traversées sur un bon bateau, et de
-quelques centaines de lieues en chaise de poste. La belle affaire pour
-un homme bâti comme moi! Ce qui me tuerait, mon ami, ce sont les
-plaisirs.
-
---Les plaisirs!
-
---Oui, les plaisirs. Tu es né à Rome, et tu n'as jamais quitté cette
-terre de bénédiction; tu ne peux donc pas te faire une idée de la vie
-dévorante qu'on mène à Londres et à Paris. Déjeuner en ville, dîner en
-ville, spectacle le soir, bal après le spectacle, rentrer chez soi rompu
-de fatigue et trouver sur sa table tout un volume d'invitations pour le
-lendemain; s'habiller trois fois par jour, s'exténuer en visites, se
-ruiner en compliments; attirer sur soi les regards de tout un peuple;
-être l'événement du jour, le favori de la mode, la curiosité de la
-saison; s'observer, se surveiller, poser enfin comme un acteur sur la
-scène ou un prédicateur en chaire: est-ce une vie pour un homme de mon
-âge, et ne vois-tu pas que je succomberais au bout d'un mois?
-
---Mais, mon oncle, un bon dîner ne vous fait pas peur; vous allez au
-théâtre tous les soirs: on ne donne pas un bal sans vous inviter, et
-vous ne vous en portez pas plus mal.
-
---Pauvre garçon! est-ce qu'on dîne à Rome? On y prend de la nourriture.
-Tu ne soupçonneras jamais toutes les sorcelleries de ces cuisiniers
-français, leurs terribles friandises qui séduisent les yeux, captivent
-l'odorat et centuplent l'appétit; la gaieté diabolique qui petille au
-milieu de ces repas, le fracas des bouchons qui sautent au plancher, le
-cliquetis des verres entassés pêle-mêle devant chaque assiette, l'éclat
-des cristaux, la lumière éblouissante des bougies, la variété
-désespérante des vins: c'est un enfer, te dis-je, et j'en reviendrais
-brûlé jusqu'aux os. Vive la bonne grosse cuisine italienne, que nous
-mangeons sans bruit dans la vieille argenterie de nos pères! Vivent nos
-théâtres simples et tranquilles, où l'on ne va que pour entendre de la
-musique et pour causer dans l'ombre avec ses amis! Ce maudit Opéra de
-Paris est une fournaise tumultueuse où les plus jolies femmes du monde
-vont étaler leurs épaules nues sous un lustre pire que le soleil. Et les
-bals, bonté divine! qu'ils ressemblent peu à nos petites soirées,
-égayées par la contredanse, le whist et la limonade! Figure-toi un
-formidable pêle-mêle de luxe, d'élégance et de coquetterie, une musique
-insensée, des toilettes scandaleuses, une liberté inouïe, des escaliers
-encombrés de fleurs, des buffets chargés de viandes, des soupers à
-ressusciter des morts et à tuer des vivants! C'est un spectacle à voir
-une fois; je l'ai vu, je n'en suis pas mort, mais on ne m'y reprendra
-plus! Cependant Dieu m'est témoin que je voudrais pouvoir accompagner
-ton frère.»
-
-Cette appétissante satire des plaisirs de Paris produisit tout l'effet
-qu'on en espérait: Lello offrit de partir avec son frère. Le mot ne fut
-pas plus tôt lâché que le colonel, sans lui laisser le temps de se
-reconnaître, courut avec lui annoncer la nouvelle à toute la maison. Le
-hasard ou la prévoyance de Rouquette fit qu'il y eut ce jour-là vingt
-personnes à dîner. Tout le monde but au prochain voyage des deux frères.
-
-Lello était venu au palais Feraldi pour apprendre à Tolla tout ce que la
-ville devait savoir le lendemain; mais la fable des _Deux Pigeons_ lui
-coupa la parole, et il pleura en songeant qu'il s'était condamné à
-partir et qu'on lui avait fermé toute retraite.
-
-Il se coucha mécontent de lui-même, incertain de ce qu'il dirait à Tolla
-et fort en peine de se justifier à ses propres yeux. A force de
-chercher, il s'avisa de prier Mme Feraldi de tout conter à sa fille. «Le
-coup sera moins rude, se dit-il, s'il ne vient pas de moi.» Pour faire
-sa paix avec sa conscience, il se promit qu'une fois hors de Rome il
-trouverait le courage de demander le consentement de son oncle. Vingt
-fois il avait eu la bouche ouverte pour lui tout déclarer, et une sotte
-timidité l'avait toujours arrêté devant le nom de Tolla. C'est la
-présence de mon oncle qui me trouble, pensa-t-il; je serai plus hardi en
-face d'un encrier. Il s'endormit fort tard et rêva qu'il était un pigeon
-battu par l'orage. Il fut réveillé à neuf heures du matin par la visite
-de Rouquette.
-
-«C'est vous? lui dit-il en se frottant les yeux. Je suis bien aise de
-vous voir. Connaissez-vous la fable des _Deux Pigeons_?
-
---Je la sais par coeur. C'est un délicieux roman de trois pages. La
-morale surtout en est admirable.
-
---Vous trouvez?
-
---Sans doute, et je vous recommande de la méditer. Cette fable prouve,
-mieux qu'un sermon, que deux frères ne doivent pas voyager l'un sans
-l'autre.
-
---Deux amants?
-
---Deux frères!
-
---J'avais entendu dire qu'il s'agissait de deux amants.
-
---Qui est-ce qui vous a fait cette plaisanterie? Il n'y a pas plus
-d'amour dans la fable que dans la barrette du cardinal-vicaire. Écoutez
-plutôt:
-
- L'autre lui dit: Qu'allez-vous faire!
- Voulez-vous quitter _votre frère_?
-
-Et plus loin:
-
- ... Hélas! dirai-je, il pleut:
- Mon _frère_ a-t-il tout ce qu'il veut,
- Bon souper, bon gîte, et le reste?
-
-_Mon frère_, entendez-vous? D'ailleurs, qui est-ce qui dirait _et le
-reste_, sinon un frère, et le frère répond:
-
- Je reviendrai dans peu conter de point en point
- Mes aventures à mon _frère_.
-
-Croyez-vous, en bonne foi, que, s'il s'agissait de deux amants, les
-Français feraient apprendre ces vers aux petites filles? Au reste, La
-Fontaine connaît trop bien le coeur humain pour vouloir que deux amants
-demeurent cousus l'un à l'autre. Il sait que l'amour le mieux constitué
-ne résisterait pas à ce régime, et mourrait d'ennui au bout de quelques
-mois. L'absence, qui tue l'amitié et tous les sentiments tièdes, exalte
-les passions violentes. Quelle est la femme qui a donné au monde le plus
-éclatant exemple de fidélité? Pénélope, dont le mari a fait une absence
-de vingt ans. Lucrèce a repoussé l'amour de Sextus parce que son mari
-était au camp; elle l'aurait peut-être écouté, si elle avait eu Collatin
-sur ses talons. C'est en amitié que les absents ont tort: en amour, ils
-ont toujours raison. La petite fleur qui dit _plus je vous vois, plus je
-vous aime_, est un oracle en amitié; c'est une sotte en amour.»
-
-Fortifié par ces beaux raisonnements, Lello vint à trois heures au
-palais Feraldi. On venait de quitter la table. Le comte, la comtesse et
-Toto prenaient le café au salon. Tolla s'habillait pour faire des
-visites. Il promena sur ses auditeurs un sourire embarrassé.
-
-«Je suis bien aise, dit-il, que Tolla ne soit pas ici. C'est à vous que
-je viens demander assistance.
-
---Et contre qui? dit le comte.
-
---Contre elle. Si vous ne venez pas à mon aide, elle m'arrachera les
-deux yeux tout au moins.
-
---Mon cher client, l'affaire n'est pas de ma compétence. Défendez vos
-yeux vous-même, si vous tenez à les garder.
-
---Si j'y tiens, c'est qu'ils me servent à voir Tolla.
-
---Voici bientôt un an qu'elle vous les arrache tous les jours, reprit la
-comtesse, et vous n'êtes pas seulement borgne.»
-
-Toto ajouta: «Avec tous les yeux qu'elle t'a arrachés, on aurait de quoi
-paver la queue d'un paon. Voyons, confesse-toi: qu'as-tu fait?
-
---Rien encore; mais je médite une escapade.
-
---Renonce à ton escapade, et je réponds de tes yeux.
-
---Impossible, mon ami, j'ai donné ma parole. Il s'agit d'un voyage.
-
---A Albano?
-
---Plus loin; mais il est convenu que nous courrons la poste et que notre
-absence ne durera pas longtemps.
-
---Huit jours?
-
---Davantage. Enfin, puisque j'ai commencé ce diable d'aveu, sachez que
-mon oncle, bien malgré moi, pour que mon frère ne soit pas seul à ce
-mariage, a voulu, ne pouvant pas quitter Rome, où il a ses habitudes, me
-faire partir pour Londres, et il m'a été impossible de refuser. Vous
-comprenez que si Tolla...»
-
-Il n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Toto, le comte et la comtesse
-s'étaient dressés comme par ressort autour de lui.
-
-«Vous êtes faible, Lello Coromila, dit sévèrement le comte.
-
---Lâche coeur, cria Toto.
-
---Elle en mourra! dit la comtesse.
-
---Écoutez-moi, reprit-il d'une voix émue. Je vous jure que j'aime Tolla
-et que je l'épouserai. Maintenant écoutez-moi. Mon oncle et mon frère,
-qui sont toute ma famille, désirent absolument que je fasse ce voyage.
-Je souffre plus que vous ne sauriez croire à la seule pensée de quitter
-Rome; mais je voudrais concilier tous mes devoirs. Si je témoigne de la
-complaisance à mes parents, je puis compter qu'ils me payeront de
-retour. J'assiste au mariage de mon frère pour que bientôt il assiste au
-mien.
-
---Monsignor Rouquette n'est-il pas de la partie? demanda le comte. Il a
-obtenu du cardinal-vicaire un congé de trois mois.
-
---Cela vous prouve, répliqua vivement Lello, que notre absence ne sera
-pas longue: trois mois au plus, peut-être deux.
-
---Combien de temps, demanda Toto, a duré son voyage à Venise?
-
---Je t'assure, mon ami, que l'on calomnie ce pauvre Rouquette. Depuis
-six mois que je l'étudie sans qu'il s'en doute, j'ai appris à lui rendre
-justice. Il m'aime, et il se rangera plutôt avec nous contre les miens,
-qu'avec ma famille contre nous.
-
---Puisque vous avez foi en M. Rouquette, dit la comtesse avec amertume,
-asseyons-nous. Vous avez vu comme la nouvelle de ce départ nous a
-agréablement surpris: jugez par nous de l'effet qu'elle va produire sur
-Tolla.
-
---Chère comtesse, je souffrirai plus qu'elle. Aidez-moi à adoucir la
-violence du coup. Je sens que je n'ai plus de courage.
-
---Il doit t'en rester assez, dit Toto, car tu n'en dépenses guère au
-palais Coromila.
-
---Eh bien, oui! je suis faible, je suis lâche; j'ai peur de mon oncle,
-quoiqu'il soit le meilleur des hommes; j'ai peur de mon frère, j'ai peur
-de tout. Accable-moi, tu le peux, je te le permets, je ne me défendrai
-pas: il y a des moments où je me méprise moi-même! Mais que veux-tu!
-j'ai promis de partir, ma parole est donnée, la ville entière le sait.
-Hier, à dîner, devant moi, ils ont annoncé mon départ à plus de vingt
-personnes! Tout cela empêche-t-il que je n'aime ta soeur et que je ne
-l'épouse à mon retour? La sotte promesse que mon oncle m'a arrachée
-viole-t-elle les serments que je vous ai faits?»
-
-Lello s'arrêta brusquement; il avait entendu la voix de Tolla, qui
-descendait en chantant le grand escalier du palais.
-
-La pauvre fille ouvrit la porte, courut à Lello, et s'arrêta tout
-interdite à la moitié du chemin. Elle vit son père horriblement pâle, sa
-mère agitée d'un tremblement nerveux, les yeux de son frère pleins de
-larmes, la figure de son amant bouleversée. Ils se taisaient tous et
-n'osaient ni se regarder ni la regarder. Son coeur se serra; elle se
-laissa tomber sur une chaise sans essayer de rompre ce morne silence.
-Trois longues minutes s'écoulèrent, durant lesquelles on n'entendit que
-les sanglots de Mme Feraldi. Enfin Tolla n'y tint plus.
-
-«Qu'est-il arrivé? demanda-t-elle; ma mère, mon père, mon frère, Lello,
-qu'avez-vous? Parlez, je vous en prie. J'aurai du courage; répondez-moi.
-Maman, je t'en supplie. Ah! vous me ferez mourir. Par pitié, dites-moi
-ce qui m'arrive!
-
---Pauvre enfant! répondit sa mère, tu le sauras trop tôt!»
-
-Elle ne demanda rien de plus; elle courut dans la chambre voisine et
-fondit en larmes sans savoir encore pourquoi. Ce premier moment passé,
-elle reprit possession d'elle-même et rentra résolûment au salon.
-
-«J'ai pleuré, dit-elle. Vous voyez que je suis calme. Maintenant je veux
-savoir ce que je suis condamnée à souffrir.»
-
-Au premier mot de départ, elle s'évanouit. Sa mère et Toto la portèrent
-dans sa chambre. Le comte la suivit, oubliant Lello, qui s'enfuit tout
-éperdu. En passant devant la loge du concierge, il appela Menico, lui
-mit deux écus dans la main, et le supplia de lui apporter des nouvelles
-de sa maîtresse. Il attendit deux heures dans une anxiété mortelle.
-Enfin Menico parut: il était plus pâle qu'à l'ordinaire, mais il avait
-toujours son air calme et indolent.
-
-«Parle vite! lui cria Lello. Comment va-t-elle?
-
---Mieux, Excellence. Elle a eu de grosses convulsions; maintenant elle
-dort: vous ne l'avez pas tuée tout à fait.» Il ajouta, en posant deux
-écus sur la cheminée: «Voici votre argent. Vous allez voyager, vous en
-aurez besoin. Madame vous fait dire que vous pouvez venir au palais
-demain soir.»
-
-Le lendemain, en entrant dans ce salon où il avait passé de si douces
-heures, Lello fut saisi d'un frisson étrange. Personne ne se leva pour
-venir au-devant de lui. Tolla était trop faible pour courir comme
-autrefois à sa rencontre. Le comte et Toto s'étaient habillés comme pour
-une cérémonie. On avait enlevé tous les rideaux qui cachaient les vieux
-portraits de la famille, et Lello pouvait compter autour de lui dix
-générations de Feraldi. Le comte lui montra de la main le fauteuil qui
-l'attendait, puis il commença d'une voix ferme et triste:
-
-«Manuel Coromila, vous voyez que nous sommes ici en conseil de famille.
-J'ai convoqué mes ancêtres à cette réunion solennelle: je voudrais
-pouvoir convoquer aussi les vôtres. Vous allez quitter Rome pour
-longtemps; je dis longtemps, parce qu'il ne faut pas plus d'un mois pour
-changer le coeur d'un homme de votre âge. Ce départ, ce n'est pas vous
-qui l'avez voulu: il vous a été imposé par votre oncle et votre frère.
-Je sais pourquoi. L'ambition de vos parents ne veut pas que vous
-épousiez ma fille, et l'on compte sur les plaisirs de Paris et de
-Londres pour vous la faire oublier. Vous étiez libre de rester: vous
-avez consenti à partir. Vous étiez libre de déclarer ouvertement votre
-amour pour Vittoria, depuis tantôt deux mois que vous n'avez plus de
-père vous vous êtes obstiné dans votre prudence et votre timidité. Je ne
-vous accuse pas. Je ne vous reproche ni les partis que vous nous avez
-fait rejeter, ni l'amour incurable que vous avez mis au coeur de ma
-fille, ni les calomnies que vos assiduités ont attirées sur nous, ni la
-scène d'hier et la douleur dont vous avez rempli ma maison; mais je
-pense que c'en est assez et que nous avons assez souffert. Je vois bien
-que vous n'aimez plus ou que vous aimez moins, ou que vous n'aimez pas
-assez pour que l'amour vous donne du courage. Votre constance ne tient
-plus qu'à un fil, et, sans toutes ces promesses et tous ces serments qui
-vous sont échappés, la pauvre Tolla serait déjà oubliée. Eh bien! soyez
-heureux; rien ne vous retient plus: je vous rends votre parole.»
-
-
-
-
-VII
-
-
-Manuel avait écouté avec résignation les reproches du comte, mais la
-conclusion le mit hors de lui. Il s'était attendu à des paroles sévères,
-non à cette dédaigneuse restitution de sa liberté. Il pâlit de colère,
-et balbutia d'abord quelques paroles inarticulées.
-
-«Calme-toi, lui dit Toto; tu n'as ici que des amis.»
-
-Il reprit avec violence: «Des amis! Monsieur le comte, si je ne m'étais
-pas accoutumé à vous regarder comme un second père, je n'endurerais pas
-si patiemment un tel outrage. Vous me croyez capable de violer mes
-serments!
-
---Non.
-
---Pardonnez-moi, lorsqu'on dit à un homme: «Je vous rends votre parole,»
-c'est qu'on le juge assez méprisable pour la reprendre. Je m'appelle
-Coromila, et l'histoire de Venise, qui est celle de mes ancêtres, ne
-leur a jamais imputé ni un mensonge ni une trahison. Qui vous a permis
-de croire que je valais moins qu'eux et que je méditais de les
-déshonorer tous en ma personne? J'ai promis d'épouser votre fille; j'ai
-fait mieux, je l'ai juré; je ne l'ai pas juré une fois, mais cinquante,
-et sur tout ce qu'il y a de plus sacré; je l'ai juré par écrit, vous en
-possédez les preuves, et vous avez les mains pleines de mes serments! et
-vous m'estimez assez peu pour me dire de sang-froid: «Soyez libre; je
-vous accorde que vous n'avez rien promis, rien écrit, rien juré!
-Décidons à l'amiable que toutes vos lettres sont des faux, toutes vos
-promesses des mensonges, tous vos serments des parjures!» Monsieur le
-comte, si l'on parle de la sorte aux hommes qu'on estime, que
-restera-t-il donc pour exprimer le mépris?
-
---Lello, reprit le comte, vous m'avez mal compris, ou plutôt j'ai mal
-parlé. A Dieu ne plaise que j'élève un doute sur votre honneur, qui
-m'est aussi cher que le mien. Voici ce que j'ai voulu dire. Lorsque vous
-avez demandé la main de ma fille, il y a huit ou neuf mois, vous étiez
-encore dans la dépendance d'un père. En engageant votre personne et
-votre fortune, vous disposiez en quelque sorte de biens qui ne vous
-appartenaient pas. Il est possible, et jusqu'à un certain point
-raisonnable, que le changement survenu dans votre condition, la teneur
-du testament de votre père, les intérêts nouveaux qui vous condamnent à
-ménager certaines personnes, les dispositions de votre famille, qui ne
-s'était pas prononcée en ce temps-là et qui depuis s'est montrée
-contraire à nos projets, enfin le temps qui use toute chose, même les
-passions qui se croyaient éternelles, il est possible, dis-je, que l'un
-de ces motifs vous engage, non pas à violer, mais à regretter vos
-promesses. S'il en était ainsi, si vous n'aimiez plus ma fille que par
-scrupule et si vous ne l'épousiez plus que par devoir, mon devoir à moi,
-dans son intérêt comme dans le vôtre, serait de tout rompre. Si au
-contraire je me suis trompé, si la prudence qui est un défaut de mon
-âge, m'a aveuglé, prouvez-moi mon erreur et guérissez mes craintes:
-reprenez ces anciens serments qui vous sont échappés dans la première
-ferveur de votre amour, et donnez-moi en échange une promesse sérieuse
-et irrévocable, faite de sang-froid, dans la pleine possession de
-vous-même, en présence de tous les obstacles que vous savez, et à la
-veille d'un voyage où l'on vous entraîne pour vous arracher à nous.»
-
-Pendant ce discours du comte, Lello sentait peser sur lui les regards de
-toute la famille. Après un accès de hardiesse dont il ne se serait
-jamais cru capable, sa timidité naturelle avait repris le dessus.
-Immobile et morne, il comptait machinalement les fleurs du tapis, dont
-le dessin se grava pour toujours dans sa mémoire. Il n'osait regarder
-personne en face, pas même la comtesse et sa fille, dont les yeux le
-cherchaient pour l'encourager. Il fit un effort pour regarder Tolla, et
-il leva les yeux jusqu'à ses mains, qui pendaient, à demi fermées, sur
-ses genoux. Ces petites mains pâles et amaigries parlaient plus
-éloquemment que le comte Feraldi. Elles rappelaient à Lello tant de
-chastes baisers, tant de douces étreintes! l'index de la main droite
-s'était levé si souvent en signe de menace amicale et souriante! Que de
-fois il s'était appuyé sur les lèvres de Lello pour lui imposer silence!
-La main gauche portait cette bague de turquoise qu'il y avait mise
-lui-même dans une des plus belles heures de sa vie, et qu'il avait
-promis de remplacer par un anneau de mariage. La maigreur de ces pauvres
-petites mains résumait une longue histoire de larmes, de soucis,
-d'incertitudes, de patience, de résignation, de calomnies noblement
-pardonnées, de prières à mains jointes pour les calomniateurs. La main
-droite, négligemment renversée et entr'ouverte comme pour recevoir une
-main amie, semblait se tourner vers lui et lui dire: «Tu ne me veux
-plus!» Lello entendit ce langage muet, tout en écoutant les paroles du
-comte. Ces deux discours, l'un ferme et précis, l'autre vague et confus,
-arrivaient ensemble à son âme, comme le chant et l'accompagnement d'une
-même mélodie. Il se leva de son siége, s'agenouilla devant Tolla, prit
-sa main dans la sienne, leva hardiment les yeux sur toute la famille, et
-dit d'une voix ferme et résolue:
-
-«Je jure...
-
---Arrêtez, interrompit le comte. Avant de vous lier par ce nouveau
-serment, songez qu'il doit être irrévocable. Si vous engagez à ma fille
-cette liberté que je viens de vous rendre, aucun prétexte, aucune raison
-ne pourra plus vous délier, pas même l'opposition la plus formelle de
-vos parents.
-
---Monsieur le comte, je ferai tous mes efforts pour que mon bonheur soit
-approuvé de ma famille; mais, si mes parents s'obstinent dans une
-injuste et tyrannique opposition, je me souviendrai que Dieu m'a fait
-libre. Et maintenant, par ce Dieu qui a comblé votre fille des plus
-adorables vertus, par ce Dieu qui m'a inspiré pour elle l'amour le plus
-pur, par ce Dieu miséricordieux avec qui elle m'a réconcilié, par ce
-Dieu terrible qui n'a jamais laissé le parjure impuni, je jure de
-n'avoir jamais d'autre femme que Vittoria Feraldi.»
-
-Tolla se pencha vers lui pour l'embrasser; mais la joie fut plus forte
-qu'elle, elle s'évanouit. Lorsqu'elle revint à elle, elle se cramponna
-instinctivement au bras de Lello: «Pourquoi t'en vas-tu? lui dit-elle à
-l'oreille.
-
---Maudit voyage! j'ai consenti sans savoir ce que je disais; je
-dégagerai ma parole.
-
---Ne pars pas! Tu vois comme je suis faible. Qui sait si tu me
-retrouveras à ton retour?»
-
-Il pleura un peu, promit beaucoup, et sortit réconcilié avec les Feraldi
-et avec lui-même.
-
-En rentrant au palais Coromila, il trouva le tailleur, le brodeur et le
-passementier qui venaient prendre ses ordres pour un habit de cour. Il
-eut honte d'annoncer à ces ouvriers qu'il était changé d'avis et qu'il
-ne voyageait plus. Il les laissa prendre leurs mesures, discuta avec eux
-la coupe, la broderie, les galons, et ne s'ennuya pas à cet entretien.
-Rouquette survint, approuva son goût, et lui prédit qu'il ferait oublier
-Brummel à l'Angleterre. Le colonel entra ensuite, et lui dit: «Toi qui
-te connais en chevaux, tu m'achèteras en arrivant à Londres une jument
-pur sang pour la selle et un joli attelage de calèche. Tu t'en serviras
-durant ton séjour en Angleterre, et tu me les feras expédier le jour de
-ton départ.» Malgré la perspective d'une commission si agréable, Lello
-prit son courage à deux mains; il essaya de dire qu'il n'était pas
-encore parti, et qu'il avait peur de s'embarquer dans un voyage aussi
-coûteux. Son frère se présenta fort à point pour répliquer qu'il se
-chargeait de toute la dépense. Que répondre à de si bonnes raisons?
-Tolla elle-même renonça à réfuter les arguments du tailleur et du frère,
-de Rouquette et du colonel. Lello aimait trop le plaisir pour sacrifier
-un si beau voyage. Tolla aimait trop Lello pour ne pas lui pardonner.
-
-Pour conjurer les mille dangers qu'elle prévoyait, elle ne ménagea point
-les recommandations à Lello, qui ne lui ménagea point les promesses.
-Elle employa toutes les soirées d'avril à demander et à obtenir des
-serments, sans parvenir à se rassurer. Elle fit jurer à Lello que son
-absence ne durerait pas plus de deux mois. «Mais, pensa-t-elle en
-frémissant, si dans ces deux mois quelque autre femme!...» Il fit
-serment de fuir toutes les occasions d'infidélité. «Malheureuse! se
-dit-elle; il aura beau fuir, les occasions viendront à lui; il est si
-beau!» Elle chercha comment elle pourrait l'enlaidir pour deux mois.
-Elle s'avisa de lui faire couper ses jolies moustaches noires. Le jour
-où Lello se présenta devant elle avec la lèvre rasée, elle le trouva si
-étrange et si laid qu'elle se crut sauvée. Elle lui fit promettre,
-séance tenante, qu'il ne _mettrait_ pas ses moustaches avant de rentrer
-à Rome. Pour être sûre que Rouquette ne lui volerait pas l'estime de son
-amant, elle fit jurer à Lello que, quoi qu'on pût lui dire contre elle,
-il suspendrait son jugement jusqu'au retour. «Et moi, dit-elle, quoi
-qu'on fasse, quoi qu'on dise, quelques preuves qu'on m'apporte, je ne me
-croirai abandonnée que si tu viens me l'apprendre toi-même.» Un matin,
-après avoir communié ensemble, ils s'agenouillèrent côte à côte devant
-l'autel de la Vierge. Tolla fit voeu d'entrer dans un cloître si Dieu ne
-lui permettait pas d'être à Lello. Lello fit voeu de se retirer dans un
-ermitage à Capri si quelque malheur ou quelque trahison l'empêchait
-d'épouser Tolla. Chacun d'eux appela la mort sur sa tête, s'il manquait
-jamais à ses serments. Au milieu de ces protestations, le mois d'avril
-passa vite.
-
-Lorsque Rome apprit le prochain départ de Lello, l'avis unanime fut que
-les Feraldi avaient perdu la partie. On alla jusqu'à dire que Lello se
-marierait en France. Les mieux informés nommaient la fille qu'il devait
-épouser. La générale, alarmée par ces faux bruits, craignit d'avoir fait
-la guerre à ses frais pour quelque famille du faubourg Saint-Germain.
-Pour sortir de peine, elle invita Rouquette à dîner; mais Rouquette,
-occupé de mille affaires et peu soucieux de ménager des alliés désormais
-inutiles, se tira de cette invitation par une réponse évasive. Mme
-Fratief et sa fille se dépitaient de ne rien savoir. Pendant un long
-mois on les vit piétiner tous les salons de Rome, le nez au vent,
-l'oreille au guet, flairant l'air, aspirant le moindre bruit,
-interrogeant les visages, quêtant les nouvelles, plaignant tout haut la
-pauvre Tolla, maudissant tout bas monsignor Rouquette, et poursuivant
-l'introuvable Lello, qui passait toutes ses soirées au palais Feraldi.
-
-La marquise Trasimeni n'était pas à Rome. Le docteur Ély, à la suite
-d'un gros rhume, l'avait envoyée à Florence dans les derniers jours de
-mars. Philippe avait pris un congé d'un mois pour accompagner sa mère.
-Il revint seul le 25 avril, et la première nouvelle qu'il apprit, fut
-que Lello partait dans quatre jours.
-
-Il poussa un cri de surprise et de colère. «Et Tolla? se dit-il. Est-ce
-que je serais un sot? Moi qui viens encore de prêcher à ma mère que ses
-soupçons avaient tort et que ses craintes étaient folles, me suis-je
-laissé berner par ce vieil ivrogne de colonel? Nous verrons bien!»
-
-Il ne fit qu'un bond jusqu'au palais de Coromila. Lello le reçut au
-milieu du pêle-mêle de ses bagages. Rouquette, assis sur une malle, lui
-offrit en ricanant un cigare de la Havane.
-
-«Ah! monsieur, dit Rouquette, que vous arrivez à propos! Nous nous
-plaignions tout à l'heure d'être obligés de partir sans prendre congé de
-vous.
-
---J'arrive tout botté, et voilà sur mon habit la poussière de Florence.
-Vous voyez, monsignor, que je n'ai pas perdu de temps.
-
---Croyez-vous? Il me semble que vous êtes resté un siècle dans cette
-belle Toscane.
-
---Un mois, monsignor; pas davantage. Je vous remercie d'avoir trouvé le
-temps long.
-
---Il s'est passé tant de choses en votre absence! Monsieur, si l'homme
-était sage, il ne s'éloignerait jamais de ses amis.
-
---Vous parlez d'or, monsignor; mais ne savez-vous pas qu'il y a de
-mauvais génies qui font métier de séparer ceux qui s'aiment?
-
---C'est ce que l'Église appelle des esprits infernaux.
-
---Oui, monsignor, infernaux. Si jamais j'en tiens par les oreilles!
-
---Monsieur, reprit Rouquette d'une voix douce, ces esprits-là ont le
-bras long et les oreilles courtes. On rencontre leurs bras avant
-d'arriver à leurs oreilles.
-
---A qui diable en avez-vous, interrompit Lello, avec vos oreilles
-d'esprits infernaux? Est-ce que Philippe est devenu théologien? Aide-moi
-un peu à fermer ceci. Appuie hardiment le genou! bon; voilà qui est
-fait. Que je suis aise, mon Pippo, que tu sois arrivé à temps!
-
---C'est ce que je disais, ajouta Rouquette; monsieur arrive à temps!
-
---Peut-être plus à temps qu'on ne pense, monsignor.
-
---Mais je dis tout à fait à temps, pour aider votre ami à fermer ses
-malles. Je vais voir si mon valet de chambre s'occupe des miennes.
-Monsieur le marquis Trasimeni, vous devez avoir bien des choses à dire
-après une si longue absence. Tâchez, s'il est possible, de réparer le
-temps perdu. Au plaisir!
-
---Ah! tu me défies, pensa Philippe. Eh bien! ma revanche! Il est trop
-tard pour empêcher Lello de partir: l'homme qui s'est donné la
-satisfaction de remplir toutes ces malles ne consentira jamais à les
-défaire. Il ira en France, en Angleterre, au bout du monde, si bon lui
-semble; mais il ne faut pas qu'on puisse profiter de son absence pour
-égorger ma pauvre Tolla. Il me reste quatre jours pour lui assurer un
-refuge contre toutes les calomnies, pour compromettre Lello aux yeux du
-monde entier, pour rendre toute rupture impossible, pour berner à mon
-tour ce digne colonel, et pour lier les mains à monsignor Rouquette, qui
-a les bras si longs. Quatre jours, c'est peu, mais c'est assez: les plus
-longues batailles n'ont pas duré plus de vingt-quatre heures. En avant!
-
---A quoi rêves-tu? lui demanda Lello. Tu as aujourd'hui une physionomie
-étrange.»
-
-Philippe répondit avec un abandon bien joué: «Tu le demandes, frère? Je
-songe à ce voyage qui va peut-être bouleverser tout mon avenir.
-
---Et qu'y a-t-il de commun, s'il te plaît, entre ton avenir et mes
-voyages?
-
---Tu le sauras un jour; mais parle-moi de Tolla. J'ai bien souvent pensé
-à elle, durant ce long mois que j'ai vécu loin d'elle. Tout est rompu
-entre vous, n'est-il pas vrai?
-
---Rompu! es-tu fou?
-
---Avoue-le-moi franchement, je ne t'en voudrai pas. Je comprends tes
-raisons: ton oncle, ton frère, monsignor Rouquette, ton nom, ta
-fortune... J'ai fait bien des réflexions en un mois, et mes idées ont
-changé. D'ailleurs tu ne la rendais pas heureuse. Qu'a-t-elle dit quand
-tu lui as annoncé ton escapade?
-
---Elle a pleuré, elle a été un peu malade, puis elle m'a pardonné.
-
---Adorable fille! il y a vingt ans que je la connais, que je l'aime;
-nous avons été élevés ensemble. Eh bien! mon ami, depuis que j'ai l'âge
-de raison, je me demande s'il y a un homme qui mérite une telle femme!
-Tu reviendras dans six mois?
-
---Dans deux mois.
-
---Six!
-
---Deux! te dis-je.
-
---Mettons cinq. Pendant ces six mois restera-t-elle dans sa famille, ou
-va-t-elle s'enfermer dans un couvent?
-
---A quoi bon le couvent? Elle vivra, comme toujours, auprès de sa mère.
-
---Tu as raison: pas de couvent; j'y perdrais trop. D'ailleurs le colonel
-n'entendrait pas raison sur ce chapitre.
-
---Et pourquoi?
-
---Parbleu! crois-tu que ton oncle t'envoie à Paris et à Londres pour
-hâter ton mariage avec elle? Il prévoit tout ce qui peut advenir en six
-mois: il vous applique à tous deux la médecine des grands parents, aussi
-vieille qu'Aristote: à l'amant, le grand air et la poussière des
-chemins; à l'amante, le tourbillon des valses, le bourdonnement des
-danseurs et la poussière des salons. Et si la guérison se fait trop
-attendre, si l'amant traverse la mer sans écouter les sirènes, le fleuve
-sans regarder les ondines et la forêt sans causer avec les dryades; si
-la jeune fille est assez impertinente pour aimer obstinément celui qu'on
-veut qu'elle oublie, alors aux grands maux les grand remèdes! Un parent
-vénérable, un ami de la famille, un homme d'Église au besoin, dresse un
-piége à la pauvre enfant sans défiance; on tend une bonne calomnie sur
-son passage, on fait faire à sa réputation une culbute dont elle ne se
-relèvera jamais: cela vous apprendra, mademoiselle, à marcher droit!
-Rappelle-toi Venise et les amours de ton frère. Crois-tu que ce mariage
-eût été aussi facile à rompre, si le maladroit, avant de partir, avait
-enfermé sa maîtresse dans un couvent? Le couvent, mon ami, est la seule
-forteresse où la réputation d'une fille soit à l'abri, parce que les
-hommes n'y pénètrent jamais. La vertu est robuste, elle se conserve
-partout, dans le monde, dans les bals et dans la valse à deux temps; la
-réputation est comme une robe blanche qu'il faut serrer dans un tiroir,
-si l'on ne veut pas qu'elle soit éclaboussée par un rustre ou déchirée
-par un faquin. Que Tolla reste dans le monde, je réponds de sa vertu, je
-ne réponds pas de sa robe blanche.
-
---Et tu ne veux pas que je l'enferme dans un couvent?
-
---D'abord consentirait-elle?
-
---J'en réponds.
-
---Ses parents?
-
---Je m'en charge.
-
---Et la permission des autorités ecclésiastiques?
-
---Le cardinal Pezzato l'obtiendra,
-
---Mais ton oncle?
-
---Il apprendra l'affaire lorsqu'elle sera faite.
-
---Et monsignor Rouquette?
-
---Je suis plus fin que lui.
-
---Tu serais homme à garder un secret pendant quatre jours?
-
---Je ne suis donc pas Romain?
-
---Comme tu prends feu pour le couvent! Cependant, mon ami, à juger
-froidement les choses, il n'y a pas péril en la demeure. Que crains-tu?
-
---Tout!
-
---Non, tu ne crains rien du coeur de Tolla, trop heureux garçon! Le seul
-danger, c'est qu'un Rouquette à Paris, un Fratief à Rome lui imputent à
-crime quelques distractions innocentes. Que t'importe? Tu fermeras
-l'oreille et tu laisseras dire. Qu'est-ce qu'ils pourraient inventer de
-nouveau après ce que nous avons entendu? Quelle créance accorderais-tu à
-leurs paroles, toi qui as vu comment ces artistes travaillent la
-calomnie? Si l'on t'écrivait dans un mois qu'on a rencontré Tolla à dix
-heures du soir, en voiture, avec un jeune homme sur la route d'Albano;
-si monsignor Rouquette déposait sur ton bureau une liasse de lettres
-anonymes; si ton oncle t'écrivait que tu es la fable de Rome, comme tu
-l'as jadis écrit à ton frère, ne renverrais-tu pas loin de toi ces vieux
-mensonges si usés qu'ils montrent la corde?
-
---Oui; mais si véritablement Tolla se laissait étourdir par ce
-tourbillon du monde?
-
---Sois tranquille, je veillerai sur elle, et jamais le coeur d'une femme
-n'aura un gardien plus jaloux.
-
---Mais...
-
---Tu ne me connais pas, Manuel. J'aime Tolla, depuis l'enfance, d'une
-amitié passionnée. Sans toi, je l'aurais peut-être aimée d'amour. Juge
-de ce que je deviendrais si je voyais qu'elle te trahît pour un indigne!
-
---Cependant...
-
---Toi parti je m'attache à sa personne, je me fais son garde du corps,
-je l'accompagne dans tous les bals, je ne la quitte pas plus que son
-ombre. Le soir, à l'heure où tu lui faisais ta visite quotidienne,
-j'irai la voir, je m'assoirai à ta place, nous parlerons de toi, et
-quelquefois nous pleurerons ensemble. Les larmes sont moins amères
-lorsqu'elles sont essuyées par l'amitié.
-
---C'est fort joli, mais...
-
---Entends-tu d'ici les bonnes langues? Elle aime Philippe! Elle épouse
-Philippe! Philippe a supplanté son ami! Je ne poserai pas sur son front
-un baiser fraternel sans que le bruit en retentisse dans toute l'Italie.
-Que nous rirons de bon coeur!
-
---Mais, par tous les saints!... interrompit violemment Lello.
-
---Encore un mot. Le couvent a du bon, je te l'accorde; mais jusqu'à quel
-point as-tu droit d'emprisonner celle qui t'aime?
-
---Je me soucie bien du droit! cria Manuel. Droit ou non, je te dis
-qu'elle ira au couvent, et qu'elle y restera jusqu'à mon retour, et
-qu'elle n'y recevra personne, excepté sa mère et notre confesseur. Je ne
-suis pas jaloux; mais, puisque tu te charges de l'être à ma place, tu
-vas voir comme je saurai profiter de tes conseils! Quel est le couvent
-le plus sévère?
-
---Les _Sepolte vive_ (les _Enterrées vives_).
-
---C'est trop dur; un autre?
-
---Saint-Antoine-Abbé.
-
---Y reçoit-on des pensionnaires?
-
---Oui.
-
---Elle ira à Saint-Antoine-Abbé.
-
---Mais, mon cher Lello, que veux-tu que je devienne? Tu pars pour
-Londres, tu enfermes Tolla: quels amis me laisses-tu?
-
---Tu en trouveras d'autres: on en a toujours assez. Où ai-je fourré mon
-chapeau? Le voici. Mes gants? dans ma poche. Mon ami, je ne te renvoie
-pas: je cours chez elle, chez sa mère, chez son oncle, chez le
-cardinal-vicaire, chez l'abbé La Marmora et chez la supérieure du
-couvent.
-
---Moi, je rentre à la maison: nous ferons route ensemble jusqu'aux
-Saints-Apôtres.»
-
-Chemin faisant, Manuel se disait avec une vivacité fébrile:
-
-«Ah! maître Philippe! vous l'aimez, et vous n'en savez rien! Et elle ne
-s'en doute pas! Mais moi, j'ai l'oeil bon, Dieu merci! j'allais
-m'embarquer dans un joli voyage! Heureusement le couvent arrange tout.»
-
-Philippe cachait sous un visage abattu la joie la plus triomphante: «Il
-est jaloux, donc il l'aime encore. Comme il a dévoré l'hameçon! Ses yeux
-lançaient des éclairs; il doit m'avoir en horreur. Tolla sera heureuse:
-le couvent sauve tout; il ferme la bouche au colonel, à Rouquette, à la
-Fratief et au monde. Il rend toute défection impossible. Quand Manuel
-aura enfermé sa maîtresse dans un cloître, il sera forcé de l'y
-reprendre.»
-
-Le lendemain, Philippe déjeunait dans sa chambre lorsqu'il vit entrer
-Dominique. Il lui offrit une chaise et un grand verre de vin de
-Marsalla, brillant comme la topaze et chaud comme le soleil. Dominique,
-en valet bien appris, accepta le vin et refusa la chaise.
-
-«C'est _elle_ qui t'envoie? demanda Philippe.
-
---Non, _ser_ Pippo; je viens de ma part. Savez-vous qu'_il_ a la cruauté
-de l'enfermer au couvent?
-
---Elle a consenti?
-
---Est-ce qu'elle peut rien lui refuser? Madame pleure, mais nos hommes
-sont contents. Notre oncle le cardinal est allé hier au soir à
-Saint-Antoine: il a tout conté à la supérieure, la permission sera
-signée aujourd'hui: mais on exige que mademoiselle cache son amour à
-toutes les soeurs et à toutes les pensionnaires, et qu'elle ne laisse
-deviner à personne le _pourquoi_ de sa retraite. Pauvre fille! Être
-obligée de resserrer ses sentiments, d'étouffer ses soupirs et de
-dévorer ses larmes! Et Dieu sait combien de temps elle va rester là
-toute seule à ronger son coeur! Croyez-vous qu'on me permettrait
-d'entrer au couvent avec elle? Je ne compte pas, moi; je ne suis pas un
-homme; je suis le chien de la maison, qui lèche la main des maîtres et
-qui aboie aux ennemis.
-
---Impossible, mon pauvre chien; tu ressembles trop à un beau garçon. Il
-faudrait trouver une fille dévouée qui consentît à se renfermer pour
-quelques mois.
-
---Hélas! _ser_ Pippo, les gens dévoués sont rares. Après vous et moi,
-j'ai beau chercher, je n'en vois plus.
-
---Comment! parmi toutes les femmes de la maison?
-
---Je n'en connais pas. Songez donc, monsieur: deux mois de prison,
-peut-être trois, ou même davantage; cent jours peut-être sans voir
-personne: quelle perspective pour une femme!
-
---Comment appelles-tu cette grande fille qui a couru chercher le médecin
-quand tu avais la tête cassée?
-
---Amarella. Elle n'a pas beaucoup de coeur, allez. C'est une fille qui a
-ses idées.
-
---Peste! tu es difficile, si tu trouves qu'elle n'a pas prouvé assez de
-dévouement.
-
---Non, monsieur. Ce qu'elle a fait, ce n'est pas pour mademoiselle;
-c'est pour moi.
-
---Qu'importe? si elle consent à entrer au couvent, je m'inquiète bien si
-c'est pour l'amour de toi ou pour l'amour de Tolla! Ce qu'il faut,
-entends-tu? c'est que ta maîtresse ne soit pas seule; elle périrait
-d'ennui, d'amour et de silence. Va trouver cette fille. Tu as quelque
-crédit sur elle?
-
---Je le pense, _ser_ Pippo; mais je n'ai jamais essayé, parce qu'elle a
-ses idées et moi les miennes.
-
---Laisse-moi tes idées en repos. Va trouver cette fille, dis-lui ce que
-tu voudras, promets-lui ce qu'il faudra, arrange-toi comme tu pourras,
-mais décide-la à entrer au couvent: il s'agit du salut de mademoiselle.
-
---Je cours, monsieur. Jusqu'ici je n'avais trompé personne, mais le
-salut de mademoiselle avant tout!»
-
-Le 29 avril, à dix heures du soir, Tolla et sa femme de chambre
-entrèrent au couvent de Saint-Antoine-Abbé. Elles y furent conduites par
-le comte, la comtesse, Victor, Lello, Philippe, l'abbé La Marmora et
-Menico. La supérieure reçut Tolla des mains de sa mère. Elle l'embrassa
-tendrement et lui fit une petite exhortation maternelle sur les nouveaux
-devoirs qu'elle aurait à remplir, les privations auxquelles elle se
-condamnait, le passage de la vie tumultueuse des salons à la vie austère
-du cloître, et les avantages spirituels et temporels que Dieu lui
-réservait en échange d'un si vertueux sacrifice. Tolla dit adieu à tout
-le monde. Lorsqu'elle serra la main de Lello, deux grandes larmes
-descendirent lentement le long de ses joues pâles; elle se pencha vers
-lui et lui dit à l'oreille:
-
-«Me voici où tu as voulu; j'y resterai jusqu'à ce que tu viennes me
-reprendre: ne me fais pas attendre trop longtemps.»
-
-Menico pleurait à la dérobée. Amarella lui demanda tout bas:
-
-«Est-ce pour moi, ces larmes?
-
---Et pour qui donc?» répondit-il en rougissant un peu de son mensonge.
-
-Lorsque la supérieure eut amené sa nouvelle pensionnaire, les parents et
-les amis de Tolla restèrent quelques instants à écouter le grondement
-lugubre des portes qui se fermaient sur elle. Ce grand parloir sombre et
-froid n'était éclairé que par une lampe de cuisine dont la fumée montait
-en tournoyant jusqu'au plancher. Personne n'osait prendre la parole;
-Menico s'approcha de Lello et lui dit à haute voix:
-
-«Adieu, Excellence; je vous souhaite un bon voyage et _beaucoup de
-plaisir_.
-
---Ma pauvre fille! murmura la comtesse en étouffant un sanglot.
-
---Madame la comtesse, reprit Lello, c'est ici que j'ai voulu prendre
-congé de vous et de votre famille. C'est ici que je vous donne
-rendez-vous dans deux mois pour conduire votre fille à l'autel.»
-
-A la même heure, et tandis que Lello s'engageait irrévocablement à
-épouser Tolla, Rouquette et le chevalier soupaient joyeusement ensemble.
-Ces deux vases d'élection, l'un vaste et large comme un tonneau, l'autre
-sec et noueux comme un sarment de vigne, avaient déjà vidé six
-bouteilles de lacrima-christi rouge, le plus capiteux de tous les vins
-d'Italie. Le colonel s'enfonçait tout doucement dans cette ivresse
-tranquille et béate qui est le privilége des buveurs endurcis. L'excès
-du vin produisait en lui une félicité sans éclat, une torpeur sans
-malaise, un délicieux anéantissement. Sa grosse figure, aussi
-puissamment modelée que le masque antique de Vitellius, se couvrait par
-couches égales d'un coloris radieux; sa tête se renversait en arrière;
-ses jambes mollissaient sous lui, jusqu'au moment où tous les ressorts
-venant à se détendre, il passait sans secousse du fauteuil au tapis et
-de la veille au sommeil. Rouquette les yeux écarquillés, la figure
-plaquée de rouge, avait une ivresse agitée et capricante. Il élevait la
-voix, se démenait sur son siége et se ressuscitait lui-même par ses
-soubresauts; d'ailleurs, maître de lui jusqu'au dernier moment, fidèle à
-l'habitude de peser ses paroles, et toujours éveillé aux affaires.
-
-«Mon cher Rouquette, disait le colonel en grasseyant, vous êtes un grand
-homme.
-
---Hé! hé!
-
---Vous irez loin, si vous n'êtes jamais pendu.»
-
-Rouquette sauta comme un baril de poudre. «Rasseyez-vous donc, vous
-m'éblouissez. Est-ce que vous ne pourriez pas empêcher vos yeux de
-tourner dans leurs cages comme des écureuils? Que disions-nous? J'y
-suis. Vous avez sauvé une fois la famille Coromila. Une grande famille,
-Rouquette! Je tiens à mon nom, sans en avoir l'air; je ne le donnerais
-pas pour cent mille bouteilles de ce vin-là. Reste à sauver le petit. Il
-est bien empêtré, mon cher Rouquette.
-
---Soyez tranquille, Excellence; je l'emmène!
-
---Oui, mais il reviendra.
-
---Il reviendra tellement changé, que sa maîtresse ne le reconnaîtra
-plus.
-
---Ne croyez pas cela, Rouquette. J'ai passé par là, tel que vous me
-voyez. Eh bien! celle que j'ai... comment dit-on? trahie? oui; celle que
-j'ai trahie me reconnaît toujours. Ayez bien soin du petit.
-
---Comme de moi-même, Excellence.
-
---S'il avait envie de faire quelques folies, mon ami, laissez-le faire,
-cela le distraira. Je payerai tout. Nous ne regardons pas à l'argent
-dans la famille.
-
---Nous y voici, pensa Rouquette, qui tressaillit au mot d'argent.
-Excellence, j'ai déjà éprouvé votre générosité.
-
---Oui, oui. Ces vingt mille francs qu'on vous a donnés après l'affaire
-de Venise! Vous en verrez bien d'autres. C'est une mine d'or que cette
-maison-ci. Piochez, Rouquette, piochez! Pendant que vous travaillerez
-là-bas, nous nous occuperons, nous, de la petite fille. Nous lui ferons
-une réputation. Que faut-il pour faire la réputation d'une femme? Des
-paroles, et rien de plus. J'en achèterai: je ne regarde pas à l'argent.
-Il faut que Tolla Feraldi soit citée dans toutes les familles de
-l'Italie comme un exemple à ne pas suivre. Quand tout le monde dira que
-c'est une fille perdue, Lello n'osera plus la vouloir. Buvez donc,
-Rouquette, vous n'êtes pas de ma force. Je suis un Romain de la vieille
-roche, moi. J'aurais fait un bel empereur. Toi, mon garçon, tu ne seras
-jamais qu'un pape. Si tu guéris le petit, je te donnerai tout ce que tu
-voudras. Veux-tu quarante mille francs? dis? Quarante. Réponds vite,
-avant que je m'endorme.»
-
-Un domestique entra sur la pointe du pied.
-
-«Que veux-tu? murmura le colonel. Va te coucher! Tu vois bien que tu
-dors.
-
---Une lettre très-pressée pour monsignor.
-
---Donne-la-lui et va te coucher. Je te défends de ronfler en ma
-présence.»
-
-Rouquette déchira l'enveloppe d'une main avinée.
-
-«Du marquis Trasimeni, dit-il en bégayant.
-
---Trasimeni! Voilà plus de quinze ans qu'il dort! Chut! c'était mon ami.
-Si je ne craignais pas de l'éveiller, je te conterais une bonne
-histoire. Sais-tu avec qui il s'est marié, Trasimeni!»
-
-Rouquette n'était plus à la conversation. Il s'était levé, il s'appuyait
-au mur, auprès d'un candélabre, et épelait en se frottant les yeux la
-lettre suivante:
-
- «Monsignor,
-
- «Il me semble qu'il y a un siècle que je ne vous ai vu. Il s'est passé
- tant de choses depuis notre dernière rencontre! Mon ami Lello a
- conduit Mlle Vittoria Feraldi au couvent de Saint-Antoine-Abbé, afin
- de mettre son honneur en sûreté et de faire connaître à toute la ville
- de Rome qu'il était décidé à la prendre pour femme. Je m'étonne que
- vous n'ayez rien su de cette affaire, pour laquelle le
- cardinal-vicaire a donné sa signature. On peut donc avoir le bras
- très-long et l'oreille très-courte? Je vous cherche depuis une heure
- pour vous apprendre une nouvelle aussi intéressante. Impossible
- d'arriver jusqu'à vous: il y a de mauvais génies qui font métier de
- séparer ceux qui s'aiment.
-
- «Philippe TRASIMENI.»
-
-Rouquette poussa un cri aigre, revint à la table, avala une carafe d'eau
-et relut sa lettre pour la seconde fois. Il n'en fallut pas davantage
-pour le dégriser. «Colonel!» cria-t-il. Le colonel avait disparu sous la
-nappe. Rouquette tira violemment la table en renversant les flacons et
-les verres; il découvrit une masse aussi imposante, mais aussi immobile
-que les lions de basalte qui décorent l'entrée du Capitole. Il essaya de
-le secouer: peine inutile! Il lui jeta quelques gouttes d'eau sur le
-visage: le formidable dormeur, pour toute réponse, lui détacha un coup
-de poing qui l'aurait assommé, s'il ne s'était retiré à temps.
-
-«Lourde brute! murmura le pauvre Rouquette. Et il y a cinquante ans
-qu'il apprend à boire! Que faire? Nous partons demain matin à cinq
-heures; il est minuit. Cinq heures pour arracher cette fille de son
-couvent! Ah! si j'étais pape! Tu me le payeras, Philippe Trasimeni! Si
-nous la laissons là, tout m'échappe, Lello, l'argent, l'avenir, les
-Coromila! Comment le cardinal-vicaire a-t-il signé? Est-ce qu'il sait
-tout? Est-ce qu'il se cache de moi? N'est-il pas un peu parent des
-Feraldi? S'il m'échappait comme le reste? Tout s'ébranle, tout craque,
-tout s'écroule sur ma tête. Travaillez donc comme un manoeuvre à bâtir
-votre fortune, pour que l'espiéglerie d'un gamin la jette à bas! Voilà
-la justice céleste! Il faut que je parle à ce Lello! C'est lui qui a
-fait la sottise, c'est à lui de la réparer.»
-
-Il sortit, en trébuchant un peu, de la salle à manger, et courut à
-l'appartement de Lello. Le domestique qui lui avait apporté la lettre
-courut après lui, et l'arrêta avec cette fermeté polie que les valets
-savent opposer à un maître qui a trop bu. Rouquette, exaspéré par un tel
-contre-temps, voulut jeter ce respectueux obstacle par la fenêtre. Le
-valet menaça d'appeler main-forte, et déclara qu'il ne laisserait point
-troubler le repos du chevalier Lello. Rouquette changea de tactique et
-demanda à voir le prince. Un valet de chambre et quatre laquais, attirés
-par tout ce bruit, lui répondirent que le prince avait défendu qu'on
-entrât chez lui avant quatre heures sous aucun prétexte.
-
-«C'est bien, reprit-il, laissez-moi. Je vais tâcher d'éveiller le
-colonel.» Tous ces hommes jurèrent qu'on les mettrait en morceaux avant
-de secouer le bras du colonel. «Alors ouvrez-moi la porte, cria-t-il, je
-veux sortir!» Ces braves gens se demandèrent s'il était prudent de
-lâcher dans la ville un si incorrigible réveille-matin. C'est après une
-résistance héroïque, des pourparlers interminables et des
-recommandations à exaspérer un saint, qu'ils tirèrent les verrous et
-l'abandonnèrent sur le Corso à la grâce de Dieu.
-
-Rouquette erra quelques instants à l'aventure sans savoir à quelle porte
-frapper à une heure si ridiculement indue. Il regardait d'un oeil hébété
-les maisons énormes qui bordent le Corso, lorsqu'il lut au coin d'une
-des rues qui viennent y aboutir: _Via Frattina_. Il se souvint qu'il
-était à deux pas de la générale, et, sans écouter l'avis officieux des
-horloges du quartier qui sonnaient unanimement deux heures du matin, il
-courut frapper à sa porte. Comme il arrive en pareil cas, les coups de
-marteau réveillèrent d'abord les gens d'en face, puis les maisons
-voisines, puis le locataire du troisième, puis l'Anglais du second, puis
-le marchand du rez-de-chaussée, avant d'être entendus chez Mme Fratief,
-qui logeait au premier. Lorsque son domestique se décida enfin à ouvrir
-un volet pour parlementer, Rouquette essuyait les feux croisés de
-quatorze bourgeois flanqués de quatorze chandelles, qui lui lançaient
-quatorze questions à la fois. Force lui fut de décliner son nom au
-milieu de ce curieux auditoire, qui se demanda depuis quand les
-_monsignori_ faisaient leurs visites à deux heures du matin. La porte
-s'ouvrit enfin. La générale, réveillée en sursaut par une heureuse
-nouvelle, accourut en si grande hâte, qu'elle oublia de mettre ses
-dents. Rouquette, aussi pressé qu'elle pour le moins, ne prit pas le
-temps d'excuser la rareté de ses visites et tous les péchés d'omission
-qu'il avait sur la conscience. Il alla droit au fait, annonça qu'il
-venait, de la part de Lello, prendre congé de ces dames. L'affaire était
-en bon chemin, Lello semblait fort décidé à ne prendre sa femme ni en
-France ni en Angleterre: il reviendrait à Rome dans deux mois; d'ici là,
-la belle Nadine et sa mère recevraient de ses nouvelles. Malheureusement
-Tolla, conseillée par sa mère ou par quelque autre intrigante, était
-allée se jeter dans un couvent; toute la ville de Rome l'apprendrait
-dans quelques heures, et le parti Feraldi, profitant du départ de Lello,
-ne manquerait pas de dire que c'était lui qui l'avait cloîtrée: calomnie
-dangereuse qu'il fallait démentir à tout prix en forçant cette petite
-folle à rentrer dans le monde. Tant qu'elle serait à Saint-Antoine-Abbé,
-personne n'aurait prise sur elle, et elle aurait prise sur Lello. Elle
-se poserait en victime et ameuterait tous les pleurards de l'Italie. «Si
-j'avais une journée à moi, dit-il, je saurais bien l'arracher de sa
-retraite; mais je pars à cinq heures du matin pour Civita-Vecchia, à
-trois heures du soir pour la France, et les bateaux à vapeur n'ont pas
-l'habitude d'attendre. Agissez, il y va de votre intérêt. Dites tout ce
-qu'il vous plaira, que ce n'est pas Lello qui l'a cloîtrée, mais la
-police: qu'on l'a mise au couvent par correction: si cela prend, elle
-sortira pour prouver qu'elle est libre, et une fois sortie, on ne lui
-permettra plus de rentrer. Rendez-lui le séjour du couvent
-insupportable: si elle a quelque servante avec elle, prenez-lui sa
-servante. Enfin, vous êtes une femme de tête; guettez les occasions,
-inspirez-vous des circonstances, parlez, agissez, remuez; tous les
-moyens sont bons, argent, promesses, prières, menaces: pourvu qu'elle
-sorte, tout est là.
-
---Hé! cher monsignor, que voulez-vous que je fasse? je n'ai ni crédit,
-ni pouvoir, ni... (elle s'arrêta fort à propos au moment où elle allait
-dire ni argent) ni auxiliaire. J'avais autrefois un domestique dévoué;
-il a disparu le 6 octobre sans me dire adieu.
-
---Et en emportant vos bijoux?
-
---Dieu! non, le pauvre garçon! L'Anglais qui demeure là-haut l'accusait
-d'avoir volé un fusil: c'est peut-être ce qui lui a fait prendre la
-maison en horreur. Quand je l'avais ici, ce bon Cocomero, je savais
-tout; il pénétrait jusque dans le palais Feraldi pour m'apporter les
-nouvelles. Le butor qui l'a remplacé n'est capable de rien: autant
-vaudrait un sourd-muet aveugle et manchot.
-
---Qu'à cela ne tienne! voulez-vous que je vous laisse un homme?
-
---Oui, certes.
-
---La police est dans les attributions du cardinal-vicaire. J'ai du
-crédit dans les bureaux; je puis mettre un sbire à votre disposition.
-
---Donnez, monsignor, donnez!
-
---Attendez! Il y a six mois, j'ai enrôlé un drôle qui m'avait tout l'air
-d'avoir fait quelque mauvais coup; mais à tout péché miséricorde: c'est
-la devise de la police. Il m'a prié instamment de le placer hors de
-Rome; je lui ai offert Albano, Lariccia ou Velletri; il a demandé en
-grâce qu'on l'envoyât d'un autre côté: il est à Civita-Vecchia, il
-surveille les libéraux, ses chefs sont contents de lui; je vous
-l'expédierai aujourd'hui même.
-
---Mais s'il refusait de revenir à Rome?
-
---Je voudrais bien voir qu'il essayât de refuser quelque chose! On est
-toujours sûr du dévouement d'un homme lorsqu'on a de quoi le faire
-pendre. Adieu, madame, je vais travailler pour vous: aidez-moi. Mes
-baisemains à mademoiselle votre fille!
-
---Elle dort, la pauvre innocente, tandis que nous nous occupons de son
-bonheur!»
-
-Nadine écoutait à la porte.
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Rouquette trouva un carrosse attelé dans la cour du palais Coromila.
-Lello et son frère, lestés d'une tasse de chocolat, se promenaient en
-fumant, tandis qu'on remplissait un fourgon de bagages. Le colonel
-dormait comme Noé après la première vendange: il avait fait ses adieux
-la veille pour avoir le droit de se lever à midi. Tous les gens de la
-maison vinrent, chapeau bas, baiser les mains de leurs maîtres. Le
-prince leur distribua un gros sac d'argent. Rouquette, qu'ils
-examinaient comme une curiosité d'histoire naturelle, aurait voulu leur
-distribuer des coups de bâton. On partit à cinq heures précises.
-
-Jusqu'à Civita-Vecchia, Lello bâilla, fuma, soupira et regarda par la
-portière; son frère lut le premier chant de _don Juan_ dans le texte
-anglais; Rouquette dormit. Les quatre domestiques que l'on emmenait à
-Londres émerveillèrent les alouettes par l'éclat de leurs boutons neufs.
-En entrant dans la ville, les postillons firent claquer si superbement
-leurs fouets, qu'on crut voir entrer le duc de Toscane, dont l'arrivée
-était annoncée pour ce jour-là. La garnison prit les armes, les tambours
-battirent aux champs, et le gardien des portes refusa obstinément
-d'examiner les passe-ports. Les deux frères traversèrent au galop cet
-enthousiasme officiel: ils trouvèrent sur le port leur intendant, qui
-était venu la veille pour assurer les places et disposer les logements
-sur le bateau. Rouquette courut à la police, se nomma et demanda
-François le Napolitain. Il eut quelque peine à reconnaître son protégé.
-François le Napolitain, ci-devant Cocomero, avait rasé ses favoris et
-laissé croître ses cheveux. Ce changement de décoration joint à la peur
-du bagne voisin, dont le spectacle l'avait horriblement maigri, lui
-avait fait une autre figure, aussi longue que la première était large.
-Depuis le 6 octobre et l'_accident_ de Menico, François n'avait jamais
-dormi que d'un oeil: aussi ses chefs louaient-ils sa vigilance. Il
-faisait le guet autour de la ville, gardait toutes les issues à la fois,
-et dépistait merveilleusement les nouveaux venus, tant il avait peur de
-voir arriver un couteau suivi du bras de Dominique. Malgré les
-témoignages de satisfaction qu'il avait souvent obtenus, il ne
-recherchait pas les occasions de comparaître devant les autorités
-policières: il avait peur de ses chefs, de ses camarades et de son
-ombre.
-
-Lorsqu'il se vit en présence de monsignor Rouquette, secrétaire intime
-de son Éminence le cardinal-vicaire, il serra instinctivement les
-mâchoires, de peur qu'on n'entendît claquer ses dents.
-
-«J'ai besoin de toi,» lui dit Rouquette. La figure de Cocomero
-s'épanouit.
-
-«Tu vas partir ce soir pour Rome.» La figure de Cocomero s'allongea.
-
-«Tu iras _via Frattina_, nº 15; tu demanderas Mme la générale Fratief.»
-
-Cocomero tomba à genoux: «Grâce! cria-t-il, grâce monsignor! Je suis, ou
-du moins je serai un pauvre père de famille! Ne me perdez pas: je vous
-servirai toute ma vie!
-
---Je ne veux pas te perdre, je veux t'employer. Je sais tout.»
-
-Rouquette ne savait rien; mais _je sais tout_ est un talisman presque
-infaillible, et il y a bien peu d'hommes assez irréprochables pour
-entendre sans trembler ce bienheureux _je sais tout_.
-
-«Et, monsignor, balbutia Cocomero, vous croyez qu'il n'y a pas
-d'imprudence à m'envoyer dans _cette_ maison? Est-ce que l'Anglais du
-fusil n'y est plus?
-
---Tiens, tiens!» pensa Rouquette.
-
-Il reprit à haute voix:
-
-«L'Anglais du fusil y est encore; mais tu es si changé qu'il ne te
-reconnaîtra pas. Parlons un peu du fusil de l'Anglais.»
-
-Cocomero joignit piteusement les mains.
-
-Le confesseur improvisé poursuivit: «Maître Cocomero, car je sais tous
-tes noms, fidèle valet de Mme Fratief, on ne vole pas un fusil pour
-aller faire la chasse aux moineaux!
-
---Plus bas! monsignor, au nom du ciel! Menico m'avait provoqué; il
-m'avait roué de coups, deux fois de suite, dans la cour du palais
-Coromila et devant la porte de ses maîtres, ces scélérats de Feraldi. Ma
-patience était à bout: j'ai demandé pardon à Dieu, j'ai fait quatre
-neuvaines, et puis... on est vif, et un malheur est bientôt arrivé.
-
---Mais c'est un trésor que cet homme-là, pensa Rouquette. Il déteste les
-Feraldi, il a déjà servi la Fratief, il sait le métier d'espion, et il
-loge une balle à cent pas dans la tête d'un homme. Je veux faire sa
-fortune.»
-
-Il continua tout haut, d'un ton digne et sévère:
-
-«Vous êtes un grand coupable, mais vous pouvez réparer vos crimes.
-Choisissez entre l'expiation honorable que je vous propose et les peines
-honteuses que la loi suspend sur votre tête. Vous partirez pour Rome par
-la voiture de ce soir. Vous irez demain à la brune prendre les ordres de
-la respectable Mme Fratief; vous exécuterez aveuglément tout ce que
-cette sainte femme vous commandera. Vous n'aurez rien à craindre de la
-justice tant que vous serez exact à remplir les nouveaux devoirs que le
-gouvernement du saint-père vous impose. Si vous croyez être en butte à
-quelque vengeance particulière, défendez-vous, sans jamais oublier la
-prudence. Pour subvenir à vos besoins, vous toucherez tous les mois une
-somme de vingt écus chez l'intendant des princes Coromila-Borghi. Voici
-vos gages du mois de mai, et deux écus pour votre voyage. Allez, et
-souvenez-vous que vous êtes dans ma main.»
-
-Cocomero, prosterné comme devant un saint, s'empara d'une des basques de
-l'habit de Rouquette, qu'il couvrit des plus tendres baisers et des
-larmes les plus reconnaissantes. Rouquette s'enfuit jusqu'au bateau en
-riant comme un augure qui vient d'en voir un autre.
-
-Le voyage se fit en ligne directe, à toute vapeur, en moins de quarante
-heures. La mer était belle. Lello ne fut pas malade, et Rouquette lui
-donna deux longues leçons de français sans lui parler du couvent de
-Saint-Antoine. En débarquant à l'hôtel, Lello chercha au fond d'une
-malle le portrait de Tolla. La chère petite image était presque laide:
-les exhalaisons salines de la mer avaient altéré les couleurs. Il se
-consola comme il put en griffonnant une longue lettre à sa maîtresse. Ni
-son frère ni Rouquette ne lui demandèrent à qui il écrivait; mais quand
-il parla de faire venir un barbier pour raser ses moustaches, qui
-avaient repoussé d'un millimètre, on le plaisanta si vertement qu'il se
-rendit. Son frère appelait le barbier l'exécuteur des hautes oeuvres de
-Tolla. Rouquette demanda depuis quand les nobles Romains étaient
-taillables à merci. On fit acheter une paire de moustaches postiches
-qu'on posa sur un coussin avec cette inscription: _Offrande à la
-beauté_. Rouquette crayonna une femme ornée de moustaches; il écrivit
-au-dessous: _Tolla parée des présents de Lello_. La cheminée de sa
-chambre était surmontée d'un amour de plâtre: on lui mit un rasoir entre
-les bras et l'on grava sur le socle: _Cruel enfant!_ Pour obtenir la
-paix Lello remit l'opération à des temps meilleurs; mais il confessa
-noblement sa faute dans la première lettre qu'il écrivit à Tolla.
-
-Le séjour de Paris, où les trois voyageurs s'arrêtèrent jusqu'au 10
-juin, ne refroidit pas l'amour de Lello. Paris n'a que des séductions
-banales pour un étranger qui ne sait pas le français et qui court du
-matin au soir derrière un _cicerone_ de place, demi-valet, demi-drogman.
-La manufacture des Gobelins, la colonne Vendôme, les caveaux du
-Panthéon, et même le musée historique de Versailles, sont aussi
-incapables d'éteindre les passions que de les allumer. Lello écrivait
-sans mentir qu'il avait les yeux à Paris et le coeur à Rome.
-
-Lorsque son frère lui montrait aux Champs-Élysées une délicieuse
-toilette d'été, il répondait naïvement:
-
-«Oui, cela irait bien à Tolla.»
-
-Rouquette ne rencontrait jamais une jolie femme sans la lui faire
-remarquer.
-
-«J'aime mieux Tolla, répondait-il; d'abord elle est aussi belle, puis
-elle m'aime, enfin elle parle italien.»
-
-«Essayons du grand monde,» dit Rouquette. On porta une douzaine de
-lettres de recommandation, qui attirèrent cinq ou six invitations à
-dîner: il y avait déjà beaucoup de familles à la campagne. Lello
-s'ennuya partout: son frère, qui parlait français, et Rouquette, qui
-avait de l'esprit, l'éclipsèrent totalement. Il en prit son parti en
-rêvant à Tolla. Sa pensée voyageait incessamment entre la chère fenêtre
-et le parloir de Saint-Antoine. Ce gros garçon, qui n'avait jamais eu
-deux idées à la fois, fut pensif comme un philosophe et distrait comme
-un algébriste: en foi de quoi ses compagnons de voyage l'avaient
-surnommé le _hanneton_.
-
-Son principal et presque unique souci durant les trois premières
-semaines fut le silence de Tolla. Tous les jours, son domestique de
-place s'en allait rue Jean-Jacques-Rousseau et revenait les mains vides.
-Il accusa d'abord la poste de Paris, qui lui paraissait un chaos
-épouvantable; il ne comprenait pas qu'une administration qui transporte
-ses facteurs en omnibus pût distribuer des lettres sans en perdre la
-moitié. Ses soupçons se portèrent ensuite sur son oncle et sur la poste
-romaine, qui fut de tout temps sujette à caution. Enfin il surveilla
-Rouquette et son frère sans parvenir à les prendre en faute. Au bout de
-vingt-deux jours, son banquier lui remit un mot de Tolla qui éclaircit
-tout le mystère. Elle lui avait écrit onze fois, ni plus, ni moins, sous
-le nom de Manuel Miracolo, et les onze lettres attendaient bureau
-restant, casier M, que Miracolo vînt les prendre. Lello y courut, suivi
-de son interprète à dix francs par jour. L'employé lui montra onze
-lettres à l'adresse de Manuel Miracolo, et lui demanda son passe-port.
-Lello s'étonna que, sur la terre de la liberté, un étranger eût besoin
-de son passe-port pour obtenir sa correspondance. Dans la ville de Rome,
-où les facteurs ne vont pas en omnibus, on donne les lettres à qui veut
-les prendre. Si vous vous appropriez le bien d'autrui, l'administration
-le met sur votre conscience. Lello montra un passe-port au nom de
-Coromila. On le renvoya à un autre employé qui présidait à la lettre C,
-mais qui n'avait rien à son adresse. A force d'aller d'un guichet à
-l'autre, il comprit, son domestique aidant, qu'il faudrait un ordre
-exprès du directeur général des postes pour rendre à la lettre C les
-trésors d'amour que la lettre M avait usurpés. Il se défiait trop de
-Rouquette pour lui faire part de son embarras et lui demander son
-assistance. Son inséparable interprète le conduisit chez un écrivain
-public qui expliqua l'affaire comme il la comprit, et lui recommanda
-expressément de faire viser la pétition par son ambassadeur. Manuel se
-transporta sans retard à la nonciature apostolique, et mit tous les
-bureaux dans le secret. Un si beau zèle ne pouvait pas rester sans
-récompense: les lettres lui furent remises au bout de dix jours, quand
-son frère, son oncle, Rouquette, Rome et Paris en eurent appris
-l'histoire.
-
-Tolla était bien triste. Si ses lettres n'étaient pas mouillées de
-larmes, c'est que son mouchoir avait préservé le papier. Sa retraite
-n'avait pas imposé silence à ses ennemis. Les uns disaient que Lello
-l'avait mise au couvent par mépris pour sa mère et pour ne la point
-laisser aux mains d'une intrigante. Les autres prétendaient que Lello
-n'était pour rien dans l'affaire, et qu'elle avait été enfermée par
-ordre du pape, comme une fille perdue. Un sbire, dont on ignorait le
-nom, s'était vanté publiquement d'avoir pris part à cette exécution. On
-faisait circuler des copies d'une lettre de monsignor Rouquette, où il
-était dit en propres termes: «Vous pouvez assurer aux Feraldi que Lello
-n'est pas pour eux.» A l'appui de cette menace, la générale affirmait
-qu'il était venu la voir trois heures avant de quitter Rome. Les gens
-sensés avaient beau dire que le fait était invraisemblable, puisqu'on
-l'avait vu partir à cinq heures du matin, les habitants de la via
-Frattina déclaraient qu'à deux heures un homme en habit laïque avait
-réveillé tout le quartier en frappant au nº 15. Le séjour du couvent
-n'était pas trop aimable: les religieuses étaient bonnes, encore qu'un
-peu curieuses; mais les murs étaient bien gris, la cellule bien étroite,
-et pas de jardin! Amarella avait d'abord pris le couvent en patience,
-mais au bout de quelques jours son humeur s'était aigrie. Mme Feraldi
-venait tous les soirs à la grille, avec Toto et Menico. Il y avait un
-parloir pour les domestiques et les soeurs converses, mais personne n'y
-était encore entré pour Amarella. Le comte était accablé d'affaires,
-Philippe allait chercher sa mère à Florence, l'abbé La Marmora venait
-deux fois par semaine. Tolla recommandait à Lello de fréquenter les
-sacrements. «Cela est facile à dire, répondait Lello; mais où trouver
-des prêtres dans cette ville de païens? A peine si en un mois j'en ai
-rencontré quatre, et tous Français! J'essayerais bien de me confesser en
-français, avec ce peu que j'ai appris; mais comment faire? il m'est
-impossible de parler français sans rire. Je prie matin et soir, et je
-remets les sacrements à mon retour. Les sacrements ne sont qu'à Rome.
-
---Veux-tu savoir l'emploi de mes journées? écrivait Tolla. Je me lève à
-neuf heures; à dix, je vais à la messe; je reste à l'église jusqu'à
-midi, à prier Dieu pour toi. A midi, je dîne avec les religieuses. A une
-heure un quart, on sonne la cloche du silence, et chacun est obligé
-d'aller dormir dans sa chambre. A trois heures, le silence est rompu, et
-les religieuses descendent au choeur. Je me lève un peu plus tard, et je
-me mets à écrire jusqu'à ce qu'on vienne me prendre pour la lecture
-spirituelle et le rosaire, qui se dit dans une grande salle où elles
-sont toutes à travailler. A six heures, je vais à la grille voir ma mère
-et les personnes qu'elle amène avec elle. Après leur départ, je remonte
-à ma chambre, où je me promène sur une terrasse qui est auprès; j'y
-reste tant que les soeurs sont à matines, c'est-à-dire une heure environ
-après l'_Ave Maria_. Je descends alors à l'église, où je prie toute
-seule pendant un bon quart d'heure, puis je viens souper dans ma
-chambre. A neuf heures, on sonne le silence; tout le monde se couche et
-l'on n'entend plus souffler dans la maison. Je m'enferme avec Amarella,
-qui dort dans un cabinet auprès de moi, et nous restons, elle à
-travailler, moi à lire, jusqu'à minuit. Nous faisons nos neuvaines et
-nos autres oraisons, puis je me mets au lit, et, jusqu'à ce que le
-sommeil me vienne, je pense aux jardins, aux forêts, aux belles fleurs
-et aux grands arbres, aux chevaux, aux bals, à la musique, à l'amour, à
-la vie, car je ne vis pas.»--«Moi, répliquait Lello, je me lève à dix
-heures; c'est un peu tard. Je déjeune à onze, je sors à midi pour voir
-les monuments; je dîne à cinq; puis vite au théâtre! Et après le
-spectacle, une petite promenade sur le boulevard des Italiens, où l'on
-voit une multitude de braves filles mises à la dernière mode et
-attendant la Providence! C'est un spectacle horrible à voir, et qui
-inspire plus de dégoût que de désir.»
-
-Il faut connaître les moeurs et les idées romaines pour comprendre tout
-ce que le dernier trait de cette peinture ajouta aux ennuis de Tolla.
-Rome n'est pas une ville d'innocence, tant s'en faut; mais c'est une
-ville de bon exemple: la police n'y souffre aucun scandale. Jamais un
-jeune homme n'y rencontre ces dangers ambulants qui fourmillent dans les
-rues de Paris. La débauche y est voilée, et le vice y a des allures
-discrètes. Tolla fut plus étonnée qu'une Parisienne à qui l'on dépeint
-les moeurs des îles Marquises. Son imagination chaste, mais active, se
-figura le boulevard des Italiens comme une porte de l'enfer, un théâtre
-éclairé par des langues de feu, où l'on représentait jour et nuit le
-grand mystère de la tentation de saint Antoine.
-
-Cependant Lello ne se mettait jamais au lit sans baiser la pâle
-miniature de sa chère Tolla.
-
-Lorsqu'on partit pour Londres, la question n'avait pas fait un pas:
-Lello se fortifiait dans son amour et Tolla dans sa retraite. Mme
-Fratief était aux abois; elle allait faire une tentative sur Amarella,
-par acquit de conscience. Rouquette ne savait plus à quoi se prendre; il
-prévoyait bien que les plaisirs brumeux de l'Angleterre et les augustes
-réjouissances du couronnement ne produiraient pas plus d'effet que les
-séductions de Paris. Dans cet épuisement de toutes ses ressources, il
-essaya de regagner la confiance de Lello. Il adoucit ses plaisanteries
-contre Tolla; il témoigna même un certain respect pour ce grand exemple
-de constance. Il laissa entendre que, s'il n'avait aucune pitié pour les
-amours follets et les romans d'une heure, qui font les délices des
-pensionnaires et le désespoir des familles, il savait admirer l'héroïsme
-d'une passion persévérante. Sous la même inspiration, le colonel écrivit
-coup sur coup deux longues lettres à son neveu. Le gros homme
-adoucissait sa voix, il reprochait à Lello son manque de confiance, et
-frappait timidement à son coeur pour se faire ouvrir. Sans sortir des
-banalités d'une correspondance de famille, il se vantait d'avoir une
-indulgence de père; rien ne pourrait lui ôter de la mémoire qu'il avait
-fait sauter le petit Lello sur ses genoux. C'était pour lui, bien plus
-que pour son frère, qu'il avait renoncé aux douceurs du mariage et
-accepté les ennuis de la vie de garçon. Il s'était toujours promis de
-lui laisser tout son bien, à telles enseignes que le testament était
-fait et cacheté. Pourquoi donc l'objet d'une prédilection si marquée
-témoignait-il si peu de reconnaissance? On n'exigeait de lui aucun
-sacrifice, on ne demandait que de la sincérité.
-
-Ce texte un peu vague fut commenté savamment par Rouquette.
-
-«Vous avez tort, dit-il, de vous cacher de votre oncle: c'est un homme
-dont vous avez tout à espérer et rien à craindre. A votre place, je lui
-raconterais naïvement l'histoire, puisqu'il la sait, et je lui
-demanderais son consentement, quitte à m'en passer.
-
---Me l'accordera-t-il? mon cher Rouquette.
-
---Pourquoi non? Cependant, entre nous, je crois qu'il a le couvent de
-Saint-Antoine sur le coeur. On a dit à Rome que vous aviez enfermé Mlle
-Feraldi afin de la protéger contre votre oncle. Quelle injure pour un
-pauvre homme qui vous aime et qui vous a fait son héritier! Que
-voulez-vous qu'il pense lorsqu'il voit que vous aimez mieux martyriser
-votre maîtresse que de la laisser vivre tranquillement dans la même
-ville que lui?
-
---Il est vrai, mon bon Rouquette, Tolla souffre le martyre.
-
---Vous le saviez? On vous a donc parlé de tous les maux qu'elle endure
-dans cet horrible couvent?
-
---Elle m'en a écrit quelque chose.
-
---Et vous a-t-elle parlé de sa santé?
-
---Quoi! serait-elle malade?
-
---Vous a-t-elle dit que l'ennui la dévorait jusqu'aux os? que la
-fièvre...
-
---Parlez, Rouquette, au nom du ciel! ne me cachez rien de ce que vous
-savez.
-
---On dit qu'elle ne dort pas, qu'une fièvre la consume, qu'elle est
-maigre à faire peur, que ses beaux yeux se creusent, que ses couleurs se
-flétrissent et qu'on ne la reconnaît plus. Sa femme de chambre ne peut
-plus tenir au régime du couvent et menace de la quitter: que
-deviendra-t-elle, seule avec ses chagrins?
-
---Pas un mot de plus, mon ami! je me prendrais moi-même en horreur. J'ai
-fait, sans le savoir, le métier d'un bourreau; mais ne croyez pas que je
-l'aie mise à Saint-Antoine par défiance de mon oncle. J'avais d'autres
-raisons: je craignais que l'amitié d'un certain jeune homme ne profitât
-de mon absence pour se métamorphoser en amour.
-
---Quelle idée, mon cher Lello! La nature vous a-t-elle fait pour être
-supplanté par personne?
-
---Non, mais...
-
---D'ailleurs je vous réponds, moi qui me connais en femmes, que cela est
-incapable de trahir. Vous savez si je la regarde avec des yeux prévenus:
-vous m'avez toujours vu la juger très-librement, trop librement
-peut-être, car je commence seulement à apprécier ses vertus. Eh bien!
-croyez-en ma parole, Tolla ne vous trahira jamais.»
-
-Lello écrivit à Tolla qu'il lui permettait de quitter le cloître, si
-elle s'y trouvait toujours aussi mal. Bientôt il la pria de retourner
-chez ses parents. Sous la dictée de Rouquette, la simple prière se
-changea en ardent désir, puis en _amoroso comando_. Enfin il déclara que
-la présence de sa maîtresse dans ce maudit couvent le mettait au
-désespoir.
-
-«Si tu persistais, disait-il, tu m'attirerais tant de chagrins, que mes
-forces physiques n'y tiendraient pas.»
-
-Cependant Tolla persistait.
-
- * * * * *
-
-«J'ai déjà trop enduré, répondit-elle, pour ne pas aller jusqu'au bout.
-Si je t'obéissais, j'exposerais tout le fruit de mes souffrances.
-Demande-moi ce que tu voudras, excepté le sacrifice de notre avenir: tu
-me trouveras soumise à tes volontés et même à tes caprices.
-
-«Qui donc te pousse à me faire sortir d'ici? Cette idée ne vient pas de
-toi. Veux-tu savoir ce qu'elle vaut? Demande-toi si ceux qui te l'ont
-inspirée désirent notre union, ou s'ils cherchent à l'empêcher. Tu sais
-où tendent tous leurs efforts. Irons-nous leur rendre le succès facile
-en suivant leurs conseils? Est-ce dans notre intérêt qu'ils parlent ou
-dans le leur? Voudrais-tu qu'après avoir tout fait pour ne leur point
-laisser d'armes contre nous, j'allasse leur en fournir par un changement
-de conduite!
-
-«Mes parents approuvent ma persévérance, la marquise Trasimeni m'engage
-à continuer, le docteur Ély m'a dit qu'on m'admirait dans les plus
-honorables maisons de Rome; l'abbé La Marmora jure que je suis perdue si
-je passe le seuil de la porte; l'abbé Fortunati, qui de sa vie n'a dit
-ni oui ni non, avoue que l'idée d'entrer au couvent a été une
-inspiration du ciel. J'y reste donc. Je l'ai juré, et moi je tiens mes
-promesses; ta main seule ou celle de la mort pourra m'en arracher.»
-
- * * * * *
-
-Pendant ces débats, le frère de Lello épousa une Anglaise assez jolie et
-une dot véritablement belle. Lello, abstraction faite de la dot,
-reconnut que sa belle-soeur ne soutiendrait pas la comparaison avec
-Tolla. C'est dans la semaine qui suivit ce mariage que la chambre des
-lords revêtit sa robe de velours cramoisi doublé d'hermine pour assister
-au couronnement de la reine, une des plus belles fêtes de ce siècle.
-Lello, confondu dans les rangs de la légation napolitaine, vit toute la
-cérémonie. Il mit son célèbre habit de cour à cinq heures du matin, et
-l'ôta à trois heures après minuit. Il serait mort de faim dans
-l'intervalle, s'il n'avait eu la précaution d'apporter des gâteaux dans
-ses poches. Cette mémorable journée et toutes les belles choses qui
-passèrent sous ses yeux ne lui firent pas oublier Tolla, bien au
-contraire. N'entendait-il pas crier: «Vive Victoria!» et le nom de
-Victoria ne brillait-il pas en lettres de feu au milieu de toutes les
-illuminations? Le lendemain de la fête, plus amoureux que jamais, il
-écrivit au colonel, sous la dictée de Rouquette, quatre pages d'aveux et
-de prières. Lorsqu'il eut cacheté l'enveloppe, Rouquette l'embrassa
-paternellement: «Bravo! lui dit-il, vous agissez en bon neveu et en
-homme d'esprit. Cette petite lettre est grosse de plusieurs millions.
-Vous serez aussi riche que votre frère.
-
---Maintenant, mon cher Rouquette, je vais attendre la réponse de mon
-oncle à Paris, Londres m'ennuie: je ne comprends pas les enseignes des
-boutiques, et je trouve que les Anglais ne sont pas polis.»
-
-Lello n'avait pas plus compris la magnifique politesse des Anglais que
-les enseignes des boutiques.
-
-«Ma foi! dit Rouquette, pour un rien j'irais à Paris avec vous. Votre
-frère est dans sa lune de miel, et il regarde le genre humain du haut en
-bas, comme les habitants de toutes les lunes. Il se passera de moi aussi
-facilement qu'un perdreau d'un coup de fusil. Allons à Paris! nous
-continuerons nos leçons de français.»
-
- * * * * *
-
-Le 8 juillet, ils s'installaient pour la seconde fois à l'hôtel Meurice.
-Rouquette, pour être plus agile, dépouilla le _monsignor_, et s'appela
-sur ses cartes le comte de Rouquette. Lello qui n'avait pas plus compris
-la cuisine anglaise que le reste, fut ravi de retrouver les dîners de
-l'hôtel et les déjeuners du café de Paris. Il allait au théâtre tous les
-soirs pour apprendre la langue. Rouquette n'avait qu'un regret, c'était
-de ne pouvoir l'y conduire deux fois par jour. Il espérait toujours que
-Tolla serait détrônée par une cantatrice ou une comédienne, et il savait
-par expérience que les passions du théâtre sont celles qui mènent plus
-loin, parce que la vanité y vient en aide à l'amour. Malheureusement, au
-mois de juillet, les Italiens étaient en voyage et l'Opéra en
-réparation. A la Comédie-Française tous les chefs d'emploi étaient en
-congé, et les banquettes regardaient jouer les doublures. Lello était
-réduit au drame et au vaudeville. Il avait un faible pour le vaudeville,
-quoiqu'il lui arrivât rarement de saisir la plaisanterie du premier
-bond: il riait après tout le monde, et sa gaieté retardait de quelques
-minutes sur celle du parterre. Quelquefois même il digérait un bon mot
-jusqu'au lendemain, et surprenait Rouquette par un éclat de rire
-homérique qui partait comme une fusée au milieu du déjeuner.
