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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Tolla - -Author: Edmond About - -Release Date: December 1, 2020 [EBook #63937] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK TOLLA *** - - - - -Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading -Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from -images generously made available by The Internet -Archive/Canadian Libraries) - - - - - - - - - - TOLLA - - PAR - EDMOND ABOUT - - TREIZIÈME ÉDITION - - PARIS - LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie - 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 - - 1884 - Droit de traduction réservé. - - - - -OUVRAGES DU MÊME AUTEUR - - -FORMAT IN-8 - - Le roman d'un brave homme; 1 vol. illustré de 52 compositions - par _Adrien Marie_; 2e édit. broché, 10 fr.;--relié 14 » - -FORMAT IN-16 - - Alsace (1871-1872); 5e édition. 1 vol. 3 50 - Causeries; 2e édition. 2 vol. 7 » - Chaque volume se vend séparément 3 50 - La Grèce contemporaine; 8e édition. 1 vol. 3 50 - Le même ouvrage, édition illustrée 4 » - Le Progrès; 4e édition. 1 vol. 3 50 - Le Turco.--Le bal des artistes.--Le poivre.--L'ouverture - au chateau.--Tout Paris.--La chambre d'ami.--Chasse - allemande.--L'inspection générale.--Les cinq perles; - 4e édition. 1 vol. 3 50 - Salon de 1864. 1 vol. 3 50 - Salon de 1866. 1 vol. 3 50 - Théâtre impossible: Guillery,--L'assassin,--L'éducation d'un - prince,--Le chapeau de sainte Catherine; 2e édition. 1 vol. 3 50 - L'A B C du travailleur; 4e édition. 1 vol. 3 50 - Les Mariages de province; 6e édition. 1 vol. 3 50 - La Vieille Roche. Trois parties qui se vendent séparément. - 1re partie: _Le Mari imprévu_; 5e édition. 1 vol. 3 50 - 2e partie: _Les Vacances de la Comtesse_; 4e édit. 1 vol. 3 50 - 3e partie: _Le marquis de Lanrose_; 3e édition. 1 vol. 3 50 - Le Fellah; 4e édition. 1 vol. 3 50 - L'Infâme; 3e édition. 1 vol. 3 50 - Madelon; 8e édition. 1 vol. 3 50 - Le Roman d'un brave homme; 30e mille. 1 vol. 3 50 - De Pontoise à Stamboul; 1 vol. 3 50 - - Germaine; 57e mille. 1 vol. 2 » - Le Roi des montagnes; 15e édition. 1 vol. 2 » - Les Mariages de Paris; 75e mille. 1 vol. 2 » - L'Homme à l'oreille cassée; 10e édition. 1 vol. 2 » - Tolla; 13e édition. 1 vol. 2 » - Maître Pierre; 8e édition. 1 vol. 2 » - Trente et quarante.--Sans dot.--Les parents de Bernard, 40e - mille. 1 vol. 2 » - - Le Capital pour tous. Brochure in-18. » 10 - - -Coulommiers.--Imp. P. BRODARD et Cie. - - - - -A MADAME - -DAVID D'ANGERS. - - -Vous connaissez les Italiens, Madame, et vous savez qu'à leurs yeux le -monde est peuplé de bonnes et de mauvaises influences. Pour moi, je -crois surtout aux bonnes, et je me persuade qu'un grand nom doit porter -bonheur à un petit livre, et que le patronage d'une belle âme, saine et -vigoureuse, est un puissant renfort pour un esprit hésitant et à peine -formé. C'est dans cette superstition que j'ose vous dédier l'histoire de -_Tolla_. - -EDM. ABOUT. - - - - -AU LECTEUR - - -Si j'avais mis une préface à la première édition de ce petit livre, je -me serais épargné bien des ennuis. - -Lorsqu'il parut pour la première fois, il y a neuf mois environ, il ne -déplut pas aux lecteurs de la _Revue des Deux Mondes_, public difficile -parce que Mme Sand et M. Mérimée l'ont gâté. On me pardonna des -longueurs impardonnables chez un écrivain, excusables chez un homme qui -apprend à écrire. Personne ne me fut sévère, et on fit une large part à -l'âge et à l'inexpérience. - -Dans les derniers jours de mai, un ami vint en courant m'avertir d'un -danger sérieux: une revue de grand format devait me dénoncer comme -plagiaire et apprendre au public que _Tolla_ n'était que la traduction -d'un roman italien intitulé: _Vittoria Savorelli_. - -Il est vrai que les personnages de Lello et de Tolla, et les principaux -traits de cette histoire, m'ont été fournis par un livre italien imprimé -à Paris. Ce livre, qui n'est pas un roman, contient une grande partie de -la correspondance originale des deux amants. Tolla a vécu à l'époque où -je la fais vivre. Lello, qui est encore de ce monde, appartient à une -famille princière, presque royale, du nord de l'Italie. Les lettres de -Lello et de Tolla ont été publiées par la famille Savorelli qui avait à -se venger. Si ce livre eût été un roman, on l'aurait laissé circuler en -Italie; mais c'était un dossier: on fit tout ce qu'on put pour détruire -l'édition entière. Cependant je connais à Rome une douzaine -d'exemplaires de _Vittoria Savorelli_. Il en existe plusieurs à Paris, -comme j'ai pu m'en assurer. C'est un libraire de Paris qui m'a vendu le -mien. - -Les faits indiqués dans le volume de _Vittoria Savorelli_ sont d'un -intérêt médiocre. L'intrigue qui a séparé les deux amants est un complot -anonyme dont les auteurs sont restés inconnus. C'est la société romaine -tout entière qui a découvert le secret de leurs amours; l'orgueil de la -famille de Lello a fait le reste. Une traduction de ce livre serait plus -qu'ennuyeuse; elle serait presque illisible. On n'y trouverait -d'excellent que quatre ou cinq lettres où la douleur s'élève jusqu'à -l'éloquence: il est inutile d'ajouter que ce sont les lettres de Tolla. -Je les ai traduites en les abrégeant. Mes emprunts à cette -correspondance forment un peu plus de quinze pages de cette nouvelle -édition. - -Ma part d'invention se compose de l'éducation de Tolla, qui n'est -nullement italienne, et de son portrait, qui n'est pas ressemblant; de -tous les caractères que j'ai groupés autour d'elle, et de tous les -incidents, malheureusement trop rares, qui animent le récit, la marquise -et Pippo, le colonel et Rouquette, la générale et sa fille, Menico, -Amarella, Cocomero, n'ont jamais existé que dans mon imagination. Il en -est de même des comparses, tels que le docteur Ély, Mlle Sarrazin, le -cardinal Pezzato, l'abbé Fortunati et les autres. Lello ne s'est jamais -jeté dans le Tibre: l'histoire affirme qu'il était au bal le jour de la -mort de Tolla. Cocomero n'a jamais cassé la tête de Menico, puisque ni -l'assassin ni la victime n'ont existé. - -J'avoue que je me suis permis de puiser dans un dossier authentique les -premiers éléments d'une oeuvre d'imagination: beaucoup d'autres l'ont -fait, sur qui l'on n'a pas crié haro. J'ai emprunté un peu et ajouté -beaucoup. Aux choses que j'empruntais, j'ai essayé de donner _la forme_, -sans laquelle les oeuvres de l'esprit ne sont rien. Cependant il me -resterait un scrupule si j'avais caché la source où j'ai puisé. - -Bien loin de dissimuler l'existence du volume de _Vittoria Savorelli_, -et l'usage que j'en avais fait, j'ai montré le livre à mes amis, aux -indifférents, et à tous ceux que je connaissais. Le rédacteur en chef -d'une revue spéciale, qui a pour but de réprimer la contrefaçon et le -plagiat, a vu plus d'une fois _Vittoria Savorelli_ sur mon bureau; il -l'a dit au public longtemps avant que personne songeât à m'attaquer[1]. -J'ai remis moi-même à l'honorable directeur de la _Revue des Deux -Mondes_ mon exemplaire de _Vittoria Savorelli_, avant d'avoir été accusé -par personne. Enfin, le manuscrit original de _Tolla_, que la _Revue des -Deux Mondes_ a conservé, contient le passage suivant: - - [1] La _Propriété littéraire et artistique_, numéro du 16 mai, article - de M. Guiffrey. - -«Ce recueil forme un volume in-8º de 316 pages imprimé chez Béthune et -Plon, publié chez Daguin frères, sous ce titre: VITTORIA FERALDI, -_istoria del secolo XIX_...» et plus loin: «Le volume dont je me suis -servi a été découvert à Paris par M. Leclère fils, commissionnaire en -livres, boulevard Saint-Martin, en face du Château-d'Eau.» - -Ce n'est pas ainsi que s'expriment les plagiaires. Malheureusement ce -passage a été supprimé sur les épreuves. M. Buloz me fit observer que -ces détails bibliographiques n'étaient pas à leur place dans le corps du -récit, au verso de la mort de Tolla. Il remarqua de plus que je ne -pouvais ni altérer le titre du livre en l'intitulant _Vittoria Feraldi_, -ni afficher le véritable nom de la famille Savorelli. J'effaçai donc ces -deux phrases sur l'épreuve, sans toucher au manuscrit qui n'était pas -sous ma main, et je les remplaçai par cette note moins explicite, mais -qu'un plagiaire se serait gardé d'ajouter: - - «Vittoria, istoria del secolo XIX. _Paris_, 1841.» - -Avec ce renseignement et le _Journal de la Librairie_, le bibliomane le -plus inexpérimenté aurait retrouvé en cinq minutes l'éditeur, -l'imprimeur, et ce titre complet de _Vittoria Savorelli_. - -Et cependant, le 1er juin, la _Revue de Paris_ me disait: - -«Apprenez, monsieur, qu'il existe un livre intitulé _Vittoria -Savorelli_.» - -Je répondis. J'avais répondu d'avance en racontant, le 31 mai, dans la -_Revue Contemporaine_, comment et avec quels matériaux j'avais fait -_Tolla_. Mais quatre ou cinq journaux petits et grands se déchaînaient -déjà contre moi. L'un m'appelait simplement plagiaire, l'autre me -traitait plus familièrement de voleur, et une _Revue_ hebdomadaire qui -s'est mise sous le patronage de Minerve, m'accusait d'avoir vendu la -dignité de l'homme de lettres à un marchand d'habits-galons. - -Je puis parler sans amertume de toutes ces brutalités qui m'ont fait -payer cher un peu de succès: les mauvais temps sont passés. Mais si -j'avais eu le malheur de perdre courage, si je m'étais laissé abattre, -si je ne m'étais tenu sur la brèche, il ne me resterait plus qu'à jeter -mon écritoire par la fenêtre, à changer de nom, et à apprendre un -métier. - -Le tout parce que j'avais caché l'existence de _Vittoria Savorelli_! - -Je pris le parti de solliciter un jugement de la Société des gens de -lettres. J'écrivis au président: - -«J'aspire à l'honneur d'être des vôtres; les livres que j'ai faits ne -sont rien; mais j'ai été brutalement calomnié: voilà mon titre le plus -sérieux à votre choix.» Le Comité des gens de lettres, sur un rapport -éloquent du bibliophile Jacob, me reçut à l'unanimité. - -Pendant ces débats, _Tolla_ était reproduite par tous les grands -journaux des départements et par l'_Indépendance belge_, contrefaite à -Berlin, traduite en allemand, en danois, en suédois et en anglais. Aucun -journaliste, aucun éditeur, aucun traducteur ne s'avisa de publier -_Vittoria Savorelli_. Je proposai à deux grands journaux de leur en -faire une traduction: on me renvoya bien loin. - -Le tumulte apaisé, les journaux et les revues me jugèrent de sang-froid. -Le premier mot fut dit par l'_Indépendance belge_: «Il n'y a pas de quoi -fouetter un chat.» Le dernier par l'_Illustration_: «_Much ado about -nothing_, beaucoup de bruit pour rien.» Dans l'intervalle, la _Revue de -Genève_, la grande _Revue de Westminster_, la _Gazette d'Augsbourg_, le -_Leader_, l'_Émancipation belge_, etc., s'étaient prononcés en ma -faveur: j'ai eu de quoi me consoler. - -Je sais qu'il me reste encore quelques incrédules à convaincre et que la -paternité de ce roman me sera acquise lorsque j'en aurai fait d'autres. -Je me lève matin, et j'écris un peu tous les jours pour prouver que je -ne suis pas un plagiaire, et pour mériter votre amitié, ami lecteur. - - - - -TOLLA. - - - - -I - - -La famille Feraldi n'est pas princière, mais elle marche de pair avec -bien des princes. Alexandre Feraldi, comte du Saint-Empire, baron de -Vignano, chevalier de l'ordre de Constantin, est un des soixante -patriciens inscrits sur les tables du Capitole. Il n'a jamais voulu -entrer dans l'armée pontificale, où son père était lieutenant-colonel. -Une santé délicate, l'instruction sérieuse qu'il a reçue au collége de -Nazareth, et, par-dessus tout, la nécessité de rétablir les affaires de -sa famille, lui a fait embrasser l'étude des lois et de la -jurisprudence. Le temps n'est plus où l'on trouvait dans chaque Romain -l'étoffe d'un soldat, d'un laboureur et d'un jurisconsulte; mais les -patriciens ont conservé le respect des trois arts glorieux qui firent la -grandeur de leurs ancêtres. Le comte Feraldi, docteur en droit sans -déroger, se maria en 1816 à Catherine Mariani, fille du marquis de -Grotta Ferrata. Vers la même époque, deux de ses cousins germains, du -même nom que lui, épousèrent des princesses, une Odescalchi et une -Barberini. Alexandre Feraldi ne fut pas insensible à l'honneur de ces -alliances, qui relevaient le nom de sa famille. Trois mois après, une -succession inespérée, qui vint le surprendre pendant la grossesse de sa -femme, le mit pour toujours au-dessus du besoin, en portant son revenu à -vingt-cinq ou trente mille francs. Jamais homme ne fut plus heureux que -le comte Feraldi dans la première année de son mariage. Ce petit homme -aimable, vif et sautillant, très-brun, sans que sa physionomie présentât -rien de noir; très-fin et très-subtil, avec beaucoup de franchise et -d'ouverture de coeur, remplissait de sa joie et animait de sa gaieté le -palais délabré de ses ancêtres. Sa femme, assez belle, mais d'une beauté -sèche et pour ainsi dire indigente, l'aimait éperdument. Ses amis le -plaisantaient quelquefois sur l'excès de son bonheur. «Où s'arrêtera, -disait-on avec emphase, la fortune des Feraldi? Le Pactole court dans -leur jardin; les rejetons des familles princières viennent se greffer -sur leur arbre généalogique. Nous te prédisons, ô trop heureux -Alexandre, que ta femme avant deux mois accouchera d'un pape!» - -Le 1er septembre 1816, la comtesse mit au monde une fille qui fut -baptisée sous le nom de Vittoria. Un an plus tard, Vittoria eut un frère -qu'on appela Victor. Le triomphant petit comte Alexandre n'avait pas -trouvé de noms plus modestes pour ses enfants. - -C'était plaisir de l'entendre demander si son fils Victor avait pris le -sein, et sa fille Vittoria avait mangé sa bouillie. La comtesse et les -gens de la maison appelaient tout bonnement le petit garçon Toto et la -petite Tolla. - -Le palais Feraldi est situé dans un des plus nobles quartiers de Rome, à -deux pas de l'ambassade de France. Il n'est ni très-grand ni très-beau: -il n'a ni la vétusté originale du palais de Venise, ni l'immensité du -palais Doria, ni la majesté du palais Farnèse; mais il a un jardin. -Tolla fut élevée au milieu des arbres et des fleurs. Une grande allée, -abritée contre le vent du nord par une muraille de cyprès, était sa -promenade d'hiver. A l'âge de sept ou huit mois, elle fit la -connaissance d'un vieux citronnier en fleur qui devint son meilleur ami. -Elle tendait vers lui ses petits bras; elle arrachait à belles mains les -longues fleurs et les gros boutons violacés, et elle les portait à sa -bouche. Le médecin de la maison, le docteur Ély, permit que dès les -premiers jours d'avril on la gardât une heure ou deux au jardin, étendue -en liberté sur un tapis, à l'ombre de son citronnier, ou sous un chêne -vert, autre ami vénérable. L'été venu, c'est au jardin qu'elle prit ses -premiers bains, dans une eau que le soleil avait eu soin de chauffer. La -liberté, le mouvement, le grand air et les parfums généreux qui -s'exhalent des arbres, tout concourut à fortifier ce jeune corps: Tolla -grandit avec les plantes qui l'environnaient, sans effort et sans -douleur. Une promenade au jardin l'endormait en quelques minutes; en -s'éveillant elle souriait à la vie, à ses parents et à son jardin. Le -travail des premières dents, si redouté des mères, se fit en elle sans -qu'on s'en aperçût, et un beau matin la comtesse, qui la nourrissait, -poussa un cri de surprise en se sentant mordue par deux petites perles -bien aiguisées. - -Tous les ans, au mois d'août, le comte s'embarquait pour Capri, où il -possédait un beau vignoble. Tandis qu'il surveillait ses vendanges, la -comtesse allait vivre à Lariccia, en bon air, dans une jolie _villa_ où, -de mémoire d'homme, personne n'avait pris les fièvres. Son mari venait -bientôt l'y rejoindre. Ils y restaient avec leurs enfants jusqu'aux -froids, et ne retournaient jamais à Rome avant d'avoir vu cueillir les -olives. - -Tolla passa à Lariccia les plus beaux jours de son enfance. Elle y était -plus libre qu'à Rome, quoiqu'on l'eût placée sous la haute main du petit -Menico, fils d'un fermier de son père. Menico, c'est-à-dire Dominique, -avait cinq ans de plus que Tolla et six ans de plus que Toto, mais il -n'abusa jamais de l'autorité que lui donnaient son âge et la confiance -de la comtesse. Il ne savait rien refuser à Tolla. En dépit de toutes -les recommandations de prudence et d'abstinence qu'on ne lui avait pas -ménagées, il hissait lui-même sa petite élève sur tous les ânes du -village, et il maraudait à son intention dans les jardins les mieux -enclos. Plus d'une fois on surprit le mentor éclatant de rire à la vue -de Tolla qui mordait à belles dents une lourde grappe de raisins jaunes, -ou qui se barbouillait les joues avec une grosse figue violette. Les -jardins, les bois, les ânes et Menico furent pendant douze ans les seuls -précepteurs de Tolla. Sa mère lui apprit un peu de religion et de -musique. Comme on ne la força jamais de se mettre au piano, elle y vint -toujours volontiers. Ses petits doigts aimaient à courir sur les touches -d'ivoire. Il se trouva qu'elle avait l'oreille juste, et même, ce qui -est plus rare chez les enfants, le sentiment de la mesure. Le célèbre -maestro Terziani, qui l'entendit un jour par hasard, déclara que c'était -grand dommage de ne lui point donner un maître, mais on le laissa dire. - -La religion, et surtout ce catholicisme splendide qui règne à Rome, -trouva chez elle une âme bien préparée. La pompe des cérémonies, les -parfums de l'encens, l'or, le marbre, la musique sacrée, l'attirèrent -invinciblement, comme ce citronnier fleuri auquel elle tendait les bras. -Son imagination avide s'empara du premier aliment qui lui fut offert. -Elle s'éprit d'une passion filiale pour la madone, cette dame vêtue de -bleu et d'or qu'on lui disait si bonne et qu'elle voyait si belle. -L'enthousiasme puéril qu'elle conçut pour certaines images se changea -peu à peu en dévotion. A force de prier dans la chambre de sa mère -devant une _Sainte Famille_ de Sassoferrato, elle se lia tout -particulièrement avec saint Joseph: elle lui envoyait des baisers, comme -à un vieux et respectable parent de la maison. «Tu verras, lui -disait-elle, comme je t'embrasserai, si je vais au ciel!» Cette âme -aimante n'eut pas besoin d'apprendre la charité. A quatre ans, elle -déchirait ses habits, parce qu'elle avait remarqué qu'on les donnait aux -petits pauvres lorsqu'ils étaient déchirés. Elle émiettait son déjeuner -aux oiseaux du jardin. «Ne sont-ils pas notre prochain? disait-elle. Je -nourris mes frères ailés.» Sa charité s'étendait jusqu'aux morts. Un -jour, sa mère la conduisit à l'église des Jésuites, où l'on prêchait -pour les âmes du purgatoire. C'était dans l'octave de Saint-Ignace, un -mois environ avant qu'elle eût accompli sa sixième année. Pendant tout -le sermon, Toto n'eut d'yeux que pour la statue colossale en argent -massif posée sur un globe de lapis-lazuli; il demanda plusieurs fois à -sa mère si le bon Dieu était aussi riche que saint Ignace, et s'il avait -en quelque endroit du monde une aussi belle statue. Tolla écouta le -prédicateur. Quand la première quêteuse passa près d'elle, elle jeta -dans la bourse une petite pièce de monnaie que sa mère lui avait donnée -pour cet usage; mais lorsqu'on vint quêter devant elle pour la seconde -fois, comme elle n'avait plus d'argent, elle détacha vivement son petit -bracelet de corail et le donna aux âmes du purgatoire. On ne s'en -aperçut que le soir en la déshabillant. - -«Tu n'aurais pas dû, lui dit sa mère, donner ton bracelet sans ma -permission.» - -Elle répliqua vivement: - -«Vous n'avez donc pas entendu, maman, comme ces pauvres âmes ont soif?» - -A treize ans, Tolla savait lire et écrire, monter à cheval, grimper aux -arbres, sauter les fossés, jouer du piano, aimer ses parents et prier -Dieu. Son père s'aperçut qu'avec ses petits talents, sa parfaite -ignorance et ses grandes qualités, elle ne ressemblait pas mal à un -buisson d'aubépine en fleur. On résolut de la mettre en pension. -L'établissement en vogue en ce temps-là était l'institut royal de -Marie-Louise, à Lucques. Les élèves y accouraient du fond de l'Italie et -même des pays d'outre-mer et d'outre-monts. Le bruit des concours -annuels qui s'y faisaient et des récompenses qui y étaient décernées -retentissait dans toute la péninsule, de Naples à Venise. Le comte -Feraldi espéra que l'amour de la gloire éveillerait chez sa fille le -goût du travail, et que l'appât de ces couronnes tant enviées lui ferait -regagner le temps perdu. Il la conduisit à la surintendante de -l'institut royal, comtesse Trebiliani. - -Tolla, jetée sans transition dans les habitudes régulières et presque -monastiques d'une grande communauté, n'eut pas le temps de regretter sa -liberté, sa famille et les bois de Lariccia. Elle s'éprit pour l'étude -d'une passion soudaine, mais où la curiosité avait plus de part que -l'émulation. Elle se souciait médiocrement de paraître savante, mais -elle conçut un incroyable désir de savoir. Toutes les facultés sérieuses -de son esprit, brusquement éveillées, entrèrent en travail, et l'on crut -reconnaître que l'oisiveté où elle avait vécu avait centuplé ses forces. -Son esprit ressemblait à ces terres incultes du nouveau monde qui -n'attendent qu'une poignée de semence pour révéler leur inépuisable -fécondité. Ignorante comme elle l'était, tout lui parut nouveau, tout -piquait sa curiosité; elle ne dédaignait rien, rien ne lui semblait usé -ni banal. Les histoires les plus insipides, les abrégés les plus -nauséabonds avaient pour elle autant d'attraits que des romans. La -géographie lui parut une science curieuse et attachante: en feuilletant -un atlas, elle éprouvait les émotions du voyageur qui découvre des -Amériques à chaque pas. Pour tout dire, en un mot, rien ne la rebuta, -pas même l'arithmétique; elle fut charmée de ces petits raisonnements -secs et précis; elle saisit au premier coup d'oeil tout ce qu'ils ont -d'ingénieux dans leur simplicité, et je ne sais s'il s'est trouvé -personne, depuis Pythagore, à qui la table de Pythagore ait fait autant -de plaisir. - -A la fin de l'année 1831, Tolla, sans avoir songé un seul instant à se -couvrir de gloire, suivant les intentions de son père, se trouva la -première de sa classe et reçut la croix d'or, aux applaudissements de -toute la cour. Elle maintint sa supériorité, sans y penser, jusqu'à -l'âge de dix-sept ans. Dans l'automne de 1834, un décret du duc de -Lucques supprima l'institut royal et rendit les élèves à leurs familles. -Tolla parlait assez élégamment le français et l'anglais; elle avait -amassé la petite somme de connaissances qu'un pensionnat peut offrir à -une jeune fille; un excellent maître avait cultivé sa voix et changé en -talent ce qui n'était chez elle que l'instinct de la musique; ses -parents la trouvèrent parfaite, et son père glorieux se hâta de la -conduire dans le monde. - -Elle y fit une entrée triomphale, et Rome se souvient encore de sa -présentation chez la marquise Trasimeni. Les mères de famille, -intéressées à lui trouver des défauts, avaient armé leurs yeux de la -curiosité la plus malveillante. Elle subit sans s'en douter ce -formidable examen où tous les juges étaient prévenus contre elle: elle -en sortit à son honneur. L'aréopage des femmes de quarante ans décida à -l'unanimité qu'elle avait une petite figure française assez gentille. -Les hommes la proclamèrent de prime saut la plus jolie fille de Rome. - -Sa beauté était de celles qui découragent les statuaires et leur font -cruellement sentir l'impuissance de leur art. Ses mains, sa figure et -ses épaules avaient la pâleur mate du marbre, et cependant le marbre le -plus fidèle n'aurait jamais pu passer pour son image. Rien n'était plus -facile que de rendre la finesse aristocratique de ce nez -imperceptiblement arqué, la courbe fière des sourcils, l'ampleur un peu -dédaigneuse des lèvres, le modelé délicat des joues, où deux -imperceptibles fossettes se dessinaient par instants; mais David -lui-même, le sculpteur de la vie, aurait été incapable d'exprimer le -mouvement, la santé, et comme la joie secrète qui animait ces traits -adorables. La jeunesse dans toute sa force éclatait à travers cette -enveloppe délicate; la pâleur de son visage était saine et robuste. Elle -ressemblait à ces lampes d'albâtre qu'une flamme intérieure fait -doucement resplendir. Ses yeux châtains, mais qui paraissaient noirs, -avaient le regard doux, étonné et un peu farouche d'une jeune biche qui -écoute les échos lointains du cor. Sa chevelure longue, épaisse et -soyeuse, s'entassait sur sa tête et débordait en deux boucles pesantes -jusque sur ses épaules. Son corps mignon, souple, frêle, et cependant -vigoureux, ressemblait à ces statues antiques dont la vue n'inspire que -de hautes pensées et de nobles désirs, quoiqu'elles se montrent sans -voiles et qu'elles ne soient vêtues que de leur chaste beauté. Ses mains -étaient petites, et son pied aurait été remarqué à Séville ou à Paris. - -Tolla fut d'autant plus admirée à Rome qu'elle n'avait pas une beauté -romaine. Cette nation vigoureuse qui se baigne dans les eaux jaunes du -Tibre a conservé, quoi qu'on dise, une assez bonne part de l'héritage de -ses ancêtres. Les hommes ont toujours cet air mâle et sérieux, cette -noble prestance et cette dignité extérieure qui distinguaient jadis un -Romain d'un Grec ou d'un Gaulois; les femmes sont encore ces belles et -massives créatures parmi lesquelles le vieux Caton choisissait la -gardienne de son foyer et la mère de ses enfants. Les jeunes Romaines, -avec leur front bas, leur face brillante, leurs puissantes épaules, -leurs bras charnus, leurs jambes épaisses, leurs pieds solides et leur -large et opulente beauté, semblent si bien prédestinées aux devoirs de -la famille, qu'il est difficile de voir en elles autre chose que des -mères et des nourrices futures: elles ont la physionomie plantureuse et -féconde de cette brave terre d'Italie qui a nourri sans s'épuiser tant -de fortes générations. Leur regard, leur sourire, et jusqu'à leur -coquetterie ont quelque chose de tranquille, de positif et de convenu, -comme le mariage et le ménage. Au milieu de cette foule un peu banale, -Tolla surprenait l'admiration par une grâce plus âpre, par des -mouvements plus vifs, par je ne sais quel charme bizarre et inusité. Son -entrée produisit sur les regardants une impression analogue à celle que -vous éprouveriez, si dans un boudoir tout imprégné de poudre à la -maréchale quelque brise soudaine apportait les fraîches senteurs d'une -forêt. Dès ce moment, tous les sourires parurent fades, excepté le sien, -et toutes les plantes robustes au milieu desquelles elle glissait au -bras de son père ne furent plus que des poupées majestueuses. - -Elle avait choisi pour son début une toilette extrêmement simple, qui -fut copiée dès le lendemain par toutes les brunes, et qui resta à la -mode pendant deux ou trois mois. C'était une robe de tarlatane avec un -dessous de taffetas blanc, un camélia blanc au corsage, un large velours -ponceau dans les cheveux, et une longue épée d'argent plantée -horizontalement dans la natte, suivant la mode des filles de la campagne -et des _minintes_ du Transtevère. Cette coiffure rustique inspira au -fameux improvisateur Benzio un sonnet qui se terminait ainsi: - -«D'où viens-tu? De la cour imposante d'un roi ou de la modeste chaumière -d'un berger? Est-ce _contessina_ (petite comtesse) que l'on te nomme? ou -faut-il t'appeler _contadina_ (paysanne)? - -«Si tu es _contessina_, tous les bergers vont s'armer contre la -noblesse; si tu es _contadina_, tous les comtes vont acheter des guêtres -de cuir et des vestes de velours.» - -Tolla supporta sans aucune gaucherie le petit triomphe qui lui fut -décerné. On sait combien il est difficile d'essuyer, sans perdre -contenance, une averse de compliments. Cette épreuve, très-rude en tout -pays, est formidable en Italie, dans la patrie de l'hyperbole. Tolla -s'entendit comparer à ce que les trois règnes de la nature renferment de -plus exquis: on lui décerna à bout portant la qualification d'astre, de -merveille et de divinité. Les femmes elles-mêmes prirent part à ce -concert, toutes prêtes à la proclamer vaniteuse si elle acceptait les -louanges, et sotte si elle les repoussait. Mais elle trouva dans -l'enjouement naturel de son esprit un refuge contre l'une et l'autre -accusation: elle ne reçut ni ne rejeta les flatteries sous lesquelles on -espérait l'accabler. Tantôt elle les accueillit en badinant et d'un ton -qui voulait dire: «J'écoute par politesse les sottises que la politesse -vous a inspirées;» tantôt elle les renvoya plaisamment à leurs auteurs, -quand leurs auteurs étaient des femmes. Elle payait leurs louanges avec -usure, et rendait des diamants pour des cristaux, des soleils pour des -étoiles. Ces innocentes malices de la naïveté obtinrent les -applaudissements muets, mais unanimes, de tous les hommes; il est si -difficile de résister aux charmes de la jeunesse! C'est ainsi que la -plus jolie fille de Rome, sans chercher l'esprit, sans faire _de mots_ -et sans médire de personne, gagna haut la main son brevet de femme -d'esprit. - -Si Tolla n'avait eu pour elle que son esprit et sa beauté, elle aurait -trouvé un épouseur; mais comme elle avait une dot, il s'en présenta -quarante. Le comte Feraldi ne se faisait pas faute de dire à qui voulait -l'entendre: «Il y a vingt mille sequins ou cent mille francs de bon -argent dans un coffre de ma connaissance pour le brave garçon que -choisira la plus jolie fille de Rome.» Tolla dansa pendant deux hivers -avec toute la jeunesse des États pontificaux sans choisir personne. Ses -parents ne la pressaient pas. «Prends ton temps, lui disait son père. Je -conviens qu'il n'est pas facile de trouver un homme digne de toi: pour -ma part, je n'en connais point.» La comtesse, à qui ses bonnes amies -demandaient, par pure charité, pourquoi Tolla, avec sa beauté, son -esprit et sa dot, était arrivée à l'âge de dix-neuf ans sans se marier, -leur répondait sans malice aucune: «Nous ne sommes pas de ces parents -qui grillent de se débarrasser de leurs filles.» Tolla dans le monde -était l'orgueil de son père; Tolla dans sa famille était la vie et la -bonne humeur de la maison. Entre un bal et une promenade à cheval avec -son frère, qui venait de terminer ses études, elle partageait avec sa -mère les travaux domestiques et les soins du ménage; elle revoyait les -comptes du _ministre_, c'est-à-dire de l'intendant; elle traçait à sa -femme de chambre, qui lui servait de lingère et de couturière, le dessin -d'un col ou d'une paire de manches; elle présidait à quelque arrangement -nouveau dans son cher jardin, où elle travaillait en chantant à un bel -ouvrage de tapisserie. Elle était présente partout, voyait tout, savait -tout, disposait tout, commandait, souriait et plaisait à tout le monde. -Cette petite personne mondaine, cette danseuse infatigable, cette -écuyère intrépide qui sautait les barrières et les fossés, pratiquait au -palais Feraldi toutes les gracieuses vertus d'une mère de famille. - - - - -II - - -Le 30 avril 1837, l'élite de la noblesse de Rome était réunie chez la -marquise Trasimeni. Les jeunes gens dansaient au piano dans le salon des -tapisseries; quelques mères de famille surveillaient nonchalamment les -plaisirs de leurs filles; les papas jouaient au whist dans le boudoir de -la marquise; le jardin, de plain-pied avec l'appartement, était peuplé -d'une douzaine de fumeurs qui promenaient dans l'obscurité la lueur de -leurs cigares. On jouissait des premières douceurs du printemps et des -derniers plaisirs de l'hiver. - -Mme Assunta Trasimeni avait alors la maison la plus agréable et la moins -bruyante de Rome. Les étrangers ne s'y faisaient point présenter, ou s'y -ennuyaient mortellement, faute de pouvoir comprendre le charme intime et -la grâce silencieuse de ces réunions; mais les Romains auraient regardé -comme une calamité publique la suppression des jeudis de la marquise. Ce -haut salon, dont la voûte, peinte à fresque par un élève de Jules -Romain, portait quatre grandes figures un peu effacées représentant -Rome, Naples, Florence et Venise; ces belles tapisseries du XVIe siècle, -dont le temps avait adouci et fondu les couleurs; ces meubles d'ébène -imperceptiblement fendillée; ce vieux lustre de cristal de roche; ce -piano de Vienne, dont les sons étaient amortis par les tentures, tout -respirait une bonhomie grandiose et un peu triste. Les domestiques, -enfants de la maison, vêtus de livrées héréditaires, présentaient si -cordialement les verres de limonade, que pas un des invités ne songeait -à regretter les réceptions fastueuses et la prodigalité banale de tel -prince ou de tel banquier. - -Le salon, les meubles, les habitudes douces et régulières de la maison, -tout encadrait merveilleusement la figure de la marquise. Elle touchait -à sa quarantième année; elle était grande, un peu maigre, et blonde avec -d'admirables yeux noirs. Sa beauté était faite de dignité, de -bienveillance et de tristesse. Elle portait invariablement une robe de -velours noir, et personne ne se souvenait de l'avoir vue autrement -vêtue, même dans sa jeunesse et du vivant de son mari. Quoique sa mère -lui eût laissé de beaux diamants, on ne lui vit jamais d'autres bijoux -qu'une petite bague d'or, presque usée, qui n'était pas un anneau de -mariage. Cette digne et sérieuse personne ne riait jamais; son sourire -avait je ne sais quoi de résigné. Elle n'aimait ni le jeu, ni la -conversation, ni la musique, excepté quelques vieux airs qu'elle jouait -sur son piano lorsqu'elle était seule; elle avait renoncé à la danse dès -l'âge de dix-neuf ans, une année avant son mariage. Sa position et la -fortune de son mari l'avaient condamnée à recevoir et à aller dans le -monde; cependant ni dans le monde ni chez elle aucun homme ne lui avait -fait la cour. Une heure d'entretien lui avait toujours suffi pour -éteindre les passions que sa beauté avait allumées. L'amour le plus -intrépide aurait reculé devant le spectacle de ce coeur brisé, de cette -sensibilité éteinte, de cette âme pleine de ruines mystérieuses. Elle -n'aimait, après Dieu, que son fils Philippe, un beau jeune homme de -vingt ans, qui venait d'entrer dans la garde noble. Elle ne haïssait -personne: le seul homme dont elle évitât la rencontre était un ancien -ami de son mari, le colonel Coromila. Sa vie égale et monotone était -comme un tissu de prières et de bonnes actions. Toutes ses matinées se -passaient à l'église des Saints-Apôtres, sa paroisse; le soir, elle -allait dans les salons, comme une soeur de charité dans les mansardes, -pour soutenir les faibles et soulager les affligés. Elle excellait à -consoler les amours malheureux et à guérir ces secrètes blessures de -l'âme pour lesquelles le monde a si peu de pitié. Elle s'employait, avec -une prédilection visible, à marier les jeunes filles et à aplanir les -obstacles que l'inégalité des fortunes élève entre ceux qui s'aiment. La -marquise avait détaché de son revenu une somme assez forte destinée à -doter annuellement quatre filles pauvres; mais, en dehors de cette -fondation pieuse, il lui arriva, dit-on, plus d'une fois de compléter la -dot d'une fille de noblesse. Ses petites soirées du jeudi ont fait en -une année plus de mariages que les grands bals du prince Torlonia n'en -feront en dix ans. Elle ne recevait cependant que de huit heures à -minuit. Sa santé ne lui permettait pas les longues veilles, et ce -n'était pas sans dessein qu'entre tous les jours de la semaine elle -avait choisi le jeudi. Les invités se retiraient à minuit moins un -quart, de peur d'empiéter sur le vendredi, jour de mortification, où les -théâtres font relâche dans toute l'Italie. - -C'était un préjugé répandu dans Rome que toutes les unions contractées -sous les auspices de la marquise étaient nécessairement heureuses, et -lorsqu'on voulait désigner un mauvais ménage, on disait: «Ils n'ont pas -été mariés par la Trasimeni.» - -Quoique cette sainte femme fût un objet de vénération pour tous et -d'admiration pour quelques-uns, la curiosité publique, qui ne perd -jamais ses droits, cherchait encore, après plus de vingt ans, le secret -de sa tristesse; mais personne ne connaissait le chagrin qui avait -assombri une si belle vie. La comtesse Feraldi, son amie d'enfance, se -rappelait que la belle Assunta avait refusé deux ou trois fois la main -du marquis Trasimeni, sans que rien pût expliquer cette répugnance. Le -jour du mariage, on avait eu beaucoup de peine à lui faire quitter le -noir pour lui faire prendre le costume traditionnel des mariées. Elle -avait dit à sa mère en partant pour l'église: «J'entre dans le mariage -comme dans un couvent.» De ces souvenirs très-vagues, dont -l'authenticité même était fort contestée, quelques personnes avaient pu -conclure que la marquise portait le deuil d'un premier amour. - -Au moment où commence cette histoire, Mme Trasimeni était assise dans un -coin du grand salon, entre la comtesse Feraldi et une étrangère établie -depuis plusieurs années à Rome, la générale Fratief. Tout en causant, -ces trois mères regardaient avec une satisfaction visible un quadrille -où leurs enfants étaient réunis. Philippe ou Pippo Trasimeni dansait -avec Tolla, en face de Nadine Fratief, toute fière d'avoir pour cavalier -le lion des bals de Rome, le roi de la jeunesse dorée, Lello Coromila, -des princes Coromila-Borghi. - -Pour un homme averti, les physionomies de ces quatre jeunes gens -auraient été un spectacle curieux. Lello Coromila paraissait causer -très-vivement avec sa danseuse, qui semblait plaisanter et rire sans -arrière-pensée, avec tout l'abandon de la jeunesse. Pippo lutinait Tolla -pour avoir une petite rose pâle qu'elle avait attachée à son corsage, et -Tolla, qui ne céda qu'à la dernière figure de la contredanse, était -très-animée à la défense de son bien. Ni Mme Feraldi, ni la générale, ni -même la bonne marquise, avec sa pénétration maternelle, ne devinaient -les sentiments cachés sous cette surface de gaieté et d'indifférence; -mais, à mieux surveiller les visages, elles auraient reconnu que les -yeux de Lello dévoraient Tolla; que Tolla, confuse, inquiète et presque -heureuse, se débattait contre un sentiment nouveau pour elle; que Pippo, -leur ami commun, les regardait l'un et l'autre en homme qui voudrait les -voir l'un à l'autre; et que Nadine, malgré une expérience prématurée de -l'art de feindre, laissait percer dans ses yeux un peu d'amour, beaucoup -d'ambition, et une de ces haines concentrées dont les femmes seules sont -capables. - -Manuel ou Lello Coromila était le fils cadet du prince Coromila-Borghi. -Les Coromila, si l'on en croit leur arbre généalogique, datent de la -guerre de Troie. L'histoire de leur famille remplit trois volumes -in-quarto, publiés à Parme en 1780 par l'admirable imprimerie de Bodoni. -Le tome premier s'arrête à l'ère chrétienne, le second à l'an 1000; le -troisième, qui est presque entièrement authentique, contient la gloire -sérieuse de la famille. Ser Tita Coromila, grand amiral de la république -de Venise et père du doge Bartolomeo Coromila, remporta, à la fin du XVe -siècle, la victoire navale de Naxie, qui arrêta l'élan de la flotte -turque et assura à Venise la domination de l'Archipel. Giuseppe Coromila -était le chef de l'ambassade qui vint complimenter le roi de France -Henri IV, à son avénement au trône. En mai 1797, lorsque le gouvernement -aristocratique de Venise abdiqua en faveur du peuple, Ludovico Coromila -quitta sa patrie et vint s'établir à Rome avec sa famille. Les domaines -de cette grande maison sont situés, partie dans la Romagne, partie dans -le royaume lombard-vénitien. Leur palais du Corso est le plus magnifique -de tous ceux qu'on admire à Rome; leur villa d'Albano a des jardins -aussi vastes et plus variés que ceux de Versailles, et ils conservent à -Venise quatre palais sur le grand canal. Les trois branches de la -famille réunissent entre elles une fortune territoriale évaluée à près -de cinquante millions; les Coromila-Borghi possèdent un peu plus du -quart de ce fabuleux patrimoine. - -Tandis que l'héritier des doges s'avançait, pour la pastourelle, -au-devant de Nadine et de Tolla, la grosse générale Fratief couvait des -yeux les millions qu'elle voyait danser en sa personne, et répétait pour -la centième fois un panégyrique uniforme des perfections de Lello. Elle -s'obstinait à l'appeler le prince Lello, quoiqu'on lui eût redit à -satiété que Lello n'était et ne serait jamais prince. Le seul prince -Coromila Borghi était son père, le vieux Luigi, après qui le titre -passait à l'aîné. Lello devait se résigner, comme son oncle le colonel, -à n'être jamais que le chevalier Coromila; mais la générale ne regardait -point les choses de si près. Chaque fois qu'il lui arrivait de se -méprendre, elle alléguait que chez elle, en Russie, tous les enfants -d'un prince sont princes, le prince eût-il une douzaine d'enfants. - -La personne de Lello Coromila, sans justifier le lyrisme maternel de la -générale, n'était point faite pour déplaire. Sa taille était haute, ses -épaules larges, son attitude prépondérante. Il avait véritablement une -physionomie romaine. Ses grands yeux à fleur de tête ne manquaient pas -d'un certain feu; son oreille rouge, son teint fleuri, sa voix sonore -révélaient une santé excellente et une organisation robuste; sa barbe -noire, qui n'avait jamais été rasée, frisait légèrement sur ses joues; -ses cheveux presque bleus s'enlevaient vigoureusement sur un cou plus -blanc que celui d'une femme. Il avait les mains fortes et peu effilées; -mais elles étaient si blanches, si grasses et si fermes, que leur -carrure inspirait la sympathie et la confiance. A tout prendre, Lello -était un fort beau jeune homme de vingt-deux ans. - -De son esprit la générale n'en disait mot: les choses de l'esprit -n'étaient pas du domaine de la générale. Elle s'extasiait sur sa grâce, -son élégance, sa gaieté, ses folies, sa piété. Lello était le -boute-en-train de la jeunesse romaine. Jusqu'à l'âge de vingt et un ans, -il avait vécu sous la surveillance sévère de son aïeul maternel; mais -depuis une année il s'était donné carrière. Il était l'organisateur de -tous les plaisirs, l'inventeur de tous les bons tours, le roi de tous -les bals, le conducteur de tous les _cotillons_. Du reste, il entendait -la messe tous les jours, récitait le rosaire en famille tous les soirs, -recevait les sacrements à tout le moins deux fois par mois, et -s'agenouillait sur le passage de la procession des quarante heures. - -Il était bien rare que la générale, entraînée par sa préoccupation -dominante ne mêlât point à son panégyrique l'éloge du palais Coromila, -de la galerie estimée deux millions, des écuries revêtues de marbre -blanc comme une église, des voitures, des livrées et des cent cinquante -serviteurs qui peuplaient la maison. Elle assaisonnait ces propos d'un -certain nombre de _ah!_ prononcés avec une aspiration gutturale -particulière aux gens du Nord. Dans sa bouche, cette exclamation était -je ne sais quoi de mitoyen entre _ah!_ et _ach!_ - -Lorsqu'elle eut tout dit, elle passa, suivant sa coutume, à l'éloge de -sa fille, qu'elle appelait majestueusement «mademoiselle ma fille.» Elle -abusait de la patience inaltérable de la marquise et de Mme Feraldi pour -redire les perfections de Nadine, ses talents, la dépense qu'on avait -faite pour son éducation à Paris et à Rome, les inquiétudes qu'elle -avait données dans son enfance, la crainte qu'on avait eue de la voir -scrofuleuse comme presque toutes les jeunes filles de l'aristocratie -russe, les sirops amers qu'elle avait pris, les beaux résultats qu'on -avait obtenus, ses os raffermis, sa taille redressée, les appareils de -Valérius devenus inutiles, sa beauté de jour en jour plus brillante, les -succès qu'elle avait eus dans le monde, les partis qu'elle avait refusés -(le plus modeste était d'un million), les triomphes qui l'attendaient à -Pétersbourg, les bontés de l'empereur Nicolas, qui la regardait comme sa -fille adoptive et lui destinait le _chiffre_ des demoiselles d'honneur, -enfin la belle entrée qu'elle ferait à la cour de Russie avec une robe -traînante de velours ponceau, un _kakochnick_ brodé d'or et de perles, -et le chiffre en diamants sur l'épaule gauche. - -Mme Fratief parlait comme les autres crient. Elle joignait à ce petit -défaut l'habitude de se répéter souvent et d'inventer quelquefois; mais -il était convenu qu'elle avait bon coeur. D'ailleurs sa qualité -d'étrangère, le train qu'elle menait et le soin qu'elle avait pris -d'élever sa fille dans la religion romaine la faisaient tolérer dans la -plus haute société. On lui savait gré d'avoir amené dans le giron de -l'Église la fille d'un général russe, et dérobé au schisme grec une âme -de qualité. Le manége désespéré auquel elle se livrait pour attirer -l'attention du jeune Coromila n'inquiétait personne. On savait que Lello -n'était pas encore à marier, et d'ailleurs sa famille lui destinait une -princesse. Mme Trasimeni laissa donc à la générale tout le temps -d'achever les deux portraits qu'elle recommençait tous les soirs pour -avoir le plaisir de les enfermer dans le même cadre. Lorsqu'on fut au -_kakochnick_ et au chiffre en diamants, qui formaient la péroraison -habituelle, la marquise après un petit compliment à l'adresse de Nadine, -se tourna vers Mme Feraldi: «Et Tolla? - ---A propos! c'est vrai, ajouta la générale. On dit que vous la mariez, -j'en serai bien heureuse. - ---Cela n'est pas encore fait, reprit vivement Mme Feraldi. Tu sais, ma -chère, dit-elle à la marquise, que dans les premiers jours du mois -dernier, nous avons reçu deux lettres, l'une de mon frère d'Ancône, -l'autre de mon cousin de Forli, qui proposaient, chacun de son côté, un -mari pour Tolla. Le jeune homme de Forli a vingt-quatre ans; il est fils -unique, et il aura vingt mille francs de rente. - ---Mais c'est magnifique, chère comtesse! interrompit la générale, et -j'espère bien que Tolla... - ---Tolla a vu celui qu'on lui proposait. C'est un beau garçon, grand, -blond et parfaitement élevé. Elle l'a refusé net. - ---Sans dire pourquoi? - ---Elle a dit qu'il lui était antipathique. L'autre n'est pas encore venu -de Côme, et il ne viendra que si nous lui donnons des espérances. On le -dit fort bien de sa personne; il n'a pas trente ans. Il est plus riche -que notre prétendant de Forli. Nous nous sommes informés de sa -réputation; nous n'en avons appris que du bien. Il sait quelle est la -dot de Tolla, et il vient d'écrire à mon mari qu'il en était -très-satisfait, qu'il se serait contenté de moitié. «Ce que je cherche, -disait-il en terminant, c'est une amie, une femme aimante, une bonne -mère de famille, une personne enfin qui sache me pardonner mes -innombrables défauts.» - ---Ah! c'est beau! c'est admirable! c'est sublime! s'écria la générale, -et, dans un siècle comme le nôtre, où les jeunes gens sont devenus plus -égoïstes que les vieillards! Le digne jeune homme! j'espère bien que -Tolla ne le refusera pas!...» - -La générale en était là de ses exclamations, lorsqu'un murmure aussi -léger, aussi rapide, aussi dru et aussi précis que le bruit du vent dans -les feuilles sèches, se répandit dans le salon, dans le jardin, dans la -salle de jeu, dans tous les coins de la maison, et vint enfin bourdonner -autour de ce trio de mères de famille. Une nouvelle imprévue, et qui les -frappa toutes les trois comme un coup de foudre, arriva jusqu'à elles -sans qu'on pût savoir d'où elle était venue. C'était une de ces rumeurs -agiles et discrètes qui semblent se répandre d'elles-mêmes et par leur -propre force, et qui entrent dans toutes les oreilles sans qu'on les ait -vues sortir d'aucune bouche. Lorsqu'elle s'abattit sur le divan de la -marquise, des émotions bien diverses, mais également violentes, se -peignirent sur le visage des trois mères qui causaient ensemble. La -générale rougit comme une apoplectique: le désappointement, la jalousie, -l'avarice déçue, l'ambition détrônée, la crainte du ridicule, la -résolution de combattre, la confiance dans ses forces, et au pis aller -l'espoir de la vengeance, en un mot toutes les passions haineuses -passèrent avec la rapidité de l'éclair sur cette large figure -empourprée. Mme Feraldi surprise par un coup de bonheur auquel elle -n'était point préparée, s'arrêta bouche béante, aussi stupéfaite qu'un -aveugle qui recouvrerait la vue devant un feu d'artifice. La bonne -marquise, qui avait vu naître Tolla, qui l'appelait tendrement «ma -fille,» et qui n'avait consenti à recevoir un Coromila dans sa maison -que sur les instances de Philippe, réprima un mouvement de surprise -douloureuse et fit rentrer deux grosses larmes, lorsqu'elle entendit -murmurer cette terrible nouvelle: «Savez-vous? Lello aime Tolla!» - -La comtesse et la générale, en femmes du monde, furent promptes à cacher -leur émotion. La générale surtout escamota si vivement son dépit, que -l'oeil d'une ennemie n'aurait rien vu. La conversation se prolongea sans -incident jusqu'à onze heures trois quarts, et l'on ne s'entretint que de -la pluie et des sermons de l'abbé Fortunati, qui faisait merveille aux -Saints-Apôtres. Tolla conduisit le _cotillon_ avec Lello. M. Feraldi, -qui bouillait d'impatience en attendant l'heure du départ, gagna -cinquante-deux fiches à son oncle le cardinal Pezzato. Tout le monde se -retira à l'heure ordinaire, et la générale, en remerciant la maîtresse -de la maison, suivant l'usage établi en Russie, assura qu'elle n'avait -jamais passé une soirée plus délicieuse. - -En arrivant au grand escalier, Tolla voulut prendre le bras de son père; -mais, sur un signe du comte, elle partit devant avec Toto. Elle trouva -sous le vestibule un colosse hâlé qui l'enveloppa maternellement dans -une lourde pelisse. C'était son ancien pédagogue de Lariccia, le fidèle -Menico. «Il pleut un peu, lui dit-il, et, quoique la maison ne soit pas -loin, Amarella m'a envoyé. Mais qu'avez-vous, mademoiselle? Il vous est -arrivé quelque chose? - ---Tu crois, mon Menico? - ---J'en suis sûr, mademoiselle. Il y a deux choses au monde que je -connais bien, c'est le ciel et votre visage. Ici et là, je sais quand -l'orage doit venir. - ---J'ai donc la figure à l'orage? - ---Non, mais il me semble que vous êtes à la fois heureuse et fâchée. -Est-ce vrai, mademoiselle? - ---Peut-être; mais pourquoi veux-tu que je te dise mes secrets, mon -pauvre Dominique? Ce sont choses où tu ne peux rien. - ---Pardonnez-moi, mademoiselle, je puis toujours _faire finir_ celui qui -voudrait vous fâcher. Venez, que je vous débarrasse de votre manteau: -nous sommes arrivés.» - -Le comte et la comtesse accouraient sur les pas de leurs enfants après -une conférence d'une minute. Toto se retira discrètement, sans faire -allusion à ce qu'il avait entendu dans la soirée. Le comte embrassa sa -fille et sa femme et rentra chez lui. Menico alla se coucher à l'écurie, -où un palefrenier lui prêtait la moitié de son lit. Mme Feraldi -reconduisit Tolla dans sa petite chambre, la fit asseoir sur le seul -canapé qui s'y trouvât, s'y jeta vivement à côté d'elle, l'embrassa avec -effusion et lui dit: «Raconte-moi tout! Il t'aime? - ---Je le crois. - ---Depuis quand? - ---Qui sait? Peut-être depuis le commencement de l'hiver. - ---Te l'a-t-il dit? - ---Jamais. La seule preuve d'amour qu'il m'ait donnée pendant six mois, -c'est de m'inviter à danser de préférence à toutes les autres. On me -l'enviait assez! La Russe a fait des pieds et des mains pour obtenir un -_cotillon_ avec lui; elle n'y est jamais parvenue. Moi, je ne regardais -cette préférence que comme un hommage rendu à la sagacité avec laquelle -j'exécutais les nouvelles figures que nous inventions; mais ces -demoiselles avaient de meilleurs yeux que moi: il y a longtemps qu'elles -ont remarqué le plaisir qu'il éprouve à me faire danser, l'empressement -avec lequel il me cherche en entrant dans un salon, sa joie dès qu'il -m'aperçoit, son désappointement si je n'y suis pas. D'ailleurs il a -parlé. - ---A qui? - ---A ses amis. Il n'a jamais osé me dire qu'il m'aimait, mais il a eu -l'imprudence de le laisser voir aux cinq ou six étourdis qui composent -sa cour. Ceux-là l'ont appris à d'autres; ils se sont mis à me -persécuter de cet amour, ils ont prétendu que je le partageais, et je ne -danse pas avec l'un d'entre eux sans qu'il me dise: «Lello vous aime.» - ---Lello vous aime! répéta Mme Feraldi en serrant sa fille dans ses bras. -Et que leur répondais-tu? - ---Moi? La première fois que Pippo Trasimeni s'amusa à me dire que -j'étais aimée et que j'aimais, je lui répondis avec vivacité: «Comment -m'estimez-vous assez peu pour croire que je m'amuserais à faire l'amour -par passe-temps?--Je ne dis pas cela, reprit-il.--Pardonnez-moi, vous le -dites. Le caractère de M. Coromila est connu; on sait que depuis la mort -de son grand-père il a fréquenté des jeunes gens de toute sorte, au lieu -de s'en tenir à ceux qui vous ressemblent, Pippo. On répète partout -qu'il se joue de la chose du monde la plus sérieuse, l'amour; qu'il est -un de ces hommes qui n'ont d'autre occupation au monde que de tromper -notre sexe, et qu'une liaison avec lui ne saurait amener rien de bon.» - ---Et Pippo t'a répondu? - ---Rien. - ---Il te donnait raison. - ---Oui; mais le jeudi suivant je le retrouvai chez sa mère; et il me dit: -«Lello vaut mieux que vous ne pensez; il ne parle que de vous et il vous -aime à la folie.» C'est la seule fois qu'on m'ait dit du bien de Lello. - ---Et qui est-ce qui t'en a dit du mal? - ---Toutes les femmes. Voici plus de quatre mois que les filles de mon âge -se servent de son nom pour me persécuter. L'une vient me dire: «Enfin, -vous êtes amoureuse, et c'est Lello qui a fait ce miracle-là!» Une autre -me félicite d'avoir fixé le plus volage des hommes. Mlle Fratief -n'a-t-elle pas eu le front de me dire un jour à brûle-pourpoint: -«Franchement, ma chère, comptez-vous vous faire épouser par Lello?» Une -question si impertinente, venant d'une fille qui n'est pas mon amie et -que je connais à peine, me saisit tellement que je restai un instant -sans parole; mais je revins à moi, et je lui répondis que j'étais -incapable de m'intéresser à une personne qui n'aurait pas les vues les -plus honnêtes. Elle répliqua vivement: «Ne vous fiez pas à Lello: il en -a trompé plus d'une, et il change d'amour deux fois par mois.» Je -l'entendais décrier partout comme un homme léger; mais je ne savais -comment concilier l'effronterie dont on l'accusait avec le respect qu'il -témoignait pour moi. Jamais il n'a pris une de ces libertés que les -jeunes gens se permettent au bal; jamais il ne m'a serré la main en -valsant. Quand nos regards se rencontraient, il était plus prompt que -moi à détourner les yeux. Quelquefois j'enrageais de penser qu'il -affichait devant les autres un si grand amour pour moi, sans m'en avoir -donné la moindre marque. Puis, songeant au respect qu'il me témoignait, -j'en étais touchée. Peut-être est-ce là ce qui a pris mon coeur. - ---Tu l'aimais! Pourquoi ne m'en as-tu rien dit? - ---Je l'aimais peut-être; mais, comme il ne m'avait pas donné de marques -visibles de son amour, je n'osais pas m'avouer le mien à moi-même. Il me -semblait que c'était une folie d'aimer sans savoir que j'étais payée de -retour, sinon par les bavardages des effrontés qu'il avait autour de -lui. C'est alors que vous avez fait cette petite maladie qui vous a -retenue trois semaines à la maison, et moi avec vous. Trois semaines -sans le voir! La privation que je ressentis me donna la mesure de mon -amour. Pendant cette longue séparation, on dansa trois fois chez la -Trasimeni et deux fois à l'ambassade de France. Ces jours-là je restai à -ma fenêtre jusqu'à la fin de la soirée, pour avoir le plaisir d'entendre -sa voix lorsqu'il sortirait avec ses amis. J'avais soin de me cacher -dans l'ombre de mes rideaux: je serais morte de honte, s'il avait pu -seulement soupçonner ma faiblesse. Quelquefois je l'entendais parler de -moi avec ses camarades. Un soir, tandis que ses amis chantaient à -tue-tête une grosse chanson dont le refrain était: - - L'acqua fa male, - Il vino fa cantare, - -je reconnus sa belle voix qui fredonnait cette chanson des pêcheurs de -Sainte-Lucie: - - Io ti voglio ben assai, - Ma tu non pensi a me! - -et il lança en s'éloignant un soupir grave et puissant qui semblait -sortir du fond de son coeur. Peut-être, s'il avait osé me déclarer sa -passion, aurais-je su y résister et la combattre par le dédain; mais -cette extrême timidité, si rare chez un homme, me subjugua. - ---Mais, ce soir, qu'a-t-il fait? qu'a-t-il dit? Il s'est donc trahi? - ---Mon Dieu! non. Ce soir, Pippo m'a demandé cette fleur que j'avais à -mon corsage; je la lui ai donnée. Après la contredanse, Lello a entraîné -son ami dans le jardin, et, lorsqu'ils sont rentrés, Pippo n'avait plus -la fleur à sa boutonnière. Je devinai le chemin qu'elle avait pris, mais -j'eus l'air de ne rien savoir, et je demandai à Pippo ce qu'il en avait -fait; il me répondit: «Lello m'a tant prié de la lui donner, qu'il a -bien fallu en faire le sacrifice.» Je feignis d'être piquée, mais -j'aurais voulu sauter au cou de ce bon Pippo. Malheureusement on les -avait suivis au jardin, on les avait écoutés, on a parlé, et voilà -comment vous avez tout appris. - ---Mieux vaut tard que jamais, ajouta la comtesse, trop heureuse pour -formuler un reproche. Maintenant, terrible enfant, écoute-moi. Tu aimes. -Si nous t'abandonnons à tes inspirations, cet amour ne te donnera que -des chagrins: j'en attends quelque chose de mieux. Me promets-tu de -suivre mes conseils et ceux de ton père? - ---Oui, ma mère. - ---Si Lello t'écrit, tu nous montreras ses lettres? - ---Oui, ma bonne mère. - ---Tu ne lui répondras rien sans nous consulter? - ---Rien. - ---Toutes les fois que tu le rencontreras dans le monde, tu me répéteras -ses paroles et les tiennes? - ---Je le promets. - ---Et moi, je te promets que tu seras avant un an la femme de Lello. -Bonne nuit, madame Coromila!» - -La comtesse courut retrouver le comte, qu'une préoccupation violente -tenait éveillé. Ils passèrent la nuit à débattre un plan de campagne -dont le résultat devait être le bonheur de leur fille et la grandeur de -la maison Feraldi. - - - - -III - - -Tandis que Tolla se confessait à sa mère, Mme Fratief se faisait -raconter par Nadine l'événement de la soirée et les amours de Lello. -Elle lui reprocha amèrement de ne l'avoir pas tenue au courant de ce qui -se passait. Si Nadine n'en avait rien dit, c'est qu'elle avait une -confiance limitée dans le bon sens de sa mère: elle raisonnait comme ces -chasseurs qui aiment mieux chasser sans chien qu'avec un chien mal -dressé. - -Mme Fratief, née Redzinska, était veuve du général Fratief, aide de camp -de l'empereur Alexandre. Après la campagne de France, Fratief, qui -n'était plus jeune et que les plaisirs faciles de Paris avaient vieilli -autant que la guerre, fut nommé gouverneur de Varsovie. Il vit, au -premier bal qui lui fut donné par la ville, la célèbre Sophie Redzinska, -dont la beauté opulente lui rendit six mois de jeunesse. Il l'épousa -sans dot et malgré les remontrances de la cour, qui se scandalisait de -voir un général illustre, un ami de Souvarof et un favori du maître -s'abaisser jusqu'à une Polonaise. Le vieux soldat, aiguillonné par un -dernier amour, sut donner à ses faiblesses une couleur politique et -persuader à l'empereur qu'une telle mésalliance rallierait la noblesse -de Varsovie. Après une année de mariage, il mourut, comme le roi Louis -XII, au milieu de son bonheur domestique. La générale resta veuve à -vingt ans avec une fille de trois mois. Son mari laissait pour tout -héritage une année de solde, quarante mille francs environ. Fils d'un -petit marchand de la troisième guilde, il avait poussé sa fortune, -franchi tous les grades de l'armée et escaladé tous les degrés de la -noblesse, sans songer à s'enrichir. Mme Fratief, qu'on appelait à -Varsovie _la belle et la bête_, avait si bien mis à profit la courte -durée de son règne, elle avait regardé de si haut ses compatriotes et -ses anciens amis, protégé si dédaigneusement sa famille et gouverné sa -bonne ville d'un air si impertinent, qu'elle fit en peu de temps une -ample provision d'ennemis. Toutes les autorités de la ville assistèrent -par devoir aux funérailles du général, mais sa veuve ne reçut pas quatre -visites. Le patriotisme polonais saisissait l'occasion de faire pièce à -la Russie, sans danger. La belle Sophie tira vanité de cette haine -universelle, qui témoignait de son importance et du pouvoir qu'elle -avait eu. Elle s'exila comme en triomphe d'une ville qui la repoussait, -et partit pour Pétersbourg avec sa fille, ses quarante mille francs, sa -beauté, ses diamants, son orgueil, sa sottise et ses espérances. -Arrivée, elle vit avec surprise que la cour n'était pas venue au-devant -de sa chaise de poste. Elle demanda une audience de l'empereur; elle -l'obtint, et elle courut au palais d'hiver, prête à verser ses chagrins, -ses intimités et toutes ses confidences dans le coeur paternel -d'Alexandre. L'empereur la reçut à son tour d'inscription, entre un -gouverneur de province et un savant étranger; il lui débita avec bonté -un petit compliment de condoléance, et promit de lui assurer, à elle et -à sa fille, une existence honorable. Au sortir de cette audience, Sophie -courut annoncer aux cinq ou six personnes qu'elle connaissait dans la -ville que l'empereur l'avait reçue comme un père, qu'il avait pleuré en -parlant de son fidèle Fratief, et qu'il avait fini par lui dire en -propres termes: «Désormais, madame, vous faites partie de ma famille; -j'adopte votre chère petite Nadine, je me charge de sa fortune et de la -vôtre. Mon palais et mon coeur vous seront toujours ouverts: frappez, et -l'on vous ouvrira; demandez, et vous recevrez.» - -Huit jours après, elle reçut deux brevets de quinze cents roubles -argent, ou de six mille francs de pension, l'un pour elle et l'autre -pour sa fille. C'est ce que la loi de l'empire accorde à toutes les -veuves ou orphelines des aides de camp généraux. Chacune de ces deux -pensions cessait de plein droit le jour du mariage de la titulaire. -Sophie s'imagina qu'on lui faisait une injustice parce qu'on ne faisait -point d'injustice en sa faveur; mais elle avait trop de vanité pour se -plaindre. Elle loua sur le canal Catherine un appartement de quatre -mille francs, et commanda un mobilier de vingt mille. A ceux qui -connaissaient le chiffre de sa fortune et la modicité de sa pension, -elle donnait à entendre qu'elle avait dans l'amitié de l'empereur des -ressources inépuisables. On la vit pendant trois ans à toutes les -réunions de la cour, où le nom de son mari lui donnait les grandes et -petites entrées. Sa beauté lui attira quelques déclarations et une ou -deux demandes en mariage qu'elle repoussa, attendant mieux. Le grand-duc -Michel la distingua pendant un mois ou deux; il fut promptement rebuté -non par sa pruderie, mais par sa sottise. Elle s'essaya sans succès dans -le rôle des grandes coquettes: elle avait la figure sans l'esprit de -l'emploi. Ses agaceries ne servirent qu'à la compromettre. Trop froide -pour faire des sottises gratuites, trop maladroite pour en faire de -profitables, elle ne sut ni se donner ni se vendre, et elle garda, sans -savoir pourquoi, une vertu à laquelle on ne crut guère et dont personne -ne lui sut gré. Après trois ans de ce manége, elle disparut subitement; -ses ressources étaient épuisées. Son mobilier et ses diamants -indemnisèrent à peine ses créanciers. Elle partit pour l'Allemagne, où -elle vécut d'épargne et de jeu, courant les eaux, cherchant un mari, -grossissant la liste des conquêtes qu'elle croyait avoir faites, et -usant sur les grands chemins les restes de sa beauté, qui passa vite. En -1828, elle vint à Paris, et elle songea à l'éducation de Nadine, qui -avait onze ans. Elle se logea rue de l'Université, et meubla péniblement -un très-petit coin d'un très-grand hôtel. Pour se faire admettre dans -les salons du faubourg Saint-Germain, elle s'avisa de conduire sa fille -au catéchisme de Saint-Thomas d'Aquin. Nadine y fit sa première -communion. Si on l'avait su à Pétersbourg, la mère et la fille auraient -infailliblement perdu leur pension. Cette imprudence ne leur servit de -rien, et personne à Paris ne leur en tint compte: la générale, à force -de vanteries et de mensonges évidents, avait obtenu de passer pour une -aventurière. L'éducation de Nadine fut un prodige d'économie mal -entendue. Toutes ses leçons furent payées deux francs l'une dans -l'autre. Une grande fille noirâtre, la plus disgraciée des élèves du -Conservatoire, lui enseigna l'art de martyriser un piano. On lui déterra -la plus rousse et la plus piteuse des maîtresses d'anglais, une image -vivante de la misère, qui aurait pu passer pour la statue de l'Irlande. -Ce fut un surnuméraire des bureaux de la préfecture qui lui apprit la -langue et la littérature françaises, l'histoire, la géographie, -l'arithmétique, la physique, et un peu de métaphysique. Son maître de -danse est mort l'an dernier à l'hospice de La Rochefoucauld: il était le -dernier de sa profession qui eût conservé l'usage de la pochette. Grâce -au zèle de ces pauvres gens, que la générale appelait les premiers -maîtres de Paris, Nadine oublia complétement le russe, le polonais et -l'allemand, qu'elle avait sus dans son enfance; elle écrivit assez -correctement le français, sauf les participes, et elle déchiffra les -premiers chapitres du _Vicar of Wakefield_; elle sut danser toutes les -contredanses et en jouer une. Dans les intervalles de ses leçons, elle -se donna à elle-même un supplément de connaissances positives en -dévorant le fonds d'un petit cabinet de lecture de la rue de Poitiers. -Les romanciers à la mode de 1830 à 1834 furent les vrais maîtres de son -esprit. Les appareils orthopédiques de Valérius et les trapèzes du -gymnase Amoros furent les précepteurs de sa beauté. - -Nadine avait dix-sept ans, une jolie figure et la taille droite, lorsque -sa mère, désespérant de la produire à Paris, se décida à la conduire en -Italie. Un vieil émigré français, entré au service de la Russie comme -les Modène et les La Ribeaupierre, le marquis de Certeux, gouverneur de -la résidence impériale de Gatchina, lui envoya une lettre de -recommandation pour sa soeur, Mme la chanoinesse de Certeux, qui la -présenta à toute l'aristocratie romaine. Nadine eut du succès; elle -était grande, grasse et blanche; on l'invita partout, on la fit danser, -mais personne ne songea à demander sa main. La générale, qui était femme -à prendre les épouseurs au collet, fit le guet pendant trois ans autour -de sa fille sans pouvoir appréhender au corps le moindre millionnaire. -Pour comble de douleur, elle fut forcée de reconnaître que la beauté de -Nadine n'était pas dorée au feu, et qu'elle passerait bientôt. Cette -fille de vingt ans luttait sans succès contre un embonpoint toujours -croissant; ses corsets étaient des oeuvres d'art qui attestaient les -progrès de la mécanique au XIXe siècle; l'émail de ses dents se fendait, -et sa mère, qui la coiffait elle-même, lui avait déjà arraché quelques -cheveux blancs. Mme Fratief, qui avait reporté sur sa fille toutes ses -espérances, et qui ne comptait plus que sur elle pour échapper à la -médiocrité de ses douze mille francs de pension, s'endetta pour la faire -belle. Nadine, dont le linge aurait fait sourire la plus modeste -bourgeoise, portait des robes de velours d'Afrique et de taffetas chiné -que Palmyre lui envoyait de Paris. Ces frais de toilette furent d'abord -à l'adresse de tous les jeunes Romains qui avaient cinquante mille -livres de rente et au-dessus; mais du jour où Lello Coromila, après la -mort de son grand-père, fit son entrée dans le monde, la fille et la -mère ne pensèrent plus qu'à lui. Il remarqua Nadine et s'en occupa -quinze jours; il n'en fallait pas davantage pour qu'on fondât sur lui -les espérances les plus sérieuses. - -Cette revue rétrospective servira peut-être à expliquer pourquoi, le 30 -avril 1837, Mme Fratief et sa fille regardaient Tolla comme un joueur -malheureux regarde la carte qui doit achever sa ruine. Elles cherchèrent -ensemble quel serait le moyen le plus sûr de reprendre le coeur qu'on -leur avait dérobé. - -Pour Lello, il rentra au palais Coromila en rêvant à un bon tour qu'il -voulait jouer à un de ses amis. Il s'agissait de semer des pétards sous -les pas d'un pauvre garçon qui courtisait une petite mercière et qui -trahissait l'amitié en gardant le secret de ses amours. Rome a des -habitudes de petite fille; les boutiques s'y ferment de bonne heure, et -les jeunes gens y font des farces. Le fils des doges s'assura en -rentrant qu'on lui avait apporté une petite boîte de poudre fulminante; -puis il baisa la rose de Tolla, se regarda dans la glace, fredonna un -air du _Barbier_, se laissa déshabiller par son valet de chambre, et se -mit au lit en pensant à Tolla, à la mercière, à un cheval qu'il voulait -acheter, et à la bonne figure que faisait son ami pataugeant à travers -un feu d'artifice. Il dormit à franc étrier jusqu'à huit heures du -matin. La marquise passa la nuit en prière. Tolla rêva qu'un certain -citronnier de sa connaissance se couvrait, par exception, de fleurs -d'oranger. - -Le lendemain, comme Lello s'apprêtait à employer sa poudre fulminante, -quelques grains égarés entre la boîte et le couvercle s'allumèrent par -le frottement et tout lui sauta au visage. Le bruit se répandit dans -Rome qu'il avait les sourcils brûlés, trois ou quatre énormes ampoules, -et qu'il garderait la chambre pendant une semaine ou deux. Mme Feraldi -s'empressa d'envoyer chercher de ses nouvelles. Il faut, pensait-elle, -que je rassure ma pauvre Tolla. Le même jour Nadine dit à sa mère: -«Victoire! _Il_ s'est blessé à la figure. _Elle_ ne le verra pas de -quinze jours. Maintenant, ma bonne petite mère, veux-tu m'en croire? -Envoie François savoir de ses nouvelles. - ---Y songes-tu? nous le connaissons à peine; il n'est jamais venu nous -voir. - ---Précisément. Quand il saura que nous nous sommes inquiétés de sa -santé, il nous devra une visite.» - -Le courrier, l'intendant, le valet de chambre et le cuisinier de la -générale, François, surnommé Cocomero ou le _Melon_, était un vigoureux -Napolitain. Lorsqu'il revint du palais Coromila, il avait l'oeil droit -entouré d'une auréole bleue. Il s'était rencontré avec Menico sous le -vestibule; il avait voulu prendre le pas, l'antipathie avait agi, et -Menico lui avait montré le poing d'un peu trop près. Chacun des deux -combattants garda scrupuleusement le secret de ses prouesses. Menico, -qui n'était à Rome que pour quelques jours, craignait qu'on ne le -renvoyât garder ses buffles; Cocomero avait trop d'amour-propre pour -avouer une défaite. Il attribua à un coup d'air la couleur anormale de -son orbite. Pendant les dix jours que Lello resta à la maison, la -générale et la comtesse y envoyèrent Cocomero et Menico tous les matins; -mais Cocomero avait trop de prudence pour s'exposer à un second coup -d'air. Il descendait en droite ligne de ces guerriers napolitains qui -répondirent à leur général: «Vous voulez que nous allions là-bas; nous -ne demanderions pas mieux, mais... c'est que... là-bas... il y a le -canon!» - -La première fois que Lello reparut dans le monde, il oublia de faire -danser Nadine, mais il fut plus empressé que jamais auprès de Tolla. -Tolla s'était intéressée à sa santé! A la dernière figure du cotillon, -il lui dit en tremblant un peu: - -«Si je pensais que madame votre mère fût disposée à me le permettre, -j'irais la remercier de l'intérêt qu'elle m'a témoigné après ce ridicule -accident; mais, ajouta-t-il en la regardant fixement, je crains de -n'être point agréé.» - -Tolla sentit le rouge lui monter au visage. Elle répondit en balbutiant -que sa visite leur aurait fait honneur, que sa personne ne pouvait -qu'être agréable à tous ceux qui avaient la bonne fortune de -l'approcher. «D'ailleurs, dit-elle en terminant, tous ceux qui viennent -à la maison nous font une grâce.» - -Cette invitation, qui pourrait nous paraître d'une politesse exagérée, -n'était en Italie que strictement convenable. Nous n'avons qu'une faible -idée de tous les raffinements inventés par la courtoisie italienne. Si -l'on frappe à la porte de votre chambre, vous répondez brutalement: -«Entrez!» Un Italien, sans savoir quelle est la personne qui frappe, -répond en un seul mot: «Que votre seigneurie me fasse la faveur -d'entrer, _favorisca_.» C'est ainsi que la réponse de Tolla doit être -interprétée. - -Tolla et la famille entière attendirent avec la plus vive anxiété cette -visite de Lello. Il ne vint pas. Il était dans une situation d'esprit -que toutes les femmes refuseront de comprendre, mais qui inspirerait de -la sympathie et peut-être de la compassion à beaucoup de jeunes gens. - -Il aimait, et, sans recourir à un long examen de conscience, il voyait -clairement que son coeur était pris. - -Il aimait une personne moins riche que lui et d'une condition un peu -inférieure à la sienne. Il pouvait prétendre à la main d'une princesse -et à une dot de deux ou trois millions. Épouser Tolla, c'était renoncer -à l'appui de quelque grande alliance et retrancher de son revenu -possible et probable environ cent mille francs de rente: considération -misérable sans doute; mais les Italiens sont des esprits positifs. -L'histoire romaine en est la preuve. - -Il aimait; malheureusement il n'était pas sûr que sa famille consentît à -un tel mariage. Il dépendait de son père, vieillard inflexible. Ce vieux -Louis Coromila était aveugle et paralytique, mais du fond de son -fauteuil il conduisait toute sa maison et faisait trembler ses fils -comme au temps où le chef de famille avait droit de vie et de mort sur -ses enfants. Après la mort de son père, Lello aurait encore sinon à -redouter, du moins à ménager ses deux oncles, le cardinal et le colonel. -Il ne se souciait pas d'être déshérité au profit de son frère. - -Si Tolla avait été une ouvrière ou une petite bourgeoise, Lello se fût -abandonné sans résistance au penchant qui l'entraînait vers elle; mais, -avant de séduire une fille noble qui a un père de cinquante ans, un -frère de dix-neuf et un grand-oncle cardinal, l'amoureux le plus -imprudent y regarde à deux fois. D'ailleurs Lello voulait garder aux -yeux du monde et à ses propres yeux la qualité d'honnête homme. Il se -disait: «Je ne veux ni la séduire, ni la compromettre, ni l'empêcher de -se marier. Je l'aime cependant. Eh bien! je l'aimerai à distance, sans -le lui dire.» Mais il ne pouvait empêcher ses yeux de parler, ni les -yeux de Tolla de répondre, ni leurs coeurs de s'attacher secrètement -l'un à l'autre. Il avait beau se promettre de laisser à Tolla toute sa -liberté, afin de conserver toute la sienne: il s'apercevait tous les -jours qu'il avait obtenu plus qu'il ne désirait et qu'il s'était engagé -plus qu'il n'aurait voulu. Il croyait avoir remporté une grande victoire -sur lui-même lorsqu'il avait tenu devant Tolla les discours les plus -passionnés, sans lui dire: _Je vous aime!_ Il se faisait comme un devoir -religieux d'éviter cette formule, dont il prodiguait l'équivalent à -toute heure. Il disait en rentrant chez lui: «J'ai sauvé deux âmes.» Il -n'avait sauvé que trois mots. - -Quelquefois en voyant l'abandon et la naïveté de Tolla, qui laissait -éclater l'amour dans tous ses regards, il se sentait pris de défiance. -La défiance est une terrible vertu en Italie. Je connais un sculpteur -romain qui a marché pendant cinq ans avec une paire de pistolets dans -ses poches: il se défiait de quelqu'un. Lello se défiait par moment de -sa chère Tolla. Il était bien jeune, mais le soupçon naît plutôt chez -les riches que chez les pauvres, sans doute parce qu'ils ont plus de -choses à garder. Cet enfant de vingt-deux ans avait entendu parler des -petits manéges que les mères emploient pour marier leurs filles, et les -ruses que les filles inventent elles-mêmes pour entrer en possession -d'un mari. Il avait pu voir de ses yeux comment les Nadines Fratief et -leurs pareilles cherchent un homme aussi publiquement que Diogène, et il -se demandait quelquefois si l'amour que Tolla lui laissait deviner -n'était pas un piége vulgaire destiné à prendre les coeurs. Sa vanité se -révoltait à l'idée d'être dupe; mais la présence de Tolla et le long -regard de ses yeux limpides dissipait bientôt tous ces méchants -soupçons. - -Ces alternatives de défiance et d'abandon, de calcul et de -désintéressement, donnaient à sa conduite toutes les apparences de la -coquetterie. - -Pendant un mois, il rencontra Tolla presque tous les soirs sans lui -parler de la permission qu'il avait demandée et obtenue. La gêne que -cette idée lui causait le rendit plus froid et plus réservé. Nadine, qui -ne perdait pas un seul de ses mouvements, jugea que ce grand amour avait -baissé de quelques degrés. Le monde se demanda s'il n'avait pas été trop -prompt à accueillir la nouvelle de la passion de Lello. La marquise -espéra que ses craintes auraient tort. Un soir, Pippo dit à son ami: «Eh -bien! beau ténébreux, nous avons donc été mal reçu au palais Feraldi? - ---Moi! je n'y suis pas allé. - ---En ce cas, j'ai tort: tu n'as pas été mal reçu; tu n'as pas été reçu -du tout. - ---Voilà ce qui te trompe: j'ai été mieux que reçu, j'ai été invité; mais -je n'y suis pas allé. - ---A d'autres! C'est bien toi qui refuserais une invitation pareille! -Pourquoi ne me dis-tu pas qu'un habitant du purgatoire a refusé d'entrer -au paradis! avoue franchement que tu as trouvé la porte fermée. Tu n'es -pas le seul. Il y a peu d'élus.» - -En ce moment, l'orchestre essayait les premières mesures de la _Dernière -Pensée_ de Weber. Lello n'eut que le temps de dire à Pippo: «Viens -demain à deux heures au palais Feraldi, tu m'y trouveras.» Et il courut -valser avec Tolla. - -La première fois qu'elle s'arrêta pour se reposer, il lui dit: - -«Je n'ai pas osé porter à Mme votre mère les remercîments que je lui -dois.» - -Tolla aurait voulu pouvoir arrêter son coeur, qui bondissait: elle -devina que sa poitrine devait avoir ces mouvements qu'on simule au -théâtre pour indiquer une émotion violente, et elle en fut honteuse. -Elle répondit: «J'avais parlé à ma mère de l'honneur que vous vouliez -nous faire; mais, en voyant que vous ne veniez pas, j'ai cru que vous -aviez oublié ce que vous m'aviez dit.» - -Lello répliqua vivement: - -«Je puis donc venir? Votre mère me le permet? - ---Et pourquoi vous le défendrait-elle? Elle vous recevra avec le plus -grand plaisir. - ---Ainsi demain, dans la journée, je pourrais?... - ---Demain, si vous voulez.» - -Le lendemain, Tolla et sa mère reçurent cette visite tant désirée. Le -premier abord fut froid et embarrassé. Lorsqu'on rencontre à deux heures -après midi une personne qu'on n'a jamais vue qu'aux bougies, il semble -qu'on fasse une nouvelle connaissance. Mme Feraldi soutint un peu la -conversation. On parla du choléra, qui, après avoir ravagé le midi de la -France, avait gagné l'Italie. L'arrivée de Pippo ramena quelque gaieté: -il conta les nouvelles de la ville et un trait assez curieux de Mme -Fratief. En sa qualité de dame patronesse d'une oeuvre de bienfaisance, -elle avait quêté des vêtements pour ses pauvres. La princesse Prosperi -lui avait donné, entre autres choses, une pèlerine cardinale en -pou-de-soie glacé. Or, en traversant le Corso, la femme de chambre de la -princesse prétendait avoir reconnu cette pèlerine, déguisée par une -large dentelle, sur les épaules de Nadine. - -Lello s'amusa beaucoup aux dépens de la générale, et rit de manière à -montrer ses dents. Quand ses yeux rencontraient ceux de Tolla, ils ne se -détournaient point, et ils parlaient assez haut. Tolla, de son côté, -laissa deviner qu'elle n'était point ingrate. D'amour on ne dit pas un -mot, et, quelques efforts que fît Pippo pour faire parler son ami, Lello -sortit sans s'être déclaré. - -Il prit l'habitude de venir dans la maison; bientôt même il fit ses -visites le soir, comme les amis intimes. Il se tenait toujours sur la -défensive; mais l'amour le gagnait insensiblement, grâce au vide de son -esprit et à l'oisiveté de sa vie. Ses habitudes étaient celles de tous -les jeunes Romains de distinction. Il se levait à huit heures, restait -dans sa chambre à prendre le chocolat, à faire sa toilette et à ne rien -faire jusqu'à onze heures. A onze heures, il entendait la messe; à midi, -il s'établissait dans le cabinet de son père jusqu'à deux heures. Il -dînait à fond, puis rentrait chez lui pour faire la sieste, si toutefois -il n'aimait mieux aller s'installer dans la boutique du tailleur, -rendez-vous des jeunes gens à la mode et centre du mouvement -intellectuel. A cinq heures et demie, il montait à cheval et faisait un -temps de galop jusqu'à la villa Borghèse. A sept heures, il commençait -une petite promenade à pied, le cigare à la bouche; il faisait acte de -présence au cabinet de lecture et au café. A huit heures il venait -retrouver son père, réciter le chapelet en famille et lire à haute voix -une méditation. A neuf heures, il s'habillait, faisait une courte visite -à Tolla, et se montrait dans le monde. A onze heures, il soupirait; à -minuit il se reposait des fatigues de la journée et prenait des forces -pour le lendemain. - -Après deux mois de visites assidues, Lello était plus épris que jamais, -mais il ne s'était pas expliqué sur ses intentions. On touchait à -l'époque où le comte avait l'habitude de partir pour Capri. Les progrès -du choléra, les cordons sanitaires et les difficultés du voyage -l'empêchèrent de partir. Il décida que ses vendanges se feraient sans -lui, et que la famille entière se réfugierait à Lariccia le surlendemain -de l'Assomption. Cette résolution fut arrêtée le 1er août. Les parents -de Tolla auraient voulu savoir avant de partir ce qu'ils pouvaient -attendre de Lello. Ils souffraient, à la fin, d'une si longue -incertitude, et la comtesse prenait sa part des angoisses de sa fille. -D'ailleurs Mme Fratief avait fait suivre Coromila par François, et elle -allait répétant partout que Mlle Feraldi recevait des visites -clandestines. Enfin le frère de la comtesse avait écrit d'Ancône pour -annoncer que son jeune prétendant perdait patience, et demandait un oui -ou un non. - -On tint en l'absence de Tolla un conseil de famille où Toto fut admis. -Toto était un jeune homme rempli de prudence et de réflexion. C'était -lui qui avait dissuadé ses parents de rompre dès le mois de mai avec le -jeune homme d'Ancône. Lorsqu'on chercha en commun le meilleur moyen de -forcer Lello à prendre un parti, M. Feraldi proposa de lui parler -lui-même, et de le prier de suspendre ses visites ou de les expliquer. -Toto rejeta vivement cette proposition: elle avait un caractère -comminatoire qui pouvait effaroucher Lello. La comtesse voulut se -charger de sonder le terrain: son fils repoussa cet expédient, qui -sentait l'intrigue et pourrait éveiller la défiance. - -«Il faut, dit-il, que ce soit Tolla qui le force à se prononcer. - ---Elle n'y consentira jamais, dit le comte. - ---Elle a trop de dignité, ajouta la comtesse. - ---Sans doute, reprit Toto, si nous lui proposions d'entrer dans un petit -complot dont le but est son bonheur, elle nous renverrait bien loin; -mais forçons-la de servir nos calculs sans les connaître: elle ne -travaillera bien que si elle n'est pas dans le secret.» - -Là-dessus, il exposa son plan, qui fut adopté sans discussion. - -Une heure après, Mme Feraldi fit voir à Tolla la lettre de son oncle -d'Ancône. Elle lui rappela qu'on avait consenti à suspendre les -négociations d'un mariage fort avantageux dès qu'elle avait avoué son -amour pour Coromila; qu'on avait perdu du temps et encouru le blâme de -plus d'une personne en recevant tous les jours celui dont elle se -croyait aimée; qu'après deux mois de cette périlleuse expérience, on ne -savait pas encore si Lello songeait à demander sa main; que si telle -était son intention, il en aurait déjà parlé à coup sûr, sinon à la -comtesse, du moins à sa fille; que, puisqu'il n'en avait rien dit, il y -aurait de la folie à repousser un mariage magnifique sans avoir même -pour consolation la certitude d'être aimée. - -«Ses yeux me l'ont assez dit,» interrompit Tolla. - -Sa mère lui remontra doucement que tous les regards du monde ne valent -pas une parole, que cet échange de regards pouvait la mener loin, -qu'elle aurait vingt ans au 1er septembre, que si elle perdait une année -ou deux à se laisser regarder tendrement par Coromila, sa réputation en -souffrirait; qu'elle deviendrait difficile à marier et peut-être -malheureuse pour toute sa vie. La perspective de cet avenir imaginaire -émut en passant la bonne comtesse, qui versa de vraies larmes. Il n'en -fallut pas davantage pour persuader à Tolla que ses parents souffraient -cruellement du doute où elle les laissait plongés. Elle pleura à son -tour, et elle écouta avec résignation l'ultimatum de sa mère. - -«Mon enfant, il faut en finir, lui dit la comtesse. Tu es libre -d'accepter ou de repousser le parti que ton oncle nous propose; mais -nous ne pouvons pas en conscience prolonger indéfiniment l'incertitude -d'un galant homme qui a demandé ta main. Nous partirons le 17 pour -Lariccia; prends jusqu'au courrier du 16 pour te décider. Réfléchis, -pèse, examine: ton avenir ne dépend que de toi-même, car je ne pense pas -qu'en quinze jours M. Coromila prenne une détermination.» - -Le dernier mot était la flèche du Parthe. - -Tolla fit tout au monde pour que son amant fût informé de sa situation. -Lorsqu'il la connut, il ne se départit point de sa réserve accoutumée. -Un soir, Mme Feraldi leur fournit l'occasion de s'entretenir longtemps -ensemble. Lello ne s'occupa qu'à démontrer que, si jamais il aimait, il -serait le plus constant des hommes. - -«Cependant, remarqua Tolla, on en cite plus d'une que vous avez oubliée. - ---Moi! je me fais fort de vous prouver en dix minutes que si j'ai oublié -telle ou telle personne, la faute en est tout entière à leur -coquetterie, et je n'ai fait que suivre l'exemple qu'elles m'avaient -donné. - ---Quoi! votre passion de la place du Peuple?... - ---C'est elle qui m'a congédié. - ---Et vos amours de la place de Venise? - ---Fallait-il rester fidèle à une personne qui me recevait tous les -matins et qui écrivait tous les soirs à un autre? - ---Soit; mais celle qui vient de partir pour Frascati? - ---Oui, parlons un peu de l'habitante de Frascati! une comédienne du plus -grand talent, qui serrait la main de son voisin de droite, tandis -qu'elle me disait à l'oreille: «Je te serai fidèle!» D'ailleurs j'espère -que vous me ferez l'honneur de ne pas donner le nom de passion à ces -caprices dont le plus long a duré un mois. Quand j'aimerai, je le sens, -ce sera pour la vie.» - -Tolla ne répliqua rien. Elle baissait la tête et semblait tristement -préoccupée. - -«Qu'avez-vous?» demanda Lello. - -Elle répondit qu'elle était triste parce qu'on voulait son consentement -pour décider son mariage avec le comte Morandi, d'Ancône. - -«Nous partons mercredi pour Lariccia, et l'on me demande un oui ou un -non pour mardi. Je ne peux me décider à dire oui. Je vois bien cependant -que la raison me défend de refuser un parti si avantageux. Il y a -longtemps que je diffère cette réponse de jour en jour. Mes parents -perdent patience, ma mère pleure, mon frère me presse. Tous les jours de -poste il faut que je livre une bataille, que j'entende des reproches, -que je voie des larmes: je n'en puis plus, et je suis au désespoir.» - -Elle attendait avec anxiété la réponse de Lello. Il était assis devant -elle. La pauvre fille avait les yeux baissés, sans oser regarder celui -qui tenait sa vie dans ses mains. - -«Quel jour avons-nous aujourd'hui? demanda-t-il d'un ton cavalier. - ---Vendredi. - ---Eh bien! vous n'avez plus à souffrir que pour deux courriers. Moi, je -n'épouserais jamais une personne qui n'aurait pas mon coeur.» - -Tolla trouva juste la force de répondre d'une voix étouffée: «Ni moi non -plus, si j'étais libre de suivre mes sentiments.» - -L'entrée de la comtesse lui permit de cacher ses larmes. Lello prit -congé sans rien voir, et sortit d'un pas délibéré. De sa vie, il n'avait -été plus irrésolu. - -Tolla resta désespérée. Pour la première fois depuis deux mois, elle -douta sérieusement de l'amour de Lello. Dans sa douleur, elle se souvint -de demander assistance à saint Joseph, pour qui sa dévotion ne s'était -jamais refroidie. Elle commença dès le lendemain un _triduo_, -c'est-à-dire un tiers de neuvaine, suppliant son bon vieux saint de lui -apprendre à quel mari Dieu la destinait. «Si dans trois jours, se -dit-elle, Lello n'a pas parlé, c'est que le ciel me condamnera à -accepter l'autre.» Sa mère lui permit de passer la plus grande partie de -ces trois jours à l'église, dans la compagnie d'une vieille tante, et -Dieu sait si elle pria du fond du coeur. - -Ses parents la laissaient faire, mais ils n'espéraient plus rien. Ils -croyaient fermement que tout finirait par une bonne lettre à Ancône. -Personne ne pouvait croire que Lello saurait se décider dans ces trois -jours, lorsque la peur de la perdre et la douleur qu'elle avait laissé -voir ne lui avaient pas arraché une parole. - -«C'était un beau rêve, dit le comte, mais nous voilà réveillés, il -épousera la princesse que ses parents lui destinent. - ---Pourvu que Tolla ne tombe pas malade! soupira la comtesse. - ---Tout n'est pas perdu, dit Toto. C'est demain dimanche. Pippo Trasimeni -ne sera pas de service: invitez-le à passer la soirée avec nous.» - -Pippo savait que Lello venait tous les jours au palais Feraldi, et il le -croyait engagé envers Tolla. Il fut grandement surpris lorsque Toto lui -dit devant la famille assemblée: - -«Toi qui as passé l'été dernier à Ancône, tu dois connaître Marandi. -Conte-nous tout ce que tu en sais, car il va probablement épouser ma -soeur.» - -Le pauvre Pippo tombait des nues. Il commença l'éloge de Morandi, qu'il -connaissait pour un galant homme, d'une excellente famille de patriotes -italiens; mais il était tellement abasourdi, qu'il n'entendait pas ses -propres paroles. Tolla, pâle et tremblante, les entendait encore bien -moins. Lello entra. Pippo, plus troublé que jamais, sortit comme un fou, -courut chez lui, monta à cheval, et fit quatre lieues au galop pour -remettre un peu d'ordre dans ses idées. - -Lello devina à l'émotion de Tolla que la conversation qu'il avait -interrompue ne lui était pas agréable. Il n'osa questionner personne, -mais il sortit au bout d'un quart d'heure et courut à la poursuite de -Pippo. Il le chercha toute la soirée sans le rejoindre, et pour de -bonnes raisons. Il rentra au palais Coromila, se mit au lit et passa la -première nuit blanche dont il ait gardé le souvenir. Le lundi, à six -heures du matin, il frappait à la porte de Pippo. - -Le bon Pippo, tout en galopant sur la route d'Ostie, avait deviné une -partie de la vérité. Le trouble de son ami et les premières questions -qu'il lui fit achevèrent de l'éclairer. Il comprit que Lello et Tolla -s'aimaient passionnément, mais que la timidité de l'une et -l'irrésolution de l'autre allaient peut-être les séparer pour toujours. -En conséquence, son plan fut bientôt fait. - -«Que veux-tu savoir? demanda-t-il à son ami. Quand Tolla épouse Morandi? -Bientôt, assurément, car elle lui fera écrire demain qu'elle l'accepte -pour mari, et Morandi n'est pas assez sot pour faire attendre la plus -belle, la plus spirituelle et la meilleure fille qui soit au monde. -Morandi a du bonheur; et, si je n'aimais Tolla comme un frère, je -donnerais dix ans de ma vie pour être à la place de Morandi. Quant à la -pauvre fille, je crois qu'elle donnerait sa place pour rien à celle qui -voudrait la prendre. Sais-tu qu'elle résiste depuis un mois à toute sa -famille? Mais le curieux de l'histoire, c'est qu'ils ont compté sur moi -pour lui arracher ce malheureux _oui_. Il paraît que sa résistance vient -d'une inclination qu'elle a prise pour quelqu'un que tu connais. Si tu -rencontres ce monsieur-là, prie-le, au nom de la comtesse et au nom du -bon sens, d'être désormais plus rare dans la maison de Feraldi. -Lorsqu'on ne veut pas le bonheur pour soi, il ne faut pas écorner la -part des autres.» - -Tandis que Pippo parlait ainsi, Tolla, levée au petit jour, priait -ardemment à l'église des Saints-Apôtres. C'était la fête de la Madone et -le dernier jour de son _triduo_. - -En revenant de la messe, elle trouva sa cousine Agate et sa cousine -Philomène en grands atours, qui l'embrassèrent comme à la tâche. Ces -deux excellentes Romaines étaient l'Héraclite et le Démocrite de leur -sexe. Agate avait le rire éclatant d'une trompette. Philomène se -distinguait de sa soeur par une sensibilité diluvienne. Elles étaient -allées l'avant-veille à l'amphithéâtre d'Auguste, où l'on joue en plein -jour et en plein air des drames et des vaudevilles. Philomène était -encore tout émue par le souvenir d'une pièce en sept actes intitulée: -_Cosimo_ ou _le Marchand de Fer du Petit-Montrouge_ (_del -Piccolo-Monte-Rosso_), qui faisait alors les délices de Rome. Agate, -dans ce drame larmoyant, avait amplement trouvé de quoi rire. Ni l'une -ni l'autre ne regrettait les douze sous et demi qu'elle avait payés pour -sa chaise, et depuis deux jours elles racontaient à toute la ville, -l'une combien elle avait été heureuse de rire, l'autre comme elle -s'était régalée de pleurer. Elles commençaient en duo le récit de leurs -émotions contradictoires, lorsque Pippo entra fort agité. Tolla bondit -sur sa chaise, mais Agate la retint par le bras. - -«Figure-toi, ma chère, que le premier acte se passe devant un café, mais -un café si ressemblant, avec des tables vertes et des chaises de paille, -que c'est à mourir de rire. Un grand seigneur parisien entre dans ce -café du Petit-Montrouge pour y prendre un verre d'eau-de-vie. Il cause -avec un garçon, et lui demande les nouvelles du quartier. Le garçon, -c'était Andréa, tu sais, Andréa qui est si drôle! - ---Alors, poursuivit Philomène, arrive un homme enveloppé dans un -manteau... - ---En plein été, quoique les arbres soient couverts de feuilles! - ---Cet homme barbare a la férocité de déposer cruellement par terre un -pauvre petit enfant nouveau-né dont les cris lamentables appellent en -vain sa malheureuse mère. Mais voici le digne Cosimo qui arrive avec sa -chère femme! - ---Et un melon... - ---Pour respirer l'air frais de la campagne et prendre sa nourriture sur -l'herbe tendre.» - -Pendant que Philomène s'apitoyait sur l'enfant abandonné recueilli par -Cosimo, la comtesse s'entretenait avec Pippo sur le balcon. Tolla aurait -donné ses deux cousines, seulement pour entrevoir la physionomie de sa -mère, mais la grosse personne d'Agate éclipsait totalement Mme Feraldi. - -«Au second acte, poursuivit Philomène, on voit un homme ou plutôt un -tigre qui chasse de sa maison une malheureuse femme trop pauvre pour -payer son loyer. «Je pars, lui dit-elle; mais souviens-toi, coeur de -fer, que celui qui chasse un pauvre de sa maison chasse la bénédiction -de Dieu.» Il faut voir comme on a applaudi la pauvre femme! on l'a -rappelée douze fois. - ---Oui, et elle a ri au public, en faisant chaque fois une belle -révérence. - ---Mais quand l'homme cruel a défendu à ses domestiques de laisser -mendier les pauvres dans la cour de sa maison, tout le monde a crié en -même temps: «Ouh! ouh!» Si l'on avait eu des pierres, on lui en aurait -jeté. Au troisième acte, la pauvre femme vient tomber pâle et mourante à -la porte de Cosimo. On lui apporte un petit verre d'eau-de-vie. - ---Il y a cinq petits verres d'eau-de-vie dans la pièce. - ---Et un beau jeune homme de vingt ans lui demande poliment si elle ne -veut pas se reposer. A sa vue elle pousse un cri, et elle reconnaît -l'enfant qu'on lui avait pris vingt ans auparavant pour l'exposer au -Petit-Montrouge. Elle l'embrasse... - ---Pardon, elle ne l'embrasse pas. Le cardinal-vicaire ne permet pas que -les femmes embrassent les hommes sur le théâtre. Et puis, tu vas bien -rire: figure-toi, ma Tolla, qu'au moment où la vieille femme doit crier -au bon jeune homme: «Tu es mon fils!» toutes les cloches du voisinage se -sont mises à sonner en même temps, et, comme le théâtre est en plein air -et qu'il était impossible de s'entendre, la vieille femme s'est assise, -le jeune homme a pris une chaise, et ils ont causé en riant jusqu'à ce -que les cloches eussent fini. - ---Oui; mais quel beau moment, lorsqu'à la fin du septième acte Cosimo -s'est avancé sur les bords de la scène, et qu'il a dit au public: «Ceci -vous prouve qu'il y a un Dieu qui punit les coupables et récompense les -innocents!» Quels applaudissements! quelles larmes! Pour moi, j'en suis -encore bouleversée!» - -Le supplice de Tolla ne dura pas plus d'une heure. - -Lorsque les deux cousines se retirèrent, l'une en s'essuyant les yeux, -l'autre en se tenant les côtes, elle courut au balcon; Pippo était parti -sans passer par le salon. Mme Feraldi, assise sur le bord d'une caisse -de fleurs, paraissait enfoncée dans une réflexion profonde. - -«Eh bien! mère? murmura Tolla d'une voix tremblante. - ---Pippo vient de sa part. Il demande ta main.» - -Tolla chancela et s'appuya à la muraille. Elle avait le vertige. Sa mère -la soutint et la ramena dans le salon. - -«Écoute, lui dit-elle. Il a beaucoup pleuré devant Pippo; il t'aime, et -tu seras sa femme; mais il ne peut, quant à présent, que donner sa -parole de t'épouser. Son frère aîné s'est amouraché d'une petite -Vénitienne, en dépit du prince, du cardinal et du chevalier. Cette -affaire a soulevé de grands orages dans la famille, et, tant qu'elle ne -sera pas terminée, Lello ne veut point parler de son mariage; il exige -même que la parole qu'il nous donne aujourd'hui demeure en secret pour -quelque temps. Je me contenterais volontiers de sa promesse; il n'y -manquera pas, j'en suis sûre. Si tu veux t'en contenter comme moi, et si -tu consens à tenir la chose secrète, nous pourrons écrire à Ancône. Ton -oncle répondra à Morandi que tu ne peux pas l'épouser, qu'il te -coûterait trop de quitter Rome et d'aller vivre si loin de nous.» - -Tolla resta muette de joie. Tout ce qu'elle avait compris dans le -discours de sa mère, c'est qu'elle était aimée et qu'elle serait la -femme de Lello. L'horizon s'éclaira vivement autour d'elle; les objets -les plus sombres prirent des couleurs éclatantes: elle éprouvait -l'éblouissement du bonheur. Elle saisit sa mère dans ses bras et -l'accabla de caresses. En ce moment, Menico ouvrait timidement la porte; -elle courut à lui et lui sauta au cou. - -Menico avait rencontré le Napolitain de Mme Fratief qui rôdait autour du -palais, et il avait engagé avec lui une conversation où il s'était foulé -le poignet droit. Il allait demander à Mme Feraldi une compresse -d'eau-de-vie camphrée, lorsque le plus mignon, le plus frais et le plus -brûlant de tous les baisers vint s'abattre au milieu de son visage. - -«Mon cher Menico! lui cria-t-elle, mon frère nourricier! que tu es bon! -que tu es beau! Je t'aime! Je suis heureuse! - ---Moi aussi, mademoiselle, hurla Menico en sanglotant, je suis bien -heureux; vous m'avez embrassé; c'est la première fois depuis 1830. -J'avais le poignet foulé, mais maintenant je n'ai plus mal. Ma bonne -demoiselle! vous aimez donc quelqu'un, puisque vous m'embrassez? - ---Oui, j'aime, je suis aimée, je me marie... bientôt; pas tout de suite, -entends-tu? C'est un secret, ne le dis à personne, mais bientôt... Tu -seras de la noce, mon Menico; nous nous marierons à Lariccia; tes -buffles auront congé ce jour-là. Je veux que nous dansions ensemble!» - -Menico savait fort bien avec qui se mariait Tolla. Depuis quinze jours, -il partageait les angoisses de sa chère maîtresse. Cependant il se -souvint de jouer l'ignorance, et il ne prononça pas le nom de Coromila. -Dans l'excès de sa joie, cet homme inculte ne se départit pas un instant -de la réserve et de la prudence italiennes; mais, tandis que la comtesse -prenait soin de son poignet enflé, il se promit de commencer une -neuvaine à l'intention de ce mariage et de veiller comme un dogue au -salut de Lello. - -Lello vint à neuf heures du soir. Il eut une assez longue conférence -avec le comte et la comtesse, à qui il demanda solennellement la main de -leur fille. M. Feraldi lui fit observer qu'il ne pouvait pas se marier -sans le consentement de ses parents. «Je le sais, répondit-il, et, quand -la loi me le permettrait, je ne le voudrais pas; mais ce consentement, -je prends sur moi de l'obtenir, et je vous prie de ne vous en point -mettre en peine.» A cette assurance formelle, le comte ne répondit rien: -il savait d'ailleurs que le vieux Luigi Coromila était condamné -unanimement par les médecins, et que Lello serait libre avant une année. -Cependant, pour plus de prudence, et de peur que la question de la dot -n'indisposât la famille de Lello contre ce mariage, le comte, sur le -conseil de son fils, doubla la somme qu'il destinait à Tolla, et lui -assura la propriété de ses vignes de Capri, estimées deux cent mille -francs. Lorsque tout fut conclu, on appela Tolla. Elle reçut enfin de la -bouche de Lello l'assurance de son amour. Elle mit sa main dans la -sienne et le baisa sur les lèvres. Ils étaient fiancés. - - - - -IV - - -Mme Fratief et sa fille ignorèrent ce qui s'était passé au palais -Feraldi. Nadine, prévoyant que le départ pour Lariccia précipiterait la -marche des événements, avait aposté Cocomero sur la place des -Saints-Apôtres pour surveiller le camp ennemi. Elle poussa un cri de -colère lorsqu'elle vit revenir son espion sur un brancard, la figure en -sang et le crâne sensiblement déformé. L'état de son visage expliquait -la foulure de Dominique. - -Cocomero était un pur Napolitain du quai Sainte-Lucie, court, trapu, -rougeaud, goulu, fainéant, poltron, hébété et fripon comme Polichinelle -en personne. Sa grosse face plate élargie par une énorme paire de -favoris roux, était toute barbouillée de mauvaises passions; ses petits -yeux gris clair trahissaient à certains moments une férocité porcine. -Depuis la place des Saints-Apôtres jusqu'à la via Frattina, où logeaient -ses maîtresses, il répéta entre ses dents la plus terrible malédiction -que l'on connaisse à Rome: _Accidente_! ce qui veut dire en bon -français: «Puisses-tu mourir d'accident, sans confession, damné!» Dans -un pays où l'on croit au mauvais oeil comme à la sainte Trinité, une -malédiction de cette importance équivaut à mille soufflets, et les -Romains du Transtevère répondent à un _accidente_ par un coup de -couteau; mais Dominique était loin, et Cocomero sacrait tout à son aise, -sans aucun respect pour la police ecclésiastique de Rome, qui fait -coller aux portes de toutes les boutiques un petit écriteau avec ces -mots: _Blasphémateurs, souvenez-vous que Dieu vous entend!