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-The Project Gutenberg EBook of Frankenstein, ou le Prométhée moderne
-Volume 3 (of 3), by Mary Wollstonecraft Shelley
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Frankenstein, ou le Prométhée moderne Volume 3 (of 3)
-
-Author: Mary Wollstonecraft Shelley
-
-Translator: Jules Saladin
-
-Release Date: June 20, 2020 [EBook #62406]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK FRANKENSTEIN ***
-
-
-
-
-Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
-generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale
-de France.)
-
-
-
-
-
-
-
-FRANKENSTEIN,
-
-OU
-
-LE PROMÉTHÉE MODERNE.
-
-DÉDIÉ A WILLIAM GODWIN,
-
-AUTEUR DE LA JUSTICE POLITIQUE, DE CALEB WILLIAMS, etc.
-
-Par Mme SHELLY, sa nièce.
-
-TRADUIT DE L'ANGLAIS PAR J. S***
-
-Créateur, t'ai-je demandé de me tirer de
-l'argile pour me faire homme? T'ai-je
-sollicité de m'arracher du néant?
-
-Milton, _Paradis perdu._
-
-TOME TROISIÈME
-
-PARIS,
-
-CHEZ CORRÉARD, LIBRAIRE
-
-PALAIS ROYAL, GALERIE DE BOIS, N.° 258
-
-1821.
-
-
-
-
-
-TABLE
-CHAPITRE XVII
-CHAPITRE XVIII
-CHAPITRE XIX
-CHAPITRE XX
-CHAPITRE XXI
-CHAPITRE XXII
-CHAPITRE XXIII
-SUITE, PAR WALTON
-
-
-
-
-FRANKENSTEIN,
-
-OU
-
-LE PROMÉTHÉE MODERNE.
-
-
-
-
-CHAPITRE XVII
-
-
-Après mon retour à Genève, les jours et les semaines s'écoulèrent
-sans que je pusse trouver le courage de recommencer mon ouvrage. Si je
-ne remplissais pas ma promesse envers le démon, j'avais tout à
-craindre de sa vengeance; cependant je ne pouvais surmonter l'horreur
-que m'inspirait l'affreux travail dont j'étais chargé. Je comptais
-avoir besoin, pour former une femme, de plusieurs mois d'une étude
-profonde et de recherches pénibles. J'avais entendu parler de quelques
-découvertes faites par un philosophe anglais, et dont il était
-nécessaire que j'eusse connaissance. Quelquefois je pensais à obtenir
-le consentement de mon père pour visiter l'Angleterre et m'instruire de
-ces nouvelles découvertes; mais je m'effrayais de toute espèce de
-retard, et je ne pouvais me résoudre à troubler la tranquillité qui
-commençait à rentrer dans mon âme. Ma santé, qui jusqu'alors avait
-décliné, était maintenant bien rétablie; et mon courage ne
-s'affermissait pas moins, lorsque je n'avais pas l'esprit frappé par le
-souvenir de ma malheureuse promesse. Mon père remarqua ce changement
-avec plaisir, et chercha le moyen de dissiper ce qui restait de ma
-mélancolie, dont les noirs accès revenaient de temps en temps, et
-troublaient le bonheur dont j'étais près de jouir. Dans ces moments je
-me renfermais dans la solitude la plus profonde. Je passais des
-journées entières sur le lac, dans une barque, seul, silencieux, et
-indifférent au spectacle des cieux comme au bruit des vagues; mais la
-vivacité de l'air, et l'éclat du soleil manquaient rarement de me
-rendre quelque tranquillité; et, à mon retour, j'accueillais mes amis
-avec un sourire plus agréable et un cœur plus gai.
-
-Un jour, au retour d'une de ces promenades, mon père m'appela auprès
-de lui, et me parla ainsi:
-
-«Je suis satisfait, mon cher fils, de remarquer que vous avez repris
-vos premiers amusements, et que vous semblez revenir à vous-même,
-quoique vous soyez toujours malheureux, et que vous évitiez encore
-notre société. Pendant quelque temps, je me suis perdu en conjectures
-pour en découvrir la cause; mais hier une idée m'a frappé, et, si
-elle est fondée, je vous conjure de me l'avouer. La réserve sur ce
-point ne serait pas seulement inutile, mais funeste à nous tous».
-
-Cet exorde me fit trembler avec violence, mais mon père continua:
-
-«J'avoue mon fils, que j'ai toujours envisagé votre mariage avec votre
-cousine comme le nœud de notre bonheur domestique, et la consolation de
-mes vieux jours. Vous l'avez été attachés l'un à l'autre depuis
-votre première enfance; vous avez étudié ensemble, vous paraissez
-même vous convenir entièrement de caractère et de goûts; mais
-l'expérience de l'homme est si aveugle, que ce qui me parait le plus
-propre à seconder mon projet, peut l'avoir entièrement détruit.
-Peut-être la regardez-vous comme votre sœur, sans désirer qu'elle
-devienne votre femme. Il est également possible que vous ressentiez de
-l'amour pour une autre personne, et qu'en même-temps vous pensiez être
-engagé d'honneur à votre cousine, et que ce combat de sentiments soit
-la cause de la douleur poignante dont vous êtes affecté».
-
---«Mon cher père, rassurez-vous, j'ai pour ma cousine une tendre et
-sincère affection. Je n'ai jamais vu de femme qui me parût aussi digne
-qu'Élisabeth, d'admiration et de tendresse. L'union dont vous me
-parlez, est l'espoir et le but de mon avenir».
-
---«Les sentiments que vous venez d'exprimer, mon cher Victor, me
-donnent plus de plaisir que je n'en ai éprouvé depuis quelque temps.