-
-Trois jours après leur arrivée, les deux inséparables s'étaient
-fourvoyés aux Folies-Dramatiques. Lello, du haut de l'avant-scène,
-lorgna très-attentivement une jeune première blonde et blanche que
-l'affiche désignait sous le nom de Cornélie, et que l'auteur avait
-honorée d'un rôle de trente-cinq lignes. Il profita du premier entr'acte
-pour questionner l'ouvreuse, et il apprit, à son grand étonnement, que
-Mlle Cornélie Sarrazin était sage. Elle vivait chez son père, ne sortait
-qu'avec sa mère, et montrait avec orgueil deux petites mains rouges
-comme des pivoines; d'ailleurs bonne fille: son coeur n'avait pas parlé,
-mais rien ne prouvait qu'il fût sourd-muet de naissance. Cette nouveauté
-piqua la curiosité de Lello, et il regretta que pour cinq francs
-l'ouvreuse ne lui en eût pas conté plus long. Heureusement Mlle
-Cornélie, qui ne jouait que dans la première pièce, se débarbouilla
-sommairement de son blanc et de son rouge, et vint s'asseoir au balcon
-avec sa mère. Lello grillait de contempler de près cette vertu
-paradoxale et cette mère d'une sévérité provisoire. Son gracieux
-compagnon l'y conduisit comme par la main. Rouquette, en homme qui a
-fréquenté le théâtre et qui sait son répertoire, ouvrit la conversation
-par un compliment et un sac de raisins glacés. Les bonbons firent
-accepter le compliment; la toilette des deux amis fit agréer les
-bonbons: on refuse quelquefois les bonbons d'un poëte, jamais ceux d'un
-millionnaire. Mme Sarrazin apprécia du premier coup d'oeil les bijoux
-insolents dont Lello était émaillé. Les mères d'actrices sont les
-personnes qui se connaissent le mieux en bijoux, après les bijoutiers.
-Elle ne lui demanda pas s'il était de Paris: il faut être bien étranger
-pour venir au mois de juillet, paré comme une châsse, à l'avant-scène
-des Folies. Rouquette présenta son ami, après s'être présenté lui-même,
-le tout en un tour de main; on ne doute jamais des gens qui ne doutent
-de rien. Il se garda bien de faire à Lello les honneurs de Mlle
-Cornélie; il affecta de travailler pour son compte et de se mettre en
-première ligne, pour que Lello eût le plaisir de le distancer. Le hasard
-voulut que la jolie blonde parlât un peu l'italien; elle l'avait appris
-à sa première année de Conservatoire, lorsqu'elle espérait avoir de la
-voix; elle en savait juste autant que Lello de français. Lello fut ravi
-de rencontrer une femme capable de le comprendre: il lui sembla qu'il
-retrouvait l'Italie. Après le spectacle, Mme Sarrazin se laissa
-reconduire jusqu'à sa porte: elle occupait un quatrième étage à l'entrée
-du faubourg Saint-Denis. Chemin faisant on prit des glaces devant le
-café de l'Ambigu.
-
-En retournant à l'hôtel, Lello plaisanta beaucoup sur les vertus de
-théâtre qui daignent s'asseoir devant un café entre deux inconnus.
-Rouquette défendit Cornélie; il soutint que ce sans-gêne et cette
-facilité apparente ne prouvaient rien; que les artistes avaient des
-moeurs à part, et qu'on pouvait être une bonne fille sans avoir une
-mauvaise conduite. Bref, il paria pour la vertu, Lello contre, et le
-lendemain à quatre heures ils montèrent l'escalier de >>Mme Sarrazin.
-Lello avait pris un bouquet chez Mme Prévost: il s'en repentit en
-entrant au salon. La mère raccommodait un bas, la fille en tricotait un
-autre; M. Sarrazin fourbissait une canne gigantesque: il était
-tambour-major dans la garde nationale. Le meuble en velours d'Utrecht
-jaune sentait la vertu d'une lieue. «Mes fleurs sont ridicules, pensa
-Lello; si j'avais su, j'aurais apporté des cornichons.» Il examina avec
-stupéfaction les lithographies qui pendaient à la muraille. C'était une
-galerie de papiers enluminés représentant _Mélanie_, _Victorine_,
-_Henriette_, _Julie_, _le Marié_ et _la Mariée_. Le _Marié_ ressemble au
-monsieur que tout paysan voudrait être; il a des bagues à tous les
-doigts et une grosse chaîne autour du cou. Il promène un sourire aimable
-autour de lui, et tient un bouquet dans une main, une boîte de bonbons
-dans l'autre. «Me voilà!» dit avec douleur le pauvre Lello. Il lut au
-bas de l'image _le Marié_, et en italien _lo Sposo_. Évidemment cette
-lithographie était une personnalité. _Victorine_, qu'un hasard malicieux
-avait suspendue à côté du _Marié_, est une fille qui a les yeux plus
-grands que la bouche, un pot de fleurs dans la main droite, un éventail
-dans la gauche; la prodigalité de l'artiste lui a dessiné une rose sur
-le dos de la main. Un poëte, que le monde n'a pas connu, a écrit au bas
-de cette image un distique que Lello ne lut pas sans confusion:
-
- Soyez constant dans vos amours,
- Et vous serez heureux toujours.
-
-Pendant qu'il se livrait à cet examen, il entendit Mme Sarrazin qui
-causait avec Rouquette et qui disait:
-
-«Ma fille économise pour acheter une armoire à glace, parce que
-l'armoire à glace est un meuble comme il faut.
-
---Bon! fit-il en lui-même; j'enverrai une armoire à glace, et je ne
-reviendrai plus.»
-
-Sur ces entrefaites, il entra quelques visites. Ce fut d'abord une amie
-de Cornélie, plus avancée qu'elle dans la science de la vie, car elle
-avait un cachemire des Indes; puis un jeune peintre un peu débraillé,
-puis un auditeur au conseil d'État ganté de neuf, puis un jeune
-journaliste, puis un vaudevilliste qui commençait à se faire jouer, puis
-un joli sous-chef du ministère de l'intérieur, enfin un jeune-premier de
-la Gaîté. Ces six jeunes gens se partageaient, en attendant mieux,
-l'amitié de Cornélie. Le jeune-premier était un ancien camarade du
-Conservatoire; le feuilletoniste _la soignait_ dans ses articles; le
-sous-chef la protégeait au ministère; le peintre allait faire son
-portrait pour la prochaine exposition; l'auditeur, sans être très-riche,
-avait des parents assez généreux pour qu'on pût de temps en temps lui
-demander un service de cinq louis; le vaudevilliste achevait pour
-Cornélie une pièce en trois actes, destinée à mettre en relief toutes
-les perfections de sa petite personne. Au premier acte, elle était
-paysanne et montrait ses jambes; au second, elle était marquise et
-montrait ses épaules; au troisième, elle jetait son bonnet par-dessus
-les moulins et montrait ses cheveux. Cornélie témoignait à tous ses amis
-une reconnaissance impartiale. Il n'y avait point de préférés, partant
-point de jaloux, et ses rivaux, qui ne se saluaient pas dans la rue,
-vivaient chez elle en bonne harmonie. Lello entendit pour la première
-fois une conversation parisienne, vive, fringante, entremêlée de propos
-de coulisses, d'anecdotes du monde et de charges d'atelier, saupoudrée
-de calembours, pailletée de bons mots et assaisonnée de scandales dont
-personne ne se scandalisait. Il fut tout ébaubi de cette joute assise,
-de ce tournoi d'esprit, de ces lances rompues et de cette petite fête
-courtoise donnée par six chevaliers en redingote à une reine d'amour en
-peignoir. Il comprit le discours de son oncle sur les séductions de
-Paris, et il se promit de ne point retourner à Rome avant d'avoir soupé
-en si curieuse compagnie.
-
-Il en eut bientôt la joie. Deux jours après, Mme Sarrazin, qui avait
-reçu une armoire à glace anonyme, invita tout son monde à un
-pique-nique. Le sous-chef envoya un saumon, le journaliste un pâté, le
-comédien un buisson d'écrevisses, l'auteur dramatique un Parthénon en
-gelée d'ananas, le peintre un feu d'artifice complet qu'on aurait tiré
-dans le salon, si le propriétaire l'avait permis; l'auditeur fournit des
-truffes, Rouquette les vins, Lello l'argenterie. Trois ou quatre amies
-de Cornélie honorèrent de leur présence cette fête de famille. M.
-Sarrazin y présida en vrai tambour-major, avec la dignité bouffonne qui
-n'appartient qu'à cette institution. Lello se grisa du vin de Rouquette
-et surtout des regards de Mlle Cornélie. La table enlevée, on dansa tant
-qu'il resta des cordes au piano. Avant de se séparer, tous les convives
-prirent rendez-vous pour le surlendemain: on irait à Versailles voir
-jouer les grandes eaux et dîner à l'hôtel des Réservoirs. «Quand je
-pense, disait Lello, que j'ai failli quitter la France sans connaître
-l'hôtel des Réservoirs et sans avoir vu les grandes eaux!»
-
-Il mettait un pantalon blanc pour aller à Versailles, lorsque son
-domestique de place, qui ne l'accompagnait plus dans ses promenades, lui
-apporta la lettre suivante:
-
- «Du monastère de Saint-Antoine.
-
- «Rome, 5 juillet 1838.
-
- «Où êtes-vous, Lello? Où sont vos promesses, votre amour et mes
- espérances? Moi, je suis toujours au couvent, dans la même cellule et
- dans le même ennui. Savez-vous combien il y a de temps que vous ne
- m'avez écrit? Vos lettres étaient ma seule consolation. Que Dieu vous
- pardonne le mal que vous me faites, et qu'il vous préserve de souffrir
- jamais autant que moi! Je n'ose vous dépeindre l'état de mon âme:
- j'empoisonnerais tous vos plaisirs. De ma santé, je ne vous en parle
- pas; vous comprenez que mon coeur est trop malade pour que le corps
- puisse se bien porter. J'avais pris pour deux mois de courage; mais il
- y a plus de deux mois que vous êtes parti, et ma provision est
- épuisée. Mon ami, souvenez-vous de temps en temps, en courant à vos
- plaisirs, que vous m'avez aimée pendant quelques jours et que je vous
- adorerai toute ma vie.
-
- «TOLLA.»
-
-«Venez-vous? cria Rouquette à travers la porte. La voiture est en bas:
-il ne faut pas faire attendre ces dames.
-
---Je suis à vous, mon cher. Donnez-moi seulement cinq minutes: une
-petite affaire à expédier.»
-
-Il écrivit:
-
- «Paris, 16 juillet 1838.
-
- «Ma chère Tolla,
-
- «Tu connais bien mal mon coeur, si tu crois que c'est l'amour des
- plaisirs frivoles qui m'a entraîné loin de toi et qui me retient sur
- cette terre d'exil. Sache que le but secret de mon voyage était
- d'obtenir le consentement de mon oncle. On peut demander dans une
- lettre ce qu'on n'oserait pas solliciter de vive voix. Tu te souviens
- bien que j'ai toujours désiré que notre bonheur obtînt la sanction de
- ma famille, et tu es trop tendre fille pour blâmer un sentiment si
- délicat. Nous ne devons pas, pour satisfaire notre caprice, déclarer
- la guerre à nos parents.
-
- «Après une lettre affectueuse de mon oncle, dont les tendres reproches
- m'ont déchiré le coeur, je me suis décidé à lâcher le grand mot. En
- effet, notre situation était trop pénible: nous aimer en ayant l'air
- de ne nous point connaître! D'ailleurs les méchantes langues avaient
- trop beau jeu contre nous.
-
- «Tu dois comprendre combien je désire et je crains tout à la fois la
- réponse de mon oncle. Dieu veuille toucher son coeur et nous le rendre
- favorable! Rien ne manquerait plus à notre félicité. Si sa réponse
- n'est pas telle que je le désire, il faudra essayer de tous les moyens
- pour changer sa volonté. Je ne retournerai pas à Rome que la question
- ne soit résolue. En attendant je souffre le martyre, le doute me tue;
- plains-moi.»
-
-Rouquette frappa à la porte:
-
-«Il y a dix minutes que les cinq minutes sont écoulées!
-
---Une seconde encore! mon bon ami. Je suis aussi pressé que vous.»
-
-Il continua:
-
- «C'est maintenant, ma Tolla, qu'il faut redoubler nos prières et
- mettre en Dieu toutes nos espérances. S'il a décidé que nous serions
- heureux, il saura bien attendrir le coeur de mon oncle. Tournons-nous
- vers cette Vierge sainte qui aime tant à consoler les affligés: qui
- sait si elle ne voudra pas faire quelque chose pour nous? J'importune
- non-seulement saint Joseph, comme tu me l'as recommandé, mais tous les
- autres saints du paradis. Je voudrais qu'ils fussent plus nombreux,
- pour avoir plus d'avocats auprès du juge suprême. Enfin jetons-nous
- dans les bras de la Providence, et espérons. Je t'aime.
-
- «LELLO.»
-
-«Oui, je t'aime! dit Lello en allumant une bougie pour cacheter sa
-lettre, et il y a bien quelque mérite à garder mon amour intact au
-milieu des plaisirs de Paris. Elle craint, pauvre enfant, que je ne
-l'oublie! Mais j'ai pensé vingt fois à elle pendant cet infernal souper!
-Rien ne triomphera de ma passion, parce que ma passion c'est moi-même,
-et que je suis plus fort que tout. Il y a pourtant de pauvres sires à
-qui une bouteille de vin de Champagne ou le sourire d'une jolie fille
-fait oublier leur maîtresse! Mon amour est comme la salamandre, il
-traverse le feu sans y brûler ses ailes.»
-
-La promenade à Versailles fut suivie de beaucoup d'autres. Mme Sarrazin
-s'aperçut que Lello connaissait fort mal Paris et les environs: elle lui
-fit voir du pays. C'était une bonne femme, aimée du théâtre et de son
-quartier, et dévouée sans préjugés au bonheur de sa fille. Elle avait
-toujours dit à Cornélie:
-
-«Mon enfant, l'autorité maternelle a ses limites, et je n'ai pas la
-prétention ridicule de te garder en sevrage jusqu'à l'âge de trente ans.
-D'ailleurs, je le voudrais, la loi ne le permettrait pas. Vois donc à te
-pourvoir. Si tu trouves un mari opulent, j'en serai bien aise: il me
-servira une pension alimentaire. Malheureusement les Folies-Dramatiques
-n'ont pas la vogue pour les mariages, et l'on n'y en a pas vu beaucoup
-cette année. Avec la dot que je te donne, à savoir le talent et la
-beauté, il est rare qu'on trouve à se marier définitivement. Passe
-encore si tu étais à l'Opéra! L'empereur de Russie paye tous les ans
-deux ou trois grands seigneurs pour qu'ils épousent les danseuses. Mais
-tu es aux Folies; règle-toi là-dessus. Moi, si jamais je te vois
-amoureuse d'un homme jeune, bien élevé et riche, je commencerai par te
-faire une bonne morale (si je t'ennuie tu ne m'écouteras pas); puis
-j'irai trouver ce monsieur, je lui dirai tous les sacrifices que j'ai
-faits pour ton éducation, et, s'il a bon coeur, il me laissera ma fille,
-ou du moins il me remboursera mes dépenses.»
-
-Le 8 août 1838, trois semaines environ après le voyage à Versailles,
-Lello apprit à n'en pouvoir douter que Mme Sarrazin avait dépensé pour
-l'éducation de sa fille vingt mille francs et quelques centimes. La
-chute de Mlle Cornélie ne fit pas plus de bruit que celle d'une pomme.
-Chose incroyable! aucun des six adorateurs de la jolie blonde ne tint
-rigueur à Lello. Il crut même s'apercevoir qu'ils lui serraient la main
-avec gratitude. Il ne sut jamais combien son bonheur avait fait
-d'heureux. Rouquette se fit sa part dans la félicité commune.
-
-M. Sarrazin conserva l'habitude de marcher tête levée, excepté lorsqu'il
-passait sous la porte Saint-Denis.
-
-Rouquette choisit le jour où Cornélie pendait la crémaillère dans un
-appartement de six mille francs pour envoyer à Lello la réponse de son
-oncle. Il la gardait en portefeuille depuis une semaine.
-
-Lello hésita un instant avant de briser le cachet. Évidemment la lettre
-contenait un _oui_ ou un _non_. Un _non_ lui fermait le paradis du
-mariage; un _oui_ le chassait du paradis terrestre qu'il venait de
-meubler à grands frais. Un _non_ le séparait de Tolla; un _oui_
-l'arrachait à Cornélie. Cependant je dois dire à sa louange que son
-dernier voeu fut pour un _oui_.
-
-La lettre disait _non_. Le colonel n'avait point cherché de périphrases.
-Il écrivait à son neveu:
-
- «Je te permets toutes les folies, excepté une. Jette ton argent par
- les fenêtres, je t'en donnerai d'autre; ne jette pas ton nom: nous
- n'avons que celui-là. Je t'ai dit souvent que je n'avais rien à te
- refuser, je le répète encore. Veux-tu un million? Mais si tu cherches
- une corde pour te pendre, je n'en suis pas marchand. Remarque bien que
- tu peux te marier sans mon consentement: ce n'est donc pas une
- permission que tu me demandes, c'est un conseil. Or le diable en
- personne ne saurait me contraindre à t'en donner un mauvais. Fais ce
- que tu voudras: tu es maître absolu de tes actions, comme moi de mes
- écus. Je ne te défends pas d'épouser la fille qui t'a choisi et qui te
- fait la cour depuis plus d'une année; mais je t'avertis que, si tu
- persistes, tu peux te dispenser de m'écrire; je ne te répondrai pas.
- Sur ce, je t'embrasse. Faut-il ajouter: _Pour la dernière fois?_»
-
-«Diable d'homme! se dit Lello. Il parle avec autant d'assurance que s'il
-avait raison. Je vais mal souper ce soir. Rouquette!»
-
-Rouquette n'était jamais loin. Il parcourut la lettre, et la trouva
-conforme au brouillon qu'il avait envoyé. «Eh bien? demanda-t-il.
-
---C'est moi qui vous dis: eh bien?
-
---Eh bien! votre oncle a tort, il ne rend pas justice aux vertus de Mlle
-Feraldi.
-
---N'est-il pas vrai, Rouquette? Tant de vertu, de beauté, de noblesse...
-
---Je ne te parle pas de sa noblesse: on m'a assuré que la généalogie du
-docteur Feraldi était un peu véreuse. Quant à la beauté, elle en a eu
-autant que femme du monde: maintenant, nous ne savons pas ce qui lui en
-reste. Je passe légèrement sur la question financière. Elle vous apporte
-en dot une vigne de deux cent mille francs; c'est un joli denier. De
-plus elle assure par contrat un héritage de quatre ou cinq millions au
-prince votre frère: toute la fortune du colonel! Mais elle a des vertus.
-Or les vertus sont hors de prix par le temps qui court; vous le savez
-bien, vous qui venez d'en acheter une.
-
---Mauvais plaisant!... Rouquette, vous devriez intercéder auprès de mon
-oncle!
-
---Bien obligé! Je trouve que j'ai assez d'ennemis.
-
---Alors faites-moi un brouillon.
-
---Pour dire que vous vous soumettez?
-
---Non, pour expliquer que je ne peux pas me soumettre.
-
---A quoi bon? il jetterait ma prose au feu dès la première ligne.
-
---Il faudrait pourtant lui faire savoir que je suis engagé d'honneur
-avec le comte Feraldi.
-
---Une idée! Priez M. Feraldi de lui conter toute l'affaire. C'est lui
-qui est le plus intéressé à la conclusion de ce mariage, car vous
-conviendrez qu'il y gagne plus que vous. D'ailleurs n'est-il pas avocat?
-Il ne refusera pas de plaider sa propre cause. Faut-il vous faire un
-brouillon pour le comte?
-
---Faites, mon ami; je ne lui ai jamais écrit, et je ne saurais pas
-comment m'y prendre.»
-
-Lello se promena de long en large dans sa chambre, tandis que Rouquette
-écrivait.
-
- «Paris, 11 août 1838.
-
- «Très-cher comte,
-
- «Je n'avais jamais pris la liberté de vous écrire, sachant comme votre
- profession vous occupe, et combien le temps des hommes d'affaires est
- précieux; mais une cruelle nécessité me force à vous imposer l'ennui
- de me lire.
-
- «Depuis mon départ de Rome, mon unique préoccupation a été de faire
- approuver à mes parents mon mariage avec mademoiselle votre fille.
- Après deux mois d'hésitation, je me suis armé de courage, et j'ai
- écrit à mon oncle. Je lui ai tout confessé, je lui ai fait connaître
- la violence de mon amour et l'ancienneté de nos engagements, j'ai
- dépeint à ses yeux les vertus qui sont la plus belle richesse de
- Vittoria, j'ai décrit avec une scrupuleuse exactitude l'état de nos
- sentiments, j'ai conjuré mon oncle de ne pas séparer deux coeurs si
- bien unis. J'ai attendu longtemps sa réponse; plût à Dieu qu'elle ne
- fût jamais arrivée! Non-seulement mon oncle se refuse formellement à
- ma demande, mais il déclare en terminant qu'il m'embrasse pour la
- dernière fois.
-
- «Vous pouvez vous figurer mes angoisses au milieu de ce conflit
- d'affections. Je ne voudrais pas renoncer au bonheur, mais le devoir
- me commande de respecter la volonté de ma famille. Je voudrais dompter
- mes passions; mais quand je songe aux vertus de l'ange que j'adore, la
- force me manque.
-
- «Dans ce cruel embarras, je me tourne vers vous, et je remets notre
- sort entre vos mains, puisque le destin me condamne ou à obtenir ce
- consentement ou à faire le terrible sacrifice, je viens vous prier à
- mains jointes de plaider ma cause auprès de mon oncle et d'obtenir,
- par une intervention amicale, ce que j'ai eu la douleur de m'entendre
- refuser. Si, par un malheur que je n'ose prévoir, vos prières
- échouaient comme les miennes, croyez, monsieur, que j'ai trop à coeur
- la réputation de mademoiselle votre fille pour continuer les relations
- d'intimité qui existaient entre nous; mais je conserverai pour elle et
- pour votre famille une estime éternelle.
-
- «Je me fais un devoir de vous déclarer que je n'ai mis dans le secret
- que mon frère et mon oncle. Tout est resté entre nous, et l'honneur de
- la jeune fille a été soigneusement sauvegardé. J'espère que ma
- résolution sera approuvée de vous et de votre vertueuse fille, à qui
- je vous autorise à montrer cette lettre. Je vous prie de présenter mes
- compliments, et suis pour la vie votre très-affectionné serviteur et
- ami,
-
- «MANUEL COROMILA BORGHI.
-
-Quand Lello eut copié cette lettre, Rouquette réclama son brouillon pour
-le brûler. Il le mit sous enveloppe et l'envoya à Mme Fratief.
-
-Lello écrivit ensuite à Tolla une lettre touchante:
-
- «Mon coeur saigne, disait-il, Dieu! quelle sentence cruelle! D'un côté
- la passion qui me consume, de l'autre le devoir qui m'égorge.
- J'entends ta voix qui me crie: «Fais ton devoir, quoi qu'il en coûte;
- le devoir est la loi de Dieu.» Oui, ma Tolla, tu es assez vertueuse
- pour me parler ainsi. Tu aimes tes parents, tu sais qu'il est
- impossible de rien refuser à ces êtres chers et respectables qui nous
- ont tenus tout enfants sur leurs genoux; tu approuveras la résolution
- que j'ai prise. Si tu écoutes le monde, il me blâmera peut-être; si tu
- fais parler ta conscience, elle me donnera raison.
-
- «Un espoir nous reste. J'ai écrit à ton père, je l'ai conjuré de
- s'entremettre pour nous auprès de mon oncle: peut-être obtiendra-t-il
- quelque chose. Si cette dernière branche de salut nous échappe, hélas!
- je suis forcé de t'oublier. Le pourrai-je? Dieu qui exige de nous ce
- sacrifice, nous donnera la force de l'accomplir; mais si mon coeur
- doit te retirer sa tendresse, jamais il n'oubliera l'image d'un ange
- orné de tant de belles vertus, et tu auras une place éternelle dans
- l'estime de ton très-affectueux ami,
-
- «LELLO.
-
- «_P. S._ De la réponse de ton père dépendra notre bonheur.»
-
-Lello monta en voiture avec Rouquette, porta ses lettres à la grande
-poste et se fit conduire au nouvel appartement de sa maîtresse.
-L'arrivée des deux amis interrompit le jeune peintre, qui ébauchait un
-petit portrait de Cornélie.
-
-
-
-
-IX
-
-
-Amarella n'était pas entrée au couvent pour le plaisir de prier Dieu et
-d'accompagner sa maîtresse: elle pensait qu'on peut prier partout, et
-son dévouement pour Tolla n'allait pas jusqu'à l'abnégation. Elle avait
-la captivité en horreur, comme tous les êtres remuants; elle était
-friande du grand air comme tous ceux qui sont nés au village; elle
-aimait à se faire voir, comme toutes les femmes. Ajoutez que, comme tous
-les Romains des deux sexes, elle avait la passion de la loterie. La
-loterie est un jeu légal, une partie engagée entre le saint-père et ses
-sujets: les joueurs y gagnent quelquefois, le gouvernement toujours.
-Amarella faisait comme tous les domestiques, mercenaires, mendiants et
-frères quêteurs de la capitale du monde chrétien: elle économisait onze
-sous par semaine pour avoir le droit de prendre un billet, de rêver
-trois numéros, et d'attendre, confortablement logée dans un château en
-Espagne, le tirage du jeudi et la ruine de ses espérances. En entrant à
-Saint-Antoine, elle avait renoncé à la loterie, au grand air, à la
-liberté et à l'admiration des hommes, le tout pour plaire à Menico.
-Menico lui avait dit en la prenant par la taille: «Si tu étais une brave
-fille, tu irais tenir compagnie à mademoiselle. Crains-tu de t'ennuyer?
-Je te promets que vous recevrez des visites: le parloir n'est pas fait
-pour les chiens. As-tu peur que tous les garçons ne se marient en votre
-absence et qu'il n'en reste plus pour toi? Sois tranquille, j'en connais
-un qui attendra patiemment et qui fera voeu, si tu l'exiges, de ne pas
-regarder une femme avant votre retour.» Ces promesses tant soit peu
-jésuitiques, appuyées de quelques caresses, avaient trompé la subtile
-Amarella. Elle sacrifia trois mois de sa liberté, avec la confiance d'un
-joueur qui risque son seul habit sur la carte qu'il croit bonne. Ce
-Menico si longtemps poursuivi était, à ses yeux, quelque chose de plus
-qu'un homme: c'était un _terne_ qu'elle avait nourri deux ans.
-
-Lorsque les portes du cloître se fermèrent sur elle et qu'elle vit
-Dominique pleurer côte à côte avec Lello, elle sentit naître au fond de
-son coeur quelque sympathie pour sa maîtresse: une conformité d'âge, de
-chagrin et d'espérance l'unissait à Tolla, et peu s'en fallut qu'elle ne
-lui fît confidence de son amour. Quinze jours se passèrent sans qu'elle
-reçût une visite de Menico; elle s'imagina qu'il était retenu au palais
-Feraldi par quelque indisposition légère ou par la nature sédentaire de
-ses fonctions. Elle attendit une seconde quinzaine et s'arma d'une
-patience rageuse: «Peut-être veut-il m'éprouver,» pensait-elle. Mais
-lorsqu'elle sut, par une indiscrétion innocente de Tolla, que Menico
-venait tous les jours au couvent avec la comtesse, lorsqu'elle fut
-forcée de reconnaître qu'elle avait été sa dupe, elle se prit d'une
-haine effroyable, non contre lui, mais contre Tolla. La jalousie lui fit
-voir une rivale dans sa maîtresse; elle la soupçonna d'avoir usé d'une
-indigne coquetterie pour voler un coeur plébéien dont elle n'avait que
-faire; elle se rappela les naïves confidences de Menico sur la route de
-Lariccia, les larmes de Tolla lorsqu'on l'avait cru mort, et le fameux
-baiser qu'elle lui avait donné le jour de l'Assomption: elle était trop
-aveuglée pour comprendre que le prétendu amour de Menico était une
-adoration religieuse, et que Tolla ne s'en apercevait pas plus que les
-madones peintes et dorées n'entendent les prières qu'on murmure à leurs
-pieds. Dans un premier mouvement de colère, elle monta à sa chambre et
-fit ses paquets, bien décidée à abandonner Tolla à ses ennuis, puis elle
-se ravisa, remit tout en place et redescendit dans la cour en souriant à
-un autre projet de vengeance.
-
-Dès ce jour, elle commença contre sa maîtresse une guerre sourde:
-«Attends! dit-elle, je ferai de ton coeur une pelote à épingles!»
-Lorsque Tolla avait reçu quelque bonne nouvelle, Amarella accourait
-partager sa joie; ce n'était jamais sans y verser une goutte de poison:
-«Il vous aime, disait-elle; il veut donner au monde un grand exemple de
-constance. Qui l'aurait cru? Mademoiselle voit bien qu'il vaut mieux que
-sa réputation. Je le savais, moi, qu'il ne vous tromperait pas comme
-toutes les autres.» Si Tolla était triste, si cette pauvre âme, à force
-de creuser l'avenir, avait trouvé quelques raisons de désespoir,
-Amarella se faisait un visage de gaieté et d'insouciance; elle
-étourdissait la maison de son rire argentin et sonore, elle venait
-s'asseoir auprès de sa maîtresse et lui faire une peinture charmante du
-bonheur qu'elle n'espérait plus: «Pourquoi vous chagriner, mademoiselle!
-Les beaux jours viendront. Qui sait si dans deux mois vous n'entrerez
-pas à l'église, habillée comme une reine, en robe de velours blanc avec
-des boutons de perles, et une couronne d'oranger dans les cheveux! Dans
-un an nous baptiserons un beau petit Lello, rouge comme une écrevisse;
-il me semble déjà que je l'entends crier! Dans vingt mois, il sera blanc
-comme du lait, frais comme une rose et ferme comme une pomme. Les dents
-lui viendront deux à deux; il essayera ses mains mignonnes; il voudra
-parler et faire de longues phrases, mais il ne saura dire que _mamma_ et
-_babbo_; il prendra son élan pour courir, mais il ne saura pas mettre
-une jambe devant l'autre, et il embrouillera ses deux petits pieds comme
-s'il en avait cinq ou six. Vous vous agenouillerez près de lui sur le
-tapis, vous le tiendrez par la ceinture de sa robe... Vous pleurez,
-mademoiselle? sotte que je suis! je vous ai fait de la peine. J'oubliais
-que, si M. Coromila vous abandonne, vous avez fait voeu de rester au
-couvent et de renoncer au bonheur d'être mère! Allons, mademoiselle, ne
-vous désolez pas; cela ne sera rien; peut-être n'êtes-vous pas tout à
-fait trahie. Voulez-vous que je vous chante une jolie chanson?
-
- Io ti voglio ben assai,
- Ma tu...
-
---Tais-toi! criait Tolla, et elle éclatait en sanglots.
-
---Chut! ma chère demoiselle; les religieuses vont vous entendre. Vous
-avez juré de renfermer votre amour en vous-même.»
-
-Tolla rentrait ses pleurs et dévorait son mouchoir pour s'empêcher de
-crier. Elle tint toutes ses promesses, et, sans les bavardages calculés
-d'Amarella, personne dans le couvent n'aurait deviné ses douleurs. Les
-religieuses de Saint-Antoine étaient jeunes pour la plupart;
-quelques-unes avaient moins de vingt ans. Elles observaient
-scrupuleusement la règle de leur ordre, et surtout leur voeu
-d'obéissance; elles ne pouvaient changer de robe, ni laisser une bouchée
-de la portion qu'on leur servait, sans en demander la permission.
-Séparées du monde avant de l'avoir connu, elles se berçaient dans la
-monotonie des habitudes monastiques, et se croyaient heureuses parce
-qu'elles étaient résignées. Tolla enviait la tranquillité de leur âme,
-comme les vivants sont quelquefois jaloux des morts. Elle respectait
-leur ignorance, cachait son amour, s'efforçait de rire lorsqu'elle était
-triste, et de manger lorsqu'elle avait le coeur gros; sinon, toute la
-table aurait voulu savoir pourquoi elle n'avait pas d'appétit. Amarella
-se plut à mettre tout le couvent dans les secrets de sa maîtresse; elle
-ne doutait pas qu'un tel scandale ne retombât sur la tête de Tolla.
-L'effet ne répondit pas à son attente: les soeurs n'eurent que de la
-pitié et de la tendresse pour cette pâle victime d'un mal qu'elles ne
-connaissaient point. Peut-être quelqu'une des plus jeunes envia-t-elle à
-son tour les souffrances de la belle pensionnaire; mais jeunes et
-vieilles observèrent une discrétion unanime, et donnèrent le rare
-exemple d'une communauté religieuse possédant un secret sans le
-commenter.
-
-Le 23 août, après quatre mois de captivité volontaire, sans une seule
-visite de Menico, Amarella avait épuisé toutes les ressources de la
-haine et ne savait plus à quel démon se vouer. On lui dit qu'un homme
-l'attendait au parloir: elle y courut en se demandant quel remords de
-conscience pouvait lui ramener Menico; mais ce n'était pas Menico qui
-l'avait fait appeler: c'était un gros homme blond, bien rasé, bien
-frisé, bien nourri, bien fleuri et d'une physionomie toute paternelle.
-Ce digne personnage, qu'elle reconnut à l'accent pour un Napolitain, lui
-apprit que sa belle conduite et son dévouement évangélique avaient
-touché le coeur d'une très-noble et très-riche étrangère; que cette
-dame, Russe de nation, mais catholique de religion, voulait à tout prix
-l'attacher à son service, prête à doubler ses gages, s'il le fallait.
-Amarella, prise entre la crainte de lâcher sa vengeance et l'envie de
-regagner sa liberté, demanda quelques jours de réflexion. Elle allégua
-que la famille Feraldi lui avait promis une dot de cent écus, si elle
-restait avec mademoiselle.
-
-«Qu'à cela ne tienne, répondit l'inconnu. La personne qui m'envoie est
-au moins aussi généreuse que vos Feraldi. Réfléchissez au plus vite; je
-reviendrai demain.»
-
-Le même jour, le comte Feraldi reçut les deux lettres de Lello, en date
-du 11 août. Après avoir lu la sienne, il n'hésita pas à ouvrir celle qui
-portait l'adresse de Tolla. La comtesse écouta cette lecture d'un oeil
-sec et stupide: elle croyait entendre l'arrêt de mort de sa fille. Toto
-était assis, serrant les poings, et mordant ses lèvres. Cette
-consternation se changea en fureur lorsqu'on vit accourir le docteur
-Ély, l'abbé Fortunati et Philippe Trasimeni; chacun d'eux avait reçu,
-sans savoir comment, une copie de la lettre au comte. Un exemplaire de
-la même lettre avait été placardé à la porte du palais Feraldi, et
-Menico, qui l'avait arraché, l'apporta en pleurant. Les parents et les
-amis de Tolla tinrent conseil en tumulte: Menico jurait d'assommer le
-colonel et tous ses domestiques; Philippe et Toto voulaient partir le
-soir même pour Paris; le docteur assurait qu'en lisant une seule de ces
-lettres Tolla mourrait sur le coup; la comtesse offrait de se jeter aux
-pieds du vieux Coromila; l'abbé parlait d'en appeler au pape; le comte
-avait perdu la tête et ne savait auquel entendre. Il allait, venait, se
-laissait tomber sur une chaise, se levait en sursaut, froissait dans ses
-mains les deux lettres de Lello, et répétait machinalement le
-_post-scriptum_ de la dernière: _De la réponse de ton père dépendra
-notre bonheur!_ Tout était désordre, affliction et contradiction; chacun
-parlait au hasard sans écouter ni les autres ni soi-même. Au milieu de
-la confusion générale, Menico prit sur lui d'aller chercher l'oncle du
-comte, le cardinal Pezzato. L'entrée de ce beau vieillard en cheveux
-blancs apaisa la multitude et rassit les esprits les plus exaltés. Les
-jeunes gens fermèrent la bouche, et tous les conseils violents se turent
-en présence de l'auguste octogénaire, qui avait été ministre de Pie VII
-et de Léon XII. Le cardinal se fit lire les deux lettres par le jeune
-Feraldi, dont la voix tremblait d'émotion et de colère. Il déclara sans
-hésiter que la prière de Lello était absurde, et que le comte ne pouvait
-pas décemment demander au colonel la main de son neveu; mais comme M.
-Coromila s'était engagé par serment à épouser Vittoria Feraldi, comme il
-avait invoqué le nom de Dieu à l'appui de ses promesses, l'affaire était
-du ressort de la police ecclésiastique, et il fallait recourir au
-cardinal-vicaire.
-
-L'intervention de la police dans les affaires de conscience est un des
-traits caractéristiques de l'administration pontificale; les papes ne
-croient pas gouverner des hommes, mais des âmes. Leurs tribunaux
-participent de la nature du confessionnal: le juge est doux, discret,
-familier, curieux, indulgent pour les fautes confessées, prêt à tout
-pardonner hormis la fierté et la résistance; inhabile à distinguer un
-péché d'un délit et un mauvais chrétien d'un mauvais citoyen; confiant
-dans les verrous, ennemi de la violence, incapable de verser le sang
-d'un criminel et capable d'oublier un innocent en prison. La police est
-plus taquine que rigoureuse, et plus humiliante qu'oppressive; le
-gouvernement est un despotisme velouté, onctueux, décent, modeste, et
-patient parce qu'il se croit éternel. Le prince Odescalchi,
-cardinal-vicaire, ne fut point surpris de la demande du cardinal
-Pezzato: il trouva tout simple que pour empêcher un jeune fou de violer
-ses serments et d'offenser la majesté divine, on eût recours à
-l'autorité du vicaire de Jésus-Christ. D'ailleurs, le prince Odescalchi
-était allié à la famille Feraldi; sa soeur avait épousé en 1817 un
-cousin germain du comte. Enfin la vertu, le malheur et la beauté de
-Tolla lui inspiraient un vif intérêt. Sans accorder une entière
-confiance aux accusations qui s'élevaient contre son secrétaire intime,
-il fit écrire à Rouquette que son congé était expiré et qu'il eût à
-revenir au plus tôt, s'il tenait à sa place. Sans vouloir contraindre en
-rien la volonté du colonel Coromila, il promit de le mander en sa
-présence et de ne rien négliger pour obtenir son consentement. Il pria
-le comte de lui adresser une note courte et précise en forme de
-supplique, contenant en quatre pages le résumé de ses relations avec
-Lello; il demanda qu'on lui remît les lettres, la bague et le portrait,
-et qu'on y joignît un extrait de tous les passages de la correspondance
-où le nom de Dieu était positivement invoqué. Le cardinal Pezzato se
-rendit en toute hâte au palais Feraldi, et rédigea avec le comte la
-supplique suivante:
-
- «Prince éminentissime,
-
- «Le comte Alexandre Feraldi se voit contraint d'implorer
- l'intervention officieuse de Votre Éminence révérendissime en faveur
- d'une noble, innocente, vertueuse enfant, qui a eu l'honneur d'être
- tenue sur les fonts de baptême par la propre soeur de Votre Éminence,
- mariée au cousin germain de l'exposant.
-
- «Cette enfant, fille unique, et l'aînée des deux enfants du suppliant,
- comblée des plus rares talents par les bontés de la Providence, a reçu
- l'éducation la plus chrétienne, la plus noble et la plus vertueuse
- qu'on puisse trouver dans notre Italie. Les certificats ci-joints et
- la liste des prix et des accessit qu'elle a remportés à l'institut
- impérial et royal de Marie-Louise à Lucques feront voir à Votre
- Éminence si elle a répondu aux soins de ses parents. Rentrée dans sa
- famille, toute la sollicitude de son père et de sa mère s'est employée
- à lui trouver un établissement avantageux et honorable. Plusieurs
- partis se sont offerts, qui ont été repoussés l'un après l'autre,
- parce qu'aucun ne semblait digne d'elle. En dernier lieu, un des fils
- de la très-noble et très-riche famille Morandi, d'Ancône, se mit sur
- les rangs, et pressa de tout son pouvoir la conclusion de cette
- affaire, comme il résulte des lettres originales que l'on soumet à
- Votre Éminence.
-
- «Ce fut alors que Manuel, cadet de la très-illustre famille
- Coromila-Borghi, qui, en rencontrant la jeune fille dans les réunions
- de la noblesse, avait pris pour elle des sentiments affectueux, se
- présenta à l'exposant et à sa femme dans la compagnie d'un
- très-honorable cavalier, le marquis Trasimeni, et, déclarant avoir
- connaissance de l'affaire qui allait se conclure avec Morandi, demanda
- que l'on rompît toutes les négociations, si l'on croyait que la jeune
- fille pût être plus heureuse avec lui, car il était décidé à la
- prendre pour femme. Les époux Feraldi ne manquèrent pas d'opposer à
- Manuel Coromila toutes les difficultés imaginables relativement au
- consentement de son père, sans lequel les comtes Feraldi n'auraient
- jamais permis une telle union. Il prit sur lui d'obtenir ce
- consentement, n'y ayant rien qui pût y faire un légitime obstacle,
- puisque la jeune fille n'était ni de la basse classe ni de la
- bourgeoisie, mais d'un rang à avoir pour tante la soeur de Votre
- Éminence et la fille du prince Barberini.
-
- «Après s'être entendu dire que sa démarche le rendait garant du
- consentement de son père et responsable de l'avenir de la jeune fille,
- il renouvela ses déclarations et ses serments, ajoutant que, vu le
- déplorable état de la santé de son père, il attendrait qu'il fût
- rétabli pour lui demander son assentiment. Rassuré par ces paroles, le
- comte Feraldi lui déclara que la dot de sa fille devait être de vingt
- mille sequins en argent, mais que, pour reconnaître autant qu'il était
- en lui l'honneur d'une telle alliance, il doublerait la somme, et
- donnerait quarante mille sequins en biens allodiaux situés dans l'île
- de Capri, libres de toute hypothèque, dépendance ou redevance, et
- faisant partie du domaine patrimonial de sa famille: lesdits biens
- évalués quarante mille sequins dans une estimation faite quinze ans
- auparavant à l'occasion d'un partage. Afin que Manuel Coromila, dans
- une affaire de si grand poids, pût se décider en toute connaissance de
- cause, on lui confia les lettres du comte Morandi. Il les rapporta le
- lendemain, et renouvela, après les avoir froidement examinées, tous
- les engagements qu'il avait pris. Ce fut après cette seconde et
- formelle déclaration que l'on fit dire au comte Morandi que sa
- demande, si honorable qu'elle fût, ne pouvait être agréée. Durant
- toutes les négociations, la jeune fille, en bonne chrétienne, alluma
- des cierges devant toutes les images miraculeuses, se recommanda aux
- prières des communautés les plus saintes, fit et fit faire des
- neuvaines et des _tridui_ en nombre incroyable, pour intéresser le
- ciel au succès de l'affaire.
-
- «Au mois de février, Dieu rappela à lui le prince Coromila, et Manuel,
- majeur d'âge, fut maître de ses actions. Des devoirs de reconnaissance
- et de respect le liaient à son oncle le colonel et lui commandaient à
- tout prix d'obtenir son consentement. Sollicité d'entreprendre à cette
- fin les démarches nécessaires, il répondit qu'il le ferait aussitôt
- après le mariage de son frère aîné, et il annonça son départ pour
- l'Angleterre. Les époux Feraldi n'eurent pas de peine à deviner dans
- quelle intention la famille Coromila poussait Manuel à ce voyage.
- Cependant ils ne voulaient pas croire qu'on se proposât de conduire ce
- jeune homme au parjure et leur fille innocente au sacrifice. Ils
- mandèrent Manuel Coromila, et, après l'avoir adjuré de penser
- sérieusement à ce qu'il avait fait et à ce qui pourrait advenir par la
- suite, ils lui déclarèrent, en présence de la jeune fille elle-même,
- que si la mort de son père avait changé ses idées ou s'il prévoyait
- que ce voyage pût les modifier, il était encore temps de retirer sa
- parole, et qu'on le déliait de toutes les obligations qu'il avait
- contractées; mais si, majeur et libre comme il l'était, il réitérait
- ses promesses, qu'il se souvînt bien que son engagement devenait
- irrévocable, nonobstant toute injuste opposition de sa famille. Il
- répondit à cette déclaration par les promesses les plus formelles, les
- protestations les plus ardentes, et les plus terribles serments de ne
- changer jamais.
-
- «Pour s'engager irrévocablement, et pour fermer la bouche à tous ceux
- qui voudraient, par de faux rapports, le prévenir contre la jeune
- fille, il voulut qu'elle se renfermât durant son absence dans un
- couvent cloîtré, et il pria lui-même leur commun directeur, le digne
- abbé La Marmora, d'aller l'y confesser tous les huit jours. La
- vertueuse Vittoria, soumise aux volontés de celui qui avait juré de
- devenir son époux, passa des brillants salons de la capitale à la vie
- austère d'un cloître. Ses prières et ses vertus excitèrent
- l'admiration et gagnèrent l'amitié de toute cette communauté
- religieuse. Votre Éminence révérendissime peut aisément s'en assurer.
-
- «Cependant les lettres de Manuel Coromila se succédaient à chaque
- courrier. Ces lettres attestent ses engagements et les sacrifices de
- la jeune fille. Elles sont pleines de serments, non pas de ces
- serments légers qui s'échappent au hasard au milieu d'un vague parlage
- d'amour, mais de serments solennels, entourés des idées les plus
- sérieuses et des sentiments les plus religieux. Votre Éminence
- révérendissime remarquera en plus de dix endroits l'invocation
- expresse de ce Dieu redoutable qui ne veut pas que son nom devienne un
- instrument de fraude et d'imposture. Ces lettres prouvent d'une
- manière éclatante la pureté des sentiments dont ces deux coeurs sont
- enflammés. Le conseil réciproque de fréquenter les sacrements, la
- confiance dans la bonté de Dieu, l'invocation de la Vierge et des
- saints, choses bien rares dans des écrits de ce genre, font de toute
- cette correspondance une lecture agréable et édifiante, propre à
- toucher les coeurs honnêtes et religieux. Tout cela jusqu'à la lettre
- du 16 juillet inclusivement.
-
- «Tout à coup et hors de toute attente, l'exposant reçoit une lettre en
- date du 11 courant, où Manuel, changeant brusquement de langage,
- invite l'exposant lui-même, père de la malheureuse fille, à intervenir
- auprès du colonel Coromila pour obtenir le consentement qu'il refuse.
- Si cette démarche (inutile, absurde et inconvenante) reste sans
- résultat, Manuel déclare qu'il se croira délié de tous ses
- engagements, alléguant qu'une passion et un amour doivent céder aux
- devoirs impérieux de la famille. Si l'on ne mettait dans la balance
- qu'une simple passion et un amour aveugle, cette maxime serait
- incontestable et sacrée; mais, dans l'espèce, il s'agit de tout autre
- chose, puisqu'à l'amour et à la passion se joignent des devoirs
- directs et positifs, résultant d'obligations réelles contractées par
- une personne majeure, sans qu'elle y ait été amenée ni par contrainte,
- ni par prière, ni par séduction. Ajoutez à cela les devoirs de stricte
- justice résultant des dommages irréparables causés à une noble et
- vertueuse fille âgée de plus de vingt ans, qui a renoncé à un
- établissement avantageux, qui s'est laissé compromettre aux yeux de
- toute l'Italie, qui a vécu quatre mois enfermée dans un cloître, qui
- est d'une santé assez délicate pour succomber à la perte de ses
- légitimes espérances, qui enfin a fait voeu de prendre le voile et de
- renoncer à son avenir temporel, si elle était abandonnée; ajoutez la
- sainteté terrible de serments formels, réitérés à haute voix et par
- écrit, avec l'invocation expresse du nom de Dieu, et Votre Éminence
- reconnaîtra que Manuel n'est pas, comme il le suppose, mis en demeure
- d'opter entre sa passion et ses devoirs envers son oncle, mais entre
- ses devoirs de simple reconnaissance et les lois inviolables de la
- justice, de l'honneur, de la conscience et de la religion.
-
- «Éminence révérendissime, il faut que le colonel Coromila n'ait pas
- été informé de tous les faits énoncés ci-dessus; car il est certain
- que, s'il en avait connaissance, un cavalier si accompli et un
- chrétien si exemplaire emploierait son autorité à toute autre chose
- qu'à commander le parjure et le sacrilége. Si les discours de la
- malice et de l'envie n'avaient pas égaré sa conscience, il serait le
- premier à favoriser un projet formé au milieu des prières, et que la
- prière a sanctifié jusqu'à ce jour. Rome entière le cite comme un
- homme juste et craignant Dieu. Pour obtenir le consentement qu'il
- refuse, il ne faut ni supplications ni menaces, il faut seulement lui
- apprendre la vérité: on aura gagné son coeur lorsqu'on aura dessillé
- ses yeux.
-
- «Le comte Feraldi a l'âme trop haute pour aller lui-même plaider
- devant le colonel la cause de sa fille; mais il serait un mauvais père
- s'il ne cherchait pas à lui faire connaître les engagements sacrés de
- Manuel.
-
- «C'est pourquoi le suppliant se jette aux pieds de Votre Éminence
- révérendissime. Plein de confiance dans l'efficacité d'une
- intervention qu'il espère sans oser la demander, il a le très-haut
- honneur, en baisant votre pourpre sacrée, d'être, avec la plus
- profonde vénération,
-
- «De Votre Éminence révérendissime,
-
- «Le très-humble, très-dévoué
-
- «et très-obéissant serviteur,
-
- «ALEXANDRE FERALDI.»
-
-Voilà comme on écrit à un cardinal-vicaire. La supplique, copiée en
-belle ronde sur papier jésus in-folio, fut portée le soir même au prince
-Odescalchi, avec l'extrait de la correspondance et toutes les lettres de
-Lello, que la comtesse emprunta à sa fille pour les relire. On n'osa lui
-demander ni le portrait ni l'anneau, de peur d'éveiller ses soupçons.
-
-Le lendemain matin, le colonel se rendit à jeun chez le cardinal
-Odescalchi. Il devinait fort bien ce qu'on pouvait avoir à lui dire et
-pourquoi on le faisait lever avant midi; mais il n'était ni inquiet ni
-intimidé. Il s'enfonçait dans les coussins de sa voiture avec la pesante
-assurance d'un homme qui ne craint rien au monde que l'apoplexie.
-«Parbleu, disait-il entre ses dents, il est heureux que Manuel ait
-quelques millions et quelques ancêtres: s'il s'appelait Nicolas, fils de
-Mathieu, propriétaire de deux bons bras, les cafards l'auraient déjà
-marié malgré moi et malgré lui. On l'aurait fait espionner par quelques
-agents de la morale publique, on aurait donné le mot à sa maîtresse, et,
-au plus beau moment d'un rendez-vous, il aurait vu sortir d'une armoire
-un prêtre, deux gendarmes et un enfant de choeur. Cela se fait tous les
-jours, et les filles ne réclament jamais contre ces brutalités de la
-police. Il faut que le pauvre diable pris en flagrant délit choisisse,
-séance tenante, entre le mariage, prison des âmes, et le château
-Saint-Ange, prison des corps. S'il accepte l'eau bénite du prêtre, les
-gendarmes servent de témoins au mariage; s'il se décide en faveur du
-cachot, le prêtre sert de témoin à l'arrestation; dans les deux cas, la
-vertu est vengée, le coupable est puni: prisonnier pour toujours ou
-marié à perpétuité! Mais, grâce à Dieu! ces plaisanteries-là ne sont pas
-faites pour nous, et, quand la morale publique se livre à ces fredaines,
-elle choisit d'autres plastrons que les Coromila. Que va-t-il me dire,
-ce vieil Odescalchi? Il ferait aussi bien de se mêler de ses affaires.
-Parce que sa soeur a eu la sottise d'épouser un Feraldi, veut-il que
-tous les princes romains se mettent dans le Feraldi jusqu'au cou? C'est
-l'histoire du renard à qui l'on a coupé la queue; mais à renard, renard
-et demi! Est-ce qu'il se serait mis en tête de me faire un sermon? Fi
-donc! les cardinaux ne prêchent pas; ils laissent cela aux capucins.
-D'ailleurs, quoi qu'il pense de moi, il ne m'en dira pas seulement la
-moitié; c'est un de nos priviléges, à nous autres gens de qualité: on ne
-nous montre jamais une vérité toute nue. Les prêtres nous vénèrent, les
-cardinaux nous respectent, les papes nous ménagent, et je parie que Dieu
-lui-même, au jugement dernier, cherchera quelque circonlocution pour
-nous apprendre que nous sommes damnés!»
-
-Il sauta gaillardement hors de sa voiture; mais en entrant dans le
-cabinet du cardinal il prit un air digne et confit. Il lut attentivement
-la supplique du comte et l'extrait des lettres de Manuel, haussa deux ou
-trois fois les épaules, et murmura quelques réflexions morales sur la
-légèreté de la jeunesse; puis il rendit toutes les pièces au prince
-Odescalchi.
-
-«Éminence, dit-il, je vous remercie de m'avoir éclairé sur cette
-affaire.
-
---Je n'ai fait que mon devoir, Excellence.
-
---Éminence, le comte Feraldi me paraît un fort honnête homme, et je
-l'estime infiniment.
-
---Vous lui rendez justice, Excellence.
-
---La jeune fille est très-intéressante.
-
---Très-intéressante assurément.
-
---Et mon neveu est un enfant terrible.
-
---Je n'aurais pas osé le dire, mais...
-
---C'est moi qui le dis! je ne sais pas masquer la vérité. Il est évident
-que Manuel a aimé cette jeune fille, qu'il s'en est fait aimer, qu'il a
-promis de l'épouser.
-
---Oui, Excellence.
-
---Maintenant il ne l'aime plus.
-
---Je le crains.
-
---J'en suis sûr. S'il l'aimait encore, il ne chercherait pas de
-mauvaises raisons pour rompre avec elle. Il l'épouserait sans
-s'inquiéter de ce qu'on pourra dire, et sans en demander la permission à
-personne. Lorsqu'on aime (Votre Éminence excusera la liberté de mon
-langage), on oublie les amis, les parents, les lois, et tous les devoirs
-de convenance et de reconnaissance; on court au but sans regarder en
-arrière. Ceux qui songent à quêter des permissions, à ménager des
-amitiés, à apaiser des mécontentements, sont des chercheurs de prétextes
-qui n'aiment pas ou qui n'aiment plus.
-
---Mais, reprit le cardinal, si l'amour est un sentiment passager...
-
---Je devine, interrompit le colonel, ce que Votre Éminence va me dire,
-et j'admire la justesse de sa réflexion. Oui, si l'amour est un
-sentiment passager, qui nous vient quand il lui plaît, qui s'en va quand
-bon lui semble, il n'en est pas de même des promesses, des serments et
-des actes sérieux et définitifs que nous faisons sous son influence:
-l'amour passe, les obligations restent. Mon neveu est impardonnable.»
-
-Le cardinal chercha dans le dossier les deux dernières lettres de
-Manuel.
-
-«Avez-vous lu, demanda-t-il, ces deux lettres où il rejette sur vous
-toute la responsabilité de sa trahison?
-
---Et voilà, reprit vivement le colonel, ce que je ne lui pardonnerai
-jamais! Il peut se marier sans mon consentement: il est majeur, son père
-est mort, sa fortune est indépendante, personne n'a le droit de lui
-demander compte de ses actions; quelle mouche le pique, et pourquoi
-cette rage d'obtenir ma signature? Pourquoi? je le sais, et c'est un
-secret que je puis confier à Votre Éminence. Manuel me demande mon
-consentement parce qu'il sait qu'une puissance supérieure me défend de
-le lui accorder.
-
---Et quelle voix pourrait parler plus haut que l'honneur, la justice et
-la conscience?
-
---La dernière volonté d'un mort.»
-
-Le colonel se rapprocha du fauteuil du cardinal, et lui dit d'un ton
-mystérieux et solennel:
-
-«Dieu seul et moi, nous avons entendu les paroles suprêmes de mon frère
-bien-aimé, feu le prince Coromila. Ce père excellent, ce chrétien
-sublime, avant d'entrer au sein de la béatitude éternelle, m'a laissé
-des ordres précis, touchant la gloire et la prospérité de sa famille. Il
-était instruit des relations clandestines, sans doute innocentes, qui
-existaient entre son fils et la jeune Vittoria. Il les désapprouvait
-absolument pour des raisons qu'il n'a jamais exprimées, et qui sont
-ensevelies dans sa tombe. Ce que je sais, et ce que Manuel n'ignore pas,
-c'est que le prince m'a défendu de bénir cette union, et que son dernier
-soupir a été contraire à la famille Feraldi.
-
---Mais le nom des Feraldi est sans tache, leur noblesse remonte à quatre
-siècles, leur fortune...
-
---Prenez garde, Éminence. Je suis de votre avis et vous argumentez
-contre un mort.»
-
-Le cardinal se leva, le colonel suivit son exemple. «Excellence, dit le
-prince Odescalchi, je suis heureux de voir que, comme tous les honnêtes
-gens, vous blâmiez la conduite de votre neveu. Je porterai cette
-consolation à la famille Feraldi, mais je regretterai éternellement que,
-lorsqu'il suffirait d'une parole pour ramener ce jeune homme à ses
-devoirs, des raisons de l'autre monde vous empêchent de la dire.
-
---Mes paroles, Éminence, n'ont pas tout le crédit que vous daignez leur
-attribuer: il n'y a que les paroles magiques qui aient la vertu de
-changer les coeurs. Mon neveu n'aime plus Vittoria: si je lui accordais
-mon consentement, il susciterait lui-même quelque nouvel obstacle; il
-serait capable de dire qu'il lui faut le consentement de son père. Je
-m'intéresse, comme vous, à la situation du malheureux comte, et pour lui
-épargner, ainsi qu'à Votre Éminence, des démarches inutiles, je crois
-devoir vous confesser une dernière faute de Manuel. Il aime ailleurs.
-Malgré les sages avis de monsignor Rouquette, dont les vertus vous sont
-bien connues, il s'est épris d'une fille de théâtre qui lui coûte à
-l'heure qu'il est près de deux cent mille francs, la dot de Mlle
-Feraldi! C'est à vous de décider, maintenant que vous savez tout, s'il
-n'y a pas un peu de cruauté à laisser derrière les grilles d'un couvent
-une jeune fille dont l'amant se perd dans les plaisirs.»
-
-Le colonel sorti, le prince Odescalchi écrivit au comte: «Je n'ai rien
-obtenu; venez ce soir à l'_Ave Maria_ avec son Éminence le cardinal
-Pezzato; nous tiendrons conseil.» Menico, qui attendait dans une
-antichambre, reçut le billet des mains du camérier du prince et courut à
-toutes jambes le porter au palais Feraldi. La famille de Tolla, assistée
-de la marquise et de Philippe, fondit en larmes à la lecture de cette
-sentence. «C'est ma faute! criait en pleurant la pauvre comtesse. Je
-n'aurais pas dû le recevoir ici avant le consentement de sa famille.
-
---C'est moi qui l'ai amené, disait Philippe. J'ai cru, comme un sot, que
-son oncle était un bon homme.
-
---Je suis plus coupable que toi, ajoutait la marquise. Je savais, moi,
-que le colonel ne permettrait jamais ce mariage, et cependant je n'ai
-rien dit!
-
---Ah! murmurait fièrement Victor Feraldi, le colonel Coromila veut
-garder son neveu pour lui! Nous verrons!
-
---Je jure, dit Philippe, qu'il ne le gardera pas longtemps; car je le
-tuerai entre ses bras, s'il reste encore deux lames d'acier en ce
-monde.»
-
-La marquise se leva doucement et alla prendre son châle et son chapeau,
-qu'elle avait ôtés en entrant.
-
-«Attendez-moi, dit-elle, je vais parler au chevalier Coromila.»
-
-Elle prononça ces paroles du ton dont un condamné à mort dit à son
-bourreau: «Je suis prêt.» Son fils et ses amis la laissèrent partir sans
-une question, sans une parole, sans un geste. Philippe connaissait son
-aversion pour le colonel, Mme Feraldi en pressentait les causes; chacun
-devinait dans cette démarche simple et sans apparat le dévouement
-sublime des martyrs.
-
-Elle entra au palais Coromila quelques minutes après le colonel. Le gros
-homme allait se mettre à table. L'annonce d'une visite si peu attendue
-lui coupa l'appétit. Il dissimula son trouble sous une politesse de
-corps de garde, et présenta un siége à la marquise en la saluant du nom
-de belle dame.
-
-«Pierre Coromila, lui dit-elle, vous devinez qu'il faut des motifs bien
-puissants pour que je vienne, après plus de vingt années, réveiller mes
-chagrins et vos remords.
-
---Diantre! pensa le colonel, est-ce que la belle Assunta serait lasse
-d'être veuve, et voudrait-elle?... Hé! hé! les Coromila sont
-très-demandés depuis quelque temps.» Il reprit à haute voix:
-«J'espérais, madame la marquise, que mon ami Trasimeni aurait enseveli
-vos chagrins comme il a enterré mes remords. Cependant, s'il vous plaît
-de revenir sur le passé, nous en parlerons ensemble. Je comprends tous
-les goûts, sans excepter l'amour de l'histoire ancienne; d'ailleurs je
-n'ai jamais rien su refuser à la beauté. Or, vous êtes toujours belle,
-Assunta, aussi belle et peut-être plus que le jour de notre premier
-baiser.»
-
-La marquise fut prise d'une petite toux sèche, et les pommettes de ses
-joues se colorèrent pour un instant: le séjour de Florence ne l'avait
-pas guérie. «Ce n'est pas de moi, dit-elle, que je viens vous parler,
-c'est de Tolla.
-
---Encore!» s'écria involontairement le colonel.
-
-Il reprit avec douceur:
-
-«Madame, je sors de chez le cardinal-vicaire; il m'a dit sur cette
-malheureuse affaire tout ce que vous pouvez avoir à me dire; je vous en
-prie, ne me forcez pas de vous répéter tout ce que je lui ai répondu.
-
---Soyez tranquille: j'éviterai les répétitions et je vous dirai ce que
-personne autre que moi n'a le droit de vous dire. Vous savez avec quelle
-résignation j'ai subi le sort que vous m'avez imposé; je me suis
-sacrifiée, sans une plainte, à votre égoïsme et à l'ambition de votre
-famille.
-
---Vous avez trouvé un consolateur.
-
---Taisez-vous, mon pauvre Pierre, quand on n'a pas l'honneur du soldat,
-on ne doit pas en afficher la brutalité. Je vous ai rendu votre parole
-et toutes vos lettres, comme on rend les titres d'une créance à un
-débiteur insolvable. J'ai traîné ma vie, près d'un quart de siècle, dans
-la même ville que vous, triste au milieu des heureux, morte au milieu
-des vivants, sans qu'un seul de mes regards vous ait reproché votre
-conduite et mes souffrances, mais si j'ai supporté patiemment toutes les
-tortures, je ne sais pas assister les bras croisés au supplice d'une
-autre, et je me révolte. Vous avez prononcé ce matin, devant le
-cardinal-vicaire, l'arrêt de mort de Tolla.
-
---Elle n'en mourra pas, madame. Tous ceux que nous avons tués se portent
-à merveille.
-
---Vous trouvez!»
-
-Il est impossible de rendre l'accent de douleur, d'amertume et de
-découragement avec lequel elle prononça cette parole. Tout autre que le
-colonel aurait frémi, comme en écoutant le râle d'une mourante. Il se
-contenta de ricaner, et répondit en appuyant lourdement sur sa
-plaisanterie: «Vous êtes fraîche comme une rose.»
-
-La marquise ne se contint plus. «Lâche! dit-elle, tu ne m'as point
-pardonné de n'être pas morte sur le coup, et ce peu de vie qui me reste
-est une offense à ta vanité! Tu trouves que mon agonie a été trop
-longue, et que j'aurais dû me hâter un peu, pour ta gloire. Eh bien,
-console-toi: Tolla ne résistera pas si longtemps. Je la vois dépérir et
-je te promets qu'elle s'éteindra bientôt, à l'honneur de Lello, dans la
-prison où lui-même l'a cloîtrée. On connaîtra que les Coromila ne sont
-point dégénérés et qu'ils ont fait des progrès dans l'art de tuer les
-femmes; mais, après ce beau triomphe, je te conseille de cacher
-soigneusement ton cher Lello: Philippe a du coeur, il est le digne fils
-d'un honnête homme, il aime Tolla comme sa soeur, il la vengera!
-
---Si Philippe est le digne fils de son père, répliqua aigrement le
-colonel, il épousera Mlle Feraldi, au lieu de la venger. Qui sait si le
-fabricateur souverain n'a pas inventé les Trasimeni pour consoler les
-victimes des Coromila?»
-
-Quand la marquise fut sortie, le colonel se sentit soulagé, mais non
-satisfait. Les dernières paroles de Mme Trasimeni lui restaient sur le
-coeur, et il craignait pour la réputation et pour la vie de Lello. Avant
-de se rendre aux prières de son maître d'hôtel et à l'appel de son
-déjeuner, il écrivit à Rouquette et donna des ordres à Cocomero. Il
-disait à Rouquette: «Je remets en vos mains la vie de Lello; ne le
-quittez sous aucun prétexte. Le cardinal Odescalchi va probablement vous
-rappeler: faites la sourde oreille. Si vous perdez votre place, je vous
-indemniserai largement: la maison Rothschild a cinquante mille francs
-pour vous. Le jeune Feraldi et son ami Philippe iront chercher querelle
-à notre enfant: tirez-le de leurs mains. Lisez tous les jours la liste
-des étrangers débarqués à Paris; au premier danger, partez pour
-l'Angleterre, et ne dites à personne où vous allez. En attendant, et
-pour plus de prudence, fréquentez le tir de Lepage, et la salle de
-Bertrand.»
-
-Il déclara à Cocomero qu'il fallait, pour l'honneur de la famille
-Coromila, que Mlle Feraldi sortît au plus tôt de Saint-Antoine.
-
-«Que faire, Excellence?
-
---Tu me le demandes, animal! C'est à toi de le trouver, je te paye pour
-avoir de l'esprit. Délibère avec la dame russe, ton associée.
-
---Elle n'est pas mon associée, Excellence. C'est...
-
---Je ne tiens pas à savoir ce que c'est. As-tu parlé à la femme de
-chambre?
-
---Oui, Excellence, hier soir. Elle sortira si on lui fait une dot.
-
---Promets-lui mille écus, et qu'elle sorte aujourd'hui même. Tu me
-l'amèneras sans tarder.»
-
-Ce chiffre de mille écus fit réfléchir Amarella, Pour six cents francs,
-elle serait sortie sans marchander; elle trouva que mille écus, pour
-enjamber le seuil d'une porte, étaient un maigre salaire. Les paysans
-sont ainsi faits; offrez-leur cinq francs d'un bahut, ils vous frappent
-dans la main; offrez-en cinquante, ils en veulent dix mille: c'est le
-dernier prix. N'essayez pas de discuter, ils ne le laisseront pas à
-moins: vous leur avez persuadé que le bahut contenait un trésor. Le
-pauvre Cocomero devint un habitué du parloir de Saint-Antoine. Le 1er
-octobre, après trente-sept jours de discussions, il n'avait pas gagné un
-pouce de terrain.
-
-Le comte Feraldi employa tout ce temps à une lutte désespérée contre le
-mauvais vouloir de Lello. Trop sûr que l'obstination de l'oncle
-résisterait à toutes les remontrances, il s'était rejeté sur le neveu et
-ne se lassait pas de lui écrire; mais Lello était bien conseillé. M.
-Feraldi sortait du cabinet du cardinal-vicaire, de l'oratoire de la
-marquise ou du parloir de sa fille avec des arguments qu'il croyait sans
-réplique; Lello, entre deux verres de vin de Champagne, dans un cabinet
-du café Anglais ou dans le boudoir de Cornélie, trouvait une réplique
-triomphante à tous les arguments. Si le comte lui rappelait qu'il avait
-promis d'aimer Tolla jusqu'à la mort, il répondait imperturbablement que
-jusqu'à la mort il aimerait Tolla.
-
-«Mais, reprenait le comte, vous avez ajouté: «Je jure de n'avoir pas
-d'autre femme que Vittoria Feraldi.»
-
---En ai-je donc épousé une autre? demandait Lello.
-
---Vous avez dit et écrit à Tolla: «Je t'épouserai.»
-
---Et je suis prêt à le faire, dès que j'aurai obtenu le consentement de
-mes parents.
-
---Vous avez déclaré que, si vos parents s'obstinaient à refuser leur
-consentement, vous sauriez vous en passer.
-
---Sans doute, après avoir épuisé tous les moyens de conciliation; mais
-je suis loin de les avoir épuisés; peut-être même sont-ils
-inépuisables.»
-
-Si le comte essayait de rappeler le beau sacrifice de Tolla et le
-courage qu'elle avait eu de s'enfermer dans un cloître, Lello énumérait
-victorieusement tous les efforts qu'il avait faits pour l'en arracher.
-Le comte se plaignait de la scandaleuse publicité qu'on avait donnée à
-la lettre du 11 août; Lello blâmait l'indiscrétion de ceux qui avaient
-fait lire sa correspondance à son oncle. Dans le cours de cette
-discussion, où Lello poussa la mauvaise foi jusqu'à l'impertinence, la
-douceur et la modération du comte ne se démentirent pas un instant. Il
-réfutait un mensonge par jour sans exprimer un doute sur la sincérité de
-Lello; il traitait d'erreurs et de malentendus les faussetés les plus
-notoires; il prédisait que les légers nuages qui s'étaient élevés entre
-son gendre et lui se dissiperaient au premier souffle; il évitait par
-politesse, mais aussi par prudence, de trop mettre Lello dans son tort;
-il n'avait garde de faire allusion à la conduite qu'il menait à Paris.
-Ses lettres, écrites dans la douleur la plus profonde et l'indignation
-la plus légitime, commencent toutes par _très-cher Manuel Coromila_, et
-finissent par _votre très-affectionné serviteur et ami_. Lello de son
-côté écrivait _très-cher comte_, et signait _vostro affettuosissimo
-servo ed amico_. Tolla n'entendit parler ni des lettres ni des réponses.
-
-Elle n'en était pas plus heureuse. Lello ne lui avait écrit, du 16
-juillet au 1er octobre, que la lettre du 11 août, que ses parents
-s'étaient bien gardés de lui faire lire: elle était donc restée deux
-mois et demi sans nouvelles de son amant. Sa passion avait résisté à une
-si cruelle épreuve: elle aimait avec désespoir, mais elle aimait. Elle
-écrivait sans se lasser à celui qui ne lui répondait plus. Jamais on
-n'entendit une plainte sortir de sa bouche: sa douleur tranquille et
-résignée édifiait tout le couvent; les religieuses apprenaient à son
-école l'art sublime de souffrir sans murmure et d'adorer le bien-aimé
-jusque dans ses rigueurs. Les plus austères expliquaient dans un sens
-mystique le triste roman qui se dénouait sous leurs yeux: elles le
-commentaient comme certaines âmes naïvement ferventes ont commenté le
-cantique des cantiques de Salomon. «Puissions-nous, disaient-elles,
-aimer notre divin époux comme elle aime son Lello!» Les salons de Rome,
-naguère hostiles à Tolla, commençaient à se tourner contre ses ennemis.
-Ses malheurs et son courage étaient cités partout, et l'on ne parlait
-plus d'autre chose. En l'absence de toute autre préoccupation, dans un
-pays où la politique est obscure et souterraine, où les journaux sont
-aussi insignifiants que des almanachs, où les procès se jugent
-clandestinement dans une cave, où le théâtre est sans liberté et partant
-sans intérêt, l'attention publique, qui se prend où elle peut, s'attacha
-au vent de Saint-Antoine. Les Romains ont l'âme bonne et les pleurs
-faciles; leur sensibilité un peu banale n'est pas tempérée par cette
-ironie dont nous sommes si fiers: ils ont plus d'abandon, plus
-d'ouverture, plus de chaleur et moins d'esprit que nous. Rome entière
-applaudit, comme dans un théâtre, à la belle conduite du jeune Morandi,
-qui vint pour la troisième fois demander au comte la main de Tolla.
-Morandi fut pendant huit jours l'orgueil de l'Italie: jusqu'au moment où
-il repartit pour Ancône sans avoir obtenu autre chose que les
-remercîments et les larmes de la famille Feraldi, il marcha d'ovations
-en ovations. Les paysans qui venaient au marché ou les maçons qui s'en
-allaient à l'ouvrage lui criaient à tue-tête: _Bravo ser pajno!_ «Bien,
-monsieur le monsieur!» Ces témoignages éclatants de l'opinion firent
-rentrer sous terre tous les ennemis de Tolla. Ceux qu'une petite
-jalousie avait soulevés contre elle lui accordèrent sa grâce dès le jour
-où elle inspira plus de pitié que d'envie. La générale, dont les
-sentiments ne pouvaient changer, parce que ses intérêts étaient toujours
-les mêmes, se crut cependant obligée de faire une visite à Mme Feraldi:
-elle vint avec Nadine apporter quelques grimaces de condoléance dans ce
-palais où ses calomnies avaient fait couler tant de larmes. Tels étaient
-les frémissements de l'émotion publique, qu'ils traversèrent les
-murailles du couvent et parvinrent jusqu'aux oreilles de Tolla. Malgré
-les précautions admirables de ses parents et les ordres exprès du
-docteur Ély, qui déclarait qu'une mauvaise nouvelle pouvait la tuer, la
-pitié indiscrète de quelques amis, une allusion maladroite à la trahison
-de Manuel, un blâme sévère exprimé contre Rouquette, la mirent sur la
-trace de la vérité: la haine ingénieuse d'Amarella fit le reste. Cette
-créature, née mauvaise, et que la passion avait rendue pire, alla
-jusqu'à faire entendre à sa maîtresse qu'il existait des preuves écrites
-de son abandon. Rien n'est plus propre à faire juger des angoisses et de
-la résignation de Tolla, que cette lettre choisie au milieu de toutes
-celles qu'elle écrivit à Lello.
-
- «Rome, 16 septembre 1838.
-
- «Il y a deux mois aujourd'hui que je n'ai reçu une ligne de toi: d'où
- vient cela, mon Lello? Ils disent que cela vient de ce que tu ne
- m'aimes plus. Ton nom et celui de monsignor Rouquette sont dans toutes
- les bouches, suivis des épithètes les plus infâmes. On raconte mille
- traits qui te déshonorent; on dit que tu te fais un jeu de tromper les
- filles et de les faire mourir; on énumère la liste de celles que tu as
- perdues: juge si j'ai de quoi souffrir, moi qui connais ton coeur, qui
- sais tes serments et qui suis sûre que tu n'y manqueras point! Chaque
- fois qu'il me vient une visite à la grille, j'ai peur. Ils voulaient
- me persuader que tu étais infidèle: j'ai répondu que je ne le croirais
- jamais. «Et si vous en voyiez les preuves écrites?» m'a-t-on demandé.
- J'ai dit que cela était impossible, mais que, si je voyais un aussi
- méchant écrit, je répondrais qu'il n'est pas de toi, ou qu'on t'a
- forcé, et que ta bouche démentira ta main; enfin que je ne me croirai
- trahie que lorsque tu me l'auras dit toi-même. Je l'ai juré: quoi que
- je voie, quoi que j'entende, je ne croirai rien avant ton retour. A
- tout ce qu'ils me disent, je réponds: «C'est impossible,» et je les
- fais taire. Cependant, tu ne m'écris pas; pourquoi me faire cette
- peine? Est-ce que tu crains de m'apprendre la réponse de ton oncle? Je
- l'ai devinée, va, et j'en ai pris mon parti. Je te réconcilierai avec
- lui quand je serai ta femme. Mais tu m'as écrit, on aura intercepté
- tes lettres; il est impossible que tu ne m'aies pas écrit: une
- mortelle ennemie, qui t'aurait supplié comme je l'ai fait, aurait
- obtenu au moins quelques lignes. Si tu voyais ta Tolla, mon bon Lello,
- elle te ferait pitié. Je ne ris plus, je dors bien peu, et ce peu est
- si agité que je m'éveille à chaque instant. Tout le jour, je pleure
- aux pieds de la sainte Vierge en la suppliant de me venir en aide. Je
- me lève aussi la nuit pour prier Dieu; et mes prières sont toujours
- trempées de larmes: quelquefois les sanglots m'étouffent. Ah! reviens
- vite, si tu veux que je vive! J'ai souffert assez, je n'en peux plus,
- je sens que mes forces sont à bout: si l'on mourait de tristesse, il y
- a longtemps que tu n'aurais plus de Tolla. Mais sois tranquille, la
- force pourra me manquer, non le courage; on désespérera de ma vie
- avant que je doute de ton honneur, et j'emporterai jusqu'au fond de la
- tombe ma foi dans tes promesses et ma confiance en toi.»
-
-L'amant de Mlle Cornélie (c'est Lello que je veux dire) avait tant
-d'occupations qu'il laissait à Rouquette le soin de dépouiller sa
-correspondance.
-
-
-
-
-X
-
-
-Le 1er octobre, Cocomero s'introduisit assez avant dans la confiance
-d'Amarella. Il lui apporta une copie de cette terrible lettre du 11 août
-qu'il avait reproduite lui-même, sous la dictée de Nadine, à plus de
-vingt exemplaires. Amarella, ravie d'avoir en main de quoi assassiner sa
-maîtresse, ouvrit son coeur à l'aimable Napolitain:
-
-«Ne croyez pas, lui dit-elle, que ce soit l'intérêt qui me retienne ici,
-c'est une plus noble passion, la haine. Quand vous m'avez vue refuser
-successivement tant d'offres magnifiques, vous avez peut-être supposé
-que je ne songeais qu'à me faire donner une plus grosse dot, et que mon
-ambition croissait avec vos promesses. Non, mon cher monsieur: mais que
-ferai-je d'une dot, si je ne trouve pas un mari?
-
---Vous en trouverez de reste. L'argent attire les épouseurs comme le
-grain les moineaux, et l'on ne voit pas, dans toute l'histoire Romaine,
-qu'une fille bien dotée ait jamais coiffé sainte Catherine.
-
---Oui, si je voulais prendre un mari à la douzaine! Mais quand _on veut
-du bien_ à quelqu'un!»
-
-Les Italiens ont tout un dictionnaire à l'usage de l'amour. _Vouloir du
-bien_, c'est aimer passionnément. On ne dit pas l'amant, mais le
-_voisin_ d'une femme mariée: le marquis un tel avoisine, _avvicina_,
-telle comtesse, qui loge à une lieue de son palais.
-
-Amarella raconta longuement qu'elle voulait du bien à un jeune homme qui
-ne lui voulait que du mal. Elle apprit à Cocomero le nom de son ingrat,
-les services qu'elle lui avait rendus, et comment elle lui avait sauvé
-la vie un soir qu'il avait été frappé dans l'ombre par un lâche
-assassin. Cocomero salua. Elle se déchaîna ensuite contre sa maîtresse,
-qu'elle accusait d'être la complice de Menico.
-
-«Enfin, dit-elle, depuis quatre mois, je ne me nourris que d'amour et de
-haine; je ne vis plus que pour épouser Menico et me venger de Tolla.
-
---Eh! chère enfant, que ne le disiez-vous? Vos désirs sont légitimes, et
-ils seront satisfaits, s'il y a une justice. Quoi de plus naturel que de
-faire du bien à ceux qu'on aime et du mal à ceux qu'on déteste? Dieu
-lui-même n'agit pas autrement: il a fondé le paradis pour ses amis et
-l'enfer pour ses ennemis. Mais pourquoi n'avoir pas parlé plus tôt? Il y
-a un grand mois que je vous aurais vengée et mariée.
-
---Mariée à Menico?
-
---A lui-même.
-
---Vous êtes donc un ange du ciel?
-
---Pas tout à fait.
-
---Un sbire de la police?
-
---Peut-être.
-
---Vous pouvez le forcer de me prendre pour femme?
-
---Est-ce la première fois que la police pontificale se mêle de mariages?
-
---Ne me trompez pas, je vous en prie; cette... affaire se ferait-elle
-bientôt?
-
---Il est quatre heures; avant minuit, vous aurez reçu le sacrement.
-
---Que faudra-t-il que je fasse?
-
---Presque rien: vous irez porter cette lettre à votre maîtresse.
-
---C'est ma vengeance.
-
---Vous lui direz que, puisque tout espoir est perdu pour elle et qu'elle
-ne reste plus au couvent que pour son plaisir, vous ne vous souciez pas
-de lui tenir éternellement compagnie.
-
---Soyez tranquille, je lui dirai cela, et bien autre chose. Après?
-
---Vous sortirez immédiatement de Saint-Antoine, et vous viendrez habiter
-le logement que je vous ai préparé _via dei Pontefici_, 24. N'oubliez
-pas de laisser ici votre nouvelle adresse: il faut que Menico sache où
-vous demeurez. Il aime Tolla, dites-vous?
-
---J'en suis sûre.
-
---C'est lui qui vous a décidée à vous renfermer avec elle?
-
---Lui seul.
-
---Il viendra ce soir vous prier de retourner au couvent. Il faut qu'il
-vous trouve au lit. Vous disputerez, vous résisterez, vous ferez traîner
-la discussion jusqu'à minuit. On frappera violemment à votre porte: vous
-crierez d'effroi, vous craindrez d'être compromise, vous le cacherez
-dans un cabinet. Je me charge du reste.
-
---Vous serez là?
-
---Non, il ne faut pas que je paraisse. C'est le cardinal-vicaire qui
-fera les frais de la cérémonie. Je lui apprendrai à neuf heures, par un
-avis anonyme, que vous avez quitté le cloître pour courir à un
-rendez-vous. Le cardinal est un saint homme, ennemi juré de
-l'immoralité: il enverra le prêtre et les gendarmes.
-
---Et... j'aurai la belle dot que vous m'avez promise?
-
---Ce soir même je vous donnerai mille écus; vous me signerez un reçu de
-deux mille.
-
---Vous offriez hier de me donner les deux mille écus!
-
---Oui, mais je n'offrais pas de vous donner Menico.»
-
-Marché fait, Amarella monta en courant chez sa maîtresse. Tolla était
-assise, la tête penchée, les bras pendants, sur une chaise basse, devant
-une petite table de bois noir. Elle avait commencé une lettre à Lello,
-sans avoir le courage de la finir. Depuis plus d'une semaine, elle était
-en proie à un malaise étrange: son appétit diminuait tous les jours, et,
-quelques efforts qu'elle fît sur elle-même, souvent elle sortait de
-table sans avoir rien pris. Elle sentait tous les ressorts de son être
-se détendre: sa fière volonté, sa pétulante énergie, s'enfuyaient
-lentement comme le vin découle d'un cristal fêlé. Tous ses sens,
-autrefois si alertes et si heureux, étaient lents, émoussés et tristes:
-le soleil lui paraissait terne, l'air froid, la musique sourde. Son
-embonpoint si sobre, si juste et si chaste, avait fondu comme un rayon
-de cire; ses joues s'étaient creusées, et les jolies fossettes étaient
-devenues de grands trous. La pâleur de son visage semblait moins fraîche
-et moins lumineuse: sa peau n'était plus ce réseau transparent sous
-lequel on voyait courir la vie. Ses grands yeux avaient pris une beauté
-morne et désespérée: ils ne lançaient que des sourires pâles et des
-éclairs éteints. Ses mains étaient si faibles, qu'un instant avant
-l'entrée d'Amarella elle avait laissé tomber sa plume, comme un fardeau
-trop lourd. A ses pieds, un mouchoir taché de sang traînait à terre:
-elle avait saigné du nez plus de vingt fois en une semaine. Amarella
-contempla cette douleur et cet abattement comme un habile ouvrier
-regarde son ouvrage au moment d'y mettre la dernière main. Elle fut
-impitoyable; elle raconta sans ménagement tout ce qu'elle savait de la
-trahison de Lello; elle ajouta à ce qu'elle avait appris tous les
-détails que son imagination put lui suggérer: elle le peignit consolé,
-joyeux, entouré de maîtresses, et lisant, pour égayer quelque orgie, les
-lettres lamentables de Tolla. Ses paroles étaient chargées d'une pitié
-accablante; elle écrasait sa maîtresse sous d'odieuses consolations, et,
-à travers les fausses larmes qu'elle se forçait de répandre, on voyait
-percer le triomphe et l'insolence de ses regards. Sa conclusion fut de
-prendre congé et de donner la lettre.
-
-Tolla resta plus d'une heure en présence de cette dépêche de mort,
-qu'elle regardait sans la lire, qu'elle lisait sans la comprendre,
-qu'elle comprit enfin, mais dans un tel trouble d'esprit, qu'elle n'en
-aperçut pas toute la portée. Elle la tournait dans ses mains, et jouait
-avec elle comme un enfant avec un couteau. Elle ne s'avisa même pas que
-l'écriture n'était point celle de son amant, et lorsqu'on vint lui dire
-à six heures que sa mère l'attendait au parloir, on la surprit à baiser
-machinalement l'autographe de Cocomero.
-
-La comtesse, rassurée par la résignation apparente de sa fille, lui
-avoua tout, les lettres de Lello, les démarches du cardinal et de la
-marquise, les refus du colonel, les réponses dictées par Rouquette et la
-perte des dernières espérances.
-
-«Mon enfant, lui dit-elle, Amarella a raison; il faut sortir du
-couvent.»
-
-Ce mot provoqua une crise violente. Tolla fondit en larmes. Sa mémoire,
-son jugement, sa passion, ses forces, se réveillèrent à la fois. Elle
-cria:
-
-«C'est impossible! Il n'est pas capable de me trahir. Ces lettres sont
-écrites pour son oncle; il veut le gagner par un semblant de soumission.
-Tu n'as rien compris, tu ne le connais pas: moi seule je le connais. Ne
-le juge pas! il est fidèle, je réponds de lui. Il est impossible que
-dans l'espace de quatre mois un coeur si tendre et si religieux soit
-devenu un monstre. Ses lettres respirent les meilleurs sentiments: elles
-sentent bon comme l'encens des églises! Il me dit de prier Dieu, les
-saints, la vierge Marie; il prie lui-même du matin au soir. Est-ce qu'il
-oserait parler à Dieu s'il ne m'aimait plus? D'ailleurs il sait mon
-voeu: crois-tu qu'il soit assez cruel pour me condamner au couvent pour
-toute la vie? Que deviendrais-je s'il m'abandonnait? Que ferais-je de
-mon coeur? Dieu n'en voudrait pas; il exige qu'on soit toute à lui. Ma
-pauvre mère! que tu as dû souffrir pendant ces deux mois! C'est pour toi
-que j'aurais voulu être heureuse: la vue de mon bonheur t'aurait fait
-tant de bien! Voilà maintenant que je te prépare une triste vieillesse.
-Cependant crois-tu qu'il ait pu oublier tout ce qu'il m'a promis?»
-
-Là-dessus, elle cita avec une volubilité fébrile des paroles, des
-discours et des lettres entières de Manuel; puis elle retomba dans un
-abattement doux et tranquille; elle pria sa mère de lui renvoyer
-Amarella pour quelques jours; elle demanda que son confesseur vînt la
-voir le lendemain mardi; elle voulait communier le mercredi, jour
-consacré à saint Joseph. A huit heures, elle prit congé de sa mère qui
-se félicitait intérieurement de la voir si calme après tant
-d'agitations. Elle remonta à sa chambre en tenant la rampe de
-l'escalier. Comme elle traversait la _loge_, ou galerie couverte qui
-conduisait à sa cellule, elle se tourna vers la basilique de
-Sainte-Marie Majeure en murmurant une prière. A cet instant, ses genoux
-fléchirent, un éblouissement la contraignit de fermer les yeux, et elle
-crut entendre une voix d'en haut qui lui disait:
-
-«Pourquoi pleures-tu? N'as-tu pas une tendre mère dans le ciel?»
-
-Elle dormit d'un sommeil agité, et s'éveilla le lendemain avec un grand
-mal de tête. Elle se leva, se traîna péniblement jusqu'à son petit
-miroir, et s'effraya en voyant combien ses traits étaient altérés. Sa
-faiblesse, et un frisson qui ne dura pas plus de dix minutes, la
-forcèrent de rentrer au lit. Quand les religieuses vinrent savoir de ses
-nouvelles, elle avait le pouls violent, le visage rouge, la peau sèche,
-la gorge enflammée, les entrailles brûlantes: le progrès fut si prompt
-et si imprévu, qu'on n'eut pas le temps de la renvoyer à sa famille,
-comme le prescrivait la règle du couvent. La comtesse, mandée en toute
-hâte, accourut avec son médecin. Le docteur Ély reconnut tous les
-symptômes de la fièvre typhoïde, et pratiqua immédiatement une saignée.