_ - -La générale après quelques exclamations modérées, qu'on entendit d'une -lieue à la ronde, s'empressa de soigner son domestique. Elle avait -appris un peu de médecine, pour faire croire qu'elle était née dans un -château, et elle traînait partout avec elle un gros cahier manuscrit, -plein de recettes, de secrets merveilleux, de remèdes de famille, de -_gouttes_ infaillibles, et même de paroles magiques. La pièce la plus -remarquable de ce recueil était une certaine recette pour purifier le -sang, en coupant les quatre pattes d'un lézard vert pendant la pleine -lune, et en prenant une _purge_ le lendemain. Cocomero se laissa soigner -sans mot dire, et il s'ingéra une bonne dose de certain vulnéraire de -ménage dont la saveur alcoolique lui agréait fort; mais il se refusa -obstinément de nommer l'auteur de ses maux. «C'est moi, disait-il, qui -me suis fait mal. J'ai trébuché sur une pierre; ma tête a donné contre -une borne, je suis un maladroit, mais je ne suis pas un poltron.» Il -ajouta sournoisement: «Si un homme m'avait fait autant de mal que je -viens de m'en faire moi-même, il ne s'en vanterait pas longtemps, fût-il -aussi fort que Néron!» - -Néron est encore le héros favori du petit peuple de Rome et de Naples. - -«Tais-toi! dit la générale. Et la justice? - ---La justice, madame? On ne me condamnerait pas sans témoins, n'est-il -pas vrai? - ---Sans doute. - ---Eh bien! il n'est pas facile de trouver des témoins contre un homme -qui a donné un coup de couteau. Les témoins sont personnes prudentes qui -se disent: «Celui-là n'a pas peur. Il a tué un homme; donc il est -capable d'en tuer deux: ne nous brouillons pas avec lui.» - ---Oui, mais un condamné à mort ne se venge pas de ses témoins. - ---Mais, reprit Cocomero d'un petit air dévot, le saint-père est galant -homme; il ne veut pas la mort du pécheur; il répugne à verser le sang -chrétien, et ceux qui ont commis l'imprudence de tuer un homme en sont -quittes pour les galères à perpétuité. - ---A perpétuité! N'est-ce pas pire que la mort? - ---Faites excuse, madame. Lorsqu'on a quelque protection, un bon maître, -par exemple, ou une bonne maîtresse, on peut espérer pour les prochaines -fêtes de Pâques une commutation de peine: vingt ans de fers. C'est -encore bien sévère, n'est-il pas vrai, madame! Mais, au bout d'un an ou -de six mois, la même protection agissant toujours, les vingt ans seront -réduits à dix, les dix à cinq, les cinq à trois. Or, le plaisir de tuer -un ennemi ne vaut-il pas trois ans de galères?» - -C'est dans ces sentiments que le digne Napolitain se coucha le soir de -l'Assomption, tandis que ses maîtresses se dépitaient de ne rien savoir; -que Lello échangeait le premier baiser avec Tolla, et que Pippo -Trasimeni, enchanté du succès de sa négociation et du bonheur de ses -amis, courait raconter toute l'histoire à sa mère. - -La marquise était loin de s'attendre à semblable nouvelle. Il y avait -trois mois et demi que la rumeur publique lui avait appris la passion de -Lello, et elle ne croyait pas qu'un Coromila fût capable d'aimer -longtemps. Depuis cet éclat, les deux amants, soumis à un espionnage -formidable, s'étaient étudiés à tromper tous les yeux; le comte et la -comtesse, craignant le ridicule qui s'attache aux ambitions déçues, -avaient caché leur projet à leurs meilleurs amis; et Pippo, qui -connaissait l'antipathie de sa mère pour les Coromila, n'avait voulu lui -raconter sa campagne qu'après la victoire. D'ailleurs la marquise avait -cessé d'aller dans le monde depuis l'invasion du choléra. Elle s'était -liguée contre le fléau avec le docteur Ély et l'abbé Fortunati. Le -docteur avait fait le voyage de Paris en 1832 pour observer l'effet des -divers traitements qui y furent essayés; l'abbé enrôla parmi les fidèles -de sa paroisse et les admirateurs de son éloquence une vingtaine -d'infirmiers volontaires; la marquise dépensa trente mille francs, -toutes ses économies, pour transformer en hôpital une maison qui lui -appartenait. Tous ces soins s'emparèrent si bien de son esprit, qu'elle -n'eut plus le loisir de songer à autre chose, et elle avait presque -oublié qu'il y eût des mariages en ce monde, lorsque son fils vint lui -annoncer triomphalement qu'il mariait Lello avec Tolla. - -Pour un marquis et pour un garde-noble, Pippo avait l'esprit un peu bien -libéral. Il prisait médiocrement les avantages de la naissance et de la -fortune, sous prétexte qu'il était riche et noble depuis sa plus tendre -enfance, et il prétendait que les seules gens qui fassent cas des titres -et de la richesse sont ceux qui ont pris la peine d'acheter leurs titres -et de gagner leur argent. S'il méprisait toutes les distinctions -sociales, en revanche il estimait fort la noblesse des sentiments, et il -s'amusait quelquefois, au grand scandale de ses camarades, à bouleverser -l'ordre hiérarchique de l'aristocratie romaine, donnant la couronne -fermée à ceux qui pensaient en princes, et reléguant dans la bourgeoisie -tout prince convaincu de penser en bourgeois. Sur le livre d'or de -Pippo, Tolla Feraldi était inscrite parmi les reines, Lello parmi les -princes, Dominique le piqueur de buffles, n'était rien moins que le -chevalier Menico. On devine aisément que l'inventeur de ce beau système -n'était pas un chaud partisan des mariages à la mode, et qu'il -n'admirait guère cette loi des convenances, qui veut qu'un prince épouse -une princesse et qu'un millionnaire épouse un million. - -«Victoire! cria-t-il à sa mère; Rome se convertit à mes idées. Une -grande famille va donner l'exemple: la foule suivra. Tu sais que -l'héritier présomptif du prince Coromila-Borghi est à Venise, aux pieds -d'une adorable petite bourgeoise qu'il jure d'épouser à la barbe de ses -ancêtres. Eh bien! ce n'est pas tout; son frère cadet, notre Lello, -qu'ils voulaient marier à une princesse, a demandé aujourd'hui même la -main de Tolla.» - -La marquise écouta avec une douleur sourde la narration détaillée que -lui fit Pippo. Une ou deux fois elle fut sur le point d'interrompre un -récit dont chaque mot éveillait en elle de douloureux souvenirs; -cependant elle se contint jusqu'au bout. Lorsque son fils, après avoir -tout dit, lui demanda ses applaudissements, elle secoua tristement la -tête. - -«Pauvre Tolla! Pourquoi as-tu mis son bonheur aux prises avec l'orgueil -des Coromila? - ---L'orgueil des Coromila se fait vieux. Le père n'a pas six mois à -vivre; le cardinal est condamné par tous les médecins; reste le -chevalier.» - -La marquise se leva pour aller regarder à la fenêtre. Pippo poursuivit: - -«Le chevalier ne m'inquiète nullement. - ---Ah! - ---Nullement! il appartient à l'espèce d'hommes la plus inoffensive: -c'est un égoïste. Y a-t-il rien de plus aimable qu'un homme qui ne -s'occupe jamais des autres? Je ne voudrais pas lui ressembler: non, -l'égoïsme est une vertu sociale dont je ne suis point jaloux; mais, -quoique je voie plus d'une personne (et tu es du nombre) prévenue contre -le chevalier, je me déclare incapable de le craindre ou de le haïr. Je -l'ai rencontré ce matin; il fumait son cigare au sortir de la messe, et -suivait tout doucement le Corso en poussant son ventre devant lui. Ses -gros yeux indifférents erraient au hasard, de balcon en balcon, de -voiture en voiture; il semblait se soucier de la gloire de Coromila -comme de la fumée qu'il abandonnait au vent. S'il pensait sérieusement à -quelque chose, c'était assurément au déjeuner qu'il avait fait ou au -dîner qu'il allait faire. Il avait l'air d'un homme de bon sens et de -bon appétit, qui n'a point de remords et qui n'aurait garde de s'en -préparer, de peur de mal dormir. Je l'ai regardé marcher d'un pas pesant -et satisfait jusqu'au palais de ses pères, et j'ai crié en moi-même: -«Vivent les égoïstes!» Ce gros homme ne prendra jamais la peine de -contrecarrer ma petite providence! Est-ce bravement raisonné cela? -Embrasse-moi, et adieu; je suis de service ce soir.» - -Il embrassa tendrement sa mère, pirouetta sur ses talons, et courut -mettre son uniforme. - -La marquise se demanda longtemps si elle irait voir Mme Feraldi. Elle -croyait connaître assez la famille Coromila pour pouvoir prédire que le -mariage ne se ferait jamais, et son amitié pour Tolla lui demandait de -la détromper. D'un autre côté, le soin qu'on avait pris de se cacher -d'elle, la crainte de paraître malveillante ou jalouse, et surtout la -perspective du récit douloureux par lequel il faudrait appuyer son -opinion, la firent hésiter jusqu'au soir. A la fin, le dévouement prit -le dessus. «Je leur raconterai tout, pensa-t-elle. De cette façon, mes -souffrances n'auront pas été stériles, et le malheur de ma vie sera le -salut de Tolla.» - -Elle se présenta à dix heures au palais Feraldi. Menico, le bras en -écharpe, lui répondit que la comtesse n'était pas rentrée: Lello n'était -pas encore parti. Elle revint le lendemain dans la matinée. Cette fois, -Mme Feraldi et sa fille étaient véritablement sorties pour entendre une -messe d'actions de grâces à la Trinité des Monts. La marquise alla voir -ses malades, et se consulta, chemin faisant, pour savoir si elle -n'écrirait pas à Mme Feraldi; mais il lui répugnait de confier au papier -le secret qu'elle n'avait encore partagé qu'avec son confesseur. Elle -rencontra fort à point l'abbé Fortunati, et lui demanda son avis. L'abbé -était un orateur et un homme d'action, mais une âme scrupuleuse et -timorée, peu capable de donner un conseil. Il lui répondit d'agir -suivant sa conscience et de s'en remettre à la bonté de Dieu. La pauvre -femme, livrée à elle-même, n'imagina qu'un seul expédient pour sortir -d'incertitude. Elle résolut de retourner le soir au palais Feraldi pour -parler à la comtesse. «Si je trouve encore la porte fermée, se dit-elle, -c'est que le ciel ne voudra pas que je les avertisse. Qui sait si Lello -n'aura pas assez d'amour et de persévérance pour surmonter tous les -obstacles que je prévois?» - -En rentrant chez elle, elle trouva la carte de la comtesse avec le mot -_adieu_ écrit au crayon. A neuf heures du soir, elle vit les portes du -palais fermées; aucune des fenêtres qui donnent sur la place n'était -éclairée. Le portier lui annonça que toute la famille partait le -lendemain au petit jour pour Lariccia, et qu'on venait de se mettre au -lit. Elle retournait à la maison, lorsqu'elle reconnut dans l'obscurité -le beau Lello, courant comme s'il avait des ailes. Il entra dans le -palais, et au bout de dix minutes il n'était pas sorti. «Allons, pensa -la marquise, c'est sans doute la volonté de Dieu!» - -Cette soirée fut pour les deux amants la fête de l'amour permis. Lello -trouva la famille réunie au jardin, sous les citronniers, autour d'une -table antique où l'on avait servi des sorbets à la rose. Le ciel était -sans nuages, et la lune répandait sur les larges allées sa chaste et -honnête lumière. La brise du sud, humide et tiède, remuait mollement le -feuillage et animait tout le jardin d'une vie douce et indolente. Les -bruits du dehors s'étaient apaisés, et la petite cloche d'un couvent -voisin interrompait seule d'heure en heure cet épais silence qui pèse -sur les nuits de Rome. Tous les domestiques, Menico excepté, dormaient -sur une terrasse; les oiseaux, bercés par la brise, dormaient sur les -branches; les bas-reliefs encadrés dans la façade du palais, les statues -du péristyle et les Hermès du jardin semblaient fermer les yeux. Lello -s'arrêta sur les marches du palais, et chanta d'une voix pure et sonore -le premier couplet d'une romance que Philippe avait écrite pour lui: - - Le ciel est bleu, la mer tranquille; - Les Romains couchés par la ville, - La tête au pied d'un mur, dorment profondément; - Et la brise du soir, sur les jardins errante, - Porte des orangers la senteur enivrante - Au coeur de ton amant. - -Tolla se leva précipitamment, et courut se jeter dans ses bras. Elle le -conduisit à ses parents en voltigeant autour de lui comme une ombre -légère, dans son peignoir de mousseline blanche. En présence du comte, -de la comtesse et de Toto, Manuel lui mit au doigt son anneau de -fiancée. C'était un petit cercle d'or entouré de turquoises, qu'il avait -commandé le matin même dans la via Condotti à l'un de ces artistes en -boutique qui sont les premiers bijoutiers du monde. Il prit la main de -Tolla, comme pour juger de l'effet de son petit présent, et il la baisa -longuement. Tolla, par un mouvement de naïveté sauvage qui fit un peu -rougir sa mère, reprit vivement sur sa main le baiser qu'il y avait mis. -Toute la soirée se passa dans ces enfantillages qui sont peut-être les -plaisirs les plus vifs de l'amour. Les parents de Tolla, témoins muets, -mais non pas indifférents, de cette scène charmante, ne songeaient point -à contraindre les sentiments de leur fille: ils voulaient attacher -Lello, et ils savaient que rien n'attache comme le bonheur. Les deux -enfants couraient en liberté dans les allées, ou s'arrêtaient pour -écouter le silence, ou marchaient lentement, appuyés l'un sur l'autre, -en babillant comme deux pinsons sur la même branche par un beau jour de -printemps. Ils se racontèrent plus de vingt fois, sans se lasser ni l'un -ni l'autre, les commencements de leur amour et l'histoire de leurs -coeurs pendant les six mois qui venaient de s'écouler. Les projets -vinrent ensuite, et Dieu sait combien de châteaux en Espagne ils -construisirent et renversèrent pour avoir le plaisir de les rebâtir. - -«Nous passerons tous nos hivers à Venise, disait Lello. Je n'y connais -personne; nous ne serons pas condamnés à aller dans le monde. Nous -vivrons pour nous, cachés dans mon vieux palais, que je veux faire -rajeunir. - ---Non, répondait Tolla, il faut le laisser comme il est. Les murs -sont-ils bien noirs? - ---Aussi noirs et aussi curieusement fouillés qu'une dentelle de -Chantilly. - ---Tant mieux, je ne veux pas qu'on y touche. Ma chambre a-t-elle des -vitraux coloriés comme une chapelle? Est-elle tendue de cuir gaufré et -doré? Je l'aime comme elle est. Ai-je un grand lit d'ébène à colonnes -torses avec des rideaux de damas du temps de Véronèse? il faut les -laisser. Je ne veux pas qu'on cache sous un tapis le pavé de mosaïque. - ---Il faudra pourtant bien un tapis pour les enfants. Comment -pourraient-ils se rouler sur ces dures mosaïques? - ---Vous avez raison, mais je ne supporte pas un tapis neuf. Il faudra -trouver dans le garde-meuble quelque vieillerie splendide, un présent du -roi de France à notre aïeul le doge, ou un tapis de Smyrne rapporté par -notre ancêtre l'amiral. Ils me sauront gré du soin que je prends de -leurs reliques, et les vieux portraits de la galerie souriront en me -voyant passer. - ---Pour la promenade, reprenait Lello, je ferai faire une grande gondole -noire aussi triste qu'un catafalque; mais l'intérieur sera garni de -satin blanc comme le nid d'un cygne. Ceux qui nous verront glisser sur -le Grand-Canal nous prendront pour des officiers autrichiens qui vont -commander l'exercice; ils ne devineront pas le bonheur qui se cache sous -cette tenture de deuil. - ---Il faudra que Menico apprenne à manier la rame vénitienne; je ne veux -pas qu'un valet étranger soit en tiers dans nos secrets d'amour. - ---L'été, nous habiterons notre villa d'Albano. Le parc est si grand, que -nous ferons notre promenade du matin, à cheval, sans sortir de chez -nous. - ---Non, votre parc est public, et nos regards seraient épiés par trop de -monde. - ---Je le fermerai. - ---Je vous le défends! Que deviendraient les pauvres gens qui ont -l'habitude de s'y promener comme des princes, et les petits paysans qui -viennent vous voler vos oranges? D'ailleurs je ne vois pas pourquoi je -serais toujours chez vous quand vous ne parlez pas de venir chez moi. -Nous passerons notre été à Lariccia. - ---Et le parc fermé, où le trouverons-nous? - ---Vous serez quitte pour faire entourer de murs le petit bois de -quarante arpents. - ---Vous oubliez que Lariccia n'est pas à nous. Permettez-vous que -j'appelle Toto pour lui demander s'il veut nous donner Lariccia? - ---Eh bien, nous n'irons pas à Lariccia. Je vous emporterai dans l'île de -Tibère et la mienne, et vous habiterez, malgré vous, mon repaire de -Capri. Je parie que vous n'avez pas seulement vu Capri, ignorant que -vous êtes? Ah! c'est un beau pays. J'y suis allée une fois, quand -j'étais petite, et je m'en souviens comme d'hier. Lorsqu'on est dans le -golfe de Naples, on voit une belle montagne blanche, grise, rousse, de -toutes couleurs, debout au milieu de l'eau. Tous les rivages de l'île -paraissent droits comme des murs, et l'on cherche des yeux une échelle -de corde pour aborder; mais il y a une jolie petite marine où l'on -débarque sans danger au milieu des pêcheurs en caleçon blanc et en -bonnet rouge. Pour arriver à _mes_ vignes et à _mon_ château, il faut -gravir un escalier d'une lieue; mais vous avez de bonnes jambes, -n'est-ce pas? La maison est une tour carrée, blanche comme la neige, -avec un toit en terrasse et des fenêtres si étroites que le soleil n'ose -pas entrer chez nous. Les vignerons habitent alentour, dans des cabanes -tapissées de pampres roux et de raisins noirs. Nous avons deux grands -palmiers devant notre porte: leur ombre grêle se dessine en bleu sur les -murs de la maison. Quand j'étais enfant, je les prenais pour des géants, -avec leurs panaches. Vous verrez les mûriers que mon grand-père a -plantés, et le gros figuier qui est sous ma fenêtre, tout peuplé de nids -de tourterelles! Aimez-vous le vin de Capri? Non pas le rouge: il -ressemble trop à du vin; mais le blanc, qui exhale ce joli parfum de -violette? On en récolte beaucoup sur _mes_ terres, et mon cru est le -plus renommé de tout le pays. La bonne vie, Lello! et comme nous serons -heureux ensemble sur notre rocher; loin de Rome et du monde entier, au -milieu de nos braves paysans! Ils nous aimeront: vous apporterez -beaucoup d'argent pour les faire riches, moi, je doterai toutes les -filles sur mes économies. Croyez-vous qu'une fois que nous serons là, -vous avec moi, moi avec vous, et nos enfants autour de nous, nous aurons -le courage de nous exiler à Venise pour tout un hiver? Venise doit être -triste au mois de novembre: il y pleut à torrents: les brouillards des -lagunes me font peur; on ne connaît pas les brouillards dans notre chère -Capri! - ---Je t'aime, Tolla! nous resterons à Capri toute notre vie. - ---L'hiver et l'été, n'est-il pas vrai! Dieu me garde peut-être encore -quinze années de beauté: je ne veux être belle que pour toi. - ---Tu es un ange! Rome ne méritait pas de te connaître. Est-ce que la -ville entière ne devrait pas être à tes genoux? Je m'indigne quand je -pense qu'il y a des jeunes gens assez aveugles pour admirer une Bettina -Negri et une Nadine Fratief. Et ces petites sottes qui ont pu espérer -qu'elles te voleraient mon coeur! Elles seront bien punies lorsqu'elles -nous verront passer au Corso dans la même voiture, ou galoper côte à -côte dans les avenues de la villa Borghèse, ou valser ensemble à -l'ambassade de France! - ---En ce temps-là, je ne serai pas obligée de baisser les yeux quand vous -paraîtrez dans un salon pour vous regarder à la dérobée. J'entrerai -fièrement, au bras de mon Lello, les yeux attachés sur ses yeux. C'est -ma mère qui sera heureuse de se montrer partout avec nous! Je ne ferai -pas plus de toilette qu'à présent; non, je ne veux pas avoir l'air d'une -parvenue. D'ailleurs le blanc me va bien, et puis je n'ai jamais aimé -les bijoux. - ---Les bijoux ne serviraient qu'à cacher quelque chose de votre beauté. -Vous n'en porterez jamais. J'excepte cependant les diamants de ma mère. -Elle m'a légué une rivière d'un grand prix, mais d'une admirable -simplicité. Ne voudrez-vous point porter ces pauvres diamants pour -l'amour de celle qui n'est plus? - ---Je ferai ce que vous voudrez, Lello. Vous serez mon maître, et vous -aurez le droit de me mettre un collier. - ---Nous irons à tous les bals, nous serons de toutes les fêtes; -j'inviterai Rome à venir dans notre palais assister à notre bonheur. Je -voudrais pouvoir vous montrer au monde entier. Nous voyagerons, nous -irons en France. - ---Quand vous aurez appris le français, mon bien-aimé paresseux! En -attendant, je vais voyager seule, demain matin, sur la route de -Lariccia. - ---Grâce à ce bienheureux choléra, que le ciel confonde!» - -Tolla lui posa deux doigts sur la bouche: - -«Chut! et point de paroles de mauvais augure. Promettez-moi seulement de -veiller sur vous, d'éviter soigneusement le danger, d'appeler le docteur -Ély au moindre symptôme, d'exécuter aveuglément ses ordonnances, en un -mot de conserver votre vie comme une chose qui m'appartient. - ---Ne craignez rien Tolla, je suis sûr de ne point mourir de cette -horrible maladie. - ---Sûr? et pourquoi? - ---Parce que je mourrai d'amour et d'ennui le jour de votre départ. - ---Non, monsieur; le jour de mon départ vous m'écrirez une longue lettre, -et vous n'aurez pas le temps de mourir. - ---Oui, certes, je vous écrirai, et par tous les courriers, c'est-à-dire -tous les deux jours. Longuement? c'est ce que je ne sais pas encore. Je -n'ai pas été jusqu'ici grand barbouilleur de papier, et je pense qu'en -amour un baiser en dit plus long qu'une lettre de quatre pages. - ---L'amour est un grand maître: il vous apprendra l'art d'écrire. -Souvenez-vous seulement que je vous répondrai avec une exactitude -judaïque: lettre contre lettre, et page pour page. Mais chut! on nous -appelle. Voyez donc quelle heure il est.» - -Lello regarda sa montre et répondit avec stupéfaction: «Minuit!» Il -croyait causer depuis une demi-heure. - -«Déjà! dit tristement Tolla. - ---Mais est-ce que vous avez envie de dormir? - ---Non. Et vous? - ---Moi! il me semble que nous sommes en plein midi, que le ciel est -peuplé de soleils, et que c'est offenser Dieu que de s'aller coucher à -l'heure qu'il est. - ---Mais mon père et ma mère, qui n'ont ni vos vingt-deux ans ni votre -amour ont besoin de quelques heures de repos. Adieu, Lello.» - -Lello se pencha sur elle pour la baiser au front. Elle s'enfuit en lui -criant: «Non, pas ici, devant ma mère!» - -Le comte, la comtesse et Toto embrassèrent Manuel Coromila, comme s'il -eût déjà fait partie de la famille. Tolla lui tendit les joues, puis -elle lui prit la tête dans ses deux mains, et l'embrassa à son tour. -Tout le monde le reconduisit à travers les appartements jusqu'à la porte -du palais. - -«Adieu, frère, lui dit Toto. - ---Venez nous voir à Lariccia, dit le comte. - ---Soignez-vous bien, ajouta la comtesse. - ---Vivez pour que je vive,» murmura Tolla. - -En ce moment, on entendit un sanglot qui semblait sortir d'un instrument -de cuivre. Menico, caché derrière une colonne de marbre cipollin, -prenait sa part des émotions de la famille. - - - - -V - - -Le lendemain, à six heures du matin, l'heureux Lello dormait à poings -fermés, lorsque Tolla et ses parents s'embarquèrent dans une grande -chaise de poste qui faisait de temps immémorial le voyage de Lariccia. -La comtesse et Tolla occupaient le fond de la voiture, le comte et son -fils étaient fort à l'aise sur le devant; les domestiques pendaient en -grappes alentour. Le cuisinier, le marmiton et le palefrenier -s'accrochaient de leur mieux au siége du cocher, le camérier du comte, -Amarella et Menico s'empilaient sur le banc de derrière, et le soleil -oblique du matin chauffait vigoureusement tous ces visages hâlés. - -Mlle Amarella était cette éternelle Romaine que tous les peintres -rapportent dans leurs cartons: grande, belle, large, lourde et -médiocrement faite, avec une physionomie fière et stupide qui ne -déparait point sa figure. Son vrai nom était Maria, mais elle devait à -son humeur aigrelette le sobriquet d'Amarella. Ses parents, pauvres -journaliers de Lariccia, lui avaient fait apprendre à coudre; mais -c'était elle qui s'était élevée à la dignité de femme de chambre. La -nature, qui s'amuse quelquefois à donner à une couturière des qualités -d'hommes d'État, l'avait douée d'une certaine ambition et d'une -remarquable persévérance. Ce qu'elle avait dépensé de ruse pour entrer -chez le comte et pour supplanter sa devancière passe toute croyance. Mme -Feraldi racontait avec admiration comment Amarella, peu de temps après -son entrée dans la maison, avait eu envie d'un vieux châle en crêpe de -Chine, autour duquel elle avait tourné deux ans et demi, et qu'elle -s'était fait donner à la fin sans l'avoir demandé une seule fois. Cette -patiente fille poursuivait depuis une année un nouveau projet qu'elle -n'avait encore laissé entrevoir à personne: elle voulait se marier, et -elle avait jeté son dévolu sur l'excellent Menico. Le jeune piqueur de -buffles avait une beauté mâle et robuste, faite pour séduire une âme -paysanne; mais ce qui attirait surtout Amarella, c'était la candeur de -ce grand enfant, en qui elle devinait des trésors de tendresse, de -dévouement et d'obéissance aveugle. Elle espérait trouver en lui l'idéal -de toutes les femmes: un mari qui ferait trembler tout le monde et qui -tremblerait devant elle. Son plan était tracé à l'avance: Menico -reviendrait à Rome au mois de novembre; il succéderait au portier du -palais Feraldi, qu'on saurait bien faire chasser. Le mariage se ferait -en même temps que celui de mademoiselle, peut-être dans six mois, dans -un an au plus tard; le comte donnerait une dot; le seigneur Lello, dans -l'ivresse de son bonheur, en offrirait sans doute une seconde. Amarella, -pour ne point se séparer de son mari, resterait au service de la -comtesse. Elle organisait sa vie à l'avance, montait sa maison, prenait -une bonne d'enfant et un petit domestique pour faire les courses, et -menait le même train que le concierge d'un prince ou le suisse d'un -cardinal. - -Cependant Menico, la tête appuyée sur l'épaule du camérier, ronflait à -l'unisson des roues de la voiture. Sa femme en espérance le pinça -familièrement pour le réveiller. - -«_Aô!_ Menico, Menicuccio, Cuccio! lui cria-t-elle en épuisant tous les -diminutifs de son nom, nous voici à Tavolato, et les fiasques sont sur -la table.» - -Tavolato est un cabaret situé sur la route de Lariccia, à deux lieues -environ de la porte de Saint-Jean de Latran. Les promeneurs s'y -arrêtent, comme à Ponte-Molle, pour vider quelques bouteilles de vin -d'Orvieto. - -Maîtres et valets descendirent sous une sorte de hangar construit avec -des branchages de lauriers-roses. Le cabaretier apporta un pain bis, un -fromage de lait de jument et une douzaine de flacons de verre blanc, au -large ventre, au col effilé, bouchés à la mode antique par une goutte -d'huile et une feuille de vigne, et remplis d'un petit vin blanc, léger, -sucré, limpide et joyeux. Tolla s'amusa à déboucher les bouteilles et à -enlever avec un petit paquet d'étoupes la goutte d'huile qui ferme le -goulot et protége le vin contre le contact de l'air; puis elle remplit -tous les verres, excepté le sien, et l'on but en choeur à sa santé. Les -douze flacons se vidèrent comme par enchantement, et Menico en prit sa -bonne part, quoiqu'il ne bût que de la main gauche. Il trouva même le -temps d'engloutir une livre de pain, tandis que Tolla émiettait sa part -à une nichée de poussins, accourus avec leur mère sur les pas du -cabaretier. - -Lorsqu'on remonta en voiture, Menico était de si belle humeur, -qu'Amarella crut le moment propice à l'exécution de ses petits projets. - -«Il me semble, lui dit-elle, que tu ne détestes pas l'orvieto? - ---Les prêtres ne défendent pas d'aimer le bon vin, répondit -sentencieusement Dominique. - ---En buvais-tu beaucoup à Lariccia? - ---Autant que j'en voulais boire. - ---Comment l'entends-tu? - ---Quand mademoiselle est à Lariccia, elle m'en fait donner tous les -soirs. - ---Mais quand mademoiselle n'y est pas? - ---Quand mademoiselle n'y est pas, je n'ai pas soif.» - -Amarella partit d'un grand éclat de rire. Elle affectait une grosse -gaieté, quand elle ne savait que dire et qu'elle voulait montrer ses -dents. - -«Tu es un brave garçon d'aimer ainsi mademoiselle; mais je crois qu'elle -te le rend bien. - ---Est-ce qu'elle t'a jamais parlé de moi? - ---Très-souvent. Elle dit que tu serais capable de tuer un homme pour -elle. - ---Un homme! Je tuerais un cardinal!» - -Amarella fit un signe de croix. - -«Mais, reprit-elle, tu dois bien t'ennuyer pendant l'hiver, quand -mademoiselle est à Rome et que tu restes avec tes vilains buffles? - ---Un peu; mais je trouve toujours le moyen de me faire envoyer à la -ville une ou deux fois dans un hiver. - ---Sais-tu qu'ils sont très-laids, tes buffles, avec leur peau galeuse, -leur grosse tête et leur dos bossu? - ---Oui; mais moi, quand je galope derrière eux, la lance à la main, dans -une grande plaine nue, en serrant mon cheval entre mes guêtres, il me -semble que je suis beau comme un Romain d'autrefois. - ---Mais lorsque tu reviens de Rome et que tu as vu tant de palais et -d'églises, comment peux-tu encore regarder ce grand désert brûlé par le -soleil, sans herbe, sans arbres, sans maisons, où l'on ne rencontre que -des aqueducs écroulés et de vieilles ruines de brique? Moi, je trouve -cela affreux. - ---Horrible! ajouta le camérier, qui se piquait d'avoir du goût. - ---C'est que vous avez vécu longtemps à la ville, répondit sincèrement -Menico; moi, qui ne sais rien et qui ai passé toute ma vie dans cette -grande solitude qui s'étend autour de Rome, j'aime ces plaines brûlées, -ce soleil ardent, ces ruines rouges, et jusqu'au chant des cigales dont -les ailes grises viennent quelquefois me fouetter la figure. Quand je -suis triste, il me plaît de voir que tout est triste autour de moi. - ---Et quand tu es gai? - ---Alors c'est autre chose. Je vois des fleurs sur toute la terre, et les -masures rouges deviennent plus belles que des églises le jour de Pâques. -Comprends-tu? - ---Tu regrettais donc tes herbages et tes masures pendant les quatre mois -que tu as passés à Rome. - ---Non. - ---Pourquoi? - ---J'étais auprès de mademoiselle. - ---Et si mademoiselle t'appelait à Rome pour toute la vie, y -viendrais-tu? - ---De grand coeur. - ---Allons, mon Menico, tu mourras citoyen de la grande ville. - ---Peut-être. - ---Et tes enfants seront de petits Romains. - ---Quels enfants? Je ne me marierai jamais.» - -Amarella se remit à rire, mais du bout des dents. - -«Jamais! C'est tard. Et pourquoi? - ---Je n'ai pas le temps. - ---Explique-moi cela, je t'en supplie. - ---Rien de plus simple. Si j'épousais une femme, je lui obéirais, -n'est-ce pas? - ---Probablement. - ---Eh bien! on ne peut pas servir deux maîtres à la fois.» - -Tandis que Dominique confessait si naïvement son adoration pour sa -maîtresse, la voiture roulait sur la voie Appienne; le Monte-Cavo se -rapprochait rapidement et Tolla, avant de s'engager dans la route qui -mène aux jardins et aux parcs d'Albano, jetait un dernier coup d'oeil à -ces prairies desséchées qui entourent la ville d'une ceinture de -tristesse et de désolation. Lorsqu'on suit cette route pendant l'été, on -est tenté de croire que la terre d'Italie, partout si belle et si -féconde, a été marquée d'un fer rouge autour de Rome. La route ne -traverse que des terrains nus, hérissés d'herbes flétries, divisés par -quelques barrières de bois mal équarri, et animés de loin en loin par la -présence d'un bouvier à cheval qui chasse une vingtaine de boeufs blancs -et de buffles noirs. On rencontre de temps en temps un petit temple -dépouillé de ses marbres, un tombeau en ruine, ou les restes d'une villa -où les éperviers font leur nid. Mais Tolla prêtait à cette solitude -morte la vie, la jeunesse et l'amour qui abondaient dans son âme. La -joie dont elle était pleine débordait sur tous les objets environnants, -ressuscitait les ruines et faisait reverdir la terre. Elle comprit alors -pour la première fois cette fiction des poëtes, qui prétend que l'amour -fait naître les fleurs sous ses pas. - -La famille Feraldi traversa à dix heures la grande rue de Lariccia. Vers -le même moment, Lello s'habillait pour aller voir Pippo Trasimeni: il -avait dormi sans débrider jusqu'à neuf heures. - -«Qui t'amène si matin? demanda Pippo en le voyant entrer. - ---Le bonheur, mon ami! J'ai passé une soirée comme les saints n'en ont -pas souvent en paradis. - ---Bravo! Et comme je suis le seul à qui tu puisses sans indiscrétion -faire part de ta félicité, tu m'apportes le trop plein de ton âme? Verse -mon ami, verse. - ---Ce n'est pas tout. J'ai un conseil à te demander. - ---Demandez et vous recevrez. C'est parole d'Évangile. - ---Mon cher Pippo, elle est partie. - ---Je le sais bien; mais si c'est sur moi que tu comptes pour la faire -revenir... - ---Non. J'irai la voir un de ces jours: je l'ai promis à son père. Nous -prendrons rendez-vous à Albano. Voudras-tu être du voyage? - ---De grand coeur; aujourd'hui, demain, pourvu que je ne sois pas de -service. - ---Non, plus tard: je ne veux pas faire d'imprudence; mais en attendant, -il faut... Ne te moque pas de moi; j'ai promis de lui écrire. - ---Eh bien? - ---Par tous les courriers. - ---Après! - ---A dater d'aujourd'hui. - ---Où est le mal? - ---Si j'avais déjà reçu une lettre d'elle, je ne serais pas en peine: je -lui répondrais paragraphe par paragraphe; mais tu sais combien j'ai peu -l'habitude d'écrire, et je voudrais... - ---Quoi? me prendre pour secrétaire? demanda Philippe en riant aux -éclats. Grand merci! Je te ferai des vers tant que tu voudras, parce que -tu n'en voudras pas tous les deux jours, et parce que je tiens pour -démontré que tu n'es pas capable d'en faire; mais, comme tout homme qui -a appris à écrire est capable de faire de la prose, j'espère bien que tu -sauras te passer de moi. - ---Sans doute, et si tu attendais les demandes pour faire les réponses, -tu saurais que je ne veux de toi qu'un simple conseil. Je prendrai le -style familier, n'est-ce pas? Je lui parlerai un peu de tout, de l'état -sanitaire, des bals, de ce qui me sera arrivé dans la journée, de... - ---En deux mots, mon cher, parle-lui d'elle et de toi. C'est le texte -invariable de toutes les lettres d'amour, depuis l'antiquité la plus -reculée. - ---Et puis-je me permettre de la tutoyer? Je lui ai dit _tu_, hier au -soir, dans la chaleur du discours; mais peut-être dans une lettre le -_vous_ serait-il plus de saison? - ---Mon cher Lello, le _vous_ est une invention des Romains de la -décadence. Il équivalait, dans l'origine, à un long compliment ainsi -conçu: «Homme, tu as tant de vertu, de puissance et de gloire, que tu -n'es pas un seul homme, mais dix ou douze hommes réunis en faisceau. -Agréez mon respectueux hommage.» Tous les peuples qui pensent qu'un -homme en vaut un autre et que le maître n'est pas à son domestique comme -la dizaine à l'unité ont gardé le _tu_. Les premiers chrétiens se -tutoyaient, les apôtres tutoyaient le Sauveur, tandis qu'un pair -d'Angleterre dit _vous_ à son chien, sans doute pour indiquer qu'il le -respecte autant qu'une meute entière. Décide maintenant si tu dois dire -_vous_ à ta maîtresse. - ---Non, par Bacchus! Tu es un homme de bon conseil. Adieu, merci; je vais -écrire.» - -Il courut au palais Coromila, s'enferma à double tour dans sa chambre, -de peur de surprise, et écrivit en moins de trois heures la lettre -suivante: - - «Ma chère Vittoria, - - «Il n'y a pas à dire, il faut que ce soit moi qui écrive le premier. - Eh bien! soit, puisque cette lettre m'en attirera une de ta main. - - «Je me suis demandé si je devais t'écrire en _vous_ ou en _tu_, mais - il m'a semblé que le _tu_ convenait mieux entre deux personnes qui - s'aiment. Va donc pour le _tu_. - - «Ce soir, c'est le jour de la comtesse Sutry. Il faudra y aller - danser, etc. (etc. ne veut pas dire: faire l'amour); mais avec qui - dansera-t-on? Avec personne, ou avec des laides, comme la B... ou la - M... Si l'on joue, je jouerai, et, moyennant un petit sacrifice de - huit ou dix écus, j'assurerai ta tranquillité et la mienne, car tu - n'auras pas de reproches à me faire. Baste! dans ma lettre de samedi, - je te rendrai compte de tout. - - «On meurt toujours assez gaillardement. Du reste, rien de nouveau - depuis hier. On dit qu'il y a eu un cas de choléra dans les environs - de Lariccia. Je voudrais que cela fût vrai: la peur, qui a chassé - monsieur ton père, nous le ramènerait incontinent. On parle de deux - cas à Frascati. - - «A propos de Frascati, j'espère que tu ne fréquenteras pas ce pays-là. - Il s'y trouve en ce moment un certain petit homme brun foncé qui - arrive d'Ancône et qui a naguère témoigné pour toi une vive sympathie. - Son nom commence par un _m_ et finit par un _i_. Je ne voudrais pas - que le voisinage fît naître quelque petit amour, qui ferait écrire - quelques petites lettres, qui feraient... Mais allons! je crois que je - puis me fier à toi. - - «Adresse ta réponse à Manuel Miracolo. J'avais d'abord pensé à - Romilaco; mais le pseudonyme serait trop transparent. Je crois que les - gens de la poste ne reconnaîtront pas Coromila dans Miracolo. - - «Adieu, il est tard: on m'attend dans le cabinet de mon père. Je te - laisse: tu peux croire avec quel regret! Mes respects à ta mère et à - ton père; j'embrasse Toto. Je ne te presse pas de me répondre sans - retard: je suis sûr que la recommandation serait inutile, et c'est - dans cet espoir que je me dis pour la vie ton très-affectionné et - sincère - - «LELLO.» - -Les Feraldi dévorèrent en famille cette singulière lettre d'amour, où la -pauvreté d'esprit engendrait la froideur, et où la gaucherie se cachait -de son mieux sous un air cavalier. Lecture faite, le père haussa les -épaules et dit en souriant: «Bavardage d'amoureux!» La mère répéta avec -une complaisance visible les deux derniers mots: _affezionatissimo -vero!_ Le frère garda ses impressions pour lui; il savait de longue main -que Lello n'était pas un aigle; il avait tremblé à l'idée de cette -correspondance, qui pourrait refroidir le coeur de son futur beau-frère -en épuisant ce qu'il avait d'esprit. Il savait que les hommes de tout -âge sont de grands écoliers qui pardonnent rarement à ceux ou à celles -qui leur ont donné des _pensums_; mais, à tout prendre, il n'était pas -mécontent du premier _pensum_ de Lello. - -Tolla était au comble de la joie. Elle ne jugeait point la lettre de son -Lello, et comment l'aurait-elle jugée? Elle la baisait, elle la serrait -sur son coeur, elle lui parlait, elle l'approchait de son oreille, comme -si le papier avait pu lui répondre. Tout lui semblait admirable dans -cette chère petite lettre: le papier était d'un beau blanc, l'encre d'un -beau bleu, la cire d'une odeur exquise, et le style à l'avenant. Si -quelqu'un s'étonne qu'une fille spirituelle, instruite et délicate -puisse se tromper à ce point et baiser avec enthousiasme une lettre -assez sotte et presque impertinente, je répondrai que c'était sa -première lettre d'amour, et qu'une première lettre est toujours jugée -avec indulgence, fût-elle adressée à une duchesse et écrite par un -commis voyageur. Tolla lui renvoya, sans chercher ses mots, une lettre -de douze pages, qui était moins une réponse qu'un _post-scriptum_ ajouté -à une longue conversation du jardin. C'était un récit détaillé de tous -les sentiments qui avaient traversé son coeur durant deux longues -journées, la suite de ses pensées d'amour, qui s'enchaînaient l'une à -l'autre comme les anneaux d'un collier d'or. La route lui avait parlé de -Lello; elle avait entendu son nom dans le bruit des roues de la voiture: -arrivée, elle avait parlé de lui à tout ce qui l'entourait, à la maison, -au jardin, aux meubles de sa petite chambre, aux vieux arbres, -confidents de ses premiers secrets. Le lendemain matin, en attendant -l'arrivée de la poste, elle avait poussé jusqu'à Albano, seule, à -cheval, par le petit sentier du ravin, pour donner un coup d'oeil à la -villa Coromila. Elle avait trouvé la porte ouverte à deux battants, -comme si la maison eût attendu sa future maîtresse. Jamais le parc ne -lui avait paru si beau. Les grands chênes avaient l'air de se ranger au -bord des avenues, comme de fidèles serviteurs, pour lui rendre hommage. -Elle les avait passés en revue en les saluant de la main. Elle avait -rencontré une vieille femme qui ramassait du bois mort; elle lui avait -donné de quoi se chauffer tout l'hiver. Deux bambins qui tentaient -l'escalade d'un poirier s'étaient enfuis à son approche; elle avait -cueilli des poires pour les leur jeter. Elle avait découvert au fond du -parc, à une demi-lieue de la maison, une charmante retraite; c'était un -massif de grands buis, de troênes et de lauriers. Il fallait absolument -y construire un cabinet de travail. C'était là qu'elle enseignerait le -français à son roi fainéant: cette partie du jardin prendrait désormais -le nom d'Académie de France. - -La lettre se terminait par une page entière d'un délicieux radotage -d'amour, intraduisible dans une langue aussi précise que la nôtre. -C'étaient des superlatifs impossibles, un mélange bizarre d'adjectifs -entrelacés, un chaste et pur dévergondage de style, une prose poétique -aussi fraîche que la rosée du printemps, aussi sonore que le bruit des -baisers, un hymne à la créature où le Créateur n'était pas oublié: -l'aveu virginal d'une passion sans tache et d'un bonheur sans remords. - -Le croira-t-on? lorsqu'elle relut sa lettre, elle la trouva froide. Elle -aurait voulu pouvoir écrire comme Lello. - -Voici la réponse qu'elle reçut: - - «Rome, 19 août 1837. - - «Ma chère Tolla, - - «La poste ne donne pas encore de lettres. J'en suis donc à attendre ta - réponse à ma lettre du 17 courant; mais, pour gagner du temps, je - commence toujours à t'écrire. Si ta lettre m'arrive ensuite, je t'en - accuserai réception. - - «Il y a un vieux proverbe qui dit: Le diable est plus laid en peinture - qu'en réalité. J'espérais qu'il en serait de même de ton absence, et - je croyais pouvoir m'y faire; mais je vois bien que le proverbe a - menti, car je suis comme un poisson hors de l'eau. J'ai passé hier - devant ta maison, et je me suis senti tout mélancolique en voyant les - volets fermés. J'ai pensé à nos causeries, à nos promenades, etc. Et - tout cela est suspendu! Pour combien de temps? Pour un mois. En - vérité, c'est un peu bien long; mais il faut s'y résigner, d'autant - plus que ce mois de prudence portera ses fruits dans l'avenir. - - «J'espérais aller te voir lundi; mais, si tu veux bien le permettre, - nous remettrons la partie à jeudi. D'abord je serai plus libre, et je - pourrai rester plus longtemps; puis nous ne saurions avoir trop de - prudence, et je crains d'éveiller les soupçons. - - «Je voudrais te dire une infinité de choses, mais il vaut mieux les - réserver pour notre première conversation, qui sera, je te le promets, - longue et bonne. - - «Passons à la soirée de la comtesse Sutry. J'y suis allé sur les neuf - heures et demie. J'ai fait un whist avec mon oncle le colonel. J'ai - perdu une douzaine de fiches à dix sous, et j'ai quitté le jeu vers - onze heures. J'ai passé dans le grand salon et je suis tombé au milieu - d'une contredanse. Les danseuses étaient la B..., la L..., la D..., et - mademoiselle la fille de Mme Fratief. Je restai spectateur - indifférent. La générale accourut à moi, dès qu'elle m'aperçut, en - criant: «Ah! cher prince! Il faut que je vous raconte ce qui nous - arrive: une histoire épouvantable! L'Anglais qui demeure dans notre - maison, au-dessus de nous, prétend qu'on lui a volé un fusil; il a - fait venir la police: on a eu l'indélicatesse de fouiller la chambre - de mon domestique. J'ai eu beau dire que Cocomero était un honnête - homme, que mes gens n'étaient pas capables d'une mauvaise action: vos - sbires sont des malotrus. Ils ont retourné le lit de ce pauvre garçon, - qui pleurait comme un enfant de se voir injustement menacé. Mais ils - n'ont rien trouvé; j'en étais bien sûre. Croyez-vous que je ferais - bien de me plaindre au cardinal-vicaire?» Enfin des jérémiades dont je - suis encore assourdi. A ce moment j'entendis les premières mesures - d'une certaine valse de ma connaissance et de la tienne; mais, comme - j'aurais été forcé de danser avec la chère Nadine, je fis la sourde - oreille. Mon indifférence fut fatale à la valse: le piano s'arrêta, et - l'on ne dansa plus. Mme Fratief partit avec sa fille: elle comptait - sur moi pour la reconduire; mais je me contentai de lui faire un - profond salut et de dire à son intention la _prière pour les - voyageurs_. Ai-je bien fait, mon maître? - - «Et maintenant parlons un peu du choléra. - - «Le fléau a complétement disparu dans le Borgo; il règne à la place - Montanara et à la via Margutta, et il commence à faire son chemin dans - le Corso. J'ai un peu de peur; mais, à force de précautions, j'espère - échapper. Ne crains rien, et si par accident le courrier arrive un - jour sans t'apporter de lettre, ne va pas te figurer pour cela que je - suis mort. - - «Je termine ici la première partie de ma lettre; si je reçois la - tienne après dîner, j'ajouterai un _post-scriptum_. Mes respects à tes - parents: embrasse ton frère pour moi. - - «Je suis avec tendresse ton affectionné. - - «LELLO. - - «_P. S._ J'ai reçu ta lettre, et je te laisse à penser si elle m'a été - agréable.» - -Cette correspondance se prolongea, sans incident notable, jusqu'aux -derniers jours de septembre. Tolla écrivait des lettres adorables, et -adorait aveuglément les lettres médiocres de Lello. Toto, en observateur -froid et judicieux, relevait à part lui dans les lettres du jeune -Coromila tous les passages qui pouvaient l'éclairer sur l'état de son -coeur ou sur la solidité de son caractère. - -Il remarqua bientôt dans le style une fatigue sensible. Le 22 août, -Lello, charmé d'avoir pu écrire une longue lettre, s'écriait avec -enthousiasme: - -«Comment! je suis au bout de ma feuille de papier! allons, je vais -écrire en travers. Eh bien! non, j'ajouterai une feuille. De cette façon -j'écrirai deux fois plus qu'à l'ordinaire. Te souviens-tu qu'un certain -soir je m'accusais de n'être pas grand barbouilleur de papier? Le fait -est que tout cela a toujours été mon défaut; mais, quand j'écris à toi, -je ne sais à quoi cela tient, je ne m'épuise jamais, et je trouve -toujours du nouveau à te dire. Qui m'expliquera cette énigme?» - -Le 15 septembre cette fécondité était bien épuisée. Il écrivait: - -«Sais-tu que c'est un supplice terrible que d'improviser une lettre de -but en blanc, sans savoir à quoi répondre? Le langage de l'amour est -fécond, j'en conviens, mais dans la conversation, et non dans la -correspondance. Si tu étais ici, je saurais que dire, mais si je t'écris -que je t'aime, c'est chose dite et redite; que je te suis fidèle, c'est -chose trop évidente; que je désire ton retour, c'est un sujet tellement -rebattu qu'il ne reste plus qu'à jurer comme un païen en voyant que tu -ne reviens pas. Que dire? mon Dieu! que dire? - -«Je te dirai premièrement que le choléra...» - -Le choléra, comme on l'a déjà vu, tenait une grande place dans cette -correspondance amoureuse, et les lettres de Lello pourront servir un -jour à l'histoire du choléra de 1837. Lello racontait toutes les phases -du fléau en observateur exact, et toutes les émotions qu'il en -ressentait, en psychologue sans vanité. Il avait cette naïveté des -peuples du Midi, qui ne rougissent ni de leurs terreurs ni de leurs -larmes. - -«Le choléra, écrivait-il le 24 août, continue sa moisson de chrétiens; -on dit qu'hier nous allions un peu mieux: on a vu moins de communions et -d'enterrements que les jours passés. Je te confesse que j'ai grand'peur, -non que je sois malade, je me sens comme un taureau; mais d'entendre -dire: «Un tel jouait hier à l'écarté, on l'enterre aujourd'hui; une -telle était hier à la promenade, elle sera ce soir au cimetière»: tout -cela m'a jeté dans une sombre mélancolie. La pensée de ma Tolla me -soutient, mais quelquefois elle ajoute à ma tristesse. Je me dis: -«Serai-je vivant demain pour recevoir sa lettre? la reverrai-je jamais? -que deviendra-t-elle si je meurs?» et la mélancolie est si forte qu'elle -m'arrache des larmes. N'y pensons plus, gai! gai! - -«Oui, gai! gai! cela est facile à dire; mais il faudrait pouvoir être -gai. Une centaine de morts par jour, et des personnes de connaissance: -la princesse Massimi, la princesse Chigi, et tant d'autres!» - -Une semblable correspondance n'était pas faite pour rassurer la famille -Feraldi. La peur du mal donna à la pauvre comtesse une légère -indisposition. Dès que Manuel en fut informé, il écrivit à Tolla: - -«J'ai appris avec déplaisir que ta mère avait des douleurs d'entrailles. -Pour l'amour de Dieu, dis-lui de se soigner, et à la moindre diarrhée -fais-lui faire de la pulpe de tamarin pour tisane et de l'eau de riz -pour lavement. C'est l'ordonnance du docteur Ély. - -«Ce matin j'ai été pris d'une peur affreuse: j'avais des coliques. J'ai -cru sans hésiter à une attaque de choléra et j'ai demandé de l'eau de -riz; mais, tandis qu'elle se faisait, mon mal s'est passé, et j'ai -envoyé tous les remèdes au diable.» - -De tels détails insérés dans une lettre d'amour n'ont rien de choquant -en Italie, et Tolla remercia avec effusion son cher Lello de l'intérêt -qu'il prenait à la santé de la comtesse. - -Toto, qui observait en même temps sa soeur et Coromila, s'aperçut que de -jour en jour cette excellente fille s'attachait davantage à son amant, -par toutes les craintes qu'il lui avait données et les dangers qu'il -avait courus. - -Quelquefois, pour faire trêve aux pressentiments sinistres, Lello -parlait de ses espérances et de ses projets pour l'avenir. Tantôt il -offrait à Dieu ses ennuis présents, et lui demandait en échange un -bonheur parfait; tantôt il énumérait un à un les plaisirs qu'il se -promettait pour l'hiver prochain. Toto aurait voulu qu'il comptât un peu -plus sur lui-même, au lieu de s'en remettre à la Providence. «Patience! -écrivait Lello (Toto l'aurait voulu moins patient); offrons nos -tribulations à Dieu, et, en échange du sacrifice qu'il nous impose, il -nous donnera une parfaite félicité. Je me repais déjà de la pensée de -ces jours où nous serons heureux ensemble, où ensemble nous remercierons -Dieu de nous avoir assistés dans nos besoins et récompensés de nos -souffrances. O douce idée!» - -«Voilà des rêveries bien creuses et des espérances bien vagues, pensait -le sage Toto Feraldi. - -«Je songe, écrivait Lello, je songe à l'hiver prochain, aux visites que -je te ferai dans ta loge à l'Opéra, aux réunions choisies où nous nous -verrons sans oublier la prudence (trop de prudence! pensait Toto), aux -cotillons, aux contredanses, aux petites jalousies qui naîtront dans ton -coeur ou dans le mien, aux journées pluvieuses que nous passerons chez -toi, et à tant d'autres belles choses dont l'énumération serait trop -longue.» - -«Il ne parle pas de mariage!» murmurait intérieurement le frère de -Tolla. - -Un jour, Tolla lut en pleurant de joie ce passage d'une lettre de Lello: - -«Tu peux imaginer ou plutôt tu dois savoir comme un amant s'attache à -tout ce qui vient de la personne aimée; mais ce que tu n'imagineras -jamais, c'est l'attachement que j'ai pour tes lettres. - -«Sache que j'ai commandé à Castellani une cassette de noyer poli, avec -une magnifique serrure qui s'ouvrira avec une clef d'or suspendue à un -anneau d'or: le tout me coûtera une vingtaine de sequins, et pourquoi? -pour serrer tes lettres, qu'un jour, s'il plaît à Dieu, nous relirons -ensemble.» - -Toto ne fit aucune objection aux larmes de sa soeur; mais il eût mieux -aimé de ne pas savoir le prix de la cassette. - -Depuis le départ de la famille Feraldi, Lello promettait de faire le -voyage d'Albano. Tolla, avertie la veille, monterait à cheval avec sa -mère, et l'on se rencontrerait par hasard aux environs du tombeau des -Horaces. Malgré les instances de Tolla et l'empressement de Pippo, qui -devait être de la partie, ce voyage resta six semaines à l'état de -projet. Lello avait peur d'éveiller les soupçons. Il était surveillé par -trois ou quatre personnes, et il croyait avoir cent espions à ses -trousses. Mme Fratief et sa fille lui tendirent plusieurs piéges dans -l'espoir de lui faire avouer sa correspondance avec les Feraldi; mais il -prit si habilement ses mesures, il sut si bien faire l'ignorant, -l'_Indien_, comme on dit à Rome, qu'elles n'obtinrent aucune preuve -contre lui. Ces petits complots le mirent en fureur. Il écrivait à -Tolla: «Cette Nadine! j'ai envie de lui faire la cour, de la rendre -folle de moi, et de lui infliger une mystification qui la forcera -d'entrer au couvent pour le moins! Mais non, tu n'aurais qu'à prendre de -la jalousie; et puis on jaserait sur moi.» Ses amis et les anciens -compagnons de ses plaisirs le savaient amoureux: il n'était plus de -leurs parties. Mais il se gardait de prononcer devant eux le nom de -Tolla. Un jour, son valet de chambre lui remit, en présence de sept ou -huit jeunes gens, une lettre de Lariccia. Tous ces jeunes fous lui -crièrent à la fois: «De qui? de qui?» Il répondit en mettant la lettre -dans sa poche: «C'est d'un abbé!» Il racontait à sa maîtresse, avec une -satisfaction visible, ces petits succès de dissimulation: cacher son -bonheur est un plaisir italien. Il se cachait aussi de sa famille, mais -pour des causes différentes: il avait peur de ses oncles et de son père. - -«Je voudrais t'écrire plus longuement, disait-il un jour à Tolla; mais -je suis entouré d'espions, mon père me fait appeler à chaque instant, -et, lorsque je monte chez lui, je n'aime point à laisser sur mon bureau -ma lettre commencée. Je jette tout dans un tiroir, et je prends la clef -dans ma poche. Au moment où je t'écris, je suis enfermé à double tour -dans ma chambre, quoiqu'il n'y entre pas un chat; mais on ne saurait -trop prendre de précautions.» - -«Pauvre garçon! disait Tolla. - ---Poltron!» pensait Toto. - -Les derniers jours de septembre parurent bien longs à toute la maison -Feraldi. Lello promettait toujours de venir et ne venait jamais. Il -alléguait deux grandes affaires dont il attendait le dénoûment. «Quand -vous saurez ce qui m'a retenu, écrivait-il à la comtesse, vous ne -regretterez pas le temps perdu. Notre bonheur avance à grands pas, et, -le jour où nous nous verrons à Albano, je vous porterai de bonnes -nouvelles.» Pippo Trasimeni avait écrit, de son côté, qu'il lui tardait -fort de venir serrer la main à Tolla, mais que Lello se faisait trop -tirer l'oreille. Il fondait une sorte d'association de charité, et les -convocations, les assemblées, les quêtes et les circulaires prenaient le -plus clair de son temps. Il avait l'air de traiter encore une autre -affaire avec son oncle le chevalier et son frère aîné, qui était revenu -de Venise; mais aucun ami de la famille n'était dans le secret, excepté -un Français, monsignor Rouquette, secrétaire particulier du -cardinal-vicaire. - -Le 29 septembre, à huit heures du soir, on relisait en commun la -correspondance de Lello dans la chambre du comte, autour d'un petit feu -clairet où Toto jetait de temps à autre une poignée de sarments. La -famille entière, sans excepter Tolla, était en proie à une sorte de -malaise qui ressemblait beaucoup à de la tristesse. Le comte relevait -tout haut les expressions ambiguës, les phrases équivoques et les -symptômes d'indifférence épars dans toutes ces lettres. La comtesse et -Tolla prenaient la défense de Lello. Toto ne donnait point son avis, il -aurait eu trop à dire; mais il offrait de partir pour Rome et d'aller -voir par lui-même ce qu'on pouvait encore espérer. La comtesse ne -voulait pas exposer son fils à ce voyage, tant qu'il serait question du -choléra; mais ne pouvait-on pas envoyer un homme intelligent et dévoué, -par exemple Menico? Si l'on apprenait que Lello avait cédé à l'influence -de sa famille, de ses amis ou d'une maîtresse, on verrait à se pourvoir -ailleurs. Tolla trouverait des amis à choisir. Elle n'avait que vingt -ans et un mois; sa beauté était dans tout son éclat, sa réputation -intacte: Lello, en évitant de se compromettre, ne l'avait point -compromise. Morandi d'Ancône était venu passer l'automne à Frascati, -chez la vieille comtesse Pisani. Peut-être serait-il disposé à reprendre -les négociations. - -Tolla se récriait à cette seule idée. Elle jurait d'épouser le cloître -ou Lello. - -Ces débats furent interrompus par l'arrivée du valet de chambre de Lello -qui apportait une longue lettre de son maître. Menico, qui revenait des -champs, fut chargé de conduire le messager à la cuisine et de lui faire -fête. Tolla déchira vivement l'enveloppe, et lut à haute voix la lettre -suivante: - - «Grandes nouvelles, ma chère Tolla, et bonnes nouvelles! Je commence à - croire que Dieu nous protége et que notre bonheur est assuré. _Te Deum - laudamus!_ - - «Sache d'abord que, moi qui ne songe jamais à rien, j'ai eu l'idée de - fonder un grand hospice pour les orphelins du choléra. Cette idée, il - fallait la mettre à exécution sans argent, sans local, sans rien! J'ai - donc surmonté ma timidité naturelle; je me suis fait actif, remuant et - presque effronté. J'ai parlé à trois ou quatre cardinaux; ils ont - soumis mon projet au saint-père, qui l'a approuvé des deux mains. J'ai - formé un comité, nous avons organisé des quêtes dans toutes les - églises et même dans les maisons. Tu te demandes comment un paresseux - tel que moi a pu prendre tant de peine? Tu ne t'étonneras plus de rien - quand tu sauras que c'était à ton intention. Et comment? On m'avait - prédit que cette bonne oeuvre attirerait la bénédiction du ciel sur - mes fils (entends-tu? mes fils!) et que, si je parvenais à mener à fin - cette entreprise, j'obtiendrais la chose que je désire le plus - ardemment. Figure-toi si je m'y suis mis de tout mon coeur! Et j'ai - réussi!...» - -«Qu'il est bon! murmura Tolla en s'essuyant les yeux. - ---Je n'ai jamais dit qu'il fût méchant, répondit le comte. - ---Oui, fais amende honorable, répliqua la comtesse. - ---Achevons vite, dit Toto; ce n'est pas là cette grande nouvelle qu'il -nous promet.» - -Tolla continua. - - «La récompense ne s'est pas fait attendre. Tu sais que mon frère s'est - amouraché à Venise de la fille d'un petit banquier qui n'est pas même - noble. Il jurait de l'épouser, et cette fantaisie mettait mon père au - désespoir. Il dicta à mon oncle le colonel une lettre sévère à - laquelle mon frère fit une réponse fort impertinente, disant que si on - ne lui permettait pas le mariage public, il trouverait assez de - prêtres pour le marier secrètement; qu'il avait donné sa parole, et - qu'il faisait plus de cas de son honneur personnel que de la vanité de - la famille; enfin qu'il ne s'effrayait point des menaces, puisqu'on ne - pouvait le déshériter de son majorat. Je fus scandalisé, comme tout le - monde, du langage de mon frère, et je devinai aisément que, s'il - persistait à mécontenter la famille, je ne pourrais de longtemps - obtenir ce bienheureux consentement auquel nous aspirons. Le cardinal - et le colonel me surent gré des sentiments que je témoignais, et ils - redoublèrent pour moi les marques de leur amitié. Monsignor Rouquette, - cet ami du colonel, dont l'esprit et la gaieté sont si célèbres dans - Rome, vint un jour me voir. C'était dans la dernière quinzaine du mois - d'août, peu de temps après ton départ. Il me félicita des bons - sentiments où il me voyait, et me dit en confidence que la conduite de - mon frère pouvait me faire le plus grand tort. Je feignis de ne pas - comprendre le sens de ses paroles. «Votre frère, me répondit-il, était - destiné de tout temps à une grande alliance, et nous espérions lui - voir épouser la fille d'un très-riche pair d'Angleterre. S'il avait - répondu à l'attente de ses parents et de ses amis, vous, son cadet, - qui ne porterez point le titre de prince, vous auriez pu vous marier - suivant votre penchant, que je ne connais pas, soit dans une famille - princière, soit dans une famille de simple noblesse, soit avec une - riche héritière, soit avec une fille sans dot; mais, si votre aîné se - mésallie, vous comprenez que toute l'ambition de la famille se - reportera sur vous, et que le prince votre père y regardera à deux - fois avant de vous accorder son consentement. Il ne souffrira jamais - que cette immense fortune que lui ont léguée ses ancêtres se disperse - après sa mort. Or, notez que, si vous et votre frère vous alliez - épouser deux dots de trois ou quatre cent mille francs, pour peu que - vos enfants suivissent cet exemple, la branche des Coromila-Borghi - serait dans la misère à la troisième génération.» - - «Je fus frappé de la sagesse de ce raisonnement, et je déplorai - amèrement la folie de mon frère, qui portait un si rude coup à nos - chères espérances. Je serrai les mains de cet excellent monsignor, et - je le suppliai d'user de toute son influence sur mon frère pour - l'amener à des idées plus raisonnables. - - «Vous pouvez m'y aider, me dit-il en souriant. - - «--Et comment, s'il vous plaît? Est-ce au cadet à conseiller son aîné? - - «--Oui, quand le cadet est l'aîné par la sagesse. - - «--Et qui vous dit que je sois plus sage que mon frère? - - «--J'en suis sûr, et je vous connais. Vous êtes assez désintéressé - pour épouser une personne sans fortune, mais vous êtes trop - gentilhomme et vous avez l'âme trop grande pour vous allier à une - bourgeoise.» - - «J'avouai, en rougissant de l'éloge, qu'il avait dit la vérité. Il - reprit vivement: - - «Je ne vous demande pas d'envoyer un sermon à votre frère: vous n'avez - ni l'âge ni la tournure d'un prédicateur; mais qui vous empêcherait de - lui écrire qu'on se raille de lui dans tous les salons de Rome; que - les jeunes gens racontent en riant qu'il est enchaîné aux pieds d'une - Omphale bourgeoise; qu'on tourne en ridicule sa constance et ses - soupirs; qu'on assure qu'il n'ose pas quitter Venise, parce que sa - maîtresse le lui a défendu, qu'il n'a pas le droit de sortir de la - ville pour plus de vingt-quatre heures, et qu'il mourrait foudroyé - d'un regard s'il se hasardait à mettre le pied sur la terre ferme? - Ajoutez, et c'est chose vraie, que de tous les adorateurs de sa - maîtresse, il est le seul qu'elle traite aussi sévèrement. Arrangez - tout cela comme il vous plaira; vous êtes homme d'esprit, et je n'ai - rien à vous conseiller.» - - «J'écrivis en sa présence une longue lettre de quatre pages, assez - bien tournée; je le dis sans vanité. Mon père me félicita chaudement, - et mon oncle me dit en m'embrassant: «Je me souviendrai de ce que tu - viens de faire, et quand tu auras besoin de mon appui ou de ma bourse, - compte sur moi!» - - «Je lui répondis hardiment que bientôt peut-être j'aurais besoin de - son appui. - - «Je te devine, répondit-il en souriant. Eh bien! je ne m'en dédis pas, - compte sur moi.» - - «Deux jours après le départ de ma lettre, monsignor Rouquette se mit - en route pour Venise. Il vit mon frère, lui prêta de l'argent, - l'invita à quelques parties; ce brave monsignor est un bon vivant dans - la force du terme. Mon frère trouva tant de plaisir dans sa compagnie, - qu'il consentit à le suivre dans un petit voyage à Trévise. Cette - promenade devait durer quatre jours, elle se prolongea plus d'une - semaine. Chemin faisant, mon frère reçut plusieurs lettres anonymes - qui n'étaient pas à l'honneur de sa maîtresse. Un ami sincère, qu'il - avait chargé de le tenir au courant des moindres événements, lui - apprit qu'elle allait beaucoup dans le monde, qu'elle était gaie et de - bonne humeur, mais qu'il ne la croyait coupable que d'un peu de - légèreté. Monsignor Rouquette profita d'une boutade de mon frère pour - l'emmener à Padoue. Les lettres anonymes les y suivirent. Mon frère - écrivit à sa maîtresse, sous l'inspiration de monsignor, une lettre - fort sèche où il lui reprochait sa conduite. Elle ne répondit pas, ou - la réponse se perdit en chemin. Les deux voyageurs poussèrent jusqu'à - Ferrare. Monsignor conduisit mon frère dans un café où il entendit par - hasard une conversation qui roulait sur sa maîtresse: on l'accusait de - traiter fort bien un colonel autrichien. Précisément ce colonel était - la bête noire de mon frère, et peu s'en fallut qu'il ne repartît pour - Venise, afin de le provoquer; mais monsignor lui fit entendre le - langage de la religion, lui prêcha le pardon des injures, et le - conduisit tout doucement de Ferrare à Bologne, de Bologne à Florence, - de Florence à Rome, où nos conseils, notre amitié, les remontrances de - mon père et les plaisanteries de mon oncle ont achevé ce grand - ouvrage. - - «Et cette pauvre Vénitienne?» vas-tu dire, car je connais ton coeur. - Cette pauvre Vénitienne épouse dans huit jours le colonel autrichien - que mon frère avait en horreur. Avoue que monsignor Rouquette est un - admirable homme: il assure d'un seul coup le bonheur de ma famille, le - nôtre et celui d'un colonel autrichien. - - «Mon frère a pris en grippe les beautés italiennes; il aspire à se - marier en Angleterre; il rêve cils blancs et cheveux roux. Mes parents - sont transportés de joie, et mon oncle le colonel m'a répété ce matin - même qu'il n'avait rien à me refuser. - - «Je patienterai encore un mois ou deux, pour ne point brusquer les - choses et pour préparer mon père à ma demande; puis je prendrai mon - courage à deux mains, et j'irai lui dire: «Mon père, si vous m'aimez, - souffrez que j'épouse Tolla!» - - «En attendant, j'ai invité Pippo et mon ami monsignor Rouquette à une - promenade qui est irrévocablement fixée au 5 octobre. Nous serons à - trois heures précises à la hauteur de la route Torlonia. Si mon étoile - me permet d'y rencontrer la plus belle fille de Rome, il n'y aura pas - sur la terre un homme plus heureux que ton fidèle. - - «LELLO.» - -Après cette lecture, Tolla et sa mère témoignèrent une satisfaction si -complète que ni le comte ni Toto n'osèrent la troubler par leurs -réflexions. Tolla attendit le 5 octobre avec une impatience fébrile. -Elle eut ces mouvements vifs, ces traits, ces boutades, ces éclats de -voix, ces fusées d'esprit, ces rires brillants et sonores qui sont comme -les petillements du bonheur. Le grand jour arriva enfin. A dix heures du -matin, sa mère la trouva devant une glace, en amazone, manchettes plates -et col chevalière; elle essayait un adorable petit chapeau Louis XIII. -Elle se mit à table sans dîner, comme les enfants à qui l'on a promis de -les conduire au spectacle. Elle pressa la toilette de sa mère et -s'impatienta contre Toto, qui n'était pas prêt à deux heures. On partit -enfin. Lorsqu'elle aperçut au loin le tourbillon de poussière qui -enveloppait la voiture de Lello, elle craignit d'être étouffée par les -palpitations de son coeur. - -La voiture s'arrêta. Lello poussa un petit cri de surprise qui ne -manquait pas de vraisemblance. Il descendit, suivi de Pippo et de -monsignor Rouquette en habit de ville avec les bas violets. Pippo serra -cordialement la main de Tolla, du comte et de Toto, puis il s'empara de -la comtesse et ne la quitta plus. Monsignor Rouquette salua -gracieusement tout le monde, et s'entretint avec le comte qu'il avait -rencontré quelquefois chez le cardinal-vicaire. Toto se rapprocha de sa -mère et de Trasimeni, pour que Lello fût seul avec Tolla. - -Tolla se demandait si elle aurait assez d'empire sur elle-même pour -causer avec son amant sans lui sauter au cou. «Comment pourrai-je, se -disait-elle, entendre sa voix, essuyer ses regards, m'enivrer de ses -paroles brûlantes, sans que mon visage, mon geste et tout mon être -trahissent mon bonheur?» - -Elle tomba du haut de son attente lorsqu'elle vit devant elle un jeune -homme poli, guindé, compassé, souriant comme une gravure de modes et -froid comme un compliment. Il lui parla plus de dix minutes sans sortir -des trivialités de salon. La pauvre fille ne pouvait en croire ses -oreilles. Elle se demanda un instant si elle rêvait. Enfin elle -interrompit brusquement les fadeurs dont elle était excédée; elle -regarda son amant jusqu'au fond des yeux, et lui dit sans dissimuler sa -colère: - -«C'est là ce que tu as à me dire? Voilà les secrets de ton coeur que tu -n'osais pas confier au papier et que tu gardais pour notre première -entrevue! Tu m'as fait attendre six semaines pour me dire ces belles -choses-là! Que crains-tu? qu'attends-tu? Quand oseras-tu m'aimer en -face? Va! tu ne m'aimes point! Ton coeur est plus froid que le marbre. -Je comprends maintenant pourquoi tu n'as pas voulu venir plus tôt: tu -craignais l'instinct infaillible de l'amour vrai. Tu savais qu'au -premier mot de ta bouche je devinerais ta froideur, ma folie et ton -indignité.» - -Elle salua Lello et ses amis, lâcha la bride à son cheval et se lança -dans la route Torlonia. Ses parents prirent congé et la rejoignirent en -un temps de galop. Manuel Coromila, confondu, atterré, remonta en -voiture sans rien comprendre à cette brusque sortie. Il avait étudié -pendant huit jours le compliment qu'il ferait à sa maîtresse. Il avait -préparé un petit mélange de respect, de tendresse, de prudence, dont il -ne doutait pas que Tolla ne fût charmée; mais il avait compté sans la -passion. - -En rentrant à la maison, Tolla courut à sa chambre et écrivit à Lello: - - «Pardonne-moi; j'ai été cruelle: je ne savais ce que je disais. Tu - m'aimes, j'en suis sûre, puisque je vis; mais ton abord froid et - souriant m'a glacée: ton visage était comme un soleil d'hiver. - J'aurais dû comprendre que tu avais tes raisons pour te montrer ainsi. - Peut-être la présence de tes amis? Non, puisque c'est toi qui les - avais amenés. N'importe, tu avais tes raisons. Je ne les connais pas; - mais elles sont bonnes et je les approuve. Tu as ta manière d'aimer, - et moi la mienne; ne cherchons pas quelle est la meilleure: - aimons-nous.» - -Manuel avait amené Pippo par timidité, pour ne pas se trouver seul, -après un si long temps, devant la famille Feraldi; il avait amené -monsignor Rouquette par poltronnerie. Son nouvel ami avait témoigné le -désir d'être de la partie, et il n'avait pas osé lui dire non. La -présence de ces deux témoins, dont l'un s'était imposé et dont il -s'était imposé l'autre, le condamnait à dissimuler son amour sous des -formules de simple politesse. Lello avait cette pudeur, plus commune -chez les hommes que chez les femmes, qui n'admet pas un tiers dans les -épanchements de l'amour. - -La contrariété qu'il éprouva de voir sa délicatesse si mal appréciée le -rendit maussade jusqu'au soir. Il se coucha de bonne heure. Les -tempéraments sanguins ont cela de particulier, que la colère les porte -quelquefois au sommeil. Le lendemain, il se leva à neuf heures, et -écrivit tout d'un trait la lettre suivante: - - Rome, 6 octobre 1837. - - «Ma chère Tolla, - - «Tu dois comprendre combien il m'a été doux de te revoir et pénible de - te quitter; mais ce que tu ne saurais imaginer, c'est combien je suis - resté abasourdi de toute cette entrevue. Tu voudras savoir pourquoi? - Eh bien! je vais te le dire, dans l'espoir que tu profiteras de mes - doux reproches pour te corriger à l'avenir. - - «Il y a tantôt deux mois que nous aspirions à cette bienheureuse - rencontre. Elle avait toujours été contrariée: elle s'arrange enfin. - Nous arrivons, nous nous voyons, et la première fois que tu ouvres la - bouche, c'est pour me reprocher mon indifférence! Tu me dis que je ne - suis pas capable d'aimer, que je suis de glace pour toi, au moment - même où je souffrais, Dieu sait combien! d'être condamné à te parler - avec cette froideur au milieu de tant d'yeux qui nous épiaient. - J'enrageais comme un chien de te voir et de ne pouvoir te dire un mot - de tant de choses que j'avais sur les lèvres. Tu doutes que je t'aime - et tu me le dis en face, tandis que je perds la tête; tandis que tu es - ma seule pensée! Tandis que je crois t'aimer autant que tu m'aimes, - sinon plus, il faut que je t'entende dire que je ne t'aime pas et que - je suis de glace! Tu voudrais que je fisse l'amour comme un collégien, - à grand renfort de soupirs et de grimaces; cet amour est bon pour les - nigauds: n'espère pas le trouver en moi. - - «J'aime, mais comme on doit aimer, en gardant mon amour au fond du - coeur et en ne le laissant voir qu'à celle que j'aime. Quand tu me - connaîtras bien, tu verras que tes soupçons étaient injustes, et tu ne - voudras plus m'infliger de si pénibles reproches. J'en aurais aussi, - moi, des soupçons, si je voulais; mais je connais ton coeur, je compte - sur toi, je vis tranquille: pourquoi n'en fais-tu pas autant? Oui, ma - chère Tolla, si tu m'aimes, comme j'en suis convaincu, ne m'accuse - plus de froideur; tu me ferais de la peine. - - «Liberté sainte, où es-tu? Pourquoi n'es-tu pas au milieu de nous? - J'aurais voulu, entre autres choses, t'interroger sur un certain - alinéa d'une de tes lettres qui demande des éclaircissements; mais que - faire? c'était à chaque instant ou monsignor Rouquette ou Pippo qui - tournait les yeux de notre côté. - - «Tu m'as dit, et j'ai encore cela sur le coeur, que je n'avais pas - voulu venir plus tôt. Pourquoi accables-tu un opprimé? - - «Je voudrais non-seulement aller à toi, mais rester auprès de toi, - vivre avec toi sans te quitter une minute; mais où veux-tu que je - prenne du temps, lorsque je suis forcé d'être toute la journée à la - maison auprès de mon père? Il est aveugle, Tolla, et tu dois - comprendre combien mes soins lui sont nécessaires. Je n'ai à moi que - l'après-midi. Disposes-en comme tu voudras; si tu me fournis un moyen - d'aller à Albano et de revenir en quatre heures, je suis prêt à en - profiter. - - «Hier, je suis rentré un peu tard, mais ce pauvre papa ne m'a rien - dit. Presse donc votre retour à Rome! - - «Ma santé n'a pas souffert depuis hier. J'ai l'estomac barbouillé, - mais cela se passera. Je voudrais bien engraisser un peu: je ne sais - si j'y parviendrai. - - «Depuis hier soir, je me suis frappé le front plus de quarante fois en - me disant: «J'avais encore ceci et cela à lui dire!» Mais, quand je - songe aux témoins qui nous observaient, je reconnais que j'ai mieux - fait de réserver tout cela pour ton retour. - - «Tu me pardonneras cette longue semonce, car tu reconnaîtras que c'est - mon coeur qui parle. Fasse le ciel que mes remontrances produisent - l'effet que je désire, et que tu cesses d'aggraver par tes reproches - la douleur que j'éprouve de vivre loin de toi! Ne doute jamais de - l'amour, du tendre amour de ton très-affectueux et fidèle - - «LELLO.» - -Cette lettre passa, comme toutes les autres, sous les yeux de la famille -de Tolla. Mme Feraldi fut d'avis de proposer une nouvelle entrevue. Toto -pensa qu'il valait mieux retourner à Rome. «Je n'espère rien, dit-il, -des entrevues qui auront pour témoin monsignor Rouquette; et, quant à -laisser Lello aux mains de l'habile homme qui a si bien rompu le mariage -de son frère, c'est une imprudence que je ne vous conseille pas. -Avez-vous remarqué la figure de ce digne monsignor? - ---Je n'ai pas regardé, dit Tolla. - ---Il a une laideur agréable, dit la comtesse. - ---Les lèvres minces, dit le comte. - ---Et l'oeil mauvais, ajouta Toto. Ou je me trompe fort, ou ce galant -homme, cet ami intime du vieux colonel Coromila, a commencé contre nous -une petite campagne. Nous sommes en force pour nous défendre, mais à une -condition: c'est que nous nous transporterons, sans tarder, sur le champ -de bataille. Si l'on m'en croit, nous partirons demain. Le choléra n'est -plus à craindre; l'automne tire à sa fin, nous faisons du feu: rien ne -nous retient plus à Lariccia, et tout nous rappelle à Rome. - ---Il a raison, dit le comte. - ---Quel bonheur! dit Tolla. Je le verrai demain. - ---Nous emmènerons Menico, dit la comtesse. J'ai appris que Tobie, le -portier, s'enivrait et battait sa femme: Menico le remplacera. - ---Tant mieux! s'écria Toto. C'est plus qu'un domestique, c'est un ami -intelligent et dévoué. - ---Et brave! - ---Et vigoureux! Les espions des Coromila n'auront pas beau jeu avec lui. - ---Et prudent! Jamais une querelle. Il a des bras à assommer un boeuf, et -il n'a pas donné un coup de poing dans sa vie. - ---Te souviens-tu, Tolla, du jour où il avait volé pour toi les abricots -du voisin Giuseppe? Le jardinier voulait le battre: il se contenta de -relever ses manches, et le jardinier l'envoya prudemment à tous les -diables.» - -Cet éloge de Dominique fut interrompu comme par un coup de foudre. - -On entendit dans la cour de la villa des cris si aigus, que tout le -monde se leva en sursaut. Au même instant, Amarella pâle, les yeux -hagards, et violemment émue pour la première fois de sa vie, vint -annoncer que le cheval de Menico était rentré seul, au galop, la bride -sur le cou. Menico était le meilleur cavalier de Lariccia: que son -cheval l'eût désarçonné, on ne pouvait le croire. Aurait-il été victime -d'un guet-apens? on ne lui connaissait point d'ennemis. Toto sortit en -courant, suivi de tous les hommes de la maison et d'Amarella. Ils -n'avaient pas fait vingt pas dans le village, qu'ils rencontrèrent un -groupe de paysans qui rapportaient sur un brancard le corps de -Dominique. Une balle lui avait traversé la tête d'une tempe à l'autre. - -Le barbier accourut au bout de quelques minutes. C'était un petit homme -jovial. Il déclara qu'il n'y avait rien à faire pour le blessé, qu'une -bonne bière en bois de sapin: il avait le cerveau traversé de part en -part, et il serait froid dans une heure. «Pauvre Menico! ajouta-t-il -d'un ton guilleret, je voudrais pouvoir te guérir; mais que veux-tu? je -je ne suis pas le bon Dieu!» - -Le corps fut déposé dans une des chambres du rez-de-chaussée. Toto et -Tolla refusèrent de le quitter, et voulurent passer la nuit en prières -avec le curé de la paroisse. Amarella disparut après la consultation du -barbier. - -Le frère et la soeur prièrent ardemment pour la vie de Dominique, ou du -moins, puisque tout espoir était perdu, pour le salut de son âme. L'idée -qu'il allait comparaître devant son juge sans avoir eu un moment de -connaissance faisait frémir la bonne Tolla. «Si du moins, disait-elle, -Dieu lui permettait de recevoir les secours de la religion et de -détester ses fautes! - ---Son pouls bat toujours, disait Toto, mais si faiblement qu'on le sent -à peine. Pauvre Menico! c'était notre ami le plus ancien. - ---Nous avons perdu le bon génie de la maison. Je m'attends à tout -désormais. Lello ne m'aime plus!» - -A quatre heures du matin, le blessé n'avait pas repris ses sens; -cependant son pouls battait encore. Tolla, pâle et les cheveux épars, -agenouillée devant le grabat, ressemblait à ces statues de la Prière que -le sculpteur a prosternées devant les tombeaux des rois. Son frère -s'était assoupi, elle-même était plongée dans une sorte de stupeur. Elle -n'entendit pas le bruit d'une voiture qui s'arrêtait devant la porte, et -elle se leva brusquement sur ses pieds, croyant rêver, lorsqu'elle vit -entrer Amarella suivie du docteur Ély. Amarella avait fait six lieues en -trois heures sur le cheval de Menico. - -Le comte et la comtesse arrivèrent au bout de quelques minutes. En leur -présence, le docteur reconnut l'entrée et la sortie de la balle, situées -toutes deux à six centimètres au-dessus de la commissure externe des -yeux: mais la balle, au lieu de traverser le cerveau, avait circonvenu -les os en sous-parcourant la peau du crâne, et l'état du blessé, quoique -grave, n'était point désespéré. Lorsque le pansement fut opéré et -l'appareil placé, Menico revint à lui. Son premier regard fut pour -Tolla, le second pour le curé. - -«Aurai-je le temps de me confesser? demanda-t-il d'une voix éteinte. - ---Oui, mon garçon, répondit le docteur; j'espère même que tu auras le -temps de vivre.» - -Tous les assistants se retirèrent dans la chambre voisine. Au bout d'un -quart d'heure, on les fit rentrer. - -Le prêtre s'en alla chercher le saint viatique à tout événement. Le -blessé paraissait jouir de toutes ses facultés intellectuelles; -seulement il était faible et abattu. - -Le docteur s'arrêta un instant avec le comte à la porte de la chambre, -et ils échangèrent à voix basse les paroles suivantes: - -«Savez-vous, demanda le docteur, comment cela est arrivé? - ---Non, cher docteur: on l'a trouvé sur la route d'Albano. - ---Avait-il des ennemis? - ---Nous ne lui en connaissons pas. - ---Son père, ses frères ne sont en guerre avec personne? - ---Il est fils unique, et son père est mort il y a dix ans. - ---S'il connaît son assassin, pensez-vous qu'il soit disposé à le nommer? - ---J'en doute. Vous savez le peu de respect qu'ils ont tous pour la -justice. - ---Oui, ils aiment mieux se venger que se plaindre, et ils croiraient -commettre une lâcheté en invoquant le secours des lois. - ---Cependant je vais essayer de le faire parler. Il ne faut pas que ce -crime reste impuni. - ---Essayez. Il est très-faible; il n'aura pas la force de mentir. - ---D'ailleurs, il vient de recevoir l'absolution: il n'osera pas -commettre un péché.» - -Cette conversation ne fut entendue d'aucun de ceux qui entouraient -Menico; mais il arrive souvent que les malades ont l'ouïe d'une -sensibilité prodigieuse, et les yeux de Menico brillèrent d'un éclat -singulier à ces paroles du docteur: «Ils aiment mieux se venger que se -plaindre.» - -«Docteur, observa le comte en approchant, ce n'est pas nous qui ferons -l'interrogatoire. La femme de chambre de ma fille ne nous a pas attendus -pour le commencer.» - -Amarella disait à Menico: «Eh bien! mon pauvre garçon, tu as donc des -ennemis? - ---Tu vois bien que non, puisque tout le monde pleure autour de moi. - ---Si je savais quel est le méchant qui t'a tiré un coup de fusil! - ---On ne m'a pas tiré un coup de fusil. C'est moi qui suis tombé sur les -cailloux. - ---Mais comment serais-tu tombé sur les deux tempes en même temps? - ---Cela n'est pas plus difficile que de dormir sur les deux oreilles. - ---Mais, malheureux, tu avais une balle dans le corps! - ---Est-ce que j'avais une balle dans le corps? - ---Oui, tu avais une balle dans le corps.» - -Il répondit en riant doucement: «C'est que j'aurai bu après quelqu'un de -malpropre. - ---Nous ne saurons rien, dit le comte. - ---Il a le cerveau aussi sain que vous et moi, ajouta le docteur. -Maintenant je réponds de sa vie.» - -Amarella poussa un cri de joie. - -«De quoi te mêles-tu? lui demanda naïvement Menico. Mademoiselle Tolla, -je suis content de ne pas mourir avant votre mariage. Monsieur le comte, -j'ai une grâce à vous demander. Quand je serai guéri, voudrez-vous -permettre que j'aille vous servir à Rome? - ---C'est une affaire arrangée depuis hier, dit Tolla. - ---Certes, ajouta son père, je ne veux pas te laisser ici, exposé aux -coups du brigand qui a voulu t'assassiner! - ---Merci, monsieur le comte. Vous m'avez bien compris. - ---Docteur, demanda Toto, ne pourriez-vous nous prêter quelqu'un de vos -élèves qui achèverait ce que vous avez si heureusement commencé? - ---C'est bien mon intention. - ---Je tiendrai compagnie à ce jeune médecin et à mon bon Menico jusqu'à -ce que la guérison soit parfaite. Mon père, ma mère et ma soeur partent -avec vous ce matin pour Rome.» - - - - -VI - - -Pour la première fois de sa vie, Tolla quitta la campagne sans regret. -Elle se plaignait de la lenteur des chevaux: il lui tardait d'être à -Rome. Du plus loin qu'elle aperçut le dôme de Saint-Pierre, elle battit -des mains par un mouvement de joie enfantine qui fit sourire le docteur. - -Cependant, si elle avait été en état d'analyser ses sentiments et de -rendre compte de l'état de son coeur, elle aurait reconnu que son -bonheur était plus mélangé et sa joie moins tranquille qu'à l'époque de -son départ pour Lariccia. Au mois d'août elle ne craignait que pour la -vie de Lello, et cette crainte était tempérée par une confiance aveugle -dans la bonté de Dieu: elle aurait cru calomnier la Providence en -supposant que le fléau pût frapper son amant. Mais cette malheureuse -entrevue, la contenance embarrassée de Lello, la présence de monsignor -Rouquette, la dernière lettre qu'elle avait reçue, les observations que -cette pièce singulière avait suggérées au comte et à Toto, enfin le coup -mystérieux qui venait de frapper le plus humble et le plus dévoué de ses -amis, toutes ces circonstances accumulées jetaient dans son âme un -trouble secret dont elle essayait en vain de se défendre. Elle devinait -que ce qu'elle avait à craindre, ce n'était plus un de ces malheurs -soudains qui viennent directement de la main de Dieu, mais plutôt -quelqu'un de ces coups invisibles que dirige la haine ou l'ambition des -hommes. Au demeurant, la perspective de piéges à déjouer, de résistances -à vaincre, d'obstacles à surmonter, en un mot d'une guerre à soutenir, -ne lui faisait pas peur. Elle avait appris dès l'enfance à franchir les -barrières et à ne craindre ni fatigue ni danger. Cette éducation virile -avait aguerri son esprit. - -«Nous verrons bien, se disait-elle, si un amour honnête ne sera pas -assez fort, avec l'aide de Dieu, pour triompher de la haine et de -l'intrigue.» - -En entrant à Rome, la comtesse reconnut monsignor Rouquette, qui -descendait de voiture devant le musée de Saint-Jean de Latran. Elle le -montra au docteur Ély. - -«Monsignor Rouquette! dit le docteur. - ---Le connaissez-vous? - ---C'est un de mes malades; mais comme il se porte mieux que moi, nous ne -nous voyons pas souvent. - ---Que dit-on de lui par la ville? - ---On dit que c'est un galant homme et un homme d'esprit, qui pourra, si -Dieu le veut, devenir plus tard un saint homme. - ---Voilà tout ce qu'on dit? - ---Tout, répondit prudemment le docteur. - ---Alors, cher docteur, dites-moi ce qu'on en pense, car Rome est la -ville du monde où ce qu'on pense ressemble le moins à ce qu'on dit. - ---On pense que monsignor Rouquette n'est ni jeune ni vieux, ni beau ni -laid, ni blond ni brun, ni grand ni petit, ni riche ni pauvre, ni prêtre -ni laïque, ni honnête ni fripon, ni... Mais pourquoi me forcez-vous à me -compromettre? - ---Parlez, mon ami, dit vivement Tolla. Cet homme que j'ai vu il y a -trois jours pour la première fois, est venu se jeter au travers de mon -bonheur, pour me servir ou pour me perdre. Apprenez-moi, si vous le -connaissez, ce que je dois craindre ou espérer. - ---Tout, mon cher petit ange, selon qu'il sera pour vous ou contre vous. -Vous savez que j'ai la mauvaise habitude de juger les gens sur la -physionomie: ce monsignor-là possède une des figures les plus -significatives qu'il m'ait été donné d'observer, une vraie tête d'étude. -Le front est haut et large, le crâne vaste, le cerveau développé, les -yeux petits, ronds et enfoncés, les prunelles d'un bleu aigre et -transparent, comme chez les bêtes fauves, les narines ouvertes, mobiles -et palpitantes, signe infaillible de passions ardentes et de grands -appétits; les lèvres fines, si toutefois il a des lèvres; des dents à -tout mordre; un menton court, ramassé, trapu et profondément entaillé -par une fossette; le front plissé, les pommettes couperosées et une -large patte d'oie épanouie sur chaque tempe. Devinez à quoi je pense en -voyant cette figure travaillée, tourmentée et crevassée par un feu -intérieur? A la solfatare de Naples. Je flaire un volcan mal éteint, et -Dieu me pardonne! je crois voir la fumée sortir des rides de son front. - ---Bravo, docteur! interrompit le comte. On dirait, à vous entendre, que -Son Éminence le cardinal-vicaire a un secrétaire intime venu en droite -ligne de l'enfer. - ---Je ne sais pas s'il en vient, mais je vous réponds qu'il y va. M. -Rouquette est un homme vigoureux de corps et d'esprit, qui, pour son -malheur et pour celui des autres, est né dans une étable de village ou -dans une mansarde de Paris avec des instincts de prince. Le monde n'a -jamais manqué de ces hommes d'action que le sort jette sur le pavé, sans -argent, sans naissance et sans aucun autre instrument d'action que leur -intelligence et leur volonté. Ils deviennent, selon les circonstances, -illustres ou infâmes; ils font beaucoup de mal ou beaucoup de bien, mais -ils ne meurent pas sans avoir fait quelque chose. Soit qu'ils -détroussent les passants, comme Cartouche, soit qu'ils dévalisent les -peuples, comme Law, soit qu'ils renversent les trônes, comme Marat, soit -qu'ils fondent des dynasties, ils ont entre eux une étroite parenté, et -ils appartiennent tous à la grande famille des aventuriers. Rouquette -est un des cadets de la famille. Au temps des petites guerres du moyen -âge, il aurait commandé une troupe de routiers; pendant les luttes de -Louis XIV, il aurait obtenu des lettres de marque et commandé un -corsaire; au siècle suivant, il aurait inventé quelques mines du -Mississipi ou tenu les cartes dans quelque tripot; sous la république -française, il eût été orateur de son carrefour et le président de sa -section. En 1837, découragé de vivre dans un pays où la paix, la loi, la -troupe de ligne et la gendarmerie ont fermé à jamais l'ère des -aventures, il est venu à Rome: il aspire aux dignités ecclésiastiques, -les seules qui soient accessibles à un homme d'esprit sans naissance et -sans fortune. Il choisit dans le sacré collége les deux hommes qui ont -le plus de chance d'arriver à la papauté; il se fait secrétaire du -cardinal-vicaire, il s'insinue dans la confiance du cardinal Coromila. -Sans renoncer aux douceurs de la vie laïque, car il n'est pas même -tonsuré, il porte l'habit ecclésiastique, il obtient le titre de -monsignor et le droit de mettre des bas violets: prêt à entrer dans les -ordres au premier évêché vacant, ou à jeter la soutane aux orties dès -qu'il trouvera une dot à épouser. Habile à tout, capable de tout, -obéissant aux événements jusqu'à ce qu'il puisse leur commander, -commandant à ses passions jusqu'à ce qu'il soit assez riche pour leur -obéir, il a déjà gagné assez de crédit pour que rien ne lui soit -impossible, pas même le bien. Si quelque intérêt proche ou lointain le -porte à assurer votre bonheur, comptez sur lui, vous serez heureuse: -mais s'il s'avisait de parier que je mourrai dans l'année, ma foi! je -commencerais par faire mon testament. Tout cela entre nous! ajouta le -docteur en appuyant l'index sur ses lèvres. Mais ne me dira-t-on pas, à -moi qui ai ouvert à cette belle enfant les portes de la vie, quel danger -elle craint et quel bonheur elle espère?» - -La comtesse lui raconta en quelques mots l'histoire des amours de Tolla. - -«Je ne vois pas apparaître monsignor Rouquette, dit le docteur. - ---Maman a oublié de vous dire que, la seule fois que Lello est venu nous -voir à la campagne, monsignor Rouquette était avec lui. - ---_Diamine!_» dit le docteur. C'était son juron favori. _Diamine_ est un -blasphème anodin qui remplace _diavolo_! comme en français _jarnicoton_ -remplace _jarnidieu_. «C'est ce Rouquette qui a rompu le mariage de -Coromila l'aîné avec une Vénitienne. - ---Nous le savons. - ---Dans quel intérêt a-t-il fait cela? Pour complaire au cardinal. Le -chevalier ne compte pas. Or le prince et le cardinal s'en iront -prochainement rejoindre leurs ancêtres: je ne leur donne pas six mois. -Eh bien! mon petit ange, votre affaire ne me paraît pas mauvaise. Quand -les deux vieux Coromila n'y seront plus, Rouquette n'aura plus aucune -raison de contrarier votre mariage. Ayez seulement six mois de patience -et de prudence, et recommandez au beau Lello d'étouffer son feu sans -l'éteindre.» - -Les conseils du docteur furent scrupuleusement suivis. Lello n'avait pas -besoin qu'on lui recommandât la prudence. Mme Feraldi se chargea du soin -d'organiser le bonheur de ses deux enfants. Lello venait tous les soirs -à l'_Ave Maria_ passer une heure auprès de sa maîtresse; il courait -ensuite dire le chapelet avec sa famille; il s'habillait et allait dans -le monde, où il revoyait Tolla. Les jours où Tolla ne sortait pas, il -savait, sans se faire remarquer, prélever une heure ou deux sur sa -soirée pour causer avec elle. - -Ils avaient adopté, dans le salon du palais Feraldi, une embrasure de -fenêtre grande comme une de ces chambres que les architectes nous -construisent à Paris; ils en avaient fait leur salon particulier, leur -domaine inviolable, et comme le sanctuaire de leur amour. Ainsi en face -l'un de l'autre, le coude appuyé sur la fenêtre, ils recommençaient tous -les soirs l'éternelle conversation que le genre humain répète depuis -tant de siècles sans la trouver monotone. Quelquefois, à bout de -paroles, ils gardaient le silence, ce silence des amants, qui est le -plus doux des langages. Quelquefois penchés l'un vers l'autre, la main -dans la main et les larmes bien près des yeux, ils disaient et -redisaient ensemble deux mots où se concentraient toutes leurs pensées -et toutes leurs espérances: - -«_Lello mio!_ - ---_Tolla mia!_ - -«Mon Lello! Ma Tolla!» Il est bien vrai que l'italien est par excellence -la langue de l'amour. La voix se repose doucement sur la première -syllabe de _mia_, et donne au mot ainsi prolongé toute la suavité d'une -caresse. - -Lello et Tolla se querellaient quelquefois et ne s'en aimaient que -mieux. Ces querelles, toujours suivies du baiser de paix, sont -l'assaisonnement du bonheur. Ils s'étaient promis l'un à l'autre que -jamais, quels que fussent leurs griefs, ils ne se sépareraient le soir -sans être réconciliés. - -«Je ne veux pas, disait Tolla, que tu t'endormes sur une mauvaise -parole. - ---Enfant! répondait Lello, est-ce que je dormirais?» - -Tolla avait l'âme trop sincèrement pieuse pour ne pas songer au salut de -son amant. D'ailleurs un instinct secret l'avertissait peut-être qu'il -n'oublierait pas ses devoirs envers elle, tant qu'il se souviendrait de -ses devoirs envers Dieu. En plaidant la cause du ciel, elle plaidait la -sienne. - -Lello n'avait jamais négligé ces observations de piété extérieure que -les lois de Rome rappellent et imposent au besoin à tous les sujets du -pape, et que les jeunes gens les plus dissipés accomplissent sans -marchander. Il faisait beaucoup plus, en apparence, que la religion la -plus austère ne commande; mais Tolla eut fort à faire pour lui rendre -les sentiments religieux qu'il professait et qu'il n'avait plus. Elle le -tançait doucement, et le priait de mettre ses idées d'accord avec sa -conduite. «Tu es, lui disait-elle, un mauvais chrétien d'une espèce -singulière. Les autres pensent bien et agissent mal: toi, tu penses mal -et tu agis bien. Je ne te dirai donc pas, comme mes confrères les -prédicateurs: Conformez votre conduite à votre foi; mais plutôt: Tâchez -de croire à ce que vous pratiquez.» - -Comme l'impiété de Lello n'avait rien de systématique, et qu'elle tenait -moins du scepticisme que du libertinage, elle guérit. Tolla eut la joie -de convertir son amant, de détruire l'effet des mauvaises compagnies et -de dissiper au souffle de l'amour les fumées dont il avait le cerveau -obscurci. Les deux amants prièrent ensemble, et la prière devint le plus -cher plaisir de Tolla. Lello voulut qu'ils eussent le même confesseur. -«Il mettra, disait-il, un lien de plus entre nous; nos péchés mêmes -seront ensemble.» Tolla accepta le confesseur de Lello. - -Jamais le jeune Coromila n'avait été aussi amoureux: il jouissait de son -bonheur provisoire sans songer au combat qu'il faudrait livrer pour le -rendre définitif. Si parfois, au milieu d'un doux entretien, l'image de -son père, de ses oncles, de ce formidable tribunal de famille, se -présentait à son esprit, il fermait les yeux pour ne pas voir. Lorsque -Toto revint à Rome, dans les premiers jours de décembre, avec Menico -parfaitement guéri, il fut émerveillé de l'harmonie qui régnait entre -les deux amants. Tolla s'était fait peindre en miniature pour se donner -à Lello. Derrière l'ivoire du portrait, elle avait écrit de sa main: -_Aspettando!_ «En attendant!» De son côté, Lello avait passé quarante ou -cinquante heures dans l'atelier de M. Schnetz, qui lui avait peint un -portrait magnifique, grand comme nature, et plus beau. L'artiste avait -merveilleusement interprété la beauté de Lello et mis en relief tout ce -qu'il y a de romain dans sa physionomie. Les deux portraits furent -terminés en même temps, quoique les deux amants ne se fussent pas -entendus, et, le jour où Lello apporta le sien à Tolla, croyant la -surprendre, Tolla tira de sa poche sa miniature encadrée d'un petit -cercle d'or. - -Quand ils se rencontraient dans le monde, ils s'y conduisaient avec la -plus grande réserve; ils dansaient rarement ensemble et ne se -regardaient qu'à la dérobée. Dans les premiers jours qui suivirent le -retour de Tolla, Lello se trahit un peu malgré toute sa prudence. Il -était d'une gaieté folle, et la joie lui sortait par les yeux; sa -contenance fut remarquée, et Tolla le pria de veiller sur lui. Alors il -s'observa si bien, il fut si froid, si sérieux et si guindé que toute la -ville se demanda ce qu'il avait. Tolla revint à la charge et ne lui -ménagea pas les leçons. Enfin, après quelques oscillations, il trouva -son équilibre, et ne ressembla plus à une victime ni à un triomphateur. - -Mme Fratief et sa fille épiaient avec une persévérance toute féminine -les moindres mouvements de Lello. A leur grand regret, elles étaient -réduites à le surveiller elles-mêmes. Elles avaient perdu leur digne -espion, ce pauvre Cocomero. Il avait quitté la maison le 6 octobre, de -lui-même et sans qu'on pût savoir quelle mouche l'avait piqué. Nadine -supposait qu'il était retourné à Naples: depuis quelque temps, il -paraissait atteint d'une mélancolie qui ressemblait beaucoup au mal du -pays. La générale inclinait à croire qu'il s'était enrôlé dans -l'honorable corporation des sbires, où l'on ne manquerait pas -d'apprécier ses talents. En attendant qu'il daignât donner de ses -nouvelles, on l'avait remplacé à la maison par un grand lourdaud du -Transtevère, et la générale le remplaçait de son mieux à la ville. Elle -ne rencontrait jamais Lello dans le monde sans lui dire: «Attention! -j'ai l'oeil sur vous!» Lello, dûment averti, se surveillait sévèrement -et prenait la générale en horreur. - -Elle s'avisa que Lello n'aimait peut-être Tolla que par amour-propre et -à force d'entendre dire qu'elle était la plus jolie fille de Rome. «Nous -sommes bien sottes, pensa-t-elle, de lui avoir laissé faire cette -réputation-là!» La première fois qu'elle rencontra Tolla, elle lui cria: -«Eh! mon Dieu! ma toute belle, qu'avez-vous? vous êtes toute défaite!» -Le lendemain, dans une autre maison, elle dit à Mme Feraldi: «Chère -comtesse, pensez-vous à la santé de Tolla? elle ne se ressemble plus -depuis quelque temps!» Elle allait répétant à qui voulait l'entendre: -«Est-ce que la plus jolie fille de Rome est malade? Elle se fane de jour -en jour, et ses parents n'ont pas l'air de s'en douter. Savez-vous qui -est son médecin?» Cinq ou six mères de famille, qui avaient des filles à -marier, furent frappées de la justesse des observations de la générale. -Elles virent avec les yeux de la foi que Tolla avait les bras maigres et -la figure fatiguée; elles le dirent sur les toits, et bientôt il ne fut -bruit que du dépérissement de Tolla. - -Tolla avait non-seulement cet éclat de santé que les femmes rapportent -de la campagne au commencement de l'hiver, mais encore ce je ne sais -quoi de radieux, de vivace et de bruyant que le bonheur ajoute à la -beauté. Il aurait fallu que Lello fût aveugle pour la croire enlaidie. -Il se contenta de sourire tranquillement le jour où il entendit quelques -bonnes âmes chuchoter autour de lui: - -«Regardez donc la Feraldi. Est-elle passée! - ---Pauvre fille: jaune comme un fruit dans une armoire. - ---Les yeux battus. - ---Les lèvres molles. - ---Il lui reste sa physionomie. - ---Oui; si on lui ôtait cela, elle serait presque laide.» - -Nadine, de son côté, avait dressé une batterie contre la mère de Tolla. -Elle allait disant d'un petit air ingénu qui ne lui seyait pas mal: - -«Savez-vous que Tolla est bien heureuse d'avoir une mère comme la -sienne? Cette Mme Feraldi a tant d'esprit que je l'admire. Ce n'est pas -ma pauvre bonne mère qui saura jamais attirer un jeune homme à la -maison, le flatter, le séduire, l'engager, le compromettre et le -conduire, les yeux bandés, jusqu'à la porte de l'église! Après tout, ma -bonne mère, je t'aime comme tu es, avec ta naïveté sublime. Nous sommes -des sauvages du Nord; mais mieux vaut la barbarie qu'une civilisation -trop avancée. N'envions pas le savoir-faire des habiles, et gardons la -blancheur de nos neiges natales.» - -Nadine et sa mère, à force de fréquenter l'église des Saints-Apôtres, -acquirent la certitude que Lello venait tous les soirs au palais -Feraldi. La générale se chargea d'en répandre la nouvelle avec un -commentaire de sa façon: «Que vous semble, disait-elle à toutes les -femmes de sa connaissance, d'une mère qui protége de pareils -rendez-vous? Quand le prince est entré, la grande porte se ferme, et le -concierge, une espèce de brute, n'ouvrirait pas pour un million. Moi, si -un jeune homme était admis à faire sa cour à mademoiselle ma fille, je -laisserais ma porte ouverte à tout le monde. On ne se cache que pour mal -faire. La petite est vraiment à plaindre: elle aime ce garçon, on -l'enferme avec lui; le moyen qu'elle se défende? Cependant il est -possible que cela tourne à bien. Si le prince s'avançait si loin, si -loin qu'il lui fût impossible de reculer! On fera parler l'honneur, -l'amour, la reconnaissance; ne pourrait-on même pas le contraindre? -Toutes les fautes ne sont pas des maladresses, et il y a souvent plus -d'habileté dans un quart d'heure d'oubli que dans dix années de vertu.» - -Ces calomnies furent colportées bruyamment dans tous les salons de Rome. -On les fit sonner très-haut dans l'espoir qu'elles arriveraient aux -oreilles de la famille Coromila. Elles furent recueillies précieusement -par trois personnes. - -La première était Rouquette, qui s'en réjouit. - -La seconde était le frère de Lello, qui s'en effraya. - -La troisième était le colonel, qui s'en amusa. - -Le pauvre cardinal n'eut pas le temps d'apprendre ce qu'on disait de son -neveu. Il mourut comme un saint, la veille de l'Épiphanie. Rouquette, -devenu le commensal et le confident du colonel, remercia intérieurement -les alliés inconnus qui secondaient si bien ses projets. Le vieux -prince, relégué par ses infirmités au fond de son palais, n'apprenait -que les nouvelles qu'on jugeait à propos de laisser arriver jusqu'à lui. -Son fils aîné voulait tout lui dire: il craignait que Lello ne fût -véritablement livré aux mains d'une famille d'intrigants, mais Rouquette -et le colonel le détournèrent de ce dessein. - -«Qu'espérez-vous de l'intervention du prince? lui demanda Rouquette. - ---Mon père lui défendra de retourner chez cette fille. - ---Obéira-t-il? - ---Oui. Mon père a beau être vieux, infirme, aveugle, plus semblable à un -mort qu'à un vivant, sa volonté est inflexible, et Lello tremble encore -devant lui. Il obéira. - ---Soit; je suppose qu'il se montre plus soumis que vous ne l'avez été en -pareille circonstance: le prince n'est malheureusement pas éternel. Si -Lello consent à oublier pour quelque temps qu'il est majeur et maître de -sa personne, il s'en ressouviendra à la mort de son père, et vous ne -saurez plus par quel frein le retenir. Gardez-vous d'élever la volonté -du prince entre lui et celle qu'il aime; le jour où la mort renverserait -la barrière, votre prisonnier vous échapperait, et pour toujours. - ---Il a raison, ajouta le colonel. D'ailleurs ton projet nous attirerait -des scènes de famille, des larmes, des prières et un débordement de -rhétorique dont je bâille à l'avance. Nous agirons quand il en sera -temps; rien ne presse.» - -Mme Fratief, qui était pressée, dit un jour à la chanoinesse de Certeux: - -«Chère madame! on ne parle dans Rome que de l'esprit d'un de vos -compatriotes, monsignor... monsignor... _Ach!_ J'ai perdu son nom. Ce -monsignor qui a empêché un prince Coromila de se mésallier à Venise... - ---Monsignor Rouquette? - ---Précisément, monsignor de Rouquette. Vous qui recevez la fine fleur de -la société romaine, dites-moi donc, chère madame, si monsignor de -Rouquette a autant d'esprit qu'on veut bien lui en prêter. - ---Vous n'avez jamais causé avec lui? - ---Je n'ai jamais pu le joindre; et notez que j'en meurs d'envie. - ---Si vous étiez assez aimable pour venir prendre le thé ce soir avec -moi, je vous servirais monsignor Rouquette entre la première et la -deuxième tasse. - ---Ah! chère madame, vous êtes ma bonne étoile. Figurez-vous que Nadine -et moi nous importunons le ciel depuis quinze jours pour qu'il nous -envoie monsignor Rouquette.» - -Nadine ajouta d'un petit ton dévot: «Ceci nous prouve, maman, que, pour -obtenir de Dieu ce qu'on désire, il faut recourir à l'intervention des -saints.» - -Lorsque Rouquette fut en présence de la générale, il devina aux premiers -mots un auxiliaire intéressé et compromettant. Il résolut de s'en amuser -et de s'en servir. - -Elle crut être fort habile en commençant par le féliciter de la cure -qu'il avait faite sur le frère de Lello: de l'aîné au cadet, la -transition serait aisée. Mais Rouquette se défendit énergiquement contre -les éloges qu'elle prétendait lui faire accepter. «Ce n'est pas moi, -dit-il, qui ai guéri le fils aîné du prince Coromila; tout l'honneur de -la cure appartient à Dieu et au bon naturel du malade. La famille -Coromila ne périra point par les mésalliances. - ---Ah! monsignor, vous me rassurez. On disait que le prince Lello était -en grand danger. - ---Je vous assure, madame, qu'il se porte le mieux du monde. - ---L'air des jardins Feraldi est dangereux le soir, et les pauvres coeurs -y prennent la fièvre. - ---Dieu a fait l'homme plus robuste que la femme, et il arrive que l'un -reste en santé, tandis que l'autre tombe malade. - ---L'Église a bien raison de défendre les jugements téméraires. L'homme -est si prompt à accuser son prochain! On parle quelquefois de serments -échangés, de promesses de mariage, d'anneaux passés au doigt, de -portraits donnés et reçus, quand il n'y a peut-être rien de vrai que -quelques baisers. - ---Le monde est encore plus méchant que vous ne croyez, madame. On va -souvent jusqu'à inventer des histoires de mariage secret. - ---Vraiment! - ---De promenade nocturne en tête-à-tête. - ---A pied? - ---Mieux, madame; en voiture. - ---Je n'avais jamais entendu conter pareille chose! - ---Avez-vous entendu parler d'un père et d'une mère complices d'un -mariage clandestin et forcés de cacher la grossesse de leur fille? - ---On dit cela? - ---Souvent, madame, tant il y a de méchanceté en ce monde! Mais les -hommes de bon sens laissent tomber ces calomnies. - ---Je ne les laisserai pas à terre, pensa la générale. - ---Elle les ramassera,» se dit Rouquette. - -La chanoinesse vint se mêler à la conversation. «Vous parliez mariage? -demanda-t-elle à Rouquette. - ---Hélas! madame, répondit-il, de quoi parlerait-on dans un pays où -l'amour, et par conséquent le mariage, est le seul intérêt de la vie -après le salut? - ---On dit que votre compagnon de voyage épouse la fille d'un lord -catholique? - ---On l'espère. Si les négociations réussissent, le mariage se fera à -Londres au mois de mai. - ---Est-ce à Londres aussi, demanda en souriant la chanoinesse, que vous -comptez marier Lello? - ---Qui sait?... Certes, si j'étais à sa place, je chercherais une femme -partout, excepté à Rome. - ---Pourquoi? Vous pouvez parler hardiment: tous les Romains sont partis, -et ce n'est ni la générale ni moi qui irons vous dénoncer. - ---Oh! madame, je n'ai rien contre les Romains ni contre les Romaines; -mais à mes yeux Rome est le pays du monde où les hommes mariés ont le -moins d'avenir. A Paris, à Pétersbourg, à Londres, l'homme qui se marie -épouse toute une armée de protecteurs, d'amis, de partisans, qui -s'engagent par contrat à le faire parvenir. A Rome, il épouse une femme -et rien de plus. Il y a tels mariages qui vous donnent en France la -croix et une place de préfet, en Angleterre la députation, en Russie... - ---En Russie, ajouta vivement la générale, une clef de chambellan, la -noblesse de deuxième classe, des croix, des pensions, des places, la -faveur, la fortune et tout. - ---Vous voyez bien, mesdames, que Rome est le patrimoine des -célibataires, et que les hommes mariés doivent chercher fortune -ailleurs. - ---La France, dit la générale, est un pays sans avenir. Ces messieurs de -1830 ont tout mis sens dessus dessous, les lois et les pavés. Qu'est-ce -qu'un député? Un homme qui n'a pas même d'uniforme! On parle des pairs -de France: ont-ils seulement le droit de bâtonner leurs gens? -L'aristocratie est tombée bien bas, depuis la suppression du droit -d'aînesse. - ---Le droit d'aînesse s'est conservé en Angleterre. L'Angleterre est -encore bonne. - ---Oui; mais combien trouvez-vous de familles catholiques dans la -noblesse anglaise? On les compte, cher monsignor, on les compte. Vous -avez eu le bonheur de découvrir un beau parti dans cette petite élite du -royaume, raison de plus pour n'y en pas chercher un second. - ---Reste donc la Russie. Par malheur, elle est schismatique. - ---Schismatique, monsignor! La Russie n'est pas schismatique. Jamais on -n'a dit que la Russie fût schismatique. Il y a des schismatiques en -Russie, j'en conviens, mais beaucoup moins qu'on ne pense. Est-ce que -toute la Pologne, sans aller plus loin, n'est pas catholique? L'empereur -est le plus tolérant des hommes; il est le père de tous ses sujets, sans -distinction: on ne l'a jamais accusé de favoriser les schismatiques. Que -mademoiselle ma fille arrive demain en Russie, soit avec sa mère, soit -avec son mari, sera-t-elle bien moins reçue, parce qu'elle est -catholique? Dites, madame la chanoinesse, si le marquis votre frère a dû -se faire schismatique pour arriver aux premières dignités de l'empire? - ---On m'a conté, reprit modestement Rouquette, qu'en Russie les filles ne -recevaient que le quatorzième de l'héritage de leurs parents. - ---Distinguons, cher monsignor. En effet, elles n'héritent que du -quatorzième lorsqu'elles ont des frères; mais une fille unique, comme -Nadine, par exemple, et tant d'autres héritières, ne partage le bien de -ses parents avec personne. - ---Au reste, nous avons à Rome des jeunes gens assez riches pour prendre -une fille sans dot. - ---Bien, monsignor! Vous êtes un homme antique. Vous ne donnez pas, vous, -dans le travers ridicule des hommes d'aujourd'hui! je ne connais rien -d'impatientant comme cette question: «Qu'a-t-elle?» Eh! mes chers -messieurs, ma fille a ce qu'elle a; épousez-la pour elle, ou je la -garde. Je vous dirai le lendemain du mariage si elle est sans un sou ou -si elle a dix millions.» - -A ce chiffre de dix millions, Rouquette prit un air si respectueux que -la générale se persuada qu'il était dupe. «Décidément, madame, dit-il en -terminant, je crois que, si je m'appelais Lello Coromila, je choisirais -ma femme en Russie. Par malheur, je ne suis rien qu'un homme de bon -conseil. - ---Il va travailler Lello! se dit la générale ivre d'espérance. - ---Elle court perdre les Feraldi,» pensa Rouquette en la voyant sortir. - -Huit jours après, il n'était bruit que du mariage secret de Lello et de -Tolla. On citait le jour, l'heure, la chapelle, le prêtre et les -témoins. Ces détails d'une précision inquiétante émurent le frère de -Lello: il lui demanda s'ils étaient vrais, et ne voulut croire ses -dénégations que lorsqu'elles furent confirmées par Rouquette. - -Tolla n'ignora pas longtemps les calomnies que la Fratief avait mises en -circulation. Un matin que Mme Feraldi réunissait chez elle quelques -jeunes filles de la société et quelques amis de Toto pour répéter -ensemble une mazurka, les deux cousines de Tolla vinrent la féliciter de -son mariage. - -«Quel mariage? demanda-t-elle en rougissant jusqu'aux yeux. - ---C'est bien mal à toi, Tolla, de n'en avoir rien dit à tes bonnes -cousines! - ---Ah! ah! ah! qu'elle est étonnante avec son air étonné! Nous n'aurions -pas dû être les dernières à apprendre ton bonheur. - ---Figure-toi que j'arrive dimanche dans une maison: la première chose -qu'on me dit, c'est que tu es la femme de Lello. Moi, je me mets à rire, -et je trouve la plaisanterie assez neuve. Je sors, je rencontre Bettina -Nigri et sa mère à la porte d'une église; elles m'arrêtent pour me dire: -«Eh bien! vous avez un nouveau cousin!