-Puisqu'il en est ainsi, nous serons certainement heureux, malgré le
-chagrin que nous causent les circonstances actuelles. Je veux surtout
-dissiper ce chagrin, qui parait s'être si fortement emparé de votre
-esprit. Ainsi, dites-moi si vous vous opposez à ce, que la
-célébration du mariage ait lieu sur le champ. Nous avons été
-malheureux, et depuis les derniers évènements nous sommes privés de
-cette paix journalière qui convient à mes années et à mes
-infirmités. Vous êtes plus jeune; mais je ne suppose pas qu'étant
-maître d'une fortune suffisante, vous trouviez dans un mariage
-contracté de bonne heure, un obstacle au projet de vous illustrer, et
-de vous rendre utile. Ne supposez donc pas que je veuille vous imposer
-le bonheur, ou que je m'afflige sérieusement d'un délai que vous
-proposeriez. Interprétez mes paroles avec candeur, et répondez-moi, je
-en conjure, avec confiance et sincérité».
-
-J'écoutais mon père en silence, et je fus quelque temps sans pouvoir
-lui répondre. J'agitai rapidement une multitude de pensées dans mon
-esprit, et je fis mille efforts pour amener une conclusion. Hélas! la
-perspective d'une union prochaine avec ma cousine me remplissait
-d'horreur et d'épouvante. J'étais lié par une promesse solennelle,
-que je n'avais pas encore tenue; je n'osais pourtant pas la violer, car
-si j'avais cette témérité, je verrais fondre sur ma famille et sur
-moi-même les innombrables malheurs que nous réservait la vengeance du
-Démon. Accablé de ce poids affreux, pourrais-je supporter un jour de
-fête? Il fallait que mes engagements envers le monstre fussent remplis,
-et qu'il eût quitté ces lieux avec sa compagne, pour qu'il me fût
-permis de jouir en paix d'une union dont j'attendais le bonheur.
-
-Je me souvins aussi de la nécessité, ou de voyager en Angleterre, ou
-de nouer une longue correspondance avec les philosophes de ce pays, dont
-les connaissances et les découvertes m'étaient d'un usage
-indispensable dans ma nouvelle entreprise; car l'ancienne méthode, pour
-obtenir l'intelligence désirée, était longue et peu satisfaisante. Je
-n'étais pas non plus mécontent d'un changement; j'étais charmé de
-pouvoir passer un an ou deux dans un autre pays, et de me distraire par
-de nouvelles occupations; absent de ma famille, il pouvait arriver,
-pendant ce temps, que je lui fusse rendu paisible et heureux par un
-évènement quelconque; ma promesse serait remplie, et le monstre
-éloigné; ou bien quelqu'accident aurait mis fin à sa vie, et terminé
-pour toujours mon esclavage.
-
-Telles étaient mes rapides réflexions; elles dictèrent ma réponse à
-mon père. J'exprimai le désir de visiter l'Angleterre; mais, cachant
-les véritables motifs de cette demande, je mis en avant l'intention de
-voyager, et de voir le monde, avant de me fixer pour toujours dans les
-murs de ma ville natale.
-
-Je pressai mon père avec ardeur, et j'en obtins facilement le
-consentement; car il n'existait pas sur la terre un père qui fût plus
-indulgent et moins despotique. Notre plan fut bientôt arrangé. J'irais
-à Strasbourg, où Clerval viendrait me rejoindre. Nous passerions
-quelque temps dans les villes de Hollande; nous ferions notre plus long
-séjour en Angleterre, et nous reviendrions par la France. Il fut
-convenu que ce voyage durerait deux ans.
-
-Mon père, se plaisait à penser que mon union avec Élisabeth aurait
-lieu aussitôt après mon retour à Genève. «Ces deux années,
-disait-il, s'écouleront bien vite; mais au bout de ce temps, rien ne
-s'opposera à votre bonheur; et, en vérité, je désire vivement voir
-arriver le moment où nous serons tous unis, sans qu'aucune espérance
-ni crainte viennent troubler notre calme domestique».
-
---«Je suis content de votre arrangement, lui répondis-je; à cette
-époque, nous serons tous deux plus sages, et j'espère plus heureux que
-nous ne le sommes maintenant». Je poussai un soupir; mais mon père,
-dont l'âme était pleine de bonté, cessa de rechercher le secret de ma
-mélancolie. Il espérait que de nouvelles scènes et le plaisir; de
-voyager me rendraient le repos.
-
-Je fis alors mes préparatifs de départ; mais j'étais poursuivi d'une
-idée qui me remplissait de crainte et d'agitation. Je laisserais,
-pendant mon absence, mes amis exposés aux attaques d'un ennemi dont je
-leur cachais l'existence, et qui s'irriterait sans doute en apprenant
-mon départ. Cependant, il avait juré de me suivre partout où j'irais:
-ne m'accompagnerait-il pas en Angleterre? Cette pensée était affreuse
-en elle-même, et en même temps consolante, puisqu'elle ne me laissait
-aucune inquiétude sur le compte de mes amis. J'étais au désespoir en
-pensant qu'il pût en être autrement. Mais, pendant tout le temps que
-je fus l'esclave de ma créature, je me laissais gouverner par les
-impulsions du moment; et, dans la situation où je me trouvais, j'étais
-intimement convaincu que le Démon me suivrait, et délivrerait ma
-famille du danger de ses machinations.
-
-Je partis vers la fin du mois d'août, pour passer deux années d'exil.
-Élisabeth approuvait les motifs de mon départ, et regrettait seulement
-de n'avoir pas la même occasion d'enrichir son expérience et de
-cultiver son esprit; mais elle ne put s'empêcher de pleurer en me
-disant adieu, et elle me pria de revenir heureux et tranquille. «Nous
-dépendons tous de vous, dit-elle; et si vous êtes malheureux, nous le
-serons aussi».
-
-Je me jetai dans la voiture qui devait m'emmener, sans savoir à peine
-où j'allais, et sans m'occuper de ce qui se passait autour de moi. Je
-me souvins seulement, et ce fut avec une amertume affreuse que j'y
-pensai, d'ordonner qu'on emballât mes instruments de chimie pour les
-emporter: car j'étais résolu à remplir ma promesse pendant mon
-absence, et à revenir libre, s'il était possible. Agité de tristes
-pensées, je passai devant un grand nombre de sites beaux et majestueux;
-mais, mes yeux étaient fixes et inattentifs. Je ne pensais qu'au terme
-de mes voyages, et à l'ouvrage qui allait m'occuper pendant ce temps.