-Il s'efforça de rassurer la comtesse en affirmant que, de toutes les
-formes de la maladie, la forme inflammatoire était celle qui laissait le
-plus d'espérances: il se garda de lui dire que le mal était presque
-toujours incurable lorsqu'il était engendré par des causes morales. Mme
-Feraldi aurait voulu qu'on transportât sa fille, soigneusement
-enveloppée, jusqu'à son palais: elle accusait l'air du couvent d'être
-malsain. Le docteur rapportait le mal à d'autres causes, telles que le
-chagrin, les privations et la nostalgie. Tolla avait souffert au delà de
-ses forces, elle avait vécu de jeûne et d'abstinence, et, depuis la
-veille du 1er mai, elle s'était exilée du printemps, du grand air et de
-la liberté.
-
-Pendant sept jours entiers elle vécut sans sommeil, sans repos, agitée
-par des rêves pénibles, accablée par un mal de tête insupportable qui
-pesait sur toutes ses pensées. Lorsque le délire la quittait, elle
-consolait sa mère. Elle ne douta pas un instant que sa maladie ne fût
-mortelle. Dès le second jour elle voulut écrire une lettre pour Lello.
-
-«Si j'attendais plus longtemps, dit-elle, je ne pourrais plus lui faire
-mes adieux.»
-
-En l'absence de la comtesse, une jeune religieuse écrivit sous sa dictée
-la lettre suivante:
-
- «Te souviens-tu, Lello, que nous sommes convenus autrefois de ne
- jamais nous mettre au lit sans avoir fait la paix ensemble?
- Réconcilions-nous, mon ami: je vais dormir longtemps. Je me suis
- couchée hier matin avec une grosse fièvre; il paraît que c'est la
- fièvre typhoïde. Le cher docteur assure qu'on n'en meurt presque
- jamais; moi, je sens bien que je n'en guérirai pas. C'est ma faute:
- j'ai passé trop de nuits en prière, j'ai jeûné trop souvent. J'aurais
- dû savoir qu'on ne joue pas impunément avec la santé. Ne cherche pas
- d'autres causes à ma mort: c'est le châtiment d'une longue imprudence.
- Ma mère s'imagine que l'air du couvent m'a fait mal, mais le docteur
- affirme que non: je te dis cela pour te prouver que tu n'as pas de
- reproches à te faire; tu auras assez de tes chagrins! Voilà tous nos
- projets bien changés! Nous n'irons ni à Venise, ni à Lariccia, ni à
- Capri. Quand je comparaîtrai en présence du bon Dieu, j'espère qu'il
- me pardonnera de t'avoir aimé plus que lui. Toi, tu vas vivre
- longtemps; je prierai mon ange gardien qu'il ajoute mes années aux
- tiennes. Sois heureux pour tout le bonheur que tu m'as donné. Quand tu
- me disais: _Tolla mia!_ je voyais les cieux ouverts. Tu m'as promis de
- ne pas te marier si tu venais à me perdre: c'est une promesse qui
- était bonne autrefois, dans le temps où nous nous croyions éternels;
- maintenant je te commande de l'oublier. Tu ne désobéiras pas à ma
- volonté dernière. Choisis une femme douce et pieuse, qui ne te défende
- pas de prier pour moi. Si tu as une fille, tâche d'obtenir qu'on
- l'appelle Tolla: de cette façon, tu te souviendras de mon nom toute ta
- vie. Je crois que nous aurions eu de beaux enfants et que je les
- aurais bien élevés. Adieu. Quand tu recevras cette lettre, donne un
- baiser à mon pauvre petit portrait: c'est tout ce qui restera sur la
- terre de ta fidèle
-
- «TOLLA.»
-
-Cette lettre, signée de la propre main de Tolla, fut portée discrètement
-à la poste: elle partit le soir même par la voie de terre, à l'insu de
-la famille Feraldi. Le comte et Victor se désespéraient de ne pouvoir
-pénétrer dans le couvent. A la fin de septembre, M. Feraldi, poursuivi
-par l'idée qu'on réservait Lello pour un riche mariage, avait fait une
-démarche officielle tendant à enchaîner sa liberté. Sur sa réclamation,
-contrôlée par le cardinal-vicaire, le chef du bureau des mariages (_il
-deputato dei matrimoni_) avait mis l'_advertatur_ au nom de Manuel. «Si
-nous ne pouvons pas le contraindre à épouser Tolla, dit le comte, au
-moins nous l'empêcherons d'en épouser une autre.» Mais la mort allait
-déjouer les calculs de cette prudence paternelle et rendre au jeune
-Coromila toute sa liberté.
-
-Victor, las de verser des larmes inutiles et de rôder jour et nuit
-autour du couvent de Saint-Antoine, disparut dans la soirée du 4
-octobre. On perdit sa trace à Civita-Vecchia, et sa mère devina en
-frémissant qu'il s'était embarqué pour la France. Rome entière
-s'associait aux douleurs de la famille Feraldi. Mille personnes
-attendaient à la porte du couvent la sortie du médecin. Toutes les
-communautés entreprirent des neuvaines; les _Sepolte vive_ se
-condamnèrent à la pénible pénitence de l'ascension du calvaire; les
-_Capucines_ envoyèrent en grande pompe la célèbre image de saint Joseph
-qui a sauvé tant de malades; plusieurs églises offrirent des reliques
-miraculeuses; la générale Fratief fit parvenir au docteur Ély son
-_Codex_ de famille et la recette du lézard vert. La ville était en
-prière, comme si chaque famille avait eu un enfant en danger de mort.
-
-Pour suppléer Amarella, qui ne se retrouvait point, quatre religieuses
-voilées se tenaient à toute heure dans la cellule de la malade; autant
-de soeurs converses attendaient au dehors. Les pauvres soeurs
-embrassaient avec passion les fatigues et les dégoûts d'un état si
-nouveau pour elles. Condamnées par leurs voeux à la sainte oisiveté des
-prières perpétuelles, elles étaient trop heureuses de pouvoir mettre au
-jour ces trésors de charité active que toute femme porte dans son coeur:
-c'était à qui passerait les nuits. De temps en temps une des
-gardes-malades s'échappait de la chambre pour pleurer librement: qui
-n'aurait pas pleuré en voyant mourir tant de jeunesse et de beauté?
-
-Le 8 octobre, la maladie entra dans une période nouvelle: les maux de
-tête se dissipèrent, la soif devint moins vive, les douleurs
-d'entrailles furent presque insensibles; mais le pouls était misérable,
-la stupeur profonde, l'accablement extrême, la respiration étouffée: la
-pauvre créature râlait à faire peine. Le 10, on lui administra le saint
-viatique, et la foule suivit en longue procession le carrosse doré qui
-lui apportait Dieu. Le samedi 12, on signala un mieux sensible, et un
-rayon de joie éclaira la ville. Quelques hommes en veste vinrent crier
-sous les fenêtres du colonel: «Sauvez Tolla!» Le colonel partit le soir
-même pour Albano. Tolla profita du répit que lui laissait la mort pour
-rompre les derniers liens qui l'attachaient à cette terre. Elle fit
-porter son anneau de fiançailles à la madone de Sant'Agostino, qui
-possède le plus riche écrin qui soit au monde; elle renvoya au palais
-Coromila le portrait de Lello, mais le porteur, qui était Menico, eut
-l'imprudence de le laisser voir, et le peuple le brûla au milieu du
-Corso, sans respect pour le génie de l'artiste et la beauté de la
-peinture. Le lendemain, toute lueur d'espoir s'éteignit; la mourante
-reçut l'extrême-onction, et la comtesse fut entraînée loin de sa fille
-qu'elle ne devait plus revoir. Tolla, étendue sans mouvement, ne
-recevait plus aucune impression du monde extérieur. Étrangère à tout ce
-qui l'entourait, elle n'entendait ni les prières de la communauté, ni
-les bénédictions de l'abbé La Marmora, ni les sanglots du bon vieux
-docteur qui l'avait amenée à la vie et qui ne pouvait l'arracher à la
-mort. Elle avait demandé à saint Joseph qu'il daignât la recevoir un
-mercredi: son dernier voeu fut exaucé, et ce fut le mercredi 17 octobre,
-au premier coup de l'_Ave Maria_, qu'elle entra dans le repos des
-justes. Sa vie s'exhala dans un soupir si faible, qu'il fut à peine
-entendu des personnes qui entouraient son lit. La supérieure, en rendant
-compte de l'événement au cardinal-vicaire, disait:
-
-«Ce n'est pas une mort, c'est le doux passage d'une âme pure dans le
-sein de Dieu.»
-
-Le couvent qu'elle avait sanctifié par son martyre envoya jusqu'à trois
-ambassades chez le comte pour implorer la faveur de conserver ses
-reliques: déjà le peuple parlait d'elle comme d'une sainte. Mais le
-comte Feraldi crut qu'il était de son honneur et de sa vengeance de la
-conduire pompeusement au tombeau de sa famille. Il eut assez de crédit
-pour obtenir, ce qui ne s'accorde pas une fois en dix ans, le droit de
-la transporter découverte, sur un lit de velours blanc, et de lui
-épargner l'horreur du cercueil. On enveloppa cette chère dépouille dans
-le peignoir de mousseline qu'elle portait au jardin le jour où elle
-formait de si doux projets avec Lello. La marquise Trasimeni, malade et
-bien maigrie, vint elle-même arranger ses cheveux et lui faire la
-coiffure qu'elle aimait. Tous les jardins de Rome se dépouillèrent pour
-lui envoyer des fleurs: on eut de quoi choisir. Le convoi quitta
-l'église de Saint-Antoine-Abbé le jeudi soir, à sept heures et demie,
-pour se rendre aux Saints-Apôtres, où les Feraldi ont leur sépulture. Le
-corps était précédé d'une longue file de confréries blanches et noires,
-portant chacune sa bannière. La lumière rouge des torches se jouait sur
-le visage de la belle morte et semblait l'animer de nouveau. Un
-détachement de vingt-quatre grenadiers accompagnait le cortége pour
-rendre honneur à la famille Feraldi et protéger le palais Coromila.
-Lorsqu'on traversa le Corso, un sourd frémissement parcourut le peuple,
-et quelques torches vinrent tomber devant la porte du colonel; les
-soldats se hâtèrent de les éteindre. La procession funèbre se replia
-vers l'arc des Carbognani, prit la rue des Vierges et entra dans
-l'église des Saints-Apôtres. La place était envahie par une foule
-épaisse, serrée et muette; pas un cri ne vint troubler la douleur des
-parents et des amis de Tolla, qui pleuraient ensemble au palais Feraldi.
-
-Au moment où le convoi arrivait à la porte de l'église, une chaise de
-poste accourue au galop de quatre chevaux fut arrêtée par Dominique. Un
-jeune homme endormi dans la voiture s'éveilla, vit le cortége, poussa un
-cri, sauta par la portière, et s'enfuit en courant comme un fou: c'était
-Manuel Coromila.
-
-Voici ce qui s'était passé à Paris. Le 11 octobre, Cornélie célébra avec
-tous ses amis le retour de la belle saison d'hiver. On rit un peu, on
-joua beaucoup, et l'on but énormément. Rouquette gagna cinq cents louis,
-et Manuel une migraine. Le lendemain à midi, Rouquette était sorti,
-Manuel couché; le garçon de l'hôtel apporta deux lettres. Manuel le
-renvoya à Rouquette, mais Rouquette était loin, et l'une des deux
-lettres était très-pressée. Manuel l'ouvrit sans prendre garde à
-l'adresse, et il lut:
-
- «Mon seul vrai prince,
-
- «Je me plais à croire que le fils des Coromila repose sur ses lauriers
- comme un jambon. Ça lui apprendra à boire plus que sa jauge.
- Arrange-toi pour qu'il dorme trente-six heures; je le connais, c'est
- dans ses moyens. Je t'attendrai ce soir, ou plutôt demain à une
- demi-heure du matin, et je te prouverai que le proverbe est une
- vieille bête, et qu'on peut être heureux au jeu sans être malheureux
- en amour. Brûle ma lettre: s'il allait la trouver, il aboierait comme
- un _doge_.
-
- «CORNÉLIE.»
-
-La seconde lettre était le dernier adieu de Tolla. Manuel déposa la
-première chez Rouquette, après y avoir écrit de sa main: «En quelque
-lieu que je vous trouve, je vous tuerai comme un chien.» Il commanda
-qu'on fît ses paquets, puis courut faire viser ses passe-ports et
-assurer sa place. Il partit le soir même par la malle de Marseille. En
-traversant une des cours de l'hôtel des Postes, il entendit prononcer
-indistinctement le nom de Feraldi; il avait des bourdonnements étranges
-dans les oreilles. Au même instant, il heurta, en courant, un jeune
-homme qui ressemblait à Toto; il se crut en butte à la persécution des
-remords. A Marseille, il trouva un vapeur qui chauffait pour
-Civita-Vecchia; à Civita, il se jeta dans la première voiture qu'on lui
-offrit; il fit tout ce long voyage en six jours, pleurant, priant, et
-jurant d'épouser Tolla s'il la trouvait vivante. La fatigue et la
-douleur avaient altéré ses traits; cependant il fut reconnu et suivi par
-Menico.
-
-Menico s'était laissé marier sans résistance; la prison l'aurait séparé
-de Tolla. Cinq minutes après la sortie du prêtre, il usa de ses nouveaux
-pouvoirs pour envoyer sa femme à Villetri, où elle avait des parents.
-Quand la santé de Tolla fut désespérée, il acheta un couteau et le fit
-bénir par le pape: c'était pour tuer Manuel. Les couteaux du petit
-peuple de Rome ont la forme des couteaux catalans; ils sont munis d'un
-anneau de fer pour qu'on puisse les suspendre à une ficelle; la lame est
-arrêtée solidement par un gros ressort; mais elle n'est pas plus pointue
-qu'un fleuret moucheté. La police enjoint aux couteliers, sous peine des
-galères, de laisser un morceau de fer arrondi à la pointe de chaque
-couteau. Dominique démoucheta le sien en le frottant sur une pierre. Il
-alla ensuite acheter une douzaine de chapelets: les marchands qui les
-vendent se chargent de les faire bénir. Ils les enferment dans une boîte
-et les envoient au Vatican. Dominique glissa subtilement son arme sous
-les chapelets, et deux jours après il la trouva sanctifiée par la main
-de Grégoire XVI. C'est en compagnie de ce couteau bénit qu'il se mit à
-la poursuite de Manuel. Il le joignit au milieu du pont Saint-Ange et
-arriva fort à point pour le voir sauter dans le Tibre. Il s'y lança
-après lui et le ramena sur le bord. «Puisque vous voulez mourir, lui
-dit-il, je vous condamne à vivre. Vous ne méritez pas d'aller la
-rejoindre. Je vous poursuivais pour vous tuer, mais je me garderai bien
-de le faire maintenant que je sais que vous êtes capable de remords.
-Allez vous mettre au lit, et dormez si vous pouvez. Le service est pour
-demain à onze heures; toute la société y sera: vous ne pouvez pas y
-manquer, c'est vous qui donnez la fête!»
-
-La messe des morts fut célébrée par le cardinal Pezzato. La ville
-entière accourut admirer pour la dernière fois cette fleur de vertu et
-de beauté. Son visage était calme et souriant; la mort avait effacé tous
-les ravages de la maladie: Tolla fut encore un jour la plus jolie fille
-de Rome. Tous les poëtes de l'État romain publièrent des sonnets en son
-honneur; vingt artistes demandèrent la permission de prendre son
-portrait, prévoyant qu'ils auraient à peindre des anges. Les pieuses
-femmes qui vinrent baiser ses pieds nus mirent en pièces le velours de
-la draperie. Les soldats qui gardaient le catafalque étaient aveuglés
-par les larmes; aucun chrétien ne sortit de l'église sans s'essuyer les
-yeux; Nadine Fratief pleura mieux que personne: elle s'était exercée le
-matin devant une glace.
-
-Dix-huit ans se sont écoulés depuis le dénoûment de ce drame historique,
-qui commença au milieu d'un bal et finit autour d'une tombe.
-
-Parmi les personnages que j'ai mis en scène, quelques-uns vivent encore.
-Lello ne s'est jamais marié; il habite son palais de Venise en paix avec
-tout le monde, excepté avec lui-même. Philippe et Victor lui ont laissé
-la vie, comme Dominique, de peur de le délivrer de ses remords. Le
-colonel, dont nul regret n'interrompit jamais la digestion, est mort il
-y a deux ans d'une attaque d'apoplexie. Après son souper il glissa sous
-la table, comme à son ordinaire, et ne se releva plus. Tous les ivrognes
-conviennent qu'il a fait une fin digne de sa vie. Rouquette se porte
-bien: il s'était enfui de l'hôtel Meurice un quart d'heure avant
-l'arrivée de Victor Feraldi. On ne l'a jamais revu à Rome, et son
-ambition a renoncé aux dignités ecclésiastiques. La passion des
-aventures, qui ne s'éteindra jamais en lui, l'a jeté dans les affaires:
-il a été longtemps un des chevaliers errants de la spéculation. L'argent
-des Coromila a prospéré entre ses mains, et vous l'entendrez citer à la
-Bourse parmi les plus honnêtes gens, je veux dire parmi les plus riches.
-Depuis que sa fortune est faite, il a des principes. Il médit de
-Voltaire et entretient une danseuse.
-
-La générale a reconnu avec surprise que Manuel n'avait jamais songé à
-Nadine. La première fois qu'elle le fit sonder par la chanoinesse de
-Certeux, il répondit en haussant les épaules: «J'y penserai dans
-quelques années, quand j'aurai besoin d'une nourrice!» Après cette
-découverte, la mère et la fille ont parcouru le monde entier, lanterne
-en main, à la recherche d'un homme: elles n'ont pas encore trouvé.
-
-La marquise Trasimeni ne survécut pas longtemps à Tolla; elle tomba avec
-les dernières feuilles. Philippe quitta le service: il prit Menico pour
-domestique et pour ami. Les malheurs de Tolla exercèrent une fâcheuse
-influence sur son esprit: il se mit à douter de bien des choses
-auxquelles il avait cru; il fréquenta les étrangers, et devint en peu de
-temps un assez mauvais catholique. La proclamation de la république
-romaine ne le surprit pas: il l'espérait activement depuis plusieurs
-années. Il fut élu à l'assemblée constituante, et mourut le 3 juillet
-1849 sur les remparts de Rome. Menico finit avec lui. Amarella, veuve
-sans avoir jamais été femme, prête à usure aux petites gens de Velletri:
-l'argent la console de tout. Cocomero est un des plus beaux fleurons de
-la police napolitaine. Lorsqu'il retourna dans son pays, il portait les
-marques du couteau de Menico.
-
-Victor Feraldi a six enfants, dont quatre filles; l'aînée habite avec
-ses grands-parents: elle s'appelle Tolla. Le comte est la seule personne
-qui se soit vengée de la trahison de Manuel. En 1841, trois ans après la
-mort de sa fille, il réunit comme il put les lettres des deux amants et
-les fit imprimer à Paris avec un court exposé des faits. Le récit, qui
-occupe environ vingt-cinq pages, se termine ainsi: «Puisse cette
-véridique histoire servir d'utile exemple aux parents, aux jeunes gens
-mal conseillés et aux jeunes filles sans expérience!»
-
-Le jour même où ce livre pénétra en Italie, le colonel Coromila fit
-acheter et détruire l'édition entière; mais la tradition, à défaut de
-l'histoire, a perpétué le souvenir des malheurs de Tolla. L'église des
-Saints-Apôtres et le tombeau de la pauvre amoureuse deviennent à
-certains jours de l'année un but de pèlerinage, et plus d'une jeune
-Romaine ajoute à ses litanies du soir: «Sainte Tolla, vierge et martyre,
-priez pour nous!»
-
-
-FIN
-
-
-Coulommiers.--Typ. PAUL BRODARD et Cie.
-
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Tolla, by Edmond About
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK TOLLA ***
-
-***** This file should be named 63937-8.txt or 63937-8.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/6/3/9/3/63937/
-
-Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading
-Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from
-images generously made available by The Internet
-Archive/Canadian Libraries)
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions will
-be renamed.
-
-Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
-law means that no one owns a United States copyright in these works,
-so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
-States without permission and without paying copyright
-royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
-of this license, apply to copying and distributing Project
-Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
-concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
-and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
-specific permission. If you do not charge anything for copies of this
-eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
-for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
-performances and research. They may be modified and printed and given
-away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
-not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
-trademark license, especially commercial redistribution.
-
-START: FULL LICENSE
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
-Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
-www.gutenberg.org/license.
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
-Gutenberg-tm electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or
-destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
-possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
-Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
-by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
-person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
-1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
-agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
-electronic works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
-Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
-of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
-works in the collection are in the public domain in the United
-States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
-United States and you are located in the United States, we do not
-claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
-displaying or creating derivative works based on the work as long as
-all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
-that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
-free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
-works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
-Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
-comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
-same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
-you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
-in a constant state of change. If you are outside the United States,
-check the laws of your country in addition to the terms of this
-agreement before downloading, copying, displaying, performing,
-distributing or creating derivative works based on this work or any
-other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
-representations concerning the copyright status of any work in any
-country outside the United States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
-immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
-prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
-on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
-phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
-performed, viewed, copied or distributed:
-
- This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
- most other parts of the world at no cost and with almost no
- restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
- under the terms of the Project Gutenberg License included with this
- eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
- United States, you'll have to check the laws of the country where you
- are located before using this ebook.
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
-derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
-contain a notice indicating that it is posted with permission of the
-copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
-the United States without paying any fees or charges. If you are
-redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
-Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
-either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
-obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
-trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
-additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
-will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
-posted with the permission of the copyright holder found at the
-beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
-any word processing or hypertext form. However, if you provide access
-to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
-other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
-version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
-(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
-to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
-of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
-Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
-full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
-provided that
-
-* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
- to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
- agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
- within 60 days following each date on which you prepare (or are
- legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
- payments should be clearly marked as such and sent to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
- Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
- Literary Archive Foundation."
-
-* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or destroy all
- copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
- all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
- works.
-
-* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
- any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
- receipt of the work.
-
-* You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
-Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
-are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
-from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
-Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
-trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
-Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
-electronic works, and the medium on which they may be stored, may
-contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
-or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
-intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
-other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
-cannot be read by your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium
-with your written explanation. The person or entity that provided you
-with the defective work may elect to provide a replacement copy in
-lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
-or entity providing it to you may choose to give you a second
-opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
-the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
-without further opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
-LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
-agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
-limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
-production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
-Defect you cause.
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
-www.gutenberg.org
-
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
-mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
-volunteers and employees are scattered throughout numerous
-locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
-Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
-date contact information can be found at the Foundation's web site and
-official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
-
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
-state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search
-facility: www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-
diff --git a/old/63937-8.zip b/old/63937-8.zip
deleted file mode 100644
index 7b77381..0000000
--- a/old/63937-8.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63937-h.zip b/old/63937-h.zip
deleted file mode 100644
index b64a827..0000000
--- a/old/63937-h.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/old/63937-h/63937-h.htm b/old/63937-h/63937-h.htm
deleted file mode 100644
index a43423d..0000000
--- a/old/63937-h/63937-h.htm
+++ /dev/null
@@ -1,10439 +0,0 @@
-<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
- "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
-
-<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr">
-<head>
-<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" />
-<title>
- The Project Gutenberg eBook of Tolla, by Edmond About.
-</title>
-<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" />
-<style type="text/css">
-
-p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em;
- margin: .3em 0;}
-p.noindent { text-indent: 0; }
-
-h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; }
-h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; }
-
-p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0;
- margin: 1em 0; }
-
-.large { font-size: 130%; }
-.xlarge {font-size: 150%; }
-.small, small { font-size: 90%; }
-
-.i { font-style: italic; }
-.i i { font-style: normal; }
-i sup, .i sup { padding-left: .25em; }
-
-.sc { font-variant: small-caps; }
-
-.poetry { text-align: left; margin: 1em 0 1em 5%; }
-.verse { padding-left: 3em; text-indent: -3em; }
-.i1 { margin-left: 5%; }
-.i2 { margin-left: 10% }
-.i3 { margin-left: 15% }
-
-.ind { margin: 1em 0 1em 10%; }
-.ind2 { margin-left: 15%; }
-.ind3 { margin-left: 20%; }
-
-.date { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; font-size: 90%}
-.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; }
-
-hr { width: 20%; margin: 1em 40%; }
-
-sup { font-size: smaller; vertical-align: 20%; }
-
-li { list-style: none; }
-
-span.cent { display: inline-block; width: 1.5em; text-align: right; }
-
-table { margin: 1em auto; }
-td { vertical-align: top; }
-td.bot { vertical-align: bottom; width: 3.2em; }
-td div.c { text-align: center; }
-td div.r { text-align: right; }
-td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; }
-td.drap2 { margin-left: 1.5em; text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; }
-
-a { text-decoration: none; }
-
-.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em;
- text-decoration: none;
-}
-.footnote { margin: 1em 0 1em 30%; font-size: 90%; }
-.footnote .label { }
-
-div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; }
-.break, .chapter { margin-top: 4em; }
-
-img { max-width: 100%; }
-
-@media screen {
- body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; }
-}
-
-@media handheld {
- .break, .chapter { page-break-before: always; }
- .top2em { padding-top: 2em; }
- .top4em { padding-top: 4em; }
- .nobreak { page-break-before: avoid; }
-}
-
-</style>
-</head>
-<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Tolla, by Edmond About
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
-other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
-the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
-to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
-
-Title: Tolla
-
-Author: Edmond About
-
-Release Date: December 1, 2020 [EBook #63937]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK TOLLA ***
-
-
-
-
-Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading
-Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from
-images generously made available by The Internet
-Archive/Canadian Libraries)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-<h1>TOLLA</h1>
-
-<p class="c"><span class="small">PAR</span><br />
-<span class="large">EDMOND ABOUT</span></p>
-
-<p class="c gap small">TREIZIÈME ÉDITION</p>
-
-<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br />
-LIBRAIRIE HACHETTE ET C<sup>ie</sup>
-79, <span class="small">BOULEVARD SAINT-GERMAIN</span>, 79</p>
-
-<p class="c">1884<br />
-<span class="small">Droit de traduction réservé.</span></p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top2em">OUVRAGES DU MÊME AUTEUR</p>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td colspan="2"><div class="c"><span class="small">FORMAT IN</span>-8</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le roman d'un brave homme</span> ; 1 vol. illustré de 52 compositions
-par <i>Adrien Marie</i> ; 2<sup>e</sup> édit. broché, 10 fr. ; &mdash; relié</td>
-<td class="bot"><div class="r">14<span class="cent">&nbsp;»</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2"><div class="c"><span class="small">FORMAT IN</span>-16</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Alsace</span> (1871-1872) ; 5<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Causeries</span> ; 2<sup>e</sup> édition. 2 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">7<span class="cent">&nbsp;»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap2">Chaque volume se vend séparément</td>
-<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">La Grèce contemporaine</span> ; 8<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap2">Le même ouvrage, édition illustrée</td>
-<td class="bot"><div class="r">4<span class="cent">&nbsp;»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Progrès</span> ; 4<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Turco.</span> &mdash; <span class="sc">Le bal des artistes.</span> &mdash; <span class="sc">Le poivre.</span> &mdash; <span class="sc">L'ouverture
-au chateau.</span> &mdash; <span class="sc">Tout Paris.</span> &mdash; <span class="sc">La
-chambre d'ami.</span> &mdash; <span class="sc">Chasse allemande.</span> &mdash; <span class="sc">L'inspection
-générale.</span> &mdash; <span class="sc">Les cinq perles</span> ; 4<sup>e</sup> édition.
-1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Salon de 1864.</span> 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Salon de 1866.</span> 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Théâtre impossible</span> : Guillery, &mdash; L'assassin, &mdash; L'éducation
-d'un prince, &mdash; Le chapeau de sainte Catherine ;
-2<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">L'A B C du travailleur</span> ; 4<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Les Mariages de province</span> ; 6<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">La Vieille Roche.</span> Trois parties qui se vendent séparément.</td>
-<td colspan="2"></td></tr>
-<tr><td class="drap2">1<sup>re</sup> partie : <i>Le Mari imprévu</i> ; 5<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap2">2<sup>e</sup> partie : <i>Les Vacances de la Comtesse</i> ; 4<sup>e</sup> édit. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap2">3<sup>e</sup> partie : <i>Le marquis de Lanrose</i> ; 3<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Fellah</span> ; 4<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">L'Infâme</span> ; 3<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Madelon</span> ; 8<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Roman d'un brave homme</span> ; 30<sup>e</sup> mille. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">De Pontoise à Stamboul</span> ; 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2"><div class="c"><hr /></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Germaine</span> ; 57<sup>e</sup> mille. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">2<span class="cent">&nbsp;»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Roi des montagnes</span> ; 15<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">2<span class="cent">&nbsp;»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Les Mariages de Paris</span> ; 75<sup>e</sup> mille. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">2<span class="cent">&nbsp;»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">L'Homme à l'oreille cassée</span> ; 10<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">2<span class="cent">&nbsp;»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Tolla</span> ; 13<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">2<span class="cent">&nbsp;»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Maître Pierre</span> ; 8<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">2<span class="cent">&nbsp;»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Trente et quarante.</span> &mdash; <span class="sc">Sans dot.</span> &mdash; <span class="sc">Les parents
-de Bernard</span>, 40<sup>e</sup> mille. 1 vol.</td>
-<td class="bot"><div class="r">2<span class="cent">&nbsp;»</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2"><div class="c"><hr /></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Capital pour tous.</span> Brochure in-18.</td>
-<td class="bot"><div class="r">»&nbsp;<span class="cent">10</span></div></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">Coulommiers. &mdash; Imp. P. BRODARD et C<sup>ie</sup>.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em">A MADAME<br />
-<span class="large">DAVID D'ANGERS.</span></p>
-
-
-<p class="i">Vous connaissez les Italiens, Madame, et vous
-savez qu'à leurs yeux le monde est peuplé de
-bonnes et de mauvaises influences. Pour moi, je
-crois surtout aux bonnes, et je me persuade qu'un
-grand nom doit porter bonheur à un petit livre,
-et que le patronage d'une belle âme, saine et
-vigoureuse, est un puissant renfort pour un
-esprit hésitant et à peine formé. C'est dans cette
-superstition que j'ose vous dédier l'histoire de
-<i>Tolla</i>.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Edm. About.</span></p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">AU LECTEUR</h2>
-
-
-<p>Si j'avais mis une préface à la première édition de ce
-petit livre, je me serais épargné bien des ennuis.</p>
-
-<p>Lorsqu'il parut pour la première fois, il y a neuf
-mois environ, il ne déplut pas aux lecteurs de la
-<i>Revue des Deux Mondes</i>, public difficile parce que
-Mme Sand et M. Mérimée l'ont gâté. On me pardonna
-des longueurs impardonnables chez un écrivain,
-excusables chez un homme qui apprend à
-écrire. Personne ne me fut sévère, et on fit une large
-part à l'âge et à l'inexpérience.</p>
-
-<p>Dans les derniers jours de mai, un ami vint en
-courant m'avertir d'un danger sérieux : une revue
-de grand format devait me dénoncer comme plagiaire
-et apprendre au public que <i>Tolla</i> n'était que
-la traduction d'un roman italien intitulé : <i>Vittoria
-Savorelli</i>.</p>
-
-<p>Il est vrai que les personnages de Lello et de Tolla,
-et les principaux traits de cette histoire, m'ont été
-fournis par un livre italien imprimé à Paris. Ce
-livre, qui n'est pas un roman, contient une grande
-partie de la correspondance originale des deux
-amants. Tolla a vécu à l'époque où je la fais vivre.
-Lello, qui est encore de ce monde, appartient à une
-famille princière, presque royale, du nord de l'Italie.
-Les lettres de Lello et de Tolla ont été publiées par
-la famille Savorelli qui avait à se venger. Si ce livre
-eût été un roman, on l'aurait laissé circuler en Italie ;
-mais c'était un dossier : on fit tout ce qu'on put pour
-détruire l'édition entière. Cependant je connais à
-Rome une douzaine d'exemplaires de <i>Vittoria Savorelli</i>.
-Il en existe plusieurs à Paris, comme j'ai pu
-m'en assurer. C'est un libraire de Paris qui m'a
-vendu le mien.</p>
-
-<p>Les faits indiqués dans le volume de <i>Vittoria Savorelli</i>
-sont d'un intérêt médiocre. L'intrigue qui a
-séparé les deux amants est un complot anonyme dont
-les auteurs sont restés inconnus. C'est la société romaine
-tout entière qui a découvert le secret de leurs
-amours ; l'orgueil de la famille de Lello a fait le
-reste. Une traduction de ce livre serait plus qu'ennuyeuse ;
-elle serait presque illisible. On n'y trouverait
-d'excellent que quatre ou cinq lettres où la douleur
-s'élève jusqu'à l'éloquence : il est inutile d'ajouter
-que ce sont les lettres de Tolla. Je les ai traduites
-en les abrégeant. Mes emprunts à cette correspondance
-forment un peu plus de quinze pages
-de cette nouvelle édition.</p>
-
-<p>Ma part d'invention se compose de l'éducation de
-Tolla, qui n'est nullement italienne, et de son portrait,
-qui n'est pas ressemblant ; de tous les caractères
-que j'ai groupés autour d'elle, et de tous les
-incidents, malheureusement trop rares, qui animent
-le récit, la marquise et Pippo, le colonel et Rouquette,
-la générale et sa fille, Menico, Amarella, Cocomero,
-n'ont jamais existé que dans mon imagination.
-Il en est de même des comparses, tels que le
-docteur Ély, Mlle Sarrazin, le cardinal Pezzato,
-l'abbé Fortunati et les autres. Lello ne s'est jamais
-jeté dans le Tibre : l'histoire affirme qu'il était au bal
-le jour de la mort de Tolla. Cocomero n'a jamais
-cassé la tête de Menico, puisque ni l'assassin ni la
-victime n'ont existé.</p>
-
-<p>J'avoue que je me suis permis de puiser dans un
-dossier authentique les premiers éléments d'une
-&oelig;uvre d'imagination : beaucoup d'autres l'ont fait,
-sur qui l'on n'a pas crié haro. J'ai emprunté un peu
-et ajouté beaucoup. Aux choses que j'empruntais,
-j'ai essayé de donner <i>la forme</i>, sans laquelle les
-&oelig;uvres de l'esprit ne sont rien. Cependant il me resterait
-un scrupule si j'avais caché la source où j'ai
-puisé.</p>
-
-<p>Bien loin de dissimuler l'existence du volume de
-<i>Vittoria Savorelli</i>, et l'usage que j'en avais fait, j'ai
-montré le livre à mes amis, aux indifférents, et à
-tous ceux que je connaissais. Le rédacteur en chef
-d'une revue spéciale, qui a pour but de réprimer
-la contrefaçon et le plagiat, a vu plus d'une fois
-<i>Vittoria Savorelli</i> sur mon bureau ; il l'a dit au public
-longtemps avant que personne songeât à m'attaquer<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>.
-J'ai remis moi-même à l'honorable directeur
-de la <i>Revue des Deux Mondes</i> mon exemplaire
-de <i>Vittoria Savorelli</i>, avant d'avoir été accusé par
-personne. Enfin, le manuscrit original de <i>Tolla</i>, que
-la <i>Revue des Deux Mondes</i> a conservé, contient le passage
-suivant :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> La <i>Propriété littéraire et artistique</i>, numéro du 16 mai, article
-de M. Guiffrey.</p>
-</div>
-<p>«&nbsp;Ce recueil forme un volume in-8<sup>o</sup> de 316 pages
-imprimé chez Béthune et Plon, publié chez Daguin
-frères, sous ce titre : <span class="sc">Vittoria Feraldi</span>, <i lang="it" xml:lang="it">istoria del
-secolo XIX</i>&hellip;&nbsp;» et plus loin : «&nbsp;Le volume dont je me
-suis servi a été découvert à Paris par M. Leclère fils,
-commissionnaire en livres, boulevard Saint-Martin,
-en face du Château-d'Eau.&nbsp;»</p>
-
-<p>Ce n'est pas ainsi que s'expriment les plagiaires.
-Malheureusement ce passage a été supprimé sur les
-épreuves. M. Buloz me fit observer que ces détails
-bibliographiques n'étaient pas à leur place dans le
-corps du récit, au verso de la mort de Tolla. Il remarqua
-de plus que je ne pouvais ni altérer le titre du
-livre en l'intitulant <i>Vittoria Feraldi</i>, ni afficher le
-véritable nom de la famille Savorelli. J'effaçai donc
-ces deux phrases sur l'épreuve, sans toucher au manuscrit
-qui n'était pas sous ma main, et je les remplaçai
-par cette note moins explicite, mais qu'un plagiaire
-se serait gardé d'ajouter :</p>
-
-
-<p class="c">«&nbsp;Vittoria, <span lang="it" xml:lang="it">istoria del secolo <small>XIX</small></span>. <i>Paris</i>, 1841.&nbsp;»</p>
-
-
-<p>Avec ce renseignement et le <i>Journal de la Librairie</i>,
-le bibliomane le plus inexpérimenté aurait retrouvé
-en cinq minutes l'éditeur, l'imprimeur, et ce
-titre complet de <i>Vittoria Savorelli</i>.</p>
-
-<p>Et cependant, le 1<sup>er</sup> juin, la <i>Revue de Paris</i> me
-disait :</p>
-
-<p>«&nbsp;Apprenez, monsieur, qu'il existe un livre intitulé
-<i>Vittoria Savorelli</i>.&nbsp;»</p>
-
-<p>Je répondis. J'avais répondu d'avance en racontant,
-le 31 mai, dans la <i>Revue Contemporaine</i>, comment
-et avec quels matériaux j'avais fait <i>Tolla</i>. Mais
-quatre ou cinq journaux petits et grands se déchaînaient
-déjà contre moi. L'un m'appelait simplement
-plagiaire, l'autre me traitait plus familièrement de
-voleur, et une <i>Revue</i> hebdomadaire qui s'est mise
-sous le patronage de Minerve, m'accusait d'avoir
-vendu la dignité de l'homme de lettres à un marchand
-d'habits-galons.</p>
-
-<p>Je puis parler sans amertume de toutes ces brutalités
-qui m'ont fait payer cher un peu de succès :
-les mauvais temps sont passés. Mais si j'avais eu
-le malheur de perdre courage, si je m'étais laissé
-abattre, si je ne m'étais tenu sur la brèche, il ne
-me resterait plus qu'à jeter mon écritoire par la fenêtre,
-à changer de nom, et à apprendre un métier.</p>
-
-<p>Le tout parce que j'avais caché l'existence de <i>Vittoria
-Savorelli</i>!</p>
-
-<p>Je pris le parti de solliciter un jugement de la Société
-des gens de lettres. J'écrivis au président :</p>
-
-<p>«&nbsp;J'aspire à l'honneur d'être des vôtres ; les livres
-que j'ai faits ne sont rien ; mais j'ai été brutalement
-calomnié : voilà mon titre le plus sérieux à votre
-choix.&nbsp;» Le Comité des gens de lettres, sur un rapport
-éloquent du bibliophile Jacob, me reçut à l'unanimité.</p>
-
-<p>Pendant ces débats, <i>Tolla</i> était reproduite par tous
-les grands journaux des départements et par l'<i>Indépendance
-belge</i>, contrefaite à Berlin, traduite en allemand,
-en danois, en suédois et en anglais. Aucun
-journaliste, aucun éditeur, aucun traducteur ne s'avisa
-de publier <i>Vittoria Savorelli</i>. Je proposai à deux
-grands journaux de leur en faire une traduction : on
-me renvoya bien loin.</p>
-
-<p>Le tumulte apaisé, les journaux et les revues me
-jugèrent de sang-froid. Le premier mot fut dit par
-l'<i>Indépendance belge</i> : «&nbsp;Il n'y a pas de quoi fouetter
-un chat.&nbsp;» Le dernier par l'<i>Illustration</i> : «&nbsp;<i lang="en" xml:lang="en">Much ado
-about nothing</i>, beaucoup de bruit pour rien.&nbsp;» Dans
-l'intervalle, la <i>Revue de Genève</i>, la grande <i>Revue de
-Westminster</i>, la <i>Gazette d'Augsbourg</i>, le <i>Leader</i>,
-l'<i>Émancipation belge</i>, etc., s'étaient prononcés en ma
-faveur : j'ai eu de quoi me consoler.</p>
-
-<p>Je sais qu'il me reste encore quelques incrédules à
-convaincre et que la paternité de ce roman me sera
-acquise lorsque j'en aurai fait d'autres. Je me lève
-matin, et j'écris un peu tous les jours pour prouver
-que je ne suis pas un plagiaire, et pour mériter votre
-amitié, ami lecteur.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c top2em xlarge">TOLLA.</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak">I</h2>
-
-
-<p>La famille Feraldi n'est pas princière, mais elle
-marche de pair avec bien des princes. Alexandre
-Feraldi, comte du Saint-Empire, baron de Vignano,
-chevalier de l'ordre de Constantin, est un des
-soixante patriciens inscrits sur les tables du Capitole.
-Il n'a jamais voulu entrer dans l'armée pontificale,
-où son père était lieutenant-colonel. Une
-santé délicate, l'instruction sérieuse qu'il a reçue
-au collége de Nazareth, et, par-dessus tout, la nécessité
-de rétablir les affaires de sa famille, lui a
-fait embrasser l'étude des lois et de la jurisprudence.
-Le temps n'est plus où l'on trouvait dans chaque
-Romain l'étoffe d'un soldat, d'un laboureur et d'un
-jurisconsulte ; mais les patriciens ont conservé le
-respect des trois arts glorieux qui firent la grandeur
-de leurs ancêtres. Le comte Feraldi, docteur en
-droit sans déroger, se maria en 1816 à Catherine
-Mariani, fille du marquis de Grotta Ferrata. Vers la
-même époque, deux de ses cousins germains, du
-même nom que lui, épousèrent des princesses, une
-Odescalchi et une Barberini. Alexandre Feraldi ne
-fut pas insensible à l'honneur de ces alliances, qui
-relevaient le nom de sa famille. Trois mois après,
-une succession inespérée, qui vint le surprendre
-pendant la grossesse de sa femme, le mit pour toujours
-au-dessus du besoin, en portant son revenu
-à vingt-cinq ou trente mille francs. Jamais homme
-ne fut plus heureux que le comte Feraldi dans la
-première année de son mariage. Ce petit homme
-aimable, vif et sautillant, très-brun, sans que sa
-physionomie présentât rien de noir ; très-fin et
-très-subtil, avec beaucoup de franchise et d'ouverture
-de c&oelig;ur, remplissait de sa joie et animait de
-sa gaieté le palais délabré de ses ancêtres. Sa femme,
-assez belle, mais d'une beauté sèche et pour ainsi
-dire indigente, l'aimait éperdument. Ses amis le
-plaisantaient quelquefois sur l'excès de son bonheur.
-«&nbsp;Où s'arrêtera, disait-on avec emphase, la fortune
-des Feraldi? Le Pactole court dans leur jardin ; les
-rejetons des familles princières viennent se greffer
-sur leur arbre généalogique. Nous te prédisons, ô
-trop heureux Alexandre, que ta femme avant deux
-mois accouchera d'un pape!&nbsp;»</p>
-
-<p>Le 1<sup>er</sup> septembre 1816, la comtesse mit au monde
-une fille qui fut baptisée sous le nom de Vittoria.
-Un an plus tard, Vittoria eut un frère qu'on appela
-Victor. Le triomphant petit comte Alexandre n'avait
-pas trouvé de noms plus modestes pour ses enfants.</p>
-
-<p>C'était plaisir de l'entendre demander si son fils
-Victor avait pris le sein, et sa fille Vittoria avait
-mangé sa bouillie. La comtesse et les gens de la
-maison appelaient tout bonnement le petit garçon
-Toto et la petite Tolla.</p>
-
-<p>Le palais Feraldi est situé dans un des plus nobles
-quartiers de Rome, à deux pas de l'ambassade de
-France. Il n'est ni très-grand ni très-beau : il n'a ni
-la vétusté originale du palais de Venise, ni l'immensité
-du palais Doria, ni la majesté du palais Farnèse ;
-mais il a un jardin. Tolla fut élevée au milieu
-des arbres et des fleurs. Une grande allée, abritée
-contre le vent du nord par une muraille de cyprès,
-était sa promenade d'hiver. A l'âge de sept ou huit
-mois, elle fit la connaissance d'un vieux citronnier
-en fleur qui devint son meilleur ami. Elle tendait
-vers lui ses petits bras ; elle arrachait à belles mains
-les longues fleurs et les gros boutons violacés, et
-elle les portait à sa bouche. Le médecin de la maison,
-le docteur Ély, permit que dès les premiers
-jours d'avril on la gardât une heure ou deux au
-jardin, étendue en liberté sur un tapis, à l'ombre
-de son citronnier, ou sous un chêne vert, autre ami
-vénérable. L'été venu, c'est au jardin qu'elle prit
-ses premiers bains, dans une eau que le soleil avait
-eu soin de chauffer. La liberté, le mouvement, le
-grand air et les parfums généreux qui s'exhalent
-des arbres, tout concourut à fortifier ce jeune corps :
-Tolla grandit avec les plantes qui l'environnaient,
-sans effort et sans douleur. Une promenade au jardin
-l'endormait en quelques minutes ; en s'éveillant
-elle souriait à la vie, à ses parents et à son jardin.
-Le travail des premières dents, si redouté des mères,
-se fit en elle sans qu'on s'en aperçût, et un
-beau matin la comtesse, qui la nourrissait, poussa
-un cri de surprise en se sentant mordue par deux
-petites perles bien aiguisées.</p>
-
-<p>Tous les ans, au mois d'août, le comte s'embarquait
-pour Capri, où il possédait un beau vignoble.
-Tandis qu'il surveillait ses vendanges, la comtesse
-allait vivre à Lariccia, en bon air, dans une jolie
-<i>villa</i> où, de mémoire d'homme, personne n'avait
-pris les fièvres. Son mari venait bientôt l'y rejoindre.
-Ils y restaient avec leurs enfants jusqu'aux
-froids, et ne retournaient jamais à Rome avant d'avoir
-vu cueillir les olives.</p>
-
-<p>Tolla passa à Lariccia les plus beaux jours de son
-enfance. Elle y était plus libre qu'à Rome, quoiqu'on
-l'eût placée sous la haute main du petit Menico, fils
-d'un fermier de son père. Menico, c'est-à-dire
-Dominique, avait cinq ans de plus que Tolla et six
-ans de plus que Toto, mais il n'abusa jamais de
-l'autorité que lui donnaient son âge et la confiance
-de la comtesse. Il ne savait rien refuser à Tolla. En
-dépit de toutes les recommandations de prudence
-et d'abstinence qu'on ne lui avait pas ménagées, il
-hissait lui-même sa petite élève sur tous les ânes
-du village, et il maraudait à son intention dans les
-jardins les mieux enclos. Plus d'une fois on surprit
-le mentor éclatant de rire à la vue de Tolla qui
-mordait à belles dents une lourde grappe de raisins
-jaunes, ou qui se barbouillait les joues avec une
-grosse figue violette. Les jardins, les bois, les ânes
-et Menico furent pendant douze ans les seuls précepteurs
-de Tolla. Sa mère lui apprit un peu de religion
-et de musique. Comme on ne la força jamais
-de se mettre au piano, elle y vint toujours volontiers.
-Ses petits doigts aimaient à courir sur les touches
-d'ivoire. Il se trouva qu'elle avait l'oreille
-juste, et même, ce qui est plus rare chez les enfants,
-le sentiment de la mesure. Le célèbre maestro Terziani,
-qui l'entendit un jour par hasard, déclara que
-c'était grand dommage de ne lui point donner un
-maître, mais on le laissa dire.</p>
-
-<p>La religion, et surtout ce catholicisme splendide
-qui règne à Rome, trouva chez elle une âme bien
-préparée. La pompe des cérémonies, les parfums
-de l'encens, l'or, le marbre, la musique sacrée, l'attirèrent
-invinciblement, comme ce citronnier fleuri
-auquel elle tendait les bras. Son imagination avide
-s'empara du premier aliment qui lui fut offert. Elle
-s'éprit d'une passion filiale pour la madone, cette
-dame vêtue de bleu et d'or qu'on lui disait si bonne
-et qu'elle voyait si belle. L'enthousiasme puéril
-qu'elle conçut pour certaines images se changea
-peu à peu en dévotion. A force de prier dans la
-chambre de sa mère devant une <i>Sainte Famille</i> de
-Sassoferrato, elle se lia tout particulièrement avec
-saint Joseph : elle lui envoyait des baisers, comme
-à un vieux et respectable parent de la maison. «&nbsp;Tu
-verras, lui disait-elle, comme je t'embrasserai, si
-je vais au ciel!&nbsp;» Cette âme aimante n'eut pas besoin
-d'apprendre la charité. A quatre ans, elle déchirait
-ses habits, parce qu'elle avait remarqué
-qu'on les donnait aux petits pauvres lorsqu'ils
-étaient déchirés. Elle émiettait son déjeuner aux oiseaux
-du jardin. «&nbsp;Ne sont-ils pas notre prochain?
-disait-elle. Je nourris mes frères ailés.&nbsp;» Sa charité
-s'étendait jusqu'aux morts. Un jour, sa mère la conduisit
-à l'église des Jésuites, où l'on prêchait pour
-les âmes du purgatoire. C'était dans l'octave de
-Saint-Ignace, un mois environ avant qu'elle eût accompli
-sa sixième année. Pendant tout le sermon,
-Toto n'eut d'yeux que pour la statue colossale en
-argent massif posée sur un globe de lapis-lazuli ; il
-demanda plusieurs fois à sa mère si le bon Dieu
-était aussi riche que saint Ignace, et s'il avait en
-quelque endroit du monde une aussi belle statue.
-Tolla écouta le prédicateur. Quand la première
-quêteuse passa près d'elle, elle jeta dans la bourse
-une petite pièce de monnaie que sa mère lui avait
-donnée pour cet usage ; mais lorsqu'on vint quêter
-devant elle pour la seconde fois, comme elle n'avait
-plus d'argent, elle détacha vivement son petit bracelet
-de corail et le donna aux âmes du purgatoire.
-On ne s'en aperçut que le soir en la déshabillant.</p>
-
-<p>«&nbsp;Tu n'aurais pas dû, lui dit sa mère, donner ton
-bracelet sans ma permission.&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle répliqua vivement :</p>
-
-<p>«&nbsp;Vous n'avez donc pas entendu, maman, comme
-ces pauvres âmes ont soif?&nbsp;»</p>
-
-<p>A treize ans, Tolla savait lire et écrire, monter à
-cheval, grimper aux arbres, sauter les fossés, jouer
-du piano, aimer ses parents et prier Dieu. Son père
-s'aperçut qu'avec ses petits talents, sa parfaite ignorance
-et ses grandes qualités, elle ne ressemblait
-pas mal à un buisson d'aubépine en fleur. On résolut
-de la mettre en pension. L'établissement en
-vogue en ce temps-là était l'institut royal de Marie-Louise,
-à Lucques. Les élèves y accouraient du fond
-de l'Italie et même des pays d'outre-mer et d'outre-monts.
-Le bruit des concours annuels qui s'y faisaient
-et des récompenses qui y étaient décernées
-retentissait dans toute la péninsule, de Naples à
-Venise. Le comte Feraldi espéra que l'amour de la
-gloire éveillerait chez sa fille le goût du travail, et
-que l'appât de ces couronnes tant enviées lui ferait
-regagner le temps perdu. Il la conduisit à la surintendante
-de l'institut royal, comtesse Trebiliani.</p>
-
-<p>Tolla, jetée sans transition dans les habitudes
-régulières et presque monastiques d'une grande
-communauté, n'eut pas le temps de regretter sa
-liberté, sa famille et les bois de Lariccia. Elle s'éprit
-pour l'étude d'une passion soudaine, mais où la
-curiosité avait plus de part que l'émulation. Elle se
-souciait médiocrement de paraître savante, mais
-elle conçut un incroyable désir de savoir. Toutes
-les facultés sérieuses de son esprit, brusquement
-éveillées, entrèrent en travail, et l'on crut reconnaître
-que l'oisiveté où elle avait vécu avait centuplé
-ses forces. Son esprit ressemblait à ces terres incultes
-du nouveau monde qui n'attendent qu'une
-poignée de semence pour révéler leur inépuisable
-fécondité. Ignorante comme elle l'était, tout lui parut
-nouveau, tout piquait sa curiosité ; elle ne dédaignait
-rien, rien ne lui semblait usé ni banal. Les
-histoires les plus insipides, les abrégés les plus
-nauséabonds avaient pour elle autant d'attraits que
-des romans. La géographie lui parut une science
-curieuse et attachante : en feuilletant un atlas, elle
-éprouvait les émotions du voyageur qui découvre
-des Amériques à chaque pas. Pour tout dire, en un
-mot, rien ne la rebuta, pas même l'arithmétique ;
-elle fut charmée de ces petits raisonnements secs
-et précis ; elle saisit au premier coup d'&oelig;il tout ce
-qu'ils ont d'ingénieux dans leur simplicité, et je ne
-sais s'il s'est trouvé personne, depuis Pythagore, à
-qui la table de Pythagore ait fait autant de plaisir.</p>
-
-<p>A la fin de l'année 1831, Tolla, sans avoir songé
-un seul instant à se couvrir de gloire, suivant les
-intentions de son père, se trouva la première de sa
-classe et reçut la croix d'or, aux applaudissements
-de toute la cour. Elle maintint sa supériorité, sans
-y penser, jusqu'à l'âge de dix-sept ans. Dans l'automne
-de 1834, un décret du duc de Lucques supprima
-l'institut royal et rendit les élèves à leurs
-familles. Tolla parlait assez élégamment le français
-et l'anglais ; elle avait amassé la petite somme de
-connaissances qu'un pensionnat peut offrir à une
-jeune fille ; un excellent maître avait cultivé sa voix
-et changé en talent ce qui n'était chez elle que l'instinct
-de la musique ; ses parents la trouvèrent parfaite,
-et son père glorieux se hâta de la conduire
-dans le monde.</p>
-
-<p>Elle y fit une entrée triomphale, et Rome se souvient
-encore de sa présentation chez la marquise
-Trasimeni. Les mères de famille, intéressées à lui
-trouver des défauts, avaient armé leurs yeux de la
-curiosité la plus malveillante. Elle subit sans s'en
-douter ce formidable examen où tous les juges
-étaient prévenus contre elle : elle en sortit à son
-honneur. L'aréopage des femmes de quarante ans
-décida à l'unanimité qu'elle avait une petite figure
-française assez gentille. Les hommes la proclamèrent
-de prime saut la plus jolie fille de Rome.</p>
-
-<p>Sa beauté était de celles qui découragent les statuaires
-et leur font cruellement sentir l'impuissance
-de leur art. Ses mains, sa figure et ses épaules
-avaient la pâleur mate du marbre, et cependant le
-marbre le plus fidèle n'aurait jamais pu passer pour
-son image. Rien n'était plus facile que de rendre la
-finesse aristocratique de ce nez imperceptiblement
-arqué, la courbe fière des sourcils, l'ampleur un
-peu dédaigneuse des lèvres, le modelé délicat des
-joues, où deux imperceptibles fossettes se dessinaient
-par instants ; mais David lui-même, le sculpteur
-de la vie, aurait été incapable d'exprimer le
-mouvement, la santé, et comme la joie secrète qui
-animait ces traits adorables. La jeunesse dans toute
-sa force éclatait à travers cette enveloppe délicate ;
-la pâleur de son visage était saine et robuste. Elle
-ressemblait à ces lampes d'albâtre qu'une flamme
-intérieure fait doucement resplendir. Ses yeux châtains,
-mais qui paraissaient noirs, avaient le regard
-doux, étonné et un peu farouche d'une jeune biche
-qui écoute les échos lointains du cor. Sa chevelure
-longue, épaisse et soyeuse, s'entassait sur sa tête et
-débordait en deux boucles pesantes jusque sur ses
-épaules. Son corps mignon, souple, frêle, et cependant
-vigoureux, ressemblait à ces statues antiques
-dont la vue n'inspire que de hautes pensées et de
-nobles désirs, quoiqu'elles se montrent sans voiles
-et qu'elles ne soient vêtues que de leur chaste beauté.
-Ses mains étaient petites, et son pied aurait été remarqué
-à Séville ou à Paris.</p>
-
-<p>Tolla fut d'autant plus admirée à Rome qu'elle
-n'avait pas une beauté romaine. Cette nation vigoureuse
-qui se baigne dans les eaux jaunes du Tibre
-a conservé, quoi qu'on dise, une assez bonne part
-de l'héritage de ses ancêtres. Les hommes ont toujours
-cet air mâle et sérieux, cette noble prestance
-et cette dignité extérieure qui distinguaient jadis un
-Romain d'un Grec ou d'un Gaulois ; les femmes
-sont encore ces belles et massives créatures parmi
-lesquelles le vieux Caton choisissait la gardienne de
-son foyer et la mère de ses enfants. Les jeunes Romaines,
-avec leur front bas, leur face brillante,
-leurs puissantes épaules, leurs bras charnus, leurs
-jambes épaisses, leurs pieds solides et leur large et
-opulente beauté, semblent si bien prédestinées aux
-devoirs de la famille, qu'il est difficile de voir en
-elles autre chose que des mères et des nourrices
-futures : elles ont la physionomie plantureuse et
-féconde de cette brave terre d'Italie qui a nourri
-sans s'épuiser tant de fortes générations. Leur regard,
-leur sourire, et jusqu'à leur coquetterie ont
-quelque chose de tranquille, de positif et de convenu,
-comme le mariage et le ménage. Au milieu
-de cette foule un peu banale, Tolla surprenait l'admiration
-par une grâce plus âpre, par des mouvements
-plus vifs, par je ne sais quel charme bizarre
-et inusité. Son entrée produisit sur les regardants
-une impression analogue à celle que vous éprouveriez,
-si dans un boudoir tout imprégné de poudre
-à la maréchale quelque brise soudaine apportait les
-fraîches senteurs d'une forêt. Dès ce moment, tous
-les sourires parurent fades, excepté le sien, et toutes
-les plantes robustes au milieu desquelles elle glissait
-au bras de son père ne furent plus que des
-poupées majestueuses.</p>
-
-<p>Elle avait choisi pour son début une toilette extrêmement
-simple, qui fut copiée dès le lendemain
-par toutes les brunes, et qui resta à la mode pendant
-deux ou trois mois. C'était une robe de tarlatane
-avec un dessous de taffetas blanc, un camélia
-blanc au corsage, un large velours ponceau dans
-les cheveux, et une longue épée d'argent plantée
-horizontalement dans la natte, suivant la mode des
-filles de la campagne et des <i>minintes</i> du Transtevère.
-Cette coiffure rustique inspira au fameux improvisateur
-Benzio un sonnet qui se terminait ainsi :</p>
-
-<p>«&nbsp;D'où viens-tu? De la cour imposante d'un roi
-ou de la modeste chaumière d'un berger? Est-ce
-<i lang="it" xml:lang="it">contessina</i> (petite comtesse) que l'on te nomme? ou
-faut-il t'appeler <i lang="it" xml:lang="it">contadina</i> (paysanne)?</p>
-
-<p>«&nbsp;Si tu es <i lang="it" xml:lang="it">contessina</i>, tous les bergers vont s'armer
-contre la noblesse ; si tu es <i lang="it" xml:lang="it">contadina</i>, tous les
-comtes vont acheter des guêtres de cuir et des vestes
-de velours.&nbsp;»</p>
-
-<p>Tolla supporta sans aucune gaucherie le petit
-triomphe qui lui fut décerné. On sait combien il
-est difficile d'essuyer, sans perdre contenance, une
-averse de compliments. Cette épreuve, très-rude en
-tout pays, est formidable en Italie, dans la patrie
-de l'hyperbole. Tolla s'entendit comparer à ce
-que les trois règnes de la nature renferment de
-plus exquis : on lui décerna à bout portant la qualification
-d'astre, de merveille et de divinité. Les
-femmes elles-mêmes prirent part à ce concert,
-toutes prêtes à la proclamer vaniteuse si elle acceptait
-les louanges, et sotte si elle les repoussait. Mais
-elle trouva dans l'enjouement naturel de son esprit
-un refuge contre l'une et l'autre accusation : elle ne
-reçut ni ne rejeta les flatteries sous lesquelles on
-espérait l'accabler. Tantôt elle les accueillit en badinant
-et d'un ton qui voulait dire : «&nbsp;J'écoute par
-politesse les sottises que la politesse vous a inspirées ;&nbsp;»
-tantôt elle les renvoya plaisamment à leurs
-auteurs, quand leurs auteurs étaient des femmes.
-Elle payait leurs louanges avec usure, et rendait
-des diamants pour des cristaux, des soleils pour
-des étoiles. Ces innocentes malices de la naïveté
-obtinrent les applaudissements muets, mais unanimes,
-de tous les hommes ; il est si difficile de résister
-aux charmes de la jeunesse! C'est ainsi que
-la plus jolie fille de Rome, sans chercher l'esprit,
-sans faire <i>de mots</i> et sans médire de personne,
-gagna haut la main son brevet de femme d'esprit.</p>
-
-<p>Si Tolla n'avait eu pour elle que son esprit et sa
-beauté, elle aurait trouvé un épouseur ; mais comme
-elle avait une dot, il s'en présenta quarante. Le
-comte Feraldi ne se faisait pas faute de dire à qui
-voulait l'entendre : «&nbsp;Il y a vingt mille sequins ou
-cent mille francs de bon argent dans un coffre de
-ma connaissance pour le brave garçon que choisira
-la plus jolie fille de Rome.&nbsp;» Tolla dansa pendant
-deux hivers avec toute la jeunesse des États pontificaux
-sans choisir personne. Ses parents ne la
-pressaient pas. «&nbsp;Prends ton temps, lui disait son
-père. Je conviens qu'il n'est pas facile de trouver
-un homme digne de toi : pour ma part, je n'en
-connais point.&nbsp;» La comtesse, à qui ses bonnes
-amies demandaient, par pure charité, pourquoi
-Tolla, avec sa beauté, son esprit et sa dot, était arrivée
-à l'âge de dix-neuf ans sans se marier, leur
-répondait sans malice aucune : «&nbsp;Nous ne sommes
-pas de ces parents qui grillent de se débarrasser de
-leurs filles.&nbsp;» Tolla dans le monde était l'orgueil de son
-père ; Tolla dans sa famille était la vie et la bonne
-humeur de la maison. Entre un bal et une promenade
-à cheval avec son frère, qui venait de terminer ses
-études, elle partageait avec sa mère les travaux domestiques
-et les soins du ménage ; elle revoyait
-les comptes du <i>ministre</i>, c'est-à-dire de l'intendant ;
-elle traçait à sa femme de chambre, qui lui servait
-de lingère et de couturière, le dessin d'un col ou
-d'une paire de manches ; elle présidait à quelque
-arrangement nouveau dans son cher jardin, où
-elle travaillait en chantant à un bel ouvrage de tapisserie.
-Elle était présente partout, voyait tout, savait
-tout, disposait tout, commandait, souriait et
-plaisait à tout le monde. Cette petite personne
-mondaine, cette danseuse infatigable, cette écuyère
-intrépide qui sautait les barrières et les fossés, pratiquait
-au palais Feraldi toutes les gracieuses vertus
-d'une mère de famille.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">II</h2>
-
-
-<p>Le 30 avril 1837, l'élite de la noblesse de Rome
-était réunie chez la marquise Trasimeni. Les jeunes
-gens dansaient au piano dans le salon des tapisseries ;
-quelques mères de famille surveillaient nonchalamment
-les plaisirs de leurs filles ; les papas
-jouaient au whist dans le boudoir de la marquise ;
-le jardin, de plain-pied avec l'appartement, était
-peuplé d'une douzaine de fumeurs qui promenaient
-dans l'obscurité la lueur de leurs cigares. On jouissait
-des premières douceurs du printemps et des
-derniers plaisirs de l'hiver.</p>
-
-<p>Mme Assunta Trasimeni avait alors la maison la
-plus agréable et la moins bruyante de Rome. Les
-étrangers ne s'y faisaient point présenter, ou s'y
-ennuyaient mortellement, faute de pouvoir comprendre
-le charme intime et la grâce silencieuse
-de ces réunions ; mais les Romains auraient regardé
-comme une calamité publique la suppression
-des jeudis de la marquise. Ce haut salon, dont la
-voûte, peinte à fresque par un élève de Jules Romain,
-portait quatre grandes figures un peu effacées
-représentant Rome, Naples, Florence et Venise ;
-ces belles tapisseries du <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle, dont le
-temps avait adouci et fondu les couleurs ; ces meubles
-d'ébène imperceptiblement fendillée ; ce vieux
-lustre de cristal de roche ; ce piano de Vienne,
-dont les sons étaient amortis par les tentures, tout
-respirait une bonhomie grandiose et un peu triste.
-Les domestiques, enfants de la maison, vêtus de
-livrées héréditaires, présentaient si cordialement
-les verres de limonade, que pas un des invités ne
-songeait à regretter les réceptions fastueuses et la
-prodigalité banale de tel prince ou de tel banquier.</p>
-
-<p>Le salon, les meubles, les habitudes douces et
-régulières de la maison, tout encadrait merveilleusement
-la figure de la marquise. Elle touchait à sa
-quarantième année ; elle était grande, un peu
-maigre, et blonde avec d'admirables yeux noirs. Sa
-beauté était faite de dignité, de bienveillance et de
-tristesse. Elle portait invariablement une robe de velours
-noir, et personne ne se souvenait de l'avoir vue
-autrement vêtue, même dans sa jeunesse et du vivant
-de son mari. Quoique sa mère lui eût laissé de
-beaux diamants, on ne lui vit jamais d'autres bijoux
-qu'une petite bague d'or, presque usée, qui
-n'était pas un anneau de mariage. Cette digne et
-sérieuse personne ne riait jamais ; son sourire avait
-je ne sais quoi de résigné. Elle n'aimait ni le jeu,
-ni la conversation, ni la musique, excepté quelques
-vieux airs qu'elle jouait sur son piano lorsqu'elle
-était seule ; elle avait renoncé à la danse dès l'âge
-de dix-neuf ans, une année avant son mariage. Sa
-position et la fortune de son mari l'avaient condamnée
-à recevoir et à aller dans le monde ; cependant
-ni dans le monde ni chez elle aucun
-homme ne lui avait fait la cour. Une heure d'entretien
-lui avait toujours suffi pour éteindre les passions
-que sa beauté avait allumées. L'amour le
-plus intrépide aurait reculé devant le spectacle de
-ce c&oelig;ur brisé, de cette sensibilité éteinte, de cette
-âme pleine de ruines mystérieuses. Elle n'aimait,
-après Dieu, que son fils Philippe, un beau jeune
-homme de vingt ans, qui venait d'entrer dans la
-garde noble. Elle ne haïssait personne : le seul
-homme dont elle évitât la rencontre était un ancien
-ami de son mari, le colonel Coromila. Sa vie égale
-et monotone était comme un tissu de prières et de
-bonnes actions. Toutes ses matinées se passaient à
-l'église des Saints-Apôtres, sa paroisse ; le soir,
-elle allait dans les salons, comme une s&oelig;ur de
-charité dans les mansardes, pour soutenir les faibles
-et soulager les affligés. Elle excellait à consoler
-les amours malheureux et à guérir ces secrètes
-blessures de l'âme pour lesquelles le monde a si peu
-de pitié. Elle s'employait, avec une prédilection
-visible, à marier les jeunes filles et à aplanir les
-obstacles que l'inégalité des fortunes élève entre
-ceux qui s'aiment. La marquise avait détaché de
-son revenu une somme assez forte destinée à doter
-annuellement quatre filles pauvres ; mais, en dehors
-de cette fondation pieuse, il lui arriva, dit-on, plus
-d'une fois de compléter la dot d'une fille de noblesse.
-Ses petites soirées du jeudi ont fait en une
-année plus de mariages que les grands bals du
-prince Torlonia n'en feront en dix ans. Elle ne
-recevait cependant que de huit heures à minuit. Sa
-santé ne lui permettait pas les longues veilles, et ce
-n'était pas sans dessein qu'entre tous les jours de la
-semaine elle avait choisi le jeudi. Les invités se retiraient
-à minuit moins un quart, de peur d'empiéter
-sur le vendredi, jour de mortification, où
-les théâtres font relâche dans toute l'Italie.</p>
-
-<p>C'était un préjugé répandu dans Rome que toutes
-les unions contractées sous les auspices de la marquise
-étaient nécessairement heureuses, et lorsqu'on
-voulait désigner un mauvais ménage, on disait :
-«&nbsp;Ils n'ont pas été mariés par la Trasimeni.&nbsp;»</p>
-
-<p>Quoique cette sainte femme fût un objet de vénération
-pour tous et d'admiration pour quelques-uns,
-la curiosité publique, qui ne perd jamais ses
-droits, cherchait encore, après plus de vingt ans,
-le secret de sa tristesse ; mais personne ne connaissait
-le chagrin qui avait assombri une si belle vie.
-La comtesse Feraldi, son amie d'enfance, se rappelait
-que la belle Assunta avait refusé deux ou
-trois fois la main du marquis Trasimeni, sans que
-rien pût expliquer cette répugnance. Le jour du
-mariage, on avait eu beaucoup de peine à lui faire
-quitter le noir pour lui faire prendre le costume
-traditionnel des mariées. Elle avait dit à sa mère en
-partant pour l'église : «&nbsp;J'entre dans le mariage
-comme dans un couvent.&nbsp;» De ces souvenirs très-vagues,
-dont l'authenticité même était fort contestée,
-quelques personnes avaient pu conclure
-que la marquise portait le deuil d'un premier
-amour.</p>
-
-<p>Au moment où commence cette histoire, Mme Trasimeni
-était assise dans un coin du grand salon,
-entre la comtesse Feraldi et une étrangère établie
-depuis plusieurs années à Rome, la générale Fratief.
-Tout en causant, ces trois mères regardaient
-avec une satisfaction visible un quadrille où leurs
-enfants étaient réunis. Philippe ou Pippo Trasimeni
-dansait avec Tolla, en face de Nadine Fratief, toute
-fière d'avoir pour cavalier le lion des bals de Rome,
-le roi de la jeunesse dorée, Lello Coromila, des
-princes Coromila-Borghi.</p>
-
-<p>Pour un homme averti, les physionomies de ces
-quatre jeunes gens auraient été un spectacle curieux.
-Lello Coromila paraissait causer très-vivement
-avec sa danseuse, qui semblait plaisanter et
-rire sans arrière-pensée, avec tout l'abandon de la
-jeunesse. Pippo lutinait Tolla pour avoir une petite
-rose pâle qu'elle avait attachée à son corsage, et
-Tolla, qui ne céda qu'à la dernière figure de la
-contredanse, était très-animée à la défense de son
-bien. Ni Mme Feraldi, ni la générale, ni même la
-bonne marquise, avec sa pénétration maternelle, ne
-devinaient les sentiments cachés sous cette surface
-de gaieté et d'indifférence ; mais, à mieux surveiller
-les visages, elles auraient reconnu que les yeux de
-Lello dévoraient Tolla ; que Tolla, confuse, inquiète
-et presque heureuse, se débattait contre un sentiment
-nouveau pour elle ; que Pippo, leur ami
-commun, les regardait l'un et l'autre en homme
-qui voudrait les voir l'un à l'autre ; et que Nadine,
-malgré une expérience prématurée de l'art
-de feindre, laissait percer dans ses yeux un peu
-d'amour, beaucoup d'ambition, et une de ces
-haines concentrées dont les femmes seules sont
-capables.</p>
-
-<p>Manuel ou Lello Coromila était le fils cadet du
-prince Coromila-Borghi. Les Coromila, si l'on en
-croit leur arbre généalogique, datent de la guerre
-de Troie. L'histoire de leur famille remplit trois volumes
-in-quarto, publiés à Parme en 1780 par l'admirable
-imprimerie de Bodoni. Le tome premier
-s'arrête à l'ère chrétienne, le second à l'an 1000 ;
-le troisième, qui est presque entièrement authentique,
-contient la gloire sérieuse de la famille. <span lang="it" xml:lang="it">Ser</span>
-Tita Coromila, grand amiral de la république de
-Venise et père du doge Bartolomeo Coromila, remporta,
-à la fin du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle, la victoire navale de
-Naxie, qui arrêta l'élan de la flotte turque et assura
-à Venise la domination de l'Archipel. Giuseppe Coromila
-était le chef de l'ambassade qui vint complimenter
-le roi de France Henri IV, à son avénement
-au trône. En mai 1797, lorsque le gouvernement aristocratique
-de Venise abdiqua en faveur du peuple,
-Ludovico Coromila quitta sa patrie et vint s'établir à
-Rome avec sa famille. Les domaines de cette grande
-maison sont situés, partie dans la Romagne, partie
-dans le royaume lombard-vénitien. Leur palais du
-Corso est le plus magnifique de tous ceux qu'on admire
-à Rome ; leur villa d'Albano a des jardins aussi
-vastes et plus variés que ceux de Versailles, et ils conservent
-à Venise quatre palais sur le grand canal. Les
-trois branches de la famille réunissent entre elles
-une fortune territoriale évaluée à près de cinquante
-millions ; les Coromila-Borghi possèdent un peu
-plus du quart de ce fabuleux patrimoine.</p>
-
-<p>Tandis que l'héritier des doges s'avançait, pour
-la pastourelle, au-devant de Nadine et de Tolla, la
-grosse générale Fratief couvait des yeux les millions
-qu'elle voyait danser en sa personne, et répétait
-pour la centième fois un panégyrique uniforme
-des perfections de Lello. Elle s'obstinait à l'appeler
-le prince Lello, quoiqu'on lui eût redit à satiété que
-Lello n'était et ne serait jamais prince. Le seul
-prince Coromila Borghi était son père, le vieux
-Luigi, après qui le titre passait à l'aîné. Lello devait
-se résigner, comme son oncle le colonel, à n'être
-jamais que le chevalier Coromila ; mais la générale
-ne regardait point les choses de si près. Chaque
-fois qu'il lui arrivait de se méprendre, elle alléguait
-que chez elle, en Russie, tous les enfants d'un
-prince sont princes, le prince eût-il une douzaine
-d'enfants.</p>
-
-<p>La personne de Lello Coromila, sans justifier le
-lyrisme maternel de la générale, n'était point faite
-pour déplaire. Sa taille était haute, ses épaules
-larges, son attitude prépondérante. Il avait véritablement
-une physionomie romaine. Ses grands yeux
-à fleur de tête ne manquaient pas d'un certain feu ;
-son oreille rouge, son teint fleuri, sa voix sonore révélaient
-une santé excellente et une organisation
-robuste ; sa barbe noire, qui n'avait jamais été rasée,
-frisait légèrement sur ses joues ; ses cheveux
-presque bleus s'enlevaient vigoureusement sur un
-cou plus blanc que celui d'une femme. Il avait les
-mains fortes et peu effilées ; mais elles étaient si
-blanches, si grasses et si fermes, que leur carrure
-inspirait la sympathie et la confiance. A tout prendre,
-Lello était un fort beau jeune homme de vingt-deux
-ans.</p>
-
-<p>De son esprit la générale n'en disait mot : les choses
-de l'esprit n'étaient pas du domaine de la générale.
-Elle s'extasiait sur sa grâce, son élégance, sa gaieté,
-ses folies, sa piété. Lello était le boute-en-train de
-la jeunesse romaine. Jusqu'à l'âge de vingt et un
-ans, il avait vécu sous la surveillance sévère de son
-aïeul maternel ; mais depuis une année il s'était
-donné carrière. Il était l'organisateur de tous les
-plaisirs, l'inventeur de tous les bons tours, le roi
-de tous les bals, le conducteur de tous les <i>cotillons</i>.
-Du reste, il entendait la messe tous les jours, récitait
-le rosaire en famille tous les soirs, recevait
-les sacrements à tout le moins deux fois par mois,
-et s'agenouillait sur le passage de la procession des
-quarante heures.</p>
-
-<p>Il était bien rare que la générale, entraînée par
-sa préoccupation dominante ne mêlât point à son
-panégyrique l'éloge du palais Coromila, de la galerie
-estimée deux millions, des écuries revêtues de
-marbre blanc comme une église, des voitures, des
-livrées et des cent cinquante serviteurs qui peuplaient
-la maison. Elle assaisonnait ces propos d'un
-certain nombre de <i>ah!</i> prononcés avec une aspiration
-gutturale particulière aux gens du Nord. Dans
-sa bouche, cette exclamation était je ne sais quoi
-de mitoyen entre <i>ah!</i> et <i>ach!</i></p>
-
-<p>Lorsqu'elle eut tout dit, elle passa, suivant sa coutume,
-à l'éloge de sa fille, qu'elle appelait majestueusement
-«&nbsp;mademoiselle ma fille.&nbsp;» Elle abusait
-de la patience inaltérable de la marquise et de
-M<sup>me</sup> Feraldi pour redire les perfections de Nadine,
-ses talents, la dépense qu'on avait faite pour son
-éducation à Paris et à Rome, les inquiétudes qu'elle
-avait données dans son enfance, la crainte qu'on
-avait eue de la voir scrofuleuse comme presque
-toutes les jeunes filles de l'aristocratie russe, les sirops
-amers qu'elle avait pris, les beaux résultats
-qu'on avait obtenus, ses os raffermis, sa taille redressée,
-les appareils de Valérius devenus inutiles,
-sa beauté de jour en jour plus brillante, les succès
-qu'elle avait eus dans le monde, les partis qu'elle
-avait refusés (le plus modeste était d'un million),
-les triomphes qui l'attendaient à Pétersbourg, les
-bontés de l'empereur Nicolas, qui la regardait
-comme sa fille adoptive et lui destinait le <i>chiffre</i> des
-demoiselles d'honneur, enfin la belle entrée qu'elle
-ferait à la cour de Russie avec une robe traînante
-de velours ponceau, un <i>kakochnick</i> brodé d'or et de
-perles, et le chiffre en diamants sur l'épaule gauche.</p>
-
-<p>Mme Fratief parlait comme les autres crient. Elle
-joignait à ce petit défaut l'habitude de se répéter
-souvent et d'inventer quelquefois ; mais il était convenu
-qu'elle avait bon c&oelig;ur. D'ailleurs sa qualité
-d'étrangère, le train qu'elle menait et le soin qu'elle
-avait pris d'élever sa fille dans la religion romaine
-la faisaient tolérer dans la plus haute société. On
-lui savait gré d'avoir amené dans le giron de l'Église
-la fille d'un général russe, et dérobé au schisme
-grec une âme de qualité. Le manége désespéré auquel
-elle se livrait pour attirer l'attention du jeune
-Coromila n'inquiétait personne. On savait que Lello
-n'était pas encore à marier, et d'ailleurs sa famille
-lui destinait une princesse. Mme Trasimeni laissa
-donc à la générale tout le temps d'achever les deux
-portraits qu'elle recommençait tous les soirs pour
-avoir le plaisir de les enfermer dans le même cadre.
-Lorsqu'on fut au <i>kakochnick</i> et au chiffre en diamants,
-qui formaient la péroraison habituelle, la
-marquise après un petit compliment à l'adresse de
-Nadine, se tourna vers Mme Feraldi : «&nbsp;Et Tolla?</p>
-
-<p>&mdash; A propos! c'est vrai, ajouta la générale. On
-dit que vous la mariez, j'en serai bien heureuse.</p>
-
-<p>&mdash; Cela n'est pas encore fait, reprit vivement
-Mme Feraldi. Tu sais, ma chère, dit-elle à la marquise,
-que dans les premiers jours du mois dernier,
-nous avons reçu deux lettres, l'une de mon frère
-d'Ancône, l'autre de mon cousin de Forli, qui proposaient,
-chacun de son côté, un mari pour Tolla.
-Le jeune homme de Forli a vingt-quatre ans ; il est
-fils unique, et il aura vingt mille francs de rente.</p>
-
-<p>&mdash; Mais c'est magnifique, chère comtesse! interrompit
-la générale, et j'espère bien que Tolla&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Tolla a vu celui qu'on lui proposait. C'est un
-beau garçon, grand, blond et parfaitement élevé.
-Elle l'a refusé net.</p>
-
-<p>&mdash; Sans dire pourquoi?</p>
-
-<p>&mdash; Elle a dit qu'il lui était antipathique. L'autre
-n'est pas encore venu de Côme, et il ne viendra que
-si nous lui donnons des espérances. On le dit fort
-bien de sa personne ; il n'a pas trente ans. Il est
-plus riche que notre prétendant de Forli. Nous nous
-sommes informés de sa réputation ; nous n'en avons
-appris que du bien. Il sait quelle est la dot de Tolla,
-et il vient d'écrire à mon mari qu'il en était très-satisfait,
-qu'il se serait contenté de moitié. «&nbsp;Ce que
-je cherche, disait-il en terminant, c'est une amie,
-une femme aimante, une bonne mère de famille,
-une personne enfin qui sache me pardonner mes
-innombrables défauts.&nbsp;»</p>
-
-<p>&mdash; Ah! c'est beau! c'est admirable! c'est sublime!
-s'écria la générale, et, dans un siècle comme le nôtre,
-où les jeunes gens sont devenus plus égoïstes
-que les vieillards! Le digne jeune homme! j'espère
-bien que Tolla ne le refusera pas!&hellip;&nbsp;»</p>
-
-<p>La générale en était là de ses exclamations, lorsqu'un
-murmure aussi léger, aussi rapide, aussi dru
-et aussi précis que le bruit du vent dans les feuilles
-sèches, se répandit dans le salon, dans le jardin,
-dans la salle de jeu, dans tous les coins de la maison,
-et vint enfin bourdonner autour de ce trio de
-mères de famille. Une nouvelle imprévue, et qui les
-frappa toutes les trois comme un coup de foudre,
-arriva jusqu'à elles sans qu'on pût savoir d'où elle
-était venue. C'était une de ces rumeurs agiles et
-discrètes qui semblent se répandre d'elles-mêmes
-et par leur propre force, et qui entrent dans toutes
-les oreilles sans qu'on les ait vues sortir d'aucune
-bouche. Lorsqu'elle s'abattit sur le divan de la marquise,
-des émotions bien diverses, mais également
-violentes, se peignirent sur le visage des trois mères
-qui causaient ensemble. La générale rougit comme
-une apoplectique : le désappointement, la jalousie,
-l'avarice déçue, l'ambition détrônée, la crainte du
-ridicule, la résolution de combattre, la confiance
-dans ses forces, et au pis aller l'espoir de la vengeance,
-en un mot toutes les passions haineuses
-passèrent avec la rapidité de l'éclair sur cette large
-figure empourprée. Mme Feraldi surprise par un
-coup de bonheur auquel elle n'était point préparée,
-s'arrêta bouche béante, aussi stupéfaite qu'un aveugle
-qui recouvrerait la vue devant un feu d'artifice.
-La bonne marquise, qui avait vu naître Tolla, qui
-l'appelait tendrement «&nbsp;ma fille,&nbsp;» et qui n'avait consenti
-à recevoir un Coromila dans sa maison que
-sur les instances de Philippe, réprima un mouvement
-de surprise douloureuse et fit rentrer deux
-grosses larmes, lorsqu'elle entendit murmurer cette
-terrible nouvelle : «&nbsp;Savez-vous? Lello aime Tolla!&nbsp;»</p>
-
-<p>La comtesse et la générale, en femmes du monde,
-furent promptes à cacher leur émotion. La générale
-surtout escamota si vivement son dépit, que
-l'&oelig;il d'une ennemie n'aurait rien vu. La conversation
-se prolongea sans incident jusqu'à onze heures
-trois quarts, et l'on ne s'entretint que de la pluie
-et des sermons de l'abbé Fortunati, qui faisait merveille
-aux Saints-Apôtres. Tolla conduisit le <i>cotillon</i>
-avec Lello. M. Feraldi, qui bouillait d'impatience en
-attendant l'heure du départ, gagna cinquante-deux
-fiches à son oncle le cardinal Pezzato. Tout le
-monde se retira à l'heure ordinaire, et la générale,
-en remerciant la maîtresse de la maison, suivant
-l'usage établi en Russie, assura qu'elle n'avait jamais
-passé une soirée plus délicieuse.</p>
-
-<p>En arrivant au grand escalier, Tolla voulut prendre
-le bras de son père ; mais, sur un signe du
-comte, elle partit devant avec Toto. Elle trouva sous
-le vestibule un colosse hâlé qui l'enveloppa maternellement
-dans une lourde pelisse. C'était son ancien
-pédagogue de Lariccia, le fidèle Menico. «&nbsp;Il
-pleut un peu, lui dit-il, et, quoique la maison ne
-soit pas loin, Amarella m'a envoyé. Mais qu'avez-vous,
-mademoiselle? Il vous est arrivé quelque
-chose?</p>
-
-<p>&mdash; Tu crois, mon Menico?</p>
-
-<p>&mdash; J'en suis sûr, mademoiselle. Il y a deux choses
-au monde que je connais bien, c'est le ciel et
-votre visage. Ici et là, je sais quand l'orage doit
-venir.</p>
-
-<p>&mdash; J'ai donc la figure à l'orage?</p>
-
-<p>&mdash; Non, mais il me semble que vous êtes à la fois
-heureuse et fâchée. Est-ce vrai, mademoiselle?</p>
-
-<p>&mdash; Peut-être ; mais pourquoi veux-tu que je te
-dise mes secrets, mon pauvre Dominique? Ce sont
-choses où tu ne peux rien.</p>
-
-<p>&mdash; Pardonnez-moi, mademoiselle, je puis toujours
-<i>faire finir</i> celui qui voudrait vous fâcher. Venez,
-que je vous débarrasse de votre manteau : nous
-sommes arrivés.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le comte et la comtesse accouraient sur les pas
-de leurs enfants après une conférence d'une minute.
-Toto se retira discrètement, sans faire allusion
-à ce qu'il avait entendu dans la soirée. Le comte
-embrassa sa fille et sa femme et rentra chez lui.