--Bah! est-ce que ma tante Feraldi -est accouchée?--Non, mais Tolla s'est mariée avec Lello.» Enfin, hier, -maman reçoit la plus étrange lettre du monde. On lui écrit de Forli: -«Votre nièce est mariée, nous le savons; il n'est pas question d'autre -chose dans la ville: contez-nous donc les détails de l'aventure!» - -Tolla resta muette d'étonnement: après avoir pris tant de soin pour -cacher son amour, elle se voyait la fable de la ville et de la province. - -Toto vit d'un coup d'oeil que tous les témoins de cette scène avaient -déjà entendu parler de ce prétendu mariage, et qu'ils y croyaient. Il se -hâta de répondre pour sa soeur: «On vous a trompées, mes chères -cousines, et, si l'on répète devant vous cette sotte invention de nos -ennemis, vous pourrez répondre hautement que Tolla n'est pas mariée.» - -Tolla ajouta avec une indignation mal contenue: - -«Et qu'elle n'est pas fille à accepter la honte d'une semblable union, -et qu'elle méprise un bonheur clandestin, et qu'elle ne voudrait pas -d'un roi même à ce prix, et qu'elle ne s'avilira jamais au point -d'accepter la main d'un homme qui craindrait de l'épouser à la lumière -du soleil et à la face de tous!» - -Les deux cousines s'excusèrent à qui mieux mieux. - -«Pardon, dit Philomène, je ne voulais pas te chagriner; mais, comme tout -le monde parle de ce mariage, je croyais... Pardon... - ---Mais es-tu simple, dit Agathe, de pleurer pour si peu de chose! Et -quand cela serait vrai! Les mariages secrets sont aussi bons que les -autres, du moment où le prêtre y a passé, et ils sont bien plus -amusants!» - -Le soir, Lello vint avec Philippe. Ils trouvèrent Tolla tout en larmes, -et elle leur raconta ce qu'elle avait appris. - -«C'est une invention de la Fratief, dit Lello. Il y a huit jours que -cela court la ville. Mon frère m'en a parlé. - ---Et qu'as-tu répondu? demanda Tolla. - ---J'ai répondu que la voix publique avait menti, et que je n'aurais pas -fait un tel pas sans consulter mes parents. - ---Tu ne lui as rien dit de nos engagements? Il serait peut-être temps -d'en instruire ta famille. - ---Mon cher amour, mon père est plus mal que jamais depuis la mort du -cardinal. Si par hasard on l'avait prévenu contre nos projets, la -déclaration que j'ai à lui faire pourrait lui porter un coup terrible. -Ne vaut-il pas mieux attendre que sa santé soit raffermie, si tant est -qu'il puisse guérir? - ---Attendons, dit Tolla. Je me boucherai les oreilles pour ne pas -entendre les calomnies de nos ennemis. - ---Faites mieux, ajouta Pippo. On vous accuse d'être mariés secrètement. -A votre place je voudrais donner raison à ces chers accusateurs. -Voulez-vous que je vous trouve un prêtre? Je serai votre témoin avec -quelque ami sûr et discret. Supposez que la chose transpire, personne -n'y croira. La nouvelle est usée: elle date de huit jours. D'ailleurs -est-ce qu'on croit jamais la vérité? - ---Qu'en penses-tu, Tolla?» demanda Lello. - -Tolla répondit d'une voix ferme et décidée: - -«Mon ami, hier peut-être j'aurais dit oui. Après la scène de ce matin, -je me mépriserais moi-même si j'étais capable d'accepter. Nous -attendrons.» - -Lello et Philippe restèrent au palais Feraldi jusqu'à minuit. Le -lendemain, on racontait dans Rome que Tolla et Lello étaient sortis -ensemble à la brune. Une personne digne de foi les avait reconnus dans -les allées du Pincio, appuyés tendrement l'un sur l'autre. Un second -témoin les avait rencontrés en carrosse à cent pas de la porte du -Peuple; un troisième les avait surpris dans une petite voiture basse sur -l'avenue qui mène à l'église Saint-Paul; un quatrième les avait aperçus -à cheval sur l'avenue d'Albano. Un autre ne les avait pas vus, mais il -avait fait parler le cocher qui les conduisait tous les soirs. Ces -témoignages, qui auraient dû se détruire, se confirmaient l'un l'autre. -On aimait mieux croire à l'ubiquité de Tolla qu'à son innocence. Une -ligue redoutable se forma contre elle. Toutes les mères qui l'avaient -enviée, toutes les filles qui l'avaient jalousée, tous les jeunes gens -qui l'avaient désirée, s'enrégimentaient sous les ordres de la Fratief. -Les amis qui pouvaient la défendre, comme la marquise, Pippo, le docteur -Ély, étaient accablés par le nombre. La pauvre fille apprenait tous les -jours quelque nouvelle calomnie: elle s'en consolait en la racontant à -Lello, qui lui promettait de lui payer en bonheur tout ce qu'elle avait -à souffrir. - -Dans les premiers jours de janvier, les consolations de son amant lui -manquèrent. Le vieux prince entrait dans son agonie, qui dura près de -trois semaines. Lello, cloué au chevet de son père, trouvait à peine le -temps d'écrire tous les jours un billet à Tolla. Elle n'avait plus -personne à qui confier ses ennuis: pouvait-elle apprendre à sa mère -toutes ces calomnies, où sa mère était plus maltraitée qu'elle-même? - -Elle s'associait à la douleur de Lello, et, quoiqu'elle n'eût jamais vu -le prince de Coromila, elle le pleurait comme un père. Elle ne songea -pas un seul instant que la mort de ce vieillard assurait son mariage. Le -prince mourut. Tolla fut trois ou quatre jours sans aller dans le monde: -elle se sentait incapable de retenir ses larmes. Le monde murmura. Si on -l'avait vue sourire et valser, on aurait poussé les hauts cris; on -aurait dit qu'elle triomphait de la mort du prince. - -Lello, toujours prudent, lui écrivit le lendemain des funérailles de son -père: «J'apprends qu'hier au soir on a remarqué ton absence au théâtre. -Que cela te serve de leçon pour l'avenir.» - -C'était Mme Fratief qui avait pris la peine de courir de loge en loge à -la recherche de Tolla: - -«Avez-vous vu Tolla? - ---Non. - ---Comment n'est-elle pas ici, elle qui adore la musique de Bellini? -J'avais quelque chose à lui dire. Je vais passer chez elle après le -spectacle. Mais, j'y pense! je ne la trouverais pas. Elle a quelqu'un à -consoler.» - -On savait cependant que Lello passait la soirée en famille. - -Pour excuser sa douleur, Tolla dit qu'elle était malade. Cela n'était -qu'un demi-mensonge: la pauvre fille succombait à l'excès de ses ennuis. -Ses ennemis la prirent au mot et glosèrent sur sa maladie. - -La jeune Nadine disait ingénument à toutes les filles de son âge: -«Tâchez donc de savoir quelle est la maladie de Tolla. Ma mère le sait, -mais elle ne veut pas me le dire. Il paraît que c'est une maladie que -les jeunes filles n'ont jamais, dont on ne meurt pas, mais qui dure bien -des mois.» - -En apprenant cette nouvelle invention, Tolla guérit de colère: elle -sentit ses forces doublées; tout son être s'exalta, toute son énergie se -tendit. Elle retourna dans le monde, courut les théâtres, les bals, les -soirées, dansa des nuits entières, fatigua ses valseurs, soupa à quatre -heures du matin, but du vin de Champagne, oublia sa pelisse en sortant -du bal, commit imprudence sur imprudence, et prouva une santé de fer. - -Sa réputation n'y gagna rien. Les uns disaient: - -«C'est pour mieux cacher _son état_. - ---Mais, s'écriait la marquise Trasimeni, elle a une taille à prendre -dans la main! Croyez-vous qu'elle puisse laisser _son état_ à la -maison?» - -D'autres allaient chuchotant: «Elle ne se ménage pas assez pour une -fille qui relève de maladie.» - -Un plaisant remarquait la coïncidence de la mort du prince et de la -retraite momentanée de Tolla. - -«Les Coromila se conservent bien, disait-on. S'il en meurt un, vite il -en naît un autre. Coromila est mort, vive Coromila!» - -Mme Fratief, en voyant valser Tolla, disait charitablement à ses -voisines: «La malheureuse! elle veut donc tuer deux personnes à la -fois!» - -Cependant Lello s'était laissé conduire à la villa d'Albano, où ce qui -restait de la famille se retira pendant quinze jours pour cacher sa -douleur et pour l'oublier. On chassait, on faisait de grandes cavalcades -et de longs repas. Rouquette organisa savamment cette vie oisive, -décente et plantureuse. Lello eut le temps, non pas d'envier, mais -d'entrevoir les douceurs de la vie de garçon. Cependant le voisinage de -Lariccia, les souvenirs de l'été dernier, peut-être même l'oisiveté, la -solitude et la bonne chère ravivèrent son amour pour Tolla. Un soir, en -sortant de table, il lui écrivit: «Je te l'ai dit cent fois, mais je -veux te l'écrire, parce que les écrits restent: je t'aimerai toujours et -je saurai mourir plutôt que d'oublier un ange tel que toi. Dieu voit mon -coeur, et, en sa présence, je te jure une fidélité éternelle.» - -«Comme il m'aime! s'écria Tolla lorsqu'on lut cette lettre en famille. - ---Voilà un écrit précieux, ajouta Toto. Ne le perds pas, ma fille. Si, -après un pareil serment, il refusait de t'épouser, le pape l'y -forcerait.» - -Les Coromila revinrent à Rome au commencement de mars, et Lello reprit -sa place à la fenêtre du palais Feraldi. Après un mois d'un bonheur -presque parfait, malgré le déchaînement de la calomnie, il se montra -triste et préoccupé. - -«Qu'as-tu? lui demanda Tolla en le regardant jusqu'au fond de l'âme. - ---Rien. Des ennuis de famille. - ---Tu as tout déclaré à tes parents? - ---Non. - ---Ils t'ont parlé de moi? - ---Non. - ---Quels ennuis peux-tu avoir? Tu es majeur, libre, maître absolu de tes -actions, riche... - ---Moins que tu ne penses. - ---Tant mieux! je voudrais que tu n'eusses rien; je serais sûre d'habiter -notre petit domaine de Capri. Te souviens-tu de Capri? Voyons si tu as -profité de mes leçons de géographie! Capri est bornée au nord par -l'amour, à l'est par la fidélité, à l'ouest par beaucoup d'enfants... -Ton père t'a donc déshérité! - ---Peu s'en faut. - ---Quel bonheur! - ---Il a laissé un fidéicommis à mon oncle. - ---Le joli mot! Il veut dire?... - ---Que par suite d'un ordre secret de mon père, dont le testament ne dit -pas un mot et dont l'exécution est confiée à mon oncle, mon frère aîné -sera cinq fois plus riche que moi. - ---Ainsi, mon pauvre ami, tu n'auras peut-être pas plus de deux millions! - ---Peut-être. - ---Alors, viens à Capri: je te promets pour cent millions de bonheur!» - -Lello mentait, et l'argent n'était pour rien dans sa tristesse. Son père -n'avait fait ni fidéicommis ni substitution; il avait légué au chevalier -une terre magnifique qui devait naturellement se partager entre les deux -frères après la mort de leur oncle. - -La vraie cause du chagrin, de l'embarras ou du remords de Lello, la -voici: - -Le fils aîné du vieux Louis Coromila, devenu prince depuis la mort de -son père, avait terminé les négociations relatives à son mariage; son -départ était fixé au 30 avril. Il devait s'embarquer à Civita-Vecchia -pour Marseille, traverser la France, séjourner à Paris, arriver à -Londres pour les fêtes du couronnement de la reine Victoria, et revenir -avec sa femme par la France, la Belgique, l'Allemagne et la Lombardie. -Tous les jours on travaillait devant Lello à compléter, à préciser et à -embellir ce séduisant itinéraire. Le chevalier et Rouquette ne -s'occupaient pas d'autre chose, tandis que le jeune prince enrégimentait -sa suite et commandait sa livrée. Toutes les tables de la maison étaient -couvertes de cartes routières; on voyait des Guides étalés sur tous les -meubles. A chaque repas, Rouquette s'étendait complaisamment sur la -description des plaisirs de Paris. Le chevalier répliquait par le -tableau des magnificences de la cour de Londres. Le prince, quoiqu'il -dût se faire habiller à Paris, commanda à Rome son habit de cour, dont -Lello rêva plus de trois nuits. Rouquette était du voyage; il eut aussi -de longues conférences avec son tailleur. Ni le chevalier ni le prince -ne firent aucune proposition à Lello; mais on démontrait devant lui que -cette longue odyssée ne durerait pas beaucoup plus de deux mois. Le -chevalier plaisantait légèrement sur l'esprit casanier, sur les animaux -à coquille et sur les souriceaux qui n'osent sortir de leur trou. Le -prince se promettait de savourer bien mieux les douceurs de la vie -domestique après un temps de voyages et d'aventures. - -Ces plaidoiries indirectes se prolongèrent jusqu'aux premiers jours -d'avril. Peut-être la famille aurait-elle perdu son procès, si Tolla -avait eu un grain de coquetterie; mais le bonheur de Lello était trop -pur et trop égal pour qu'il s'effrayât d'une absence de deux mois. - -Sur ces entrefaites, Morandi fit écrire à la comtesse qu'il avait vu sa -fille à Lariccia vers le milieu de septembre, qu'il l'avait trouvée plus -belle que tous les portraits qu'on lui en avait faits, et que, si Tolla -n'avait refusé sa main que par crainte de quitter Rome, il était prêt à -déserter Ancône pour la capitale. - -Le jeune Feraldi voulait qu'on fît lire cette lettre à Lello; Tolla s'y -opposa formellement. «Une semblable confidence, dit-elle, aurait l'air -d'une menace.» Cependant la jalousie serait venue fort à point pour -aiguillonner l'amour de Lello et pour ramener son esprit, qui s'égarait -à chaque instant vers la France et l'Angleterre. - -Tolla s'en doutait si peu, qu'elle employait une partie de ses soirées à -lui apprendre le français. Les progrès n'étaient pas rapides: le -professeur et l'élève s'embrouillaient à qui mieux mieux dans la -conjugaison du verbe _aimer_. Quelquefois, pour faire trêve à la -grammaire, elle ouvrait un livre français, le lui mettait sous les yeux, -et le contraignait doucement à épeler, à lire et à traduire. A la fin de -la leçon, l'écolier reconnaissant embrassait son dictionnaire. - -Un soir, ils lurent ensemble la fable des _Deux Pigeons_. Quand Lello -eut achevé laborieusement le mot à mot, Tolla lui ôta le livre des mains -et traduisit la fable entière en vers libres ou plutôt en prose -cadencée; sa voix, sonore et brillante, avait je ne sais quoi de doux, -de tendre et de profond. Lello regardait voler ses paroles harmonieuses; -il croyait voir cette filleule des fées qui n'ouvrait jamais la bouche -sans laisser tomber des perles et des émeraudes. Lorsque Tolla lui prit -la main en traduisant ces beaux vers: - - Amants, heureux amants, voulez-vous voyager? - Que ce soit aux rives prochaines! - Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau, - Toujours divers, toujours nouveau; - Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste. - -il baissa la tête et fondit en larmes. - -Le matin même, en sortant de la messe, son oncle lui avait dit: - -«J'ai un remords. - ---Vous, mon oncle! - ---Oui, je suis un mauvais parent. Ton frère va partir pour Londres, et -je reste à Rome au lieu de l'accompagner. Je sacrifie mes devoirs à mes -habitudes. - ---Votre conscience est trop scrupuleuse. Est-ce que mon frère a besoin -qu'on le mène par la main? N'est-il pas assez grand pour se conduire -lui-même? - ---Oui, parbleu! s'il allait là-bas pour son plaisir, je resterais ici -pour le mien, et je me contenterais de lui souhaiter un bon voyage; mais -il part pour se marier, et je rougis de penser que l'héritier de la plus -grande maison d'Italie s'en ira à l'église sans un père, sans un oncle, -sans un frère, et seul de sa famille comme un enfant trouvé. Si j'avais -seulement dix ans de moins, je ferais mes malles. - ---Mais, mon cher oncle, vous vous portez bien, Dieu merci! et vous -n'êtes aucunement cassé. D'ailleurs Londres n'est pas si loin, et l'on -peut voyager à petites journées. - ---Eh! crois-tu bonnement que ce soit le voyage qui m'épouvante? Non, -non: je n'ai pas peur d'une ou deux traversées sur un bon bateau, et de -quelques centaines de lieues en chaise de poste. La belle affaire pour -un homme bâti comme moi! Ce qui me tuerait, mon ami, ce sont les -plaisirs. - ---Les plaisirs! - ---Oui, les plaisirs. Tu es né à Rome, et tu n'as jamais quitté cette -terre de bénédiction; tu ne peux donc pas te faire une idée de la vie -dévorante qu'on mène à Londres et à Paris. Déjeuner en ville, dîner en -ville, spectacle le soir, bal après le spectacle, rentrer chez soi rompu -de fatigue et trouver sur sa table tout un volume d'invitations pour le -lendemain; s'habiller trois fois par jour, s'exténuer en visites, se -ruiner en compliments; attirer sur soi les regards de tout un peuple; -être l'événement du jour, le favori de la mode, la curiosité de la -saison; s'observer, se surveiller, poser enfin comme un acteur sur la -scène ou un prédicateur en chaire: est-ce une vie pour un homme de mon -âge, et ne vois-tu pas que je succomberais au bout d'un mois? - ---Mais, mon oncle, un bon dîner ne vous fait pas peur; vous allez au -théâtre tous les soirs: on ne donne pas un bal sans vous inviter, et -vous ne vous en portez pas plus mal. - ---Pauvre garçon! est-ce qu'on dîne à Rome? On y prend de la nourriture. -Tu ne soupçonneras jamais toutes les sorcelleries de ces cuisiniers -français, leurs terribles friandises qui séduisent les yeux, captivent -l'odorat et centuplent l'appétit; la gaieté diabolique qui petille au -milieu de ces repas, le fracas des bouchons qui sautent au plancher, le -cliquetis des verres entassés pêle-mêle devant chaque assiette, l'éclat -des cristaux, la lumière éblouissante des bougies, la variété -désespérante des vins: c'est un enfer, te dis-je, et j'en reviendrais -brûlé jusqu'aux os. Vive la bonne grosse cuisine italienne, que nous -mangeons sans bruit dans la vieille argenterie de nos pères! Vivent nos -théâtres simples et tranquilles, où l'on ne va que pour entendre de la -musique et pour causer dans l'ombre avec ses amis! Ce maudit Opéra de -Paris est une fournaise tumultueuse où les plus jolies femmes du monde -vont étaler leurs épaules nues sous un lustre pire que le soleil. Et les -bals, bonté divine! qu'ils ressemblent peu à nos petites soirées, -égayées par la contredanse, le whist et la limonade! Figure-toi un -formidable pêle-mêle de luxe, d'élégance et de coquetterie, une musique -insensée, des toilettes scandaleuses, une liberté inouïe, des escaliers -encombrés de fleurs, des buffets chargés de viandes, des soupers à -ressusciter des morts et à tuer des vivants! C'est un spectacle à voir -une fois; je l'ai vu, je n'en suis pas mort, mais on ne m'y reprendra -plus! Cependant Dieu m'est témoin que je voudrais pouvoir accompagner -ton frère.» - -Cette appétissante satire des plaisirs de Paris produisit tout l'effet -qu'on en espérait: Lello offrit de partir avec son frère. Le mot ne fut -pas plus tôt lâché que le colonel, sans lui laisser le temps de se -reconnaître, courut avec lui annoncer la nouvelle à toute la maison. Le -hasard ou la prévoyance de Rouquette fit qu'il y eut ce jour-là vingt -personnes à dîner. Tout le monde but au prochain voyage des deux frères. - -Lello était venu au palais Feraldi pour apprendre à Tolla tout ce que la -ville devait savoir le lendemain; mais la fable des _Deux Pigeons_ lui -coupa la parole, et il pleura en songeant qu'il s'était condamné à -partir et qu'on lui avait fermé toute retraite. - -Il se coucha mécontent de lui-même, incertain de ce qu'il dirait à Tolla -et fort en peine de se justifier à ses propres yeux. A force de -chercher, il s'avisa de prier Mme Feraldi de tout conter à sa fille. «Le -coup sera moins rude, se dit-il, s'il ne vient pas de moi.» Pour faire -sa paix avec sa conscience, il se promit qu'une fois hors de Rome il -trouverait le courage de demander le consentement de son oncle. Vingt -fois il avait eu la bouche ouverte pour lui tout déclarer, et une sotte -timidité l'avait toujours arrêté devant le nom de Tolla. C'est la -présence de mon oncle qui me trouble, pensa-t-il; je serai plus hardi en -face d'un encrier. Il s'endormit fort tard et rêva qu'il était un pigeon -battu par l'orage. Il fut réveillé à neuf heures du matin par la visite -de Rouquette. - -«C'est vous? lui dit-il en se frottant les yeux. Je suis bien aise de -vous voir. Connaissez-vous la fable des _Deux Pigeons_? - ---Je la sais par coeur. C'est un délicieux roman de trois pages. La -morale surtout en est admirable. - ---Vous trouvez? - ---Sans doute, et je vous recommande de la méditer. Cette fable prouve, -mieux qu'un sermon, que deux frères ne doivent pas voyager l'un sans -l'autre. - ---Deux amants? - ---Deux frères! - ---J'avais entendu dire qu'il s'agissait de deux amants. - ---Qui est-ce qui vous a fait cette plaisanterie? Il n'y a pas plus -d'amour dans la fable que dans la barrette du cardinal-vicaire. Écoutez -plutôt: - - L'autre lui dit: Qu'allez-vous faire! - Voulez-vous quitter _votre frère_? - -Et plus loin: - - ... Hélas! dirai-je, il pleut: - Mon _frère_ a-t-il tout ce qu'il veut, - Bon souper, bon gîte, et le reste? - -_Mon frère_, entendez-vous? D'ailleurs, qui est-ce qui dirait _et le -reste_, sinon un frère, et le frère répond: - - Je reviendrai dans peu conter de point en point - Mes aventures à mon _frère_. - -Croyez-vous, en bonne foi, que, s'il s'agissait de deux amants, les -Français feraient apprendre ces vers aux petites filles? Au reste, La -Fontaine connaît trop bien le coeur humain pour vouloir que deux amants -demeurent cousus l'un à l'autre. Il sait que l'amour le mieux constitué -ne résisterait pas à ce régime, et mourrait d'ennui au bout de quelques -mois. L'absence, qui tue l'amitié et tous les sentiments tièdes, exalte -les passions violentes. Quelle est la femme qui a donné au monde le plus -éclatant exemple de fidélité? Pénélope, dont le mari a fait une absence -de vingt ans. Lucrèce a repoussé l'amour de Sextus parce que son mari -était au camp; elle l'aurait peut-être écouté, si elle avait eu Collatin -sur ses talons. C'est en amitié que les absents ont tort: en amour, ils -ont toujours raison. La petite fleur qui dit _plus je vous vois, plus je -vous aime_, est un oracle en amitié; c'est une sotte en amour.» - -Fortifié par ces beaux raisonnements, Lello vint à trois heures au -palais Feraldi. On venait de quitter la table. Le comte, la comtesse et -Toto prenaient le café au salon. Tolla s'habillait pour faire des -visites. Il promena sur ses auditeurs un sourire embarrassé. - -«Je suis bien aise, dit-il, que Tolla ne soit pas ici. C'est à vous que -je viens demander assistance. - ---Et contre qui? dit le comte. - ---Contre elle. Si vous ne venez pas à mon aide, elle m'arrachera les -deux yeux tout au moins. - ---Mon cher client, l'affaire n'est pas de ma compétence. Défendez vos -yeux vous-même, si vous tenez à les garder. - ---Si j'y tiens, c'est qu'ils me servent à voir Tolla. - ---Voici bientôt un an qu'elle vous les arrache tous les jours, reprit la -comtesse, et vous n'êtes pas seulement borgne.» - -Toto ajouta: «Avec tous les yeux qu'elle t'a arrachés, on aurait de quoi -paver la queue d'un paon. Voyons, confesse-toi: qu'as-tu fait? - ---Rien encore; mais je médite une escapade. - ---Renonce à ton escapade, et je réponds de tes yeux. - ---Impossible, mon ami, j'ai donné ma parole. Il s'agit d'un voyage. - ---A Albano? - ---Plus loin; mais il est convenu que nous courrons la poste et que notre -absence ne durera pas longtemps. - ---Huit jours? - ---Davantage. Enfin, puisque j'ai commencé ce diable d'aveu, sachez que -mon oncle, bien malgré moi, pour que mon frère ne soit pas seul à ce -mariage, a voulu, ne pouvant pas quitter Rome, où il a ses habitudes, me -faire partir pour Londres, et il m'a été impossible de refuser. Vous -comprenez que si Tolla...» - -Il n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Toto, le comte et la comtesse -s'étaient dressés comme par ressort autour de lui. - -«Vous êtes faible, Lello Coromila, dit sévèrement le comte. - ---Lâche coeur, cria Toto. - ---Elle en mourra! dit la comtesse. - ---Écoutez-moi, reprit-il d'une voix émue. Je vous jure que j'aime Tolla -et que je l'épouserai. Maintenant écoutez-moi. Mon oncle et mon frère, -qui sont toute ma famille, désirent absolument que je fasse ce voyage. -Je souffre plus que vous ne sauriez croire à la seule pensée de quitter -Rome; mais je voudrais concilier tous mes devoirs. Si je témoigne de la -complaisance à mes parents, je puis compter qu'ils me payeront de -retour. J'assiste au mariage de mon frère pour que bientôt il assiste au -mien. - ---Monsignor Rouquette n'est-il pas de la partie? demanda le comte. Il a -obtenu du cardinal-vicaire un congé de trois mois. - ---Cela vous prouve, répliqua vivement Lello, que notre absence ne sera -pas longue: trois mois au plus, peut-être deux. - ---Combien de temps, demanda Toto, a duré son voyage à Venise? - ---Je t'assure, mon ami, que l'on calomnie ce pauvre Rouquette. Depuis -six mois que je l'étudie sans qu'il s'en doute, j'ai appris à lui rendre -justice. Il m'aime, et il se rangera plutôt avec nous contre les miens, -qu'avec ma famille contre nous. - ---Puisque vous avez foi en M. Rouquette, dit la comtesse avec amertume, -asseyons-nous. Vous avez vu comme la nouvelle de ce départ nous a -agréablement surpris: jugez par nous de l'effet qu'elle va produire sur -Tolla. - ---Chère comtesse, je souffrirai plus qu'elle. Aidez-moi à adoucir la -violence du coup. Je sens que je n'ai plus de courage. - ---Il doit t'en rester assez, dit Toto, car tu n'en dépenses guère au -palais Coromila. - ---Eh bien, oui! je suis faible, je suis lâche; j'ai peur de mon oncle, -quoiqu'il soit le meilleur des hommes; j'ai peur de mon frère, j'ai peur -de tout. Accable-moi, tu le peux, je te le permets, je ne me défendrai -pas: il y a des moments où je me méprise moi-même! Mais que veux-tu! -j'ai promis de partir, ma parole est donnée, la ville entière le sait. -Hier, à dîner, devant moi, ils ont annoncé mon départ à plus de vingt -personnes! Tout cela empêche-t-il que je n'aime ta soeur et que je ne -l'épouse à mon retour? La sotte promesse que mon oncle m'a arrachée -viole-t-elle les serments que je vous ai faits?» - -Lello s'arrêta brusquement; il avait entendu la voix de Tolla, qui -descendait en chantant le grand escalier du palais. - -La pauvre fille ouvrit la porte, courut à Lello, et s'arrêta tout -interdite à la moitié du chemin. Elle vit son père horriblement pâle, sa -mère agitée d'un tremblement nerveux, les yeux de son frère pleins de -larmes, la figure de son amant bouleversée. Ils se taisaient tous et -n'osaient ni se regarder ni la regarder. Son coeur se serra; elle se -laissa tomber sur une chaise sans essayer de rompre ce morne silence. -Trois longues minutes s'écoulèrent, durant lesquelles on n'entendit que -les sanglots de Mme Feraldi. Enfin Tolla n'y tint plus. - -«Qu'est-il arrivé? demanda-t-elle; ma mère, mon père, mon frère, Lello, -qu'avez-vous? Parlez, je vous en prie. J'aurai du courage; répondez-moi. -Maman, je t'en supplie. Ah! vous me ferez mourir. Par pitié, dites-moi -ce qui m'arrive! - ---Pauvre enfant! répondit sa mère, tu le sauras trop tôt!» - -Elle ne demanda rien de plus; elle courut dans la chambre voisine et -fondit en larmes sans savoir encore pourquoi. Ce premier moment passé, -elle reprit possession d'elle-même et rentra résolûment au salon. - -«J'ai pleuré, dit-elle. Vous voyez que je suis calme. Maintenant je veux -savoir ce que je suis condamnée à souffrir.» - -Au premier mot de départ, elle s'évanouit. Sa mère et Toto la portèrent -dans sa chambre. Le comte la suivit, oubliant Lello, qui s'enfuit tout -éperdu. En passant devant la loge du concierge, il appela Menico, lui -mit deux écus dans la main, et le supplia de lui apporter des nouvelles -de sa maîtresse. Il attendit deux heures dans une anxiété mortelle. -Enfin Menico parut: il était plus pâle qu'à l'ordinaire, mais il avait -toujours son air calme et indolent. - -«Parle vite! lui cria Lello. Comment va-t-elle? - ---Mieux, Excellence. Elle a eu de grosses convulsions; maintenant elle -dort: vous ne l'avez pas tuée tout à fait.» Il ajouta, en posant deux -écus sur la cheminée: «Voici votre argent. Vous allez voyager, vous en -aurez besoin. Madame vous fait dire que vous pouvez venir au palais -demain soir.» - -Le lendemain, en entrant dans ce salon où il avait passé de si douces -heures, Lello fut saisi d'un frisson étrange. Personne ne se leva pour -venir au-devant de lui. Tolla était trop faible pour courir comme -autrefois à sa rencontre. Le comte et Toto s'étaient habillés comme pour -une cérémonie. On avait enlevé tous les rideaux qui cachaient les vieux -portraits de la famille, et Lello pouvait compter autour de lui dix -générations de Feraldi. Le comte lui montra de la main le fauteuil qui -l'attendait, puis il commença d'une voix ferme et triste: - -«Manuel Coromila, vous voyez que nous sommes ici en conseil de famille. -J'ai convoqué mes ancêtres à cette réunion solennelle: je voudrais -pouvoir convoquer aussi les vôtres. Vous allez quitter Rome pour -longtemps; je dis longtemps, parce qu'il ne faut pas plus d'un mois pour -changer le coeur d'un homme de votre âge. Ce départ, ce n'est pas vous -qui l'avez voulu: il vous a été imposé par votre oncle et votre frère. -Je sais pourquoi. L'ambition de vos parents ne veut pas que vous -épousiez ma fille, et l'on compte sur les plaisirs de Paris et de -Londres pour vous la faire oublier. Vous étiez libre de rester: vous -avez consenti à partir. Vous étiez libre de déclarer ouvertement votre -amour pour Vittoria, depuis tantôt deux mois que vous n'avez plus de -père vous vous êtes obstiné dans votre prudence et votre timidité. Je ne -vous accuse pas. Je ne vous reproche ni les partis que vous nous avez -fait rejeter, ni l'amour incurable que vous avez mis au coeur de ma -fille, ni les calomnies que vos assiduités ont attirées sur nous, ni la -scène d'hier et la douleur dont vous avez rempli ma maison; mais je -pense que c'en est assez et que nous avons assez souffert. Je vois bien -que vous n'aimez plus ou que vous aimez moins, ou que vous n'aimez pas -assez pour que l'amour vous donne du courage. Votre constance ne tient -plus qu'à un fil, et, sans toutes ces promesses et tous ces serments qui -vous sont échappés, la pauvre Tolla serait déjà oubliée. Eh bien! soyez -heureux; rien ne vous retient plus: je vous rends votre parole.» - - - - -VII - - -Manuel avait écouté avec résignation les reproches du comte, mais la -conclusion le mit hors de lui. Il s'était attendu à des paroles sévères, -non à cette dédaigneuse restitution de sa liberté. Il pâlit de colère, -et balbutia d'abord quelques paroles inarticulées. - -«Calme-toi, lui dit Toto; tu n'as ici que des amis.» - -Il reprit avec violence: «Des amis! Monsieur le comte, si je ne m'étais -pas accoutumé à vous regarder comme un second père, je n'endurerais pas -si patiemment un tel outrage. Vous me croyez capable de violer mes -serments! - ---Non. - ---Pardonnez-moi, lorsqu'on dit à un homme: «Je vous rends votre parole,» -c'est qu'on le juge assez méprisable pour la reprendre. Je m'appelle -Coromila, et l'histoire de Venise, qui est celle de mes ancêtres, ne -leur a jamais imputé ni un mensonge ni une trahison. Qui vous a permis -de croire que je valais moins qu'eux et que je méditais de les -déshonorer tous en ma personne? J'ai promis d'épouser votre fille; j'ai -fait mieux, je l'ai juré; je ne l'ai pas juré une fois, mais cinquante, -et sur tout ce qu'il y a de plus sacré; je l'ai juré par écrit, vous en -possédez les preuves, et vous avez les mains pleines de mes serments! et -vous m'estimez assez peu pour me dire de sang-froid: «Soyez libre; je -vous accorde que vous n'avez rien promis, rien écrit, rien juré! -Décidons à l'amiable que toutes vos lettres sont des faux, toutes vos -promesses des mensonges, tous vos serments des parjures!» Monsieur le -comte, si l'on parle de la sorte aux hommes qu'on estime, que -restera-t-il donc pour exprimer le mépris? - ---Lello, reprit le comte, vous m'avez mal compris, ou plutôt j'ai mal -parlé. A Dieu ne plaise que j'élève un doute sur votre honneur, qui -m'est aussi cher que le mien. Voici ce que j'ai voulu dire. Lorsque vous -avez demandé la main de ma fille, il y a huit ou neuf mois, vous étiez -encore dans la dépendance d'un père. En engageant votre personne et -votre fortune, vous disposiez en quelque sorte de biens qui ne vous -appartenaient pas. Il est possible, et jusqu'à un certain point -raisonnable, que le changement survenu dans votre condition, la teneur -du testament de votre père, les intérêts nouveaux qui vous condamnent à -ménager certaines personnes, les dispositions de votre famille, qui ne -s'était pas prononcée en ce temps-là et qui depuis s'est montrée -contraire à nos projets, enfin le temps qui use toute chose, même les -passions qui se croyaient éternelles, il est possible, dis-je, que l'un -de ces motifs vous engage, non pas à violer, mais à regretter vos -promesses. S'il en était ainsi, si vous n'aimiez plus ma fille que par -scrupule et si vous ne l'épousiez plus que par devoir, mon devoir à moi, -dans son intérêt comme dans le vôtre, serait de tout rompre. Si au -contraire je me suis trompé, si la prudence qui est un défaut de mon -âge, m'a aveuglé, prouvez-moi mon erreur et guérissez mes craintes: -reprenez ces anciens serments qui vous sont échappés dans la première -ferveur de votre amour, et donnez-moi en échange une promesse sérieuse -et irrévocable, faite de sang-froid, dans la pleine possession de -vous-même, en présence de tous les obstacles que vous savez, et à la -veille d'un voyage où l'on vous entraîne pour vous arracher à nous.» - -Pendant ce discours du comte, Lello sentait peser sur lui les regards de -toute la famille. Après un accès de hardiesse dont il ne se serait -jamais cru capable, sa timidité naturelle avait repris le dessus. -Immobile et morne, il comptait machinalement les fleurs du tapis, dont -le dessin se grava pour toujours dans sa mémoire. Il n'osait regarder -personne en face, pas même la comtesse et sa fille, dont les yeux le -cherchaient pour l'encourager. Il fit un effort pour regarder Tolla, et -il leva les yeux jusqu'à ses mains, qui pendaient, à demi fermées, sur -ses genoux. Ces petites mains pâles et amaigries parlaient plus -éloquemment que le comte Feraldi. Elles rappelaient à Lello tant de -chastes baisers, tant de douces étreintes! l'index de la main droite -s'était levé si souvent en signe de menace amicale et souriante! Que de -fois il s'était appuyé sur les lèvres de Lello pour lui imposer silence! -La main gauche portait cette bague de turquoise qu'il y avait mise -lui-même dans une des plus belles heures de sa vie, et qu'il avait -promis de remplacer par un anneau de mariage. La maigreur de ces pauvres -petites mains résumait une longue histoire de larmes, de soucis, -d'incertitudes, de patience, de résignation, de calomnies noblement -pardonnées, de prières à mains jointes pour les calomniateurs. La main -droite, négligemment renversée et entr'ouverte comme pour recevoir une -main amie, semblait se tourner vers lui et lui dire: «Tu ne me veux -plus!» Lello entendit ce langage muet, tout en écoutant les paroles du -comte. Ces deux discours, l'un ferme et précis, l'autre vague et confus, -arrivaient ensemble à son âme, comme le chant et l'accompagnement d'une -même mélodie. Il se leva de son siége, s'agenouilla devant Tolla, prit -sa main dans la sienne, leva hardiment les yeux sur toute la famille, et -dit d'une voix ferme et résolue: - -«Je jure... - ---Arrêtez, interrompit le comte. Avant de vous lier par ce nouveau -serment, songez qu'il doit être irrévocable. Si vous engagez à ma fille -cette liberté que je viens de vous rendre, aucun prétexte, aucune raison -ne pourra plus vous délier, pas même l'opposition la plus formelle de -vos parents. - ---Monsieur le comte, je ferai tous mes efforts pour que mon bonheur soit -approuvé de ma famille; mais, si mes parents s'obstinent dans une -injuste et tyrannique opposition, je me souviendrai que Dieu m'a fait -libre. Et maintenant, par ce Dieu qui a comblé votre fille des plus -adorables vertus, par ce Dieu qui m'a inspiré pour elle l'amour le plus -pur, par ce Dieu miséricordieux avec qui elle m'a réconcilié, par ce -Dieu terrible qui n'a jamais laissé le parjure impuni, je jure de -n'avoir jamais d'autre femme que Vittoria Feraldi.» - -Tolla se pencha vers lui pour l'embrasser; mais la joie fut plus forte -qu'elle, elle s'évanouit. Lorsqu'elle revint à elle, elle se cramponna -instinctivement au bras de Lello: «Pourquoi t'en vas-tu? lui dit-elle à -l'oreille. - ---Maudit voyage! j'ai consenti sans savoir ce que je disais; je -dégagerai ma parole. - ---Ne pars pas! Tu vois comme je suis faible. Qui sait si tu me -retrouveras à ton retour?» - -Il pleura un peu, promit beaucoup, et sortit réconcilié avec les Feraldi -et avec lui-même. - -En rentrant au palais Coromila, il trouva le tailleur, le brodeur et le -passementier qui venaient prendre ses ordres pour un habit de cour. Il -eut honte d'annoncer à ces ouvriers qu'il était changé d'avis et qu'il -ne voyageait plus. Il les laissa prendre leurs mesures, discuta avec eux -la coupe, la broderie, les galons, et ne s'ennuya pas à cet entretien. -Rouquette survint, approuva son goût, et lui prédit qu'il ferait oublier -Brummel à l'Angleterre. Le colonel entra ensuite, et lui dit: «Toi qui -te connais en chevaux, tu m'achèteras en arrivant à Londres une jument -pur sang pour la selle et un joli attelage de calèche. Tu t'en serviras -durant ton séjour en Angleterre, et tu me les feras expédier le jour de -ton départ.» Malgré la perspective d'une commission si agréable, Lello -prit son courage à deux mains; il essaya de dire qu'il n'était pas -encore parti, et qu'il avait peur de s'embarquer dans un voyage aussi -coûteux. Son frère se présenta fort à point pour répliquer qu'il se -chargeait de toute la dépense. Que répondre à de si bonnes raisons? -Tolla elle-même renonça à réfuter les arguments du tailleur et du frère, -de Rouquette et du colonel. Lello aimait trop le plaisir pour sacrifier -un si beau voyage. Tolla aimait trop Lello pour ne pas lui pardonner. - -Pour conjurer les mille dangers qu'elle prévoyait, elle ne ménagea point -les recommandations à Lello, qui ne lui ménagea point les promesses. -Elle employa toutes les soirées d'avril à demander et à obtenir des -serments, sans parvenir à se rassurer. Elle fit jurer à Lello que son -absence ne durerait pas plus de deux mois. «Mais, pensa-t-elle en -frémissant, si dans ces deux mois quelque autre femme!...» Il fit -serment de fuir toutes les occasions d'infidélité. «Malheureuse! se -dit-elle; il aura beau fuir, les occasions viendront à lui; il est si -beau!» Elle chercha comment elle pourrait l'enlaidir pour deux mois. -Elle s'avisa de lui faire couper ses jolies moustaches noires. Le jour -où Lello se présenta devant elle avec la lèvre rasée, elle le trouva si -étrange et si laid qu'elle se crut sauvée. Elle lui fit promettre, -séance tenante, qu'il ne _mettrait_ pas ses moustaches avant de rentrer -à Rome. Pour être sûre que Rouquette ne lui volerait pas l'estime de son -amant, elle fit jurer à Lello que, quoi qu'on pût lui dire contre elle, -il suspendrait son jugement jusqu'au retour. «Et moi, dit-elle, quoi -qu'on fasse, quoi qu'on dise, quelques preuves qu'on m'apporte, je ne me -croirai abandonnée que si tu viens me l'apprendre toi-même.» Un matin, -après avoir communié ensemble, ils s'agenouillèrent côte à côte devant -l'autel de la Vierge. Tolla fit voeu d'entrer dans un cloître si Dieu ne -lui permettait pas d'être à Lello. Lello fit voeu de se retirer dans un -ermitage à Capri si quelque malheur ou quelque trahison l'empêchait -d'épouser Tolla. Chacun d'eux appela la mort sur sa tête, s'il manquait -jamais à ses serments. Au milieu de ces protestations, le mois d'avril -passa vite. - -Lorsque Rome apprit le prochain départ de Lello, l'avis unanime fut que -les Feraldi avaient perdu la partie. On alla jusqu'à dire que Lello se -marierait en France. Les mieux informés nommaient la fille qu'il devait -épouser. La générale, alarmée par ces faux bruits, craignit d'avoir fait -la guerre à ses frais pour quelque famille du faubourg Saint-Germain. -Pour sortir de peine, elle invita Rouquette à dîner; mais Rouquette, -occupé de mille affaires et peu soucieux de ménager des alliés désormais -inutiles, se tira de cette invitation par une réponse évasive. Mme -Fratief et sa fille se dépitaient de ne rien savoir. Pendant un long -mois on les vit piétiner tous les salons de Rome, le nez au vent, -l'oreille au guet, flairant l'air, aspirant le moindre bruit, -interrogeant les visages, quêtant les nouvelles, plaignant tout haut la -pauvre Tolla, maudissant tout bas monsignor Rouquette, et poursuivant -l'introuvable Lello, qui passait toutes ses soirées au palais Feraldi. - -La marquise Trasimeni n'était pas à Rome. Le docteur Ély, à la suite -d'un gros rhume, l'avait envoyée à Florence dans les derniers jours de -mars. Philippe avait pris un congé d'un mois pour accompagner sa mère. -Il revint seul le 25 avril, et la première nouvelle qu'il apprit, fut -que Lello partait dans quatre jours. - -Il poussa un cri de surprise et de colère. «Et Tolla? se dit-il. Est-ce -que je serais un sot? Moi qui viens encore de prêcher à ma mère que ses -soupçons avaient tort et que ses craintes étaient folles, me suis-je -laissé berner par ce vieil ivrogne de colonel? Nous verrons bien!» - -Il ne fit qu'un bond jusqu'au palais de Coromila. Lello le reçut au -milieu du pêle-mêle de ses bagages. Rouquette, assis sur une malle, lui -offrit en ricanant un cigare de la Havane. - -«Ah! monsieur, dit Rouquette, que vous arrivez à propos! Nous nous -plaignions tout à l'heure d'être obligés de partir sans prendre congé de -vous. - ---J'arrive tout botté, et voilà sur mon habit la poussière de Florence. -Vous voyez, monsignor, que je n'ai pas perdu de temps. - ---Croyez-vous? Il me semble que vous êtes resté un siècle dans cette -belle Toscane. - ---Un mois, monsignor; pas davantage. Je vous remercie d'avoir trouvé le -temps long. - ---Il s'est passé tant de choses en votre absence! Monsieur, si l'homme -était sage, il ne s'éloignerait jamais de ses amis. - ---Vous parlez d'or, monsignor; mais ne savez-vous pas qu'il y a de -mauvais génies qui font métier de séparer ceux qui s'aiment? - ---C'est ce que l'Église appelle des esprits infernaux. - ---Oui, monsignor, infernaux. Si jamais j'en tiens par les oreilles! - ---Monsieur, reprit Rouquette d'une voix douce, ces esprits-là ont le -bras long et les oreilles courtes. On rencontre leurs bras avant -d'arriver à leurs oreilles. - ---A qui diable en avez-vous, interrompit Lello, avec vos oreilles -d'esprits infernaux? Est-ce que Philippe est devenu théologien? Aide-moi -un peu à fermer ceci. Appuie hardiment le genou! bon; voilà qui est -fait. Que je suis aise, mon Pippo, que tu sois arrivé à temps! - ---C'est ce que je disais, ajouta Rouquette; monsieur arrive à temps! - ---Peut-être plus à temps qu'on ne pense, monsignor. - ---Mais je dis tout à fait à temps, pour aider votre ami à fermer ses -malles. Je vais voir si mon valet de chambre s'occupe des miennes. -Monsieur le marquis Trasimeni, vous devez avoir bien des choses à dire -après une si longue absence. Tâchez, s'il est possible, de réparer le -temps perdu. Au plaisir! - ---Ah! tu me défies, pensa Philippe. Eh bien! ma revanche! Il est trop -tard pour empêcher Lello de partir: l'homme qui s'est donné la -satisfaction de remplir toutes ces malles ne consentira jamais à les -défaire. Il ira en France, en Angleterre, au bout du monde, si bon lui -semble; mais il ne faut pas qu'on puisse profiter de son absence pour -égorger ma pauvre Tolla. Il me reste quatre jours pour lui assurer un -refuge contre toutes les calomnies, pour compromettre Lello aux yeux du -monde entier, pour rendre toute rupture impossible, pour berner à mon -tour ce digne colonel, et pour lier les mains à monsignor Rouquette, qui -a les bras si longs. Quatre jours, c'est peu, mais c'est assez: les plus -longues batailles n'ont pas duré plus de vingt-quatre heures. En avant! - ---A quoi rêves-tu? lui demanda Lello. Tu as aujourd'hui une physionomie -étrange.» - -Philippe répondit avec un abandon bien joué: «Tu le demandes, frère? Je -songe à ce voyage qui va peut-être bouleverser tout mon avenir. - ---Et qu'y a-t-il de commun, s'il te plaît, entre ton avenir et mes -voyages? - ---Tu le sauras un jour; mais parle-moi de Tolla. J'ai bien souvent pensé -à elle, durant ce long mois que j'ai vécu loin d'elle. Tout est rompu -entre vous, n'est-il pas vrai? - ---Rompu! es-tu fou? - ---Avoue-le-moi franchement, je ne t'en voudrai pas. Je comprends tes -raisons: ton oncle, ton frère, monsignor Rouquette, ton nom, ta -fortune... J'ai fait bien des réflexions en un mois, et mes idées ont -changé. D'ailleurs tu ne la rendais pas heureuse. Qu'a-t-elle dit quand -tu lui as annoncé ton escapade? - ---Elle a pleuré, elle a été un peu malade, puis elle m'a pardonné. - ---Adorable fille! il y a vingt ans que je la connais, que je l'aime; -nous avons été élevés ensemble. Eh bien! mon ami, depuis que j'ai l'âge -de raison, je me demande s'il y a un homme qui mérite une telle femme! -Tu reviendras dans six mois? - ---Dans deux mois. - ---Six! - ---Deux! te dis-je. - ---Mettons cinq. Pendant ces six mois restera-t-elle dans sa famille, ou -va-t-elle s'enfermer dans un couvent? - ---A quoi bon le couvent? Elle vivra, comme toujours, auprès de sa mère. - ---Tu as raison: pas de couvent; j'y perdrais trop. D'ailleurs le colonel -n'entendrait pas raison sur ce chapitre. - ---Et pourquoi? - ---Parbleu! crois-tu que ton oncle t'envoie à Paris et à Londres pour -hâter ton mariage avec elle? Il prévoit tout ce qui peut advenir en six -mois: il vous applique à tous deux la médecine des grands parents, aussi -vieille qu'Aristote: à l'amant, le grand air et la poussière des -chemins; à l'amante, le tourbillon des valses, le bourdonnement des -danseurs et la poussière des salons. Et si la guérison se fait trop -attendre, si l'amant traverse la mer sans écouter les sirènes, le fleuve -sans regarder les ondines et la forêt sans causer avec les dryades; si -la jeune fille est assez impertinente pour aimer obstinément celui qu'on -veut qu'elle oublie, alors aux grands maux les grand remèdes! Un parent -vénérable, un ami de la famille, un homme d'Église au besoin, dresse un -piége à la pauvre enfant sans défiance; on tend une bonne calomnie sur -son passage, on fait faire à sa réputation une culbute dont elle ne se -relèvera jamais: cela vous apprendra, mademoiselle, à marcher droit! -Rappelle-toi Venise et les amours de ton frère. Crois-tu que ce mariage -eût été aussi facile à rompre, si le maladroit, avant de partir, avait -enfermé sa maîtresse dans un couvent? Le couvent, mon ami, est la seule -forteresse où la réputation d'une fille soit à l'abri, parce que les -hommes n'y pénètrent jamais. La vertu est robuste, elle se conserve -partout, dans le monde, dans les bals et dans la valse à deux temps; la -réputation est comme une robe blanche qu'il faut serrer dans un tiroir, -si l'on ne veut pas qu'elle soit éclaboussée par un rustre ou déchirée -par un faquin. Que Tolla reste dans le monde, je réponds de sa vertu, je -ne réponds pas de sa robe blanche. - ---Et tu ne veux pas que je l'enferme dans un couvent? - ---D'abord consentirait-elle? - ---J'en réponds. - ---Ses parents? - ---Je m'en charge. - ---Et la permission des autorités ecclésiastiques? - ---Le cardinal Pezzato l'obtiendra, - ---Mais ton oncle? - ---Il apprendra l'affaire lorsqu'elle sera faite. - ---Et monsignor Rouquette? - ---Je suis plus fin que lui. - ---Tu serais homme à garder un secret pendant quatre jours? - ---Je ne suis donc pas Romain? - ---Comme tu prends feu pour le couvent! Cependant, mon ami, à juger -froidement les choses, il n'y a pas péril en la demeure. Que crains-tu? - ---Tout! - ---Non, tu ne crains rien du coeur de Tolla, trop heureux garçon! Le seul -danger, c'est qu'un Rouquette à Paris, un Fratief à Rome lui imputent à -crime quelques distractions innocentes. Que t'importe? Tu fermeras -l'oreille et tu laisseras dire. Qu'est-ce qu'ils pourraient inventer de -nouveau après ce que nous avons entendu? Quelle créance accorderais-tu à -leurs paroles, toi qui as vu comment ces artistes travaillent la -calomnie? Si l'on t'écrivait dans un mois qu'on a rencontré Tolla à dix -heures du soir, en voiture, avec un jeune homme sur la route d'Albano; -si monsignor Rouquette déposait sur ton bureau une liasse de lettres -anonymes; si ton oncle t'écrivait que tu es la fable de Rome, comme tu -l'as jadis écrit à ton frère, ne renverrais-tu pas loin de toi ces vieux -mensonges si usés qu'ils montrent la corde? - ---Oui; mais si véritablement Tolla se laissait étourdir par ce -tourbillon du monde? - ---Sois tranquille, je veillerai sur elle, et jamais le coeur d'une femme -n'aura un gardien plus jaloux. - ---Mais... - ---Tu ne me connais pas, Manuel. J'aime Tolla, depuis l'enfance, d'une -amitié passionnée. Sans toi, je l'aurais peut-être aimée d'amour. Juge -de ce que je deviendrais si je voyais qu'elle te trahît pour un indigne! - ---Cependant... - ---Toi parti je m'attache à sa personne, je me fais son garde du corps, -je l'accompagne dans tous les bals, je ne la quitte pas plus que son -ombre. Le soir, à l'heure où tu lui faisais ta visite quotidienne, -j'irai la voir, je m'assoirai à ta place, nous parlerons de toi, et -quelquefois nous pleurerons ensemble. Les larmes sont moins amères -lorsqu'elles sont essuyées par l'amitié. - ---C'est fort joli, mais... - ---Entends-tu d'ici les bonnes langues? Elle aime Philippe! Elle épouse -Philippe! Philippe a supplanté son ami! Je ne poserai pas sur son front -un baiser fraternel sans que le bruit en retentisse dans toute l'Italie. -Que nous rirons de bon coeur! - ---Mais, par tous les saints!... interrompit violemment Lello. - ---Encore un mot. Le couvent a du bon, je te l'accorde; mais jusqu'à quel -point as-tu droit d'emprisonner celle qui t'aime? - ---Je me soucie bien du droit! cria Manuel. Droit ou non, je te dis -qu'elle ira au couvent, et qu'elle y restera jusqu'à mon retour, et -qu'elle n'y recevra personne, excepté sa mère et notre confesseur. Je ne -suis pas jaloux; mais, puisque tu te charges de l'être à ma place, tu -vas voir comme je saurai profiter de tes conseils! Quel est le couvent -le plus sévère? - ---Les _Sepolte vive_ (les _Enterrées vives_). - ---C'est trop dur; un autre? - ---Saint-Antoine-Abbé. - ---Y reçoit-on des pensionnaires? - ---Oui. - ---Elle ira à Saint-Antoine-Abbé. - ---Mais, mon cher Lello, que veux-tu que je devienne? Tu pars pour -Londres, tu enfermes Tolla: quels amis me laisses-tu? - ---Tu en trouveras d'autres: on en a toujours assez. Où ai-je fourré mon -chapeau? Le voici. Mes gants? dans ma poche. Mon ami, je ne te renvoie -pas: je cours chez elle, chez sa mère, chez son oncle, chez le -cardinal-vicaire, chez l'abbé La Marmora et chez la supérieure du -couvent. - ---Moi, je rentre à la maison: nous ferons route ensemble jusqu'aux -Saints-Apôtres.» - -Chemin faisant, Manuel se disait avec une vivacité fébrile: - -«Ah! maître Philippe! vous l'aimez, et vous n'en savez rien! Et elle ne -s'en doute pas! Mais moi, j'ai l'oeil bon, Dieu merci! j'allais -m'embarquer dans un joli voyage! Heureusement le couvent arrange tout.» - -Philippe cachait sous un visage abattu la joie la plus triomphante: «Il -est jaloux, donc il l'aime encore. Comme il a dévoré l'hameçon! Ses yeux -lançaient des éclairs; il doit m'avoir en horreur. Tolla sera heureuse: -le couvent sauve tout; il ferme la bouche au colonel, à Rouquette, à la -Fratief et au monde. Il rend toute défection impossible. Quand Manuel -aura enfermé sa maîtresse dans un cloître, il sera forcé de l'y -reprendre.» - -Le lendemain, Philippe déjeunait dans sa chambre lorsqu'il vit entrer -Dominique. Il lui offrit une chaise et un grand verre de vin de -Marsalla, brillant comme la topaze et chaud comme le soleil. Dominique, -en valet bien appris, accepta le vin et refusa la chaise. - -«C'est _elle_ qui t'envoie? demanda Philippe. - ---Non, _ser_ Pippo; je viens de ma part. Savez-vous qu'_il_ a la cruauté -de l'enfermer au couvent? - ---Elle a consenti? - ---Est-ce qu'elle peut rien lui refuser? Madame pleure, mais nos hommes -sont contents. Notre oncle le cardinal est allé hier au soir à -Saint-Antoine: il a tout conté à la supérieure, la permission sera -signée aujourd'hui: mais on exige que mademoiselle cache son amour à -toutes les soeurs et à toutes les pensionnaires, et qu'elle ne laisse -deviner à personne le _pourquoi_ de sa retraite. Pauvre fille! Être -obligée de resserrer ses sentiments, d'étouffer ses soupirs et de -dévorer ses larmes! Et Dieu sait combien de temps elle va rester là -toute seule à ronger son coeur! Croyez-vous qu'on me permettrait -d'entrer au couvent avec elle? Je ne compte pas, moi; je ne suis pas un -homme; je suis le chien de la maison, qui lèche la main des maîtres et -qui aboie aux ennemis. - ---Impossible, mon pauvre chien; tu ressembles trop à un beau garçon. Il -faudrait trouver une fille dévouée qui consentît à se renfermer pour -quelques mois. - ---Hélas! _ser_ Pippo, les gens dévoués sont rares. Après vous et moi, -j'ai beau chercher, je n'en vois plus. - ---Comment! parmi toutes les femmes de la maison? - ---Je n'en connais pas. Songez donc, monsieur: deux mois de prison, -peut-être trois, ou même davantage; cent jours peut-être sans voir -personne: quelle perspective pour une femme! - ---Comment appelles-tu cette grande fille qui a couru chercher le médecin -quand tu avais la tête cassée? - ---Amarella. Elle n'a pas beaucoup de coeur, allez. C'est une fille qui a -ses idées. - ---Peste! tu es difficile, si tu trouves qu'elle n'a pas prouvé assez de -dévouement. - ---Non, monsieur. Ce qu'elle a fait, ce n'est pas pour mademoiselle; -c'est pour moi. - ---Qu'importe? si elle consent à entrer au couvent, je m'inquiète bien si -c'est pour l'amour de toi ou pour l'amour de Tolla! Ce qu'il faut, -entends-tu? c'est que ta maîtresse ne soit pas seule; elle périrait -d'ennui, d'amour et de silence. Va trouver cette fille. Tu as quelque -crédit sur elle? - ---Je le pense, _ser_ Pippo; mais je n'ai jamais essayé, parce qu'elle a -ses idées et moi les miennes. - ---Laisse-moi tes idées en repos. Va trouver cette fille, dis-lui ce que -tu voudras, promets-lui ce qu'il faudra, arrange-toi comme tu pourras, -mais décide-la à entrer au couvent: il s'agit du salut de mademoiselle. - ---Je cours, monsieur. Jusqu'ici je n'avais trompé personne, mais le -salut de mademoiselle avant tout!» - -Le 29 avril, à dix heures du soir, Tolla et sa femme de chambre -entrèrent au couvent de Saint-Antoine-Abbé. Elles y furent conduites par -le comte, la comtesse, Victor, Lello, Philippe, l'abbé La Marmora et -Menico. La supérieure reçut Tolla des mains de sa mère. Elle l'embrassa -tendrement et lui fit une petite exhortation maternelle sur les nouveaux -devoirs qu'elle aurait à remplir, les privations auxquelles elle se -condamnait, le passage de la vie tumultueuse des salons à la vie austère -du cloître, et les avantages spirituels et temporels que Dieu lui -réservait en échange d'un si vertueux sacrifice. Tolla dit adieu à tout -le monde. Lorsqu'elle serra la main de Lello, deux grandes larmes -descendirent lentement le long de ses joues pâles; elle se pencha vers -lui et lui dit à l'oreille: - -«Me voici où tu as voulu; j'y resterai jusqu'à ce que tu viennes me -reprendre: ne me fais pas attendre trop longtemps.» - -Menico pleurait à la dérobée. Amarella lui demanda tout bas: - -«Est-ce pour moi, ces larmes? - ---Et pour qui donc?» répondit-il en rougissant un peu de son mensonge. - -Lorsque la supérieure eut amené sa nouvelle pensionnaire, les parents et -les amis de Tolla restèrent quelques instants à écouter le grondement -lugubre des portes qui se fermaient sur elle. Ce grand parloir sombre et -froid n'était éclairé que par une lampe de cuisine dont la fumée montait -en tournoyant jusqu'au plancher. Personne n'osait prendre la parole; -Menico s'approcha de Lello et lui dit à haute voix: - -«Adieu, Excellence; je vous souhaite un bon voyage et _beaucoup de -plaisir_. - ---Ma pauvre fille! murmura la comtesse en étouffant un sanglot. - ---Madame la comtesse, reprit Lello, c'est ici que j'ai voulu prendre -congé de vous et de votre famille. C'est ici que je vous donne -rendez-vous dans deux mois pour conduire votre fille à l'autel.» - -A la même heure, et tandis que Lello s'engageait irrévocablement à -épouser Tolla, Rouquette et le chevalier soupaient joyeusement ensemble. -Ces deux vases d'élection, l'un vaste et large comme un tonneau, l'autre -sec et noueux comme un sarment de vigne, avaient déjà vidé six -bouteilles de lacrima-christi rouge, le plus capiteux de tous les vins -d'Italie. Le colonel s'enfonçait tout doucement dans cette ivresse -tranquille et béate qui est le privilége des buveurs endurcis. L'excès -du vin produisait en lui une félicité sans éclat, une torpeur sans -malaise, un délicieux anéantissement. Sa grosse figure, aussi -puissamment modelée que le masque antique de Vitellius, se couvrait par -couches égales d'un coloris radieux; sa tête se renversait en arrière; -ses jambes mollissaient sous lui, jusqu'au moment où tous les ressorts -venant à se détendre, il passait sans secousse du fauteuil au tapis et -de la veille au sommeil. Rouquette les yeux écarquillés, la figure -plaquée de rouge, avait une ivresse agitée et capricante. Il élevait la -voix, se démenait sur son siége et se ressuscitait lui-même par ses -soubresauts; d'ailleurs, maître de lui jusqu'au dernier moment, fidèle à -l'habitude de peser ses paroles, et toujours éveillé aux affaires. - -«Mon cher Rouquette, disait le colonel en grasseyant, vous êtes un grand -homme. - ---Hé! hé! - ---Vous irez loin, si vous n'êtes jamais pendu.» - -Rouquette sauta comme un baril de poudre. «Rasseyez-vous donc, vous -m'éblouissez. Est-ce que vous ne pourriez pas empêcher vos yeux de -tourner dans leurs cages comme des écureuils? Que disions-nous? J'y -suis. Vous avez sauvé une fois la famille Coromila. Une grande famille, -Rouquette! Je tiens à mon nom, sans en avoir l'air; je ne le donnerais -pas pour cent mille bouteilles de ce vin-là. Reste à sauver le petit. Il -est bien empêtré, mon cher Rouquette. - ---Soyez tranquille, Excellence; je l'emmène! - ---Oui, mais il reviendra. - ---Il reviendra tellement changé, que sa maîtresse ne le reconnaîtra -plus. - ---Ne croyez pas cela, Rouquette. J'ai passé par là, tel que vous me -voyez. Eh bien! celle que j'ai... comment dit-on? trahie? oui; celle que -j'ai trahie me reconnaît toujours. Ayez bien soin du petit. - ---Comme de moi-même, Excellence. - ---S'il avait envie de faire quelques folies, mon ami, laissez-le faire, -cela le distraira. Je payerai tout. Nous ne regardons pas à l'argent -dans la famille. - ---Nous y voici, pensa Rouquette, qui tressaillit au mot d'argent. -Excellence, j'ai déjà éprouvé votre générosité. - ---Oui, oui. Ces vingt mille francs qu'on vous a donnés après l'affaire -de Venise! Vous en verrez bien d'autres. C'est une mine d'or que cette -maison-ci. Piochez, Rouquette, piochez! Pendant que vous travaillerez -là-bas, nous nous occuperons, nous, de la petite fille. Nous lui ferons -une réputation. Que faut-il pour faire la réputation d'une femme? Des -paroles, et rien de plus. J'en achèterai: je ne regarde pas à l'argent. -Il faut que Tolla Feraldi soit citée dans toutes les familles de -l'Italie comme un exemple à ne pas suivre. Quand tout le monde dira que -c'est une fille perdue, Lello n'osera plus la vouloir. Buvez donc, -Rouquette, vous n'êtes pas de ma force. Je suis un Romain de la vieille -roche, moi. J'aurais fait un bel empereur. Toi, mon garçon, tu ne seras -jamais qu'un pape. Si tu guéris le petit, je te donnerai tout ce que tu -voudras. Veux-tu quarante mille francs? dis? Quarante. Réponds vite, -avant que je m'endorme.» - -Un domestique entra sur la pointe du pied. - -«Que veux-tu? murmura le colonel. Va te coucher! Tu vois bien que tu -dors. - ---Une lettre très-pressée pour monsignor. - ---Donne-la-lui et va te coucher. Je te défends de ronfler en ma -présence.» - -Rouquette déchira l'enveloppe d'une main avinée. - -«Du marquis Trasimeni, dit-il en bégayant. - ---Trasimeni! Voilà plus de quinze ans qu'il dort! Chut! c'était mon ami. -Si je ne craignais pas de l'éveiller, je te conterais une bonne -histoire. Sais-tu avec qui il s'est marié, Trasimeni!» - -Rouquette n'était plus à la conversation. Il s'était levé, il s'appuyait -au mur, auprès d'un candélabre, et épelait en se frottant les yeux la -lettre suivante: - - «Monsignor, - - «Il me semble qu'il y a un siècle que je ne vous ai vu. Il s'est passé - tant de choses depuis notre dernière rencontre! Mon ami Lello a - conduit Mlle Vittoria Feraldi au couvent de Saint-Antoine-Abbé, afin - de mettre son honneur en sûreté et de faire connaître à toute la ville - de Rome qu'il était décidé à la prendre pour femme. Je m'étonne que - vous n'ayez rien su de cette affaire, pour laquelle le - cardinal-vicaire a donné sa signature. On peut donc avoir le bras - très-long et l'oreille très-courte? Je vous cherche depuis une heure - pour vous apprendre une nouvelle aussi intéressante. Impossible - d'arriver jusqu'à vous: il y a de mauvais génies qui font métier de - séparer ceux qui s'aiment. - - «Philippe TRASIMENI.» - -Rouquette poussa un cri aigre, revint à la table, avala une carafe d'eau -et relut sa lettre pour la seconde fois. Il n'en fallut pas davantage -pour le dégriser. «Colonel!» cria-t-il. Le colonel avait disparu sous la -nappe. Rouquette tira violemment la table en renversant les flacons et -les verres; il découvrit une masse aussi imposante, mais aussi immobile -que les lions de basalte qui décorent l'entrée du Capitole. Il essaya de -le secouer: peine inutile! Il lui jeta quelques gouttes d'eau sur le -visage: le formidable dormeur, pour toute réponse, lui détacha un coup -de poing qui l'aurait assommé, s'il ne s'était retiré à temps. - -«Lourde brute! murmura le pauvre Rouquette. Et il y a cinquante ans -qu'il apprend à boire! Que faire? Nous partons demain matin à cinq -heures; il est minuit. Cinq heures pour arracher cette fille de son -couvent! Ah! si j'étais pape! Tu me le payeras, Philippe Trasimeni! Si -nous la laissons là, tout m'échappe, Lello, l'argent, l'avenir, les -Coromila! Comment le cardinal-vicaire a-t-il signé? Est-ce qu'il sait -tout? Est-ce qu'il se cache de moi? N'est-il pas un peu parent des -Feraldi? S'il m'échappait comme le reste? Tout s'ébranle, tout craque, -tout s'écroule sur ma tête. Travaillez donc comme un manoeuvre à bâtir -votre fortune, pour que l'espiéglerie d'un gamin la jette à bas! Voilà -la justice céleste! Il faut que je parle à ce Lello! C'est lui qui a -fait la sottise, c'est à lui de la réparer.» - -Il sortit, en trébuchant un peu, de la salle à manger, et courut à -l'appartement de Lello. Le domestique qui lui avait apporté la lettre -courut après lui, et l'arrêta avec cette fermeté polie que les valets -savent opposer à un maître qui a trop bu. Rouquette, exaspéré par un tel -contre-temps, voulut jeter ce respectueux obstacle par la fenêtre. Le -valet menaça d'appeler main-forte, et déclara qu'il ne laisserait point -troubler le repos du chevalier Lello. Rouquette changea de tactique et -demanda à voir le prince. Un valet de chambre et quatre laquais, attirés -par tout ce bruit, lui répondirent que le prince avait défendu qu'on -entrât chez lui avant quatre heures sous aucun prétexte. - -«C'est bien, reprit-il, laissez-moi. Je vais tâcher d'éveiller le -colonel.» Tous ces hommes jurèrent qu'on les mettrait en morceaux avant -de secouer le bras du colonel. «Alors ouvrez-moi la porte, cria-t-il, je -veux sortir!» Ces braves gens se demandèrent s'il était prudent de -lâcher dans la ville un si incorrigible réveille-matin. C'est après une -résistance héroïque, des pourparlers interminables et des -recommandations à exaspérer un saint, qu'ils tirèrent les verrous et -l'abandonnèrent sur le Corso à la grâce de Dieu. - -Rouquette erra quelques instants à l'aventure sans savoir à quelle porte -frapper à une heure si ridiculement indue. Il regardait d'un oeil hébété -les maisons énormes qui bordent le Corso, lorsqu'il lut au coin d'une -des rues qui viennent y aboutir: _Via Frattina_. Il se souvint qu'il -était à deux pas de la générale, et, sans écouter l'avis officieux des -horloges du quartier qui sonnaient unanimement deux heures du matin, il -courut frapper à sa porte. Comme il arrive en pareil cas, les coups de -marteau réveillèrent d'abord les gens d'en face, puis les maisons -voisines, puis le locataire du troisième, puis l'Anglais du second, puis -le marchand du rez-de-chaussée, avant d'être entendus chez Mme Fratief, -qui logeait au premier. Lorsque son domestique se décida enfin à ouvrir -un volet pour parlementer, Rouquette essuyait les feux croisés de -quatorze bourgeois flanqués de quatorze chandelles, qui lui lançaient -quatorze questions à la fois. Force lui fut de décliner son nom au -milieu de ce curieux auditoire, qui se demanda depuis quand les -_monsignori_ faisaient leurs visites à deux heures du matin. La porte -s'ouvrit enfin. La générale, réveillée en sursaut par une heureuse -nouvelle, accourut en si grande hâte, qu'elle oublia de mettre ses -dents. Rouquette, aussi pressé qu'elle pour le moins, ne prit pas le -temps d'excuser la rareté de ses visites et tous les péchés d'omission -qu'il avait sur la conscience. Il alla droit au fait, annonça qu'il -venait, de la part de Lello, prendre congé de ces dames. L'affaire était -en bon chemin, Lello semblait fort décidé à ne prendre sa femme ni en -France ni en Angleterre: il reviendrait à Rome dans deux mois; d'ici là, -la belle Nadine et sa mère recevraient de ses nouvelles. Malheureusement -Tolla, conseillée par sa mère ou par quelque autre intrigante, était -allée se jeter dans un couvent; toute la ville de Rome l'apprendrait -dans quelques heures, et le parti Feraldi, profitant du départ de Lello, -ne manquerait pas de dire que c'était lui qui l'avait cloîtrée: calomnie -dangereuse qu'il fallait démentir à tout prix en forçant cette petite -folle à rentrer dans le monde. Tant qu'elle serait à Saint-Antoine-Abbé, -personne n'aurait prise sur elle, et elle aurait prise sur Lello. Elle -se poserait en victime et ameuterait tous les pleurards de l'Italie. «Si -j'avais une journée à moi, dit-il, je saurais bien l'arracher de sa -retraite; mais je pars à cinq heures du matin pour Civita-Vecchia, à -trois heures du soir pour la France, et les bateaux à vapeur n'ont pas -l'habitude d'attendre. Agissez, il y va de votre intérêt. Dites tout ce -qu'il vous plaira, que ce n'est pas Lello qui l'a cloîtrée, mais la -police: qu'on l'a mise au couvent par correction: si cela prend, elle -sortira pour prouver qu'elle est libre, et une fois sortie, on ne lui -permettra plus de rentrer. Rendez-lui le séjour du couvent -insupportable: si elle a quelque servante avec elle, prenez-lui sa -servante. Enfin, vous êtes une femme de tête; guettez les occasions, -inspirez-vous des circonstances, parlez, agissez, remuez; tous les -moyens sont bons, argent, promesses, prières, menaces: pourvu qu'elle -sorte, tout est là. - ---Hé! cher monsignor, que voulez-vous que je fasse? je n'ai ni crédit, -ni pouvoir, ni... (elle s'arrêta fort à propos au moment où elle allait -dire ni argent) ni auxiliaire. J'avais autrefois un domestique dévoué; -il a disparu le 6 octobre sans me dire adieu. - ---Et en emportant vos bijoux? - ---Dieu! non, le pauvre garçon! L'Anglais qui demeure là-haut l'accusait -d'avoir volé un fusil: c'est peut-être ce qui lui a fait prendre la -maison en horreur. Quand je l'avais ici, ce bon Cocomero, je savais -tout; il pénétrait jusque dans le palais Feraldi pour m'apporter les -nouvelles. Le butor qui l'a remplacé n'est capable de rien: autant -vaudrait un sourd-muet aveugle et manchot. - ---Qu'à cela ne tienne! voulez-vous que je vous laisse un homme? - ---Oui, certes. - ---La police est dans les attributions du cardinal-vicaire. J'ai du -crédit dans les bureaux; je puis mettre un sbire à votre disposition. - ---Donnez, monsignor, donnez! - ---Attendez! Il y a six mois, j'ai enrôlé un drôle qui m'avait tout l'air -d'avoir fait quelque mauvais coup; mais à tout péché miséricorde: c'est -la devise de la police. Il m'a prié instamment de le placer hors de -Rome; je lui ai offert Albano, Lariccia ou Velletri; il a demandé en -grâce qu'on l'envoyât d'un autre côté: il est à Civita-Vecchia, il -surveille les libéraux, ses chefs sont contents de lui; je vous -l'expédierai aujourd'hui même. - ---Mais s'il refusait de revenir à Rome? - ---Je voudrais bien voir qu'il essayât de refuser quelque chose! On est -toujours sûr du dévouement d'un homme lorsqu'on a de quoi le faire -pendre. Adieu, madame, je vais travailler pour vous: aidez-moi. Mes -baisemains à mademoiselle votre fille! - ---Elle dort, la pauvre innocente, tandis que nous nous occupons de son -bonheur!» - -Nadine écoutait à la porte. - - - - -VIII - - -Rouquette trouva un carrosse attelé dans la cour du palais Coromila. -Lello et son frère, lestés d'une tasse de chocolat, se promenaient en -fumant, tandis qu'on remplissait un fourgon de bagages. Le colonel -dormait comme Noé après la première vendange: il avait fait ses adieux -la veille pour avoir le droit de se lever à midi. Tous les gens de la -maison vinrent, chapeau bas, baiser les mains de leurs maîtres. Le -prince leur distribua un gros sac d'argent. Rouquette, qu'ils -examinaient comme une curiosité d'histoire naturelle, aurait voulu leur -distribuer des coups de bâton. On partit à cinq heures précises. - -Jusqu'à Civita-Vecchia, Lello bâilla, fuma, soupira et regarda par la -portière; son frère lut le premier chant de _don Juan_ dans le texte -anglais; Rouquette dormit. Les quatre domestiques que l'on emmenait à -Londres émerveillèrent les alouettes par l'éclat de leurs boutons neufs. -En entrant dans la ville, les postillons firent claquer si superbement -leurs fouets, qu'on crut voir entrer le duc de Toscane, dont l'arrivée -était annoncée pour ce jour-là. La garnison prit les armes, les tambours -battirent aux champs, et le gardien des portes refusa obstinément -d'examiner les passe-ports. Les deux frères traversèrent au galop cet -enthousiasme officiel: ils trouvèrent sur le port leur intendant, qui -était venu la veille pour assurer les places et disposer les logements -sur le bateau. Rouquette courut à la police, se nomma et demanda -François le Napolitain. Il eut quelque peine à reconnaître son protégé. -François le Napolitain, ci-devant Cocomero, avait rasé ses favoris et -laissé croître ses cheveux. Ce changement de décoration joint à la peur -du bagne voisin, dont le spectacle l'avait horriblement maigri, lui -avait fait une autre figure, aussi longue que la première était large. -Depuis le 6 octobre et l'_accident_ de Menico, François n'avait jamais -dormi que d'un oeil: aussi ses chefs louaient-ils sa vigilance. Il -faisait le guet autour de la ville, gardait toutes les issues à la fois, -et dépistait merveilleusement les nouveaux venus, tant il avait peur de -voir arriver un couteau suivi du bras de Dominique. Malgré les -témoignages de satisfaction qu'il avait souvent obtenus, il ne -recherchait pas les occasions de comparaître devant les autorités -policières: il avait peur de ses chefs, de ses camarades et de son -ombre. - -Lorsqu'il se vit en présence de monsignor Rouquette, secrétaire intime -de son Éminence le cardinal-vicaire, il serra instinctivement les -mâchoires, de peur qu'on n'entendît claquer ses dents. - -«J'ai besoin de toi,» lui dit Rouquette. La figure de Cocomero -s'épanouit. - -«Tu vas partir ce soir pour Rome.» La figure de Cocomero s'allongea. - -«Tu iras _via Frattina_, nº 15; tu demanderas Mme la générale Fratief.» - -Cocomero tomba à genoux: «Grâce! cria-t-il, grâce monsignor! Je suis, ou -du moins je serai un pauvre père de famille! Ne me perdez pas: je vous -servirai toute ma vie! - ---Je ne veux pas te perdre, je veux t'employer. Je sais tout.» - -Rouquette ne savait rien; mais _je sais tout_ est un talisman presque -infaillible, et il y a bien peu d'hommes assez irréprochables pour -entendre sans trembler ce bienheureux _je sais tout_. - -«Et, monsignor, balbutia Cocomero, vous croyez qu'il n'y a pas -d'imprudence à m'envoyer dans _cette_ maison? Est-ce que l'Anglais du -fusil n'y est plus? - ---Tiens, tiens!» pensa Rouquette. - -Il reprit à haute voix: - -«L'Anglais du fusil y est encore; mais tu es si changé qu'il ne te -reconnaîtra pas. Parlons un peu du fusil de l'Anglais.» - -Cocomero joignit piteusement les mains. - -Le confesseur improvisé poursuivit: «Maître Cocomero, car je sais tous -tes noms, fidèle valet de Mme Fratief, on ne vole pas un fusil pour -aller faire la chasse aux moineaux! - ---Plus bas! monsignor, au nom du ciel! Menico m'avait provoqué; il -m'avait roué de coups, deux fois de suite, dans la cour du palais -Coromila et devant la porte de ses maîtres, ces scélérats de Feraldi. Ma -patience était à bout: j'ai demandé pardon à Dieu, j'ai fait quatre -neuvaines, et puis... on est vif, et un malheur est bientôt arrivé. - ---Mais c'est un trésor que cet homme-là, pensa Rouquette. Il déteste les -Feraldi, il a déjà servi la Fratief, il sait le métier d'espion, et il -loge une balle à cent pas dans la tête d'un homme. Je veux faire sa -fortune.» - -Il continua tout haut, d'un ton digne et sévère: - -«Vous êtes un grand coupable, mais vous pouvez réparer vos crimes. -Choisissez entre l'expiation honorable que je vous propose et les peines -honteuses que la loi suspend sur votre tête. Vous partirez pour Rome par -la voiture de ce soir. Vous irez demain à la brune prendre les ordres de -la respectable Mme Fratief; vous exécuterez aveuglément tout ce que -cette sainte femme vous commandera. Vous n'aurez rien à craindre de la -justice tant que vous serez exact à remplir les nouveaux devoirs que le -gouvernement du saint-père vous impose. Si vous croyez être en butte à -quelque vengeance particulière, défendez-vous, sans jamais oublier la -prudence. Pour subvenir à vos besoins, vous toucherez tous les mois une -somme de vingt écus chez l'intendant des princes Coromila-Borghi. Voici -vos gages du mois de mai, et deux écus pour votre voyage. Allez, et -souvenez-vous que vous êtes dans ma main.» - -Cocomero, prosterné comme devant un saint, s'empara d'une des basques de -l'habit de Rouquette, qu'il couvrit des plus tendres baisers et des -larmes les plus reconnaissantes. Rouquette s'enfuit jusqu'au bateau en -riant comme un augure qui vient d'en voir un autre. - -Le voyage se fit en ligne directe, à toute vapeur, en moins de quarante -heures. La mer était belle. Lello ne fut pas malade, et Rouquette lui -donna deux longues leçons de français sans lui parler du couvent de -Saint-Antoine. En débarquant à l'hôtel, Lello chercha au fond d'une -malle le portrait de Tolla. La chère petite image était presque laide: -les exhalaisons salines de la mer avaient altéré les couleurs. Il se -consola comme il put en griffonnant une longue lettre à sa maîtresse. Ni -son frère ni Rouquette ne lui demandèrent à qui il écrivait; mais quand -il parla de faire venir un barbier pour raser ses moustaches, qui -avaient repoussé d'un millimètre, on le plaisanta si vertement qu'il se -rendit. Son frère appelait le barbier l'exécuteur des hautes oeuvres de -Tolla. Rouquette demanda depuis quand les nobles Romains étaient -taillables à merci. On fit acheter une paire de moustaches postiches -qu'on posa sur un coussin avec cette inscription: _Offrande à la -beauté_. Rouquette crayonna une femme ornée de moustaches; il écrivit -au-dessous: _Tolla parée des présents de Lello_. La cheminée de sa -chambre était surmontée d'un amour de plâtre: on lui mit un rasoir entre -les bras et l'on grava sur le socle: _Cruel enfant!_ Pour obtenir la -paix Lello remit l'opération à des temps meilleurs; mais il confessa -noblement sa faute dans la première lettre qu'il écrivit à Tolla. - -Le séjour de Paris, où les trois voyageurs s'arrêtèrent jusqu'au 10 -juin, ne refroidit pas l'amour de Lello. Paris n'a que des séductions -banales pour un étranger qui ne sait pas le français et qui court du -matin au soir derrière un _cicerone_ de place, demi-valet, demi-drogman. -La manufacture des Gobelins, la colonne Vendôme, les caveaux du -Panthéon, et même le musée historique de Versailles, sont aussi -incapables d'éteindre les passions que de les allumer. Lello écrivait -sans mentir qu'il avait les yeux à Paris et le coeur à Rome. - -Lorsque son frère lui montrait aux Champs-Élysées une délicieuse -toilette d'été, il répondait naïvement: - -«Oui, cela irait bien à Tolla.» - -Rouquette ne rencontrait jamais une jolie femme sans la lui faire -remarquer. - -«J'aime mieux Tolla, répondait-il; d'abord elle est aussi belle, puis -elle m'aime, enfin elle parle italien.» - -«Essayons du grand monde,» dit Rouquette. On porta une douzaine de -lettres de recommandation, qui attirèrent cinq ou six invitations à -dîner: il y avait déjà beaucoup de familles à la campagne. Lello -s'ennuya partout: son frère, qui parlait français, et Rouquette, qui -avait de l'esprit, l'éclipsèrent totalement. Il en prit son parti en -rêvant à Tolla. Sa pensée voyageait incessamment entre la chère fenêtre -et le parloir de Saint-Antoine. Ce gros garçon, qui n'avait jamais eu -deux idées à la fois, fut pensif comme un philosophe et distrait comme -un algébriste: en foi de quoi ses compagnons de voyage l'avaient -surnommé le _hanneton_. - -Son principal et presque unique souci durant les trois premières -semaines fut le silence de Tolla. Tous les jours, son domestique de -place s'en allait rue Jean-Jacques-Rousseau et revenait les mains vides. -Il accusa d'abord la poste de Paris, qui lui paraissait un chaos -épouvantable; il ne comprenait pas qu'une administration qui transporte -ses facteurs en omnibus pût distribuer des lettres sans en perdre la -moitié. Ses soupçons se portèrent ensuite sur son oncle et sur la poste -romaine, qui fut de tout temps sujette à caution. Enfin il surveilla -Rouquette et son frère sans parvenir à les prendre en faute. Au bout de -vingt-deux jours, son banquier lui remit un mot de Tolla qui éclaircit -tout le mystère. Elle lui avait écrit onze fois, ni plus, ni moins, sous -le nom de Manuel Miracolo, et les onze lettres attendaient bureau -restant, casier M, que Miracolo vînt les prendre. Lello y courut, suivi -de son interprète à dix francs par jour. L'employé lui montra onze -lettres à l'adresse de Manuel Miracolo, et lui demanda son passe-port. -Lello s'étonna que, sur la terre de la liberté, un étranger eût besoin -de son passe-port pour obtenir sa correspondance. Dans la ville de Rome, -où les facteurs ne vont pas en omnibus, on donne les lettres à qui veut -les prendre. Si vous vous appropriez le bien d'autrui, l'administration -le met sur votre conscience. Lello montra un passe-port au nom de -Coromila. On le renvoya à un autre employé qui présidait à la lettre C, -mais qui n'avait rien à son adresse. A force d'aller d'un guichet à -l'autre, il comprit, son domestique aidant, qu'il faudrait un ordre -exprès du directeur général des postes pour rendre à la lettre C les -trésors d'amour que la lettre M avait usurpés. Il se défiait trop de -Rouquette pour lui faire part de son embarras et lui demander son -assistance. Son inséparable interprète le conduisit chez un écrivain -public qui expliqua l'affaire comme il la comprit, et lui recommanda -expressément de faire viser la pétition par son ambassadeur. Manuel se -transporta sans retard à la nonciature apostolique, et mit tous les -bureaux dans le secret. Un si beau zèle ne pouvait pas rester sans -récompense: les lettres lui furent remises au bout de dix jours, quand -son frère, son oncle, Rouquette, Rome et Paris en eurent appris -l'histoire. - -Tolla était bien triste. Si ses lettres n'étaient pas mouillées de -larmes, c'est que son mouchoir avait préservé le papier. Sa retraite -n'avait pas imposé silence à ses ennemis. Les uns disaient que Lello -l'avait mise au couvent par mépris pour sa mère et pour ne la point -laisser aux mains d'une intrigante. Les autres prétendaient que Lello -n'était pour rien dans l'affaire, et qu'elle avait été enfermée par -ordre du pape, comme une fille perdue. Un sbire, dont on ignorait le -nom, s'était vanté publiquement d'avoir pris part à cette exécution. On -faisait circuler des copies d'une lettre de monsignor Rouquette, où il -était dit en propres termes: «Vous pouvez assurer aux Feraldi que Lello -n'est pas pour eux.» A l'appui de cette menace, la générale affirmait -qu'il était venu la voir trois heures avant de quitter Rome. Les gens -sensés avaient beau dire que le fait était invraisemblable, puisqu'on -l'avait vu partir à cinq heures du matin, les habitants de la via -Frattina déclaraient qu'à deux heures un homme en habit laïque avait -réveillé tout le quartier en frappant au nº 15. Le séjour du couvent -n'était pas trop aimable: les religieuses étaient bonnes, encore qu'un -peu curieuses; mais les murs étaient bien gris, la cellule bien étroite, -et pas de jardin! Amarella avait d'abord pris le couvent en patience, -mais au bout de quelques jours son humeur s'était aigrie. Mme Feraldi -venait tous les soirs à la grille, avec Toto et Menico. Il y avait un -parloir pour les domestiques et les soeurs converses, mais personne n'y -était encore entré pour Amarella. Le comte était accablé d'affaires, -Philippe allait chercher sa mère à Florence, l'abbé La Marmora venait -deux fois par semaine. Tolla recommandait à Lello de fréquenter les -sacrements. «Cela est facile à dire, répondait Lello; mais où trouver -des prêtres dans cette ville de païens? A peine si en un mois j'en ai -rencontré quatre, et tous Français! J'essayerais bien de me confesser en -français, avec ce peu que j'ai appris; mais comment faire? il m'est -impossible de parler français sans rire. Je prie matin et soir, et je -remets les sacrements à mon retour. Les sacrements ne sont qu'à Rome. - ---Veux-tu savoir l'emploi de mes journées? écrivait Tolla. Je me lève à -neuf heures; à dix, je vais à la messe; je reste à l'église jusqu'à -midi, à prier Dieu pour toi. A midi, je dîne avec les religieuses. A une -heure un quart, on sonne la cloche du silence, et chacun est obligé -d'aller dormir dans sa chambre. A trois heures, le silence est rompu, et -les religieuses descendent au choeur. Je me lève un peu plus tard, et je -me mets à écrire jusqu'à ce qu'on vienne me prendre pour la lecture -spirituelle et le rosaire, qui se dit dans une grande salle où elles -sont toutes à travailler. A six heures, je vais à la grille voir ma mère -et les personnes qu'elle amène avec elle. Après leur départ, je remonte -à ma chambre, où je me promène sur une terrasse qui est auprès; j'y -reste tant que les soeurs sont à matines, c'est-à-dire une heure environ -après l'_Ave Maria_. Je descends alors à l'église, où je prie toute -seule pendant un bon quart d'heure, puis je viens souper dans ma -chambre. A neuf heures, on sonne le silence; tout le monde se couche et -l'on n'entend plus souffler dans la maison. Je m'enferme avec Amarella, -qui dort dans un cabinet auprès de moi, et nous restons, elle à -travailler, moi à lire, jusqu'à minuit. Nous faisons nos neuvaines et -nos autres oraisons, puis je me mets au lit, et, jusqu'à ce que le -sommeil me vienne, je pense aux jardins, aux forêts, aux belles fleurs -et aux grands arbres, aux chevaux, aux bals, à la musique, à l'amour, à -la vie, car je ne vis pas.»--«Moi, répliquait Lello, je me lève à dix -heures; c'est un peu tard. Je déjeune à onze, je sors à midi pour voir -les monuments; je dîne à cinq; puis vite au théâtre! Et après le -spectacle, une petite promenade sur le boulevard des Italiens, où l'on -voit une multitude de braves filles mises à la dernière mode et -attendant la Providence! C'est un spectacle horrible à voir, et qui -inspire plus de dégoût que de désir.» - -Il faut connaître les moeurs et les idées romaines pour comprendre tout -ce que le dernier trait de cette peinture ajouta aux ennuis de Tolla. -Rome n'est pas une ville d'innocence, tant s'en faut; mais c'est une -ville de bon exemple: la police n'y souffre aucun scandale. Jamais un -jeune homme n'y rencontre ces dangers ambulants qui fourmillent dans les -rues de Paris. La débauche y est voilée, et le vice y a des allures -discrètes. Tolla fut plus étonnée qu'une Parisienne à qui l'on dépeint -les moeurs des îles Marquises. Son imagination chaste, mais active, se -figura le boulevard des Italiens comme une porte de l'enfer, un théâtre -éclairé par des langues de feu, où l'on représentait jour et nuit le -grand mystère de la tentation de saint Antoine. - -Cependant Lello ne se mettait jamais au lit sans baiser la pâle -miniature de sa chère Tolla. - -Lorsqu'on partit pour Londres, la question n'avait pas fait un pas: -Lello se fortifiait dans son amour et Tolla dans sa retraite. Mme -Fratief était aux abois; elle allait faire une tentative sur Amarella, -par acquit de conscience. Rouquette ne savait plus à quoi se prendre; il -prévoyait bien que les plaisirs brumeux de l'Angleterre et les augustes -réjouissances du couronnement ne produiraient pas plus d'effet que les -séductions de Paris. Dans cet épuisement de toutes ses ressources, il -essaya de regagner la confiance de Lello. Il adoucit ses plaisanteries -contre Tolla; il témoigna même un certain respect pour ce grand exemple -de constance. Il laissa entendre que, s'il n'avait aucune pitié pour les -amours follets et les romans d'une heure, qui font les délices des -pensionnaires et le désespoir des familles, il savait admirer l'héroïsme -d'une passion persévérante. Sous la même inspiration, le colonel écrivit -coup sur coup deux longues lettres à son neveu. Le gros homme -adoucissait sa voix, il reprochait à Lello son manque de confiance, et -frappait timidement à son coeur pour se faire ouvrir. Sans sortir des -banalités d'une correspondance de famille, il se vantait d'avoir une -indulgence de père; rien ne pourrait lui ôter de la mémoire qu'il avait -fait sauter le petit Lello sur ses genoux. C'était pour lui, bien plus -que pour son frère, qu'il avait renoncé aux douceurs du mariage et -accepté les ennuis de la vie de garçon. Il s'était toujours promis de -lui laisser tout son bien, à telles enseignes que le testament était -fait et cacheté. Pourquoi donc l'objet d'une prédilection si marquée -témoignait-il si peu de reconnaissance? On n'exigeait de lui aucun -sacrifice, on ne demandait que de la sincérité. - -Ce texte un peu vague fut commenté savamment par Rouquette. - -«Vous avez tort, dit-il, de vous cacher de votre oncle: c'est un homme -dont vous avez tout à espérer et rien à craindre. A votre place, je lui -raconterais naïvement l'histoire, puisqu'il la sait, et je lui -demanderais son consentement, quitte à m'en passer. - ---Me l'accordera-t-il? mon cher Rouquette. - ---Pourquoi non? Cependant, entre nous, je crois qu'il a le couvent de -Saint-Antoine sur le coeur. On a dit à Rome que vous aviez enfermé Mlle -Feraldi afin de la protéger contre votre oncle. Quelle injure pour un -pauvre homme qui vous aime et qui vous a fait son héritier! Que -voulez-vous qu'il pense lorsqu'il voit que vous aimez mieux martyriser -votre maîtresse que de la laisser vivre tranquillement dans la même -ville que lui? - ---Il est vrai, mon bon Rouquette, Tolla souffre le martyre. - ---Vous le saviez? On vous a donc parlé de tous les maux qu'elle endure -dans cet horrible couvent? - ---Elle m'en a écrit quelque chose. - ---Et vous a-t-elle parlé de sa santé? - ---Quoi! serait-elle malade? - ---Vous a-t-elle dit que l'ennui la dévorait jusqu'aux os? que la -fièvre... - ---Parlez, Rouquette, au nom du ciel! ne me cachez rien de ce que vous -savez. - ---On dit qu'elle ne dort pas, qu'une fièvre la consume, qu'elle est -maigre à faire peur, que ses beaux yeux se creusent, que ses couleurs se -flétrissent et qu'on ne la reconnaît plus. Sa femme de chambre ne peut -plus tenir au régime du couvent et menace de la quitter: que -deviendra-t-elle, seule avec ses chagrins? - ---Pas un mot de plus, mon ami! je me prendrais moi-même en horreur. J'ai -fait, sans le savoir, le métier d'un bourreau; mais ne croyez pas que je -l'aie mise à Saint-Antoine par défiance de mon oncle. J'avais d'autres -raisons: je craignais que l'amitié d'un certain jeune homme ne profitât -de mon absence pour se métamorphoser en amour. - ---Quelle idée, mon cher Lello! La nature vous a-t-elle fait pour être -supplanté par personne? - ---Non, mais... - ---D'ailleurs je vous réponds, moi qui me connais en femmes, que cela est -incapable de trahir. Vous savez si je la regarde avec des yeux prévenus: -vous m'avez toujours vu la juger très-librement, trop librement -peut-être, car je commence seulement à apprécier ses vertus. Eh bien! -croyez-en ma parole, Tolla ne vous trahira jamais.» - -Lello écrivit à Tolla qu'il lui permettait de quitter le cloître, si -elle s'y trouvait toujours aussi mal. Bientôt il la pria de retourner -chez ses parents. Sous la dictée de Rouquette, la simple prière se -changea en ardent désir, puis en _amoroso comando_. Enfin il déclara que -la présence de sa maîtresse dans ce maudit couvent le mettait au -désespoir. - -«Si tu persistais, disait-il, tu m'attirerais tant de chagrins, que mes -forces physiques n'y tiendraient pas.» - -Cependant Tolla persistait. - - * * * * * - -«J'ai déjà trop enduré, répondit-elle, pour ne pas aller jusqu'au bout. -Si je t'obéissais, j'exposerais tout le fruit de mes souffrances. -Demande-moi ce que tu voudras, excepté le sacrifice de notre avenir: tu -me trouveras soumise à tes volontés et même à tes caprices. - -«Qui donc te pousse à me faire sortir d'ici? Cette idée ne vient pas de -toi. Veux-tu savoir ce qu'elle vaut? Demande-toi si ceux qui te l'ont -inspirée désirent notre union, ou s'ils cherchent à l'empêcher. Tu sais -où tendent tous leurs efforts. Irons-nous leur rendre le succès facile -en suivant leurs conseils? Est-ce dans notre intérêt qu'ils parlent ou -dans le leur? Voudrais-tu qu'après avoir tout fait pour ne leur point -laisser d'armes contre nous, j'allasse leur en fournir par un changement -de conduite! - -«Mes parents approuvent ma persévérance, la marquise Trasimeni m'engage -à continuer, le docteur Ély m'a dit qu'on m'admirait dans les plus -honorables maisons de Rome; l'abbé La Marmora jure que je suis perdue si -je passe le seuil de la porte; l'abbé Fortunati, qui de sa vie n'a dit -ni oui ni non, avoue que l'idée d'entrer au couvent a été une -inspiration du ciel. J'y reste donc. Je l'ai juré, et moi je tiens mes -promesses; ta main seule ou celle de la mort pourra m'en arracher.» - - * * * * * - -Pendant ces débats, le frère de Lello épousa une Anglaise assez jolie et -une dot véritablement belle. Lello, abstraction faite de la dot, -reconnut que sa belle-soeur ne soutiendrait pas la comparaison avec -Tolla. C'est dans la semaine qui suivit ce mariage que la chambre des -lords revêtit sa robe de velours cramoisi doublé d'hermine pour assister -au couronnement de la reine, une des plus belles fêtes de ce siècle. -Lello, confondu dans les rangs de la légation napolitaine, vit toute la -cérémonie. Il mit son célèbre habit de cour à cinq heures du matin, et -l'ôta à trois heures après minuit. Il serait mort de faim dans -l'intervalle, s'il n'avait eu la précaution d'apporter des gâteaux dans -ses poches. Cette mémorable journée et toutes les belles choses qui -passèrent sous ses yeux ne lui firent pas oublier Tolla, bien au -contraire. N'entendait-il pas crier: «Vive Victoria!» et le nom de -Victoria ne brillait-il pas en lettres de feu au milieu de toutes les -illuminations? Le lendemain de la fête, plus amoureux que jamais, il -écrivit au colonel, sous la dictée de Rouquette, quatre pages d'aveux et -de prières. Lorsqu'il eut cacheté l'enveloppe, Rouquette l'embrassa -paternellement: «Bravo! lui dit-il, vous agissez en bon neveu et en -homme d'esprit. Cette petite lettre est grosse de plusieurs millions. -Vous serez aussi riche que votre frère. - ---Maintenant, mon cher Rouquette, je vais attendre la réponse de mon -oncle à Paris, Londres m'ennuie: je ne comprends pas les enseignes des -boutiques, et je trouve que les Anglais ne sont pas polis.» - -Lello n'avait pas plus compris la magnifique politesse des Anglais que -les enseignes des boutiques. - -«Ma foi! dit Rouquette, pour un rien j'irais à Paris avec vous. Votre -frère est dans sa lune de miel, et il regarde le genre humain du haut en -bas, comme les habitants de toutes les lunes. Il se passera de moi aussi -facilement qu'un perdreau d'un coup de fusil. Allons à Paris! nous -continuerons nos leçons de français.» - - * * * * * - -Le 8 juillet, ils s'installaient pour la seconde fois à l'hôtel Meurice. -Rouquette, pour être plus agile, dépouilla le _monsignor_, et s'appela -sur ses cartes le comte de Rouquette. Lello qui n'avait pas plus compris -la cuisine anglaise que le reste, fut ravi de retrouver les dîners de -l'hôtel et les déjeuners du café de Paris. Il allait au théâtre tous les -soirs pour apprendre la langue. Rouquette n'avait qu'un regret, c'était -de ne pouvoir l'y conduire deux fois par jour. Il espérait toujours que -Tolla serait détrônée par une cantatrice ou une comédienne, et il savait -par expérience que les passions du théâtre sont celles qui mènent plus -loin, parce que la vanité y vient en aide à l'amour. Malheureusement, au -mois de juillet, les Italiens étaient en voyage et l'Opéra en -réparation. A la Comédie-Française tous les chefs d'emploi étaient en -congé, et les banquettes regardaient jouer les doublures. Lello était -réduit au drame et au vaudeville. Il avait un faible pour le vaudeville, -quoiqu'il lui arrivât rarement de saisir la plaisanterie du premier -bond: il riait après tout le monde, et sa gaieté retardait de quelques -minutes sur celle du parterre. Quelquefois même il digérait un bon mot -jusqu'au lendemain, et surprenait Rouquette par un éclat de rire -homérique qui partait comme une fusée au milieu du déjeuner. - -Trois jours après leur arrivée, les deux inséparables s'étaient -fourvoyés aux Folies-Dramatiques. Lello, du haut de l'avant-scène, -lorgna très-attentivement une jeune première blonde et blanche que -l'affiche désignait sous le nom de Cornélie, et que l'auteur avait -honorée d'un rôle de trente-cinq lignes. Il profita du premier entr'acte -pour questionner l'ouvreuse, et il apprit, à son grand étonnement, que -Mlle Cornélie Sarrazin était sage. Elle vivait chez son père, ne sortait -qu'avec sa mère, et montrait avec orgueil deux petites mains rouges -comme des pivoines; d'ailleurs bonne fille: son coeur n'avait pas parlé, -mais rien ne prouvait qu'il fût sourd-muet de naissance. Cette nouveauté -piqua la curiosité de Lello, et il regretta que pour cinq francs -l'ouvreuse ne lui en eût pas conté plus long. Heureusement Mlle -Cornélie, qui ne jouait que dans la première pièce, se débarbouilla -sommairement de son blanc et de son rouge, et vint s'asseoir au balcon -avec sa mère. Lello grillait de contempler de près cette vertu -paradoxale et cette mère d'une sévérité provisoire. Son gracieux -compagnon l'y conduisit comme par la main. Rouquette, en homme qui a -fréquenté le théâtre et qui sait son répertoire, ouvrit la conversation -par un compliment et un sac de raisins glacés. Les bonbons firent -accepter le compliment; la toilette des deux amis fit agréer les -bonbons: on refuse quelquefois les bonbons d'un poëte, jamais ceux d'un -millionnaire. Mme Sarrazin apprécia du premier coup d'oeil les bijoux -insolents dont Lello était émaillé. Les mères d'actrices sont les -personnes qui se connaissent le mieux en bijoux, après les bijoutiers. -Elle ne lui demanda pas s'il était de Paris: il faut être bien étranger -pour venir au mois de juillet, paré comme une châsse, à l'avant-scène -des Folies. Rouquette présenta son ami, après s'être présenté lui-même, -le tout en un tour de main; on ne doute jamais des gens qui ne doutent -de rien. Il se garda bien de faire à Lello les honneurs de Mlle -Cornélie; il affecta de travailler pour son compte et de se mettre en -première ligne, pour que Lello eût le plaisir de le distancer. Le hasard -voulut que la jolie blonde parlât un peu l'italien; elle l'avait appris -à sa première année de Conservatoire, lorsqu'elle espérait avoir de la -voix; elle en savait juste autant que Lello de français. Lello fut ravi -de rencontrer une femme capable de le comprendre: il lui sembla qu'il -retrouvait l'Italie. Après le spectacle, Mme Sarrazin se laissa -reconduire jusqu'à sa porte: elle occupait un quatrième étage à l'entrée -du faubourg Saint-Denis. Chemin faisant on prit des glaces devant le -café de l'Ambigu. - -En retournant à l'hôtel, Lello plaisanta beaucoup sur les vertus de -théâtre qui daignent s'asseoir devant un café entre deux inconnus. -Rouquette défendit Cornélie; il soutint que ce sans-gêne et cette -facilité apparente ne prouvaient rien; que les artistes avaient des -moeurs à part, et qu'on pouvait être une bonne fille sans avoir une -mauvaise conduite. Bref, il paria pour la vertu, Lello contre, et le -lendemain à quatre heures ils montèrent l'escalier de >>Mme Sarrazin. -Lello avait pris un bouquet chez Mme Prévost: il s'en repentit en -entrant au salon. La mère raccommodait un bas, la fille en tricotait un -autre; M. Sarrazin fourbissait une canne gigantesque: il était -tambour-major dans la garde nationale. Le meuble en velours d'Utrecht -jaune sentait la vertu d'une lieue. «Mes fleurs sont ridicules, pensa -Lello; si j'avais su, j'aurais apporté des cornichons.» Il examina avec -stupéfaction les lithographies qui pendaient à la muraille. C'était une -galerie de papiers enluminés représentant _Mélanie_, _Victorine_, -_Henriette_, _Julie_, _le Marié_ et _la Mariée_. Le _Marié_ ressemble au -monsieur que tout paysan voudrait être; il a des bagues à tous les -doigts et une grosse chaîne autour du cou. Il promène un sourire aimable -autour de lui, et tient un bouquet dans une main, une boîte de bonbons -dans l'autre. «Me voilà!» dit avec douleur le pauvre Lello. Il lut au -bas de l'image _le Marié_, et en italien _lo Sposo_. Évidemment cette -lithographie était une personnalité. _Victorine_, qu'un hasard malicieux -avait suspendue à côté du _Marié_, est une fille qui a les yeux plus -grands que la bouche, un pot de fleurs dans la main droite, un éventail -dans la gauche; la prodigalité de l'artiste lui a dessiné une rose sur -le dos de la main. Un poëte, que le monde n'a pas connu, a écrit au bas -de cette image un distique que Lello ne lut pas sans confusion: - - Soyez constant dans vos amours, - Et vous serez heureux toujours. - -Pendant qu'il se livrait à cet examen, il entendit Mme Sarrazin qui -causait avec Rouquette et qui disait: - -«Ma fille économise pour acheter une armoire à glace, parce que -l'armoire à glace est un meuble comme il faut. - ---Bon! fit-il en lui-même; j'enverrai une armoire à glace, et je ne -reviendrai plus.» - -Sur ces entrefaites, il entra quelques visites. Ce fut d'abord une amie -de Cornélie, plus avancée qu'elle dans la science de la vie, car elle -avait un cachemire des Indes; puis un jeune peintre un peu débraillé, -puis un auditeur au conseil d'État ganté de neuf, puis un jeune -journaliste, puis un vaudevilliste qui commençait à se faire jouer, puis -un joli sous-chef du ministère de l'intérieur, enfin un jeune-premier de -la Gaîté. Ces six jeunes gens se partageaient, en attendant mieux, -l'amitié de Cornélie. Le jeune-premier était un ancien camarade du -Conservatoire; le feuilletoniste _la soignait_ dans ses articles; le -sous-chef la protégeait au ministère; le peintre allait faire son -portrait pour la prochaine exposition; l'auditeur, sans être très-riche, -avait des parents assez généreux pour qu'on pût de temps en temps lui -demander un service de cinq louis; le vaudevilliste achevait pour -Cornélie une pièce en trois actes, destinée à mettre en relief toutes -les perfections de sa petite personne. Au premier acte, elle était -paysanne et montrait ses jambes; au second, elle était marquise et -montrait ses épaules; au troisième, elle jetait son bonnet par-dessus -les moulins et montrait ses cheveux. Cornélie témoignait à tous ses amis -une reconnaissance impartiale. Il n'y avait point de préférés, partant -point de jaloux, et ses rivaux, qui ne se saluaient pas dans la rue, -vivaient chez elle en bonne harmonie. Lello entendit pour la première -fois une conversation parisienne, vive, fringante, entremêlée de propos -de coulisses, d'anecdotes du monde et de charges d'atelier, saupoudrée -de calembours, pailletée de bons mots et assaisonnée de scandales dont -personne ne se scandalisait. Il fut tout ébaubi de cette joute assise, -de ce tournoi d'esprit, de ces lances rompues et de cette petite fête -courtoise donnée par six chevaliers en redingote à une reine d'amour en -peignoir. Il comprit le discours de son oncle sur les séductions de -Paris, et il se promit de ne point retourner à Rome avant d'avoir soupé -en si curieuse compagnie. - -Il en eut bientôt la joie. Deux jours après, Mme Sarrazin, qui avait -reçu une armoire à glace anonyme, invita tout son monde à un -pique-nique. Le sous-chef envoya un saumon, le journaliste un pâté, le -comédien un buisson d'écrevisses, l'auteur dramatique un Parthénon en -gelée d'ananas, le peintre un feu d'artifice complet qu'on aurait tiré -dans le salon, si le propriétaire l'avait permis; l'auditeur fournit des -truffes, Rouquette les vins, Lello l'argenterie. Trois ou quatre amies -de Cornélie honorèrent de leur présence cette fête de famille. M. -Sarrazin y présida en vrai tambour-major, avec la dignité bouffonne qui -n'appartient qu'à cette institution. Lello se grisa du vin de Rouquette -et surtout des regards de Mlle Cornélie. La table enlevée, on dansa tant -qu'il resta des cordes au piano. Avant de se séparer, tous les convives -prirent rendez-vous pour le surlendemain: on irait à Versailles voir -jouer les grandes eaux et dîner à l'hôtel des Réservoirs. «Quand je -pense, disait Lello, que j'ai failli quitter la France sans connaître -l'hôtel des Réservoirs et sans avoir vu les grandes eaux!» - -Il mettait un pantalon blanc pour aller à Versailles, lorsque son -domestique de place, qui ne l'accompagnait plus dans ses promenades, lui -apporta la lettre suivante: - - «Du monastère de Saint-Antoine. - - «Rome, 5 juillet 1838. - - «Où êtes-vous, Lello? Où sont vos promesses, votre amour et mes - espérances? Moi, je suis toujours au couvent, dans la même cellule et - dans le même ennui. Savez-vous combien il y a de temps que vous ne - m'avez écrit? Vos lettres étaient ma seule consolation. Que Dieu vous - pardonne le mal que vous me faites, et qu'il vous préserve de souffrir - jamais autant que moi! Je n'ose vous dépeindre l'état de mon âme: - j'empoisonnerais tous vos plaisirs. De ma santé, je ne vous en parle - pas; vous comprenez que mon coeur est trop malade pour que le corps - puisse se bien porter. J'avais pris pour deux mois de courage; mais il - y a plus de deux mois que vous êtes parti, et ma provision est - épuisée. Mon ami, souvenez-vous de temps en temps, en courant à vos - plaisirs, que vous m'avez aimée pendant quelques jours et que je vous - adorerai toute ma vie. - - «TOLLA.» - -«Venez-vous? cria Rouquette à travers la porte. La voiture est en bas: -il ne faut pas faire attendre ces dames. - ---Je suis à vous, mon cher. Donnez-moi seulement cinq minutes: une -petite affaire à expédier.» - -Il écrivit: - - «Paris, 16 juillet 1838. - - «Ma chère Tolla, - - «Tu connais bien mal mon coeur, si tu crois que c'est l'amour des - plaisirs frivoles qui m'a entraîné loin de toi et qui me retient sur - cette terre d'exil. Sache que le but secret de mon voyage était - d'obtenir le consentement de mon oncle. On peut demander dans une - lettre ce qu'on n'oserait pas solliciter de vive voix. Tu te souviens - bien que j'ai toujours désiré que notre bonheur obtînt la sanction de - ma famille, et tu es trop tendre fille pour blâmer un sentiment si - délicat. Nous ne devons pas, pour satisfaire notre caprice, déclarer - la guerre à nos parents. - - «Après une lettre affectueuse de mon oncle, dont les tendres reproches - m'ont déchiré le coeur, je me suis décidé à lâcher le grand mot. En - effet, notre situation était trop pénible: nous aimer en ayant l'air - de ne nous point connaître! D'ailleurs les méchantes langues avaient - trop beau jeu contre nous. - - «Tu dois comprendre combien je désire et je crains tout à la fois la - réponse de mon oncle. Dieu veuille toucher son coeur et nous le rendre - favorable! Rien ne manquerait plus à notre félicité. Si sa réponse - n'est pas telle que je le désire, il faudra essayer de tous les moyens - pour changer sa volonté. Je ne retournerai pas à Rome que la question - ne soit résolue. En attendant je souffre le martyre, le doute me tue; - plains-moi.» - -Rouquette frappa à la porte: - -«Il y a dix minutes que les cinq minutes sont écoulées! - ---Une seconde encore! mon bon ami. Je suis aussi pressé que vous.» - -Il continua: - - «C'est maintenant, ma Tolla, qu'il faut redoubler nos prières et - mettre en Dieu toutes nos espérances. S'il a décidé que nous serions - heureux, il saura bien attendrir le coeur de mon oncle. Tournons-nous - vers cette Vierge sainte qui aime tant à consoler les affligés: qui - sait si elle ne voudra pas faire quelque chose pour nous? J'importune - non-seulement saint Joseph, comme tu me l'as recommandé, mais tous les - autres saints du paradis. Je voudrais qu'ils fussent plus nombreux, - pour avoir plus d'avocats auprès du juge suprême. Enfin jetons-nous - dans les bras de la Providence, et espérons. Je t'aime. - - «LELLO.» - -«Oui, je t'aime! dit Lello en allumant une bougie pour cacheter sa -lettre, et il y a bien quelque mérite à garder mon amour intact au -milieu des plaisirs de Paris. Elle craint, pauvre enfant, que je ne -l'oublie! Mais j'ai pensé vingt fois à elle pendant cet infernal souper! -Rien ne triomphera de ma passion, parce que ma passion c'est moi-même, -et que je suis plus fort que tout. Il y a pourtant de pauvres sires à -qui une bouteille de vin de Champagne ou le sourire d'une jolie fille -fait oublier leur maîtresse! Mon amour est comme la salamandre, il -traverse le feu sans y brûler ses ailes.» - -La promenade à Versailles fut suivie de beaucoup d'autres. Mme Sarrazin -s'aperçut que Lello connaissait fort mal Paris et les environs: elle lui -fit voir du pays. C'était une bonne femme, aimée du théâtre et de son -quartier, et dévouée sans préjugés au bonheur de sa fille. Elle avait -toujours dit à Cornélie: - -«Mon enfant, l'autorité maternelle a ses limites, et je n'ai pas la -prétention ridicule de te garder en sevrage jusqu'à l'âge de trente ans. -D'ailleurs, je le voudrais, la loi ne le permettrait pas. Vois donc à te -pourvoir. Si tu trouves un mari opulent, j'en serai bien aise: il me -servira une pension alimentaire. Malheureusement les Folies-Dramatiques -n'ont pas la vogue pour les mariages, et l'on n'y en a pas vu beaucoup -cette année. Avec la dot que je te donne, à savoir le talent et la -beauté, il est rare qu'on trouve à se marier définitivement. Passe -encore si tu étais à l'Opéra! L'empereur de Russie paye tous les ans -deux ou trois grands seigneurs pour qu'ils épousent les danseuses. Mais -tu es aux Folies; règle-toi là-dessus. Moi, si jamais je te vois -amoureuse d'un homme jeune, bien élevé et riche, je commencerai par te -faire une bonne morale (si je t'ennuie tu ne m'écouteras pas); puis -j'irai trouver ce monsieur, je lui dirai tous les sacrifices que j'ai -faits pour ton éducation, et, s'il a bon coeur, il me laissera ma fille, -ou du moins il me remboursera mes dépenses.» - -Le 8 août 1838, trois semaines environ après le voyage à Versailles, -Lello apprit à n'en pouvoir douter que Mme Sarrazin avait dépensé pour -l'éducation de sa fille vingt mille francs et quelques centimes. La -chute de Mlle Cornélie ne fit pas plus de bruit que celle d'une pomme. -Chose incroyable! aucun des six adorateurs de la jolie blonde ne tint -rigueur à Lello. Il crut même s'apercevoir qu'ils lui serraient la main -avec gratitude. Il ne sut jamais combien son bonheur avait fait -d'heureux. Rouquette se fit sa part dans la félicité commune. - -M. Sarrazin conserva l'habitude de marcher tête levée, excepté lorsqu'il -passait sous la porte Saint-Denis. - -Rouquette choisit le jour où Cornélie pendait la crémaillère dans un -appartement de six mille francs pour envoyer à Lello la réponse de son -oncle. Il la gardait en portefeuille depuis une semaine. - -Lello hésita un instant avant de briser le cachet. Évidemment la lettre -contenait un _oui_ ou un _non_. Un _non_ lui fermait le paradis du -mariage; un _oui_ le chassait du paradis terrestre qu'il venait de -meubler à grands frais. Un _non_ le séparait de Tolla; un _oui_ -l'arrachait à Cornélie. Cependant je dois dire à sa louange que son -dernier voeu fut pour un _oui_. - -La lettre disait _non_. Le colonel n'avait point cherché de périphrases. -Il écrivait à son neveu: - - «Je te permets toutes les folies, excepté une. Jette ton argent par - les fenêtres, je t'en donnerai d'autre; ne jette pas ton nom: nous - n'avons que celui-là. Je t'ai dit souvent que je n'avais rien à te - refuser, je le répète encore. Veux-tu un million? Mais si tu cherches - une corde pour te pendre, je n'en suis pas marchand. Remarque bien que - tu peux te marier sans mon consentement: ce n'est donc pas une - permission que tu me demandes, c'est un conseil. Or le diable en - personne ne saurait me contraindre à t'en donner un mauvais. Fais ce - que tu voudras: tu es maître absolu de tes actions, comme moi de mes - écus. Je ne te défends pas d'épouser la fille qui t'a choisi et qui te - fait la cour depuis plus d'une année; mais je t'avertis que, si tu - persistes, tu peux te dispenser de m'écrire; je ne te répondrai pas. - Sur ce, je t'embrasse. Faut-il ajouter: _Pour la dernière fois?