-
-Après quelques jours d'une complète indolence, j'arrivai à Strasbourg
-où j'attendis Clerval pendant deux jours. Il arriva. Hélas! quel
-contraste entre nous! Il s'animait à chaque scène nouvelle; il était
-content en admirant les beautés du soleil couchant, et plus heureux
-encore lorsqu'il le voyait se lever et commencer un nouveau jour. Il me
-montrait les variétés du paysage, et les diverses nuances du ciel.
-«Voilà ce qui s'appelle vivre, s'écriait-il; maintenant, je jouis de
-l'existence! mais toi, mon cher Frankenstein, pourquoi es-tu abattu et
-mélancolique»? Il est vrai que j'étais en proie à des pensées si
-tristes, que je n'apercevais ni l'étoile du soir, ni le lever du soleil
-dont les rayons dorés se réfléchissaient dans le Rhin.--Et vous, mon
-ami, vous trouveriez bien plus de plaisir à lire le journal de Clerval,
-qui observait-le pays avec l'œil du sentiment et du bonheur, qu'à
-écouter, mes réflexions. Moi, malheureux, j'étais poursuivi par une
-malédiction qui fermait tout accès à la joie.
-
-Nous étions convenus de descendre le Rhin dans un bateau depuis
-Strasbourg jusqu'à Rotterdam, d'où nous devions nous embarquer pour
-Londres. Pendant ce voyage, nous passâmes devant un grand nombre
-d'îles couvertes de saules, et nous vîmes plusieurs villes superbes.
-Nous nous arrêtâmes un jour à Mannheim, et, cinq jours après notre
-départ de Strasbourg, nous arrivâmes à Mayence. Le cours du Rhin
-au-dessous de Mayence devient beaucoup plus pittoresque. Le fleuve court
-avec rapidité entre des montagnes, qui, sans être élevées,
-présentent une pente escarpée, et un aspect agréable. Nous vîmes un
-grand nombre de châteaux en ruine, placés sur les bords des
-précipices, et entourés de bois sombres, élevés et inaccessibles.
-Cette partie du Rhin présente un paysage singulièrement varié. Sur le
-même point, on voit des montagnes escarpées, des châteaux en ruines
-qui dominent des précipices effrayants, et le Rhin fangeux qui coule au
-bas avec rapidité; et au détour d'un promontoire, la scène est
-occupée par des vignobles florissants, par de vertes collines par les
-sinuosités d'un fleuve, et par des villes populeuses.
-
-Nous voyagions à l'époque des vendanges, et nous étions accompagnés
-par les chants des villageois, pendant que nous descendions le courant.
-Malgré mon abattement, malgré l'agitation continuelle et pénible de
-mes sentiments, j'éprouvais encore du plaisir. Je m'étendis au fond du
-bateau, et les yeux, fixés sur le ciel azuré et sans nuages, je
-m'imaginai goûter un repos auquel depuis long-temps j'avais été
-étranger. Et si telles étaient mes sensations, qui pourra décrire
-celles de Henry? Il était, pour ainsi dire, transporté dans un pays de
-fées, et il jouissait d'un bonheur rarement accordé à l'homme. «J'ai
-vu, disait-il, les plus beaux sites de mon pays; j'ai visité les lacs
-de Lucerne et d'Uri, où les montagnes couvertes de neige descendent
-presque perpendiculairement sur l'eau, projetant une ombre sombre,
-impénétrable, et qui donnerait une apparence triste et mélancolique,
-si des îles voisines et couvertes de verdure n'étaient là pour
-réjouir l'œil de leur aspect. J'ai vu ce lac agité par une tempête,
-lorsque le vent élevait l'eau en tourbillons, et offrait une image de
-la fureur des flots dans le grand Océan; et les vagues se brisant avec
-violence contre le pied de la montagne, où le prêtre et sa maîtresse
-furent emportés par une avalanche, et où, dit-on, leurs voix sont
-encore entendues quand le vent cesse de souffler pendant la nuit. J'ai
-vu les montagnes du Valais et le pays de Vaud: mais cette contrée,
-Victor, m'enchante plus que toutes ces merveilles. Les montagnes du
-Switzerland sont plus majestueuses et plus étranges; mais il y a un
-charme incomparable dans les rives de ce fleuve délicieux. Vois ce
-château suspendu sur le précipice; cet autre dans l'île, presque
-caché parmi le feuillage de ces arbres charmants; vois maintenant ce
-groupe de villageois qui reviennent de leurs vignes, et ce village à
-moitié caché dans l'enfoncement de la montagne. Oh! certes, l'esprit
-qui habite et veille sur ce lieu, a une âme plus en harmonie avec
-l'homme, que ceux qui vivent sur le glacier, ou se retirent sur les pics
-inaccessibles des montagnes de notre pays».
-
-Clerval, cher ami! même à présent, je trouve du charme à me rappeler
-tes paroles, et à m'arrêter sur l'éloge dont tu es vraiment digne.
-C'était un être formé _dans la véritable poésie de la nature_[1].
-Son imagination hardie et enthousiaste était tempérée par la
-sensibilité de son cœur. Son âme était remplie d'affections
-ardentes, et son amitié était de cette nature dévouée et étonnante,
-dont le modèle, aux yeux du monde, n'existe que dans l'imagination;
-mais la sympathie même de l'homme ne pouvait satisfaire son esprit
-ardent. Il aimait avec ardeur les beautés de la nature, que les autres
-ne regardent qu'avec admiration.
-
-
-Il aimait avec passion le bruit de la cataracte; il trouvait un attrait
-dans le rocher élevé, dans la montagne, dans le bois épais et
-mélancolique, dans ses couleurs et ses formes: ce sentiment, et cet
-amour, qui n'avaient pas besoin d'un charme plus éloigné, étaient
-entretenus par la pensée: car ce n'était pas à ses yeux qu'il devait,
-le plaisir qu'il éprouvait[2].