-Menico alla se coucher à l'écurie, où un palefrenier
-lui prêtait la moitié de son lit. Mme Feraldi reconduisit
-Tolla dans sa petite chambre, la fit asseoir sur le
-seul canapé qui s'y trouvât, s'y jeta vivement à côté
-d'elle, l'embrassa avec effusion et lui dit : «&nbsp;Raconte-moi
-tout! Il t'aime?</p>
-
-<p>&mdash; Je le crois.</p>
-
-<p>&mdash; Depuis quand?</p>
-
-<p>&mdash; Qui sait? Peut-être depuis le commencement
-de l'hiver.</p>
-
-<p>&mdash; Te l'a-t-il dit?</p>
-
-<p>&mdash; Jamais. La seule preuve d'amour qu'il m'ait
-donnée pendant six mois, c'est de m'inviter à danser
-de préférence à toutes les autres. On me l'enviait
-assez! La Russe a fait des pieds et des mains
-pour obtenir un <i>cotillon</i> avec lui ; elle n'y est jamais
-parvenue. Moi, je ne regardais cette préférence que
-comme un hommage rendu à la sagacité avec laquelle
-j'exécutais les nouvelles figures que nous inventions ;
-mais ces demoiselles avaient de meilleurs
-yeux que moi : il y a longtemps qu'elles ont remarqué
-le plaisir qu'il éprouve à me faire danser, l'empressement
-avec lequel il me cherche en entrant
-dans un salon, sa joie dès qu'il m'aperçoit, son
-désappointement si je n'y suis pas. D'ailleurs il a
-parlé.</p>
-
-<p>&mdash; A qui?</p>
-
-<p>&mdash; A ses amis. Il n'a jamais osé me dire qu'il
-m'aimait, mais il a eu l'imprudence de le laisser
-voir aux cinq ou six étourdis qui composent sa
-cour. Ceux-là l'ont appris à d'autres ; ils se sont
-mis à me persécuter de cet amour, ils ont prétendu
-que je le partageais, et je ne danse pas avec
-l'un d'entre eux sans qu'il me dise : «&nbsp;Lello vous
-aime.&nbsp;»</p>
-
-<p>&mdash; Lello vous aime! répéta Mme Feraldi en
-serrant sa fille dans ses bras. Et que leur répondais-tu?</p>
-
-<p>&mdash; Moi? La première fois que Pippo Trasimeni
-s'amusa à me dire que j'étais aimée et que j'aimais,
-je lui répondis avec vivacité : «&nbsp;Comment
-m'estimez-vous assez peu pour croire que je m'amuserais
-à faire l'amour par passe-temps? &mdash; Je
-ne dis pas cela, reprit-il. &mdash; Pardonnez-moi, vous
-le dites. Le caractère de M. Coromila est connu ;
-on sait que depuis la mort de son grand-père il
-a fréquenté des jeunes gens de toute sorte, au
-lieu de s'en tenir à ceux qui vous ressemblent,
-Pippo. On répète partout qu'il se joue de la chose
-du monde la plus sérieuse, l'amour ; qu'il est un
-de ces hommes qui n'ont d'autre occupation au
-monde que de tromper notre sexe, et qu'une liaison
-avec lui ne saurait amener rien de bon.&nbsp;»</p>
-
-<p>&mdash; Et Pippo t'a répondu?</p>
-
-<p>&mdash; Rien.</p>
-
-<p>&mdash; Il te donnait raison.</p>
-
-<p>&mdash; Oui ; mais le jeudi suivant je le retrouvai chez
-sa mère ; et il me dit : «&nbsp;Lello vaut mieux que vous
-ne pensez ; il ne parle que de vous et il vous aime
-à la folie.&nbsp;» C'est la seule fois qu'on m'ait dit du
-bien de Lello.</p>
-
-<p>&mdash; Et qui est-ce qui t'en a dit du mal?</p>
-
-<p>&mdash; Toutes les femmes. Voici plus de quatre mois
-que les filles de mon âge se servent de son nom
-pour me persécuter. L'une vient me dire : «&nbsp;Enfin,
-vous êtes amoureuse, et c'est Lello qui a fait ce
-miracle-là!&nbsp;» Une autre me félicite d'avoir fixé le
-plus volage des hommes. Mlle Fratief n'a-t-elle pas
-eu le front de me dire un jour à brûle-pourpoint :
-«&nbsp;Franchement, ma chère, comptez-vous vous faire
-épouser par Lello?&nbsp;» Une question si impertinente,
-venant d'une fille qui n'est pas mon amie
-et que je connais à peine, me saisit tellement que
-je restai un instant sans parole ; mais je revins à
-moi, et je lui répondis que j'étais incapable de
-m'intéresser à une personne qui n'aurait pas les
-vues les plus honnêtes. Elle répliqua vivement :
-«&nbsp;Ne vous fiez pas à Lello : il en a trompé plus
-d'une, et il change d'amour deux fois par mois.&nbsp;»
-Je l'entendais décrier partout comme un homme
-léger ; mais je ne savais comment concilier l'effronterie
-dont on l'accusait avec le respect qu'il témoignait
-pour moi. Jamais il n'a pris une de ces
-libertés que les jeunes gens se permettent au bal ;
-jamais il ne m'a serré la main en valsant. Quand nos
-regards se rencontraient, il était plus prompt que
-moi à détourner les yeux. Quelquefois j'enrageais
-de penser qu'il affichait devant les autres un si
-grand amour pour moi, sans m'en avoir donné la
-moindre marque. Puis, songeant au respect qu'il me
-témoignait, j'en étais touchée. Peut-être est-ce là
-ce qui a pris mon c&oelig;ur.</p>
-
-<p>&mdash; Tu l'aimais! Pourquoi ne m'en as-tu rien dit?</p>
-
-<p>&mdash; Je l'aimais peut-être ; mais, comme il ne
-m'avait pas donné de marques visibles de son
-amour, je n'osais pas m'avouer le mien à moi-même.
-Il me semblait que c'était une folie d'aimer
-sans savoir que j'étais payée de retour, sinon par
-les bavardages des effrontés qu'il avait autour de
-lui. C'est alors que vous avez fait cette petite maladie
-qui vous a retenue trois semaines à la maison,
-et moi avec vous. Trois semaines sans le voir! La
-privation que je ressentis me donna la mesure de
-mon amour. Pendant cette longue séparation, on
-dansa trois fois chez la Trasimeni et deux fois à
-l'ambassade de France. Ces jours-là je restai à ma
-fenêtre jusqu'à la fin de la soirée, pour avoir le
-plaisir d'entendre sa voix lorsqu'il sortirait avec ses
-amis. J'avais soin de me cacher dans l'ombre de
-mes rideaux : je serais morte de honte, s'il avait
-pu seulement soupçonner ma faiblesse. Quelquefois
-je l'entendais parler de moi avec ses camarades.
-Un soir, tandis que ses amis chantaient à tue-tête
-une grosse chanson dont le refrain était :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i1" lang="it" xml:lang="it">L'acqua fa male,</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Il vino fa cantare,</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">je reconnus sa belle voix qui fredonnait cette chanson
-des pêcheurs de Sainte-Lucie :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Io ti voglio ben assai,</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Ma tu non pensi a me!</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">et il lança en s'éloignant un soupir grave et puissant
-qui semblait sortir du fond de son c&oelig;ur. Peut-être,
-s'il avait osé me déclarer sa passion, aurais-je
-su y résister et la combattre par le dédain ; mais cette
-extrême timidité, si rare chez un homme, me subjugua.</p>
-
-<p>&mdash; Mais, ce soir, qu'a-t-il fait? qu'a-t-il dit? Il
-s'est donc trahi?</p>
-
-<p>&mdash; Mon Dieu! non. Ce soir, Pippo m'a demandé
-cette fleur que j'avais à mon corsage ; je la lui ai
-donnée. Après la contredanse, Lello a entraîné son
-ami dans le jardin, et, lorsqu'ils sont rentrés, Pippo
-n'avait plus la fleur à sa boutonnière. Je devinai le
-chemin qu'elle avait pris, mais j'eus l'air de ne rien
-savoir, et je demandai à Pippo ce qu'il en avait fait ;
-il me répondit : «&nbsp;Lello m'a tant prié de la lui donner,
-qu'il a bien fallu en faire le sacrifice.&nbsp;» Je
-feignis d'être piquée, mais j'aurais voulu sauter au
-cou de ce bon Pippo. Malheureusement on les avait
-suivis au jardin, on les avait écoutés, on a parlé, et
-voilà comment vous avez tout appris.</p>
-
-<p>&mdash; Mieux vaut tard que jamais, ajouta la comtesse,
-trop heureuse pour formuler un reproche.
-Maintenant, terrible enfant, écoute-moi. Tu aimes.
-Si nous t'abandonnons à tes inspirations, cet amour
-ne te donnera que des chagrins : j'en attends quelque
-chose de mieux. Me promets-tu de suivre mes
-conseils et ceux de ton père?</p>
-
-<p>&mdash; Oui, ma mère.</p>
-
-<p>&mdash; Si Lello t'écrit, tu nous montreras ses lettres?</p>
-
-<p>&mdash; Oui, ma bonne mère.</p>
-
-<p>&mdash; Tu ne lui répondras rien sans nous consulter?</p>
-
-<p>&mdash; Rien.</p>
-
-<p>&mdash; Toutes les fois que tu le rencontreras dans
-le monde, tu me répéteras ses paroles et les
-tiennes?</p>
-
-<p>&mdash; Je le promets.</p>
-
-<p>&mdash; Et moi, je te promets que tu seras avant un an
-la femme de Lello. Bonne nuit, madame Coromila!&nbsp;»</p>
-
-<p>La comtesse courut retrouver le comte, qu'une
-préoccupation violente tenait éveillé. Ils passèrent
-la nuit à débattre un plan de campagne dont
-le résultat devait être le bonheur de leur fille et la
-grandeur de la maison Feraldi.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">III</h2>
-
-
-<p>Tandis que Tolla se confessait à sa mère, Mme Fratief
-se faisait raconter par Nadine l'événement de
-la soirée et les amours de Lello. Elle lui reprocha
-amèrement de ne l'avoir pas tenue au courant de
-ce qui se passait. Si Nadine n'en avait rien dit, c'est
-qu'elle avait une confiance limitée dans le bon sens
-de sa mère : elle raisonnait comme ces chasseurs
-qui aiment mieux chasser sans chien qu'avec un
-chien mal dressé.</p>
-
-<p>Mme Fratief, née Redzinska, était veuve du
-général Fratief, aide de camp de l'empereur
-Alexandre. Après la campagne de France, Fratief,
-qui n'était plus jeune et que les plaisirs faciles
-de Paris avaient vieilli autant que la guerre,
-fut nommé gouverneur de Varsovie. Il vit, au
-premier bal qui lui fut donné par la ville, la célèbre
-Sophie Redzinska, dont la beauté opulente
-lui rendit six mois de jeunesse. Il l'épousa sans dot
-et malgré les remontrances de la cour, qui se scandalisait
-de voir un général illustre, un ami de Souvarof
-et un favori du maître s'abaisser jusqu'à une
-Polonaise. Le vieux soldat, aiguillonné par un
-dernier amour, sut donner à ses faiblesses une couleur
-politique et persuader à l'empereur qu'une
-telle mésalliance rallierait la noblesse de Varsovie.
-Après une année de mariage, il mourut, comme le
-roi Louis XII, au milieu de son bonheur domestique.
-La générale resta veuve à vingt ans avec une
-fille de trois mois. Son mari laissait pour tout héritage
-une année de solde, quarante mille francs environ.
-Fils d'un petit marchand de la troisième
-guilde, il avait poussé sa fortune, franchi tous les
-grades de l'armée et escaladé tous les degrés de la
-noblesse, sans songer à s'enrichir. Mme Fratief,
-qu'on appelait à Varsovie <i>la belle et la bête</i>, avait si
-bien mis à profit la courte durée de son règne, elle
-avait regardé de si haut ses compatriotes et ses anciens
-amis, protégé si dédaigneusement sa famille
-et gouverné sa bonne ville d'un air si impertinent,
-qu'elle fit en peu de temps une ample provision
-d'ennemis. Toutes les autorités de la ville assistèrent
-par devoir aux funérailles du général, mais sa
-veuve ne reçut pas quatre visites. Le patriotisme polonais
-saisissait l'occasion de faire pièce à la Russie,
-sans danger. La belle Sophie tira vanité de cette
-haine universelle, qui témoignait de son importance
-et du pouvoir qu'elle avait eu. Elle s'exila
-comme en triomphe d'une ville qui la repoussait, et
-partit pour Pétersbourg avec sa fille, ses quarante
-mille francs, sa beauté, ses diamants, son orgueil,
-sa sottise et ses espérances. Arrivée, elle vit avec
-surprise que la cour n'était pas venue au-devant de
-sa chaise de poste. Elle demanda une audience de
-l'empereur ; elle l'obtint, et elle courut au palais
-d'hiver, prête à verser ses chagrins, ses intimités et
-toutes ses confidences dans le c&oelig;ur paternel d'Alexandre.
-L'empereur la reçut à son tour d'inscription,
-entre un gouverneur de province et un savant
-étranger ; il lui débita avec bonté un petit compliment
-de condoléance, et promit de lui assurer, à
-elle et à sa fille, une existence honorable. Au sortir
-de cette audience, Sophie courut annoncer aux cinq
-ou six personnes qu'elle connaissait dans la ville
-que l'empereur l'avait reçue comme un père, qu'il
-avait pleuré en parlant de son fidèle Fratief, et qu'il
-avait fini par lui dire en propres termes : «&nbsp;Désormais,
-madame, vous faites partie de ma famille ;
-j'adopte votre chère petite Nadine, je me charge de
-sa fortune et de la vôtre. Mon palais et mon c&oelig;ur
-vous seront toujours ouverts : frappez, et l'on vous
-ouvrira ; demandez, et vous recevrez.&nbsp;»</p>
-
-<p>Huit jours après, elle reçut deux brevets de quinze
-cents roubles argent, ou de six mille francs de pension,
-l'un pour elle et l'autre pour sa fille. C'est ce
-que la loi de l'empire accorde à toutes les veuves ou
-orphelines des aides de camp généraux. Chacune
-de ces deux pensions cessait de plein droit le jour
-du mariage de la titulaire. Sophie s'imagina qu'on
-lui faisait une injustice parce qu'on ne faisait point
-d'injustice en sa faveur ; mais elle avait trop de
-vanité pour se plaindre. Elle loua sur le canal Catherine
-un appartement de quatre mille francs, et
-commanda un mobilier de vingt mille. A ceux qui
-connaissaient le chiffre de sa fortune et la modicité
-de sa pension, elle donnait à entendre qu'elle avait
-dans l'amitié de l'empereur des ressources inépuisables.
-On la vit pendant trois ans à toutes les réunions
-de la cour, où le nom de son mari lui donnait
-les grandes et petites entrées. Sa beauté lui
-attira quelques déclarations et une ou deux demandes
-en mariage qu'elle repoussa, attendant mieux.
-Le grand-duc Michel la distingua pendant un mois
-ou deux ; il fut promptement rebuté non par sa pruderie,
-mais par sa sottise. Elle s'essaya sans succès
-dans le rôle des grandes coquettes : elle avait la figure
-sans l'esprit de l'emploi. Ses agaceries ne servirent
-qu'à la compromettre. Trop froide pour faire
-des sottises gratuites, trop maladroite pour en faire
-de profitables, elle ne sut ni se donner ni se vendre,
-et elle garda, sans savoir pourquoi, une vertu à laquelle
-on ne crut guère et dont personne ne lui sut
-gré. Après trois ans de ce manége, elle disparut
-subitement ; ses ressources étaient épuisées. Son
-mobilier et ses diamants indemnisèrent à peine ses
-créanciers. Elle partit pour l'Allemagne, où elle vécut
-d'épargne et de jeu, courant les eaux, cherchant
-un mari, grossissant la liste des conquêtes
-qu'elle croyait avoir faites, et usant sur les grands
-chemins les restes de sa beauté, qui passa vite. En
-1828, elle vint à Paris, et elle songea à l'éducation
-de Nadine, qui avait onze ans. Elle se logea rue de
-l'Université, et meubla péniblement un très-petit
-coin d'un très-grand hôtel. Pour se faire admettre
-dans les salons du faubourg Saint-Germain, elle
-s'avisa de conduire sa fille au catéchisme de Saint-Thomas
-d'Aquin. Nadine y fit sa première communion.
-Si on l'avait su à Pétersbourg, la mère et
-la fille auraient infailliblement perdu leur pension.
-Cette imprudence ne leur servit de rien, et personne
-à Paris ne leur en tint compte : la générale,
-à force de vanteries et de mensonges évidents,
-avait obtenu de passer pour une aventurière. L'éducation
-de Nadine fut un prodige d'économie mal
-entendue. Toutes ses leçons furent payées deux
-francs l'une dans l'autre. Une grande fille noirâtre,
-la plus disgraciée des élèves du Conservatoire, lui
-enseigna l'art de martyriser un piano. On lui déterra
-la plus rousse et la plus piteuse des maîtresses
-d'anglais, une image vivante de la misère, qui aurait
-pu passer pour la statue de l'Irlande. Ce fut un
-surnuméraire des bureaux de la préfecture qui lui
-apprit la langue et la littérature françaises, l'histoire,
-la géographie, l'arithmétique, la physique, et
-un peu de métaphysique. Son maître de danse est
-mort l'an dernier à l'hospice de La Rochefoucauld :
-il était le dernier de sa profession qui eût conservé
-l'usage de la pochette. Grâce au zèle de ces pauvres
-gens, que la générale appelait les premiers maîtres
-de Paris, Nadine oublia complétement le russe, le
-polonais et l'allemand, qu'elle avait sus dans son
-enfance ; elle écrivit assez correctement le français,
-sauf les participes, et elle déchiffra les premiers
-chapitres du <i lang="en" xml:lang="en">Vicar of Wakefield</i> ; elle sut danser
-toutes les contredanses et en jouer une. Dans les
-intervalles de ses leçons, elle se donna à elle-même
-un supplément de connaissances positives en dévorant
-le fonds d'un petit cabinet de lecture de la rue
-de Poitiers. Les romanciers à la mode de 1830 à
-1834 furent les vrais maîtres de son esprit. Les appareils
-orthopédiques de Valérius et les trapèzes
-du gymnase Amoros furent les précepteurs de sa
-beauté.</p>
-
-<p>Nadine avait dix-sept ans, une jolie figure et la
-taille droite, lorsque sa mère, désespérant de la produire
-à Paris, se décida à la conduire en Italie. Un
-vieil émigré français, entré au service de la Russie
-comme les Modène et les La Ribeaupierre, le marquis
-de Certeux, gouverneur de la résidence impériale
-de Gatchina, lui envoya une lettre de recommandation
-pour sa s&oelig;ur, Mme la chanoinesse de
-Certeux, qui la présenta à toute l'aristocratie romaine.
-Nadine eut du succès ; elle était grande, grasse et
-blanche ; on l'invita partout, on la fit danser, mais
-personne ne songea à demander sa main. La générale,
-qui était femme à prendre les épouseurs au
-collet, fit le guet pendant trois ans autour de sa fille
-sans pouvoir appréhender au corps le moindre millionnaire.
-Pour comble de douleur, elle fut forcée
-de reconnaître que la beauté de Nadine n'était pas
-dorée au feu, et qu'elle passerait bientôt. Cette fille
-de vingt ans luttait sans succès contre un embonpoint
-toujours croissant ; ses corsets étaient des
-&oelig;uvres d'art qui attestaient les progrès de la mécanique
-au <small>XIX</small><sup>e</sup> siècle ; l'émail de ses dents se fendait,
-et sa mère, qui la coiffait elle-même, lui avait déjà
-arraché quelques cheveux blancs. Mme Fratief, qui
-avait reporté sur sa fille toutes ses espérances, et
-qui ne comptait plus que sur elle pour échapper à
-la médiocrité de ses douze mille francs de pension,
-s'endetta pour la faire belle. Nadine, dont le linge
-aurait fait sourire la plus modeste bourgeoise, portait
-des robes de velours d'Afrique et de taffetas
-chiné que Palmyre lui envoyait de Paris. Ces frais
-de toilette furent d'abord à l'adresse de tous les jeunes
-Romains qui avaient cinquante mille livres de rente
-et au-dessus ; mais du jour où Lello Coromila, après
-la mort de son grand-père, fit son entrée dans le
-monde, la fille et la mère ne pensèrent plus qu'à
-lui. Il remarqua Nadine et s'en occupa quinze jours ;
-il n'en fallait pas davantage pour qu'on fondât sur
-lui les espérances les plus sérieuses.</p>
-
-<p>Cette revue rétrospective servira peut-être à expliquer
-pourquoi, le 30 avril 1837, Mme Fratief et sa
-fille regardaient Tolla comme un joueur malheureux
-regarde la carte qui doit achever sa ruine.
-Elles cherchèrent ensemble quel serait le moyen le
-plus sûr de reprendre le c&oelig;ur qu'on leur avait dérobé.</p>
-
-<p>Pour Lello, il rentra au palais Coromila en rêvant
-à un bon tour qu'il voulait jouer à un de ses amis.
-Il s'agissait de semer des pétards sous les pas d'un
-pauvre garçon qui courtisait une petite mercière et
-qui trahissait l'amitié en gardant le secret de ses
-amours. Rome a des habitudes de petite fille ; les
-boutiques s'y ferment de bonne heure, et les jeunes
-gens y font des farces. Le fils des doges s'assura en
-rentrant qu'on lui avait apporté une petite boîte de
-poudre fulminante ; puis il baisa la rose de Tolla, se
-regarda dans la glace, fredonna un air du <i>Barbier</i>,
-se laissa déshabiller par son valet de chambre, et se
-mit au lit en pensant à Tolla, à la mercière, à un
-cheval qu'il voulait acheter, et à la bonne figure
-que faisait son ami pataugeant à travers un feu d'artifice.
-Il dormit à franc étrier jusqu'à huit heures
-du matin. La marquise passa la nuit en prière.
-Tolla rêva qu'un certain citronnier de sa connaissance
-se couvrait, par exception, de fleurs d'oranger.</p>
-
-<p>Le lendemain, comme Lello s'apprêtait à employer
-sa poudre fulminante, quelques grains égarés entre
-la boîte et le couvercle s'allumèrent par le frottement
-et tout lui sauta au visage. Le bruit se répandit
-dans Rome qu'il avait les sourcils brûlés, trois
-ou quatre énormes ampoules, et qu'il garderait la
-chambre pendant une semaine ou deux. Mme Feraldi
-s'empressa d'envoyer chercher de ses nouvelles.
-Il faut, pensait-elle, que je rassure ma pauvre Tolla.
-Le même jour Nadine dit à sa mère : «&nbsp;Victoire! <i>Il</i>
-s'est blessé à la figure. <i>Elle</i> ne le verra pas de quinze
-jours. Maintenant, ma bonne petite mère, veux-tu
-m'en croire? Envoie François savoir de ses nouvelles.</p>
-
-<p>&mdash; Y songes-tu? nous le connaissons à peine ; il
-n'est jamais venu nous voir.</p>
-
-<p>&mdash; Précisément. Quand il saura que nous nous
-sommes inquiétés de sa santé, il nous devra une
-visite.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le courrier, l'intendant, le valet de chambre et le
-cuisinier de la générale, François, surnommé Cocomero
-ou le <i>Melon</i>, était un vigoureux Napolitain.
-Lorsqu'il revint du palais Coromila, il avait l'&oelig;il
-droit entouré d'une auréole bleue. Il s'était rencontré
-avec Menico sous le vestibule ; il avait voulu
-prendre le pas, l'antipathie avait agi, et Menico lui
-avait montré le poing d'un peu trop près. Chacun
-des deux combattants garda scrupuleusement le secret
-de ses prouesses. Menico, qui n'était à Rome
-que pour quelques jours, craignait qu'on ne le renvoyât
-garder ses buffles ; Cocomero avait trop d'amour-propre
-pour avouer une défaite. Il attribua
-à un coup d'air la couleur anormale de son orbite.
-Pendant les dix jours que Lello resta à la maison,
-la générale et la comtesse y envoyèrent Cocomero
-et Menico tous les matins ; mais Cocomero avait
-trop de prudence pour s'exposer à un second coup
-d'air. Il descendait en droite ligne de ces guerriers
-napolitains qui répondirent à leur général : «&nbsp;Vous
-voulez que nous allions là-bas ; nous ne demanderions
-pas mieux, mais&hellip; c'est que&hellip; là-bas&hellip; il y
-a le canon!&nbsp;»</p>
-
-<p>La première fois que Lello reparut dans le monde,
-il oublia de faire danser Nadine, mais il fut plus
-empressé que jamais auprès de Tolla. Tolla s'était
-intéressée à sa santé! A la dernière figure du cotillon,
-il lui dit en tremblant un peu :</p>
-
-<p>«&nbsp;Si je pensais que madame votre mère fût disposée
-à me le permettre, j'irais la remercier de l'intérêt
-qu'elle m'a témoigné après ce ridicule accident ;
-mais, ajouta-t-il en la regardant fixement, je
-crains de n'être point agréé.&nbsp;»</p>
-
-<p>Tolla sentit le rouge lui monter au visage. Elle
-répondit en balbutiant que sa visite leur aurait fait
-honneur, que sa personne ne pouvait qu'être agréable
-à tous ceux qui avaient la bonne fortune de
-l'approcher. «&nbsp;D'ailleurs, dit-elle en terminant, tous
-ceux qui viennent à la maison nous font une
-grâce.&nbsp;»</p>
-
-<p>Cette invitation, qui pourrait nous paraître d'une
-politesse exagérée, n'était en Italie que strictement
-convenable. Nous n'avons qu'une faible idée de tous
-les raffinements inventés par la courtoisie italienne.
-Si l'on frappe à la porte de votre chambre, vous répondez
-brutalement : «&nbsp;Entrez!&nbsp;» Un Italien, sans
-savoir quelle est la personne qui frappe, répond en
-un seul mot : «&nbsp;Que votre seigneurie me fasse la
-faveur d'entrer, <i lang="it" xml:lang="it">favorisca</i>.&nbsp;» C'est ainsi que la réponse
-de Tolla doit être interprétée.</p>
-
-<p>Tolla et la famille entière attendirent avec la plus
-vive anxiété cette visite de Lello. Il ne vint pas. Il
-était dans une situation d'esprit que toutes les femmes
-refuseront de comprendre, mais qui inspirerait de la
-sympathie et peut-être de la compassion à beaucoup
-de jeunes gens.</p>
-
-<p>Il aimait, et, sans recourir à un long examen de
-conscience, il voyait clairement que son c&oelig;ur était
-pris.</p>
-
-<p>Il aimait une personne moins riche que lui et
-d'une condition un peu inférieure à la sienne. Il
-pouvait prétendre à la main d'une princesse et à
-une dot de deux ou trois millions. Épouser Tolla,
-c'était renoncer à l'appui de quelque grande alliance
-et retrancher de son revenu possible et probable
-environ cent mille francs de rente : considération
-misérable sans doute ; mais les Italiens sont des esprits
-positifs. L'histoire romaine en est la preuve.</p>
-
-<p>Il aimait ; malheureusement il n'était pas sûr que
-sa famille consentît à un tel mariage. Il dépendait
-de son père, vieillard inflexible. Ce vieux Louis Coromila
-était aveugle et paralytique, mais du fond
-de son fauteuil il conduisait toute sa maison et faisait
-trembler ses fils comme au temps où le chef
-de famille avait droit de vie et de mort sur ses enfants.
-Après la mort de son père, Lello aurait encore
-sinon à redouter, du moins à ménager ses deux
-oncles, le cardinal et le colonel. Il ne se souciait pas
-d'être déshérité au profit de son frère.</p>
-
-<p>Si Tolla avait été une ouvrière ou une petite
-bourgeoise, Lello se fût abandonné sans résistance
-au penchant qui l'entraînait vers elle ; mais,
-avant de séduire une fille noble qui a un père de
-cinquante ans, un frère de dix-neuf et un grand-oncle
-cardinal, l'amoureux le plus imprudent y regarde
-à deux fois. D'ailleurs Lello voulait garder
-aux yeux du monde et à ses propres yeux la qualité
-d'honnête homme. Il se disait : «&nbsp;Je ne veux ni
-la séduire, ni la compromettre, ni l'empêcher de se
-marier. Je l'aime cependant. Eh bien! je l'aimerai
-à distance, sans le lui dire.&nbsp;» Mais il ne pouvait empêcher
-ses yeux de parler, ni les yeux de Tolla de
-répondre, ni leurs c&oelig;urs de s'attacher secrètement
-l'un à l'autre. Il avait beau se promettre de laisser
-à Tolla toute sa liberté, afin de conserver toute la
-sienne : il s'apercevait tous les jours qu'il avait obtenu
-plus qu'il ne désirait et qu'il s'était engagé plus
-qu'il n'aurait voulu. Il croyait avoir remporté une
-grande victoire sur lui-même lorsqu'il avait tenu
-devant Tolla les discours les plus passionnés, sans
-lui dire : <i>Je vous aime!</i> Il se faisait comme un devoir
-religieux d'éviter cette formule, dont il prodiguait
-l'équivalent à toute heure. Il disait en rentrant
-chez lui : «&nbsp;J'ai sauvé deux âmes.&nbsp;» Il n'avait sauvé
-que trois mots.</p>
-
-<p>Quelquefois en voyant l'abandon et la naïveté de
-Tolla, qui laissait éclater l'amour dans tous ses regards,
-il se sentait pris de défiance. La défiance est
-une terrible vertu en Italie. Je connais un sculpteur
-romain qui a marché pendant cinq ans avec une
-paire de pistolets dans ses poches : il se défiait de
-quelqu'un. Lello se défiait par moment de sa chère
-Tolla. Il était bien jeune, mais le soupçon naît plutôt
-chez les riches que chez les pauvres, sans doute
-parce qu'ils ont plus de choses à garder. Cet enfant
-de vingt-deux ans avait entendu parler des petits
-manéges que les mères emploient pour marier leurs
-filles, et les ruses que les filles inventent elles-mêmes
-pour entrer en possession d'un mari. Il
-avait pu voir de ses yeux comment les Nadines Fratief
-et leurs pareilles cherchent un homme aussi
-publiquement que Diogène, et il se demandait quelquefois
-si l'amour que Tolla lui laissait deviner n'était
-pas un piége vulgaire destiné à prendre les
-c&oelig;urs. Sa vanité se révoltait à l'idée d'être dupe ;
-mais la présence de Tolla et le long regard de ses
-yeux limpides dissipait bientôt tous ces méchants
-soupçons.</p>
-
-<p>Ces alternatives de défiance et d'abandon, de calcul
-et de désintéressement, donnaient à sa conduite
-toutes les apparences de la coquetterie.</p>
-
-<p>Pendant un mois, il rencontra Tolla presque tous
-les soirs sans lui parler de la permission qu'il avait
-demandée et obtenue. La gêne que cette idée lui
-causait le rendit plus froid et plus réservé. Nadine,
-qui ne perdait pas un seul de ses mouvements, jugea
-que ce grand amour avait baissé de quelques degrés.
-Le monde se demanda s'il n'avait pas été trop
-prompt à accueillir la nouvelle de la passion de Lello.
-La marquise espéra que ses craintes auraient tort.
-Un soir, Pippo dit à son ami : «&nbsp;Eh bien! beau ténébreux,
-nous avons donc été mal reçu au palais
-Feraldi?</p>
-
-<p>&mdash; Moi! je n'y suis pas allé.</p>
-
-<p>&mdash; En ce cas, j'ai tort : tu n'as pas été mal reçu ;
-tu n'as pas été reçu du tout.</p>
-
-<p>&mdash; Voilà ce qui te trompe : j'ai été mieux que
-reçu, j'ai été invité ; mais je n'y suis pas allé.</p>
-
-<p>&mdash; A d'autres! C'est bien toi qui refuserais une
-invitation pareille! Pourquoi ne me dis-tu pas qu'un
-habitant du purgatoire a refusé d'entrer au paradis!
-avoue franchement que tu as trouvé la porte
-fermée. Tu n'es pas le seul. Il y a peu d'élus.&nbsp;»</p>
-
-<p>En ce moment, l'orchestre essayait les premières
-mesures de la <i>Dernière Pensée</i> de Weber. Lello
-n'eut que le temps de dire à Pippo : «&nbsp;Viens demain
-à deux heures au palais Feraldi, tu m'y trouveras.&nbsp;»
-Et il courut valser avec Tolla.</p>
-
-<p>La première fois qu'elle s'arrêta pour se reposer,
-il lui dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Je n'ai pas osé porter à Mme votre mère les
-remercîments que je lui dois.&nbsp;»</p>
-
-<p>Tolla aurait voulu pouvoir arrêter son c&oelig;ur, qui
-bondissait : elle devina que sa poitrine devait avoir
-ces mouvements qu'on simule au théâtre pour indiquer
-une émotion violente, et elle en fut honteuse.
-Elle répondit : «&nbsp;J'avais parlé à ma mère de l'honneur
-que vous vouliez nous faire ; mais, en voyant
-que vous ne veniez pas, j'ai cru que vous aviez oublié
-ce que vous m'aviez dit.&nbsp;»</p>
-
-<p>Lello répliqua vivement :</p>
-
-<p>«&nbsp;Je puis donc venir? Votre mère me le permet?</p>
-
-<p>&mdash; Et pourquoi vous le défendrait-elle? Elle vous
-recevra avec le plus grand plaisir.</p>
-
-<p>&mdash; Ainsi demain, dans la journée, je pourrais?&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Demain, si vous voulez.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le lendemain, Tolla et sa mère reçurent cette visite
-tant désirée. Le premier abord fut froid et embarrassé.
-Lorsqu'on rencontre à deux heures après
-midi une personne qu'on n'a jamais vue qu'aux
-bougies, il semble qu'on fasse une nouvelle connaissance.
-Mme Feraldi soutint un peu la conversation.
-On parla du choléra, qui, après avoir ravagé
-le midi de la France, avait gagné l'Italie. L'arrivée
-de Pippo ramena quelque gaieté : il conta les
-nouvelles de la ville et un trait assez curieux de
-Mme Fratief. En sa qualité de dame patronesse
-d'une &oelig;uvre de bienfaisance, elle avait quêté des
-vêtements pour ses pauvres. La princesse Prosperi
-lui avait donné, entre autres choses, une pèlerine
-cardinale en pou-de-soie glacé. Or, en traversant
-le Corso, la femme de chambre de la princesse
-prétendait avoir reconnu cette pèlerine, déguisée
-par une large dentelle, sur les épaules de Nadine.</p>
-
-<p>Lello s'amusa beaucoup aux dépens de la générale,
-et rit de manière à montrer ses dents. Quand
-ses yeux rencontraient ceux de Tolla, ils ne se détournaient
-point, et ils parlaient assez haut. Tolla,
-de son côté, laissa deviner qu'elle n'était point ingrate.
-D'amour on ne dit pas un mot, et, quelques
-efforts que fît Pippo pour faire parler son ami,
-Lello sortit sans s'être déclaré.</p>
-
-<p>Il prit l'habitude de venir dans la maison ; bientôt
-même il fit ses visites le soir, comme les amis
-intimes. Il se tenait toujours sur la défensive ; mais
-l'amour le gagnait insensiblement, grâce au vide
-de son esprit et à l'oisiveté de sa vie. Ses habitudes
-étaient celles de tous les jeunes Romains de distinction.
-Il se levait à huit heures, restait dans sa
-chambre à prendre le chocolat, à faire sa toilette et
-à ne rien faire jusqu'à onze heures. A onze heures,
-il entendait la messe ; à midi, il s'établissait dans le
-cabinet de son père jusqu'à deux heures. Il dînait à
-fond, puis rentrait chez lui pour faire la sieste, si
-toutefois il n'aimait mieux aller s'installer dans la
-boutique du tailleur, rendez-vous des jeunes gens
-à la mode et centre du mouvement intellectuel. A
-cinq heures et demie, il montait à cheval et faisait
-un temps de galop jusqu'à la villa Borghèse. A sept
-heures, il commençait une petite promenade à pied,
-le cigare à la bouche ; il faisait acte de présence au
-cabinet de lecture et au café. A huit heures il venait
-retrouver son père, réciter le chapelet en famille
-et lire à haute voix une méditation. A neuf heures,
-il s'habillait, faisait une courte visite à Tolla, et se
-montrait dans le monde. A onze heures, il soupirait ;
-à minuit il se reposait des fatigues de la journée et
-prenait des forces pour le lendemain.</p>
-
-<p>Après deux mois de visites assidues, Lello était
-plus épris que jamais, mais il ne s'était pas expliqué
-sur ses intentions. On touchait à l'époque où
-le comte avait l'habitude de partir pour Capri. Les
-progrès du choléra, les cordons sanitaires et les
-difficultés du voyage l'empêchèrent de partir. Il
-décida que ses vendanges se feraient sans lui, et
-que la famille entière se réfugierait à Lariccia le
-surlendemain de l'Assomption. Cette résolution fut
-arrêtée le 1<sup>er</sup> août. Les parents de Tolla auraient
-voulu savoir avant de partir ce qu'ils pouvaient attendre
-de Lello. Ils souffraient, à la fin, d'une si
-longue incertitude, et la comtesse prenait sa part
-des angoisses de sa fille. D'ailleurs Mme Fratief
-avait fait suivre Coromila par François, et elle allait
-répétant partout que Mlle Feraldi recevait des visites
-clandestines. Enfin le frère de la comtesse
-avait écrit d'Ancône pour annoncer que son jeune
-prétendant perdait patience, et demandait un oui
-ou un non.</p>
-
-<p>On tint en l'absence de Tolla un conseil de famille
-où Toto fut admis. Toto était un jeune homme
-rempli de prudence et de réflexion. C'était lui qui
-avait dissuadé ses parents de rompre dès le mois
-de mai avec le jeune homme d'Ancône. Lorsqu'on
-chercha en commun le meilleur moyen de forcer
-Lello à prendre un parti, M. Feraldi proposa de lui
-parler lui-même, et de le prier de suspendre ses
-visites ou de les expliquer. Toto rejeta vivement
-cette proposition : elle avait un caractère comminatoire
-qui pouvait effaroucher Lello. La comtesse
-voulut se charger de sonder le terrain : son fils
-repoussa cet expédient, qui sentait l'intrigue et
-pourrait éveiller la défiance.</p>
-
-<p>«&nbsp;Il faut, dit-il, que ce soit Tolla qui le force à se
-prononcer.</p>
-
-<p>&mdash; Elle n'y consentira jamais, dit le comte.</p>
-
-<p>&mdash; Elle a trop de dignité, ajouta la comtesse.</p>
-
-<p>&mdash; Sans doute, reprit Toto, si nous lui proposions
-d'entrer dans un petit complot dont le but
-est son bonheur, elle nous renverrait bien loin ;
-mais forçons-la de servir nos calculs sans les connaître :
-elle ne travaillera bien que si elle n'est pas
-dans le secret.&nbsp;»</p>
-
-<p>Là-dessus, il exposa son plan, qui fut adopté sans
-discussion.</p>
-
-<p>Une heure après, Mme Feraldi fit voir à Tolla la
-lettre de son oncle d'Ancône. Elle lui rappela qu'on
-avait consenti à suspendre les négociations d'un
-mariage fort avantageux dès qu'elle avait avoué son
-amour pour Coromila ; qu'on avait perdu du temps
-et encouru le blâme de plus d'une personne en recevant
-tous les jours celui dont elle se croyait aimée ;
-qu'après deux mois de cette périlleuse expérience,
-on ne savait pas encore si Lello songeait à
-demander sa main ; que si telle était son intention,
-il en aurait déjà parlé à coup sûr, sinon à la comtesse,
-du moins à sa fille ; que, puisqu'il n'en avait
-rien dit, il y aurait de la folie à repousser un mariage
-magnifique sans avoir même pour consolation
-la certitude d'être aimée.</p>
-
-<p>«&nbsp;Ses yeux me l'ont assez dit,&nbsp;» interrompit
-Tolla.</p>
-
-<p>Sa mère lui remontra doucement que tous les
-regards du monde ne valent pas une parole, que
-cet échange de regards pouvait la mener loin,
-qu'elle aurait vingt ans au 1<sup>er</sup> septembre, que si
-elle perdait une année ou deux à se laisser regarder
-tendrement par Coromila, sa réputation en souffrirait ;
-qu'elle deviendrait difficile à marier et
-peut-être malheureuse pour toute sa vie. La perspective
-de cet avenir imaginaire émut en passant
-la bonne comtesse, qui versa de vraies larmes. Il
-n'en fallut pas davantage pour persuader à Tolla
-que ses parents souffraient cruellement du doute
-où elle les laissait plongés. Elle pleura à son tour,
-et elle écouta avec résignation l'ultimatum de sa
-mère.</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon enfant, il faut en finir, lui dit la comtesse.
-Tu es libre d'accepter ou de repousser le parti que
-ton oncle nous propose ; mais nous ne pouvons pas
-en conscience prolonger indéfiniment l'incertitude
-d'un galant homme qui a demandé ta main. Nous
-partirons le 17 pour Lariccia ; prends jusqu'au
-courrier du 16 pour te décider. Réfléchis, pèse,
-examine : ton avenir ne dépend que de toi-même,
-car je ne pense pas qu'en quinze jours M. Coromila
-prenne une détermination.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le dernier mot était la flèche du Parthe.</p>
-
-<p>Tolla fit tout au monde pour que son amant fût
-informé de sa situation. Lorsqu'il la connut, il ne
-se départit point de sa réserve accoutumée. Un
-soir, Mme Feraldi leur fournit l'occasion de s'entretenir
-longtemps ensemble. Lello ne s'occupa
-qu'à démontrer que, si jamais il aimait, il serait le
-plus constant des hommes.</p>
-
-<p>«&nbsp;Cependant, remarqua Tolla, on en cite plus
-d'une que vous avez oubliée.</p>
-
-<p>&mdash; Moi! je me fais fort de vous prouver en dix
-minutes que si j'ai oublié telle ou telle personne,
-la faute en est tout entière à leur coquetterie, et je
-n'ai fait que suivre l'exemple qu'elles m'avaient
-donné.</p>
-
-<p>&mdash; Quoi! votre passion de la place du Peuple?&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; C'est elle qui m'a congédié.</p>
-
-<p>&mdash; Et vos amours de la place de Venise?</p>
-
-<p>&mdash; Fallait-il rester fidèle à une personne qui me
-recevait tous les matins et qui écrivait tous les soirs
-à un autre?</p>
-
-<p>&mdash; Soit ; mais celle qui vient de partir pour Frascati?</p>
-
-<p>&mdash; Oui, parlons un peu de l'habitante de Frascati!
-une comédienne du plus grand talent, qui serrait
-la main de son voisin de droite, tandis qu'elle me
-disait à l'oreille : «&nbsp;Je te serai fidèle!&nbsp;» D'ailleurs
-j'espère que vous me ferez l'honneur de ne pas
-donner le nom de passion à ces caprices dont le
-plus long a duré un mois. Quand j'aimerai, je le
-sens, ce sera pour la vie.&nbsp;»</p>
-
-<p>Tolla ne répliqua rien. Elle baissait la tête et
-semblait tristement préoccupée.</p>
-
-<p>«&nbsp;Qu'avez-vous?&nbsp;» demanda Lello.</p>
-
-<p>Elle répondit qu'elle était triste parce qu'on voulait
-son consentement pour décider son mariage
-avec le comte Morandi, d'Ancône.</p>
-
-<p>«&nbsp;Nous partons mercredi pour Lariccia, et l'on
-me demande un oui ou un non pour mardi. Je ne
-peux me décider à dire oui. Je vois bien cependant
-que la raison me défend de refuser un parti si
-avantageux. Il y a longtemps que je diffère cette
-réponse de jour en jour. Mes parents perdent patience,
-ma mère pleure, mon frère me presse. Tous
-les jours de poste il faut que je livre une bataille,
-que j'entende des reproches, que je voie des larmes :
-je n'en puis plus, et je suis au désespoir.&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle attendait avec anxiété la réponse de Lello.
-Il était assis devant elle. La pauvre fille avait les
-yeux baissés, sans oser regarder celui qui tenait sa
-vie dans ses mains.</p>
-
-<p>«&nbsp;Quel jour avons-nous aujourd'hui? demanda-t-il
-d'un ton cavalier.</p>
-
-<p>&mdash; Vendredi.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien! vous n'avez plus à souffrir que pour
-deux courriers. Moi, je n'épouserais jamais une
-personne qui n'aurait pas mon c&oelig;ur.&nbsp;»</p>
-
-<p>Tolla trouva juste la force de répondre d'une voix
-étouffée : «&nbsp;Ni moi non plus, si j'étais libre de suivre
-mes sentiments.&nbsp;»</p>
-
-<p>L'entrée de la comtesse lui permit de cacher ses
-larmes. Lello prit congé sans rien voir, et sortit
-d'un pas délibéré. De sa vie, il n'avait été plus irrésolu.</p>
-
-<p>Tolla resta désespérée. Pour la première fois depuis
-deux mois, elle douta sérieusement de l'amour
-de Lello. Dans sa douleur, elle se souvint de demander
-assistance à saint Joseph, pour qui sa dévotion
-ne s'était jamais refroidie. Elle commença
-dès le lendemain un <i lang="it" xml:lang="it">triduo</i>, c'est-à-dire un tiers de
-neuvaine, suppliant son bon vieux saint de lui apprendre
-à quel mari Dieu la destinait. «&nbsp;Si dans
-trois jours, se dit-elle, Lello n'a pas parlé, c'est que
-le ciel me condamnera à accepter l'autre.&nbsp;» Sa
-mère lui permit de passer la plus grande partie de
-ces trois jours à l'église, dans la compagnie d'une
-vieille tante, et Dieu sait si elle pria du fond du
-c&oelig;ur.</p>
-
-<p>Ses parents la laissaient faire, mais ils n'espéraient
-plus rien. Ils croyaient fermement que tout
-finirait par une bonne lettre à Ancône. Personne
-ne pouvait croire que Lello saurait se décider dans
-ces trois jours, lorsque la peur de la perdre et la
-douleur qu'elle avait laissé voir ne lui avaient pas
-arraché une parole.</p>
-
-<p>«&nbsp;C'était un beau rêve, dit le comte, mais nous
-voilà réveillés, il épousera la princesse que ses parents
-lui destinent.</p>
-
-<p>&mdash; Pourvu que Tolla ne tombe pas malade! soupira
-la comtesse.</p>
-
-<p>&mdash; Tout n'est pas perdu, dit Toto. C'est demain
-dimanche. Pippo Trasimeni ne sera pas de service :
-invitez-le à passer la soirée avec nous.&nbsp;»</p>
-
-<p>Pippo savait que Lello venait tous les jours au
-palais Feraldi, et il le croyait engagé envers Tolla.
-Il fut grandement surpris lorsque Toto lui dit devant
-la famille assemblée :</p>
-
-<p>«&nbsp;Toi qui as passé l'été dernier à Ancône, tu dois
-connaître Marandi. Conte-nous tout ce que tu en
-sais, car il va probablement épouser ma s&oelig;ur.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le pauvre Pippo tombait des nues. Il commença
-l'éloge de Morandi, qu'il connaissait pour un galant
-homme, d'une excellente famille de patriotes
-italiens ; mais il était tellement abasourdi, qu'il
-n'entendait pas ses propres paroles. Tolla, pâle et
-tremblante, les entendait encore bien moins. Lello
-entra. Pippo, plus troublé que jamais, sortit comme
-un fou, courut chez lui, monta à cheval, et fit quatre
-lieues au galop pour remettre un peu d'ordre dans
-ses idées.</p>
-
-<p>Lello devina à l'émotion de Tolla que la conversation
-qu'il avait interrompue ne lui était pas agréable.
-Il n'osa questionner personne, mais il sortit au
-bout d'un quart d'heure et courut à la poursuite de
-Pippo. Il le chercha toute la soirée sans le rejoindre,
-et pour de bonnes raisons. Il rentra au palais
-Coromila, se mit au lit et passa la première
-nuit blanche dont il ait gardé le souvenir. Le lundi,
-à six heures du matin, il frappait à la porte de
-Pippo.</p>
-
-<p>Le bon Pippo, tout en galopant sur la route d'Ostie,
-avait deviné une partie de la vérité. Le trouble
-de son ami et les premières questions qu'il lui fit
-achevèrent de l'éclairer. Il comprit que Lello et Tolla
-s'aimaient passionnément, mais que la timidité de
-l'une et l'irrésolution de l'autre allaient peut-être
-les séparer pour toujours. En conséquence, son plan
-fut bientôt fait.</p>
-
-<p>«&nbsp;Que veux-tu savoir? demanda-t-il à son ami.
-Quand Tolla épouse Morandi? Bientôt, assurément,
-car elle lui fera écrire demain qu'elle l'accepte pour
-mari, et Morandi n'est pas assez sot pour faire attendre
-la plus belle, la plus spirituelle et la meilleure
-fille qui soit au monde. Morandi a du bonheur ;
-et, si je n'aimais Tolla comme un frère, je
-donnerais dix ans de ma vie pour être à la place de
-Morandi. Quant à la pauvre fille, je crois qu'elle
-donnerait sa place pour rien à celle qui voudrait la
-prendre. Sais-tu qu'elle résiste depuis un mois à
-toute sa famille? Mais le curieux de l'histoire, c'est
-qu'ils ont compté sur moi pour lui arracher ce
-malheureux <i>oui</i>. Il paraît que sa résistance vient
-d'une inclination qu'elle a prise pour quelqu'un
-que tu connais. Si tu rencontres ce monsieur-là,
-prie-le, au nom de la comtesse et au nom du bon
-sens, d'être désormais plus rare dans la maison de
-Feraldi. Lorsqu'on ne veut pas le bonheur pour soi,
-il ne faut pas écorner la part des autres.&nbsp;»</p>
-
-<p>Tandis que Pippo parlait ainsi, Tolla, levée au
-petit jour, priait ardemment à l'église des Saints-Apôtres.
-C'était la fête de la Madone et le dernier
-jour de son <i lang="it" xml:lang="it">triduo</i>.</p>
-
-<p>En revenant de la messe, elle trouva sa cousine
-Agate et sa cousine Philomène en grands atours,
-qui l'embrassèrent comme à la tâche. Ces deux excellentes
-Romaines étaient l'Héraclite et le Démocrite
-de leur sexe. Agate avait le rire éclatant d'une
-trompette. Philomène se distinguait de sa s&oelig;ur par
-une sensibilité diluvienne. Elles étaient allées l'avant-veille
-à l'amphithéâtre d'Auguste, où l'on joue
-en plein jour et en plein air des drames et des vaudevilles.
-Philomène était encore tout émue par le
-souvenir d'une pièce en sept actes intitulée : <i>Cosimo</i>
-ou <i>le Marchand de Fer du Petit-Montrouge</i> (<i lang="it" xml:lang="it">del Piccolo-Monte-Rosso</i>),
-qui faisait alors les délices de
-Rome. Agate, dans ce drame larmoyant, avait amplement
-trouvé de quoi rire. Ni l'une ni l'autre ne
-regrettait les douze sous et demi qu'elle avait payés
-pour sa chaise, et depuis deux jours elles racontaient
-à toute la ville, l'une combien elle avait été
-heureuse de rire, l'autre comme elle s'était régalée
-de pleurer. Elles commençaient en duo le récit de
-leurs émotions contradictoires, lorsque Pippo entra
-fort agité. Tolla bondit sur sa chaise, mais Agate la
-retint par le bras.</p>
-
-<p>«&nbsp;Figure-toi, ma chère, que le premier acte se
-passe devant un café, mais un café si ressemblant,
-avec des tables vertes et des chaises de paille, que
-c'est à mourir de rire. Un grand seigneur parisien
-entre dans ce café du Petit-Montrouge pour y
-prendre un verre d'eau-de-vie. Il cause avec un
-garçon, et lui demande les nouvelles du quartier.
-Le garçon, c'était Andréa, tu sais, Andréa qui est si
-drôle!</p>
-
-<p>&mdash; Alors, poursuivit Philomène, arrive un homme
-enveloppé dans un manteau&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; En plein été, quoique les arbres soient couverts
-de feuilles!</p>
-
-<p>&mdash; Cet homme barbare a la férocité de déposer
-cruellement par terre un pauvre petit enfant nouveau-né
-dont les cris lamentables appellent en vain
-sa malheureuse mère. Mais voici le digne Cosimo
-qui arrive avec sa chère femme!</p>
-
-<p>&mdash; Et un melon&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Pour respirer l'air frais de la campagne et
-prendre sa nourriture sur l'herbe tendre.&nbsp;»</p>
-
-<p>Pendant que Philomène s'apitoyait sur l'enfant
-abandonné recueilli par Cosimo, la comtesse s'entretenait
-avec Pippo sur le balcon. Tolla aurait
-donné ses deux cousines, seulement pour entrevoir
-la physionomie de sa mère, mais la grosse personne
-d'Agate éclipsait totalement Mme Feraldi.</p>
-
-<p>«&nbsp;Au second acte, poursuivit Philomène, on voit
-un homme ou plutôt un tigre qui chasse de sa maison
-une malheureuse femme trop pauvre pour
-payer son loyer. «&nbsp;Je pars, lui dit-elle ; mais souviens-toi,
-c&oelig;ur de fer, que celui qui chasse un
-pauvre de sa maison chasse la bénédiction de
-Dieu.&nbsp;» Il faut voir comme on a applaudi la pauvre
-femme! on l'a rappelée douze fois.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, et elle a ri au public, en faisant chaque
-fois une belle révérence.</p>
-
-<p>&mdash; Mais quand l'homme cruel a défendu à ses
-domestiques de laisser mendier les pauvres dans la
-cour de sa maison, tout le monde a crié en même
-temps : «&nbsp;Ouh! ouh!&nbsp;» Si l'on avait eu des pierres,
-on lui en aurait jeté. Au troisième acte, la pauvre
-femme vient tomber pâle et mourante à la porte de
-Cosimo. On lui apporte un petit verre d'eau-de-vie.</p>
-
-<p>&mdash; Il y a cinq petits verres d'eau-de-vie dans la
-pièce.</p>
-
-<p>&mdash; Et un beau jeune homme de vingt ans lui demande
-poliment si elle ne veut pas se reposer. A sa
-vue elle pousse un cri, et elle reconnaît l'enfant
-qu'on lui avait pris vingt ans auparavant pour l'exposer
-au Petit-Montrouge. Elle l'embrasse&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Pardon, elle ne l'embrasse pas. Le cardinal-vicaire
-ne permet pas que les femmes embrassent
-les hommes sur le théâtre. Et puis, tu vas bien rire :
-figure-toi, ma Tolla, qu'au moment où la vieille
-femme doit crier au bon jeune homme : «&nbsp;Tu es
-mon fils!&nbsp;» toutes les cloches du voisinage se sont
-mises à sonner en même temps, et, comme le
-théâtre est en plein air et qu'il était impossible de
-s'entendre, la vieille femme s'est assise, le jeune
-homme a pris une chaise, et ils ont causé en riant
-jusqu'à ce que les cloches eussent fini.</p>
-
-<p>&mdash; Oui ; mais quel beau moment, lorsqu'à la fin
-du septième acte Cosimo s'est avancé sur les bords
-de la scène, et qu'il a dit au public : «&nbsp;Ceci vous
-prouve qu'il y a un Dieu qui punit les coupables
-et récompense les innocents!&nbsp;» Quels applaudissements!
-quelles larmes! Pour moi, j'en suis encore
-bouleversée!&nbsp;»</p>
-
-<p>Le supplice de Tolla ne dura pas plus d'une
-heure.</p>
-
-<p>Lorsque les deux cousines se retirèrent, l'une en
-s'essuyant les yeux, l'autre en se tenant les côtes,
-elle courut au balcon ; Pippo était parti sans passer
-par le salon. Mme Feraldi, assise sur le bord d'une
-caisse de fleurs, paraissait enfoncée dans une réflexion
-profonde.</p>
-
-<p>«&nbsp;Eh bien! mère? murmura Tolla d'une voix
-tremblante.</p>
-
-<p>&mdash; Pippo vient de sa part. Il demande ta main.&nbsp;»</p>
-
-<p>Tolla chancela et s'appuya à la muraille. Elle
-avait le vertige. Sa mère la soutint et la ramena
-dans le salon.</p>
-
-<p>«&nbsp;Écoute, lui dit-elle. Il a beaucoup pleuré devant
-Pippo ; il t'aime, et tu seras sa femme ; mais il
-ne peut, quant à présent, que donner sa parole de
-t'épouser. Son frère aîné s'est amouraché d'une
-petite Vénitienne, en dépit du prince, du cardinal
-et du chevalier. Cette affaire a soulevé de grands
-orages dans la famille, et, tant qu'elle ne sera pas
-terminée, Lello ne veut point parler de son mariage ;
-il exige même que la parole qu'il nous donne
-aujourd'hui demeure en secret pour quelque temps.
-Je me contenterais volontiers de sa promesse ; il
-n'y manquera pas, j'en suis sûre. Si tu veux t'en
-contenter comme moi, et si tu consens à tenir la
-chose secrète, nous pourrons écrire à Ancône. Ton
-oncle répondra à Morandi que tu ne peux pas
-l'épouser, qu'il te coûterait trop de quitter Rome et
-d'aller vivre si loin de nous.&nbsp;»</p>
-
-<p>Tolla resta muette de joie. Tout ce qu'elle avait
-compris dans le discours de sa mère, c'est qu'elle
-était aimée et qu'elle serait la femme de Lello.
-L'horizon s'éclaira vivement autour d'elle ; les objets
-les plus sombres prirent des couleurs éclatantes :
-elle éprouvait l'éblouissement du bonheur. Elle saisit
-sa mère dans ses bras et l'accabla de caresses.
-En ce moment, Menico ouvrait timidement la porte ;
-elle courut à lui et lui sauta au cou.</p>
-
-<p>Menico avait rencontré le Napolitain de Mme Fratief
-qui rôdait autour du palais, et il avait engagé
-avec lui une conversation où il s'était foulé le poignet
-droit. Il allait demander à Mme Feraldi une
-compresse d'eau-de-vie camphrée, lorsque le plus
-mignon, le plus frais et le plus brûlant de tous les
-baisers vint s'abattre au milieu de son visage.</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon cher Menico! lui cria-t-elle, mon frère
-nourricier! que tu es bon! que tu es beau! Je t'aime!
-Je suis heureuse!</p>
-
-<p>&mdash; Moi aussi, mademoiselle, hurla Menico en sanglotant,
-je suis bien heureux ; vous m'avez embrassé ;
-c'est la première fois depuis 1830. J'avais le
-poignet foulé, mais maintenant je n'ai plus mal. Ma
-bonne demoiselle! vous aimez donc quelqu'un,
-puisque vous m'embrassez?</p>
-
-<p>&mdash; Oui, j'aime, je suis aimée, je me marie&hellip;
-bientôt ; pas tout de suite, entends-tu? C'est un secret,
-ne le dis à personne, mais bientôt&hellip; Tu seras
-de la noce, mon Menico ; nous nous marierons à
-Lariccia ; tes buffles auront congé ce jour-là. Je
-veux que nous dansions ensemble!&nbsp;»</p>
-
-<p>Menico savait fort bien avec qui se mariait Tolla.
-Depuis quinze jours, il partageait les angoisses de
-sa chère maîtresse. Cependant il se souvint de jouer
-l'ignorance, et il ne prononça pas le nom de Coromila.
-Dans l'excès de sa joie, cet homme inculte ne
-se départit pas un instant de la réserve et de la
-prudence italiennes ; mais, tandis que la comtesse
-prenait soin de son poignet enflé, il se promit de
-commencer une neuvaine à l'intention de ce mariage
-et de veiller comme un dogue au salut de
-Lello.</p>
-
-<p>Lello vint à neuf heures du soir. Il eut une assez
-longue conférence avec le comte et la comtesse, à
-qui il demanda solennellement la main de leur fille.
-M. Feraldi lui fit observer qu'il ne pouvait pas se
-marier sans le consentement de ses parents. «&nbsp;Je le
-sais, répondit-il, et, quand la loi me le permettrait,
-je ne le voudrais pas ; mais ce consentement, je
-prends sur moi de l'obtenir, et je vous prie de ne
-vous en point mettre en peine.&nbsp;» A cette assurance
-formelle, le comte ne répondit rien : il savait d'ailleurs
-que le vieux Luigi Coromila était condamné
-unanimement par les médecins, et que Lello serait
-libre avant une année. Cependant, pour plus de
-prudence, et de peur que la question de la dot n'indisposât
-la famille de Lello contre ce mariage, le
-comte, sur le conseil de son fils, doubla la somme
-qu'il destinait à Tolla, et lui assura la propriété de
-ses vignes de Capri, estimées deux cent mille francs.
-Lorsque tout fut conclu, on appela Tolla. Elle reçut
-enfin de la bouche de Lello l'assurance de son
-amour. Elle mit sa main dans la sienne et le baisa
-sur les lèvres. Ils étaient fiancés.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">IV</h2>
-
-
-<p>Mme Fratief et sa fille ignorèrent ce qui s'était
-passé au palais Feraldi. Nadine, prévoyant que le
-départ pour Lariccia précipiterait la marche des
-événements, avait aposté Cocomero sur la place
-des Saints-Apôtres pour surveiller le camp ennemi.
-Elle poussa un cri de colère lorsqu'elle vit revenir
-son espion sur un brancard, la figure en sang et le
-crâne sensiblement déformé. L'état de son visage
-expliquait la foulure de Dominique.</p>
-
-<p>Cocomero était un pur Napolitain du quai Sainte-Lucie,
-court, trapu, rougeaud, goulu, fainéant, poltron,
-hébété et fripon comme Polichinelle en personne.
-Sa grosse face plate élargie par une énorme
-paire de favoris roux, était toute barbouillée de
-mauvaises passions ; ses petits yeux gris clair trahissaient
-à certains moments une férocité porcine.
-Depuis la place des Saints-Apôtres jusqu'à la via
-Frattina, où logeaient ses maîtresses, il répéta entre
-ses dents la plus terrible malédiction que l'on connaisse
-à Rome : <i lang="it" xml:lang="it">Accidente</i>! ce qui veut dire en bon
-français : «&nbsp;Puisses-tu mourir d'accident, sans confession,
-damné!&nbsp;» Dans un pays où l'on croit au
-mauvais &oelig;il comme à la sainte Trinité, une malédiction
-de cette importance équivaut à mille soufflets,
-et les Romains du Transtevère répondent à
-un <i lang="it" xml:lang="it">accidente</i> par un coup de couteau ; mais Dominique
-était loin, et Cocomero sacrait tout à son
-aise, sans aucun respect pour la police ecclésiastique
-de Rome, qui fait coller aux portes de toutes
-les boutiques un petit écriteau avec ces mots : <i>Blasphémateurs,
-souvenez-vous que Dieu vous entend!</i></p>
-
-<p>La générale après quelques exclamations modérées,
-qu'on entendit d'une lieue à la ronde, s'empressa
-de soigner son domestique. Elle avait appris
-un peu de médecine, pour faire croire qu'elle était
-née dans un château, et elle traînait partout avec
-elle un gros cahier manuscrit, plein de recettes, de
-secrets merveilleux, de remèdes de famille, de
-<i>gouttes</i> infaillibles, et même de paroles magiques.
-La pièce la plus remarquable de ce recueil était
-une certaine recette pour purifier le sang, en coupant
-les quatre pattes d'un lézard vert pendant la
-pleine lune, et en prenant une <i>purge</i> le lendemain.
-Cocomero se laissa soigner sans mot dire, et il s'ingéra
-une bonne dose de certain vulnéraire de ménage
-dont la saveur alcoolique lui agréait fort ; mais
-il se refusa obstinément de nommer l'auteur de ses
-maux. «&nbsp;C'est moi, disait-il, qui me suis fait mal.
-J'ai trébuché sur une pierre ; ma tête a donné
-contre une borne, je suis un maladroit, mais je ne
-suis pas un poltron.&nbsp;» Il ajouta sournoisement : «&nbsp;Si
-un homme m'avait fait autant de mal que je viens
-de m'en faire moi-même, il ne s'en vanterait pas
-longtemps, fût-il aussi fort que Néron!&nbsp;»</p>
-
-<p>Néron est encore le héros favori du petit peuple
-de Rome et de Naples.</p>
-
-<p>«&nbsp;Tais-toi! dit la générale. Et la justice?</p>
-
-<p>&mdash; La justice, madame? On ne me condamnerait
-pas sans témoins, n'est-il pas vrai?</p>
-
-<p>&mdash; Sans doute.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien! il n'est pas facile de trouver des témoins
-contre un homme qui a donné un coup de
-couteau. Les témoins sont personnes prudentes qui
-se disent : «&nbsp;Celui-là n'a pas peur. Il a tué un
-homme ; donc il est capable d'en tuer deux : ne
-nous brouillons pas avec lui.&nbsp;»</p>
-
-<p>&mdash; Oui, mais un condamné à mort ne se venge
-pas de ses témoins.</p>
-
-<p>&mdash; Mais, reprit Cocomero d'un petit air dévot, le
-saint-père est galant homme ; il ne veut pas la mort
-du pécheur ; il répugne à verser le sang chrétien,
-et ceux qui ont commis l'imprudence de tuer un
-homme en sont quittes pour les galères à perpétuité.</p>
-
-<p>&mdash; A perpétuité! N'est-ce pas pire que la mort?</p>
-
-<p>&mdash; Faites excuse, madame. Lorsqu'on a quelque
-protection, un bon maître, par exemple, ou une
-bonne maîtresse, on peut espérer pour les prochaines
-fêtes de Pâques une commutation de peine :
-vingt ans de fers. C'est encore bien sévère, n'est-il
-pas vrai, madame! Mais, au bout d'un an ou de six
-mois, la même protection agissant toujours, les vingt
-ans seront réduits à dix, les dix à cinq, les cinq à
-trois. Or, le plaisir de tuer un ennemi ne vaut-il
-pas trois ans de galères?&nbsp;»</p>
-
-<p>C'est dans ces sentiments que le digne Napolitain
-se coucha le soir de l'Assomption, tandis que ses
-maîtresses se dépitaient de ne rien savoir ; que Lello
-échangeait le premier baiser avec Tolla, et que
-Pippo Trasimeni, enchanté du succès de sa négociation
-et du bonheur de ses amis, courait raconter
-toute l'histoire à sa mère.</p>
-
-<p>La marquise était loin de s'attendre à semblable
-nouvelle. Il y avait trois mois et demi que la rumeur
-publique lui avait appris la passion de Lello, et elle
-ne croyait pas qu'un Coromila fût capable d'aimer
-longtemps. Depuis cet éclat, les deux amants, soumis
-à un espionnage formidable, s'étaient étudiés
-à tromper tous les yeux ; le comte et la comtesse,
-craignant le ridicule qui s'attache aux ambitions
-déçues, avaient caché leur projet à leurs meilleurs
-amis ; et Pippo, qui connaissait l'antipathie de sa
-mère pour les Coromila, n'avait voulu lui raconter
-sa campagne qu'après la victoire. D'ailleurs la marquise
-avait cessé d'aller dans le monde depuis l'invasion
-du choléra. Elle s'était liguée contre le fléau
-avec le docteur Ély et l'abbé Fortunati. Le docteur
-avait fait le voyage de Paris en 1832 pour observer
-l'effet des divers traitements qui y furent essayés ;
-l'abbé enrôla parmi les fidèles de sa paroisse et les
-admirateurs de son éloquence une vingtaine d'infirmiers
-volontaires ; la marquise dépensa trente
-mille francs, toutes ses économies, pour transformer
-en hôpital une maison qui lui appartenait. Tous ces
-soins s'emparèrent si bien de son esprit, qu'elle
-n'eut plus le loisir de songer à autre chose, et elle
-avait presque oublié qu'il y eût des mariages en ce
-monde, lorsque son fils vint lui annoncer triomphalement
-qu'il mariait Lello avec Tolla.</p>
-
-<p>Pour un marquis et pour un garde-noble, Pippo
-avait l'esprit un peu bien libéral. Il prisait médiocrement
-les avantages de la naissance et de la fortune,
-sous prétexte qu'il était riche et noble depuis
-sa plus tendre enfance, et il prétendait que les
-seules gens qui fassent cas des titres et de la richesse
-sont ceux qui ont pris la peine d'acheter leurs titres
-et de gagner leur argent. S'il méprisait toutes les
-distinctions sociales, en revanche il estimait fort la
-noblesse des sentiments, et il s'amusait quelquefois,
-au grand scandale de ses camarades, à bouleverser
-l'ordre hiérarchique de l'aristocratie romaine, donnant
-la couronne fermée à ceux qui pensaient en
-princes, et reléguant dans la bourgeoisie tout prince
-convaincu de penser en bourgeois. Sur le livre d'or
-de Pippo, Tolla Feraldi était inscrite parmi les reines,
-Lello parmi les princes, Dominique le piqueur de
-buffles, n'était rien moins que le chevalier Menico.
-On devine aisément que l'inventeur de ce beau système
-n'était pas un chaud partisan des mariages à
-la mode, et qu'il n'admirait guère cette loi des convenances,
-qui veut qu'un prince épouse une princesse
-et qu'un millionnaire épouse un million.</p>
-
-<p>«&nbsp;Victoire! cria-t-il à sa mère ; Rome se convertit
-à mes idées. Une grande famille va donner l'exemple :
-la foule suivra. Tu sais que l'héritier présomptif
-du prince Coromila-Borghi est à Venise, aux
-pieds d'une adorable petite bourgeoise qu'il jure
-d'épouser à la barbe de ses ancêtres. Eh bien! ce
-n'est pas tout ; son frère cadet, notre Lello, qu'ils
-voulaient marier à une princesse, a demandé aujourd'hui
-même la main de Tolla.&nbsp;»</p>
-
-<p>La marquise écouta avec une douleur sourde la
-narration détaillée que lui fit Pippo. Une ou deux
-fois elle fut sur le point d'interrompre un récit
-dont chaque mot éveillait en elle de douloureux
-souvenirs ; cependant elle se contint jusqu'au bout.
-Lorsque son fils, après avoir tout dit, lui demanda
-ses applaudissements, elle secoua tristement la tête.</p>
-
-<p>«&nbsp;Pauvre Tolla! Pourquoi as-tu mis son bonheur
-aux prises avec l'orgueil des Coromila?</p>
-
-<p>&mdash; L'orgueil des Coromila se fait vieux. Le père
-n'a pas six mois à vivre ; le cardinal est condamné
-par tous les médecins ; reste le chevalier.&nbsp;»</p>
-
-<p>La marquise se leva pour aller regarder à la fenêtre.
-Pippo poursuivit :</p>
-
-<p>«&nbsp;Le chevalier ne m'inquiète nullement.</p>
-
-<p>&mdash; Ah!</p>
-
-<p>&mdash; Nullement! il appartient à l'espèce d'hommes
-la plus inoffensive : c'est un égoïste. Y a-t-il rien de
-plus aimable qu'un homme qui ne s'occupe jamais
-des autres? Je ne voudrais pas lui ressembler : non,
-l'égoïsme est une vertu sociale dont je ne suis point
-jaloux ; mais, quoique je voie plus d'une personne
-(et tu es du nombre) prévenue contre le chevalier,
-je me déclare incapable de le craindre ou de le
-haïr. Je l'ai rencontré ce matin ; il fumait son cigare
-au sortir de la messe, et suivait tout doucement
-le Corso en poussant son ventre devant lui.
-Ses gros yeux indifférents erraient au hasard, de
-balcon en balcon, de voiture en voiture ; il semblait
-se soucier de la gloire de Coromila comme de
-la fumée qu'il abandonnait au vent. S'il pensait
-sérieusement à quelque chose, c'était assurément
-au déjeuner qu'il avait fait ou au dîner qu'il allait
-faire. Il avait l'air d'un homme de bon sens et de
-bon appétit, qui n'a point de remords et qui n'aurait
-garde de s'en préparer, de peur de mal dormir.
-Je l'ai regardé marcher d'un pas pesant et
-satisfait jusqu'au palais de ses pères, et j'ai crié
-en moi-même : «&nbsp;Vivent les égoïstes!&nbsp;» Ce gros
-homme ne prendra jamais la peine de contrecarrer
-ma petite providence! Est-ce bravement raisonné
-cela? Embrasse-moi, et adieu ; je suis de service ce
-soir.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il embrassa tendrement sa mère, pirouetta sur
-ses talons, et courut mettre son uniforme.</p>
-
-<p>La marquise se demanda longtemps si elle irait
-voir Mme Feraldi. Elle croyait connaître assez la
-famille Coromila pour pouvoir prédire que le mariage
-ne se ferait jamais, et son amitié pour Tolla
-lui demandait de la détromper. D'un autre côté, le
-soin qu'on avait pris de se cacher d'elle, la crainte
-de paraître malveillante ou jalouse, et surtout la
-perspective du récit douloureux par lequel il faudrait
-appuyer son opinion, la firent hésiter jusqu'au
-soir. A la fin, le dévouement prit le dessus. «&nbsp;Je
-leur raconterai tout, pensa-t-elle. De cette façon,
-mes souffrances n'auront pas été stériles, et le malheur
-de ma vie sera le salut de Tolla.&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle se présenta à dix heures au palais Feraldi.
-Menico, le bras en écharpe, lui répondit que la comtesse
-n'était pas rentrée : Lello n'était pas encore
-parti. Elle revint le lendemain dans la matinée. Cette
-fois, Mme Feraldi et sa fille étaient véritablement
-sorties pour entendre une messe d'actions de grâces
-à la Trinité des Monts. La marquise alla voir ses
-malades, et se consulta, chemin faisant, pour savoir
-si elle n'écrirait pas à Mme Feraldi ; mais il lui répugnait
-de confier au papier le secret qu'elle n'avait
-encore partagé qu'avec son confesseur. Elle rencontra
-fort à point l'abbé Fortunati, et lui demanda
-son avis. L'abbé était un orateur et un homme d'action,
-mais une âme scrupuleuse et timorée, peu
-capable de donner un conseil. Il lui répondit d'agir
-suivant sa conscience et de s'en remettre à la bonté
-de Dieu. La pauvre femme, livrée à elle-même,
-n'imagina qu'un seul expédient pour sortir d'incertitude.
-Elle résolut de retourner le soir au palais
-Feraldi pour parler à la comtesse. «&nbsp;Si je trouve encore
-la porte fermée, se dit-elle, c'est que le ciel ne
-voudra pas que je les avertisse. Qui sait si Lello
-n'aura pas assez d'amour et de persévérance pour
-surmonter tous les obstacles que je prévois?&nbsp;»</p>
-
-<p>En rentrant chez elle, elle trouva la carte de la
-comtesse avec le mot <i>adieu</i> écrit au crayon. A neuf
-heures du soir, elle vit les portes du palais fermées ;
-aucune des fenêtres qui donnent sur la place
-n'était éclairée. Le portier lui annonça que toute la
-famille partait le lendemain au petit jour pour Lariccia,
-et qu'on venait de se mettre au lit. Elle retournait
-à la maison, lorsqu'elle reconnut dans
-l'obscurité le beau Lello, courant comme s'il avait
-des ailes. Il entra dans le palais, et au bout de dix
-minutes il n'était pas sorti. «&nbsp;Allons, pensa la marquise,
-c'est sans doute la volonté de Dieu!&nbsp;»</p>
-
-<p>Cette soirée fut pour les deux amants la fête de
-l'amour permis. Lello trouva la famille réunie au
-jardin, sous les citronniers, autour d'une table antique
-où l'on avait servi des sorbets à la rose. Le
-ciel était sans nuages, et la lune répandait sur les
-larges allées sa chaste et honnête lumière. La brise
-du sud, humide et tiède, remuait mollement le feuillage
-et animait tout le jardin d'une vie douce et
-indolente. Les bruits du dehors s'étaient apaisés, et
-la petite cloche d'un couvent voisin interrompait
-seule d'heure en heure cet épais silence qui pèse
-sur les nuits de Rome. Tous les domestiques, Menico
-excepté, dormaient sur une terrasse ; les oiseaux,
-bercés par la brise, dormaient sur les branches ;
-les bas-reliefs encadrés dans la façade du
-palais, les statues du péristyle et les Hermès du
-jardin semblaient fermer les yeux. Lello s'arrêta
-sur les marches du palais, et chanta d'une voix
-pure et sonore le premier couplet d'une romance
-que Philippe avait écrite pour lui :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2">Le ciel est bleu, la mer tranquille ;</div>
-<div class="verse i2">Les Romains couchés par la ville,</div>
-<div class="verse">La tête au pied d'un mur, dorment profondément ;</div>
-<div class="verse">Et la brise du soir, sur les jardins errante,</div>
-<div class="verse">Porte des orangers la senteur enivrante</div>
-<div class="verse i3">Au c&oelig;ur de ton amant.</div>
-</div>
-
-<p>Tolla se leva précipitamment, et courut se jeter
-dans ses bras. Elle le conduisit à ses parents en
-voltigeant autour de lui comme une ombre légère,
-dans son peignoir de mousseline blanche. En présence
-du comte, de la comtesse et de Toto, Manuel
-lui mit au doigt son anneau de fiancée. C'était un
-petit cercle d'or entouré de turquoises, qu'il avait
-commandé le matin même dans la via Condotti à
-l'un de ces artistes en boutique qui sont les premiers
-bijoutiers du monde. Il prit la main de
-Tolla, comme pour juger de l'effet de son petit
-présent, et il la baisa longuement. Tolla, par un
-mouvement de naïveté sauvage qui fit un peu rougir
-sa mère, reprit vivement sur sa main le baiser
-qu'il y avait mis. Toute la soirée se passa dans ces
-enfantillages qui sont peut-être les plaisirs les plus
-vifs de l'amour. Les parents de Tolla, témoins
-muets, mais non pas indifférents, de cette scène
-charmante, ne songeaient point à contraindre les
-sentiments de leur fille : ils voulaient attacher
-Lello, et ils savaient que rien n'attache comme le
-bonheur. Les deux enfants couraient en liberté
-dans les allées, ou s'arrêtaient pour écouter le silence,
-ou marchaient lentement, appuyés l'un sur
-l'autre, en babillant comme deux pinsons sur la
-même branche par un beau jour de printemps. Ils
-se racontèrent plus de vingt fois, sans se lasser ni
-l'un ni l'autre, les commencements de leur amour
-et l'histoire de leurs c&oelig;urs pendant les six mois
-qui venaient de s'écouler. Les projets vinrent ensuite,
-et Dieu sait combien de châteaux en Espagne
-ils construisirent et renversèrent pour avoir le plaisir
-de les rebâtir.</p>
-
-<p>«&nbsp;Nous passerons tous nos hivers à Venise, disait
-Lello. Je n'y connais personne ; nous ne serons
-pas condamnés à aller dans le monde. Nous vivrons
-pour nous, cachés dans mon vieux palais,
-que je veux faire rajeunir.</p>
-
-<p>&mdash; Non, répondait Tolla, il faut le laisser comme
-il est. Les murs sont-ils bien noirs?</p>
-
-<p>&mdash; Aussi noirs et aussi curieusement fouillés
-qu'une dentelle de Chantilly.</p>
-
-<p>&mdash; Tant mieux, je ne veux pas qu'on y touche.
-Ma chambre a-t-elle des vitraux coloriés comme
-une chapelle? Est-elle tendue de cuir gaufré et
-doré? Je l'aime comme elle est. Ai-je un grand lit
-d'ébène à colonnes torses avec des rideaux de damas
-du temps de Véronèse? il faut les laisser. Je
-ne veux pas qu'on cache sous un tapis le pavé de
-mosaïque.</p>
-
-<p>&mdash; Il faudra pourtant bien un tapis pour les enfants.
-Comment pourraient-ils se rouler sur ces
-dures mosaïques?</p>
-
-<p>&mdash; Vous avez raison, mais je ne supporte pas un
-tapis neuf. Il faudra trouver dans le garde-meuble
-quelque vieillerie splendide, un présent du roi de
-France à notre aïeul le doge, ou un tapis de Smyrne
-rapporté par notre ancêtre l'amiral. Ils me sauront
-gré du soin que je prends de leurs reliques, et les
-vieux portraits de la galerie souriront en me voyant
-passer.</p>
-
-<p>&mdash; Pour la promenade, reprenait Lello, je ferai
-faire une grande gondole noire aussi triste qu'un
-catafalque ; mais l'intérieur sera garni de satin
-blanc comme le nid d'un cygne. Ceux qui nous
-verront glisser sur le Grand-Canal nous prendront
-pour des officiers autrichiens qui vont commander
-l'exercice ; ils ne devineront pas le bonheur qui se
-cache sous cette tenture de deuil.</p>
-
-<p>&mdash; Il faudra que Menico apprenne à manier la
-rame vénitienne ; je ne veux pas qu'un valet étranger
-soit en tiers dans nos secrets d'amour.</p>
-
-<p>&mdash; L'été, nous habiterons notre villa d'Albano. Le
-parc est si grand, que nous ferons notre promenade
-du matin, à cheval, sans sortir de chez nous.</p>
-
-<p>&mdash; Non, votre parc est public, et nos regards seraient
-épiés par trop de monde.</p>
-
-<p>&mdash; Je le fermerai.</p>
-
-<p>&mdash; Je vous le défends! Que deviendraient les pauvres
-gens qui ont l'habitude de s'y promener comme
-des princes, et les petits paysans qui viennent vous
-voler vos oranges? D'ailleurs je ne vois pas pourquoi
-je serais toujours chez vous quand vous ne
-parlez pas de venir chez moi. Nous passerons notre
-été à Lariccia.</p>
-
-<p>&mdash; Et le parc fermé, où le trouverons-nous?</p>
-
-<p>&mdash; Vous serez quitte pour faire entourer de murs
-le petit bois de quarante arpents.</p>
-
-<p>&mdash; Vous oubliez que Lariccia n'est pas à nous.
-Permettez-vous que j'appelle Toto pour lui demander
-s'il veut nous donner Lariccia?</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien, nous n'irons pas à Lariccia. Je vous
-emporterai dans l'île de Tibère et la mienne, et
-vous habiterez, malgré vous, mon repaire de Capri.
-Je parie que vous n'avez pas seulement vu Capri,
-ignorant que vous êtes? Ah! c'est un beau pays.
-J'y suis allée une fois, quand j'étais petite, et je
-m'en souviens comme d'hier. Lorsqu'on est dans
-le golfe de Naples, on voit une belle montagne
-blanche, grise, rousse, de toutes couleurs, debout
-au milieu de l'eau. Tous les rivages de l'île paraissent
-droits comme des murs, et l'on cherche des
-yeux une échelle de corde pour aborder ; mais il y
-a une jolie petite marine où l'on débarque sans
-danger au milieu des pêcheurs en caleçon blanc et
-en bonnet rouge. Pour arriver à <i>mes</i> vignes et à
-<i>mon</i> château, il faut gravir un escalier d'une lieue ;
-mais vous avez de bonnes jambes, n'est-ce pas? La
-maison est une tour carrée, blanche comme la
-neige, avec un toit en terrasse et des fenêtres si
-étroites que le soleil n'ose pas entrer chez nous. Les
-vignerons habitent alentour, dans des cabanes tapissées
-de pampres roux et de raisins noirs. Nous
-avons deux grands palmiers devant notre porte :
-leur ombre grêle se dessine en bleu sur les murs
-de la maison. Quand j'étais enfant, je les prenais
-pour des géants, avec leurs panaches. Vous verrez
-les mûriers que mon grand-père a plantés, et le
-gros figuier qui est sous ma fenêtre, tout peuplé de
-nids de tourterelles! Aimez-vous le vin de Capri?
-Non pas le rouge : il ressemble trop à du vin ; mais
-le blanc, qui exhale ce joli parfum de violette? On
-en récolte beaucoup sur <i>mes</i> terres, et mon cru est
-le plus renommé de tout le pays. La bonne vie,
-Lello! et comme nous serons heureux ensemble
-sur notre rocher ; loin de Rome et du monde entier,
-au milieu de nos braves paysans! Ils nous aimeront :
-vous apporterez beaucoup d'argent pour les
-faire riches, moi, je doterai toutes les filles sur mes
-économies. Croyez-vous qu'une fois que nous serons
-là, vous avec moi, moi avec vous, et nos enfants
-autour de nous, nous aurons le courage de nous
-exiler à Venise pour tout un hiver? Venise doit être
-triste au mois de novembre : il y pleut à torrents :
-les brouillards des lagunes me font peur ;
-on ne connaît pas les brouillards dans notre chère
-Capri!</p>
-
-<p>&mdash; Je t'aime, Tolla! nous resterons à Capri toute
-notre vie.</p>
-
-<p>&mdash; L'hiver et l'été, n'est-il pas vrai! Dieu me
-garde peut-être encore quinze années de beauté :
-je ne veux être belle que pour toi.</p>
-
-<p>&mdash; Tu es un ange! Rome ne méritait pas de te
-connaître. Est-ce que la ville entière ne devrait pas
-être à tes genoux? Je m'indigne quand je pense
-qu'il y a des jeunes gens assez aveugles pour admirer
-une Bettina Negri et une Nadine Fratief. Et ces
-petites sottes qui ont pu espérer qu'elles te voleraient
-mon c&oelig;ur! Elles seront bien punies lorsqu'elles
-nous verront passer au Corso dans la même
-voiture, ou galoper côte à côte dans les avenues de
-la villa Borghèse, ou valser ensemble à l'ambassade
-de France!</p>
-
-<p>&mdash; En ce temps-là, je ne serai pas obligée de
-baisser les yeux quand vous paraîtrez dans un salon
-pour vous regarder à la dérobée. J'entrerai fièrement,
-au bras de mon Lello, les yeux attachés sur
-ses yeux. C'est ma mère qui sera heureuse de se
-montrer partout avec nous! Je ne ferai pas plus de
-toilette qu'à présent ; non, je ne veux pas avoir
-l'air d'une parvenue. D'ailleurs le blanc me va bien,
-et puis je n'ai jamais aimé les bijoux.</p>
-
-<p>&mdash; Les bijoux ne serviraient qu'à cacher quelque
-chose de votre beauté. Vous n'en porterez jamais.
-J'excepte cependant les diamants de ma mère. Elle
-m'a légué une rivière d'un grand prix, mais d'une
-admirable simplicité. Ne voudrez-vous point porter
-ces pauvres diamants pour l'amour de celle qui
-n'est plus?</p>
-
-<p>&mdash; Je ferai ce que vous voudrez, Lello. Vous serez
-mon maître, et vous aurez le droit de me mettre
-un collier.</p>
-
-<p>&mdash; Nous irons à tous les bals, nous serons de
-toutes les fêtes ; j'inviterai Rome à venir dans notre
-palais assister à notre bonheur. Je voudrais pouvoir
-vous montrer au monde entier. Nous voyagerons,
-nous irons en France.</p>
-
-<p>&mdash; Quand vous aurez appris le français, mon
-bien-aimé paresseux! En attendant, je vais voyager
-seule, demain matin, sur la route de Lariccia.</p>
-
-<p>&mdash; Grâce à ce bienheureux choléra, que le ciel
-confonde!&nbsp;»</p>
-
-<p>Tolla lui posa deux doigts sur la bouche :</p>
-
-<p>«&nbsp;Chut! et point de paroles de mauvais augure.
-Promettez-moi seulement de veiller sur vous, d'éviter
-soigneusement le danger, d'appeler le docteur
-Ély au moindre symptôme, d'exécuter aveuglément
-ses ordonnances, en un mot de conserver votre vie
-comme une chose qui m'appartient.</p>
-
-<p>&mdash; Ne craignez rien Tolla, je suis sûr de ne point
-mourir de cette horrible maladie.</p>
-
-<p>&mdash; Sûr? et pourquoi?</p>
-
-<p>&mdash; Parce que je mourrai d'amour et d'ennui le
-jour de votre départ.</p>
-
-<p>&mdash; Non, monsieur ; le jour de mon départ vous
-m'écrirez une longue lettre, et vous n'aurez pas le
-temps de mourir.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, certes, je vous écrirai, et par tous les
-courriers, c'est-à-dire tous les deux jours. Longuement?
-c'est ce que je ne sais pas encore. Je n'ai pas
-été jusqu'ici grand barbouilleur de papier, et je
-pense qu'en amour un baiser en dit plus long qu'une
-lettre de quatre pages.</p>
-
-<p>&mdash; L'amour est un grand maître : il vous apprendra
-l'art d'écrire. Souvenez-vous seulement que je
-vous répondrai avec une exactitude judaïque : lettre
-contre lettre, et page pour page. Mais chut! on nous
-appelle. Voyez donc quelle heure il est.&nbsp;»</p>
-
-<p>Lello regarda sa montre et répondit avec stupéfaction :
-«&nbsp;Minuit!&nbsp;» Il croyait causer depuis une
-demi-heure.</p>
-
-<p>«&nbsp;Déjà! dit tristement Tolla.</p>
-
-<p>&mdash; Mais est-ce que vous avez envie de dormir?</p>
-
-<p>&mdash; Non. Et vous?</p>
-
-<p>&mdash; Moi! il me semble que nous sommes en plein
-midi, que le ciel est peuplé de soleils, et que c'est
-offenser Dieu que de s'aller coucher à l'heure qu'il
-est.</p>
-
-<p>&mdash; Mais mon père et ma mère, qui n'ont ni vos
-vingt-deux ans ni votre amour ont besoin de quelques
-heures de repos. Adieu, Lello.&nbsp;»</p>
-
-<p>Lello se pencha sur elle pour la baiser au front.