_» - -«Diable d'homme! se dit Lello. Il parle avec autant d'assurance que s'il -avait raison. Je vais mal souper ce soir. Rouquette!» - -Rouquette n'était jamais loin. Il parcourut la lettre, et la trouva -conforme au brouillon qu'il avait envoyé. «Eh bien? demanda-t-il. - ---C'est moi qui vous dis: eh bien? - ---Eh bien! votre oncle a tort, il ne rend pas justice aux vertus de Mlle -Feraldi. - ---N'est-il pas vrai, Rouquette? Tant de vertu, de beauté, de noblesse... - ---Je ne te parle pas de sa noblesse: on m'a assuré que la généalogie du -docteur Feraldi était un peu véreuse. Quant à la beauté, elle en a eu -autant que femme du monde: maintenant, nous ne savons pas ce qui lui en -reste. Je passe légèrement sur la question financière. Elle vous apporte -en dot une vigne de deux cent mille francs; c'est un joli denier. De -plus elle assure par contrat un héritage de quatre ou cinq millions au -prince votre frère: toute la fortune du colonel! Mais elle a des vertus. -Or les vertus sont hors de prix par le temps qui court; vous le savez -bien, vous qui venez d'en acheter une. - ---Mauvais plaisant!... Rouquette, vous devriez intercéder auprès de mon -oncle! - ---Bien obligé! Je trouve que j'ai assez d'ennemis. - ---Alors faites-moi un brouillon. - ---Pour dire que vous vous soumettez? - ---Non, pour expliquer que je ne peux pas me soumettre. - ---A quoi bon? il jetterait ma prose au feu dès la première ligne. - ---Il faudrait pourtant lui faire savoir que je suis engagé d'honneur -avec le comte Feraldi. - ---Une idée! Priez M. Feraldi de lui conter toute l'affaire. C'est lui -qui est le plus intéressé à la conclusion de ce mariage, car vous -conviendrez qu'il y gagne plus que vous. D'ailleurs n'est-il pas avocat? -Il ne refusera pas de plaider sa propre cause. Faut-il vous faire un -brouillon pour le comte? - ---Faites, mon ami; je ne lui ai jamais écrit, et je ne saurais pas -comment m'y prendre.» - -Lello se promena de long en large dans sa chambre, tandis que Rouquette -écrivait. - - «Paris, 11 août 1838. - - «Très-cher comte, - - «Je n'avais jamais pris la liberté de vous écrire, sachant comme votre - profession vous occupe, et combien le temps des hommes d'affaires est - précieux; mais une cruelle nécessité me force à vous imposer l'ennui - de me lire. - - «Depuis mon départ de Rome, mon unique préoccupation a été de faire - approuver à mes parents mon mariage avec mademoiselle votre fille. - Après deux mois d'hésitation, je me suis armé de courage, et j'ai - écrit à mon oncle. Je lui ai tout confessé, je lui ai fait connaître - la violence de mon amour et l'ancienneté de nos engagements, j'ai - dépeint à ses yeux les vertus qui sont la plus belle richesse de - Vittoria, j'ai décrit avec une scrupuleuse exactitude l'état de nos - sentiments, j'ai conjuré mon oncle de ne pas séparer deux coeurs si - bien unis. J'ai attendu longtemps sa réponse; plût à Dieu qu'elle ne - fût jamais arrivée! Non-seulement mon oncle se refuse formellement à - ma demande, mais il déclare en terminant qu'il m'embrasse pour la - dernière fois. - - «Vous pouvez vous figurer mes angoisses au milieu de ce conflit - d'affections. Je ne voudrais pas renoncer au bonheur, mais le devoir - me commande de respecter la volonté de ma famille. Je voudrais dompter - mes passions; mais quand je songe aux vertus de l'ange que j'adore, la - force me manque. - - «Dans ce cruel embarras, je me tourne vers vous, et je remets notre - sort entre vos mains, puisque le destin me condamne ou à obtenir ce - consentement ou à faire le terrible sacrifice, je viens vous prier à - mains jointes de plaider ma cause auprès de mon oncle et d'obtenir, - par une intervention amicale, ce que j'ai eu la douleur de m'entendre - refuser. Si, par un malheur que je n'ose prévoir, vos prières - échouaient comme les miennes, croyez, monsieur, que j'ai trop à coeur - la réputation de mademoiselle votre fille pour continuer les relations - d'intimité qui existaient entre nous; mais je conserverai pour elle et - pour votre famille une estime éternelle. - - «Je me fais un devoir de vous déclarer que je n'ai mis dans le secret - que mon frère et mon oncle. Tout est resté entre nous, et l'honneur de - la jeune fille a été soigneusement sauvegardé. J'espère que ma - résolution sera approuvée de vous et de votre vertueuse fille, à qui - je vous autorise à montrer cette lettre. Je vous prie de présenter mes - compliments, et suis pour la vie votre très-affectionné serviteur et - ami, - - «MANUEL COROMILA BORGHI. - -Quand Lello eut copié cette lettre, Rouquette réclama son brouillon pour -le brûler. Il le mit sous enveloppe et l'envoya à Mme Fratief. - -Lello écrivit ensuite à Tolla une lettre touchante: - - «Mon coeur saigne, disait-il, Dieu! quelle sentence cruelle! D'un côté - la passion qui me consume, de l'autre le devoir qui m'égorge. - J'entends ta voix qui me crie: «Fais ton devoir, quoi qu'il en coûte; - le devoir est la loi de Dieu.» Oui, ma Tolla, tu es assez vertueuse - pour me parler ainsi. Tu aimes tes parents, tu sais qu'il est - impossible de rien refuser à ces êtres chers et respectables qui nous - ont tenus tout enfants sur leurs genoux; tu approuveras la résolution - que j'ai prise. Si tu écoutes le monde, il me blâmera peut-être; si tu - fais parler ta conscience, elle me donnera raison. - - «Un espoir nous reste. J'ai écrit à ton père, je l'ai conjuré de - s'entremettre pour nous auprès de mon oncle: peut-être obtiendra-t-il - quelque chose. Si cette dernière branche de salut nous échappe, hélas! - je suis forcé de t'oublier. Le pourrai-je? Dieu qui exige de nous ce - sacrifice, nous donnera la force de l'accomplir; mais si mon coeur - doit te retirer sa tendresse, jamais il n'oubliera l'image d'un ange - orné de tant de belles vertus, et tu auras une place éternelle dans - l'estime de ton très-affectueux ami, - - «LELLO. - - «_P. S._ De la réponse de ton père dépendra notre bonheur.» - -Lello monta en voiture avec Rouquette, porta ses lettres à la grande -poste et se fit conduire au nouvel appartement de sa maîtresse. -L'arrivée des deux amis interrompit le jeune peintre, qui ébauchait un -petit portrait de Cornélie. - - - - -IX - - -Amarella n'était pas entrée au couvent pour le plaisir de prier Dieu et -d'accompagner sa maîtresse: elle pensait qu'on peut prier partout, et -son dévouement pour Tolla n'allait pas jusqu'à l'abnégation. Elle avait -la captivité en horreur, comme tous les êtres remuants; elle était -friande du grand air comme tous ceux qui sont nés au village; elle -aimait à se faire voir, comme toutes les femmes. Ajoutez que, comme tous -les Romains des deux sexes, elle avait la passion de la loterie. La -loterie est un jeu légal, une partie engagée entre le saint-père et ses -sujets: les joueurs y gagnent quelquefois, le gouvernement toujours. -Amarella faisait comme tous les domestiques, mercenaires, mendiants et -frères quêteurs de la capitale du monde chrétien: elle économisait onze -sous par semaine pour avoir le droit de prendre un billet, de rêver -trois numéros, et d'attendre, confortablement logée dans un château en -Espagne, le tirage du jeudi et la ruine de ses espérances. En entrant à -Saint-Antoine, elle avait renoncé à la loterie, au grand air, à la -liberté et à l'admiration des hommes, le tout pour plaire à Menico. -Menico lui avait dit en la prenant par la taille: «Si tu étais une brave -fille, tu irais tenir compagnie à mademoiselle. Crains-tu de t'ennuyer? -Je te promets que vous recevrez des visites: le parloir n'est pas fait -pour les chiens. As-tu peur que tous les garçons ne se marient en votre -absence et qu'il n'en reste plus pour toi? Sois tranquille, j'en connais -un qui attendra patiemment et qui fera voeu, si tu l'exiges, de ne pas -regarder une femme avant votre retour.» Ces promesses tant soit peu -jésuitiques, appuyées de quelques caresses, avaient trompé la subtile -Amarella. Elle sacrifia trois mois de sa liberté, avec la confiance d'un -joueur qui risque son seul habit sur la carte qu'il croit bonne. Ce -Menico si longtemps poursuivi était, à ses yeux, quelque chose de plus -qu'un homme: c'était un _terne_ qu'elle avait nourri deux ans. - -Lorsque les portes du cloître se fermèrent sur elle et qu'elle vit -Dominique pleurer côte à côte avec Lello, elle sentit naître au fond de -son coeur quelque sympathie pour sa maîtresse: une conformité d'âge, de -chagrin et d'espérance l'unissait à Tolla, et peu s'en fallut qu'elle ne -lui fît confidence de son amour. Quinze jours se passèrent sans qu'elle -reçût une visite de Menico; elle s'imagina qu'il était retenu au palais -Feraldi par quelque indisposition légère ou par la nature sédentaire de -ses fonctions. Elle attendit une seconde quinzaine et s'arma d'une -patience rageuse: «Peut-être veut-il m'éprouver,» pensait-elle. Mais -lorsqu'elle sut, par une indiscrétion innocente de Tolla, que Menico -venait tous les jours au couvent avec la comtesse, lorsqu'elle fut -forcée de reconnaître qu'elle avait été sa dupe, elle se prit d'une -haine effroyable, non contre lui, mais contre Tolla. La jalousie lui fit -voir une rivale dans sa maîtresse; elle la soupçonna d'avoir usé d'une -indigne coquetterie pour voler un coeur plébéien dont elle n'avait que -faire; elle se rappela les naïves confidences de Menico sur la route de -Lariccia, les larmes de Tolla lorsqu'on l'avait cru mort, et le fameux -baiser qu'elle lui avait donné le jour de l'Assomption: elle était trop -aveuglée pour comprendre que le prétendu amour de Menico était une -adoration religieuse, et que Tolla ne s'en apercevait pas plus que les -madones peintes et dorées n'entendent les prières qu'on murmure à leurs -pieds. Dans un premier mouvement de colère, elle monta à sa chambre et -fit ses paquets, bien décidée à abandonner Tolla à ses ennuis, puis elle -se ravisa, remit tout en place et redescendit dans la cour en souriant à -un autre projet de vengeance. - -Dès ce jour, elle commença contre sa maîtresse une guerre sourde: -«Attends! dit-elle, je ferai de ton coeur une pelote à épingles!» -Lorsque Tolla avait reçu quelque bonne nouvelle, Amarella accourait -partager sa joie; ce n'était jamais sans y verser une goutte de poison: -«Il vous aime, disait-elle; il veut donner au monde un grand exemple de -constance. Qui l'aurait cru? Mademoiselle voit bien qu'il vaut mieux que -sa réputation. Je le savais, moi, qu'il ne vous tromperait pas comme -toutes les autres.» Si Tolla était triste, si cette pauvre âme, à force -de creuser l'avenir, avait trouvé quelques raisons de désespoir, -Amarella se faisait un visage de gaieté et d'insouciance; elle -étourdissait la maison de son rire argentin et sonore, elle venait -s'asseoir auprès de sa maîtresse et lui faire une peinture charmante du -bonheur qu'elle n'espérait plus: «Pourquoi vous chagriner, mademoiselle! -Les beaux jours viendront. Qui sait si dans deux mois vous n'entrerez -pas à l'église, habillée comme une reine, en robe de velours blanc avec -des boutons de perles, et une couronne d'oranger dans les cheveux! Dans -un an nous baptiserons un beau petit Lello, rouge comme une écrevisse; -il me semble déjà que je l'entends crier! Dans vingt mois, il sera blanc -comme du lait, frais comme une rose et ferme comme une pomme. Les dents -lui viendront deux à deux; il essayera ses mains mignonnes; il voudra -parler et faire de longues phrases, mais il ne saura dire que _mamma_ et -_babbo_; il prendra son élan pour courir, mais il ne saura pas mettre -une jambe devant l'autre, et il embrouillera ses deux petits pieds comme -s'il en avait cinq ou six. Vous vous agenouillerez près de lui sur le -tapis, vous le tiendrez par la ceinture de sa robe... Vous pleurez, -mademoiselle? sotte que je suis! je vous ai fait de la peine. J'oubliais -que, si M. Coromila vous abandonne, vous avez fait voeu de rester au -couvent et de renoncer au bonheur d'être mère! Allons, mademoiselle, ne -vous désolez pas; cela ne sera rien; peut-être n'êtes-vous pas tout à -fait trahie. Voulez-vous que je vous chante une jolie chanson? - - Io ti voglio ben assai, - Ma tu... - ---Tais-toi! criait Tolla, et elle éclatait en sanglots. - ---Chut! ma chère demoiselle; les religieuses vont vous entendre. Vous -avez juré de renfermer votre amour en vous-même.» - -Tolla rentrait ses pleurs et dévorait son mouchoir pour s'empêcher de -crier. Elle tint toutes ses promesses, et, sans les bavardages calculés -d'Amarella, personne dans le couvent n'aurait deviné ses douleurs. Les -religieuses de Saint-Antoine étaient jeunes pour la plupart; -quelques-unes avaient moins de vingt ans. Elles observaient -scrupuleusement la règle de leur ordre, et surtout leur voeu -d'obéissance; elles ne pouvaient changer de robe, ni laisser une bouchée -de la portion qu'on leur servait, sans en demander la permission. -Séparées du monde avant de l'avoir connu, elles se berçaient dans la -monotonie des habitudes monastiques, et se croyaient heureuses parce -qu'elles étaient résignées. Tolla enviait la tranquillité de leur âme, -comme les vivants sont quelquefois jaloux des morts. Elle respectait -leur ignorance, cachait son amour, s'efforçait de rire lorsqu'elle était -triste, et de manger lorsqu'elle avait le coeur gros; sinon, toute la -table aurait voulu savoir pourquoi elle n'avait pas d'appétit. Amarella -se plut à mettre tout le couvent dans les secrets de sa maîtresse; elle -ne doutait pas qu'un tel scandale ne retombât sur la tête de Tolla. -L'effet ne répondit pas à son attente: les soeurs n'eurent que de la -pitié et de la tendresse pour cette pâle victime d'un mal qu'elles ne -connaissaient point. Peut-être quelqu'une des plus jeunes envia-t-elle à -son tour les souffrances de la belle pensionnaire; mais jeunes et -vieilles observèrent une discrétion unanime, et donnèrent le rare -exemple d'une communauté religieuse possédant un secret sans le -commenter. - -Le 23 août, après quatre mois de captivité volontaire, sans une seule -visite de Menico, Amarella avait épuisé toutes les ressources de la -haine et ne savait plus à quel démon se vouer. On lui dit qu'un homme -l'attendait au parloir: elle y courut en se demandant quel remords de -conscience pouvait lui ramener Menico; mais ce n'était pas Menico qui -l'avait fait appeler: c'était un gros homme blond, bien rasé, bien -frisé, bien nourri, bien fleuri et d'une physionomie toute paternelle. -Ce digne personnage, qu'elle reconnut à l'accent pour un Napolitain, lui -apprit que sa belle conduite et son dévouement évangélique avaient -touché le coeur d'une très-noble et très-riche étrangère; que cette -dame, Russe de nation, mais catholique de religion, voulait à tout prix -l'attacher à son service, prête à doubler ses gages, s'il le fallait. -Amarella, prise entre la crainte de lâcher sa vengeance et l'envie de -regagner sa liberté, demanda quelques jours de réflexion. Elle allégua -que la famille Feraldi lui avait promis une dot de cent écus, si elle -restait avec mademoiselle. - -«Qu'à cela ne tienne, répondit l'inconnu. La personne qui m'envoie est -au moins aussi généreuse que vos Feraldi. Réfléchissez au plus vite; je -reviendrai demain.» - -Le même jour, le comte Feraldi reçut les deux lettres de Lello, en date -du 11 août. Après avoir lu la sienne, il n'hésita pas à ouvrir celle qui -portait l'adresse de Tolla. La comtesse écouta cette lecture d'un oeil -sec et stupide: elle croyait entendre l'arrêt de mort de sa fille. Toto -était assis, serrant les poings, et mordant ses lèvres. Cette -consternation se changea en fureur lorsqu'on vit accourir le docteur -Ély, l'abbé Fortunati et Philippe Trasimeni; chacun d'eux avait reçu, -sans savoir comment, une copie de la lettre au comte. Un exemplaire de -la même lettre avait été placardé à la porte du palais Feraldi, et -Menico, qui l'avait arraché, l'apporta en pleurant. Les parents et les -amis de Tolla tinrent conseil en tumulte: Menico jurait d'assommer le -colonel et tous ses domestiques; Philippe et Toto voulaient partir le -soir même pour Paris; le docteur assurait qu'en lisant une seule de ces -lettres Tolla mourrait sur le coup; la comtesse offrait de se jeter aux -pieds du vieux Coromila; l'abbé parlait d'en appeler au pape; le comte -avait perdu la tête et ne savait auquel entendre. Il allait, venait, se -laissait tomber sur une chaise, se levait en sursaut, froissait dans ses -mains les deux lettres de Lello, et répétait machinalement le -_post-scriptum_ de la dernière: _De la réponse de ton père dépendra -notre bonheur!_ Tout était désordre, affliction et contradiction; chacun -parlait au hasard sans écouter ni les autres ni soi-même. Au milieu de -la confusion générale, Menico prit sur lui d'aller chercher l'oncle du -comte, le cardinal Pezzato. L'entrée de ce beau vieillard en cheveux -blancs apaisa la multitude et rassit les esprits les plus exaltés. Les -jeunes gens fermèrent la bouche, et tous les conseils violents se turent -en présence de l'auguste octogénaire, qui avait été ministre de Pie VII -et de Léon XII. Le cardinal se fit lire les deux lettres par le jeune -Feraldi, dont la voix tremblait d'émotion et de colère. Il déclara sans -hésiter que la prière de Lello était absurde, et que le comte ne pouvait -pas décemment demander au colonel la main de son neveu; mais comme M. -Coromila s'était engagé par serment à épouser Vittoria Feraldi, comme il -avait invoqué le nom de Dieu à l'appui de ses promesses, l'affaire était -du ressort de la police ecclésiastique, et il fallait recourir au -cardinal-vicaire. - -L'intervention de la police dans les affaires de conscience est un des -traits caractéristiques de l'administration pontificale; les papes ne -croient pas gouverner des hommes, mais des âmes. Leurs tribunaux -participent de la nature du confessionnal: le juge est doux, discret, -familier, curieux, indulgent pour les fautes confessées, prêt à tout -pardonner hormis la fierté et la résistance; inhabile à distinguer un -péché d'un délit et un mauvais chrétien d'un mauvais citoyen; confiant -dans les verrous, ennemi de la violence, incapable de verser le sang -d'un criminel et capable d'oublier un innocent en prison. La police est -plus taquine que rigoureuse, et plus humiliante qu'oppressive; le -gouvernement est un despotisme velouté, onctueux, décent, modeste, et -patient parce qu'il se croit éternel. Le prince Odescalchi, -cardinal-vicaire, ne fut point surpris de la demande du cardinal -Pezzato: il trouva tout simple que pour empêcher un jeune fou de violer -ses serments et d'offenser la majesté divine, on eût recours à -l'autorité du vicaire de Jésus-Christ. D'ailleurs, le prince Odescalchi -était allié à la famille Feraldi; sa soeur avait épousé en 1817 un -cousin germain du comte. Enfin la vertu, le malheur et la beauté de -Tolla lui inspiraient un vif intérêt. Sans accorder une entière -confiance aux accusations qui s'élevaient contre son secrétaire intime, -il fit écrire à Rouquette que son congé était expiré et qu'il eût à -revenir au plus tôt, s'il tenait à sa place. Sans vouloir contraindre en -rien la volonté du colonel Coromila, il promit de le mander en sa -présence et de ne rien négliger pour obtenir son consentement. Il pria -le comte de lui adresser une note courte et précise en forme de -supplique, contenant en quatre pages le résumé de ses relations avec -Lello; il demanda qu'on lui remît les lettres, la bague et le portrait, -et qu'on y joignît un extrait de tous les passages de la correspondance -où le nom de Dieu était positivement invoqué. Le cardinal Pezzato se -rendit en toute hâte au palais Feraldi, et rédigea avec le comte la -supplique suivante: - - «Prince éminentissime, - - «Le comte Alexandre Feraldi se voit contraint d'implorer - l'intervention officieuse de Votre Éminence révérendissime en faveur - d'une noble, innocente, vertueuse enfant, qui a eu l'honneur d'être - tenue sur les fonts de baptême par la propre soeur de Votre Éminence, - mariée au cousin germain de l'exposant. - - «Cette enfant, fille unique, et l'aînée des deux enfants du suppliant, - comblée des plus rares talents par les bontés de la Providence, a reçu - l'éducation la plus chrétienne, la plus noble et la plus vertueuse - qu'on puisse trouver dans notre Italie. Les certificats ci-joints et - la liste des prix et des accessit qu'elle a remportés à l'institut - impérial et royal de Marie-Louise à Lucques feront voir à Votre - Éminence si elle a répondu aux soins de ses parents. Rentrée dans sa - famille, toute la sollicitude de son père et de sa mère s'est employée - à lui trouver un établissement avantageux et honorable. Plusieurs - partis se sont offerts, qui ont été repoussés l'un après l'autre, - parce qu'aucun ne semblait digne d'elle. En dernier lieu, un des fils - de la très-noble et très-riche famille Morandi, d'Ancône, se mit sur - les rangs, et pressa de tout son pouvoir la conclusion de cette - affaire, comme il résulte des lettres originales que l'on soumet à - Votre Éminence. - - «Ce fut alors que Manuel, cadet de la très-illustre famille - Coromila-Borghi, qui, en rencontrant la jeune fille dans les réunions - de la noblesse, avait pris pour elle des sentiments affectueux, se - présenta à l'exposant et à sa femme dans la compagnie d'un - très-honorable cavalier, le marquis Trasimeni, et, déclarant avoir - connaissance de l'affaire qui allait se conclure avec Morandi, demanda - que l'on rompît toutes les négociations, si l'on croyait que la jeune - fille pût être plus heureuse avec lui, car il était décidé à la - prendre pour femme. Les époux Feraldi ne manquèrent pas d'opposer à - Manuel Coromila toutes les difficultés imaginables relativement au - consentement de son père, sans lequel les comtes Feraldi n'auraient - jamais permis une telle union. Il prit sur lui d'obtenir ce - consentement, n'y ayant rien qui pût y faire un légitime obstacle, - puisque la jeune fille n'était ni de la basse classe ni de la - bourgeoisie, mais d'un rang à avoir pour tante la soeur de Votre - Éminence et la fille du prince Barberini. - - «Après s'être entendu dire que sa démarche le rendait garant du - consentement de son père et responsable de l'avenir de la jeune fille, - il renouvela ses déclarations et ses serments, ajoutant que, vu le - déplorable état de la santé de son père, il attendrait qu'il fût - rétabli pour lui demander son assentiment. Rassuré par ces paroles, le - comte Feraldi lui déclara que la dot de sa fille devait être de vingt - mille sequins en argent, mais que, pour reconnaître autant qu'il était - en lui l'honneur d'une telle alliance, il doublerait la somme, et - donnerait quarante mille sequins en biens allodiaux situés dans l'île - de Capri, libres de toute hypothèque, dépendance ou redevance, et - faisant partie du domaine patrimonial de sa famille: lesdits biens - évalués quarante mille sequins dans une estimation faite quinze ans - auparavant à l'occasion d'un partage. Afin que Manuel Coromila, dans - une affaire de si grand poids, pût se décider en toute connaissance de - cause, on lui confia les lettres du comte Morandi. Il les rapporta le - lendemain, et renouvela, après les avoir froidement examinées, tous - les engagements qu'il avait pris. Ce fut après cette seconde et - formelle déclaration que l'on fit dire au comte Morandi que sa - demande, si honorable qu'elle fût, ne pouvait être agréée. Durant - toutes les négociations, la jeune fille, en bonne chrétienne, alluma - des cierges devant toutes les images miraculeuses, se recommanda aux - prières des communautés les plus saintes, fit et fit faire des - neuvaines et des _tridui_ en nombre incroyable, pour intéresser le - ciel au succès de l'affaire. - - «Au mois de février, Dieu rappela à lui le prince Coromila, et Manuel, - majeur d'âge, fut maître de ses actions. Des devoirs de reconnaissance - et de respect le liaient à son oncle le colonel et lui commandaient à - tout prix d'obtenir son consentement. Sollicité d'entreprendre à cette - fin les démarches nécessaires, il répondit qu'il le ferait aussitôt - après le mariage de son frère aîné, et il annonça son départ pour - l'Angleterre. Les époux Feraldi n'eurent pas de peine à deviner dans - quelle intention la famille Coromila poussait Manuel à ce voyage. - Cependant ils ne voulaient pas croire qu'on se proposât de conduire ce - jeune homme au parjure et leur fille innocente au sacrifice. Ils - mandèrent Manuel Coromila, et, après l'avoir adjuré de penser - sérieusement à ce qu'il avait fait et à ce qui pourrait advenir par la - suite, ils lui déclarèrent, en présence de la jeune fille elle-même, - que si la mort de son père avait changé ses idées ou s'il prévoyait - que ce voyage pût les modifier, il était encore temps de retirer sa - parole, et qu'on le déliait de toutes les obligations qu'il avait - contractées; mais si, majeur et libre comme il l'était, il réitérait - ses promesses, qu'il se souvînt bien que son engagement devenait - irrévocable, nonobstant toute injuste opposition de sa famille. Il - répondit à cette déclaration par les promesses les plus formelles, les - protestations les plus ardentes, et les plus terribles serments de ne - changer jamais. - - «Pour s'engager irrévocablement, et pour fermer la bouche à tous ceux - qui voudraient, par de faux rapports, le prévenir contre la jeune - fille, il voulut qu'elle se renfermât durant son absence dans un - couvent cloîtré, et il pria lui-même leur commun directeur, le digne - abbé La Marmora, d'aller l'y confesser tous les huit jours. La - vertueuse Vittoria, soumise aux volontés de celui qui avait juré de - devenir son époux, passa des brillants salons de la capitale à la vie - austère d'un cloître. Ses prières et ses vertus excitèrent - l'admiration et gagnèrent l'amitié de toute cette communauté - religieuse. Votre Éminence révérendissime peut aisément s'en assurer. - - «Cependant les lettres de Manuel Coromila se succédaient à chaque - courrier. Ces lettres attestent ses engagements et les sacrifices de - la jeune fille. Elles sont pleines de serments, non pas de ces - serments légers qui s'échappent au hasard au milieu d'un vague parlage - d'amour, mais de serments solennels, entourés des idées les plus - sérieuses et des sentiments les plus religieux. Votre Éminence - révérendissime remarquera en plus de dix endroits l'invocation - expresse de ce Dieu redoutable qui ne veut pas que son nom devienne un - instrument de fraude et d'imposture. Ces lettres prouvent d'une - manière éclatante la pureté des sentiments dont ces deux coeurs sont - enflammés. Le conseil réciproque de fréquenter les sacrements, la - confiance dans la bonté de Dieu, l'invocation de la Vierge et des - saints, choses bien rares dans des écrits de ce genre, font de toute - cette correspondance une lecture agréable et édifiante, propre à - toucher les coeurs honnêtes et religieux. Tout cela jusqu'à la lettre - du 16 juillet inclusivement. - - «Tout à coup et hors de toute attente, l'exposant reçoit une lettre en - date du 11 courant, où Manuel, changeant brusquement de langage, - invite l'exposant lui-même, père de la malheureuse fille, à intervenir - auprès du colonel Coromila pour obtenir le consentement qu'il refuse. - Si cette démarche (inutile, absurde et inconvenante) reste sans - résultat, Manuel déclare qu'il se croira délié de tous ses - engagements, alléguant qu'une passion et un amour doivent céder aux - devoirs impérieux de la famille. Si l'on ne mettait dans la balance - qu'une simple passion et un amour aveugle, cette maxime serait - incontestable et sacrée; mais, dans l'espèce, il s'agit de tout autre - chose, puisqu'à l'amour et à la passion se joignent des devoirs - directs et positifs, résultant d'obligations réelles contractées par - une personne majeure, sans qu'elle y ait été amenée ni par contrainte, - ni par prière, ni par séduction. Ajoutez à cela les devoirs de stricte - justice résultant des dommages irréparables causés à une noble et - vertueuse fille âgée de plus de vingt ans, qui a renoncé à un - établissement avantageux, qui s'est laissé compromettre aux yeux de - toute l'Italie, qui a vécu quatre mois enfermée dans un cloître, qui - est d'une santé assez délicate pour succomber à la perte de ses - légitimes espérances, qui enfin a fait voeu de prendre le voile et de - renoncer à son avenir temporel, si elle était abandonnée; ajoutez la - sainteté terrible de serments formels, réitérés à haute voix et par - écrit, avec l'invocation expresse du nom de Dieu, et Votre Éminence - reconnaîtra que Manuel n'est pas, comme il le suppose, mis en demeure - d'opter entre sa passion et ses devoirs envers son oncle, mais entre - ses devoirs de simple reconnaissance et les lois inviolables de la - justice, de l'honneur, de la conscience et de la religion. - - «Éminence révérendissime, il faut que le colonel Coromila n'ait pas - été informé de tous les faits énoncés ci-dessus; car il est certain - que, s'il en avait connaissance, un cavalier si accompli et un - chrétien si exemplaire emploierait son autorité à toute autre chose - qu'à commander le parjure et le sacrilége. Si les discours de la - malice et de l'envie n'avaient pas égaré sa conscience, il serait le - premier à favoriser un projet formé au milieu des prières, et que la - prière a sanctifié jusqu'à ce jour. Rome entière le cite comme un - homme juste et craignant Dieu. Pour obtenir le consentement qu'il - refuse, il ne faut ni supplications ni menaces, il faut seulement lui - apprendre la vérité: on aura gagné son coeur lorsqu'on aura dessillé - ses yeux. - - «Le comte Feraldi a l'âme trop haute pour aller lui-même plaider - devant le colonel la cause de sa fille; mais il serait un mauvais père - s'il ne cherchait pas à lui faire connaître les engagements sacrés de - Manuel. - - «C'est pourquoi le suppliant se jette aux pieds de Votre Éminence - révérendissime. Plein de confiance dans l'efficacité d'une - intervention qu'il espère sans oser la demander, il a le très-haut - honneur, en baisant votre pourpre sacrée, d'être, avec la plus - profonde vénération, - - «De Votre Éminence révérendissime, - - «Le très-humble, très-dévoué - - «et très-obéissant serviteur, - - «ALEXANDRE FERALDI.» - -Voilà comme on écrit à un cardinal-vicaire. La supplique, copiée en -belle ronde sur papier jésus in-folio, fut portée le soir même au prince -Odescalchi, avec l'extrait de la correspondance et toutes les lettres de -Lello, que la comtesse emprunta à sa fille pour les relire. On n'osa lui -demander ni le portrait ni l'anneau, de peur d'éveiller ses soupçons. - -Le lendemain matin, le colonel se rendit à jeun chez le cardinal -Odescalchi. Il devinait fort bien ce qu'on pouvait avoir à lui dire et -pourquoi on le faisait lever avant midi; mais il n'était ni inquiet ni -intimidé. Il s'enfonçait dans les coussins de sa voiture avec la pesante -assurance d'un homme qui ne craint rien au monde que l'apoplexie. -«Parbleu, disait-il entre ses dents, il est heureux que Manuel ait -quelques millions et quelques ancêtres: s'il s'appelait Nicolas, fils de -Mathieu, propriétaire de deux bons bras, les cafards l'auraient déjà -marié malgré moi et malgré lui. On l'aurait fait espionner par quelques -agents de la morale publique, on aurait donné le mot à sa maîtresse, et, -au plus beau moment d'un rendez-vous, il aurait vu sortir d'une armoire -un prêtre, deux gendarmes et un enfant de choeur. Cela se fait tous les -jours, et les filles ne réclament jamais contre ces brutalités de la -police. Il faut que le pauvre diable pris en flagrant délit choisisse, -séance tenante, entre le mariage, prison des âmes, et le château -Saint-Ange, prison des corps. S'il accepte l'eau bénite du prêtre, les -gendarmes servent de témoins au mariage; s'il se décide en faveur du -cachot, le prêtre sert de témoin à l'arrestation; dans les deux cas, la -vertu est vengée, le coupable est puni: prisonnier pour toujours ou -marié à perpétuité! Mais, grâce à Dieu! ces plaisanteries-là ne sont pas -faites pour nous, et, quand la morale publique se livre à ces fredaines, -elle choisit d'autres plastrons que les Coromila. Que va-t-il me dire, -ce vieil Odescalchi? Il ferait aussi bien de se mêler de ses affaires. -Parce que sa soeur a eu la sottise d'épouser un Feraldi, veut-il que -tous les princes romains se mettent dans le Feraldi jusqu'au cou? C'est -l'histoire du renard à qui l'on a coupé la queue; mais à renard, renard -et demi! Est-ce qu'il se serait mis en tête de me faire un sermon? Fi -donc! les cardinaux ne prêchent pas; ils laissent cela aux capucins. -D'ailleurs, quoi qu'il pense de moi, il ne m'en dira pas seulement la -moitié; c'est un de nos priviléges, à nous autres gens de qualité: on ne -nous montre jamais une vérité toute nue. Les prêtres nous vénèrent, les -cardinaux nous respectent, les papes nous ménagent, et je parie que Dieu -lui-même, au jugement dernier, cherchera quelque circonlocution pour -nous apprendre que nous sommes damnés!» - -Il sauta gaillardement hors de sa voiture; mais en entrant dans le -cabinet du cardinal il prit un air digne et confit. Il lut attentivement -la supplique du comte et l'extrait des lettres de Manuel, haussa deux ou -trois fois les épaules, et murmura quelques réflexions morales sur la -légèreté de la jeunesse; puis il rendit toutes les pièces au prince -Odescalchi. - -«Éminence, dit-il, je vous remercie de m'avoir éclairé sur cette -affaire. - ---Je n'ai fait que mon devoir, Excellence. - ---Éminence, le comte Feraldi me paraît un fort honnête homme, et je -l'estime infiniment. - ---Vous lui rendez justice, Excellence. - ---La jeune fille est très-intéressante. - ---Très-intéressante assurément. - ---Et mon neveu est un enfant terrible. - ---Je n'aurais pas osé le dire, mais... - ---C'est moi qui le dis! je ne sais pas masquer la vérité. Il est évident -que Manuel a aimé cette jeune fille, qu'il s'en est fait aimer, qu'il a -promis de l'épouser. - ---Oui, Excellence. - ---Maintenant il ne l'aime plus. - ---Je le crains. - ---J'en suis sûr. S'il l'aimait encore, il ne chercherait pas de -mauvaises raisons pour rompre avec elle. Il l'épouserait sans -s'inquiéter de ce qu'on pourra dire, et sans en demander la permission à -personne. Lorsqu'on aime (Votre Éminence excusera la liberté de mon -langage), on oublie les amis, les parents, les lois, et tous les devoirs -de convenance et de reconnaissance; on court au but sans regarder en -arrière. Ceux qui songent à quêter des permissions, à ménager des -amitiés, à apaiser des mécontentements, sont des chercheurs de prétextes -qui n'aiment pas ou qui n'aiment plus. - ---Mais, reprit le cardinal, si l'amour est un sentiment passager... - ---Je devine, interrompit le colonel, ce que Votre Éminence va me dire, -et j'admire la justesse de sa réflexion. Oui, si l'amour est un -sentiment passager, qui nous vient quand il lui plaît, qui s'en va quand -bon lui semble, il n'en est pas de même des promesses, des serments et -des actes sérieux et définitifs que nous faisons sous son influence: -l'amour passe, les obligations restent. Mon neveu est impardonnable.» - -Le cardinal chercha dans le dossier les deux dernières lettres de -Manuel. - -«Avez-vous lu, demanda-t-il, ces deux lettres où il rejette sur vous -toute la responsabilité de sa trahison? - ---Et voilà, reprit vivement le colonel, ce que je ne lui pardonnerai -jamais! Il peut se marier sans mon consentement: il est majeur, son père -est mort, sa fortune est indépendante, personne n'a le droit de lui -demander compte de ses actions; quelle mouche le pique, et pourquoi -cette rage d'obtenir ma signature? Pourquoi? je le sais, et c'est un -secret que je puis confier à Votre Éminence. Manuel me demande mon -consentement parce qu'il sait qu'une puissance supérieure me défend de -le lui accorder. - ---Et quelle voix pourrait parler plus haut que l'honneur, la justice et -la conscience? - ---La dernière volonté d'un mort.» - -Le colonel se rapprocha du fauteuil du cardinal, et lui dit d'un ton -mystérieux et solennel: - -«Dieu seul et moi, nous avons entendu les paroles suprêmes de mon frère -bien-aimé, feu le prince Coromila. Ce père excellent, ce chrétien -sublime, avant d'entrer au sein de la béatitude éternelle, m'a laissé -des ordres précis, touchant la gloire et la prospérité de sa famille. Il -était instruit des relations clandestines, sans doute innocentes, qui -existaient entre son fils et la jeune Vittoria. Il les désapprouvait -absolument pour des raisons qu'il n'a jamais exprimées, et qui sont -ensevelies dans sa tombe. Ce que je sais, et ce que Manuel n'ignore pas, -c'est que le prince m'a défendu de bénir cette union, et que son dernier -soupir a été contraire à la famille Feraldi. - ---Mais le nom des Feraldi est sans tache, leur noblesse remonte à quatre -siècles, leur fortune... - ---Prenez garde, Éminence. Je suis de votre avis et vous argumentez -contre un mort.» - -Le cardinal se leva, le colonel suivit son exemple. «Excellence, dit le -prince Odescalchi, je suis heureux de voir que, comme tous les honnêtes -gens, vous blâmiez la conduite de votre neveu. Je porterai cette -consolation à la famille Feraldi, mais je regretterai éternellement que, -lorsqu'il suffirait d'une parole pour ramener ce jeune homme à ses -devoirs, des raisons de l'autre monde vous empêchent de la dire. - ---Mes paroles, Éminence, n'ont pas tout le crédit que vous daignez leur -attribuer: il n'y a que les paroles magiques qui aient la vertu de -changer les coeurs. Mon neveu n'aime plus Vittoria: si je lui accordais -mon consentement, il susciterait lui-même quelque nouvel obstacle; il -serait capable de dire qu'il lui faut le consentement de son père. Je -m'intéresse, comme vous, à la situation du malheureux comte, et pour lui -épargner, ainsi qu'à Votre Éminence, des démarches inutiles, je crois -devoir vous confesser une dernière faute de Manuel. Il aime ailleurs. -Malgré les sages avis de monsignor Rouquette, dont les vertus vous sont -bien connues, il s'est épris d'une fille de théâtre qui lui coûte à -l'heure qu'il est près de deux cent mille francs, la dot de Mlle -Feraldi! C'est à vous de décider, maintenant que vous savez tout, s'il -n'y a pas un peu de cruauté à laisser derrière les grilles d'un couvent -une jeune fille dont l'amant se perd dans les plaisirs.» - -Le colonel sorti, le prince Odescalchi écrivit au comte: «Je n'ai rien -obtenu; venez ce soir à l'_Ave Maria_ avec son Éminence le cardinal -Pezzato; nous tiendrons conseil.» Menico, qui attendait dans une -antichambre, reçut le billet des mains du camérier du prince et courut à -toutes jambes le porter au palais Feraldi. La famille de Tolla, assistée -de la marquise et de Philippe, fondit en larmes à la lecture de cette -sentence. «C'est ma faute! criait en pleurant la pauvre comtesse. Je -n'aurais pas dû le recevoir ici avant le consentement de sa famille. - ---C'est moi qui l'ai amené, disait Philippe. J'ai cru, comme un sot, que -son oncle était un bon homme. - ---Je suis plus coupable que toi, ajoutait la marquise. Je savais, moi, -que le colonel ne permettrait jamais ce mariage, et cependant je n'ai -rien dit! - ---Ah! murmurait fièrement Victor Feraldi, le colonel Coromila veut -garder son neveu pour lui! Nous verrons! - ---Je jure, dit Philippe, qu'il ne le gardera pas longtemps; car je le -tuerai entre ses bras, s'il reste encore deux lames d'acier en ce -monde.» - -La marquise se leva doucement et alla prendre son châle et son chapeau, -qu'elle avait ôtés en entrant. - -«Attendez-moi, dit-elle, je vais parler au chevalier Coromila.» - -Elle prononça ces paroles du ton dont un condamné à mort dit à son -bourreau: «Je suis prêt.» Son fils et ses amis la laissèrent partir sans -une question, sans une parole, sans un geste. Philippe connaissait son -aversion pour le colonel, Mme Feraldi en pressentait les causes; chacun -devinait dans cette démarche simple et sans apparat le dévouement -sublime des martyrs. - -Elle entra au palais Coromila quelques minutes après le colonel. Le gros -homme allait se mettre à table. L'annonce d'une visite si peu attendue -lui coupa l'appétit. Il dissimula son trouble sous une politesse de -corps de garde, et présenta un siége à la marquise en la saluant du nom -de belle dame. - -«Pierre Coromila, lui dit-elle, vous devinez qu'il faut des motifs bien -puissants pour que je vienne, après plus de vingt années, réveiller mes -chagrins et vos remords. - ---Diantre! pensa le colonel, est-ce que la belle Assunta serait lasse -d'être veuve, et voudrait-elle?... Hé! hé! les Coromila sont -très-demandés depuis quelque temps.» Il reprit à haute voix: -«J'espérais, madame la marquise, que mon ami Trasimeni aurait enseveli -vos chagrins comme il a enterré mes remords. Cependant, s'il vous plaît -de revenir sur le passé, nous en parlerons ensemble. Je comprends tous -les goûts, sans excepter l'amour de l'histoire ancienne; d'ailleurs je -n'ai jamais rien su refuser à la beauté. Or, vous êtes toujours belle, -Assunta, aussi belle et peut-être plus que le jour de notre premier -baiser.» - -La marquise fut prise d'une petite toux sèche, et les pommettes de ses -joues se colorèrent pour un instant: le séjour de Florence ne l'avait -pas guérie. «Ce n'est pas de moi, dit-elle, que je viens vous parler, -c'est de Tolla. - ---Encore!» s'écria involontairement le colonel. - -Il reprit avec douceur: - -«Madame, je sors de chez le cardinal-vicaire; il m'a dit sur cette -malheureuse affaire tout ce que vous pouvez avoir à me dire; je vous en -prie, ne me forcez pas de vous répéter tout ce que je lui ai répondu. - ---Soyez tranquille: j'éviterai les répétitions et je vous dirai ce que -personne autre que moi n'a le droit de vous dire. Vous savez avec quelle -résignation j'ai subi le sort que vous m'avez imposé; je me suis -sacrifiée, sans une plainte, à votre égoïsme et à l'ambition de votre -famille. - ---Vous avez trouvé un consolateur. - ---Taisez-vous, mon pauvre Pierre, quand on n'a pas l'honneur du soldat, -on ne doit pas en afficher la brutalité. Je vous ai rendu votre parole -et toutes vos lettres, comme on rend les titres d'une créance à un -débiteur insolvable. J'ai traîné ma vie, près d'un quart de siècle, dans -la même ville que vous, triste au milieu des heureux, morte au milieu -des vivants, sans qu'un seul de mes regards vous ait reproché votre -conduite et mes souffrances, mais si j'ai supporté patiemment toutes les -tortures, je ne sais pas assister les bras croisés au supplice d'une -autre, et je me révolte. Vous avez prononcé ce matin, devant le -cardinal-vicaire, l'arrêt de mort de Tolla. - ---Elle n'en mourra pas, madame. Tous ceux que nous avons tués se portent -à merveille. - ---Vous trouvez!» - -Il est impossible de rendre l'accent de douleur, d'amertume et de -découragement avec lequel elle prononça cette parole. Tout autre que le -colonel aurait frémi, comme en écoutant le râle d'une mourante. Il se -contenta de ricaner, et répondit en appuyant lourdement sur sa -plaisanterie: «Vous êtes fraîche comme une rose.» - -La marquise ne se contint plus. «Lâche! dit-elle, tu ne m'as point -pardonné de n'être pas morte sur le coup, et ce peu de vie qui me reste -est une offense à ta vanité! Tu trouves que mon agonie a été trop -longue, et que j'aurais dû me hâter un peu, pour ta gloire. Eh bien, -console-toi: Tolla ne résistera pas si longtemps. Je la vois dépérir et -je te promets qu'elle s'éteindra bientôt, à l'honneur de Lello, dans la -prison où lui-même l'a cloîtrée. On connaîtra que les Coromila ne sont -point dégénérés et qu'ils ont fait des progrès dans l'art de tuer les -femmes; mais, après ce beau triomphe, je te conseille de cacher -soigneusement ton cher Lello: Philippe a du coeur, il est le digne fils -d'un honnête homme, il aime Tolla comme sa soeur, il la vengera! - ---Si Philippe est le digne fils de son père, répliqua aigrement le -colonel, il épousera Mlle Feraldi, au lieu de la venger. Qui sait si le -fabricateur souverain n'a pas inventé les Trasimeni pour consoler les -victimes des Coromila?» - -Quand la marquise fut sortie, le colonel se sentit soulagé, mais non -satisfait. Les dernières paroles de Mme Trasimeni lui restaient sur le -coeur, et il craignait pour la réputation et pour la vie de Lello. Avant -de se rendre aux prières de son maître d'hôtel et à l'appel de son -déjeuner, il écrivit à Rouquette et donna des ordres à Cocomero. Il -disait à Rouquette: «Je remets en vos mains la vie de Lello; ne le -quittez sous aucun prétexte. Le cardinal Odescalchi va probablement vous -rappeler: faites la sourde oreille. Si vous perdez votre place, je vous -indemniserai largement: la maison Rothschild a cinquante mille francs -pour vous. Le jeune Feraldi et son ami Philippe iront chercher querelle -à notre enfant: tirez-le de leurs mains. Lisez tous les jours la liste -des étrangers débarqués à Paris; au premier danger, partez pour -l'Angleterre, et ne dites à personne où vous allez. En attendant, et -pour plus de prudence, fréquentez le tir de Lepage, et la salle de -Bertrand.» - -Il déclara à Cocomero qu'il fallait, pour l'honneur de la famille -Coromila, que Mlle Feraldi sortît au plus tôt de Saint-Antoine. - -«Que faire, Excellence? - ---Tu me le demandes, animal! C'est à toi de le trouver, je te paye pour -avoir de l'esprit. Délibère avec la dame russe, ton associée. - ---Elle n'est pas mon associée, Excellence. C'est... - ---Je ne tiens pas à savoir ce que c'est. As-tu parlé à la femme de -chambre? - ---Oui, Excellence, hier soir. Elle sortira si on lui fait une dot. - ---Promets-lui mille écus, et qu'elle sorte aujourd'hui même. Tu me -l'amèneras sans tarder.» - -Ce chiffre de mille écus fit réfléchir Amarella, Pour six cents francs, -elle serait sortie sans marchander; elle trouva que mille écus, pour -enjamber le seuil d'une porte, étaient un maigre salaire. Les paysans -sont ainsi faits; offrez-leur cinq francs d'un bahut, ils vous frappent -dans la main; offrez-en cinquante, ils en veulent dix mille: c'est le -dernier prix. N'essayez pas de discuter, ils ne le laisseront pas à -moins: vous leur avez persuadé que le bahut contenait un trésor. Le -pauvre Cocomero devint un habitué du parloir de Saint-Antoine. Le 1er -octobre, après trente-sept jours de discussions, il n'avait pas gagné un -pouce de terrain. - -Le comte Feraldi employa tout ce temps à une lutte désespérée contre le -mauvais vouloir de Lello. Trop sûr que l'obstination de l'oncle -résisterait à toutes les remontrances, il s'était rejeté sur le neveu et -ne se lassait pas de lui écrire; mais Lello était bien conseillé. M. -Feraldi sortait du cabinet du cardinal-vicaire, de l'oratoire de la -marquise ou du parloir de sa fille avec des arguments qu'il croyait sans -réplique; Lello, entre deux verres de vin de Champagne, dans un cabinet -du café Anglais ou dans le boudoir de Cornélie, trouvait une réplique -triomphante à tous les arguments. Si le comte lui rappelait qu'il avait -promis d'aimer Tolla jusqu'à la mort, il répondait imperturbablement que -jusqu'à la mort il aimerait Tolla. - -«Mais, reprenait le comte, vous avez ajouté: «Je jure de n'avoir pas -d'autre femme que Vittoria Feraldi.» - ---En ai-je donc épousé une autre? demandait Lello. - ---Vous avez dit et écrit à Tolla: «Je t'épouserai.» - ---Et je suis prêt à le faire, dès que j'aurai obtenu le consentement de -mes parents. - ---Vous avez déclaré que, si vos parents s'obstinaient à refuser leur -consentement, vous sauriez vous en passer. - ---Sans doute, après avoir épuisé tous les moyens de conciliation; mais -je suis loin de les avoir épuisés; peut-être même sont-ils -inépuisables.» - -Si le comte essayait de rappeler le beau sacrifice de Tolla et le -courage qu'elle avait eu de s'enfermer dans un cloître, Lello énumérait -victorieusement tous les efforts qu'il avait faits pour l'en arracher. -Le comte se plaignait de la scandaleuse publicité qu'on avait donnée à -la lettre du 11 août; Lello blâmait l'indiscrétion de ceux qui avaient -fait lire sa correspondance à son oncle. Dans le cours de cette -discussion, où Lello poussa la mauvaise foi jusqu'à l'impertinence, la -douceur et la modération du comte ne se démentirent pas un instant. Il -réfutait un mensonge par jour sans exprimer un doute sur la sincérité de -Lello; il traitait d'erreurs et de malentendus les faussetés les plus -notoires; il prédisait que les légers nuages qui s'étaient élevés entre -son gendre et lui se dissiperaient au premier souffle; il évitait par -politesse, mais aussi par prudence, de trop mettre Lello dans son tort; -il n'avait garde de faire allusion à la conduite qu'il menait à Paris. -Ses lettres, écrites dans la douleur la plus profonde et l'indignation -la plus légitime, commencent toutes par _très-cher Manuel Coromila_, et -finissent par _votre très-affectionné serviteur et ami_. Lello de son -côté écrivait _très-cher comte_, et signait _vostro affettuosissimo -servo ed amico_. Tolla n'entendit parler ni des lettres ni des réponses. - -Elle n'en était pas plus heureuse. Lello ne lui avait écrit, du 16 -juillet au 1er octobre, que la lettre du 11 août, que ses parents -s'étaient bien gardés de lui faire lire: elle était donc restée deux -mois et demi sans nouvelles de son amant. Sa passion avait résisté à une -si cruelle épreuve: elle aimait avec désespoir, mais elle aimait. Elle -écrivait sans se lasser à celui qui ne lui répondait plus. Jamais on -n'entendit une plainte sortir de sa bouche: sa douleur tranquille et -résignée édifiait tout le couvent; les religieuses apprenaient à son -école l'art sublime de souffrir sans murmure et d'adorer le bien-aimé -jusque dans ses rigueurs. Les plus austères expliquaient dans un sens -mystique le triste roman qui se dénouait sous leurs yeux: elles le -commentaient comme certaines âmes naïvement ferventes ont commenté le -cantique des cantiques de Salomon. «Puissions-nous, disaient-elles, -aimer notre divin époux comme elle aime son Lello!» Les salons de Rome, -naguère hostiles à Tolla, commençaient à se tourner contre ses ennemis. -Ses malheurs et son courage étaient cités partout, et l'on ne parlait -plus d'autre chose. En l'absence de toute autre préoccupation, dans un -pays où la politique est obscure et souterraine, où les journaux sont -aussi insignifiants que des almanachs, où les procès se jugent -clandestinement dans une cave, où le théâtre est sans liberté et partant -sans intérêt, l'attention publique, qui se prend où elle peut, s'attacha -au vent de Saint-Antoine. Les Romains ont l'âme bonne et les pleurs -faciles; leur sensibilité un peu banale n'est pas tempérée par cette -ironie dont nous sommes si fiers: ils ont plus d'abandon, plus -d'ouverture, plus de chaleur et moins d'esprit que nous. Rome entière -applaudit, comme dans un théâtre, à la belle conduite du jeune Morandi, -qui vint pour la troisième fois demander au comte la main de Tolla. -Morandi fut pendant huit jours l'orgueil de l'Italie: jusqu'au moment où -il repartit pour Ancône sans avoir obtenu autre chose que les -remercîments et les larmes de la famille Feraldi, il marcha d'ovations -en ovations. Les paysans qui venaient au marché ou les maçons qui s'en -allaient à l'ouvrage lui criaient à tue-tête: _Bravo ser pajno!_ «Bien, -monsieur le monsieur!» Ces témoignages éclatants de l'opinion firent -rentrer sous terre tous les ennemis de Tolla. Ceux qu'une petite -jalousie avait soulevés contre elle lui accordèrent sa grâce dès le jour -où elle inspira plus de pitié que d'envie. La générale, dont les -sentiments ne pouvaient changer, parce que ses intérêts étaient toujours -les mêmes, se crut cependant obligée de faire une visite à Mme Feraldi: -elle vint avec Nadine apporter quelques grimaces de condoléance dans ce -palais où ses calomnies avaient fait couler tant de larmes. Tels étaient -les frémissements de l'émotion publique, qu'ils traversèrent les -murailles du couvent et parvinrent jusqu'aux oreilles de Tolla. Malgré -les précautions admirables de ses parents et les ordres exprès du -docteur Ély, qui déclarait qu'une mauvaise nouvelle pouvait la tuer, la -pitié indiscrète de quelques amis, une allusion maladroite à la trahison -de Manuel, un blâme sévère exprimé contre Rouquette, la mirent sur la -trace de la vérité: la haine ingénieuse d'Amarella fit le reste. Cette -créature, née mauvaise, et que la passion avait rendue pire, alla -jusqu'à faire entendre à sa maîtresse qu'il existait des preuves écrites -de son abandon. Rien n'est plus propre à faire juger des angoisses et de -la résignation de Tolla, que cette lettre choisie au milieu de toutes -celles qu'elle écrivit à Lello. - - «Rome, 16 septembre 1838. - - «Il y a deux mois aujourd'hui que je n'ai reçu une ligne de toi: d'où - vient cela, mon Lello? Ils disent que cela vient de ce que tu ne - m'aimes plus. Ton nom et celui de monsignor Rouquette sont dans toutes - les bouches, suivis des épithètes les plus infâmes. On raconte mille - traits qui te déshonorent; on dit que tu te fais un jeu de tromper les - filles et de les faire mourir; on énumère la liste de celles que tu as - perdues: juge si j'ai de quoi souffrir, moi qui connais ton coeur, qui - sais tes serments et qui suis sûre que tu n'y manqueras point! Chaque - fois qu'il me vient une visite à la grille, j'ai peur. Ils voulaient - me persuader que tu étais infidèle: j'ai répondu que je ne le croirais - jamais. «Et si vous en voyiez les preuves écrites?» m'a-t-on demandé. - J'ai dit que cela était impossible, mais que, si je voyais un aussi - méchant écrit, je répondrais qu'il n'est pas de toi, ou qu'on t'a - forcé, et que ta bouche démentira ta main; enfin que je ne me croirai - trahie que lorsque tu me l'auras dit toi-même. Je l'ai juré: quoi que - je voie, quoi que j'entende, je ne croirai rien avant ton retour. A - tout ce qu'ils me disent, je réponds: «C'est impossible,» et je les - fais taire. Cependant, tu ne m'écris pas; pourquoi me faire cette - peine? Est-ce que tu crains de m'apprendre la réponse de ton oncle? Je - l'ai devinée, va, et j'en ai pris mon parti. Je te réconcilierai avec - lui quand je serai ta femme. Mais tu m'as écrit, on aura intercepté - tes lettres; il est impossible que tu ne m'aies pas écrit: une - mortelle ennemie, qui t'aurait supplié comme je l'ai fait, aurait - obtenu au moins quelques lignes. Si tu voyais ta Tolla, mon bon Lello, - elle te ferait pitié. Je ne ris plus, je dors bien peu, et ce peu est - si agité que je m'éveille à chaque instant. Tout le jour, je pleure - aux pieds de la sainte Vierge en la suppliant de me venir en aide. Je - me lève aussi la nuit pour prier Dieu; et mes prières sont toujours - trempées de larmes: quelquefois les sanglots m'étouffent. Ah! reviens - vite, si tu veux que je vive! J'ai souffert assez, je n'en peux plus, - je sens que mes forces sont à bout: si l'on mourait de tristesse, il y - a longtemps que tu n'aurais plus de Tolla. Mais sois tranquille, la - force pourra me manquer, non le courage; on désespérera de ma vie - avant que je doute de ton honneur, et j'emporterai jusqu'au fond de la - tombe ma foi dans tes promesses et ma confiance en toi.» - -L'amant de Mlle Cornélie (c'est Lello que je veux dire) avait tant -d'occupations qu'il laissait à Rouquette le soin de dépouiller sa -correspondance. - - - - -X - - -Le 1er octobre, Cocomero s'introduisit assez avant dans la confiance -d'Amarella. Il lui apporta une copie de cette terrible lettre du 11 août -qu'il avait reproduite lui-même, sous la dictée de Nadine, à plus de -vingt exemplaires. Amarella, ravie d'avoir en main de quoi assassiner sa -maîtresse, ouvrit son coeur à l'aimable Napolitain: - -«Ne croyez pas, lui dit-elle, que ce soit l'intérêt qui me retienne ici, -c'est une plus noble passion, la haine. Quand vous m'avez vue refuser -successivement tant d'offres magnifiques, vous avez peut-être supposé -que je ne songeais qu'à me faire donner une plus grosse dot, et que mon -ambition croissait avec vos promesses. Non, mon cher monsieur: mais que -ferai-je d'une dot, si je ne trouve pas un mari? - ---Vous en trouverez de reste. L'argent attire les épouseurs comme le -grain les moineaux, et l'on ne voit pas, dans toute l'histoire Romaine, -qu'une fille bien dotée ait jamais coiffé sainte Catherine. - ---Oui, si je voulais prendre un mari à la douzaine! Mais quand _on veut -du bien_ à quelqu'un!» - -Les Italiens ont tout un dictionnaire à l'usage de l'amour. _Vouloir du -bien_, c'est aimer passionnément. On ne dit pas l'amant, mais le -_voisin_ d'une femme mariée: le marquis un tel avoisine, _avvicina_, -telle comtesse, qui loge à une lieue de son palais. - -Amarella raconta longuement qu'elle voulait du bien à un jeune homme qui -ne lui voulait que du mal. Elle apprit à Cocomero le nom de son ingrat, -les services qu'elle lui avait rendus, et comment elle lui avait sauvé -la vie un soir qu'il avait été frappé dans l'ombre par un lâche -assassin. Cocomero salua. Elle se déchaîna ensuite contre sa maîtresse, -qu'elle accusait d'être la complice de Menico. - -«Enfin, dit-elle, depuis quatre mois, je ne me nourris que d'amour et de -haine; je ne vis plus que pour épouser Menico et me venger de Tolla. - ---Eh! chère enfant, que ne le disiez-vous? Vos désirs sont légitimes, et -ils seront satisfaits, s'il y a une justice. Quoi de plus naturel que de -faire du bien à ceux qu'on aime et du mal à ceux qu'on déteste? Dieu -lui-même n'agit pas autrement: il a fondé le paradis pour ses amis et -l'enfer pour ses ennemis. Mais pourquoi n'avoir pas parlé plus tôt? Il y -a un grand mois que je vous aurais vengée et mariée. - ---Mariée à Menico? - ---A lui-même. - ---Vous êtes donc un ange du ciel? - ---Pas tout à fait. - ---Un sbire de la police? - ---Peut-être. - ---Vous pouvez le forcer de me prendre pour femme? - ---Est-ce la première fois que la police pontificale se mêle de mariages? - ---Ne me trompez pas, je vous en prie; cette... affaire se ferait-elle -bientôt? - ---Il est quatre heures; avant minuit, vous aurez reçu le sacrement. - ---Que faudra-t-il que je fasse? - ---Presque rien: vous irez porter cette lettre à votre maîtresse. - ---C'est ma vengeance. - ---Vous lui direz que, puisque tout espoir est perdu pour elle et qu'elle -ne reste plus au couvent que pour son plaisir, vous ne vous souciez pas -de lui tenir éternellement compagnie. - ---Soyez tranquille, je lui dirai cela, et bien autre chose. Après? - ---Vous sortirez immédiatement de Saint-Antoine, et vous viendrez habiter -le logement que je vous ai préparé _via dei Pontefici_, 24. N'oubliez -pas de laisser ici votre nouvelle adresse: il faut que Menico sache où -vous demeurez. Il aime Tolla, dites-vous? - ---J'en suis sûre. - ---C'est lui qui vous a décidée à vous renfermer avec elle? - ---Lui seul. - ---Il viendra ce soir vous prier de retourner au couvent. Il faut qu'il -vous trouve au lit. Vous disputerez, vous résisterez, vous ferez traîner -la discussion jusqu'à minuit. On frappera violemment à votre porte: vous -crierez d'effroi, vous craindrez d'être compromise, vous le cacherez -dans un cabinet. Je me charge du reste. - ---Vous serez là? - ---Non, il ne faut pas que je paraisse. C'est le cardinal-vicaire qui -fera les frais de la cérémonie. Je lui apprendrai à neuf heures, par un -avis anonyme, que vous avez quitté le cloître pour courir à un -rendez-vous. Le cardinal est un saint homme, ennemi juré de -l'immoralité: il enverra le prêtre et les gendarmes. - ---Et... j'aurai la belle dot que vous m'avez promise? - ---Ce soir même je vous donnerai mille écus; vous me signerez un reçu de -deux mille. - ---Vous offriez hier de me donner les deux mille écus! - ---Oui, mais je n'offrais pas de vous donner Menico.» - -Marché fait, Amarella monta en courant chez sa maîtresse. Tolla était -assise, la tête penchée, les bras pendants, sur une chaise basse, devant -une petite table de bois noir. Elle avait commencé une lettre à Lello, -sans avoir le courage de la finir. Depuis plus d'une semaine, elle était -en proie à un malaise étrange: son appétit diminuait tous les jours, et, -quelques efforts qu'elle fît sur elle-même, souvent elle sortait de -table sans avoir rien pris. Elle sentait tous les ressorts de son être -se détendre: sa fière volonté, sa pétulante énergie, s'enfuyaient -lentement comme le vin découle d'un cristal fêlé. Tous ses sens, -autrefois si alertes et si heureux, étaient lents, émoussés et tristes: -le soleil lui paraissait terne, l'air froid, la musique sourde. Son -embonpoint si sobre, si juste et si chaste, avait fondu comme un rayon -de cire; ses joues s'étaient creusées, et les jolies fossettes étaient -devenues de grands trous. La pâleur de son visage semblait moins fraîche -et moins lumineuse: sa peau n'était plus ce réseau transparent sous -lequel on voyait courir la vie. Ses grands yeux avaient pris une beauté -morne et désespérée: ils ne lançaient que des sourires pâles et des -éclairs éteints. Ses mains étaient si faibles, qu'un instant avant -l'entrée d'Amarella elle avait laissé tomber sa plume, comme un fardeau -trop lourd. A ses pieds, un mouchoir taché de sang traînait à terre: -elle avait saigné du nez plus de vingt fois en une semaine. Amarella -contempla cette douleur et cet abattement comme un habile ouvrier -regarde son ouvrage au moment d'y mettre la dernière main. Elle fut -impitoyable; elle raconta sans ménagement tout ce qu'elle savait de la -trahison de Lello; elle ajouta à ce qu'elle avait appris tous les -détails que son imagination put lui suggérer: elle le peignit consolé, -joyeux, entouré de maîtresses, et lisant, pour égayer quelque orgie, les -lettres lamentables de Tolla. Ses paroles étaient chargées d'une pitié -accablante; elle écrasait sa maîtresse sous d'odieuses consolations, et, -à travers les fausses larmes qu'elle se forçait de répandre, on voyait -percer le triomphe et l'insolence de ses regards. Sa conclusion fut de -prendre congé et de donner la lettre. - -Tolla resta plus d'une heure en présence de cette dépêche de mort, -qu'elle regardait sans la lire, qu'elle lisait sans la comprendre, -qu'elle comprit enfin, mais dans un tel trouble d'esprit, qu'elle n'en -aperçut pas toute la portée. Elle la tournait dans ses mains, et jouait -avec elle comme un enfant avec un couteau. Elle ne s'avisa même pas que -l'écriture n'était point celle de son amant, et lorsqu'on vint lui dire -à six heures que sa mère l'attendait au parloir, on la surprit à baiser -machinalement l'autographe de Cocomero. - -La comtesse, rassurée par la résignation apparente de sa fille, lui -avoua tout, les lettres de Lello, les démarches du cardinal et de la -marquise, les refus du colonel, les réponses dictées par Rouquette et la -perte des dernières espérances. - -«Mon enfant, lui dit-elle, Amarella a raison; il faut sortir du -couvent.» - -Ce mot provoqua une crise violente. Tolla fondit en larmes. Sa mémoire, -son jugement, sa passion, ses forces, se réveillèrent à la fois. Elle -cria: - -«C'est impossible! Il n'est pas capable de me trahir. Ces lettres sont -écrites pour son oncle; il veut le gagner par un semblant de soumission. -Tu n'as rien compris, tu ne le connais pas: moi seule je le connais. Ne -le juge pas! il est fidèle, je réponds de lui. Il est impossible que -dans l'espace de quatre mois un coeur si tendre et si religieux soit -devenu un monstre. Ses lettres respirent les meilleurs sentiments: elles -sentent bon comme l'encens des églises! Il me dit de prier Dieu, les -saints, la vierge Marie; il prie lui-même du matin au soir. Est-ce qu'il -oserait parler à Dieu s'il ne m'aimait plus? D'ailleurs il sait mon -voeu: crois-tu qu'il soit assez cruel pour me condamner au couvent pour -toute la vie? Que deviendrais-je s'il m'abandonnait? Que ferais-je de -mon coeur? Dieu n'en voudrait pas; il exige qu'on soit toute à lui. Ma -pauvre mère! que tu as dû souffrir pendant ces deux mois! C'est pour toi -que j'aurais voulu être heureuse: la vue de mon bonheur t'aurait fait -tant de bien! Voilà maintenant que je te prépare une triste vieillesse. -Cependant crois-tu qu'il ait pu oublier tout ce qu'il m'a promis?» - -Là-dessus, elle cita avec une volubilité fébrile des paroles, des -discours et des lettres entières de Manuel; puis elle retomba dans un -abattement doux et tranquille; elle pria sa mère de lui renvoyer -Amarella pour quelques jours; elle demanda que son confesseur vînt la -voir le lendemain mardi; elle voulait communier le mercredi, jour -consacré à saint Joseph. A huit heures, elle prit congé de sa mère qui -se félicitait intérieurement de la voir si calme après tant -d'agitations. Elle remonta à sa chambre en tenant la rampe de -l'escalier. Comme elle traversait la _loge_, ou galerie couverte qui -conduisait à sa cellule, elle se tourna vers la basilique de -Sainte-Marie Majeure en murmurant une prière. A cet instant, ses genoux -fléchirent, un éblouissement la contraignit de fermer les yeux, et elle -crut entendre une voix d'en haut qui lui disait: - -«Pourquoi pleures-tu? N'as-tu pas une tendre mère dans le ciel?» - -Elle dormit d'un sommeil agité, et s'éveilla le lendemain avec un grand -mal de tête. Elle se leva, se traîna péniblement jusqu'à son petit -miroir, et s'effraya en voyant combien ses traits étaient altérés. Sa -faiblesse, et un frisson qui ne dura pas plus de dix minutes, la -forcèrent de rentrer au lit. Quand les religieuses vinrent savoir de ses -nouvelles, elle avait le pouls violent, le visage rouge, la peau sèche, -la gorge enflammée, les entrailles brûlantes: le progrès fut si prompt -et si imprévu, qu'on n'eut pas le temps de la renvoyer à sa famille, -comme le prescrivait la règle du couvent. La comtesse, mandée en toute -hâte, accourut avec son médecin. Le docteur Ély reconnut tous les -symptômes de la fièvre typhoïde, et pratiqua immédiatement une saignée. -Il s'efforça de rassurer la comtesse en affirmant que, de toutes les -formes de la maladie, la forme inflammatoire était celle qui laissait le -plus d'espérances: il se garda de lui dire que le mal était presque -toujours incurable lorsqu'il était engendré par des causes morales. Mme -Feraldi aurait voulu qu'on transportât sa fille, soigneusement -enveloppée, jusqu'à son palais: elle accusait l'air du couvent d'être -malsain. Le docteur rapportait le mal à d'autres causes, telles que le -chagrin, les privations et la nostalgie. Tolla avait souffert au delà de -ses forces, elle avait vécu de jeûne et d'abstinence, et, depuis la -veille du 1er mai, elle s'était exilée du printemps, du grand air et de -la liberté. - -Pendant sept jours entiers elle vécut sans sommeil, sans repos, agitée -par des rêves pénibles, accablée par un mal de tête insupportable qui -pesait sur toutes ses pensées. Lorsque le délire la quittait, elle -consolait sa mère. Elle ne douta pas un instant que sa maladie ne fût -mortelle. Dès le second jour elle voulut écrire une lettre pour Lello. - -«Si j'attendais plus longtemps, dit-elle, je ne pourrais plus lui faire -mes adieux.» - -En l'absence de la comtesse, une jeune religieuse écrivit sous sa dictée -la lettre suivante: - - «Te souviens-tu, Lello, que nous sommes convenus autrefois de ne - jamais nous mettre au lit sans avoir fait la paix ensemble? - Réconcilions-nous, mon ami: je vais dormir longtemps. Je me suis - couchée hier matin avec une grosse fièvre; il paraît que c'est la - fièvre typhoïde. Le cher docteur assure qu'on n'en meurt presque - jamais; moi, je sens bien que je n'en guérirai pas. C'est ma faute: - j'ai passé trop de nuits en prière, j'ai jeûné trop souvent. J'aurais - dû savoir qu'on ne joue pas impunément avec la santé. Ne cherche pas - d'autres causes à ma mort: c'est le châtiment d'une longue imprudence. - Ma mère s'imagine que l'air du couvent m'a fait mal, mais le docteur - affirme que non: je te dis cela pour te prouver que tu n'as pas de - reproches à te faire; tu auras assez de tes chagrins! Voilà tous nos - projets bien changés! Nous n'irons ni à Venise, ni à Lariccia, ni à - Capri. Quand je comparaîtrai en présence du bon Dieu, j'espère qu'il - me pardonnera de t'avoir aimé plus que lui. Toi, tu vas vivre - longtemps; je prierai mon ange gardien qu'il ajoute mes années aux - tiennes. Sois heureux pour tout le bonheur que tu m'as donné. Quand tu - me disais: _Tolla mia!_ je voyais les cieux ouverts. Tu m'as promis de - ne pas te marier si tu venais à me perdre: c'est une promesse qui - était bonne autrefois, dans le temps où nous nous croyions éternels; - maintenant je te commande de l'oublier. Tu ne désobéiras pas à ma - volonté dernière. Choisis une femme douce et pieuse, qui ne te défende - pas de prier pour moi. Si tu as une fille, tâche d'obtenir qu'on - l'appelle Tolla: de cette façon, tu te souviendras de mon nom toute ta - vie. Je crois que nous aurions eu de beaux enfants et que je les - aurais bien élevés. Adieu. Quand tu recevras cette lettre, donne un - baiser à mon pauvre petit portrait: c'est tout ce qui restera sur la - terre de ta fidèle - - «TOLLA.» - -Cette lettre, signée de la propre main de Tolla, fut portée discrètement -à la poste: elle partit le soir même par la voie de terre, à l'insu de -la famille Feraldi. Le comte et Victor se désespéraient de ne pouvoir -pénétrer dans le couvent. A la fin de septembre, M. Feraldi, poursuivi -par l'idée qu'on réservait Lello pour un riche mariage, avait fait une -démarche officielle tendant à enchaîner sa liberté. Sur sa réclamation, -contrôlée par le cardinal-vicaire, le chef du bureau des mariages (_il -deputato dei matrimoni_) avait mis l'_advertatur_ au nom de Manuel. «Si -nous ne pouvons pas le contraindre à épouser Tolla, dit le comte, au -moins nous l'empêcherons d'en épouser une autre.» Mais la mort allait -déjouer les calculs de cette prudence paternelle et rendre au jeune -Coromila toute sa liberté. - -Victor, las de verser des larmes inutiles et de rôder jour et nuit -autour du couvent de Saint-Antoine, disparut dans la soirée du 4 -octobre. On perdit sa trace à Civita-Vecchia, et sa mère devina en -frémissant qu'il s'était embarqué pour la France. Rome entière -s'associait aux douleurs de la famille Feraldi. Mille personnes -attendaient à la porte du couvent la sortie du médecin. Toutes les -communautés entreprirent des neuvaines; les _Sepolte vive_ se -condamnèrent à la pénible pénitence de l'ascension du calvaire; les -_Capucines_ envoyèrent en grande pompe la célèbre image de saint Joseph -qui a sauvé tant de malades; plusieurs églises offrirent des reliques -miraculeuses; la générale Fratief fit parvenir au docteur Ély son -_Codex_ de famille et la recette du lézard vert. La ville était en -prière, comme si chaque famille avait eu un enfant en danger de mort. - -Pour suppléer Amarella, qui ne se retrouvait point, quatre religieuses -voilées se tenaient à toute heure dans la cellule de la malade; autant -de soeurs converses attendaient au dehors. Les pauvres soeurs -embrassaient avec passion les fatigues et les dégoûts d'un état si -nouveau pour elles. Condamnées par leurs voeux à la sainte oisiveté des -prières perpétuelles, elles étaient trop heureuses de pouvoir mettre au -jour ces trésors de charité active que toute femme porte dans son coeur: -c'était à qui passerait les nuits. De temps en temps une des -gardes-malades s'échappait de la chambre pour pleurer librement: qui -n'aurait pas pleuré en voyant mourir tant de jeunesse et de beauté? - -Le 8 octobre, la maladie entra dans une période nouvelle: les maux de -tête se dissipèrent, la soif devint moins vive, les douleurs -d'entrailles furent presque insensibles; mais le pouls était misérable, -la stupeur profonde, l'accablement extrême, la respiration étouffée: la -pauvre créature râlait à faire peine. Le 10, on lui administra le saint -viatique, et la foule suivit en longue procession le carrosse doré qui -lui apportait Dieu. Le samedi 12, on signala un mieux sensible, et un -rayon de joie éclaira la ville. Quelques hommes en veste vinrent crier -sous les fenêtres du colonel: «Sauvez Tolla!» Le colonel partit le soir -même pour Albano. Tolla profita du répit que lui laissait la mort pour -rompre les derniers liens qui l'attachaient à cette terre. Elle fit -porter son anneau de fiançailles à la madone de Sant'Agostino, qui -possède le plus riche écrin qui soit au monde; elle renvoya au palais -Coromila le portrait de Lello, mais le porteur, qui était Menico, eut -l'imprudence de le laisser voir, et le peuple le brûla au milieu du -Corso, sans respect pour le génie de l'artiste et la beauté de la -peinture. Le lendemain, toute lueur d'espoir s'éteignit; la mourante -reçut l'extrême-onction, et la comtesse fut entraînée loin de sa fille -qu'elle ne devait plus revoir. Tolla, étendue sans mouvement, ne -recevait plus aucune impression du monde extérieur. Étrangère à tout ce -qui l'entourait, elle n'entendait ni les prières de la communauté, ni -les bénédictions de l'abbé La Marmora, ni les sanglots du bon vieux -docteur qui l'avait amenée à la vie et qui ne pouvait l'arracher à la -mort. Elle avait demandé à saint Joseph qu'il daignât la recevoir un -mercredi: son dernier voeu fut exaucé, et ce fut le mercredi 17 octobre, -au premier coup de l'_Ave Maria_, qu'elle entra dans le repos des -justes. Sa vie s'exhala dans un soupir si faible, qu'il fut à peine -entendu des personnes qui entouraient son lit. La supérieure, en rendant -compte de l'événement au cardinal-vicaire, disait: - -«Ce n'est pas une mort, c'est le doux passage d'une âme pure dans le -sein de Dieu.» - -Le couvent qu'elle avait sanctifié par son martyre envoya jusqu'à trois -ambassades chez le comte pour implorer la faveur de conserver ses -reliques: déjà le peuple parlait d'elle comme d'une sainte. Mais le -comte Feraldi crut qu'il était de son honneur et de sa vengeance de la -conduire pompeusement au tombeau de sa famille. Il eut assez de crédit -pour obtenir, ce qui ne s'accorde pas une fois en dix ans, le droit de -la transporter découverte, sur un lit de velours blanc, et de lui -épargner l'horreur du cercueil. On enveloppa cette chère dépouille dans -le peignoir de mousseline qu'elle portait au jardin le jour où elle -formait de si doux projets avec Lello. La marquise Trasimeni, malade et -bien maigrie, vint elle-même arranger ses cheveux et lui faire la -coiffure qu'elle aimait. Tous les jardins de Rome se dépouillèrent pour -lui envoyer des fleurs: on eut de quoi choisir. Le convoi quitta -l'église de Saint-Antoine-Abbé le jeudi soir, à sept heures et demie, -pour se rendre aux Saints-Apôtres, où les Feraldi ont leur sépulture. Le -corps était précédé d'une longue file de confréries blanches et noires, -portant chacune sa bannière. La lumière rouge des torches se jouait sur -le visage de la belle morte et semblait l'animer de nouveau. Un -détachement de vingt-quatre grenadiers accompagnait le cortége pour -rendre honneur à la famille Feraldi et protéger le palais Coromila. -Lorsqu'on traversa le Corso, un sourd frémissement parcourut le peuple, -et quelques torches vinrent tomber devant la porte du colonel; les -soldats se hâtèrent de les éteindre. La procession funèbre se replia -vers l'arc des Carbognani, prit la rue des Vierges et entra dans -l'église des Saints-Apôtres. La place était envahie par une foule -épaisse, serrée et muette; pas un cri ne vint troubler la douleur des -parents et des amis de Tolla, qui pleuraient ensemble au palais Feraldi. - -Au moment où le convoi arrivait à la porte de l'église, une chaise de -poste accourue au galop de quatre chevaux fut arrêtée par Dominique. Un -jeune homme endormi dans la voiture s'éveilla, vit le cortége, poussa un -cri, sauta par la portière, et s'enfuit en courant comme un fou: c'était -Manuel Coromila. - -Voici ce qui s'était passé à Paris. Le 11 octobre, Cornélie célébra avec -tous ses amis le retour de la belle saison d'hiver. On rit un peu, on -joua beaucoup, et l'on but énormément. Rouquette gagna cinq cents louis, -et Manuel une migraine. Le lendemain à midi, Rouquette était sorti, -Manuel couché; le garçon de l'hôtel apporta deux lettres. Manuel le -renvoya à Rouquette, mais Rouquette était loin, et l'une des deux -lettres était très-pressée. Manuel l'ouvrit sans prendre garde à -l'adresse, et il lut: - - «Mon seul vrai prince, - - «Je me plais à croire que le fils des Coromila repose sur ses lauriers - comme un jambon. Ça lui apprendra à boire plus que sa jauge. - Arrange-toi pour qu'il dorme trente-six heures; je le connais, c'est - dans ses moyens. Je t'attendrai ce soir, ou plutôt demain à une - demi-heure du matin, et je te prouverai que le proverbe est une - vieille bête, et qu'on peut être heureux au jeu sans être malheureux - en amour. Brûle ma lettre: s'il allait la trouver, il aboierait comme - un _doge_. - - «CORNÉLIE.» - -La seconde lettre était le dernier adieu de Tolla. Manuel déposa la -première chez Rouquette, après y avoir écrit de sa main: «En quelque -lieu que je vous trouve, je vous tuerai comme un chien.» Il commanda -qu'on fît ses paquets, puis courut faire viser ses passe-ports et -assurer sa place. Il partit le soir même par la malle de Marseille. En -traversant une des cours de l'hôtel des Postes, il entendit prononcer -indistinctement le nom de Feraldi; il avait des bourdonnements étranges -dans les oreilles. Au même instant, il heurta, en courant, un jeune -homme qui ressemblait à Toto; il se crut en butte à la persécution des -remords. A Marseille, il trouva un vapeur qui chauffait pour -Civita-Vecchia; à Civita, il se jeta dans la première voiture qu'on lui -offrit; il fit tout ce long voyage en six jours, pleurant, priant, et -jurant d'épouser Tolla s'il la trouvait vivante. La fatigue et la -douleur avaient altéré ses traits; cependant il fut reconnu et suivi par -Menico. - -Menico s'était laissé marier sans résistance; la prison l'aurait séparé -de Tolla. Cinq minutes après la sortie du prêtre, il usa de ses nouveaux -pouvoirs pour envoyer sa femme à Villetri, où elle avait des parents. -Quand la santé de Tolla fut désespérée, il acheta un couteau et le fit -bénir par le pape: c'était pour tuer Manuel. Les couteaux du petit -peuple de Rome ont la forme des couteaux catalans; ils sont munis d'un -anneau de fer pour qu'on puisse les suspendre à une ficelle; la lame est -arrêtée solidement par un gros ressort; mais elle n'est pas plus pointue -qu'un fleuret moucheté. La police enjoint aux couteliers, sous peine des -galères, de laisser un morceau de fer arrondi à la pointe de chaque -couteau. Dominique démoucheta le sien en le frottant sur une pierre. Il -alla ensuite acheter une douzaine de chapelets: les marchands qui les -vendent se chargent de les faire bénir. Ils les enferment dans une boîte -et les envoient au Vatican. Dominique glissa subtilement son arme sous -les chapelets, et deux jours après il la trouva sanctifiée par la main -de Grégoire XVI. C'est en compagnie de ce couteau bénit qu'il se mit à -la poursuite de Manuel. Il le joignit au milieu du pont Saint-Ange et -arriva fort à point pour le voir sauter dans le Tibre. Il s'y lança -après lui et le ramena sur le bord. «Puisque vous voulez mourir, lui -dit-il, je vous condamne à vivre. Vous ne méritez pas d'aller la -rejoindre. Je vous poursuivais pour vous tuer, mais je me garderai bien -de le faire maintenant que je sais que vous êtes capable de remords. -Allez vous mettre au lit, et dormez si vous pouvez. Le service est pour -demain à onze heures; toute la société y sera: vous ne pouvez pas y -manquer, c'est vous qui donnez la fête!» - -La messe des morts fut célébrée par le cardinal Pezzato. La ville -entière accourut admirer pour la dernière fois cette fleur de vertu et -de beauté. Son visage était calme et souriant; la mort avait effacé tous -les ravages de la maladie: Tolla fut encore un jour la plus jolie fille -de Rome. Tous les poëtes de l'État romain publièrent des sonnets en son -honneur; vingt artistes demandèrent la permission de prendre son -portrait, prévoyant qu'ils auraient à peindre des anges. Les pieuses -femmes qui vinrent baiser ses pieds nus mirent en pièces le velours de -la draperie. Les soldats qui gardaient le catafalque étaient aveuglés -par les larmes; aucun chrétien ne sortit de l'église sans s'essuyer les -yeux; Nadine Fratief pleura mieux que personne: elle s'était exercée le -matin devant une glace. - -Dix-huit ans se sont écoulés depuis le dénoûment de ce drame historique, -qui commença au milieu d'un bal et finit autour d'une tombe. - -Parmi les personnages que j'ai mis en scène, quelques-uns vivent encore. -Lello ne s'est jamais marié; il habite son palais de Venise en paix avec -tout le monde, excepté avec lui-même. Philippe et Victor lui ont laissé -la vie, comme Dominique, de peur de le délivrer de ses remords. Le -colonel, dont nul regret n'interrompit jamais la digestion, est mort il -y a deux ans d'une attaque d'apoplexie. Après son souper il glissa sous -la table, comme à son ordinaire, et ne se releva plus. Tous les ivrognes -conviennent qu'il a fait une fin digne de sa vie. Rouquette se porte -bien: il s'était enfui de l'hôtel Meurice un quart d'heure avant -l'arrivée de Victor Feraldi. On ne l'a jamais revu à Rome, et son -ambition a renoncé aux dignités ecclésiastiques. La passion des -aventures, qui ne s'éteindra jamais en lui, l'a jeté dans les affaires: -il a été longtemps un des chevaliers errants de la spéculation. L'argent -des Coromila a prospéré entre ses mains, et vous l'entendrez citer à la -Bourse parmi les plus honnêtes gens, je veux dire parmi les plus riches. -Depuis que sa fortune est faite, il a des principes. Il médit de -Voltaire et entretient une danseuse. - -La générale a reconnu avec surprise que Manuel n'avait jamais songé à -Nadine. La première fois qu'elle le fit sonder par la chanoinesse de -Certeux, il répondit en haussant les épaules: «J'y penserai dans -quelques années, quand j'aurai besoin d'une nourrice!» Après cette -découverte, la mère et la fille ont parcouru le monde entier, lanterne -en main, à la recherche d'un homme: elles n'ont pas encore trouvé. - -La marquise Trasimeni ne survécut pas longtemps à Tolla; elle tomba avec -les dernières feuilles. Philippe quitta le service: il prit Menico pour -domestique et pour ami. Les malheurs de Tolla exercèrent une fâcheuse -influence sur son esprit: il se mit à douter de bien des choses -auxquelles il avait cru; il fréquenta les étrangers, et devint en peu de -temps un assez mauvais catholique. La proclamation de la république -romaine ne le surprit pas: il l'espérait activement depuis plusieurs -années. Il fut élu à l'assemblée constituante, et mourut le 3 juillet -1849 sur les remparts de Rome. Menico finit avec lui. Amarella, veuve -sans avoir jamais été femme, prête à usure aux petites gens de Velletri: -l'argent la console de tout. Cocomero est un des plus beaux fleurons de -la police napolitaine. Lorsqu'il retourna dans son pays, il portait les -marques du couteau de Menico. - -Victor Feraldi a six enfants, dont quatre filles; l'aînée habite avec -ses grands-parents: elle s'appelle Tolla. Le comte est la seule personne -qui se soit vengée de la trahison de Manuel. En 1841, trois ans après la -mort de sa fille, il réunit comme il put les lettres des deux amants et -les fit imprimer à Paris avec un court exposé des faits. Le récit, qui -occupe environ vingt-cinq pages, se termine ainsi: «Puisse cette -véridique histoire servir d'utile exemple aux parents, aux jeunes gens -mal conseillés et aux jeunes filles sans expérience!» - -Le jour même où ce livre pénétra en Italie, le colonel Coromila fit -acheter et détruire l'édition entière; mais la tradition, à défaut de -l'histoire, a perpétué le souvenir des malheurs de Tolla. L'église des -Saints-Apôtres et le tombeau de la pauvre amoureuse deviennent à -certains jours de l'année un but de pèlerinage, et plus d'une jeune -Romaine ajoute à ses litanies du soir: «Sainte Tolla, vierge et martyre, -priez pour nous!» - - -FIN - - -Coulommiers.--Typ. PAUL BRODARD et Cie. - - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Tolla, by Edmond About - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK TOLLA *** - -***** This file should be named 63937-8.txt or 63937-8.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/9/3/63937/ - -Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading -Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from -images generously made available by The Internet -Archive/Canadian Libraries) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the -trademark license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at -www.gutenberg.org - - - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the -mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its -volunteers and employees are scattered throughout numerous -locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt -Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular -state visit www.gutenberg.org/donate - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. - -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our Web site which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - diff --git a/old/63937-8.zip b/old/63937-8.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 7b77381..0000000 --- a/old/63937-8.zip +++ /dev/null diff --git a/old/63937-h.zip b/old/63937-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index b64a827..0000000 --- a/old/63937-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/63937-h/63937-h.htm b/old/63937-h/63937-h.htm deleted file mode 100644 index a43423d..0000000 --- a/old/63937-h/63937-h.htm +++ /dev/null @@ -1,10439 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> - -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> -<head> -<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> -<title> - The Project Gutenberg eBook of Tolla, by Edmond About. -</title> -<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> -<style type="text/css"> - -p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; - margin: .3em 0;} -p.noindent { text-indent: 0; } - -h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } -h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } - -p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; - margin: 1em 0; } - -.large { font-size: 130%; } -.xlarge {font-size: 150%; } -.small, small { font-size: 90%; } - -.i { font-style: italic; } -.i i { font-style: normal; } -i sup, .i sup { padding-left: .25em; } - -.sc { font-variant: small-caps; } - -.poetry { text-align: left; margin: 1em 0 1em 5%; } -.verse { padding-left: 3em; text-indent: -3em; } -.i1 { margin-left: 5%; } -.i2 { margin-left: 10% } -.i3 { margin-left: 15% } - -.ind { margin: 1em 0 1em 10%; } -.ind2 { margin-left: 15%; } -.ind3 { margin-left: 20%; } - -.date { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; font-size: 90%} -.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } - -hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } - -sup { font-size: smaller; vertical-align: 20%; } - -li { list-style: none; } - -span.cent { display: inline-block; width: 1.5em; text-align: right; } - -table { margin: 1em auto; } -td { vertical-align: top; } -td.bot { vertical-align: bottom; width: 3.2em; } -td div.c { text-align: center; } -td div.r { text-align: right; } -td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } -td.drap2 { margin-left: 1.5em; text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } - -a { text-decoration: none; } - -.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em; - text-decoration: none; -} -.footnote { margin: 1em 0 1em 30%; font-size: 90%; } -.footnote .label { } - -div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } -.break, .chapter { margin-top: 4em; } - -img { max-width: 100%; } - -@media screen { - body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } -} - -@media handheld { - .break, .chapter { page-break-before: always; } - .top2em { padding-top: 2em; } - .top4em { padding-top: 4em; } - .nobreak { page-break-before: avoid; } -} - -</style> -</head> -<body> - - -<pre> - -The Project Gutenberg EBook of Tolla, by Edmond About - -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most -other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. 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If you are not located in the United States, you'll have -to check the laws of the country where you are located before using this ebook. - -Title: Tolla - -Author: Edmond About - -Release Date: December 1, 2020 [EBook #63937] - -Language: French - -Character set encoding: ISO-8859-1 - -*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK TOLLA *** - - - - -Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading -Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from -images generously made available by The Internet -Archive/Canadian Libraries) - - - - - - -</pre> - -<h1>TOLLA</h1> - -<p class="c"><span class="small">PAR</span><br /> -<span class="large">EDMOND ABOUT</span></p> - -<p class="c gap small">TREIZIÈME ÉDITION</p> - -<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br /> -LIBRAIRIE HACHETTE ET C<sup>ie</sup> -79, <span class="small">BOULEVARD SAINT-GERMAIN</span>, 79</p> - -<p class="c">1884<br /> -<span class="small">Droit de traduction réservé.</span></p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top2em">OUVRAGES DU MÊME AUTEUR</p> - - -<table summary=""> -<tr><td colspan="2"><div class="c"><span class="small">FORMAT IN</span>-8</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Le roman d'un brave homme</span> ; 1 vol. illustré de 52 compositions -par <i>Adrien Marie</i> ; 2<sup>e</sup> édit. broché, 10 fr. ; — relié</td> -<td class="bot"><div class="r">14<span class="cent"> »</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2"><div class="c"><span class="small">FORMAT IN</span>-16</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Alsace</span> (1871-1872) ; 5<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Causeries</span> ; 2<sup>e</sup> édition. 2 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">7<span class="cent"> »</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap2">Chaque volume se vend séparément</td> -<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">La Grèce contemporaine</span> ; 8<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap2">Le même ouvrage, édition illustrée</td> -<td class="bot"><div class="r">4<span class="cent"> »</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Progrès</span> ; 4<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Turco.</span> — <span class="sc">Le bal des artistes.</span> — <span class="sc">Le poivre.</span> — <span class="sc">L'ouverture -au chateau.</span> — <span class="sc">Tout Paris.</span> — <span class="sc">La -chambre d'ami.</span> — <span class="sc">Chasse allemande.</span> — <span class="sc">L'inspection -générale.</span> — <span class="sc">Les cinq perles</span> ; 4<sup>e</sup> édition. -1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Salon de 1864.</span> 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Salon de 1866.</span> 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Théâtre impossible</span> : Guillery, — L'assassin, — L'éducation -d'un prince, — Le chapeau de sainte Catherine ; -2<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">L'A B C du travailleur</span> ; 4<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Les Mariages de province</span> ; 6<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">La Vieille Roche.</span> Trois parties qui se vendent séparément.</td> -<td colspan="2"></td></tr> -<tr><td class="drap2">1<sup>re</sup> partie : <i>Le Mari imprévu</i> ; 5<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap2">2<sup>e</sup> partie : <i>Les Vacances de la Comtesse</i> ; 4<sup>e</sup> édit. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap2">3<sup>e</sup> partie : <i>Le marquis de Lanrose</i> ; 3<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Fellah</span> ; 4<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">L'Infâme</span> ; 3<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Madelon</span> ; 8<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Roman d'un brave homme</span> ; 30<sup>e</sup> mille. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">De Pontoise à Stamboul</span> ; 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">3<span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2"><div class="c"><hr /></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Germaine</span> ; 57<sup>e</sup> mille. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">2<span class="cent"> »</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Roi des montagnes</span> ; 15<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">2<span class="cent"> »</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Les Mariages de Paris</span> ; 75<sup>e</sup> mille. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">2<span class="cent"> »</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">L'Homme à l'oreille cassée</span> ; 10<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">2<span class="cent"> »</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Tolla</span> ; 13<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">2<span class="cent"> »</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Maître Pierre</span> ; 8<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">2<span class="cent"> »</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Trente et quarante.</span> — <span class="sc">Sans dot.</span> — <span class="sc">Les parents -de Bernard</span>, 40<sup>e</sup> mille. 1 vol.</td> -<td class="bot"><div class="r">2<span class="cent"> »</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2"><div class="c"><hr /></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Capital pour tous.</span> Brochure in-18.</td> -<td class="bot"><div class="r">» <span class="cent">10</span></div></td></tr> -</table> - -<p class="c gap small">Coulommiers. — Imp. P. BRODARD et C<sup>ie</sup>.</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em">A MADAME<br /> -<span class="large">DAVID D'ANGERS.</span></p> - - -<p class="i">Vous connaissez les Italiens, Madame, et vous -savez qu'à leurs yeux le monde est peuplé de -bonnes et de mauvaises influences. Pour moi, je -crois surtout aux bonnes, et je me persuade qu'un -grand nom doit porter bonheur à un petit livre, -et que le patronage d'une belle âme, saine et -vigoureuse, est un puissant renfort pour un -esprit hésitant et à peine formé. C'est dans cette -superstition que j'ose vous dédier l'histoire de -<i>Tolla</i>.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">Edm. About.</span></p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">AU LECTEUR</h2> - - -<p>Si j'avais mis une préface à la première édition de ce -petit livre, je me serais épargné bien des ennuis.</p> - -<p>Lorsqu'il parut pour la première fois, il y a neuf -mois environ, il ne déplut pas aux lecteurs de la -<i>Revue des Deux Mondes</i>, public difficile parce que -Mme Sand et M. Mérimée l'ont gâté. On me pardonna -des longueurs impardonnables chez un écrivain, -excusables chez un homme qui apprend à -écrire. Personne ne me fut sévère, et on fit une large -part à l'âge et à l'inexpérience.</p> - -<p>Dans les derniers jours de mai, un ami vint en -courant m'avertir d'un danger sérieux : une revue -de grand format devait me dénoncer comme plagiaire -et apprendre au public que <i>Tolla</i> n'était que -la traduction d'un roman italien intitulé : <i>Vittoria -Savorelli</i>.</p> - -<p>Il est vrai que les personnages de Lello et de Tolla, -et les principaux traits de cette histoire, m'ont été -fournis par un livre italien imprimé à Paris. Ce -livre, qui n'est pas un roman, contient une grande -partie de la correspondance originale des deux -amants. Tolla a vécu à l'époque où je la fais vivre. -Lello, qui est encore de ce monde, appartient à une -famille princière, presque royale, du nord de l'Italie. -Les lettres de Lello et de Tolla ont été publiées par -la famille Savorelli qui avait à se venger. Si ce livre -eût été un roman, on l'aurait laissé circuler en Italie ; -mais c'était un dossier : on fit tout ce qu'on put pour -détruire l'édition entière. Cependant je connais à -Rome une douzaine d'exemplaires de <i>Vittoria Savorelli</i>. -Il en existe plusieurs à Paris, comme j'ai pu -m'en assurer. C'est un libraire de Paris qui m'a -vendu le mien.</p> - -<p>Les faits indiqués dans le volume de <i>Vittoria Savorelli</i> -sont d'un intérêt médiocre. L'intrigue qui a -séparé les deux amants est un complot anonyme dont -les auteurs sont restés inconnus. C'est la société romaine -tout entière qui a découvert le secret de leurs -amours ; l'orgueil de la famille de Lello a fait le -reste. Une traduction de ce livre serait plus qu'ennuyeuse ; -elle serait presque illisible. On n'y trouverait -d'excellent que quatre ou cinq lettres où la douleur -s'élève jusqu'à l'éloquence : il est inutile d'ajouter -que ce sont les lettres de Tolla. Je les ai traduites -en les abrégeant. Mes emprunts à cette correspondance -forment un peu plus de quinze pages -de cette nouvelle édition.</p> - -<p>Ma part d'invention se compose de l'éducation de -Tolla, qui n'est nullement italienne, et de son portrait, -qui n'est pas ressemblant ; de tous les caractères -que j'ai groupés autour d'elle, et de tous les -incidents, malheureusement trop rares, qui animent -le récit, la marquise et Pippo, le colonel et Rouquette, -la générale et sa fille, Menico, Amarella, Cocomero, -n'ont jamais existé que dans mon imagination. -Il en est de même des comparses, tels que le -docteur Ély, Mlle Sarrazin, le cardinal Pezzato, -l'abbé Fortunati et les autres. Lello ne s'est jamais -jeté dans le Tibre : l'histoire affirme qu'il était au bal -le jour de la mort de Tolla. Cocomero n'a jamais -cassé la tête de Menico, puisque ni l'assassin ni la -victime n'ont existé.