-
-
-Et où est-il maintenant? Est-il perdu à jamais cet être doux et
-aimable? N'est-il plus cet esprit si fécond; si riche en pensées
-hardies et magnifiques, qui formaient un monde dépendant de la vie de
-celui qui le créait? N'existe-t-il plus que dans ma mémoire? Non, il
-n'en est pas ainsi; ta forme si divinement travaillée, et brillante de
-beauté, est déchue; mais ton esprit visite encore et console ton
-malheureux ami.
-
-Pardonnez-moi d'épancher ainsi mon chagrin; ces vaines paroles ne sont
-qu'un léger tribut que je paie à la mémoire de l'incomparable Henry,
-mais elles adoucissent mon cœur, rempli de la douleur que me cause son
-souvenir. Je poursuis.
-
-Au-dessus de Cologne, nous descendîmes dans les plaines de la Hollande,
-et nous résolûmes de faire en poste le reste de notre route; car le
-vent était contraire, et le courant du fleuve trop lent.
-
-Notre voyage perdit ici l'intérêt qui s'attachait à un pays
-magnifique; nous fûmes en peu de jours à Rotterdam, d'où nous fîmes
-voile pour l'Angleterre. Ce fut le matin d'un jour serein, à la fin de
-septembre, que j'aperçus pour la première fois les rochers
-blanchâtres de la Grande-Bretagne. Les rives de la Tamise
-présentèrent une scène nouvelle; elles sont unies, mais fertiles, et
-bordées de villes, dont chacune réveille quelque souvenir. Nous ne
-pûmes voir le fort Tilbury sans penser à l'Armada Espagnole; nous
-vîmes aussi Gravesend, Woolwich, et Greenwich, lieux dont j'avais
-entendu parler, même dans mon pays.
-
-Enfin nous aperçûmes les nombreux clochers de Londres, celui de
-Saint-Paul qui s'élève au-dessus de tous, et la Tour si fameuse dans
-l'histoire d'Angleterre.
-
-
-[Note 1: Leigh Hunt's «Rimini».]
-
-[Note 2: Wordsworth's «Tintern Abbey».]
-
-
-
-
-CHAPITRE XVIII
-
-
-Londres fut notre point de repos; nous résolûmes de rester, plusieurs
-mois dans cette ville étonnante et célèbre. Clerval désirait voir
-les hommes les plus remarquables de cette époque par leur talent ou
-leur génie; mais je n'y attachais qu'une importance secondaire;
-j'étais principalement occupé des moyens de recueillir les
-renseignements, dont j'avais besoin pour remplir ma promesse. Je
-profitai sur-le-champ des lettres d'introduction que j'avais apportées,
-et qui étaient pour les philosophes les plus distingués.
-
-Si ce voyage avait eu lieu pendant mes jours d'étude et de bonheur, il
-m'aurait fait goûter un plaisir inexprimable; mais mon existence était
-traînante, et mon unique but, en visitant ces hommes célèbres, était
-de tirer parti de leurs connaissances, pour l'objet auquel ma destinée
-était liée d'une manière si terrible. La société était fatigante
-pour moi; mais seul, j'étais libre de contempler le ciel et la terre;
-la voix d'Henry adoucissait mes ennuis, et je pouvais ainsi m'abuser
-moi-même dans une paix passagère. Des visages gais et vifs, au
-contraire, ne pouvaient m'intéresser, et reportaient le désespoir dans
-mon cœur. Je voyais une barrière insurmontable placée entre mes
-semblables et moi; elle était scellée du sang de Guillaume et de
-Justine; et mon âme, en se retraçant ces évènements, éprouvait de
-mortelles angoisses.
-
-Clerval m'offrait l'image de ce que j'étais autrefois; il était
-observateur, et il observait pour son expérience et son instruction. La
-différence qu'il remarquait dans les usages, était pour lui une source
-inépuisable d'instruction et d'amusement. Il était sans cesse occupé,
-et il n'était troublé dans ses plaisirs, que par mon air triste et
-abattu. Je tâchais de le lui cacher autant que possible, afin de ne pas
-le priver des plaisirs naturels pour celui qui entre dans un nouveau
-genre de vie, et qui n'est tourmenté par aucun souci, ni par des
-souvenirs amers. Je refusais souvent de l'accompagner, en prétextant un
-autre engagement, mais dans le fait pour rester seul. Vers cette
-époque, je me mis aussi à réunir les matériaux nécessaires pour ma
-nouvelle création: ce fut pour moi le supplice des gouttes d'eau, qui
-tombent une à une et continuellement sur la tête. Si ma pensée se
-portait sur ce travail, une profonde douleur s'emparait de moi; si une
-parole s'y rattachait par quelque allusion, mes lèvres étaient
-tremblantes, et mon cœur palpitant. Nous avions déjà passé quelques
-mois à Londres, quand nous reçûmes une lettre d'une personne
-d'Écosse y qui avait eu l'occasion de nous voir autrefois à Genève.
-Il vantait les beautés de son pays natal, et nous demandait si elles
-n'auraient pas assez d'attrait, pour nous engager à pousser notre
-voyage au nord jusqu'à Perth, où il demeurait. Clerval désirait
-vivement accepter cette invitation; et, malgré mon horreur pour la
-société, je voulus aussi voir des montagnes, des torrents, et toutes
-les merveilles dont la nature se plaît à orner les lieux qu'elle
-préfère.
-
-Nous étions arrivés en Angleterre au commencement d'octobre, et nous
-étions alors en février. En conséquence, nous nous déterminâmes à
-commencer notre voyage vers le nord un mois plus tard. Dans notre
-excursion, nous n'avions pas le projet de suivre la grande route
-jusqu'à Édimbourg, mais de visiter Windsor, Oxford, Matlock, et les
-lacs de Cumberland; et de terminer ce voyage en juillet. J'emballai mes
-instruments de chimie et les matériaux que j'avais réunis, avec
-l'intention de finir mes travaux dans quelque coin obscur des pays
-montagneux de l'Écosse.