-Elle s'enfuit en lui criant : «&nbsp;Non, pas ici, devant
-ma mère!&nbsp;»</p>
-
-<p>Le comte, la comtesse et Toto embrassèrent Manuel
-Coromila, comme s'il eût déjà fait partie de la
-famille. Tolla lui tendit les joues, puis elle lui prit
-la tête dans ses deux mains, et l'embrassa à son
-tour. Tout le monde le reconduisit à travers les appartements
-jusqu'à la porte du palais.</p>
-
-<p>«&nbsp;Adieu, frère, lui dit Toto.</p>
-
-<p>&mdash; Venez nous voir à Lariccia, dit le comte.</p>
-
-<p>&mdash; Soignez-vous bien, ajouta la comtesse.</p>
-
-<p>&mdash; Vivez pour que je vive,&nbsp;» murmura Tolla.</p>
-
-<p>En ce moment, on entendit un sanglot qui semblait
-sortir d'un instrument de cuivre. Menico,
-caché derrière une colonne de marbre cipollin, prenait
-sa part des émotions de la famille.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">V</h2>
-
-
-<p>Le lendemain, à six heures du matin, l'heureux
-Lello dormait à poings fermés, lorsque Tolla et ses
-parents s'embarquèrent dans une grande chaise de
-poste qui faisait de temps immémorial le voyage de
-Lariccia. La comtesse et Tolla occupaient le fond
-de la voiture, le comte et son fils étaient fort à
-l'aise sur le devant ; les domestiques pendaient en
-grappes alentour. Le cuisinier, le marmiton et le
-palefrenier s'accrochaient de leur mieux au siége
-du cocher, le camérier du comte, Amarella et Menico
-s'empilaient sur le banc de derrière, et le soleil
-oblique du matin chauffait vigoureusement tous ces
-visages hâlés.</p>
-
-<p>Mlle Amarella était cette éternelle Romaine que
-tous les peintres rapportent dans leurs cartons :
-grande, belle, large, lourde et médiocrement faite,
-avec une physionomie fière et stupide qui ne déparait
-point sa figure. Son vrai nom était Maria, mais
-elle devait à son humeur aigrelette le sobriquet
-d'Amarella. Ses parents, pauvres journaliers de
-Lariccia, lui avaient fait apprendre à coudre ; mais
-c'était elle qui s'était élevée à la dignité de femme
-de chambre. La nature, qui s'amuse quelquefois à
-donner à une couturière des qualités d'hommes d'État,
-l'avait douée d'une certaine ambition et d'une
-remarquable persévérance. Ce qu'elle avait dépensé
-de ruse pour entrer chez le comte et pour supplanter
-sa devancière passe toute croyance. Mme Feraldi
-racontait avec admiration comment Amarella,
-peu de temps après son entrée dans la maison,
-avait eu envie d'un vieux châle en crêpe de Chine,
-autour duquel elle avait tourné deux ans et demi,
-et qu'elle s'était fait donner à la fin sans l'avoir
-demandé une seule fois. Cette patiente fille poursuivait
-depuis une année un nouveau projet qu'elle
-n'avait encore laissé entrevoir à personne : elle
-voulait se marier, et elle avait jeté son dévolu sur
-l'excellent Menico. Le jeune piqueur de buffles
-avait une beauté mâle et robuste, faite pour séduire
-une âme paysanne ; mais ce qui attirait surtout
-Amarella, c'était la candeur de ce grand enfant,
-en qui elle devinait des trésors de tendresse,
-de dévouement et d'obéissance aveugle. Elle espérait
-trouver en lui l'idéal de toutes les femmes : un
-mari qui ferait trembler tout le monde et qui
-tremblerait devant elle. Son plan était tracé à l'avance :
-Menico reviendrait à Rome au mois de
-novembre ; il succéderait au portier du palais Feraldi,
-qu'on saurait bien faire chasser. Le mariage
-se ferait en même temps que celui de mademoiselle,
-peut-être dans six mois, dans un an au plus
-tard ; le comte donnerait une dot ; le seigneur
-Lello, dans l'ivresse de son bonheur, en offrirait
-sans doute une seconde. Amarella, pour ne point
-se séparer de son mari, resterait au service de la
-comtesse. Elle organisait sa vie à l'avance, montait
-sa maison, prenait une bonne d'enfant et un petit
-domestique pour faire les courses, et menait le
-même train que le concierge d'un prince ou le
-suisse d'un cardinal.</p>
-
-<p>Cependant Menico, la tête appuyée sur l'épaule
-du camérier, ronflait à l'unisson des roues de la
-voiture. Sa femme en espérance le pinça familièrement
-pour le réveiller.</p>
-
-<p>«&nbsp;<i>Aô!</i> Menico, Menicuccio, Cuccio! lui cria-t-elle
-en épuisant tous les diminutifs de son nom,
-nous voici à Tavolato, et les fiasques sont sur la
-table.&nbsp;»</p>
-
-<p>Tavolato est un cabaret situé sur la route de Lariccia,
-à deux lieues environ de la porte de Saint-Jean
-de Latran. Les promeneurs s'y arrêtent,
-comme à Ponte-Molle, pour vider quelques bouteilles
-de vin d'Orvieto.</p>
-
-<p>Maîtres et valets descendirent sous une sorte de
-hangar construit avec des branchages de lauriers-roses.
-Le cabaretier apporta un pain bis, un fromage
-de lait de jument et une douzaine de flacons
-de verre blanc, au large ventre, au col effilé, bouchés
-à la mode antique par une goutte d'huile et
-une feuille de vigne, et remplis d'un petit vin blanc,
-léger, sucré, limpide et joyeux. Tolla s'amusa à
-déboucher les bouteilles et à enlever avec un petit
-paquet d'étoupes la goutte d'huile qui ferme le goulot
-et protége le vin contre le contact de l'air ; puis
-elle remplit tous les verres, excepté le sien, et l'on
-but en ch&oelig;ur à sa santé. Les douze flacons se vidèrent
-comme par enchantement, et Menico en
-prit sa bonne part, quoiqu'il ne bût que de la main
-gauche. Il trouva même le temps d'engloutir une
-livre de pain, tandis que Tolla émiettait sa part à
-une nichée de poussins, accourus avec leur mère
-sur les pas du cabaretier.</p>
-
-<p>Lorsqu'on remonta en voiture, Menico était de si
-belle humeur, qu'Amarella crut le moment propice
-à l'exécution de ses petits projets.</p>
-
-<p>«&nbsp;Il me semble, lui dit-elle, que tu ne détestes
-pas l'orvieto?</p>
-
-<p>&mdash; Les prêtres ne défendent pas d'aimer le bon
-vin, répondit sentencieusement Dominique.</p>
-
-<p>&mdash; En buvais-tu beaucoup à Lariccia?</p>
-
-<p>&mdash; Autant que j'en voulais boire.</p>
-
-<p>&mdash; Comment l'entends-tu?</p>
-
-<p>&mdash; Quand mademoiselle est à Lariccia, elle m'en
-fait donner tous les soirs.</p>
-
-<p>&mdash; Mais quand mademoiselle n'y est pas?</p>
-
-<p>&mdash; Quand mademoiselle n'y est pas, je n'ai pas
-soif.&nbsp;»</p>
-
-<p>Amarella partit d'un grand éclat de rire. Elle affectait
-une grosse gaieté, quand elle ne savait que
-dire et qu'elle voulait montrer ses dents.</p>
-
-<p>«&nbsp;Tu es un brave garçon d'aimer ainsi mademoiselle ;
-mais je crois qu'elle te le rend bien.</p>
-
-<p>&mdash; Est-ce qu'elle t'a jamais parlé de moi?</p>
-
-<p>&mdash; Très-souvent. Elle dit que tu serais capable de
-tuer un homme pour elle.</p>
-
-<p>&mdash; Un homme! Je tuerais un cardinal!&nbsp;»</p>
-
-<p>Amarella fit un signe de croix.</p>
-
-<p>«&nbsp;Mais, reprit-elle, tu dois bien t'ennuyer pendant
-l'hiver, quand mademoiselle est à Rome et
-que tu restes avec tes vilains buffles?</p>
-
-<p>&mdash; Un peu ; mais je trouve toujours le moyen de
-me faire envoyer à la ville une ou deux fois dans un
-hiver.</p>
-
-<p>&mdash; Sais-tu qu'ils sont très-laids, tes buffles, avec
-leur peau galeuse, leur grosse tête et leur dos
-bossu?</p>
-
-<p>&mdash; Oui ; mais moi, quand je galope derrière eux,
-la lance à la main, dans une grande plaine nue,
-en serrant mon cheval entre mes guêtres, il me
-semble que je suis beau comme un Romain d'autrefois.</p>
-
-<p>&mdash; Mais lorsque tu reviens de Rome et que tu as
-vu tant de palais et d'églises, comment peux-tu encore
-regarder ce grand désert brûlé par le soleil, sans
-herbe, sans arbres, sans maisons, où l'on ne rencontre
-que des aqueducs écroulés et de vieilles
-ruines de brique? Moi, je trouve cela affreux.</p>
-
-<p>&mdash; Horrible! ajouta le camérier, qui se piquait
-d'avoir du goût.</p>
-
-<p>&mdash; C'est que vous avez vécu longtemps à la ville,
-répondit sincèrement Menico ; moi, qui ne sais rien
-et qui ai passé toute ma vie dans cette grande solitude
-qui s'étend autour de Rome, j'aime ces plaines
-brûlées, ce soleil ardent, ces ruines rouges, et jusqu'au
-chant des cigales dont les ailes grises viennent
-quelquefois me fouetter la figure. Quand je
-suis triste, il me plaît de voir que tout est triste
-autour de moi.</p>
-
-<p>&mdash; Et quand tu es gai?</p>
-
-<p>&mdash; Alors c'est autre chose. Je vois des fleurs sur
-toute la terre, et les masures rouges deviennent
-plus belles que des églises le jour de Pâques. Comprends-tu?</p>
-
-<p>&mdash; Tu regrettais donc tes herbages et tes masures
-pendant les quatre mois que tu as passés à
-Rome.</p>
-
-<p>&mdash; Non.</p>
-
-<p>&mdash; Pourquoi?</p>
-
-<p>&mdash; J'étais auprès de mademoiselle.</p>
-
-<p>&mdash; Et si mademoiselle t'appelait à Rome pour
-toute la vie, y viendrais-tu?</p>
-
-<p>&mdash; De grand c&oelig;ur.</p>
-
-<p>&mdash; Allons, mon Menico, tu mourras citoyen de la
-grande ville.</p>
-
-<p>&mdash; Peut-être.</p>
-
-<p>&mdash; Et tes enfants seront de petits Romains.</p>
-
-<p>&mdash; Quels enfants? Je ne me marierai jamais.&nbsp;»</p>
-
-<p>Amarella se remit à rire, mais du bout des
-dents.</p>
-
-<p>«&nbsp;Jamais! C'est tard. Et pourquoi?</p>
-
-<p>&mdash; Je n'ai pas le temps.</p>
-
-<p>&mdash; Explique-moi cela, je t'en supplie.</p>
-
-<p>&mdash; Rien de plus simple. Si j'épousais une femme,
-je lui obéirais, n'est-ce pas?</p>
-
-<p>&mdash; Probablement.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien! on ne peut pas servir deux maîtres à
-la fois.&nbsp;»</p>
-
-<p>Tandis que Dominique confessait si naïvement
-son adoration pour sa maîtresse, la voiture roulait
-sur la voie Appienne ; le Monte-Cavo se rapprochait
-rapidement et Tolla, avant de s'engager dans la
-route qui mène aux jardins et aux parcs d'Albano,
-jetait un dernier coup d'&oelig;il à ces prairies desséchées
-qui entourent la ville d'une ceinture de tristesse
-et de désolation. Lorsqu'on suit cette route
-pendant l'été, on est tenté de croire que la terre
-d'Italie, partout si belle et si féconde, a été marquée
-d'un fer rouge autour de Rome. La route ne traverse
-que des terrains nus, hérissés d'herbes flétries,
-divisés par quelques barrières de bois mal équarri,
-et animés de loin en loin par la présence d'un bouvier
-à cheval qui chasse une vingtaine de b&oelig;ufs
-blancs et de buffles noirs. On rencontre de temps
-en temps un petit temple dépouillé de ses marbres,
-un tombeau en ruine, ou les restes d'une villa où
-les éperviers font leur nid. Mais Tolla prêtait à cette
-solitude morte la vie, la jeunesse et l'amour qui
-abondaient dans son âme. La joie dont elle était
-pleine débordait sur tous les objets environnants,
-ressuscitait les ruines et faisait reverdir la terre.
-Elle comprit alors pour la première fois cette fiction
-des poëtes, qui prétend que l'amour fait naître les
-fleurs sous ses pas.</p>
-
-<p>La famille Feraldi traversa à dix heures la grande
-rue de Lariccia. Vers le même moment, Lello s'habillait
-pour aller voir Pippo Trasimeni : il avait
-dormi sans débrider jusqu'à neuf heures.</p>
-
-<p>«&nbsp;Qui t'amène si matin? demanda Pippo en le
-voyant entrer.</p>
-
-<p>&mdash; Le bonheur, mon ami! J'ai passé une soirée
-comme les saints n'en ont pas souvent en paradis.</p>
-
-<p>&mdash; Bravo! Et comme je suis le seul à qui tu
-puisses sans indiscrétion faire part de ta félicité, tu
-m'apportes le trop plein de ton âme? Verse mon
-ami, verse.</p>
-
-<p>&mdash; Ce n'est pas tout. J'ai un conseil à te demander.</p>
-
-<p>&mdash; Demandez et vous recevrez. C'est parole d'Évangile.</p>
-
-<p>&mdash; Mon cher Pippo, elle est partie.</p>
-
-<p>&mdash; Je le sais bien ; mais si c'est sur moi que tu
-comptes pour la faire revenir&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Non. J'irai la voir un de ces jours : je l'ai promis
-à son père. Nous prendrons rendez-vous à
-Albano. Voudras-tu être du voyage?</p>
-
-<p>&mdash; De grand c&oelig;ur ; aujourd'hui, demain, pourvu
-que je ne sois pas de service.</p>
-
-<p>&mdash; Non, plus tard : je ne veux pas faire d'imprudence ;
-mais en attendant, il faut&hellip; Ne te moque
-pas de moi ; j'ai promis de lui écrire.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien?</p>
-
-<p>&mdash; Par tous les courriers.</p>
-
-<p>&mdash; Après!</p>
-
-<p>&mdash; A dater d'aujourd'hui.</p>
-
-<p>&mdash; Où est le mal?</p>
-
-<p>&mdash; Si j'avais déjà reçu une lettre d'elle, je ne
-serais pas en peine : je lui répondrais paragraphe
-par paragraphe ; mais tu sais combien j'ai peu l'habitude
-d'écrire, et je voudrais&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Quoi? me prendre pour secrétaire? demanda
-Philippe en riant aux éclats. Grand merci! Je te
-ferai des vers tant que tu voudras, parce que tu
-n'en voudras pas tous les deux jours, et parce que
-je tiens pour démontré que tu n'es pas capable d'en
-faire ; mais, comme tout homme qui a appris à
-écrire est capable de faire de la prose, j'espère bien
-que tu sauras te passer de moi.</p>
-
-<p>&mdash; Sans doute, et si tu attendais les demandes
-pour faire les réponses, tu saurais que je ne veux
-de toi qu'un simple conseil. Je prendrai le style
-familier, n'est-ce pas? Je lui parlerai un peu de
-tout, de l'état sanitaire, des bals, de ce qui me sera
-arrivé dans la journée, de&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; En deux mots, mon cher, parle-lui d'elle et
-de toi. C'est le texte invariable de toutes les lettres
-d'amour, depuis l'antiquité la plus reculée.</p>
-
-<p>&mdash; Et puis-je me permettre de la tutoyer? Je lui
-ai dit <i>tu</i>, hier au soir, dans la chaleur du discours ;
-mais peut-être dans une lettre le <i>vous</i> serait-il plus
-de saison?</p>
-
-<p>&mdash; Mon cher Lello, le <i>vous</i> est une invention des
-Romains de la décadence. Il équivalait, dans l'origine,
-à un long compliment ainsi conçu : «&nbsp;Homme,
-tu as tant de vertu, de puissance et de gloire, que
-tu n'es pas un seul homme, mais dix ou douze
-hommes réunis en faisceau. Agréez mon respectueux
-hommage.&nbsp;» Tous les peuples qui pensent
-qu'un homme en vaut un autre et que le maître
-n'est pas à son domestique comme la dizaine à
-l'unité ont gardé le <i>tu</i>. Les premiers chrétiens se
-tutoyaient, les apôtres tutoyaient le Sauveur, tandis
-qu'un pair d'Angleterre dit <i>vous</i> à son chien, sans
-doute pour indiquer qu'il le respecte autant qu'une
-meute entière. Décide maintenant si tu dois dire
-<i>vous</i> à ta maîtresse.</p>
-
-<p>&mdash; Non, par Bacchus! Tu es un homme de bon
-conseil. Adieu, merci ; je vais écrire.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il courut au palais Coromila, s'enferma à double
-tour dans sa chambre, de peur de surprise, et
-écrivit en moins de trois heures la lettre suivante :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="ind">«&nbsp;Ma chère Vittoria,</p>
-
-<p>«&nbsp;Il n'y a pas à dire, il faut que ce soit moi qui
-écrive le premier. Eh bien! soit, puisque cette lettre
-m'en attirera une de ta main.</p>
-
-<p>«&nbsp;Je me suis demandé si je devais t'écrire en
-<i>vous</i> ou en <i>tu</i>, mais il m'a semblé que le <i>tu</i> convenait
-mieux entre deux personnes qui s'aiment. Va
-donc pour le <i>tu</i>.</p>
-
-<p>«&nbsp;Ce soir, c'est le jour de la comtesse Sutry.
-Il faudra y aller danser, etc. (etc. ne veut pas dire :
-faire l'amour) ; mais avec qui dansera-t-on? Avec
-personne, ou avec des laides, comme la B&hellip; ou la
-M&hellip; Si l'on joue, je jouerai, et, moyennant un petit
-sacrifice de huit ou dix écus, j'assurerai ta tranquillité
-et la mienne, car tu n'auras pas de reproches
-à me faire. Baste! dans ma lettre de samedi,
-je te rendrai compte de tout.</p>
-
-<p>«&nbsp;On meurt toujours assez gaillardement. Du
-reste, rien de nouveau depuis hier. On dit qu'il y a
-eu un cas de choléra dans les environs de Lariccia.
-Je voudrais que cela fût vrai : la peur, qui a chassé
-monsieur ton père, nous le ramènerait incontinent.
-On parle de deux cas à Frascati.</p>
-
-<p>«&nbsp;A propos de Frascati, j'espère que tu ne fréquenteras
-pas ce pays-là. Il s'y trouve en ce moment
-un certain petit homme brun foncé qui arrive
-d'Ancône et qui a naguère témoigné pour toi une
-vive sympathie. Son nom commence par un <i>m</i> et
-finit par un <i>i</i>. Je ne voudrais pas que le voisinage
-fît naître quelque petit amour, qui ferait écrire
-quelques petites lettres, qui feraient&hellip; Mais allons!
-je crois que je puis me fier à toi.</p>
-
-<p>«&nbsp;Adresse ta réponse à Manuel Miracolo. J'avais
-d'abord pensé à Romilaco ; mais le pseudonyme serait
-trop transparent. Je crois que les gens de la
-poste ne reconnaîtront pas Coromila dans Miracolo.</p>
-
-<p>«&nbsp;Adieu, il est tard : on m'attend dans le cabinet
-de mon père. Je te laisse : tu peux croire avec
-quel regret! Mes respects à ta mère et à ton père ;
-j'embrasse Toto. Je ne te presse pas de me répondre
-sans retard : je suis sûr que la recommandation
-serait inutile, et c'est dans cet espoir que je me dis
-pour la vie ton très-affectionné et sincère</p>
-
-<p class="sign">«&nbsp;<span class="sc">Lello</span>.&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Les Feraldi dévorèrent en famille cette singulière
-lettre d'amour, où la pauvreté d'esprit engendrait
-la froideur, et où la gaucherie se cachait de son
-mieux sous un air cavalier. Lecture faite, le père
-haussa les épaules et dit en souriant : «&nbsp;Bavardage
-d'amoureux!&nbsp;» La mère répéta avec une complaisance
-visible les deux derniers mots : <i lang="it" xml:lang="it">affezionatissimo
-vero!</i> Le frère garda ses impressions pour lui ;
-il savait de longue main que Lello n'était pas un
-aigle ; il avait tremblé à l'idée de cette correspondance,
-qui pourrait refroidir le c&oelig;ur de son futur
-beau-frère en épuisant ce qu'il avait d'esprit. Il
-savait que les hommes de tout âge sont de grands
-écoliers qui pardonnent rarement à ceux ou à celles
-qui leur ont donné des <i lang="la" xml:lang="la">pensums</i> ; mais, à tout prendre,
-il n'était pas mécontent du premier <i lang="la" xml:lang="la">pensum</i> de
-Lello.</p>
-
-<p>Tolla était au comble de la joie. Elle ne jugeait
-point la lettre de son Lello, et comment l'aurait-elle
-jugée? Elle la baisait, elle la serrait sur son
-c&oelig;ur, elle lui parlait, elle l'approchait de son oreille,
-comme si le papier avait pu lui répondre. Tout lui
-semblait admirable dans cette chère petite lettre :
-le papier était d'un beau blanc, l'encre d'un beau
-bleu, la cire d'une odeur exquise, et le style à l'avenant.
-Si quelqu'un s'étonne qu'une fille spirituelle,
-instruite et délicate puisse se tromper à ce point et
-baiser avec enthousiasme une lettre assez sotte et
-presque impertinente, je répondrai que c'était sa
-première lettre d'amour, et qu'une première lettre
-est toujours jugée avec indulgence, fût-elle adressée
-à une duchesse et écrite par un commis voyageur.
-Tolla lui renvoya, sans chercher ses mots, une
-lettre de douze pages, qui était moins une réponse
-qu'un <i lang="la" xml:lang="la">post-scriptum</i> ajouté à une longue conversation
-du jardin. C'était un récit détaillé de tous les
-sentiments qui avaient traversé son c&oelig;ur durant
-deux longues journées, la suite de ses pensées d'amour,
-qui s'enchaînaient l'une à l'autre comme les
-anneaux d'un collier d'or. La route lui avait parlé
-de Lello ; elle avait entendu son nom dans le bruit
-des roues de la voiture : arrivée, elle avait parlé de
-lui à tout ce qui l'entourait, à la maison, au jardin,
-aux meubles de sa petite chambre, aux vieux arbres,
-confidents de ses premiers secrets. Le lendemain
-matin, en attendant l'arrivée de la poste, elle
-avait poussé jusqu'à Albano, seule, à cheval, par
-le petit sentier du ravin, pour donner un coup
-d'&oelig;il à la villa Coromila. Elle avait trouvé la porte
-ouverte à deux battants, comme si la maison eût
-attendu sa future maîtresse. Jamais le parc ne lui
-avait paru si beau. Les grands chênes avaient l'air
-de se ranger au bord des avenues, comme de fidèles
-serviteurs, pour lui rendre hommage. Elle les
-avait passés en revue en les saluant de la main.
-Elle avait rencontré une vieille femme qui ramassait
-du bois mort ; elle lui avait donné de quoi se
-chauffer tout l'hiver. Deux bambins qui tentaient
-l'escalade d'un poirier s'étaient enfuis à son approche ;
-elle avait cueilli des poires pour les leur jeter.
-Elle avait découvert au fond du parc, à une demi-lieue
-de la maison, une charmante retraite ; c'était
-un massif de grands buis, de troênes et de lauriers.
-Il fallait absolument y construire un cabinet de
-travail. C'était là qu'elle enseignerait le français à
-son roi fainéant : cette partie du jardin prendrait
-désormais le nom d'Académie de France.</p>
-
-<p>La lettre se terminait par une page entière d'un
-délicieux radotage d'amour, intraduisible dans une
-langue aussi précise que la nôtre. C'étaient des superlatifs
-impossibles, un mélange bizarre d'adjectifs
-entrelacés, un chaste et pur dévergondage de
-style, une prose poétique aussi fraîche que la rosée
-du printemps, aussi sonore que le bruit des baisers,
-un hymne à la créature où le Créateur n'était pas
-oublié : l'aveu virginal d'une passion sans tache et
-d'un bonheur sans remords.</p>
-
-<p>Le croira-t-on? lorsqu'elle relut sa lettre, elle la
-trouva froide. Elle aurait voulu pouvoir écrire
-comme Lello.</p>
-
-<p>Voici la réponse qu'elle reçut :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="date">«&nbsp;Rome, 19 août 1837.</p>
-
-<p class="ind">«&nbsp;Ma chère Tolla,</p>
-
-<p>«&nbsp;La poste ne donne pas encore de lettres. J'en
-suis donc à attendre ta réponse à ma lettre du
-17 courant ; mais, pour gagner du temps, je commence
-toujours à t'écrire. Si ta lettre m'arrive ensuite,
-je t'en accuserai réception.</p>
-
-<p>«&nbsp;Il y a un vieux proverbe qui dit : Le diable est
-plus laid en peinture qu'en réalité. J'espérais qu'il
-en serait de même de ton absence, et je croyais
-pouvoir m'y faire ; mais je vois bien que le proverbe
-a menti, car je suis comme un poisson hors de
-l'eau. J'ai passé hier devant ta maison, et je me suis
-senti tout mélancolique en voyant les volets fermés.
-J'ai pensé à nos causeries, à nos promenades, etc.
-Et tout cela est suspendu! Pour combien de temps?
-Pour un mois. En vérité, c'est un peu bien long ;
-mais il faut s'y résigner, d'autant plus que ce mois
-de prudence portera ses fruits dans l'avenir.</p>
-
-<p>«&nbsp;J'espérais aller te voir lundi ; mais, si tu veux
-bien le permettre, nous remettrons la partie à
-jeudi. D'abord je serai plus libre, et je pourrai
-rester plus longtemps ; puis nous ne saurions avoir
-trop de prudence, et je crains d'éveiller les soupçons.</p>
-
-<p>«&nbsp;Je voudrais te dire une infinité de choses,
-mais il vaut mieux les réserver pour notre première
-conversation, qui sera, je te le promets, longue et
-bonne.</p>
-
-<p>«&nbsp;Passons à la soirée de la comtesse Sutry. J'y
-suis allé sur les neuf heures et demie. J'ai fait un
-whist avec mon oncle le colonel. J'ai perdu une
-douzaine de fiches à dix sous, et j'ai quitté le jeu
-vers onze heures. J'ai passé dans le grand salon et
-je suis tombé au milieu d'une contredanse. Les
-danseuses étaient la B&hellip;, la L&hellip;, la D&hellip;, et mademoiselle
-la fille de Mme Fratief. Je restai spectateur
-indifférent. La générale accourut à moi, dès
-qu'elle m'aperçut, en criant : «&nbsp;Ah! cher prince!
-Il faut que je vous raconte ce qui nous arrive :
-une histoire épouvantable! L'Anglais qui demeure
-dans notre maison, au-dessus de nous, prétend
-qu'on lui a volé un fusil ; il a fait venir la police :
-on a eu l'indélicatesse de fouiller la chambre de
-mon domestique. J'ai eu beau dire que Cocomero
-était un honnête homme, que mes gens n'étaient
-pas capables d'une mauvaise action : vos sbires
-sont des malotrus. Ils ont retourné le lit de ce
-pauvre garçon, qui pleurait comme un enfant de
-se voir injustement menacé. Mais ils n'ont rien
-trouvé ; j'en étais bien sûre. Croyez-vous que je
-ferais bien de me plaindre au cardinal-vicaire?&nbsp;»
-Enfin des jérémiades dont je suis encore assourdi. A
-ce moment j'entendis les premières mesures d'une
-certaine valse de ma connaissance et de la tienne ;
-mais, comme j'aurais été forcé de danser avec la
-chère Nadine, je fis la sourde oreille. Mon indifférence
-fut fatale à la valse : le piano s'arrêta, et l'on
-ne dansa plus. Mme Fratief partit avec sa fille : elle
-comptait sur moi pour la reconduire ; mais je me
-contentai de lui faire un profond salut et de dire
-à son intention la <i>prière pour les voyageurs</i>. Ai-je
-bien fait, mon maître?</p>
-
-<p>«&nbsp;Et maintenant parlons un peu du choléra.</p>
-
-<p>«&nbsp;Le fléau a complétement disparu dans le Borgo ;
-il règne à la place Montanara et à la via Margutta,
-et il commence à faire son chemin dans le Corso.
-J'ai un peu de peur ; mais, à force de précautions,
-j'espère échapper. Ne crains rien, et si par accident
-le courrier arrive un jour sans t'apporter de
-lettre, ne va pas te figurer pour cela que je suis
-mort.</p>
-
-<p>«&nbsp;Je termine ici la première partie de ma lettre ;
-si je reçois la tienne après dîner, j'ajouterai un <i lang="la" xml:lang="la">post-scriptum</i>.
-Mes respects à tes parents : embrasse ton
-frère pour moi.</p>
-
-<p>«&nbsp;Je suis avec tendresse ton affectionné.</p>
-
-<p class="sign">«&nbsp;<span class="sc">Lello.</span></p>
-
-<p>«&nbsp;<i>P. S.</i> J'ai reçu ta lettre, et je te laisse à penser
-si elle m'a été agréable.&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Cette correspondance se prolongea, sans incident
-notable, jusqu'aux derniers jours de septembre.
-Tolla écrivait des lettres adorables, et adorait aveuglément
-les lettres médiocres de Lello. Toto, en observateur
-froid et judicieux, relevait à part lui dans
-les lettres du jeune Coromila tous les passages qui
-pouvaient l'éclairer sur l'état de son c&oelig;ur ou sur la
-solidité de son caractère.</p>
-
-<p>Il remarqua bientôt dans le style une fatigue sensible.
-Le 22 août, Lello, charmé d'avoir pu écrire
-une longue lettre, s'écriait avec enthousiasme :</p>
-
-<p>«&nbsp;Comment! je suis au bout de ma feuille de papier!
-allons, je vais écrire en travers. Eh bien! non,
-j'ajouterai une feuille. De cette façon j'écrirai deux
-fois plus qu'à l'ordinaire. Te souviens-tu qu'un certain
-soir je m'accusais de n'être pas grand barbouilleur
-de papier? Le fait est que tout cela a toujours été
-mon défaut ; mais, quand j'écris à toi, je ne sais à
-quoi cela tient, je ne m'épuise jamais, et je trouve
-toujours du nouveau à te dire. Qui m'expliquera
-cette énigme?&nbsp;»</p>
-
-<p>Le 15 septembre cette fécondité était bien épuisée.
-Il écrivait :</p>
-
-<p>«&nbsp;Sais-tu que c'est un supplice terrible que d'improviser
-une lettre de but en blanc, sans savoir à
-quoi répondre? Le langage de l'amour est fécond,
-j'en conviens, mais dans la conversation, et non
-dans la correspondance. Si tu étais ici, je saurais
-que dire, mais si je t'écris que je t'aime, c'est chose
-dite et redite ; que je te suis fidèle, c'est chose trop
-évidente ; que je désire ton retour, c'est un sujet
-tellement rebattu qu'il ne reste plus qu'à jurer
-comme un païen en voyant que tu ne reviens pas.
-Que dire? mon Dieu! que dire?</p>
-
-<p>«&nbsp;Je te dirai premièrement que le choléra&hellip;&nbsp;»</p>
-
-<p>Le choléra, comme on l'a déjà vu, tenait une
-grande place dans cette correspondance amoureuse,
-et les lettres de Lello pourront servir un jour à l'histoire
-du choléra de 1837. Lello racontait toutes les
-phases du fléau en observateur exact, et toutes les
-émotions qu'il en ressentait, en psychologue sans vanité.
-Il avait cette naïveté des peuples du Midi, qui
-ne rougissent ni de leurs terreurs ni de leurs larmes.</p>
-
-<p>«&nbsp;Le choléra, écrivait-il le 24 août, continue sa
-moisson de chrétiens ; on dit qu'hier nous allions
-un peu mieux : on a vu moins de communions et
-d'enterrements que les jours passés. Je te confesse
-que j'ai grand'peur, non que je sois malade, je me
-sens comme un taureau ; mais d'entendre dire :
-«&nbsp;Un tel jouait hier à l'écarté, on l'enterre aujourd'hui ;
-une telle était hier à la promenade, elle
-sera ce soir au cimetière&nbsp;» : tout cela m'a jeté dans
-une sombre mélancolie. La pensée de ma Tolla me
-soutient, mais quelquefois elle ajoute à ma tristesse.
-Je me dis : «&nbsp;Serai-je vivant demain pour recevoir
-sa lettre? la reverrai-je jamais? que deviendra-t-elle
-si je meurs?&nbsp;» et la mélancolie est si forte
-qu'elle m'arrache des larmes. N'y pensons plus,
-gai! gai!</p>
-
-<p>«&nbsp;Oui, gai! gai! cela est facile à dire ; mais il
-faudrait pouvoir être gai. Une centaine de morts par
-jour, et des personnes de connaissance : la princesse
-Massimi, la princesse Chigi, et tant d'autres!&nbsp;»</p>
-
-<p>Une semblable correspondance n'était pas faite
-pour rassurer la famille Feraldi. La peur du mal
-donna à la pauvre comtesse une légère indisposition.
-Dès que Manuel en fut informé, il écrivit à Tolla :</p>
-
-<p>«&nbsp;J'ai appris avec déplaisir que ta mère avait des
-douleurs d'entrailles. Pour l'amour de Dieu, dis-lui
-de se soigner, et à la moindre diarrhée fais-lui faire
-de la pulpe de tamarin pour tisane et de l'eau de riz
-pour lavement. C'est l'ordonnance du docteur Ély.</p>
-
-<p>«&nbsp;Ce matin j'ai été pris d'une peur affreuse : j'avais
-des coliques. J'ai cru sans hésiter à une attaque
-de choléra et j'ai demandé de l'eau de riz ; mais,
-tandis qu'elle se faisait, mon mal s'est passé, et j'ai
-envoyé tous les remèdes au diable.&nbsp;»</p>
-
-<p>De tels détails insérés dans une lettre d'amour
-n'ont rien de choquant en Italie, et Tolla remercia
-avec effusion son cher Lello de l'intérêt qu'il prenait
-à la santé de la comtesse.</p>
-
-<p>Toto, qui observait en même temps sa s&oelig;ur et
-Coromila, s'aperçut que de jour en jour cette excellente
-fille s'attachait davantage à son amant, par
-toutes les craintes qu'il lui avait données et les dangers
-qu'il avait courus.</p>
-
-<p>Quelquefois, pour faire trêve aux pressentiments
-sinistres, Lello parlait de ses espérances et de ses
-projets pour l'avenir. Tantôt il offrait à Dieu ses
-ennuis présents, et lui demandait en échange un
-bonheur parfait ; tantôt il énumérait un à un les plaisirs
-qu'il se promettait pour l'hiver prochain. Toto
-aurait voulu qu'il comptât un peu plus sur lui-même,
-au lieu de s'en remettre à la Providence.
-«&nbsp;Patience! écrivait Lello (Toto l'aurait voulu moins
-patient) ; offrons nos tribulations à Dieu, et, en
-échange du sacrifice qu'il nous impose, il nous
-donnera une parfaite félicité. Je me repais déjà de
-la pensée de ces jours où nous serons heureux ensemble,
-où ensemble nous remercierons Dieu de
-nous avoir assistés dans nos besoins et récompensés
-de nos souffrances. O douce idée!&nbsp;»</p>
-
-<p>«&nbsp;Voilà des rêveries bien creuses et des espérances
-bien vagues, pensait le sage Toto Feraldi.</p>
-
-<p>«&nbsp;Je songe, écrivait Lello, je songe à l'hiver prochain,
-aux visites que je te ferai dans ta loge à l'Opéra,
-aux réunions choisies où nous nous verrons
-sans oublier la prudence (trop de prudence! pensait
-Toto), aux cotillons, aux contredanses, aux
-petites jalousies qui naîtront dans ton c&oelig;ur ou dans
-le mien, aux journées pluvieuses que nous passerons
-chez toi, et à tant d'autres belles choses dont
-l'énumération serait trop longue.&nbsp;»</p>
-
-<p>«&nbsp;Il ne parle pas de mariage!&nbsp;» murmurait intérieurement
-le frère de Tolla.</p>
-
-<p>Un jour, Tolla lut en pleurant de joie ce passage
-d'une lettre de Lello :</p>
-
-<p>«&nbsp;Tu peux imaginer ou plutôt tu dois savoir
-comme un amant s'attache à tout ce qui vient de la
-personne aimée ; mais ce que tu n'imagineras jamais,
-c'est l'attachement que j'ai pour tes lettres.</p>
-
-<p>«&nbsp;Sache que j'ai commandé à Castellani une cassette
-de noyer poli, avec une magnifique serrure qui
-s'ouvrira avec une clef d'or suspendue à un anneau
-d'or : le tout me coûtera une vingtaine de sequins,
-et pourquoi? pour serrer tes lettres, qu'un jour,
-s'il plaît à Dieu, nous relirons ensemble.&nbsp;»</p>
-
-<p>Toto ne fit aucune objection aux larmes de sa
-s&oelig;ur ; mais il eût mieux aimé de ne pas savoir le
-prix de la cassette.</p>
-
-<p>Depuis le départ de la famille Feraldi, Lello promettait
-de faire le voyage d'Albano. Tolla, avertie
-la veille, monterait à cheval avec sa mère, et l'on
-se rencontrerait par hasard aux environs du tombeau
-des Horaces. Malgré les instances de Tolla et
-l'empressement de Pippo, qui devait être de la partie,
-ce voyage resta six semaines à l'état de projet.
-Lello avait peur d'éveiller les soupçons. Il était surveillé
-par trois ou quatre personnes, et il croyait
-avoir cent espions à ses trousses. Mme Fratief et sa
-fille lui tendirent plusieurs piéges dans l'espoir de
-lui faire avouer sa correspondance avec les Feraldi ;
-mais il prit si habilement ses mesures, il sut
-si bien faire l'ignorant, l'<i>Indien</i>, comme on dit à
-Rome, qu'elles n'obtinrent aucune preuve contre
-lui. Ces petits complots le mirent en fureur. Il écrivait
-à Tolla : «&nbsp;Cette Nadine! j'ai envie de lui faire
-la cour, de la rendre folle de moi, et de lui infliger
-une mystification qui la forcera d'entrer au couvent
-pour le moins! Mais non, tu n'aurais qu'à prendre
-de la jalousie ; et puis on jaserait sur moi.&nbsp;» Ses
-amis et les anciens compagnons de ses plaisirs le
-savaient amoureux : il n'était plus de leurs parties.
-Mais il se gardait de prononcer devant eux le nom
-de Tolla. Un jour, son valet de chambre lui remit,
-en présence de sept ou huit jeunes gens, une lettre
-de Lariccia. Tous ces jeunes fous lui crièrent à la
-fois : «&nbsp;De qui? de qui?&nbsp;» Il répondit en mettant la
-lettre dans sa poche : «&nbsp;C'est d'un abbé!&nbsp;» Il racontait
-à sa maîtresse, avec une satisfaction visible, ces
-petits succès de dissimulation : cacher son bonheur
-est un plaisir italien. Il se cachait aussi de sa famille,
-mais pour des causes différentes : il avait
-peur de ses oncles et de son père.</p>
-
-<p>«&nbsp;Je voudrais t'écrire plus longuement, disait-il
-un jour à Tolla ; mais je suis entouré d'espions,
-mon père me fait appeler à chaque instant, et,
-lorsque je monte chez lui, je n'aime point à laisser
-sur mon bureau ma lettre commencée. Je jette tout
-dans un tiroir, et je prends la clef dans ma poche.
-Au moment où je t'écris, je suis enfermé à double
-tour dans ma chambre, quoiqu'il n'y entre pas un
-chat ; mais on ne saurait trop prendre de précautions.&nbsp;»</p>
-
-<p>«&nbsp;Pauvre garçon! disait Tolla.</p>
-
-<p>&mdash; Poltron!&nbsp;» pensait Toto.</p>
-
-<p>Les derniers jours de septembre parurent bien
-longs à toute la maison Feraldi. Lello promettait
-toujours de venir et ne venait jamais. Il alléguait
-deux grandes affaires dont il attendait le dénoûment.
-«&nbsp;Quand vous saurez ce qui m'a retenu, écrivait-il
-à la comtesse, vous ne regretterez pas le
-temps perdu. Notre bonheur avance à grands pas,
-et, le jour où nous nous verrons à Albano, je vous
-porterai de bonnes nouvelles.&nbsp;» Pippo Trasimeni
-avait écrit, de son côté, qu'il lui tardait fort de venir
-serrer la main à Tolla, mais que Lello se faisait
-trop tirer l'oreille. Il fondait une sorte d'association
-de charité, et les convocations, les assemblées, les
-quêtes et les circulaires prenaient le plus clair de
-son temps. Il avait l'air de traiter encore une autre
-affaire avec son oncle le chevalier et son frère aîné,
-qui était revenu de Venise ; mais aucun ami de la
-famille n'était dans le secret, excepté un Français,
-monsignor Rouquette, secrétaire particulier du cardinal-vicaire.</p>
-
-<p>Le 29 septembre, à huit heures du soir, on relisait
-en commun la correspondance de Lello dans la
-chambre du comte, autour d'un petit feu clairet où
-Toto jetait de temps à autre une poignée de sarments.
-La famille entière, sans excepter Tolla, était
-en proie à une sorte de malaise qui ressemblait
-beaucoup à de la tristesse. Le comte relevait tout
-haut les expressions ambiguës, les phrases équivoques
-et les symptômes d'indifférence épars dans
-toutes ces lettres. La comtesse et Tolla prenaient la
-défense de Lello. Toto ne donnait point son avis, il
-aurait eu trop à dire ; mais il offrait de partir pour
-Rome et d'aller voir par lui-même ce qu'on pouvait
-encore espérer. La comtesse ne voulait pas
-exposer son fils à ce voyage, tant qu'il serait question
-du choléra ; mais ne pouvait-on pas envoyer
-un homme intelligent et dévoué, par exemple Menico?
-Si l'on apprenait que Lello avait cédé à
-l'influence de sa famille, de ses amis ou d'une
-maîtresse, on verrait à se pourvoir ailleurs. Tolla
-trouverait des amis à choisir. Elle n'avait que vingt
-ans et un mois ; sa beauté était dans tout son éclat,
-sa réputation intacte : Lello, en évitant de se compromettre,
-ne l'avait point compromise. Morandi
-d'Ancône était venu passer l'automne à Frascati,
-chez la vieille comtesse Pisani. Peut-être serait-il
-disposé à reprendre les négociations.</p>
-
-<p>Tolla se récriait à cette seule idée. Elle jurait
-d'épouser le cloître ou Lello.</p>
-
-<p>Ces débats furent interrompus par l'arrivée du
-valet de chambre de Lello qui apportait une longue
-lettre de son maître. Menico, qui revenait des
-champs, fut chargé de conduire le messager à la
-cuisine et de lui faire fête. Tolla déchira vivement
-l'enveloppe, et lut à haute voix la lettre suivante :</p>
-
-<blockquote>
-<p>«&nbsp;Grandes nouvelles, ma chère Tolla, et bonnes
-nouvelles! Je commence à croire que Dieu nous
-protége et que notre bonheur est assuré. <i lang="la" xml:lang="la">Te Deum
-laudamus!</i></p>
-
-<p>«&nbsp;Sache d'abord que, moi qui ne songe jamais à
-rien, j'ai eu l'idée de fonder un grand hospice pour
-les orphelins du choléra. Cette idée, il fallait la
-mettre à exécution sans argent, sans local, sans
-rien! J'ai donc surmonté ma timidité naturelle ; je
-me suis fait actif, remuant et presque effronté. J'ai
-parlé à trois ou quatre cardinaux ; ils ont soumis
-mon projet au saint-père, qui l'a approuvé des
-deux mains. J'ai formé un comité, nous avons organisé
-des quêtes dans toutes les églises et même
-dans les maisons. Tu te demandes comment un
-paresseux tel que moi a pu prendre tant de peine?
-Tu ne t'étonneras plus de rien quand tu sauras que
-c'était à ton intention. Et comment? On m'avait
-prédit que cette bonne &oelig;uvre attirerait la bénédiction
-du ciel sur mes fils (entends-tu? mes fils!) et
-que, si je parvenais à mener à fin cette entreprise,
-j'obtiendrais la chose que je désire le plus ardemment.
-Figure-toi si je m'y suis mis de tout mon
-c&oelig;ur! Et j'ai réussi!&hellip;&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>«&nbsp;Qu'il est bon! murmura Tolla en s'essuyant les
-yeux.</p>
-
-<p>&mdash; Je n'ai jamais dit qu'il fût méchant, répondit
-le comte.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, fais amende honorable, répliqua la comtesse.</p>
-
-<p>&mdash; Achevons vite, dit Toto ; ce n'est pas là cette
-grande nouvelle qu'il nous promet.&nbsp;»</p>
-
-<p>Tolla continua.</p>
-
-<blockquote>
-<p>«&nbsp;La récompense ne s'est pas fait attendre. Tu
-sais que mon frère s'est amouraché à Venise de la
-fille d'un petit banquier qui n'est pas même noble.
-Il jurait de l'épouser, et cette fantaisie mettait mon
-père au désespoir. Il dicta à mon oncle le colonel une
-lettre sévère à laquelle mon frère fit une réponse
-fort impertinente, disant que si on ne lui permettait
-pas le mariage public, il trouverait assez de
-prêtres pour le marier secrètement ; qu'il avait
-donné sa parole, et qu'il faisait plus de cas de son
-honneur personnel que de la vanité de la famille ;
-enfin qu'il ne s'effrayait point des menaces, puisqu'on
-ne pouvait le déshériter de son majorat. Je
-fus scandalisé, comme tout le monde, du langage
-de mon frère, et je devinai aisément que, s'il persistait
-à mécontenter la famille, je ne pourrais de
-longtemps obtenir ce bienheureux consentement
-auquel nous aspirons. Le cardinal et le colonel me
-surent gré des sentiments que je témoignais, et ils
-redoublèrent pour moi les marques de leur amitié.
-Monsignor Rouquette, cet ami du colonel, dont
-l'esprit et la gaieté sont si célèbres dans Rome, vint
-un jour me voir. C'était dans la dernière quinzaine
-du mois d'août, peu de temps après ton départ. Il
-me félicita des bons sentiments où il me voyait, et
-me dit en confidence que la conduite de mon frère
-pouvait me faire le plus grand tort. Je feignis de ne
-pas comprendre le sens de ses paroles. «&nbsp;Votre
-frère, me répondit-il, était destiné de tout temps
-à une grande alliance, et nous espérions lui voir
-épouser la fille d'un très-riche pair d'Angleterre.
-S'il avait répondu à l'attente de ses parents et de
-ses amis, vous, son cadet, qui ne porterez point le
-titre de prince, vous auriez pu vous marier suivant
-votre penchant, que je ne connais pas, soit
-dans une famille princière, soit dans une famille
-de simple noblesse, soit avec une riche héritière,
-soit avec une fille sans dot ; mais, si votre aîné se
-mésallie, vous comprenez que toute l'ambition de
-la famille se reportera sur vous, et que le prince
-votre père y regardera à deux fois avant de vous
-accorder son consentement. Il ne souffrira jamais
-que cette immense fortune que lui ont léguée ses
-ancêtres se disperse après sa mort. Or, notez que,
-si vous et votre frère vous alliez épouser deux
-dots de trois ou quatre cent mille francs, pour
-peu que vos enfants suivissent cet exemple, la
-branche des Coromila-Borghi serait dans la misère
-à la troisième génération.&nbsp;»</p>
-
-<p>«&nbsp;Je fus frappé de la sagesse de ce raisonnement,
-et je déplorai amèrement la folie de mon
-frère, qui portait un si rude coup à nos chères espérances.
-Je serrai les mains de cet excellent monsignor,
-et je le suppliai d'user de toute son influence
-sur mon frère pour l'amener à des idées plus raisonnables.</p>
-
-<p>«&nbsp;Vous pouvez m'y aider, me dit-il en souriant.</p>
-
-<p>«&nbsp; &mdash; Et comment, s'il vous plaît? Est-ce au cadet
-à conseiller son aîné?</p>
-
-<p>«&nbsp; &mdash; Oui, quand le cadet est l'aîné par la sagesse.</p>
-
-<p>«&nbsp; &mdash; Et qui vous dit que je sois plus sage que
-mon frère?</p>
-
-<p>«&nbsp; &mdash; J'en suis sûr, et je vous connais. Vous êtes
-assez désintéressé pour épouser une personne
-sans fortune, mais vous êtes trop gentilhomme
-et vous avez l'âme trop grande pour vous allier à
-une bourgeoise.&nbsp;»</p>
-
-<p>«&nbsp;J'avouai, en rougissant de l'éloge, qu'il avait dit
-la vérité. Il reprit vivement :</p>
-
-<p>«&nbsp;Je ne vous demande pas d'envoyer un sermon
-à votre frère : vous n'avez ni l'âge ni la tournure
-d'un prédicateur ; mais qui vous empêcherait de
-lui écrire qu'on se raille de lui dans tous les salons
-de Rome ; que les jeunes gens racontent en
-riant qu'il est enchaîné aux pieds d'une Omphale
-bourgeoise ; qu'on tourne en ridicule sa constance
-et ses soupirs ; qu'on assure qu'il n'ose pas
-quitter Venise, parce que sa maîtresse le lui a
-défendu, qu'il n'a pas le droit de sortir de la ville
-pour plus de vingt-quatre heures, et qu'il mourrait
-foudroyé d'un regard s'il se hasardait à
-mettre le pied sur la terre ferme? Ajoutez, et c'est
-chose vraie, que de tous les adorateurs de sa maîtresse,
-il est le seul qu'elle traite aussi sévèrement.
-Arrangez tout cela comme il vous plaira ;
-vous êtes homme d'esprit, et je n'ai rien à vous
-conseiller.&nbsp;»</p>
-
-<p>«&nbsp;J'écrivis en sa présence une longue lettre de
-quatre pages, assez bien tournée ; je le dis sans vanité.
-Mon père me félicita chaudement, et mon
-oncle me dit en m'embrassant : «&nbsp;Je me souviendrai
-de ce que tu viens de faire, et quand tu auras
-besoin de mon appui ou de ma bourse, compte
-sur moi!&nbsp;»</p>
-
-<p>«&nbsp;Je lui répondis hardiment que bientôt peut-être
-j'aurais besoin de son appui.</p>
-
-<p>«&nbsp;Je te devine, répondit-il en souriant. Eh bien!
-je ne m'en dédis pas, compte sur moi.&nbsp;»</p>
-
-<p>«&nbsp;Deux jours après le départ de ma lettre, monsignor
-Rouquette se mit en route pour Venise. Il
-vit mon frère, lui prêta de l'argent, l'invita à quelques
-parties ; ce brave monsignor est un bon vivant
-dans la force du terme. Mon frère trouva tant de
-plaisir dans sa compagnie, qu'il consentit à le suivre
-dans un petit voyage à Trévise. Cette promenade
-devait durer quatre jours, elle se prolongea plus
-d'une semaine. Chemin faisant, mon frère reçut
-plusieurs lettres anonymes qui n'étaient pas à
-l'honneur de sa maîtresse. Un ami sincère, qu'il
-avait chargé de le tenir au courant des moindres
-événements, lui apprit qu'elle allait beaucoup dans
-le monde, qu'elle était gaie et de bonne humeur,
-mais qu'il ne la croyait coupable que d'un peu de
-légèreté. Monsignor Rouquette profita d'une boutade
-de mon frère pour l'emmener à Padoue. Les
-lettres anonymes les y suivirent. Mon frère écrivit à
-sa maîtresse, sous l'inspiration de monsignor, une
-lettre fort sèche où il lui reprochait sa conduite.
-Elle ne répondit pas, ou la réponse se perdit en
-chemin. Les deux voyageurs poussèrent jusqu'à
-Ferrare. Monsignor conduisit mon frère dans un
-café où il entendit par hasard une conversation qui
-roulait sur sa maîtresse : on l'accusait de traiter fort
-bien un colonel autrichien. Précisément ce colonel
-était la bête noire de mon frère, et peu s'en fallut
-qu'il ne repartît pour Venise, afin de le provoquer ;
-mais monsignor lui fit entendre le langage de la
-religion, lui prêcha le pardon des injures, et le
-conduisit tout doucement de Ferrare à Bologne, de
-Bologne à Florence, de Florence à Rome, où nos
-conseils, notre amitié, les remontrances de mon
-père et les plaisanteries de mon oncle ont achevé
-ce grand ouvrage.</p>
-
-<p>«&nbsp;Et cette pauvre Vénitienne?&nbsp;» vas-tu dire, car
-je connais ton c&oelig;ur. Cette pauvre Vénitienne épouse
-dans huit jours le colonel autrichien que mon frère
-avait en horreur. Avoue que monsignor Rouquette
-est un admirable homme : il assure d'un seul coup
-le bonheur de ma famille, le nôtre et celui d'un
-colonel autrichien.</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon frère a pris en grippe les beautés italiennes ;
-il aspire à se marier en Angleterre ; il rêve cils
-blancs et cheveux roux. Mes parents sont transportés
-de joie, et mon oncle le colonel m'a répété
-ce matin même qu'il n'avait rien à me refuser.</p>
-
-<p>«&nbsp;Je patienterai encore un mois ou deux, pour ne
-point brusquer les choses et pour préparer mon
-père à ma demande ; puis je prendrai mon courage
-à deux mains, et j'irai lui dire : «&nbsp;Mon père, si vous
-m'aimez, souffrez que j'épouse Tolla!&nbsp;»</p>
-
-<p>«&nbsp;En attendant, j'ai invité Pippo et mon ami
-monsignor Rouquette à une promenade qui est
-irrévocablement fixée au 5 octobre. Nous serons à
-trois heures précises à la hauteur de la route Torlonia.
-Si mon étoile me permet d'y rencontrer la plus
-belle fille de Rome, il n'y aura pas sur la terre un
-homme plus heureux que ton fidèle.</p>
-
-<p class="sign">«&nbsp;<span class="sc">Lello.</span>&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Après cette lecture, Tolla et sa mère témoignèrent
-une satisfaction si complète que ni le comte ni Toto
-n'osèrent la troubler par leurs réflexions. Tolla attendit
-le 5 octobre avec une impatience fébrile. Elle
-eut ces mouvements vifs, ces traits, ces boutades,
-ces éclats de voix, ces fusées d'esprit, ces rires brillants
-et sonores qui sont comme les petillements du
-bonheur. Le grand jour arriva enfin. A dix heures
-du matin, sa mère la trouva devant une glace, en
-amazone, manchettes plates et col chevalière ; elle
-essayait un adorable petit chapeau Louis XIII. Elle
-se mit à table sans dîner, comme les enfants à qui
-l'on a promis de les conduire au spectacle. Elle pressa
-la toilette de sa mère et s'impatienta contre Toto,
-qui n'était pas prêt à deux heures. On partit enfin.
-Lorsqu'elle aperçut au loin le tourbillon de poussière
-qui enveloppait la voiture de Lello, elle craignit
-d'être étouffée par les palpitations de son
-c&oelig;ur.</p>
-
-<p>La voiture s'arrêta. Lello poussa un petit cri de
-surprise qui ne manquait pas de vraisemblance. Il
-descendit, suivi de Pippo et de monsignor Rouquette
-en habit de ville avec les bas violets. Pippo
-serra cordialement la main de Tolla, du comte et
-de Toto, puis il s'empara de la comtesse et ne la
-quitta plus. Monsignor Rouquette salua gracieusement
-tout le monde, et s'entretint avec le comte
-qu'il avait rencontré quelquefois chez le cardinal-vicaire.
-Toto se rapprocha de sa mère et de Trasimeni,
-pour que Lello fût seul avec Tolla.</p>
-
-<p>Tolla se demandait si elle aurait assez d'empire
-sur elle-même pour causer avec son amant sans lui
-sauter au cou. «&nbsp;Comment pourrai-je, se disait-elle,
-entendre sa voix, essuyer ses regards, m'enivrer
-de ses paroles brûlantes, sans que mon visage,
-mon geste et tout mon être trahissent mon bonheur?&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle tomba du haut de son attente lorsqu'elle vit
-devant elle un jeune homme poli, guindé, compassé,
-souriant comme une gravure de modes et froid
-comme un compliment. Il lui parla plus de dix
-minutes sans sortir des trivialités de salon. La pauvre
-fille ne pouvait en croire ses oreilles. Elle se
-demanda un instant si elle rêvait. Enfin elle interrompit
-brusquement les fadeurs dont elle était excédée ;
-elle regarda son amant jusqu'au fond des
-yeux, et lui dit sans dissimuler sa colère :</p>
-
-<p>«&nbsp;C'est là ce que tu as à me dire? Voilà les secrets
-de ton c&oelig;ur que tu n'osais pas confier au papier et
-que tu gardais pour notre première entrevue! Tu
-m'as fait attendre six semaines pour me dire ces
-belles choses-là! Que crains-tu? qu'attends-tu?
-Quand oseras-tu m'aimer en face? Va! tu ne
-m'aimes point! Ton c&oelig;ur est plus froid que le marbre.
-Je comprends maintenant pourquoi tu n'as pas
-voulu venir plus tôt : tu craignais l'instinct infaillible
-de l'amour vrai. Tu savais qu'au premier mot
-de ta bouche je devinerais ta froideur, ma folie et
-ton indignité.&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle salua Lello et ses amis, lâcha la bride à son
-cheval et se lança dans la route Torlonia. Ses parents
-prirent congé et la rejoignirent en un temps
-de galop. Manuel Coromila, confondu, atterré, remonta
-en voiture sans rien comprendre à cette
-brusque sortie. Il avait étudié pendant huit jours le
-compliment qu'il ferait à sa maîtresse. Il avait préparé
-un petit mélange de respect, de tendresse, de
-prudence, dont il ne doutait pas que Tolla ne fût
-charmée ; mais il avait compté sans la passion.</p>
-
-<p>En rentrant à la maison, Tolla courut à sa chambre
-et écrivit à Lello :</p>
-
-<blockquote>
-<p>«&nbsp;Pardonne-moi ; j'ai été cruelle : je ne savais ce
-que je disais. Tu m'aimes, j'en suis sûre, puisque
-je vis ; mais ton abord froid et souriant m'a glacée :
-ton visage était comme un soleil d'hiver. J'aurais
-dû comprendre que tu avais tes raisons pour te
-montrer ainsi. Peut-être la présence de tes amis?
-Non, puisque c'est toi qui les avais amenés. N'importe,
-tu avais tes raisons. Je ne les connais pas ;
-mais elles sont bonnes et je les approuve. Tu as ta
-manière d'aimer, et moi la mienne ; ne cherchons
-pas quelle est la meilleure : aimons-nous.&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Manuel avait amené Pippo par timidité, pour ne
-pas se trouver seul, après un si long temps, devant
-la famille Feraldi ; il avait amené monsignor Rouquette
-par poltronnerie. Son nouvel ami avait témoigné
-le désir d'être de la partie, et il n'avait pas
-osé lui dire non. La présence de ces deux témoins,
-dont l'un s'était imposé et dont il s'était imposé
-l'autre, le condamnait à dissimuler son amour sous
-des formules de simple politesse. Lello avait cette
-pudeur, plus commune chez les hommes que chez
-les femmes, qui n'admet pas un tiers dans les épanchements
-de l'amour.</p>
-
-<p>La contrariété qu'il éprouva de voir sa délicatesse
-si mal appréciée le rendit maussade jusqu'au soir.
-Il se coucha de bonne heure. Les tempéraments
-sanguins ont cela de particulier, que la colère les
-porte quelquefois au sommeil. Le lendemain, il se
-leva à neuf heures, et écrivit tout d'un trait la lettre
-suivante :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="date">Rome, 6 octobre 1837.</p>
-
-<p class="ind">«&nbsp;Ma chère Tolla,</p>
-
-<p>«&nbsp;Tu dois comprendre combien il m'a été doux
-de te revoir et pénible de te quitter ; mais ce que
-tu ne saurais imaginer, c'est combien je suis resté
-abasourdi de toute cette entrevue. Tu voudras savoir
-pourquoi? Eh bien! je vais te le dire, dans
-l'espoir que tu profiteras de mes doux reproches
-pour te corriger à l'avenir.</p>
-
-<p>«&nbsp;Il y a tantôt deux mois que nous aspirions à
-cette bienheureuse rencontre. Elle avait toujours
-été contrariée : elle s'arrange enfin. Nous arrivons,
-nous nous voyons, et la première fois que tu ouvres
-la bouche, c'est pour me reprocher mon indifférence!
-Tu me dis que je ne suis pas capable d'aimer,
-que je suis de glace pour toi, au moment même où
-je souffrais, Dieu sait combien! d'être condamné à
-te parler avec cette froideur au milieu de tant d'yeux
-qui nous épiaient. J'enrageais comme un chien de
-te voir et de ne pouvoir te dire un mot de tant de
-choses que j'avais sur les lèvres. Tu doutes que je
-t'aime et tu me le dis en face, tandis que je perds
-la tête ; tandis que tu es ma seule pensée! Tandis
-que je crois t'aimer autant que tu m'aimes, sinon
-plus, il faut que je t'entende dire que je ne t'aime
-pas et que je suis de glace! Tu voudrais que je fisse
-l'amour comme un collégien, à grand renfort de
-soupirs et de grimaces ; cet amour est bon pour
-les nigauds : n'espère pas le trouver en moi.</p>
-
-<p>«&nbsp;J'aime, mais comme on doit aimer, en gardant
-mon amour au fond du c&oelig;ur et en ne le laissant
-voir qu'à celle que j'aime. Quand tu me connaîtras
-bien, tu verras que tes soupçons étaient injustes, et
-tu ne voudras plus m'infliger de si pénibles reproches.
-J'en aurais aussi, moi, des soupçons, si je voulais ;
-mais je connais ton c&oelig;ur, je compte sur toi,
-je vis tranquille : pourquoi n'en fais-tu pas autant?
-Oui, ma chère Tolla, si tu m'aimes, comme j'en
-suis convaincu, ne m'accuse plus de froideur ; tu
-me ferais de la peine.</p>
-
-<p>«&nbsp;Liberté sainte, où es-tu? Pourquoi n'es-tu pas
-au milieu de nous? J'aurais voulu, entre autres
-choses, t'interroger sur un certain alinéa d'une de
-tes lettres qui demande des éclaircissements ; mais
-que faire? c'était à chaque instant ou monsignor
-Rouquette ou Pippo qui tournait les yeux de notre
-côté.</p>
-
-<p>«&nbsp;Tu m'as dit, et j'ai encore cela sur le c&oelig;ur, que
-je n'avais pas voulu venir plus tôt. Pourquoi accables-tu
-un opprimé?</p>
-
-<p>«&nbsp;Je voudrais non-seulement aller à toi, mais rester
-auprès de toi, vivre avec toi sans te quitter une
-minute ; mais où veux-tu que je prenne du temps,
-lorsque je suis forcé d'être toute la journée à la
-maison auprès de mon père? Il est aveugle, Tolla, et
-tu dois comprendre combien mes soins lui sont nécessaires.
-Je n'ai à moi que l'après-midi. Disposes-en
-comme tu voudras ; si tu me fournis un moyen
-d'aller à Albano et de revenir en quatre heures, je
-suis prêt à en profiter.</p>
-
-<p>«&nbsp;Hier, je suis rentré un peu tard, mais ce pauvre
-papa ne m'a rien dit. Presse donc votre retour à
-Rome!</p>
-
-<p>«&nbsp;Ma santé n'a pas souffert depuis hier. J'ai l'estomac
-barbouillé, mais cela se passera. Je voudrais
-bien engraisser un peu : je ne sais si j'y parviendrai.</p>
-
-<p>«&nbsp;Depuis hier soir, je me suis frappé le front plus
-de quarante fois en me disant : «&nbsp;J'avais encore
-ceci et cela à lui dire!&nbsp;» Mais, quand je songe
-aux témoins qui nous observaient, je reconnais que
-j'ai mieux fait de réserver tout cela pour ton retour.</p>
-
-<p>«&nbsp;Tu me pardonneras cette longue semonce, car
-tu reconnaîtras que c'est mon c&oelig;ur qui parle. Fasse
-le ciel que mes remontrances produisent l'effet que
-je désire, et que tu cesses d'aggraver par tes reproches
-la douleur que j'éprouve de vivre loin de toi!
-Ne doute jamais de l'amour, du tendre amour de
-ton très-affectueux et fidèle</p>
-
-<p class="sign">«&nbsp;<span class="sc">Lello.</span>&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Cette lettre passa, comme toutes les autres, sous
-les yeux de la famille de Tolla. Mme Feraldi fut
-d'avis de proposer une nouvelle entrevue. Toto
-pensa qu'il valait mieux retourner à Rome. «&nbsp;Je
-n'espère rien, dit-il, des entrevues qui auront pour
-témoin monsignor Rouquette ; et, quant à laisser
-Lello aux mains de l'habile homme qui a si bien
-rompu le mariage de son frère, c'est une imprudence
-que je ne vous conseille pas. Avez-vous remarqué
-la figure de ce digne monsignor?</p>
-
-<p>&mdash; Je n'ai pas regardé, dit Tolla.</p>
-
-<p>&mdash; Il a une laideur agréable, dit la comtesse.</p>
-
-<p>&mdash; Les lèvres minces, dit le comte.</p>
-
-<p>&mdash; Et l'&oelig;il mauvais, ajouta Toto. Ou je me trompe
-fort, ou ce galant homme, cet ami intime du vieux
-colonel Coromila, a commencé contre nous une petite
-campagne. Nous sommes en force pour nous
-défendre, mais à une condition : c'est que nous nous
-transporterons, sans tarder, sur le champ de bataille.
-Si l'on m'en croit, nous partirons demain. Le choléra
-n'est plus à craindre ; l'automne tire à sa fin,
-nous faisons du feu : rien ne nous retient plus à
-Lariccia, et tout nous rappelle à Rome.</p>
-
-<p>&mdash; Il a raison, dit le comte.</p>
-
-<p>&mdash; Quel bonheur! dit Tolla. Je le verrai demain.</p>
-
-<p>&mdash; Nous emmènerons Menico, dit la comtesse.
-J'ai appris que Tobie, le portier, s'enivrait et battait
-sa femme : Menico le remplacera.</p>
-
-<p>&mdash; Tant mieux! s'écria Toto. C'est plus qu'un domestique,
-c'est un ami intelligent et dévoué.</p>
-
-<p>&mdash; Et brave!</p>
-
-<p>&mdash; Et vigoureux! Les espions des Coromila n'auront
-pas beau jeu avec lui.</p>
-
-<p>&mdash; Et prudent! Jamais une querelle. Il a des bras
-à assommer un b&oelig;uf, et il n'a pas donné un coup
-de poing dans sa vie.</p>
-
-<p>&mdash; Te souviens-tu, Tolla, du jour où il avait volé
-pour toi les abricots du voisin Giuseppe? Le jardinier
-voulait le battre : il se contenta de relever ses
-manches, et le jardinier l'envoya prudemment à
-tous les diables.&nbsp;»</p>
-
-<p>Cet éloge de Dominique fut interrompu comme
-par un coup de foudre.</p>
-
-<p>On entendit dans la cour de la villa des cris si
-aigus, que tout le monde se leva en sursaut. Au
-même instant, Amarella pâle, les yeux hagards, et
-violemment émue pour la première fois de sa vie,
-vint annoncer que le cheval de Menico était rentré
-seul, au galop, la bride sur le cou. Menico était le
-meilleur cavalier de Lariccia : que son cheval l'eût
-désarçonné, on ne pouvait le croire. Aurait-il été
-victime d'un guet-apens? on ne lui connaissait point
-d'ennemis. Toto sortit en courant, suivi de tous les
-hommes de la maison et d'Amarella. Ils n'avaient
-pas fait vingt pas dans le village, qu'ils rencontrèrent
-un groupe de paysans qui rapportaient sur un
-brancard le corps de Dominique. Une balle lui avait
-traversé la tête d'une tempe à l'autre.</p>
-
-<p>Le barbier accourut au bout de quelques minutes.
-C'était un petit homme jovial. Il déclara qu'il n'y
-avait rien à faire pour le blessé, qu'une bonne bière
-en bois de sapin : il avait le cerveau traversé de
-part en part, et il serait froid dans une heure.
-«&nbsp;Pauvre Menico! ajouta-t-il d'un ton guilleret, je
-voudrais pouvoir te guérir ; mais que veux-tu? je
-je ne suis pas le bon Dieu!&nbsp;»</p>
-
-<p>Le corps fut déposé dans une des chambres du
-rez-de-chaussée. Toto et Tolla refusèrent de le
-quitter, et voulurent passer la nuit en prières avec
-le curé de la paroisse. Amarella disparut après la
-consultation du barbier.</p>
-
-<p>Le frère et la s&oelig;ur prièrent ardemment pour la
-vie de Dominique, ou du moins, puisque tout espoir
-était perdu, pour le salut de son âme. L'idée qu'il
-allait comparaître devant son juge sans avoir eu un
-moment de connaissance faisait frémir la bonne
-Tolla. «&nbsp;Si du moins, disait-elle, Dieu lui permettait
-de recevoir les secours de la religion et de détester
-ses fautes!</p>
-
-<p>&mdash; Son pouls bat toujours, disait Toto, mais si
-faiblement qu'on le sent à peine. Pauvre Menico!
-c'était notre ami le plus ancien.</p>
-
-<p>&mdash; Nous avons perdu le bon génie de la maison.
-Je m'attends à tout désormais. Lello ne m'aime
-plus!&nbsp;»</p>
-
-<p>A quatre heures du matin, le blessé n'avait pas
-repris ses sens ; cependant son pouls battait encore.
-Tolla, pâle et les cheveux épars, agenouillée devant
-le grabat, ressemblait à ces statues de la Prière que
-le sculpteur a prosternées devant les tombeaux des
-rois. Son frère s'était assoupi, elle-même était plongée
-dans une sorte de stupeur. Elle n'entendit pas
-le bruit d'une voiture qui s'arrêtait devant la porte,
-et elle se leva brusquement sur ses pieds, croyant
-rêver, lorsqu'elle vit entrer Amarella suivie du docteur
-Ély. Amarella avait fait six lieues en trois
-heures sur le cheval de Menico.</p>
-
-<p>Le comte et la comtesse arrivèrent au bout de
-quelques minutes. En leur présence, le docteur reconnut
-l'entrée et la sortie de la balle, situées toutes
-deux à six centimètres au-dessus de la commissure
-externe des yeux : mais la balle, au lieu de traverser
-le cerveau, avait circonvenu les os en sous-parcourant
-la peau du crâne, et l'état du blessé, quoique
-grave, n'était point désespéré. Lorsque le
-pansement fut opéré et l'appareil placé, Menico revint
-à lui. Son premier regard fut pour Tolla, le
-second pour le curé.</p>
-
-<p>«&nbsp;Aurai-je le temps de me confesser? demanda-t-il
-d'une voix éteinte.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, mon garçon, répondit le docteur ; j'espère
-même que tu auras le temps de vivre.&nbsp;»</p>
-
-<p>Tous les assistants se retirèrent dans la chambre
-voisine. Au bout d'un quart d'heure, on les fit rentrer.</p>
-
-<p>Le prêtre s'en alla chercher le saint viatique à
-tout événement. Le blessé paraissait jouir de toutes
-ses facultés intellectuelles ; seulement il était faible
-et abattu.</p>
-
-<p>Le docteur s'arrêta un instant avec le comte à la
-porte de la chambre, et ils échangèrent à voix basse
-les paroles suivantes :</p>
-
-<p>«&nbsp;Savez-vous, demanda le docteur, comment cela
-est arrivé?</p>
-
-<p>&mdash; Non, cher docteur : on l'a trouvé sur la route
-d'Albano.</p>
-
-<p>&mdash; Avait-il des ennemis?</p>
-
-<p>&mdash; Nous ne lui en connaissons pas.</p>
-
-<p>&mdash; Son père, ses frères ne sont en guerre avec
-personne?</p>
-
-<p>&mdash; Il est fils unique, et son père est mort il y a
-dix ans.</p>
-
-<p>&mdash; S'il connaît son assassin, pensez-vous qu'il
-soit disposé à le nommer?</p>
-
-<p>&mdash; J'en doute. Vous savez le peu de respect qu'ils
-ont tous pour la justice.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, ils aiment mieux se venger que se plaindre,
-et ils croiraient commettre une lâcheté en invoquant
-le secours des lois.</p>
-
-<p>&mdash; Cependant je vais essayer de le faire parler. Il
-ne faut pas que ce crime reste impuni.</p>
-
-<p>&mdash; Essayez. Il est très-faible ; il n'aura pas la force
-de mentir.</p>
-
-<p>&mdash; D'ailleurs, il vient de recevoir l'absolution : il
-n'osera pas commettre un péché.&nbsp;»</p>
-
-<p>Cette conversation ne fut entendue d'aucun
-de ceux qui entouraient Menico ; mais il arrive
-souvent que les malades ont l'ouïe d'une sensibilité
-prodigieuse, et les yeux de Menico brillèrent
-d'un éclat singulier à ces paroles du docteur :
-«&nbsp;Ils aiment mieux se venger que se
-plaindre.&nbsp;»</p>
-
-<p>«&nbsp;Docteur, observa le comte en approchant, ce
-n'est pas nous qui ferons l'interrogatoire. La femme
-de chambre de ma fille ne nous a pas attendus pour
-le commencer.&nbsp;»</p>
-
-<p>Amarella disait à Menico : «&nbsp;Eh bien! mon pauvre
-garçon, tu as donc des ennemis?</p>
-
-<p>&mdash; Tu vois bien que non, puisque tout le monde
-pleure autour de moi.</p>
-
-<p>&mdash; Si je savais quel est le méchant qui t'a tiré un
-coup de fusil!</p>
-
-<p>&mdash; On ne m'a pas tiré un coup de fusil. C'est moi
-qui suis tombé sur les cailloux.</p>
-
-<p>&mdash; Mais comment serais-tu tombé sur les deux
-tempes en même temps?</p>
-
-<p>&mdash; Cela n'est pas plus difficile que de dormir sur
-les deux oreilles.</p>
-
-<p>&mdash; Mais, malheureux, tu avais une balle dans le
-corps!</p>
-
-<p>&mdash; Est-ce que j'avais une balle dans le corps?</p>
-
-<p>&mdash; Oui, tu avais une balle dans le corps.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il répondit en riant doucement : «&nbsp;C'est que j'aurai
-bu après quelqu'un de malpropre.</p>
-
-<p>&mdash; Nous ne saurons rien, dit le comte.</p>
-
-<p>&mdash; Il a le cerveau aussi sain que vous et moi,
-ajouta le docteur. Maintenant je réponds de sa
-vie.&nbsp;»</p>
-
-<p>Amarella poussa un cri de joie.</p>
-
-<p>«&nbsp;De quoi te mêles-tu? lui demanda naïvement
-Menico. Mademoiselle Tolla, je suis content de ne
-pas mourir avant votre mariage. Monsieur le comte,
-j'ai une grâce à vous demander. Quand je serai
-guéri, voudrez-vous permettre que j'aille vous servir
-à Rome?</p>
-
-<p>&mdash; C'est une affaire arrangée depuis hier, dit
-Tolla.</p>
-
-<p>&mdash; Certes, ajouta son père, je ne veux pas te laisser
-ici, exposé aux coups du brigand qui a voulu
-t'assassiner!</p>
-
-<p>&mdash; Merci, monsieur le comte. Vous m'avez bien
-compris.</p>
-
-<p>&mdash; Docteur, demanda Toto, ne pourriez-vous nous
-prêter quelqu'un de vos élèves qui achèverait ce que
-vous avez si heureusement commencé?</p>
-
-<p>&mdash; C'est bien mon intention.</p>
-
-<p>&mdash; Je tiendrai compagnie à ce jeune médecin et
-à mon bon Menico jusqu'à ce que la guérison soit
-parfaite. Mon père, ma mère et ma s&oelig;ur partent
-avec vous ce matin pour Rome.&nbsp;»</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VI</h2>
-
-
-<p>Pour la première fois de sa vie, Tolla quitta la
-campagne sans regret. Elle se plaignait de la lenteur
-des chevaux : il lui tardait d'être à Rome. Du plus
-loin qu'elle aperçut le dôme de Saint-Pierre, elle
-battit des mains par un mouvement de joie enfantine
-qui fit sourire le docteur.</p>
-
-<p>Cependant, si elle avait été en état d'analyser ses
-sentiments et de rendre compte de l'état de son
-c&oelig;ur, elle aurait reconnu que son bonheur était
-plus mélangé et sa joie moins tranquille qu'à l'époque
-de son départ pour Lariccia. Au mois d'août
-elle ne craignait que pour la vie de Lello, et cette
-crainte était tempérée par une confiance aveugle
-dans la bonté de Dieu : elle aurait cru calomnier la
-Providence en supposant que le fléau pût frapper
-son amant. Mais cette malheureuse entrevue, la contenance
-embarrassée de Lello, la présence de monsignor
-Rouquette, la dernière lettre qu'elle avait
-reçue, les observations que cette pièce singulière
-avait suggérées au comte et à Toto, enfin le coup
-mystérieux qui venait de frapper le plus humble et
-le plus dévoué de ses amis, toutes ces circonstances
-accumulées jetaient dans son âme un trouble secret
-dont elle essayait en vain de se défendre. Elle devinait
-que ce qu'elle avait à craindre, ce n'était plus
-un de ces malheurs soudains qui viennent directement
-de la main de Dieu, mais plutôt quelqu'un de
-ces coups invisibles que dirige la haine ou l'ambition
-des hommes. Au demeurant, la perspective de
-piéges à déjouer, de résistances à vaincre, d'obstacles
-à surmonter, en un mot d'une guerre à soutenir,
-ne lui faisait pas peur. Elle avait appris dès
-l'enfance à franchir les barrières et à ne craindre
-ni fatigue ni danger. Cette éducation virile avait
-aguerri son esprit.</p>
-
-<p>«&nbsp;Nous verrons bien, se disait-elle, si un amour
-honnête ne sera pas assez fort, avec l'aide de
-Dieu, pour triompher de la haine et de l'intrigue.&nbsp;»</p>
-
-<p>En entrant à Rome, la comtesse reconnut monsignor
-Rouquette, qui descendait de voiture devant
-le musée de Saint-Jean de Latran. Elle le montra
-au docteur Ély.</p>
-
-<p>«&nbsp;Monsignor Rouquette! dit le docteur.</p>
-
-<p>&mdash; Le connaissez-vous?</p>
-
-<p>&mdash; C'est un de mes malades ; mais comme il se
-porte mieux que moi, nous ne nous voyons pas
-souvent.</p>
-
-<p>&mdash; Que dit-on de lui par la ville?</p>
-
-<p>&mdash; On dit que c'est un galant homme et un homme
-d'esprit, qui pourra, si Dieu le veut, devenir plus
-tard un saint homme.</p>
-
-<p>&mdash; Voilà tout ce qu'on dit?</p>
-
-<p>&mdash; Tout, répondit prudemment le docteur.</p>
-
-<p>&mdash; Alors, cher docteur, dites-moi ce qu'on en
-pense, car Rome est la ville du monde où ce qu'on
-pense ressemble le moins à ce qu'on dit.</p>
-
-<p>&mdash; On pense que monsignor Rouquette n'est ni
-jeune ni vieux, ni beau ni laid, ni blond ni brun,
-ni grand ni petit, ni riche ni pauvre, ni prêtre ni
-laïque, ni honnête ni fripon, ni&hellip; Mais pourquoi
-me forcez-vous à me compromettre?</p>
-
-<p>&mdash; Parlez, mon ami, dit vivement Tolla. Cet
-homme que j'ai vu il y a trois jours pour la première
-fois, est venu se jeter au travers de mon bonheur,
-pour me servir ou pour me perdre. Apprenez-moi,
-si vous le connaissez, ce que je dois craindre
-ou espérer.</p>
-
-<p>&mdash; Tout, mon cher petit ange, selon qu'il sera
-pour vous ou contre vous. Vous savez que j'ai la
-mauvaise habitude de juger les gens sur la physionomie :
-ce monsignor-là possède une des figures
-les plus significatives qu'il m'ait été donné d'observer,
-une vraie tête d'étude. Le front est haut et
-large, le crâne vaste, le cerveau développé, les yeux
-petits, ronds et enfoncés, les prunelles d'un bleu
-aigre et transparent, comme chez les bêtes fauves,
-les narines ouvertes, mobiles et palpitantes, signe
-infaillible de passions ardentes et de grands appétits ;
-les lèvres fines, si toutefois il a des lèvres ; des
-dents à tout mordre ; un menton court, ramassé,
-trapu et profondément entaillé par une fossette ; le
-front plissé, les pommettes couperosées et une large
-patte d'oie épanouie sur chaque tempe. Devinez à
-quoi je pense en voyant cette figure travaillée, tourmentée
-et crevassée par un feu intérieur? A la solfatare
-de Naples. Je flaire un volcan mal éteint, et
-Dieu me pardonne! je crois voir la fumée sortir des
-rides de son front.</p>
-
-<p>&mdash; Bravo, docteur! interrompit le comte. On dirait,
-à vous entendre, que Son Éminence le cardinal-vicaire
-a un secrétaire intime venu en droite
-ligne de l'enfer.</p>
-
-<p>&mdash; Je ne sais pas s'il en vient, mais je vous réponds
-qu'il y va. M. Rouquette est un homme vigoureux
-de corps et d'esprit, qui, pour son malheur et pour
-celui des autres, est né dans une étable de village
-ou dans une mansarde de Paris avec des instincts de
-prince. Le monde n'a jamais manqué de ces hommes
-d'action que le sort jette sur le pavé, sans argent,
-sans naissance et sans aucun autre instrument
-d'action que leur intelligence et leur volonté. Ils
-deviennent, selon les circonstances, illustres ou infâmes ;
-ils font beaucoup de mal ou beaucoup de
-bien, mais ils ne meurent pas sans avoir fait quelque
-chose. Soit qu'ils détroussent les passants,
-comme Cartouche, soit qu'ils dévalisent les peuples,
-comme Law, soit qu'ils renversent les trônes,
-comme Marat, soit qu'ils fondent des dynasties, ils
-ont entre eux une étroite parenté, et ils appartiennent
-tous à la grande famille des aventuriers. Rouquette
-est un des cadets de la famille. Au temps des
-petites guerres du moyen âge, il aurait commandé une
-troupe de routiers ; pendant les luttes de Louis XIV,
-il aurait obtenu des lettres de marque et commandé
-un corsaire ; au siècle suivant, il aurait inventé
-quelques mines du Mississipi ou tenu les cartes dans
-quelque tripot ; sous la république française, il eût
-été orateur de son carrefour et le président de sa
-section. En 1837, découragé de vivre dans un pays
-où la paix, la loi, la troupe de ligne et la gendarmerie
-ont fermé à jamais l'ère des aventures, il est
-venu à Rome : il aspire aux dignités ecclésiastiques,
-les seules qui soient accessibles à un homme d'esprit
-sans naissance et sans fortune. Il choisit dans
-le sacré collége les deux hommes qui ont le plus
-de chance d'arriver à la papauté ; il se fait secrétaire
-du cardinal-vicaire, il s'insinue dans la confiance
-du cardinal Coromila. Sans renoncer aux
-douceurs de la vie laïque, car il n'est pas même
-tonsuré, il porte l'habit ecclésiastique, il obtient le
-titre de monsignor et le droit de mettre des bas violets :
-prêt à entrer dans les ordres au premier évêché
-vacant, ou à jeter la soutane aux orties dès qu'il
-trouvera une dot à épouser. Habile à tout, capable
-de tout, obéissant aux événements jusqu'à ce qu'il
-puisse leur commander, commandant à ses passions
-jusqu'à ce qu'il soit assez riche pour leur obéir, il a
-déjà gagné assez de crédit pour que rien ne lui soit
-impossible, pas même le bien. Si quelque intérêt
-proche ou lointain le porte à assurer votre bonheur,
-comptez sur lui, vous serez heureuse : mais s'il s'avisait
-de parier que je mourrai dans l'année, ma
-foi! je commencerais par faire mon testament. Tout
-cela entre nous! ajouta le docteur en appuyant l'index
-sur ses lèvres. Mais ne me dira-t-on pas, à moi
-qui ai ouvert à cette belle enfant les portes de la vie,
-quel danger elle craint et quel bonheur elle espère?&nbsp;»</p>
-
-<p>La comtesse lui raconta en quelques mots l'histoire
-des amours de Tolla.</p>
-
-<p>«&nbsp;Je ne vois pas apparaître monsignor Rouquette,
-dit le docteur.</p>
-
-<p>&mdash; Maman a oublié de vous dire que, la seule fois
-que Lello est venu nous voir à la campagne, monsignor
-Rouquette était avec lui.</p>
-
-<p>&mdash; <i lang="it" xml:lang="it">Diamine!</i>&nbsp;» dit le docteur. C'était son juron favori.
-<i lang="it" xml:lang="it">Diamine</i> est un blasphème anodin qui remplace
-<i lang="it" xml:lang="it">diavolo</i>! comme en français <i>jarnicoton</i> remplace
-<i>jarnidieu</i>. «&nbsp;C'est ce Rouquette qui a rompu
-le mariage de Coromila l'aîné avec une Vénitienne.</p>
-
-<p>&mdash; Nous le savons.</p>
-
-<p>&mdash; Dans quel intérêt a-t-il fait cela? Pour complaire
-au cardinal. Le chevalier ne compte pas. Or
-le prince et le cardinal s'en iront prochainement
-rejoindre leurs ancêtres : je ne leur donne pas six
-mois. Eh bien! mon petit ange, votre affaire ne me
-paraît pas mauvaise. Quand les deux vieux Coromila
-n'y seront plus, Rouquette n'aura plus aucune
-raison de contrarier votre mariage. Ayez seulement
-six mois de patience et de prudence, et recommandez
-au beau Lello d'étouffer son feu sans l'éteindre.&nbsp;»</p>
-
-<p>Les conseils du docteur furent scrupuleusement
-suivis. Lello n'avait pas besoin qu'on lui recommandât
-la prudence. Mme Feraldi se chargea du soin
-d'organiser le bonheur de ses deux enfants. Lello
-venait tous les soirs à l'<i lang="la" xml:lang="la">Ave Maria</i> passer une heure
-auprès de sa maîtresse ; il courait ensuite dire le
-chapelet avec sa famille ; il s'habillait et allait dans
-le monde, où il revoyait Tolla. Les jours où Tolla
-ne sortait pas, il savait, sans se faire remarquer,
-prélever une heure ou deux sur sa soirée pour causer
-avec elle.</p>
-
-<p>Ils avaient adopté, dans le salon du palais Feraldi,
-une embrasure de fenêtre grande comme une
-de ces chambres que les architectes nous construisent
-à Paris ; ils en avaient fait leur salon particulier,
-leur domaine inviolable, et comme le sanctuaire
-de leur amour. Ainsi en face l'un de l'autre,
-le coude appuyé sur la fenêtre, ils recommençaient
-tous les soirs l'éternelle conversation que le genre
-humain répète depuis tant de siècles sans la trouver
-monotone. Quelquefois, à bout de paroles, ils gardaient
-le silence, ce silence des amants, qui est le
-plus doux des langages. Quelquefois penchés l'un
-vers l'autre, la main dans la main et les larmes bien
-près des yeux, ils disaient et redisaient ensemble
-deux mots où se concentraient toutes leurs pensées
-et toutes leurs espérances :</p>
-
-<p>«&nbsp;<i lang="it" xml:lang="it">Lello mio!</i></p>
-
-<p>&mdash; <i lang="it" xml:lang="it">Tolla mia!</i></p>
-
-<p>«&nbsp;Mon Lello! Ma Tolla!&nbsp;» Il est bien vrai que l'italien
-est par excellence la langue de l'amour. La
-voix se repose doucement sur la première syllabe
-de <i lang="it" xml:lang="it">mia</i>, et donne au mot ainsi prolongé toute la
-suavité d'une caresse.</p>
-
-<p>Lello et Tolla se querellaient quelquefois et ne
-s'en aimaient que mieux. Ces querelles, toujours
-suivies du baiser de paix, sont l'assaisonnement du
-bonheur. Ils s'étaient promis l'un à l'autre que jamais,
-quels que fussent leurs griefs, ils ne se sépareraient
-le soir sans être réconciliés.</p>
-
-<p>«&nbsp;Je ne veux pas, disait Tolla, que tu t'endormes
-sur une mauvaise parole.</p>
-
-<p>&mdash; Enfant! répondait Lello, est-ce que je dormirais?&nbsp;»</p>
-
-<p>Tolla avait l'âme trop sincèrement pieuse pour ne
-pas songer au salut de son amant. D'ailleurs un instinct
-secret l'avertissait peut-être qu'il n'oublierait
-pas ses devoirs envers elle, tant qu'il se souviendrait
-de ses devoirs envers Dieu. En plaidant la cause du
-ciel, elle plaidait la sienne.</p>
-
-<p>Lello n'avait jamais négligé ces observations de
-piété extérieure que les lois de Rome rappellent et
-imposent au besoin à tous les sujets du pape, et que
-les jeunes gens les plus dissipés accomplissent sans
-marchander. Il faisait beaucoup plus, en apparence,
-que la religion la plus austère ne commande ; mais
-Tolla eut fort à faire pour lui rendre les sentiments
-religieux qu'il professait et qu'il n'avait plus. Elle le
-tançait doucement, et le priait de mettre ses idées
-d'accord avec sa conduite. «&nbsp;Tu es, lui disait-elle,
-un mauvais chrétien d'une espèce singulière. Les
-autres pensent bien et agissent mal : toi, tu penses
-mal et tu agis bien. Je ne te dirai donc pas, comme
-mes confrères les prédicateurs : Conformez votre
-conduite à votre foi ; mais plutôt : Tâchez de croire
-à ce que vous pratiquez.&nbsp;»</p>
-
-<p>Comme l'impiété de Lello n'avait rien de systématique,
-et qu'elle tenait moins du scepticisme que
-du libertinage, elle guérit. Tolla eut la joie de convertir
-son amant, de détruire l'effet des mauvaises
-compagnies et de dissiper au souffle de l'amour les
-fumées dont il avait le cerveau obscurci. Les deux
-amants prièrent ensemble, et la prière devint le plus
-cher plaisir de Tolla. Lello voulut qu'ils eussent le
-même confesseur. «&nbsp;Il mettra, disait-il, un lien de
-plus entre nous ; nos péchés mêmes seront ensemble.&nbsp;»
-Tolla accepta le confesseur de Lello.</p>
-
-<p>Jamais le jeune Coromila n'avait été aussi amoureux :
-il jouissait de son bonheur provisoire sans
-songer au combat qu'il faudrait livrer pour le
-rendre définitif. Si parfois, au milieu d'un doux
-entretien, l'image de son père, de ses oncles, de ce
-formidable tribunal de famille, se présentait à son
-esprit, il fermait les yeux pour ne pas voir. Lorsque
-Toto revint à Rome, dans les premiers jours de décembre,
-avec Menico parfaitement guéri, il fut
-émerveillé de l'harmonie qui régnait entre les deux
-amants. Tolla s'était fait peindre en miniature
-pour se donner à Lello. Derrière l'ivoire du portrait,
-elle avait écrit de sa main : <i lang="it" xml:lang="it">Aspettando!</i> «&nbsp;En
-attendant!&nbsp;» De son côté, Lello avait passé quarante
-ou cinquante heures dans l'atelier de M. Schnetz,
-qui lui avait peint un portrait magnifique, grand
-comme nature, et plus beau. L'artiste avait merveilleusement
-interprété la beauté de Lello et mis
-en relief tout ce qu'il y a de romain dans sa physionomie.