</p> - -<p>J'avoue que je me suis permis de puiser dans un -dossier authentique les premiers éléments d'une -œuvre d'imagination : beaucoup d'autres l'ont fait, -sur qui l'on n'a pas crié haro. J'ai emprunté un peu -et ajouté beaucoup. Aux choses que j'empruntais, -j'ai essayé de donner <i>la forme</i>, sans laquelle les -œuvres de l'esprit ne sont rien. Cependant il me resterait -un scrupule si j'avais caché la source où j'ai -puisé.</p> - -<p>Bien loin de dissimuler l'existence du volume de -<i>Vittoria Savorelli</i>, et l'usage que j'en avais fait, j'ai -montré le livre à mes amis, aux indifférents, et à -tous ceux que je connaissais. Le rédacteur en chef -d'une revue spéciale, qui a pour but de réprimer -la contrefaçon et le plagiat, a vu plus d'une fois -<i>Vittoria Savorelli</i> sur mon bureau ; il l'a dit au public -longtemps avant que personne songeât à m'attaquer<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>. -J'ai remis moi-même à l'honorable directeur -de la <i>Revue des Deux Mondes</i> mon exemplaire -de <i>Vittoria Savorelli</i>, avant d'avoir été accusé par -personne. Enfin, le manuscrit original de <i>Tolla</i>, que -la <i>Revue des Deux Mondes</i> a conservé, contient le passage -suivant :</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> La <i>Propriété littéraire et artistique</i>, numéro du 16 mai, article -de M. Guiffrey.</p> -</div> -<p>« Ce recueil forme un volume in-8<sup>o</sup> de 316 pages -imprimé chez Béthune et Plon, publié chez Daguin -frères, sous ce titre : <span class="sc">Vittoria Feraldi</span>, <i lang="it" xml:lang="it">istoria del -secolo XIX</i>… » et plus loin : « Le volume dont je me -suis servi a été découvert à Paris par M. Leclère fils, -commissionnaire en livres, boulevard Saint-Martin, -en face du Château-d'Eau. »</p> - -<p>Ce n'est pas ainsi que s'expriment les plagiaires. -Malheureusement ce passage a été supprimé sur les -épreuves. M. Buloz me fit observer que ces détails -bibliographiques n'étaient pas à leur place dans le -corps du récit, au verso de la mort de Tolla. Il remarqua -de plus que je ne pouvais ni altérer le titre du -livre en l'intitulant <i>Vittoria Feraldi</i>, ni afficher le -véritable nom de la famille Savorelli. J'effaçai donc -ces deux phrases sur l'épreuve, sans toucher au manuscrit -qui n'était pas sous ma main, et je les remplaçai -par cette note moins explicite, mais qu'un plagiaire -se serait gardé d'ajouter :</p> - - -<p class="c">« Vittoria, <span lang="it" xml:lang="it">istoria del secolo <small>XIX</small></span>. <i>Paris</i>, 1841. »</p> - - -<p>Avec ce renseignement et le <i>Journal de la Librairie</i>, -le bibliomane le plus inexpérimenté aurait retrouvé -en cinq minutes l'éditeur, l'imprimeur, et ce -titre complet de <i>Vittoria Savorelli</i>.</p> - -<p>Et cependant, le 1<sup>er</sup> juin, la <i>Revue de Paris</i> me -disait :</p> - -<p>« Apprenez, monsieur, qu'il existe un livre intitulé -<i>Vittoria Savorelli</i>. »</p> - -<p>Je répondis. J'avais répondu d'avance en racontant, -le 31 mai, dans la <i>Revue Contemporaine</i>, comment -et avec quels matériaux j'avais fait <i>Tolla</i>. Mais -quatre ou cinq journaux petits et grands se déchaînaient -déjà contre moi. L'un m'appelait simplement -plagiaire, l'autre me traitait plus familièrement de -voleur, et une <i>Revue</i> hebdomadaire qui s'est mise -sous le patronage de Minerve, m'accusait d'avoir -vendu la dignité de l'homme de lettres à un marchand -d'habits-galons.</p> - -<p>Je puis parler sans amertume de toutes ces brutalités -qui m'ont fait payer cher un peu de succès : -les mauvais temps sont passés. Mais si j'avais eu -le malheur de perdre courage, si je m'étais laissé -abattre, si je ne m'étais tenu sur la brèche, il ne -me resterait plus qu'à jeter mon écritoire par la fenêtre, -à changer de nom, et à apprendre un métier.</p> - -<p>Le tout parce que j'avais caché l'existence de <i>Vittoria -Savorelli</i>!</p> - -<p>Je pris le parti de solliciter un jugement de la Société -des gens de lettres. J'écrivis au président :</p> - -<p>« J'aspire à l'honneur d'être des vôtres ; les livres -que j'ai faits ne sont rien ; mais j'ai été brutalement -calomnié : voilà mon titre le plus sérieux à votre -choix. » Le Comité des gens de lettres, sur un rapport -éloquent du bibliophile Jacob, me reçut à l'unanimité.</p> - -<p>Pendant ces débats, <i>Tolla</i> était reproduite par tous -les grands journaux des départements et par l'<i>Indépendance -belge</i>, contrefaite à Berlin, traduite en allemand, -en danois, en suédois et en anglais. Aucun -journaliste, aucun éditeur, aucun traducteur ne s'avisa -de publier <i>Vittoria Savorelli</i>. Je proposai à deux -grands journaux de leur en faire une traduction : on -me renvoya bien loin.</p> - -<p>Le tumulte apaisé, les journaux et les revues me -jugèrent de sang-froid. Le premier mot fut dit par -l'<i>Indépendance belge</i> : « Il n'y a pas de quoi fouetter -un chat. » Le dernier par l'<i>Illustration</i> : « <i lang="en" xml:lang="en">Much ado -about nothing</i>, beaucoup de bruit pour rien. » Dans -l'intervalle, la <i>Revue de Genève</i>, la grande <i>Revue de -Westminster</i>, la <i>Gazette d'Augsbourg</i>, le <i>Leader</i>, -l'<i>Émancipation belge</i>, etc., s'étaient prononcés en ma -faveur : j'ai eu de quoi me consoler.</p> - -<p>Je sais qu'il me reste encore quelques incrédules à -convaincre et que la paternité de ce roman me sera -acquise lorsque j'en aurai fait d'autres. Je me lève -matin, et j'écris un peu tous les jours pour prouver -que je ne suis pas un plagiaire, et pour mériter votre -amitié, ami lecteur.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<p class="c top2em xlarge">TOLLA.</p> - - - - -<h2 class="nobreak">I</h2> - - -<p>La famille Feraldi n'est pas princière, mais elle -marche de pair avec bien des princes. Alexandre -Feraldi, comte du Saint-Empire, baron de Vignano, -chevalier de l'ordre de Constantin, est un des -soixante patriciens inscrits sur les tables du Capitole. -Il n'a jamais voulu entrer dans l'armée pontificale, -où son père était lieutenant-colonel. Une -santé délicate, l'instruction sérieuse qu'il a reçue -au collége de Nazareth, et, par-dessus tout, la nécessité -de rétablir les affaires de sa famille, lui a -fait embrasser l'étude des lois et de la jurisprudence. -Le temps n'est plus où l'on trouvait dans chaque -Romain l'étoffe d'un soldat, d'un laboureur et d'un -jurisconsulte ; mais les patriciens ont conservé le -respect des trois arts glorieux qui firent la grandeur -de leurs ancêtres. Le comte Feraldi, docteur en -droit sans déroger, se maria en 1816 à Catherine -Mariani, fille du marquis de Grotta Ferrata. Vers la -même époque, deux de ses cousins germains, du -même nom que lui, épousèrent des princesses, une -Odescalchi et une Barberini. Alexandre Feraldi ne -fut pas insensible à l'honneur de ces alliances, qui -relevaient le nom de sa famille. Trois mois après, -une succession inespérée, qui vint le surprendre -pendant la grossesse de sa femme, le mit pour toujours -au-dessus du besoin, en portant son revenu -à vingt-cinq ou trente mille francs. Jamais homme -ne fut plus heureux que le comte Feraldi dans la -première année de son mariage. Ce petit homme -aimable, vif et sautillant, très-brun, sans que sa -physionomie présentât rien de noir ; très-fin et -très-subtil, avec beaucoup de franchise et d'ouverture -de cœur, remplissait de sa joie et animait de -sa gaieté le palais délabré de ses ancêtres. Sa femme, -assez belle, mais d'une beauté sèche et pour ainsi -dire indigente, l'aimait éperdument. Ses amis le -plaisantaient quelquefois sur l'excès de son bonheur. -« Où s'arrêtera, disait-on avec emphase, la fortune -des Feraldi? Le Pactole court dans leur jardin ; les -rejetons des familles princières viennent se greffer -sur leur arbre généalogique. Nous te prédisons, ô -trop heureux Alexandre, que ta femme avant deux -mois accouchera d'un pape! »</p> - -<p>Le 1<sup>er</sup> septembre 1816, la comtesse mit au monde -une fille qui fut baptisée sous le nom de Vittoria. -Un an plus tard, Vittoria eut un frère qu'on appela -Victor. Le triomphant petit comte Alexandre n'avait -pas trouvé de noms plus modestes pour ses enfants.</p> - -<p>C'était plaisir de l'entendre demander si son fils -Victor avait pris le sein, et sa fille Vittoria avait -mangé sa bouillie. La comtesse et les gens de la -maison appelaient tout bonnement le petit garçon -Toto et la petite Tolla.</p> - -<p>Le palais Feraldi est situé dans un des plus nobles -quartiers de Rome, à deux pas de l'ambassade de -France. Il n'est ni très-grand ni très-beau : il n'a ni -la vétusté originale du palais de Venise, ni l'immensité -du palais Doria, ni la majesté du palais Farnèse ; -mais il a un jardin. Tolla fut élevée au milieu -des arbres et des fleurs. Une grande allée, abritée -contre le vent du nord par une muraille de cyprès, -était sa promenade d'hiver. A l'âge de sept ou huit -mois, elle fit la connaissance d'un vieux citronnier -en fleur qui devint son meilleur ami. Elle tendait -vers lui ses petits bras ; elle arrachait à belles mains -les longues fleurs et les gros boutons violacés, et -elle les portait à sa bouche. Le médecin de la maison, -le docteur Ély, permit que dès les premiers -jours d'avril on la gardât une heure ou deux au -jardin, étendue en liberté sur un tapis, à l'ombre -de son citronnier, ou sous un chêne vert, autre ami -vénérable. L'été venu, c'est au jardin qu'elle prit -ses premiers bains, dans une eau que le soleil avait -eu soin de chauffer. La liberté, le mouvement, le -grand air et les parfums généreux qui s'exhalent -des arbres, tout concourut à fortifier ce jeune corps : -Tolla grandit avec les plantes qui l'environnaient, -sans effort et sans douleur. Une promenade au jardin -l'endormait en quelques minutes ; en s'éveillant -elle souriait à la vie, à ses parents et à son jardin. -Le travail des premières dents, si redouté des mères, -se fit en elle sans qu'on s'en aperçût, et un -beau matin la comtesse, qui la nourrissait, poussa -un cri de surprise en se sentant mordue par deux -petites perles bien aiguisées.</p> - -<p>Tous les ans, au mois d'août, le comte s'embarquait -pour Capri, où il possédait un beau vignoble. -Tandis qu'il surveillait ses vendanges, la comtesse -allait vivre à Lariccia, en bon air, dans une jolie -<i>villa</i> où, de mémoire d'homme, personne n'avait -pris les fièvres. Son mari venait bientôt l'y rejoindre. -Ils y restaient avec leurs enfants jusqu'aux -froids, et ne retournaient jamais à Rome avant d'avoir -vu cueillir les olives.</p> - -<p>Tolla passa à Lariccia les plus beaux jours de son -enfance. Elle y était plus libre qu'à Rome, quoiqu'on -l'eût placée sous la haute main du petit Menico, fils -d'un fermier de son père. Menico, c'est-à-dire -Dominique, avait cinq ans de plus que Tolla et six -ans de plus que Toto, mais il n'abusa jamais de -l'autorité que lui donnaient son âge et la confiance -de la comtesse. Il ne savait rien refuser à Tolla. En -dépit de toutes les recommandations de prudence -et d'abstinence qu'on ne lui avait pas ménagées, il -hissait lui-même sa petite élève sur tous les ânes -du village, et il maraudait à son intention dans les -jardins les mieux enclos. Plus d'une fois on surprit -le mentor éclatant de rire à la vue de Tolla qui -mordait à belles dents une lourde grappe de raisins -jaunes, ou qui se barbouillait les joues avec une -grosse figue violette. Les jardins, les bois, les ânes -et Menico furent pendant douze ans les seuls précepteurs -de Tolla. Sa mère lui apprit un peu de religion -et de musique. Comme on ne la força jamais -de se mettre au piano, elle y vint toujours volontiers. -Ses petits doigts aimaient à courir sur les touches -d'ivoire. Il se trouva qu'elle avait l'oreille -juste, et même, ce qui est plus rare chez les enfants, -le sentiment de la mesure. Le célèbre maestro Terziani, -qui l'entendit un jour par hasard, déclara que -c'était grand dommage de ne lui point donner un -maître, mais on le laissa dire.</p> - -<p>La religion, et surtout ce catholicisme splendide -qui règne à Rome, trouva chez elle une âme bien -préparée. La pompe des cérémonies, les parfums -de l'encens, l'or, le marbre, la musique sacrée, l'attirèrent -invinciblement, comme ce citronnier fleuri -auquel elle tendait les bras. Son imagination avide -s'empara du premier aliment qui lui fut offert. Elle -s'éprit d'une passion filiale pour la madone, cette -dame vêtue de bleu et d'or qu'on lui disait si bonne -et qu'elle voyait si belle. L'enthousiasme puéril -qu'elle conçut pour certaines images se changea -peu à peu en dévotion. A force de prier dans la -chambre de sa mère devant une <i>Sainte Famille</i> de -Sassoferrato, elle se lia tout particulièrement avec -saint Joseph : elle lui envoyait des baisers, comme -à un vieux et respectable parent de la maison. « Tu -verras, lui disait-elle, comme je t'embrasserai, si -je vais au ciel! » Cette âme aimante n'eut pas besoin -d'apprendre la charité. A quatre ans, elle déchirait -ses habits, parce qu'elle avait remarqué -qu'on les donnait aux petits pauvres lorsqu'ils -étaient déchirés. Elle émiettait son déjeuner aux oiseaux -du jardin. « Ne sont-ils pas notre prochain? -disait-elle. Je nourris mes frères ailés. » Sa charité -s'étendait jusqu'aux morts. Un jour, sa mère la conduisit -à l'église des Jésuites, où l'on prêchait pour -les âmes du purgatoire. C'était dans l'octave de -Saint-Ignace, un mois environ avant qu'elle eût accompli -sa sixième année. Pendant tout le sermon, -Toto n'eut d'yeux que pour la statue colossale en -argent massif posée sur un globe de lapis-lazuli ; il -demanda plusieurs fois à sa mère si le bon Dieu -était aussi riche que saint Ignace, et s'il avait en -quelque endroit du monde une aussi belle statue. -Tolla écouta le prédicateur. Quand la première -quêteuse passa près d'elle, elle jeta dans la bourse -une petite pièce de monnaie que sa mère lui avait -donnée pour cet usage ; mais lorsqu'on vint quêter -devant elle pour la seconde fois, comme elle n'avait -plus d'argent, elle détacha vivement son petit bracelet -de corail et le donna aux âmes du purgatoire. -On ne s'en aperçut que le soir en la déshabillant.</p> - -<p>« Tu n'aurais pas dû, lui dit sa mère, donner ton -bracelet sans ma permission. »</p> - -<p>Elle répliqua vivement :</p> - -<p>« Vous n'avez donc pas entendu, maman, comme -ces pauvres âmes ont soif? »</p> - -<p>A treize ans, Tolla savait lire et écrire, monter à -cheval, grimper aux arbres, sauter les fossés, jouer -du piano, aimer ses parents et prier Dieu. Son père -s'aperçut qu'avec ses petits talents, sa parfaite ignorance -et ses grandes qualités, elle ne ressemblait -pas mal à un buisson d'aubépine en fleur. On résolut -de la mettre en pension. L'établissement en -vogue en ce temps-là était l'institut royal de Marie-Louise, -à Lucques. Les élèves y accouraient du fond -de l'Italie et même des pays d'outre-mer et d'outre-monts. -Le bruit des concours annuels qui s'y faisaient -et des récompenses qui y étaient décernées -retentissait dans toute la péninsule, de Naples à -Venise. Le comte Feraldi espéra que l'amour de la -gloire éveillerait chez sa fille le goût du travail, et -que l'appât de ces couronnes tant enviées lui ferait -regagner le temps perdu. Il la conduisit à la surintendante -de l'institut royal, comtesse Trebiliani.</p> - -<p>Tolla, jetée sans transition dans les habitudes -régulières et presque monastiques d'une grande -communauté, n'eut pas le temps de regretter sa -liberté, sa famille et les bois de Lariccia. Elle s'éprit -pour l'étude d'une passion soudaine, mais où la -curiosité avait plus de part que l'émulation. Elle se -souciait médiocrement de paraître savante, mais -elle conçut un incroyable désir de savoir. Toutes -les facultés sérieuses de son esprit, brusquement -éveillées, entrèrent en travail, et l'on crut reconnaître -que l'oisiveté où elle avait vécu avait centuplé -ses forces. Son esprit ressemblait à ces terres incultes -du nouveau monde qui n'attendent qu'une -poignée de semence pour révéler leur inépuisable -fécondité. Ignorante comme elle l'était, tout lui parut -nouveau, tout piquait sa curiosité ; elle ne dédaignait -rien, rien ne lui semblait usé ni banal. Les -histoires les plus insipides, les abrégés les plus -nauséabonds avaient pour elle autant d'attraits que -des romans. La géographie lui parut une science -curieuse et attachante : en feuilletant un atlas, elle -éprouvait les émotions du voyageur qui découvre -des Amériques à chaque pas. Pour tout dire, en un -mot, rien ne la rebuta, pas même l'arithmétique ; -elle fut charmée de ces petits raisonnements secs -et précis ; elle saisit au premier coup d'œil tout ce -qu'ils ont d'ingénieux dans leur simplicité, et je ne -sais s'il s'est trouvé personne, depuis Pythagore, à -qui la table de Pythagore ait fait autant de plaisir.</p> - -<p>A la fin de l'année 1831, Tolla, sans avoir songé -un seul instant à se couvrir de gloire, suivant les -intentions de son père, se trouva la première de sa -classe et reçut la croix d'or, aux applaudissements -de toute la cour. Elle maintint sa supériorité, sans -y penser, jusqu'à l'âge de dix-sept ans. Dans l'automne -de 1834, un décret du duc de Lucques supprima -l'institut royal et rendit les élèves à leurs -familles. Tolla parlait assez élégamment le français -et l'anglais ; elle avait amassé la petite somme de -connaissances qu'un pensionnat peut offrir à une -jeune fille ; un excellent maître avait cultivé sa voix -et changé en talent ce qui n'était chez elle que l'instinct -de la musique ; ses parents la trouvèrent parfaite, -et son père glorieux se hâta de la conduire -dans le monde.</p> - -<p>Elle y fit une entrée triomphale, et Rome se souvient -encore de sa présentation chez la marquise -Trasimeni. Les mères de famille, intéressées à lui -trouver des défauts, avaient armé leurs yeux de la -curiosité la plus malveillante. Elle subit sans s'en -douter ce formidable examen où tous les juges -étaient prévenus contre elle : elle en sortit à son -honneur. L'aréopage des femmes de quarante ans -décida à l'unanimité qu'elle avait une petite figure -française assez gentille. Les hommes la proclamèrent -de prime saut la plus jolie fille de Rome.</p> - -<p>Sa beauté était de celles qui découragent les statuaires -et leur font cruellement sentir l'impuissance -de leur art. Ses mains, sa figure et ses épaules -avaient la pâleur mate du marbre, et cependant le -marbre le plus fidèle n'aurait jamais pu passer pour -son image. Rien n'était plus facile que de rendre la -finesse aristocratique de ce nez imperceptiblement -arqué, la courbe fière des sourcils, l'ampleur un -peu dédaigneuse des lèvres, le modelé délicat des -joues, où deux imperceptibles fossettes se dessinaient -par instants ; mais David lui-même, le sculpteur -de la vie, aurait été incapable d'exprimer le -mouvement, la santé, et comme la joie secrète qui -animait ces traits adorables. La jeunesse dans toute -sa force éclatait à travers cette enveloppe délicate ; -la pâleur de son visage était saine et robuste. Elle -ressemblait à ces lampes d'albâtre qu'une flamme -intérieure fait doucement resplendir. Ses yeux châtains, -mais qui paraissaient noirs, avaient le regard -doux, étonné et un peu farouche d'une jeune biche -qui écoute les échos lointains du cor. Sa chevelure -longue, épaisse et soyeuse, s'entassait sur sa tête et -débordait en deux boucles pesantes jusque sur ses -épaules. Son corps mignon, souple, frêle, et cependant -vigoureux, ressemblait à ces statues antiques -dont la vue n'inspire que de hautes pensées et de -nobles désirs, quoiqu'elles se montrent sans voiles -et qu'elles ne soient vêtues que de leur chaste beauté. -Ses mains étaient petites, et son pied aurait été remarqué -à Séville ou à Paris.</p> - -<p>Tolla fut d'autant plus admirée à Rome qu'elle -n'avait pas une beauté romaine. Cette nation vigoureuse -qui se baigne dans les eaux jaunes du Tibre -a conservé, quoi qu'on dise, une assez bonne part -de l'héritage de ses ancêtres. Les hommes ont toujours -cet air mâle et sérieux, cette noble prestance -et cette dignité extérieure qui distinguaient jadis un -Romain d'un Grec ou d'un Gaulois ; les femmes -sont encore ces belles et massives créatures parmi -lesquelles le vieux Caton choisissait la gardienne de -son foyer et la mère de ses enfants. Les jeunes Romaines, -avec leur front bas, leur face brillante, -leurs puissantes épaules, leurs bras charnus, leurs -jambes épaisses, leurs pieds solides et leur large et -opulente beauté, semblent si bien prédestinées aux -devoirs de la famille, qu'il est difficile de voir en -elles autre chose que des mères et des nourrices -futures : elles ont la physionomie plantureuse et -féconde de cette brave terre d'Italie qui a nourri -sans s'épuiser tant de fortes générations. Leur regard, -leur sourire, et jusqu'à leur coquetterie ont -quelque chose de tranquille, de positif et de convenu, -comme le mariage et le ménage. Au milieu -de cette foule un peu banale, Tolla surprenait l'admiration -par une grâce plus âpre, par des mouvements -plus vifs, par je ne sais quel charme bizarre -et inusité. Son entrée produisit sur les regardants -une impression analogue à celle que vous éprouveriez, -si dans un boudoir tout imprégné de poudre -à la maréchale quelque brise soudaine apportait les -fraîches senteurs d'une forêt. Dès ce moment, tous -les sourires parurent fades, excepté le sien, et toutes -les plantes robustes au milieu desquelles elle glissait -au bras de son père ne furent plus que des -poupées majestueuses.</p> - -<p>Elle avait choisi pour son début une toilette extrêmement -simple, qui fut copiée dès le lendemain -par toutes les brunes, et qui resta à la mode pendant -deux ou trois mois. C'était une robe de tarlatane -avec un dessous de taffetas blanc, un camélia -blanc au corsage, un large velours ponceau dans -les cheveux, et une longue épée d'argent plantée -horizontalement dans la natte, suivant la mode des -filles de la campagne et des <i>minintes</i> du Transtevère. -Cette coiffure rustique inspira au fameux improvisateur -Benzio un sonnet qui se terminait ainsi :</p> - -<p>« D'où viens-tu? De la cour imposante d'un roi -ou de la modeste chaumière d'un berger? Est-ce -<i lang="it" xml:lang="it">contessina</i> (petite comtesse) que l'on te nomme? ou -faut-il t'appeler <i lang="it" xml:lang="it">contadina</i> (paysanne)?</p> - -<p>« Si tu es <i lang="it" xml:lang="it">contessina</i>, tous les bergers vont s'armer -contre la noblesse ; si tu es <i lang="it" xml:lang="it">contadina</i>, tous les -comtes vont acheter des guêtres de cuir et des vestes -de velours. »</p> - -<p>Tolla supporta sans aucune gaucherie le petit -triomphe qui lui fut décerné. On sait combien il -est difficile d'essuyer, sans perdre contenance, une -averse de compliments. Cette épreuve, très-rude en -tout pays, est formidable en Italie, dans la patrie -de l'hyperbole. Tolla s'entendit comparer à ce -que les trois règnes de la nature renferment de -plus exquis : on lui décerna à bout portant la qualification -d'astre, de merveille et de divinité. Les -femmes elles-mêmes prirent part à ce concert, -toutes prêtes à la proclamer vaniteuse si elle acceptait -les louanges, et sotte si elle les repoussait. Mais -elle trouva dans l'enjouement naturel de son esprit -un refuge contre l'une et l'autre accusation : elle ne -reçut ni ne rejeta les flatteries sous lesquelles on -espérait l'accabler. Tantôt elle les accueillit en badinant -et d'un ton qui voulait dire : « J'écoute par -politesse les sottises que la politesse vous a inspirées ; » -tantôt elle les renvoya plaisamment à leurs -auteurs, quand leurs auteurs étaient des femmes. -Elle payait leurs louanges avec usure, et rendait -des diamants pour des cristaux, des soleils pour -des étoiles. Ces innocentes malices de la naïveté -obtinrent les applaudissements muets, mais unanimes, -de tous les hommes ; il est si difficile de résister -aux charmes de la jeunesse! C'est ainsi que -la plus jolie fille de Rome, sans chercher l'esprit, -sans faire <i>de mots</i> et sans médire de personne, -gagna haut la main son brevet de femme d'esprit.</p> - -<p>Si Tolla n'avait eu pour elle que son esprit et sa -beauté, elle aurait trouvé un épouseur ; mais comme -elle avait une dot, il s'en présenta quarante. Le -comte Feraldi ne se faisait pas faute de dire à qui -voulait l'entendre : « Il y a vingt mille sequins ou -cent mille francs de bon argent dans un coffre de -ma connaissance pour le brave garçon que choisira -la plus jolie fille de Rome. » Tolla dansa pendant -deux hivers avec toute la jeunesse des États pontificaux -sans choisir personne. Ses parents ne la -pressaient pas. « Prends ton temps, lui disait son -père. Je conviens qu'il n'est pas facile de trouver -un homme digne de toi : pour ma part, je n'en -connais point. » La comtesse, à qui ses bonnes -amies demandaient, par pure charité, pourquoi -Tolla, avec sa beauté, son esprit et sa dot, était arrivée -à l'âge de dix-neuf ans sans se marier, leur -répondait sans malice aucune : « Nous ne sommes -pas de ces parents qui grillent de se débarrasser de -leurs filles. » Tolla dans le monde était l'orgueil de son -père ; Tolla dans sa famille était la vie et la bonne -humeur de la maison. Entre un bal et une promenade -à cheval avec son frère, qui venait de terminer ses -études, elle partageait avec sa mère les travaux domestiques -et les soins du ménage ; elle revoyait -les comptes du <i>ministre</i>, c'est-à-dire de l'intendant ; -elle traçait à sa femme de chambre, qui lui servait -de lingère et de couturière, le dessin d'un col ou -d'une paire de manches ; elle présidait à quelque -arrangement nouveau dans son cher jardin, où -elle travaillait en chantant à un bel ouvrage de tapisserie. -Elle était présente partout, voyait tout, savait -tout, disposait tout, commandait, souriait et -plaisait à tout le monde. Cette petite personne -mondaine, cette danseuse infatigable, cette écuyère -intrépide qui sautait les barrières et les fossés, pratiquait -au palais Feraldi toutes les gracieuses vertus -d'une mère de famille.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">II</h2> - - -<p>Le 30 avril 1837, l'élite de la noblesse de Rome -était réunie chez la marquise Trasimeni. Les jeunes -gens dansaient au piano dans le salon des tapisseries ; -quelques mères de famille surveillaient nonchalamment -les plaisirs de leurs filles ; les papas -jouaient au whist dans le boudoir de la marquise ; -le jardin, de plain-pied avec l'appartement, était -peuplé d'une douzaine de fumeurs qui promenaient -dans l'obscurité la lueur de leurs cigares. On jouissait -des premières douceurs du printemps et des -derniers plaisirs de l'hiver.</p> - -<p>Mme Assunta Trasimeni avait alors la maison la -plus agréable et la moins bruyante de Rome. Les -étrangers ne s'y faisaient point présenter, ou s'y -ennuyaient mortellement, faute de pouvoir comprendre -le charme intime et la grâce silencieuse -de ces réunions ; mais les Romains auraient regardé -comme une calamité publique la suppression -des jeudis de la marquise. Ce haut salon, dont la -voûte, peinte à fresque par un élève de Jules Romain, -portait quatre grandes figures un peu effacées -représentant Rome, Naples, Florence et Venise ; -ces belles tapisseries du <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle, dont le -temps avait adouci et fondu les couleurs ; ces meubles -d'ébène imperceptiblement fendillée ; ce vieux -lustre de cristal de roche ; ce piano de Vienne, -dont les sons étaient amortis par les tentures, tout -respirait une bonhomie grandiose et un peu triste. -Les domestiques, enfants de la maison, vêtus de -livrées héréditaires, présentaient si cordialement -les verres de limonade, que pas un des invités ne -songeait à regretter les réceptions fastueuses et la -prodigalité banale de tel prince ou de tel banquier.</p> - -<p>Le salon, les meubles, les habitudes douces et -régulières de la maison, tout encadrait merveilleusement -la figure de la marquise. Elle touchait à sa -quarantième année ; elle était grande, un peu -maigre, et blonde avec d'admirables yeux noirs. Sa -beauté était faite de dignité, de bienveillance et de -tristesse. Elle portait invariablement une robe de velours -noir, et personne ne se souvenait de l'avoir vue -autrement vêtue, même dans sa jeunesse et du vivant -de son mari. Quoique sa mère lui eût laissé de -beaux diamants, on ne lui vit jamais d'autres bijoux -qu'une petite bague d'or, presque usée, qui -n'était pas un anneau de mariage. Cette digne et -sérieuse personne ne riait jamais ; son sourire avait -je ne sais quoi de résigné. Elle n'aimait ni le jeu, -ni la conversation, ni la musique, excepté quelques -vieux airs qu'elle jouait sur son piano lorsqu'elle -était seule ; elle avait renoncé à la danse dès l'âge -de dix-neuf ans, une année avant son mariage. Sa -position et la fortune de son mari l'avaient condamnée -à recevoir et à aller dans le monde ; cependant -ni dans le monde ni chez elle aucun -homme ne lui avait fait la cour. Une heure d'entretien -lui avait toujours suffi pour éteindre les passions -que sa beauté avait allumées. L'amour le -plus intrépide aurait reculé devant le spectacle de -ce cœur brisé, de cette sensibilité éteinte, de cette -âme pleine de ruines mystérieuses. Elle n'aimait, -après Dieu, que son fils Philippe, un beau jeune -homme de vingt ans, qui venait d'entrer dans la -garde noble. Elle ne haïssait personne : le seul -homme dont elle évitât la rencontre était un ancien -ami de son mari, le colonel Coromila. Sa vie égale -et monotone était comme un tissu de prières et de -bonnes actions. Toutes ses matinées se passaient à -l'église des Saints-Apôtres, sa paroisse ; le soir, -elle allait dans les salons, comme une sœur de -charité dans les mansardes, pour soutenir les faibles -et soulager les affligés. Elle excellait à consoler -les amours malheureux et à guérir ces secrètes -blessures de l'âme pour lesquelles le monde a si peu -de pitié. Elle s'employait, avec une prédilection -visible, à marier les jeunes filles et à aplanir les -obstacles que l'inégalité des fortunes élève entre -ceux qui s'aiment. La marquise avait détaché de -son revenu une somme assez forte destinée à doter -annuellement quatre filles pauvres ; mais, en dehors -de cette fondation pieuse, il lui arriva, dit-on, plus -d'une fois de compléter la dot d'une fille de noblesse. -Ses petites soirées du jeudi ont fait en une -année plus de mariages que les grands bals du -prince Torlonia n'en feront en dix ans. Elle ne -recevait cependant que de huit heures à minuit. Sa -santé ne lui permettait pas les longues veilles, et ce -n'était pas sans dessein qu'entre tous les jours de la -semaine elle avait choisi le jeudi. Les invités se retiraient -à minuit moins un quart, de peur d'empiéter -sur le vendredi, jour de mortification, où -les théâtres font relâche dans toute l'Italie.</p> - -<p>C'était un préjugé répandu dans Rome que toutes -les unions contractées sous les auspices de la marquise -étaient nécessairement heureuses, et lorsqu'on -voulait désigner un mauvais ménage, on disait : -« Ils n'ont pas été mariés par la Trasimeni. »</p> - -<p>Quoique cette sainte femme fût un objet de vénération -pour tous et d'admiration pour quelques-uns, -la curiosité publique, qui ne perd jamais ses -droits, cherchait encore, après plus de vingt ans, -le secret de sa tristesse ; mais personne ne connaissait -le chagrin qui avait assombri une si belle vie. -La comtesse Feraldi, son amie d'enfance, se rappelait -que la belle Assunta avait refusé deux ou -trois fois la main du marquis Trasimeni, sans que -rien pût expliquer cette répugnance. Le jour du -mariage, on avait eu beaucoup de peine à lui faire -quitter le noir pour lui faire prendre le costume -traditionnel des mariées. Elle avait dit à sa mère en -partant pour l'église : « J'entre dans le mariage -comme dans un couvent. » De ces souvenirs très-vagues, -dont l'authenticité même était fort contestée, -quelques personnes avaient pu conclure -que la marquise portait le deuil d'un premier -amour.</p> - -<p>Au moment où commence cette histoire, Mme Trasimeni -était assise dans un coin du grand salon, -entre la comtesse Feraldi et une étrangère établie -depuis plusieurs années à Rome, la générale Fratief. -Tout en causant, ces trois mères regardaient -avec une satisfaction visible un quadrille où leurs -enfants étaient réunis. Philippe ou Pippo Trasimeni -dansait avec Tolla, en face de Nadine Fratief, toute -fière d'avoir pour cavalier le lion des bals de Rome, -le roi de la jeunesse dorée, Lello Coromila, des -princes Coromila-Borghi.</p> - -<p>Pour un homme averti, les physionomies de ces -quatre jeunes gens auraient été un spectacle curieux. -Lello Coromila paraissait causer très-vivement -avec sa danseuse, qui semblait plaisanter et -rire sans arrière-pensée, avec tout l'abandon de la -jeunesse. Pippo lutinait Tolla pour avoir une petite -rose pâle qu'elle avait attachée à son corsage, et -Tolla, qui ne céda qu'à la dernière figure de la -contredanse, était très-animée à la défense de son -bien. Ni Mme Feraldi, ni la générale, ni même la -bonne marquise, avec sa pénétration maternelle, ne -devinaient les sentiments cachés sous cette surface -de gaieté et d'indifférence ; mais, à mieux surveiller -les visages, elles auraient reconnu que les yeux de -Lello dévoraient Tolla ; que Tolla, confuse, inquiète -et presque heureuse, se débattait contre un sentiment -nouveau pour elle ; que Pippo, leur ami -commun, les regardait l'un et l'autre en homme -qui voudrait les voir l'un à l'autre ; et que Nadine, -malgré une expérience prématurée de l'art -de feindre, laissait percer dans ses yeux un peu -d'amour, beaucoup d'ambition, et une de ces -haines concentrées dont les femmes seules sont -capables.</p> - -<p>Manuel ou Lello Coromila était le fils cadet du -prince Coromila-Borghi. Les Coromila, si l'on en -croit leur arbre généalogique, datent de la guerre -de Troie. L'histoire de leur famille remplit trois volumes -in-quarto, publiés à Parme en 1780 par l'admirable -imprimerie de Bodoni. Le tome premier -s'arrête à l'ère chrétienne, le second à l'an 1000 ; -le troisième, qui est presque entièrement authentique, -contient la gloire sérieuse de la famille. <span lang="it" xml:lang="it">Ser</span> -Tita Coromila, grand amiral de la république de -Venise et père du doge Bartolomeo Coromila, remporta, -à la fin du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle, la victoire navale de -Naxie, qui arrêta l'élan de la flotte turque et assura -à Venise la domination de l'Archipel. Giuseppe Coromila -était le chef de l'ambassade qui vint complimenter -le roi de France Henri IV, à son avénement -au trône. En mai 1797, lorsque le gouvernement aristocratique -de Venise abdiqua en faveur du peuple, -Ludovico Coromila quitta sa patrie et vint s'établir à -Rome avec sa famille. Les domaines de cette grande -maison sont situés, partie dans la Romagne, partie -dans le royaume lombard-vénitien. Leur palais du -Corso est le plus magnifique de tous ceux qu'on admire -à Rome ; leur villa d'Albano a des jardins aussi -vastes et plus variés que ceux de Versailles, et ils conservent -à Venise quatre palais sur le grand canal. Les -trois branches de la famille réunissent entre elles -une fortune territoriale évaluée à près de cinquante -millions ; les Coromila-Borghi possèdent un peu -plus du quart de ce fabuleux patrimoine.</p> - -<p>Tandis que l'héritier des doges s'avançait, pour -la pastourelle, au-devant de Nadine et de Tolla, la -grosse générale Fratief couvait des yeux les millions -qu'elle voyait danser en sa personne, et répétait -pour la centième fois un panégyrique uniforme -des perfections de Lello. Elle s'obstinait à l'appeler -le prince Lello, quoiqu'on lui eût redit à satiété que -Lello n'était et ne serait jamais prince. Le seul -prince Coromila Borghi était son père, le vieux -Luigi, après qui le titre passait à l'aîné. Lello devait -se résigner, comme son oncle le colonel, à n'être -jamais que le chevalier Coromila ; mais la générale -ne regardait point les choses de si près. Chaque -fois qu'il lui arrivait de se méprendre, elle alléguait -que chez elle, en Russie, tous les enfants d'un -prince sont princes, le prince eût-il une douzaine -d'enfants.</p> - -<p>La personne de Lello Coromila, sans justifier le -lyrisme maternel de la générale, n'était point faite -pour déplaire. Sa taille était haute, ses épaules -larges, son attitude prépondérante. Il avait véritablement -une physionomie romaine. Ses grands yeux -à fleur de tête ne manquaient pas d'un certain feu ; -son oreille rouge, son teint fleuri, sa voix sonore révélaient -une santé excellente et une organisation -robuste ; sa barbe noire, qui n'avait jamais été rasée, -frisait légèrement sur ses joues ; ses cheveux -presque bleus s'enlevaient vigoureusement sur un -cou plus blanc que celui d'une femme. Il avait les -mains fortes et peu effilées ; mais elles étaient si -blanches, si grasses et si fermes, que leur carrure -inspirait la sympathie et la confiance. A tout prendre, -Lello était un fort beau jeune homme de vingt-deux -ans.</p> - -<p>De son esprit la générale n'en disait mot : les choses -de l'esprit n'étaient pas du domaine de la générale. -Elle s'extasiait sur sa grâce, son élégance, sa gaieté, -ses folies, sa piété. Lello était le boute-en-train de -la jeunesse romaine. Jusqu'à l'âge de vingt et un -ans, il avait vécu sous la surveillance sévère de son -aïeul maternel ; mais depuis une année il s'était -donné carrière. Il était l'organisateur de tous les -plaisirs, l'inventeur de tous les bons tours, le roi -de tous les bals, le conducteur de tous les <i>cotillons</i>. -Du reste, il entendait la messe tous les jours, récitait -le rosaire en famille tous les soirs, recevait -les sacrements à tout le moins deux fois par mois, -et s'agenouillait sur le passage de la procession des -quarante heures.</p> - -<p>Il était bien rare que la générale, entraînée par -sa préoccupation dominante ne mêlât point à son -panégyrique l'éloge du palais Coromila, de la galerie -estimée deux millions, des écuries revêtues de -marbre blanc comme une église, des voitures, des -livrées et des cent cinquante serviteurs qui peuplaient -la maison. Elle assaisonnait ces propos d'un -certain nombre de <i>ah!</i> prononcés avec une aspiration -gutturale particulière aux gens du Nord. Dans -sa bouche, cette exclamation était je ne sais quoi -de mitoyen entre <i>ah!</i> et <i>ach!</i></p> - -<p>Lorsqu'elle eut tout dit, elle passa, suivant sa coutume, -à l'éloge de sa fille, qu'elle appelait majestueusement -« mademoiselle ma fille. » Elle abusait -de la patience inaltérable de la marquise et de -M<sup>me</sup> Feraldi pour redire les perfections de Nadine, -ses talents, la dépense qu'on avait faite pour son -éducation à Paris et à Rome, les inquiétudes qu'elle -avait données dans son enfance, la crainte qu'on -avait eue de la voir scrofuleuse comme presque -toutes les jeunes filles de l'aristocratie russe, les sirops -amers qu'elle avait pris, les beaux résultats -qu'on avait obtenus, ses os raffermis, sa taille redressée, -les appareils de Valérius devenus inutiles, -sa beauté de jour en jour plus brillante, les succès -qu'elle avait eus dans le monde, les partis qu'elle -avait refusés (le plus modeste était d'un million), -les triomphes qui l'attendaient à Pétersbourg, les -bontés de l'empereur Nicolas, qui la regardait -comme sa fille adoptive et lui destinait le <i>chiffre</i> des -demoiselles d'honneur, enfin la belle entrée qu'elle -ferait à la cour de Russie avec une robe traînante -de velours ponceau, un <i>kakochnick</i> brodé d'or et de -perles, et le chiffre en diamants sur l'épaule gauche.</p> - -<p>Mme Fratief parlait comme les autres crient. Elle -joignait à ce petit défaut l'habitude de se répéter -souvent et d'inventer quelquefois ; mais il était convenu -qu'elle avait bon cœur. D'ailleurs sa qualité -d'étrangère, le train qu'elle menait et le soin qu'elle -avait pris d'élever sa fille dans la religion romaine -la faisaient tolérer dans la plus haute société. On -lui savait gré d'avoir amené dans le giron de l'Église -la fille d'un général russe, et dérobé au schisme -grec une âme de qualité. Le manége désespéré auquel -elle se livrait pour attirer l'attention du jeune -Coromila n'inquiétait personne. On savait que Lello -n'était pas encore à marier, et d'ailleurs sa famille -lui destinait une princesse. Mme Trasimeni laissa -donc à la générale tout le temps d'achever les deux -portraits qu'elle recommençait tous les soirs pour -avoir le plaisir de les enfermer dans le même cadre. -Lorsqu'on fut au <i>kakochnick</i> et au chiffre en diamants, -qui formaient la péroraison habituelle, la -marquise après un petit compliment à l'adresse de -Nadine, se tourna vers Mme Feraldi : « Et Tolla?</p> - -<p>— A propos! c'est vrai, ajouta la générale. On -dit que vous la mariez, j'en serai bien heureuse.</p> - -<p>— Cela n'est pas encore fait, reprit vivement -Mme Feraldi. Tu sais, ma chère, dit-elle à la marquise, -que dans les premiers jours du mois dernier, -nous avons reçu deux lettres, l'une de mon frère -d'Ancône, l'autre de mon cousin de Forli, qui proposaient, -chacun de son côté, un mari pour Tolla. -Le jeune homme de Forli a vingt-quatre ans ; il est -fils unique, et il aura vingt mille francs de rente.</p> - -<p>— Mais c'est magnifique, chère comtesse! interrompit -la générale, et j'espère bien que Tolla…</p> - -<p>— Tolla a vu celui qu'on lui proposait. C'est un -beau garçon, grand, blond et parfaitement élevé. -Elle l'a refusé net.</p> - -<p>— Sans dire pourquoi?</p> - -<p>— Elle a dit qu'il lui était antipathique. L'autre -n'est pas encore venu de Côme, et il ne viendra que -si nous lui donnons des espérances. On le dit fort -bien de sa personne ; il n'a pas trente ans. Il est -plus riche que notre prétendant de Forli. Nous nous -sommes informés de sa réputation ; nous n'en avons -appris que du bien. Il sait quelle est la dot de Tolla, -et il vient d'écrire à mon mari qu'il en était très-satisfait, -qu'il se serait contenté de moitié. « Ce que -je cherche, disait-il en terminant, c'est une amie, -une femme aimante, une bonne mère de famille, -une personne enfin qui sache me pardonner mes -innombrables défauts. »</p> - -<p>— Ah! c'est beau! c'est admirable! c'est sublime! -s'écria la générale, et, dans un siècle comme le nôtre, -où les jeunes gens sont devenus plus égoïstes -que les vieillards! Le digne jeune homme! j'espère -bien que Tolla ne le refusera pas!… »</p> - -<p>La générale en était là de ses exclamations, lorsqu'un -murmure aussi léger, aussi rapide, aussi dru -et aussi précis que le bruit du vent dans les feuilles -sèches, se répandit dans le salon, dans le jardin, -dans la salle de jeu, dans tous les coins de la maison, -et vint enfin bourdonner autour de ce trio de -mères de famille. Une nouvelle imprévue, et qui les -frappa toutes les trois comme un coup de foudre, -arriva jusqu'à elles sans qu'on pût savoir d'où elle -était venue. C'était une de ces rumeurs agiles et -discrètes qui semblent se répandre d'elles-mêmes -et par leur propre force, et qui entrent dans toutes -les oreilles sans qu'on les ait vues sortir d'aucune -bouche. Lorsqu'elle s'abattit sur le divan de la marquise, -des émotions bien diverses, mais également -violentes, se peignirent sur le visage des trois mères -qui causaient ensemble. La générale rougit comme -une apoplectique : le désappointement, la jalousie, -l'avarice déçue, l'ambition détrônée, la crainte du -ridicule, la résolution de combattre, la confiance -dans ses forces, et au pis aller l'espoir de la vengeance, -en un mot toutes les passions haineuses -passèrent avec la rapidité de l'éclair sur cette large -figure empourprée. Mme Feraldi surprise par un -coup de bonheur auquel elle n'était point préparée, -s'arrêta bouche béante, aussi stupéfaite qu'un aveugle -qui recouvrerait la vue devant un feu d'artifice. -La bonne marquise, qui avait vu naître Tolla, qui -l'appelait tendrement « ma fille, » et qui n'avait consenti -à recevoir un Coromila dans sa maison que -sur les instances de Philippe, réprima un mouvement -de surprise douloureuse et fit rentrer deux -grosses larmes, lorsqu'elle entendit murmurer cette -terrible nouvelle : « Savez-vous? Lello aime Tolla! »</p> - -<p>La comtesse et la générale, en femmes du monde, -furent promptes à cacher leur émotion. La générale -surtout escamota si vivement son dépit, que -l'œil d'une ennemie n'aurait rien vu. La conversation -se prolongea sans incident jusqu'à onze heures -trois quarts, et l'on ne s'entretint que de la pluie -et des sermons de l'abbé Fortunati, qui faisait merveille -aux Saints-Apôtres. Tolla conduisit le <i>cotillon</i> -avec Lello. M. Feraldi, qui bouillait d'impatience en -attendant l'heure du départ, gagna cinquante-deux -fiches à son oncle le cardinal Pezzato. Tout le -monde se retira à l'heure ordinaire, et la générale, -en remerciant la maîtresse de la maison, suivant -l'usage établi en Russie, assura qu'elle n'avait jamais -passé une soirée plus délicieuse.</p> - -<p>En arrivant au grand escalier, Tolla voulut prendre -le bras de son père ; mais, sur un signe du -comte, elle partit devant avec Toto. Elle trouva sous -le vestibule un colosse hâlé qui l'enveloppa maternellement -dans une lourde pelisse. C'était son ancien -pédagogue de Lariccia, le fidèle Menico. « Il -pleut un peu, lui dit-il, et, quoique la maison ne -soit pas loin, Amarella m'a envoyé. Mais qu'avez-vous, -mademoiselle? Il vous est arrivé quelque -chose?</p> - -<p>— Tu crois, mon Menico?</p> - -<p>— J'en suis sûr, mademoiselle. Il y a deux choses -au monde que je connais bien, c'est le ciel et -votre visage. Ici et là, je sais quand l'orage doit -venir.</p> - -<p>— J'ai donc la figure à l'orage?</p> - -<p>— Non, mais il me semble que vous êtes à la fois -heureuse et fâchée. Est-ce vrai, mademoiselle?</p> - -<p>— Peut-être ; mais pourquoi veux-tu que je te -dise mes secrets, mon pauvre Dominique? Ce sont -choses où tu ne peux rien.</p> - -<p>— Pardonnez-moi, mademoiselle, je puis toujours -<i>faire finir</i> celui qui voudrait vous fâcher. Venez, -que je vous débarrasse de votre manteau : nous -sommes arrivés. »</p> - -<p>Le comte et la comtesse accouraient sur les pas -de leurs enfants après une conférence d'une minute. -Toto se retira discrètement, sans faire allusion -à ce qu'il avait entendu dans la soirée. Le comte -embrassa sa fille et sa femme et rentra chez lui. -Menico alla se coucher à l'écurie, où un palefrenier -lui prêtait la moitié de son lit. Mme Feraldi reconduisit -Tolla dans sa petite chambre, la fit asseoir sur le -seul canapé qui s'y trouvât, s'y jeta vivement à côté -d'elle, l'embrassa avec effusion et lui dit : « Raconte-moi -tout! Il t'aime?</p> - -<p>— Je le crois.</p> - -<p>— Depuis quand?</p> - -<p>— Qui sait? Peut-être depuis le commencement -de l'hiver.</p> - -<p>— Te l'a-t-il dit?</p> - -<p>— Jamais. La seule preuve d'amour qu'il m'ait -donnée pendant six mois, c'est de m'inviter à danser -de préférence à toutes les autres. On me l'enviait -assez! La Russe a fait des pieds et des mains -pour obtenir un <i>cotillon</i> avec lui ; elle n'y est jamais -parvenue. Moi, je ne regardais cette préférence que -comme un hommage rendu à la sagacité avec laquelle -j'exécutais les nouvelles figures que nous inventions ; -mais ces demoiselles avaient de meilleurs -yeux que moi : il y a longtemps qu'elles ont remarqué -le plaisir qu'il éprouve à me faire danser, l'empressement -avec lequel il me cherche en entrant -dans un salon, sa joie dès qu'il m'aperçoit, son -désappointement si je n'y suis pas. D'ailleurs il a -parlé.</p> - -<p>— A qui?</p> - -<p>— A ses amis. Il n'a jamais osé me dire qu'il -m'aimait, mais il a eu l'imprudence de le laisser -voir aux cinq ou six étourdis qui composent sa -cour. Ceux-là l'ont appris à d'autres ; ils se sont -mis à me persécuter de cet amour, ils ont prétendu -que je le partageais, et je ne danse pas avec -l'un d'entre eux sans qu'il me dise : « Lello vous -aime. »</p> - -<p>— Lello vous aime! répéta Mme Feraldi en -serrant sa fille dans ses bras. Et que leur répondais-tu?</p> - -<p>— Moi? La première fois que Pippo Trasimeni -s'amusa à me dire que j'étais aimée et que j'aimais, -je lui répondis avec vivacité : « Comment -m'estimez-vous assez peu pour croire que je m'amuserais -à faire l'amour par passe-temps? — Je -ne dis pas cela, reprit-il. — Pardonnez-moi, vous -le dites. Le caractère de M. Coromila est connu ; -on sait que depuis la mort de son grand-père il -a fréquenté des jeunes gens de toute sorte, au -lieu de s'en tenir à ceux qui vous ressemblent, -Pippo. On répète partout qu'il se joue de la chose -du monde la plus sérieuse, l'amour ; qu'il est un -de ces hommes qui n'ont d'autre occupation au -monde que de tromper notre sexe, et qu'une liaison -avec lui ne saurait amener rien de bon. »</p> - -<p>— Et Pippo t'a répondu?</p> - -<p>— Rien.</p> - -<p>— Il te donnait raison.</p> - -<p>— Oui ; mais le jeudi suivant je le retrouvai chez -sa mère ; et il me dit : « Lello vaut mieux que vous -ne pensez ; il ne parle que de vous et il vous aime -à la folie. » C'est la seule fois qu'on m'ait dit du -bien de Lello.</p> - -<p>— Et qui est-ce qui t'en a dit du mal?</p> - -<p>— Toutes les femmes. Voici plus de quatre mois -que les filles de mon âge se servent de son nom -pour me persécuter. L'une vient me dire : « Enfin, -vous êtes amoureuse, et c'est Lello qui a fait ce -miracle-là! » Une autre me félicite d'avoir fixé le -plus volage des hommes. Mlle Fratief n'a-t-elle pas -eu le front de me dire un jour à brûle-pourpoint : -« Franchement, ma chère, comptez-vous vous faire -épouser par Lello? » Une question si impertinente, -venant d'une fille qui n'est pas mon amie -et que je connais à peine, me saisit tellement que -je restai un instant sans parole ; mais je revins à -moi, et je lui répondis que j'étais incapable de -m'intéresser à une personne qui n'aurait pas les -vues les plus honnêtes. Elle répliqua vivement : -« Ne vous fiez pas à Lello : il en a trompé plus -d'une, et il change d'amour deux fois par mois. » -Je l'entendais décrier partout comme un homme -léger ; mais je ne savais comment concilier l'effronterie -dont on l'accusait avec le respect qu'il témoignait -pour moi. Jamais il n'a pris une de ces -libertés que les jeunes gens se permettent au bal ; -jamais il ne m'a serré la main en valsant. Quand nos -regards se rencontraient, il était plus prompt que -moi à détourner les yeux. Quelquefois j'enrageais -de penser qu'il affichait devant les autres un si -grand amour pour moi, sans m'en avoir donné la -moindre marque. Puis, songeant au respect qu'il me -témoignait, j'en étais touchée. Peut-être est-ce là -ce qui a pris mon cœur.</p> - -<p>— Tu l'aimais! Pourquoi ne m'en as-tu rien dit?</p> - -<p>— Je l'aimais peut-être ; mais, comme il ne -m'avait pas donné de marques visibles de son -amour, je n'osais pas m'avouer le mien à moi-même. -Il me semblait que c'était une folie d'aimer -sans savoir que j'étais payée de retour, sinon par -les bavardages des effrontés qu'il avait autour de -lui. C'est alors que vous avez fait cette petite maladie -qui vous a retenue trois semaines à la maison, -et moi avec vous. Trois semaines sans le voir! La -privation que je ressentis me donna la mesure de -mon amour. Pendant cette longue séparation, on -dansa trois fois chez la Trasimeni et deux fois à -l'ambassade de France. Ces jours-là je restai à ma -fenêtre jusqu'à la fin de la soirée, pour avoir le -plaisir d'entendre sa voix lorsqu'il sortirait avec ses -amis. J'avais soin de me cacher dans l'ombre de -mes rideaux : je serais morte de honte, s'il avait -pu seulement soupçonner ma faiblesse. Quelquefois -je l'entendais parler de moi avec ses camarades. -Un soir, tandis que ses amis chantaient à tue-tête -une grosse chanson dont le refrain était :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i1" lang="it" xml:lang="it">L'acqua fa male,</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Il vino fa cantare,</div> -</div> - -<p class="noindent">je reconnus sa belle voix qui fredonnait cette chanson -des pêcheurs de Sainte-Lucie :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Io ti voglio ben assai,</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Ma tu non pensi a me!</div> -</div> - -<p class="noindent">et il lança en s'éloignant un soupir grave et puissant -qui semblait sortir du fond de son cœur. Peut-être, -s'il avait osé me déclarer sa passion, aurais-je -su y résister et la combattre par le dédain ; mais cette -extrême timidité, si rare chez un homme, me subjugua.</p> - -<p>— Mais, ce soir, qu'a-t-il fait? qu'a-t-il dit? Il -s'est donc trahi?</p> - -<p>— Mon Dieu! non. Ce soir, Pippo m'a demandé -cette fleur que j'avais à mon corsage ; je la lui ai -donnée. Après la contredanse, Lello a entraîné son -ami dans le jardin, et, lorsqu'ils sont rentrés, Pippo -n'avait plus la fleur à sa boutonnière. Je devinai le -chemin qu'elle avait pris, mais j'eus l'air de ne rien -savoir, et je demandai à Pippo ce qu'il en avait fait ; -il me répondit : « Lello m'a tant prié de la lui donner, -qu'il a bien fallu en faire le sacrifice. » Je -feignis d'être piquée, mais j'aurais voulu sauter au -cou de ce bon Pippo. Malheureusement on les avait -suivis au jardin, on les avait écoutés, on a parlé, et -voilà comment vous avez tout appris.</p> - -<p>— Mieux vaut tard que jamais, ajouta la comtesse, -trop heureuse pour formuler un reproche. -Maintenant, terrible enfant, écoute-moi. Tu aimes. -Si nous t'abandonnons à tes inspirations, cet amour -ne te donnera que des chagrins : j'en attends quelque -chose de mieux. Me promets-tu de suivre mes -conseils et ceux de ton père?</p> - -<p>— Oui, ma mère.</p> - -<p>— Si Lello t'écrit, tu nous montreras ses lettres?</p> - -<p>— Oui, ma bonne mère.</p> - -<p>— Tu ne lui répondras rien sans nous consulter?</p> - -<p>— Rien.</p> - -<p>— Toutes les fois que tu le rencontreras dans -le monde, tu me répéteras ses paroles et les -tiennes?</p> - -<p>— Je le promets.</p> - -<p>— Et moi, je te promets que tu seras avant un an -la femme de Lello. Bonne nuit, madame Coromila! »</p> - -<p>La comtesse courut retrouver le comte, qu'une -préoccupation violente tenait éveillé. Ils passèrent -la nuit à débattre un plan de campagne dont -le résultat devait être le bonheur de leur fille et la -grandeur de la maison Feraldi.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">III</h2> - - -<p>Tandis que Tolla se confessait à sa mère, Mme Fratief -se faisait raconter par Nadine l'événement de -la soirée et les amours de Lello. Elle lui reprocha -amèrement de ne l'avoir pas tenue au courant de -ce qui se passait. Si Nadine n'en avait rien dit, c'est -qu'elle avait une confiance limitée dans le bon sens -de sa mère : elle raisonnait comme ces chasseurs -qui aiment mieux chasser sans chien qu'avec un -chien mal dressé.</p> - -<p>Mme Fratief, née Redzinska, était veuve du -général Fratief, aide de camp de l'empereur -Alexandre. Après la campagne de France, Fratief, -qui n'était plus jeune et que les plaisirs faciles -de Paris avaient vieilli autant que la guerre, -fut nommé gouverneur de Varsovie. Il vit, au -premier bal qui lui fut donné par la ville, la célèbre -Sophie Redzinska, dont la beauté opulente -lui rendit six mois de jeunesse. Il l'épousa sans dot -et malgré les remontrances de la cour, qui se scandalisait -de voir un général illustre, un ami de Souvarof -et un favori du maître s'abaisser jusqu'à une -Polonaise. Le vieux soldat, aiguillonné par un -dernier amour, sut donner à ses faiblesses une couleur -politique et persuader à l'empereur qu'une -telle mésalliance rallierait la noblesse de Varsovie. -Après une année de mariage, il mourut, comme le -roi Louis XII, au milieu de son bonheur domestique. -La générale resta veuve à vingt ans avec une -fille de trois mois. Son mari laissait pour tout héritage -une année de solde, quarante mille francs environ. -Fils d'un petit marchand de la troisième -guilde, il avait poussé sa fortune, franchi tous les -grades de l'armée et escaladé tous les degrés de la -noblesse, sans songer à s'enrichir. Mme Fratief, -qu'on appelait à Varsovie <i>la belle et la bête</i>, avait si -bien mis à profit la courte durée de son règne, elle -avait regardé de si haut ses compatriotes et ses anciens -amis, protégé si dédaigneusement sa famille -et gouverné sa bonne ville d'un air si impertinent, -qu'elle fit en peu de temps une ample provision -d'ennemis. Toutes les autorités de la ville assistèrent -par devoir aux funérailles du général, mais sa -veuve ne reçut pas quatre visites. Le patriotisme polonais -saisissait l'occasion de faire pièce à la Russie, -sans danger. La belle Sophie tira vanité de cette -haine universelle, qui témoignait de son importance -et du pouvoir qu'elle avait eu. Elle s'exila -comme en triomphe d'une ville qui la repoussait, et -partit pour Pétersbourg avec sa fille, ses quarante -mille francs, sa beauté, ses diamants, son orgueil, -sa sottise et ses espérances. Arrivée, elle vit avec -surprise que la cour n'était pas venue au-devant de -sa chaise de poste. Elle demanda une audience de -l'empereur ; elle l'obtint, et elle courut au palais -d'hiver, prête à verser ses chagrins, ses intimités et -toutes ses confidences dans le cœur paternel d'Alexandre. -L'empereur la reçut à son tour d'inscription, -entre un gouverneur de province et un savant -étranger ; il lui débita avec bonté un petit compliment -de condoléance, et promit de lui assurer, à -elle et à sa fille, une existence honorable. Au sortir -de cette audience, Sophie courut annoncer aux cinq -ou six personnes qu'elle connaissait dans la ville -que l'empereur l'avait reçue comme un père, qu'il -avait pleuré en parlant de son fidèle Fratief, et qu'il -avait fini par lui dire en propres termes : « Désormais, -madame, vous faites partie de ma famille ; -j'adopte votre chère petite Nadine, je me charge de -sa fortune et de la vôtre. Mon palais et mon cœur -vous seront toujours ouverts : frappez, et l'on vous -ouvrira ; demandez, et vous recevrez. »</p> - -<p>Huit jours après, elle reçut deux brevets de quinze -cents roubles argent, ou de six mille francs de pension, -l'un pour elle et l'autre pour sa fille. C'est ce -que la loi de l'empire accorde à toutes les veuves ou -orphelines des aides de camp généraux. Chacune -de ces deux pensions cessait de plein droit le jour -du mariage de la titulaire. Sophie s'imagina qu'on -lui faisait une injustice parce qu'on ne faisait point -d'injustice en sa faveur ; mais elle avait trop de -vanité pour se plaindre. Elle loua sur le canal Catherine -un appartement de quatre mille francs, et -commanda un mobilier de vingt mille. A ceux qui -connaissaient le chiffre de sa fortune et la modicité -de sa pension, elle donnait à entendre qu'elle avait -dans l'amitié de l'empereur des ressources inépuisables. -On la vit pendant trois ans à toutes les réunions -de la cour, où le nom de son mari lui donnait -les grandes et petites entrées. Sa beauté lui -attira quelques déclarations et une ou deux demandes -en mariage qu'elle repoussa, attendant mieux. -Le grand-duc Michel la distingua pendant un mois -ou deux ; il fut promptement rebuté non par sa pruderie, -mais par sa sottise. Elle s'essaya sans succès -dans le rôle des grandes coquettes : elle avait la figure -sans l'esprit de l'emploi. Ses agaceries ne servirent -qu'à la compromettre. Trop froide pour faire -des sottises gratuites, trop maladroite pour en faire -de profitables, elle ne sut ni se donner ni se vendre, -et elle garda, sans savoir pourquoi, une vertu à laquelle -on ne crut guère et dont personne ne lui sut -gré. Après trois ans de ce manége, elle disparut -subitement ; ses ressources étaient épuisées. Son -mobilier et ses diamants indemnisèrent à peine ses -créanciers. Elle partit pour l'Allemagne, où elle vécut -d'épargne et de jeu, courant les eaux, cherchant -un mari, grossissant la liste des conquêtes -qu'elle croyait avoir faites, et usant sur les grands -chemins les restes de sa beauté, qui passa vite. En -1828, elle vint à Paris, et elle songea à l'éducation -de Nadine, qui avait onze ans. Elle se logea rue de -l'Université, et meubla péniblement un très-petit -coin d'un très-grand hôtel. Pour se faire admettre -dans les salons du faubourg Saint-Germain, elle -s'avisa de conduire sa fille au catéchisme de Saint-Thomas -d'Aquin. Nadine y fit sa première communion. -Si on l'avait su à Pétersbourg, la mère et -la fille auraient infailliblement perdu leur pension. -Cette imprudence ne leur servit de rien, et personne -à Paris ne leur en tint compte : la générale, -à force de vanteries et de mensonges évidents, -avait obtenu de passer pour une aventurière. L'éducation -de Nadine fut un prodige d'économie mal -entendue. Toutes ses leçons furent payées deux -francs l'une dans l'autre. Une grande fille noirâtre, -la plus disgraciée des élèves du Conservatoire, lui -enseigna l'art de martyriser un piano. On lui déterra -la plus rousse et la plus piteuse des maîtresses -d'anglais, une image vivante de la misère, qui aurait -pu passer pour la statue de l'Irlande. Ce fut un -surnuméraire des bureaux de la préfecture qui lui -apprit la langue et la littérature françaises, l'histoire, -la géographie, l'arithmétique, la physique, et -un peu de métaphysique. Son maître de danse est -mort l'an dernier à l'hospice de La Rochefoucauld : -il était le dernier de sa profession qui eût conservé -l'usage de la pochette. Grâce au zèle de ces pauvres -gens, que la générale appelait les premiers maîtres -de Paris, Nadine oublia complétement le russe, le -polonais et l'allemand, qu'elle avait sus dans son -enfance ; elle écrivit assez correctement le français, -sauf les participes, et elle déchiffra les premiers -chapitres du <i lang="en" xml:lang="en">Vicar of Wakefield</i> ; elle sut danser -toutes les contredanses et en jouer une. Dans les -intervalles de ses leçons, elle se donna à elle-même -un supplément de connaissances positives en dévorant -le fonds d'un petit cabinet de lecture de la rue -de Poitiers. Les romanciers à la mode de 1830 à -1834 furent les vrais maîtres de son esprit. Les appareils -orthopédiques de Valérius et les trapèzes -du gymnase Amoros furent les précepteurs de sa -beauté.</p> - -<p>Nadine avait dix-sept ans, une jolie figure et la -taille droite, lorsque sa mère, désespérant de la produire -à Paris, se décida à la conduire en Italie. Un -vieil émigré français, entré au service de la Russie -comme les Modène et les La Ribeaupierre, le marquis -de Certeux, gouverneur de la résidence impériale -de Gatchina, lui envoya une lettre de recommandation -pour sa sœur, Mme la chanoinesse de -Certeux, qui la présenta à toute l'aristocratie romaine. -Nadine eut du succès ; elle était grande, grasse et -blanche ; on l'invita partout, on la fit danser, mais -personne ne songea à demander sa main. La générale, -qui était femme à prendre les épouseurs au -collet, fit le guet pendant trois ans autour de sa fille -sans pouvoir appréhender au corps le moindre millionnaire. -Pour comble de douleur, elle fut forcée -de reconnaître que la beauté de Nadine n'était pas -dorée au feu, et qu'elle passerait bientôt. Cette fille -de vingt ans luttait sans succès contre un embonpoint -toujours croissant ; ses corsets étaient des -œuvres d'art qui attestaient les progrès de la mécanique -au <small>XIX</small><sup>e</sup> siècle ; l'émail de ses dents se fendait, -et sa mère, qui la coiffait elle-même, lui avait déjà -arraché quelques cheveux blancs. Mme Fratief, qui -avait reporté sur sa fille toutes ses espérances, et -qui ne comptait plus que sur elle pour échapper à -la médiocrité de ses douze mille francs de pension, -s'endetta pour la faire belle. Nadine, dont le linge -aurait fait sourire la plus modeste bourgeoise, portait -des robes de velours d'Afrique et de taffetas -chiné que Palmyre lui envoyait de Paris. Ces frais -de toilette furent d'abord à l'adresse de tous les jeunes -Romains qui avaient cinquante mille livres de rente -et au-dessus ; mais du jour où Lello Coromila, après -la mort de son grand-père, fit son entrée dans le -monde, la fille et la mère ne pensèrent plus qu'à -lui. Il remarqua Nadine et s'en occupa quinze jours ; -il n'en fallait pas davantage pour qu'on fondât sur -lui les espérances les plus sérieuses.</p> - -<p>Cette revue rétrospective servira peut-être à expliquer -pourquoi, le 30 avril 1837, Mme Fratief et sa -fille regardaient Tolla comme un joueur malheureux -regarde la carte qui doit achever sa ruine. -Elles cherchèrent ensemble quel serait le moyen le -plus sûr de reprendre le cœur qu'on leur avait dérobé.</p> - -<p>Pour Lello, il rentra au palais Coromila en rêvant -à un bon tour qu'il voulait jouer à un de ses amis. -Il s'agissait de semer des pétards sous les pas d'un -pauvre garçon qui courtisait une petite mercière et -qui trahissait l'amitié en gardant le secret de ses -amours. Rome a des habitudes de petite fille ; les -boutiques s'y ferment de bonne heure, et les jeunes -gens y font des farces. Le fils des doges s'assura en -rentrant qu'on lui avait apporté une petite boîte de -poudre fulminante ; puis il baisa la rose de Tolla, se -regarda dans la glace, fredonna un air du <i>Barbier</i>, -se laissa déshabiller par son valet de chambre, et se -mit au lit en pensant à Tolla, à la mercière, à un -cheval qu'il voulait acheter, et à la bonne figure -que faisait son ami pataugeant à travers un feu d'artifice. -Il dormit à franc étrier jusqu'à huit heures -du matin. La marquise passa la nuit en prière. -Tolla rêva qu'un certain citronnier de sa connaissance -se couvrait, par exception, de fleurs d'oranger.</p> - -<p>Le lendemain, comme Lello s'apprêtait à employer -sa poudre fulminante, quelques grains égarés entre -la boîte et le couvercle s'allumèrent par le frottement -et tout lui sauta au visage. Le bruit se répandit -dans Rome qu'il avait les sourcils brûlés, trois -ou quatre énormes ampoules, et qu'il garderait la -chambre pendant une semaine ou deux. Mme Feraldi -s'empressa d'envoyer chercher de ses nouvelles. -Il faut, pensait-elle, que je rassure ma pauvre Tolla. -Le même jour Nadine dit à sa mère : « Victoire! <i>Il</i> -s'est blessé à la figure. <i>Elle</i> ne le verra pas de quinze -jours. Maintenant, ma bonne petite mère, veux-tu -m'en croire? Envoie François savoir de ses nouvelles.</p> - -<p>— Y songes-tu? nous le connaissons à peine ; il -n'est jamais venu nous voir.</p> - -<p>— Précisément. Quand il saura que nous nous -sommes inquiétés de sa santé, il nous devra une -visite. »</p> - -<p>Le courrier, l'intendant, le valet de chambre et le -cuisinier de la générale, François, surnommé Cocomero -ou le <i>Melon</i>, était un vigoureux Napolitain. -Lorsqu'il revint du palais Coromila, il avait l'œil -droit entouré d'une auréole bleue. Il s'était rencontré -avec Menico sous le vestibule ; il avait voulu -prendre le pas, l'antipathie avait agi, et Menico lui -avait montré le poing d'un peu trop près. Chacun -des deux combattants garda scrupuleusement le secret -de ses prouesses. Menico, qui n'était à Rome -que pour quelques jours, craignait qu'on ne le renvoyât -garder ses buffles ; Cocomero avait trop d'amour-propre -pour avouer une défaite. Il attribua -à un coup d'air la couleur anormale de son orbite. -Pendant les dix jours que Lello resta à la maison, -la générale et la comtesse y envoyèrent Cocomero -et Menico tous les matins ; mais Cocomero avait -trop de prudence pour s'exposer à un second coup -d'air. Il descendait en droite ligne de ces guerriers -napolitains qui répondirent à leur général : « Vous -voulez que nous allions là-bas ; nous ne demanderions -pas mieux, mais… c'est que… là-bas… il y -a le canon! »</p> - -<p>La première fois que Lello reparut dans le monde, -il oublia de faire danser Nadine, mais il fut plus -empressé que jamais auprès de Tolla. Tolla s'était -intéressée à sa santé! A la dernière figure du cotillon, -il lui dit en tremblant un peu :</p> - -<p>« Si je pensais que madame votre mère fût disposée -à me le permettre, j'irais la remercier de l'intérêt -qu'elle m'a témoigné après ce ridicule accident ; -mais, ajouta-t-il en la regardant fixement, je -crains de n'être point agréé. »</p> - -<p>Tolla sentit le rouge lui monter au visage. Elle -répondit en balbutiant que sa visite leur aurait fait -honneur, que sa personne ne pouvait qu'être agréable -à tous ceux qui avaient la bonne fortune de -l'approcher. « D'ailleurs, dit-elle en terminant, tous -ceux qui viennent à la maison nous font une -grâce. »</p> - -<p>Cette invitation, qui pourrait nous paraître d'une -politesse exagérée, n'était en Italie que strictement -convenable. Nous n'avons qu'une faible idée de tous -les raffinements inventés par la courtoisie italienne. -Si l'on frappe à la porte de votre chambre, vous répondez -brutalement : « Entrez! » Un Italien, sans -savoir quelle est la personne qui frappe, répond en -un seul mot : « Que votre seigneurie me fasse la -faveur d'entrer, <i lang="it" xml:lang="it">favorisca</i>. » C'est ainsi que la réponse -de Tolla doit être interprétée.</p> - -<p>Tolla et la famille entière attendirent avec la plus -vive anxiété cette visite de Lello. Il ne vint pas. Il -était dans une situation d'esprit que toutes les femmes -refuseront de comprendre, mais qui inspirerait de la -sympathie et peut-être de la compassion à beaucoup -de jeunes gens.</p> - -<p>Il aimait, et, sans recourir à un long examen de -conscience, il voyait clairement que son cœur était -pris.</p> - -<p>Il aimait une personne moins riche que lui et -d'une condition un peu inférieure à la sienne. Il -pouvait prétendre à la main d'une princesse et à -une dot de deux ou trois millions. Épouser Tolla, -c'était renoncer à l'appui de quelque grande alliance -et retrancher de son revenu possible et probable -environ cent mille francs de rente : considération -misérable sans doute ; mais les Italiens sont des esprits -positifs. L'histoire romaine en est la preuve.</p> - -<p>Il aimait ; malheureusement il n'était pas sûr que -sa famille consentît à un tel mariage. Il dépendait -de son père, vieillard inflexible. Ce vieux Louis Coromila -était aveugle et paralytique, mais du fond -de son fauteuil il conduisait toute sa maison et faisait -trembler ses fils comme au temps où le chef -de famille avait droit de vie et de mort sur ses enfants. -Après la mort de son père, Lello aurait encore -sinon à redouter, du moins à ménager ses deux -oncles, le cardinal et le colonel. Il ne se souciait pas -d'être déshérité au profit de son frère.</p> - -<p>Si Tolla avait été une ouvrière ou une petite -bourgeoise, Lello se fût abandonné sans résistance -au penchant qui l'entraînait vers elle ; mais, -avant de séduire une fille noble qui a un père de -cinquante ans, un frère de dix-neuf et un grand-oncle -cardinal, l'amoureux le plus imprudent y regarde -à deux fois. D'ailleurs Lello voulait garder -aux yeux du monde et à ses propres yeux la qualité -d'honnête homme. Il se disait : « Je ne veux ni -la séduire, ni la compromettre, ni l'empêcher de se -marier. Je l'aime cependant. Eh bien! je l'aimerai -à distance, sans le lui dire. » Mais il ne pouvait empêcher -ses yeux de parler, ni les yeux de Tolla de -répondre, ni leurs cœurs de s'attacher secrètement -l'un à l'autre. Il avait beau se promettre de laisser -à Tolla toute sa liberté, afin de conserver toute la -sienne : il s'apercevait tous les jours qu'il avait obtenu -plus qu'il ne désirait et qu'il s'était engagé plus -qu'il n'aurait voulu. Il croyait avoir remporté une -grande victoire sur lui-même lorsqu'il avait tenu -devant Tolla les discours les plus passionnés, sans -lui dire : <i>Je vous aime!</i> Il se faisait comme un devoir -religieux d'éviter cette formule, dont il prodiguait -l'équivalent à toute heure. Il disait en rentrant -chez lui : « J'ai sauvé deux âmes. » Il n'avait sauvé -que trois mots.</p> - -<p>Quelquefois en voyant l'abandon et la naïveté de -Tolla, qui laissait éclater l'amour dans tous ses regards, -il se sentait pris de défiance. La défiance est -une terrible vertu en Italie. Je connais un sculpteur -romain qui a marché pendant cinq ans avec une -paire de pistolets dans ses poches : il se défiait de -quelqu'un. Lello se défiait par moment de sa chère -Tolla. Il était bien jeune, mais le soupçon naît plutôt -chez les riches que chez les pauvres, sans doute -parce qu'ils ont plus de choses à garder. Cet enfant -de vingt-deux ans avait entendu parler des petits -manéges que les mères emploient pour marier leurs -filles, et les ruses que les filles inventent elles-mêmes -pour entrer en possession d'un mari. Il -avait pu voir de ses yeux comment les Nadines Fratief -et leurs pareilles cherchent un homme aussi -publiquement que Diogène, et il se demandait quelquefois -si l'amour que Tolla lui laissait deviner n'était -pas un piége vulgaire destiné à prendre les -cœurs. Sa vanité se révoltait à l'idée d'être dupe ; -mais la présence de Tolla et le long regard de ses -yeux limpides dissipait bientôt tous ces méchants -soupçons.</p> - -<p>Ces alternatives de défiance et d'abandon, de calcul -et de désintéressement, donnaient à sa conduite -toutes les apparences de la coquetterie.</p> - -<p>Pendant un mois, il rencontra Tolla presque tous -les soirs sans lui parler de la permission qu'il avait -demandée et obtenue. La gêne que cette idée lui -causait le rendit plus froid et plus réservé. Nadine, -qui ne perdait pas un seul de ses mouvements, jugea -que ce grand amour avait baissé de quelques degrés. -Le monde se demanda s'il n'avait pas été trop -prompt à accueillir la nouvelle de la passion de Lello. -La marquise espéra que ses craintes auraient tort. -Un soir, Pippo dit à son ami : « Eh bien! beau ténébreux, -nous avons donc été mal reçu au palais -Feraldi?</p> - -<p>— Moi! je n'y suis pas allé.</p> - -<p>— En ce cas, j'ai tort : tu n'as pas été mal reçu ; -tu n'as pas été reçu du tout.</p> - -<p>— Voilà ce qui te trompe : j'ai été mieux que -reçu, j'ai été invité ; mais je n'y suis pas allé.</p> - -<p>— A d'autres! C'est bien toi qui refuserais une -invitation pareille! Pourquoi ne me dis-tu pas qu'un -habitant du purgatoire a refusé d'entrer au paradis! -avoue franchement que tu as trouvé la porte -fermée. Tu n'es pas le seul. Il y a peu d'élus. »</p> - -<p>En ce moment, l'orchestre essayait les premières -mesures de la <i>Dernière Pensée</i> de Weber. Lello -n'eut que le temps de dire à Pippo : « Viens demain -à deux heures au palais Feraldi, tu m'y trouveras. » -Et il courut valser avec Tolla.</p> - -<p>La première fois qu'elle s'arrêta pour se reposer, -il lui dit :</p> - -<p>« Je n'ai pas osé porter à Mme votre mère les -remercîments que je lui dois. »</p> - -<p>Tolla aurait voulu pouvoir arrêter son cœur, qui -bondissait : elle devina que sa poitrine devait avoir -ces mouvements qu'on simule au théâtre pour indiquer -une émotion violente, et elle en fut honteuse. -Elle répondit : « J'avais parlé à ma mère de l'honneur -que vous vouliez nous faire ; mais, en voyant -que vous ne veniez pas, j'ai cru que vous aviez oublié -ce que vous m'aviez dit. »</p> - -<p>Lello répliqua vivement :</p> - -<p>« Je puis donc venir? Votre mère me le permet?</p> - -<p>— Et pourquoi vous le défendrait-elle? Elle vous -recevra avec le plus grand plaisir.</p> - -<p>— Ainsi demain, dans la journée, je pourrais?…</p> - -<p>— Demain, si vous voulez. »</p> - -<p>Le lendemain, Tolla et sa mère reçurent cette visite -tant désirée. Le premier abord fut froid et embarrassé. -Lorsqu'on rencontre à deux heures après -midi une personne qu'on n'a jamais vue qu'aux -bougies, il semble qu'on fasse une nouvelle connaissance. -Mme Feraldi soutint un peu la conversation. -On parla du choléra, qui, après avoir ravagé -le midi de la France, avait gagné l'Italie. L'arrivée -de Pippo ramena quelque gaieté : il conta les -nouvelles de la ville et un trait assez curieux de -Mme Fratief. En sa qualité de dame patronesse -d'une œuvre de bienfaisance, elle avait quêté des -vêtements pour ses pauvres. La princesse Prosperi -lui avait donné, entre autres choses, une pèlerine -cardinale en pou-de-soie glacé. Or, en traversant -le Corso, la femme de chambre de la princesse -prétendait avoir reconnu cette pèlerine, déguisée -par une large dentelle, sur les épaules de Nadine.</p> - -<p>Lello s'amusa beaucoup aux dépens de la générale, -et rit de manière à montrer ses dents. Quand -ses yeux rencontraient ceux de Tolla, ils ne se détournaient -point, et ils parlaient assez haut. Tolla, -de son côté, laissa deviner qu'elle n'était point ingrate. -D'amour on ne dit pas un mot, et, quelques -efforts que fît Pippo pour faire parler son ami, -Lello sortit sans s'être déclaré.</p> - -<p>Il prit l'habitude de venir dans la maison ; bientôt -même il fit ses visites le soir, comme les amis -intimes. Il se tenait toujours sur la défensive ; mais -l'amour le gagnait insensiblement, grâce au vide -de son esprit et à l'oisiveté de sa vie. Ses habitudes -étaient celles de tous les jeunes Romains de distinction. -Il se levait à huit heures, restait dans sa -chambre à prendre le chocolat, à faire sa toilette et -à ne rien faire jusqu'à onze heures. A onze heures, -il entendait la messe ; à midi, il s'établissait dans le -cabinet de son père jusqu'à deux heures. Il dînait à -fond, puis rentrait chez lui pour faire la sieste, si -toutefois il n'aimait mieux aller s'installer dans la -boutique du tailleur, rendez-vous des jeunes gens -à la mode et centre du mouvement intellectuel. A -cinq heures et demie, il montait à cheval et faisait -un temps de galop jusqu'à la villa Borghèse. A sept -heures, il commençait une petite promenade à pied, -le cigare à la bouche ; il faisait acte de présence au -cabinet de lecture et au café. A huit heures il venait -retrouver son père, réciter le chapelet en famille -et lire à haute voix une méditation. A neuf heures, -il s'habillait, faisait une courte visite à Tolla, et se -montrait dans le monde. A onze heures, il soupirait ; -à minuit il se reposait des fatigues de la journée et -prenait des forces pour le lendemain.</p> - -<p>Après deux mois de visites assidues, Lello était -plus épris que jamais, mais il ne s'était pas expliqué -sur ses intentions. On touchait à l'époque où -le comte avait l'habitude de partir pour Capri. Les -progrès du choléra, les cordons sanitaires et les -difficultés du voyage l'empêchèrent de partir. Il -décida que ses vendanges se feraient sans lui, et -que la famille entière se réfugierait à Lariccia le -surlendemain de l'Assomption. Cette résolution fut -arrêtée le 1<sup>er</sup> août. Les parents de Tolla auraient -voulu savoir avant de partir ce qu'ils pouvaient attendre -de Lello. Ils souffraient, à la fin, d'une si -longue incertitude, et la comtesse prenait sa part -des angoisses de sa fille. D'ailleurs Mme Fratief -avait fait suivre Coromila par François, et elle allait -répétant partout que Mlle Feraldi recevait des visites -clandestines. Enfin le frère de la comtesse -avait écrit d'Ancône pour annoncer que son jeune -prétendant perdait patience, et demandait un oui -ou un non.</p> - -<p>On tint en l'absence de Tolla un conseil de famille -où Toto fut admis. Toto était un jeune homme -rempli de prudence et de réflexion. C'était lui qui -avait dissuadé ses parents de rompre dès le mois -de mai avec le jeune homme d'Ancône. Lorsqu'on -chercha en commun le meilleur moyen de forcer -Lello à prendre un parti, M. Feraldi proposa de lui -parler lui-même, et de le prier de suspendre ses -visites ou de les expliquer. Toto rejeta vivement -cette proposition : elle avait un caractère comminatoire -qui pouvait effaroucher Lello. La comtesse -voulut se charger de sonder le terrain : son fils -repoussa cet expédient, qui sentait l'intrigue et -pourrait éveiller la défiance.</p> - -<p>« Il faut, dit-il, que ce soit Tolla qui le force à se -prononcer.</p> - -<p>— Elle n'y consentira jamais, dit le comte.</p> - -<p>— Elle a trop de dignité, ajouta la comtesse.</p> - -<p>— Sans doute, reprit Toto, si nous lui proposions -d'entrer dans un petit complot dont le but -est son bonheur, elle nous renverrait bien loin ; -mais forçons-la de servir nos calculs sans les connaître : -elle ne travaillera bien que si elle n'est pas -dans le secret. »</p> - -<p>Là-dessus, il exposa son plan, qui fut adopté sans -discussion.</p> - -<p>Une heure après, Mme Feraldi fit voir à Tolla la -lettre de son oncle d'Ancône. Elle lui rappela qu'on -avait consenti à suspendre les négociations d'un -mariage fort avantageux dès qu'elle avait avoué son -amour pour Coromila ; qu'on avait perdu du temps -et encouru le blâme de plus d'une personne en recevant -tous les jours celui dont elle se croyait aimée ; -qu'après deux mois de cette périlleuse expérience, -on ne savait pas encore si Lello songeait à -demander sa main ; que si telle était son intention, -il en aurait déjà parlé à coup sûr, sinon à la comtesse, -du moins à sa fille ; que, puisqu'il n'en avait -rien dit, il y aurait de la folie à repousser un mariage -magnifique sans avoir même pour consolation -la certitude d'être aimée.</p> - -<p>« Ses yeux me l'ont assez dit, » interrompit -Tolla.</p> - -<p>Sa mère lui remontra doucement que tous les -regards du monde ne valent pas une parole, que -cet échange de regards pouvait la mener loin, -qu'elle aurait vingt ans au 1<sup>er</sup> septembre, que si -elle perdait une année ou deux à se laisser regarder -tendrement par Coromila, sa réputation en souffrirait ; -qu'elle deviendrait difficile à marier et -peut-être malheureuse pour toute sa vie. La perspective -de cet avenir imaginaire émut en passant -la bonne comtesse, qui versa de vraies larmes. Il -n'en fallut pas davantage pour persuader à Tolla -que ses parents souffraient cruellement du doute -où elle les laissait plongés. Elle pleura à son tour, -et elle écouta avec résignation l'ultimatum de sa -mère.</p> - -<p>« Mon enfant, il faut en finir, lui dit la comtesse. -Tu es libre d'accepter ou de repousser le parti que -ton oncle nous propose ; mais nous ne pouvons pas -en conscience prolonger indéfiniment l'incertitude -d'un galant homme qui a demandé ta main. Nous -partirons le 17 pour Lariccia ; prends jusqu'au -courrier du 16 pour te décider. Réfléchis, pèse, -examine : ton avenir ne dépend que de toi-même, -car je ne pense pas qu'en quinze jours M. Coromila -prenne une détermination. »</p> - -<p>Le dernier mot était la flèche du Parthe.</p> - -<p>Tolla fit tout au monde pour que son amant fût -informé de sa situation. Lorsqu'il la connut, il ne -se départit point de sa réserve accoutumée. Un -soir, Mme Feraldi leur fournit l'occasion de s'entretenir -longtemps ensemble. Lello ne s'occupa -qu'à démontrer que, si jamais il aimait, il serait le -plus constant des hommes.</p> - -<p>« Cependant, remarqua Tolla, on en cite plus -d'une que vous avez oubliée.</p> - -<p>— Moi! je me fais fort de vous prouver en dix -minutes que si j'ai oublié telle ou telle personne, -la faute en est tout entière à leur coquetterie, et je -n'ai fait que suivre l'exemple qu'elles m'avaient -donné.</p> - -<p>— Quoi! votre passion de la place du Peuple?…</p> - -<p>— C'est elle qui m'a congédié.</p> - -<p>— Et vos amours de la place de Venise?</p> - -<p>— Fallait-il rester fidèle à une personne qui me -recevait tous les matins et qui écrivait tous les soirs -à un autre?</p> - -<p>— Soit ; mais celle qui vient de partir pour Frascati?</p> - -<p>— Oui, parlons un peu de l'habitante de Frascati! -une comédienne du plus grand talent, qui serrait -la main de son voisin de droite, tandis qu'elle me -disait à l'oreille : « Je te serai fidèle! » D'ailleurs -j'espère que vous me ferez l'honneur de ne pas -donner le nom de passion à ces caprices dont le -plus long a duré un mois. Quand j'aimerai, je le -sens, ce sera pour la vie. »</p> - -<p>Tolla ne répliqua rien. Elle baissait la tête et -semblait tristement préoccupée.</p> - -<p>« Qu'avez-vous? » demanda Lello.</p> - -<p>Elle répondit qu'elle était triste parce qu'on voulait -son consentement pour décider son mariage -avec le comte Morandi, d'Ancône.</p> - -<p>« Nous partons mercredi pour Lariccia, et l'on -me demande un oui ou un non pour mardi. Je ne -peux me décider à dire oui. Je vois bien cependant -que la raison me défend de refuser un parti si -avantageux. Il y a longtemps que je diffère cette -réponse de jour en jour. Mes parents perdent patience, -ma mère pleure, mon frère me presse. Tous -les jours de poste il faut que je livre une bataille, -que j'entende des reproches, que je voie des larmes : -je n'en puis plus, et je suis au désespoir. »</p> - -<p>Elle attendait avec anxiété la réponse de Lello. -Il était assis devant elle. La pauvre fille avait les -yeux baissés, sans oser regarder celui qui tenait sa -vie dans ses mains.</p> - -<p>« Quel jour avons-nous aujourd'hui? demanda-t-il -d'un ton cavalier.</p> - -<p>— Vendredi.</p> - -<p>— Eh bien! vous n'avez plus à souffrir que pour -deux courriers. Moi, je n'épouserais jamais une -personne qui n'aurait pas mon cœur. »</p> - -<p>Tolla trouva juste la force de répondre d'une voix -étouffée : « Ni moi non plus, si j'étais libre de suivre -mes sentiments. »</p> - -<p>L'entrée de la comtesse lui permit de cacher ses -larmes. Lello prit congé sans rien voir, et sortit -d'un pas délibéré. De sa vie, il n'avait été plus irrésolu.</p> - -<p>Tolla resta désespérée. Pour la première fois depuis -deux mois, elle douta sérieusement de l'amour -de Lello. Dans sa douleur, elle se souvint de demander -assistance à saint Joseph, pour qui sa dévotion -ne s'était jamais refroidie. Elle commença -dès le lendemain un <i lang="it" xml:lang="it">triduo</i>, c'est-à-dire un tiers de -neuvaine, suppliant son bon vieux saint de lui apprendre -à quel mari Dieu la destinait. « Si dans -trois jours, se dit-elle, Lello n'a pas parlé, c'est que -le ciel me condamnera à accepter l'autre. » Sa -mère lui permit de passer la plus grande partie de -ces trois jours à l'église, dans la compagnie d'une -vieille tante, et Dieu sait si elle pria du fond du -cœur.</p> - -<p>Ses parents la laissaient faire, mais ils n'espéraient -plus rien. Ils croyaient fermement que tout -finirait par une bonne lettre à Ancône. Personne -ne pouvait croire que Lello saurait se décider dans -ces trois jours, lorsque la peur de la perdre et la -douleur qu'elle avait laissé voir ne lui avaient pas -arraché une parole.</p> - -<p>« C'était un beau rêve, dit le comte, mais nous -voilà réveillés, il épousera la princesse que ses parents -lui destinent.</p> - -<p>— Pourvu que Tolla ne tombe pas malade! soupira -la comtesse.</p> - -<p>— Tout n'est pas perdu, dit Toto. C'est demain -dimanche. Pippo Trasimeni ne sera pas de service : -invitez-le à passer la soirée avec nous. »</p> - -<p>Pippo savait que Lello venait tous les jours au -palais Feraldi, et il le croyait engagé envers Tolla. -Il fut grandement surpris lorsque Toto lui dit devant -la famille assemblée :</p> - -<p>« Toi qui as passé l'été dernier à Ancône, tu dois -connaître Marandi. Conte-nous tout ce que tu en -sais, car il va probablement épouser ma sœur. »</p> - -<p>Le pauvre Pippo tombait des nues. Il commença -l'éloge de Morandi, qu'il connaissait pour un galant -homme, d'une excellente famille de patriotes -italiens ; mais il était tellement abasourdi, qu'il -n'entendait pas ses propres paroles. Tolla, pâle et -tremblante, les entendait encore bien moins. Lello -entra. Pippo, plus troublé que jamais, sortit comme -un fou, courut chez lui, monta à cheval, et fit quatre -lieues au galop pour remettre un peu d'ordre dans -ses idées.</p> - -<p>Lello devina à l'émotion de Tolla que la conversation -qu'il avait interrompue ne lui était pas agréable. -Il n'osa questionner personne, mais il sortit au -bout d'un quart d'heure et courut à la poursuite de -Pippo. Il le chercha toute la soirée sans le rejoindre, -et pour de bonnes raisons. Il rentra au palais -Coromila, se mit au lit et passa la première -nuit blanche dont il ait gardé le souvenir. Le lundi, -à six heures du matin, il frappait à la porte de -Pippo.</p> - -<p>Le bon Pippo, tout en galopant sur la route d'Ostie, -avait deviné une partie de la vérité. Le trouble -de son ami et les premières questions qu'il lui fit -achevèrent de l'éclairer. Il comprit que Lello et Tolla -s'aimaient passionnément, mais que la timidité de -l'une et l'irrésolution de l'autre allaient peut-être -les séparer pour toujours. En conséquence, son plan -fut bientôt fait.</p> - -<p>« Que veux-tu savoir? demanda-t-il à son ami. -Quand Tolla épouse Morandi? Bientôt, assurément, -car elle lui fera écrire demain qu'elle l'accepte pour -mari, et Morandi n'est pas assez sot pour faire attendre -la plus belle, la plus spirituelle et la meilleure -fille qui soit au monde. Morandi a du bonheur ; -et, si je n'aimais Tolla comme un frère, je -donnerais dix ans de ma vie pour être à la place de -Morandi. Quant à la pauvre fille, je crois qu'elle -donnerait sa place pour rien à celle qui voudrait la -prendre. Sais-tu qu'elle résiste depuis un mois à -toute sa famille? Mais le curieux de l'histoire, c'est -qu'ils ont compté sur moi pour lui arracher ce -malheureux <i>oui</i>. Il paraît que sa résistance vient -d'une inclination qu'elle a prise pour quelqu'un -que tu connais. Si tu rencontres ce monsieur-là, -prie-le, au nom de la comtesse et au nom du bon -sens, d'être désormais plus rare dans la maison de -Feraldi. Lorsqu'on ne veut pas le bonheur pour soi, -il ne faut pas écorner la part des autres. »</p> - -<p>Tandis que Pippo parlait ainsi, Tolla, levée au -petit jour, priait ardemment à l'église des Saints-Apôtres. -C'était la fête de la Madone et le dernier -jour de son <i lang="it" xml:lang="it">triduo</i>.</p> - -<p>En revenant de la messe, elle trouva sa cousine -Agate et sa cousine Philomène en grands atours, -qui l'embrassèrent comme à la tâche. Ces deux excellentes -Romaines étaient l'Héraclite et le Démocrite -de leur sexe. Agate avait le rire éclatant d'une -trompette. Philomène se distinguait de sa sœur par -une sensibilité diluvienne. Elles étaient allées l'avant-veille -à l'amphithéâtre d'Auguste, où l'on joue -en plein jour et en plein air des drames et des vaudevilles. -Philomène était encore tout émue par le -souvenir d'une pièce en sept actes intitulée : <i>Cosimo</i> -ou <i>le Marchand de Fer du Petit-Montrouge</i> (<i lang="it" xml:lang="it">del Piccolo-Monte-Rosso</i>), -qui faisait alors les délices de -Rome. Agate, dans ce drame larmoyant, avait amplement -trouvé de quoi rire. Ni l'une ni l'autre ne -regrettait les douze sous et demi qu'elle avait payés -pour sa chaise, et depuis deux jours elles racontaient -à toute la ville, l'une combien elle avait été -heureuse de rire, l'autre comme elle s'était régalée -de pleurer. Elles commençaient en duo le récit de -leurs émotions contradictoires, lorsque Pippo entra -fort agité. Tolla bondit sur sa chaise, mais Agate la -retint par le bras.</p> - -<p>« Figure-toi, ma chère, que le premier acte se -passe devant un café, mais un café si ressemblant, -avec des tables vertes et des chaises de paille, que -c'est à mourir de rire. Un grand seigneur parisien -entre dans ce café du Petit-Montrouge pour y -prendre un verre d'eau-de-vie. Il cause avec un -garçon, et lui demande les nouvelles du quartier. -Le garçon, c'était Andréa, tu sais, Andréa qui est si -drôle!</p> - -<p>— Alors, poursuivit Philomène, arrive un homme -enveloppé dans un manteau…</p> - -<p>— En plein été, quoique les arbres soient couverts -de feuilles!</p> - -<p>— Cet homme barbare a la férocité de déposer -cruellement par terre un pauvre petit enfant nouveau-né -dont les cris lamentables appellent en vain -sa malheureuse mère. Mais voici le digne Cosimo -qui arrive avec sa chère femme!</p> - -<p>— Et un melon…</p> - -<p>— Pour respirer l'air frais de la campagne et -prendre sa nourriture sur l'herbe tendre. »</p> - -<p>Pendant que Philomène s'apitoyait sur l'enfant -abandonné recueilli par Cosimo, la comtesse s'entretenait -avec Pippo sur le balcon. Tolla aurait -donné ses deux cousines, seulement pour entrevoir -la physionomie de sa mère, mais la grosse personne -d'Agate éclipsait totalement Mme Feraldi.</p> - -<p>« Au second acte, poursuivit Philomène, on voit -un homme ou plutôt un tigre qui chasse de sa maison -une malheureuse femme trop pauvre pour -payer son loyer. « Je pars, lui dit-elle ; mais souviens-toi, -cœur de fer, que celui qui chasse un -pauvre de sa maison chasse la bénédiction de -Dieu. » Il faut voir comme on a applaudi la pauvre -femme! on l'a rappelée douze fois.</p> - -<p>— Oui, et elle a ri au public, en faisant chaque -fois une belle révérence.</p> - -<p>— Mais quand l'homme cruel a défendu à ses -domestiques de laisser mendier les pauvres dans la -cour de sa maison, tout le monde a crié en même -temps : « Ouh! ouh! » Si l'on avait eu des pierres, -on lui en aurait jeté. Au troisième acte, la pauvre -femme vient tomber pâle et mourante à la porte de -Cosimo. On lui apporte un petit verre d'eau-de-vie.</p> - -<p>— Il y a cinq petits verres d'eau-de-vie dans la -pièce.</p> - -<p>— Et un beau jeune homme de vingt ans lui demande -poliment si elle ne veut pas se reposer. A sa -vue elle pousse un cri, et elle reconnaît l'enfant -qu'on lui avait pris vingt ans auparavant pour l'exposer -au Petit-Montrouge. Elle l'embrasse…</p> - -<p>— Pardon, elle ne l'embrasse pas. Le cardinal-vicaire -ne permet pas que les femmes embrassent -les hommes sur le théâtre. Et puis, tu vas bien rire : -figure-toi, ma Tolla, qu'au moment où la vieille -femme doit crier au bon jeune homme : « Tu es -mon fils! » toutes les cloches du voisinage se sont -mises à sonner en même temps, et, comme le -théâtre est en plein air et qu'il était impossible de -s'entendre, la vieille femme s'est assise, le jeune -homme a pris une chaise, et ils ont causé en riant -jusqu'à ce que les cloches eussent fini.</p> - -<p>— Oui ; mais quel beau moment, lorsqu'à la fin -du septième acte Cosimo s'est avancé sur les bords -de la scène, et qu'il a dit au public : « Ceci vous -prouve qu'il y a un Dieu qui punit les coupables -et récompense les innocents! » Quels applaudissements! -quelles larmes! Pour moi, j'en suis encore -bouleversée! »</p> - -<p>Le supplice de Tolla ne dura pas plus d'une -heure.</p> - -<p>Lorsque les deux cousines se retirèrent, l'une en -s'essuyant les yeux, l'autre en se tenant les côtes, -elle courut au balcon ; Pippo était parti sans passer -par le salon. Mme Feraldi, assise sur le bord d'une -caisse de fleurs, paraissait enfoncée dans une réflexion -profonde.</p> - -<p>« Eh bien! mère? murmura Tolla d'une voix -tremblante.</p> - -<p>— Pippo vient de sa part. Il demande ta main. »</p> - -<p>Tolla chancela et s'appuya à la muraille. Elle -avait le vertige. Sa mère la soutint et la ramena -dans le salon.</p> - -<p>« Écoute, lui dit-elle. Il a beaucoup pleuré devant -Pippo ; il t'aime, et tu seras sa femme ; mais il -ne peut, quant à présent, que donner sa parole de -t'épouser. Son frère aîné s'est amouraché d'une -petite Vénitienne, en dépit du prince, du cardinal -et du chevalier. Cette affaire a soulevé de grands -orages dans la famille, et, tant qu'elle ne sera pas -terminée, Lello ne veut point parler de son mariage ; -il exige même que la parole qu'il nous donne -aujourd'hui demeure en secret pour quelque temps. -Je me contenterais volontiers de sa promesse ; il -n'y manquera pas, j'en suis sûre. Si tu veux t'en -contenter comme moi, et si tu consens à tenir la -chose secrète, nous pourrons écrire à Ancône. Ton -oncle répondra à Morandi que tu ne peux pas -l'épouser, qu'il te coûterait trop de quitter Rome et -d'aller vivre si loin de nous. »</p> - -<p>Tolla resta muette de joie. Tout ce qu'elle avait -compris dans le discours de sa mère, c'est qu'elle -était aimée et qu'elle serait la femme de Lello. -L'horizon s'éclaira vivement autour d'elle ; les objets -les plus sombres prirent des couleurs éclatantes : -elle éprouvait l'éblouissement du bonheur. Elle saisit -sa mère dans ses bras et l'accabla de caresses. -En ce moment, Menico ouvrait timidement la porte ; -elle courut à lui et lui sauta au cou.</p> - -<p>Menico avait rencontré le Napolitain de Mme Fratief -qui rôdait autour du palais, et il avait engagé -avec lui une conversation où il s'était foulé le poignet -droit. Il allait demander à Mme Feraldi une -compresse d'eau-de-vie camphrée, lorsque le plus -mignon, le plus frais et le plus brûlant de tous les -baisers vint s'abattre au milieu de son visage.</p> - -<p>« Mon cher Menico! lui cria-t-elle, mon frère -nourricier! que tu es bon! que tu es beau! Je t'aime! -Je suis heureuse!</p> - -<p>— Moi aussi, mademoiselle, hurla Menico en sanglotant, -je suis bien heureux ; vous m'avez embrassé ; -c'est la première fois depuis 1830. J'avais le -poignet foulé, mais maintenant je n'ai plus mal. Ma -bonne demoiselle! vous aimez donc quelqu'un, -puisque vous m'embrassez?</p> - -<p>— Oui, j'aime, je suis aimée, je me marie… -bientôt ; pas tout de suite, entends-tu? C'est un secret, -ne le dis à personne, mais bientôt… Tu seras -de la noce, mon Menico ; nous nous marierons à -Lariccia ; tes buffles auront congé ce jour-là. Je -veux que nous dansions ensemble! »</p> - -<p>Menico savait fort bien avec qui se mariait Tolla. -Depuis quinze jours, il partageait les angoisses de -sa chère maîtresse. Cependant il se souvint de jouer -l'ignorance, et il ne prononça pas le nom de Coromila. -Dans l'excès de sa joie, cet homme inculte ne -se départit pas un instant de la réserve et de la -prudence italiennes ; mais, tandis que la comtesse -prenait soin de son poignet enflé, il se promit de -commencer une neuvaine à l'intention de ce mariage -et de veiller comme un dogue au salut de -Lello.</p> - -<p>Lello vint à neuf heures du soir. Il eut une assez -longue conférence avec le comte et la comtesse, à -qui il demanda solennellement la main de leur fille. -M. Feraldi lui fit observer qu'il ne pouvait pas se -marier sans le consentement de ses parents. « Je le -sais, répondit-il, et, quand la loi me le permettrait, -je ne le voudrais pas ; mais ce consentement, je -prends sur moi de l'obtenir, et je vous prie de ne -vous en point mettre en peine. » A cette assurance -formelle, le comte ne répondit rien : il savait d'ailleurs -que le vieux Luigi Coromila était condamné -unanimement par les médecins, et que Lello serait -libre avant une année. Cependant, pour plus de -prudence, et de peur que la question de la dot n'indisposât -la famille de Lello contre ce mariage, le -comte, sur le conseil de son fils, doubla la somme -qu'il destinait à Tolla, et lui assura la propriété de -ses vignes de Capri, estimées deux cent mille francs. -Lorsque tout fut conclu, on appela Tolla. Elle reçut -enfin de la bouche de Lello l'assurance de son -amour. Elle mit sa main dans la sienne et le baisa -sur les lèvres. Ils étaient fiancés.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">IV</h2> - - -<p>Mme Fratief et sa fille ignorèrent ce qui s'était -passé au palais Feraldi. Nadine, prévoyant que le -départ pour Lariccia précipiterait la marche des -événements, avait aposté Cocomero sur la place -des Saints-Apôtres pour surveiller le camp ennemi. -Elle poussa un cri de colère lorsqu'elle vit revenir -son espion sur un brancard, la figure en sang et le -crâne sensiblement déformé. L'état de son visage -expliquait la foulure de Dominique.</p> - -<p>Cocomero était un pur Napolitain du quai Sainte-Lucie, -court, trapu, rougeaud, goulu, fainéant, poltron, -hébété et fripon comme Polichinelle en personne. -Sa grosse face plate élargie par une énorme -paire de favoris roux, était toute barbouillée de -mauvaises passions ; ses petits yeux gris clair trahissaient -à certains moments une férocité porcine. -Depuis la place des Saints-Apôtres jusqu'à la via -Frattina, où logeaient ses maîtresses, il répéta entre -ses dents la plus terrible malédiction que l'on connaisse -à Rome : <i lang="it" xml:lang="it">Accidente</i>! ce qui veut dire en bon -français : « Puisses-tu mourir d'accident, sans confession, -damné! » Dans un pays où l'on croit au -mauvais œil comme à la sainte Trinité, une malédiction -de cette importance équivaut à mille soufflets, -et les Romains du Transtevère répondent à -un <i lang="it" xml:lang="it">accidente</i> par un coup de couteau ; mais Dominique -était loin, et Cocomero sacrait tout à son -aise, sans aucun respect pour la police ecclésiastique -de Rome, qui fait coller aux portes de toutes -les boutiques un petit écriteau avec ces mots : <i>Blasphémateurs, -souvenez-vous que Dieu vous entend!</i></p> - -<p>La générale après quelques exclamations modérées, -qu'on entendit d'une lieue à la ronde, s'empressa -de soigner son domestique. Elle avait appris -un peu de médecine, pour faire croire qu'elle était -née dans un château, et elle traînait partout avec -elle un gros cahier manuscrit, plein de recettes, de -secrets merveilleux, de remèdes de famille, de -<i>gouttes</i> infaillibles, et même de paroles magiques. -La pièce la plus remarquable de ce recueil était -une certaine recette pour purifier le sang, en coupant -les quatre pattes d'un lézard vert pendant la -pleine lune, et en prenant une <i>purge</i> le lendemain. -Cocomero se laissa soigner sans mot dire, et il s'ingéra -une bonne dose de certain vulnéraire de ménage -dont la saveur alcoolique lui agréait fort ; mais -il se refusa obstinément de nommer l'auteur de ses -maux. « C'est moi, disait-il, qui me suis fait mal. -J'ai trébuché sur une pierre ; ma tête a donné -contre une borne, je suis un maladroit, mais je ne -suis pas un poltron. » Il ajouta sournoisement : « Si -un homme m'avait fait autant de mal que je viens -de m'en faire moi-même, il ne s'en vanterait pas -longtemps, fût-il aussi fort que Néron! »</p> - -<p>Néron est encore le héros favori du petit peuple -de Rome et de Naples.</p> - -<p>« Tais-toi! dit la générale. Et la justice?</p> - -<p>— La justice, madame? On ne me condamnerait -pas sans témoins, n'est-il pas vrai?</p> - -<p>— Sans doute.</p> - -<p>— Eh bien! il n'est pas facile de trouver des témoins -contre un homme qui a donné un coup de -couteau. Les témoins sont personnes prudentes qui -se disent : « Celui-là n'a pas peur. Il a tué un -homme ; donc il est capable d'en tuer deux : ne -nous brouillons pas avec lui. »</p> - -<p>— Oui, mais un condamné à mort ne se venge -pas de ses témoins.</p> - -<p>— Mais, reprit Cocomero d'un petit air dévot, le -saint-père est galant homme ; il ne veut pas la mort -du pécheur ; il répugne à verser le sang chrétien, -et ceux qui ont commis l'imprudence de tuer un -homme en sont quittes pour les galères à perpétuité.</p> - -<p>— A perpétuité! N'est-ce pas pire que la mort?</p> - -<p>— Faites excuse, madame. Lorsqu'on a quelque -protection, un bon maître, par exemple, ou une -bonne maîtresse, on peut espérer pour les prochaines -fêtes de Pâques une commutation de peine : -vingt ans de fers. C'est encore bien sévère, n'est-il -pas vrai, madame! Mais, au bout d'un an ou de six -mois, la même protection agissant toujours, les vingt -ans seront réduits à dix, les dix à cinq, les cinq à -trois. Or, le plaisir de tuer un ennemi ne vaut-il -pas trois ans de galères? »</p> - -<p>C'est dans ces sentiments que le digne Napolitain -se coucha le soir de l'Assomption, tandis que ses -maîtresses se dépitaient de ne rien savoir ; que Lello -échangeait le premier baiser avec Tolla, et que -Pippo Trasimeni, enchanté du succès de sa négociation -et du bonheur de ses amis, courait raconter -toute l'histoire à sa mère.</p> - -<p>La marquise était loin de s'attendre à semblable -nouvelle. Il y avait trois mois et demi que la rumeur -publique lui avait appris la passion de Lello, et elle -ne croyait pas qu'un Coromila fût capable d'aimer -longtemps. Depuis cet éclat, les deux amants, soumis -à un espionnage formidable, s'étaient étudiés -à tromper tous les yeux ; le comte et la comtesse, -craignant le ridicule qui s'attache aux ambitions -déçues, avaient caché leur projet à leurs meilleurs -amis ; et Pippo, qui connaissait l'antipathie de sa -mère pour les Coromila, n'avait voulu lui raconter -sa campagne qu'après la victoire. D'ailleurs la marquise -avait cessé d'aller dans le monde depuis l'invasion -du choléra. Elle s'était liguée contre le fléau -avec le docteur Ély et l'abbé Fortunati. Le docteur -avait fait le voyage de Paris en 1832 pour observer -l'effet des divers traitements qui y furent essayés ; -l'abbé enrôla parmi les fidèles de sa paroisse et les -admirateurs de son éloquence une vingtaine d'infirmiers -volontaires ; la marquise dépensa trente -mille francs, toutes ses économies, pour transformer -en hôpital une maison qui lui appartenait. Tous ces -soins s'emparèrent si bien de son esprit, qu'elle -n'eut plus le loisir de songer à autre chose, et elle -avait presque oublié qu'il y eût des mariages en ce -monde, lorsque son fils vint lui annoncer triomphalement -qu'il mariait Lello avec Tolla.</p> - -<p>Pour un marquis et pour un garde-noble, Pippo -avait l'esprit un peu bien libéral. Il prisait médiocrement -les avantages de la naissance et de la fortune, -sous prétexte qu'il était riche et noble depuis -sa plus tendre enfance, et il prétendait que les -seules gens qui fassent cas des titres et de la richesse -sont ceux qui ont pris la peine d'acheter leurs titres -et de gagner leur argent. S'il méprisait toutes les -distinctions sociales, en revanche il estimait fort la -noblesse des sentiments, et il s'amusait quelquefois, -au grand scandale de ses camarades, à bouleverser -l'ordre hiérarchique de l'aristocratie romaine, donnant -la couronne fermée à ceux qui pensaient en -princes, et reléguant dans la bourgeoisie tout prince -convaincu de penser en bourgeois. Sur le livre d'or -de Pippo, Tolla Feraldi était inscrite parmi les reines, -Lello parmi les princes, Dominique le piqueur de -buffles, n'était rien moins que le chevalier Menico. -On devine aisément que l'inventeur de ce beau système -n'était pas un chaud partisan des mariages à -la mode, et qu'il n'admirait guère cette loi des convenances, -qui veut qu'un prince épouse une princesse -et qu'un millionnaire épouse un million.