-
-Partis de Londres le 27 mars, nous mîmes quelques jours à parcourir
-les belles forêts de Windsor. Des chênes majestueux, une multitude
-prodigieuse de gibier, et des troupes de daims superbes présentaient
-une scène tout-à-fait nouvelle pour nous, qui habitions les montagnes.
-
-De là nous allâmes à Oxford. En entrant dans cette ville, les
-évènements, dont elle avait été le théâtre plus de cent cinquante
-ans auparavant, se retracèrent à notre esprit. C'est là que Charles
-Ier avait rassemblé ses forces. Cette ville lui avait gardé
-fidélité, même après que la nation entière eut abandonné sa cause,
-pour suivre l'étendard du parlement et de la liberté. La mémoire de
-ce roi infortuné, les compagnons de son malheur, l'aimable Fakland,
-l'orgueilleux Gower, la Reine, et son fils, donnaient un intérêt
-particulier à chaque partie de la ville, qu'on supposait leur avoir
-servi d'habitation.
-
-Nous nous plaisions à suivre les traces de l'esprit des anciens temps,
-qui semblait y régner encore. Quand bien même ces sentiments
-n'auraient pas satisfait notre imagination, la ville était par
-elle-même assez belle pour obtenir notre admiration. Les collèges sont
-anciens et pittoresques; les rues sont presque magnifiques; et la
-bienfaisante Isis, qui la baigne et coule à travers des prés d'une
-verdure éclatante, présente une surface douce, qui réfléchit un
-assemblage majestueux de tours, de pyramides, et de dômes, relevés en
-relief parmi de vieux arbres. J'étais enchanté de cette vue, et,
-cependant, je n'éprouvais pas ce plaisir, sans que le souvenir du
-passé, et le sentiment de l'avenir n'y joignissent de l'amertume.
-J'étais fait pour le bonheur paisible. Dans ma jeunesse, je n'avais
-jamais connu le chagrin; et, si je me laissais quelquefois gagner par
-l'ennui, la vue des beautés de la nature, ou l'étude de ce qui est
-excellent et sublime dans les productions de l'homme intéressait
-toujours mon cœur, et avait le pouvoir de m'électriser. Mais je suis
-un arbre tombé; le trait a pénétré mon âme; et j'ai senti alors que
-je survivrais pour montrer, pendant quelque temps seulement..., le
-spectacle déplorable de l'humanité qui succombe, en pitié aux autres,
-et en horreur à moi-même.
-
-Nous passâmes beaucoup de temps à Oxford, pour parcourir les environs,
-et chercher à reconnaître chaque lieu qui rappelait l'époque la plus
-intéressante de l'histoire Anglaise. Nos petits voyages de découverte
-étaient souvent prolongés par les objets qui se présentaient
-successivement. Nous visitâmes le tombeau de l'illustre Hampden, et la
-plaine où périt ce patriote. Un moment, mon âme oublia son
-avilissement et ses craintes misérables, pour se livrer aux idées
-sublimes de liberté et de sacrifice de soi-même, dont ces lieux
-étaient le monument et le souvenir. Un moment, j'osai briser mes
-chaînes, et regarder autour de moi avec orgueil et liberté; mais
-j'avais été trop profondément blessé, je ne tardai pas, hélas! à
-retomber en moi-même, tremblant et sans espoir.
-
-Nous quittâmes Oxford avec regret, pour nous diriger vers Matlock, le
-lieu le plus rapproché où nous pussions nous arrêter. Le pays qui est
-auprès de ce village, a plus de ressemblance avec le Switzerland; mais
-tout est dans une petite proportion, et les vertes collines ne sont pas
-couronnées dans l'éloignement par la cîme blanche des Alpes, comme
-les montagnes de mon pays natal. Nous visitâmes l'étonnante caverne,
-et les petits cabinets d'histoire naturelle, où les curiosités sont
-disposées de la même manière que dans les collections qui sont à
-Servox et à Chamouny. Ce dernier nom prononcé par Henri me fit
-trembler; et je me hâtai de quitter Matlock avec lequel ce lieu
-terrible était ainsi associé.
-
-De Derby, en voyageant toujours vers le Nord, nous passâmes dans le
-Cumberland et le Westmorland, où notre séjour fut de deux mois. Je pus
-alors me croire presqu'au milieu des montagnes de la Suisse. Les petits
-monceaux de neige, qui n'étaient pas encore détachés de la partie
-nord des montagnes, les lacs, et les sources qui jaillissent au milieu
-des rochers, tout ce que je voyais enfin m'était cher et familier. Nous
-liâmes, dans ce pays, connaissance avec quelques personnes, qui presque
-toutes s'efforcèrent de me rendre au bonheur. Le plaisir de Clerval
-était en proportion plus grand que le mien; son esprit s'élevait dans
-la société des hommes de mérite; et il trouvait en lui-même plus
-d'instruction et de ressources qu'il ne pensait en avoir, lorsqu'il
-était avec ses inférieurs. Je pourrais passer ici ma vie, me
-disait-il; et parmi ces montagnes, je regretterais à peine le
-Switzerland et le Rhin.
-
-Cependant il disait que, si la vie d'un voyageur est remplie de
-plaisirs, elle n'est pas cependant exemple de peine. Il n'a pas de
-limites dans ses sentiments; et au moment où il commence à jouir du
-repos, il se trouve obligé de quitter le lieu où il s'arrêtait avec
-plaisir, pour courir après quelqu'objet nouveau, qui engage encore son
-attention, et qu'il abandonne aussi pour d'autres nouveautés.
-
-Nous avions à peine visité les différents lacs du Cumberland et du
-Westmorland, et pris affection pour quelques-uns des habitants, que nous
-fûmes à l'époque du rendez-vous fixé par l'Écossais, notre ami.
-Nous nous séparâmes de nos hôtes pour continuer notre voyage. Pour
-moi je n'en fus pas affligé. J'avais négligé quelque temps ma
-promesse, et je redoutais les effets de la colère du démon. Il pouvait
-rester dans le Switzerland, et assouvir sa vengeance sur mes parents.