-Les deux portraits furent terminés en
-même temps, quoique les deux amants ne se fussent
-pas entendus, et, le jour où Lello apporta le
-sien à Tolla, croyant la surprendre, Tolla tira de sa
-poche sa miniature encadrée d'un petit cercle d'or.</p>
-
-<p>Quand ils se rencontraient dans le monde, ils s'y
-conduisaient avec la plus grande réserve ; ils dansaient
-rarement ensemble et ne se regardaient qu'à
-la dérobée. Dans les premiers jours qui suivirent
-le retour de Tolla, Lello se trahit un peu malgré
-toute sa prudence. Il était d'une gaieté folle, et la
-joie lui sortait par les yeux ; sa contenance fut remarquée,
-et Tolla le pria de veiller sur lui. Alors
-il s'observa si bien, il fut si froid, si sérieux et si
-guindé que toute la ville se demanda ce qu'il avait.
-Tolla revint à la charge et ne lui ménagea pas les
-leçons. Enfin, après quelques oscillations, il trouva
-son équilibre, et ne ressembla plus à une victime
-ni à un triomphateur.</p>
-
-<p>Mme Fratief et sa fille épiaient avec une persévérance
-toute féminine les moindres mouvements
-de Lello. A leur grand regret, elles étaient réduites
-à le surveiller elles-mêmes. Elles avaient perdu
-leur digne espion, ce pauvre Cocomero. Il avait
-quitté la maison le 6 octobre, de lui-même et sans
-qu'on pût savoir quelle mouche l'avait piqué.
-Nadine supposait qu'il était retourné à Naples :
-depuis quelque temps, il paraissait atteint d'une
-mélancolie qui ressemblait beaucoup au mal du
-pays. La générale inclinait à croire qu'il s'était enrôlé
-dans l'honorable corporation des sbires, où
-l'on ne manquerait pas d'apprécier ses talents. En
-attendant qu'il daignât donner de ses nouvelles, on
-l'avait remplacé à la maison par un grand lourdaud
-du Transtevère, et la générale le remplaçait de son
-mieux à la ville. Elle ne rencontrait jamais Lello
-dans le monde sans lui dire : «&nbsp;Attention! j'ai l'&oelig;il
-sur vous!&nbsp;» Lello, dûment averti, se surveillait
-sévèrement et prenait la générale en horreur.</p>
-
-<p>Elle s'avisa que Lello n'aimait peut-être Tolla que
-par amour-propre et à force d'entendre dire qu'elle
-était la plus jolie fille de Rome. «&nbsp;Nous sommes
-bien sottes, pensa-t-elle, de lui avoir laissé faire
-cette réputation-là!&nbsp;» La première fois qu'elle rencontra
-Tolla, elle lui cria : «&nbsp;Eh! mon Dieu! ma
-toute belle, qu'avez-vous? vous êtes toute défaite!&nbsp;»
-Le lendemain, dans une autre maison, elle dit à
-Mme Feraldi : «&nbsp;Chère comtesse, pensez-vous à
-la santé de Tolla? elle ne se ressemble plus depuis
-quelque temps!&nbsp;» Elle allait répétant à qui voulait
-l'entendre : «&nbsp;Est-ce que la plus jolie fille de Rome
-est malade? Elle se fane de jour en jour, et ses parents
-n'ont pas l'air de s'en douter. Savez-vous qui
-est son médecin?&nbsp;» Cinq ou six mères de famille,
-qui avaient des filles à marier, furent frappées de
-la justesse des observations de la générale. Elles
-virent avec les yeux de la foi que Tolla avait les
-bras maigres et la figure fatiguée ; elles le dirent
-sur les toits, et bientôt il ne fut bruit que du dépérissement
-de Tolla.</p>
-
-<p>Tolla avait non-seulement cet éclat de santé que
-les femmes rapportent de la campagne au commencement
-de l'hiver, mais encore ce je ne sais
-quoi de radieux, de vivace et de bruyant que le
-bonheur ajoute à la beauté. Il aurait fallu que Lello
-fût aveugle pour la croire enlaidie. Il se contenta
-de sourire tranquillement le jour où il entendit
-quelques bonnes âmes chuchoter autour de lui :</p>
-
-<p>«&nbsp;Regardez donc la Feraldi. Est-elle passée!</p>
-
-<p>&mdash; Pauvre fille : jaune comme un fruit dans une
-armoire.</p>
-
-<p>&mdash; Les yeux battus.</p>
-
-<p>&mdash; Les lèvres molles.</p>
-
-<p>&mdash; Il lui reste sa physionomie.</p>
-
-<p>&mdash; Oui ; si on lui ôtait cela, elle serait presque
-laide.&nbsp;»</p>
-
-<p>Nadine, de son côté, avait dressé une batterie
-contre la mère de Tolla. Elle allait disant d'un petit
-air ingénu qui ne lui seyait pas mal :</p>
-
-<p>«&nbsp;Savez-vous que Tolla est bien heureuse d'avoir
-une mère comme la sienne? Cette Mme Feraldi a
-tant d'esprit que je l'admire. Ce n'est pas ma pauvre
-bonne mère qui saura jamais attirer un jeune
-homme à la maison, le flatter, le séduire, l'engager,
-le compromettre et le conduire, les yeux bandés,
-jusqu'à la porte de l'église! Après tout, ma
-bonne mère, je t'aime comme tu es, avec ta naïveté
-sublime. Nous sommes des sauvages du Nord ;
-mais mieux vaut la barbarie qu'une civilisation
-trop avancée. N'envions pas le savoir-faire des
-habiles, et gardons la blancheur de nos neiges
-natales.&nbsp;»</p>
-
-<p>Nadine et sa mère, à force de fréquenter l'église
-des Saints-Apôtres, acquirent la certitude que Lello
-venait tous les soirs au palais Feraldi. La générale
-se chargea d'en répandre la nouvelle avec un commentaire
-de sa façon : «&nbsp;Que vous semble, disait-elle
-à toutes les femmes de sa connaissance, d'une mère
-qui protége de pareils rendez-vous? Quand le
-prince est entré, la grande porte se ferme, et le
-concierge, une espèce de brute, n'ouvrirait pas
-pour un million. Moi, si un jeune homme était admis
-à faire sa cour à mademoiselle ma fille, je
-laisserais ma porte ouverte à tout le monde. On ne
-se cache que pour mal faire. La petite est vraiment
-à plaindre : elle aime ce garçon, on l'enferme avec
-lui ; le moyen qu'elle se défende? Cependant il est
-possible que cela tourne à bien. Si le prince s'avançait
-si loin, si loin qu'il lui fût impossible de reculer!
-On fera parler l'honneur, l'amour, la reconnaissance ;
-ne pourrait-on même pas le contraindre?
-Toutes les fautes ne sont pas des maladresses, et il
-y a souvent plus d'habileté dans un quart d'heure
-d'oubli que dans dix années de vertu.&nbsp;»</p>
-
-<p>Ces calomnies furent colportées bruyamment
-dans tous les salons de Rome. On les fit sonner très-haut
-dans l'espoir qu'elles arriveraient aux oreilles
-de la famille Coromila. Elles furent recueillies précieusement
-par trois personnes.</p>
-
-<p>La première était Rouquette, qui s'en réjouit.</p>
-
-<p>La seconde était le frère de Lello, qui s'en effraya.</p>
-
-<p>La troisième était le colonel, qui s'en amusa.</p>
-
-<p>Le pauvre cardinal n'eut pas le temps d'apprendre
-ce qu'on disait de son neveu. Il mourut comme
-un saint, la veille de l'Épiphanie. Rouquette, devenu
-le commensal et le confident du colonel, remercia
-intérieurement les alliés inconnus qui secondaient
-si bien ses projets. Le vieux prince, relégué
-par ses infirmités au fond de son palais, n'apprenait
-que les nouvelles qu'on jugeait à propos de laisser
-arriver jusqu'à lui. Son fils aîné voulait tout lui
-dire : il craignait que Lello ne fût véritablement
-livré aux mains d'une famille d'intrigants, mais
-Rouquette et le colonel le détournèrent de ce dessein.</p>
-
-<p>«&nbsp;Qu'espérez-vous de l'intervention du prince?
-lui demanda Rouquette.</p>
-
-<p>&mdash; Mon père lui défendra de retourner chez cette
-fille.</p>
-
-<p>&mdash; Obéira-t-il?</p>
-
-<p>&mdash; Oui. Mon père a beau être vieux, infirme,
-aveugle, plus semblable à un mort qu'à un vivant,
-sa volonté est inflexible, et Lello tremble encore devant
-lui. Il obéira.</p>
-
-<p>&mdash; Soit ; je suppose qu'il se montre plus soumis
-que vous ne l'avez été en pareille circonstance : le
-prince n'est malheureusement pas éternel. Si Lello
-consent à oublier pour quelque temps qu'il est majeur
-et maître de sa personne, il s'en ressouviendra
-à la mort de son père, et vous ne saurez plus par
-quel frein le retenir. Gardez-vous d'élever la
-volonté du prince entre lui et celle qu'il aime ;
-le jour où la mort renverserait la barrière,
-votre prisonnier vous échapperait, et pour toujours.</p>
-
-<p>&mdash; Il a raison, ajouta le colonel. D'ailleurs ton
-projet nous attirerait des scènes de famille, des larmes,
-des prières et un débordement de rhétorique
-dont je bâille à l'avance. Nous agirons quand il en
-sera temps ; rien ne presse.&nbsp;»</p>
-
-<p>Mme Fratief, qui était pressée, dit un jour à la
-chanoinesse de Certeux :</p>
-
-<p>«&nbsp;Chère madame! on ne parle dans Rome que
-de l'esprit d'un de vos compatriotes, monsignor&hellip;
-monsignor&hellip; <i>Ach!</i> J'ai perdu son nom. Ce monsignor
-qui a empêché un prince Coromila de se mésallier
-à Venise&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Monsignor Rouquette?</p>
-
-<p>&mdash; Précisément, monsignor de Rouquette. Vous
-qui recevez la fine fleur de la société romaine,
-dites-moi donc, chère madame, si monsignor de
-Rouquette a autant d'esprit qu'on veut bien lui en
-prêter.</p>
-
-<p>&mdash; Vous n'avez jamais causé avec lui?</p>
-
-<p>&mdash; Je n'ai jamais pu le joindre ; et notez que j'en
-meurs d'envie.</p>
-
-<p>&mdash; Si vous étiez assez aimable pour venir prendre
-le thé ce soir avec moi, je vous servirais monsignor
-Rouquette entre la première et la deuxième
-tasse.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! chère madame, vous êtes ma bonne étoile.
-Figurez-vous que Nadine et moi nous importunons
-le ciel depuis quinze jours pour qu'il nous envoie
-monsignor Rouquette.&nbsp;»</p>
-
-<p>Nadine ajouta d'un petit ton dévot : «&nbsp;Ceci nous
-prouve, maman, que, pour obtenir de Dieu ce
-qu'on désire, il faut recourir à l'intervention des
-saints.&nbsp;»</p>
-
-<p>Lorsque Rouquette fut en présence de la générale,
-il devina aux premiers mots un auxiliaire intéressé
-et compromettant. Il résolut de s'en amuser
-et de s'en servir.</p>
-
-<p>Elle crut être fort habile en commençant par le
-féliciter de la cure qu'il avait faite sur le frère de
-Lello : de l'aîné au cadet, la transition serait aisée.
-Mais Rouquette se défendit énergiquement contre
-les éloges qu'elle prétendait lui faire accepter. «&nbsp;Ce
-n'est pas moi, dit-il, qui ai guéri le fils aîné du
-prince Coromila ; tout l'honneur de la cure appartient
-à Dieu et au bon naturel du malade. La
-famille Coromila ne périra point par les mésalliances.</p>
-
-<p>&mdash; Ah! monsignor, vous me rassurez. On disait
-que le prince Lello était en grand danger.</p>
-
-<p>&mdash; Je vous assure, madame, qu'il se porte le mieux
-du monde.</p>
-
-<p>&mdash; L'air des jardins Feraldi est dangereux le soir,
-et les pauvres c&oelig;urs y prennent la fièvre.</p>
-
-<p>&mdash; Dieu a fait l'homme plus robuste que la femme,
-et il arrive que l'un reste en santé, tandis que l'autre
-tombe malade.</p>
-
-<p>&mdash; L'Église a bien raison de défendre les jugements
-téméraires. L'homme est si prompt à accuser
-son prochain! On parle quelquefois de serments
-échangés, de promesses de mariage, d'anneaux
-passés au doigt, de portraits donnés et reçus,
-quand il n'y a peut-être rien de vrai que quelques
-baisers.</p>
-
-<p>&mdash; Le monde est encore plus méchant que vous
-ne croyez, madame. On va souvent jusqu'à inventer
-des histoires de mariage secret.</p>
-
-<p>&mdash; Vraiment!</p>
-
-<p>&mdash; De promenade nocturne en tête-à-tête.</p>
-
-<p>&mdash; A pied?</p>
-
-<p>&mdash; Mieux, madame ; en voiture.</p>
-
-<p>&mdash; Je n'avais jamais entendu conter pareille
-chose!</p>
-
-<p>&mdash; Avez-vous entendu parler d'un père et d'une
-mère complices d'un mariage clandestin et forcés
-de cacher la grossesse de leur fille?</p>
-
-<p>&mdash; On dit cela?</p>
-
-<p>&mdash; Souvent, madame, tant il y a de méchanceté
-en ce monde! Mais les hommes de bon sens laissent
-tomber ces calomnies.</p>
-
-<p>&mdash; Je ne les laisserai pas à terre, pensa la générale.</p>
-
-<p>&mdash; Elle les ramassera,&nbsp;» se dit Rouquette.</p>
-
-<p>La chanoinesse vint se mêler à la conversation.
-«&nbsp;Vous parliez mariage? demanda-t-elle à Rouquette.</p>
-
-<p>&mdash; Hélas! madame, répondit-il, de quoi parlerait-on
-dans un pays où l'amour, et par conséquent le
-mariage, est le seul intérêt de la vie après le salut?</p>
-
-<p>&mdash; On dit que votre compagnon de voyage épouse
-la fille d'un lord catholique?</p>
-
-<p>&mdash; On l'espère. Si les négociations réussissent, le
-mariage se fera à Londres au mois de mai.</p>
-
-<p>&mdash; Est-ce à Londres aussi, demanda en souriant
-la chanoinesse, que vous comptez marier Lello?</p>
-
-<p>&mdash; Qui sait?&hellip; Certes, si j'étais à sa place, je chercherais
-une femme partout, excepté à Rome.</p>
-
-<p>&mdash; Pourquoi? Vous pouvez parler hardiment :
-tous les Romains sont partis, et ce n'est ni la générale
-ni moi qui irons vous dénoncer.</p>
-
-<p>&mdash; Oh! madame, je n'ai rien contre les Romains
-ni contre les Romaines ; mais à mes yeux Rome est
-le pays du monde où les hommes mariés ont le
-moins d'avenir. A Paris, à Pétersbourg, à Londres,
-l'homme qui se marie épouse toute une armée de
-protecteurs, d'amis, de partisans, qui s'engagent
-par contrat à le faire parvenir. A Rome, il épouse
-une femme et rien de plus. Il y a tels mariages qui
-vous donnent en France la croix et une place de
-préfet, en Angleterre la députation, en Russie&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; En Russie, ajouta vivement la générale, une
-clef de chambellan, la noblesse de deuxième classe,
-des croix, des pensions, des places, la faveur, la
-fortune et tout.</p>
-
-<p>&mdash; Vous voyez bien, mesdames, que Rome est le
-patrimoine des célibataires, et que les hommes mariés
-doivent chercher fortune ailleurs.</p>
-
-<p>&mdash; La France, dit la générale, est un pays sans
-avenir. Ces messieurs de 1830 ont tout mis sens
-dessus dessous, les lois et les pavés. Qu'est-ce qu'un
-député? Un homme qui n'a pas même d'uniforme!
-On parle des pairs de France : ont-ils seulement
-le droit de bâtonner leurs gens? L'aristocratie est
-tombée bien bas, depuis la suppression du droit
-d'aînesse.</p>
-
-<p>&mdash; Le droit d'aînesse s'est conservé en Angleterre.
-L'Angleterre est encore bonne.</p>
-
-<p>&mdash; Oui ; mais combien trouvez-vous de familles
-catholiques dans la noblesse anglaise? On les
-compte, cher monsignor, on les compte. Vous avez
-eu le bonheur de découvrir un beau parti dans
-cette petite élite du royaume, raison de plus pour
-n'y en pas chercher un second.</p>
-
-<p>&mdash; Reste donc la Russie. Par malheur, elle est
-schismatique.</p>
-
-<p>&mdash; Schismatique, monsignor! La Russie n'est pas
-schismatique. Jamais on n'a dit que la Russie fût
-schismatique. Il y a des schismatiques en Russie,
-j'en conviens, mais beaucoup moins qu'on ne pense.
-Est-ce que toute la Pologne, sans aller plus loin,
-n'est pas catholique? L'empereur est le plus tolérant
-des hommes ; il est le père de tous ses sujets,
-sans distinction : on ne l'a jamais accusé de
-favoriser les schismatiques. Que mademoiselle ma
-fille arrive demain en Russie, soit avec sa mère, soit
-avec son mari, sera-t-elle bien moins reçue, parce
-qu'elle est catholique? Dites, madame la chanoinesse,
-si le marquis votre frère a dû se faire schismatique
-pour arriver aux premières dignités de
-l'empire?</p>
-
-<p>&mdash; On m'a conté, reprit modestement Rouquette,
-qu'en Russie les filles ne recevaient que le quatorzième
-de l'héritage de leurs parents.</p>
-
-<p>&mdash; Distinguons, cher monsignor. En effet, elles
-n'héritent que du quatorzième lorsqu'elles ont des
-frères ; mais une fille unique, comme Nadine, par
-exemple, et tant d'autres héritières, ne partage le
-bien de ses parents avec personne.</p>
-
-<p>&mdash; Au reste, nous avons à Rome des jeunes gens
-assez riches pour prendre une fille sans dot.</p>
-
-<p>&mdash; Bien, monsignor! Vous êtes un homme antique.
-Vous ne donnez pas, vous, dans le travers ridicule
-des hommes d'aujourd'hui! je ne connais
-rien d'impatientant comme cette question : «&nbsp;Qu'a-t-elle?&nbsp;»
-Eh! mes chers messieurs, ma fille a ce
-qu'elle a ; épousez-la pour elle, ou je la garde. Je
-vous dirai le lendemain du mariage si elle est sans
-un sou ou si elle a dix millions.&nbsp;»</p>
-
-<p>A ce chiffre de dix millions, Rouquette prit un
-air si respectueux que la générale se persuada qu'il
-était dupe. «&nbsp;Décidément, madame, dit-il en terminant,
-je crois que, si je m'appelais Lello Coromila,
-je choisirais ma femme en Russie. Par malheur,
-je ne suis rien qu'un homme de bon conseil.</p>
-
-<p>&mdash; Il va travailler Lello! se dit la générale ivre
-d'espérance.</p>
-
-<p>&mdash; Elle court perdre les Feraldi,&nbsp;» pensa Rouquette
-en la voyant sortir.</p>
-
-<p>Huit jours après, il n'était bruit que du mariage
-secret de Lello et de Tolla. On citait le jour, l'heure,
-la chapelle, le prêtre et les témoins. Ces détails
-d'une précision inquiétante émurent le frère de
-Lello : il lui demanda s'ils étaient vrais, et ne voulut
-croire ses dénégations que lorsqu'elles furent confirmées
-par Rouquette.</p>
-
-<p>Tolla n'ignora pas longtemps les calomnies que
-la Fratief avait mises en circulation. Un matin que
-Mme Feraldi réunissait chez elle quelques jeunes
-filles de la société et quelques amis de Toto pour
-répéter ensemble une mazurka, les deux cousines
-de Tolla vinrent la féliciter de son mariage.</p>
-
-<p>«&nbsp;Quel mariage? demanda-t-elle en rougissant
-jusqu'aux yeux.</p>
-
-<p>&mdash; C'est bien mal à toi, Tolla, de n'en avoir rien
-dit à tes bonnes cousines!</p>
-
-<p>&mdash; Ah! ah! ah! qu'elle est étonnante avec son
-air étonné! Nous n'aurions pas dû être les dernières
-à apprendre ton bonheur.</p>
-
-<p>&mdash; Figure-toi que j'arrive dimanche dans une
-maison : la première chose qu'on me dit, c'est que
-tu es la femme de Lello. Moi, je me mets à rire, et je
-trouve la plaisanterie assez neuve. Je sors, je rencontre
-Bettina Nigri et sa mère à la porte d'une
-église ; elles m'arrêtent pour me dire : «&nbsp;Eh bien!
-vous avez un nouveau cousin! &mdash; Bah! est-ce que
-ma tante Feraldi est accouchée? &mdash; Non, mais
-Tolla s'est mariée avec Lello.&nbsp;» Enfin, hier, maman
-reçoit la plus étrange lettre du monde. On lui
-écrit de Forli : «&nbsp;Votre nièce est mariée, nous le
-savons ; il n'est pas question d'autre chose dans
-la ville : contez-nous donc les détails de l'aventure!&nbsp;»</p>
-
-<p>Tolla resta muette d'étonnement : après avoir
-pris tant de soin pour cacher son amour, elle se
-voyait la fable de la ville et de la province.</p>
-
-<p>Toto vit d'un coup d'&oelig;il que tous les témoins de
-cette scène avaient déjà entendu parler de ce prétendu
-mariage, et qu'ils y croyaient. Il se hâta de
-répondre pour sa s&oelig;ur : «&nbsp;On vous a trompées,
-mes chères cousines, et, si l'on répète devant vous
-cette sotte invention de nos ennemis, vous pourrez
-répondre hautement que Tolla n'est pas mariée.&nbsp;»</p>
-
-<p>Tolla ajouta avec une indignation mal contenue :</p>
-
-<p>«&nbsp;Et qu'elle n'est pas fille à accepter la honte d'une
-semblable union, et qu'elle méprise un bonheur
-clandestin, et qu'elle ne voudrait pas d'un roi même
-à ce prix, et qu'elle ne s'avilira jamais au point
-d'accepter la main d'un homme qui craindrait de
-l'épouser à la lumière du soleil et à la face de tous!&nbsp;»</p>
-
-<p>Les deux cousines s'excusèrent à qui mieux
-mieux.</p>
-
-<p>«&nbsp;Pardon, dit Philomène, je ne voulais pas te
-chagriner ; mais, comme tout le monde parle de ce
-mariage, je croyais&hellip; Pardon&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Mais es-tu simple, dit Agathe, de pleurer pour
-si peu de chose! Et quand cela serait vrai! Les mariages
-secrets sont aussi bons que les autres, du
-moment où le prêtre y a passé, et ils sont bien plus
-amusants!&nbsp;»</p>
-
-<p>Le soir, Lello vint avec Philippe. Ils trouvèrent
-Tolla tout en larmes, et elle leur raconta ce qu'elle
-avait appris.</p>
-
-<p>«&nbsp;C'est une invention de la Fratief, dit Lello. Il y
-a huit jours que cela court la ville. Mon frère m'en
-a parlé.</p>
-
-<p>&mdash; Et qu'as-tu répondu? demanda Tolla.</p>
-
-<p>&mdash; J'ai répondu que la voix publique avait menti,
-et que je n'aurais pas fait un tel pas sans consulter
-mes parents.</p>
-
-<p>&mdash; Tu ne lui as rien dit de nos engagements? Il
-serait peut-être temps d'en instruire ta famille.</p>
-
-<p>&mdash; Mon cher amour, mon père est plus mal que
-jamais depuis la mort du cardinal. Si par hasard on
-l'avait prévenu contre nos projets, la déclaration
-que j'ai à lui faire pourrait lui porter un coup terrible.
-Ne vaut-il pas mieux attendre que sa santé
-soit raffermie, si tant est qu'il puisse guérir?</p>
-
-<p>&mdash; Attendons, dit Tolla. Je me boucherai les
-oreilles pour ne pas entendre les calomnies de nos
-ennemis.</p>
-
-<p>&mdash; Faites mieux, ajouta Pippo. On vous accuse
-d'être mariés secrètement. A votre place je voudrais
-donner raison à ces chers accusateurs. Voulez-vous
-que je vous trouve un prêtre? Je serai votre témoin
-avec quelque ami sûr et discret. Supposez que la
-chose transpire, personne n'y croira. La nouvelle
-est usée : elle date de huit jours. D'ailleurs est-ce
-qu'on croit jamais la vérité?</p>
-
-<p>&mdash; Qu'en penses-tu, Tolla?&nbsp;» demanda Lello.</p>
-
-<p>Tolla répondit d'une voix ferme et décidée :</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon ami, hier peut-être j'aurais dit oui. Après
-la scène de ce matin, je me mépriserais moi-même
-si j'étais capable d'accepter. Nous attendrons.&nbsp;»</p>
-
-<p>Lello et Philippe restèrent au palais Feraldi jusqu'à
-minuit. Le lendemain, on racontait dans Rome
-que Tolla et Lello étaient sortis ensemble à la
-brune. Une personne digne de foi les avait reconnus
-dans les allées du Pincio, appuyés tendrement
-l'un sur l'autre. Un second témoin les avait rencontrés
-en carrosse à cent pas de la porte du Peuple ;
-un troisième les avait surpris dans une petite voiture
-basse sur l'avenue qui mène à l'église Saint-Paul ;
-un quatrième les avait aperçus à cheval sur l'avenue
-d'Albano. Un autre ne les avait pas vus, mais il avait
-fait parler le cocher qui les conduisait tous les soirs.
-Ces témoignages, qui auraient dû se détruire, se
-confirmaient l'un l'autre. On aimait mieux croire à
-l'ubiquité de Tolla qu'à son innocence. Une ligue
-redoutable se forma contre elle. Toutes les mères
-qui l'avaient enviée, toutes les filles qui l'avaient
-jalousée, tous les jeunes gens qui l'avaient désirée,
-s'enrégimentaient sous les ordres de la Fratief. Les
-amis qui pouvaient la défendre, comme la marquise,
-Pippo, le docteur Ély, étaient accablés par le
-nombre. La pauvre fille apprenait tous les jours
-quelque nouvelle calomnie : elle s'en consolait en
-la racontant à Lello, qui lui promettait de lui payer
-en bonheur tout ce qu'elle avait à souffrir.</p>
-
-<p>Dans les premiers jours de janvier, les consolations
-de son amant lui manquèrent. Le vieux prince
-entrait dans son agonie, qui dura près de trois
-semaines. Lello, cloué au chevet de son père, trouvait
-à peine le temps d'écrire tous les jours un billet
-à Tolla. Elle n'avait plus personne à qui confier ses
-ennuis : pouvait-elle apprendre à sa mère toutes
-ces calomnies, où sa mère était plus maltraitée
-qu'elle-même?</p>
-
-<p>Elle s'associait à la douleur de Lello, et, quoiqu'elle
-n'eût jamais vu le prince de Coromila, elle
-le pleurait comme un père. Elle ne songea pas un
-seul instant que la mort de ce vieillard assurait son
-mariage. Le prince mourut. Tolla fut trois ou quatre
-jours sans aller dans le monde : elle se sentait
-incapable de retenir ses larmes. Le monde murmura.
-Si on l'avait vue sourire et valser, on aurait
-poussé les hauts cris ; on aurait dit qu'elle triomphait
-de la mort du prince.</p>
-
-<p>Lello, toujours prudent, lui écrivit le lendemain
-des funérailles de son père : «&nbsp;J'apprends qu'hier
-au soir on a remarqué ton absence au théâtre. Que
-cela te serve de leçon pour l'avenir.&nbsp;»</p>
-
-<p>C'était Mme Fratief qui avait pris la peine de
-courir de loge en loge à la recherche de Tolla :</p>
-
-<p>«&nbsp;Avez-vous vu Tolla?</p>
-
-<p>&mdash; Non.</p>
-
-<p>&mdash; Comment n'est-elle pas ici, elle qui adore la
-musique de Bellini? J'avais quelque chose à lui
-dire. Je vais passer chez elle après le spectacle.
-Mais, j'y pense! je ne la trouverais pas. Elle a quelqu'un
-à consoler.&nbsp;»</p>
-
-<p>On savait cependant que Lello passait la soirée
-en famille.</p>
-
-<p>Pour excuser sa douleur, Tolla dit qu'elle était
-malade. Cela n'était qu'un demi-mensonge : la
-pauvre fille succombait à l'excès de ses ennuis. Ses
-ennemis la prirent au mot et glosèrent sur sa maladie.</p>
-
-<p>La jeune Nadine disait ingénument à toutes les
-filles de son âge : «&nbsp;Tâchez donc de savoir quelle
-est la maladie de Tolla. Ma mère le sait, mais elle
-ne veut pas me le dire. Il paraît que c'est une maladie
-que les jeunes filles n'ont jamais, dont on ne
-meurt pas, mais qui dure bien des mois.&nbsp;»</p>
-
-<p>En apprenant cette nouvelle invention, Tolla guérit
-de colère : elle sentit ses forces doublées ; tout
-son être s'exalta, toute son énergie se tendit. Elle
-retourna dans le monde, courut les théâtres, les
-bals, les soirées, dansa des nuits entières, fatigua
-ses valseurs, soupa à quatre heures du matin, but
-du vin de Champagne, oublia sa pelisse en sortant
-du bal, commit imprudence sur imprudence, et
-prouva une santé de fer.</p>
-
-<p>Sa réputation n'y gagna rien. Les uns disaient :</p>
-
-<p>«&nbsp;C'est pour mieux cacher <i>son état</i>.</p>
-
-<p>&mdash; Mais, s'écriait la marquise Trasimeni, elle a
-une taille à prendre dans la main! Croyez-vous
-qu'elle puisse laisser <i>son état</i> à la maison?&nbsp;»</p>
-
-<p>D'autres allaient chuchotant : «&nbsp;Elle ne se ménage
-pas assez pour une fille qui relève de maladie.&nbsp;»</p>
-
-<p>Un plaisant remarquait la coïncidence de la mort
-du prince et de la retraite momentanée de Tolla.</p>
-
-<p>«&nbsp;Les Coromila se conservent bien, disait-on.
-S'il en meurt un, vite il en naît un autre. Coromila
-est mort, vive Coromila!&nbsp;»</p>
-
-<p>Mme Fratief, en voyant valser Tolla, disait charitablement
-à ses voisines : «&nbsp;La malheureuse! elle
-veut donc tuer deux personnes à la fois!&nbsp;»</p>
-
-<p>Cependant Lello s'était laissé conduire à la villa
-d'Albano, où ce qui restait de la famille se retira
-pendant quinze jours pour cacher sa douleur et
-pour l'oublier. On chassait, on faisait de grandes
-cavalcades et de longs repas. Rouquette organisa
-savamment cette vie oisive, décente et plantureuse.
-Lello eut le temps, non pas d'envier, mais d'entrevoir
-les douceurs de la vie de garçon. Cependant
-le voisinage de Lariccia, les souvenirs de l'été dernier,
-peut-être même l'oisiveté, la solitude et la
-bonne chère ravivèrent son amour pour Tolla. Un
-soir, en sortant de table, il lui écrivit : «&nbsp;Je te l'ai
-dit cent fois, mais je veux te l'écrire, parce que les
-écrits restent : je t'aimerai toujours et je saurai
-mourir plutôt que d'oublier un ange tel que toi.
-Dieu voit mon c&oelig;ur, et, en sa présence, je te jure
-une fidélité éternelle.&nbsp;»</p>
-
-<p>«&nbsp;Comme il m'aime! s'écria Tolla lorsqu'on lut
-cette lettre en famille.</p>
-
-<p>&mdash; Voilà un écrit précieux, ajouta Toto. Ne le
-perds pas, ma fille. Si, après un pareil serment, il
-refusait de t'épouser, le pape l'y forcerait.&nbsp;»</p>
-
-<p>Les Coromila revinrent à Rome au commencement
-de mars, et Lello reprit sa place à la fenêtre
-du palais Feraldi. Après un mois d'un bonheur
-presque parfait, malgré le déchaînement de la
-calomnie, il se montra triste et préoccupé.</p>
-
-<p>«&nbsp;Qu'as-tu? lui demanda Tolla en le regardant
-jusqu'au fond de l'âme.</p>
-
-<p>&mdash; Rien. Des ennuis de famille.</p>
-
-<p>&mdash; Tu as tout déclaré à tes parents?</p>
-
-<p>&mdash; Non.</p>
-
-<p>&mdash; Ils t'ont parlé de moi?</p>
-
-<p>&mdash; Non.</p>
-
-<p>&mdash; Quels ennuis peux-tu avoir? Tu es majeur,
-libre, maître absolu de tes actions, riche&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Moins que tu ne penses.</p>
-
-<p>&mdash; Tant mieux! je voudrais que tu n'eusses rien ;
-je serais sûre d'habiter notre petit domaine de
-Capri. Te souviens-tu de Capri? Voyons si tu as
-profité de mes leçons de géographie! Capri est
-bornée au nord par l'amour, à l'est par la fidélité,
-à l'ouest par beaucoup d'enfants&hellip; Ton père t'a
-donc déshérité!</p>
-
-<p>&mdash; Peu s'en faut.</p>
-
-<p>&mdash; Quel bonheur!</p>
-
-<p>&mdash; Il a laissé un fidéicommis à mon oncle.</p>
-
-<p>&mdash; Le joli mot! Il veut dire?&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Que par suite d'un ordre secret de mon père,
-dont le testament ne dit pas un mot et dont l'exécution
-est confiée à mon oncle, mon frère aîné sera
-cinq fois plus riche que moi.</p>
-
-<p>&mdash; Ainsi, mon pauvre ami, tu n'auras peut-être
-pas plus de deux millions!</p>
-
-<p>&mdash; Peut-être.</p>
-
-<p>&mdash; Alors, viens à Capri : je te promets pour cent
-millions de bonheur!&nbsp;»</p>
-
-<p>Lello mentait, et l'argent n'était pour rien dans
-sa tristesse. Son père n'avait fait ni fidéicommis
-ni substitution ; il avait légué au chevalier une
-terre magnifique qui devait naturellement se partager
-entre les deux frères après la mort de leur
-oncle.</p>
-
-<p>La vraie cause du chagrin, de l'embarras ou du
-remords de Lello, la voici :</p>
-
-<p>Le fils aîné du vieux Louis Coromila, devenu
-prince depuis la mort de son père, avait terminé
-les négociations relatives à son mariage ; son départ
-était fixé au 30 avril. Il devait s'embarquer à Civita-Vecchia
-pour Marseille, traverser la France, séjourner
-à Paris, arriver à Londres pour les fêtes du
-couronnement de la reine Victoria, et revenir avec
-sa femme par la France, la Belgique, l'Allemagne
-et la Lombardie. Tous les jours on travaillait devant
-Lello à compléter, à préciser et à embellir ce
-séduisant itinéraire. Le chevalier et Rouquette ne
-s'occupaient pas d'autre chose, tandis que le jeune
-prince enrégimentait sa suite et commandait sa livrée.
-Toutes les tables de la maison étaient couvertes
-de cartes routières ; on voyait des Guides
-étalés sur tous les meubles. A chaque repas, Rouquette
-s'étendait complaisamment sur la description
-des plaisirs de Paris. Le chevalier répliquait par le
-tableau des magnificences de la cour de Londres.
-Le prince, quoiqu'il dût se faire habiller à Paris,
-commanda à Rome son habit de cour, dont Lello
-rêva plus de trois nuits. Rouquette était du voyage ;
-il eut aussi de longues conférences avec son tailleur.
-Ni le chevalier ni le prince ne firent aucune proposition
-à Lello ; mais on démontrait devant lui que
-cette longue odyssée ne durerait pas beaucoup plus
-de deux mois. Le chevalier plaisantait légèrement sur
-l'esprit casanier, sur les animaux à coquille et sur les
-souriceaux qui n'osent sortir de leur trou. Le prince
-se promettait de savourer bien mieux les douceurs
-de la vie domestique après un temps de voyages et
-d'aventures.</p>
-
-<p>Ces plaidoiries indirectes se prolongèrent jusqu'aux
-premiers jours d'avril. Peut-être la famille
-aurait-elle perdu son procès, si Tolla avait eu un
-grain de coquetterie ; mais le bonheur de Lello était
-trop pur et trop égal pour qu'il s'effrayât d'une absence
-de deux mois.</p>
-
-<p>Sur ces entrefaites, Morandi fit écrire à la comtesse
-qu'il avait vu sa fille à Lariccia vers le milieu
-de septembre, qu'il l'avait trouvée plus belle
-que tous les portraits qu'on lui en avait faits, et
-que, si Tolla n'avait refusé sa main que par crainte
-de quitter Rome, il était prêt à déserter Ancône
-pour la capitale.</p>
-
-<p>Le jeune Feraldi voulait qu'on fît lire cette lettre
-à Lello ; Tolla s'y opposa formellement. «&nbsp;Une semblable
-confidence, dit-elle, aurait l'air d'une menace.&nbsp;»
-Cependant la jalousie serait venue fort à
-point pour aiguillonner l'amour de Lello et pour
-ramener son esprit, qui s'égarait à chaque instant
-vers la France et l'Angleterre.</p>
-
-<p>Tolla s'en doutait si peu, qu'elle employait une
-partie de ses soirées à lui apprendre le français. Les
-progrès n'étaient pas rapides : le professeur et l'élève
-s'embrouillaient à qui mieux mieux dans la
-conjugaison du verbe <i>aimer</i>. Quelquefois, pour faire
-trêve à la grammaire, elle ouvrait un livre français,
-le lui mettait sous les yeux, et le contraignait doucement
-à épeler, à lire et à traduire. A la fin de la
-leçon, l'écolier reconnaissant embrassait son dictionnaire.</p>
-
-<p>Un soir, ils lurent ensemble la fable des <i>Deux
-Pigeons</i>. Quand Lello eut achevé laborieusement
-le mot à mot, Tolla lui ôta le livre des mains et
-traduisit la fable entière en vers libres ou plutôt
-en prose cadencée ; sa voix, sonore et brillante,
-avait je ne sais quoi de doux, de tendre et de profond.
-Lello regardait voler ses paroles harmonieuses ;
-il croyait voir cette filleule des fées qui
-n'ouvrait jamais la bouche sans laisser tomber des
-perles et des émeraudes. Lorsque Tolla lui prit la
-main en traduisant ces beaux vers :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Amants, heureux amants, voulez-vous voyager?</div>
-<div class="verse i2">Que ce soit aux rives prochaines!</div>
-<div class="verse">Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau,</div>
-<div class="verse i2">Toujours divers, toujours nouveau ;</div>
-<div class="verse">Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">il baissa la tête et fondit en larmes.</p>
-
-<p>Le matin même, en sortant de la messe, son oncle
-lui avait dit :</p>
-
-<p>«&nbsp;J'ai un remords.</p>
-
-<p>&mdash; Vous, mon oncle!</p>
-
-<p>&mdash; Oui, je suis un mauvais parent. Ton frère va
-partir pour Londres, et je reste à Rome au lieu de
-l'accompagner. Je sacrifie mes devoirs à mes habitudes.</p>
-
-<p>&mdash; Votre conscience est trop scrupuleuse. Est-ce
-que mon frère a besoin qu'on le mène par la main?
-N'est-il pas assez grand pour se conduire lui-même?</p>
-
-<p>&mdash; Oui, parbleu! s'il allait là-bas pour son plaisir,
-je resterais ici pour le mien, et je me contenterais
-de lui souhaiter un bon voyage ; mais il part
-pour se marier, et je rougis de penser que l'héritier
-de la plus grande maison d'Italie s'en ira à
-l'église sans un père, sans un oncle, sans un frère,
-et seul de sa famille comme un enfant trouvé. Si
-j'avais seulement dix ans de moins, je ferais mes
-malles.</p>
-
-<p>&mdash; Mais, mon cher oncle, vous vous portez bien,
-Dieu merci! et vous n'êtes aucunement cassé. D'ailleurs
-Londres n'est pas si loin, et l'on peut voyager
-à petites journées.</p>
-
-<p>&mdash; Eh! crois-tu bonnement que ce soit le voyage
-qui m'épouvante? Non, non : je n'ai pas peur
-d'une ou deux traversées sur un bon bateau, et de
-quelques centaines de lieues en chaise de poste. La
-belle affaire pour un homme bâti comme moi! Ce
-qui me tuerait, mon ami, ce sont les plaisirs.</p>
-
-<p>&mdash; Les plaisirs!</p>
-
-<p>&mdash; Oui, les plaisirs. Tu es né à Rome, et tu n'as
-jamais quitté cette terre de bénédiction ; tu ne peux
-donc pas te faire une idée de la vie dévorante qu'on
-mène à Londres et à Paris. Déjeuner en ville, dîner
-en ville, spectacle le soir, bal après le spectacle,
-rentrer chez soi rompu de fatigue et trouver sur
-sa table tout un volume d'invitations pour le lendemain ;
-s'habiller trois fois par jour, s'exténuer en
-visites, se ruiner en compliments ; attirer sur soi les
-regards de tout un peuple ; être l'événement du
-jour, le favori de la mode, la curiosité de la saison ;
-s'observer, se surveiller, poser enfin comme un
-acteur sur la scène ou un prédicateur en chaire :
-est-ce une vie pour un homme de mon âge, et
-ne vois-tu pas que je succomberais au bout d'un
-mois?</p>
-
-<p>&mdash; Mais, mon oncle, un bon dîner ne vous fait
-pas peur ; vous allez au théâtre tous les soirs : on
-ne donne pas un bal sans vous inviter, et vous ne
-vous en portez pas plus mal.</p>
-
-<p>&mdash; Pauvre garçon! est-ce qu'on dîne à Rome? On
-y prend de la nourriture. Tu ne soupçonneras jamais
-toutes les sorcelleries de ces cuisiniers français,
-leurs terribles friandises qui séduisent les
-yeux, captivent l'odorat et centuplent l'appétit ; la
-gaieté diabolique qui petille au milieu de ces repas,
-le fracas des bouchons qui sautent au plancher, le
-cliquetis des verres entassés pêle-mêle devant chaque
-assiette, l'éclat des cristaux, la lumière éblouissante
-des bougies, la variété désespérante des vins :
-c'est un enfer, te dis-je, et j'en reviendrais brûlé
-jusqu'aux os. Vive la bonne grosse cuisine italienne,
-que nous mangeons sans bruit dans la vieille argenterie
-de nos pères! Vivent nos théâtres simples
-et tranquilles, où l'on ne va que pour entendre de
-la musique et pour causer dans l'ombre avec ses
-amis! Ce maudit Opéra de Paris est une fournaise
-tumultueuse où les plus jolies femmes du monde
-vont étaler leurs épaules nues sous un lustre pire
-que le soleil. Et les bals, bonté divine! qu'ils ressemblent
-peu à nos petites soirées, égayées par la
-contredanse, le whist et la limonade! Figure-toi un
-formidable pêle-mêle de luxe, d'élégance et de coquetterie,
-une musique insensée, des toilettes scandaleuses,
-une liberté inouïe, des escaliers encombrés
-de fleurs, des buffets chargés de viandes, des
-soupers à ressusciter des morts et à tuer des vivants!
-C'est un spectacle à voir une fois ; je l'ai vu, je n'en
-suis pas mort, mais on ne m'y reprendra plus!
-Cependant Dieu m'est témoin que je voudrais pouvoir
-accompagner ton frère.&nbsp;»</p>
-
-<p>Cette appétissante satire des plaisirs de Paris produisit
-tout l'effet qu'on en espérait : Lello offrit de
-partir avec son frère. Le mot ne fut pas plus tôt lâché
-que le colonel, sans lui laisser le temps de se
-reconnaître, courut avec lui annoncer la nouvelle à
-toute la maison. Le hasard ou la prévoyance de
-Rouquette fit qu'il y eut ce jour-là vingt personnes
-à dîner. Tout le monde but au prochain voyage des
-deux frères.</p>
-
-<p>Lello était venu au palais Feraldi pour apprendre
-à Tolla tout ce que la ville devait savoir le lendemain ;
-mais la fable des <i>Deux Pigeons</i> lui coupa
-la parole, et il pleura en songeant qu'il s'était condamné
-à partir et qu'on lui avait fermé toute retraite.</p>
-
-<p>Il se coucha mécontent de lui-même, incertain de
-ce qu'il dirait à Tolla et fort en peine de se justifier
-à ses propres yeux. A force de chercher, il s'avisa
-de prier Mme Feraldi de tout conter à sa fille. «&nbsp;Le
-coup sera moins rude, se dit-il, s'il ne vient pas de
-moi.&nbsp;» Pour faire sa paix avec sa conscience, il se
-promit qu'une fois hors de Rome il trouverait le
-courage de demander le consentement de son oncle.
-Vingt fois il avait eu la bouche ouverte pour lui
-tout déclarer, et une sotte timidité l'avait toujours
-arrêté devant le nom de Tolla. C'est la présence de
-mon oncle qui me trouble, pensa-t-il ; je serai plus
-hardi en face d'un encrier. Il s'endormit fort tard
-et rêva qu'il était un pigeon battu par l'orage. Il
-fut réveillé à neuf heures du matin par la visite de
-Rouquette.</p>
-
-<p>«&nbsp;C'est vous? lui dit-il en se frottant les yeux. Je
-suis bien aise de vous voir. Connaissez-vous la fable
-des <i>Deux Pigeons</i>?</p>
-
-<p>&mdash; Je la sais par c&oelig;ur. C'est un délicieux roman
-de trois pages. La morale surtout en est admirable.</p>
-
-<p>&mdash; Vous trouvez?</p>
-
-<p>&mdash; Sans doute, et je vous recommande de la méditer.
-Cette fable prouve, mieux qu'un sermon,
-que deux frères ne doivent pas voyager l'un sans
-l'autre.</p>
-
-<p>&mdash; Deux amants?</p>
-
-<p>&mdash; Deux frères!</p>
-
-<p>&mdash; J'avais entendu dire qu'il s'agissait de deux
-amants.</p>
-
-<p>&mdash; Qui est-ce qui vous a fait cette plaisanterie? Il
-n'y a pas plus d'amour dans la fable que dans la
-barrette du cardinal-vicaire. Écoutez plutôt :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">L'autre lui dit : Qu'allez-vous faire!</div>
-<div class="verse">Voulez-vous quitter <i>votre frère</i>?</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">Et plus loin :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">&hellip; Hélas! dirai-je, il pleut :</div>
-<div class="verse">Mon <i>frère</i> a-t-il tout ce qu'il veut,</div>
-<div class="verse">Bon souper, bon gîte, et le reste?</div>
-</div>
-
-<p class="noindent"><i>Mon frère</i>, entendez-vous? D'ailleurs, qui est-ce
-qui dirait <i>et le reste</i>, sinon un frère, et le frère répond :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Je reviendrai dans peu conter de point en point</div>
-<div class="verse i2">Mes aventures à mon <i>frère</i>.</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">Croyez-vous, en bonne foi, que, s'il s'agissait de
-deux amants, les Français feraient apprendre ces
-vers aux petites filles? Au reste, La Fontaine connaît
-trop bien le c&oelig;ur humain pour vouloir que
-deux amants demeurent cousus l'un à l'autre. Il
-sait que l'amour le mieux constitué ne résisterait
-pas à ce régime, et mourrait d'ennui au bout de
-quelques mois. L'absence, qui tue l'amitié et tous
-les sentiments tièdes, exalte les passions violentes.
-Quelle est la femme qui a donné au monde le plus
-éclatant exemple de fidélité? Pénélope, dont le mari
-a fait une absence de vingt ans. Lucrèce a repoussé
-l'amour de Sextus parce que son mari était au
-camp ; elle l'aurait peut-être écouté, si elle avait eu
-Collatin sur ses talons. C'est en amitié que les absents
-ont tort : en amour, ils ont toujours raison.
-La petite fleur qui dit <i>plus je vous vois, plus je vous
-aime</i>, est un oracle en amitié ; c'est une sotte en
-amour.&nbsp;»</p>
-
-<p>Fortifié par ces beaux raisonnements, Lello vint
-à trois heures au palais Feraldi. On venait de quitter
-la table. Le comte, la comtesse et Toto prenaient
-le café au salon. Tolla s'habillait pour faire
-des visites. Il promena sur ses auditeurs un sourire
-embarrassé.</p>
-
-<p>«&nbsp;Je suis bien aise, dit-il, que Tolla ne soit pas
-ici. C'est à vous que je viens demander assistance.</p>
-
-<p>&mdash; Et contre qui? dit le comte.</p>
-
-<p>&mdash; Contre elle. Si vous ne venez pas à mon aide,
-elle m'arrachera les deux yeux tout au moins.</p>
-
-<p>&mdash; Mon cher client, l'affaire n'est pas de ma compétence.
-Défendez vos yeux vous-même, si vous tenez
-à les garder.</p>
-
-<p>&mdash; Si j'y tiens, c'est qu'ils me servent à voir
-Tolla.</p>
-
-<p>&mdash; Voici bientôt un an qu'elle vous les arrache
-tous les jours, reprit la comtesse, et vous n'êtes pas
-seulement borgne.&nbsp;»</p>
-
-<p>Toto ajouta : «&nbsp;Avec tous les yeux qu'elle t'a arrachés,
-on aurait de quoi paver la queue d'un paon.
-Voyons, confesse-toi : qu'as-tu fait?</p>
-
-<p>&mdash; Rien encore ; mais je médite une escapade.</p>
-
-<p>&mdash; Renonce à ton escapade, et je réponds de tes
-yeux.</p>
-
-<p>&mdash; Impossible, mon ami, j'ai donné ma parole. Il
-s'agit d'un voyage.</p>
-
-<p>&mdash; A Albano?</p>
-
-<p>&mdash; Plus loin ; mais il est convenu que nous courrons
-la poste et que notre absence ne durera pas
-longtemps.</p>
-
-<p>&mdash; Huit jours?</p>
-
-<p>&mdash; Davantage. Enfin, puisque j'ai commencé ce
-diable d'aveu, sachez que mon oncle, bien malgré
-moi, pour que mon frère ne soit pas seul à ce mariage,
-a voulu, ne pouvant pas quitter Rome, où il
-a ses habitudes, me faire partir pour Londres, et il
-m'a été impossible de refuser. Vous comprenez que
-si Tolla&hellip;&nbsp;»</p>
-
-<p>Il n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Toto,
-le comte et la comtesse s'étaient dressés comme par
-ressort autour de lui.</p>
-
-<p>«&nbsp;Vous êtes faible, Lello Coromila, dit sévèrement
-le comte.</p>
-
-<p>&mdash; Lâche c&oelig;ur, cria Toto.</p>
-
-<p>&mdash; Elle en mourra! dit la comtesse.</p>
-
-<p>&mdash; Écoutez-moi, reprit-il d'une voix émue. Je
-vous jure que j'aime Tolla et que je l'épouserai.
-Maintenant écoutez-moi. Mon oncle et mon frère,
-qui sont toute ma famille, désirent absolument que
-je fasse ce voyage. Je souffre plus que vous ne sauriez
-croire à la seule pensée de quitter Rome ;
-mais je voudrais concilier tous mes devoirs. Si je
-témoigne de la complaisance à mes parents, je puis
-compter qu'ils me payeront de retour. J'assiste au
-mariage de mon frère pour que bientôt il assiste au
-mien.</p>
-
-<p>&mdash; Monsignor Rouquette n'est-il pas de la partie?
-demanda le comte. Il a obtenu du cardinal-vicaire
-un congé de trois mois.</p>
-
-<p>&mdash; Cela vous prouve, répliqua vivement Lello,
-que notre absence ne sera pas longue : trois mois
-au plus, peut-être deux.</p>
-
-<p>&mdash; Combien de temps, demanda Toto, a duré son
-voyage à Venise?</p>
-
-<p>&mdash; Je t'assure, mon ami, que l'on calomnie ce
-pauvre Rouquette. Depuis six mois que je l'étudie
-sans qu'il s'en doute, j'ai appris à lui rendre justice.
-Il m'aime, et il se rangera plutôt avec nous contre
-les miens, qu'avec ma famille contre nous.</p>
-
-<p>&mdash; Puisque vous avez foi en M. Rouquette, dit la
-comtesse avec amertume, asseyons-nous. Vous avez
-vu comme la nouvelle de ce départ nous a agréablement
-surpris : jugez par nous de l'effet qu'elle
-va produire sur Tolla.</p>
-
-<p>&mdash; Chère comtesse, je souffrirai plus qu'elle.
-Aidez-moi à adoucir la violence du coup. Je sens
-que je n'ai plus de courage.</p>
-
-<p>&mdash; Il doit t'en rester assez, dit Toto, car tu n'en
-dépenses guère au palais Coromila.</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien, oui! je suis faible, je suis lâche ; j'ai
-peur de mon oncle, quoiqu'il soit le meilleur des
-hommes ; j'ai peur de mon frère, j'ai peur de tout.
-Accable-moi, tu le peux, je te le permets, je ne me
-défendrai pas : il y a des moments où je me méprise
-moi-même! Mais que veux-tu! j'ai promis de
-partir, ma parole est donnée, la ville entière le sait.
-Hier, à dîner, devant moi, ils ont annoncé mon départ
-à plus de vingt personnes! Tout cela empêche-t-il
-que je n'aime ta s&oelig;ur et que je ne l'épouse à
-mon retour? La sotte promesse que mon oncle m'a
-arrachée viole-t-elle les serments que je vous ai
-faits?&nbsp;»</p>
-
-<p>Lello s'arrêta brusquement ; il avait entendu la
-voix de Tolla, qui descendait en chantant le grand
-escalier du palais.</p>
-
-<p>La pauvre fille ouvrit la porte, courut à Lello, et
-s'arrêta tout interdite à la moitié du chemin. Elle
-vit son père horriblement pâle, sa mère agitée d'un
-tremblement nerveux, les yeux de son frère pleins
-de larmes, la figure de son amant bouleversée. Ils
-se taisaient tous et n'osaient ni se regarder ni la
-regarder. Son c&oelig;ur se serra ; elle se laissa tomber
-sur une chaise sans essayer de rompre ce morne
-silence. Trois longues minutes s'écoulèrent, durant
-lesquelles on n'entendit que les sanglots de Mme Feraldi.
-Enfin Tolla n'y tint plus.</p>
-
-<p>«&nbsp;Qu'est-il arrivé? demanda-t-elle ; ma mère,
-mon père, mon frère, Lello, qu'avez-vous? Parlez,
-je vous en prie. J'aurai du courage ; répondez-moi.
-Maman, je t'en supplie. Ah! vous me ferez mourir.
-Par pitié, dites-moi ce qui m'arrive!</p>
-
-<p>&mdash; Pauvre enfant! répondit sa mère, tu le sauras
-trop tôt!&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle ne demanda rien de plus ; elle courut dans
-la chambre voisine et fondit en larmes sans savoir
-encore pourquoi. Ce premier moment passé, elle
-reprit possession d'elle-même et rentra résolûment
-au salon.</p>
-
-<p>«&nbsp;J'ai pleuré, dit-elle. Vous voyez que je suis
-calme. Maintenant je veux savoir ce que je suis condamnée
-à souffrir.&nbsp;»</p>
-
-<p>Au premier mot de départ, elle s'évanouit. Sa
-mère et Toto la portèrent dans sa chambre. Le
-comte la suivit, oubliant Lello, qui s'enfuit tout
-éperdu. En passant devant la loge du concierge, il
-appela Menico, lui mit deux écus dans la main, et
-le supplia de lui apporter des nouvelles de sa maîtresse.
-Il attendit deux heures dans une anxiété
-mortelle. Enfin Menico parut : il était plus pâle qu'à
-l'ordinaire, mais il avait toujours son air calme et
-indolent.</p>
-
-<p>«&nbsp;Parle vite! lui cria Lello. Comment va-t-elle?</p>
-
-<p>&mdash; Mieux, Excellence. Elle a eu de grosses convulsions ;
-maintenant elle dort : vous ne l'avez pas
-tuée tout à fait.&nbsp;» Il ajouta, en posant deux écus
-sur la cheminée : «&nbsp;Voici votre argent. Vous
-allez voyager, vous en aurez besoin. Madame vous
-fait dire que vous pouvez venir au palais demain
-soir.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le lendemain, en entrant dans ce salon où il avait
-passé de si douces heures, Lello fut saisi d'un frisson
-étrange. Personne ne se leva pour venir au-devant
-de lui. Tolla était trop faible pour courir
-comme autrefois à sa rencontre. Le comte et Toto
-s'étaient habillés comme pour une cérémonie. On
-avait enlevé tous les rideaux qui cachaient les vieux
-portraits de la famille, et Lello pouvait compter autour
-de lui dix générations de Feraldi. Le comte lui
-montra de la main le fauteuil qui l'attendait, puis il
-commença d'une voix ferme et triste :</p>
-
-<p>«&nbsp;Manuel Coromila, vous voyez que nous sommes
-ici en conseil de famille. J'ai convoqué mes ancêtres
-à cette réunion solennelle : je voudrais pouvoir
-convoquer aussi les vôtres. Vous allez quitter Rome
-pour longtemps ; je dis longtemps, parce qu'il ne
-faut pas plus d'un mois pour changer le c&oelig;ur d'un
-homme de votre âge. Ce départ, ce n'est pas vous
-qui l'avez voulu : il vous a été imposé par votre
-oncle et votre frère. Je sais pourquoi. L'ambition de
-vos parents ne veut pas que vous épousiez ma fille,
-et l'on compte sur les plaisirs de Paris et de Londres
-pour vous la faire oublier. Vous étiez libre de
-rester : vous avez consenti à partir. Vous étiez libre
-de déclarer ouvertement votre amour pour Vittoria,
-depuis tantôt deux mois que vous n'avez plus de
-père vous vous êtes obstiné dans votre prudence
-et votre timidité. Je ne vous accuse pas. Je ne vous
-reproche ni les partis que vous nous avez fait rejeter,
-ni l'amour incurable que vous avez mis au
-c&oelig;ur de ma fille, ni les calomnies que vos assiduités
-ont attirées sur nous, ni la scène d'hier et la
-douleur dont vous avez rempli ma maison ; mais je
-pense que c'en est assez et que nous avons assez
-souffert. Je vois bien que vous n'aimez plus ou que
-vous aimez moins, ou que vous n'aimez pas assez
-pour que l'amour vous donne du courage. Votre
-constance ne tient plus qu'à un fil, et, sans toutes
-ces promesses et tous ces serments qui vous sont
-échappés, la pauvre Tolla serait déjà oubliée. Eh
-bien! soyez heureux ; rien ne vous retient plus :
-je vous rends votre parole.&nbsp;»</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VII</h2>
-
-
-<p>Manuel avait écouté avec résignation les reproches
-du comte, mais la conclusion le mit hors de
-lui. Il s'était attendu à des paroles sévères, non à
-cette dédaigneuse restitution de sa liberté. Il pâlit
-de colère, et balbutia d'abord quelques paroles inarticulées.</p>
-
-<p>«&nbsp;Calme-toi, lui dit Toto ; tu n'as ici que des
-amis.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il reprit avec violence : «&nbsp;Des amis! Monsieur le
-comte, si je ne m'étais pas accoutumé à vous regarder
-comme un second père, je n'endurerais pas si
-patiemment un tel outrage. Vous me croyez capable
-de violer mes serments!</p>
-
-<p>&mdash; Non.</p>
-
-<p>&mdash; Pardonnez-moi, lorsqu'on dit à un homme :
-«&nbsp;Je vous rends votre parole,&nbsp;» c'est qu'on le juge
-assez méprisable pour la reprendre. Je m'appelle
-Coromila, et l'histoire de Venise, qui est celle de
-mes ancêtres, ne leur a jamais imputé ni un mensonge
-ni une trahison. Qui vous a permis de croire
-que je valais moins qu'eux et que je méditais de les
-déshonorer tous en ma personne? J'ai promis
-d'épouser votre fille ; j'ai fait mieux, je l'ai juré ; je
-ne l'ai pas juré une fois, mais cinquante, et sur tout
-ce qu'il y a de plus sacré ; je l'ai juré par écrit,
-vous en possédez les preuves, et vous avez les mains
-pleines de mes serments! et vous m'estimez assez
-peu pour me dire de sang-froid : «&nbsp;Soyez libre ; je
-vous accorde que vous n'avez rien promis, rien
-écrit, rien juré! Décidons à l'amiable que toutes
-vos lettres sont des faux, toutes vos promesses des
-mensonges, tous vos serments des parjures!&nbsp;»
-Monsieur le comte, si l'on parle de la sorte aux
-hommes qu'on estime, que restera-t-il donc pour
-exprimer le mépris?</p>
-
-<p>&mdash; Lello, reprit le comte, vous m'avez mal compris,
-ou plutôt j'ai mal parlé. A Dieu ne plaise que
-j'élève un doute sur votre honneur, qui m'est aussi
-cher que le mien. Voici ce que j'ai voulu dire. Lorsque
-vous avez demandé la main de ma fille, il y a
-huit ou neuf mois, vous étiez encore dans la dépendance
-d'un père. En engageant votre personne
-et votre fortune, vous disposiez en quelque sorte
-de biens qui ne vous appartenaient pas. Il est possible,
-et jusqu'à un certain point raisonnable, que
-le changement survenu dans votre condition, la teneur
-du testament de votre père, les intérêts nouveaux
-qui vous condamnent à ménager certaines
-personnes, les dispositions de votre famille, qui ne
-s'était pas prononcée en ce temps-là et qui depuis
-s'est montrée contraire à nos projets, enfin le temps
-qui use toute chose, même les passions qui se
-croyaient éternelles, il est possible, dis-je, que l'un
-de ces motifs vous engage, non pas à violer, mais à
-regretter vos promesses. S'il en était ainsi, si vous
-n'aimiez plus ma fille que par scrupule et si vous
-ne l'épousiez plus que par devoir, mon devoir à
-moi, dans son intérêt comme dans le vôtre, serait
-de tout rompre. Si au contraire je me suis trompé,
-si la prudence qui est un défaut de mon âge, m'a
-aveuglé, prouvez-moi mon erreur et guérissez mes
-craintes : reprenez ces anciens serments qui vous
-sont échappés dans la première ferveur de votre
-amour, et donnez-moi en échange une promesse
-sérieuse et irrévocable, faite de sang-froid, dans la
-pleine possession de vous-même, en présence de
-tous les obstacles que vous savez, et à la veille d'un
-voyage où l'on vous entraîne pour vous arracher à
-nous.&nbsp;»</p>
-
-<p>Pendant ce discours du comte, Lello sentait peser
-sur lui les regards de toute la famille. Après un
-accès de hardiesse dont il ne se serait jamais cru
-capable, sa timidité naturelle avait repris le dessus.
-Immobile et morne, il comptait machinalement les
-fleurs du tapis, dont le dessin se grava pour toujours
-dans sa mémoire. Il n'osait regarder personne
-en face, pas même la comtesse et sa fille, dont les
-yeux le cherchaient pour l'encourager. Il fit un
-effort pour regarder Tolla, et il leva les yeux jusqu'à
-ses mains, qui pendaient, à demi fermées, sur ses
-genoux. Ces petites mains pâles et amaigries parlaient
-plus éloquemment que le comte Feraldi. Elles
-rappelaient à Lello tant de chastes baisers, tant de
-douces étreintes! l'index de la main droite s'était
-levé si souvent en signe de menace amicale et souriante!
-Que de fois il s'était appuyé sur les lèvres
-de Lello pour lui imposer silence! La main gauche
-portait cette bague de turquoise qu'il y avait mise
-lui-même dans une des plus belles heures de sa vie,
-et qu'il avait promis de remplacer par un anneau
-de mariage. La maigreur de ces pauvres petites
-mains résumait une longue histoire de larmes, de
-soucis, d'incertitudes, de patience, de résignation,
-de calomnies noblement pardonnées, de prières à
-mains jointes pour les calomniateurs. La main
-droite, négligemment renversée et entr'ouverte
-comme pour recevoir une main amie, semblait se
-tourner vers lui et lui dire : «&nbsp;Tu ne me veux plus!&nbsp;»
-Lello entendit ce langage muet, tout en écoutant
-les paroles du comte. Ces deux discours, l'un ferme
-et précis, l'autre vague et confus, arrivaient ensemble
-à son âme, comme le chant et l'accompagnement
-d'une même mélodie. Il se leva de son
-siége, s'agenouilla devant Tolla, prit sa main dans
-la sienne, leva hardiment les yeux sur toute la famille,
-et dit d'une voix ferme et résolue :</p>
-
-<p>«&nbsp;Je jure&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Arrêtez, interrompit le comte. Avant de vous
-lier par ce nouveau serment, songez qu'il doit être
-irrévocable. Si vous engagez à ma fille cette liberté
-que je viens de vous rendre, aucun prétexte, aucune
-raison ne pourra plus vous délier, pas même
-l'opposition la plus formelle de vos parents.</p>
-
-<p>&mdash; Monsieur le comte, je ferai tous mes efforts
-pour que mon bonheur soit approuvé de ma famille ;
-mais, si mes parents s'obstinent dans une
-injuste et tyrannique opposition, je me souviendrai
-que Dieu m'a fait libre. Et maintenant, par ce Dieu
-qui a comblé votre fille des plus adorables vertus,
-par ce Dieu qui m'a inspiré pour elle l'amour le
-plus pur, par ce Dieu miséricordieux avec qui elle
-m'a réconcilié, par ce Dieu terrible qui n'a jamais
-laissé le parjure impuni, je jure de n'avoir jamais
-d'autre femme que Vittoria Feraldi.&nbsp;»</p>
-
-<p>Tolla se pencha vers lui pour l'embrasser ; mais la
-joie fut plus forte qu'elle, elle s'évanouit. Lorsqu'elle
-revint à elle, elle se cramponna instinctivement au
-bras de Lello : «&nbsp;Pourquoi t'en vas-tu? lui dit-elle à
-l'oreille.</p>
-
-<p>&mdash; Maudit voyage! j'ai consenti sans savoir ce
-que je disais ; je dégagerai ma parole.</p>
-
-<p>&mdash; Ne pars pas! Tu vois comme je suis faible.
-Qui sait si tu me retrouveras à ton retour?&nbsp;»</p>
-
-<p>Il pleura un peu, promit beaucoup, et sortit réconcilié
-avec les Feraldi et avec lui-même.</p>
-
-<p>En rentrant au palais Coromila, il trouva le tailleur,
-le brodeur et le passementier qui venaient
-prendre ses ordres pour un habit de cour. Il eut
-honte d'annoncer à ces ouvriers qu'il était changé
-d'avis et qu'il ne voyageait plus. Il les laissa prendre
-leurs mesures, discuta avec eux la coupe, la broderie,
-les galons, et ne s'ennuya pas à cet entretien.
-Rouquette survint, approuva son goût, et
-lui prédit qu'il ferait oublier Brummel à l'Angleterre.
-Le colonel entra ensuite, et lui dit : «&nbsp;Toi
-qui te connais en chevaux, tu m'achèteras en arrivant
-à Londres une jument pur sang pour la selle
-et un joli attelage de calèche. Tu t'en serviras durant
-ton séjour en Angleterre, et tu me les feras
-expédier le jour de ton départ.&nbsp;» Malgré la perspective
-d'une commission si agréable, Lello prit
-son courage à deux mains ; il essaya de dire qu'il
-n'était pas encore parti, et qu'il avait peur de
-s'embarquer dans un voyage aussi coûteux. Son
-frère se présenta fort à point pour répliquer qu'il
-se chargeait de toute la dépense. Que répondre à
-de si bonnes raisons? Tolla elle-même renonça à
-réfuter les arguments du tailleur et du frère, de
-Rouquette et du colonel. Lello aimait trop le plaisir
-pour sacrifier un si beau voyage. Tolla aimait
-trop Lello pour ne pas lui pardonner.</p>
-
-<p>Pour conjurer les mille dangers qu'elle prévoyait,
-elle ne ménagea point les recommandations à Lello,
-qui ne lui ménagea point les promesses. Elle employa
-toutes les soirées d'avril à demander et à obtenir
-des serments, sans parvenir à se rassurer.
-Elle fit jurer à Lello que son absence ne durerait
-pas plus de deux mois. «&nbsp;Mais, pensa-t-elle en frémissant,
-si dans ces deux mois quelque autre femme!&hellip;&nbsp;»
-Il fit serment de fuir toutes les occasions
-d'infidélité. «&nbsp;Malheureuse! se dit-elle ; il aura
-beau fuir, les occasions viendront à lui ; il est si
-beau!&nbsp;» Elle chercha comment elle pourrait l'enlaidir
-pour deux mois. Elle s'avisa de lui faire couper
-ses jolies moustaches noires. Le jour où Lello
-se présenta devant elle avec la lèvre rasée, elle le
-trouva si étrange et si laid qu'elle se crut sauvée.
-Elle lui fit promettre, séance tenante, qu'il ne <i>mettrait</i>
-pas ses moustaches avant de rentrer à Rome.
-Pour être sûre que Rouquette ne lui volerait pas
-l'estime de son amant, elle fit jurer à Lello que,
-quoi qu'on pût lui dire contre elle, il suspendrait
-son jugement jusqu'au retour. «&nbsp;Et moi, dit-elle,
-quoi qu'on fasse, quoi qu'on dise, quelques preuves
-qu'on m'apporte, je ne me croirai abandonnée que
-si tu viens me l'apprendre toi-même.&nbsp;» Un matin,
-après avoir communié ensemble, ils s'agenouillèrent
-côte à côte devant l'autel de la Vierge. Tolla
-fit v&oelig;u d'entrer dans un cloître si Dieu ne lui permettait
-pas d'être à Lello. Lello fit v&oelig;u de se retirer
-dans un ermitage à Capri si quelque malheur ou
-quelque trahison l'empêchait d'épouser Tolla. Chacun
-d'eux appela la mort sur sa tête, s'il manquait
-jamais à ses serments. Au milieu de ces protestations,
-le mois d'avril passa vite.</p>
-
-<p>Lorsque Rome apprit le prochain départ de Lello,
-l'avis unanime fut que les Feraldi avaient perdu la
-partie. On alla jusqu'à dire que Lello se marierait
-en France. Les mieux informés nommaient la fille
-qu'il devait épouser. La générale, alarmée par ces
-faux bruits, craignit d'avoir fait la guerre à ses frais
-pour quelque famille du faubourg Saint-Germain.
-Pour sortir de peine, elle invita Rouquette à dîner ;
-mais Rouquette, occupé de mille affaires et peu
-soucieux de ménager des alliés désormais inutiles,
-se tira de cette invitation par une réponse évasive.
-Mme Fratief et sa fille se dépitaient de ne rien savoir.
-Pendant un long mois on les vit piétiner tous
-les salons de Rome, le nez au vent, l'oreille au guet,
-flairant l'air, aspirant le moindre bruit, interrogeant
-les visages, quêtant les nouvelles, plaignant
-tout haut la pauvre Tolla, maudissant tout bas monsignor
-Rouquette, et poursuivant l'introuvable Lello,
-qui passait toutes ses soirées au palais Feraldi.</p>
-
-<p>La marquise Trasimeni n'était pas à Rome. Le
-docteur Ély, à la suite d'un gros rhume, l'avait envoyée
-à Florence dans les derniers jours de mars.
-Philippe avait pris un congé d'un mois pour accompagner
-sa mère. Il revint seul le 25 avril, et la première
-nouvelle qu'il apprit, fut que Lello partait
-dans quatre jours.</p>
-
-<p>Il poussa un cri de surprise et de colère. «&nbsp;Et
-Tolla? se dit-il. Est-ce que je serais un sot? Moi qui
-viens encore de prêcher à ma mère que ses soupçons
-avaient tort et que ses craintes étaient folles,
-me suis-je laissé berner par ce vieil ivrogne de colonel?
-Nous verrons bien!&nbsp;»</p>
-
-<p>Il ne fit qu'un bond jusqu'au palais de Coromila.
-Lello le reçut au milieu du pêle-mêle de ses bagages.
-Rouquette, assis sur une malle, lui offrit en ricanant
-un cigare de la Havane.</p>
-
-<p>«&nbsp;Ah! monsieur, dit Rouquette, que vous arrivez
-à propos! Nous nous plaignions tout à l'heure d'être
-obligés de partir sans prendre congé de vous.</p>
-
-<p>&mdash; J'arrive tout botté, et voilà sur mon habit la
-poussière de Florence. Vous voyez, monsignor, que
-je n'ai pas perdu de temps.</p>
-
-<p>&mdash; Croyez-vous? Il me semble que vous êtes resté
-un siècle dans cette belle Toscane.</p>
-
-<p>&mdash; Un mois, monsignor ; pas davantage. Je vous
-remercie d'avoir trouvé le temps long.</p>
-
-<p>&mdash; Il s'est passé tant de choses en votre absence!
-Monsieur, si l'homme était sage, il ne s'éloignerait
-jamais de ses amis.</p>
-
-<p>&mdash; Vous parlez d'or, monsignor ; mais ne savez-vous
-pas qu'il y a de mauvais génies qui font métier
-de séparer ceux qui s'aiment?</p>
-
-<p>&mdash; C'est ce que l'Église appelle des esprits infernaux.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, monsignor, infernaux. Si jamais j'en tiens
-par les oreilles!</p>
-
-<p>&mdash; Monsieur, reprit Rouquette d'une voix douce,
-ces esprits-là ont le bras long et les oreilles courtes.
-On rencontre leurs bras avant d'arriver à leurs
-oreilles.</p>
-
-<p>&mdash; A qui diable en avez-vous, interrompit Lello,
-avec vos oreilles d'esprits infernaux? Est-ce que
-Philippe est devenu théologien? Aide-moi un peu
-à fermer ceci. Appuie hardiment le genou! bon ;
-voilà qui est fait. Que je suis aise, mon Pippo, que
-tu sois arrivé à temps!</p>
-
-<p>&mdash; C'est ce que je disais, ajouta Rouquette ; monsieur
-arrive à temps!</p>
-
-<p>&mdash; Peut-être plus à temps qu'on ne pense, monsignor.</p>
-
-<p>&mdash; Mais je dis tout à fait à temps, pour aider
-votre ami à fermer ses malles. Je vais voir si mon
-valet de chambre s'occupe des miennes. Monsieur
-le marquis Trasimeni, vous devez avoir bien des
-choses à dire après une si longue absence. Tâchez,
-s'il est possible, de réparer le temps perdu. Au plaisir!</p>
-
-<p>&mdash; Ah! tu me défies, pensa Philippe. Eh bien!
-ma revanche! Il est trop tard pour empêcher Lello
-de partir : l'homme qui s'est donné la satisfaction
-de remplir toutes ces malles ne consentira jamais à
-les défaire. Il ira en France, en Angleterre, au bout
-du monde, si bon lui semble ; mais il ne faut pas
-qu'on puisse profiter de son absence pour égorger
-ma pauvre Tolla. Il me reste quatre jours pour lui
-assurer un refuge contre toutes les calomnies, pour
-compromettre Lello aux yeux du monde entier, pour
-rendre toute rupture impossible, pour berner à mon
-tour ce digne colonel, et pour lier les mains à monsignor
-Rouquette, qui a les bras si longs. Quatre
-jours, c'est peu, mais c'est assez : les plus longues
-batailles n'ont pas duré plus de vingt-quatre heures.
-En avant!</p>
-
-<p>&mdash; A quoi rêves-tu? lui demanda Lello. Tu as aujourd'hui
-une physionomie étrange.&nbsp;»</p>
-
-<p>Philippe répondit avec un abandon bien joué :
-«&nbsp;Tu le demandes, frère? Je songe à ce voyage qui
-va peut-être bouleverser tout mon avenir.</p>
-
-<p>&mdash; Et qu'y a-t-il de commun, s'il te plaît, entre
-ton avenir et mes voyages?</p>
-
-<p>&mdash; Tu le sauras un jour ; mais parle-moi de Tolla.
-J'ai bien souvent pensé à elle, durant ce long mois
-que j'ai vécu loin d'elle. Tout est rompu entre vous,
-n'est-il pas vrai?</p>
-
-<p>&mdash; Rompu! es-tu fou?</p>
-
-<p>&mdash; Avoue-le-moi franchement, je ne t'en voudrai
-pas. Je comprends tes raisons : ton oncle, ton frère,
-monsignor Rouquette, ton nom, ta fortune&hellip; J'ai
-fait bien des réflexions en un mois, et mes idées ont
-changé. D'ailleurs tu ne la rendais pas heureuse.
-Qu'a-t-elle dit quand tu lui as annoncé ton escapade?</p>
-
-<p>&mdash; Elle a pleuré, elle a été un peu malade, puis
-elle m'a pardonné.</p>
-
-<p>&mdash; Adorable fille! il y a vingt ans que je la connais,
-que je l'aime ; nous avons été élevés ensemble.
-Eh bien! mon ami, depuis que j'ai l'âge
-de raison, je me demande s'il y a un homme qui
-mérite une telle femme! Tu reviendras dans six
-mois?</p>
-
-<p>&mdash; Dans deux mois.</p>
-
-<p>&mdash; Six!</p>
-
-<p>&mdash; Deux! te dis-je.</p>
-
-<p>&mdash; Mettons cinq. Pendant ces six mois restera-t-elle
-dans sa famille, ou va-t-elle s'enfermer dans
-un couvent?</p>
-
-<p>&mdash; A quoi bon le couvent? Elle vivra, comme
-toujours, auprès de sa mère.</p>
-
-<p>&mdash; Tu as raison : pas de couvent ; j'y perdrais
-trop. D'ailleurs le colonel n'entendrait pas raison
-sur ce chapitre.</p>
-
-<p>&mdash; Et pourquoi?</p>
-
-<p>&mdash; Parbleu! crois-tu que ton oncle t'envoie à
-Paris et à Londres pour hâter ton mariage avec
-elle? Il prévoit tout ce qui peut advenir en six mois :
-il vous applique à tous deux la médecine des grands
-parents, aussi vieille qu'Aristote : à l'amant, le grand
-air et la poussière des chemins ; à l'amante, le tourbillon
-des valses, le bourdonnement des danseurs
-et la poussière des salons. Et si la guérison se fait
-trop attendre, si l'amant traverse la mer sans écouter
-les sirènes, le fleuve sans regarder les ondines et
-la forêt sans causer avec les dryades ; si la jeune
-fille est assez impertinente pour aimer obstinément
-celui qu'on veut qu'elle oublie, alors aux grands
-maux les grand remèdes! Un parent vénérable, un
-ami de la famille, un homme d'Église au besoin,
-dresse un piége à la pauvre enfant sans défiance ;
-on tend une bonne calomnie sur son passage, on
-fait faire à sa réputation une culbute dont elle ne se
-relèvera jamais : cela vous apprendra, mademoiselle,
-à marcher droit! Rappelle-toi Venise et les
-amours de ton frère. Crois-tu que ce mariage eût
-été aussi facile à rompre, si le maladroit, avant de
-partir, avait enfermé sa maîtresse dans un couvent?
-Le couvent, mon ami, est la seule forteresse où la
-réputation d'une fille soit à l'abri, parce que les
-hommes n'y pénètrent jamais. La vertu est robuste,
-elle se conserve partout, dans le monde, dans les
-bals et dans la valse à deux temps ; la réputation est
-comme une robe blanche qu'il faut serrer dans un
-tiroir, si l'on ne veut pas qu'elle soit éclaboussée
-par un rustre ou déchirée par un faquin. Que Tolla
-reste dans le monde, je réponds de sa vertu, je ne
-réponds pas de sa robe blanche.</p>
-
-<p>&mdash; Et tu ne veux pas que je l'enferme dans un
-couvent?</p>
-
-<p>&mdash; D'abord consentirait-elle?</p>
-
-<p>&mdash; J'en réponds.</p>
-
-<p>&mdash; Ses parents?</p>
-
-<p>&mdash; Je m'en charge.</p>
-
-<p>&mdash; Et la permission des autorités ecclésiastiques?</p>
-
-<p>&mdash; Le cardinal Pezzato l'obtiendra,</p>
-
-<p>&mdash; Mais ton oncle?</p>
-
-<p>&mdash; Il apprendra l'affaire lorsqu'elle sera faite.</p>
-
-<p>&mdash; Et monsignor Rouquette?</p>
-
-<p>&mdash; Je suis plus fin que lui.</p>
-
-<p>&mdash; Tu serais homme à garder un secret pendant
-quatre jours?</p>
-
-<p>&mdash; Je ne suis donc pas Romain?</p>
-
-<p>&mdash; Comme tu prends feu pour le couvent! Cependant,
-mon ami, à juger froidement les choses, il n'y
-a pas péril en la demeure. Que crains-tu?</p>
-
-<p>&mdash; Tout!</p>
-
-<p>&mdash; Non, tu ne crains rien du c&oelig;ur de Tolla, trop
-heureux garçon! Le seul danger, c'est qu'un Rouquette
-à Paris, un Fratief à Rome lui imputent à
-crime quelques distractions innocentes. Que t'importe?
-Tu fermeras l'oreille et tu laisseras dire.
-Qu'est-ce qu'ils pourraient inventer de nouveau
-après ce que nous avons entendu? Quelle créance
-accorderais-tu à leurs paroles, toi qui as vu comment
-ces artistes travaillent la calomnie? Si l'on
-t'écrivait dans un mois qu'on a rencontré Tolla à dix
-heures du soir, en voiture, avec un jeune homme
-sur la route d'Albano ; si monsignor Rouquette
-déposait sur ton bureau une liasse de lettres anonymes ;
-si ton oncle t'écrivait que tu es la fable de
-Rome, comme tu l'as jadis écrit à ton frère, ne renverrais-tu
-pas loin de toi ces vieux mensonges si
-usés qu'ils montrent la corde?</p>
-
-<p>&mdash; Oui ; mais si véritablement Tolla se laissait
-étourdir par ce tourbillon du monde?</p>
-
-<p>&mdash; Sois tranquille, je veillerai sur elle, et jamais
-le c&oelig;ur d'une femme n'aura un gardien plus jaloux.</p>
-
-<p>&mdash; Mais&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Tu ne me connais pas, Manuel. J'aime Tolla,
-depuis l'enfance, d'une amitié passionnée. Sans toi,
-je l'aurais peut-être aimée d'amour. Juge de ce que
-je deviendrais si je voyais qu'elle te trahît pour un
-indigne!</p>
-
-<p>&mdash; Cependant&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Toi parti je m'attache à sa personne, je me fais
-son garde du corps, je l'accompagne dans tous les
-bals, je ne la quitte pas plus que son ombre. Le
-soir, à l'heure où tu lui faisais ta visite quotidienne,
-j'irai la voir, je m'assoirai à ta place, nous parlerons
-de toi, et quelquefois nous pleurerons ensemble.
-Les larmes sont moins amères lorsqu'elles sont
-essuyées par l'amitié.</p>
-
-<p>&mdash; C'est fort joli, mais&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Entends-tu d'ici les bonnes langues? Elle
-aime Philippe! Elle épouse Philippe! Philippe a
-supplanté son ami! Je ne poserai pas sur son
-front un baiser fraternel sans que le bruit en retentisse
-dans toute l'Italie. Que nous rirons de bon
-c&oelig;ur!</p>
-
-<p>&mdash; Mais, par tous les saints!&hellip; interrompit violemment
-Lello.</p>
-
-<p>&mdash; Encore un mot. Le couvent a du bon, je te
-l'accorde ; mais jusqu'à quel point as-tu droit d'emprisonner
-celle qui t'aime?</p>
-
-<p>&mdash; Je me soucie bien du droit! cria Manuel. Droit
-ou non, je te dis qu'elle ira au couvent, et qu'elle
-y restera jusqu'à mon retour, et qu'elle n'y recevra
-personne, excepté sa mère et notre confesseur. Je
-ne suis pas jaloux ; mais, puisque tu te charges de
-l'être à ma place, tu vas voir comme je saurai profiter
-de tes conseils! Quel est le couvent le plus sévère?</p>
-
-<p>&mdash; Les <i lang="it" xml:lang="it">Sepolte vive</i> (les <i>Enterrées vives</i>).</p>
-
-<p>&mdash; C'est trop dur ; un autre?</p>
-
-<p>&mdash; Saint-Antoine-Abbé.</p>
-
-<p>&mdash; Y reçoit-on des pensionnaires?</p>
-
-<p>&mdash; Oui.</p>
-
-<p>&mdash; Elle ira à Saint-Antoine-Abbé.</p>
-
-<p>&mdash; Mais, mon cher Lello, que veux-tu que je devienne?
-Tu pars pour Londres, tu enfermes Tolla :
-quels amis me laisses-tu?</p>
-
-<p>&mdash; Tu en trouveras d'autres : on en a toujours
-assez. Où ai-je fourré mon chapeau? Le voici.