</p> - -<p>« Victoire! cria-t-il à sa mère ; Rome se convertit -à mes idées. Une grande famille va donner l'exemple : -la foule suivra. Tu sais que l'héritier présomptif -du prince Coromila-Borghi est à Venise, aux -pieds d'une adorable petite bourgeoise qu'il jure -d'épouser à la barbe de ses ancêtres. Eh bien! ce -n'est pas tout ; son frère cadet, notre Lello, qu'ils -voulaient marier à une princesse, a demandé aujourd'hui -même la main de Tolla. »</p> - -<p>La marquise écouta avec une douleur sourde la -narration détaillée que lui fit Pippo. Une ou deux -fois elle fut sur le point d'interrompre un récit -dont chaque mot éveillait en elle de douloureux -souvenirs ; cependant elle se contint jusqu'au bout. -Lorsque son fils, après avoir tout dit, lui demanda -ses applaudissements, elle secoua tristement la tête.</p> - -<p>« Pauvre Tolla! Pourquoi as-tu mis son bonheur -aux prises avec l'orgueil des Coromila?</p> - -<p>— L'orgueil des Coromila se fait vieux. Le père -n'a pas six mois à vivre ; le cardinal est condamné -par tous les médecins ; reste le chevalier. »</p> - -<p>La marquise se leva pour aller regarder à la fenêtre. -Pippo poursuivit :</p> - -<p>« Le chevalier ne m'inquiète nullement.</p> - -<p>— Ah!</p> - -<p>— Nullement! il appartient à l'espèce d'hommes -la plus inoffensive : c'est un égoïste. Y a-t-il rien de -plus aimable qu'un homme qui ne s'occupe jamais -des autres? Je ne voudrais pas lui ressembler : non, -l'égoïsme est une vertu sociale dont je ne suis point -jaloux ; mais, quoique je voie plus d'une personne -(et tu es du nombre) prévenue contre le chevalier, -je me déclare incapable de le craindre ou de le -haïr. Je l'ai rencontré ce matin ; il fumait son cigare -au sortir de la messe, et suivait tout doucement -le Corso en poussant son ventre devant lui. -Ses gros yeux indifférents erraient au hasard, de -balcon en balcon, de voiture en voiture ; il semblait -se soucier de la gloire de Coromila comme de -la fumée qu'il abandonnait au vent. S'il pensait -sérieusement à quelque chose, c'était assurément -au déjeuner qu'il avait fait ou au dîner qu'il allait -faire. Il avait l'air d'un homme de bon sens et de -bon appétit, qui n'a point de remords et qui n'aurait -garde de s'en préparer, de peur de mal dormir. -Je l'ai regardé marcher d'un pas pesant et -satisfait jusqu'au palais de ses pères, et j'ai crié -en moi-même : « Vivent les égoïstes! » Ce gros -homme ne prendra jamais la peine de contrecarrer -ma petite providence! Est-ce bravement raisonné -cela? Embrasse-moi, et adieu ; je suis de service ce -soir. »</p> - -<p>Il embrassa tendrement sa mère, pirouetta sur -ses talons, et courut mettre son uniforme.</p> - -<p>La marquise se demanda longtemps si elle irait -voir Mme Feraldi. Elle croyait connaître assez la -famille Coromila pour pouvoir prédire que le mariage -ne se ferait jamais, et son amitié pour Tolla -lui demandait de la détromper. D'un autre côté, le -soin qu'on avait pris de se cacher d'elle, la crainte -de paraître malveillante ou jalouse, et surtout la -perspective du récit douloureux par lequel il faudrait -appuyer son opinion, la firent hésiter jusqu'au -soir. A la fin, le dévouement prit le dessus. « Je -leur raconterai tout, pensa-t-elle. De cette façon, -mes souffrances n'auront pas été stériles, et le malheur -de ma vie sera le salut de Tolla. »</p> - -<p>Elle se présenta à dix heures au palais Feraldi. -Menico, le bras en écharpe, lui répondit que la comtesse -n'était pas rentrée : Lello n'était pas encore -parti. Elle revint le lendemain dans la matinée. Cette -fois, Mme Feraldi et sa fille étaient véritablement -sorties pour entendre une messe d'actions de grâces -à la Trinité des Monts. La marquise alla voir ses -malades, et se consulta, chemin faisant, pour savoir -si elle n'écrirait pas à Mme Feraldi ; mais il lui répugnait -de confier au papier le secret qu'elle n'avait -encore partagé qu'avec son confesseur. Elle rencontra -fort à point l'abbé Fortunati, et lui demanda -son avis. L'abbé était un orateur et un homme d'action, -mais une âme scrupuleuse et timorée, peu -capable de donner un conseil. Il lui répondit d'agir -suivant sa conscience et de s'en remettre à la bonté -de Dieu. La pauvre femme, livrée à elle-même, -n'imagina qu'un seul expédient pour sortir d'incertitude. -Elle résolut de retourner le soir au palais -Feraldi pour parler à la comtesse. « Si je trouve encore -la porte fermée, se dit-elle, c'est que le ciel ne -voudra pas que je les avertisse. Qui sait si Lello -n'aura pas assez d'amour et de persévérance pour -surmonter tous les obstacles que je prévois? »</p> - -<p>En rentrant chez elle, elle trouva la carte de la -comtesse avec le mot <i>adieu</i> écrit au crayon. A neuf -heures du soir, elle vit les portes du palais fermées ; -aucune des fenêtres qui donnent sur la place -n'était éclairée. Le portier lui annonça que toute la -famille partait le lendemain au petit jour pour Lariccia, -et qu'on venait de se mettre au lit. Elle retournait -à la maison, lorsqu'elle reconnut dans -l'obscurité le beau Lello, courant comme s'il avait -des ailes. Il entra dans le palais, et au bout de dix -minutes il n'était pas sorti. « Allons, pensa la marquise, -c'est sans doute la volonté de Dieu! »</p> - -<p>Cette soirée fut pour les deux amants la fête de -l'amour permis. Lello trouva la famille réunie au -jardin, sous les citronniers, autour d'une table antique -où l'on avait servi des sorbets à la rose. Le -ciel était sans nuages, et la lune répandait sur les -larges allées sa chaste et honnête lumière. La brise -du sud, humide et tiède, remuait mollement le feuillage -et animait tout le jardin d'une vie douce et -indolente. Les bruits du dehors s'étaient apaisés, et -la petite cloche d'un couvent voisin interrompait -seule d'heure en heure cet épais silence qui pèse -sur les nuits de Rome. Tous les domestiques, Menico -excepté, dormaient sur une terrasse ; les oiseaux, -bercés par la brise, dormaient sur les branches ; -les bas-reliefs encadrés dans la façade du -palais, les statues du péristyle et les Hermès du -jardin semblaient fermer les yeux. Lello s'arrêta -sur les marches du palais, et chanta d'une voix -pure et sonore le premier couplet d'une romance -que Philippe avait écrite pour lui :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2">Le ciel est bleu, la mer tranquille ;</div> -<div class="verse i2">Les Romains couchés par la ville,</div> -<div class="verse">La tête au pied d'un mur, dorment profondément ;</div> -<div class="verse">Et la brise du soir, sur les jardins errante,</div> -<div class="verse">Porte des orangers la senteur enivrante</div> -<div class="verse i3">Au cœur de ton amant.</div> -</div> - -<p>Tolla se leva précipitamment, et courut se jeter -dans ses bras. Elle le conduisit à ses parents en -voltigeant autour de lui comme une ombre légère, -dans son peignoir de mousseline blanche. En présence -du comte, de la comtesse et de Toto, Manuel -lui mit au doigt son anneau de fiancée. C'était un -petit cercle d'or entouré de turquoises, qu'il avait -commandé le matin même dans la via Condotti à -l'un de ces artistes en boutique qui sont les premiers -bijoutiers du monde. Il prit la main de -Tolla, comme pour juger de l'effet de son petit -présent, et il la baisa longuement. Tolla, par un -mouvement de naïveté sauvage qui fit un peu rougir -sa mère, reprit vivement sur sa main le baiser -qu'il y avait mis. Toute la soirée se passa dans ces -enfantillages qui sont peut-être les plaisirs les plus -vifs de l'amour. Les parents de Tolla, témoins -muets, mais non pas indifférents, de cette scène -charmante, ne songeaient point à contraindre les -sentiments de leur fille : ils voulaient attacher -Lello, et ils savaient que rien n'attache comme le -bonheur. Les deux enfants couraient en liberté -dans les allées, ou s'arrêtaient pour écouter le silence, -ou marchaient lentement, appuyés l'un sur -l'autre, en babillant comme deux pinsons sur la -même branche par un beau jour de printemps. Ils -se racontèrent plus de vingt fois, sans se lasser ni -l'un ni l'autre, les commencements de leur amour -et l'histoire de leurs cœurs pendant les six mois -qui venaient de s'écouler. Les projets vinrent ensuite, -et Dieu sait combien de châteaux en Espagne -ils construisirent et renversèrent pour avoir le plaisir -de les rebâtir.</p> - -<p>« Nous passerons tous nos hivers à Venise, disait -Lello. Je n'y connais personne ; nous ne serons -pas condamnés à aller dans le monde. Nous vivrons -pour nous, cachés dans mon vieux palais, -que je veux faire rajeunir.</p> - -<p>— Non, répondait Tolla, il faut le laisser comme -il est. Les murs sont-ils bien noirs?</p> - -<p>— Aussi noirs et aussi curieusement fouillés -qu'une dentelle de Chantilly.</p> - -<p>— Tant mieux, je ne veux pas qu'on y touche. -Ma chambre a-t-elle des vitraux coloriés comme -une chapelle? Est-elle tendue de cuir gaufré et -doré? Je l'aime comme elle est. Ai-je un grand lit -d'ébène à colonnes torses avec des rideaux de damas -du temps de Véronèse? il faut les laisser. Je -ne veux pas qu'on cache sous un tapis le pavé de -mosaïque.</p> - -<p>— Il faudra pourtant bien un tapis pour les enfants. -Comment pourraient-ils se rouler sur ces -dures mosaïques?</p> - -<p>— Vous avez raison, mais je ne supporte pas un -tapis neuf. Il faudra trouver dans le garde-meuble -quelque vieillerie splendide, un présent du roi de -France à notre aïeul le doge, ou un tapis de Smyrne -rapporté par notre ancêtre l'amiral. Ils me sauront -gré du soin que je prends de leurs reliques, et les -vieux portraits de la galerie souriront en me voyant -passer.</p> - -<p>— Pour la promenade, reprenait Lello, je ferai -faire une grande gondole noire aussi triste qu'un -catafalque ; mais l'intérieur sera garni de satin -blanc comme le nid d'un cygne. Ceux qui nous -verront glisser sur le Grand-Canal nous prendront -pour des officiers autrichiens qui vont commander -l'exercice ; ils ne devineront pas le bonheur qui se -cache sous cette tenture de deuil.</p> - -<p>— Il faudra que Menico apprenne à manier la -rame vénitienne ; je ne veux pas qu'un valet étranger -soit en tiers dans nos secrets d'amour.</p> - -<p>— L'été, nous habiterons notre villa d'Albano. Le -parc est si grand, que nous ferons notre promenade -du matin, à cheval, sans sortir de chez nous.</p> - -<p>— Non, votre parc est public, et nos regards seraient -épiés par trop de monde.</p> - -<p>— Je le fermerai.</p> - -<p>— Je vous le défends! Que deviendraient les pauvres -gens qui ont l'habitude de s'y promener comme -des princes, et les petits paysans qui viennent vous -voler vos oranges? D'ailleurs je ne vois pas pourquoi -je serais toujours chez vous quand vous ne -parlez pas de venir chez moi. Nous passerons notre -été à Lariccia.</p> - -<p>— Et le parc fermé, où le trouverons-nous?</p> - -<p>— Vous serez quitte pour faire entourer de murs -le petit bois de quarante arpents.</p> - -<p>— Vous oubliez que Lariccia n'est pas à nous. -Permettez-vous que j'appelle Toto pour lui demander -s'il veut nous donner Lariccia?</p> - -<p>— Eh bien, nous n'irons pas à Lariccia. Je vous -emporterai dans l'île de Tibère et la mienne, et -vous habiterez, malgré vous, mon repaire de Capri. -Je parie que vous n'avez pas seulement vu Capri, -ignorant que vous êtes? Ah! c'est un beau pays. -J'y suis allée une fois, quand j'étais petite, et je -m'en souviens comme d'hier. Lorsqu'on est dans -le golfe de Naples, on voit une belle montagne -blanche, grise, rousse, de toutes couleurs, debout -au milieu de l'eau. Tous les rivages de l'île paraissent -droits comme des murs, et l'on cherche des -yeux une échelle de corde pour aborder ; mais il y -a une jolie petite marine où l'on débarque sans -danger au milieu des pêcheurs en caleçon blanc et -en bonnet rouge. Pour arriver à <i>mes</i> vignes et à -<i>mon</i> château, il faut gravir un escalier d'une lieue ; -mais vous avez de bonnes jambes, n'est-ce pas? La -maison est une tour carrée, blanche comme la -neige, avec un toit en terrasse et des fenêtres si -étroites que le soleil n'ose pas entrer chez nous. Les -vignerons habitent alentour, dans des cabanes tapissées -de pampres roux et de raisins noirs. Nous -avons deux grands palmiers devant notre porte : -leur ombre grêle se dessine en bleu sur les murs -de la maison. Quand j'étais enfant, je les prenais -pour des géants, avec leurs panaches. Vous verrez -les mûriers que mon grand-père a plantés, et le -gros figuier qui est sous ma fenêtre, tout peuplé de -nids de tourterelles! Aimez-vous le vin de Capri? -Non pas le rouge : il ressemble trop à du vin ; mais -le blanc, qui exhale ce joli parfum de violette? On -en récolte beaucoup sur <i>mes</i> terres, et mon cru est -le plus renommé de tout le pays. La bonne vie, -Lello! et comme nous serons heureux ensemble -sur notre rocher ; loin de Rome et du monde entier, -au milieu de nos braves paysans! Ils nous aimeront : -vous apporterez beaucoup d'argent pour les -faire riches, moi, je doterai toutes les filles sur mes -économies. Croyez-vous qu'une fois que nous serons -là, vous avec moi, moi avec vous, et nos enfants -autour de nous, nous aurons le courage de nous -exiler à Venise pour tout un hiver? Venise doit être -triste au mois de novembre : il y pleut à torrents : -les brouillards des lagunes me font peur ; -on ne connaît pas les brouillards dans notre chère -Capri!</p> - -<p>— Je t'aime, Tolla! nous resterons à Capri toute -notre vie.</p> - -<p>— L'hiver et l'été, n'est-il pas vrai! Dieu me -garde peut-être encore quinze années de beauté : -je ne veux être belle que pour toi.</p> - -<p>— Tu es un ange! Rome ne méritait pas de te -connaître. Est-ce que la ville entière ne devrait pas -être à tes genoux? Je m'indigne quand je pense -qu'il y a des jeunes gens assez aveugles pour admirer -une Bettina Negri et une Nadine Fratief. Et ces -petites sottes qui ont pu espérer qu'elles te voleraient -mon cœur! Elles seront bien punies lorsqu'elles -nous verront passer au Corso dans la même -voiture, ou galoper côte à côte dans les avenues de -la villa Borghèse, ou valser ensemble à l'ambassade -de France!</p> - -<p>— En ce temps-là, je ne serai pas obligée de -baisser les yeux quand vous paraîtrez dans un salon -pour vous regarder à la dérobée. J'entrerai fièrement, -au bras de mon Lello, les yeux attachés sur -ses yeux. C'est ma mère qui sera heureuse de se -montrer partout avec nous! Je ne ferai pas plus de -toilette qu'à présent ; non, je ne veux pas avoir -l'air d'une parvenue. D'ailleurs le blanc me va bien, -et puis je n'ai jamais aimé les bijoux.</p> - -<p>— Les bijoux ne serviraient qu'à cacher quelque -chose de votre beauté. Vous n'en porterez jamais. -J'excepte cependant les diamants de ma mère. Elle -m'a légué une rivière d'un grand prix, mais d'une -admirable simplicité. Ne voudrez-vous point porter -ces pauvres diamants pour l'amour de celle qui -n'est plus?</p> - -<p>— Je ferai ce que vous voudrez, Lello. Vous serez -mon maître, et vous aurez le droit de me mettre -un collier.</p> - -<p>— Nous irons à tous les bals, nous serons de -toutes les fêtes ; j'inviterai Rome à venir dans notre -palais assister à notre bonheur. Je voudrais pouvoir -vous montrer au monde entier. Nous voyagerons, -nous irons en France.</p> - -<p>— Quand vous aurez appris le français, mon -bien-aimé paresseux! En attendant, je vais voyager -seule, demain matin, sur la route de Lariccia.</p> - -<p>— Grâce à ce bienheureux choléra, que le ciel -confonde! »</p> - -<p>Tolla lui posa deux doigts sur la bouche :</p> - -<p>« Chut! et point de paroles de mauvais augure. -Promettez-moi seulement de veiller sur vous, d'éviter -soigneusement le danger, d'appeler le docteur -Ély au moindre symptôme, d'exécuter aveuglément -ses ordonnances, en un mot de conserver votre vie -comme une chose qui m'appartient.</p> - -<p>— Ne craignez rien Tolla, je suis sûr de ne point -mourir de cette horrible maladie.</p> - -<p>— Sûr? et pourquoi?</p> - -<p>— Parce que je mourrai d'amour et d'ennui le -jour de votre départ.</p> - -<p>— Non, monsieur ; le jour de mon départ vous -m'écrirez une longue lettre, et vous n'aurez pas le -temps de mourir.</p> - -<p>— Oui, certes, je vous écrirai, et par tous les -courriers, c'est-à-dire tous les deux jours. Longuement? -c'est ce que je ne sais pas encore. Je n'ai pas -été jusqu'ici grand barbouilleur de papier, et je -pense qu'en amour un baiser en dit plus long qu'une -lettre de quatre pages.</p> - -<p>— L'amour est un grand maître : il vous apprendra -l'art d'écrire. Souvenez-vous seulement que je -vous répondrai avec une exactitude judaïque : lettre -contre lettre, et page pour page. Mais chut! on nous -appelle. Voyez donc quelle heure il est. »</p> - -<p>Lello regarda sa montre et répondit avec stupéfaction : -« Minuit! » Il croyait causer depuis une -demi-heure.</p> - -<p>« Déjà! dit tristement Tolla.</p> - -<p>— Mais est-ce que vous avez envie de dormir?</p> - -<p>— Non. Et vous?</p> - -<p>— Moi! il me semble que nous sommes en plein -midi, que le ciel est peuplé de soleils, et que c'est -offenser Dieu que de s'aller coucher à l'heure qu'il -est.</p> - -<p>— Mais mon père et ma mère, qui n'ont ni vos -vingt-deux ans ni votre amour ont besoin de quelques -heures de repos. Adieu, Lello. »</p> - -<p>Lello se pencha sur elle pour la baiser au front. -Elle s'enfuit en lui criant : « Non, pas ici, devant -ma mère! »</p> - -<p>Le comte, la comtesse et Toto embrassèrent Manuel -Coromila, comme s'il eût déjà fait partie de la -famille. Tolla lui tendit les joues, puis elle lui prit -la tête dans ses deux mains, et l'embrassa à son -tour. Tout le monde le reconduisit à travers les appartements -jusqu'à la porte du palais.</p> - -<p>« Adieu, frère, lui dit Toto.</p> - -<p>— Venez nous voir à Lariccia, dit le comte.</p> - -<p>— Soignez-vous bien, ajouta la comtesse.</p> - -<p>— Vivez pour que je vive, » murmura Tolla.</p> - -<p>En ce moment, on entendit un sanglot qui semblait -sortir d'un instrument de cuivre. Menico, -caché derrière une colonne de marbre cipollin, prenait -sa part des émotions de la famille.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">V</h2> - - -<p>Le lendemain, à six heures du matin, l'heureux -Lello dormait à poings fermés, lorsque Tolla et ses -parents s'embarquèrent dans une grande chaise de -poste qui faisait de temps immémorial le voyage de -Lariccia. La comtesse et Tolla occupaient le fond -de la voiture, le comte et son fils étaient fort à -l'aise sur le devant ; les domestiques pendaient en -grappes alentour. Le cuisinier, le marmiton et le -palefrenier s'accrochaient de leur mieux au siége -du cocher, le camérier du comte, Amarella et Menico -s'empilaient sur le banc de derrière, et le soleil -oblique du matin chauffait vigoureusement tous ces -visages hâlés.</p> - -<p>Mlle Amarella était cette éternelle Romaine que -tous les peintres rapportent dans leurs cartons : -grande, belle, large, lourde et médiocrement faite, -avec une physionomie fière et stupide qui ne déparait -point sa figure. Son vrai nom était Maria, mais -elle devait à son humeur aigrelette le sobriquet -d'Amarella. Ses parents, pauvres journaliers de -Lariccia, lui avaient fait apprendre à coudre ; mais -c'était elle qui s'était élevée à la dignité de femme -de chambre. La nature, qui s'amuse quelquefois à -donner à une couturière des qualités d'hommes d'État, -l'avait douée d'une certaine ambition et d'une -remarquable persévérance. Ce qu'elle avait dépensé -de ruse pour entrer chez le comte et pour supplanter -sa devancière passe toute croyance. Mme Feraldi -racontait avec admiration comment Amarella, -peu de temps après son entrée dans la maison, -avait eu envie d'un vieux châle en crêpe de Chine, -autour duquel elle avait tourné deux ans et demi, -et qu'elle s'était fait donner à la fin sans l'avoir -demandé une seule fois. Cette patiente fille poursuivait -depuis une année un nouveau projet qu'elle -n'avait encore laissé entrevoir à personne : elle -voulait se marier, et elle avait jeté son dévolu sur -l'excellent Menico. Le jeune piqueur de buffles -avait une beauté mâle et robuste, faite pour séduire -une âme paysanne ; mais ce qui attirait surtout -Amarella, c'était la candeur de ce grand enfant, -en qui elle devinait des trésors de tendresse, -de dévouement et d'obéissance aveugle. Elle espérait -trouver en lui l'idéal de toutes les femmes : un -mari qui ferait trembler tout le monde et qui -tremblerait devant elle. Son plan était tracé à l'avance : -Menico reviendrait à Rome au mois de -novembre ; il succéderait au portier du palais Feraldi, -qu'on saurait bien faire chasser. Le mariage -se ferait en même temps que celui de mademoiselle, -peut-être dans six mois, dans un an au plus -tard ; le comte donnerait une dot ; le seigneur -Lello, dans l'ivresse de son bonheur, en offrirait -sans doute une seconde. Amarella, pour ne point -se séparer de son mari, resterait au service de la -comtesse. Elle organisait sa vie à l'avance, montait -sa maison, prenait une bonne d'enfant et un petit -domestique pour faire les courses, et menait le -même train que le concierge d'un prince ou le -suisse d'un cardinal.</p> - -<p>Cependant Menico, la tête appuyée sur l'épaule -du camérier, ronflait à l'unisson des roues de la -voiture. Sa femme en espérance le pinça familièrement -pour le réveiller.</p> - -<p>« <i>Aô!</i> Menico, Menicuccio, Cuccio! lui cria-t-elle -en épuisant tous les diminutifs de son nom, -nous voici à Tavolato, et les fiasques sont sur la -table. »</p> - -<p>Tavolato est un cabaret situé sur la route de Lariccia, -à deux lieues environ de la porte de Saint-Jean -de Latran. Les promeneurs s'y arrêtent, -comme à Ponte-Molle, pour vider quelques bouteilles -de vin d'Orvieto.</p> - -<p>Maîtres et valets descendirent sous une sorte de -hangar construit avec des branchages de lauriers-roses. -Le cabaretier apporta un pain bis, un fromage -de lait de jument et une douzaine de flacons -de verre blanc, au large ventre, au col effilé, bouchés -à la mode antique par une goutte d'huile et -une feuille de vigne, et remplis d'un petit vin blanc, -léger, sucré, limpide et joyeux. Tolla s'amusa à -déboucher les bouteilles et à enlever avec un petit -paquet d'étoupes la goutte d'huile qui ferme le goulot -et protége le vin contre le contact de l'air ; puis -elle remplit tous les verres, excepté le sien, et l'on -but en chœur à sa santé. Les douze flacons se vidèrent -comme par enchantement, et Menico en -prit sa bonne part, quoiqu'il ne bût que de la main -gauche. Il trouva même le temps d'engloutir une -livre de pain, tandis que Tolla émiettait sa part à -une nichée de poussins, accourus avec leur mère -sur les pas du cabaretier.</p> - -<p>Lorsqu'on remonta en voiture, Menico était de si -belle humeur, qu'Amarella crut le moment propice -à l'exécution de ses petits projets.</p> - -<p>« Il me semble, lui dit-elle, que tu ne détestes -pas l'orvieto?</p> - -<p>— Les prêtres ne défendent pas d'aimer le bon -vin, répondit sentencieusement Dominique.</p> - -<p>— En buvais-tu beaucoup à Lariccia?</p> - -<p>— Autant que j'en voulais boire.</p> - -<p>— Comment l'entends-tu?</p> - -<p>— Quand mademoiselle est à Lariccia, elle m'en -fait donner tous les soirs.</p> - -<p>— Mais quand mademoiselle n'y est pas?</p> - -<p>— Quand mademoiselle n'y est pas, je n'ai pas -soif. »</p> - -<p>Amarella partit d'un grand éclat de rire. Elle affectait -une grosse gaieté, quand elle ne savait que -dire et qu'elle voulait montrer ses dents.</p> - -<p>« Tu es un brave garçon d'aimer ainsi mademoiselle ; -mais je crois qu'elle te le rend bien.</p> - -<p>— Est-ce qu'elle t'a jamais parlé de moi?</p> - -<p>— Très-souvent. Elle dit que tu serais capable de -tuer un homme pour elle.</p> - -<p>— Un homme! Je tuerais un cardinal! »</p> - -<p>Amarella fit un signe de croix.</p> - -<p>« Mais, reprit-elle, tu dois bien t'ennuyer pendant -l'hiver, quand mademoiselle est à Rome et -que tu restes avec tes vilains buffles?</p> - -<p>— Un peu ; mais je trouve toujours le moyen de -me faire envoyer à la ville une ou deux fois dans un -hiver.</p> - -<p>— Sais-tu qu'ils sont très-laids, tes buffles, avec -leur peau galeuse, leur grosse tête et leur dos -bossu?</p> - -<p>— Oui ; mais moi, quand je galope derrière eux, -la lance à la main, dans une grande plaine nue, -en serrant mon cheval entre mes guêtres, il me -semble que je suis beau comme un Romain d'autrefois.</p> - -<p>— Mais lorsque tu reviens de Rome et que tu as -vu tant de palais et d'églises, comment peux-tu encore -regarder ce grand désert brûlé par le soleil, sans -herbe, sans arbres, sans maisons, où l'on ne rencontre -que des aqueducs écroulés et de vieilles -ruines de brique? Moi, je trouve cela affreux.</p> - -<p>— Horrible! ajouta le camérier, qui se piquait -d'avoir du goût.</p> - -<p>— C'est que vous avez vécu longtemps à la ville, -répondit sincèrement Menico ; moi, qui ne sais rien -et qui ai passé toute ma vie dans cette grande solitude -qui s'étend autour de Rome, j'aime ces plaines -brûlées, ce soleil ardent, ces ruines rouges, et jusqu'au -chant des cigales dont les ailes grises viennent -quelquefois me fouetter la figure. Quand je -suis triste, il me plaît de voir que tout est triste -autour de moi.</p> - -<p>— Et quand tu es gai?</p> - -<p>— Alors c'est autre chose. Je vois des fleurs sur -toute la terre, et les masures rouges deviennent -plus belles que des églises le jour de Pâques. Comprends-tu?</p> - -<p>— Tu regrettais donc tes herbages et tes masures -pendant les quatre mois que tu as passés à -Rome.</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— Pourquoi?</p> - -<p>— J'étais auprès de mademoiselle.</p> - -<p>— Et si mademoiselle t'appelait à Rome pour -toute la vie, y viendrais-tu?</p> - -<p>— De grand cœur.</p> - -<p>— Allons, mon Menico, tu mourras citoyen de la -grande ville.</p> - -<p>— Peut-être.</p> - -<p>— Et tes enfants seront de petits Romains.</p> - -<p>— Quels enfants? Je ne me marierai jamais. »</p> - -<p>Amarella se remit à rire, mais du bout des -dents.</p> - -<p>« Jamais! C'est tard. Et pourquoi?</p> - -<p>— Je n'ai pas le temps.</p> - -<p>— Explique-moi cela, je t'en supplie.</p> - -<p>— Rien de plus simple. Si j'épousais une femme, -je lui obéirais, n'est-ce pas?</p> - -<p>— Probablement.</p> - -<p>— Eh bien! on ne peut pas servir deux maîtres à -la fois. »</p> - -<p>Tandis que Dominique confessait si naïvement -son adoration pour sa maîtresse, la voiture roulait -sur la voie Appienne ; le Monte-Cavo se rapprochait -rapidement et Tolla, avant de s'engager dans la -route qui mène aux jardins et aux parcs d'Albano, -jetait un dernier coup d'œil à ces prairies desséchées -qui entourent la ville d'une ceinture de tristesse -et de désolation. Lorsqu'on suit cette route -pendant l'été, on est tenté de croire que la terre -d'Italie, partout si belle et si féconde, a été marquée -d'un fer rouge autour de Rome. La route ne traverse -que des terrains nus, hérissés d'herbes flétries, -divisés par quelques barrières de bois mal équarri, -et animés de loin en loin par la présence d'un bouvier -à cheval qui chasse une vingtaine de bœufs -blancs et de buffles noirs. On rencontre de temps -en temps un petit temple dépouillé de ses marbres, -un tombeau en ruine, ou les restes d'une villa où -les éperviers font leur nid. Mais Tolla prêtait à cette -solitude morte la vie, la jeunesse et l'amour qui -abondaient dans son âme. La joie dont elle était -pleine débordait sur tous les objets environnants, -ressuscitait les ruines et faisait reverdir la terre. -Elle comprit alors pour la première fois cette fiction -des poëtes, qui prétend que l'amour fait naître les -fleurs sous ses pas.</p> - -<p>La famille Feraldi traversa à dix heures la grande -rue de Lariccia. Vers le même moment, Lello s'habillait -pour aller voir Pippo Trasimeni : il avait -dormi sans débrider jusqu'à neuf heures.</p> - -<p>« Qui t'amène si matin? demanda Pippo en le -voyant entrer.</p> - -<p>— Le bonheur, mon ami! J'ai passé une soirée -comme les saints n'en ont pas souvent en paradis.</p> - -<p>— Bravo! Et comme je suis le seul à qui tu -puisses sans indiscrétion faire part de ta félicité, tu -m'apportes le trop plein de ton âme? Verse mon -ami, verse.</p> - -<p>— Ce n'est pas tout. J'ai un conseil à te demander.</p> - -<p>— Demandez et vous recevrez. C'est parole d'Évangile.</p> - -<p>— Mon cher Pippo, elle est partie.</p> - -<p>— Je le sais bien ; mais si c'est sur moi que tu -comptes pour la faire revenir…</p> - -<p>— Non. J'irai la voir un de ces jours : je l'ai promis -à son père. Nous prendrons rendez-vous à -Albano. Voudras-tu être du voyage?</p> - -<p>— De grand cœur ; aujourd'hui, demain, pourvu -que je ne sois pas de service.</p> - -<p>— Non, plus tard : je ne veux pas faire d'imprudence ; -mais en attendant, il faut… Ne te moque -pas de moi ; j'ai promis de lui écrire.</p> - -<p>— Eh bien?</p> - -<p>— Par tous les courriers.</p> - -<p>— Après!</p> - -<p>— A dater d'aujourd'hui.</p> - -<p>— Où est le mal?</p> - -<p>— Si j'avais déjà reçu une lettre d'elle, je ne -serais pas en peine : je lui répondrais paragraphe -par paragraphe ; mais tu sais combien j'ai peu l'habitude -d'écrire, et je voudrais…</p> - -<p>— Quoi? me prendre pour secrétaire? demanda -Philippe en riant aux éclats. Grand merci! Je te -ferai des vers tant que tu voudras, parce que tu -n'en voudras pas tous les deux jours, et parce que -je tiens pour démontré que tu n'es pas capable d'en -faire ; mais, comme tout homme qui a appris à -écrire est capable de faire de la prose, j'espère bien -que tu sauras te passer de moi.</p> - -<p>— Sans doute, et si tu attendais les demandes -pour faire les réponses, tu saurais que je ne veux -de toi qu'un simple conseil. Je prendrai le style -familier, n'est-ce pas? Je lui parlerai un peu de -tout, de l'état sanitaire, des bals, de ce qui me sera -arrivé dans la journée, de…</p> - -<p>— En deux mots, mon cher, parle-lui d'elle et -de toi. C'est le texte invariable de toutes les lettres -d'amour, depuis l'antiquité la plus reculée.</p> - -<p>— Et puis-je me permettre de la tutoyer? Je lui -ai dit <i>tu</i>, hier au soir, dans la chaleur du discours ; -mais peut-être dans une lettre le <i>vous</i> serait-il plus -de saison?</p> - -<p>— Mon cher Lello, le <i>vous</i> est une invention des -Romains de la décadence. Il équivalait, dans l'origine, -à un long compliment ainsi conçu : « Homme, -tu as tant de vertu, de puissance et de gloire, que -tu n'es pas un seul homme, mais dix ou douze -hommes réunis en faisceau. Agréez mon respectueux -hommage. » Tous les peuples qui pensent -qu'un homme en vaut un autre et que le maître -n'est pas à son domestique comme la dizaine à -l'unité ont gardé le <i>tu</i>. Les premiers chrétiens se -tutoyaient, les apôtres tutoyaient le Sauveur, tandis -qu'un pair d'Angleterre dit <i>vous</i> à son chien, sans -doute pour indiquer qu'il le respecte autant qu'une -meute entière. Décide maintenant si tu dois dire -<i>vous</i> à ta maîtresse.</p> - -<p>— Non, par Bacchus! Tu es un homme de bon -conseil. Adieu, merci ; je vais écrire. »</p> - -<p>Il courut au palais Coromila, s'enferma à double -tour dans sa chambre, de peur de surprise, et -écrivit en moins de trois heures la lettre suivante :</p> - -<blockquote> -<p class="ind">« Ma chère Vittoria,</p> - -<p>« Il n'y a pas à dire, il faut que ce soit moi qui -écrive le premier. Eh bien! soit, puisque cette lettre -m'en attirera une de ta main.</p> - -<p>« Je me suis demandé si je devais t'écrire en -<i>vous</i> ou en <i>tu</i>, mais il m'a semblé que le <i>tu</i> convenait -mieux entre deux personnes qui s'aiment. Va -donc pour le <i>tu</i>.</p> - -<p>« Ce soir, c'est le jour de la comtesse Sutry. -Il faudra y aller danser, etc. (etc. ne veut pas dire : -faire l'amour) ; mais avec qui dansera-t-on? Avec -personne, ou avec des laides, comme la B… ou la -M… Si l'on joue, je jouerai, et, moyennant un petit -sacrifice de huit ou dix écus, j'assurerai ta tranquillité -et la mienne, car tu n'auras pas de reproches -à me faire. Baste! dans ma lettre de samedi, -je te rendrai compte de tout.</p> - -<p>« On meurt toujours assez gaillardement. Du -reste, rien de nouveau depuis hier. On dit qu'il y a -eu un cas de choléra dans les environs de Lariccia. -Je voudrais que cela fût vrai : la peur, qui a chassé -monsieur ton père, nous le ramènerait incontinent. -On parle de deux cas à Frascati.</p> - -<p>« A propos de Frascati, j'espère que tu ne fréquenteras -pas ce pays-là. Il s'y trouve en ce moment -un certain petit homme brun foncé qui arrive -d'Ancône et qui a naguère témoigné pour toi une -vive sympathie. Son nom commence par un <i>m</i> et -finit par un <i>i</i>. Je ne voudrais pas que le voisinage -fît naître quelque petit amour, qui ferait écrire -quelques petites lettres, qui feraient… Mais allons! -je crois que je puis me fier à toi.</p> - -<p>« Adresse ta réponse à Manuel Miracolo. J'avais -d'abord pensé à Romilaco ; mais le pseudonyme serait -trop transparent. Je crois que les gens de la -poste ne reconnaîtront pas Coromila dans Miracolo.</p> - -<p>« Adieu, il est tard : on m'attend dans le cabinet -de mon père. Je te laisse : tu peux croire avec -quel regret! Mes respects à ta mère et à ton père ; -j'embrasse Toto. Je ne te presse pas de me répondre -sans retard : je suis sûr que la recommandation -serait inutile, et c'est dans cet espoir que je me dis -pour la vie ton très-affectionné et sincère</p> - -<p class="sign">« <span class="sc">Lello</span>. »</p> -</blockquote> - -<p>Les Feraldi dévorèrent en famille cette singulière -lettre d'amour, où la pauvreté d'esprit engendrait -la froideur, et où la gaucherie se cachait de son -mieux sous un air cavalier. Lecture faite, le père -haussa les épaules et dit en souriant : « Bavardage -d'amoureux! » La mère répéta avec une complaisance -visible les deux derniers mots : <i lang="it" xml:lang="it">affezionatissimo -vero!</i> Le frère garda ses impressions pour lui ; -il savait de longue main que Lello n'était pas un -aigle ; il avait tremblé à l'idée de cette correspondance, -qui pourrait refroidir le cœur de son futur -beau-frère en épuisant ce qu'il avait d'esprit. Il -savait que les hommes de tout âge sont de grands -écoliers qui pardonnent rarement à ceux ou à celles -qui leur ont donné des <i lang="la" xml:lang="la">pensums</i> ; mais, à tout prendre, -il n'était pas mécontent du premier <i lang="la" xml:lang="la">pensum</i> de -Lello.</p> - -<p>Tolla était au comble de la joie. Elle ne jugeait -point la lettre de son Lello, et comment l'aurait-elle -jugée? Elle la baisait, elle la serrait sur son -cœur, elle lui parlait, elle l'approchait de son oreille, -comme si le papier avait pu lui répondre. Tout lui -semblait admirable dans cette chère petite lettre : -le papier était d'un beau blanc, l'encre d'un beau -bleu, la cire d'une odeur exquise, et le style à l'avenant. -Si quelqu'un s'étonne qu'une fille spirituelle, -instruite et délicate puisse se tromper à ce point et -baiser avec enthousiasme une lettre assez sotte et -presque impertinente, je répondrai que c'était sa -première lettre d'amour, et qu'une première lettre -est toujours jugée avec indulgence, fût-elle adressée -à une duchesse et écrite par un commis voyageur. -Tolla lui renvoya, sans chercher ses mots, une -lettre de douze pages, qui était moins une réponse -qu'un <i lang="la" xml:lang="la">post-scriptum</i> ajouté à une longue conversation -du jardin. C'était un récit détaillé de tous les -sentiments qui avaient traversé son cœur durant -deux longues journées, la suite de ses pensées d'amour, -qui s'enchaînaient l'une à l'autre comme les -anneaux d'un collier d'or. La route lui avait parlé -de Lello ; elle avait entendu son nom dans le bruit -des roues de la voiture : arrivée, elle avait parlé de -lui à tout ce qui l'entourait, à la maison, au jardin, -aux meubles de sa petite chambre, aux vieux arbres, -confidents de ses premiers secrets. Le lendemain -matin, en attendant l'arrivée de la poste, elle -avait poussé jusqu'à Albano, seule, à cheval, par -le petit sentier du ravin, pour donner un coup -d'œil à la villa Coromila. Elle avait trouvé la porte -ouverte à deux battants, comme si la maison eût -attendu sa future maîtresse. Jamais le parc ne lui -avait paru si beau. Les grands chênes avaient l'air -de se ranger au bord des avenues, comme de fidèles -serviteurs, pour lui rendre hommage. Elle les -avait passés en revue en les saluant de la main. -Elle avait rencontré une vieille femme qui ramassait -du bois mort ; elle lui avait donné de quoi se -chauffer tout l'hiver. Deux bambins qui tentaient -l'escalade d'un poirier s'étaient enfuis à son approche ; -elle avait cueilli des poires pour les leur jeter. -Elle avait découvert au fond du parc, à une demi-lieue -de la maison, une charmante retraite ; c'était -un massif de grands buis, de troênes et de lauriers. -Il fallait absolument y construire un cabinet de -travail. C'était là qu'elle enseignerait le français à -son roi fainéant : cette partie du jardin prendrait -désormais le nom d'Académie de France.</p> - -<p>La lettre se terminait par une page entière d'un -délicieux radotage d'amour, intraduisible dans une -langue aussi précise que la nôtre. C'étaient des superlatifs -impossibles, un mélange bizarre d'adjectifs -entrelacés, un chaste et pur dévergondage de -style, une prose poétique aussi fraîche que la rosée -du printemps, aussi sonore que le bruit des baisers, -un hymne à la créature où le Créateur n'était pas -oublié : l'aveu virginal d'une passion sans tache et -d'un bonheur sans remords.</p> - -<p>Le croira-t-on? lorsqu'elle relut sa lettre, elle la -trouva froide. Elle aurait voulu pouvoir écrire -comme Lello.</p> - -<p>Voici la réponse qu'elle reçut :</p> - -<blockquote> -<p class="date">« Rome, 19 août 1837.</p> - -<p class="ind">« Ma chère Tolla,</p> - -<p>« La poste ne donne pas encore de lettres. J'en -suis donc à attendre ta réponse à ma lettre du -17 courant ; mais, pour gagner du temps, je commence -toujours à t'écrire. Si ta lettre m'arrive ensuite, -je t'en accuserai réception.</p> - -<p>« Il y a un vieux proverbe qui dit : Le diable est -plus laid en peinture qu'en réalité. J'espérais qu'il -en serait de même de ton absence, et je croyais -pouvoir m'y faire ; mais je vois bien que le proverbe -a menti, car je suis comme un poisson hors de -l'eau. J'ai passé hier devant ta maison, et je me suis -senti tout mélancolique en voyant les volets fermés. -J'ai pensé à nos causeries, à nos promenades, etc. -Et tout cela est suspendu! Pour combien de temps? -Pour un mois. En vérité, c'est un peu bien long ; -mais il faut s'y résigner, d'autant plus que ce mois -de prudence portera ses fruits dans l'avenir.</p> - -<p>« J'espérais aller te voir lundi ; mais, si tu veux -bien le permettre, nous remettrons la partie à -jeudi. D'abord je serai plus libre, et je pourrai -rester plus longtemps ; puis nous ne saurions avoir -trop de prudence, et je crains d'éveiller les soupçons.</p> - -<p>« Je voudrais te dire une infinité de choses, -mais il vaut mieux les réserver pour notre première -conversation, qui sera, je te le promets, longue et -bonne.</p> - -<p>« Passons à la soirée de la comtesse Sutry. J'y -suis allé sur les neuf heures et demie. J'ai fait un -whist avec mon oncle le colonel. J'ai perdu une -douzaine de fiches à dix sous, et j'ai quitté le jeu -vers onze heures. J'ai passé dans le grand salon et -je suis tombé au milieu d'une contredanse. Les -danseuses étaient la B…, la L…, la D…, et mademoiselle -la fille de Mme Fratief. Je restai spectateur -indifférent. La générale accourut à moi, dès -qu'elle m'aperçut, en criant : « Ah! cher prince! -Il faut que je vous raconte ce qui nous arrive : -une histoire épouvantable! L'Anglais qui demeure -dans notre maison, au-dessus de nous, prétend -qu'on lui a volé un fusil ; il a fait venir la police : -on a eu l'indélicatesse de fouiller la chambre de -mon domestique. J'ai eu beau dire que Cocomero -était un honnête homme, que mes gens n'étaient -pas capables d'une mauvaise action : vos sbires -sont des malotrus. Ils ont retourné le lit de ce -pauvre garçon, qui pleurait comme un enfant de -se voir injustement menacé. Mais ils n'ont rien -trouvé ; j'en étais bien sûre. Croyez-vous que je -ferais bien de me plaindre au cardinal-vicaire? » -Enfin des jérémiades dont je suis encore assourdi. A -ce moment j'entendis les premières mesures d'une -certaine valse de ma connaissance et de la tienne ; -mais, comme j'aurais été forcé de danser avec la -chère Nadine, je fis la sourde oreille. Mon indifférence -fut fatale à la valse : le piano s'arrêta, et l'on -ne dansa plus. Mme Fratief partit avec sa fille : elle -comptait sur moi pour la reconduire ; mais je me -contentai de lui faire un profond salut et de dire -à son intention la <i>prière pour les voyageurs</i>. Ai-je -bien fait, mon maître?</p> - -<p>« Et maintenant parlons un peu du choléra.</p> - -<p>« Le fléau a complétement disparu dans le Borgo ; -il règne à la place Montanara et à la via Margutta, -et il commence à faire son chemin dans le Corso. -J'ai un peu de peur ; mais, à force de précautions, -j'espère échapper. Ne crains rien, et si par accident -le courrier arrive un jour sans t'apporter de -lettre, ne va pas te figurer pour cela que je suis -mort.</p> - -<p>« Je termine ici la première partie de ma lettre ; -si je reçois la tienne après dîner, j'ajouterai un <i lang="la" xml:lang="la">post-scriptum</i>. -Mes respects à tes parents : embrasse ton -frère pour moi.</p> - -<p>« Je suis avec tendresse ton affectionné.</p> - -<p class="sign">« <span class="sc">Lello.</span></p> - -<p>« <i>P. S.</i> J'ai reçu ta lettre, et je te laisse à penser -si elle m'a été agréable. »</p> -</blockquote> - -<p>Cette correspondance se prolongea, sans incident -notable, jusqu'aux derniers jours de septembre. -Tolla écrivait des lettres adorables, et adorait aveuglément -les lettres médiocres de Lello. Toto, en observateur -froid et judicieux, relevait à part lui dans -les lettres du jeune Coromila tous les passages qui -pouvaient l'éclairer sur l'état de son cœur ou sur la -solidité de son caractère.</p> - -<p>Il remarqua bientôt dans le style une fatigue sensible. -Le 22 août, Lello, charmé d'avoir pu écrire -une longue lettre, s'écriait avec enthousiasme :</p> - -<p>« Comment! je suis au bout de ma feuille de papier! -allons, je vais écrire en travers. Eh bien! non, -j'ajouterai une feuille. De cette façon j'écrirai deux -fois plus qu'à l'ordinaire. Te souviens-tu qu'un certain -soir je m'accusais de n'être pas grand barbouilleur -de papier? Le fait est que tout cela a toujours été -mon défaut ; mais, quand j'écris à toi, je ne sais à -quoi cela tient, je ne m'épuise jamais, et je trouve -toujours du nouveau à te dire. Qui m'expliquera -cette énigme? »</p> - -<p>Le 15 septembre cette fécondité était bien épuisée. -Il écrivait :</p> - -<p>« Sais-tu que c'est un supplice terrible que d'improviser -une lettre de but en blanc, sans savoir à -quoi répondre? Le langage de l'amour est fécond, -j'en conviens, mais dans la conversation, et non -dans la correspondance. Si tu étais ici, je saurais -que dire, mais si je t'écris que je t'aime, c'est chose -dite et redite ; que je te suis fidèle, c'est chose trop -évidente ; que je désire ton retour, c'est un sujet -tellement rebattu qu'il ne reste plus qu'à jurer -comme un païen en voyant que tu ne reviens pas. -Que dire? mon Dieu! que dire?</p> - -<p>« Je te dirai premièrement que le choléra… »</p> - -<p>Le choléra, comme on l'a déjà vu, tenait une -grande place dans cette correspondance amoureuse, -et les lettres de Lello pourront servir un jour à l'histoire -du choléra de 1837. Lello racontait toutes les -phases du fléau en observateur exact, et toutes les -émotions qu'il en ressentait, en psychologue sans vanité. -Il avait cette naïveté des peuples du Midi, qui -ne rougissent ni de leurs terreurs ni de leurs larmes.</p> - -<p>« Le choléra, écrivait-il le 24 août, continue sa -moisson de chrétiens ; on dit qu'hier nous allions -un peu mieux : on a vu moins de communions et -d'enterrements que les jours passés. Je te confesse -que j'ai grand'peur, non que je sois malade, je me -sens comme un taureau ; mais d'entendre dire : -« Un tel jouait hier à l'écarté, on l'enterre aujourd'hui ; -une telle était hier à la promenade, elle -sera ce soir au cimetière » : tout cela m'a jeté dans -une sombre mélancolie. La pensée de ma Tolla me -soutient, mais quelquefois elle ajoute à ma tristesse. -Je me dis : « Serai-je vivant demain pour recevoir -sa lettre? la reverrai-je jamais? que deviendra-t-elle -si je meurs? » et la mélancolie est si forte -qu'elle m'arrache des larmes. N'y pensons plus, -gai! gai!</p> - -<p>« Oui, gai! gai! cela est facile à dire ; mais il -faudrait pouvoir être gai. Une centaine de morts par -jour, et des personnes de connaissance : la princesse -Massimi, la princesse Chigi, et tant d'autres! »</p> - -<p>Une semblable correspondance n'était pas faite -pour rassurer la famille Feraldi. La peur du mal -donna à la pauvre comtesse une légère indisposition. -Dès que Manuel en fut informé, il écrivit à Tolla :</p> - -<p>« J'ai appris avec déplaisir que ta mère avait des -douleurs d'entrailles. Pour l'amour de Dieu, dis-lui -de se soigner, et à la moindre diarrhée fais-lui faire -de la pulpe de tamarin pour tisane et de l'eau de riz -pour lavement. C'est l'ordonnance du docteur Ély.</p> - -<p>« Ce matin j'ai été pris d'une peur affreuse : j'avais -des coliques. J'ai cru sans hésiter à une attaque -de choléra et j'ai demandé de l'eau de riz ; mais, -tandis qu'elle se faisait, mon mal s'est passé, et j'ai -envoyé tous les remèdes au diable. »</p> - -<p>De tels détails insérés dans une lettre d'amour -n'ont rien de choquant en Italie, et Tolla remercia -avec effusion son cher Lello de l'intérêt qu'il prenait -à la santé de la comtesse.</p> - -<p>Toto, qui observait en même temps sa sœur et -Coromila, s'aperçut que de jour en jour cette excellente -fille s'attachait davantage à son amant, par -toutes les craintes qu'il lui avait données et les dangers -qu'il avait courus.</p> - -<p>Quelquefois, pour faire trêve aux pressentiments -sinistres, Lello parlait de ses espérances et de ses -projets pour l'avenir. Tantôt il offrait à Dieu ses -ennuis présents, et lui demandait en échange un -bonheur parfait ; tantôt il énumérait un à un les plaisirs -qu'il se promettait pour l'hiver prochain. Toto -aurait voulu qu'il comptât un peu plus sur lui-même, -au lieu de s'en remettre à la Providence. -« Patience! écrivait Lello (Toto l'aurait voulu moins -patient) ; offrons nos tribulations à Dieu, et, en -échange du sacrifice qu'il nous impose, il nous -donnera une parfaite félicité. Je me repais déjà de -la pensée de ces jours où nous serons heureux ensemble, -où ensemble nous remercierons Dieu de -nous avoir assistés dans nos besoins et récompensés -de nos souffrances. O douce idée! »</p> - -<p>« Voilà des rêveries bien creuses et des espérances -bien vagues, pensait le sage Toto Feraldi.</p> - -<p>« Je songe, écrivait Lello, je songe à l'hiver prochain, -aux visites que je te ferai dans ta loge à l'Opéra, -aux réunions choisies où nous nous verrons -sans oublier la prudence (trop de prudence! pensait -Toto), aux cotillons, aux contredanses, aux -petites jalousies qui naîtront dans ton cœur ou dans -le mien, aux journées pluvieuses que nous passerons -chez toi, et à tant d'autres belles choses dont -l'énumération serait trop longue. »</p> - -<p>« Il ne parle pas de mariage! » murmurait intérieurement -le frère de Tolla.</p> - -<p>Un jour, Tolla lut en pleurant de joie ce passage -d'une lettre de Lello :</p> - -<p>« Tu peux imaginer ou plutôt tu dois savoir -comme un amant s'attache à tout ce qui vient de la -personne aimée ; mais ce que tu n'imagineras jamais, -c'est l'attachement que j'ai pour tes lettres.</p> - -<p>« Sache que j'ai commandé à Castellani une cassette -de noyer poli, avec une magnifique serrure qui -s'ouvrira avec une clef d'or suspendue à un anneau -d'or : le tout me coûtera une vingtaine de sequins, -et pourquoi? pour serrer tes lettres, qu'un jour, -s'il plaît à Dieu, nous relirons ensemble. »</p> - -<p>Toto ne fit aucune objection aux larmes de sa -sœur ; mais il eût mieux aimé de ne pas savoir le -prix de la cassette.</p> - -<p>Depuis le départ de la famille Feraldi, Lello promettait -de faire le voyage d'Albano. Tolla, avertie -la veille, monterait à cheval avec sa mère, et l'on -se rencontrerait par hasard aux environs du tombeau -des Horaces. Malgré les instances de Tolla et -l'empressement de Pippo, qui devait être de la partie, -ce voyage resta six semaines à l'état de projet. -Lello avait peur d'éveiller les soupçons. Il était surveillé -par trois ou quatre personnes, et il croyait -avoir cent espions à ses trousses. Mme Fratief et sa -fille lui tendirent plusieurs piéges dans l'espoir de -lui faire avouer sa correspondance avec les Feraldi ; -mais il prit si habilement ses mesures, il sut -si bien faire l'ignorant, l'<i>Indien</i>, comme on dit à -Rome, qu'elles n'obtinrent aucune preuve contre -lui. Ces petits complots le mirent en fureur. Il écrivait -à Tolla : « Cette Nadine! j'ai envie de lui faire -la cour, de la rendre folle de moi, et de lui infliger -une mystification qui la forcera d'entrer au couvent -pour le moins! Mais non, tu n'aurais qu'à prendre -de la jalousie ; et puis on jaserait sur moi. » Ses -amis et les anciens compagnons de ses plaisirs le -savaient amoureux : il n'était plus de leurs parties. -Mais il se gardait de prononcer devant eux le nom -de Tolla. Un jour, son valet de chambre lui remit, -en présence de sept ou huit jeunes gens, une lettre -de Lariccia. Tous ces jeunes fous lui crièrent à la -fois : « De qui? de qui? » Il répondit en mettant la -lettre dans sa poche : « C'est d'un abbé! » Il racontait -à sa maîtresse, avec une satisfaction visible, ces -petits succès de dissimulation : cacher son bonheur -est un plaisir italien. Il se cachait aussi de sa famille, -mais pour des causes différentes : il avait -peur de ses oncles et de son père.</p> - -<p>« Je voudrais t'écrire plus longuement, disait-il -un jour à Tolla ; mais je suis entouré d'espions, -mon père me fait appeler à chaque instant, et, -lorsque je monte chez lui, je n'aime point à laisser -sur mon bureau ma lettre commencée. Je jette tout -dans un tiroir, et je prends la clef dans ma poche. -Au moment où je t'écris, je suis enfermé à double -tour dans ma chambre, quoiqu'il n'y entre pas un -chat ; mais on ne saurait trop prendre de précautions. »</p> - -<p>« Pauvre garçon! disait Tolla.</p> - -<p>— Poltron! » pensait Toto.</p> - -<p>Les derniers jours de septembre parurent bien -longs à toute la maison Feraldi. Lello promettait -toujours de venir et ne venait jamais. Il alléguait -deux grandes affaires dont il attendait le dénoûment. -« Quand vous saurez ce qui m'a retenu, écrivait-il -à la comtesse, vous ne regretterez pas le -temps perdu. Notre bonheur avance à grands pas, -et, le jour où nous nous verrons à Albano, je vous -porterai de bonnes nouvelles. » Pippo Trasimeni -avait écrit, de son côté, qu'il lui tardait fort de venir -serrer la main à Tolla, mais que Lello se faisait -trop tirer l'oreille. Il fondait une sorte d'association -de charité, et les convocations, les assemblées, les -quêtes et les circulaires prenaient le plus clair de -son temps. Il avait l'air de traiter encore une autre -affaire avec son oncle le chevalier et son frère aîné, -qui était revenu de Venise ; mais aucun ami de la -famille n'était dans le secret, excepté un Français, -monsignor Rouquette, secrétaire particulier du cardinal-vicaire.</p> - -<p>Le 29 septembre, à huit heures du soir, on relisait -en commun la correspondance de Lello dans la -chambre du comte, autour d'un petit feu clairet où -Toto jetait de temps à autre une poignée de sarments. -La famille entière, sans excepter Tolla, était -en proie à une sorte de malaise qui ressemblait -beaucoup à de la tristesse. Le comte relevait tout -haut les expressions ambiguës, les phrases équivoques -et les symptômes d'indifférence épars dans -toutes ces lettres. La comtesse et Tolla prenaient la -défense de Lello. Toto ne donnait point son avis, il -aurait eu trop à dire ; mais il offrait de partir pour -Rome et d'aller voir par lui-même ce qu'on pouvait -encore espérer. La comtesse ne voulait pas -exposer son fils à ce voyage, tant qu'il serait question -du choléra ; mais ne pouvait-on pas envoyer -un homme intelligent et dévoué, par exemple Menico? -Si l'on apprenait que Lello avait cédé à -l'influence de sa famille, de ses amis ou d'une -maîtresse, on verrait à se pourvoir ailleurs. Tolla -trouverait des amis à choisir. Elle n'avait que vingt -ans et un mois ; sa beauté était dans tout son éclat, -sa réputation intacte : Lello, en évitant de se compromettre, -ne l'avait point compromise. Morandi -d'Ancône était venu passer l'automne à Frascati, -chez la vieille comtesse Pisani. Peut-être serait-il -disposé à reprendre les négociations.</p> - -<p>Tolla se récriait à cette seule idée. Elle jurait -d'épouser le cloître ou Lello.</p> - -<p>Ces débats furent interrompus par l'arrivée du -valet de chambre de Lello qui apportait une longue -lettre de son maître. Menico, qui revenait des -champs, fut chargé de conduire le messager à la -cuisine et de lui faire fête. Tolla déchira vivement -l'enveloppe, et lut à haute voix la lettre suivante :</p> - -<blockquote> -<p>« Grandes nouvelles, ma chère Tolla, et bonnes -nouvelles! Je commence à croire que Dieu nous -protége et que notre bonheur est assuré. <i lang="la" xml:lang="la">Te Deum -laudamus!</i></p> - -<p>« Sache d'abord que, moi qui ne songe jamais à -rien, j'ai eu l'idée de fonder un grand hospice pour -les orphelins du choléra. Cette idée, il fallait la -mettre à exécution sans argent, sans local, sans -rien! J'ai donc surmonté ma timidité naturelle ; je -me suis fait actif, remuant et presque effronté. J'ai -parlé à trois ou quatre cardinaux ; ils ont soumis -mon projet au saint-père, qui l'a approuvé des -deux mains. J'ai formé un comité, nous avons organisé -des quêtes dans toutes les églises et même -dans les maisons. Tu te demandes comment un -paresseux tel que moi a pu prendre tant de peine? -Tu ne t'étonneras plus de rien quand tu sauras que -c'était à ton intention. Et comment? On m'avait -prédit que cette bonne œuvre attirerait la bénédiction -du ciel sur mes fils (entends-tu? mes fils!) et -que, si je parvenais à mener à fin cette entreprise, -j'obtiendrais la chose que je désire le plus ardemment. -Figure-toi si je m'y suis mis de tout mon -cœur! Et j'ai réussi!… »</p> -</blockquote> - -<p>« Qu'il est bon! murmura Tolla en s'essuyant les -yeux.</p> - -<p>— Je n'ai jamais dit qu'il fût méchant, répondit -le comte.</p> - -<p>— Oui, fais amende honorable, répliqua la comtesse.</p> - -<p>— Achevons vite, dit Toto ; ce n'est pas là cette -grande nouvelle qu'il nous promet. »</p> - -<p>Tolla continua.</p> - -<blockquote> -<p>« La récompense ne s'est pas fait attendre. Tu -sais que mon frère s'est amouraché à Venise de la -fille d'un petit banquier qui n'est pas même noble. -Il jurait de l'épouser, et cette fantaisie mettait mon -père au désespoir. Il dicta à mon oncle le colonel une -lettre sévère à laquelle mon frère fit une réponse -fort impertinente, disant que si on ne lui permettait -pas le mariage public, il trouverait assez de -prêtres pour le marier secrètement ; qu'il avait -donné sa parole, et qu'il faisait plus de cas de son -honneur personnel que de la vanité de la famille ; -enfin qu'il ne s'effrayait point des menaces, puisqu'on -ne pouvait le déshériter de son majorat. Je -fus scandalisé, comme tout le monde, du langage -de mon frère, et je devinai aisément que, s'il persistait -à mécontenter la famille, je ne pourrais de -longtemps obtenir ce bienheureux consentement -auquel nous aspirons. Le cardinal et le colonel me -surent gré des sentiments que je témoignais, et ils -redoublèrent pour moi les marques de leur amitié. -Monsignor Rouquette, cet ami du colonel, dont -l'esprit et la gaieté sont si célèbres dans Rome, vint -un jour me voir. C'était dans la dernière quinzaine -du mois d'août, peu de temps après ton départ. Il -me félicita des bons sentiments où il me voyait, et -me dit en confidence que la conduite de mon frère -pouvait me faire le plus grand tort. Je feignis de ne -pas comprendre le sens de ses paroles. « Votre -frère, me répondit-il, était destiné de tout temps -à une grande alliance, et nous espérions lui voir -épouser la fille d'un très-riche pair d'Angleterre. -S'il avait répondu à l'attente de ses parents et de -ses amis, vous, son cadet, qui ne porterez point le -titre de prince, vous auriez pu vous marier suivant -votre penchant, que je ne connais pas, soit -dans une famille princière, soit dans une famille -de simple noblesse, soit avec une riche héritière, -soit avec une fille sans dot ; mais, si votre aîné se -mésallie, vous comprenez que toute l'ambition de -la famille se reportera sur vous, et que le prince -votre père y regardera à deux fois avant de vous -accorder son consentement. Il ne souffrira jamais -que cette immense fortune que lui ont léguée ses -ancêtres se disperse après sa mort. Or, notez que, -si vous et votre frère vous alliez épouser deux -dots de trois ou quatre cent mille francs, pour -peu que vos enfants suivissent cet exemple, la -branche des Coromila-Borghi serait dans la misère -à la troisième génération. »</p> - -<p>« Je fus frappé de la sagesse de ce raisonnement, -et je déplorai amèrement la folie de mon -frère, qui portait un si rude coup à nos chères espérances. -Je serrai les mains de cet excellent monsignor, -et je le suppliai d'user de toute son influence -sur mon frère pour l'amener à des idées plus raisonnables.</p> - -<p>« Vous pouvez m'y aider, me dit-il en souriant.</p> - -<p>« — Et comment, s'il vous plaît? Est-ce au cadet -à conseiller son aîné?</p> - -<p>« — Oui, quand le cadet est l'aîné par la sagesse.</p> - -<p>« — Et qui vous dit que je sois plus sage que -mon frère?</p> - -<p>« — J'en suis sûr, et je vous connais. Vous êtes -assez désintéressé pour épouser une personne -sans fortune, mais vous êtes trop gentilhomme -et vous avez l'âme trop grande pour vous allier à -une bourgeoise. »</p> - -<p>« J'avouai, en rougissant de l'éloge, qu'il avait dit -la vérité. Il reprit vivement :</p> - -<p>« Je ne vous demande pas d'envoyer un sermon -à votre frère : vous n'avez ni l'âge ni la tournure -d'un prédicateur ; mais qui vous empêcherait de -lui écrire qu'on se raille de lui dans tous les salons -de Rome ; que les jeunes gens racontent en -riant qu'il est enchaîné aux pieds d'une Omphale -bourgeoise ; qu'on tourne en ridicule sa constance -et ses soupirs ; qu'on assure qu'il n'ose pas -quitter Venise, parce que sa maîtresse le lui a -défendu, qu'il n'a pas le droit de sortir de la ville -pour plus de vingt-quatre heures, et qu'il mourrait -foudroyé d'un regard s'il se hasardait à -mettre le pied sur la terre ferme? Ajoutez, et c'est -chose vraie, que de tous les adorateurs de sa maîtresse, -il est le seul qu'elle traite aussi sévèrement. -Arrangez tout cela comme il vous plaira ; -vous êtes homme d'esprit, et je n'ai rien à vous -conseiller. »</p> - -<p>« J'écrivis en sa présence une longue lettre de -quatre pages, assez bien tournée ; je le dis sans vanité. -Mon père me félicita chaudement, et mon -oncle me dit en m'embrassant : « Je me souviendrai -de ce que tu viens de faire, et quand tu auras -besoin de mon appui ou de ma bourse, compte -sur moi! »</p> - -<p>« Je lui répondis hardiment que bientôt peut-être -j'aurais besoin de son appui.</p> - -<p>« Je te devine, répondit-il en souriant. Eh bien! -je ne m'en dédis pas, compte sur moi. »</p> - -<p>« Deux jours après le départ de ma lettre, monsignor -Rouquette se mit en route pour Venise. Il -vit mon frère, lui prêta de l'argent, l'invita à quelques -parties ; ce brave monsignor est un bon vivant -dans la force du terme. Mon frère trouva tant de -plaisir dans sa compagnie, qu'il consentit à le suivre -dans un petit voyage à Trévise. Cette promenade -devait durer quatre jours, elle se prolongea plus -d'une semaine. Chemin faisant, mon frère reçut -plusieurs lettres anonymes qui n'étaient pas à -l'honneur de sa maîtresse. Un ami sincère, qu'il -avait chargé de le tenir au courant des moindres -événements, lui apprit qu'elle allait beaucoup dans -le monde, qu'elle était gaie et de bonne humeur, -mais qu'il ne la croyait coupable que d'un peu de -légèreté. Monsignor Rouquette profita d'une boutade -de mon frère pour l'emmener à Padoue. Les -lettres anonymes les y suivirent. Mon frère écrivit à -sa maîtresse, sous l'inspiration de monsignor, une -lettre fort sèche où il lui reprochait sa conduite. -Elle ne répondit pas, ou la réponse se perdit en -chemin. Les deux voyageurs poussèrent jusqu'à -Ferrare. Monsignor conduisit mon frère dans un -café où il entendit par hasard une conversation qui -roulait sur sa maîtresse : on l'accusait de traiter fort -bien un colonel autrichien. Précisément ce colonel -était la bête noire de mon frère, et peu s'en fallut -qu'il ne repartît pour Venise, afin de le provoquer ; -mais monsignor lui fit entendre le langage de la -religion, lui prêcha le pardon des injures, et le -conduisit tout doucement de Ferrare à Bologne, de -Bologne à Florence, de Florence à Rome, où nos -conseils, notre amitié, les remontrances de mon -père et les plaisanteries de mon oncle ont achevé -ce grand ouvrage.</p> - -<p>« Et cette pauvre Vénitienne? » vas-tu dire, car -je connais ton cœur. Cette pauvre Vénitienne épouse -dans huit jours le colonel autrichien que mon frère -avait en horreur. Avoue que monsignor Rouquette -est un admirable homme : il assure d'un seul coup -le bonheur de ma famille, le nôtre et celui d'un -colonel autrichien.</p> - -<p>« Mon frère a pris en grippe les beautés italiennes ; -il aspire à se marier en Angleterre ; il rêve cils -blancs et cheveux roux. Mes parents sont transportés -de joie, et mon oncle le colonel m'a répété -ce matin même qu'il n'avait rien à me refuser.</p> - -<p>« Je patienterai encore un mois ou deux, pour ne -point brusquer les choses et pour préparer mon -père à ma demande ; puis je prendrai mon courage -à deux mains, et j'irai lui dire : « Mon père, si vous -m'aimez, souffrez que j'épouse Tolla! »</p> - -<p>« En attendant, j'ai invité Pippo et mon ami -monsignor Rouquette à une promenade qui est -irrévocablement fixée au 5 octobre. Nous serons à -trois heures précises à la hauteur de la route Torlonia. -Si mon étoile me permet d'y rencontrer la plus -belle fille de Rome, il n'y aura pas sur la terre un -homme plus heureux que ton fidèle.</p> - -<p class="sign">« <span class="sc">Lello.</span> »</p> -</blockquote> - -<p>Après cette lecture, Tolla et sa mère témoignèrent -une satisfaction si complète que ni le comte ni Toto -n'osèrent la troubler par leurs réflexions. Tolla attendit -le 5 octobre avec une impatience fébrile. Elle -eut ces mouvements vifs, ces traits, ces boutades, -ces éclats de voix, ces fusées d'esprit, ces rires brillants -et sonores qui sont comme les petillements du -bonheur. Le grand jour arriva enfin. A dix heures -du matin, sa mère la trouva devant une glace, en -amazone, manchettes plates et col chevalière ; elle -essayait un adorable petit chapeau Louis XIII. Elle -se mit à table sans dîner, comme les enfants à qui -l'on a promis de les conduire au spectacle. Elle pressa -la toilette de sa mère et s'impatienta contre Toto, -qui n'était pas prêt à deux heures. On partit enfin. -Lorsqu'elle aperçut au loin le tourbillon de poussière -qui enveloppait la voiture de Lello, elle craignit -d'être étouffée par les palpitations de son -cœur.</p> - -<p>La voiture s'arrêta. Lello poussa un petit cri de -surprise qui ne manquait pas de vraisemblance. Il -descendit, suivi de Pippo et de monsignor Rouquette -en habit de ville avec les bas violets. Pippo -serra cordialement la main de Tolla, du comte et -de Toto, puis il s'empara de la comtesse et ne la -quitta plus. Monsignor Rouquette salua gracieusement -tout le monde, et s'entretint avec le comte -qu'il avait rencontré quelquefois chez le cardinal-vicaire. -Toto se rapprocha de sa mère et de Trasimeni, -pour que Lello fût seul avec Tolla.</p> - -<p>Tolla se demandait si elle aurait assez d'empire -sur elle-même pour causer avec son amant sans lui -sauter au cou. « Comment pourrai-je, se disait-elle, -entendre sa voix, essuyer ses regards, m'enivrer -de ses paroles brûlantes, sans que mon visage, -mon geste et tout mon être trahissent mon bonheur? »</p> - -<p>Elle tomba du haut de son attente lorsqu'elle vit -devant elle un jeune homme poli, guindé, compassé, -souriant comme une gravure de modes et froid -comme un compliment. Il lui parla plus de dix -minutes sans sortir des trivialités de salon. La pauvre -fille ne pouvait en croire ses oreilles. Elle se -demanda un instant si elle rêvait. Enfin elle interrompit -brusquement les fadeurs dont elle était excédée ; -elle regarda son amant jusqu'au fond des -yeux, et lui dit sans dissimuler sa colère :</p> - -<p>« C'est là ce que tu as à me dire? Voilà les secrets -de ton cœur que tu n'osais pas confier au papier et -que tu gardais pour notre première entrevue! Tu -m'as fait attendre six semaines pour me dire ces -belles choses-là! Que crains-tu? qu'attends-tu? -Quand oseras-tu m'aimer en face? Va! tu ne -m'aimes point! Ton cœur est plus froid que le marbre. -Je comprends maintenant pourquoi tu n'as pas -voulu venir plus tôt : tu craignais l'instinct infaillible -de l'amour vrai. Tu savais qu'au premier mot -de ta bouche je devinerais ta froideur, ma folie et -ton indignité. »</p> - -<p>Elle salua Lello et ses amis, lâcha la bride à son -cheval et se lança dans la route Torlonia. Ses parents -prirent congé et la rejoignirent en un temps -de galop. Manuel Coromila, confondu, atterré, remonta -en voiture sans rien comprendre à cette -brusque sortie. Il avait étudié pendant huit jours le -compliment qu'il ferait à sa maîtresse. Il avait préparé -un petit mélange de respect, de tendresse, de -prudence, dont il ne doutait pas que Tolla ne fût -charmée ; mais il avait compté sans la passion.</p> - -<p>En rentrant à la maison, Tolla courut à sa chambre -et écrivit à Lello :</p> - -<blockquote> -<p>« Pardonne-moi ; j'ai été cruelle : je ne savais ce -que je disais. Tu m'aimes, j'en suis sûre, puisque -je vis ; mais ton abord froid et souriant m'a glacée : -ton visage était comme un soleil d'hiver. J'aurais -dû comprendre que tu avais tes raisons pour te -montrer ainsi. Peut-être la présence de tes amis? -Non, puisque c'est toi qui les avais amenés. N'importe, -tu avais tes raisons. Je ne les connais pas ; -mais elles sont bonnes et je les approuve. Tu as ta -manière d'aimer, et moi la mienne ; ne cherchons -pas quelle est la meilleure : aimons-nous. »</p> -</blockquote> - -<p>Manuel avait amené Pippo par timidité, pour ne -pas se trouver seul, après un si long temps, devant -la famille Feraldi ; il avait amené monsignor Rouquette -par poltronnerie. Son nouvel ami avait témoigné -le désir d'être de la partie, et il n'avait pas -osé lui dire non. La présence de ces deux témoins, -dont l'un s'était imposé et dont il s'était imposé -l'autre, le condamnait à dissimuler son amour sous -des formules de simple politesse. Lello avait cette -pudeur, plus commune chez les hommes que chez -les femmes, qui n'admet pas un tiers dans les épanchements -de l'amour.</p> - -<p>La contrariété qu'il éprouva de voir sa délicatesse -si mal appréciée le rendit maussade jusqu'au soir. -Il se coucha de bonne heure. Les tempéraments -sanguins ont cela de particulier, que la colère les -porte quelquefois au sommeil. Le lendemain, il se -leva à neuf heures, et écrivit tout d'un trait la lettre -suivante :</p> - -<blockquote> -<p class="date">Rome, 6 octobre 1837.</p> - -<p class="ind">« Ma chère Tolla,</p> - -<p>« Tu dois comprendre combien il m'a été doux -de te revoir et pénible de te quitter ; mais ce que -tu ne saurais imaginer, c'est combien je suis resté -abasourdi de toute cette entrevue. Tu voudras savoir -pourquoi? Eh bien! je vais te le dire, dans -l'espoir que tu profiteras de mes doux reproches -pour te corriger à l'avenir.</p> - -<p>« Il y a tantôt deux mois que nous aspirions à -cette bienheureuse rencontre. Elle avait toujours -été contrariée : elle s'arrange enfin. Nous arrivons, -nous nous voyons, et la première fois que tu ouvres -la bouche, c'est pour me reprocher mon indifférence! -Tu me dis que je ne suis pas capable d'aimer, -que je suis de glace pour toi, au moment même où -je souffrais, Dieu sait combien! d'être condamné à -te parler avec cette froideur au milieu de tant d'yeux -qui nous épiaient. J'enrageais comme un chien de -te voir et de ne pouvoir te dire un mot de tant de -choses que j'avais sur les lèvres. Tu doutes que je -t'aime et tu me le dis en face, tandis que je perds -la tête ; tandis que tu es ma seule pensée! Tandis -que je crois t'aimer autant que tu m'aimes, sinon -plus, il faut que je t'entende dire que je ne t'aime -pas et que je suis de glace! Tu voudrais que je fisse -l'amour comme un collégien, à grand renfort de -soupirs et de grimaces ; cet amour est bon pour -les nigauds : n'espère pas le trouver en moi.</p> - -<p>« J'aime, mais comme on doit aimer, en gardant -mon amour au fond du cœur et en ne le laissant -voir qu'à celle que j'aime. Quand tu me connaîtras -bien, tu verras que tes soupçons étaient injustes, et -tu ne voudras plus m'infliger de si pénibles reproches. -J'en aurais aussi, moi, des soupçons, si je voulais ; -mais je connais ton cœur, je compte sur toi, -je vis tranquille : pourquoi n'en fais-tu pas autant? -Oui, ma chère Tolla, si tu m'aimes, comme j'en -suis convaincu, ne m'accuse plus de froideur ; tu -me ferais de la peine.</p> - -<p>« Liberté sainte, où es-tu? Pourquoi n'es-tu pas -au milieu de nous? J'aurais voulu, entre autres -choses, t'interroger sur un certain alinéa d'une de -tes lettres qui demande des éclaircissements ; mais -que faire? c'était à chaque instant ou monsignor -Rouquette ou Pippo qui tournait les yeux de notre -côté.</p> - -<p>« Tu m'as dit, et j'ai encore cela sur le cœur, que -je n'avais pas voulu venir plus tôt. Pourquoi accables-tu -un opprimé?</p> - -<p>« Je voudrais non-seulement aller à toi, mais rester -auprès de toi, vivre avec toi sans te quitter une -minute ; mais où veux-tu que je prenne du temps, -lorsque je suis forcé d'être toute la journée à la -maison auprès de mon père? Il est aveugle, Tolla, et -tu dois comprendre combien mes soins lui sont nécessaires. -Je n'ai à moi que l'après-midi. Disposes-en -comme tu voudras ; si tu me fournis un moyen -d'aller à Albano et de revenir en quatre heures, je -suis prêt à en profiter.</p> - -<p>« Hier, je suis rentré un peu tard, mais ce pauvre -papa ne m'a rien dit. Presse donc votre retour à -Rome!</p> - -<p>« Ma santé n'a pas souffert depuis hier. J'ai l'estomac -barbouillé, mais cela se passera. Je voudrais -bien engraisser un peu : je ne sais si j'y parviendrai.</p> - -<p>« Depuis hier soir, je me suis frappé le front plus -de quarante fois en me disant : « J'avais encore -ceci et cela à lui dire! » Mais, quand je songe -aux témoins qui nous observaient, je reconnais que -j'ai mieux fait de réserver tout cela pour ton retour.</p> - -<p>« Tu me pardonneras cette longue semonce, car -tu reconnaîtras que c'est mon cœur qui parle. Fasse -le ciel que mes remontrances produisent l'effet que -je désire, et que tu cesses d'aggraver par tes reproches -la douleur que j'éprouve de vivre loin de toi! -Ne doute jamais de l'amour, du tendre amour de -ton très-affectueux et fidèle</p> - -<p class="sign">« <span class="sc">Lello.</span> »</p> -</blockquote> - -<p>Cette lettre passa, comme toutes les autres, sous -les yeux de la famille de Tolla. Mme Feraldi fut -d'avis de proposer une nouvelle entrevue. Toto -pensa qu'il valait mieux retourner à Rome. « Je -n'espère rien, dit-il, des entrevues qui auront pour -témoin monsignor Rouquette ; et, quant à laisser -Lello aux mains de l'habile homme qui a si bien -rompu le mariage de son frère, c'est une imprudence -que je ne vous conseille pas. Avez-vous remarqué -la figure de ce digne monsignor?</p> - -<p>— Je n'ai pas regardé, dit Tolla.</p> - -<p>— Il a une laideur agréable, dit la comtesse.</p> - -<p>— Les lèvres minces, dit le comte.</p> - -<p>— Et l'œil mauvais, ajouta Toto. Ou je me trompe -fort, ou ce galant homme, cet ami intime du vieux -colonel Coromila, a commencé contre nous une petite -campagne. Nous sommes en force pour nous -défendre, mais à une condition : c'est que nous nous -transporterons, sans tarder, sur le champ de bataille. -Si l'on m'en croit, nous partirons demain. Le choléra -n'est plus à craindre ; l'automne tire à sa fin, -nous faisons du feu : rien ne nous retient plus à -Lariccia, et tout nous rappelle à Rome.</p> - -<p>— Il a raison, dit le comte.</p> - -<p>— Quel bonheur! dit Tolla. Je le verrai demain.</p> - -<p>— Nous emmènerons Menico, dit la comtesse. -J'ai appris que Tobie, le portier, s'enivrait et battait -sa femme : Menico le remplacera.</p> - -<p>— Tant mieux! s'écria Toto. C'est plus qu'un domestique, -c'est un ami intelligent et dévoué.</p> - -<p>— Et brave!</p> - -<p>— Et vigoureux! Les espions des Coromila n'auront -pas beau jeu avec lui.</p> - -<p>— Et prudent! Jamais une querelle. Il a des bras -à assommer un bœuf, et il n'a pas donné un coup -de poing dans sa vie.</p> - -<p>— Te souviens-tu, Tolla, du jour où il avait volé -pour toi les abricots du voisin Giuseppe? Le jardinier -voulait le battre : il se contenta de relever ses -manches, et le jardinier l'envoya prudemment à -tous les diables. »</p> - -<p>Cet éloge de Dominique fut interrompu comme -par un coup de foudre.</p> - -<p>On entendit dans la cour de la villa des cris si -aigus, que tout le monde se leva en sursaut. Au -même instant, Amarella pâle, les yeux hagards, et -violemment émue pour la première fois de sa vie, -vint annoncer que le cheval de Menico était rentré -seul, au galop, la bride sur le cou. Menico était le -meilleur cavalier de Lariccia : que son cheval l'eût -désarçonné, on ne pouvait le croire. Aurait-il été -victime d'un guet-apens? on ne lui connaissait point -d'ennemis. Toto sortit en courant, suivi de tous les -hommes de la maison et d'Amarella. Ils n'avaient -pas fait vingt pas dans le village, qu'ils rencontrèrent -un groupe de paysans qui rapportaient sur un -brancard le corps de Dominique. Une balle lui avait -traversé la tête d'une tempe à l'autre.</p> - -<p>Le barbier accourut au bout de quelques minutes. -C'était un petit homme jovial. Il déclara qu'il n'y -avait rien à faire pour le blessé, qu'une bonne bière -en bois de sapin : il avait le cerveau traversé de -part en part, et il serait froid dans une heure. -« Pauvre Menico! ajouta-t-il d'un ton guilleret, je -voudrais pouvoir te guérir ; mais que veux-tu? je -je ne suis pas le bon Dieu! »</p> - -<p>Le corps fut déposé dans une des chambres du -rez-de-chaussée. Toto et Tolla refusèrent de le -quitter, et voulurent passer la nuit en prières avec -le curé de la paroisse. Amarella disparut après la -consultation du barbier.</p> - -<p>Le frère et la sœur prièrent ardemment pour la -vie de Dominique, ou du moins, puisque tout espoir -était perdu, pour le salut de son âme. L'idée qu'il -allait comparaître devant son juge sans avoir eu un -moment de connaissance faisait frémir la bonne -Tolla. « Si du moins, disait-elle, Dieu lui permettait -de recevoir les secours de la religion et de détester -ses fautes!</p> - -<p>— Son pouls bat toujours, disait Toto, mais si -faiblement qu'on le sent à peine. Pauvre Menico! -c'était notre ami le plus ancien.</p> - -<p>— Nous avons perdu le bon génie de la maison. -Je m'attends à tout désormais. Lello ne m'aime -plus! »</p> - -<p>A quatre heures du matin, le blessé n'avait pas -repris ses sens ; cependant son pouls battait encore. -Tolla, pâle et les cheveux épars, agenouillée devant -le grabat, ressemblait à ces statues de la Prière que -le sculpteur a prosternées devant les tombeaux des -rois. Son frère s'était assoupi, elle-même était plongée -dans une sorte de stupeur. Elle n'entendit pas -le bruit d'une voiture qui s'arrêtait devant la porte, -et elle se leva brusquement sur ses pieds, croyant -rêver, lorsqu'elle vit entrer Amarella suivie du docteur -Ély. Amarella avait fait six lieues en trois -heures sur le cheval de Menico.</p> - -<p>Le comte et la comtesse arrivèrent au bout de -quelques minutes. En leur présence, le docteur reconnut -l'entrée et la sortie de la balle, situées toutes -deux à six centimètres au-dessus de la commissure -externe des yeux : mais la balle, au lieu de traverser -le cerveau, avait circonvenu les os en sous-parcourant -la peau du crâne, et l'état du blessé, quoique -grave, n'était point désespéré. Lorsque le -pansement fut opéré et l'appareil placé, Menico revint -à lui. Son premier regard fut pour Tolla, le -second pour le curé.</p> - -<p>« Aurai-je le temps de me confesser? demanda-t-il -d'une voix éteinte.</p> - -<p>— Oui, mon garçon, répondit le docteur ; j'espère -même que tu auras le temps de vivre. »</p> - -<p>Tous les assistants se retirèrent dans la chambre -voisine. Au bout d'un quart d'heure, on les fit rentrer.</p> - -<p>Le prêtre s'en alla chercher le saint viatique à -tout événement. Le blessé paraissait jouir de toutes -ses facultés intellectuelles ; seulement il était faible -et abattu.</p> - -<p>Le docteur s'arrêta un instant avec le comte à la -porte de la chambre, et ils échangèrent à voix basse -les paroles suivantes :</p> - -<p>« Savez-vous, demanda le docteur, comment cela -est arrivé?</p> - -<p>— Non, cher docteur : on l'a trouvé sur la route -d'Albano.</p> - -<p>— Avait-il des ennemis?</p> - -<p>— Nous ne lui en connaissons pas.</p> - -<p>— Son père, ses frères ne sont en guerre avec -personne?</p> - -<p>— Il est fils unique, et son père est mort il y a -dix ans.</p> - -<p>— S'il connaît son assassin, pensez-vous qu'il -soit disposé à le nommer?</p> - -<p>— J'en doute. Vous savez le peu de respect qu'ils -ont tous pour la justice.</p> - -<p>— Oui, ils aiment mieux se venger que se plaindre, -et ils croiraient commettre une lâcheté en invoquant -le secours des lois.</p> - -<p>— Cependant je vais essayer de le faire parler. Il -ne faut pas que ce crime reste impuni.</p> - -<p>— Essayez. Il est très-faible ; il n'aura pas la force -de mentir.</p> - -<p>— D'ailleurs, il vient de recevoir l'absolution : il -n'osera pas commettre un péché. »</p> - -<p>Cette conversation ne fut entendue d'aucun -de ceux qui entouraient Menico ; mais il arrive -souvent que les malades ont l'ouïe d'une sensibilité -prodigieuse, et les yeux de Menico brillèrent -d'un éclat singulier à ces paroles du docteur : -« Ils aiment mieux se venger que se -plaindre. »</p> - -<p>« Docteur, observa le comte en approchant, ce -n'est pas nous qui ferons l'interrogatoire. La femme -de chambre de ma fille ne nous a pas attendus pour -le commencer. »</p> - -<p>Amarella disait à Menico : « Eh bien! mon pauvre -garçon, tu as donc des ennemis?</p> - -<p>— Tu vois bien que non, puisque tout le monde -pleure autour de moi.</p> - -<p>— Si je savais quel est le méchant qui t'a tiré un -coup de fusil!</p> - -<p>— On ne m'a pas tiré un coup de fusil. C'est moi -qui suis tombé sur les cailloux.</p> - -<p>— Mais comment serais-tu tombé sur les deux -tempes en même temps?</p> - -<p>— Cela n'est pas plus difficile que de dormir sur -les deux oreilles.</p> - -<p>— Mais, malheureux, tu avais une balle dans le -corps!</p> - -<p>— Est-ce que j'avais une balle dans le corps?</p> - -<p>— Oui, tu avais une balle dans le corps. »</p> - -<p>Il répondit en riant doucement : « C'est que j'aurai -bu après quelqu'un de malpropre.</p> - -<p>— Nous ne saurons rien, dit le comte.</p> - -<p>— Il a le cerveau aussi sain que vous et moi, -ajouta le docteur. Maintenant je réponds de sa -vie. »</p> - -<p>Amarella poussa un cri de joie.</p> - -<p>« De quoi te mêles-tu? lui demanda naïvement -Menico. Mademoiselle Tolla, je suis content de ne -pas mourir avant votre mariage. Monsieur le comte, -j'ai une grâce à vous demander. Quand je serai -guéri, voudrez-vous permettre que j'aille vous servir -à Rome?</p> - -<p>— C'est une affaire arrangée depuis hier, dit -Tolla.</p> - -<p>— Certes, ajouta son père, je ne veux pas te laisser -ici, exposé aux coups du brigand qui a voulu -t'assassiner!</p> - -<p>— Merci, monsieur le comte. Vous m'avez bien -compris.</p> - -<p>— Docteur, demanda Toto, ne pourriez-vous nous -prêter quelqu'un de vos élèves qui achèverait ce que -vous avez si heureusement commencé?</p> - -<p>— C'est bien mon intention.</p> - -<p>— Je tiendrai compagnie à ce jeune médecin et -à mon bon Menico jusqu'à ce que la guérison soit -parfaite. Mon père, ma mère et ma sœur partent -avec vous ce matin pour Rome. »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">VI</h2> - - -<p>Pour la première fois de sa vie, Tolla quitta la -campagne sans regret. Elle se plaignait de la lenteur -des chevaux : il lui tardait d'être à Rome. Du plus -loin qu'elle aperçut le dôme de Saint-Pierre, elle -battit des mains par un mouvement de joie enfantine -qui fit sourire le docteur.</p> - -<p>Cependant, si elle avait été en état d'analyser ses -sentiments et de rendre compte de l'état de son -cœur, elle aurait reconnu que son bonheur était -plus mélangé et sa joie moins tranquille qu'à l'époque -de son départ pour Lariccia. Au mois d'août -elle ne craignait que pour la vie de Lello, et cette -crainte était tempérée par une confiance aveugle -dans la bonté de Dieu : elle aurait cru calomnier la -Providence en supposant que le fléau pût frapper -son amant. Mais cette malheureuse entrevue, la contenance -embarrassée de Lello, la présence de monsignor -Rouquette, la dernière lettre qu'elle avait -reçue, les observations que cette pièce singulière -avait suggérées au comte et à Toto, enfin le coup -mystérieux qui venait de frapper le plus humble et -le plus dévoué de ses amis, toutes ces circonstances -accumulées jetaient dans son âme un trouble secret -dont elle essayait en vain de se défendre. Elle devinait -que ce qu'elle avait à craindre, ce n'était plus -un de ces malheurs soudains qui viennent directement -de la main de Dieu, mais plutôt quelqu'un de -ces coups invisibles que dirige la haine ou l'ambition -des hommes. Au demeurant, la perspective de -piéges à déjouer, de résistances à vaincre, d'obstacles -à surmonter, en un mot d'une guerre à soutenir, -ne lui faisait pas peur. Elle avait appris dès -l'enfance à franchir les barrières et à ne craindre -ni fatigue ni danger. Cette éducation virile avait -aguerri son esprit.</p> - -<p>« Nous verrons bien, se disait-elle, si un amour -honnête ne sera pas assez fort, avec l'aide de -Dieu, pour triompher de la haine et de l'intrigue. »</p> - -<p>En entrant à Rome, la comtesse reconnut monsignor -Rouquette, qui descendait de voiture devant -le musée de Saint-Jean de Latran. Elle le montra -au docteur Ély.</p> - -<p>« Monsignor Rouquette! dit le docteur.</p> - -<p>— Le connaissez-vous?</p> - -<p>— C'est un de mes malades ; mais comme il se -porte mieux que moi, nous ne nous voyons pas -souvent.</p> - -<p>— Que dit-on de lui par la ville?</p> - -<p>— On dit que c'est un galant homme et un homme -d'esprit, qui pourra, si Dieu le veut, devenir plus -tard un saint homme.</p> - -<p>— Voilà tout ce qu'on dit?</p> - -<p>— Tout, répondit prudemment le docteur.</p> - -<p>— Alors, cher docteur, dites-moi ce qu'on en -pense, car Rome est la ville du monde où ce qu'on -pense ressemble le moins à ce qu'on dit.</p> - -<p>— On pense que monsignor Rouquette n'est ni -jeune ni vieux, ni beau ni laid, ni blond ni brun, -ni grand ni petit, ni riche ni pauvre, ni prêtre ni -laïque, ni honnête ni fripon, ni… Mais pourquoi -me forcez-vous à me compromettre?</p> - -<p>— Parlez, mon ami, dit vivement Tolla. Cet -homme que j'ai vu il y a trois jours pour la première -fois, est venu se jeter au travers de mon bonheur, -pour me servir ou pour me perdre. Apprenez-moi, -si vous le connaissez, ce que je dois craindre -ou espérer.</p> - -<p>— Tout, mon cher petit ange, selon qu'il sera -pour vous ou contre vous. Vous savez que j'ai la -mauvaise habitude de juger les gens sur la physionomie : -ce monsignor-là possède une des figures -les plus significatives qu'il m'ait été donné d'observer, -une vraie tête d'étude. Le front est haut et -large, le crâne vaste, le cerveau développé, les yeux -petits, ronds et enfoncés, les prunelles d'un bleu -aigre et transparent, comme chez les bêtes fauves, -les narines ouvertes, mobiles et palpitantes, signe -infaillible de passions ardentes et de grands appétits ; -les lèvres fines, si toutefois il a des lèvres ; des -dents à tout mordre ; un menton court, ramassé, -trapu et profondément entaillé par une fossette ; le -front plissé, les pommettes couperosées et une large -patte d'oie épanouie sur chaque tempe. Devinez à -quoi je pense en voyant cette figure travaillée, tourmentée -et crevassée par un feu intérieur? A la solfatare -de Naples. Je flaire un volcan mal éteint, et -Dieu me pardonne! je crois voir la fumée sortir des -rides de son front.</p> - -<p>— Bravo, docteur! interrompit le comte. On dirait, -à vous entendre, que Son Éminence le cardinal-vicaire -a un secrétaire intime venu en droite -ligne de l'enfer.</p> - -<p>— Je ne sais pas s'il en vient, mais je vous réponds -qu'il y va. M. Rouquette est un homme vigoureux -de corps et d'esprit, qui, pour son malheur et pour -celui des autres, est né dans une étable de village -ou dans une mansarde de Paris avec des instincts de -prince. Le monde n'a jamais manqué de ces hommes -d'action que le sort jette sur le pavé, sans argent, -sans naissance et sans aucun autre instrument -d'action que leur intelligence et leur volonté. Ils -deviennent, selon les circonstances, illustres ou infâmes ; -ils font beaucoup de mal ou beaucoup de -bien, mais ils ne meurent pas sans avoir fait quelque -chose. Soit qu'ils détroussent les passants, -comme Cartouche, soit qu'ils dévalisent les peuples, -comme Law, soit qu'ils renversent les trônes, -comme Marat, soit qu'ils fondent des dynasties, ils -ont entre eux une étroite parenté, et ils appartiennent -tous à la grande famille des aventuriers. Rouquette -est un des cadets de la famille. Au temps des -petites guerres du moyen âge, il aurait commandé une -troupe de routiers ; pendant les luttes de Louis XIV, -il aurait obtenu des lettres de marque et commandé -un corsaire ; au siècle suivant, il aurait inventé -quelques mines du Mississipi ou tenu les cartes dans -quelque tripot ; sous la république française, il eût -été orateur de son carrefour et le président de sa -section. En 1837, découragé de vivre dans un pays -où la paix, la loi, la troupe de ligne et la gendarmerie -ont fermé à jamais l'ère des aventures, il est -venu à Rome : il aspire aux dignités ecclésiastiques, -les seules qui soient accessibles à un homme d'esprit -sans naissance et sans fortune. Il choisit dans -le sacré collége les deux hommes qui ont le plus -de chance d'arriver à la papauté ; il se fait secrétaire -du cardinal-vicaire, il s'insinue dans la confiance -du cardinal Coromila. Sans renoncer aux -douceurs de la vie laïque, car il n'est pas même -tonsuré, il porte l'habit ecclésiastique, il obtient le -titre de monsignor et le droit de mettre des bas violets : -prêt à entrer dans les ordres au premier évêché -vacant, ou à jeter la soutane aux orties dès qu'il -trouvera une dot à épouser. Habile à tout, capable -de tout, obéissant aux événements jusqu'à ce qu'il -puisse leur commander, commandant à ses passions -jusqu'à ce qu'il soit assez riche pour leur obéir, il a -déjà gagné assez de crédit pour que rien ne lui soit -impossible, pas même le bien. Si quelque intérêt -proche ou lointain le porte à assurer votre bonheur, -comptez sur lui, vous serez heureuse : mais s'il s'avisait -de parier que je mourrai dans l'année, ma -foi! je commencerais par faire mon testament. Tout -cela entre nous! ajouta le docteur en appuyant l'index -sur ses lèvres. Mais ne me dira-t-on pas, à moi -qui ai ouvert à cette belle enfant les portes de la vie, -quel danger elle craint et quel bonheur elle espère? »</p> - -<p>La comtesse lui raconta en quelques mots l'histoire -des amours de Tolla.</p> - -<p>« Je ne vois pas apparaître monsignor Rouquette, -dit le docteur.</p> - -<p>— Maman a oublié de vous dire que, la seule fois -que Lello est venu nous voir à la campagne, monsignor -Rouquette était avec lui.</p> - -<p>— <i lang="it" xml:lang="it">Diamine!</i> » dit le docteur. C'était son juron favori. -<i lang="it" xml:lang="it">Diamine</i> est un blasphème anodin qui remplace -<i lang="it" xml:lang="it">diavolo</i>! comme en français <i>jarnicoton</i> remplace -<i>jarnidieu</i>. « C'est ce Rouquette qui a rompu -le mariage de Coromila l'aîné avec une Vénitienne.</p> - -<p>— Nous le savons.</p> - -<p>— Dans quel intérêt a-t-il fait cela? Pour complaire -au cardinal. Le chevalier ne compte pas. Or -le prince et le cardinal s'en iront prochainement -rejoindre leurs ancêtres : je ne leur donne pas six -mois. Eh bien! mon petit ange, votre affaire ne me -paraît pas mauvaise. Quand les deux vieux Coromila -n'y seront plus, Rouquette n'aura plus aucune -raison de contrarier votre mariage. Ayez seulement -six mois de patience et de prudence, et recommandez -au beau Lello d'étouffer son feu sans l'éteindre. »</p> - -<p>Les conseils du docteur furent scrupuleusement -suivis. Lello n'avait pas besoin qu'on lui recommandât -la prudence. Mme Feraldi se chargea du soin -d'organiser le bonheur de ses deux enfants. Lello -venait tous les soirs à l'<i lang="la" xml:lang="la">Ave Maria</i> passer une heure -auprès de sa maîtresse ; il courait ensuite dire le -chapelet avec sa famille ; il s'habillait et allait dans -le monde, où il revoyait Tolla. Les jours où Tolla -ne sortait pas, il savait, sans se faire remarquer, -prélever une heure ou deux sur sa soirée pour causer -avec elle.</p> - -<p>Ils avaient adopté, dans le salon du palais Feraldi, -une embrasure de fenêtre grande comme une -de ces chambres que les architectes nous construisent -à Paris ; ils en avaient fait leur salon particulier, -leur domaine inviolable, et comme le sanctuaire -de leur amour. Ainsi en face l'un de l'autre, -le coude appuyé sur la fenêtre, ils recommençaient -tous les soirs l'éternelle conversation que le genre -humain répète depuis tant de siècles sans la trouver -monotone. Quelquefois, à bout de paroles, ils gardaient -le silence, ce silence des amants, qui est le -plus doux des langages. Quelquefois penchés l'un -vers l'autre, la main dans la main et les larmes bien -près des yeux, ils disaient et redisaient ensemble -deux mots où se concentraient toutes leurs pensées -et toutes leurs espérances :</p> - -<p>« <i lang="it" xml:lang="it">Lello mio!</i></p> - -<p>— <i lang="it" xml:lang="it">Tolla mia!</i></p> - -<p>« Mon Lello! Ma Tolla! » Il est bien vrai que l'italien -est par excellence la langue de l'amour. La -voix se repose doucement sur la première syllabe -de <i lang="it" xml:lang="it">mia</i>, et donne au mot ainsi prolongé toute la -suavité d'une caresse.</p> - -<p>Lello et Tolla se querellaient quelquefois et ne -s'en aimaient que mieux. Ces querelles, toujours -suivies du baiser de paix, sont l'assaisonnement du -bonheur. Ils s'étaient promis l'un à l'autre que jamais, -quels que fussent leurs griefs, ils ne se sépareraient -le soir sans être réconciliés.</p> - -<p>« Je ne veux pas, disait Tolla, que tu t'endormes -sur une mauvaise parole.</p> - -<p>— Enfant! répondait Lello, est-ce que je dormirais? »</p> - -<p>Tolla avait l'âme trop sincèrement pieuse pour ne -pas songer au salut de son amant. D'ailleurs un instinct -secret l'avertissait peut-être qu'il n'oublierait -pas ses devoirs envers elle, tant qu'il se souviendrait -de ses devoirs envers Dieu. En plaidant la cause du -ciel, elle plaidait la sienne.</p> - -<p>Lello n'avait jamais négligé ces observations de -piété extérieure que les lois de Rome rappellent et -imposent au besoin à tous les sujets du pape, et que -les jeunes gens les plus dissipés accomplissent sans -marchander. Il faisait beaucoup plus, en apparence, -que la religion la plus austère ne commande ; mais -Tolla eut fort à faire pour lui rendre les sentiments -religieux qu'il professait et qu'il n'avait plus. Elle le -tançait doucement, et le priait de mettre ses idées -d'accord avec sa conduite. « Tu es, lui disait-elle, -un mauvais chrétien d'une espèce singulière. Les -autres pensent bien et agissent mal : toi, tu penses -mal et tu agis bien. Je ne te dirai donc pas, comme -mes confrères les prédicateurs : Conformez votre -conduite à votre foi ; mais plutôt : Tâchez de croire -à ce que vous pratiquez. »</p> - -<p>Comme l'impiété de Lello n'avait rien de systématique, -et qu'elle tenait moins du scepticisme que -du libertinage, elle guérit. Tolla eut la joie de convertir -son amant, de détruire l'effet des mauvaises -compagnies et de dissiper au souffle de l'amour les -fumées dont il avait le cerveau obscurci. Les deux -amants prièrent ensemble, et la prière devint le plus -cher plaisir de Tolla. Lello voulut qu'ils eussent le -même confesseur. « Il mettra, disait-il, un lien de -plus entre nous ; nos péchés mêmes seront ensemble. » -Tolla accepta le confesseur de Lello.</p> - -<p>Jamais le jeune Coromila n'avait été aussi amoureux : -il jouissait de son bonheur provisoire sans -songer au combat qu'il faudrait livrer pour le -rendre définitif. Si parfois, au milieu d'un doux -entretien, l'image de son père, de ses oncles, de ce -formidable tribunal de famille, se présentait à son -esprit, il fermait les yeux pour ne pas voir. Lorsque -Toto revint à Rome, dans les premiers jours de décembre, -avec Menico parfaitement guéri, il fut -émerveillé de l'harmonie qui régnait entre les deux -amants. Tolla s'était fait peindre en miniature -pour se donner à Lello. Derrière l'ivoire du portrait, -elle avait écrit de sa main : <i lang="it" xml:lang="it">Aspettando!</i> « En -attendant! » De son côté, Lello avait passé quarante -ou cinquante heures dans l'atelier de M. Schnetz, -qui lui avait peint un portrait magnifique, grand -comme nature, et plus beau. L'artiste avait merveilleusement -interprété la beauté de Lello et mis -en relief tout ce qu'il y a de romain dans sa physionomie. -Les deux portraits furent terminés en -même temps, quoique les deux amants ne se fussent -pas entendus, et, le jour où Lello apporta le -sien à Tolla, croyant la surprendre, Tolla tira de sa -poche sa miniature encadrée d'un petit cercle d'or.</p> - -<p>Quand ils se rencontraient dans le monde, ils s'y -conduisaient avec la plus grande réserve ; ils dansaient -rarement ensemble et ne se regardaient qu'à -la dérobée. Dans les premiers jours qui suivirent -le retour de Tolla, Lello se trahit un peu malgré -toute sa prudence. Il était d'une gaieté folle, et la -joie lui sortait par les yeux ; sa contenance fut remarquée, -et Tolla le pria de veiller sur lui. Alors -il s'observa si bien, il fut si froid, si sérieux et si -guindé que toute la ville se demanda ce qu'il avait. -Tolla revint à la charge et ne lui ménagea pas les -leçons. Enfin, après quelques oscillations, il trouva -son équilibre, et ne ressembla plus à une victime -ni à un triomphateur.</p> - -<p>Mme Fratief et sa fille épiaient avec une persévérance -toute féminine les moindres mouvements -de Lello. A leur grand regret, elles étaient réduites -à le surveiller elles-mêmes. Elles avaient perdu -leur digne espion, ce pauvre Cocomero. Il avait -quitté la maison le 6 octobre, de lui-même et sans -qu'on pût savoir quelle mouche l'avait piqué. -Nadine supposait qu'il était retourné à Naples : -depuis quelque temps, il paraissait atteint d'une -mélancolie qui ressemblait beaucoup au mal du -pays. La générale inclinait à croire qu'il s'était enrôlé -dans l'honorable corporation des sbires, où -l'on ne manquerait pas d'apprécier ses talents. En -attendant qu'il daignât donner de ses nouvelles, on -l'avait remplacé à la maison par un grand lourdaud -du Transtevère, et la générale le remplaçait de son -mieux à la ville. Elle ne rencontrait jamais Lello -dans le monde sans lui dire : « Attention! j'ai l'œil -sur vous! » Lello, dûment averti, se surveillait -sévèrement et prenait la générale en horreur.</p> - -<p>Elle s'avisa que Lello n'aimait peut-être Tolla que -par amour-propre et à force d'entendre dire qu'elle -était la plus jolie fille de Rome. « Nous sommes -bien sottes, pensa-t-elle, de lui avoir laissé faire -cette réputation-là! » La première fois qu'elle rencontra -Tolla, elle lui cria : « Eh! mon Dieu! ma -toute belle, qu'avez-vous? vous êtes toute défaite! » -Le lendemain, dans une autre maison, elle dit à -Mme Feraldi : « Chère comtesse, pensez-vous à -la santé de Tolla? elle ne se ressemble plus depuis -quelque temps! » Elle allait répétant à qui voulait -l'entendre : « Est-ce que la plus jolie fille de Rome -est malade? Elle se fane de jour en jour, et ses parents -n'ont pas l'air de s'en douter. Savez-vous qui -est son médecin? » Cinq ou six mères de famille, -qui avaient des filles à marier, furent frappées de -la justesse des observations de la générale. Elles -virent avec les yeux de la foi que Tolla avait les -bras maigres et la figure fatiguée ; elles le dirent -sur les toits, et bientôt il ne fut bruit que du dépérissement -de Tolla.</p> - -<p>Tolla avait non-seulement cet éclat de santé que -les femmes rapportent de la campagne au commencement -de l'hiver, mais encore ce je ne sais -quoi de radieux, de vivace et de bruyant que le -bonheur ajoute à la beauté. Il aurait fallu que Lello -fût aveugle pour la croire enlaidie. Il se contenta -de sourire tranquillement le jour où il entendit -quelques bonnes âmes chuchoter autour de lui :</p> - -<p>« Regardez donc la Feraldi. Est-elle passée!</p> - -<p>— Pauvre fille : jaune comme un fruit dans une -armoire.</p> - -<p>— Les yeux battus.</p> - -<p>— Les lèvres molles.</p> - -<p>— Il lui reste sa physionomie.</p> - -<p>— Oui ; si on lui ôtait cela, elle serait presque -laide. »</p> - -<p>Nadine, de son côté, avait dressé une batterie -contre la mère de Tolla. Elle allait disant d'un petit -air ingénu qui ne lui seyait pas mal :</p> - -<p>« Savez-vous que Tolla est bien heureuse d'avoir -une mère comme la sienne? Cette Mme Feraldi a -tant d'esprit que je l'admire. Ce n'est pas ma pauvre -bonne mère qui saura jamais attirer un jeune -homme à la maison, le flatter, le séduire, l'engager, -le compromettre et le conduire, les yeux bandés, -jusqu'à la porte de l'église! Après tout, ma -bonne mère, je t'aime comme tu es, avec ta naïveté -sublime. Nous sommes des sauvages du Nord ; -mais mieux vaut la barbarie qu'une civilisation -trop avancée. N'envions pas le savoir-faire des -habiles, et gardons la blancheur de nos neiges -natales. »</p> - -<p>Nadine et sa mère, à force de fréquenter l'église -des Saints-Apôtres, acquirent la certitude que Lello -venait tous les soirs au palais Feraldi. La générale -se chargea d'en répandre la nouvelle avec un commentaire -de sa façon : « Que vous semble, disait-elle -à toutes les femmes de sa connaissance, d'une mère -qui protége de pareils rendez-vous? Quand le -prince est entré, la grande porte se ferme, et le -concierge, une espèce de brute, n'ouvrirait pas -pour un million. Moi, si un jeune homme était admis -à faire sa cour à mademoiselle ma fille, je -laisserais ma porte ouverte à tout le monde. On ne -se cache que pour mal faire. La petite est vraiment -à plaindre : elle aime ce garçon, on l'enferme avec -lui ; le moyen qu'elle se défende? Cependant il est -possible que cela tourne à bien. Si le prince s'avançait -si loin, si loin qu'il lui fût impossible de reculer! -On fera parler l'honneur, l'amour, la reconnaissance ; -ne pourrait-on même pas le contraindre? -Toutes les fautes ne sont pas des maladresses, et il -y a souvent plus d'habileté dans un quart d'heure -d'oubli que dans dix années de vertu. »</p> - -<p>Ces calomnies furent colportées bruyamment -dans tous les salons de Rome. On les fit sonner très-haut -dans l'espoir qu'elles arriveraient aux oreilles -de la famille Coromila. Elles furent recueillies précieusement -par trois personnes.</p> - -<p>La première était Rouquette, qui s'en réjouit.</p> - -<p>La seconde était le frère de Lello, qui s'en effraya.</p> - -<p>La troisième était le colonel, qui s'en amusa.</p> - -<p>Le pauvre cardinal n'eut pas le temps d'apprendre -ce qu'on disait de son neveu. Il mourut comme -un saint, la veille de l'Épiphanie. Rouquette, devenu -le commensal et le confident du colonel, remercia -intérieurement les alliés inconnus qui secondaient -si bien ses projets. Le vieux prince, relégué -par ses infirmités au fond de son palais, n'apprenait -que les nouvelles qu'on jugeait à propos de laisser -arriver jusqu'à lui. Son fils aîné voulait tout lui -dire : il craignait que Lello ne fût véritablement -livré aux mains d'une famille d'intrigants, mais -Rouquette et le colonel le détournèrent de ce dessein.</p> - -<p>« Qu'espérez-vous de l'intervention du prince? -lui demanda Rouquette.</p> - -<p>— Mon père lui défendra de retourner chez cette -fille.</p> - -<p>— Obéira-t-il?</p> - -<p>— Oui. Mon père a beau être vieux, infirme, -aveugle, plus semblable à un mort qu'à un vivant, -sa volonté est inflexible, et Lello tremble encore devant -lui. Il obéira.</p> - -<p>— Soit ; je suppose qu'il se montre plus soumis -que vous ne l'avez été en pareille circonstance : le -prince n'est malheureusement pas éternel. Si Lello -consent à oublier pour quelque temps qu'il est majeur -et maître de sa personne, il s'en ressouviendra -à la mort de son père, et vous ne saurez plus par -quel frein le retenir. Gardez-vous d'élever la -volonté du prince entre lui et celle qu'il aime ; -le jour où la mort renverserait la barrière, -votre prisonnier vous échapperait, et pour toujours.</p> - -<p>— Il a raison, ajouta le colonel. D'ailleurs ton -projet nous attirerait des scènes de famille, des larmes, -des prières et un débordement de rhétorique -dont je bâille à l'avance. Nous agirons quand il en -sera temps ; rien ne presse. »</p> - -<p>Mme Fratief, qui était pressée, dit un jour à la -chanoinesse de Certeux :</p> - -<p>« Chère madame! on ne parle dans Rome que -de l'esprit d'un de vos compatriotes, monsignor… -monsignor… <i>Ach!</i> J'ai perdu son nom. Ce monsignor -qui a empêché un prince Coromila de se mésallier -à Venise…</p> - -<p>— Monsignor Rouquette?</p> - -<p>— Précisément, monsignor de Rouquette. Vous -qui recevez la fine fleur de la société romaine, -dites-moi donc, chère madame, si monsignor de -Rouquette a autant d'esprit qu'on veut bien lui en -prêter.</p> - -<p>— Vous n'avez jamais causé avec lui?</p> - -<p>— Je n'ai jamais pu le joindre ; et notez que j'en -meurs d'envie.</p> - -<p>— Si vous étiez assez aimable pour venir prendre -le thé ce soir avec moi, je vous servirais monsignor -Rouquette entre la première et la deuxième -tasse.</p> - -<p>— Ah! chère madame, vous êtes ma bonne étoile. -Figurez-vous que Nadine et moi nous importunons -le ciel depuis quinze jours pour qu'il nous envoie -monsignor Rouquette. »</p> - -<p>Nadine ajouta d'un petit ton dévot : « Ceci nous -prouve, maman, que, pour obtenir de Dieu ce -qu'on désire, il faut recourir à l'intervention des -saints. »</p> - -<p>Lorsque Rouquette fut en présence de la générale, -il devina aux premiers mots un auxiliaire intéressé -et compromettant. Il résolut de s'en amuser -et de s'en servir.</p> - -<p>Elle crut être fort habile en commençant par le -féliciter de la cure qu'il avait faite sur le frère de -Lello : de l'aîné au cadet, la transition serait aisée. -Mais Rouquette se défendit énergiquement contre -les éloges qu'elle prétendait lui faire accepter. « Ce -n'est pas moi, dit-il, qui ai guéri le fils aîné du -prince Coromila ; tout l'honneur de la cure appartient -à Dieu et au bon naturel du malade. La -famille Coromila ne périra point par les mésalliances.</p> - -<p>— Ah! monsignor, vous me rassurez. On disait -que le prince Lello était en grand danger.</p> - -<p>— Je vous assure, madame, qu'il se porte le mieux -du monde.</p> - -<p>— L'air des jardins Feraldi est dangereux le soir, -et les pauvres cœurs y prennent la fièvre.</p> - -<p>— Dieu a fait l'homme plus robuste que la femme, -et il arrive que l'un reste en santé, tandis que l'autre -tombe malade.</p> - -<p>— L'Église a bien raison de défendre les jugements -téméraires. L'homme est si prompt à accuser -son prochain! On parle quelquefois de serments -échangés, de promesses de mariage, d'anneaux -passés au doigt, de portraits donnés et reçus, -quand il n'y a peut-être rien de vrai que quelques -baisers.</p> - -<p>— Le monde est encore plus méchant que vous -ne croyez, madame. On va souvent jusqu'à inventer -des histoires de mariage secret.</p> - -<p>— Vraiment!</p> - -<p>— De promenade nocturne en tête-à-tête.