-Cette idée me poursuivait, et me tourmentait à chaque moment, où
-d'ailleurs j'aurais trouvé le repos et la paix. J'attendais mes lettres
-avec l'impatience d'un homme qui a la fièvre. Étaient-elles en retard?
-j'étais malheureux, et accablé de mille frayeurs; arrivaient-elles? je
-voyais l'écriture d'Élisabeth ou de mon père, j'osais à peine lire
-et m'assurer de mon sort. Quelquefois je pensais que le démon me
-suivait, et pourrait hâter ma négligence en assassinant mon compagnon
-de voyage. Lorsque j'étais poursuivi de ces idées, je ne voulais pas
-quitter Henry un moment; je le suivais comme son ombre, pour le
-protéger contre la rage de celui qui me semblait devoir être son
-meurtrier: j'étais semblable à l'homme qui s'est souillé d'un crime
-énorme, et qui est sans cesse dévoré par le remords. J'étais
-innocent; mais j'avais attiré sur ma tête une malédiction terrible,
-aussi mortelle que celle du crime.
-
-Je visitai Édimbourg avec indifférence, bien que cette ville soit
-digne d'intéresser l'être le plus malheureux. Clerval ne l'aimait pas
-autant qu'Oxford, dont l'antiquité lui plaisait infiniment; mais la
-beauté et la régularité de la nouvelle ville d'Édimbourg, son
-château romantique, et ses environs si délicieux, le palais d'Arthur,
-le puits de Saint-Bernard, et les montagnes du Pentland, le consolaient
-suffisamment d'avoir changé de place, et le remplissaient de joie et
-d'admiration. Pour moi, j'étais impatient d'arriver au terme de mon
-voyage.
-
-Nous partîmes d'Édimbourg au bout d'une semaine, en traversant Coupar,
-Saint-André, et en longeant les rives du Tay, jusqu'à Perth où notre
-ami nous attendait. Peu disposé à rire et à causer avec des
-étrangers, ou à adopter leurs sentiments ou leurs projets avec la
-bonne humeur qu'on attend d'un hôte, j'annonçai à Clerval que je
-désirais faire seul le tour de l'Écosse. «Amuse-toi, lui dis-je; et
-que ce lieu soit notre rendez-vous. Je puis être absent un mois ou
-deux; mais, je l'en prie, ne t'inquiète pas de ce que je ferai:
-laisse-moi un peu de temps dans le repos et la solitude; et lorsque je
-reviendrai, j'espère que mon cœur sera soulagé, et plus d'accord avec
-ton caractère».
-
-Henry voulut me dissuader; mais il s'aperçut que ma détermination
-était bien prise; et il cessa de me faire des remontrances, en me
-priant de lui écrire souvent. «J'aimerais mieux être avec toi,
-disait-il, dans tes courses solitaires, qu'avec ces Écossais que je ne
-connais pas: hâte-toi donc, mon cher ami, de revenir, afin que je
-puisse encore me croire dans ma patrie; car pendant ton absence, je me
-croirai en exil».
-
-Je me séparai de mon ami, résolu de rechercher quelque lieu écarté
-de l'Écosse, et de finir mon travail dans la solitude. Je ne doutais
-pas que le monstre ne me suivît, et ne se découvrît à moi, lorsque
-j'aurais terminé, pour recevoir sa compagne.
-
-Dans cette résolution, je traversai les pays montagneux du nord, et je
-me fixai dans l'une des moins habitées et des plus arides des îles
-Orkneys; ce lieu convenait au travail auquel j'allais me livrer, et
-n'était guère qu'un rocher, dont les flancs élevés étaient
-continuellement battus par les vagues. Le sol était stérile, et
-pouvait à peine produire la pâture de quelques misérables vaches, et
-le gruau d'avoine de ses habitants, qui étaient au nombre de cinq, et
-dont les membres maigres et décharnés témoignaient assez de leur
-misère ou de leur souffrance. Les végétaux, le pain, et même l'eau
-fraîche étaient des objets de luxe, dont on ne pouvait jouir qu'en les
-faisant venir du continent, qui était à une distance d'environ cinq
-milles.
-
-Dans toute l'île, il n'y avait que trois chétives chaumières: l'une
-d'elles était libre à mon arrivée: je la louai. Elle ne contenait que
-deux chambres, dont la malpropreté décelait la plus profonde
-détresse. Le chaume était enfoncé, les murs sans plâtre, et la porte
-hors de ses gonds. J'ordonnai des réparations à ma nouvelle demeure,
-j'y mis quelques meubles, et j'en pris possession: ces dispositions
-auraient pu, sans doute, surprendre les montagnards; mais le besoin et
-la pauvreté engourdissent tellement leurs sens, qu'ils n'y firent
-aucune attention. De cette manière, je vécus sans être observé, ni
-dérangé, et je fus à peine remercié de leur fournir des vêtements
-et des aliments, tant la souffrance émousse les sensations les plus
-simples des hommes!
-
-Dans cette retraite, je consacrais la matinée au travail; mais le soir,
-lorsque le temps le permettait, je me promenais sur le bord pierreux de
-la mer, prêtant l'oreille au mugissement des vagues qui se brisaient à
-mes pieds. C'était une scène à la fois monotone et variée. Je
-pensais au Switzerland, si peu semblable à ce cap désolé et
-effrayant; à ses montagnes qui sont couvertes de vignes; à ses plaines
-qui sont peuplées d'un grand nombre de chaumières; à ses beaux lacs
-qui réfléchissent un ciel pur et azuré; et au bruit de leurs vagues
-agitées par les vents, égal au plus à celui d'un enfant qui joue, en
-comparaison des mugissements du vaste Océan.