-Mes gants? dans ma poche. Mon ami, je ne te
-renvoie pas : je cours chez elle, chez sa mère,
-chez son oncle, chez le cardinal-vicaire, chez
-l'abbé La Marmora et chez la supérieure du couvent.</p>
-
-<p>&mdash; Moi, je rentre à la maison : nous ferons route
-ensemble jusqu'aux Saints-Apôtres.&nbsp;»</p>
-
-<p>Chemin faisant, Manuel se disait avec une vivacité
-fébrile :</p>
-
-<p>«&nbsp;Ah! maître Philippe! vous l'aimez, et vous n'en
-savez rien! Et elle ne s'en doute pas! Mais moi, j'ai
-l'&oelig;il bon, Dieu merci! j'allais m'embarquer dans
-un joli voyage! Heureusement le couvent arrange
-tout.&nbsp;»</p>
-
-<p>Philippe cachait sous un visage abattu la joie la
-plus triomphante : «&nbsp;Il est jaloux, donc il l'aime
-encore. Comme il a dévoré l'hameçon! Ses yeux
-lançaient des éclairs ; il doit m'avoir en horreur.
-Tolla sera heureuse : le couvent sauve tout ; il ferme
-la bouche au colonel, à Rouquette, à la Fratief et au
-monde. Il rend toute défection impossible. Quand
-Manuel aura enfermé sa maîtresse dans un cloître,
-il sera forcé de l'y reprendre.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le lendemain, Philippe déjeunait dans sa chambre
-lorsqu'il vit entrer Dominique. Il lui offrit une
-chaise et un grand verre de vin de Marsalla, brillant
-comme la topaze et chaud comme le soleil. Dominique,
-en valet bien appris, accepta le vin et refusa
-la chaise.</p>
-
-<p>«&nbsp;C'est <i>elle</i> qui t'envoie? demanda Philippe.</p>
-
-<p>&mdash; Non, <i lang="it" xml:lang="it">ser</i> Pippo ; je viens de ma part. Savez-vous
-qu'<i>il</i> a la cruauté de l'enfermer au couvent?</p>
-
-<p>&mdash; Elle a consenti?</p>
-
-<p>&mdash; Est-ce qu'elle peut rien lui refuser? Madame
-pleure, mais nos hommes sont contents. Notre oncle
-le cardinal est allé hier au soir à Saint-Antoine :
-il a tout conté à la supérieure, la permission sera
-signée aujourd'hui : mais on exige que mademoiselle
-cache son amour à toutes les s&oelig;urs et à toutes
-les pensionnaires, et qu'elle ne laisse deviner à personne
-le <i>pourquoi</i> de sa retraite. Pauvre fille! Être
-obligée de resserrer ses sentiments, d'étouffer ses
-soupirs et de dévorer ses larmes! Et Dieu sait combien
-de temps elle va rester là toute seule à ronger
-son c&oelig;ur! Croyez-vous qu'on me permettrait d'entrer
-au couvent avec elle? Je ne compte pas, moi ;
-je ne suis pas un homme ; je suis le chien de la
-maison, qui lèche la main des maîtres et qui aboie
-aux ennemis.</p>
-
-<p>&mdash; Impossible, mon pauvre chien ; tu ressembles
-trop à un beau garçon. Il faudrait trouver une fille
-dévouée qui consentît à se renfermer pour quelques
-mois.</p>
-
-<p>&mdash; Hélas! <i lang="it" xml:lang="it">ser</i> Pippo, les gens dévoués sont rares.
-Après vous et moi, j'ai beau chercher, je n'en vois
-plus.</p>
-
-<p>&mdash; Comment! parmi toutes les femmes de la
-maison?</p>
-
-<p>&mdash; Je n'en connais pas. Songez donc, monsieur :
-deux mois de prison, peut-être trois, ou même davantage ;
-cent jours peut-être sans voir personne :
-quelle perspective pour une femme!</p>
-
-<p>&mdash; Comment appelles-tu cette grande fille qui a
-couru chercher le médecin quand tu avais la tête
-cassée?</p>
-
-<p>&mdash; Amarella. Elle n'a pas beaucoup de c&oelig;ur,
-allez. C'est une fille qui a ses idées.</p>
-
-<p>&mdash; Peste! tu es difficile, si tu trouves qu'elle n'a
-pas prouvé assez de dévouement.</p>
-
-<p>&mdash; Non, monsieur. Ce qu'elle a fait, ce n'est pas
-pour mademoiselle ; c'est pour moi.</p>
-
-<p>&mdash; Qu'importe? si elle consent à entrer au couvent,
-je m'inquiète bien si c'est pour l'amour de toi
-ou pour l'amour de Tolla! Ce qu'il faut, entends-tu?
-c'est que ta maîtresse ne soit pas seule ; elle
-périrait d'ennui, d'amour et de silence. Va trouver
-cette fille. Tu as quelque crédit sur elle?</p>
-
-<p>&mdash; Je le pense, <i lang="it" xml:lang="it">ser</i> Pippo ; mais je n'ai jamais
-essayé, parce qu'elle a ses idées et moi les
-miennes.</p>
-
-<p>&mdash; Laisse-moi tes idées en repos. Va trouver cette
-fille, dis-lui ce que tu voudras, promets-lui ce qu'il
-faudra, arrange-toi comme tu pourras, mais décide-la
-à entrer au couvent : il s'agit du salut de
-mademoiselle.</p>
-
-<p>&mdash; Je cours, monsieur. Jusqu'ici je n'avais trompé
-personne, mais le salut de mademoiselle avant
-tout!&nbsp;»</p>
-
-<p>Le 29 avril, à dix heures du soir, Tolla et sa femme
-de chambre entrèrent au couvent de Saint-Antoine-Abbé.
-Elles y furent conduites par le comte, la comtesse,
-Victor, Lello, Philippe, l'abbé La Marmora et
-Menico. La supérieure reçut Tolla des mains de sa
-mère. Elle l'embrassa tendrement et lui fit une petite
-exhortation maternelle sur les nouveaux devoirs
-qu'elle aurait à remplir, les privations auxquelles
-elle se condamnait, le passage de la vie tumultueuse
-des salons à la vie austère du cloître, et les avantages
-spirituels et temporels que Dieu lui réservait en
-échange d'un si vertueux sacrifice. Tolla dit adieu à
-tout le monde. Lorsqu'elle serra la main de Lello,
-deux grandes larmes descendirent lentement le
-long de ses joues pâles ; elle se pencha vers lui et
-lui dit à l'oreille :</p>
-
-<p>«&nbsp;Me voici où tu as voulu ; j'y resterai jusqu'à ce
-que tu viennes me reprendre : ne me fais pas attendre
-trop longtemps.&nbsp;»</p>
-
-<p>Menico pleurait à la dérobée. Amarella lui demanda
-tout bas :</p>
-
-<p>«&nbsp;Est-ce pour moi, ces larmes?</p>
-
-<p>&mdash; Et pour qui donc?&nbsp;» répondit-il en rougissant
-un peu de son mensonge.</p>
-
-<p>Lorsque la supérieure eut amené sa nouvelle
-pensionnaire, les parents et les amis de Tolla restèrent
-quelques instants à écouter le grondement
-lugubre des portes qui se fermaient sur elle. Ce
-grand parloir sombre et froid n'était éclairé que
-par une lampe de cuisine dont la fumée montait
-en tournoyant jusqu'au plancher. Personne n'osait
-prendre la parole ; Menico s'approcha de Lello et
-lui dit à haute voix :</p>
-
-<p>«&nbsp;Adieu, Excellence ; je vous souhaite un bon
-voyage et <i>beaucoup de plaisir</i>.</p>
-
-<p>&mdash; Ma pauvre fille! murmura la comtesse en
-étouffant un sanglot.</p>
-
-<p>&mdash; Madame la comtesse, reprit Lello, c'est ici
-que j'ai voulu prendre congé de vous et de votre
-famille. C'est ici que je vous donne rendez-vous
-dans deux mois pour conduire votre fille à l'autel.&nbsp;»</p>
-
-<p>A la même heure, et tandis que Lello s'engageait
-irrévocablement à épouser Tolla, Rouquette et le
-chevalier soupaient joyeusement ensemble. Ces
-deux vases d'élection, l'un vaste et large comme un
-tonneau, l'autre sec et noueux comme un sarment
-de vigne, avaient déjà vidé six bouteilles de lacrima-christi
-rouge, le plus capiteux de tous les vins
-d'Italie. Le colonel s'enfonçait tout doucement dans
-cette ivresse tranquille et béate qui est le privilége
-des buveurs endurcis. L'excès du vin produisait en
-lui une félicité sans éclat, une torpeur sans malaise,
-un délicieux anéantissement. Sa grosse figure,
-aussi puissamment modelée que le masque antique
-de Vitellius, se couvrait par couches égales d'un
-coloris radieux ; sa tête se renversait en arrière ;
-ses jambes mollissaient sous lui, jusqu'au moment
-où tous les ressorts venant à se détendre, il passait
-sans secousse du fauteuil au tapis et de la veille
-au sommeil. Rouquette les yeux écarquillés, la
-figure plaquée de rouge, avait une ivresse agitée
-et capricante. Il élevait la voix, se démenait sur
-son siége et se ressuscitait lui-même par ses soubresauts ;
-d'ailleurs, maître de lui jusqu'au dernier
-moment, fidèle à l'habitude de peser ses paroles,
-et toujours éveillé aux affaires.</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon cher Rouquette, disait le colonel en grasseyant,
-vous êtes un grand homme.</p>
-
-<p>&mdash; Hé! hé!</p>
-
-<p>&mdash; Vous irez loin, si vous n'êtes jamais pendu.&nbsp;»</p>
-
-<p>Rouquette sauta comme un baril de poudre.
-«&nbsp;Rasseyez-vous donc, vous m'éblouissez. Est-ce
-que vous ne pourriez pas empêcher vos yeux de
-tourner dans leurs cages comme des écureuils?
-Que disions-nous? J'y suis. Vous avez sauvé une
-fois la famille Coromila. Une grande famille, Rouquette!
-Je tiens à mon nom, sans en avoir l'air ; je
-ne le donnerais pas pour cent mille bouteilles de ce
-vin-là. Reste à sauver le petit. Il est bien empêtré,
-mon cher Rouquette.</p>
-
-<p>&mdash; Soyez tranquille, Excellence ; je l'emmène!</p>
-
-<p>&mdash; Oui, mais il reviendra.</p>
-
-<p>&mdash; Il reviendra tellement changé, que sa maîtresse
-ne le reconnaîtra plus.</p>
-
-<p>&mdash; Ne croyez pas cela, Rouquette. J'ai passé
-par là, tel que vous me voyez. Eh bien! celle que
-j'ai&hellip; comment dit-on? trahie? oui ; celle que j'ai
-trahie me reconnaît toujours. Ayez bien soin du
-petit.</p>
-
-<p>&mdash; Comme de moi-même, Excellence.</p>
-
-<p>&mdash; S'il avait envie de faire quelques folies, mon
-ami, laissez-le faire, cela le distraira. Je payerai
-tout. Nous ne regardons pas à l'argent dans la famille.</p>
-
-<p>&mdash; Nous y voici, pensa Rouquette, qui tressaillit
-au mot d'argent. Excellence, j'ai déjà éprouvé votre
-générosité.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, oui. Ces vingt mille francs qu'on vous a
-donnés après l'affaire de Venise! Vous en verrez
-bien d'autres. C'est une mine d'or que cette maison-ci.
-Piochez, Rouquette, piochez! Pendant que
-vous travaillerez là-bas, nous nous occuperons,
-nous, de la petite fille. Nous lui ferons une réputation.
-Que faut-il pour faire la réputation d'une
-femme? Des paroles, et rien de plus. J'en achèterai :
-je ne regarde pas à l'argent. Il faut que Tolla
-Feraldi soit citée dans toutes les familles de l'Italie
-comme un exemple à ne pas suivre. Quand tout le
-monde dira que c'est une fille perdue, Lello n'osera
-plus la vouloir. Buvez donc, Rouquette, vous n'êtes
-pas de ma force. Je suis un Romain de la vieille
-roche, moi. J'aurais fait un bel empereur. Toi,
-mon garçon, tu ne seras jamais qu'un pape. Si tu
-guéris le petit, je te donnerai tout ce que tu voudras.
-Veux-tu quarante mille francs? dis? Quarante.
-Réponds vite, avant que je m'endorme.&nbsp;»</p>
-
-<p>Un domestique entra sur la pointe du pied.</p>
-
-<p>«&nbsp;Que veux-tu? murmura le colonel. Va te coucher!
-Tu vois bien que tu dors.</p>
-
-<p>&mdash; Une lettre très-pressée pour monsignor.</p>
-
-<p>&mdash; Donne-la-lui et va te coucher. Je te défends
-de ronfler en ma présence.&nbsp;»</p>
-
-<p>Rouquette déchira l'enveloppe d'une main avinée.</p>
-
-<p>«&nbsp;Du marquis Trasimeni, dit-il en bégayant.</p>
-
-<p>&mdash; Trasimeni! Voilà plus de quinze ans qu'il
-dort! Chut! c'était mon ami. Si je ne craignais pas
-de l'éveiller, je te conterais une bonne histoire.
-Sais-tu avec qui il s'est marié, Trasimeni!&nbsp;»</p>
-
-<p>Rouquette n'était plus à la conversation. Il s'était
-levé, il s'appuyait au mur, auprès d'un candélabre,
-et épelait en se frottant les yeux la lettre
-suivante :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="ind">«&nbsp;Monsignor,</p>
-
-<p>«&nbsp;Il me semble qu'il y a un siècle que je ne vous
-ai vu. Il s'est passé tant de choses depuis notre
-dernière rencontre! Mon ami Lello a conduit
-Mlle Vittoria Feraldi au couvent de Saint-Antoine-Abbé,
-afin de mettre son honneur en sûreté et de
-faire connaître à toute la ville de Rome qu'il était
-décidé à la prendre pour femme. Je m'étonne que
-vous n'ayez rien su de cette affaire, pour laquelle
-le cardinal-vicaire a donné sa signature. On peut
-donc avoir le bras très-long et l'oreille très-courte?
-Je vous cherche depuis une heure pour vous apprendre
-une nouvelle aussi intéressante. Impossible
-d'arriver jusqu'à vous : il y a de mauvais génies
-qui font métier de séparer ceux qui s'aiment.</p>
-
-<p class="sign">«&nbsp;Philippe <span class="sc">Trasimeni</span>.&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Rouquette poussa un cri aigre, revint à la table,
-avala une carafe d'eau et relut sa lettre pour la
-seconde fois. Il n'en fallut pas davantage pour le
-dégriser. «&nbsp;Colonel!&nbsp;» cria-t-il. Le colonel avait disparu
-sous la nappe. Rouquette tira violemment la
-table en renversant les flacons et les verres ; il découvrit
-une masse aussi imposante, mais aussi immobile
-que les lions de basalte qui décorent l'entrée
-du Capitole. Il essaya de le secouer : peine inutile!
-Il lui jeta quelques gouttes d'eau sur le visage : le
-formidable dormeur, pour toute réponse, lui détacha
-un coup de poing qui l'aurait assommé, s'il ne
-s'était retiré à temps.</p>
-
-<p>«&nbsp;Lourde brute! murmura le pauvre Rouquette.
-Et il y a cinquante ans qu'il apprend à boire! Que
-faire? Nous partons demain matin à cinq heures ;
-il est minuit. Cinq heures pour arracher cette fille
-de son couvent! Ah! si j'étais pape! Tu me le
-payeras, Philippe Trasimeni! Si nous la laissons
-là, tout m'échappe, Lello, l'argent, l'avenir, les
-Coromila! Comment le cardinal-vicaire a-t-il signé?
-Est-ce qu'il sait tout? Est-ce qu'il se cache de
-moi? N'est-il pas un peu parent des Feraldi? S'il
-m'échappait comme le reste? Tout s'ébranle, tout
-craque, tout s'écroule sur ma tête. Travaillez donc
-comme un man&oelig;uvre à bâtir votre fortune, pour
-que l'espiéglerie d'un gamin la jette à bas! Voilà
-la justice céleste! Il faut que je parle à ce Lello!
-C'est lui qui a fait la sottise, c'est à lui de la réparer.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il sortit, en trébuchant un peu, de la salle à manger,
-et courut à l'appartement de Lello. Le domestique
-qui lui avait apporté la lettre courut après
-lui, et l'arrêta avec cette fermeté polie que les valets
-savent opposer à un maître qui a trop bu. Rouquette,
-exaspéré par un tel contre-temps, voulut
-jeter ce respectueux obstacle par la fenêtre. Le valet
-menaça d'appeler main-forte, et déclara qu'il ne
-laisserait point troubler le repos du chevalier Lello.
-Rouquette changea de tactique et demanda à voir le
-prince. Un valet de chambre et quatre laquais, attirés
-par tout ce bruit, lui répondirent que le prince
-avait défendu qu'on entrât chez lui avant quatre
-heures sous aucun prétexte.</p>
-
-<p>«&nbsp;C'est bien, reprit-il, laissez-moi. Je vais tâcher
-d'éveiller le colonel.&nbsp;» Tous ces hommes jurèrent
-qu'on les mettrait en morceaux avant de secouer le
-bras du colonel. «&nbsp;Alors ouvrez-moi la porte, cria-t-il,
-je veux sortir!&nbsp;» Ces braves gens se demandèrent
-s'il était prudent de lâcher dans la ville un si
-incorrigible réveille-matin. C'est après une résistance
-héroïque, des pourparlers interminables et
-des recommandations à exaspérer un saint, qu'ils
-tirèrent les verrous et l'abandonnèrent sur le Corso
-à la grâce de Dieu.</p>
-
-<p>Rouquette erra quelques instants à l'aventure
-sans savoir à quelle porte frapper à une heure si
-ridiculement indue. Il regardait d'un &oelig;il hébété
-les maisons énormes qui bordent le Corso, lorsqu'il
-lut au coin d'une des rues qui viennent y aboutir :
-<i lang="it" xml:lang="it">Via Frattina</i>. Il se souvint qu'il était à deux
-pas de la générale, et, sans écouter l'avis officieux
-des horloges du quartier qui sonnaient unanimement
-deux heures du matin, il courut frapper à sa
-porte. Comme il arrive en pareil cas, les coups de
-marteau réveillèrent d'abord les gens d'en face,
-puis les maisons voisines, puis le locataire du troisième,
-puis l'Anglais du second, puis le marchand
-du rez-de-chaussée, avant d'être entendus chez
-Mme Fratief, qui logeait au premier. Lorsque son
-domestique se décida enfin à ouvrir un volet pour
-parlementer, Rouquette essuyait les feux croisés de
-quatorze bourgeois flanqués de quatorze chandelles,
-qui lui lançaient quatorze questions à la fois. Force
-lui fut de décliner son nom au milieu de ce curieux
-auditoire, qui se demanda depuis quand les <i lang="it" xml:lang="it">monsignori</i>
-faisaient leurs visites à deux heures du matin.
-La porte s'ouvrit enfin. La générale, réveillée en
-sursaut par une heureuse nouvelle, accourut en si
-grande hâte, qu'elle oublia de mettre ses dents. Rouquette,
-aussi pressé qu'elle pour le moins, ne prit
-pas le temps d'excuser la rareté de ses visites et
-tous les péchés d'omission qu'il avait sur la conscience.
-Il alla droit au fait, annonça qu'il venait,
-de la part de Lello, prendre congé de ces dames.
-L'affaire était en bon chemin, Lello semblait fort décidé
-à ne prendre sa femme ni en France ni en Angleterre :
-il reviendrait à Rome dans deux mois ;
-d'ici là, la belle Nadine et sa mère recevraient de
-ses nouvelles. Malheureusement Tolla, conseillée
-par sa mère ou par quelque autre intrigante, était
-allée se jeter dans un couvent ; toute la ville de
-Rome l'apprendrait dans quelques heures, et le parti
-Feraldi, profitant du départ de Lello, ne manquerait
-pas de dire que c'était lui qui l'avait cloîtrée : calomnie
-dangereuse qu'il fallait démentir à tout prix en
-forçant cette petite folle à rentrer dans le monde.
-Tant qu'elle serait à Saint-Antoine-Abbé, personne
-n'aurait prise sur elle, et elle aurait prise sur Lello.
-Elle se poserait en victime et ameuterait tous les
-pleurards de l'Italie. «&nbsp;Si j'avais une journée à moi,
-dit-il, je saurais bien l'arracher de sa retraite ; mais
-je pars à cinq heures du matin pour Civita-Vecchia,
-à trois heures du soir pour la France, et les bateaux
-à vapeur n'ont pas l'habitude d'attendre. Agissez, il
-y va de votre intérêt. Dites tout ce qu'il vous plaira,
-que ce n'est pas Lello qui l'a cloîtrée, mais la police :
-qu'on l'a mise au couvent par correction : si
-cela prend, elle sortira pour prouver qu'elle est libre,
-et une fois sortie, on ne lui permettra plus de
-rentrer. Rendez-lui le séjour du couvent insupportable :
-si elle a quelque servante avec elle, prenez-lui
-sa servante. Enfin, vous êtes une femme de tête ;
-guettez les occasions, inspirez-vous des circonstances,
-parlez, agissez, remuez ; tous les moyens
-sont bons, argent, promesses, prières, menaces : pourvu qu'elle
-sorte, tout est là.</p>
-
-<p>&mdash; Hé! cher monsignor, que voulez-vous que je
-fasse? je n'ai ni crédit, ni pouvoir, ni&hellip; (elle s'arrêta
-fort à propos au moment où elle allait dire ni
-argent) ni auxiliaire. J'avais autrefois un domestique
-dévoué ; il a disparu le 6 octobre sans me dire
-adieu.</p>
-
-<p>&mdash; Et en emportant vos bijoux?</p>
-
-<p>&mdash; Dieu! non, le pauvre garçon! L'Anglais qui
-demeure là-haut l'accusait d'avoir volé un fusil :
-c'est peut-être ce qui lui a fait prendre la maison
-en horreur. Quand je l'avais ici, ce bon Cocomero,
-je savais tout ; il pénétrait jusque dans le palais Feraldi
-pour m'apporter les nouvelles. Le butor qui
-l'a remplacé n'est capable de rien : autant vaudrait
-un sourd-muet aveugle et manchot.</p>
-
-<p>&mdash; Qu'à cela ne tienne! voulez-vous que je vous
-laisse un homme?</p>
-
-<p>&mdash; Oui, certes.</p>
-
-<p>&mdash; La police est dans les attributions du cardinal-vicaire.
-J'ai du crédit dans les bureaux ; je puis
-mettre un sbire à votre disposition.</p>
-
-<p>&mdash; Donnez, monsignor, donnez!</p>
-
-<p>&mdash; Attendez! Il y a six mois, j'ai enrôlé un drôle
-qui m'avait tout l'air d'avoir fait quelque mauvais
-coup ; mais à tout péché miséricorde : c'est la devise
-de la police. Il m'a prié instamment de le placer
-hors de Rome ; je lui ai offert Albano, Lariccia ou
-Velletri ; il a demandé en grâce qu'on l'envoyât d'un
-autre côté : il est à Civita-Vecchia, il surveille les libéraux,
-ses chefs sont contents de lui ; je vous l'expédierai
-aujourd'hui même.</p>
-
-<p>&mdash; Mais s'il refusait de revenir à Rome?</p>
-
-<p>&mdash; Je voudrais bien voir qu'il essayât de refuser
-quelque chose! On est toujours sûr du dévouement
-d'un homme lorsqu'on a de quoi le faire pendre.
-Adieu, madame, je vais travailler pour vous : aidez-moi.
-Mes baisemains à mademoiselle votre fille!</p>
-
-<p>&mdash; Elle dort, la pauvre innocente, tandis que nous
-nous occupons de son bonheur!&nbsp;»</p>
-
-<p>Nadine écoutait à la porte.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VIII</h2>
-
-
-<p>Rouquette trouva un carrosse attelé dans la cour
-du palais Coromila. Lello et son frère, lestés d'une
-tasse de chocolat, se promenaient en fumant, tandis
-qu'on remplissait un fourgon de bagages. Le colonel
-dormait comme Noé après la première vendange :
-il avait fait ses adieux la veille pour avoir
-le droit de se lever à midi. Tous les gens de la maison
-vinrent, chapeau bas, baiser les mains de leurs
-maîtres. Le prince leur distribua un gros sac d'argent.
-Rouquette, qu'ils examinaient comme une
-curiosité d'histoire naturelle, aurait voulu leur distribuer
-des coups de bâton. On partit à cinq heures
-précises.</p>
-
-<p>Jusqu'à Civita-Vecchia, Lello bâilla, fuma, soupira
-et regarda par la portière ; son frère lut le premier
-chant de <i>don Juan</i> dans le texte anglais ; Rouquette
-dormit. Les quatre domestiques que l'on emmenait
-à Londres émerveillèrent les alouettes par l'éclat de
-leurs boutons neufs. En entrant dans la ville, les postillons
-firent claquer si superbement leurs fouets,
-qu'on crut voir entrer le duc de Toscane, dont l'arrivée
-était annoncée pour ce jour-là. La garnison
-prit les armes, les tambours battirent aux champs,
-et le gardien des portes refusa obstinément d'examiner
-les passe-ports. Les deux frères traversèrent
-au galop cet enthousiasme officiel : ils trouvèrent
-sur le port leur intendant, qui était venu la veille
-pour assurer les places et disposer les logements
-sur le bateau. Rouquette courut à la police, se
-nomma et demanda François le Napolitain. Il eut
-quelque peine à reconnaître son protégé. François
-le Napolitain, ci-devant Cocomero, avait rasé ses
-favoris et laissé croître ses cheveux. Ce changement
-de décoration joint à la peur du bagne voisin, dont
-le spectacle l'avait horriblement maigri, lui avait
-fait une autre figure, aussi longue que la première
-était large. Depuis le 6 octobre et l'<i>accident</i> de Menico,
-François n'avait jamais dormi que d'un &oelig;il :
-aussi ses chefs louaient-ils sa vigilance. Il faisait le
-guet autour de la ville, gardait toutes les issues à la
-fois, et dépistait merveilleusement les nouveaux venus,
-tant il avait peur de voir arriver un couteau
-suivi du bras de Dominique. Malgré les témoignages
-de satisfaction qu'il avait souvent obtenus, il ne recherchait
-pas les occasions de comparaître devant
-les autorités policières : il avait peur de ses chefs,
-de ses camarades et de son ombre.</p>
-
-<p>Lorsqu'il se vit en présence de monsignor Rouquette,
-secrétaire intime de son Éminence le cardinal-vicaire,
-il serra instinctivement les mâchoires,
-de peur qu'on n'entendît claquer ses
-dents.</p>
-
-<p>«&nbsp;J'ai besoin de toi,&nbsp;» lui dit Rouquette. La figure
-de Cocomero s'épanouit.</p>
-
-<p>«&nbsp;Tu vas partir ce soir pour Rome.&nbsp;» La figure
-de Cocomero s'allongea.</p>
-
-<p>«&nbsp;Tu iras <i lang="it" xml:lang="it">via Frattina</i>, n<sup>o</sup> 15 ; tu demanderas
-Mme la générale Fratief.&nbsp;»</p>
-
-<p>Cocomero tomba à genoux : «&nbsp;Grâce! cria-t-il,
-grâce monsignor! Je suis, ou du moins je serai
-un pauvre père de famille! Ne me perdez pas : je
-vous servirai toute ma vie!</p>
-
-<p>&mdash; Je ne veux pas te perdre, je veux t'employer.
-Je sais tout.&nbsp;»</p>
-
-<p>Rouquette ne savait rien ; mais <i>je sais tout</i> est un
-talisman presque infaillible, et il y a bien peu
-d'hommes assez irréprochables pour entendre sans
-trembler ce bienheureux <i>je sais tout</i>.</p>
-
-<p>«&nbsp;Et, monsignor, balbutia Cocomero, vous croyez
-qu'il n'y a pas d'imprudence à m'envoyer dans <i>cette</i>
-maison? Est-ce que l'Anglais du fusil n'y est plus?</p>
-
-<p>&mdash; Tiens, tiens!&nbsp;» pensa Rouquette.</p>
-
-<p>Il reprit à haute voix :</p>
-
-<p>«&nbsp;L'Anglais du fusil y est encore ; mais tu es si
-changé qu'il ne te reconnaîtra pas. Parlons un peu
-du fusil de l'Anglais.&nbsp;»</p>
-
-<p>Cocomero joignit piteusement les mains.</p>
-
-<p>Le confesseur improvisé poursuivit : «&nbsp;Maître
-Cocomero, car je sais tous tes noms, fidèle valet de
-Mme Fratief, on ne vole pas un fusil pour aller
-faire la chasse aux moineaux!</p>
-
-<p>&mdash; Plus bas! monsignor, au nom du ciel! Menico
-m'avait provoqué ; il m'avait roué de coups, deux
-fois de suite, dans la cour du palais Coromila et
-devant la porte de ses maîtres, ces scélérats de
-Feraldi. Ma patience était à bout : j'ai demandé
-pardon à Dieu, j'ai fait quatre neuvaines, et puis&hellip;
-on est vif, et un malheur est bientôt arrivé.</p>
-
-<p>&mdash; Mais c'est un trésor que cet homme-là, pensa
-Rouquette. Il déteste les Feraldi, il a déjà servi la
-Fratief, il sait le métier d'espion, et il loge une
-balle à cent pas dans la tête d'un homme. Je veux
-faire sa fortune.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il continua tout haut, d'un ton digne et sévère :</p>
-
-<p>«&nbsp;Vous êtes un grand coupable, mais vous pouvez
-réparer vos crimes. Choisissez entre l'expiation
-honorable que je vous propose et les peines honteuses
-que la loi suspend sur votre tête. Vous partirez
-pour Rome par la voiture de ce soir. Vous
-irez demain à la brune prendre les ordres de la
-respectable Mme Fratief ; vous exécuterez aveuglément
-tout ce que cette sainte femme vous commandera.
-Vous n'aurez rien à craindre de la justice tant
-que vous serez exact à remplir les nouveaux devoirs
-que le gouvernement du saint-père vous impose.
-Si vous croyez être en butte à quelque vengeance
-particulière, défendez-vous, sans jamais oublier la
-prudence. Pour subvenir à vos besoins, vous toucherez
-tous les mois une somme de vingt écus chez
-l'intendant des princes Coromila-Borghi. Voici vos
-gages du mois de mai, et deux écus pour votre
-voyage. Allez, et souvenez-vous que vous êtes dans
-ma main.&nbsp;»</p>
-
-<p>Cocomero, prosterné comme devant un saint,
-s'empara d'une des basques de l'habit de Rouquette,
-qu'il couvrit des plus tendres baisers et des
-larmes les plus reconnaissantes. Rouquette s'enfuit
-jusqu'au bateau en riant comme un augure qui
-vient d'en voir un autre.</p>
-
-<p>Le voyage se fit en ligne directe, à toute vapeur,
-en moins de quarante heures. La mer était belle.
-Lello ne fut pas malade, et Rouquette lui donna
-deux longues leçons de français sans lui parler du
-couvent de Saint-Antoine. En débarquant à l'hôtel,
-Lello chercha au fond d'une malle le portrait de
-Tolla. La chère petite image était presque laide :
-les exhalaisons salines de la mer avaient altéré les
-couleurs. Il se consola comme il put en griffonnant
-une longue lettre à sa maîtresse. Ni son frère ni
-Rouquette ne lui demandèrent à qui il écrivait ;
-mais quand il parla de faire venir un barbier pour
-raser ses moustaches, qui avaient repoussé d'un
-millimètre, on le plaisanta si vertement qu'il se
-rendit. Son frère appelait le barbier l'exécuteur des
-hautes &oelig;uvres de Tolla. Rouquette demanda depuis
-quand les nobles Romains étaient taillables à merci.
-On fit acheter une paire de moustaches postiches
-qu'on posa sur un coussin avec cette inscription :
-<i>Offrande à la beauté</i>. Rouquette crayonna une
-femme ornée de moustaches ; il écrivit au-dessous :
-<i>Tolla parée des présents de Lello</i>. La cheminée de sa
-chambre était surmontée d'un amour de plâtre : on
-lui mit un rasoir entre les bras et l'on grava sur le
-socle : <i>Cruel enfant!</i> Pour obtenir la paix Lello
-remit l'opération à des temps meilleurs ; mais il
-confessa noblement sa faute dans la première lettre
-qu'il écrivit à Tolla.</p>
-
-<p>Le séjour de Paris, où les trois voyageurs s'arrêtèrent
-jusqu'au 10 juin, ne refroidit pas l'amour de
-Lello. Paris n'a que des séductions banales pour un
-étranger qui ne sait pas le français et qui court du
-matin au soir derrière un <i lang="it" xml:lang="it">cicerone</i> de place, demi-valet,
-demi-drogman. La manufacture des Gobelins,
-la colonne Vendôme, les caveaux du Panthéon,
-et même le musée historique de Versailles, sont
-aussi incapables d'éteindre les passions que de les
-allumer. Lello écrivait sans mentir qu'il avait les
-yeux à Paris et le c&oelig;ur à Rome.</p>
-
-<p>Lorsque son frère lui montrait aux Champs-Élysées
-une délicieuse toilette d'été, il répondait
-naïvement :</p>
-
-<p>«&nbsp;Oui, cela irait bien à Tolla.&nbsp;»</p>
-
-<p>Rouquette ne rencontrait jamais une jolie femme
-sans la lui faire remarquer.</p>
-
-<p>«&nbsp;J'aime mieux Tolla, répondait-il ; d'abord elle
-est aussi belle, puis elle m'aime, enfin elle parle
-italien.&nbsp;»</p>
-
-<p>«&nbsp;Essayons du grand monde,&nbsp;» dit Rouquette.
-On porta une douzaine de lettres de recommandation,
-qui attirèrent cinq ou six invitations à dîner :
-il y avait déjà beaucoup de familles à la campagne.
-Lello s'ennuya partout : son frère, qui parlait français,
-et Rouquette, qui avait de l'esprit, l'éclipsèrent
-totalement. Il en prit son parti en rêvant à Tolla.
-Sa pensée voyageait incessamment entre la chère
-fenêtre et le parloir de Saint-Antoine. Ce gros garçon,
-qui n'avait jamais eu deux idées à la fois, fut
-pensif comme un philosophe et distrait comme un
-algébriste : en foi de quoi ses compagnons de voyage
-l'avaient surnommé le <i>hanneton</i>.</p>
-
-<p>Son principal et presque unique souci durant les
-trois premières semaines fut le silence de Tolla.
-Tous les jours, son domestique de place s'en allait
-rue Jean-Jacques-Rousseau et revenait les mains
-vides. Il accusa d'abord la poste de Paris, qui lui paraissait
-un chaos épouvantable ; il ne comprenait pas
-qu'une administration qui transporte ses facteurs
-en omnibus pût distribuer des lettres sans en perdre
-la moitié. Ses soupçons se portèrent ensuite sur son
-oncle et sur la poste romaine, qui fut de tout temps
-sujette à caution. Enfin il surveilla Rouquette et
-son frère sans parvenir à les prendre en faute. Au
-bout de vingt-deux jours, son banquier lui remit
-un mot de Tolla qui éclaircit tout le mystère. Elle
-lui avait écrit onze fois, ni plus, ni moins, sous le
-nom de Manuel Miracolo, et les onze lettres attendaient
-bureau restant, casier M, que Miracolo vînt
-les prendre. Lello y courut, suivi de son interprète
-à dix francs par jour. L'employé lui montra onze
-lettres à l'adresse de Manuel Miracolo, et lui demanda
-son passe-port. Lello s'étonna que, sur la
-terre de la liberté, un étranger eût besoin de
-son passe-port pour obtenir sa correspondance.
-Dans la ville de Rome, où les facteurs ne vont
-pas en omnibus, on donne les lettres à qui veut
-les prendre. Si vous vous appropriez le bien d'autrui,
-l'administration le met sur votre conscience.
-Lello montra un passe-port au nom de Coromila.
-On le renvoya à un autre employé qui présidait à
-la lettre C, mais qui n'avait rien à son adresse. A
-force d'aller d'un guichet à l'autre, il comprit, son
-domestique aidant, qu'il faudrait un ordre exprès
-du directeur général des postes pour rendre à la
-lettre C les trésors d'amour que la lettre M avait
-usurpés. Il se défiait trop de Rouquette pour lui
-faire part de son embarras et lui demander son
-assistance. Son inséparable interprète le conduisit
-chez un écrivain public qui expliqua l'affaire comme
-il la comprit, et lui recommanda expressément de
-faire viser la pétition par son ambassadeur. Manuel
-se transporta sans retard à la nonciature apostolique,
-et mit tous les bureaux dans le secret. Un si
-beau zèle ne pouvait pas rester sans récompense :
-les lettres lui furent remises au bout de dix jours,
-quand son frère, son oncle, Rouquette, Rome et
-Paris en eurent appris l'histoire.</p>
-
-<p>Tolla était bien triste. Si ses lettres n'étaient pas
-mouillées de larmes, c'est que son mouchoir avait
-préservé le papier. Sa retraite n'avait pas imposé
-silence à ses ennemis. Les uns disaient que Lello
-l'avait mise au couvent par mépris pour sa mère et
-pour ne la point laisser aux mains d'une intrigante.
-Les autres prétendaient que Lello n'était pour rien
-dans l'affaire, et qu'elle avait été enfermée par ordre
-du pape, comme une fille perdue. Un sbire,
-dont on ignorait le nom, s'était vanté publiquement
-d'avoir pris part à cette exécution. On faisait circuler
-des copies d'une lettre de monsignor Rouquette,
-où il était dit en propres termes : «&nbsp;Vous
-pouvez assurer aux Feraldi que Lello n'est pas pour
-eux.&nbsp;» A l'appui de cette menace, la générale affirmait
-qu'il était venu la voir trois heures avant de
-quitter Rome. Les gens sensés avaient beau dire
-que le fait était invraisemblable, puisqu'on l'avait
-vu partir à cinq heures du matin, les habitants de
-la via Frattina déclaraient qu'à deux heures un
-homme en habit laïque avait réveillé tout le quartier
-en frappant au n<sup>o</sup> 15. Le séjour du couvent n'était
-pas trop aimable : les religieuses étaient bonnes,
-encore qu'un peu curieuses ; mais les murs
-étaient bien gris, la cellule bien étroite, et pas de
-jardin! Amarella avait d'abord pris le couvent en
-patience, mais au bout de quelques jours son humeur
-s'était aigrie. Mme Feraldi venait tous les soirs
-à la grille, avec Toto et Menico. Il y avait un parloir
-pour les domestiques et les s&oelig;urs converses,
-mais personne n'y était encore entré pour Amarella.
-Le comte était accablé d'affaires, Philippe
-allait chercher sa mère à Florence, l'abbé La Marmora
-venait deux fois par semaine. Tolla recommandait
-à Lello de fréquenter les sacrements.
-«&nbsp;Cela est facile à dire, répondait Lello ; mais où
-trouver des prêtres dans cette ville de païens? A
-peine si en un mois j'en ai rencontré quatre, et
-tous Français! J'essayerais bien de me confesser en
-français, avec ce peu que j'ai appris ; mais comment
-faire? il m'est impossible de parler français
-sans rire. Je prie matin et soir, et je remets les sacrements
-à mon retour. Les sacrements ne sont
-qu'à Rome.</p>
-
-<p>&mdash; Veux-tu savoir l'emploi de mes journées? écrivait
-Tolla. Je me lève à neuf heures ; à dix, je vais
-à la messe ; je reste à l'église jusqu'à midi, à prier
-Dieu pour toi. A midi, je dîne avec les religieuses.
-A une heure un quart, on sonne la cloche du silence,
-et chacun est obligé d'aller dormir dans sa
-chambre. A trois heures, le silence est rompu, et
-les religieuses descendent au ch&oelig;ur. Je me lève un
-peu plus tard, et je me mets à écrire jusqu'à ce
-qu'on vienne me prendre pour la lecture spirituelle
-et le rosaire, qui se dit dans une grande salle où
-elles sont toutes à travailler. A six heures, je vais à
-la grille voir ma mère et les personnes qu'elle
-amène avec elle. Après leur départ, je remonte à
-ma chambre, où je me promène sur une terrasse
-qui est auprès ; j'y reste tant que les s&oelig;urs sont à
-matines, c'est-à-dire une heure environ après l'<i lang="la" xml:lang="la">Ave
-Maria</i>. Je descends alors à l'église, où je prie toute
-seule pendant un bon quart d'heure, puis je viens
-souper dans ma chambre. A neuf heures, on sonne
-le silence ; tout le monde se couche et l'on n'entend
-plus souffler dans la maison. Je m'enferme avec
-Amarella, qui dort dans un cabinet auprès de moi,
-et nous restons, elle à travailler, moi à lire, jusqu'à
-minuit. Nous faisons nos neuvaines et nos autres
-oraisons, puis je me mets au lit, et, jusqu'à ce que
-le sommeil me vienne, je pense aux jardins, aux
-forêts, aux belles fleurs et aux grands arbres, aux
-chevaux, aux bals, à la musique, à l'amour, à la
-vie, car je ne vis pas.&nbsp;» &mdash; «&nbsp;Moi, répliquait Lello,
-je me lève à dix heures ; c'est un peu tard. Je déjeune
-à onze, je sors à midi pour voir les monuments ;
-je dîne à cinq ; puis vite au théâtre! Et
-après le spectacle, une petite promenade sur le
-boulevard des Italiens, où l'on voit une multitude
-de braves filles mises à la dernière mode et attendant
-la Providence! C'est un spectacle horrible
-à voir, et qui inspire plus de dégoût que de
-désir.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il faut connaître les m&oelig;urs et les idées romaines
-pour comprendre tout ce que le dernier trait de
-cette peinture ajouta aux ennuis de Tolla. Rome
-n'est pas une ville d'innocence, tant s'en faut ; mais
-c'est une ville de bon exemple : la police n'y souffre
-aucun scandale. Jamais un jeune homme n'y rencontre
-ces dangers ambulants qui fourmillent dans
-les rues de Paris. La débauche y est voilée, et le
-vice y a des allures discrètes. Tolla fut plus étonnée
-qu'une Parisienne à qui l'on dépeint les m&oelig;urs des
-îles Marquises. Son imagination chaste, mais active,
-se figura le boulevard des Italiens comme une
-porte de l'enfer, un théâtre éclairé par des langues
-de feu, où l'on représentait jour et nuit le grand
-mystère de la tentation de saint Antoine.</p>
-
-<p>Cependant Lello ne se mettait jamais au lit sans
-baiser la pâle miniature de sa chère Tolla.</p>
-
-<p>Lorsqu'on partit pour Londres, la question n'avait
-pas fait un pas : Lello se fortifiait dans son
-amour et Tolla dans sa retraite. Mme Fratief était
-aux abois ; elle allait faire une tentative sur Amarella,
-par acquit de conscience. Rouquette ne savait
-plus à quoi se prendre ; il prévoyait bien que les
-plaisirs brumeux de l'Angleterre et les augustes réjouissances
-du couronnement ne produiraient pas
-plus d'effet que les séductions de Paris. Dans cet
-épuisement de toutes ses ressources, il essaya de
-regagner la confiance de Lello. Il adoucit ses plaisanteries
-contre Tolla ; il témoigna même un certain
-respect pour ce grand exemple de constance.
-Il laissa entendre que, s'il n'avait aucune pitié pour
-les amours follets et les romans d'une heure, qui
-font les délices des pensionnaires et le désespoir
-des familles, il savait admirer l'héroïsme d'une
-passion persévérante. Sous la même inspiration, le
-colonel écrivit coup sur coup deux longues lettres
-à son neveu. Le gros homme adoucissait sa voix, il
-reprochait à Lello son manque de confiance, et
-frappait timidement à son c&oelig;ur pour se faire ouvrir.
-Sans sortir des banalités d'une correspondance
-de famille, il se vantait d'avoir une indulgence de
-père ; rien ne pourrait lui ôter de la mémoire qu'il
-avait fait sauter le petit Lello sur ses genoux. C'était
-pour lui, bien plus que pour son frère, qu'il avait
-renoncé aux douceurs du mariage et accepté les
-ennuis de la vie de garçon. Il s'était toujours promis
-de lui laisser tout son bien, à telles enseignes
-que le testament était fait et cacheté. Pourquoi donc
-l'objet d'une prédilection si marquée témoignait-il
-si peu de reconnaissance? On n'exigeait de lui aucun
-sacrifice, on ne demandait que de la sincérité.</p>
-
-<p>Ce texte un peu vague fut commenté savamment
-par Rouquette.</p>
-
-<p>«&nbsp;Vous avez tort, dit-il, de vous cacher de votre
-oncle : c'est un homme dont vous avez tout à espérer
-et rien à craindre. A votre place, je lui raconterais
-naïvement l'histoire, puisqu'il la sait, et
-je lui demanderais son consentement, quitte à m'en
-passer.</p>
-
-<p>&mdash; Me l'accordera-t-il? mon cher Rouquette.</p>
-
-<p>&mdash; Pourquoi non? Cependant, entre nous, je
-crois qu'il a le couvent de Saint-Antoine sur le c&oelig;ur.
-On a dit à Rome que vous aviez enfermé Mlle Feraldi
-afin de la protéger contre votre oncle. Quelle
-injure pour un pauvre homme qui vous aime et
-qui vous a fait son héritier! Que voulez-vous qu'il
-pense lorsqu'il voit que vous aimez mieux martyriser
-votre maîtresse que de la laisser vivre tranquillement
-dans la même ville que lui?</p>
-
-<p>&mdash; Il est vrai, mon bon Rouquette, Tolla souffre
-le martyre.</p>
-
-<p>&mdash; Vous le saviez? On vous a donc parlé de tous
-les maux qu'elle endure dans cet horrible couvent?</p>
-
-<p>&mdash; Elle m'en a écrit quelque chose.</p>
-
-<p>&mdash; Et vous a-t-elle parlé de sa santé?</p>
-
-<p>&mdash; Quoi! serait-elle malade?</p>
-
-<p>&mdash; Vous a-t-elle dit que l'ennui la dévorait jusqu'aux
-os? que la fièvre&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Parlez, Rouquette, au nom du ciel! ne me cachez
-rien de ce que vous savez.</p>
-
-<p>&mdash; On dit qu'elle ne dort pas, qu'une fièvre la
-consume, qu'elle est maigre à faire peur, que ses
-beaux yeux se creusent, que ses couleurs se flétrissent
-et qu'on ne la reconnaît plus. Sa femme de
-chambre ne peut plus tenir au régime du couvent
-et menace de la quitter : que deviendra-t-elle,
-seule avec ses chagrins?</p>
-
-<p>&mdash; Pas un mot de plus, mon ami! je me prendrais
-moi-même en horreur. J'ai fait, sans le savoir,
-le métier d'un bourreau ; mais ne croyez pas que
-je l'aie mise à Saint-Antoine par défiance de mon
-oncle. J'avais d'autres raisons : je craignais que l'amitié
-d'un certain jeune homme ne profitât de
-mon absence pour se métamorphoser en amour.</p>
-
-<p>&mdash; Quelle idée, mon cher Lello! La nature vous
-a-t-elle fait pour être supplanté par personne?</p>
-
-<p>&mdash; Non, mais&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; D'ailleurs je vous réponds, moi qui me connais
-en femmes, que cela est incapable de trahir.
-Vous savez si je la regarde avec des yeux prévenus :
-vous m'avez toujours vu la juger très-librement,
-trop librement peut-être, car je commence seulement
-à apprécier ses vertus. Eh bien! croyez-en ma
-parole, Tolla ne vous trahira jamais.&nbsp;»</p>
-
-<p>Lello écrivit à Tolla qu'il lui permettait de quitter
-le cloître, si elle s'y trouvait toujours aussi mal.
-Bientôt il la pria de retourner chez ses parents.
-Sous la dictée de Rouquette, la simple prière se
-changea en ardent désir, puis en <i lang="it" xml:lang="it">amoroso comando</i>.
-Enfin il déclara que la présence de sa maîtresse
-dans ce maudit couvent le mettait au désespoir.</p>
-
-<p>«&nbsp;Si tu persistais, disait-il, tu m'attirerais tant de
-chagrins, que mes forces physiques n'y tiendraient
-pas.&nbsp;»</p>
-
-<p>Cependant Tolla persistait.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>«&nbsp;J'ai déjà trop enduré, répondit-elle, pour ne
-pas aller jusqu'au bout. Si je t'obéissais, j'exposerais
-tout le fruit de mes souffrances. Demande-moi
-ce que tu voudras, excepté le sacrifice de notre
-avenir : tu me trouveras soumise à tes volontés et
-même à tes caprices.</p>
-
-<p>«&nbsp;Qui donc te pousse à me faire sortir d'ici? Cette
-idée ne vient pas de toi. Veux-tu savoir ce qu'elle
-vaut? Demande-toi si ceux qui te l'ont inspirée désirent
-notre union, ou s'ils cherchent à l'empêcher.
-Tu sais où tendent tous leurs efforts. Irons-nous
-leur rendre le succès facile en suivant leurs conseils?
-Est-ce dans notre intérêt qu'ils parlent ou
-dans le leur? Voudrais-tu qu'après avoir tout fait
-pour ne leur point laisser d'armes contre nous,
-j'allasse leur en fournir par un changement de
-conduite!</p>
-
-<p>«&nbsp;Mes parents approuvent ma persévérance, la
-marquise Trasimeni m'engage à continuer, le docteur
-Ély m'a dit qu'on m'admirait dans les plus
-honorables maisons de Rome ; l'abbé La Marmora
-jure que je suis perdue si je passe le seuil de la
-porte ; l'abbé Fortunati, qui de sa vie n'a dit ni oui
-ni non, avoue que l'idée d'entrer au couvent a été
-une inspiration du ciel. J'y reste donc. Je l'ai juré,
-et moi je tiens mes promesses ; ta main seule ou
-celle de la mort pourra m'en arracher.&nbsp;»</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Pendant ces débats, le frère de Lello épousa une
-Anglaise assez jolie et une dot véritablement belle.
-Lello, abstraction faite de la dot, reconnut que sa
-belle-s&oelig;ur ne soutiendrait pas la comparaison avec
-Tolla. C'est dans la semaine qui suivit ce mariage
-que la chambre des lords revêtit sa robe de velours
-cramoisi doublé d'hermine pour assister au couronnement
-de la reine, une des plus belles fêtes de ce
-siècle. Lello, confondu dans les rangs de la légation
-napolitaine, vit toute la cérémonie. Il mit son célèbre
-habit de cour à cinq heures du matin, et l'ôta à
-trois heures après minuit. Il serait mort de faim
-dans l'intervalle, s'il n'avait eu la précaution d'apporter
-des gâteaux dans ses poches. Cette mémorable
-journée et toutes les belles choses qui passèrent
-sous ses yeux ne lui firent pas oublier Tolla,
-bien au contraire. N'entendait-il pas crier : «&nbsp;Vive
-Victoria!&nbsp;» et le nom de Victoria ne brillait-il pas en
-lettres de feu au milieu de toutes les illuminations?
-Le lendemain de la fête, plus amoureux que jamais,
-il écrivit au colonel, sous la dictée de Rouquette,
-quatre pages d'aveux et de prières. Lorsqu'il
-eut cacheté l'enveloppe, Rouquette l'embrassa
-paternellement : «&nbsp;Bravo! lui dit-il, vous agissez
-en bon neveu et en homme d'esprit. Cette petite
-lettre est grosse de plusieurs millions. Vous serez
-aussi riche que votre frère.</p>
-
-<p>&mdash; Maintenant, mon cher Rouquette, je vais attendre
-la réponse de mon oncle à Paris, Londres
-m'ennuie : je ne comprends pas les enseignes des
-boutiques, et je trouve que les Anglais ne sont pas
-polis.&nbsp;»</p>
-
-<p>Lello n'avait pas plus compris la magnifique politesse
-des Anglais que les enseignes des boutiques.</p>
-
-<p>«&nbsp;Ma foi! dit Rouquette, pour un rien j'irais à
-Paris avec vous. Votre frère est dans sa lune de
-miel, et il regarde le genre humain du haut en bas,
-comme les habitants de toutes les lunes. Il se passera
-de moi aussi facilement qu'un perdreau d'un
-coup de fusil. Allons à Paris! nous continuerons nos
-leçons de français.&nbsp;»</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le 8 juillet, ils s'installaient pour la seconde fois
-à l'hôtel Meurice. Rouquette, pour être plus agile,
-dépouilla le <i lang="it" xml:lang="it">monsignor</i>, et s'appela sur ses cartes le
-comte de Rouquette. Lello qui n'avait pas plus compris
-la cuisine anglaise que le reste, fut ravi de retrouver
-les dîners de l'hôtel et les déjeuners du café
-de Paris. Il allait au théâtre tous les soirs pour apprendre
-la langue. Rouquette n'avait qu'un regret,
-c'était de ne pouvoir l'y conduire deux fois par jour.
-Il espérait toujours que Tolla serait détrônée par
-une cantatrice ou une comédienne, et il savait par
-expérience que les passions du théâtre sont celles
-qui mènent plus loin, parce que la vanité y vient en
-aide à l'amour. Malheureusement, au mois de juillet,
-les Italiens étaient en voyage et l'Opéra en réparation.
-A la Comédie-Française tous les chefs
-d'emploi étaient en congé, et les banquettes regardaient
-jouer les doublures. Lello était réduit au
-drame et au vaudeville. Il avait un faible pour le
-vaudeville, quoiqu'il lui arrivât rarement de saisir
-la plaisanterie du premier bond : il riait après tout
-le monde, et sa gaieté retardait de quelques minutes
-sur celle du parterre. Quelquefois même il
-digérait un bon mot jusqu'au lendemain, et surprenait
-Rouquette par un éclat de rire homérique
-qui partait comme une fusée au milieu du déjeuner.</p>
-
-<p>Trois jours après leur arrivée, les deux inséparables
-s'étaient fourvoyés aux Folies-Dramatiques.
-Lello, du haut de l'avant-scène, lorgna très-attentivement
-une jeune première blonde et blanche que
-l'affiche désignait sous le nom de Cornélie, et que
-l'auteur avait honorée d'un rôle de trente-cinq lignes.
-Il profita du premier entr'acte pour questionner
-l'ouvreuse, et il apprit, à son grand étonnement,
-que Mlle Cornélie Sarrazin était sage. Elle vivait
-chez son père, ne sortait qu'avec sa mère, et montrait
-avec orgueil deux petites mains rouges comme
-des pivoines ; d'ailleurs bonne fille : son c&oelig;ur n'avait
-pas parlé, mais rien ne prouvait qu'il fût sourd-muet
-de naissance. Cette nouveauté piqua la curiosité
-de Lello, et il regretta que pour cinq francs
-l'ouvreuse ne lui en eût pas conté plus long. Heureusement
-Mlle Cornélie, qui ne jouait que dans la
-première pièce, se débarbouilla sommairement de
-son blanc et de son rouge, et vint s'asseoir au balcon
-avec sa mère. Lello grillait de contempler de
-près cette vertu paradoxale et cette mère d'une sévérité
-provisoire. Son gracieux compagnon l'y conduisit
-comme par la main. Rouquette, en homme
-qui a fréquenté le théâtre et qui sait son répertoire,
-ouvrit la conversation par un compliment et un sac
-de raisins glacés. Les bonbons firent accepter le
-compliment ; la toilette des deux amis fit agréer les
-bonbons : on refuse quelquefois les bonbons d'un
-poëte, jamais ceux d'un millionnaire. Mme Sarrazin
-apprécia du premier coup d'&oelig;il les bijoux insolents
-dont Lello était émaillé. Les mères d'actrices
-sont les personnes qui se connaissent le mieux en
-bijoux, après les bijoutiers. Elle ne lui demanda pas
-s'il était de Paris : il faut être bien étranger pour
-venir au mois de juillet, paré comme une châsse, à
-l'avant-scène des Folies. Rouquette présenta son
-ami, après s'être présenté lui-même, le tout en un
-tour de main ; on ne doute jamais des gens qui ne
-doutent de rien. Il se garda bien de faire à Lello
-les honneurs de Mlle Cornélie ; il affecta de travailler
-pour son compte et de se mettre en première ligne,
-pour que Lello eût le plaisir de le distancer.
-Le hasard voulut que la jolie blonde parlât un peu
-l'italien ; elle l'avait appris à sa première année de
-Conservatoire, lorsqu'elle espérait avoir de la voix ;
-elle en savait juste autant que Lello de français.
-Lello fut ravi de rencontrer une femme capable
-de le comprendre : il lui sembla qu'il retrouvait
-l'Italie. Après le spectacle, Mme Sarrazin se laissa
-reconduire jusqu'à sa porte : elle occupait un
-quatrième étage à l'entrée du faubourg Saint-Denis.
-Chemin faisant on prit des glaces devant le café de
-l'Ambigu.</p>
-
-<p>En retournant à l'hôtel, Lello plaisanta beaucoup
-sur les vertus de théâtre qui daignent s'asseoir devant
-un café entre deux inconnus. Rouquette défendit
-Cornélie ; il soutint que ce sans-gêne et cette
-facilité apparente ne prouvaient rien ; que les artistes
-avaient des m&oelig;urs à part, et qu'on pouvait être une
-bonne fille sans avoir une mauvaise conduite. Bref,
-il paria pour la vertu, Lello contre, et le lendemain
-à quatre heures ils montèrent l'escalier de &gt;>Mme Sarrazin.
-Lello avait pris un bouquet chez Mme Prévost :
-il s'en repentit en entrant au salon. La mère
-raccommodait un bas, la fille en tricotait un autre ;
-M. Sarrazin fourbissait une canne gigantesque : il
-était tambour-major dans la garde nationale. Le
-meuble en velours d'Utrecht jaune sentait la vertu
-d'une lieue. «&nbsp;Mes fleurs sont ridicules, pensa Lello ;
-si j'avais su, j'aurais apporté des cornichons.&nbsp;» Il
-examina avec stupéfaction les lithographies qui pendaient
-à la muraille. C'était une galerie de papiers
-enluminés représentant <i>Mélanie</i>, <i>Victorine</i>, <i>Henriette</i>,
-<i>Julie</i>, <i>le Marié</i> et <i>la Mariée</i>. Le <i>Marié</i> ressemble au
-monsieur que tout paysan voudrait être ; il a des
-bagues à tous les doigts et une grosse chaîne autour
-du cou. Il promène un sourire aimable autour de
-lui, et tient un bouquet dans une main, une boîte
-de bonbons dans l'autre. «&nbsp;Me voilà!&nbsp;» dit avec douleur
-le pauvre Lello. Il lut au bas de l'image <i>le Marié</i>,
-et en italien <i lang="it" xml:lang="it">lo Sposo</i>. Évidemment cette lithographie
-était une personnalité. <i>Victorine</i>, qu'un hasard
-malicieux avait suspendue à côté du <i>Marié</i>, est une
-fille qui a les yeux plus grands que la bouche, un
-pot de fleurs dans la main droite, un éventail dans
-la gauche ; la prodigalité de l'artiste lui a dessiné
-une rose sur le dos de la main. Un poëte, que le
-monde n'a pas connu, a écrit au bas de cette image
-un distique que Lello ne lut pas sans confusion :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Soyez constant dans vos amours,</div>
-<div class="verse">Et vous serez heureux toujours.</div>
-</div>
-
-<p>Pendant qu'il se livrait à cet examen, il entendit
-Mme Sarrazin qui causait avec Rouquette et qui disait :</p>
-
-<p>«&nbsp;Ma fille économise pour acheter une armoire
-à glace, parce que l'armoire à glace est un meuble
-comme il faut.</p>
-
-<p>&mdash; Bon! fit-il en lui-même ; j'enverrai une armoire
-à glace, et je ne reviendrai plus.&nbsp;»</p>
-
-<p>Sur ces entrefaites, il entra quelques visites. Ce
-fut d'abord une amie de Cornélie, plus avancée
-qu'elle dans la science de la vie, car elle avait un
-cachemire des Indes ; puis un jeune peintre un peu
-débraillé, puis un auditeur au conseil d'État ganté
-de neuf, puis un jeune journaliste, puis un vaudevilliste
-qui commençait à se faire jouer, puis un joli
-sous-chef du ministère de l'intérieur, enfin un jeune-premier
-de la Gaîté. Ces six jeunes gens se partageaient,
-en attendant mieux, l'amitié de Cornélie.
-Le jeune-premier était un ancien camarade du Conservatoire ;
-le feuilletoniste <i>la soignait</i> dans ses articles ;
-le sous-chef la protégeait au ministère ; le
-peintre allait faire son portrait pour la prochaine
-exposition ; l'auditeur, sans être très-riche, avait des
-parents assez généreux pour qu'on pût de temps en
-temps lui demander un service de cinq louis ; le
-vaudevilliste achevait pour Cornélie une pièce en
-trois actes, destinée à mettre en relief toutes les perfections
-de sa petite personne. Au premier acte, elle
-était paysanne et montrait ses jambes ; au second,
-elle était marquise et montrait ses épaules ; au troisième,
-elle jetait son bonnet par-dessus les moulins
-et montrait ses cheveux. Cornélie témoignait à tous
-ses amis une reconnaissance impartiale. Il n'y avait
-point de préférés, partant point de jaloux, et ses rivaux,
-qui ne se saluaient pas dans la rue, vivaient
-chez elle en bonne harmonie. Lello entendit pour
-la première fois une conversation parisienne, vive,
-fringante, entremêlée de propos de coulisses, d'anecdotes
-du monde et de charges d'atelier, saupoudrée
-de calembours, pailletée de bons mots et assaisonnée
-de scandales dont personne ne se scandalisait.
-Il fut tout ébaubi de cette joute assise, de ce tournoi
-d'esprit, de ces lances rompues et de cette petite fête
-courtoise donnée par six chevaliers en redingote à
-une reine d'amour en peignoir. Il comprit le discours
-de son oncle sur les séductions de Paris, et il
-se promit de ne point retourner à Rome avant d'avoir
-soupé en si curieuse compagnie.</p>
-
-<p>Il en eut bientôt la joie. Deux jours après, Mme Sarrazin,
-qui avait reçu une armoire à glace anonyme,
-invita tout son monde à un pique-nique. Le sous-chef
-envoya un saumon, le journaliste un pâté, le
-comédien un buisson d'écrevisses, l'auteur dramatique
-un Parthénon en gelée d'ananas, le peintre
-un feu d'artifice complet qu'on aurait tiré dans le
-salon, si le propriétaire l'avait permis ; l'auditeur
-fournit des truffes, Rouquette les vins, Lello l'argenterie.
-Trois ou quatre amies de Cornélie honorèrent
-de leur présence cette fête de famille. M. Sarrazin
-y présida en vrai tambour-major, avec la dignité
-bouffonne qui n'appartient qu'à cette institution.
-Lello se grisa du vin de Rouquette et surtout des regards
-de Mlle Cornélie. La table enlevée, on dansa
-tant qu'il resta des cordes au piano. Avant de se
-séparer, tous les convives prirent rendez-vous pour
-le surlendemain : on irait à Versailles voir jouer les
-grandes eaux et dîner à l'hôtel des Réservoirs.
-«&nbsp;Quand je pense, disait Lello, que j'ai failli quitter
-la France sans connaître l'hôtel des Réservoirs et
-sans avoir vu les grandes eaux!&nbsp;»</p>
-
-<p>Il mettait un pantalon blanc pour aller à Versailles,
-lorsque son domestique de place, qui ne
-l'accompagnait plus dans ses promenades, lui apporta
-la lettre suivante :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="small">«&nbsp;Du monastère de Saint-Antoine.</p>
-
-<p class="date">«&nbsp;Rome, 5 juillet 1838.</p>
-
-<p>«&nbsp;Où êtes-vous, Lello? Où sont vos promesses,
-votre amour et mes espérances? Moi, je suis toujours
-au couvent, dans la même cellule et dans le
-même ennui. Savez-vous combien il y a de temps
-que vous ne m'avez écrit? Vos lettres étaient ma
-seule consolation. Que Dieu vous pardonne le mal
-que vous me faites, et qu'il vous préserve de souffrir
-jamais autant que moi! Je n'ose vous dépeindre
-l'état de mon âme : j'empoisonnerais tous vos plaisirs.
-De ma santé, je ne vous en parle pas ; vous
-comprenez que mon c&oelig;ur est trop malade pour que
-le corps puisse se bien porter. J'avais pris pour
-deux mois de courage ; mais il y a plus de deux
-mois que vous êtes parti, et ma provision est épuisée.
-Mon ami, souvenez-vous de temps en temps,
-en courant à vos plaisirs, que vous m'avez aimée
-pendant quelques jours et que je vous adorerai toute
-ma vie.</p>
-
-<p class="sign">«&nbsp;<span class="sc">Tolla.</span>&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>«&nbsp;Venez-vous? cria Rouquette à travers la porte.
-La voiture est en bas : il ne faut pas faire attendre
-ces dames.</p>
-
-<p>&mdash; Je suis à vous, mon cher. Donnez-moi seulement
-cinq minutes : une petite affaire à expédier.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il écrivit :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="date">«&nbsp;Paris, 16 juillet 1838.</p>
-
-<p class="ind">«&nbsp;Ma chère Tolla,</p>
-
-<p>«&nbsp;Tu connais bien mal mon c&oelig;ur, si tu crois que
-c'est l'amour des plaisirs frivoles qui m'a entraîné
-loin de toi et qui me retient sur cette terre d'exil.
-Sache que le but secret de mon voyage était d'obtenir
-le consentement de mon oncle. On peut demander
-dans une lettre ce qu'on n'oserait pas solliciter
-de vive voix. Tu te souviens bien que j'ai toujours
-désiré que notre bonheur obtînt la sanction de ma
-famille, et tu es trop tendre fille pour blâmer un
-sentiment si délicat. Nous ne devons pas, pour satisfaire
-notre caprice, déclarer la guerre à nos parents.</p>
-
-<p>«&nbsp;Après une lettre affectueuse de mon oncle, dont
-les tendres reproches m'ont déchiré le c&oelig;ur, je me
-suis décidé à lâcher le grand mot. En effet, notre
-situation était trop pénible : nous aimer en ayant
-l'air de ne nous point connaître! D'ailleurs les
-méchantes langues avaient trop beau jeu contre
-nous.</p>
-
-<p>«&nbsp;Tu dois comprendre combien je désire et je
-crains tout à la fois la réponse de mon oncle. Dieu
-veuille toucher son c&oelig;ur et nous le rendre favorable!
-Rien ne manquerait plus à notre félicité. Si sa
-réponse n'est pas telle que je le désire, il faudra
-essayer de tous les moyens pour changer sa volonté.
-Je ne retournerai pas à Rome que la question
-ne soit résolue. En attendant je souffre le martyre,
-le doute me tue ; plains-moi.&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Rouquette frappa à la porte :</p>
-
-<p>«&nbsp;Il y a dix minutes que les cinq minutes sont
-écoulées!</p>
-
-<p>&mdash; Une seconde encore! mon bon ami. Je suis
-aussi pressé que vous.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il continua :</p>
-
-<blockquote>
-<p>«&nbsp;C'est maintenant, ma Tolla, qu'il faut redoubler
-nos prières et mettre en Dieu toutes nos espérances.
-S'il a décidé que nous serions heureux, il saura
-bien attendrir le c&oelig;ur de mon oncle. Tournons-nous
-vers cette Vierge sainte qui aime tant à consoler
-les affligés : qui sait si elle ne voudra pas faire
-quelque chose pour nous? J'importune non-seulement
-saint Joseph, comme tu me l'as recommandé,
-mais tous les autres saints du paradis. Je
-voudrais qu'ils fussent plus nombreux, pour avoir
-plus d'avocats auprès du juge suprême. Enfin jetons-nous
-dans les bras de la Providence, et espérons.
-Je t'aime.</p>
-
-<p class="sign">«&nbsp;<span class="sc">Lello.</span>&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>«&nbsp;Oui, je t'aime! dit Lello en allumant une bougie
-pour cacheter sa lettre, et il y a bien quelque
-mérite à garder mon amour intact au milieu des
-plaisirs de Paris. Elle craint, pauvre enfant, que
-je ne l'oublie! Mais j'ai pensé vingt fois à elle
-pendant cet infernal souper! Rien ne triomphera
-de ma passion, parce que ma passion c'est moi-même,
-et que je suis plus fort que tout. Il y a
-pourtant de pauvres sires à qui une bouteille de
-vin de Champagne ou le sourire d'une jolie fille
-fait oublier leur maîtresse! Mon amour est comme
-la salamandre, il traverse le feu sans y brûler ses
-ailes.&nbsp;»</p>
-
-<p>La promenade à Versailles fut suivie de beaucoup
-d'autres. Mme Sarrazin s'aperçut que Lello connaissait
-fort mal Paris et les environs : elle lui fit
-voir du pays. C'était une bonne femme, aimée du
-théâtre et de son quartier, et dévouée sans préjugés
-au bonheur de sa fille. Elle avait toujours dit à Cornélie :</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon enfant, l'autorité maternelle a ses limites,
-et je n'ai pas la prétention ridicule de te
-garder en sevrage jusqu'à l'âge de trente ans. D'ailleurs,
-je le voudrais, la loi ne le permettrait pas.
-Vois donc à te pourvoir. Si tu trouves un mari opulent,
-j'en serai bien aise : il me servira une pension
-alimentaire. Malheureusement les Folies-Dramatiques
-n'ont pas la vogue pour les mariages, et l'on
-n'y en a pas vu beaucoup cette année. Avec la dot
-que je te donne, à savoir le talent et la beauté, il
-est rare qu'on trouve à se marier définitivement.
-Passe encore si tu étais à l'Opéra! L'empereur de
-Russie paye tous les ans deux ou trois grands seigneurs
-pour qu'ils épousent les danseuses. Mais tu
-es aux Folies ; règle-toi là-dessus. Moi, si jamais je
-te vois amoureuse d'un homme jeune, bien élevé
-et riche, je commencerai par te faire une bonne
-morale (si je t'ennuie tu ne m'écouteras pas) ; puis
-j'irai trouver ce monsieur, je lui dirai tous les sacrifices
-que j'ai faits pour ton éducation, et, s'il a
-bon c&oelig;ur, il me laissera ma fille, ou du moins il
-me remboursera mes dépenses.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le 8 août 1838, trois semaines environ après le
-voyage à Versailles, Lello apprit à n'en pouvoir
-douter que Mme Sarrazin avait dépensé pour l'éducation
-de sa fille vingt mille francs et quelques
-centimes. La chute de Mlle Cornélie ne fit pas plus
-de bruit que celle d'une pomme. Chose incroyable!
-aucun des six adorateurs de la jolie blonde ne tint
-rigueur à Lello. Il crut même s'apercevoir qu'ils
-lui serraient la main avec gratitude. Il ne sut
-jamais combien son bonheur avait fait d'heureux.
-Rouquette se fit sa part dans la félicité
-commune.</p>
-
-<p>M. Sarrazin conserva l'habitude de marcher tête
-levée, excepté lorsqu'il passait sous la porte Saint-Denis.</p>
-
-<p>Rouquette choisit le jour où Cornélie pendait
-la crémaillère dans un appartement de six mille
-francs pour envoyer à Lello la réponse de son
-oncle. Il la gardait en portefeuille depuis une semaine.</p>
-
-<p>Lello hésita un instant avant de briser le cachet.
-Évidemment la lettre contenait un <i>oui</i> ou un <i>non</i>.
-Un <i>non</i> lui fermait le paradis du mariage ; un <i>oui</i>
-le chassait du paradis terrestre qu'il venait de meubler
-à grands frais. Un <i>non</i> le séparait de Tolla ;
-un <i>oui</i> l'arrachait à Cornélie. Cependant je dois dire
-à sa louange que son dernier v&oelig;u fut pour un <i>oui</i>.</p>
-
-<p>La lettre disait <i>non</i>. Le colonel n'avait point cherché
-de périphrases. Il écrivait à son neveu :</p>
-
-<blockquote>
-<p>«&nbsp;Je te permets toutes les folies, excepté une.
-Jette ton argent par les fenêtres, je t'en donnerai
-d'autre ; ne jette pas ton nom : nous n'avons que
-celui-là. Je t'ai dit souvent que je n'avais rien à te
-refuser, je le répète encore. Veux-tu un million?
-Mais si tu cherches une corde pour te pendre, je
-n'en suis pas marchand. Remarque bien que tu peux
-te marier sans mon consentement : ce n'est donc pas
-une permission que tu me demandes, c'est un conseil.
-Or le diable en personne ne saurait me contraindre
-à t'en donner un mauvais. Fais ce que tu voudras :
-tu es maître absolu de tes actions, comme moi de
-mes écus. Je ne te défends pas d'épouser la fille qui
-t'a choisi et qui te fait la cour depuis plus d'une année ;
-mais je t'avertis que, si tu persistes, tu peux
-te dispenser de m'écrire ; je ne te répondrai pas.
-Sur ce, je t'embrasse. Faut-il ajouter : <i>Pour la dernière
-fois?</i>&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>«&nbsp;Diable d'homme! se dit Lello. Il parle avec autant
-d'assurance que s'il avait raison. Je vais mal
-souper ce soir. Rouquette!&nbsp;»</p>
-
-<p>Rouquette n'était jamais loin. Il parcourut la
-lettre, et la trouva conforme au brouillon qu'il avait
-envoyé. «&nbsp;Eh bien? demanda-t-il.</p>
-
-<p>&mdash; C'est moi qui vous dis : eh bien?</p>
-
-<p>&mdash; Eh bien! votre oncle a tort, il ne rend pas justice
-aux vertus de Mlle Feraldi.</p>
-
-<p>&mdash; N'est-il pas vrai, Rouquette? Tant de vertu, de
-beauté, de noblesse&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Je ne te parle pas de sa noblesse : on m'a assuré
-que la généalogie du docteur Feraldi était un
-peu véreuse. Quant à la beauté, elle en a eu autant
-que femme du monde : maintenant, nous ne savons
-pas ce qui lui en reste. Je passe légèrement sur la
-question financière. Elle vous apporte en dot une
-vigne de deux cent mille francs ; c'est un joli denier.
-De plus elle assure par contrat un héritage de quatre
-ou cinq millions au prince votre frère : toute
-la fortune du colonel! Mais elle a des vertus. Or
-les vertus sont hors de prix par le temps qui court ;
-vous le savez bien, vous qui venez d'en acheter
-une.</p>
-
-<p>&mdash; Mauvais plaisant!&hellip; Rouquette, vous devriez
-intercéder auprès de mon oncle!</p>
-
-<p>&mdash; Bien obligé! Je trouve que j'ai assez d'ennemis.</p>
-
-<p>&mdash; Alors faites-moi un brouillon.</p>
-
-<p>&mdash; Pour dire que vous vous soumettez?</p>
-
-<p>&mdash; Non, pour expliquer que je ne peux pas me
-soumettre.</p>
-
-<p>&mdash; A quoi bon? il jetterait ma prose au feu dès
-la première ligne.</p>
-
-<p>&mdash; Il faudrait pourtant lui faire savoir que je suis
-engagé d'honneur avec le comte Feraldi.</p>
-
-<p>&mdash; Une idée! Priez M. Feraldi de lui conter toute
-l'affaire. C'est lui qui est le plus intéressé à la conclusion
-de ce mariage, car vous conviendrez qu'il
-y gagne plus que vous. D'ailleurs n'est-il pas avocat?
-Il ne refusera pas de plaider sa propre cause. Faut-il
-vous faire un brouillon pour le comte?</p>
-
-<p>&mdash; Faites, mon ami ; je ne lui ai jamais écrit, et
-je ne saurais pas comment m'y prendre.&nbsp;»</p>
-
-<p>Lello se promena de long en large dans sa
-chambre, tandis que Rouquette écrivait.</p>
-
-<blockquote>
-<p class="date">«&nbsp;Paris, 11 août 1838.</p>
-
-<p class="ind">«&nbsp;Très-cher comte,</p>
-
-<p>«&nbsp;Je n'avais jamais pris la liberté de vous écrire,
-sachant comme votre profession vous occupe, et
-combien le temps des hommes d'affaires est précieux ;
-mais une cruelle nécessité me force à vous
-imposer l'ennui de me lire.</p>
-
-<p>«&nbsp;Depuis mon départ de Rome, mon unique
-préoccupation a été de faire approuver à mes
-parents mon mariage avec mademoiselle votre fille.
-Après deux mois d'hésitation, je me suis armé de
-courage, et j'ai écrit à mon oncle. Je lui ai tout
-confessé, je lui ai fait connaître la violence de mon
-amour et l'ancienneté de nos engagements, j'ai
-dépeint à ses yeux les vertus qui sont la plus belle
-richesse de Vittoria, j'ai décrit avec une scrupuleuse
-exactitude l'état de nos sentiments, j'ai conjuré
-mon oncle de ne pas séparer deux c&oelig;urs si bien
-unis. J'ai attendu longtemps sa réponse ; plût à
-Dieu qu'elle ne fût jamais arrivée! Non-seulement
-mon oncle se refuse formellement à ma demande,
-mais il déclare en terminant qu'il m'embrasse pour
-la dernière fois.</p>
-
-<p>«&nbsp;Vous pouvez vous figurer mes angoisses au
-milieu de ce conflit d'affections. Je ne voudrais
-pas renoncer au bonheur, mais le devoir me commande
-de respecter la volonté de ma famille. Je
-voudrais dompter mes passions ; mais quand je
-songe aux vertus de l'ange que j'adore, la force
-me manque.</p>
-
-<p>«&nbsp;Dans ce cruel embarras, je me tourne vers
-vous, et je remets notre sort entre vos mains,
-puisque le destin me condamne ou à obtenir ce
-consentement ou à faire le terrible sacrifice, je
-viens vous prier à mains jointes de plaider ma
-cause auprès de mon oncle et d'obtenir, par une
-intervention amicale, ce que j'ai eu la douleur de
-m'entendre refuser. Si, par un malheur que je
-n'ose prévoir, vos prières échouaient comme les
-miennes, croyez, monsieur, que j'ai trop à c&oelig;ur
-la réputation de mademoiselle votre fille pour continuer
-les relations d'intimité qui existaient entre
-nous ; mais je conserverai pour elle et pour votre
-famille une estime éternelle.</p>
-
-<p>«&nbsp;Je me fais un devoir de vous déclarer que je
-n'ai mis dans le secret que mon frère et mon oncle.
-Tout est resté entre nous, et l'honneur de la jeune
-fille a été soigneusement sauvegardé. J'espère que
-ma résolution sera approuvée de vous et de votre
-vertueuse fille, à qui je vous autorise à montrer
-cette lettre. Je vous prie de présenter mes compliments,
-et suis pour la vie votre très-affectionné
-serviteur et ami,</p>
-
-<p class="sign">«&nbsp;<span class="sc">Manuel Coromila Borghi.</span></p>
-</blockquote>
-
-<p>Quand Lello eut copié cette lettre, Rouquette
-réclama son brouillon pour le brûler. Il le mit sous
-enveloppe et l'envoya à Mme Fratief.</p>
-
-<p>Lello écrivit ensuite à Tolla une lettre touchante :</p>
-
-<blockquote>
-<p>«&nbsp;Mon c&oelig;ur saigne, disait-il, Dieu! quelle sentence
-cruelle! D'un côté la passion qui me consume,
-de l'autre le devoir qui m'égorge. J'entends
-ta voix qui me crie : «&nbsp;Fais ton devoir, quoi qu'il
-en coûte ; le devoir est la loi de Dieu.&nbsp;» Oui, ma
-Tolla, tu es assez vertueuse pour me parler ainsi.
-Tu aimes tes parents, tu sais qu'il est impossible
-de rien refuser à ces êtres chers et respectables
-qui nous ont tenus tout enfants sur leurs genoux ;
-tu approuveras la résolution que j'ai prise. Si tu
-écoutes le monde, il me blâmera peut-être ; si
-tu fais parler ta conscience, elle me donnera
-raison.</p>
-
-<p>«&nbsp;Un espoir nous reste. J'ai écrit à ton père, je
-l'ai conjuré de s'entremettre pour nous auprès de
-mon oncle : peut-être obtiendra-t-il quelque chose.
-Si cette dernière branche de salut nous échappe,
-hélas! je suis forcé de t'oublier. Le pourrai-je?
-Dieu qui exige de nous ce sacrifice, nous donnera
-la force de l'accomplir ; mais si mon c&oelig;ur doit te
-retirer sa tendresse, jamais il n'oubliera l'image
-d'un ange orné de tant de belles vertus, et tu auras
-une place éternelle dans l'estime de ton très-affectueux
-ami,</p>
-
-<p class="sign">«&nbsp;<span class="sc">Lello.</span></p>
-
-<p>«&nbsp;<i>P. S.</i> De la réponse de ton père dépendra notre
-bonheur.&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Lello monta en voiture avec Rouquette, porta
-ses lettres à la grande poste et se fit conduire au
-nouvel appartement de sa maîtresse. L'arrivée des
-deux amis interrompit le jeune peintre, qui ébauchait
-un petit portrait de Cornélie.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">IX</h2>
-
-
-<p>Amarella n'était pas entrée au couvent pour le
-plaisir de prier Dieu et d'accompagner sa maîtresse :
-elle pensait qu'on peut prier partout, et son dévouement
-pour Tolla n'allait pas jusqu'à l'abnégation.
-Elle avait la captivité en horreur, comme
-tous les êtres remuants ; elle était friande du grand
-air comme tous ceux qui sont nés au village ; elle
-aimait à se faire voir, comme toutes les femmes.
-Ajoutez que, comme tous les Romains des deux
-sexes, elle avait la passion de la loterie. La loterie
-est un jeu légal, une partie engagée entre le saint-père
-et ses sujets : les joueurs y gagnent quelquefois,
-le gouvernement toujours. Amarella faisait
-comme tous les domestiques, mercenaires, mendiants
-et frères quêteurs de la capitale du monde
-chrétien : elle économisait onze sous par semaine
-pour avoir le droit de prendre un billet, de rêver
-trois numéros, et d'attendre, confortablement logée
-dans un château en Espagne, le tirage du jeudi et
-la ruine de ses espérances. En entrant à Saint-Antoine,
-elle avait renoncé à la loterie, au grand
-air, à la liberté et à l'admiration des hommes, le
-tout pour plaire à Menico. Menico lui avait dit en
-la prenant par la taille : «&nbsp;Si tu étais une brave fille,
-tu irais tenir compagnie à mademoiselle. Crains-tu
-de t'ennuyer? Je te promets que vous recevrez des
-visites : le parloir n'est pas fait pour les chiens.
-As-tu peur que tous les garçons ne se marient en
-votre absence et qu'il n'en reste plus pour toi? Sois
-tranquille, j'en connais un qui attendra patiemment
-et qui fera v&oelig;u, si tu l'exiges, de ne pas regarder
-une femme avant votre retour.&nbsp;» Ces promesses
-tant soit peu jésuitiques, appuyées de quelques
-caresses, avaient trompé la subtile Amarella.
-Elle sacrifia trois mois de sa liberté, avec la confiance
-d'un joueur qui risque son seul habit sur la
-carte qu'il croit bonne. Ce Menico si longtemps
-poursuivi était, à ses yeux, quelque chose de plus
-qu'un homme : c'était un <i>terne</i> qu'elle avait nourri
-deux ans.</p>
-
-<p>Lorsque les portes du cloître se fermèrent sur elle
-et qu'elle vit Dominique pleurer côte à côte avec
-Lello, elle sentit naître au fond de son c&oelig;ur
-quelque sympathie pour sa maîtresse : une conformité
-d'âge, de chagrin et d'espérance l'unissait à
-Tolla, et peu s'en fallut qu'elle ne lui fît confidence
-de son amour. Quinze jours se passèrent sans qu'elle
-reçût une visite de Menico ; elle s'imagina qu'il
-était retenu au palais Feraldi par quelque indisposition
-légère ou par la nature sédentaire de ses
-fonctions. Elle attendit une seconde quinzaine et
-s'arma d'une patience rageuse : «&nbsp;Peut-être veut-il
-m'éprouver,&nbsp;» pensait-elle. Mais lorsqu'elle sut, par
-une indiscrétion innocente de Tolla, que Menico
-venait tous les jours au couvent avec la comtesse,
-lorsqu'elle fut forcée de reconnaître qu'elle avait
-été sa dupe, elle se prit d'une haine effroyable, non
-contre lui, mais contre Tolla. La jalousie lui fit voir
-une rivale dans sa maîtresse ; elle la soupçonna
-d'avoir usé d'une indigne coquetterie pour voler
-un c&oelig;ur plébéien dont elle n'avait que faire ; elle
-se rappela les naïves confidences de Menico sur la
-route de Lariccia, les larmes de Tolla lorsqu'on
-l'avait cru mort, et le fameux baiser qu'elle lui
-avait donné le jour de l'Assomption : elle était trop
-aveuglée pour comprendre que le prétendu amour
-de Menico était une adoration religieuse, et que
-Tolla ne s'en apercevait pas plus que les madones
-peintes et dorées n'entendent les prières qu'on
-murmure à leurs pieds. Dans un premier mouvement
-de colère, elle monta à sa chambre et fit ses
-paquets, bien décidée à abandonner Tolla à ses
-ennuis, puis elle se ravisa, remit tout en place et
-redescendit dans la cour en souriant à un autre
-projet de vengeance.</p>
-
-<p>Dès ce jour, elle commença contre sa maîtresse
-une guerre sourde : «&nbsp;Attends! dit-elle, je ferai de
-ton c&oelig;ur une pelote à épingles!&nbsp;» Lorsque Tolla
-avait reçu quelque bonne nouvelle, Amarella accourait
-partager sa joie ; ce n'était jamais sans y
-verser une goutte de poison : «&nbsp;Il vous aime, disait-elle ;
-il veut donner au monde un grand exemple
-de constance. Qui l'aurait cru? Mademoiselle voit
-bien qu'il vaut mieux que sa réputation. Je le savais,
-moi, qu'il ne vous tromperait pas comme
-toutes les autres.&nbsp;» Si Tolla était triste, si cette
-pauvre âme, à force de creuser l'avenir, avait
-trouvé quelques raisons de désespoir, Amarella se
-faisait un visage de gaieté et d'insouciance ; elle
-étourdissait la maison de son rire argentin et sonore,
-elle venait s'asseoir auprès de sa maîtresse et
-lui faire une peinture charmante du bonheur qu'elle
-n'espérait plus : «&nbsp;Pourquoi vous chagriner, mademoiselle!
-Les beaux jours viendront. Qui sait si
-dans deux mois vous n'entrerez pas à l'église, habillée
-comme une reine, en robe de velours blanc
-avec des boutons de perles, et une couronne d'oranger
-dans les cheveux! Dans un an nous baptiserons
-un beau petit Lello, rouge comme une écrevisse ;
-il me semble déjà que je l'entends crier!
-Dans vingt mois, il sera blanc comme du lait, frais
-comme une rose et ferme comme une pomme. Les
-dents lui viendront deux à deux ; il essayera ses
-mains mignonnes ; il voudra parler et faire de longues
-phrases, mais il ne saura dire que <i lang="it" xml:lang="it">mamma</i> et
-<i lang="it" xml:lang="it">babbo</i> ; il prendra son élan pour courir, mais il ne
-saura pas mettre une jambe devant l'autre, et il
-embrouillera ses deux petits pieds comme s'il en
-avait cinq ou six. Vous vous agenouillerez près de
-lui sur le tapis, vous le tiendrez par la ceinture de
-sa robe&hellip; Vous pleurez, mademoiselle? sotte que
-je suis! je vous ai fait de la peine. J'oubliais que,
-si M. Coromila vous abandonne, vous avez fait v&oelig;u
-de rester au couvent et de renoncer au bonheur
-d'être mère! Allons, mademoiselle, ne vous désolez
-pas ; cela ne sera rien ; peut-être n'êtes-vous pas
-tout à fait trahie. Voulez-vous que je vous chante
-une jolie chanson?</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Io ti voglio ben assai,</div>
-<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Ma tu&hellip;</div>
-</div>
-
-<p>&mdash; Tais-toi! criait Tolla, et elle éclatait en sanglots.</p>
-
-<p>&mdash; Chut! ma chère demoiselle ; les religieuses
-vont vous entendre. Vous avez juré de renfermer
-votre amour en vous-même.&nbsp;»</p>
-
-<p>Tolla rentrait ses pleurs et dévorait son mouchoir
-pour s'empêcher de crier. Elle tint toutes ses
-promesses, et, sans les bavardages calculés d'Amarella,
-personne dans le couvent n'aurait deviné ses
-douleurs. Les religieuses de Saint-Antoine étaient
-jeunes pour la plupart ; quelques-unes avaient
-moins de vingt ans. Elles observaient scrupuleusement
-la règle de leur ordre, et surtout leur v&oelig;u
-d'obéissance ; elles ne pouvaient changer de robe,
-ni laisser une bouchée de la portion qu'on leur
-servait, sans en demander la permission. Séparées
-du monde avant de l'avoir connu, elles se berçaient
-dans la monotonie des habitudes monastiques, et
-se croyaient heureuses parce qu'elles étaient résignées.