</p> - -<p>— A pied?</p> - -<p>— Mieux, madame ; en voiture.</p> - -<p>— Je n'avais jamais entendu conter pareille -chose!</p> - -<p>— Avez-vous entendu parler d'un père et d'une -mère complices d'un mariage clandestin et forcés -de cacher la grossesse de leur fille?</p> - -<p>— On dit cela?</p> - -<p>— Souvent, madame, tant il y a de méchanceté -en ce monde! Mais les hommes de bon sens laissent -tomber ces calomnies.</p> - -<p>— Je ne les laisserai pas à terre, pensa la générale.</p> - -<p>— Elle les ramassera, » se dit Rouquette.</p> - -<p>La chanoinesse vint se mêler à la conversation. -« Vous parliez mariage? demanda-t-elle à Rouquette.</p> - -<p>— Hélas! madame, répondit-il, de quoi parlerait-on -dans un pays où l'amour, et par conséquent le -mariage, est le seul intérêt de la vie après le salut?</p> - -<p>— On dit que votre compagnon de voyage épouse -la fille d'un lord catholique?</p> - -<p>— On l'espère. Si les négociations réussissent, le -mariage se fera à Londres au mois de mai.</p> - -<p>— Est-ce à Londres aussi, demanda en souriant -la chanoinesse, que vous comptez marier Lello?</p> - -<p>— Qui sait?… Certes, si j'étais à sa place, je chercherais -une femme partout, excepté à Rome.</p> - -<p>— Pourquoi? Vous pouvez parler hardiment : -tous les Romains sont partis, et ce n'est ni la générale -ni moi qui irons vous dénoncer.</p> - -<p>— Oh! madame, je n'ai rien contre les Romains -ni contre les Romaines ; mais à mes yeux Rome est -le pays du monde où les hommes mariés ont le -moins d'avenir. A Paris, à Pétersbourg, à Londres, -l'homme qui se marie épouse toute une armée de -protecteurs, d'amis, de partisans, qui s'engagent -par contrat à le faire parvenir. A Rome, il épouse -une femme et rien de plus. Il y a tels mariages qui -vous donnent en France la croix et une place de -préfet, en Angleterre la députation, en Russie…</p> - -<p>— En Russie, ajouta vivement la générale, une -clef de chambellan, la noblesse de deuxième classe, -des croix, des pensions, des places, la faveur, la -fortune et tout.</p> - -<p>— Vous voyez bien, mesdames, que Rome est le -patrimoine des célibataires, et que les hommes mariés -doivent chercher fortune ailleurs.</p> - -<p>— La France, dit la générale, est un pays sans -avenir. Ces messieurs de 1830 ont tout mis sens -dessus dessous, les lois et les pavés. Qu'est-ce qu'un -député? Un homme qui n'a pas même d'uniforme! -On parle des pairs de France : ont-ils seulement -le droit de bâtonner leurs gens? L'aristocratie est -tombée bien bas, depuis la suppression du droit -d'aînesse.</p> - -<p>— Le droit d'aînesse s'est conservé en Angleterre. -L'Angleterre est encore bonne.</p> - -<p>— Oui ; mais combien trouvez-vous de familles -catholiques dans la noblesse anglaise? On les -compte, cher monsignor, on les compte. Vous avez -eu le bonheur de découvrir un beau parti dans -cette petite élite du royaume, raison de plus pour -n'y en pas chercher un second.</p> - -<p>— Reste donc la Russie. Par malheur, elle est -schismatique.</p> - -<p>— Schismatique, monsignor! La Russie n'est pas -schismatique. Jamais on n'a dit que la Russie fût -schismatique. Il y a des schismatiques en Russie, -j'en conviens, mais beaucoup moins qu'on ne pense. -Est-ce que toute la Pologne, sans aller plus loin, -n'est pas catholique? L'empereur est le plus tolérant -des hommes ; il est le père de tous ses sujets, -sans distinction : on ne l'a jamais accusé de -favoriser les schismatiques. Que mademoiselle ma -fille arrive demain en Russie, soit avec sa mère, soit -avec son mari, sera-t-elle bien moins reçue, parce -qu'elle est catholique? Dites, madame la chanoinesse, -si le marquis votre frère a dû se faire schismatique -pour arriver aux premières dignités de -l'empire?</p> - -<p>— On m'a conté, reprit modestement Rouquette, -qu'en Russie les filles ne recevaient que le quatorzième -de l'héritage de leurs parents.</p> - -<p>— Distinguons, cher monsignor. En effet, elles -n'héritent que du quatorzième lorsqu'elles ont des -frères ; mais une fille unique, comme Nadine, par -exemple, et tant d'autres héritières, ne partage le -bien de ses parents avec personne.</p> - -<p>— Au reste, nous avons à Rome des jeunes gens -assez riches pour prendre une fille sans dot.</p> - -<p>— Bien, monsignor! Vous êtes un homme antique. -Vous ne donnez pas, vous, dans le travers ridicule -des hommes d'aujourd'hui! je ne connais -rien d'impatientant comme cette question : « Qu'a-t-elle? » -Eh! mes chers messieurs, ma fille a ce -qu'elle a ; épousez-la pour elle, ou je la garde. Je -vous dirai le lendemain du mariage si elle est sans -un sou ou si elle a dix millions. »</p> - -<p>A ce chiffre de dix millions, Rouquette prit un -air si respectueux que la générale se persuada qu'il -était dupe. « Décidément, madame, dit-il en terminant, -je crois que, si je m'appelais Lello Coromila, -je choisirais ma femme en Russie. Par malheur, -je ne suis rien qu'un homme de bon conseil.</p> - -<p>— Il va travailler Lello! se dit la générale ivre -d'espérance.</p> - -<p>— Elle court perdre les Feraldi, » pensa Rouquette -en la voyant sortir.</p> - -<p>Huit jours après, il n'était bruit que du mariage -secret de Lello et de Tolla. On citait le jour, l'heure, -la chapelle, le prêtre et les témoins. Ces détails -d'une précision inquiétante émurent le frère de -Lello : il lui demanda s'ils étaient vrais, et ne voulut -croire ses dénégations que lorsqu'elles furent confirmées -par Rouquette.</p> - -<p>Tolla n'ignora pas longtemps les calomnies que -la Fratief avait mises en circulation. Un matin que -Mme Feraldi réunissait chez elle quelques jeunes -filles de la société et quelques amis de Toto pour -répéter ensemble une mazurka, les deux cousines -de Tolla vinrent la féliciter de son mariage.</p> - -<p>« Quel mariage? demanda-t-elle en rougissant -jusqu'aux yeux.</p> - -<p>— C'est bien mal à toi, Tolla, de n'en avoir rien -dit à tes bonnes cousines!</p> - -<p>— Ah! ah! ah! qu'elle est étonnante avec son -air étonné! Nous n'aurions pas dû être les dernières -à apprendre ton bonheur.</p> - -<p>— Figure-toi que j'arrive dimanche dans une -maison : la première chose qu'on me dit, c'est que -tu es la femme de Lello. Moi, je me mets à rire, et je -trouve la plaisanterie assez neuve. Je sors, je rencontre -Bettina Nigri et sa mère à la porte d'une -église ; elles m'arrêtent pour me dire : « Eh bien! -vous avez un nouveau cousin! — Bah! est-ce que -ma tante Feraldi est accouchée? — Non, mais -Tolla s'est mariée avec Lello. » Enfin, hier, maman -reçoit la plus étrange lettre du monde. On lui -écrit de Forli : « Votre nièce est mariée, nous le -savons ; il n'est pas question d'autre chose dans -la ville : contez-nous donc les détails de l'aventure! »</p> - -<p>Tolla resta muette d'étonnement : après avoir -pris tant de soin pour cacher son amour, elle se -voyait la fable de la ville et de la province.</p> - -<p>Toto vit d'un coup d'œil que tous les témoins de -cette scène avaient déjà entendu parler de ce prétendu -mariage, et qu'ils y croyaient. Il se hâta de -répondre pour sa sœur : « On vous a trompées, -mes chères cousines, et, si l'on répète devant vous -cette sotte invention de nos ennemis, vous pourrez -répondre hautement que Tolla n'est pas mariée. »</p> - -<p>Tolla ajouta avec une indignation mal contenue :</p> - -<p>« Et qu'elle n'est pas fille à accepter la honte d'une -semblable union, et qu'elle méprise un bonheur -clandestin, et qu'elle ne voudrait pas d'un roi même -à ce prix, et qu'elle ne s'avilira jamais au point -d'accepter la main d'un homme qui craindrait de -l'épouser à la lumière du soleil et à la face de tous! »</p> - -<p>Les deux cousines s'excusèrent à qui mieux -mieux.</p> - -<p>« Pardon, dit Philomène, je ne voulais pas te -chagriner ; mais, comme tout le monde parle de ce -mariage, je croyais… Pardon…</p> - -<p>— Mais es-tu simple, dit Agathe, de pleurer pour -si peu de chose! Et quand cela serait vrai! Les mariages -secrets sont aussi bons que les autres, du -moment où le prêtre y a passé, et ils sont bien plus -amusants! »</p> - -<p>Le soir, Lello vint avec Philippe. Ils trouvèrent -Tolla tout en larmes, et elle leur raconta ce qu'elle -avait appris.</p> - -<p>« C'est une invention de la Fratief, dit Lello. Il y -a huit jours que cela court la ville. Mon frère m'en -a parlé.</p> - -<p>— Et qu'as-tu répondu? demanda Tolla.</p> - -<p>— J'ai répondu que la voix publique avait menti, -et que je n'aurais pas fait un tel pas sans consulter -mes parents.</p> - -<p>— Tu ne lui as rien dit de nos engagements? Il -serait peut-être temps d'en instruire ta famille.</p> - -<p>— Mon cher amour, mon père est plus mal que -jamais depuis la mort du cardinal. Si par hasard on -l'avait prévenu contre nos projets, la déclaration -que j'ai à lui faire pourrait lui porter un coup terrible. -Ne vaut-il pas mieux attendre que sa santé -soit raffermie, si tant est qu'il puisse guérir?</p> - -<p>— Attendons, dit Tolla. Je me boucherai les -oreilles pour ne pas entendre les calomnies de nos -ennemis.</p> - -<p>— Faites mieux, ajouta Pippo. On vous accuse -d'être mariés secrètement. A votre place je voudrais -donner raison à ces chers accusateurs. Voulez-vous -que je vous trouve un prêtre? Je serai votre témoin -avec quelque ami sûr et discret. Supposez que la -chose transpire, personne n'y croira. La nouvelle -est usée : elle date de huit jours. D'ailleurs est-ce -qu'on croit jamais la vérité?</p> - -<p>— Qu'en penses-tu, Tolla? » demanda Lello.</p> - -<p>Tolla répondit d'une voix ferme et décidée :</p> - -<p>« Mon ami, hier peut-être j'aurais dit oui. Après -la scène de ce matin, je me mépriserais moi-même -si j'étais capable d'accepter. Nous attendrons. »</p> - -<p>Lello et Philippe restèrent au palais Feraldi jusqu'à -minuit. Le lendemain, on racontait dans Rome -que Tolla et Lello étaient sortis ensemble à la -brune. Une personne digne de foi les avait reconnus -dans les allées du Pincio, appuyés tendrement -l'un sur l'autre. Un second témoin les avait rencontrés -en carrosse à cent pas de la porte du Peuple ; -un troisième les avait surpris dans une petite voiture -basse sur l'avenue qui mène à l'église Saint-Paul ; -un quatrième les avait aperçus à cheval sur l'avenue -d'Albano. Un autre ne les avait pas vus, mais il avait -fait parler le cocher qui les conduisait tous les soirs. -Ces témoignages, qui auraient dû se détruire, se -confirmaient l'un l'autre. On aimait mieux croire à -l'ubiquité de Tolla qu'à son innocence. Une ligue -redoutable se forma contre elle. Toutes les mères -qui l'avaient enviée, toutes les filles qui l'avaient -jalousée, tous les jeunes gens qui l'avaient désirée, -s'enrégimentaient sous les ordres de la Fratief. Les -amis qui pouvaient la défendre, comme la marquise, -Pippo, le docteur Ély, étaient accablés par le -nombre. La pauvre fille apprenait tous les jours -quelque nouvelle calomnie : elle s'en consolait en -la racontant à Lello, qui lui promettait de lui payer -en bonheur tout ce qu'elle avait à souffrir.</p> - -<p>Dans les premiers jours de janvier, les consolations -de son amant lui manquèrent. Le vieux prince -entrait dans son agonie, qui dura près de trois -semaines. Lello, cloué au chevet de son père, trouvait -à peine le temps d'écrire tous les jours un billet -à Tolla. Elle n'avait plus personne à qui confier ses -ennuis : pouvait-elle apprendre à sa mère toutes -ces calomnies, où sa mère était plus maltraitée -qu'elle-même?</p> - -<p>Elle s'associait à la douleur de Lello, et, quoiqu'elle -n'eût jamais vu le prince de Coromila, elle -le pleurait comme un père. Elle ne songea pas un -seul instant que la mort de ce vieillard assurait son -mariage. Le prince mourut. Tolla fut trois ou quatre -jours sans aller dans le monde : elle se sentait -incapable de retenir ses larmes. Le monde murmura. -Si on l'avait vue sourire et valser, on aurait -poussé les hauts cris ; on aurait dit qu'elle triomphait -de la mort du prince.</p> - -<p>Lello, toujours prudent, lui écrivit le lendemain -des funérailles de son père : « J'apprends qu'hier -au soir on a remarqué ton absence au théâtre. Que -cela te serve de leçon pour l'avenir. »</p> - -<p>C'était Mme Fratief qui avait pris la peine de -courir de loge en loge à la recherche de Tolla :</p> - -<p>« Avez-vous vu Tolla?</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— Comment n'est-elle pas ici, elle qui adore la -musique de Bellini? J'avais quelque chose à lui -dire. Je vais passer chez elle après le spectacle. -Mais, j'y pense! je ne la trouverais pas. Elle a quelqu'un -à consoler. »</p> - -<p>On savait cependant que Lello passait la soirée -en famille.</p> - -<p>Pour excuser sa douleur, Tolla dit qu'elle était -malade. Cela n'était qu'un demi-mensonge : la -pauvre fille succombait à l'excès de ses ennuis. Ses -ennemis la prirent au mot et glosèrent sur sa maladie.</p> - -<p>La jeune Nadine disait ingénument à toutes les -filles de son âge : « Tâchez donc de savoir quelle -est la maladie de Tolla. Ma mère le sait, mais elle -ne veut pas me le dire. Il paraît que c'est une maladie -que les jeunes filles n'ont jamais, dont on ne -meurt pas, mais qui dure bien des mois. »</p> - -<p>En apprenant cette nouvelle invention, Tolla guérit -de colère : elle sentit ses forces doublées ; tout -son être s'exalta, toute son énergie se tendit. Elle -retourna dans le monde, courut les théâtres, les -bals, les soirées, dansa des nuits entières, fatigua -ses valseurs, soupa à quatre heures du matin, but -du vin de Champagne, oublia sa pelisse en sortant -du bal, commit imprudence sur imprudence, et -prouva une santé de fer.</p> - -<p>Sa réputation n'y gagna rien. Les uns disaient :</p> - -<p>« C'est pour mieux cacher <i>son état</i>.</p> - -<p>— Mais, s'écriait la marquise Trasimeni, elle a -une taille à prendre dans la main! Croyez-vous -qu'elle puisse laisser <i>son état</i> à la maison? »</p> - -<p>D'autres allaient chuchotant : « Elle ne se ménage -pas assez pour une fille qui relève de maladie. »</p> - -<p>Un plaisant remarquait la coïncidence de la mort -du prince et de la retraite momentanée de Tolla.</p> - -<p>« Les Coromila se conservent bien, disait-on. -S'il en meurt un, vite il en naît un autre. Coromila -est mort, vive Coromila! »</p> - -<p>Mme Fratief, en voyant valser Tolla, disait charitablement -à ses voisines : « La malheureuse! elle -veut donc tuer deux personnes à la fois! »</p> - -<p>Cependant Lello s'était laissé conduire à la villa -d'Albano, où ce qui restait de la famille se retira -pendant quinze jours pour cacher sa douleur et -pour l'oublier. On chassait, on faisait de grandes -cavalcades et de longs repas. Rouquette organisa -savamment cette vie oisive, décente et plantureuse. -Lello eut le temps, non pas d'envier, mais d'entrevoir -les douceurs de la vie de garçon. Cependant -le voisinage de Lariccia, les souvenirs de l'été dernier, -peut-être même l'oisiveté, la solitude et la -bonne chère ravivèrent son amour pour Tolla. Un -soir, en sortant de table, il lui écrivit : « Je te l'ai -dit cent fois, mais je veux te l'écrire, parce que les -écrits restent : je t'aimerai toujours et je saurai -mourir plutôt que d'oublier un ange tel que toi. -Dieu voit mon cœur, et, en sa présence, je te jure -une fidélité éternelle. »</p> - -<p>« Comme il m'aime! s'écria Tolla lorsqu'on lut -cette lettre en famille.</p> - -<p>— Voilà un écrit précieux, ajouta Toto. Ne le -perds pas, ma fille. Si, après un pareil serment, il -refusait de t'épouser, le pape l'y forcerait. »</p> - -<p>Les Coromila revinrent à Rome au commencement -de mars, et Lello reprit sa place à la fenêtre -du palais Feraldi. Après un mois d'un bonheur -presque parfait, malgré le déchaînement de la -calomnie, il se montra triste et préoccupé.</p> - -<p>« Qu'as-tu? lui demanda Tolla en le regardant -jusqu'au fond de l'âme.</p> - -<p>— Rien. Des ennuis de famille.</p> - -<p>— Tu as tout déclaré à tes parents?</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— Ils t'ont parlé de moi?</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— Quels ennuis peux-tu avoir? Tu es majeur, -libre, maître absolu de tes actions, riche…</p> - -<p>— Moins que tu ne penses.</p> - -<p>— Tant mieux! je voudrais que tu n'eusses rien ; -je serais sûre d'habiter notre petit domaine de -Capri. Te souviens-tu de Capri? Voyons si tu as -profité de mes leçons de géographie! Capri est -bornée au nord par l'amour, à l'est par la fidélité, -à l'ouest par beaucoup d'enfants… Ton père t'a -donc déshérité!</p> - -<p>— Peu s'en faut.</p> - -<p>— Quel bonheur!</p> - -<p>— Il a laissé un fidéicommis à mon oncle.</p> - -<p>— Le joli mot! Il veut dire?…</p> - -<p>— Que par suite d'un ordre secret de mon père, -dont le testament ne dit pas un mot et dont l'exécution -est confiée à mon oncle, mon frère aîné sera -cinq fois plus riche que moi.</p> - -<p>— Ainsi, mon pauvre ami, tu n'auras peut-être -pas plus de deux millions!</p> - -<p>— Peut-être.</p> - -<p>— Alors, viens à Capri : je te promets pour cent -millions de bonheur! »</p> - -<p>Lello mentait, et l'argent n'était pour rien dans -sa tristesse. Son père n'avait fait ni fidéicommis -ni substitution ; il avait légué au chevalier une -terre magnifique qui devait naturellement se partager -entre les deux frères après la mort de leur -oncle.</p> - -<p>La vraie cause du chagrin, de l'embarras ou du -remords de Lello, la voici :</p> - -<p>Le fils aîné du vieux Louis Coromila, devenu -prince depuis la mort de son père, avait terminé -les négociations relatives à son mariage ; son départ -était fixé au 30 avril. Il devait s'embarquer à Civita-Vecchia -pour Marseille, traverser la France, séjourner -à Paris, arriver à Londres pour les fêtes du -couronnement de la reine Victoria, et revenir avec -sa femme par la France, la Belgique, l'Allemagne -et la Lombardie. Tous les jours on travaillait devant -Lello à compléter, à préciser et à embellir ce -séduisant itinéraire. Le chevalier et Rouquette ne -s'occupaient pas d'autre chose, tandis que le jeune -prince enrégimentait sa suite et commandait sa livrée. -Toutes les tables de la maison étaient couvertes -de cartes routières ; on voyait des Guides -étalés sur tous les meubles. A chaque repas, Rouquette -s'étendait complaisamment sur la description -des plaisirs de Paris. Le chevalier répliquait par le -tableau des magnificences de la cour de Londres. -Le prince, quoiqu'il dût se faire habiller à Paris, -commanda à Rome son habit de cour, dont Lello -rêva plus de trois nuits. Rouquette était du voyage ; -il eut aussi de longues conférences avec son tailleur. -Ni le chevalier ni le prince ne firent aucune proposition -à Lello ; mais on démontrait devant lui que -cette longue odyssée ne durerait pas beaucoup plus -de deux mois. Le chevalier plaisantait légèrement sur -l'esprit casanier, sur les animaux à coquille et sur les -souriceaux qui n'osent sortir de leur trou. Le prince -se promettait de savourer bien mieux les douceurs -de la vie domestique après un temps de voyages et -d'aventures.</p> - -<p>Ces plaidoiries indirectes se prolongèrent jusqu'aux -premiers jours d'avril. Peut-être la famille -aurait-elle perdu son procès, si Tolla avait eu un -grain de coquetterie ; mais le bonheur de Lello était -trop pur et trop égal pour qu'il s'effrayât d'une absence -de deux mois.</p> - -<p>Sur ces entrefaites, Morandi fit écrire à la comtesse -qu'il avait vu sa fille à Lariccia vers le milieu -de septembre, qu'il l'avait trouvée plus belle -que tous les portraits qu'on lui en avait faits, et -que, si Tolla n'avait refusé sa main que par crainte -de quitter Rome, il était prêt à déserter Ancône -pour la capitale.</p> - -<p>Le jeune Feraldi voulait qu'on fît lire cette lettre -à Lello ; Tolla s'y opposa formellement. « Une semblable -confidence, dit-elle, aurait l'air d'une menace. » -Cependant la jalousie serait venue fort à -point pour aiguillonner l'amour de Lello et pour -ramener son esprit, qui s'égarait à chaque instant -vers la France et l'Angleterre.</p> - -<p>Tolla s'en doutait si peu, qu'elle employait une -partie de ses soirées à lui apprendre le français. Les -progrès n'étaient pas rapides : le professeur et l'élève -s'embrouillaient à qui mieux mieux dans la -conjugaison du verbe <i>aimer</i>. Quelquefois, pour faire -trêve à la grammaire, elle ouvrait un livre français, -le lui mettait sous les yeux, et le contraignait doucement -à épeler, à lire et à traduire. A la fin de la -leçon, l'écolier reconnaissant embrassait son dictionnaire.</p> - -<p>Un soir, ils lurent ensemble la fable des <i>Deux -Pigeons</i>. Quand Lello eut achevé laborieusement -le mot à mot, Tolla lui ôta le livre des mains et -traduisit la fable entière en vers libres ou plutôt -en prose cadencée ; sa voix, sonore et brillante, -avait je ne sais quoi de doux, de tendre et de profond. -Lello regardait voler ses paroles harmonieuses ; -il croyait voir cette filleule des fées qui -n'ouvrait jamais la bouche sans laisser tomber des -perles et des émeraudes. Lorsque Tolla lui prit la -main en traduisant ces beaux vers :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Amants, heureux amants, voulez-vous voyager?</div> -<div class="verse i2">Que ce soit aux rives prochaines!</div> -<div class="verse">Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau,</div> -<div class="verse i2">Toujours divers, toujours nouveau ;</div> -<div class="verse">Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.</div> -</div> - -<p class="noindent">il baissa la tête et fondit en larmes.</p> - -<p>Le matin même, en sortant de la messe, son oncle -lui avait dit :</p> - -<p>« J'ai un remords.</p> - -<p>— Vous, mon oncle!</p> - -<p>— Oui, je suis un mauvais parent. Ton frère va -partir pour Londres, et je reste à Rome au lieu de -l'accompagner. Je sacrifie mes devoirs à mes habitudes.</p> - -<p>— Votre conscience est trop scrupuleuse. Est-ce -que mon frère a besoin qu'on le mène par la main? -N'est-il pas assez grand pour se conduire lui-même?</p> - -<p>— Oui, parbleu! s'il allait là-bas pour son plaisir, -je resterais ici pour le mien, et je me contenterais -de lui souhaiter un bon voyage ; mais il part -pour se marier, et je rougis de penser que l'héritier -de la plus grande maison d'Italie s'en ira à -l'église sans un père, sans un oncle, sans un frère, -et seul de sa famille comme un enfant trouvé. Si -j'avais seulement dix ans de moins, je ferais mes -malles.</p> - -<p>— Mais, mon cher oncle, vous vous portez bien, -Dieu merci! et vous n'êtes aucunement cassé. D'ailleurs -Londres n'est pas si loin, et l'on peut voyager -à petites journées.</p> - -<p>— Eh! crois-tu bonnement que ce soit le voyage -qui m'épouvante? Non, non : je n'ai pas peur -d'une ou deux traversées sur un bon bateau, et de -quelques centaines de lieues en chaise de poste. La -belle affaire pour un homme bâti comme moi! Ce -qui me tuerait, mon ami, ce sont les plaisirs.</p> - -<p>— Les plaisirs!</p> - -<p>— Oui, les plaisirs. Tu es né à Rome, et tu n'as -jamais quitté cette terre de bénédiction ; tu ne peux -donc pas te faire une idée de la vie dévorante qu'on -mène à Londres et à Paris. Déjeuner en ville, dîner -en ville, spectacle le soir, bal après le spectacle, -rentrer chez soi rompu de fatigue et trouver sur -sa table tout un volume d'invitations pour le lendemain ; -s'habiller trois fois par jour, s'exténuer en -visites, se ruiner en compliments ; attirer sur soi les -regards de tout un peuple ; être l'événement du -jour, le favori de la mode, la curiosité de la saison ; -s'observer, se surveiller, poser enfin comme un -acteur sur la scène ou un prédicateur en chaire : -est-ce une vie pour un homme de mon âge, et -ne vois-tu pas que je succomberais au bout d'un -mois?</p> - -<p>— Mais, mon oncle, un bon dîner ne vous fait -pas peur ; vous allez au théâtre tous les soirs : on -ne donne pas un bal sans vous inviter, et vous ne -vous en portez pas plus mal.</p> - -<p>— Pauvre garçon! est-ce qu'on dîne à Rome? On -y prend de la nourriture. Tu ne soupçonneras jamais -toutes les sorcelleries de ces cuisiniers français, -leurs terribles friandises qui séduisent les -yeux, captivent l'odorat et centuplent l'appétit ; la -gaieté diabolique qui petille au milieu de ces repas, -le fracas des bouchons qui sautent au plancher, le -cliquetis des verres entassés pêle-mêle devant chaque -assiette, l'éclat des cristaux, la lumière éblouissante -des bougies, la variété désespérante des vins : -c'est un enfer, te dis-je, et j'en reviendrais brûlé -jusqu'aux os. Vive la bonne grosse cuisine italienne, -que nous mangeons sans bruit dans la vieille argenterie -de nos pères! Vivent nos théâtres simples -et tranquilles, où l'on ne va que pour entendre de -la musique et pour causer dans l'ombre avec ses -amis! Ce maudit Opéra de Paris est une fournaise -tumultueuse où les plus jolies femmes du monde -vont étaler leurs épaules nues sous un lustre pire -que le soleil. Et les bals, bonté divine! qu'ils ressemblent -peu à nos petites soirées, égayées par la -contredanse, le whist et la limonade! Figure-toi un -formidable pêle-mêle de luxe, d'élégance et de coquetterie, -une musique insensée, des toilettes scandaleuses, -une liberté inouïe, des escaliers encombrés -de fleurs, des buffets chargés de viandes, des -soupers à ressusciter des morts et à tuer des vivants! -C'est un spectacle à voir une fois ; je l'ai vu, je n'en -suis pas mort, mais on ne m'y reprendra plus! -Cependant Dieu m'est témoin que je voudrais pouvoir -accompagner ton frère. »</p> - -<p>Cette appétissante satire des plaisirs de Paris produisit -tout l'effet qu'on en espérait : Lello offrit de -partir avec son frère. Le mot ne fut pas plus tôt lâché -que le colonel, sans lui laisser le temps de se -reconnaître, courut avec lui annoncer la nouvelle à -toute la maison. Le hasard ou la prévoyance de -Rouquette fit qu'il y eut ce jour-là vingt personnes -à dîner. Tout le monde but au prochain voyage des -deux frères.</p> - -<p>Lello était venu au palais Feraldi pour apprendre -à Tolla tout ce que la ville devait savoir le lendemain ; -mais la fable des <i>Deux Pigeons</i> lui coupa -la parole, et il pleura en songeant qu'il s'était condamné -à partir et qu'on lui avait fermé toute retraite.</p> - -<p>Il se coucha mécontent de lui-même, incertain de -ce qu'il dirait à Tolla et fort en peine de se justifier -à ses propres yeux. A force de chercher, il s'avisa -de prier Mme Feraldi de tout conter à sa fille. « Le -coup sera moins rude, se dit-il, s'il ne vient pas de -moi. » Pour faire sa paix avec sa conscience, il se -promit qu'une fois hors de Rome il trouverait le -courage de demander le consentement de son oncle. -Vingt fois il avait eu la bouche ouverte pour lui -tout déclarer, et une sotte timidité l'avait toujours -arrêté devant le nom de Tolla. C'est la présence de -mon oncle qui me trouble, pensa-t-il ; je serai plus -hardi en face d'un encrier. Il s'endormit fort tard -et rêva qu'il était un pigeon battu par l'orage. Il -fut réveillé à neuf heures du matin par la visite de -Rouquette.</p> - -<p>« C'est vous? lui dit-il en se frottant les yeux. Je -suis bien aise de vous voir. Connaissez-vous la fable -des <i>Deux Pigeons</i>?</p> - -<p>— Je la sais par cœur. C'est un délicieux roman -de trois pages. La morale surtout en est admirable.</p> - -<p>— Vous trouvez?</p> - -<p>— Sans doute, et je vous recommande de la méditer. -Cette fable prouve, mieux qu'un sermon, -que deux frères ne doivent pas voyager l'un sans -l'autre.</p> - -<p>— Deux amants?</p> - -<p>— Deux frères!</p> - -<p>— J'avais entendu dire qu'il s'agissait de deux -amants.</p> - -<p>— Qui est-ce qui vous a fait cette plaisanterie? Il -n'y a pas plus d'amour dans la fable que dans la -barrette du cardinal-vicaire. Écoutez plutôt :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">L'autre lui dit : Qu'allez-vous faire!</div> -<div class="verse">Voulez-vous quitter <i>votre frère</i>?</div> -</div> - -<p class="noindent">Et plus loin :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">… Hélas! dirai-je, il pleut :</div> -<div class="verse">Mon <i>frère</i> a-t-il tout ce qu'il veut,</div> -<div class="verse">Bon souper, bon gîte, et le reste?</div> -</div> - -<p class="noindent"><i>Mon frère</i>, entendez-vous? D'ailleurs, qui est-ce -qui dirait <i>et le reste</i>, sinon un frère, et le frère répond :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Je reviendrai dans peu conter de point en point</div> -<div class="verse i2">Mes aventures à mon <i>frère</i>.</div> -</div> - -<p class="noindent">Croyez-vous, en bonne foi, que, s'il s'agissait de -deux amants, les Français feraient apprendre ces -vers aux petites filles? Au reste, La Fontaine connaît -trop bien le cœur humain pour vouloir que -deux amants demeurent cousus l'un à l'autre. Il -sait que l'amour le mieux constitué ne résisterait -pas à ce régime, et mourrait d'ennui au bout de -quelques mois. L'absence, qui tue l'amitié et tous -les sentiments tièdes, exalte les passions violentes. -Quelle est la femme qui a donné au monde le plus -éclatant exemple de fidélité? Pénélope, dont le mari -a fait une absence de vingt ans. Lucrèce a repoussé -l'amour de Sextus parce que son mari était au -camp ; elle l'aurait peut-être écouté, si elle avait eu -Collatin sur ses talons. C'est en amitié que les absents -ont tort : en amour, ils ont toujours raison. -La petite fleur qui dit <i>plus je vous vois, plus je vous -aime</i>, est un oracle en amitié ; c'est une sotte en -amour. »</p> - -<p>Fortifié par ces beaux raisonnements, Lello vint -à trois heures au palais Feraldi. On venait de quitter -la table. Le comte, la comtesse et Toto prenaient -le café au salon. Tolla s'habillait pour faire -des visites. Il promena sur ses auditeurs un sourire -embarrassé.</p> - -<p>« Je suis bien aise, dit-il, que Tolla ne soit pas -ici. C'est à vous que je viens demander assistance.</p> - -<p>— Et contre qui? dit le comte.</p> - -<p>— Contre elle. Si vous ne venez pas à mon aide, -elle m'arrachera les deux yeux tout au moins.</p> - -<p>— Mon cher client, l'affaire n'est pas de ma compétence. -Défendez vos yeux vous-même, si vous tenez -à les garder.</p> - -<p>— Si j'y tiens, c'est qu'ils me servent à voir -Tolla.</p> - -<p>— Voici bientôt un an qu'elle vous les arrache -tous les jours, reprit la comtesse, et vous n'êtes pas -seulement borgne. »</p> - -<p>Toto ajouta : « Avec tous les yeux qu'elle t'a arrachés, -on aurait de quoi paver la queue d'un paon. -Voyons, confesse-toi : qu'as-tu fait?</p> - -<p>— Rien encore ; mais je médite une escapade.</p> - -<p>— Renonce à ton escapade, et je réponds de tes -yeux.</p> - -<p>— Impossible, mon ami, j'ai donné ma parole. Il -s'agit d'un voyage.</p> - -<p>— A Albano?</p> - -<p>— Plus loin ; mais il est convenu que nous courrons -la poste et que notre absence ne durera pas -longtemps.</p> - -<p>— Huit jours?</p> - -<p>— Davantage. Enfin, puisque j'ai commencé ce -diable d'aveu, sachez que mon oncle, bien malgré -moi, pour que mon frère ne soit pas seul à ce mariage, -a voulu, ne pouvant pas quitter Rome, où il -a ses habitudes, me faire partir pour Londres, et il -m'a été impossible de refuser. Vous comprenez que -si Tolla… »</p> - -<p>Il n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Toto, -le comte et la comtesse s'étaient dressés comme par -ressort autour de lui.</p> - -<p>« Vous êtes faible, Lello Coromila, dit sévèrement -le comte.</p> - -<p>— Lâche cœur, cria Toto.</p> - -<p>— Elle en mourra! dit la comtesse.</p> - -<p>— Écoutez-moi, reprit-il d'une voix émue. Je -vous jure que j'aime Tolla et que je l'épouserai. -Maintenant écoutez-moi. Mon oncle et mon frère, -qui sont toute ma famille, désirent absolument que -je fasse ce voyage. Je souffre plus que vous ne sauriez -croire à la seule pensée de quitter Rome ; -mais je voudrais concilier tous mes devoirs. Si je -témoigne de la complaisance à mes parents, je puis -compter qu'ils me payeront de retour. J'assiste au -mariage de mon frère pour que bientôt il assiste au -mien.</p> - -<p>— Monsignor Rouquette n'est-il pas de la partie? -demanda le comte. Il a obtenu du cardinal-vicaire -un congé de trois mois.</p> - -<p>— Cela vous prouve, répliqua vivement Lello, -que notre absence ne sera pas longue : trois mois -au plus, peut-être deux.</p> - -<p>— Combien de temps, demanda Toto, a duré son -voyage à Venise?</p> - -<p>— Je t'assure, mon ami, que l'on calomnie ce -pauvre Rouquette. Depuis six mois que je l'étudie -sans qu'il s'en doute, j'ai appris à lui rendre justice. -Il m'aime, et il se rangera plutôt avec nous contre -les miens, qu'avec ma famille contre nous.</p> - -<p>— Puisque vous avez foi en M. Rouquette, dit la -comtesse avec amertume, asseyons-nous. Vous avez -vu comme la nouvelle de ce départ nous a agréablement -surpris : jugez par nous de l'effet qu'elle -va produire sur Tolla.</p> - -<p>— Chère comtesse, je souffrirai plus qu'elle. -Aidez-moi à adoucir la violence du coup. Je sens -que je n'ai plus de courage.</p> - -<p>— Il doit t'en rester assez, dit Toto, car tu n'en -dépenses guère au palais Coromila.</p> - -<p>— Eh bien, oui! je suis faible, je suis lâche ; j'ai -peur de mon oncle, quoiqu'il soit le meilleur des -hommes ; j'ai peur de mon frère, j'ai peur de tout. -Accable-moi, tu le peux, je te le permets, je ne me -défendrai pas : il y a des moments où je me méprise -moi-même! Mais que veux-tu! j'ai promis de -partir, ma parole est donnée, la ville entière le sait. -Hier, à dîner, devant moi, ils ont annoncé mon départ -à plus de vingt personnes! Tout cela empêche-t-il -que je n'aime ta sœur et que je ne l'épouse à -mon retour? La sotte promesse que mon oncle m'a -arrachée viole-t-elle les serments que je vous ai -faits? »</p> - -<p>Lello s'arrêta brusquement ; il avait entendu la -voix de Tolla, qui descendait en chantant le grand -escalier du palais.</p> - -<p>La pauvre fille ouvrit la porte, courut à Lello, et -s'arrêta tout interdite à la moitié du chemin. Elle -vit son père horriblement pâle, sa mère agitée d'un -tremblement nerveux, les yeux de son frère pleins -de larmes, la figure de son amant bouleversée. Ils -se taisaient tous et n'osaient ni se regarder ni la -regarder. Son cœur se serra ; elle se laissa tomber -sur une chaise sans essayer de rompre ce morne -silence. Trois longues minutes s'écoulèrent, durant -lesquelles on n'entendit que les sanglots de Mme Feraldi. -Enfin Tolla n'y tint plus.</p> - -<p>« Qu'est-il arrivé? demanda-t-elle ; ma mère, -mon père, mon frère, Lello, qu'avez-vous? Parlez, -je vous en prie. J'aurai du courage ; répondez-moi. -Maman, je t'en supplie. Ah! vous me ferez mourir. -Par pitié, dites-moi ce qui m'arrive!</p> - -<p>— Pauvre enfant! répondit sa mère, tu le sauras -trop tôt! »</p> - -<p>Elle ne demanda rien de plus ; elle courut dans -la chambre voisine et fondit en larmes sans savoir -encore pourquoi. Ce premier moment passé, elle -reprit possession d'elle-même et rentra résolûment -au salon.</p> - -<p>« J'ai pleuré, dit-elle. Vous voyez que je suis -calme. Maintenant je veux savoir ce que je suis condamnée -à souffrir. »</p> - -<p>Au premier mot de départ, elle s'évanouit. Sa -mère et Toto la portèrent dans sa chambre. Le -comte la suivit, oubliant Lello, qui s'enfuit tout -éperdu. En passant devant la loge du concierge, il -appela Menico, lui mit deux écus dans la main, et -le supplia de lui apporter des nouvelles de sa maîtresse. -Il attendit deux heures dans une anxiété -mortelle. Enfin Menico parut : il était plus pâle qu'à -l'ordinaire, mais il avait toujours son air calme et -indolent.</p> - -<p>« Parle vite! lui cria Lello. Comment va-t-elle?</p> - -<p>— Mieux, Excellence. Elle a eu de grosses convulsions ; -maintenant elle dort : vous ne l'avez pas -tuée tout à fait. » Il ajouta, en posant deux écus -sur la cheminée : « Voici votre argent. Vous -allez voyager, vous en aurez besoin. Madame vous -fait dire que vous pouvez venir au palais demain -soir. »</p> - -<p>Le lendemain, en entrant dans ce salon où il avait -passé de si douces heures, Lello fut saisi d'un frisson -étrange. Personne ne se leva pour venir au-devant -de lui. Tolla était trop faible pour courir -comme autrefois à sa rencontre. Le comte et Toto -s'étaient habillés comme pour une cérémonie. On -avait enlevé tous les rideaux qui cachaient les vieux -portraits de la famille, et Lello pouvait compter autour -de lui dix générations de Feraldi. Le comte lui -montra de la main le fauteuil qui l'attendait, puis il -commença d'une voix ferme et triste :</p> - -<p>« Manuel Coromila, vous voyez que nous sommes -ici en conseil de famille. J'ai convoqué mes ancêtres -à cette réunion solennelle : je voudrais pouvoir -convoquer aussi les vôtres. Vous allez quitter Rome -pour longtemps ; je dis longtemps, parce qu'il ne -faut pas plus d'un mois pour changer le cœur d'un -homme de votre âge. Ce départ, ce n'est pas vous -qui l'avez voulu : il vous a été imposé par votre -oncle et votre frère. Je sais pourquoi. L'ambition de -vos parents ne veut pas que vous épousiez ma fille, -et l'on compte sur les plaisirs de Paris et de Londres -pour vous la faire oublier. Vous étiez libre de -rester : vous avez consenti à partir. Vous étiez libre -de déclarer ouvertement votre amour pour Vittoria, -depuis tantôt deux mois que vous n'avez plus de -père vous vous êtes obstiné dans votre prudence -et votre timidité. Je ne vous accuse pas. Je ne vous -reproche ni les partis que vous nous avez fait rejeter, -ni l'amour incurable que vous avez mis au -cœur de ma fille, ni les calomnies que vos assiduités -ont attirées sur nous, ni la scène d'hier et la -douleur dont vous avez rempli ma maison ; mais je -pense que c'en est assez et que nous avons assez -souffert. Je vois bien que vous n'aimez plus ou que -vous aimez moins, ou que vous n'aimez pas assez -pour que l'amour vous donne du courage. Votre -constance ne tient plus qu'à un fil, et, sans toutes -ces promesses et tous ces serments qui vous sont -échappés, la pauvre Tolla serait déjà oubliée. Eh -bien! soyez heureux ; rien ne vous retient plus : -je vous rends votre parole. »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">VII</h2> - - -<p>Manuel avait écouté avec résignation les reproches -du comte, mais la conclusion le mit hors de -lui. Il s'était attendu à des paroles sévères, non à -cette dédaigneuse restitution de sa liberté. Il pâlit -de colère, et balbutia d'abord quelques paroles inarticulées.</p> - -<p>« Calme-toi, lui dit Toto ; tu n'as ici que des -amis. »</p> - -<p>Il reprit avec violence : « Des amis! Monsieur le -comte, si je ne m'étais pas accoutumé à vous regarder -comme un second père, je n'endurerais pas si -patiemment un tel outrage. Vous me croyez capable -de violer mes serments!</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— Pardonnez-moi, lorsqu'on dit à un homme : -« Je vous rends votre parole, » c'est qu'on le juge -assez méprisable pour la reprendre. Je m'appelle -Coromila, et l'histoire de Venise, qui est celle de -mes ancêtres, ne leur a jamais imputé ni un mensonge -ni une trahison. Qui vous a permis de croire -que je valais moins qu'eux et que je méditais de les -déshonorer tous en ma personne? J'ai promis -d'épouser votre fille ; j'ai fait mieux, je l'ai juré ; je -ne l'ai pas juré une fois, mais cinquante, et sur tout -ce qu'il y a de plus sacré ; je l'ai juré par écrit, -vous en possédez les preuves, et vous avez les mains -pleines de mes serments! et vous m'estimez assez -peu pour me dire de sang-froid : « Soyez libre ; je -vous accorde que vous n'avez rien promis, rien -écrit, rien juré! Décidons à l'amiable que toutes -vos lettres sont des faux, toutes vos promesses des -mensonges, tous vos serments des parjures! » -Monsieur le comte, si l'on parle de la sorte aux -hommes qu'on estime, que restera-t-il donc pour -exprimer le mépris?</p> - -<p>— Lello, reprit le comte, vous m'avez mal compris, -ou plutôt j'ai mal parlé. A Dieu ne plaise que -j'élève un doute sur votre honneur, qui m'est aussi -cher que le mien. Voici ce que j'ai voulu dire. Lorsque -vous avez demandé la main de ma fille, il y a -huit ou neuf mois, vous étiez encore dans la dépendance -d'un père. En engageant votre personne -et votre fortune, vous disposiez en quelque sorte -de biens qui ne vous appartenaient pas. Il est possible, -et jusqu'à un certain point raisonnable, que -le changement survenu dans votre condition, la teneur -du testament de votre père, les intérêts nouveaux -qui vous condamnent à ménager certaines -personnes, les dispositions de votre famille, qui ne -s'était pas prononcée en ce temps-là et qui depuis -s'est montrée contraire à nos projets, enfin le temps -qui use toute chose, même les passions qui se -croyaient éternelles, il est possible, dis-je, que l'un -de ces motifs vous engage, non pas à violer, mais à -regretter vos promesses. S'il en était ainsi, si vous -n'aimiez plus ma fille que par scrupule et si vous -ne l'épousiez plus que par devoir, mon devoir à -moi, dans son intérêt comme dans le vôtre, serait -de tout rompre. Si au contraire je me suis trompé, -si la prudence qui est un défaut de mon âge, m'a -aveuglé, prouvez-moi mon erreur et guérissez mes -craintes : reprenez ces anciens serments qui vous -sont échappés dans la première ferveur de votre -amour, et donnez-moi en échange une promesse -sérieuse et irrévocable, faite de sang-froid, dans la -pleine possession de vous-même, en présence de -tous les obstacles que vous savez, et à la veille d'un -voyage où l'on vous entraîne pour vous arracher à -nous. »</p> - -<p>Pendant ce discours du comte, Lello sentait peser -sur lui les regards de toute la famille. Après un -accès de hardiesse dont il ne se serait jamais cru -capable, sa timidité naturelle avait repris le dessus. -Immobile et morne, il comptait machinalement les -fleurs du tapis, dont le dessin se grava pour toujours -dans sa mémoire. Il n'osait regarder personne -en face, pas même la comtesse et sa fille, dont les -yeux le cherchaient pour l'encourager. Il fit un -effort pour regarder Tolla, et il leva les yeux jusqu'à -ses mains, qui pendaient, à demi fermées, sur ses -genoux. Ces petites mains pâles et amaigries parlaient -plus éloquemment que le comte Feraldi. Elles -rappelaient à Lello tant de chastes baisers, tant de -douces étreintes! l'index de la main droite s'était -levé si souvent en signe de menace amicale et souriante! -Que de fois il s'était appuyé sur les lèvres -de Lello pour lui imposer silence! La main gauche -portait cette bague de turquoise qu'il y avait mise -lui-même dans une des plus belles heures de sa vie, -et qu'il avait promis de remplacer par un anneau -de mariage. La maigreur de ces pauvres petites -mains résumait une longue histoire de larmes, de -soucis, d'incertitudes, de patience, de résignation, -de calomnies noblement pardonnées, de prières à -mains jointes pour les calomniateurs. La main -droite, négligemment renversée et entr'ouverte -comme pour recevoir une main amie, semblait se -tourner vers lui et lui dire : « Tu ne me veux plus! » -Lello entendit ce langage muet, tout en écoutant -les paroles du comte. Ces deux discours, l'un ferme -et précis, l'autre vague et confus, arrivaient ensemble -à son âme, comme le chant et l'accompagnement -d'une même mélodie. Il se leva de son -siége, s'agenouilla devant Tolla, prit sa main dans -la sienne, leva hardiment les yeux sur toute la famille, -et dit d'une voix ferme et résolue :</p> - -<p>« Je jure…</p> - -<p>— Arrêtez, interrompit le comte. Avant de vous -lier par ce nouveau serment, songez qu'il doit être -irrévocable. Si vous engagez à ma fille cette liberté -que je viens de vous rendre, aucun prétexte, aucune -raison ne pourra plus vous délier, pas même -l'opposition la plus formelle de vos parents.</p> - -<p>— Monsieur le comte, je ferai tous mes efforts -pour que mon bonheur soit approuvé de ma famille ; -mais, si mes parents s'obstinent dans une -injuste et tyrannique opposition, je me souviendrai -que Dieu m'a fait libre. Et maintenant, par ce Dieu -qui a comblé votre fille des plus adorables vertus, -par ce Dieu qui m'a inspiré pour elle l'amour le -plus pur, par ce Dieu miséricordieux avec qui elle -m'a réconcilié, par ce Dieu terrible qui n'a jamais -laissé le parjure impuni, je jure de n'avoir jamais -d'autre femme que Vittoria Feraldi. »</p> - -<p>Tolla se pencha vers lui pour l'embrasser ; mais la -joie fut plus forte qu'elle, elle s'évanouit. Lorsqu'elle -revint à elle, elle se cramponna instinctivement au -bras de Lello : « Pourquoi t'en vas-tu? lui dit-elle à -l'oreille.</p> - -<p>— Maudit voyage! j'ai consenti sans savoir ce -que je disais ; je dégagerai ma parole.</p> - -<p>— Ne pars pas! Tu vois comme je suis faible. -Qui sait si tu me retrouveras à ton retour? »</p> - -<p>Il pleura un peu, promit beaucoup, et sortit réconcilié -avec les Feraldi et avec lui-même.</p> - -<p>En rentrant au palais Coromila, il trouva le tailleur, -le brodeur et le passementier qui venaient -prendre ses ordres pour un habit de cour. Il eut -honte d'annoncer à ces ouvriers qu'il était changé -d'avis et qu'il ne voyageait plus. Il les laissa prendre -leurs mesures, discuta avec eux la coupe, la broderie, -les galons, et ne s'ennuya pas à cet entretien. -Rouquette survint, approuva son goût, et -lui prédit qu'il ferait oublier Brummel à l'Angleterre. -Le colonel entra ensuite, et lui dit : « Toi -qui te connais en chevaux, tu m'achèteras en arrivant -à Londres une jument pur sang pour la selle -et un joli attelage de calèche. Tu t'en serviras durant -ton séjour en Angleterre, et tu me les feras -expédier le jour de ton départ. » Malgré la perspective -d'une commission si agréable, Lello prit -son courage à deux mains ; il essaya de dire qu'il -n'était pas encore parti, et qu'il avait peur de -s'embarquer dans un voyage aussi coûteux. Son -frère se présenta fort à point pour répliquer qu'il -se chargeait de toute la dépense. Que répondre à -de si bonnes raisons? Tolla elle-même renonça à -réfuter les arguments du tailleur et du frère, de -Rouquette et du colonel. Lello aimait trop le plaisir -pour sacrifier un si beau voyage. Tolla aimait -trop Lello pour ne pas lui pardonner.</p> - -<p>Pour conjurer les mille dangers qu'elle prévoyait, -elle ne ménagea point les recommandations à Lello, -qui ne lui ménagea point les promesses. Elle employa -toutes les soirées d'avril à demander et à obtenir -des serments, sans parvenir à se rassurer. -Elle fit jurer à Lello que son absence ne durerait -pas plus de deux mois. « Mais, pensa-t-elle en frémissant, -si dans ces deux mois quelque autre femme!… » -Il fit serment de fuir toutes les occasions -d'infidélité. « Malheureuse! se dit-elle ; il aura -beau fuir, les occasions viendront à lui ; il est si -beau! » Elle chercha comment elle pourrait l'enlaidir -pour deux mois. Elle s'avisa de lui faire couper -ses jolies moustaches noires. Le jour où Lello -se présenta devant elle avec la lèvre rasée, elle le -trouva si étrange et si laid qu'elle se crut sauvée. -Elle lui fit promettre, séance tenante, qu'il ne <i>mettrait</i> -pas ses moustaches avant de rentrer à Rome. -Pour être sûre que Rouquette ne lui volerait pas -l'estime de son amant, elle fit jurer à Lello que, -quoi qu'on pût lui dire contre elle, il suspendrait -son jugement jusqu'au retour. « Et moi, dit-elle, -quoi qu'on fasse, quoi qu'on dise, quelques preuves -qu'on m'apporte, je ne me croirai abandonnée que -si tu viens me l'apprendre toi-même. » Un matin, -après avoir communié ensemble, ils s'agenouillèrent -côte à côte devant l'autel de la Vierge. Tolla -fit vœu d'entrer dans un cloître si Dieu ne lui permettait -pas d'être à Lello. Lello fit vœu de se retirer -dans un ermitage à Capri si quelque malheur ou -quelque trahison l'empêchait d'épouser Tolla. Chacun -d'eux appela la mort sur sa tête, s'il manquait -jamais à ses serments. Au milieu de ces protestations, -le mois d'avril passa vite.</p> - -<p>Lorsque Rome apprit le prochain départ de Lello, -l'avis unanime fut que les Feraldi avaient perdu la -partie. On alla jusqu'à dire que Lello se marierait -en France. Les mieux informés nommaient la fille -qu'il devait épouser. La générale, alarmée par ces -faux bruits, craignit d'avoir fait la guerre à ses frais -pour quelque famille du faubourg Saint-Germain. -Pour sortir de peine, elle invita Rouquette à dîner ; -mais Rouquette, occupé de mille affaires et peu -soucieux de ménager des alliés désormais inutiles, -se tira de cette invitation par une réponse évasive. -Mme Fratief et sa fille se dépitaient de ne rien savoir. -Pendant un long mois on les vit piétiner tous -les salons de Rome, le nez au vent, l'oreille au guet, -flairant l'air, aspirant le moindre bruit, interrogeant -les visages, quêtant les nouvelles, plaignant -tout haut la pauvre Tolla, maudissant tout bas monsignor -Rouquette, et poursuivant l'introuvable Lello, -qui passait toutes ses soirées au palais Feraldi.</p> - -<p>La marquise Trasimeni n'était pas à Rome. Le -docteur Ély, à la suite d'un gros rhume, l'avait envoyée -à Florence dans les derniers jours de mars. -Philippe avait pris un congé d'un mois pour accompagner -sa mère. Il revint seul le 25 avril, et la première -nouvelle qu'il apprit, fut que Lello partait -dans quatre jours.</p> - -<p>Il poussa un cri de surprise et de colère. « Et -Tolla? se dit-il. Est-ce que je serais un sot? Moi qui -viens encore de prêcher à ma mère que ses soupçons -avaient tort et que ses craintes étaient folles, -me suis-je laissé berner par ce vieil ivrogne de colonel? -Nous verrons bien! »</p> - -<p>Il ne fit qu'un bond jusqu'au palais de Coromila. -Lello le reçut au milieu du pêle-mêle de ses bagages. -Rouquette, assis sur une malle, lui offrit en ricanant -un cigare de la Havane.</p> - -<p>« Ah! monsieur, dit Rouquette, que vous arrivez -à propos! Nous nous plaignions tout à l'heure d'être -obligés de partir sans prendre congé de vous.</p> - -<p>— J'arrive tout botté, et voilà sur mon habit la -poussière de Florence. Vous voyez, monsignor, que -je n'ai pas perdu de temps.</p> - -<p>— Croyez-vous? Il me semble que vous êtes resté -un siècle dans cette belle Toscane.</p> - -<p>— Un mois, monsignor ; pas davantage. Je vous -remercie d'avoir trouvé le temps long.</p> - -<p>— Il s'est passé tant de choses en votre absence! -Monsieur, si l'homme était sage, il ne s'éloignerait -jamais de ses amis.</p> - -<p>— Vous parlez d'or, monsignor ; mais ne savez-vous -pas qu'il y a de mauvais génies qui font métier -de séparer ceux qui s'aiment?</p> - -<p>— C'est ce que l'Église appelle des esprits infernaux.</p> - -<p>— Oui, monsignor, infernaux. Si jamais j'en tiens -par les oreilles!</p> - -<p>— Monsieur, reprit Rouquette d'une voix douce, -ces esprits-là ont le bras long et les oreilles courtes. -On rencontre leurs bras avant d'arriver à leurs -oreilles.</p> - -<p>— A qui diable en avez-vous, interrompit Lello, -avec vos oreilles d'esprits infernaux? Est-ce que -Philippe est devenu théologien? Aide-moi un peu -à fermer ceci. Appuie hardiment le genou! bon ; -voilà qui est fait. Que je suis aise, mon Pippo, que -tu sois arrivé à temps!</p> - -<p>— C'est ce que je disais, ajouta Rouquette ; monsieur -arrive à temps!</p> - -<p>— Peut-être plus à temps qu'on ne pense, monsignor.</p> - -<p>— Mais je dis tout à fait à temps, pour aider -votre ami à fermer ses malles. Je vais voir si mon -valet de chambre s'occupe des miennes. Monsieur -le marquis Trasimeni, vous devez avoir bien des -choses à dire après une si longue absence. Tâchez, -s'il est possible, de réparer le temps perdu. Au plaisir!</p> - -<p>— Ah! tu me défies, pensa Philippe. Eh bien! -ma revanche! Il est trop tard pour empêcher Lello -de partir : l'homme qui s'est donné la satisfaction -de remplir toutes ces malles ne consentira jamais à -les défaire. Il ira en France, en Angleterre, au bout -du monde, si bon lui semble ; mais il ne faut pas -qu'on puisse profiter de son absence pour égorger -ma pauvre Tolla. Il me reste quatre jours pour lui -assurer un refuge contre toutes les calomnies, pour -compromettre Lello aux yeux du monde entier, pour -rendre toute rupture impossible, pour berner à mon -tour ce digne colonel, et pour lier les mains à monsignor -Rouquette, qui a les bras si longs. Quatre -jours, c'est peu, mais c'est assez : les plus longues -batailles n'ont pas duré plus de vingt-quatre heures. -En avant!</p> - -<p>— A quoi rêves-tu? lui demanda Lello. Tu as aujourd'hui -une physionomie étrange. »</p> - -<p>Philippe répondit avec un abandon bien joué : -« Tu le demandes, frère? Je songe à ce voyage qui -va peut-être bouleverser tout mon avenir.</p> - -<p>— Et qu'y a-t-il de commun, s'il te plaît, entre -ton avenir et mes voyages?</p> - -<p>— Tu le sauras un jour ; mais parle-moi de Tolla. -J'ai bien souvent pensé à elle, durant ce long mois -que j'ai vécu loin d'elle. Tout est rompu entre vous, -n'est-il pas vrai?</p> - -<p>— Rompu! es-tu fou?</p> - -<p>— Avoue-le-moi franchement, je ne t'en voudrai -pas. Je comprends tes raisons : ton oncle, ton frère, -monsignor Rouquette, ton nom, ta fortune… J'ai -fait bien des réflexions en un mois, et mes idées ont -changé. D'ailleurs tu ne la rendais pas heureuse. -Qu'a-t-elle dit quand tu lui as annoncé ton escapade?</p> - -<p>— Elle a pleuré, elle a été un peu malade, puis -elle m'a pardonné.</p> - -<p>— Adorable fille! il y a vingt ans que je la connais, -que je l'aime ; nous avons été élevés ensemble. -Eh bien! mon ami, depuis que j'ai l'âge -de raison, je me demande s'il y a un homme qui -mérite une telle femme! Tu reviendras dans six -mois?</p> - -<p>— Dans deux mois.</p> - -<p>— Six!</p> - -<p>— Deux! te dis-je.</p> - -<p>— Mettons cinq. Pendant ces six mois restera-t-elle -dans sa famille, ou va-t-elle s'enfermer dans -un couvent?</p> - -<p>— A quoi bon le couvent? Elle vivra, comme -toujours, auprès de sa mère.</p> - -<p>— Tu as raison : pas de couvent ; j'y perdrais -trop. D'ailleurs le colonel n'entendrait pas raison -sur ce chapitre.</p> - -<p>— Et pourquoi?</p> - -<p>— Parbleu! crois-tu que ton oncle t'envoie à -Paris et à Londres pour hâter ton mariage avec -elle? Il prévoit tout ce qui peut advenir en six mois : -il vous applique à tous deux la médecine des grands -parents, aussi vieille qu'Aristote : à l'amant, le grand -air et la poussière des chemins ; à l'amante, le tourbillon -des valses, le bourdonnement des danseurs -et la poussière des salons. Et si la guérison se fait -trop attendre, si l'amant traverse la mer sans écouter -les sirènes, le fleuve sans regarder les ondines et -la forêt sans causer avec les dryades ; si la jeune -fille est assez impertinente pour aimer obstinément -celui qu'on veut qu'elle oublie, alors aux grands -maux les grand remèdes! Un parent vénérable, un -ami de la famille, un homme d'Église au besoin, -dresse un piége à la pauvre enfant sans défiance ; -on tend une bonne calomnie sur son passage, on -fait faire à sa réputation une culbute dont elle ne se -relèvera jamais : cela vous apprendra, mademoiselle, -à marcher droit! Rappelle-toi Venise et les -amours de ton frère. Crois-tu que ce mariage eût -été aussi facile à rompre, si le maladroit, avant de -partir, avait enfermé sa maîtresse dans un couvent? -Le couvent, mon ami, est la seule forteresse où la -réputation d'une fille soit à l'abri, parce que les -hommes n'y pénètrent jamais. La vertu est robuste, -elle se conserve partout, dans le monde, dans les -bals et dans la valse à deux temps ; la réputation est -comme une robe blanche qu'il faut serrer dans un -tiroir, si l'on ne veut pas qu'elle soit éclaboussée -par un rustre ou déchirée par un faquin. Que Tolla -reste dans le monde, je réponds de sa vertu, je ne -réponds pas de sa robe blanche.</p> - -<p>— Et tu ne veux pas que je l'enferme dans un -couvent?</p> - -<p>— D'abord consentirait-elle?</p> - -<p>— J'en réponds.</p> - -<p>— Ses parents?</p> - -<p>— Je m'en charge.</p> - -<p>— Et la permission des autorités ecclésiastiques?</p> - -<p>— Le cardinal Pezzato l'obtiendra,</p> - -<p>— Mais ton oncle?</p> - -<p>— Il apprendra l'affaire lorsqu'elle sera faite.</p> - -<p>— Et monsignor Rouquette?</p> - -<p>— Je suis plus fin que lui.</p> - -<p>— Tu serais homme à garder un secret pendant -quatre jours?</p> - -<p>— Je ne suis donc pas Romain?</p> - -<p>— Comme tu prends feu pour le couvent! Cependant, -mon ami, à juger froidement les choses, il n'y -a pas péril en la demeure. Que crains-tu?</p> - -<p>— Tout!</p> - -<p>— Non, tu ne crains rien du cœur de Tolla, trop -heureux garçon! Le seul danger, c'est qu'un Rouquette -à Paris, un Fratief à Rome lui imputent à -crime quelques distractions innocentes. Que t'importe? -Tu fermeras l'oreille et tu laisseras dire. -Qu'est-ce qu'ils pourraient inventer de nouveau -après ce que nous avons entendu? Quelle créance -accorderais-tu à leurs paroles, toi qui as vu comment -ces artistes travaillent la calomnie? Si l'on -t'écrivait dans un mois qu'on a rencontré Tolla à dix -heures du soir, en voiture, avec un jeune homme -sur la route d'Albano ; si monsignor Rouquette -déposait sur ton bureau une liasse de lettres anonymes ; -si ton oncle t'écrivait que tu es la fable de -Rome, comme tu l'as jadis écrit à ton frère, ne renverrais-tu -pas loin de toi ces vieux mensonges si -usés qu'ils montrent la corde?</p> - -<p>— Oui ; mais si véritablement Tolla se laissait -étourdir par ce tourbillon du monde?</p> - -<p>— Sois tranquille, je veillerai sur elle, et jamais -le cœur d'une femme n'aura un gardien plus jaloux.</p> - -<p>— Mais…</p> - -<p>— Tu ne me connais pas, Manuel. J'aime Tolla, -depuis l'enfance, d'une amitié passionnée. Sans toi, -je l'aurais peut-être aimée d'amour. Juge de ce que -je deviendrais si je voyais qu'elle te trahît pour un -indigne!</p> - -<p>— Cependant…</p> - -<p>— Toi parti je m'attache à sa personne, je me fais -son garde du corps, je l'accompagne dans tous les -bals, je ne la quitte pas plus que son ombre. Le -soir, à l'heure où tu lui faisais ta visite quotidienne, -j'irai la voir, je m'assoirai à ta place, nous parlerons -de toi, et quelquefois nous pleurerons ensemble. -Les larmes sont moins amères lorsqu'elles sont -essuyées par l'amitié.</p> - -<p>— C'est fort joli, mais…</p> - -<p>— Entends-tu d'ici les bonnes langues? Elle -aime Philippe! Elle épouse Philippe! Philippe a -supplanté son ami! Je ne poserai pas sur son -front un baiser fraternel sans que le bruit en retentisse -dans toute l'Italie. Que nous rirons de bon -cœur!</p> - -<p>— Mais, par tous les saints!… interrompit violemment -Lello.</p> - -<p>— Encore un mot. Le couvent a du bon, je te -l'accorde ; mais jusqu'à quel point as-tu droit d'emprisonner -celle qui t'aime?</p> - -<p>— Je me soucie bien du droit! cria Manuel. Droit -ou non, je te dis qu'elle ira au couvent, et qu'elle -y restera jusqu'à mon retour, et qu'elle n'y recevra -personne, excepté sa mère et notre confesseur. Je -ne suis pas jaloux ; mais, puisque tu te charges de -l'être à ma place, tu vas voir comme je saurai profiter -de tes conseils! Quel est le couvent le plus sévère?</p> - -<p>— Les <i lang="it" xml:lang="it">Sepolte vive</i> (les <i>Enterrées vives</i>).</p> - -<p>— C'est trop dur ; un autre?</p> - -<p>— Saint-Antoine-Abbé.</p> - -<p>— Y reçoit-on des pensionnaires?</p> - -<p>— Oui.</p> - -<p>— Elle ira à Saint-Antoine-Abbé.</p> - -<p>— Mais, mon cher Lello, que veux-tu que je devienne? -Tu pars pour Londres, tu enfermes Tolla : -quels amis me laisses-tu?</p> - -<p>— Tu en trouveras d'autres : on en a toujours -assez. Où ai-je fourré mon chapeau? Le voici. -Mes gants? dans ma poche. Mon ami, je ne te -renvoie pas : je cours chez elle, chez sa mère, -chez son oncle, chez le cardinal-vicaire, chez -l'abbé La Marmora et chez la supérieure du couvent.</p> - -<p>— Moi, je rentre à la maison : nous ferons route -ensemble jusqu'aux Saints-Apôtres. »</p> - -<p>Chemin faisant, Manuel se disait avec une vivacité -fébrile :</p> - -<p>« Ah! maître Philippe! vous l'aimez, et vous n'en -savez rien! Et elle ne s'en doute pas! Mais moi, j'ai -l'œil bon, Dieu merci! j'allais m'embarquer dans -un joli voyage! Heureusement le couvent arrange -tout. »</p> - -<p>Philippe cachait sous un visage abattu la joie la -plus triomphante : « Il est jaloux, donc il l'aime -encore. Comme il a dévoré l'hameçon! Ses yeux -lançaient des éclairs ; il doit m'avoir en horreur. -Tolla sera heureuse : le couvent sauve tout ; il ferme -la bouche au colonel, à Rouquette, à la Fratief et au -monde. Il rend toute défection impossible. Quand -Manuel aura enfermé sa maîtresse dans un cloître, -il sera forcé de l'y reprendre. »</p> - -<p>Le lendemain, Philippe déjeunait dans sa chambre -lorsqu'il vit entrer Dominique. Il lui offrit une -chaise et un grand verre de vin de Marsalla, brillant -comme la topaze et chaud comme le soleil. Dominique, -en valet bien appris, accepta le vin et refusa -la chaise.</p> - -<p>« C'est <i>elle</i> qui t'envoie? demanda Philippe.</p> - -<p>— Non, <i lang="it" xml:lang="it">ser</i> Pippo ; je viens de ma part. Savez-vous -qu'<i>il</i> a la cruauté de l'enfermer au couvent?</p> - -<p>— Elle a consenti?</p> - -<p>— Est-ce qu'elle peut rien lui refuser? Madame -pleure, mais nos hommes sont contents. Notre oncle -le cardinal est allé hier au soir à Saint-Antoine : -il a tout conté à la supérieure, la permission sera -signée aujourd'hui : mais on exige que mademoiselle -cache son amour à toutes les sœurs et à toutes -les pensionnaires, et qu'elle ne laisse deviner à personne -le <i>pourquoi</i> de sa retraite. Pauvre fille! Être -obligée de resserrer ses sentiments, d'étouffer ses -soupirs et de dévorer ses larmes! Et Dieu sait combien -de temps elle va rester là toute seule à ronger -son cœur! Croyez-vous qu'on me permettrait d'entrer -au couvent avec elle? Je ne compte pas, moi ; -je ne suis pas un homme ; je suis le chien de la -maison, qui lèche la main des maîtres et qui aboie -aux ennemis.</p> - -<p>— Impossible, mon pauvre chien ; tu ressembles -trop à un beau garçon. Il faudrait trouver une fille -dévouée qui consentît à se renfermer pour quelques -mois.</p> - -<p>— Hélas! <i lang="it" xml:lang="it">ser</i> Pippo, les gens dévoués sont rares. -Après vous et moi, j'ai beau chercher, je n'en vois -plus.</p> - -<p>— Comment! parmi toutes les femmes de la -maison?</p> - -<p>— Je n'en connais pas. Songez donc, monsieur : -deux mois de prison, peut-être trois, ou même davantage ; -cent jours peut-être sans voir personne : -quelle perspective pour une femme!</p> - -<p>— Comment appelles-tu cette grande fille qui a -couru chercher le médecin quand tu avais la tête -cassée?</p> - -<p>— Amarella. Elle n'a pas beaucoup de cœur, -allez. C'est une fille qui a ses idées.</p> - -<p>— Peste! tu es difficile, si tu trouves qu'elle n'a -pas prouvé assez de dévouement.</p> - -<p>— Non, monsieur. Ce qu'elle a fait, ce n'est pas -pour mademoiselle ; c'est pour moi.</p> - -<p>— Qu'importe? si elle consent à entrer au couvent, -je m'inquiète bien si c'est pour l'amour de toi -ou pour l'amour de Tolla! Ce qu'il faut, entends-tu? -c'est que ta maîtresse ne soit pas seule ; elle -périrait d'ennui, d'amour et de silence. Va trouver -cette fille. Tu as quelque crédit sur elle?</p> - -<p>— Je le pense, <i lang="it" xml:lang="it">ser</i> Pippo ; mais je n'ai jamais -essayé, parce qu'elle a ses idées et moi les -miennes.</p> - -<p>— Laisse-moi tes idées en repos. Va trouver cette -fille, dis-lui ce que tu voudras, promets-lui ce qu'il -faudra, arrange-toi comme tu pourras, mais décide-la -à entrer au couvent : il s'agit du salut de -mademoiselle.</p> - -<p>— Je cours, monsieur. Jusqu'ici je n'avais trompé -personne, mais le salut de mademoiselle avant -tout! »</p> - -<p>Le 29 avril, à dix heures du soir, Tolla et sa femme -de chambre entrèrent au couvent de Saint-Antoine-Abbé. -Elles y furent conduites par le comte, la comtesse, -Victor, Lello, Philippe, l'abbé La Marmora et -Menico. La supérieure reçut Tolla des mains de sa -mère. Elle l'embrassa tendrement et lui fit une petite -exhortation maternelle sur les nouveaux devoirs -qu'elle aurait à remplir, les privations auxquelles -elle se condamnait, le passage de la vie tumultueuse -des salons à la vie austère du cloître, et les avantages -spirituels et temporels que Dieu lui réservait en -échange d'un si vertueux sacrifice. Tolla dit adieu à -tout le monde. Lorsqu'elle serra la main de Lello, -deux grandes larmes descendirent lentement le -long de ses joues pâles ; elle se pencha vers lui et -lui dit à l'oreille :</p> - -<p>« Me voici où tu as voulu ; j'y resterai jusqu'à ce -que tu viennes me reprendre : ne me fais pas attendre -trop longtemps. »</p> - -<p>Menico pleurait à la dérobée. Amarella lui demanda -tout bas :</p> - -<p>« Est-ce pour moi, ces larmes?</p> - -<p>— Et pour qui donc? » répondit-il en rougissant -un peu de son mensonge.</p> - -<p>Lorsque la supérieure eut amené sa nouvelle -pensionnaire, les parents et les amis de Tolla restèrent -quelques instants à écouter le grondement -lugubre des portes qui se fermaient sur elle. Ce -grand parloir sombre et froid n'était éclairé que -par une lampe de cuisine dont la fumée montait -en tournoyant jusqu'au plancher. Personne n'osait -prendre la parole ; Menico s'approcha de Lello et -lui dit à haute voix :</p> - -<p>« Adieu, Excellence ; je vous souhaite un bon -voyage et <i>beaucoup de plaisir</i>.</p> - -<p>— Ma pauvre fille! murmura la comtesse en -étouffant un sanglot.</p> - -<p>— Madame la comtesse, reprit Lello, c'est ici -que j'ai voulu prendre congé de vous et de votre -famille. C'est ici que je vous donne rendez-vous -dans deux mois pour conduire votre fille à l'autel. »</p> - -<p>A la même heure, et tandis que Lello s'engageait -irrévocablement à épouser Tolla, Rouquette et le -chevalier soupaient joyeusement ensemble. Ces -deux vases d'élection, l'un vaste et large comme un -tonneau, l'autre sec et noueux comme un sarment -de vigne, avaient déjà vidé six bouteilles de lacrima-christi -rouge, le plus capiteux de tous les vins -d'Italie. Le colonel s'enfonçait tout doucement dans -cette ivresse tranquille et béate qui est le privilége -des buveurs endurcis. L'excès du vin produisait en -lui une félicité sans éclat, une torpeur sans malaise, -un délicieux anéantissement. Sa grosse figure, -aussi puissamment modelée que le masque antique -de Vitellius, se couvrait par couches égales d'un -coloris radieux ; sa tête se renversait en arrière ; -ses jambes mollissaient sous lui, jusqu'au moment -où tous les ressorts venant à se détendre, il passait -sans secousse du fauteuil au tapis et de la veille -au sommeil. Rouquette les yeux écarquillés, la -figure plaquée de rouge, avait une ivresse agitée -et capricante. Il élevait la voix, se démenait sur -son siége et se ressuscitait lui-même par ses soubresauts ; -d'ailleurs, maître de lui jusqu'au dernier -moment, fidèle à l'habitude de peser ses paroles, -et toujours éveillé aux affaires.</p> - -<p>« Mon cher Rouquette, disait le colonel en grasseyant, -vous êtes un grand homme.</p> - -<p>— Hé! hé!</p> - -<p>— Vous irez loin, si vous n'êtes jamais pendu. »</p> - -<p>Rouquette sauta comme un baril de poudre. -« Rasseyez-vous donc, vous m'éblouissez. Est-ce -que vous ne pourriez pas empêcher vos yeux de -tourner dans leurs cages comme des écureuils? -Que disions-nous? J'y suis. Vous avez sauvé une -fois la famille Coromila. Une grande famille, Rouquette! -Je tiens à mon nom, sans en avoir l'air ; je -ne le donnerais pas pour cent mille bouteilles de ce -vin-là. Reste à sauver le petit. Il est bien empêtré, -mon cher Rouquette.</p> - -<p>— Soyez tranquille, Excellence ; je l'emmène!</p> - -<p>— Oui, mais il reviendra.</p> - -<p>— Il reviendra tellement changé, que sa maîtresse -ne le reconnaîtra plus.</p> - -<p>— Ne croyez pas cela, Rouquette. J'ai passé -par là, tel que vous me voyez. Eh bien! celle que -j'ai… comment dit-on? trahie? oui ; celle que j'ai -trahie me reconnaît toujours. Ayez bien soin du -petit.</p> - -<p>— Comme de moi-même, Excellence.</p> - -<p>— S'il avait envie de faire quelques folies, mon -ami, laissez-le faire, cela le distraira. Je payerai -tout. Nous ne regardons pas à l'argent dans la famille.</p> - -<p>— Nous y voici, pensa Rouquette, qui tressaillit -au mot d'argent. Excellence, j'ai déjà éprouvé votre -générosité.</p> - -<p>— Oui, oui. Ces vingt mille francs qu'on vous a -donnés après l'affaire de Venise! Vous en verrez -bien d'autres. C'est une mine d'or que cette maison-ci. -Piochez, Rouquette, piochez! Pendant que -vous travaillerez là-bas, nous nous occuperons, -nous, de la petite fille. Nous lui ferons une réputation. -Que faut-il pour faire la réputation d'une -femme? Des paroles, et rien de plus. J'en achèterai : -je ne regarde pas à l'argent. Il faut que Tolla -Feraldi soit citée dans toutes les familles de l'Italie -comme un exemple à ne pas suivre. Quand tout le -monde dira que c'est une fille perdue, Lello n'osera -plus la vouloir. Buvez donc, Rouquette, vous n'êtes -pas de ma force. Je suis un Romain de la vieille -roche, moi. J'aurais fait un bel empereur. Toi, -mon garçon, tu ne seras jamais qu'un pape. Si tu -guéris le petit, je te donnerai tout ce que tu voudras. -Veux-tu quarante mille francs? dis? Quarante. -Réponds vite, avant que je m'endorme. »</p> - -<p>Un domestique entra sur la pointe du pied.</p> - -<p>« Que veux-tu? murmura le colonel. Va te coucher! -Tu vois bien que tu dors.</p> - -<p>— Une lettre très-pressée pour monsignor.</p> - -<p>— Donne-la-lui et va te coucher. Je te défends -de ronfler en ma présence. »</p> - -<p>Rouquette déchira l'enveloppe d'une main avinée.</p> - -<p>« Du marquis Trasimeni, dit-il en bégayant.</p> - -<p>— Trasimeni! Voilà plus de quinze ans qu'il -dort! Chut! c'était mon ami. Si je ne craignais pas -de l'éveiller, je te conterais une bonne histoire. -Sais-tu avec qui il s'est marié, Trasimeni! »</p> - -<p>Rouquette n'était plus à la conversation. Il s'était -levé, il s'appuyait au mur, auprès d'un candélabre, -et épelait en se frottant les yeux la lettre -suivante :</p> - -<blockquote> -<p class="ind">« Monsignor,</p> - -<p>« Il me semble qu'il y a un siècle que je ne vous -ai vu. Il s'est passé tant de choses depuis notre -dernière rencontre! Mon ami Lello a conduit -Mlle Vittoria Feraldi au couvent de Saint-Antoine-Abbé, -afin de mettre son honneur en sûreté et de -faire connaître à toute la ville de Rome qu'il était -décidé à la prendre pour femme. Je m'étonne que -vous n'ayez rien su de cette affaire, pour laquelle -le cardinal-vicaire a donné sa signature. On peut -donc avoir le bras très-long et l'oreille très-courte? -Je vous cherche depuis une heure pour vous apprendre -une nouvelle aussi intéressante. Impossible -d'arriver jusqu'à vous : il y a de mauvais génies -qui font métier de séparer ceux qui s'aiment.</p> - -<p class="sign">« Philippe <span class="sc">Trasimeni</span>. »</p> -</blockquote> - -<p>Rouquette poussa un cri aigre, revint à la table, -avala une carafe d'eau et relut sa lettre pour la -seconde fois. Il n'en fallut pas davantage pour le -dégriser. « Colonel! » cria-t-il. Le colonel avait disparu -sous la nappe. Rouquette tira violemment la -table en renversant les flacons et les verres ; il découvrit -une masse aussi imposante, mais aussi immobile -que les lions de basalte qui décorent l'entrée -du Capitole. Il essaya de le secouer : peine inutile! -Il lui jeta quelques gouttes d'eau sur le visage : le -formidable dormeur, pour toute réponse, lui détacha -un coup de poing qui l'aurait assommé, s'il ne -s'était retiré à temps.</p> - -<p>« Lourde brute! murmura le pauvre Rouquette. -Et il y a cinquante ans qu'il apprend à boire! Que -faire? Nous partons demain matin à cinq heures ; -il est minuit. Cinq heures pour arracher cette fille -de son couvent! Ah! si j'étais pape! Tu me le -payeras, Philippe Trasimeni! Si nous la laissons -là, tout m'échappe, Lello, l'argent, l'avenir, les -Coromila! Comment le cardinal-vicaire a-t-il signé? -Est-ce qu'il sait tout? Est-ce qu'il se cache de -moi? N'est-il pas un peu parent des Feraldi? S'il -m'échappait comme le reste? Tout s'ébranle, tout -craque, tout s'écroule sur ma tête. Travaillez donc -comme un manœuvre à bâtir votre fortune, pour -que l'espiéglerie d'un gamin la jette à bas! Voilà -la justice céleste! Il faut que je parle à ce Lello! -C'est lui qui a fait la sottise, c'est à lui de la réparer. »</p> - -<p>Il sortit, en trébuchant un peu, de la salle à manger, -et courut à l'appartement de Lello. Le domestique -qui lui avait apporté la lettre courut après -lui, et l'arrêta avec cette fermeté polie que les valets -savent opposer à un maître qui a trop bu. Rouquette, -exaspéré par un tel contre-temps, voulut -jeter ce respectueux obstacle par la fenêtre. Le valet -menaça d'appeler main-forte, et déclara qu'il ne -laisserait point troubler le repos du chevalier Lello. -Rouquette changea de tactique et demanda à voir le -prince. Un valet de chambre et quatre laquais, attirés -par tout ce bruit, lui répondirent que le prince -avait défendu qu'on entrât chez lui avant quatre -heures sous aucun prétexte.</p> - -<p>« C'est bien, reprit-il, laissez-moi. Je vais tâcher -d'éveiller le colonel. » Tous ces hommes jurèrent -qu'on les mettrait en morceaux avant de secouer le -bras du colonel. « Alors ouvrez-moi la porte, cria-t-il, -je veux sortir! » Ces braves gens se demandèrent -s'il était prudent de lâcher dans la ville un si -incorrigible réveille-matin. C'est après une résistance -héroïque, des pourparlers interminables et -des recommandations à exaspérer un saint, qu'ils -tirèrent les verrous et l'abandonnèrent sur le Corso -à la grâce de Dieu.</p> - -<p>Rouquette erra quelques instants à l'aventure -sans savoir à quelle porte frapper à une heure si -ridiculement indue. Il regardait d'un œil hébété -les maisons énormes qui bordent le Corso, lorsqu'il -lut au coin d'une des rues qui viennent y aboutir : -<i lang="it" xml:lang="it">Via Frattina</i>. Il se souvint qu'il était à deux -pas de la générale, et, sans écouter l'avis officieux -des horloges du quartier qui sonnaient unanimement -deux heures du matin, il courut frapper à sa -porte. Comme il arrive en pareil cas, les coups de -marteau réveillèrent d'abord les gens d'en face, -puis les maisons voisines, puis le locataire du troisième, -puis l'Anglais du second, puis le marchand -du rez-de-chaussée, avant d'être entendus chez -Mme Fratief, qui logeait au premier. Lorsque son -domestique se décida enfin à ouvrir un volet pour -parlementer, Rouquette essuyait les feux croisés de -quatorze bourgeois flanqués de quatorze chandelles, -qui lui lançaient quatorze questions à la fois. Force -lui fut de décliner son nom au milieu de ce curieux -auditoire, qui se demanda depuis quand les <i lang="it" xml:lang="it">monsignori</i> -faisaient leurs visites à deux heures du matin. -La porte s'ouvrit enfin. La générale, réveillée en -sursaut par une heureuse nouvelle, accourut en si -grande hâte, qu'elle oublia de mettre ses dents. Rouquette, -aussi pressé qu'elle pour le moins, ne prit -pas le temps d'excuser la rareté de ses visites et -tous les péchés d'omission qu'il avait sur la conscience. -Il alla droit au fait, annonça qu'il venait, -de la part de Lello, prendre congé de ces dames. -L'affaire était en bon chemin, Lello semblait fort décidé -à ne prendre sa femme ni en France ni en Angleterre : -il reviendrait à Rome dans deux mois ; -d'ici là, la belle Nadine et sa mère recevraient de -ses nouvelles. Malheureusement Tolla, conseillée -par sa mère ou par quelque autre intrigante, était -allée se jeter dans un couvent ; toute la ville de -Rome l'apprendrait dans quelques heures, et le parti -Feraldi, profitant du départ de Lello, ne manquerait -pas de dire que c'était lui qui l'avait cloîtrée : calomnie -dangereuse qu'il fallait démentir à tout prix en -forçant cette petite folle à rentrer dans le monde. -Tant qu'elle serait à Saint-Antoine-Abbé, personne -n'aurait prise sur elle, et elle aurait prise sur Lello. -Elle se poserait en victime et ameuterait tous les -pleurards de l'Italie. « Si j'avais une journée à moi, -dit-il, je saurais bien l'arracher de sa retraite ; mais -je pars à cinq heures du matin pour Civita-Vecchia, -à trois heures du soir pour la France, et les bateaux -à vapeur n'ont pas l'habitude d'attendre. Agissez, il -y va de votre intérêt. Dites tout ce qu'il vous plaira, -que ce n'est pas Lello qui l'a cloîtrée, mais la police : -qu'on l'a mise au couvent par correction : si -cela prend, elle sortira pour prouver qu'elle est libre, -et une fois sortie, on ne lui permettra plus de -rentrer. Rendez-lui le séjour du couvent insupportable : -si elle a quelque servante avec elle, prenez-lui -sa servante. Enfin, vous êtes une femme de tête ; -guettez les occasions, inspirez-vous des circonstances, -parlez, agissez, remuez ; tous les moyens -sont bons, argent, promesses, prières, menaces : pourvu qu'elle -sorte, tout est là.</p> - -<p>— Hé! cher monsignor, que voulez-vous que je -fasse? je n'ai ni crédit, ni pouvoir, ni… (elle s'arrêta -fort à propos au moment où elle allait dire ni -argent) ni auxiliaire. J'avais autrefois un domestique -dévoué ; il a disparu le 6 octobre sans me dire -adieu.</p> - -<p>— Et en emportant vos bijoux?</p> - -<p>— Dieu! non, le pauvre garçon! L'Anglais qui -demeure là-haut l'accusait d'avoir volé un fusil : -c'est peut-être ce qui lui a fait prendre la maison -en horreur. Quand je l'avais ici, ce bon Cocomero, -je savais tout ; il pénétrait jusque dans le palais Feraldi -pour m'apporter les nouvelles. Le butor qui -l'a remplacé n'est capable de rien : autant vaudrait -un sourd-muet aveugle et manchot.</p> - -<p>— Qu'à cela ne tienne! voulez-vous que je vous -laisse un homme?</p> - -<p>— Oui, certes.</p> - -<p>— La police est dans les attributions du cardinal-vicaire. -J'ai du crédit dans les bureaux ; je puis -mettre un sbire à votre disposition.</p> - -<p>— Donnez, monsignor, donnez!</p> - -<p>— Attendez! Il y a six mois, j'ai enrôlé un drôle -qui m'avait tout l'air d'avoir fait quelque mauvais -coup ; mais à tout péché miséricorde : c'est la devise -de la police. Il m'a prié instamment de le placer -hors de Rome ; je lui ai offert Albano, Lariccia ou -Velletri ; il a demandé en grâce qu'on l'envoyât d'un -autre côté : il est à Civita-Vecchia, il surveille les libéraux, -ses chefs sont contents de lui ; je vous l'expédierai -aujourd'hui même.</p> - -<p>— Mais s'il refusait de revenir à Rome?</p> - -<p>— Je voudrais bien voir qu'il essayât de refuser -quelque chose! On est toujours sûr du dévouement -d'un homme lorsqu'on a de quoi le faire pendre. -Adieu, madame, je vais travailler pour vous : aidez-moi. -Mes baisemains à mademoiselle votre fille!</p> - -<p>— Elle dort, la pauvre innocente, tandis que nous -nous occupons de son bonheur! »</p> - -<p>Nadine écoutait à la porte.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">VIII</h2> - - -<p>Rouquette trouva un carrosse attelé dans la cour -du palais Coromila. Lello et son frère, lestés d'une -tasse de chocolat, se promenaient en fumant, tandis -qu'on remplissait un fourgon de bagages. Le colonel -dormait comme Noé après la première vendange : -il avait fait ses adieux la veille pour avoir -le droit de se lever à midi. Tous les gens de la maison -vinrent, chapeau bas, baiser les mains de leurs -maîtres. Le prince leur distribua un gros sac d'argent. -Rouquette, qu'ils examinaient comme une -curiosité d'histoire naturelle, aurait voulu leur distribuer -des coups de bâton. On partit à cinq heures -précises.</p> - -<p>Jusqu'à Civita-Vecchia, Lello bâilla, fuma, soupira -et regarda par la portière ; son frère lut le premier -chant de <i>don Juan</i> dans le texte anglais ; Rouquette -dormit. Les quatre domestiques que l'on emmenait -à Londres émerveillèrent les alouettes par l'éclat de -leurs boutons neufs. En entrant dans la ville, les postillons -firent claquer si superbement leurs fouets, -qu'on crut voir entrer le duc de Toscane, dont l'arrivée -était annoncée pour ce jour-là. La garnison -prit les armes, les tambours battirent aux champs, -et le gardien des portes refusa obstinément d'examiner -les passe-ports. Les deux frères traversèrent -au galop cet enthousiasme officiel : ils trouvèrent -sur le port leur intendant, qui était venu la veille -pour assurer les places et disposer les logements -sur le bateau. Rouquette courut à la police, se -nomma et demanda François le Napolitain. Il eut -quelque peine à reconnaître son protégé. François -le Napolitain, ci-devant Cocomero, avait rasé ses -favoris et laissé croître ses cheveux. Ce changement -de décoration joint à la peur du bagne voisin, dont -le spectacle l'avait horriblement maigri, lui avait -fait une autre figure, aussi longue que la première -était large. Depuis le 6 octobre et l'<i>accident</i> de Menico, -François n'avait jamais dormi que d'un œil : -aussi ses chefs louaient-ils sa vigilance. Il faisait le -guet autour de la ville, gardait toutes les issues à la -fois, et dépistait merveilleusement les nouveaux venus, -tant il avait peur de voir arriver un couteau -suivi du bras de Dominique. Malgré les témoignages -de satisfaction qu'il avait souvent obtenus, il ne recherchait -pas les occasions de comparaître devant -les autorités policières : il avait peur de ses chefs, -de ses camarades et de son ombre.</p> - -<p>Lorsqu'il se vit en présence de monsignor Rouquette, -secrétaire intime de son Éminence le cardinal-vicaire, -il serra instinctivement les mâchoires, -de peur qu'on n'entendît claquer ses -dents.</p> - -<p>« J'ai besoin de toi, » lui dit Rouquette. La figure -de Cocomero s'épanouit.</p> - -<p>« Tu vas partir ce soir pour Rome. » La figure -de Cocomero s'allongea.</p> - -<p>« Tu iras <i lang="it" xml:lang="it">via Frattina</i>, n<sup>o</sup> 15 ; tu demanderas -Mme la générale Fratief. »</p> - -<p>Cocomero tomba à genoux : « Grâce! cria-t-il, -grâce monsignor! Je suis, ou du moins je serai -un pauvre père de famille! Ne me perdez pas : je -vous servirai toute ma vie!</p> - -<p>— Je ne veux pas te perdre, je veux t'employer. -Je sais tout. »</p> - -<p>Rouquette ne savait rien ; mais <i>je sais tout</i> est un -talisman presque infaillible, et il y a bien peu -d'hommes assez irréprochables pour entendre sans -trembler ce bienheureux <i>je sais tout</i>.</p> - -<p>« Et, monsignor, balbutia Cocomero, vous croyez -qu'il n'y a pas d'imprudence à m'envoyer dans <i>cette</i> -maison? Est-ce que l'Anglais du fusil n'y est plus?</p> - -<p>— Tiens, tiens! » pensa Rouquette.</p> - -<p>Il reprit à haute voix :</p> - -<p>« L'Anglais du fusil y est encore ; mais tu es si -changé qu'il ne te reconnaîtra pas. Parlons un peu -du fusil de l'Anglais. »</p> - -<p>Cocomero joignit piteusement les mains.</p> - -<p>Le confesseur improvisé poursuivit : « Maître -Cocomero, car je sais tous tes noms, fidèle valet de -Mme Fratief, on ne vole pas un fusil pour aller -faire la chasse aux moineaux!</p> - -<p>— Plus bas! monsignor, au nom du ciel! Menico -m'avait provoqué ; il m'avait roué de coups, deux -fois de suite, dans la cour du palais Coromila et -devant la porte de ses maîtres, ces scélérats de -Feraldi. Ma patience était à bout : j'ai demandé -pardon à Dieu, j'ai fait quatre neuvaines, et puis… -on est vif, et un malheur est bientôt arrivé.</p> - -<p>— Mais c'est un trésor que cet homme-là, pensa -Rouquette. Il déteste les Feraldi, il a déjà servi la -Fratief, il sait le métier d'espion, et il loge une -balle à cent pas dans la tête d'un homme. Je veux -faire sa fortune. »</p> - -<p>Il continua tout haut, d'un ton digne et sévère :</p> - -<p>« Vous êtes un grand coupable, mais vous pouvez -réparer vos crimes. Choisissez entre l'expiation -honorable que je vous propose et les peines honteuses -que la loi suspend sur votre tête. Vous partirez -pour Rome par la voiture de ce soir. Vous -irez demain à la brune prendre les ordres de la -respectable Mme Fratief ; vous exécuterez aveuglément -tout ce que cette sainte femme vous commandera. -Vous n'aurez rien à craindre de la justice tant -que vous serez exact à remplir les nouveaux devoirs -que le gouvernement du saint-père vous impose. -Si vous croyez être en butte à quelque vengeance -particulière, défendez-vous, sans jamais oublier la -prudence. Pour subvenir à vos besoins, vous toucherez -tous les mois une somme de vingt écus chez -l'intendant des princes Coromila-Borghi. Voici vos -gages du mois de mai, et deux écus pour votre -voyage. Allez, et souvenez-vous que vous êtes dans -ma main. »</p> - -<p>Cocomero, prosterné comme devant un saint, -s'empara d'une des basques de l'habit de Rouquette, -qu'il couvrit des plus tendres baisers et des -larmes les plus reconnaissantes. Rouquette s'enfuit -jusqu'au bateau en riant comme un augure qui -vient d'en voir un autre.</p> - -<p>Le voyage se fit en ligne directe, à toute vapeur, -en moins de quarante heures. La mer était belle. -Lello ne fut pas malade, et Rouquette lui donna -deux longues leçons de français sans lui parler du -couvent de Saint-Antoine. En débarquant à l'hôtel, -Lello chercha au fond d'une malle le portrait de -Tolla. La chère petite image était presque laide : -les exhalaisons salines de la mer avaient altéré les -couleurs. Il se consola comme il put en griffonnant -une longue lettre à sa maîtresse. Ni son frère ni -Rouquette ne lui demandèrent à qui il écrivait ; -mais quand il parla de faire venir un barbier pour -raser ses moustaches, qui avaient repoussé d'un -millimètre, on le plaisanta si vertement qu'il se -rendit. Son frère appelait le barbier l'exécuteur des -hautes œuvres de Tolla. Rouquette demanda depuis -quand les nobles Romains étaient taillables à merci. -On fit acheter une paire de moustaches postiches -qu'on posa sur un coussin avec cette inscription : -<i>Offrande à la beauté</i>. Rouquette crayonna une -femme ornée de moustaches ; il écrivit au-dessous : -<i>Tolla parée des présents de Lello</i>. La cheminée de sa -chambre était surmontée d'un amour de plâtre : on -lui mit un rasoir entre les bras et l'on grava sur le -socle : <i>Cruel enfant!</i> Pour obtenir la paix Lello -remit l'opération à des temps meilleurs ; mais il -confessa noblement sa faute dans la première lettre -qu'il écrivit à Tolla.</p> - -<p>Le séjour de Paris, où les trois voyageurs s'arrêtèrent -jusqu'au 10 juin, ne refroidit pas l'amour de -Lello. Paris n'a que des séductions banales pour un -étranger qui ne sait pas le français et qui court du -matin au soir derrière un <i lang="it" xml:lang="it">cicerone</i> de place, demi-valet, -demi-drogman. La manufacture des Gobelins, -la colonne Vendôme, les caveaux du Panthéon, -et même le musée historique de Versailles, sont -aussi incapables d'éteindre les passions que de les -allumer. Lello écrivait sans mentir qu'il avait les -yeux à Paris et le cœur à Rome.</p> - -<p>Lorsque son frère lui montrait aux Champs-Élysées -une délicieuse toilette d'été, il répondait -naïvement :</p> - -<p>« Oui, cela irait bien à Tolla. »</p> - -<p>Rouquette ne rencontrait jamais une jolie femme -sans la lui faire remarquer.</p> - -<p>« J'aime mieux Tolla, répondait-il ; d'abord elle -est aussi belle, puis elle m'aime, enfin elle parle -italien. »</p> - -<p>« Essayons du grand monde, » dit Rouquette. -On porta une douzaine de lettres de recommandation, -qui attirèrent cinq ou six invitations à dîner : -il y avait déjà beaucoup de familles à la campagne. -Lello s'ennuya partout : son frère, qui parlait français, -et Rouquette, qui avait de l'esprit, l'éclipsèrent -totalement. Il en prit son parti en rêvant à Tolla. -Sa pensée voyageait incessamment entre la chère -fenêtre et le parloir de Saint-Antoine. Ce gros garçon, -qui n'avait jamais eu deux idées à la fois, fut -pensif comme un philosophe et distrait comme un -algébriste : en foi de quoi ses compagnons de voyage -l'avaient surnommé le <i>hanneton</i>.</p> - -<p>Son principal et presque unique souci durant les -trois premières semaines fut le silence de Tolla. -Tous les jours, son domestique de place s'en allait -rue Jean-Jacques-Rousseau et revenait les mains -vides. Il accusa d'abord la poste de Paris, qui lui paraissait -un chaos épouvantable ; il ne comprenait pas -qu'une administration qui transporte ses facteurs -en omnibus pût distribuer des lettres sans en perdre -la moitié. Ses soupçons se portèrent ensuite sur son -oncle et sur la poste romaine, qui fut de tout temps -sujette à caution. Enfin il surveilla Rouquette et -son frère sans parvenir à les prendre en faute. Au -bout de vingt-deux jours, son banquier lui remit -un mot de Tolla qui éclaircit tout le mystère. Elle -lui avait écrit onze fois, ni plus, ni moins, sous le -nom de Manuel Miracolo, et les onze lettres attendaient -bureau restant, casier M, que Miracolo vînt -les prendre. Lello y courut, suivi de son interprète -à dix francs par jour. L'employé lui montra onze -lettres à l'adresse de Manuel Miracolo, et lui demanda -son passe-port. Lello s'étonna que, sur la -terre de la liberté, un étranger eût besoin de -son passe-port pour obtenir sa correspondance. -Dans la ville de Rome, où les facteurs ne vont -pas en omnibus, on donne les lettres à qui veut -les prendre. Si vous vous appropriez le bien d'autrui, -l'administration le met sur votre conscience. -Lello montra un passe-port au nom de Coromila. -On le renvoya à un autre employé qui présidait à -la lettre C, mais qui n'avait rien à son adresse. A -force d'aller d'un guichet à l'autre, il comprit, son -domestique aidant, qu'il faudrait un ordre exprès -du directeur général des postes pour rendre à la -lettre C les trésors d'amour que la lettre M avait -usurpés. Il se défiait trop de Rouquette pour lui -faire part de son embarras et lui demander son -assistance. Son inséparable interprète le conduisit -chez un écrivain public qui expliqua l'affaire comme -il la comprit, et lui recommanda expressément de -faire viser la pétition par son ambassadeur. Manuel -se transporta sans retard à la nonciature apostolique, -et mit tous les bureaux dans le secret. Un si -beau zèle ne pouvait pas rester sans récompense : -les lettres lui furent remises au bout de dix jours, -quand son frère, son oncle, Rouquette, Rome et -Paris en eurent appris l'histoire.</p> - -<p>Tolla était bien triste. Si ses lettres n'étaient pas -mouillées de larmes, c'est que son mouchoir avait -préservé le papier. Sa retraite n'avait pas imposé -silence à ses ennemis. Les uns disaient que Lello -l'avait mise au couvent par mépris pour sa mère et -pour ne la point laisser aux mains d'une intrigante. -Les autres prétendaient que Lello n'était pour rien -dans l'affaire, et qu'elle avait été enfermée par ordre -du pape, comme une fille perdue. Un sbire, -dont on ignorait le nom, s'était vanté publiquement -d'avoir pris part à cette exécution. On faisait circuler -des copies d'une lettre de monsignor Rouquette, -où il était dit en propres termes : « Vous -pouvez assurer aux Feraldi que Lello n'est pas pour -eux. » A l'appui de cette menace, la générale affirmait -qu'il était venu la voir trois heures avant de -quitter Rome. Les gens sensés avaient beau dire -que le fait était invraisemblable, puisqu'on l'avait -vu partir à cinq heures du matin, les habitants de -la via Frattina déclaraient qu'à deux heures un -homme en habit laïque avait réveillé tout le quartier -en frappant au n<sup>o</sup> 15. Le séjour du couvent n'était -pas trop aimable : les religieuses étaient bonnes, -encore qu'un peu curieuses ; mais les murs -étaient bien gris, la cellule bien étroite, et pas de -jardin! Amarella avait d'abord pris le couvent en -patience, mais au bout de quelques jours son humeur -s'était aigrie. Mme Feraldi venait tous les soirs -à la grille, avec Toto et Menico. Il y avait un parloir -pour les domestiques et les sœurs converses, -mais personne n'y était encore entré pour Amarella. -Le comte était accablé d'affaires, Philippe -allait chercher sa mère à Florence, l'abbé La Marmora -venait deux fois par semaine. Tolla recommandait -à Lello de fréquenter les sacrements. -« Cela est facile à dire, répondait Lello ; mais où -trouver des prêtres dans cette ville de païens? A -peine si en un mois j'en ai rencontré quatre, et -tous Français! J'essayerais bien de me confesser en -français, avec ce peu que j'ai appris ; mais comment -faire? il m'est impossible de parler français -sans rire. Je prie matin et soir, et je remets les sacrements -à mon retour. Les sacrements ne sont -qu'à Rome.</p> - -<p>— Veux-tu savoir l'emploi de mes journées? écrivait -Tolla. Je me lève à neuf heures ; à dix, je vais -à la messe ; je reste à l'église jusqu'à midi, à prier -Dieu pour toi. A midi, je dîne avec les religieuses. -A une heure un quart, on sonne la cloche du silence, -et chacun est obligé d'aller dormir dans sa -chambre. A trois heures, le silence est rompu, et -les religieuses descendent au chœur. Je me lève un -peu plus tard, et je me mets à écrire jusqu'à ce -qu'on vienne me prendre pour la lecture spirituelle -et le rosaire, qui se dit dans une grande salle où -elles sont toutes à travailler. A six heures, je vais à -la grille voir ma mère et les personnes qu'elle -amène avec elle. Après leur départ, je remonte à -ma chambre, où je me promène sur une terrasse -qui est auprès ; j'y reste tant que les sœurs sont à -matines, c'est-à-dire une heure environ après l'<i lang="la" xml:lang="la">Ave -Maria</i>. Je descends alors à l'église, où je prie toute -seule pendant un bon quart d'heure, puis je viens -souper dans ma chambre. A neuf heures, on sonne -le silence ; tout le monde se couche et l'on n'entend -plus souffler dans la maison. Je m'enferme avec -Amarella, qui dort dans un cabinet auprès de moi, -et nous restons, elle à travailler, moi à lire, jusqu'à -minuit. Nous faisons nos neuvaines et nos autres -oraisons, puis je me mets au lit, et, jusqu'à ce que -le sommeil me vienne, je pense aux jardins, aux -forêts, aux belles fleurs et aux grands arbres, aux -chevaux, aux bals, à la musique, à l'amour, à la -vie, car je ne vis pas. » — « Moi, répliquait Lello, -je me lève à dix heures ; c'est un peu tard. Je déjeune -à onze, je sors à midi pour voir les monuments ; -je dîne à cinq ; puis vite au théâtre! Et -après le spectacle, une petite promenade sur le -boulevard des Italiens, où l'on voit une multitude -de braves filles mises à la dernière mode et attendant -la Providence! C'est un spectacle horrible -à voir, et qui inspire plus de dégoût que de -désir. »</p> - -<p>Il faut connaître les mœurs et les idées romaines -pour comprendre tout ce que le dernier trait de -cette peinture ajouta aux ennuis de Tolla. Rome -n'est pas une ville d'innocence, tant s'en faut ; mais -c'est une ville de bon exemple : la police n'y souffre -aucun scandale. Jamais un jeune homme n'y rencontre -ces dangers ambulants qui fourmillent dans -les rues de Paris. La débauche y est voilée, et le -vice y a des allures discrètes. Tolla fut plus étonnée -qu'une Parisienne à qui l'on dépeint les mœurs des -îles Marquises. Son imagination chaste, mais active, -se figura le boulevard des Italiens comme une -porte de l'enfer, un théâtre éclairé par des langues -de feu, où l'on représentait jour et nuit le grand -mystère de la tentation de saint Antoine.</p> - -<p>Cependant Lello ne se mettait jamais au lit sans -baiser la pâle miniature de sa chère Tolla.</p> - -<p>Lorsqu'on partit pour Londres, la question n'avait -pas fait un pas : Lello se fortifiait dans son -amour et Tolla dans sa retraite. Mme Fratief était -aux abois ; elle allait faire une tentative sur Amarella, -par acquit de conscience. Rouquette ne savait -plus à quoi se prendre ; il prévoyait bien que les -plaisirs brumeux de l'Angleterre et les augustes réjouissances -du couronnement ne produiraient pas -plus d'effet que les séductions de Paris. Dans cet -épuisement de toutes ses ressources, il essaya de -regagner la confiance de Lello. Il adoucit ses plaisanteries -contre Tolla ; il témoigna même un certain -respect pour ce grand exemple de constance. -Il laissa entendre que, s'il n'avait aucune pitié pour -les amours follets et les romans d'une heure, qui -font les délices des pensionnaires et le désespoir -des familles, il savait admirer l'héroïsme d'une -passion persévérante. Sous la même inspiration, le -colonel écrivit coup sur coup deux longues lettres -à son neveu. Le gros homme adoucissait sa voix, il -reprochait à Lello son manque de confiance, et -frappait timidement à son cœur pour se faire ouvrir. -Sans sortir des banalités d'une correspondance -de famille, il se vantait d'avoir une indulgence de -père ; rien ne pourrait lui ôter de la mémoire qu'il -avait fait sauter le petit Lello sur ses genoux. C'était -pour lui, bien plus que pour son frère, qu'il avait -renoncé aux douceurs du mariage et accepté les -ennuis de la vie de garçon. Il s'était toujours promis -de lui laisser tout son bien, à telles enseignes -que le testament était fait et cacheté. Pourquoi donc -l'objet d'une prédilection si marquée témoignait-il -si peu de reconnaissance? On n'exigeait de lui aucun -sacrifice, on ne demandait que de la sincérité.</p> - -<p>Ce texte un peu vague fut commenté savamment -par Rouquette.</p> - -<p>« Vous avez tort, dit-il, de vous cacher de votre -oncle : c'est un homme dont vous avez tout à espérer -et rien à craindre. A votre place, je lui raconterais -naïvement l'histoire, puisqu'il la sait, et -je lui demanderais son consentement, quitte à m'en -passer.</p> - -<p>— Me l'accordera-t-il? mon cher Rouquette.</p> - -<p>— Pourquoi non? Cependant, entre nous, je -crois qu'il a le couvent de Saint-Antoine sur le cœur. -On a dit à Rome que vous aviez enfermé Mlle Feraldi -afin de la protéger contre votre oncle. Quelle -injure pour un pauvre homme qui vous aime et -qui vous a fait son héritier! Que voulez-vous qu'il -pense lorsqu'il voit que vous aimez mieux martyriser -votre maîtresse que de la laisser vivre tranquillement -dans la même ville que lui?</p> - -<p>— Il est vrai, mon bon Rouquette, Tolla souffre -le martyre.</p> - -<p>— Vous le saviez? On vous a donc parlé de tous -les maux qu'elle endure dans cet horrible couvent?</p> - -<p>— Elle m'en a écrit quelque chose.</p> - -<p>— Et vous a-t-elle parlé de sa santé?</p> - -<p>— Quoi! serait-elle malade?</p> - -<p>— Vous a-t-elle dit que l'ennui la dévorait jusqu'aux -os? que la fièvre…</p> - -<p>— Parlez, Rouquette, au nom du ciel! ne me cachez -rien de ce que vous savez.</p> - -<p>— On dit qu'elle ne dort pas, qu'une fièvre la -consume, qu'elle est maigre à faire peur, que ses -beaux yeux se creusent, que ses couleurs se flétrissent -et qu'on ne la reconnaît plus. Sa femme de -chambre ne peut plus tenir au régime du couvent -et menace de la quitter : que deviendra-t-elle, -seule avec ses chagrins?</p> - -<p>— Pas un mot de plus, mon ami! je me prendrais -moi-même en horreur. J'ai fait, sans le savoir, -le métier d'un bourreau ; mais ne croyez pas que -je l'aie mise à Saint-Antoine par défiance de mon -oncle. J'avais d'autres raisons : je craignais que l'amitié -d'un certain jeune homme ne profitât de -mon absence pour se métamorphoser en amour.</p> - -<p>— Quelle idée, mon cher Lello! La nature vous -a-t-elle fait pour être supplanté par personne?</p> - -<p>— Non, mais…</p> - -<p>— D'ailleurs je vous réponds, moi qui me connais -en femmes, que cela est incapable de trahir. -Vous savez si je la regarde avec des yeux prévenus : -vous m'avez toujours vu la juger très-librement, -trop librement peut-être, car je commence seulement -à apprécier ses vertus. Eh bien! croyez-en ma -parole, Tolla ne vous trahira jamais. »</p> - -<p>Lello écrivit à Tolla qu'il lui permettait de quitter -le cloître, si elle s'y trouvait toujours aussi mal. -Bientôt il la pria de retourner chez ses parents. -Sous la dictée de Rouquette, la simple prière se -changea en ardent désir, puis en <i lang="it" xml:lang="it">amoroso comando</i>. -Enfin il déclara que la présence de sa maîtresse -dans ce maudit couvent le mettait au désespoir.</p> - -<p>« Si tu persistais, disait-il, tu m'attirerais tant de -chagrins, que mes forces physiques n'y tiendraient -pas. »</p> - -<p>Cependant Tolla persistait.</p> - -<hr /> - - -<p>« J'ai déjà trop enduré, répondit-elle, pour ne -pas aller jusqu'au bout. Si je t'obéissais, j'exposerais -tout le fruit de mes souffrances. Demande-moi -ce que tu voudras, excepté le sacrifice de notre -avenir : tu me trouveras soumise à tes volontés et -même à tes caprices.</p> - -<p>« Qui donc te pousse à me faire sortir d'ici? Cette -idée ne vient pas de toi. Veux-tu savoir ce qu'elle -vaut? Demande-toi si ceux qui te l'ont inspirée désirent -notre union, ou s'ils cherchent à l'empêcher. -Tu sais où tendent tous leurs efforts. Irons-nous -leur rendre le succès facile en suivant leurs conseils? -Est-ce dans notre intérêt qu'ils parlent ou -dans le leur? Voudrais-tu qu'après avoir tout fait -pour ne leur point laisser d'armes contre nous, -j'allasse leur en fournir par un changement de -conduite!</p> - -<p>« Mes parents approuvent ma persévérance, la -marquise Trasimeni m'engage à continuer, le docteur -Ély m'a dit qu'on m'admirait dans les plus -honorables maisons de Rome ; l'abbé La Marmora -jure que je suis perdue si je passe le seuil de la -porte ; l'abbé Fortunati, qui de sa vie n'a dit ni oui -ni non, avoue que l'idée d'entrer au couvent a été -une inspiration du ciel. J'y reste donc. Je l'ai juré, -et moi je tiens mes promesses ; ta main seule ou -celle de la mort pourra m'en arracher. »</p> - -<hr /> - - -<p>Pendant ces débats, le frère de Lello épousa une -Anglaise assez jolie et une dot véritablement belle. -Lello, abstraction faite de la dot, reconnut que sa -belle-sœur ne soutiendrait pas la comparaison avec -Tolla. C'est dans la semaine qui suivit ce mariage -que la chambre des lords revêtit sa robe de velours -cramoisi doublé d'hermine pour assister au couronnement -de la reine, une des plus belles fêtes de ce -siècle. Lello, confondu dans les rangs de la légation -napolitaine, vit toute la cérémonie. Il mit son célèbre -habit de cour à cinq heures du matin, et l'ôta à -trois heures après minuit. Il serait mort de faim -dans l'intervalle, s'il n'avait eu la précaution d'apporter -des gâteaux dans ses poches. Cette mémorable -journée et toutes les belles choses qui passèrent -sous ses yeux ne lui firent pas oublier Tolla, -bien au contraire. N'entendait-il pas crier : « Vive -Victoria! » et le nom de Victoria ne brillait-il pas en -lettres de feu au milieu de toutes les illuminations? -Le lendemain de la fête, plus amoureux que jamais, -il écrivit au colonel, sous la dictée de Rouquette, -quatre pages d'aveux et de prières. Lorsqu'il -eut cacheté l'enveloppe, Rouquette l'embrassa -paternellement : « Bravo! lui dit-il, vous agissez -en bon neveu et en homme d'esprit. Cette petite -lettre est grosse de plusieurs millions. Vous serez -aussi riche que votre frère.</p> - -<p>— Maintenant, mon cher Rouquette, je vais attendre -la réponse de mon oncle à Paris, Londres -m'ennuie : je ne comprends pas les enseignes des -boutiques, et je trouve que les Anglais ne sont pas -polis. »</p> - -<p>Lello n'avait pas plus compris la magnifique politesse -des Anglais que les enseignes des boutiques.</p> - -<p>« Ma foi! dit Rouquette, pour un rien j'irais à -Paris avec vous. Votre frère est dans sa lune de -miel, et il regarde le genre humain du haut en bas, -comme les habitants de toutes les lunes. Il se passera -de moi aussi facilement qu'un perdreau d'un -coup de fusil. Allons à Paris! nous continuerons nos -leçons de français. »</p> - -<hr /> - - -<p>Le 8 juillet, ils s'installaient pour la seconde fois -à l'hôtel Meurice. Rouquette, pour être plus agile, -dépouilla le <i lang="it" xml:lang="it">monsignor</i>, et s'appela sur ses cartes le -comte de Rouquette. Lello qui n'avait pas plus compris -la cuisine anglaise que le reste, fut ravi de retrouver -les dîners de l'hôtel et les déjeuners du café -de Paris. Il allait au théâtre tous les soirs pour apprendre -la langue. Rouquette n'avait qu'un regret, -c'était de ne pouvoir l'y conduire deux fois par jour. -Il espérait toujours que Tolla serait détrônée par -une cantatrice ou une comédienne, et il savait par -expérience que les passions du théâtre sont celles -qui mènent plus loin, parce que la vanité y vient en -aide à l'amour. Malheureusement, au mois de juillet, -les Italiens étaient en voyage et l'Opéra en réparation. -A la Comédie-Française tous les chefs -d'emploi étaient en congé, et les banquettes regardaient -jouer les doublures. Lello était réduit au -drame et au vaudeville. Il avait un faible pour le -vaudeville, quoiqu'il lui arrivât rarement de saisir -la plaisanterie du premier bond : il riait après tout -le monde, et sa gaieté retardait de quelques minutes -sur celle du parterre. Quelquefois même il -digérait un bon mot jusqu'au lendemain, et surprenait -Rouquette par un éclat de rire homérique -qui partait comme une fusée au milieu du déjeuner.