-
-Au moment de mon arrivée, je partageai ainsi mon temps; mais plus
-j'avançais dans mon travail, plus j'éprouvais d'horreur et de
-dégoût. Tantôt je ne pouvais prendre sur moi d'entrer dans mon
-laboratoire pendant plusieurs jours; tantôt je travaillais nuit et
-jour, afin d'achever mon ouvrage. L'opération, à laquelle je me
-livrais, n'offrait que des dégoûts. Pendant mon premier essai, une
-sorte d'enthousiasme frénétique m'en avait dissimulé l'horreur; mon
-esprit n'envisageait que le résultat de mon travail, et mes yeux
-n'étaient frappés que des progrès. Maintenant j'étais de sang-froid,
-et je succombais souvent devant l'ouvrage de mes mains.
-
-Dans cette situation, adonné au plus odieux travail, plongé dans une
-solitude où rien ne pouvait détourner mon attention de la scène qui
-m'occupait, je devins inégal, je perdis tout repos, et j'éprouvai une
-irritation de nerfs. À tout moment je craignais de rencontrer mon
-persécuteur. Quelquefois je m'asseyais les yeux fixés sur la terre,
-pour ne pas voir, en les levant, l'objet dont j'étais si effrayé. Je
-prenais soin de ne pas m'écarter de la présence de mes semblables,
-dans la crainte qu'il ne vînt seul réclamer sa compagne.
-
-Cependant je continuais mon travail, et je l'avais même déjà
-considérablement avancé. J'envisageais le moment où il serait
-terminé, avec un espoir mêlé de trouble et d'ardeur dont je n'osais
-me rendre compte, mais auquel venait se joindre d'obscurs pressentiments
-de malheurs, assez terribles pour jeter le trouble dans mon cœur.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIX
-
-
-J'étais assis un soir dans mon laboratoire. Le soleil était couché
-depuis long-temps, et la lune s'élevait de la mer; il n'y avait plus
-assez de jour pour que je pusse continuer mon ouvrage. Je le suspendis,
-incertain si je le laisserais pendant la nuit, ou si je me hâterais de
-le terminer en m'y livrant sans relâche. En ce moment, une foule de
-réflexions se présentèrent à mon esprit, et me conduisirent à
-considérer les effets du travail auquel je m'adonnais. Trois années
-auparavant, j'avais travaillé au même objet, et j'étais parvenu à
-créer un démon, dont la cruauté sans égale avait désolé mon cœur,
-et l'avait à jamais rempli des remords les plus cuisants. J'allais
-maintenant former une autre créature, dont je ne pouvais prévoir le
-caractère; elle pouvait devenir dix mille fois plus perverse que son
-compagnon, et se complaire au meurtre et au mal. Celui-ci avait juré de
-quitter le voisinage de l'homme, et de se cacher dans des déserts; mais
-elle n'avait pris aucun engagement. Destinée, suivant toute apparence,
-à devenir un animal pensant et raisonnant, ne pouvait-elle pas refuser
-de consentir à un pacte antérieur à sa création?
-
-L'un et l'autre pourraient même se haïr: la créature, qui avait
-déjà reçu la vie, était choquée de sa propre difformité: ne
-pourrait-elle pas en concevoir une plus grande horreur, lorsqu'elle
-serait offerte à ses yeux sous la forme d'une femme? La nouvelle
-créature pourrait aussi se détourner de l'autre avec dégoût, en
-voyant la beauté supérieure de l'homme; elle pourrait quitter le
-monstre; et lui, seul pour la seconde fois, ne serait-il pas exaspéré
-de cet affront nouveau? Supporterait-il d'être abandonné par un être
-d'une espèce semblable à la sienne?
-
-Si même ils quittaient l'Europe pour aller dans les déserts du nouveau
-monde, un des résultats inévitables de ces sympathies dont le Démon
-avait besoin, serait la naissance de leurs enfants, souche d'une race de
-démon qui se propagerait sur la terre, et pourrait rendre l'existence
-même de l'espèce humaine précaire et pleine de terreur. Avais-je le
-droit, pour mon propre intérêt, d'infliger cette malédiction sur les
-générations à venir? J'avais été touché auparavant par les
-sophismes de l'être que j'avais créé; j'avais été effrayé de ses
-menaces infernales; mais aujourd'hui, pour la première fois,
-j'envisageais le danger de ma promesse; je frissonnai en pensant que les
-siècles à venir me maudiraient comme leur fléau; moi qui, dans mon
-égoïsme, n'avais pas craint d'acheter ma tranquillité personnelle au
-prix, peut-être, de l'existence de toute la race humaine.
-
-Je tremblais, je me sentais défaillir, lorsque, en levant les yeux,
-j'aperçus, à la clarté de la lune, le Démon auprès de la fenêtre.
-Il sourit en me voyant occupé de la tâche qu'il m'avait imposée: mais
-ce sourire était horrible. Ce n'était que trop vrai: il m'avait suivi
-dans mes voyages; il avait habité les forêts, il s'était caché dans
-les cavernes ou dans les bruyères vastes et désertes; et il venait
-maintenant observer mes progrès, et réclamer l'accomplissement de ma
-promesse. Au moment où je le regardai, sa figure exprimait le dernier
-degré de la perversité et de la perfidie. Je pensai, avec une sorte de
-démence, à la promesse que j'avais faite de créer un être semblable
-à lui; la fureur s'empara de moi, et je brisai en plusieurs morceaux
-l'objet de mon travail. Le malheureux me vit détruire la créature de
-l'existence de laquelle dépendait son bonheur, et il s'éloigna en
-poussant un cri de désespoir et de vengeance.
-
-Je quittai le laboratoire; j'en fermai la porte à clef, et je fis, en
-moi-même, le vœu solennel de ne reprendre jamais mes travaux; et
-alors, à pas tremblants, je me dirigeai vers mon appartement. J'étais
-seul; personne n'était auprès de moi pour dissiper mon chagrin, et
-calmer les pensées les plus terribles sous lesquelles je succombais.