-Tolla enviait la tranquillité de leur âme,
-comme les vivants sont quelquefois jaloux des
-morts. Elle respectait leur ignorance, cachait son
-amour, s'efforçait de rire lorsqu'elle était triste, et
-de manger lorsqu'elle avait le c&oelig;ur gros ; sinon,
-toute la table aurait voulu savoir pourquoi elle n'avait
-pas d'appétit. Amarella se plut à mettre tout
-le couvent dans les secrets de sa maîtresse ; elle ne
-doutait pas qu'un tel scandale ne retombât sur la
-tête de Tolla. L'effet ne répondit pas à son attente :
-les s&oelig;urs n'eurent que de la pitié et de la tendresse
-pour cette pâle victime d'un mal qu'elles ne connaissaient
-point. Peut-être quelqu'une des plus
-jeunes envia-t-elle à son tour les souffrances de la
-belle pensionnaire ; mais jeunes et vieilles observèrent
-une discrétion unanime, et donnèrent le rare
-exemple d'une communauté religieuse possédant
-un secret sans le commenter.</p>
-
-<p>Le 23 août, après quatre mois de captivité volontaire,
-sans une seule visite de Menico, Amarella
-avait épuisé toutes les ressources de la haine et ne
-savait plus à quel démon se vouer. On lui dit qu'un
-homme l'attendait au parloir : elle y courut en se
-demandant quel remords de conscience pouvait lui
-ramener Menico ; mais ce n'était pas Menico qui
-l'avait fait appeler : c'était un gros homme blond,
-bien rasé, bien frisé, bien nourri, bien fleuri et
-d'une physionomie toute paternelle. Ce digne personnage,
-qu'elle reconnut à l'accent pour un Napolitain,
-lui apprit que sa belle conduite et son dévouement
-évangélique avaient touché le c&oelig;ur d'une
-très-noble et très-riche étrangère ; que cette dame,
-Russe de nation, mais catholique de religion, voulait
-à tout prix l'attacher à son service, prête à doubler
-ses gages, s'il le fallait. Amarella, prise entre
-la crainte de lâcher sa vengeance et l'envie de regagner
-sa liberté, demanda quelques jours de réflexion.
-Elle allégua que la famille Feraldi lui avait
-promis une dot de cent écus, si elle restait avec
-mademoiselle.</p>
-
-<p>«&nbsp;Qu'à cela ne tienne, répondit l'inconnu. La
-personne qui m'envoie est au moins aussi généreuse
-que vos Feraldi. Réfléchissez au plus vite ; je
-reviendrai demain.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le même jour, le comte Feraldi reçut les deux
-lettres de Lello, en date du 11 août. Après avoir lu
-la sienne, il n'hésita pas à ouvrir celle qui portait
-l'adresse de Tolla. La comtesse écouta cette lecture
-d'un &oelig;il sec et stupide : elle croyait entendre l'arrêt
-de mort de sa fille. Toto était assis, serrant les
-poings, et mordant ses lèvres. Cette consternation
-se changea en fureur lorsqu'on vit accourir le docteur
-Ély, l'abbé Fortunati et Philippe Trasimeni ;
-chacun d'eux avait reçu, sans savoir comment, une
-copie de la lettre au comte. Un exemplaire de la
-même lettre avait été placardé à la porte du palais
-Feraldi, et Menico, qui l'avait arraché, l'apporta en
-pleurant. Les parents et les amis de Tolla tinrent
-conseil en tumulte : Menico jurait d'assommer le
-colonel et tous ses domestiques ; Philippe et Toto
-voulaient partir le soir même pour Paris ; le docteur
-assurait qu'en lisant une seule de ces lettres
-Tolla mourrait sur le coup ; la comtesse offrait de
-se jeter aux pieds du vieux Coromila ; l'abbé parlait
-d'en appeler au pape ; le comte avait perdu la
-tête et ne savait auquel entendre. Il allait, venait,
-se laissait tomber sur une chaise, se levait en sursaut,
-froissait dans ses mains les deux lettres de
-Lello, et répétait machinalement le <i lang="la" xml:lang="la">post-scriptum</i>
-de la dernière : <i>De la réponse de ton père dépendra
-notre bonheur!</i> Tout était désordre, affliction et
-contradiction ; chacun parlait au hasard sans écouter
-ni les autres ni soi-même. Au milieu de la confusion
-générale, Menico prit sur lui d'aller chercher
-l'oncle du comte, le cardinal Pezzato. L'entrée de
-ce beau vieillard en cheveux blancs apaisa la multitude
-et rassit les esprits les plus exaltés. Les jeunes
-gens fermèrent la bouche, et tous les conseils violents
-se turent en présence de l'auguste octogénaire,
-qui avait été ministre de Pie VII et de
-Léon XII. Le cardinal se fit lire les deux lettres par
-le jeune Feraldi, dont la voix tremblait d'émotion
-et de colère. Il déclara sans hésiter que la prière
-de Lello était absurde, et que le comte ne pouvait
-pas décemment demander au colonel la main de
-son neveu ; mais comme M. Coromila s'était engagé
-par serment à épouser Vittoria Feraldi, comme
-il avait invoqué le nom de Dieu à l'appui de ses
-promesses, l'affaire était du ressort de la police
-ecclésiastique, et il fallait recourir au cardinal-vicaire.</p>
-
-<p>L'intervention de la police dans les affaires de
-conscience est un des traits caractéristiques de
-l'administration pontificale ; les papes ne croient
-pas gouverner des hommes, mais des âmes. Leurs
-tribunaux participent de la nature du confessionnal :
-le juge est doux, discret, familier, curieux,
-indulgent pour les fautes confessées, prêt à tout
-pardonner hormis la fierté et la résistance ; inhabile
-à distinguer un péché d'un délit et un mauvais
-chrétien d'un mauvais citoyen ; confiant dans les
-verrous, ennemi de la violence, incapable de verser
-le sang d'un criminel et capable d'oublier un innocent
-en prison. La police est plus taquine que rigoureuse,
-et plus humiliante qu'oppressive ; le gouvernement
-est un despotisme velouté, onctueux,
-décent, modeste, et patient parce qu'il se croit
-éternel. Le prince Odescalchi, cardinal-vicaire, ne
-fut point surpris de la demande du cardinal Pezzato :
-il trouva tout simple que pour empêcher un
-jeune fou de violer ses serments et d'offenser la
-majesté divine, on eût recours à l'autorité du vicaire
-de Jésus-Christ. D'ailleurs, le prince Odescalchi
-était allié à la famille Feraldi ; sa s&oelig;ur avait
-épousé en 1817 un cousin germain du comte. Enfin
-la vertu, le malheur et la beauté de Tolla lui inspiraient
-un vif intérêt. Sans accorder une entière
-confiance aux accusations qui s'élevaient contre son
-secrétaire intime, il fit écrire à Rouquette que son
-congé était expiré et qu'il eût à revenir au plus tôt,
-s'il tenait à sa place. Sans vouloir contraindre en
-rien la volonté du colonel Coromila, il promit de le
-mander en sa présence et de ne rien négliger pour
-obtenir son consentement. Il pria le comte de lui
-adresser une note courte et précise en forme de
-supplique, contenant en quatre pages le résumé de
-ses relations avec Lello ; il demanda qu'on lui remît
-les lettres, la bague et le portrait, et qu'on y joignît
-un extrait de tous les passages de la correspondance
-où le nom de Dieu était positivement invoqué.
-Le cardinal Pezzato se rendit en toute hâte au
-palais Feraldi, et rédigea avec le comte la supplique
-suivante :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="ind">«&nbsp;Prince éminentissime,</p>
-
-<p>«&nbsp;Le comte Alexandre Feraldi se voit contraint
-d'implorer l'intervention officieuse de Votre Éminence
-révérendissime en faveur d'une noble, innocente,
-vertueuse enfant, qui a eu l'honneur d'être
-tenue sur les fonts de baptême par la propre s&oelig;ur
-de Votre Éminence, mariée au cousin germain de
-l'exposant.</p>
-
-<p>«&nbsp;Cette enfant, fille unique, et l'aînée des deux
-enfants du suppliant, comblée des plus rares talents
-par les bontés de la Providence, a reçu l'éducation
-la plus chrétienne, la plus noble et la plus vertueuse
-qu'on puisse trouver dans notre Italie. Les certificats
-ci-joints et la liste des prix et des accessit
-qu'elle a remportés à l'institut impérial et royal de
-Marie-Louise à Lucques feront voir à Votre Éminence
-si elle a répondu aux soins de ses parents.
-Rentrée dans sa famille, toute la sollicitude de son
-père et de sa mère s'est employée à lui trouver un
-établissement avantageux et honorable. Plusieurs
-partis se sont offerts, qui ont été repoussés l'un
-après l'autre, parce qu'aucun ne semblait digne
-d'elle. En dernier lieu, un des fils de la très-noble
-et très-riche famille Morandi, d'Ancône, se
-mit sur les rangs, et pressa de tout son pouvoir
-la conclusion de cette affaire, comme il résulte
-des lettres originales que l'on soumet à Votre
-Éminence.</p>
-
-<p>«&nbsp;Ce fut alors que Manuel, cadet de la très-illustre
-famille Coromila-Borghi, qui, en rencontrant la
-jeune fille dans les réunions de la noblesse, avait
-pris pour elle des sentiments affectueux, se présenta
-à l'exposant et à sa femme dans la compagnie d'un
-très-honorable cavalier, le marquis Trasimeni, et,
-déclarant avoir connaissance de l'affaire qui allait
-se conclure avec Morandi, demanda que l'on rompît
-toutes les négociations, si l'on croyait que la
-jeune fille pût être plus heureuse avec lui, car il
-était décidé à la prendre pour femme. Les époux
-Feraldi ne manquèrent pas d'opposer à Manuel Coromila
-toutes les difficultés imaginables relativement
-au consentement de son père, sans lequel les
-comtes Feraldi n'auraient jamais permis une telle
-union. Il prit sur lui d'obtenir ce consentement, n'y
-ayant rien qui pût y faire un légitime obstacle,
-puisque la jeune fille n'était ni de la basse classe ni
-de la bourgeoisie, mais d'un rang à avoir pour
-tante la s&oelig;ur de Votre Éminence et la fille du
-prince Barberini.</p>
-
-<p>«&nbsp;Après s'être entendu dire que sa démarche le
-rendait garant du consentement de son père et responsable
-de l'avenir de la jeune fille, il renouvela
-ses déclarations et ses serments, ajoutant que, vu le
-déplorable état de la santé de son père, il attendrait
-qu'il fût rétabli pour lui demander son assentiment.
-Rassuré par ces paroles, le comte Feraldi lui déclara
-que la dot de sa fille devait être de vingt mille sequins
-en argent, mais que, pour reconnaître autant
-qu'il était en lui l'honneur d'une telle alliance, il
-doublerait la somme, et donnerait quarante mille
-sequins en biens allodiaux situés dans l'île de Capri,
-libres de toute hypothèque, dépendance ou redevance,
-et faisant partie du domaine patrimonial
-de sa famille : lesdits biens évalués quarante mille
-sequins dans une estimation faite quinze ans auparavant
-à l'occasion d'un partage. Afin que Manuel
-Coromila, dans une affaire de si grand poids, pût
-se décider en toute connaissance de cause, on lui
-confia les lettres du comte Morandi. Il les rapporta
-le lendemain, et renouvela, après les avoir froidement
-examinées, tous les engagements qu'il avait
-pris. Ce fut après cette seconde et formelle déclaration
-que l'on fit dire au comte Morandi que sa demande,
-si honorable qu'elle fût, ne pouvait être
-agréée. Durant toutes les négociations, la jeune
-fille, en bonne chrétienne, alluma des cierges devant
-toutes les images miraculeuses, se recommanda
-aux prières des communautés les plus
-saintes, fit et fit faire des neuvaines et des <i lang="it" xml:lang="it">tridui</i> en
-nombre incroyable, pour intéresser le ciel au succès
-de l'affaire.</p>
-
-<p>«&nbsp;Au mois de février, Dieu rappela à lui le prince
-Coromila, et Manuel, majeur d'âge, fut maître de
-ses actions. Des devoirs de reconnaissance et de
-respect le liaient à son oncle le colonel et lui commandaient
-à tout prix d'obtenir son consentement.
-Sollicité d'entreprendre à cette fin les démarches
-nécessaires, il répondit qu'il le ferait aussitôt après
-le mariage de son frère aîné, et il annonça son départ
-pour l'Angleterre. Les époux Feraldi n'eurent
-pas de peine à deviner dans quelle intention la famille
-Coromila poussait Manuel à ce voyage. Cependant
-ils ne voulaient pas croire qu'on se proposât
-de conduire ce jeune homme au parjure et leur fille
-innocente au sacrifice. Ils mandèrent Manuel Coromila,
-et, après l'avoir adjuré de penser sérieusement
-à ce qu'il avait fait et à ce qui pourrait advenir
-par la suite, ils lui déclarèrent, en présence de
-la jeune fille elle-même, que si la mort de son père
-avait changé ses idées ou s'il prévoyait que ce
-voyage pût les modifier, il était encore temps de
-retirer sa parole, et qu'on le déliait de toutes les
-obligations qu'il avait contractées ; mais si, majeur
-et libre comme il l'était, il réitérait ses promesses,
-qu'il se souvînt bien que son engagement devenait
-irrévocable, nonobstant toute injuste opposition de
-sa famille. Il répondit à cette déclaration par les
-promesses les plus formelles, les protestations les
-plus ardentes, et les plus terribles serments de ne
-changer jamais.</p>
-
-<p>«&nbsp;Pour s'engager irrévocablement, et pour fermer
-la bouche à tous ceux qui voudraient, par de
-faux rapports, le prévenir contre la jeune fille, il
-voulut qu'elle se renfermât durant son absence
-dans un couvent cloîtré, et il pria lui-même leur
-commun directeur, le digne abbé La Marmora,
-d'aller l'y confesser tous les huit jours. La vertueuse
-Vittoria, soumise aux volontés de celui qui avait
-juré de devenir son époux, passa des brillants salons
-de la capitale à la vie austère d'un cloître. Ses
-prières et ses vertus excitèrent l'admiration et gagnèrent
-l'amitié de toute cette communauté religieuse.
-Votre Éminence révérendissime peut aisément
-s'en assurer.</p>
-
-<p>«&nbsp;Cependant les lettres de Manuel Coromila se
-succédaient à chaque courrier. Ces lettres attestent
-ses engagements et les sacrifices de la jeune fille.
-Elles sont pleines de serments, non pas de ces serments
-légers qui s'échappent au hasard au milieu
-d'un vague parlage d'amour, mais de serments
-solennels, entourés des idées les plus sérieuses et
-des sentiments les plus religieux. Votre Éminence
-révérendissime remarquera en plus de dix endroits
-l'invocation expresse de ce Dieu redoutable qui ne
-veut pas que son nom devienne un instrument de
-fraude et d'imposture. Ces lettres prouvent d'une
-manière éclatante la pureté des sentiments dont ces
-deux c&oelig;urs sont enflammés. Le conseil réciproque
-de fréquenter les sacrements, la confiance dans la
-bonté de Dieu, l'invocation de la Vierge et des
-saints, choses bien rares dans des écrits de ce genre,
-font de toute cette correspondance une lecture
-agréable et édifiante, propre à toucher les c&oelig;urs
-honnêtes et religieux. Tout cela jusqu'à la lettre du
-16 juillet inclusivement.</p>
-
-<p>«&nbsp;Tout à coup et hors de toute attente, l'exposant
-reçoit une lettre en date du 11 courant, où
-Manuel, changeant brusquement de langage, invite
-l'exposant lui-même, père de la malheureuse fille,
-à intervenir auprès du colonel Coromila pour obtenir
-le consentement qu'il refuse. Si cette démarche
-(inutile, absurde et inconvenante) reste sans résultat,
-Manuel déclare qu'il se croira délié de tous ses
-engagements, alléguant qu'une passion et un amour
-doivent céder aux devoirs impérieux de la famille.
-Si l'on ne mettait dans la balance qu'une simple
-passion et un amour aveugle, cette maxime serait
-incontestable et sacrée ; mais, dans l'espèce, il s'agit
-de tout autre chose, puisqu'à l'amour et à la
-passion se joignent des devoirs directs et positifs,
-résultant d'obligations réelles contractées par une
-personne majeure, sans qu'elle y ait été amenée ni
-par contrainte, ni par prière, ni par séduction.
-Ajoutez à cela les devoirs de stricte justice résultant
-des dommages irréparables causés à une noble et
-vertueuse fille âgée de plus de vingt ans, qui a renoncé
-à un établissement avantageux, qui s'est
-laissé compromettre aux yeux de toute l'Italie, qui
-a vécu quatre mois enfermée dans un cloître, qui
-est d'une santé assez délicate pour succomber à la
-perte de ses légitimes espérances, qui enfin a fait
-v&oelig;u de prendre le voile et de renoncer à son avenir
-temporel, si elle était abandonnée ; ajoutez la
-sainteté terrible de serments formels, réitérés à haute
-voix et par écrit, avec l'invocation expresse du nom
-de Dieu, et Votre Éminence reconnaîtra que Manuel
-n'est pas, comme il le suppose, mis en demeure
-d'opter entre sa passion et ses devoirs envers son
-oncle, mais entre ses devoirs de simple reconnaissance
-et les lois inviolables de la justice, de l'honneur,
-de la conscience et de la religion.</p>
-
-<p>«&nbsp;Éminence révérendissime, il faut que le colonel
-Coromila n'ait pas été informé de tous les faits
-énoncés ci-dessus ; car il est certain que, s'il en
-avait connaissance, un cavalier si accompli et un
-chrétien si exemplaire emploierait son autorité à
-toute autre chose qu'à commander le parjure et le
-sacrilége. Si les discours de la malice et de l'envie
-n'avaient pas égaré sa conscience, il serait le premier
-à favoriser un projet formé au milieu des
-prières, et que la prière a sanctifié jusqu'à ce
-jour. Rome entière le cite comme un homme juste
-et craignant Dieu. Pour obtenir le consentement
-qu'il refuse, il ne faut ni supplications ni menaces,
-il faut seulement lui apprendre la vérité : on
-aura gagné son c&oelig;ur lorsqu'on aura dessillé ses
-yeux.</p>
-
-<p>«&nbsp;Le comte Feraldi a l'âme trop haute pour aller
-lui-même plaider devant le colonel la cause de sa
-fille ; mais il serait un mauvais père s'il ne cherchait
-pas à lui faire connaître les engagements sacrés
-de Manuel.</p>
-
-<p>«&nbsp;C'est pourquoi le suppliant se jette aux pieds
-de Votre Éminence révérendissime. Plein de confiance
-dans l'efficacité d'une intervention qu'il espère
-sans oser la demander, il a le très-haut honneur,
-en baisant votre pourpre sacrée, d'être, avec la plus
-profonde vénération,</p>
-
-<p>«&nbsp;De Votre Éminence révérendissime,</p>
-
-<p class="ind2">«&nbsp;Le très-humble, très-dévoué</p>
-
-<p class="ind3">«&nbsp;et très-obéissant serviteur,</p>
-
-<p class="sign">«&nbsp;<span class="sc">Alexandre Feraldi</span>.&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Voilà comme on écrit à un cardinal-vicaire. La
-supplique, copiée en belle ronde sur papier jésus
-in-folio, fut portée le soir même au prince Odescalchi,
-avec l'extrait de la correspondance et toutes les
-lettres de Lello, que la comtesse emprunta à sa fille
-pour les relire. On n'osa lui demander ni le portrait
-ni l'anneau, de peur d'éveiller ses soupçons.</p>
-
-<p>Le lendemain matin, le colonel se rendit à jeun
-chez le cardinal Odescalchi. Il devinait fort bien ce
-qu'on pouvait avoir à lui dire et pourquoi on le
-faisait lever avant midi ; mais il n'était ni inquiet
-ni intimidé. Il s'enfonçait dans les coussins de sa
-voiture avec la pesante assurance d'un homme qui
-ne craint rien au monde que l'apoplexie. «&nbsp;Parbleu,
-disait-il entre ses dents, il est heureux que
-Manuel ait quelques millions et quelques ancêtres :
-s'il s'appelait Nicolas, fils de Mathieu, propriétaire
-de deux bons bras, les cafards l'auraient déjà marié
-malgré moi et malgré lui. On l'aurait fait espionner
-par quelques agents de la morale publique, on
-aurait donné le mot à sa maîtresse, et, au plus beau
-moment d'un rendez-vous, il aurait vu sortir d'une
-armoire un prêtre, deux gendarmes et un enfant de
-ch&oelig;ur. Cela se fait tous les jours, et les filles ne
-réclament jamais contre ces brutalités de la police.
-Il faut que le pauvre diable pris en flagrant délit
-choisisse, séance tenante, entre le mariage, prison
-des âmes, et le château Saint-Ange, prison des
-corps. S'il accepte l'eau bénite du prêtre, les gendarmes
-servent de témoins au mariage ; s'il se décide
-en faveur du cachot, le prêtre sert de témoin à
-l'arrestation ; dans les deux cas, la vertu est vengée,
-le coupable est puni : prisonnier pour toujours ou
-marié à perpétuité! Mais, grâce à Dieu! ces plaisanteries-là
-ne sont pas faites pour nous, et, quand
-la morale publique se livre à ces fredaines, elle
-choisit d'autres plastrons que les Coromila. Que
-va-t-il me dire, ce vieil Odescalchi? Il ferait aussi
-bien de se mêler de ses affaires. Parce que sa s&oelig;ur
-a eu la sottise d'épouser un Feraldi, veut-il que tous
-les princes romains se mettent dans le Feraldi jusqu'au
-cou? C'est l'histoire du renard à qui l'on a
-coupé la queue ; mais à renard, renard et demi!
-Est-ce qu'il se serait mis en tête de me faire un
-sermon? Fi donc! les cardinaux ne prêchent pas ;
-ils laissent cela aux capucins. D'ailleurs, quoi qu'il
-pense de moi, il ne m'en dira pas seulement la
-moitié ; c'est un de nos priviléges, à nous autres
-gens de qualité : on ne nous montre jamais une
-vérité toute nue. Les prêtres nous vénèrent, les
-cardinaux nous respectent, les papes nous ménagent,
-et je parie que Dieu lui-même, au jugement
-dernier, cherchera quelque circonlocution pour
-nous apprendre que nous sommes damnés!&nbsp;»</p>
-
-<p>Il sauta gaillardement hors de sa voiture ; mais
-en entrant dans le cabinet du cardinal il prit un
-air digne et confit. Il lut attentivement la supplique
-du comte et l'extrait des lettres de Manuel, haussa
-deux ou trois fois les épaules, et murmura quelques
-réflexions morales sur la légèreté de la jeunesse ;
-puis il rendit toutes les pièces au prince
-Odescalchi.</p>
-
-<p>«&nbsp;Éminence, dit-il, je vous remercie de m'avoir
-éclairé sur cette affaire.</p>
-
-<p>&mdash; Je n'ai fait que mon devoir, Excellence.</p>
-
-<p>&mdash; Éminence, le comte Feraldi me paraît un fort
-honnête homme, et je l'estime infiniment.</p>
-
-<p>&mdash; Vous lui rendez justice, Excellence.</p>
-
-<p>&mdash; La jeune fille est très-intéressante.</p>
-
-<p>&mdash; Très-intéressante assurément.</p>
-
-<p>&mdash; Et mon neveu est un enfant terrible.</p>
-
-<p>&mdash; Je n'aurais pas osé le dire, mais&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; C'est moi qui le dis! je ne sais pas masquer la
-vérité. Il est évident que Manuel a aimé cette jeune
-fille, qu'il s'en est fait aimer, qu'il a promis de l'épouser.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, Excellence.</p>
-
-<p>&mdash; Maintenant il ne l'aime plus.</p>
-
-<p>&mdash; Je le crains.</p>
-
-<p>&mdash; J'en suis sûr. S'il l'aimait encore, il ne chercherait
-pas de mauvaises raisons pour rompre avec
-elle. Il l'épouserait sans s'inquiéter de ce qu'on
-pourra dire, et sans en demander la permission à
-personne. Lorsqu'on aime (Votre Éminence excusera
-la liberté de mon langage), on oublie les amis,
-les parents, les lois, et tous les devoirs de convenance
-et de reconnaissance ; on court au but sans
-regarder en arrière. Ceux qui songent à quêter des
-permissions, à ménager des amitiés, à apaiser des
-mécontentements, sont des chercheurs de prétextes
-qui n'aiment pas ou qui n'aiment plus.</p>
-
-<p>&mdash; Mais, reprit le cardinal, si l'amour est un sentiment
-passager&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Je devine, interrompit le colonel, ce que Votre
-Éminence va me dire, et j'admire la justesse de sa
-réflexion. Oui, si l'amour est un sentiment passager,
-qui nous vient quand il lui plaît, qui s'en va
-quand bon lui semble, il n'en est pas de même des
-promesses, des serments et des actes sérieux et définitifs
-que nous faisons sous son influence : l'amour
-passe, les obligations restent. Mon neveu est impardonnable.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le cardinal chercha dans le dossier les deux dernières
-lettres de Manuel.</p>
-
-<p>«&nbsp;Avez-vous lu, demanda-t-il, ces deux lettres où
-il rejette sur vous toute la responsabilité de sa
-trahison?</p>
-
-<p>&mdash; Et voilà, reprit vivement le colonel, ce que je
-ne lui pardonnerai jamais! Il peut se marier sans
-mon consentement : il est majeur, son père est
-mort, sa fortune est indépendante, personne n'a le
-droit de lui demander compte de ses actions ; quelle
-mouche le pique, et pourquoi cette rage d'obtenir
-ma signature? Pourquoi? je le sais, et c'est un secret
-que je puis confier à Votre Éminence. Manuel
-me demande mon consentement parce qu'il sait
-qu'une puissance supérieure me défend de le lui
-accorder.</p>
-
-<p>&mdash; Et quelle voix pourrait parler plus haut que
-l'honneur, la justice et la conscience?</p>
-
-<p>&mdash; La dernière volonté d'un mort.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le colonel se rapprocha du fauteuil du cardinal,
-et lui dit d'un ton mystérieux et solennel :</p>
-
-<p>«&nbsp;Dieu seul et moi, nous avons entendu les paroles
-suprêmes de mon frère bien-aimé, feu le
-prince Coromila. Ce père excellent, ce chrétien sublime,
-avant d'entrer au sein de la béatitude éternelle,
-m'a laissé des ordres précis, touchant la gloire
-et la prospérité de sa famille. Il était instruit des
-relations clandestines, sans doute innocentes, qui
-existaient entre son fils et la jeune Vittoria. Il les
-désapprouvait absolument pour des raisons qu'il
-n'a jamais exprimées, et qui sont ensevelies dans
-sa tombe. Ce que je sais, et ce que Manuel n'ignore
-pas, c'est que le prince m'a défendu de bénir cette
-union, et que son dernier soupir a été contraire à
-la famille Feraldi.</p>
-
-<p>&mdash; Mais le nom des Feraldi est sans tache, leur
-noblesse remonte à quatre siècles, leur fortune&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Prenez garde, Éminence. Je suis de votre avis
-et vous argumentez contre un mort.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le cardinal se leva, le colonel suivit son exemple.
-«&nbsp;Excellence, dit le prince Odescalchi, je suis heureux
-de voir que, comme tous les honnêtes gens,
-vous blâmiez la conduite de votre neveu. Je porterai
-cette consolation à la famille Feraldi, mais je regretterai
-éternellement que, lorsqu'il suffirait d'une
-parole pour ramener ce jeune homme à ses devoirs,
-des raisons de l'autre monde vous empêchent de la
-dire.</p>
-
-<p>&mdash; Mes paroles, Éminence, n'ont pas tout le crédit
-que vous daignez leur attribuer : il n'y a que les
-paroles magiques qui aient la vertu de changer les
-c&oelig;urs. Mon neveu n'aime plus Vittoria : si je lui
-accordais mon consentement, il susciterait lui-même
-quelque nouvel obstacle ; il serait capable
-de dire qu'il lui faut le consentement de son père.
-Je m'intéresse, comme vous, à la situation du malheureux
-comte, et pour lui épargner, ainsi qu'à
-Votre Éminence, des démarches inutiles, je crois
-devoir vous confesser une dernière faute de Manuel.
-Il aime ailleurs. Malgré les sages avis de monsignor
-Rouquette, dont les vertus vous sont bien
-connues, il s'est épris d'une fille de théâtre qui lui
-coûte à l'heure qu'il est près de deux cent mille
-francs, la dot de Mlle Feraldi! C'est à vous de décider,
-maintenant que vous savez tout, s'il n'y a pas
-un peu de cruauté à laisser derrière les grilles d'un
-couvent une jeune fille dont l'amant se perd dans
-les plaisirs.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le colonel sorti, le prince Odescalchi écrivit au
-comte : «&nbsp;Je n'ai rien obtenu ; venez ce soir à l'<i lang="la" xml:lang="la">Ave
-Maria</i> avec son Éminence le cardinal Pezzato ; nous
-tiendrons conseil.&nbsp;» Menico, qui attendait dans
-une antichambre, reçut le billet des mains du camérier
-du prince et courut à toutes jambes le porter
-au palais Feraldi. La famille de Tolla, assistée
-de la marquise et de Philippe, fondit en larmes à
-la lecture de cette sentence. «&nbsp;C'est ma faute! criait
-en pleurant la pauvre comtesse. Je n'aurais pas
-dû le recevoir ici avant le consentement de sa famille.</p>
-
-<p>&mdash; C'est moi qui l'ai amené, disait Philippe. J'ai
-cru, comme un sot, que son oncle était un bon
-homme.</p>
-
-<p>&mdash; Je suis plus coupable que toi, ajoutait la marquise.
-Je savais, moi, que le colonel ne permettrait
-jamais ce mariage, et cependant je n'ai rien dit!</p>
-
-<p>&mdash; Ah! murmurait fièrement Victor Feraldi, le
-colonel Coromila veut garder son neveu pour lui!
-Nous verrons!</p>
-
-<p>&mdash; Je jure, dit Philippe, qu'il ne le gardera pas
-longtemps ; car je le tuerai entre ses bras, s'il reste
-encore deux lames d'acier en ce monde.&nbsp;»</p>
-
-<p>La marquise se leva doucement et alla prendre
-son châle et son chapeau, qu'elle avait ôtés en entrant.</p>
-
-<p>«&nbsp;Attendez-moi, dit-elle, je vais parler au chevalier
-Coromila.&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle prononça ces paroles du ton dont un condamné
-à mort dit à son bourreau : «&nbsp;Je suis prêt.&nbsp;»
-Son fils et ses amis la laissèrent partir sans une
-question, sans une parole, sans un geste. Philippe
-connaissait son aversion pour le colonel, Mme Feraldi
-en pressentait les causes ; chacun devinait
-dans cette démarche simple et sans apparat le dévouement
-sublime des martyrs.</p>
-
-<p>Elle entra au palais Coromila quelques minutes
-après le colonel. Le gros homme allait se mettre à
-table. L'annonce d'une visite si peu attendue lui
-coupa l'appétit. Il dissimula son trouble sous une
-politesse de corps de garde, et présenta un siége
-à la marquise en la saluant du nom de belle
-dame.</p>
-
-<p>«&nbsp;Pierre Coromila, lui dit-elle, vous devinez qu'il
-faut des motifs bien puissants pour que je vienne,
-après plus de vingt années, réveiller mes chagrins
-et vos remords.</p>
-
-<p>&mdash; Diantre! pensa le colonel, est-ce que la belle
-Assunta serait lasse d'être veuve, et voudrait-elle?&hellip;
-Hé! hé! les Coromila sont très-demandés depuis
-quelque temps.&nbsp;» Il reprit à haute voix : «&nbsp;J'espérais,
-madame la marquise, que mon ami Trasimeni aurait
-enseveli vos chagrins comme il a enterré mes
-remords. Cependant, s'il vous plaît de revenir sur
-le passé, nous en parlerons ensemble. Je comprends
-tous les goûts, sans excepter l'amour de l'histoire
-ancienne ; d'ailleurs je n'ai jamais rien su refuser
-à la beauté. Or, vous êtes toujours belle, Assunta,
-aussi belle et peut-être plus que le jour de notre
-premier baiser.&nbsp;»</p>
-
-<p>La marquise fut prise d'une petite toux sèche,
-et les pommettes de ses joues se colorèrent pour un
-instant : le séjour de Florence ne l'avait pas guérie.
-«&nbsp;Ce n'est pas de moi, dit-elle, que je viens vous
-parler, c'est de Tolla.</p>
-
-<p>&mdash; Encore!&nbsp;» s'écria involontairement le colonel.</p>
-
-<p>Il reprit avec douceur :</p>
-
-<p>«&nbsp;Madame, je sors de chez le cardinal-vicaire ;
-il m'a dit sur cette malheureuse affaire tout ce que
-vous pouvez avoir à me dire ; je vous en prie, ne
-me forcez pas de vous répéter tout ce que je lui ai
-répondu.</p>
-
-<p>&mdash; Soyez tranquille : j'éviterai les répétitions et
-je vous dirai ce que personne autre que moi n'a le
-droit de vous dire. Vous savez avec quelle résignation
-j'ai subi le sort que vous m'avez imposé ; je me
-suis sacrifiée, sans une plainte, à votre égoïsme et
-à l'ambition de votre famille.</p>
-
-<p>&mdash; Vous avez trouvé un consolateur.</p>
-
-<p>&mdash; Taisez-vous, mon pauvre Pierre, quand on
-n'a pas l'honneur du soldat, on ne doit pas en afficher
-la brutalité. Je vous ai rendu votre parole et
-toutes vos lettres, comme on rend les titres d'une
-créance à un débiteur insolvable. J'ai traîné ma
-vie, près d'un quart de siècle, dans la même ville
-que vous, triste au milieu des heureux, morte au
-milieu des vivants, sans qu'un seul de mes regards
-vous ait reproché votre conduite et mes souffrances,
-mais si j'ai supporté patiemment toutes les tortures,
-je ne sais pas assister les bras croisés au supplice
-d'une autre, et je me révolte. Vous avez prononcé
-ce matin, devant le cardinal-vicaire, l'arrêt de mort
-de Tolla.</p>
-
-<p>&mdash; Elle n'en mourra pas, madame. Tous ceux que
-nous avons tués se portent à merveille.</p>
-
-<p>&mdash; Vous trouvez!&nbsp;»</p>
-
-<p>Il est impossible de rendre l'accent de douleur,
-d'amertume et de découragement avec lequel elle
-prononça cette parole. Tout autre que le colonel
-aurait frémi, comme en écoutant le râle d'une mourante.
-Il se contenta de ricaner, et répondit en appuyant
-lourdement sur sa plaisanterie : «&nbsp;Vous êtes
-fraîche comme une rose.&nbsp;»</p>
-
-<p>La marquise ne se contint plus. «&nbsp;Lâche! dit-elle,
-tu ne m'as point pardonné de n'être pas morte sur
-le coup, et ce peu de vie qui me reste est une offense
-à ta vanité! Tu trouves que mon agonie a été trop
-longue, et que j'aurais dû me hâter un peu, pour
-ta gloire. Eh bien, console-toi : Tolla ne résistera
-pas si longtemps. Je la vois dépérir et je te promets
-qu'elle s'éteindra bientôt, à l'honneur de Lello,
-dans la prison où lui-même l'a cloîtrée. On connaîtra
-que les Coromila ne sont point dégénérés et
-qu'ils ont fait des progrès dans l'art de tuer les
-femmes ; mais, après ce beau triomphe, je te conseille
-de cacher soigneusement ton cher Lello : Philippe
-a du c&oelig;ur, il est le digne fils d'un honnête
-homme, il aime Tolla comme sa s&oelig;ur, il la vengera!</p>
-
-<p>&mdash; Si Philippe est le digne fils de son père, répliqua
-aigrement le colonel, il épousera Mlle Feraldi,
-au lieu de la venger. Qui sait si le fabricateur souverain
-n'a pas inventé les Trasimeni pour consoler
-les victimes des Coromila?&nbsp;»</p>
-
-<p>Quand la marquise fut sortie, le colonel se sentit
-soulagé, mais non satisfait. Les dernières paroles
-de Mme Trasimeni lui restaient sur le c&oelig;ur, et il
-craignait pour la réputation et pour la vie de Lello.
-Avant de se rendre aux prières de son maître d'hôtel
-et à l'appel de son déjeuner, il écrivit à Rouquette
-et donna des ordres à Cocomero. Il disait à
-Rouquette : «&nbsp;Je remets en vos mains la vie de Lello ;
-ne le quittez sous aucun prétexte. Le cardinal Odescalchi
-va probablement vous rappeler : faites la
-sourde oreille. Si vous perdez votre place, je vous
-indemniserai largement : la maison Rothschild a
-cinquante mille francs pour vous. Le jeune Feraldi
-et son ami Philippe iront chercher querelle à notre
-enfant : tirez-le de leurs mains. Lisez tous les jours
-la liste des étrangers débarqués à Paris ; au premier
-danger, partez pour l'Angleterre, et ne dites à
-personne où vous allez. En attendant, et pour plus
-de prudence, fréquentez le tir de Lepage, et la salle
-de Bertrand.&nbsp;»</p>
-
-<p>Il déclara à Cocomero qu'il fallait, pour l'honneur
-de la famille Coromila, que Mlle Feraldi sortît au
-plus tôt de Saint-Antoine.</p>
-
-<p>«&nbsp;Que faire, Excellence?</p>
-
-<p>&mdash; Tu me le demandes, animal! C'est à toi de le
-trouver, je te paye pour avoir de l'esprit. Délibère
-avec la dame russe, ton associée.</p>
-
-<p>&mdash; Elle n'est pas mon associée, Excellence.
-C'est&hellip;</p>
-
-<p>&mdash; Je ne tiens pas à savoir ce que c'est. As-tu
-parlé à la femme de chambre?</p>
-
-<p>&mdash; Oui, Excellence, hier soir. Elle sortira si on
-lui fait une dot.</p>
-
-<p>&mdash; Promets-lui mille écus, et qu'elle sorte
-aujourd'hui même. Tu me l'amèneras sans tarder.&nbsp;»</p>
-
-<p>Ce chiffre de mille écus fit réfléchir Amarella,
-Pour six cents francs, elle serait sortie sans marchander ;
-elle trouva que mille écus, pour enjamber
-le seuil d'une porte, étaient un maigre salaire. Les
-paysans sont ainsi faits ; offrez-leur cinq francs d'un
-bahut, ils vous frappent dans la main ; offrez-en cinquante,
-ils en veulent dix mille : c'est le dernier
-prix. N'essayez pas de discuter, ils ne le laisseront
-pas à moins : vous leur avez persuadé que le bahut
-contenait un trésor. Le pauvre Cocomero devint un
-habitué du parloir de Saint-Antoine. Le 1<sup>er</sup> octobre,
-après trente-sept jours de discussions, il n'avait pas
-gagné un pouce de terrain.</p>
-
-<p>Le comte Feraldi employa tout ce temps à une
-lutte désespérée contre le mauvais vouloir de Lello.
-Trop sûr que l'obstination de l'oncle résisterait à
-toutes les remontrances, il s'était rejeté sur le neveu
-et ne se lassait pas de lui écrire ; mais Lello était
-bien conseillé. M. Feraldi sortait du cabinet du cardinal-vicaire,
-de l'oratoire de la marquise ou du parloir
-de sa fille avec des arguments qu'il croyait sans
-réplique ; Lello, entre deux verres de vin de Champagne,
-dans un cabinet du café Anglais ou dans le
-boudoir de Cornélie, trouvait une réplique triomphante
-à tous les arguments. Si le comte lui rappelait
-qu'il avait promis d'aimer Tolla jusqu'à la
-mort, il répondait imperturbablement que jusqu'à
-la mort il aimerait Tolla.</p>
-
-<p>«&nbsp;Mais, reprenait le comte, vous avez ajouté : «&nbsp;Je
-jure de n'avoir pas d'autre femme que Vittoria
-Feraldi.&nbsp;»</p>
-
-<p>&mdash; En ai-je donc épousé une autre? demandait
-Lello.</p>
-
-<p>&mdash; Vous avez dit et écrit à Tolla : «&nbsp;Je t'épouserai.&nbsp;»</p>
-
-<p>&mdash; Et je suis prêt à le faire, dès que j'aurai obtenu
-le consentement de mes parents.</p>
-
-<p>&mdash; Vous avez déclaré que, si vos parents s'obstinaient
-à refuser leur consentement, vous sauriez
-vous en passer.</p>
-
-<p>&mdash; Sans doute, après avoir épuisé tous les
-moyens de conciliation ; mais je suis loin de les
-avoir épuisés ; peut-être même sont-ils inépuisables.&nbsp;»</p>
-
-<p>Si le comte essayait de rappeler le beau sacrifice
-de Tolla et le courage qu'elle avait eu de s'enfermer
-dans un cloître, Lello énumérait victorieusement
-tous les efforts qu'il avait faits pour l'en arracher.
-Le comte se plaignait de la scandaleuse publicité
-qu'on avait donnée à la lettre du 11 août ; Lello blâmait
-l'indiscrétion de ceux qui avaient fait lire sa
-correspondance à son oncle. Dans le cours de cette
-discussion, où Lello poussa la mauvaise foi jusqu'à
-l'impertinence, la douceur et la modération du
-comte ne se démentirent pas un instant. Il réfutait
-un mensonge par jour sans exprimer un doute sur
-la sincérité de Lello ; il traitait d'erreurs et de malentendus
-les faussetés les plus notoires ; il prédisait
-que les légers nuages qui s'étaient élevés entre son
-gendre et lui se dissiperaient au premier souffle ; il
-évitait par politesse, mais aussi par prudence, de
-trop mettre Lello dans son tort ; il n'avait garde de
-faire allusion à la conduite qu'il menait à Paris. Ses
-lettres, écrites dans la douleur la plus profonde et
-l'indignation la plus légitime, commencent toutes
-par <i>très-cher Manuel Coromila</i>, et finissent par <i>votre
-très-affectionné serviteur et ami</i>. Lello de son côté
-écrivait <i>très-cher comte</i>, et signait <i lang="it" xml:lang="it">vostro affettuosissimo
-servo ed amico</i>. Tolla n'entendit parler ni des
-lettres ni des réponses.</p>
-
-<p>Elle n'en était pas plus heureuse. Lello ne lui
-avait écrit, du 16 juillet au 1<sup>er</sup> octobre, que la lettre
-du 11 août, que ses parents s'étaient bien gardés
-de lui faire lire : elle était donc restée deux mois
-et demi sans nouvelles de son amant. Sa passion
-avait résisté à une si cruelle épreuve : elle aimait
-avec désespoir, mais elle aimait. Elle écrivait sans
-se lasser à celui qui ne lui répondait plus. Jamais
-on n'entendit une plainte sortir de sa bouche : sa
-douleur tranquille et résignée édifiait tout le couvent ;
-les religieuses apprenaient à son école l'art
-sublime de souffrir sans murmure et d'adorer le
-bien-aimé jusque dans ses rigueurs. Les plus austères
-expliquaient dans un sens mystique le triste
-roman qui se dénouait sous leurs yeux : elles le
-commentaient comme certaines âmes naïvement
-ferventes ont commenté le cantique des cantiques
-de Salomon. «&nbsp;Puissions-nous, disaient-elles, aimer
-notre divin époux comme elle aime son Lello!&nbsp;»
-Les salons de Rome, naguère hostiles à Tolla, commençaient
-à se tourner contre ses ennemis. Ses
-malheurs et son courage étaient cités partout, et
-l'on ne parlait plus d'autre chose. En l'absence de
-toute autre préoccupation, dans un pays où la politique
-est obscure et souterraine, où les journaux
-sont aussi insignifiants que des almanachs, où les
-procès se jugent clandestinement dans une cave,
-où le théâtre est sans liberté et partant sans intérêt,
-l'attention publique, qui se prend où elle peut,
-s'attacha au vent de Saint-Antoine. Les Romains
-ont l'âme bonne et les pleurs faciles ; leur sensibilité
-un peu banale n'est pas tempérée par cette ironie
-dont nous sommes si fiers : ils ont plus d'abandon,
-plus d'ouverture, plus de chaleur et moins d'esprit
-que nous. Rome entière applaudit, comme dans
-un théâtre, à la belle conduite du jeune Morandi,
-qui vint pour la troisième fois demander au comte
-la main de Tolla. Morandi fut pendant huit jours
-l'orgueil de l'Italie : jusqu'au moment où il repartit
-pour Ancône sans avoir obtenu autre chose que les
-remercîments et les larmes de la famille Feraldi, il
-marcha d'ovations en ovations. Les paysans qui venaient
-au marché ou les maçons qui s'en allaient à
-l'ouvrage lui criaient à tue-tête : <i lang="it" xml:lang="it">Bravo ser pajno!</i>
-«&nbsp;Bien, monsieur le monsieur!&nbsp;» Ces témoignages
-éclatants de l'opinion firent rentrer sous terre tous
-les ennemis de Tolla. Ceux qu'une petite jalousie
-avait soulevés contre elle lui accordèrent sa grâce
-dès le jour où elle inspira plus de pitié que d'envie.
-La générale, dont les sentiments ne pouvaient
-changer, parce que ses intérêts étaient toujours les
-mêmes, se crut cependant obligée de faire une visite
-à Mme Feraldi : elle vint avec Nadine apporter
-quelques grimaces de condoléance dans ce palais
-où ses calomnies avaient fait couler tant de larmes.
-Tels étaient les frémissements de l'émotion publique,
-qu'ils traversèrent les murailles du couvent et
-parvinrent jusqu'aux oreilles de Tolla. Malgré les
-précautions admirables de ses parents et les ordres
-exprès du docteur Ély, qui déclarait qu'une mauvaise
-nouvelle pouvait la tuer, la pitié indiscrète de
-quelques amis, une allusion maladroite à la trahison
-de Manuel, un blâme sévère exprimé contre
-Rouquette, la mirent sur la trace de la vérité : la
-haine ingénieuse d'Amarella fit le reste. Cette créature,
-née mauvaise, et que la passion avait rendue
-pire, alla jusqu'à faire entendre à sa maîtresse
-qu'il existait des preuves écrites de son abandon.
-Rien n'est plus propre à faire juger des angoisses
-et de la résignation de Tolla, que cette lettre
-choisie au milieu de toutes celles qu'elle écrivit à
-Lello.</p>
-
-<blockquote>
-<p class="date">«&nbsp;Rome, 16 septembre 1838.</p>
-
-<p>«&nbsp;Il y a deux mois aujourd'hui que je n'ai reçu
-une ligne de toi : d'où vient cela, mon Lello? Ils
-disent que cela vient de ce que tu ne m'aimes plus.
-Ton nom et celui de monsignor Rouquette sont
-dans toutes les bouches, suivis des épithètes les
-plus infâmes. On raconte mille traits qui te déshonorent ;
-on dit que tu te fais un jeu de tromper les
-filles et de les faire mourir ; on énumère la liste de
-celles que tu as perdues : juge si j'ai de quoi souffrir,
-moi qui connais ton c&oelig;ur, qui sais tes serments et
-qui suis sûre que tu n'y manqueras point! Chaque
-fois qu'il me vient une visite à la grille, j'ai peur.
-Ils voulaient me persuader que tu étais infidèle :
-j'ai répondu que je ne le croirais jamais. «&nbsp;Et si
-vous en voyiez les preuves écrites?&nbsp;» m'a-t-on demandé.
-J'ai dit que cela était impossible, mais
-que, si je voyais un aussi méchant écrit, je répondrais
-qu'il n'est pas de toi, ou qu'on t'a forcé, et
-que ta bouche démentira ta main ; enfin que je ne
-me croirai trahie que lorsque tu me l'auras dit toi-même.
-Je l'ai juré : quoi que je voie, quoi que j'entende,
-je ne croirai rien avant ton retour. A tout ce
-qu'ils me disent, je réponds : «&nbsp;C'est impossible,&nbsp;»
-et je les fais taire. Cependant, tu ne m'écris pas ;
-pourquoi me faire cette peine? Est-ce que tu crains
-de m'apprendre la réponse de ton oncle? Je l'ai devinée,
-va, et j'en ai pris mon parti. Je te réconcilierai
-avec lui quand je serai ta femme. Mais tu
-m'as écrit, on aura intercepté tes lettres ; il est impossible
-que tu ne m'aies pas écrit : une mortelle
-ennemie, qui t'aurait supplié comme je l'ai fait,
-aurait obtenu au moins quelques lignes. Si tu voyais
-ta Tolla, mon bon Lello, elle te ferait pitié. Je ne
-ris plus, je dors bien peu, et ce peu est si agité que
-je m'éveille à chaque instant. Tout le jour, je
-pleure aux pieds de la sainte Vierge en la suppliant
-de me venir en aide. Je me lève aussi la nuit pour
-prier Dieu ; et mes prières sont toujours trempées
-de larmes : quelquefois les sanglots m'étouffent.
-Ah! reviens vite, si tu veux que je vive! J'ai souffert
-assez, je n'en peux plus, je sens que mes forces
-sont à bout : si l'on mourait de tristesse, il y a
-longtemps que tu n'aurais plus de Tolla. Mais sois
-tranquille, la force pourra me manquer, non le
-courage ; on désespérera de ma vie avant que je
-doute de ton honneur, et j'emporterai jusqu'au
-fond de la tombe ma foi dans tes promesses et ma
-confiance en toi.&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>L'amant de Mlle Cornélie (c'est Lello que je veux
-dire) avait tant d'occupations qu'il laissait à Rouquette
-le soin de dépouiller sa correspondance.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">X</h2>
-
-
-<p>Le 1<sup>er</sup> octobre, Cocomero s'introduisit assez avant
-dans la confiance d'Amarella. Il lui apporta une
-copie de cette terrible lettre du 11 août qu'il avait
-reproduite lui-même, sous la dictée de Nadine, à
-plus de vingt exemplaires. Amarella, ravie d'avoir
-en main de quoi assassiner sa maîtresse, ouvrit son
-c&oelig;ur à l'aimable Napolitain :</p>
-
-<p>«&nbsp;Ne croyez pas, lui dit-elle, que ce soit l'intérêt
-qui me retienne ici, c'est une plus noble passion,
-la haine. Quand vous m'avez vue refuser successivement
-tant d'offres magnifiques, vous avez peut-être
-supposé que je ne songeais qu'à me faire
-donner une plus grosse dot, et que mon ambition
-croissait avec vos promesses. Non, mon cher monsieur :
-mais que ferai-je d'une dot, si je ne trouve
-pas un mari?</p>
-
-<p>&mdash; Vous en trouverez de reste. L'argent attire
-les épouseurs comme le grain les moineaux, et
-l'on ne voit pas, dans toute l'histoire Romaine,
-qu'une fille bien dotée ait jamais coiffé sainte Catherine.</p>
-
-<p>&mdash; Oui, si je voulais prendre un mari à la
-douzaine! Mais quand <i>on veut du bien</i> à quelqu'un!&nbsp;»</p>
-
-<p>Les Italiens ont tout un dictionnaire à l'usage
-de l'amour. <i>Vouloir du bien</i>, c'est aimer passionnément.
-On ne dit pas l'amant, mais le <i>voisin</i>
-d'une femme mariée : le marquis un tel avoisine,
-<i lang="it" xml:lang="it">avvicina</i>, telle comtesse, qui loge à une lieue de son
-palais.</p>
-
-<p>Amarella raconta longuement qu'elle voulait du
-bien à un jeune homme qui ne lui voulait que du
-mal. Elle apprit à Cocomero le nom de son ingrat,
-les services qu'elle lui avait rendus, et comment
-elle lui avait sauvé la vie un soir qu'il avait été
-frappé dans l'ombre par un lâche assassin. Cocomero
-salua. Elle se déchaîna ensuite contre sa
-maîtresse, qu'elle accusait d'être la complice de
-Menico.</p>
-
-<p>«&nbsp;Enfin, dit-elle, depuis quatre mois, je ne
-me nourris que d'amour et de haine ; je ne vis
-plus que pour épouser Menico et me venger de
-Tolla.</p>
-
-<p>&mdash; Eh! chère enfant, que ne le disiez-vous? Vos
-désirs sont légitimes, et ils seront satisfaits, s'il y a
-une justice. Quoi de plus naturel que de faire du
-bien à ceux qu'on aime et du mal à ceux qu'on
-déteste? Dieu lui-même n'agit pas autrement : il
-a fondé le paradis pour ses amis et l'enfer pour ses
-ennemis. Mais pourquoi n'avoir pas parlé plus tôt?
-Il y a un grand mois que je vous aurais vengée et
-mariée.</p>
-
-<p>&mdash; Mariée à Menico?</p>
-
-<p>&mdash; A lui-même.</p>
-
-<p>&mdash; Vous êtes donc un ange du ciel?</p>
-
-<p>&mdash; Pas tout à fait.</p>
-
-<p>&mdash; Un sbire de la police?</p>
-
-<p>&mdash; Peut-être.</p>
-
-<p>&mdash; Vous pouvez le forcer de me prendre pour
-femme?</p>
-
-<p>&mdash; Est-ce la première fois que la police pontificale
-se mêle de mariages?</p>
-
-<p>&mdash; Ne me trompez pas, je vous en prie ; cette&hellip;
-affaire se ferait-elle bientôt?</p>
-
-<p>&mdash; Il est quatre heures ; avant minuit, vous aurez
-reçu le sacrement.</p>
-
-<p>&mdash; Que faudra-t-il que je fasse?</p>
-
-<p>&mdash; Presque rien : vous irez porter cette lettre à
-votre maîtresse.</p>
-
-<p>&mdash; C'est ma vengeance.</p>
-
-<p>&mdash; Vous lui direz que, puisque tout espoir est
-perdu pour elle et qu'elle ne reste plus au couvent
-que pour son plaisir, vous ne vous souciez pas de
-lui tenir éternellement compagnie.</p>
-
-<p>&mdash; Soyez tranquille, je lui dirai cela, et bien
-autre chose. Après?</p>
-
-<p>&mdash; Vous sortirez immédiatement de Saint-Antoine,
-et vous viendrez habiter le logement que je
-vous ai préparé <i lang="it" xml:lang="it">via dei Pontefici</i>, 24. N'oubliez pas
-de laisser ici votre nouvelle adresse : il faut que
-Menico sache où vous demeurez. Il aime Tolla,
-dites-vous?</p>
-
-<p>&mdash; J'en suis sûre.</p>
-
-<p>&mdash; C'est lui qui vous a décidée à vous renfermer
-avec elle?</p>
-
-<p>&mdash; Lui seul.</p>
-
-<p>&mdash; Il viendra ce soir vous prier de retourner au
-couvent. Il faut qu'il vous trouve au lit. Vous disputerez,
-vous résisterez, vous ferez traîner la discussion
-jusqu'à minuit. On frappera violemment à
-votre porte : vous crierez d'effroi, vous craindrez
-d'être compromise, vous le cacherez dans un cabinet.
-Je me charge du reste.</p>
-
-<p>&mdash; Vous serez là?</p>
-
-<p>&mdash; Non, il ne faut pas que je paraisse. C'est le
-cardinal-vicaire qui fera les frais de la cérémonie.
-Je lui apprendrai à neuf heures, par un avis anonyme,
-que vous avez quitté le cloître pour courir
-à un rendez-vous. Le cardinal est un saint homme,
-ennemi juré de l'immoralité : il enverra le prêtre
-et les gendarmes.</p>
-
-<p>&mdash; Et&hellip; j'aurai la belle dot que vous m'avez promise?</p>
-
-<p>&mdash; Ce soir même je vous donnerai mille écus ;
-vous me signerez un reçu de deux mille.</p>
-
-<p>&mdash; Vous offriez hier de me donner les deux mille
-écus!</p>
-
-<p>&mdash; Oui, mais je n'offrais pas de vous donner Menico.&nbsp;»</p>
-
-<p>Marché fait, Amarella monta en courant chez sa
-maîtresse. Tolla était assise, la tête penchée, les
-bras pendants, sur une chaise basse, devant une
-petite table de bois noir. Elle avait commencé une
-lettre à Lello, sans avoir le courage de la finir. Depuis
-plus d'une semaine, elle était en proie à un
-malaise étrange : son appétit diminuait tous les
-jours, et, quelques efforts qu'elle fît sur elle-même,
-souvent elle sortait de table sans avoir rien pris.
-Elle sentait tous les ressorts de son être se détendre :
-sa fière volonté, sa pétulante énergie, s'enfuyaient
-lentement comme le vin découle d'un cristal fêlé.
-Tous ses sens, autrefois si alertes et si heureux,
-étaient lents, émoussés et tristes : le soleil lui paraissait
-terne, l'air froid, la musique sourde. Son
-embonpoint si sobre, si juste et si chaste, avait
-fondu comme un rayon de cire ; ses joues s'étaient
-creusées, et les jolies fossettes étaient devenues de
-grands trous. La pâleur de son visage semblait
-moins fraîche et moins lumineuse : sa peau n'était
-plus ce réseau transparent sous lequel on voyait
-courir la vie. Ses grands yeux avaient pris une
-beauté morne et désespérée : ils ne lançaient que
-des sourires pâles et des éclairs éteints. Ses mains
-étaient si faibles, qu'un instant avant l'entrée d'Amarella
-elle avait laissé tomber sa plume, comme
-un fardeau trop lourd. A ses pieds, un mouchoir
-taché de sang traînait à terre : elle avait saigné du
-nez plus de vingt fois en une semaine. Amarella
-contempla cette douleur et cet abattement comme
-un habile ouvrier regarde son ouvrage au moment
-d'y mettre la dernière main. Elle fut impitoyable ;
-elle raconta sans ménagement tout ce qu'elle savait
-de la trahison de Lello ; elle ajouta à ce qu'elle avait
-appris tous les détails que son imagination put lui
-suggérer : elle le peignit consolé, joyeux, entouré
-de maîtresses, et lisant, pour égayer quelque orgie,
-les lettres lamentables de Tolla. Ses paroles étaient
-chargées d'une pitié accablante ; elle écrasait sa
-maîtresse sous d'odieuses consolations, et, à travers
-les fausses larmes qu'elle se forçait de répandre,
-on voyait percer le triomphe et l'insolence de ses
-regards. Sa conclusion fut de prendre congé et de
-donner la lettre.</p>
-
-<p>Tolla resta plus d'une heure en présence de cette
-dépêche de mort, qu'elle regardait sans la lire,
-qu'elle lisait sans la comprendre, qu'elle comprit
-enfin, mais dans un tel trouble d'esprit, qu'elle n'en
-aperçut pas toute la portée. Elle la tournait dans
-ses mains, et jouait avec elle comme un enfant avec
-un couteau. Elle ne s'avisa même pas que l'écriture
-n'était point celle de son amant, et lorsqu'on vint
-lui dire à six heures que sa mère l'attendait au parloir,
-on la surprit à baiser machinalement l'autographe
-de Cocomero.</p>
-
-<p>La comtesse, rassurée par la résignation apparente
-de sa fille, lui avoua tout, les lettres de Lello,
-les démarches du cardinal et de la marquise, les
-refus du colonel, les réponses dictées par Rouquette
-et la perte des dernières espérances.</p>
-
-<p>«&nbsp;Mon enfant, lui dit-elle, Amarella a raison ; il
-faut sortir du couvent.&nbsp;»</p>
-
-<p>Ce mot provoqua une crise violente. Tolla fondit
-en larmes. Sa mémoire, son jugement, sa passion,
-ses forces, se réveillèrent à la fois. Elle cria :</p>
-
-<p>«&nbsp;C'est impossible! Il n'est pas capable de me
-trahir. Ces lettres sont écrites pour son oncle ; il
-veut le gagner par un semblant de soumission. Tu
-n'as rien compris, tu ne le connais pas : moi seule
-je le connais. Ne le juge pas! il est fidèle, je réponds
-de lui. Il est impossible que dans l'espace de quatre
-mois un c&oelig;ur si tendre et si religieux soit devenu
-un monstre. Ses lettres respirent les meilleurs sentiments :
-elles sentent bon comme l'encens des
-églises! Il me dit de prier Dieu, les saints, la vierge
-Marie ; il prie lui-même du matin au soir. Est-ce
-qu'il oserait parler à Dieu s'il ne m'aimait plus?
-D'ailleurs il sait mon v&oelig;u : crois-tu qu'il soit assez
-cruel pour me condamner au couvent pour toute la
-vie? Que deviendrais-je s'il m'abandonnait? Que
-ferais-je de mon c&oelig;ur? Dieu n'en voudrait pas ; il
-exige qu'on soit toute à lui. Ma pauvre mère! que tu
-as dû souffrir pendant ces deux mois! C'est pour
-toi que j'aurais voulu être heureuse : la vue de mon
-bonheur t'aurait fait tant de bien! Voilà maintenant
-que je te prépare une triste vieillesse. Cependant
-crois-tu qu'il ait pu oublier tout ce qu'il m'a
-promis?&nbsp;»</p>
-
-<p>Là-dessus, elle cita avec une volubilité fébrile des
-paroles, des discours et des lettres entières de Manuel ;
-puis elle retomba dans un abattement doux
-et tranquille ; elle pria sa mère de lui renvoyer Amarella
-pour quelques jours ; elle demanda que son
-confesseur vînt la voir le lendemain mardi ; elle
-voulait communier le mercredi, jour consacré à
-saint Joseph. A huit heures, elle prit congé de sa
-mère qui se félicitait intérieurement de la voir si
-calme après tant d'agitations. Elle remonta à sa
-chambre en tenant la rampe de l'escalier. Comme
-elle traversait la <i>loge</i>, ou galerie couverte qui conduisait
-à sa cellule, elle se tourna vers la basilique
-de Sainte-Marie Majeure en murmurant une prière.
-A cet instant, ses genoux fléchirent, un éblouissement
-la contraignit de fermer les yeux, et elle crut
-entendre une voix d'en haut qui lui disait :</p>
-
-<p>«&nbsp;Pourquoi pleures-tu? N'as-tu pas une tendre
-mère dans le ciel?&nbsp;»</p>
-
-<p>Elle dormit d'un sommeil agité, et s'éveilla le
-lendemain avec un grand mal de tête. Elle se leva,
-se traîna péniblement jusqu'à son petit miroir, et
-s'effraya en voyant combien ses traits étaient altérés.
-Sa faiblesse, et un frisson qui ne dura pas plus
-de dix minutes, la forcèrent de rentrer au lit. Quand
-les religieuses vinrent savoir de ses nouvelles, elle
-avait le pouls violent, le visage rouge, la peau sèche,
-la gorge enflammée, les entrailles brûlantes : le
-progrès fut si prompt et si imprévu, qu'on n'eut pas
-le temps de la renvoyer à sa famille, comme le
-prescrivait la règle du couvent. La comtesse, mandée
-en toute hâte, accourut avec son médecin. Le
-docteur Ély reconnut tous les symptômes de la
-fièvre typhoïde, et pratiqua immédiatement une
-saignée. Il s'efforça de rassurer la comtesse en affirmant
-que, de toutes les formes de la maladie, la
-forme inflammatoire était celle qui laissait le plus
-d'espérances : il se garda de lui dire que le mal
-était presque toujours incurable lorsqu'il était engendré
-par des causes morales. Mme Feraldi aurait
-voulu qu'on transportât sa fille, soigneusement enveloppée,
-jusqu'à son palais : elle accusait l'air du
-couvent d'être malsain. Le docteur rapportait le
-mal à d'autres causes, telles que le chagrin, les
-privations et la nostalgie. Tolla avait souffert au
-delà de ses forces, elle avait vécu de jeûne et
-d'abstinence, et, depuis la veille du 1<sup>er</sup> mai, elle
-s'était exilée du printemps, du grand air et de la
-liberté.</p>
-
-<p>Pendant sept jours entiers elle vécut sans sommeil,
-sans repos, agitée par des rêves pénibles,
-accablée par un mal de tête insupportable qui pesait
-sur toutes ses pensées. Lorsque le délire la
-quittait, elle consolait sa mère. Elle ne douta pas
-un instant que sa maladie ne fût mortelle. Dès
-le second jour elle voulut écrire une lettre pour
-Lello.</p>
-
-<p>«&nbsp;Si j'attendais plus longtemps, dit-elle, je ne
-pourrais plus lui faire mes adieux.&nbsp;»</p>
-
-<p>En l'absence de la comtesse, une jeune religieuse
-écrivit sous sa dictée la lettre suivante :</p>
-
-<blockquote>
-<p>«&nbsp;Te souviens-tu, Lello, que nous sommes convenus
-autrefois de ne jamais nous mettre au lit sans
-avoir fait la paix ensemble? Réconcilions-nous, mon
-ami : je vais dormir longtemps. Je me suis couchée
-hier matin avec une grosse fièvre ; il paraît que
-c'est la fièvre typhoïde. Le cher docteur assure
-qu'on n'en meurt presque jamais ; moi, je sens
-bien que je n'en guérirai pas. C'est ma faute : j'ai
-passé trop de nuits en prière, j'ai jeûné trop souvent.
-J'aurais dû savoir qu'on ne joue pas impunément
-avec la santé. Ne cherche pas d'autres causes
-à ma mort : c'est le châtiment d'une longue imprudence.
-Ma mère s'imagine que l'air du couvent m'a
-fait mal, mais le docteur affirme que non : je te
-dis cela pour te prouver que tu n'as pas de reproches
-à te faire ; tu auras assez de tes chagrins!
-Voilà tous nos projets bien changés! Nous n'irons
-ni à Venise, ni à Lariccia, ni à Capri. Quand je comparaîtrai
-en présence du bon Dieu, j'espère qu'il
-me pardonnera de t'avoir aimé plus que lui. Toi,
-tu vas vivre longtemps ; je prierai mon ange gardien
-qu'il ajoute mes années aux tiennes. Sois heureux
-pour tout le bonheur que tu m'as donné.
-Quand tu me disais : <i lang="it" xml:lang="it">Tolla mia!</i> je voyais les cieux
-ouverts. Tu m'as promis de ne pas te marier si tu
-venais à me perdre : c'est une promesse qui était
-bonne autrefois, dans le temps où nous nous croyions
-éternels ; maintenant je te commande de l'oublier.
-Tu ne désobéiras pas à ma volonté dernière. Choisis
-une femme douce et pieuse, qui ne te défende
-pas de prier pour moi. Si tu as une fille, tâche
-d'obtenir qu'on l'appelle Tolla : de cette façon, tu
-te souviendras de mon nom toute ta vie. Je crois
-que nous aurions eu de beaux enfants et que je les
-aurais bien élevés. Adieu. Quand tu recevras cette
-lettre, donne un baiser à mon pauvre petit portrait :
-c'est tout ce qui restera sur la terre de ta
-fidèle</p>
-
-<p class="sign">«&nbsp;<span class="sc">Tolla.</span>&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>Cette lettre, signée de la propre main de Tolla,
-fut portée discrètement à la poste : elle partit le
-soir même par la voie de terre, à l'insu de la famille
-Feraldi. Le comte et Victor se désespéraient de ne
-pouvoir pénétrer dans le couvent. A la fin de septembre,
-M. Feraldi, poursuivi par l'idée qu'on réservait
-Lello pour un riche mariage, avait fait une
-démarche officielle tendant à enchaîner sa liberté.
-Sur sa réclamation, contrôlée par le cardinal-vicaire,
-le chef du bureau des mariages (<i lang="it" xml:lang="it">il deputato
-dei matrimoni</i>) avait mis l'<i lang="la" xml:lang="la">advertatur</i> au nom de
-Manuel. «&nbsp;Si nous ne pouvons pas le contraindre à
-épouser Tolla, dit le comte, au moins nous l'empêcherons
-d'en épouser une autre.&nbsp;» Mais la mort
-allait déjouer les calculs de cette prudence paternelle
-et rendre au jeune Coromila toute sa liberté.</p>
-
-<p>Victor, las de verser des larmes inutiles et de
-rôder jour et nuit autour du couvent de Saint-Antoine,
-disparut dans la soirée du 4 octobre. On perdit
-sa trace à Civita-Vecchia, et sa mère devina en
-frémissant qu'il s'était embarqué pour la France.
-Rome entière s'associait aux douleurs de la famille
-Feraldi. Mille personnes attendaient à la porte du
-couvent la sortie du médecin. Toutes les communautés
-entreprirent des neuvaines ; les <i lang="it" xml:lang="it">Sepolte vive</i>
-se condamnèrent à la pénible pénitence de l'ascension
-du calvaire ; les <i>Capucines</i> envoyèrent en grande
-pompe la célèbre image de saint Joseph qui a
-sauvé tant de malades ; plusieurs églises offrirent
-des reliques miraculeuses ; la générale Fratief fit
-parvenir au docteur Ély son <i lang="la" xml:lang="la">Codex</i> de famille et la
-recette du lézard vert. La ville était en prière,
-comme si chaque famille avait eu un enfant en danger
-de mort.</p>
-
-<p>Pour suppléer Amarella, qui ne se retrouvait
-point, quatre religieuses voilées se tenaient à toute
-heure dans la cellule de la malade ; autant de s&oelig;urs
-converses attendaient au dehors. Les pauvres s&oelig;urs
-embrassaient avec passion les fatigues et les dégoûts
-d'un état si nouveau pour elles. Condamnées
-par leurs v&oelig;ux à la sainte oisiveté des prières perpétuelles,
-elles étaient trop heureuses de pouvoir
-mettre au jour ces trésors de charité active que
-toute femme porte dans son c&oelig;ur : c'était à qui
-passerait les nuits. De temps en temps une des
-gardes-malades s'échappait de la chambre pour
-pleurer librement : qui n'aurait pas pleuré en
-voyant mourir tant de jeunesse et de beauté?</p>
-
-<p>Le 8 octobre, la maladie entra dans une période
-nouvelle : les maux de tête se dissipèrent, la soif
-devint moins vive, les douleurs d'entrailles furent
-presque insensibles ; mais le pouls était misérable,
-la stupeur profonde, l'accablement extrême, la respiration
-étouffée : la pauvre créature râlait à faire
-peine. Le 10, on lui administra le saint viatique, et
-la foule suivit en longue procession le carrosse
-doré qui lui apportait Dieu. Le samedi 12, on signala
-un mieux sensible, et un rayon de joie éclaira
-la ville. Quelques hommes en veste vinrent crier
-sous les fenêtres du colonel : «&nbsp;Sauvez Tolla!&nbsp;» Le
-colonel partit le soir même pour Albano. Tolla profita
-du répit que lui laissait la mort pour rompre
-les derniers liens qui l'attachaient à cette terre. Elle
-fit porter son anneau de fiançailles à la madone de
-Sant'Agostino, qui possède le plus riche écrin qui
-soit au monde ; elle renvoya au palais Coromila le
-portrait de Lello, mais le porteur, qui était Menico,
-eut l'imprudence de le laisser voir, et le peuple le
-brûla au milieu du Corso, sans respect pour le
-génie de l'artiste et la beauté de la peinture. Le
-lendemain, toute lueur d'espoir s'éteignit ; la mourante
-reçut l'extrême-onction, et la comtesse fut
-entraînée loin de sa fille qu'elle ne devait plus revoir.
-Tolla, étendue sans mouvement, ne recevait
-plus aucune impression du monde extérieur. Étrangère
-à tout ce qui l'entourait, elle n'entendait ni les
-prières de la communauté, ni les bénédictions de
-l'abbé La Marmora, ni les sanglots du bon vieux
-docteur qui l'avait amenée à la vie et qui ne pouvait
-l'arracher à la mort. Elle avait demandé à
-saint Joseph qu'il daignât la recevoir un mercredi :
-son dernier v&oelig;u fut exaucé, et ce fut le mercredi
-17 octobre, au premier coup de l'<i lang="la" xml:lang="la">Ave Maria</i>, qu'elle
-entra dans le repos des justes. Sa vie s'exhala dans
-un soupir si faible, qu'il fut à peine entendu des
-personnes qui entouraient son lit. La supérieure, en
-rendant compte de l'événement au cardinal-vicaire,
-disait :</p>
-
-<p>«&nbsp;Ce n'est pas une mort, c'est le doux passage
-d'une âme pure dans le sein de Dieu.&nbsp;»</p>
-
-<p>Le couvent qu'elle avait sanctifié par son martyre
-envoya jusqu'à trois ambassades chez le comte pour
-implorer la faveur de conserver ses reliques : déjà
-le peuple parlait d'elle comme d'une sainte. Mais le
-comte Feraldi crut qu'il était de son honneur et de
-sa vengeance de la conduire pompeusement au
-tombeau de sa famille. Il eut assez de crédit pour
-obtenir, ce qui ne s'accorde pas une fois en dix ans,
-le droit de la transporter découverte, sur un lit de
-velours blanc, et de lui épargner l'horreur du cercueil.
-On enveloppa cette chère dépouille dans le
-peignoir de mousseline qu'elle portait au jardin le
-jour où elle formait de si doux projets avec Lello.
-La marquise Trasimeni, malade et bien maigrie,
-vint elle-même arranger ses cheveux et lui faire la
-coiffure qu'elle aimait. Tous les jardins de Rome se
-dépouillèrent pour lui envoyer des fleurs : on eut
-de quoi choisir. Le convoi quitta l'église de Saint-Antoine-Abbé
-le jeudi soir, à sept heures et demie,
-pour se rendre aux Saints-Apôtres, où les Feraldi
-ont leur sépulture. Le corps était précédé d'une
-longue file de confréries blanches et noires, portant
-chacune sa bannière. La lumière rouge des torches
-se jouait sur le visage de la belle morte et semblait
-l'animer de nouveau. Un détachement de vingt-quatre
-grenadiers accompagnait le cortége pour
-rendre honneur à la famille Feraldi et protéger le
-palais Coromila. Lorsqu'on traversa le Corso, un
-sourd frémissement parcourut le peuple, et quelques
-torches vinrent tomber devant la porte du
-colonel ; les soldats se hâtèrent de les éteindre. La
-procession funèbre se replia vers l'arc des Carbognani,
-prit la rue des Vierges et entra dans l'église
-des Saints-Apôtres. La place était envahie par une
-foule épaisse, serrée et muette ; pas un cri ne vint
-troubler la douleur des parents et des amis de Tolla,
-qui pleuraient ensemble au palais Feraldi.</p>
-
-<p>Au moment où le convoi arrivait à la porte de
-l'église, une chaise de poste accourue au galop de
-quatre chevaux fut arrêtée par Dominique. Un jeune
-homme endormi dans la voiture s'éveilla, vit le cortége,
-poussa un cri, sauta par la portière, et s'enfuit
-en courant comme un fou : c'était Manuel Coromila.</p>
-
-<p>Voici ce qui s'était passé à Paris. Le 11 octobre,
-Cornélie célébra avec tous ses amis le retour de la
-belle saison d'hiver. On rit un peu, on joua beaucoup,
-et l'on but énormément. Rouquette gagna
-cinq cents louis, et Manuel une migraine. Le lendemain
-à midi, Rouquette était sorti, Manuel couché ;
-le garçon de l'hôtel apporta deux lettres. Manuel le
-renvoya à Rouquette, mais Rouquette était loin, et
-l'une des deux lettres était très-pressée. Manuel
-l'ouvrit sans prendre garde à l'adresse, et il lut :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="ind">«&nbsp;Mon seul vrai prince,</p>
-
-<p>«&nbsp;Je me plais à croire que le fils des Coromila repose
-sur ses lauriers comme un jambon. Ça lui apprendra
-à boire plus que sa jauge. Arrange-toi pour
-qu'il dorme trente-six heures ; je le connais, c'est
-dans ses moyens. Je t'attendrai ce soir, ou plutôt
-demain à une demi-heure du matin, et je te prouverai
-que le proverbe est une vieille bête, et qu'on
-peut être heureux au jeu sans être malheureux en
-amour. Brûle ma lettre : s'il allait la trouver, il
-aboierait comme un <i>doge</i>.</p>
-
-<p class="sign">«&nbsp;<span class="sc">Cornélie.</span>&nbsp;»</p>
-</blockquote>
-
-<p>La seconde lettre était le dernier adieu de Tolla.
-Manuel déposa la première chez Rouquette, après y
-avoir écrit de sa main : «&nbsp;En quelque lieu que je
-vous trouve, je vous tuerai comme un chien.&nbsp;» Il
-commanda qu'on fît ses paquets, puis courut faire
-viser ses passe-ports et assurer sa place. Il partit le
-soir même par la malle de Marseille. En traversant
-une des cours de l'hôtel des Postes, il entendit prononcer
-indistinctement le nom de Feraldi ; il avait
-des bourdonnements étranges dans les oreilles. Au
-même instant, il heurta, en courant, un jeune
-homme qui ressemblait à Toto ; il se crut en butte
-à la persécution des remords. A Marseille, il trouva
-un vapeur qui chauffait pour Civita-Vecchia ; à Civita,
-il se jeta dans la première voiture qu'on lui
-offrit ; il fit tout ce long voyage en six jours, pleurant,
-priant, et jurant d'épouser Tolla s'il la trouvait
-vivante. La fatigue et la douleur avaient altéré
-ses traits ; cependant il fut reconnu et suivi par Menico.</p>
-
-<p>Menico s'était laissé marier sans résistance ; la
-prison l'aurait séparé de Tolla. Cinq minutes après
-la sortie du prêtre, il usa de ses nouveaux pouvoirs
-pour envoyer sa femme à Villetri, où elle avait des
-parents. Quand la santé de Tolla fut désespérée, il
-acheta un couteau et le fit bénir par le pape : c'était
-pour tuer Manuel. Les couteaux du petit peuple
-de Rome ont la forme des couteaux catalans ; ils
-sont munis d'un anneau de fer pour qu'on puisse
-les suspendre à une ficelle ; la lame est arrêtée solidement
-par un gros ressort ; mais elle n'est pas plus
-pointue qu'un fleuret moucheté. La police enjoint
-aux couteliers, sous peine des galères, de laisser un
-morceau de fer arrondi à la pointe de chaque couteau.
-Dominique démoucheta le sien en le frottant
-sur une pierre. Il alla ensuite acheter une douzaine
-de chapelets : les marchands qui les vendent se
-chargent de les faire bénir. Ils les enferment dans
-une boîte et les envoient au Vatican. Dominique
-glissa subtilement son arme sous les chapelets, et
-deux jours après il la trouva sanctifiée par la main
-de Grégoire XVI. C'est en compagnie de ce couteau
-bénit qu'il se mit à la poursuite de Manuel. Il le
-joignit au milieu du pont Saint-Ange et arriva fort
-à point pour le voir sauter dans le Tibre. Il s'y
-lança après lui et le ramena sur le bord. «&nbsp;Puisque
-vous voulez mourir, lui dit-il, je vous condamne à
-vivre. Vous ne méritez pas d'aller la rejoindre. Je
-vous poursuivais pour vous tuer, mais je me garderai
-bien de le faire maintenant que je sais que
-vous êtes capable de remords. Allez vous mettre au
-lit, et dormez si vous pouvez. Le service est pour
-demain à onze heures ; toute la société y sera : vous
-ne pouvez pas y manquer, c'est vous qui donnez la
-fête!&nbsp;»</p>
-
-<p>La messe des morts fut célébrée par le cardinal
-Pezzato. La ville entière accourut admirer pour la
-dernière fois cette fleur de vertu et de beauté. Son
-visage était calme et souriant ; la mort avait effacé
-tous les ravages de la maladie : Tolla fut encore un
-jour la plus jolie fille de Rome. Tous les poëtes de
-l'État romain publièrent des sonnets en son honneur ;
-vingt artistes demandèrent la permission de
-prendre son portrait, prévoyant qu'ils auraient à
-peindre des anges. Les pieuses femmes qui vinrent
-baiser ses pieds nus mirent en pièces le velours de
-la draperie. Les soldats qui gardaient le catafalque
-étaient aveuglés par les larmes ; aucun chrétien ne
-sortit de l'église sans s'essuyer les yeux ; Nadine
-Fratief pleura mieux que personne : elle s'était
-exercée le matin devant une glace.</p>
-
-<p>Dix-huit ans se sont écoulés depuis le dénoûment
-de ce drame historique, qui commença au milieu
-d'un bal et finit autour d'une tombe.</p>
-
-<p>Parmi les personnages que j'ai mis en scène,
-quelques-uns vivent encore. Lello ne s'est jamais
-marié ; il habite son palais de Venise en paix avec
-tout le monde, excepté avec lui-même. Philippe et
-Victor lui ont laissé la vie, comme Dominique, de
-peur de le délivrer de ses remords. Le colonel,
-dont nul regret n'interrompit jamais la digestion,
-est mort il y a deux ans d'une attaque d'apoplexie.
-Après son souper il glissa sous la table, comme à
-son ordinaire, et ne se releva plus. Tous les ivrognes
-conviennent qu'il a fait une fin digne de sa
-vie. Rouquette se porte bien : il s'était enfui de l'hôtel
-Meurice un quart d'heure avant l'arrivée de Victor
-Feraldi. On ne l'a jamais revu à Rome, et son
-ambition a renoncé aux dignités ecclésiastiques. La
-passion des aventures, qui ne s'éteindra jamais en
-lui, l'a jeté dans les affaires : il a été longtemps un
-des chevaliers errants de la spéculation. L'argent
-des Coromila a prospéré entre ses mains, et vous
-l'entendrez citer à la Bourse parmi les plus honnêtes
-gens, je veux dire parmi les plus riches. Depuis
-que sa fortune est faite, il a des principes. Il médit
-de Voltaire et entretient une danseuse.</p>
-
-<p>La générale a reconnu avec surprise que Manuel
-n'avait jamais songé à Nadine. La première fois
-qu'elle le fit sonder par la chanoinesse de Certeux,
-il répondit en haussant les épaules : «&nbsp;J'y penserai
-dans quelques années, quand j'aurai besoin d'une
-nourrice!&nbsp;» Après cette découverte, la mère et la
-fille ont parcouru le monde entier, lanterne en
-main, à la recherche d'un homme : elles n'ont pas
-encore trouvé.</p>
-
-<p>La marquise Trasimeni ne survécut pas longtemps
-à Tolla ; elle tomba avec les dernières feuilles.
-Philippe quitta le service : il prit Menico pour
-domestique et pour ami. Les malheurs de Tolla
-exercèrent une fâcheuse influence sur son esprit :
-il se mit à douter de bien des choses auxquelles il
-avait cru ; il fréquenta les étrangers, et devint en
-peu de temps un assez mauvais catholique. La proclamation
-de la république romaine ne le surprit
-pas : il l'espérait activement depuis plusieurs années.
-Il fut élu à l'assemblée constituante, et mourut le
-3 juillet 1849 sur les remparts de Rome. Menico finit
-avec lui. Amarella, veuve sans avoir jamais été
-femme, prête à usure aux petites gens de Velletri :
-l'argent la console de tout. Cocomero est un des
-plus beaux fleurons de la police napolitaine. Lorsqu'il
-retourna dans son pays, il portait les marques
-du couteau de Menico.</p>
-
-<p>Victor Feraldi a six enfants, dont quatre filles ;
-l'aînée habite avec ses grands-parents : elle s'appelle
-Tolla. Le comte est la seule personne qui se soit
-vengée de la trahison de Manuel. En 1841, trois ans
-après la mort de sa fille, il réunit comme il put les
-lettres des deux amants et les fit imprimer à Paris
-avec un court exposé des faits. Le récit, qui occupe
-environ vingt-cinq pages, se termine ainsi : «&nbsp;Puisse
-cette véridique histoire servir d'utile exemple aux
-parents, aux jeunes gens mal conseillés et aux jeunes
-filles sans expérience!&nbsp;»</p>
-
-<p>Le jour même où ce livre pénétra en Italie, le colonel
-Coromila fit acheter et détruire l'édition entière ;
-mais la tradition, à défaut de l'histoire, a perpétué
-le souvenir des malheurs de Tolla. L'église des
-Saints-Apôtres et le tombeau de la pauvre amoureuse
-deviennent à certains jours de l'année un but
-de pèlerinage, et plus d'une jeune Romaine ajoute
-à ses litanies du soir : «&nbsp;Sainte Tolla, vierge et martyre,
-priez pour nous!&nbsp;»</p>
-
-
-<p class="c small gap">FIN</p>
-
-
-<p class="c small gap">Coulommiers. &mdash; Typ. <span class="sc">Paul</span> BRODARD et C<sup>ie</sup>.</p>
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Tolla, by Edmond About
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK TOLLA ***
-
-***** This file should be named 63937-h.htm or 63937-h.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/6/3/9/3/63937/
-
-Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading
-Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from
-images generously made available by The Internet
-Archive/Canadian Libraries)
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions will
-be renamed.
-
-Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
-law means that no one owns a United States copyright in these works,
-so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
-States without permission and without paying copyright
-royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
-of this license, apply to copying and distributing Project
-Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
-concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
-and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
-specific permission. If you do not charge anything for copies of this
-eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
-for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
-performances and research. They may be modified and printed and given
-away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
-not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
-trademark license, especially commercial redistribution.
-
-START: FULL LICENSE
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
-Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
-www.gutenberg.org/license.
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
-Gutenberg-tm electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or
-destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
-possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
-Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
-by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
-person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
-1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
-agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
-electronic works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
-Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
-of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
-works in the collection are in the public domain in the United
-States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
-United States and you are located in the United States, we do not
-claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
-displaying or creating derivative works based on the work as long as
-all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
-that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
-free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
-works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
-Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
-comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
-same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
-you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
-in a constant state of change. If you are outside the United States,
-check the laws of your country in addition to the terms of this
-agreement before downloading, copying, displaying, performing,
-distributing or creating derivative works based on this work or any
-other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
-representations concerning the copyright status of any work in any
-country outside the United States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
-immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
-prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
-on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
-phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
-performed, viewed, copied or distributed:
-
- This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
- most other parts of the world at no cost and with almost no
- restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
- under the terms of the Project Gutenberg License included with this
- eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
- United States, you'll have to check the laws of the country where you
- are located before using this ebook.
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
-derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
-contain a notice indicating that it is posted with permission of the
-copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
-the United States without paying any fees or charges. If you are
-redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
-Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
-either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
-obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
-trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
-additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
-will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
-posted with the permission of the copyright holder found at the
-beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
-any word processing or hypertext form. However, if you provide access
-to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
-other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
-version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
-(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
-to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
-of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
-Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
-full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
-provided that
-
-* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
- to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
- agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
- within 60 days following each date on which you prepare (or are
- legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
- payments should be clearly marked as such and sent to the Project
- Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
- Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
- Literary Archive Foundation."
-
-* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or destroy all
- copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
- all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
- works.
-
-* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
- any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
- receipt of the work.
-
-* You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
-Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
-are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
-from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
-Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
-trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
-Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
-electronic works, and the medium on which they may be stored, may
-contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
-or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
-intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
-other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
-cannot be read by your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium
-with your written explanation. The person or entity that provided you
-with the defective work may elect to provide a replacement copy in
-lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
-or entity providing it to you may choose to give you a second
-opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
-the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
-without further opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
-OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
-LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of
-damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
-violates the law of the state applicable to this agreement, the
-agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
-limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
-unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
-remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
-accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
-production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
-electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
-including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
-the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
-or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
-Defect you cause.
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
-www.gutenberg.org
-
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
-mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
-volunteers and employees are scattered throughout numerous
-locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
-Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
-date contact information can be found at the Foundation's web site and
-official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
-
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
-state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search
-facility: www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-
-
-
-</pre>
-
-</body>
-</html>
diff --git a/old/63937-h/images/cover.jpg b/old/63937-h/images/cover.jpg
deleted file mode 100644
index db6c3c1..0000000
--- a/old/63937-h/images/cover.jpg
+++ /dev/null
Binary files differ