</p> - -<p>Trois jours après leur arrivée, les deux inséparables -s'étaient fourvoyés aux Folies-Dramatiques. -Lello, du haut de l'avant-scène, lorgna très-attentivement -une jeune première blonde et blanche que -l'affiche désignait sous le nom de Cornélie, et que -l'auteur avait honorée d'un rôle de trente-cinq lignes. -Il profita du premier entr'acte pour questionner -l'ouvreuse, et il apprit, à son grand étonnement, -que Mlle Cornélie Sarrazin était sage. Elle vivait -chez son père, ne sortait qu'avec sa mère, et montrait -avec orgueil deux petites mains rouges comme -des pivoines ; d'ailleurs bonne fille : son cœur n'avait -pas parlé, mais rien ne prouvait qu'il fût sourd-muet -de naissance. Cette nouveauté piqua la curiosité -de Lello, et il regretta que pour cinq francs -l'ouvreuse ne lui en eût pas conté plus long. Heureusement -Mlle Cornélie, qui ne jouait que dans la -première pièce, se débarbouilla sommairement de -son blanc et de son rouge, et vint s'asseoir au balcon -avec sa mère. Lello grillait de contempler de -près cette vertu paradoxale et cette mère d'une sévérité -provisoire. Son gracieux compagnon l'y conduisit -comme par la main. Rouquette, en homme -qui a fréquenté le théâtre et qui sait son répertoire, -ouvrit la conversation par un compliment et un sac -de raisins glacés. Les bonbons firent accepter le -compliment ; la toilette des deux amis fit agréer les -bonbons : on refuse quelquefois les bonbons d'un -poëte, jamais ceux d'un millionnaire. Mme Sarrazin -apprécia du premier coup d'œil les bijoux insolents -dont Lello était émaillé. Les mères d'actrices -sont les personnes qui se connaissent le mieux en -bijoux, après les bijoutiers. Elle ne lui demanda pas -s'il était de Paris : il faut être bien étranger pour -venir au mois de juillet, paré comme une châsse, à -l'avant-scène des Folies. Rouquette présenta son -ami, après s'être présenté lui-même, le tout en un -tour de main ; on ne doute jamais des gens qui ne -doutent de rien. Il se garda bien de faire à Lello -les honneurs de Mlle Cornélie ; il affecta de travailler -pour son compte et de se mettre en première ligne, -pour que Lello eût le plaisir de le distancer. -Le hasard voulut que la jolie blonde parlât un peu -l'italien ; elle l'avait appris à sa première année de -Conservatoire, lorsqu'elle espérait avoir de la voix ; -elle en savait juste autant que Lello de français. -Lello fut ravi de rencontrer une femme capable -de le comprendre : il lui sembla qu'il retrouvait -l'Italie. Après le spectacle, Mme Sarrazin se laissa -reconduire jusqu'à sa porte : elle occupait un -quatrième étage à l'entrée du faubourg Saint-Denis. -Chemin faisant on prit des glaces devant le café de -l'Ambigu.</p> - -<p>En retournant à l'hôtel, Lello plaisanta beaucoup -sur les vertus de théâtre qui daignent s'asseoir devant -un café entre deux inconnus. Rouquette défendit -Cornélie ; il soutint que ce sans-gêne et cette -facilité apparente ne prouvaient rien ; que les artistes -avaient des mœurs à part, et qu'on pouvait être une -bonne fille sans avoir une mauvaise conduite. Bref, -il paria pour la vertu, Lello contre, et le lendemain -à quatre heures ils montèrent l'escalier de >>Mme Sarrazin. -Lello avait pris un bouquet chez Mme Prévost : -il s'en repentit en entrant au salon. La mère -raccommodait un bas, la fille en tricotait un autre ; -M. Sarrazin fourbissait une canne gigantesque : il -était tambour-major dans la garde nationale. Le -meuble en velours d'Utrecht jaune sentait la vertu -d'une lieue. « Mes fleurs sont ridicules, pensa Lello ; -si j'avais su, j'aurais apporté des cornichons. » Il -examina avec stupéfaction les lithographies qui pendaient -à la muraille. C'était une galerie de papiers -enluminés représentant <i>Mélanie</i>, <i>Victorine</i>, <i>Henriette</i>, -<i>Julie</i>, <i>le Marié</i> et <i>la Mariée</i>. Le <i>Marié</i> ressemble au -monsieur que tout paysan voudrait être ; il a des -bagues à tous les doigts et une grosse chaîne autour -du cou. Il promène un sourire aimable autour de -lui, et tient un bouquet dans une main, une boîte -de bonbons dans l'autre. « Me voilà! » dit avec douleur -le pauvre Lello. Il lut au bas de l'image <i>le Marié</i>, -et en italien <i lang="it" xml:lang="it">lo Sposo</i>. Évidemment cette lithographie -était une personnalité. <i>Victorine</i>, qu'un hasard -malicieux avait suspendue à côté du <i>Marié</i>, est une -fille qui a les yeux plus grands que la bouche, un -pot de fleurs dans la main droite, un éventail dans -la gauche ; la prodigalité de l'artiste lui a dessiné -une rose sur le dos de la main. Un poëte, que le -monde n'a pas connu, a écrit au bas de cette image -un distique que Lello ne lut pas sans confusion :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Soyez constant dans vos amours,</div> -<div class="verse">Et vous serez heureux toujours.</div> -</div> - -<p>Pendant qu'il se livrait à cet examen, il entendit -Mme Sarrazin qui causait avec Rouquette et qui disait :</p> - -<p>« Ma fille économise pour acheter une armoire -à glace, parce que l'armoire à glace est un meuble -comme il faut.</p> - -<p>— Bon! fit-il en lui-même ; j'enverrai une armoire -à glace, et je ne reviendrai plus. »</p> - -<p>Sur ces entrefaites, il entra quelques visites. Ce -fut d'abord une amie de Cornélie, plus avancée -qu'elle dans la science de la vie, car elle avait un -cachemire des Indes ; puis un jeune peintre un peu -débraillé, puis un auditeur au conseil d'État ganté -de neuf, puis un jeune journaliste, puis un vaudevilliste -qui commençait à se faire jouer, puis un joli -sous-chef du ministère de l'intérieur, enfin un jeune-premier -de la Gaîté. Ces six jeunes gens se partageaient, -en attendant mieux, l'amitié de Cornélie. -Le jeune-premier était un ancien camarade du Conservatoire ; -le feuilletoniste <i>la soignait</i> dans ses articles ; -le sous-chef la protégeait au ministère ; le -peintre allait faire son portrait pour la prochaine -exposition ; l'auditeur, sans être très-riche, avait des -parents assez généreux pour qu'on pût de temps en -temps lui demander un service de cinq louis ; le -vaudevilliste achevait pour Cornélie une pièce en -trois actes, destinée à mettre en relief toutes les perfections -de sa petite personne. Au premier acte, elle -était paysanne et montrait ses jambes ; au second, -elle était marquise et montrait ses épaules ; au troisième, -elle jetait son bonnet par-dessus les moulins -et montrait ses cheveux. Cornélie témoignait à tous -ses amis une reconnaissance impartiale. Il n'y avait -point de préférés, partant point de jaloux, et ses rivaux, -qui ne se saluaient pas dans la rue, vivaient -chez elle en bonne harmonie. Lello entendit pour -la première fois une conversation parisienne, vive, -fringante, entremêlée de propos de coulisses, d'anecdotes -du monde et de charges d'atelier, saupoudrée -de calembours, pailletée de bons mots et assaisonnée -de scandales dont personne ne se scandalisait. -Il fut tout ébaubi de cette joute assise, de ce tournoi -d'esprit, de ces lances rompues et de cette petite fête -courtoise donnée par six chevaliers en redingote à -une reine d'amour en peignoir. Il comprit le discours -de son oncle sur les séductions de Paris, et il -se promit de ne point retourner à Rome avant d'avoir -soupé en si curieuse compagnie.</p> - -<p>Il en eut bientôt la joie. Deux jours après, Mme Sarrazin, -qui avait reçu une armoire à glace anonyme, -invita tout son monde à un pique-nique. Le sous-chef -envoya un saumon, le journaliste un pâté, le -comédien un buisson d'écrevisses, l'auteur dramatique -un Parthénon en gelée d'ananas, le peintre -un feu d'artifice complet qu'on aurait tiré dans le -salon, si le propriétaire l'avait permis ; l'auditeur -fournit des truffes, Rouquette les vins, Lello l'argenterie. -Trois ou quatre amies de Cornélie honorèrent -de leur présence cette fête de famille. M. Sarrazin -y présida en vrai tambour-major, avec la dignité -bouffonne qui n'appartient qu'à cette institution. -Lello se grisa du vin de Rouquette et surtout des regards -de Mlle Cornélie. La table enlevée, on dansa -tant qu'il resta des cordes au piano. Avant de se -séparer, tous les convives prirent rendez-vous pour -le surlendemain : on irait à Versailles voir jouer les -grandes eaux et dîner à l'hôtel des Réservoirs. -« Quand je pense, disait Lello, que j'ai failli quitter -la France sans connaître l'hôtel des Réservoirs et -sans avoir vu les grandes eaux! »</p> - -<p>Il mettait un pantalon blanc pour aller à Versailles, -lorsque son domestique de place, qui ne -l'accompagnait plus dans ses promenades, lui apporta -la lettre suivante :</p> - -<blockquote> -<p class="small">« Du monastère de Saint-Antoine.</p> - -<p class="date">« Rome, 5 juillet 1838.</p> - -<p>« Où êtes-vous, Lello? Où sont vos promesses, -votre amour et mes espérances? Moi, je suis toujours -au couvent, dans la même cellule et dans le -même ennui. Savez-vous combien il y a de temps -que vous ne m'avez écrit? Vos lettres étaient ma -seule consolation. Que Dieu vous pardonne le mal -que vous me faites, et qu'il vous préserve de souffrir -jamais autant que moi! Je n'ose vous dépeindre -l'état de mon âme : j'empoisonnerais tous vos plaisirs. -De ma santé, je ne vous en parle pas ; vous -comprenez que mon cœur est trop malade pour que -le corps puisse se bien porter. J'avais pris pour -deux mois de courage ; mais il y a plus de deux -mois que vous êtes parti, et ma provision est épuisée. -Mon ami, souvenez-vous de temps en temps, -en courant à vos plaisirs, que vous m'avez aimée -pendant quelques jours et que je vous adorerai toute -ma vie.</p> - -<p class="sign">« <span class="sc">Tolla.</span> »</p> -</blockquote> - -<p>« Venez-vous? cria Rouquette à travers la porte. -La voiture est en bas : il ne faut pas faire attendre -ces dames.</p> - -<p>— Je suis à vous, mon cher. Donnez-moi seulement -cinq minutes : une petite affaire à expédier. »</p> - -<p>Il écrivit :</p> - -<blockquote> -<p class="date">« Paris, 16 juillet 1838.</p> - -<p class="ind">« Ma chère Tolla,</p> - -<p>« Tu connais bien mal mon cœur, si tu crois que -c'est l'amour des plaisirs frivoles qui m'a entraîné -loin de toi et qui me retient sur cette terre d'exil. -Sache que le but secret de mon voyage était d'obtenir -le consentement de mon oncle. On peut demander -dans une lettre ce qu'on n'oserait pas solliciter -de vive voix. Tu te souviens bien que j'ai toujours -désiré que notre bonheur obtînt la sanction de ma -famille, et tu es trop tendre fille pour blâmer un -sentiment si délicat. Nous ne devons pas, pour satisfaire -notre caprice, déclarer la guerre à nos parents.</p> - -<p>« Après une lettre affectueuse de mon oncle, dont -les tendres reproches m'ont déchiré le cœur, je me -suis décidé à lâcher le grand mot. En effet, notre -situation était trop pénible : nous aimer en ayant -l'air de ne nous point connaître! D'ailleurs les -méchantes langues avaient trop beau jeu contre -nous.</p> - -<p>« Tu dois comprendre combien je désire et je -crains tout à la fois la réponse de mon oncle. Dieu -veuille toucher son cœur et nous le rendre favorable! -Rien ne manquerait plus à notre félicité. Si sa -réponse n'est pas telle que je le désire, il faudra -essayer de tous les moyens pour changer sa volonté. -Je ne retournerai pas à Rome que la question -ne soit résolue. En attendant je souffre le martyre, -le doute me tue ; plains-moi. »</p> -</blockquote> - -<p>Rouquette frappa à la porte :</p> - -<p>« Il y a dix minutes que les cinq minutes sont -écoulées!</p> - -<p>— Une seconde encore! mon bon ami. Je suis -aussi pressé que vous. »</p> - -<p>Il continua :</p> - -<blockquote> -<p>« C'est maintenant, ma Tolla, qu'il faut redoubler -nos prières et mettre en Dieu toutes nos espérances. -S'il a décidé que nous serions heureux, il saura -bien attendrir le cœur de mon oncle. Tournons-nous -vers cette Vierge sainte qui aime tant à consoler -les affligés : qui sait si elle ne voudra pas faire -quelque chose pour nous? J'importune non-seulement -saint Joseph, comme tu me l'as recommandé, -mais tous les autres saints du paradis. Je -voudrais qu'ils fussent plus nombreux, pour avoir -plus d'avocats auprès du juge suprême. Enfin jetons-nous -dans les bras de la Providence, et espérons. -Je t'aime.</p> - -<p class="sign">« <span class="sc">Lello.</span> »</p> -</blockquote> - -<p>« Oui, je t'aime! dit Lello en allumant une bougie -pour cacheter sa lettre, et il y a bien quelque -mérite à garder mon amour intact au milieu des -plaisirs de Paris. Elle craint, pauvre enfant, que -je ne l'oublie! Mais j'ai pensé vingt fois à elle -pendant cet infernal souper! Rien ne triomphera -de ma passion, parce que ma passion c'est moi-même, -et que je suis plus fort que tout. Il y a -pourtant de pauvres sires à qui une bouteille de -vin de Champagne ou le sourire d'une jolie fille -fait oublier leur maîtresse! Mon amour est comme -la salamandre, il traverse le feu sans y brûler ses -ailes. »</p> - -<p>La promenade à Versailles fut suivie de beaucoup -d'autres. Mme Sarrazin s'aperçut que Lello connaissait -fort mal Paris et les environs : elle lui fit -voir du pays. C'était une bonne femme, aimée du -théâtre et de son quartier, et dévouée sans préjugés -au bonheur de sa fille. Elle avait toujours dit à Cornélie :</p> - -<p>« Mon enfant, l'autorité maternelle a ses limites, -et je n'ai pas la prétention ridicule de te -garder en sevrage jusqu'à l'âge de trente ans. D'ailleurs, -je le voudrais, la loi ne le permettrait pas. -Vois donc à te pourvoir. Si tu trouves un mari opulent, -j'en serai bien aise : il me servira une pension -alimentaire. Malheureusement les Folies-Dramatiques -n'ont pas la vogue pour les mariages, et l'on -n'y en a pas vu beaucoup cette année. Avec la dot -que je te donne, à savoir le talent et la beauté, il -est rare qu'on trouve à se marier définitivement. -Passe encore si tu étais à l'Opéra! L'empereur de -Russie paye tous les ans deux ou trois grands seigneurs -pour qu'ils épousent les danseuses. Mais tu -es aux Folies ; règle-toi là-dessus. Moi, si jamais je -te vois amoureuse d'un homme jeune, bien élevé -et riche, je commencerai par te faire une bonne -morale (si je t'ennuie tu ne m'écouteras pas) ; puis -j'irai trouver ce monsieur, je lui dirai tous les sacrifices -que j'ai faits pour ton éducation, et, s'il a -bon cœur, il me laissera ma fille, ou du moins il -me remboursera mes dépenses. »</p> - -<p>Le 8 août 1838, trois semaines environ après le -voyage à Versailles, Lello apprit à n'en pouvoir -douter que Mme Sarrazin avait dépensé pour l'éducation -de sa fille vingt mille francs et quelques -centimes. La chute de Mlle Cornélie ne fit pas plus -de bruit que celle d'une pomme. Chose incroyable! -aucun des six adorateurs de la jolie blonde ne tint -rigueur à Lello. Il crut même s'apercevoir qu'ils -lui serraient la main avec gratitude. Il ne sut -jamais combien son bonheur avait fait d'heureux. -Rouquette se fit sa part dans la félicité -commune.</p> - -<p>M. Sarrazin conserva l'habitude de marcher tête -levée, excepté lorsqu'il passait sous la porte Saint-Denis.</p> - -<p>Rouquette choisit le jour où Cornélie pendait -la crémaillère dans un appartement de six mille -francs pour envoyer à Lello la réponse de son -oncle. Il la gardait en portefeuille depuis une semaine.</p> - -<p>Lello hésita un instant avant de briser le cachet. -Évidemment la lettre contenait un <i>oui</i> ou un <i>non</i>. -Un <i>non</i> lui fermait le paradis du mariage ; un <i>oui</i> -le chassait du paradis terrestre qu'il venait de meubler -à grands frais. Un <i>non</i> le séparait de Tolla ; -un <i>oui</i> l'arrachait à Cornélie. Cependant je dois dire -à sa louange que son dernier vœu fut pour un <i>oui</i>.</p> - -<p>La lettre disait <i>non</i>. Le colonel n'avait point cherché -de périphrases. Il écrivait à son neveu :</p> - -<blockquote> -<p>« Je te permets toutes les folies, excepté une. -Jette ton argent par les fenêtres, je t'en donnerai -d'autre ; ne jette pas ton nom : nous n'avons que -celui-là. Je t'ai dit souvent que je n'avais rien à te -refuser, je le répète encore. Veux-tu un million? -Mais si tu cherches une corde pour te pendre, je -n'en suis pas marchand. Remarque bien que tu peux -te marier sans mon consentement : ce n'est donc pas -une permission que tu me demandes, c'est un conseil. -Or le diable en personne ne saurait me contraindre -à t'en donner un mauvais. Fais ce que tu voudras : -tu es maître absolu de tes actions, comme moi de -mes écus. Je ne te défends pas d'épouser la fille qui -t'a choisi et qui te fait la cour depuis plus d'une année ; -mais je t'avertis que, si tu persistes, tu peux -te dispenser de m'écrire ; je ne te répondrai pas. -Sur ce, je t'embrasse. Faut-il ajouter : <i>Pour la dernière -fois?</i> »</p> -</blockquote> - -<p>« Diable d'homme! se dit Lello. Il parle avec autant -d'assurance que s'il avait raison. Je vais mal -souper ce soir. Rouquette! »</p> - -<p>Rouquette n'était jamais loin. Il parcourut la -lettre, et la trouva conforme au brouillon qu'il avait -envoyé. « Eh bien? demanda-t-il.</p> - -<p>— C'est moi qui vous dis : eh bien?</p> - -<p>— Eh bien! votre oncle a tort, il ne rend pas justice -aux vertus de Mlle Feraldi.</p> - -<p>— N'est-il pas vrai, Rouquette? Tant de vertu, de -beauté, de noblesse…</p> - -<p>— Je ne te parle pas de sa noblesse : on m'a assuré -que la généalogie du docteur Feraldi était un -peu véreuse. Quant à la beauté, elle en a eu autant -que femme du monde : maintenant, nous ne savons -pas ce qui lui en reste. Je passe légèrement sur la -question financière. Elle vous apporte en dot une -vigne de deux cent mille francs ; c'est un joli denier. -De plus elle assure par contrat un héritage de quatre -ou cinq millions au prince votre frère : toute -la fortune du colonel! Mais elle a des vertus. Or -les vertus sont hors de prix par le temps qui court ; -vous le savez bien, vous qui venez d'en acheter -une.</p> - -<p>— Mauvais plaisant!… Rouquette, vous devriez -intercéder auprès de mon oncle!</p> - -<p>— Bien obligé! Je trouve que j'ai assez d'ennemis.</p> - -<p>— Alors faites-moi un brouillon.</p> - -<p>— Pour dire que vous vous soumettez?</p> - -<p>— Non, pour expliquer que je ne peux pas me -soumettre.</p> - -<p>— A quoi bon? il jetterait ma prose au feu dès -la première ligne.</p> - -<p>— Il faudrait pourtant lui faire savoir que je suis -engagé d'honneur avec le comte Feraldi.</p> - -<p>— Une idée! Priez M. Feraldi de lui conter toute -l'affaire. C'est lui qui est le plus intéressé à la conclusion -de ce mariage, car vous conviendrez qu'il -y gagne plus que vous. D'ailleurs n'est-il pas avocat? -Il ne refusera pas de plaider sa propre cause. Faut-il -vous faire un brouillon pour le comte?</p> - -<p>— Faites, mon ami ; je ne lui ai jamais écrit, et -je ne saurais pas comment m'y prendre. »</p> - -<p>Lello se promena de long en large dans sa -chambre, tandis que Rouquette écrivait.</p> - -<blockquote> -<p class="date">« Paris, 11 août 1838.</p> - -<p class="ind">« Très-cher comte,</p> - -<p>« Je n'avais jamais pris la liberté de vous écrire, -sachant comme votre profession vous occupe, et -combien le temps des hommes d'affaires est précieux ; -mais une cruelle nécessité me force à vous -imposer l'ennui de me lire.</p> - -<p>« Depuis mon départ de Rome, mon unique -préoccupation a été de faire approuver à mes -parents mon mariage avec mademoiselle votre fille. -Après deux mois d'hésitation, je me suis armé de -courage, et j'ai écrit à mon oncle. Je lui ai tout -confessé, je lui ai fait connaître la violence de mon -amour et l'ancienneté de nos engagements, j'ai -dépeint à ses yeux les vertus qui sont la plus belle -richesse de Vittoria, j'ai décrit avec une scrupuleuse -exactitude l'état de nos sentiments, j'ai conjuré -mon oncle de ne pas séparer deux cœurs si bien -unis. J'ai attendu longtemps sa réponse ; plût à -Dieu qu'elle ne fût jamais arrivée! Non-seulement -mon oncle se refuse formellement à ma demande, -mais il déclare en terminant qu'il m'embrasse pour -la dernière fois.</p> - -<p>« Vous pouvez vous figurer mes angoisses au -milieu de ce conflit d'affections. Je ne voudrais -pas renoncer au bonheur, mais le devoir me commande -de respecter la volonté de ma famille. Je -voudrais dompter mes passions ; mais quand je -songe aux vertus de l'ange que j'adore, la force -me manque.</p> - -<p>« Dans ce cruel embarras, je me tourne vers -vous, et je remets notre sort entre vos mains, -puisque le destin me condamne ou à obtenir ce -consentement ou à faire le terrible sacrifice, je -viens vous prier à mains jointes de plaider ma -cause auprès de mon oncle et d'obtenir, par une -intervention amicale, ce que j'ai eu la douleur de -m'entendre refuser. Si, par un malheur que je -n'ose prévoir, vos prières échouaient comme les -miennes, croyez, monsieur, que j'ai trop à cœur -la réputation de mademoiselle votre fille pour continuer -les relations d'intimité qui existaient entre -nous ; mais je conserverai pour elle et pour votre -famille une estime éternelle.</p> - -<p>« Je me fais un devoir de vous déclarer que je -n'ai mis dans le secret que mon frère et mon oncle. -Tout est resté entre nous, et l'honneur de la jeune -fille a été soigneusement sauvegardé. J'espère que -ma résolution sera approuvée de vous et de votre -vertueuse fille, à qui je vous autorise à montrer -cette lettre. Je vous prie de présenter mes compliments, -et suis pour la vie votre très-affectionné -serviteur et ami,</p> - -<p class="sign">« <span class="sc">Manuel Coromila Borghi.</span></p> -</blockquote> - -<p>Quand Lello eut copié cette lettre, Rouquette -réclama son brouillon pour le brûler. Il le mit sous -enveloppe et l'envoya à Mme Fratief.</p> - -<p>Lello écrivit ensuite à Tolla une lettre touchante :</p> - -<blockquote> -<p>« Mon cœur saigne, disait-il, Dieu! quelle sentence -cruelle! D'un côté la passion qui me consume, -de l'autre le devoir qui m'égorge. J'entends -ta voix qui me crie : « Fais ton devoir, quoi qu'il -en coûte ; le devoir est la loi de Dieu. » Oui, ma -Tolla, tu es assez vertueuse pour me parler ainsi. -Tu aimes tes parents, tu sais qu'il est impossible -de rien refuser à ces êtres chers et respectables -qui nous ont tenus tout enfants sur leurs genoux ; -tu approuveras la résolution que j'ai prise. Si tu -écoutes le monde, il me blâmera peut-être ; si -tu fais parler ta conscience, elle me donnera -raison.</p> - -<p>« Un espoir nous reste. J'ai écrit à ton père, je -l'ai conjuré de s'entremettre pour nous auprès de -mon oncle : peut-être obtiendra-t-il quelque chose. -Si cette dernière branche de salut nous échappe, -hélas! je suis forcé de t'oublier. Le pourrai-je? -Dieu qui exige de nous ce sacrifice, nous donnera -la force de l'accomplir ; mais si mon cœur doit te -retirer sa tendresse, jamais il n'oubliera l'image -d'un ange orné de tant de belles vertus, et tu auras -une place éternelle dans l'estime de ton très-affectueux -ami,</p> - -<p class="sign">« <span class="sc">Lello.</span></p> - -<p>« <i>P. S.</i> De la réponse de ton père dépendra notre -bonheur. »</p> -</blockquote> - -<p>Lello monta en voiture avec Rouquette, porta -ses lettres à la grande poste et se fit conduire au -nouvel appartement de sa maîtresse. L'arrivée des -deux amis interrompit le jeune peintre, qui ébauchait -un petit portrait de Cornélie.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">IX</h2> - - -<p>Amarella n'était pas entrée au couvent pour le -plaisir de prier Dieu et d'accompagner sa maîtresse : -elle pensait qu'on peut prier partout, et son dévouement -pour Tolla n'allait pas jusqu'à l'abnégation. -Elle avait la captivité en horreur, comme -tous les êtres remuants ; elle était friande du grand -air comme tous ceux qui sont nés au village ; elle -aimait à se faire voir, comme toutes les femmes. -Ajoutez que, comme tous les Romains des deux -sexes, elle avait la passion de la loterie. La loterie -est un jeu légal, une partie engagée entre le saint-père -et ses sujets : les joueurs y gagnent quelquefois, -le gouvernement toujours. Amarella faisait -comme tous les domestiques, mercenaires, mendiants -et frères quêteurs de la capitale du monde -chrétien : elle économisait onze sous par semaine -pour avoir le droit de prendre un billet, de rêver -trois numéros, et d'attendre, confortablement logée -dans un château en Espagne, le tirage du jeudi et -la ruine de ses espérances. En entrant à Saint-Antoine, -elle avait renoncé à la loterie, au grand -air, à la liberté et à l'admiration des hommes, le -tout pour plaire à Menico. Menico lui avait dit en -la prenant par la taille : « Si tu étais une brave fille, -tu irais tenir compagnie à mademoiselle. Crains-tu -de t'ennuyer? Je te promets que vous recevrez des -visites : le parloir n'est pas fait pour les chiens. -As-tu peur que tous les garçons ne se marient en -votre absence et qu'il n'en reste plus pour toi? Sois -tranquille, j'en connais un qui attendra patiemment -et qui fera vœu, si tu l'exiges, de ne pas regarder -une femme avant votre retour. » Ces promesses -tant soit peu jésuitiques, appuyées de quelques -caresses, avaient trompé la subtile Amarella. -Elle sacrifia trois mois de sa liberté, avec la confiance -d'un joueur qui risque son seul habit sur la -carte qu'il croit bonne. Ce Menico si longtemps -poursuivi était, à ses yeux, quelque chose de plus -qu'un homme : c'était un <i>terne</i> qu'elle avait nourri -deux ans.</p> - -<p>Lorsque les portes du cloître se fermèrent sur elle -et qu'elle vit Dominique pleurer côte à côte avec -Lello, elle sentit naître au fond de son cœur -quelque sympathie pour sa maîtresse : une conformité -d'âge, de chagrin et d'espérance l'unissait à -Tolla, et peu s'en fallut qu'elle ne lui fît confidence -de son amour. Quinze jours se passèrent sans qu'elle -reçût une visite de Menico ; elle s'imagina qu'il -était retenu au palais Feraldi par quelque indisposition -légère ou par la nature sédentaire de ses -fonctions. Elle attendit une seconde quinzaine et -s'arma d'une patience rageuse : « Peut-être veut-il -m'éprouver, » pensait-elle. Mais lorsqu'elle sut, par -une indiscrétion innocente de Tolla, que Menico -venait tous les jours au couvent avec la comtesse, -lorsqu'elle fut forcée de reconnaître qu'elle avait -été sa dupe, elle se prit d'une haine effroyable, non -contre lui, mais contre Tolla. La jalousie lui fit voir -une rivale dans sa maîtresse ; elle la soupçonna -d'avoir usé d'une indigne coquetterie pour voler -un cœur plébéien dont elle n'avait que faire ; elle -se rappela les naïves confidences de Menico sur la -route de Lariccia, les larmes de Tolla lorsqu'on -l'avait cru mort, et le fameux baiser qu'elle lui -avait donné le jour de l'Assomption : elle était trop -aveuglée pour comprendre que le prétendu amour -de Menico était une adoration religieuse, et que -Tolla ne s'en apercevait pas plus que les madones -peintes et dorées n'entendent les prières qu'on -murmure à leurs pieds. Dans un premier mouvement -de colère, elle monta à sa chambre et fit ses -paquets, bien décidée à abandonner Tolla à ses -ennuis, puis elle se ravisa, remit tout en place et -redescendit dans la cour en souriant à un autre -projet de vengeance.</p> - -<p>Dès ce jour, elle commença contre sa maîtresse -une guerre sourde : « Attends! dit-elle, je ferai de -ton cœur une pelote à épingles! » Lorsque Tolla -avait reçu quelque bonne nouvelle, Amarella accourait -partager sa joie ; ce n'était jamais sans y -verser une goutte de poison : « Il vous aime, disait-elle ; -il veut donner au monde un grand exemple -de constance. Qui l'aurait cru? Mademoiselle voit -bien qu'il vaut mieux que sa réputation. Je le savais, -moi, qu'il ne vous tromperait pas comme -toutes les autres. » Si Tolla était triste, si cette -pauvre âme, à force de creuser l'avenir, avait -trouvé quelques raisons de désespoir, Amarella se -faisait un visage de gaieté et d'insouciance ; elle -étourdissait la maison de son rire argentin et sonore, -elle venait s'asseoir auprès de sa maîtresse et -lui faire une peinture charmante du bonheur qu'elle -n'espérait plus : « Pourquoi vous chagriner, mademoiselle! -Les beaux jours viendront. Qui sait si -dans deux mois vous n'entrerez pas à l'église, habillée -comme une reine, en robe de velours blanc -avec des boutons de perles, et une couronne d'oranger -dans les cheveux! Dans un an nous baptiserons -un beau petit Lello, rouge comme une écrevisse ; -il me semble déjà que je l'entends crier! -Dans vingt mois, il sera blanc comme du lait, frais -comme une rose et ferme comme une pomme. Les -dents lui viendront deux à deux ; il essayera ses -mains mignonnes ; il voudra parler et faire de longues -phrases, mais il ne saura dire que <i lang="it" xml:lang="it">mamma</i> et -<i lang="it" xml:lang="it">babbo</i> ; il prendra son élan pour courir, mais il ne -saura pas mettre une jambe devant l'autre, et il -embrouillera ses deux petits pieds comme s'il en -avait cinq ou six. Vous vous agenouillerez près de -lui sur le tapis, vous le tiendrez par la ceinture de -sa robe… Vous pleurez, mademoiselle? sotte que -je suis! je vous ai fait de la peine. J'oubliais que, -si M. Coromila vous abandonne, vous avez fait vœu -de rester au couvent et de renoncer au bonheur -d'être mère! Allons, mademoiselle, ne vous désolez -pas ; cela ne sera rien ; peut-être n'êtes-vous pas -tout à fait trahie. Voulez-vous que je vous chante -une jolie chanson?</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Io ti voglio ben assai,</div> -<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Ma tu…</div> -</div> - -<p>— Tais-toi! criait Tolla, et elle éclatait en sanglots.</p> - -<p>— Chut! ma chère demoiselle ; les religieuses -vont vous entendre. Vous avez juré de renfermer -votre amour en vous-même. »</p> - -<p>Tolla rentrait ses pleurs et dévorait son mouchoir -pour s'empêcher de crier. Elle tint toutes ses -promesses, et, sans les bavardages calculés d'Amarella, -personne dans le couvent n'aurait deviné ses -douleurs. Les religieuses de Saint-Antoine étaient -jeunes pour la plupart ; quelques-unes avaient -moins de vingt ans. Elles observaient scrupuleusement -la règle de leur ordre, et surtout leur vœu -d'obéissance ; elles ne pouvaient changer de robe, -ni laisser une bouchée de la portion qu'on leur -servait, sans en demander la permission. Séparées -du monde avant de l'avoir connu, elles se berçaient -dans la monotonie des habitudes monastiques, et -se croyaient heureuses parce qu'elles étaient résignées. -Tolla enviait la tranquillité de leur âme, -comme les vivants sont quelquefois jaloux des -morts. Elle respectait leur ignorance, cachait son -amour, s'efforçait de rire lorsqu'elle était triste, et -de manger lorsqu'elle avait le cœur gros ; sinon, -toute la table aurait voulu savoir pourquoi elle n'avait -pas d'appétit. Amarella se plut à mettre tout -le couvent dans les secrets de sa maîtresse ; elle ne -doutait pas qu'un tel scandale ne retombât sur la -tête de Tolla. L'effet ne répondit pas à son attente : -les sœurs n'eurent que de la pitié et de la tendresse -pour cette pâle victime d'un mal qu'elles ne connaissaient -point. Peut-être quelqu'une des plus -jeunes envia-t-elle à son tour les souffrances de la -belle pensionnaire ; mais jeunes et vieilles observèrent -une discrétion unanime, et donnèrent le rare -exemple d'une communauté religieuse possédant -un secret sans le commenter.</p> - -<p>Le 23 août, après quatre mois de captivité volontaire, -sans une seule visite de Menico, Amarella -avait épuisé toutes les ressources de la haine et ne -savait plus à quel démon se vouer. On lui dit qu'un -homme l'attendait au parloir : elle y courut en se -demandant quel remords de conscience pouvait lui -ramener Menico ; mais ce n'était pas Menico qui -l'avait fait appeler : c'était un gros homme blond, -bien rasé, bien frisé, bien nourri, bien fleuri et -d'une physionomie toute paternelle. Ce digne personnage, -qu'elle reconnut à l'accent pour un Napolitain, -lui apprit que sa belle conduite et son dévouement -évangélique avaient touché le cœur d'une -très-noble et très-riche étrangère ; que cette dame, -Russe de nation, mais catholique de religion, voulait -à tout prix l'attacher à son service, prête à doubler -ses gages, s'il le fallait. Amarella, prise entre -la crainte de lâcher sa vengeance et l'envie de regagner -sa liberté, demanda quelques jours de réflexion. -Elle allégua que la famille Feraldi lui avait -promis une dot de cent écus, si elle restait avec -mademoiselle.</p> - -<p>« Qu'à cela ne tienne, répondit l'inconnu. La -personne qui m'envoie est au moins aussi généreuse -que vos Feraldi. Réfléchissez au plus vite ; je -reviendrai demain. »</p> - -<p>Le même jour, le comte Feraldi reçut les deux -lettres de Lello, en date du 11 août. Après avoir lu -la sienne, il n'hésita pas à ouvrir celle qui portait -l'adresse de Tolla. La comtesse écouta cette lecture -d'un œil sec et stupide : elle croyait entendre l'arrêt -de mort de sa fille. Toto était assis, serrant les -poings, et mordant ses lèvres. Cette consternation -se changea en fureur lorsqu'on vit accourir le docteur -Ély, l'abbé Fortunati et Philippe Trasimeni ; -chacun d'eux avait reçu, sans savoir comment, une -copie de la lettre au comte. Un exemplaire de la -même lettre avait été placardé à la porte du palais -Feraldi, et Menico, qui l'avait arraché, l'apporta en -pleurant. Les parents et les amis de Tolla tinrent -conseil en tumulte : Menico jurait d'assommer le -colonel et tous ses domestiques ; Philippe et Toto -voulaient partir le soir même pour Paris ; le docteur -assurait qu'en lisant une seule de ces lettres -Tolla mourrait sur le coup ; la comtesse offrait de -se jeter aux pieds du vieux Coromila ; l'abbé parlait -d'en appeler au pape ; le comte avait perdu la -tête et ne savait auquel entendre. Il allait, venait, -se laissait tomber sur une chaise, se levait en sursaut, -froissait dans ses mains les deux lettres de -Lello, et répétait machinalement le <i lang="la" xml:lang="la">post-scriptum</i> -de la dernière : <i>De la réponse de ton père dépendra -notre bonheur!</i> Tout était désordre, affliction et -contradiction ; chacun parlait au hasard sans écouter -ni les autres ni soi-même. Au milieu de la confusion -générale, Menico prit sur lui d'aller chercher -l'oncle du comte, le cardinal Pezzato. L'entrée de -ce beau vieillard en cheveux blancs apaisa la multitude -et rassit les esprits les plus exaltés. Les jeunes -gens fermèrent la bouche, et tous les conseils violents -se turent en présence de l'auguste octogénaire, -qui avait été ministre de Pie VII et de -Léon XII. Le cardinal se fit lire les deux lettres par -le jeune Feraldi, dont la voix tremblait d'émotion -et de colère. Il déclara sans hésiter que la prière -de Lello était absurde, et que le comte ne pouvait -pas décemment demander au colonel la main de -son neveu ; mais comme M. Coromila s'était engagé -par serment à épouser Vittoria Feraldi, comme -il avait invoqué le nom de Dieu à l'appui de ses -promesses, l'affaire était du ressort de la police -ecclésiastique, et il fallait recourir au cardinal-vicaire.</p> - -<p>L'intervention de la police dans les affaires de -conscience est un des traits caractéristiques de -l'administration pontificale ; les papes ne croient -pas gouverner des hommes, mais des âmes. Leurs -tribunaux participent de la nature du confessionnal : -le juge est doux, discret, familier, curieux, -indulgent pour les fautes confessées, prêt à tout -pardonner hormis la fierté et la résistance ; inhabile -à distinguer un péché d'un délit et un mauvais -chrétien d'un mauvais citoyen ; confiant dans les -verrous, ennemi de la violence, incapable de verser -le sang d'un criminel et capable d'oublier un innocent -en prison. La police est plus taquine que rigoureuse, -et plus humiliante qu'oppressive ; le gouvernement -est un despotisme velouté, onctueux, -décent, modeste, et patient parce qu'il se croit -éternel. Le prince Odescalchi, cardinal-vicaire, ne -fut point surpris de la demande du cardinal Pezzato : -il trouva tout simple que pour empêcher un -jeune fou de violer ses serments et d'offenser la -majesté divine, on eût recours à l'autorité du vicaire -de Jésus-Christ. D'ailleurs, le prince Odescalchi -était allié à la famille Feraldi ; sa sœur avait -épousé en 1817 un cousin germain du comte. Enfin -la vertu, le malheur et la beauté de Tolla lui inspiraient -un vif intérêt. Sans accorder une entière -confiance aux accusations qui s'élevaient contre son -secrétaire intime, il fit écrire à Rouquette que son -congé était expiré et qu'il eût à revenir au plus tôt, -s'il tenait à sa place. Sans vouloir contraindre en -rien la volonté du colonel Coromila, il promit de le -mander en sa présence et de ne rien négliger pour -obtenir son consentement. Il pria le comte de lui -adresser une note courte et précise en forme de -supplique, contenant en quatre pages le résumé de -ses relations avec Lello ; il demanda qu'on lui remît -les lettres, la bague et le portrait, et qu'on y joignît -un extrait de tous les passages de la correspondance -où le nom de Dieu était positivement invoqué. -Le cardinal Pezzato se rendit en toute hâte au -palais Feraldi, et rédigea avec le comte la supplique -suivante :</p> - -<blockquote> -<p class="ind">« Prince éminentissime,</p> - -<p>« Le comte Alexandre Feraldi se voit contraint -d'implorer l'intervention officieuse de Votre Éminence -révérendissime en faveur d'une noble, innocente, -vertueuse enfant, qui a eu l'honneur d'être -tenue sur les fonts de baptême par la propre sœur -de Votre Éminence, mariée au cousin germain de -l'exposant.</p> - -<p>« Cette enfant, fille unique, et l'aînée des deux -enfants du suppliant, comblée des plus rares talents -par les bontés de la Providence, a reçu l'éducation -la plus chrétienne, la plus noble et la plus vertueuse -qu'on puisse trouver dans notre Italie. Les certificats -ci-joints et la liste des prix et des accessit -qu'elle a remportés à l'institut impérial et royal de -Marie-Louise à Lucques feront voir à Votre Éminence -si elle a répondu aux soins de ses parents. -Rentrée dans sa famille, toute la sollicitude de son -père et de sa mère s'est employée à lui trouver un -établissement avantageux et honorable. Plusieurs -partis se sont offerts, qui ont été repoussés l'un -après l'autre, parce qu'aucun ne semblait digne -d'elle. En dernier lieu, un des fils de la très-noble -et très-riche famille Morandi, d'Ancône, se -mit sur les rangs, et pressa de tout son pouvoir -la conclusion de cette affaire, comme il résulte -des lettres originales que l'on soumet à Votre -Éminence.</p> - -<p>« Ce fut alors que Manuel, cadet de la très-illustre -famille Coromila-Borghi, qui, en rencontrant la -jeune fille dans les réunions de la noblesse, avait -pris pour elle des sentiments affectueux, se présenta -à l'exposant et à sa femme dans la compagnie d'un -très-honorable cavalier, le marquis Trasimeni, et, -déclarant avoir connaissance de l'affaire qui allait -se conclure avec Morandi, demanda que l'on rompît -toutes les négociations, si l'on croyait que la -jeune fille pût être plus heureuse avec lui, car il -était décidé à la prendre pour femme. Les époux -Feraldi ne manquèrent pas d'opposer à Manuel Coromila -toutes les difficultés imaginables relativement -au consentement de son père, sans lequel les -comtes Feraldi n'auraient jamais permis une telle -union. Il prit sur lui d'obtenir ce consentement, n'y -ayant rien qui pût y faire un légitime obstacle, -puisque la jeune fille n'était ni de la basse classe ni -de la bourgeoisie, mais d'un rang à avoir pour -tante la sœur de Votre Éminence et la fille du -prince Barberini.</p> - -<p>« Après s'être entendu dire que sa démarche le -rendait garant du consentement de son père et responsable -de l'avenir de la jeune fille, il renouvela -ses déclarations et ses serments, ajoutant que, vu le -déplorable état de la santé de son père, il attendrait -qu'il fût rétabli pour lui demander son assentiment. -Rassuré par ces paroles, le comte Feraldi lui déclara -que la dot de sa fille devait être de vingt mille sequins -en argent, mais que, pour reconnaître autant -qu'il était en lui l'honneur d'une telle alliance, il -doublerait la somme, et donnerait quarante mille -sequins en biens allodiaux situés dans l'île de Capri, -libres de toute hypothèque, dépendance ou redevance, -et faisant partie du domaine patrimonial -de sa famille : lesdits biens évalués quarante mille -sequins dans une estimation faite quinze ans auparavant -à l'occasion d'un partage. Afin que Manuel -Coromila, dans une affaire de si grand poids, pût -se décider en toute connaissance de cause, on lui -confia les lettres du comte Morandi. Il les rapporta -le lendemain, et renouvela, après les avoir froidement -examinées, tous les engagements qu'il avait -pris. Ce fut après cette seconde et formelle déclaration -que l'on fit dire au comte Morandi que sa demande, -si honorable qu'elle fût, ne pouvait être -agréée. Durant toutes les négociations, la jeune -fille, en bonne chrétienne, alluma des cierges devant -toutes les images miraculeuses, se recommanda -aux prières des communautés les plus -saintes, fit et fit faire des neuvaines et des <i lang="it" xml:lang="it">tridui</i> en -nombre incroyable, pour intéresser le ciel au succès -de l'affaire.</p> - -<p>« Au mois de février, Dieu rappela à lui le prince -Coromila, et Manuel, majeur d'âge, fut maître de -ses actions. Des devoirs de reconnaissance et de -respect le liaient à son oncle le colonel et lui commandaient -à tout prix d'obtenir son consentement. -Sollicité d'entreprendre à cette fin les démarches -nécessaires, il répondit qu'il le ferait aussitôt après -le mariage de son frère aîné, et il annonça son départ -pour l'Angleterre. Les époux Feraldi n'eurent -pas de peine à deviner dans quelle intention la famille -Coromila poussait Manuel à ce voyage. Cependant -ils ne voulaient pas croire qu'on se proposât -de conduire ce jeune homme au parjure et leur fille -innocente au sacrifice. Ils mandèrent Manuel Coromila, -et, après l'avoir adjuré de penser sérieusement -à ce qu'il avait fait et à ce qui pourrait advenir -par la suite, ils lui déclarèrent, en présence de -la jeune fille elle-même, que si la mort de son père -avait changé ses idées ou s'il prévoyait que ce -voyage pût les modifier, il était encore temps de -retirer sa parole, et qu'on le déliait de toutes les -obligations qu'il avait contractées ; mais si, majeur -et libre comme il l'était, il réitérait ses promesses, -qu'il se souvînt bien que son engagement devenait -irrévocable, nonobstant toute injuste opposition de -sa famille. Il répondit à cette déclaration par les -promesses les plus formelles, les protestations les -plus ardentes, et les plus terribles serments de ne -changer jamais.</p> - -<p>« Pour s'engager irrévocablement, et pour fermer -la bouche à tous ceux qui voudraient, par de -faux rapports, le prévenir contre la jeune fille, il -voulut qu'elle se renfermât durant son absence -dans un couvent cloîtré, et il pria lui-même leur -commun directeur, le digne abbé La Marmora, -d'aller l'y confesser tous les huit jours. La vertueuse -Vittoria, soumise aux volontés de celui qui avait -juré de devenir son époux, passa des brillants salons -de la capitale à la vie austère d'un cloître. Ses -prières et ses vertus excitèrent l'admiration et gagnèrent -l'amitié de toute cette communauté religieuse. -Votre Éminence révérendissime peut aisément -s'en assurer.</p> - -<p>« Cependant les lettres de Manuel Coromila se -succédaient à chaque courrier. Ces lettres attestent -ses engagements et les sacrifices de la jeune fille. -Elles sont pleines de serments, non pas de ces serments -légers qui s'échappent au hasard au milieu -d'un vague parlage d'amour, mais de serments -solennels, entourés des idées les plus sérieuses et -des sentiments les plus religieux. Votre Éminence -révérendissime remarquera en plus de dix endroits -l'invocation expresse de ce Dieu redoutable qui ne -veut pas que son nom devienne un instrument de -fraude et d'imposture. Ces lettres prouvent d'une -manière éclatante la pureté des sentiments dont ces -deux cœurs sont enflammés. Le conseil réciproque -de fréquenter les sacrements, la confiance dans la -bonté de Dieu, l'invocation de la Vierge et des -saints, choses bien rares dans des écrits de ce genre, -font de toute cette correspondance une lecture -agréable et édifiante, propre à toucher les cœurs -honnêtes et religieux. Tout cela jusqu'à la lettre du -16 juillet inclusivement.</p> - -<p>« Tout à coup et hors de toute attente, l'exposant -reçoit une lettre en date du 11 courant, où -Manuel, changeant brusquement de langage, invite -l'exposant lui-même, père de la malheureuse fille, -à intervenir auprès du colonel Coromila pour obtenir -le consentement qu'il refuse. Si cette démarche -(inutile, absurde et inconvenante) reste sans résultat, -Manuel déclare qu'il se croira délié de tous ses -engagements, alléguant qu'une passion et un amour -doivent céder aux devoirs impérieux de la famille. -Si l'on ne mettait dans la balance qu'une simple -passion et un amour aveugle, cette maxime serait -incontestable et sacrée ; mais, dans l'espèce, il s'agit -de tout autre chose, puisqu'à l'amour et à la -passion se joignent des devoirs directs et positifs, -résultant d'obligations réelles contractées par une -personne majeure, sans qu'elle y ait été amenée ni -par contrainte, ni par prière, ni par séduction. -Ajoutez à cela les devoirs de stricte justice résultant -des dommages irréparables causés à une noble et -vertueuse fille âgée de plus de vingt ans, qui a renoncé -à un établissement avantageux, qui s'est -laissé compromettre aux yeux de toute l'Italie, qui -a vécu quatre mois enfermée dans un cloître, qui -est d'une santé assez délicate pour succomber à la -perte de ses légitimes espérances, qui enfin a fait -vœu de prendre le voile et de renoncer à son avenir -temporel, si elle était abandonnée ; ajoutez la -sainteté terrible de serments formels, réitérés à haute -voix et par écrit, avec l'invocation expresse du nom -de Dieu, et Votre Éminence reconnaîtra que Manuel -n'est pas, comme il le suppose, mis en demeure -d'opter entre sa passion et ses devoirs envers son -oncle, mais entre ses devoirs de simple reconnaissance -et les lois inviolables de la justice, de l'honneur, -de la conscience et de la religion.</p> - -<p>« Éminence révérendissime, il faut que le colonel -Coromila n'ait pas été informé de tous les faits -énoncés ci-dessus ; car il est certain que, s'il en -avait connaissance, un cavalier si accompli et un -chrétien si exemplaire emploierait son autorité à -toute autre chose qu'à commander le parjure et le -sacrilége. Si les discours de la malice et de l'envie -n'avaient pas égaré sa conscience, il serait le premier -à favoriser un projet formé au milieu des -prières, et que la prière a sanctifié jusqu'à ce -jour. Rome entière le cite comme un homme juste -et craignant Dieu. Pour obtenir le consentement -qu'il refuse, il ne faut ni supplications ni menaces, -il faut seulement lui apprendre la vérité : on -aura gagné son cœur lorsqu'on aura dessillé ses -yeux.</p> - -<p>« Le comte Feraldi a l'âme trop haute pour aller -lui-même plaider devant le colonel la cause de sa -fille ; mais il serait un mauvais père s'il ne cherchait -pas à lui faire connaître les engagements sacrés -de Manuel.</p> - -<p>« C'est pourquoi le suppliant se jette aux pieds -de Votre Éminence révérendissime. Plein de confiance -dans l'efficacité d'une intervention qu'il espère -sans oser la demander, il a le très-haut honneur, -en baisant votre pourpre sacrée, d'être, avec la plus -profonde vénération,</p> - -<p>« De Votre Éminence révérendissime,</p> - -<p class="ind2">« Le très-humble, très-dévoué</p> - -<p class="ind3">« et très-obéissant serviteur,</p> - -<p class="sign">« <span class="sc">Alexandre Feraldi</span>. »</p> -</blockquote> - -<p>Voilà comme on écrit à un cardinal-vicaire. La -supplique, copiée en belle ronde sur papier jésus -in-folio, fut portée le soir même au prince Odescalchi, -avec l'extrait de la correspondance et toutes les -lettres de Lello, que la comtesse emprunta à sa fille -pour les relire. On n'osa lui demander ni le portrait -ni l'anneau, de peur d'éveiller ses soupçons.</p> - -<p>Le lendemain matin, le colonel se rendit à jeun -chez le cardinal Odescalchi. Il devinait fort bien ce -qu'on pouvait avoir à lui dire et pourquoi on le -faisait lever avant midi ; mais il n'était ni inquiet -ni intimidé. Il s'enfonçait dans les coussins de sa -voiture avec la pesante assurance d'un homme qui -ne craint rien au monde que l'apoplexie. « Parbleu, -disait-il entre ses dents, il est heureux que -Manuel ait quelques millions et quelques ancêtres : -s'il s'appelait Nicolas, fils de Mathieu, propriétaire -de deux bons bras, les cafards l'auraient déjà marié -malgré moi et malgré lui. On l'aurait fait espionner -par quelques agents de la morale publique, on -aurait donné le mot à sa maîtresse, et, au plus beau -moment d'un rendez-vous, il aurait vu sortir d'une -armoire un prêtre, deux gendarmes et un enfant de -chœur. Cela se fait tous les jours, et les filles ne -réclament jamais contre ces brutalités de la police. -Il faut que le pauvre diable pris en flagrant délit -choisisse, séance tenante, entre le mariage, prison -des âmes, et le château Saint-Ange, prison des -corps. S'il accepte l'eau bénite du prêtre, les gendarmes -servent de témoins au mariage ; s'il se décide -en faveur du cachot, le prêtre sert de témoin à -l'arrestation ; dans les deux cas, la vertu est vengée, -le coupable est puni : prisonnier pour toujours ou -marié à perpétuité! Mais, grâce à Dieu! ces plaisanteries-là -ne sont pas faites pour nous, et, quand -la morale publique se livre à ces fredaines, elle -choisit d'autres plastrons que les Coromila. Que -va-t-il me dire, ce vieil Odescalchi? Il ferait aussi -bien de se mêler de ses affaires. Parce que sa sœur -a eu la sottise d'épouser un Feraldi, veut-il que tous -les princes romains se mettent dans le Feraldi jusqu'au -cou? C'est l'histoire du renard à qui l'on a -coupé la queue ; mais à renard, renard et demi! -Est-ce qu'il se serait mis en tête de me faire un -sermon? Fi donc! les cardinaux ne prêchent pas ; -ils laissent cela aux capucins. D'ailleurs, quoi qu'il -pense de moi, il ne m'en dira pas seulement la -moitié ; c'est un de nos priviléges, à nous autres -gens de qualité : on ne nous montre jamais une -vérité toute nue. Les prêtres nous vénèrent, les -cardinaux nous respectent, les papes nous ménagent, -et je parie que Dieu lui-même, au jugement -dernier, cherchera quelque circonlocution pour -nous apprendre que nous sommes damnés! »</p> - -<p>Il sauta gaillardement hors de sa voiture ; mais -en entrant dans le cabinet du cardinal il prit un -air digne et confit. Il lut attentivement la supplique -du comte et l'extrait des lettres de Manuel, haussa -deux ou trois fois les épaules, et murmura quelques -réflexions morales sur la légèreté de la jeunesse ; -puis il rendit toutes les pièces au prince -Odescalchi.</p> - -<p>« Éminence, dit-il, je vous remercie de m'avoir -éclairé sur cette affaire.</p> - -<p>— Je n'ai fait que mon devoir, Excellence.</p> - -<p>— Éminence, le comte Feraldi me paraît un fort -honnête homme, et je l'estime infiniment.</p> - -<p>— Vous lui rendez justice, Excellence.</p> - -<p>— La jeune fille est très-intéressante.</p> - -<p>— Très-intéressante assurément.</p> - -<p>— Et mon neveu est un enfant terrible.</p> - -<p>— Je n'aurais pas osé le dire, mais…</p> - -<p>— C'est moi qui le dis! je ne sais pas masquer la -vérité. Il est évident que Manuel a aimé cette jeune -fille, qu'il s'en est fait aimer, qu'il a promis de l'épouser.</p> - -<p>— Oui, Excellence.</p> - -<p>— Maintenant il ne l'aime plus.</p> - -<p>— Je le crains.</p> - -<p>— J'en suis sûr. S'il l'aimait encore, il ne chercherait -pas de mauvaises raisons pour rompre avec -elle. Il l'épouserait sans s'inquiéter de ce qu'on -pourra dire, et sans en demander la permission à -personne. Lorsqu'on aime (Votre Éminence excusera -la liberté de mon langage), on oublie les amis, -les parents, les lois, et tous les devoirs de convenance -et de reconnaissance ; on court au but sans -regarder en arrière. Ceux qui songent à quêter des -permissions, à ménager des amitiés, à apaiser des -mécontentements, sont des chercheurs de prétextes -qui n'aiment pas ou qui n'aiment plus.</p> - -<p>— Mais, reprit le cardinal, si l'amour est un sentiment -passager…</p> - -<p>— Je devine, interrompit le colonel, ce que Votre -Éminence va me dire, et j'admire la justesse de sa -réflexion. Oui, si l'amour est un sentiment passager, -qui nous vient quand il lui plaît, qui s'en va -quand bon lui semble, il n'en est pas de même des -promesses, des serments et des actes sérieux et définitifs -que nous faisons sous son influence : l'amour -passe, les obligations restent. Mon neveu est impardonnable. »</p> - -<p>Le cardinal chercha dans le dossier les deux dernières -lettres de Manuel.</p> - -<p>« Avez-vous lu, demanda-t-il, ces deux lettres où -il rejette sur vous toute la responsabilité de sa -trahison?</p> - -<p>— Et voilà, reprit vivement le colonel, ce que je -ne lui pardonnerai jamais! Il peut se marier sans -mon consentement : il est majeur, son père est -mort, sa fortune est indépendante, personne n'a le -droit de lui demander compte de ses actions ; quelle -mouche le pique, et pourquoi cette rage d'obtenir -ma signature? Pourquoi? je le sais, et c'est un secret -que je puis confier à Votre Éminence. Manuel -me demande mon consentement parce qu'il sait -qu'une puissance supérieure me défend de le lui -accorder.</p> - -<p>— Et quelle voix pourrait parler plus haut que -l'honneur, la justice et la conscience?</p> - -<p>— La dernière volonté d'un mort. »</p> - -<p>Le colonel se rapprocha du fauteuil du cardinal, -et lui dit d'un ton mystérieux et solennel :</p> - -<p>« Dieu seul et moi, nous avons entendu les paroles -suprêmes de mon frère bien-aimé, feu le -prince Coromila. Ce père excellent, ce chrétien sublime, -avant d'entrer au sein de la béatitude éternelle, -m'a laissé des ordres précis, touchant la gloire -et la prospérité de sa famille. Il était instruit des -relations clandestines, sans doute innocentes, qui -existaient entre son fils et la jeune Vittoria. Il les -désapprouvait absolument pour des raisons qu'il -n'a jamais exprimées, et qui sont ensevelies dans -sa tombe. Ce que je sais, et ce que Manuel n'ignore -pas, c'est que le prince m'a défendu de bénir cette -union, et que son dernier soupir a été contraire à -la famille Feraldi.</p> - -<p>— Mais le nom des Feraldi est sans tache, leur -noblesse remonte à quatre siècles, leur fortune…</p> - -<p>— Prenez garde, Éminence. Je suis de votre avis -et vous argumentez contre un mort. »</p> - -<p>Le cardinal se leva, le colonel suivit son exemple. -« Excellence, dit le prince Odescalchi, je suis heureux -de voir que, comme tous les honnêtes gens, -vous blâmiez la conduite de votre neveu. Je porterai -cette consolation à la famille Feraldi, mais je regretterai -éternellement que, lorsqu'il suffirait d'une -parole pour ramener ce jeune homme à ses devoirs, -des raisons de l'autre monde vous empêchent de la -dire.</p> - -<p>— Mes paroles, Éminence, n'ont pas tout le crédit -que vous daignez leur attribuer : il n'y a que les -paroles magiques qui aient la vertu de changer les -cœurs. Mon neveu n'aime plus Vittoria : si je lui -accordais mon consentement, il susciterait lui-même -quelque nouvel obstacle ; il serait capable -de dire qu'il lui faut le consentement de son père. -Je m'intéresse, comme vous, à la situation du malheureux -comte, et pour lui épargner, ainsi qu'à -Votre Éminence, des démarches inutiles, je crois -devoir vous confesser une dernière faute de Manuel. -Il aime ailleurs. Malgré les sages avis de monsignor -Rouquette, dont les vertus vous sont bien -connues, il s'est épris d'une fille de théâtre qui lui -coûte à l'heure qu'il est près de deux cent mille -francs, la dot de Mlle Feraldi! C'est à vous de décider, -maintenant que vous savez tout, s'il n'y a pas -un peu de cruauté à laisser derrière les grilles d'un -couvent une jeune fille dont l'amant se perd dans -les plaisirs. »</p> - -<p>Le colonel sorti, le prince Odescalchi écrivit au -comte : « Je n'ai rien obtenu ; venez ce soir à l'<i lang="la" xml:lang="la">Ave -Maria</i> avec son Éminence le cardinal Pezzato ; nous -tiendrons conseil. » Menico, qui attendait dans -une antichambre, reçut le billet des mains du camérier -du prince et courut à toutes jambes le porter -au palais Feraldi. La famille de Tolla, assistée -de la marquise et de Philippe, fondit en larmes à -la lecture de cette sentence. « C'est ma faute! criait -en pleurant la pauvre comtesse. Je n'aurais pas -dû le recevoir ici avant le consentement de sa famille.</p> - -<p>— C'est moi qui l'ai amené, disait Philippe. J'ai -cru, comme un sot, que son oncle était un bon -homme.</p> - -<p>— Je suis plus coupable que toi, ajoutait la marquise. -Je savais, moi, que le colonel ne permettrait -jamais ce mariage, et cependant je n'ai rien dit!</p> - -<p>— Ah! murmurait fièrement Victor Feraldi, le -colonel Coromila veut garder son neveu pour lui! -Nous verrons!</p> - -<p>— Je jure, dit Philippe, qu'il ne le gardera pas -longtemps ; car je le tuerai entre ses bras, s'il reste -encore deux lames d'acier en ce monde. »</p> - -<p>La marquise se leva doucement et alla prendre -son châle et son chapeau, qu'elle avait ôtés en entrant.</p> - -<p>« Attendez-moi, dit-elle, je vais parler au chevalier -Coromila. »</p> - -<p>Elle prononça ces paroles du ton dont un condamné -à mort dit à son bourreau : « Je suis prêt. » -Son fils et ses amis la laissèrent partir sans une -question, sans une parole, sans un geste. Philippe -connaissait son aversion pour le colonel, Mme Feraldi -en pressentait les causes ; chacun devinait -dans cette démarche simple et sans apparat le dévouement -sublime des martyrs.</p> - -<p>Elle entra au palais Coromila quelques minutes -après le colonel. Le gros homme allait se mettre à -table. L'annonce d'une visite si peu attendue lui -coupa l'appétit. Il dissimula son trouble sous une -politesse de corps de garde, et présenta un siége -à la marquise en la saluant du nom de belle -dame.</p> - -<p>« Pierre Coromila, lui dit-elle, vous devinez qu'il -faut des motifs bien puissants pour que je vienne, -après plus de vingt années, réveiller mes chagrins -et vos remords.</p> - -<p>— Diantre! pensa le colonel, est-ce que la belle -Assunta serait lasse d'être veuve, et voudrait-elle?… -Hé! hé! les Coromila sont très-demandés depuis -quelque temps. » Il reprit à haute voix : « J'espérais, -madame la marquise, que mon ami Trasimeni aurait -enseveli vos chagrins comme il a enterré mes -remords. Cependant, s'il vous plaît de revenir sur -le passé, nous en parlerons ensemble. Je comprends -tous les goûts, sans excepter l'amour de l'histoire -ancienne ; d'ailleurs je n'ai jamais rien su refuser -à la beauté. Or, vous êtes toujours belle, Assunta, -aussi belle et peut-être plus que le jour de notre -premier baiser. »</p> - -<p>La marquise fut prise d'une petite toux sèche, -et les pommettes de ses joues se colorèrent pour un -instant : le séjour de Florence ne l'avait pas guérie. -« Ce n'est pas de moi, dit-elle, que je viens vous -parler, c'est de Tolla.</p> - -<p>— Encore! » s'écria involontairement le colonel.</p> - -<p>Il reprit avec douceur :</p> - -<p>« Madame, je sors de chez le cardinal-vicaire ; -il m'a dit sur cette malheureuse affaire tout ce que -vous pouvez avoir à me dire ; je vous en prie, ne -me forcez pas de vous répéter tout ce que je lui ai -répondu.</p> - -<p>— Soyez tranquille : j'éviterai les répétitions et -je vous dirai ce que personne autre que moi n'a le -droit de vous dire. Vous savez avec quelle résignation -j'ai subi le sort que vous m'avez imposé ; je me -suis sacrifiée, sans une plainte, à votre égoïsme et -à l'ambition de votre famille.</p> - -<p>— Vous avez trouvé un consolateur.</p> - -<p>— Taisez-vous, mon pauvre Pierre, quand on -n'a pas l'honneur du soldat, on ne doit pas en afficher -la brutalité. Je vous ai rendu votre parole et -toutes vos lettres, comme on rend les titres d'une -créance à un débiteur insolvable. J'ai traîné ma -vie, près d'un quart de siècle, dans la même ville -que vous, triste au milieu des heureux, morte au -milieu des vivants, sans qu'un seul de mes regards -vous ait reproché votre conduite et mes souffrances, -mais si j'ai supporté patiemment toutes les tortures, -je ne sais pas assister les bras croisés au supplice -d'une autre, et je me révolte. Vous avez prononcé -ce matin, devant le cardinal-vicaire, l'arrêt de mort -de Tolla.</p> - -<p>— Elle n'en mourra pas, madame. Tous ceux que -nous avons tués se portent à merveille.</p> - -<p>— Vous trouvez! »</p> - -<p>Il est impossible de rendre l'accent de douleur, -d'amertume et de découragement avec lequel elle -prononça cette parole. Tout autre que le colonel -aurait frémi, comme en écoutant le râle d'une mourante. -Il se contenta de ricaner, et répondit en appuyant -lourdement sur sa plaisanterie : « Vous êtes -fraîche comme une rose. »</p> - -<p>La marquise ne se contint plus. « Lâche! dit-elle, -tu ne m'as point pardonné de n'être pas morte sur -le coup, et ce peu de vie qui me reste est une offense -à ta vanité! Tu trouves que mon agonie a été trop -longue, et que j'aurais dû me hâter un peu, pour -ta gloire. Eh bien, console-toi : Tolla ne résistera -pas si longtemps. Je la vois dépérir et je te promets -qu'elle s'éteindra bientôt, à l'honneur de Lello, -dans la prison où lui-même l'a cloîtrée. On connaîtra -que les Coromila ne sont point dégénérés et -qu'ils ont fait des progrès dans l'art de tuer les -femmes ; mais, après ce beau triomphe, je te conseille -de cacher soigneusement ton cher Lello : Philippe -a du cœur, il est le digne fils d'un honnête -homme, il aime Tolla comme sa sœur, il la vengera!</p> - -<p>— Si Philippe est le digne fils de son père, répliqua -aigrement le colonel, il épousera Mlle Feraldi, -au lieu de la venger. Qui sait si le fabricateur souverain -n'a pas inventé les Trasimeni pour consoler -les victimes des Coromila? »</p> - -<p>Quand la marquise fut sortie, le colonel se sentit -soulagé, mais non satisfait. Les dernières paroles -de Mme Trasimeni lui restaient sur le cœur, et il -craignait pour la réputation et pour la vie de Lello. -Avant de se rendre aux prières de son maître d'hôtel -et à l'appel de son déjeuner, il écrivit à Rouquette -et donna des ordres à Cocomero. Il disait à -Rouquette : « Je remets en vos mains la vie de Lello ; -ne le quittez sous aucun prétexte. Le cardinal Odescalchi -va probablement vous rappeler : faites la -sourde oreille. Si vous perdez votre place, je vous -indemniserai largement : la maison Rothschild a -cinquante mille francs pour vous. Le jeune Feraldi -et son ami Philippe iront chercher querelle à notre -enfant : tirez-le de leurs mains. Lisez tous les jours -la liste des étrangers débarqués à Paris ; au premier -danger, partez pour l'Angleterre, et ne dites à -personne où vous allez. En attendant, et pour plus -de prudence, fréquentez le tir de Lepage, et la salle -de Bertrand. »</p> - -<p>Il déclara à Cocomero qu'il fallait, pour l'honneur -de la famille Coromila, que Mlle Feraldi sortît au -plus tôt de Saint-Antoine.</p> - -<p>« Que faire, Excellence?</p> - -<p>— Tu me le demandes, animal! C'est à toi de le -trouver, je te paye pour avoir de l'esprit. Délibère -avec la dame russe, ton associée.</p> - -<p>— Elle n'est pas mon associée, Excellence. -C'est…</p> - -<p>— Je ne tiens pas à savoir ce que c'est. As-tu -parlé à la femme de chambre?</p> - -<p>— Oui, Excellence, hier soir. Elle sortira si on -lui fait une dot.</p> - -<p>— Promets-lui mille écus, et qu'elle sorte -aujourd'hui même. Tu me l'amèneras sans tarder. »</p> - -<p>Ce chiffre de mille écus fit réfléchir Amarella, -Pour six cents francs, elle serait sortie sans marchander ; -elle trouva que mille écus, pour enjamber -le seuil d'une porte, étaient un maigre salaire. Les -paysans sont ainsi faits ; offrez-leur cinq francs d'un -bahut, ils vous frappent dans la main ; offrez-en cinquante, -ils en veulent dix mille : c'est le dernier -prix. N'essayez pas de discuter, ils ne le laisseront -pas à moins : vous leur avez persuadé que le bahut -contenait un trésor. Le pauvre Cocomero devint un -habitué du parloir de Saint-Antoine. Le 1<sup>er</sup> octobre, -après trente-sept jours de discussions, il n'avait pas -gagné un pouce de terrain.</p> - -<p>Le comte Feraldi employa tout ce temps à une -lutte désespérée contre le mauvais vouloir de Lello. -Trop sûr que l'obstination de l'oncle résisterait à -toutes les remontrances, il s'était rejeté sur le neveu -et ne se lassait pas de lui écrire ; mais Lello était -bien conseillé. M. Feraldi sortait du cabinet du cardinal-vicaire, -de l'oratoire de la marquise ou du parloir -de sa fille avec des arguments qu'il croyait sans -réplique ; Lello, entre deux verres de vin de Champagne, -dans un cabinet du café Anglais ou dans le -boudoir de Cornélie, trouvait une réplique triomphante -à tous les arguments. Si le comte lui rappelait -qu'il avait promis d'aimer Tolla jusqu'à la -mort, il répondait imperturbablement que jusqu'à -la mort il aimerait Tolla.</p> - -<p>« Mais, reprenait le comte, vous avez ajouté : « Je -jure de n'avoir pas d'autre femme que Vittoria -Feraldi. »</p> - -<p>— En ai-je donc épousé une autre? demandait -Lello.</p> - -<p>— Vous avez dit et écrit à Tolla : « Je t'épouserai. »</p> - -<p>— Et je suis prêt à le faire, dès que j'aurai obtenu -le consentement de mes parents.</p> - -<p>— Vous avez déclaré que, si vos parents s'obstinaient -à refuser leur consentement, vous sauriez -vous en passer.</p> - -<p>— Sans doute, après avoir épuisé tous les -moyens de conciliation ; mais je suis loin de les -avoir épuisés ; peut-être même sont-ils inépuisables. »</p> - -<p>Si le comte essayait de rappeler le beau sacrifice -de Tolla et le courage qu'elle avait eu de s'enfermer -dans un cloître, Lello énumérait victorieusement -tous les efforts qu'il avait faits pour l'en arracher. -Le comte se plaignait de la scandaleuse publicité -qu'on avait donnée à la lettre du 11 août ; Lello blâmait -l'indiscrétion de ceux qui avaient fait lire sa -correspondance à son oncle. Dans le cours de cette -discussion, où Lello poussa la mauvaise foi jusqu'à -l'impertinence, la douceur et la modération du -comte ne se démentirent pas un instant. Il réfutait -un mensonge par jour sans exprimer un doute sur -la sincérité de Lello ; il traitait d'erreurs et de malentendus -les faussetés les plus notoires ; il prédisait -que les légers nuages qui s'étaient élevés entre son -gendre et lui se dissiperaient au premier souffle ; il -évitait par politesse, mais aussi par prudence, de -trop mettre Lello dans son tort ; il n'avait garde de -faire allusion à la conduite qu'il menait à Paris. Ses -lettres, écrites dans la douleur la plus profonde et -l'indignation la plus légitime, commencent toutes -par <i>très-cher Manuel Coromila</i>, et finissent par <i>votre -très-affectionné serviteur et ami</i>. Lello de son côté -écrivait <i>très-cher comte</i>, et signait <i lang="it" xml:lang="it">vostro affettuosissimo -servo ed amico</i>. Tolla n'entendit parler ni des -lettres ni des réponses.</p> - -<p>Elle n'en était pas plus heureuse. Lello ne lui -avait écrit, du 16 juillet au 1<sup>er</sup> octobre, que la lettre -du 11 août, que ses parents s'étaient bien gardés -de lui faire lire : elle était donc restée deux mois -et demi sans nouvelles de son amant. Sa passion -avait résisté à une si cruelle épreuve : elle aimait -avec désespoir, mais elle aimait. Elle écrivait sans -se lasser à celui qui ne lui répondait plus. Jamais -on n'entendit une plainte sortir de sa bouche : sa -douleur tranquille et résignée édifiait tout le couvent ; -les religieuses apprenaient à son école l'art -sublime de souffrir sans murmure et d'adorer le -bien-aimé jusque dans ses rigueurs. Les plus austères -expliquaient dans un sens mystique le triste -roman qui se dénouait sous leurs yeux : elles le -commentaient comme certaines âmes naïvement -ferventes ont commenté le cantique des cantiques -de Salomon. « Puissions-nous, disaient-elles, aimer -notre divin époux comme elle aime son Lello! » -Les salons de Rome, naguère hostiles à Tolla, commençaient -à se tourner contre ses ennemis. Ses -malheurs et son courage étaient cités partout, et -l'on ne parlait plus d'autre chose. En l'absence de -toute autre préoccupation, dans un pays où la politique -est obscure et souterraine, où les journaux -sont aussi insignifiants que des almanachs, où les -procès se jugent clandestinement dans une cave, -où le théâtre est sans liberté et partant sans intérêt, -l'attention publique, qui se prend où elle peut, -s'attacha au vent de Saint-Antoine. Les Romains -ont l'âme bonne et les pleurs faciles ; leur sensibilité -un peu banale n'est pas tempérée par cette ironie -dont nous sommes si fiers : ils ont plus d'abandon, -plus d'ouverture, plus de chaleur et moins d'esprit -que nous. Rome entière applaudit, comme dans -un théâtre, à la belle conduite du jeune Morandi, -qui vint pour la troisième fois demander au comte -la main de Tolla. Morandi fut pendant huit jours -l'orgueil de l'Italie : jusqu'au moment où il repartit -pour Ancône sans avoir obtenu autre chose que les -remercîments et les larmes de la famille Feraldi, il -marcha d'ovations en ovations. Les paysans qui venaient -au marché ou les maçons qui s'en allaient à -l'ouvrage lui criaient à tue-tête : <i lang="it" xml:lang="it">Bravo ser pajno!</i> -« Bien, monsieur le monsieur! » Ces témoignages -éclatants de l'opinion firent rentrer sous terre tous -les ennemis de Tolla. Ceux qu'une petite jalousie -avait soulevés contre elle lui accordèrent sa grâce -dès le jour où elle inspira plus de pitié que d'envie. -La générale, dont les sentiments ne pouvaient -changer, parce que ses intérêts étaient toujours les -mêmes, se crut cependant obligée de faire une visite -à Mme Feraldi : elle vint avec Nadine apporter -quelques grimaces de condoléance dans ce palais -où ses calomnies avaient fait couler tant de larmes. -Tels étaient les frémissements de l'émotion publique, -qu'ils traversèrent les murailles du couvent et -parvinrent jusqu'aux oreilles de Tolla. Malgré les -précautions admirables de ses parents et les ordres -exprès du docteur Ély, qui déclarait qu'une mauvaise -nouvelle pouvait la tuer, la pitié indiscrète de -quelques amis, une allusion maladroite à la trahison -de Manuel, un blâme sévère exprimé contre -Rouquette, la mirent sur la trace de la vérité : la -haine ingénieuse d'Amarella fit le reste. Cette créature, -née mauvaise, et que la passion avait rendue -pire, alla jusqu'à faire entendre à sa maîtresse -qu'il existait des preuves écrites de son abandon. -Rien n'est plus propre à faire juger des angoisses -et de la résignation de Tolla, que cette lettre -choisie au milieu de toutes celles qu'elle écrivit à -Lello.</p> - -<blockquote> -<p class="date">« Rome, 16 septembre 1838.</p> - -<p>« Il y a deux mois aujourd'hui que je n'ai reçu -une ligne de toi : d'où vient cela, mon Lello? Ils -disent que cela vient de ce que tu ne m'aimes plus. -Ton nom et celui de monsignor Rouquette sont -dans toutes les bouches, suivis des épithètes les -plus infâmes. On raconte mille traits qui te déshonorent ; -on dit que tu te fais un jeu de tromper les -filles et de les faire mourir ; on énumère la liste de -celles que tu as perdues : juge si j'ai de quoi souffrir, -moi qui connais ton cœur, qui sais tes serments et -qui suis sûre que tu n'y manqueras point! Chaque -fois qu'il me vient une visite à la grille, j'ai peur. -Ils voulaient me persuader que tu étais infidèle : -j'ai répondu que je ne le croirais jamais. « Et si -vous en voyiez les preuves écrites? » m'a-t-on demandé. -J'ai dit que cela était impossible, mais -que, si je voyais un aussi méchant écrit, je répondrais -qu'il n'est pas de toi, ou qu'on t'a forcé, et -que ta bouche démentira ta main ; enfin que je ne -me croirai trahie que lorsque tu me l'auras dit toi-même. -Je l'ai juré : quoi que je voie, quoi que j'entende, -je ne croirai rien avant ton retour. A tout ce -qu'ils me disent, je réponds : « C'est impossible, » -et je les fais taire. Cependant, tu ne m'écris pas ; -pourquoi me faire cette peine? Est-ce que tu crains -de m'apprendre la réponse de ton oncle? Je l'ai devinée, -va, et j'en ai pris mon parti. Je te réconcilierai -avec lui quand je serai ta femme. Mais tu -m'as écrit, on aura intercepté tes lettres ; il est impossible -que tu ne m'aies pas écrit : une mortelle -ennemie, qui t'aurait supplié comme je l'ai fait, -aurait obtenu au moins quelques lignes. Si tu voyais -ta Tolla, mon bon Lello, elle te ferait pitié. Je ne -ris plus, je dors bien peu, et ce peu est si agité que -je m'éveille à chaque instant. Tout le jour, je -pleure aux pieds de la sainte Vierge en la suppliant -de me venir en aide. Je me lève aussi la nuit pour -prier Dieu ; et mes prières sont toujours trempées -de larmes : quelquefois les sanglots m'étouffent. -Ah! reviens vite, si tu veux que je vive! J'ai souffert -assez, je n'en peux plus, je sens que mes forces -sont à bout : si l'on mourait de tristesse, il y a -longtemps que tu n'aurais plus de Tolla. Mais sois -tranquille, la force pourra me manquer, non le -courage ; on désespérera de ma vie avant que je -doute de ton honneur, et j'emporterai jusqu'au -fond de la tombe ma foi dans tes promesses et ma -confiance en toi. »</p> -</blockquote> - -<p>L'amant de Mlle Cornélie (c'est Lello que je veux -dire) avait tant d'occupations qu'il laissait à Rouquette -le soin de dépouiller sa correspondance.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">X</h2> - - -<p>Le 1<sup>er</sup> octobre, Cocomero s'introduisit assez avant -dans la confiance d'Amarella. Il lui apporta une -copie de cette terrible lettre du 11 août qu'il avait -reproduite lui-même, sous la dictée de Nadine, à -plus de vingt exemplaires. Amarella, ravie d'avoir -en main de quoi assassiner sa maîtresse, ouvrit son -cœur à l'aimable Napolitain :</p> - -<p>« Ne croyez pas, lui dit-elle, que ce soit l'intérêt -qui me retienne ici, c'est une plus noble passion, -la haine. Quand vous m'avez vue refuser successivement -tant d'offres magnifiques, vous avez peut-être -supposé que je ne songeais qu'à me faire -donner une plus grosse dot, et que mon ambition -croissait avec vos promesses. Non, mon cher monsieur : -mais que ferai-je d'une dot, si je ne trouve -pas un mari?</p> - -<p>— Vous en trouverez de reste. L'argent attire -les épouseurs comme le grain les moineaux, et -l'on ne voit pas, dans toute l'histoire Romaine, -qu'une fille bien dotée ait jamais coiffé sainte Catherine.</p> - -<p>— Oui, si je voulais prendre un mari à la -douzaine! Mais quand <i>on veut du bien</i> à quelqu'un! »</p> - -<p>Les Italiens ont tout un dictionnaire à l'usage -de l'amour. <i>Vouloir du bien</i>, c'est aimer passionnément. -On ne dit pas l'amant, mais le <i>voisin</i> -d'une femme mariée : le marquis un tel avoisine, -<i lang="it" xml:lang="it">avvicina</i>, telle comtesse, qui loge à une lieue de son -palais.</p> - -<p>Amarella raconta longuement qu'elle voulait du -bien à un jeune homme qui ne lui voulait que du -mal. Elle apprit à Cocomero le nom de son ingrat, -les services qu'elle lui avait rendus, et comment -elle lui avait sauvé la vie un soir qu'il avait été -frappé dans l'ombre par un lâche assassin. Cocomero -salua. Elle se déchaîna ensuite contre sa -maîtresse, qu'elle accusait d'être la complice de -Menico.</p> - -<p>« Enfin, dit-elle, depuis quatre mois, je ne -me nourris que d'amour et de haine ; je ne vis -plus que pour épouser Menico et me venger de -Tolla.</p> - -<p>— Eh! chère enfant, que ne le disiez-vous? Vos -désirs sont légitimes, et ils seront satisfaits, s'il y a -une justice. Quoi de plus naturel que de faire du -bien à ceux qu'on aime et du mal à ceux qu'on -déteste? Dieu lui-même n'agit pas autrement : il -a fondé le paradis pour ses amis et l'enfer pour ses -ennemis. Mais pourquoi n'avoir pas parlé plus tôt? -Il y a un grand mois que je vous aurais vengée et -mariée.</p> - -<p>— Mariée à Menico?</p> - -<p>— A lui-même.</p> - -<p>— Vous êtes donc un ange du ciel?</p> - -<p>— Pas tout à fait.</p> - -<p>— Un sbire de la police?</p> - -<p>— Peut-être.</p> - -<p>— Vous pouvez le forcer de me prendre pour -femme?</p> - -<p>— Est-ce la première fois que la police pontificale -se mêle de mariages?</p> - -<p>— Ne me trompez pas, je vous en prie ; cette… -affaire se ferait-elle bientôt?</p> - -<p>— Il est quatre heures ; avant minuit, vous aurez -reçu le sacrement.</p> - -<p>— Que faudra-t-il que je fasse?</p> - -<p>— Presque rien : vous irez porter cette lettre à -votre maîtresse.</p> - -<p>— C'est ma vengeance.</p> - -<p>— Vous lui direz que, puisque tout espoir est -perdu pour elle et qu'elle ne reste plus au couvent -que pour son plaisir, vous ne vous souciez pas de -lui tenir éternellement compagnie.</p> - -<p>— Soyez tranquille, je lui dirai cela, et bien -autre chose. Après?</p> - -<p>— Vous sortirez immédiatement de Saint-Antoine, -et vous viendrez habiter le logement que je -vous ai préparé <i lang="it" xml:lang="it">via dei Pontefici</i>, 24. N'oubliez pas -de laisser ici votre nouvelle adresse : il faut que -Menico sache où vous demeurez. Il aime Tolla, -dites-vous?</p> - -<p>— J'en suis sûre.</p> - -<p>— C'est lui qui vous a décidée à vous renfermer -avec elle?</p> - -<p>— Lui seul.</p> - -<p>— Il viendra ce soir vous prier de retourner au -couvent. Il faut qu'il vous trouve au lit. Vous disputerez, -vous résisterez, vous ferez traîner la discussion -jusqu'à minuit. On frappera violemment à -votre porte : vous crierez d'effroi, vous craindrez -d'être compromise, vous le cacherez dans un cabinet. -Je me charge du reste.</p> - -<p>— Vous serez là?</p> - -<p>— Non, il ne faut pas que je paraisse. C'est le -cardinal-vicaire qui fera les frais de la cérémonie. -Je lui apprendrai à neuf heures, par un avis anonyme, -que vous avez quitté le cloître pour courir -à un rendez-vous. Le cardinal est un saint homme, -ennemi juré de l'immoralité : il enverra le prêtre -et les gendarmes.</p> - -<p>— Et… j'aurai la belle dot que vous m'avez promise?</p> - -<p>— Ce soir même je vous donnerai mille écus ; -vous me signerez un reçu de deux mille.</p> - -<p>— Vous offriez hier de me donner les deux mille -écus!</p> - -<p>— Oui, mais je n'offrais pas de vous donner Menico. »</p> - -<p>Marché fait, Amarella monta en courant chez sa -maîtresse. Tolla était assise, la tête penchée, les -bras pendants, sur une chaise basse, devant une -petite table de bois noir. Elle avait commencé une -lettre à Lello, sans avoir le courage de la finir. Depuis -plus d'une semaine, elle était en proie à un -malaise étrange : son appétit diminuait tous les -jours, et, quelques efforts qu'elle fît sur elle-même, -souvent elle sortait de table sans avoir rien pris. -Elle sentait tous les ressorts de son être se détendre : -sa fière volonté, sa pétulante énergie, s'enfuyaient -lentement comme le vin découle d'un cristal fêlé. -Tous ses sens, autrefois si alertes et si heureux, -étaient lents, émoussés et tristes : le soleil lui paraissait -terne, l'air froid, la musique sourde. Son -embonpoint si sobre, si juste et si chaste, avait -fondu comme un rayon de cire ; ses joues s'étaient -creusées, et les jolies fossettes étaient devenues de -grands trous. La pâleur de son visage semblait -moins fraîche et moins lumineuse : sa peau n'était -plus ce réseau transparent sous lequel on voyait -courir la vie. Ses grands yeux avaient pris une -beauté morne et désespérée : ils ne lançaient que -des sourires pâles et des éclairs éteints. Ses mains -étaient si faibles, qu'un instant avant l'entrée d'Amarella -elle avait laissé tomber sa plume, comme -un fardeau trop lourd. A ses pieds, un mouchoir -taché de sang traînait à terre : elle avait saigné du -nez plus de vingt fois en une semaine. Amarella -contempla cette douleur et cet abattement comme -un habile ouvrier regarde son ouvrage au moment -d'y mettre la dernière main. Elle fut impitoyable ; -elle raconta sans ménagement tout ce qu'elle savait -de la trahison de Lello ; elle ajouta à ce qu'elle avait -appris tous les détails que son imagination put lui -suggérer : elle le peignit consolé, joyeux, entouré -de maîtresses, et lisant, pour égayer quelque orgie, -les lettres lamentables de Tolla. Ses paroles étaient -chargées d'une pitié accablante ; elle écrasait sa -maîtresse sous d'odieuses consolations, et, à travers -les fausses larmes qu'elle se forçait de répandre, -on voyait percer le triomphe et l'insolence de ses -regards. Sa conclusion fut de prendre congé et de -donner la lettre.</p> - -<p>Tolla resta plus d'une heure en présence de cette -dépêche de mort, qu'elle regardait sans la lire, -qu'elle lisait sans la comprendre, qu'elle comprit -enfin, mais dans un tel trouble d'esprit, qu'elle n'en -aperçut pas toute la portée. Elle la tournait dans -ses mains, et jouait avec elle comme un enfant avec -un couteau. Elle ne s'avisa même pas que l'écriture -n'était point celle de son amant, et lorsqu'on vint -lui dire à six heures que sa mère l'attendait au parloir, -on la surprit à baiser machinalement l'autographe -de Cocomero.</p> - -<p>La comtesse, rassurée par la résignation apparente -de sa fille, lui avoua tout, les lettres de Lello, -les démarches du cardinal et de la marquise, les -refus du colonel, les réponses dictées par Rouquette -et la perte des dernières espérances.</p> - -<p>« Mon enfant, lui dit-elle, Amarella a raison ; il -faut sortir du couvent. »</p> - -<p>Ce mot provoqua une crise violente. Tolla fondit -en larmes. Sa mémoire, son jugement, sa passion, -ses forces, se réveillèrent à la fois. Elle cria :</p> - -<p>« C'est impossible! Il n'est pas capable de me -trahir. Ces lettres sont écrites pour son oncle ; il -veut le gagner par un semblant de soumission. Tu -n'as rien compris, tu ne le connais pas : moi seule -je le connais. Ne le juge pas! il est fidèle, je réponds -de lui. Il est impossible que dans l'espace de quatre -mois un cœur si tendre et si religieux soit devenu -un monstre. Ses lettres respirent les meilleurs sentiments : -elles sentent bon comme l'encens des -églises! Il me dit de prier Dieu, les saints, la vierge -Marie ; il prie lui-même du matin au soir. Est-ce -qu'il oserait parler à Dieu s'il ne m'aimait plus? -D'ailleurs il sait mon vœu : crois-tu qu'il soit assez -cruel pour me condamner au couvent pour toute la -vie? Que deviendrais-je s'il m'abandonnait? Que -ferais-je de mon cœur? Dieu n'en voudrait pas ; il -exige qu'on soit toute à lui. Ma pauvre mère! que tu -as dû souffrir pendant ces deux mois! C'est pour -toi que j'aurais voulu être heureuse : la vue de mon -bonheur t'aurait fait tant de bien! Voilà maintenant -que je te prépare une triste vieillesse. Cependant -crois-tu qu'il ait pu oublier tout ce qu'il m'a -promis? »</p> - -<p>Là-dessus, elle cita avec une volubilité fébrile des -paroles, des discours et des lettres entières de Manuel ; -puis elle retomba dans un abattement doux -et tranquille ; elle pria sa mère de lui renvoyer Amarella -pour quelques jours ; elle demanda que son -confesseur vînt la voir le lendemain mardi ; elle -voulait communier le mercredi, jour consacré à -saint Joseph. A huit heures, elle prit congé de sa -mère qui se félicitait intérieurement de la voir si -calme après tant d'agitations. Elle remonta à sa -chambre en tenant la rampe de l'escalier. Comme -elle traversait la <i>loge</i>, ou galerie couverte qui conduisait -à sa cellule, elle se tourna vers la basilique -de Sainte-Marie Majeure en murmurant une prière. -A cet instant, ses genoux fléchirent, un éblouissement -la contraignit de fermer les yeux, et elle crut -entendre une voix d'en haut qui lui disait :</p> - -<p>« Pourquoi pleures-tu? N'as-tu pas une tendre -mère dans le ciel? »</p> - -<p>Elle dormit d'un sommeil agité, et s'éveilla le -lendemain avec un grand mal de tête. Elle se leva, -se traîna péniblement jusqu'à son petit miroir, et -s'effraya en voyant combien ses traits étaient altérés. -Sa faiblesse, et un frisson qui ne dura pas plus -de dix minutes, la forcèrent de rentrer au lit. Quand -les religieuses vinrent savoir de ses nouvelles, elle -avait le pouls violent, le visage rouge, la peau sèche, -la gorge enflammée, les entrailles brûlantes : le -progrès fut si prompt et si imprévu, qu'on n'eut pas -le temps de la renvoyer à sa famille, comme le -prescrivait la règle du couvent. La comtesse, mandée -en toute hâte, accourut avec son médecin. Le -docteur Ély reconnut tous les symptômes de la -fièvre typhoïde, et pratiqua immédiatement une -saignée. Il s'efforça de rassurer la comtesse en affirmant -que, de toutes les formes de la maladie, la -forme inflammatoire était celle qui laissait le plus -d'espérances : il se garda de lui dire que le mal -était presque toujours incurable lorsqu'il était engendré -par des causes morales. Mme Feraldi aurait -voulu qu'on transportât sa fille, soigneusement enveloppée, -jusqu'à son palais : elle accusait l'air du -couvent d'être malsain. Le docteur rapportait le -mal à d'autres causes, telles que le chagrin, les -privations et la nostalgie. Tolla avait souffert au -delà de ses forces, elle avait vécu de jeûne et -d'abstinence, et, depuis la veille du 1<sup>er</sup> mai, elle -s'était exilée du printemps, du grand air et de la -liberté.</p> - -<p>Pendant sept jours entiers elle vécut sans sommeil, -sans repos, agitée par des rêves pénibles, -accablée par un mal de tête insupportable qui pesait -sur toutes ses pensées. Lorsque le délire la -quittait, elle consolait sa mère. Elle ne douta pas -un instant que sa maladie ne fût mortelle. Dès -le second jour elle voulut écrire une lettre pour -Lello.</p> - -<p>« Si j'attendais plus longtemps, dit-elle, je ne -pourrais plus lui faire mes adieux. »</p> - -<p>En l'absence de la comtesse, une jeune religieuse -écrivit sous sa dictée la lettre suivante :</p> - -<blockquote> -<p>« Te souviens-tu, Lello, que nous sommes convenus -autrefois de ne jamais nous mettre au lit sans -avoir fait la paix ensemble? Réconcilions-nous, mon -ami : je vais dormir longtemps. Je me suis couchée -hier matin avec une grosse fièvre ; il paraît que -c'est la fièvre typhoïde. Le cher docteur assure -qu'on n'en meurt presque jamais ; moi, je sens -bien que je n'en guérirai pas. C'est ma faute : j'ai -passé trop de nuits en prière, j'ai jeûné trop souvent. -J'aurais dû savoir qu'on ne joue pas impunément -avec la santé. Ne cherche pas d'autres causes -à ma mort : c'est le châtiment d'une longue imprudence. -Ma mère s'imagine que l'air du couvent m'a -fait mal, mais le docteur affirme que non : je te -dis cela pour te prouver que tu n'as pas de reproches -à te faire ; tu auras assez de tes chagrins! -Voilà tous nos projets bien changés! Nous n'irons -ni à Venise, ni à Lariccia, ni à Capri. Quand je comparaîtrai -en présence du bon Dieu, j'espère qu'il -me pardonnera de t'avoir aimé plus que lui. Toi, -tu vas vivre longtemps ; je prierai mon ange gardien -qu'il ajoute mes années aux tiennes. Sois heureux -pour tout le bonheur que tu m'as donné. -Quand tu me disais : <i lang="it" xml:lang="it">Tolla mia!</i> je voyais les cieux -ouverts. Tu m'as promis de ne pas te marier si tu -venais à me perdre : c'est une promesse qui était -bonne autrefois, dans le temps où nous nous croyions -éternels ; maintenant je te commande de l'oublier. -Tu ne désobéiras pas à ma volonté dernière. Choisis -une femme douce et pieuse, qui ne te défende -pas de prier pour moi. Si tu as une fille, tâche -d'obtenir qu'on l'appelle Tolla : de cette façon, tu -te souviendras de mon nom toute ta vie. Je crois -que nous aurions eu de beaux enfants et que je les -aurais bien élevés. Adieu. Quand tu recevras cette -lettre, donne un baiser à mon pauvre petit portrait : -c'est tout ce qui restera sur la terre de ta -fidèle</p> - -<p class="sign">« <span class="sc">Tolla.</span> »</p> -</blockquote> - -<p>Cette lettre, signée de la propre main de Tolla, -fut portée discrètement à la poste : elle partit le -soir même par la voie de terre, à l'insu de la famille -Feraldi. Le comte et Victor se désespéraient de ne -pouvoir pénétrer dans le couvent. A la fin de septembre, -M. Feraldi, poursuivi par l'idée qu'on réservait -Lello pour un riche mariage, avait fait une -démarche officielle tendant à enchaîner sa liberté. -Sur sa réclamation, contrôlée par le cardinal-vicaire, -le chef du bureau des mariages (<i lang="it" xml:lang="it">il deputato -dei matrimoni</i>) avait mis l'<i lang="la" xml:lang="la">advertatur</i> au nom de -Manuel. « Si nous ne pouvons pas le contraindre à -épouser Tolla, dit le comte, au moins nous l'empêcherons -d'en épouser une autre. » Mais la mort -allait déjouer les calculs de cette prudence paternelle -et rendre au jeune Coromila toute sa liberté.</p> - -<p>Victor, las de verser des larmes inutiles et de -rôder jour et nuit autour du couvent de Saint-Antoine, -disparut dans la soirée du 4 octobre. On perdit -sa trace à Civita-Vecchia, et sa mère devina en -frémissant qu'il s'était embarqué pour la France. -Rome entière s'associait aux douleurs de la famille -Feraldi. Mille personnes attendaient à la porte du -couvent la sortie du médecin. Toutes les communautés -entreprirent des neuvaines ; les <i lang="it" xml:lang="it">Sepolte vive</i> -se condamnèrent à la pénible pénitence de l'ascension -du calvaire ; les <i>Capucines</i> envoyèrent en grande -pompe la célèbre image de saint Joseph qui a -sauvé tant de malades ; plusieurs églises offrirent -des reliques miraculeuses ; la générale Fratief fit -parvenir au docteur Ély son <i lang="la" xml:lang="la">Codex</i> de famille et la -recette du lézard vert. La ville était en prière, -comme si chaque famille avait eu un enfant en danger -de mort.</p> - -<p>Pour suppléer Amarella, qui ne se retrouvait -point, quatre religieuses voilées se tenaient à toute -heure dans la cellule de la malade ; autant de sœurs -converses attendaient au dehors. Les pauvres sœurs -embrassaient avec passion les fatigues et les dégoûts -d'un état si nouveau pour elles. Condamnées -par leurs vœux à la sainte oisiveté des prières perpétuelles, -elles étaient trop heureuses de pouvoir -mettre au jour ces trésors de charité active que -toute femme porte dans son cœur : c'était à qui -passerait les nuits. De temps en temps une des -gardes-malades s'échappait de la chambre pour -pleurer librement : qui n'aurait pas pleuré en -voyant mourir tant de jeunesse et de beauté?</p> - -<p>Le 8 octobre, la maladie entra dans une période -nouvelle : les maux de tête se dissipèrent, la soif -devint moins vive, les douleurs d'entrailles furent -presque insensibles ; mais le pouls était misérable, -la stupeur profonde, l'accablement extrême, la respiration -étouffée : la pauvre créature râlait à faire -peine. Le 10, on lui administra le saint viatique, et -la foule suivit en longue procession le carrosse -doré qui lui apportait Dieu. Le samedi 12, on signala -un mieux sensible, et un rayon de joie éclaira -la ville. Quelques hommes en veste vinrent crier -sous les fenêtres du colonel : « Sauvez Tolla! » Le -colonel partit le soir même pour Albano. Tolla profita -du répit que lui laissait la mort pour rompre -les derniers liens qui l'attachaient à cette terre. Elle -fit porter son anneau de fiançailles à la madone de -Sant'Agostino, qui possède le plus riche écrin qui -soit au monde ; elle renvoya au palais Coromila le -portrait de Lello, mais le porteur, qui était Menico, -eut l'imprudence de le laisser voir, et le peuple le -brûla au milieu du Corso, sans respect pour le -génie de l'artiste et la beauté de la peinture. Le -lendemain, toute lueur d'espoir s'éteignit ; la mourante -reçut l'extrême-onction, et la comtesse fut -entraînée loin de sa fille qu'elle ne devait plus revoir. -Tolla, étendue sans mouvement, ne recevait -plus aucune impression du monde extérieur. Étrangère -à tout ce qui l'entourait, elle n'entendait ni les -prières de la communauté, ni les bénédictions de -l'abbé La Marmora, ni les sanglots du bon vieux -docteur qui l'avait amenée à la vie et qui ne pouvait -l'arracher à la mort. Elle avait demandé à -saint Joseph qu'il daignât la recevoir un mercredi : -son dernier vœu fut exaucé, et ce fut le mercredi -17 octobre, au premier coup de l'<i lang="la" xml:lang="la">Ave Maria</i>, qu'elle -entra dans le repos des justes. Sa vie s'exhala dans -un soupir si faible, qu'il fut à peine entendu des -personnes qui entouraient son lit. La supérieure, en -rendant compte de l'événement au cardinal-vicaire, -disait :</p> - -<p>« Ce n'est pas une mort, c'est le doux passage -d'une âme pure dans le sein de Dieu. »</p> - -<p>Le couvent qu'elle avait sanctifié par son martyre -envoya jusqu'à trois ambassades chez le comte pour -implorer la faveur de conserver ses reliques : déjà -le peuple parlait d'elle comme d'une sainte. Mais le -comte Feraldi crut qu'il était de son honneur et de -sa vengeance de la conduire pompeusement au -tombeau de sa famille. Il eut assez de crédit pour -obtenir, ce qui ne s'accorde pas une fois en dix ans, -le droit de la transporter découverte, sur un lit de -velours blanc, et de lui épargner l'horreur du cercueil. -On enveloppa cette chère dépouille dans le -peignoir de mousseline qu'elle portait au jardin le -jour où elle formait de si doux projets avec Lello. -La marquise Trasimeni, malade et bien maigrie, -vint elle-même arranger ses cheveux et lui faire la -coiffure qu'elle aimait. Tous les jardins de Rome se -dépouillèrent pour lui envoyer des fleurs : on eut -de quoi choisir. Le convoi quitta l'église de Saint-Antoine-Abbé -le jeudi soir, à sept heures et demie, -pour se rendre aux Saints-Apôtres, où les Feraldi -ont leur sépulture. Le corps était précédé d'une -longue file de confréries blanches et noires, portant -chacune sa bannière. La lumière rouge des torches -se jouait sur le visage de la belle morte et semblait -l'animer de nouveau. Un détachement de vingt-quatre -grenadiers accompagnait le cortége pour -rendre honneur à la famille Feraldi et protéger le -palais Coromila. Lorsqu'on traversa le Corso, un -sourd frémissement parcourut le peuple, et quelques -torches vinrent tomber devant la porte du -colonel ; les soldats se hâtèrent de les éteindre. La -procession funèbre se replia vers l'arc des Carbognani, -prit la rue des Vierges et entra dans l'église -des Saints-Apôtres. La place était envahie par une -foule épaisse, serrée et muette ; pas un cri ne vint -troubler la douleur des parents et des amis de Tolla, -qui pleuraient ensemble au palais Feraldi.</p> - -<p>Au moment où le convoi arrivait à la porte de -l'église, une chaise de poste accourue au galop de -quatre chevaux fut arrêtée par Dominique. Un jeune -homme endormi dans la voiture s'éveilla, vit le cortége, -poussa un cri, sauta par la portière, et s'enfuit -en courant comme un fou : c'était Manuel Coromila.</p> - -<p>Voici ce qui s'était passé à Paris. Le 11 octobre, -Cornélie célébra avec tous ses amis le retour de la -belle saison d'hiver. On rit un peu, on joua beaucoup, -et l'on but énormément. Rouquette gagna -cinq cents louis, et Manuel une migraine. Le lendemain -à midi, Rouquette était sorti, Manuel couché ; -le garçon de l'hôtel apporta deux lettres. Manuel le -renvoya à Rouquette, mais Rouquette était loin, et -l'une des deux lettres était très-pressée. Manuel -l'ouvrit sans prendre garde à l'adresse, et il lut :</p> - -<blockquote> -<p class="ind">« Mon seul vrai prince,</p> - -<p>« Je me plais à croire que le fils des Coromila repose -sur ses lauriers comme un jambon. Ça lui apprendra -à boire plus que sa jauge. Arrange-toi pour -qu'il dorme trente-six heures ; je le connais, c'est -dans ses moyens. Je t'attendrai ce soir, ou plutôt -demain à une demi-heure du matin, et je te prouverai -que le proverbe est une vieille bête, et qu'on -peut être heureux au jeu sans être malheureux en -amour. Brûle ma lettre : s'il allait la trouver, il -aboierait comme un <i>doge</i>.</p> - -<p class="sign">« <span class="sc">Cornélie.</span> »</p> -</blockquote> - -<p>La seconde lettre était le dernier adieu de Tolla. -Manuel déposa la première chez Rouquette, après y -avoir écrit de sa main : « En quelque lieu que je -vous trouve, je vous tuerai comme un chien. » Il -commanda qu'on fît ses paquets, puis courut faire -viser ses passe-ports et assurer sa place. Il partit le -soir même par la malle de Marseille. En traversant -une des cours de l'hôtel des Postes, il entendit prononcer -indistinctement le nom de Feraldi ; il avait -des bourdonnements étranges dans les oreilles. Au -même instant, il heurta, en courant, un jeune -homme qui ressemblait à Toto ; il se crut en butte -à la persécution des remords. A Marseille, il trouva -un vapeur qui chauffait pour Civita-Vecchia ; à Civita, -il se jeta dans la première voiture qu'on lui -offrit ; il fit tout ce long voyage en six jours, pleurant, -priant, et jurant d'épouser Tolla s'il la trouvait -vivante. La fatigue et la douleur avaient altéré -ses traits ; cependant il fut reconnu et suivi par Menico.</p> - -<p>Menico s'était laissé marier sans résistance ; la -prison l'aurait séparé de Tolla. Cinq minutes après -la sortie du prêtre, il usa de ses nouveaux pouvoirs -pour envoyer sa femme à Villetri, où elle avait des -parents. Quand la santé de Tolla fut désespérée, il -acheta un couteau et le fit bénir par le pape : c'était -pour tuer Manuel. Les couteaux du petit peuple -de Rome ont la forme des couteaux catalans ; ils -sont munis d'un anneau de fer pour qu'on puisse -les suspendre à une ficelle ; la lame est arrêtée solidement -par un gros ressort ; mais elle n'est pas plus -pointue qu'un fleuret moucheté. La police enjoint -aux couteliers, sous peine des galères, de laisser un -morceau de fer arrondi à la pointe de chaque couteau. -Dominique démoucheta le sien en le frottant -sur une pierre. Il alla ensuite acheter une douzaine -de chapelets : les marchands qui les vendent se -chargent de les faire bénir. Ils les enferment dans -une boîte et les envoient au Vatican. Dominique -glissa subtilement son arme sous les chapelets, et -deux jours après il la trouva sanctifiée par la main -de Grégoire XVI. C'est en compagnie de ce couteau -bénit qu'il se mit à la poursuite de Manuel. Il le -joignit au milieu du pont Saint-Ange et arriva fort -à point pour le voir sauter dans le Tibre. Il s'y -lança après lui et le ramena sur le bord. « Puisque -vous voulez mourir, lui dit-il, je vous condamne à -vivre. Vous ne méritez pas d'aller la rejoindre. Je -vous poursuivais pour vous tuer, mais je me garderai -bien de le faire maintenant que je sais que -vous êtes capable de remords. Allez vous mettre au -lit, et dormez si vous pouvez. Le service est pour -demain à onze heures ; toute la société y sera : vous -ne pouvez pas y manquer, c'est vous qui donnez la -fête! »</p> - -<p>La messe des morts fut célébrée par le cardinal -Pezzato. La ville entière accourut admirer pour la -dernière fois cette fleur de vertu et de beauté. Son -visage était calme et souriant ; la mort avait effacé -tous les ravages de la maladie : Tolla fut encore un -jour la plus jolie fille de Rome. Tous les poëtes de -l'État romain publièrent des sonnets en son honneur ; -vingt artistes demandèrent la permission de -prendre son portrait, prévoyant qu'ils auraient à -peindre des anges. Les pieuses femmes qui vinrent -baiser ses pieds nus mirent en pièces le velours de -la draperie. Les soldats qui gardaient le catafalque -étaient aveuglés par les larmes ; aucun chrétien ne -sortit de l'église sans s'essuyer les yeux ; Nadine -Fratief pleura mieux que personne : elle s'était -exercée le matin devant une glace.</p> - -<p>Dix-huit ans se sont écoulés depuis le dénoûment -de ce drame historique, qui commença au milieu -d'un bal et finit autour d'une tombe.</p> - -<p>Parmi les personnages que j'ai mis en scène, -quelques-uns vivent encore. Lello ne s'est jamais -marié ; il habite son palais de Venise en paix avec -tout le monde, excepté avec lui-même. Philippe et -Victor lui ont laissé la vie, comme Dominique, de -peur de le délivrer de ses remords. Le colonel, -dont nul regret n'interrompit jamais la digestion, -est mort il y a deux ans d'une attaque d'apoplexie. -Après son souper il glissa sous la table, comme à -son ordinaire, et ne se releva plus. Tous les ivrognes -conviennent qu'il a fait une fin digne de sa -vie. Rouquette se porte bien : il s'était enfui de l'hôtel -Meurice un quart d'heure avant l'arrivée de Victor -Feraldi. On ne l'a jamais revu à Rome, et son -ambition a renoncé aux dignités ecclésiastiques. La -passion des aventures, qui ne s'éteindra jamais en -lui, l'a jeté dans les affaires : il a été longtemps un -des chevaliers errants de la spéculation. L'argent -des Coromila a prospéré entre ses mains, et vous -l'entendrez citer à la Bourse parmi les plus honnêtes -gens, je veux dire parmi les plus riches. Depuis -que sa fortune est faite, il a des principes. Il médit -de Voltaire et entretient une danseuse.</p> - -<p>La générale a reconnu avec surprise que Manuel -n'avait jamais songé à Nadine. La première fois -qu'elle le fit sonder par la chanoinesse de Certeux, -il répondit en haussant les épaules : « J'y penserai -dans quelques années, quand j'aurai besoin d'une -nourrice! » Après cette découverte, la mère et la -fille ont parcouru le monde entier, lanterne en -main, à la recherche d'un homme : elles n'ont pas -encore trouvé.</p> - -<p>La marquise Trasimeni ne survécut pas longtemps -à Tolla ; elle tomba avec les dernières feuilles. -Philippe quitta le service : il prit Menico pour -domestique et pour ami. Les malheurs de Tolla -exercèrent une fâcheuse influence sur son esprit : -il se mit à douter de bien des choses auxquelles il -avait cru ; il fréquenta les étrangers, et devint en -peu de temps un assez mauvais catholique. La proclamation -de la république romaine ne le surprit -pas : il l'espérait activement depuis plusieurs années. -Il fut élu à l'assemblée constituante, et mourut le -3 juillet 1849 sur les remparts de Rome. Menico finit -avec lui. Amarella, veuve sans avoir jamais été -femme, prête à usure aux petites gens de Velletri : -l'argent la console de tout. Cocomero est un des -plus beaux fleurons de la police napolitaine. Lorsqu'il -retourna dans son pays, il portait les marques -du couteau de Menico.</p> - -<p>Victor Feraldi a six enfants, dont quatre filles ; -l'aînée habite avec ses grands-parents : elle s'appelle -Tolla. Le comte est la seule personne qui se soit -vengée de la trahison de Manuel. En 1841, trois ans -après la mort de sa fille, il réunit comme il put les -lettres des deux amants et les fit imprimer à Paris -avec un court exposé des faits. Le récit, qui occupe -environ vingt-cinq pages, se termine ainsi : « Puisse -cette véridique histoire servir d'utile exemple aux -parents, aux jeunes gens mal conseillés et aux jeunes -filles sans expérience! »</p> - -<p>Le jour même où ce livre pénétra en Italie, le colonel -Coromila fit acheter et détruire l'édition entière ; -mais la tradition, à défaut de l'histoire, a perpétué -le souvenir des malheurs de Tolla. L'église des -Saints-Apôtres et le tombeau de la pauvre amoureuse -deviennent à certains jours de l'année un but -de pèlerinage, et plus d'une jeune Romaine ajoute -à ses litanies du soir : « Sainte Tolla, vierge et martyre, -priez pour nous! »</p> - - -<p class="c small gap">FIN</p> - - -<p class="c small gap">Coulommiers. — Typ. <span class="sc">Paul</span> BRODARD et C<sup>ie</sup>.</p> - - - - - - - - - -<pre> - - - - - -End of the Project Gutenberg EBook of Tolla, by Edmond About - -*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK TOLLA *** - -***** This file should be named 63937-h.htm or 63937-h.zip ***** -This and all associated files of various formats will be found in: - http://www.gutenberg.org/6/3/9/3/63937/ - -Produced by Clarity and the Online Distributed Proofreading -Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from -images generously made available by The Internet -Archive/Canadian Libraries) - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in -accordance with this agreement, and any volunteers associated with the -production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm -electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, -including legal fees, that arise directly or indirectly from any of -the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this -or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or -additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any -Defect you cause. - -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm - -Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. - -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's -goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg-tm and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at -www.gutenberg.org - - - -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation - -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state's laws. - -The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the -mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its -volunteers and employees are scattered throughout numerous -locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt -Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to -date contact information can be found at the Foundation's web site and -official page at www.gutenberg.org/contact - -For additional contact information: - - Dr. Gregory B. Newby - Chief Executive and Director - gbnewby@pglaf.org - -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide -spread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular -state visit www.gutenberg.org/donate - -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. - -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. - -Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate - -Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. - -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our Web site which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. - - - -</pre> - -</body> -</html> diff --git a/old/63937-h/images/cover.jpg b/old/63937-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index db6c3c1..0000000 --- a/old/63937-h/images/cover.jpg +++ /dev/null |