-
-Pendant plusieurs heures, assis près de ma fenêtre, je fixai les yeux
-sur la mer: elle était presqu'immobile; les vents se taisaient, et
-toute la nature reposait à l'éclat paisible de la lune. Quelques
-vaisseaux pêcheurs paraissaient seuls; et, de temps en temps, la douce
-brise apportait les voix des pêcheurs qui s'appelaient entr'eux. Je
-jouissais de ce silence, sans sentir à peine combien il était profond,
-quand mon oreille fut tout à coup frappée par un bruit de rames qui
-touchaient le bord, et par celui d'une personne qui s'approchait de mon
-habitation.
-
-Quelques minutes après, j'entendis ma porte crier, comme si l'on
-cherchait à l'ouvrir doucement. Je tremblais de la tête aux pieds;
-agité par le pressentiment de ce qui allait arriver, je voulus appeler
-un des paysans qui demeurait dans une chaumière peu éloignée de la
-mienne; mais, succombant à un sentiment de faiblesse, du genre de ceux
-qu'on éprouve si souvent dans des rêves effrayants, lorsqu'on
-s'efforce de fuir un danger dont on est menacé, je restai attaché à
-la même place.
-
-Bientôt j'entendis le bruit des pas le long du passage; la porte
-s'ouvrit; et je vis le malheureux qui m'était si redoutable. Il ferma
-la porte, s'approcha de moi, et dit d'une voix étouffée:
-
-«Quelle est votre intention en détruisant l'ouvrage que vous
-commenciez? Osez-vous rompre votre promesse? J'ai supporté la fatigue
-et la misère: j'ai quitté le Switzerland avec vous; je me suis
-traîné le long des bords du Rhin; j'ai erré sur le sommet des
-montagnes qui l'avoisinent, et parmi ces îles couvertes de saules; j'ai
-habité plusieurs mois dans les bruyères de l'Angleterre, et au milieu
-des déserts de l'Écosse. J'ai enduré des fatigues inouïes, le froid,
-et la faim; osez-vous détruire mes espérances»?
-
---«Éloigne-toi! je romps ma promesse; jamais je ne consentirai à
-créer un autre être, qui t'égale en difformité et en méchanceté».
-
---«Esclave, j'ai jusqu'à présent raisonné avec toi; mais tu m'as
-prouvé que tu étais indigne de ma condescendance. Souviens-toi que
-j'ai le pouvoir; tu te crois à plaindre; apprends donc que je puis te
-rendre si malheureux, que la lumière du jour te sera odieuse. Tu es mon
-Créateur, mais je suis ton maître; obéis»!
-
---«L'heure de ma faiblesse est passée, et le terme de ta puissance est
-venu: tes menaces ne peuvent me porter à consentir à un acte de
-faiblesse; bien loin de là, elles me confirment dans la résolution de
-ne pas te créer une compagne, qui ne serait que la complice de tes
-crimes. Mettrai-je, de sang-froid, sur la terre un Démon, qui ne trouve
-de plaisir que dans la mort et le malheur. Éloigne-toi! Je suis
-inébranlable, et ce que tu diras ne sera propre qu'à exciter ma
-fureur».
-
-Le monstre vit ma détermination sur ma figure, et grinça les dents
-dans sa rage impuissante. «Eh quoi! s'écria-t-il, l'homme peut presser
-une femme contre son sein, l'animal à sa compagne; et moi, je serai seul
-dans la nature! J'avais des sentiments d'affections, et ils ont été
-payés par la haine et le mépris. Homme, tu peux me haïr; mais
-prends-y garde! Ta vie se passera dans la crainte et la douleur;
-bientôt ton cœur sera frappé du trait qui doit te priver à jamais du
-bonheur. Dois-tu être heureux, tandis que je languis sous le poids de
-mon malheur? Tu peux anéantir mes autres passions; mais j'aurai
-toujours la vengeance.... la vengeance, désormais plus chère que la
-lumière ou la vie! Je puis mourir; mais avant ma mort, toi, mon tyran
-et mon bourreau, tu maudiras le soleil qui contemple ta misère».
-
---«Prends-y garde; car je suis sans crainte, et par conséquent
-puissant. J'épierai avec la ruse du serpent, et je blesserai avec son
-venin. Homme, tu te repentiras des maux que tu prépares».
-
---«Tais-toi, Démon; et n'empoisonne pas l'air par tes paroles
-criminelles. Je t'ai déclaré ma résolution, et je ne suis pas assez
-lâche pour céder à les menaces. Laisse-moi; je suis inexorable».
-
---«C'est bien. Je pars; mais souviens-toi que je serai avec toi la nuit
-de ton mariage».
-
-Je m'élançai en m'écriant: «Monstre! avant que tu ne signes mon
-arrêt de mort, tâche d'être en sûreté toi-même».
-
-Je voulus le retenir; mais il m'échappa, quitta la maison à la hâte,
-et en peu d'instants, il fut dans son bateau. Je le vis fendre les eaux
-avec la rapidité de la flèche, et je le perdis bientôt de vue au
-milieu des vagues. Un profond silence régnait autour de moi; mais ses
-paroles retentissaient à mes oreilles. Dans ma rage, je brûlais de
-poursuivre celui qui me privait du repos, et de le précipiter dans
-l'Océan. Je parcourus ma chambre en tous sens, à pas précipités et
-hors de moi, pendant que mon imagination me présentait mille tableaux
-propres à me tourmenter et à me déchirer. Pourquoi ne l'avais-je pas
-suivi? Pourquoi n'avais-je pas engagé avec lui un combat mortel? Je
-l'avais laissé partir, et il s'était dirigé vers le continent. Je
-frissonnai en pensant quelle pourrait être la première victime
-sacrifiée à son insatiable vengeance. Et alors je me rappelai ces
-paroles: «_Je serai avec toi la nuit de ton mariage_». C'était donc
-à cette époque qu'était fixé le terme de ma destinée. Je devais
-mourir à cette heure, satisfaire et éteindre à la fois sa
-perversité. Je n'en tremblai pas; mais venant à penser à ma chère
-Élisabeth, à ses larmes, et au chagrin éternel qu'elle éprouverait,
-en voyant son amant si cruellement arraché de ses bras... je sentis
-couler des larmes, les premières que j'eusse versées depuis plusieurs
-mois; et je résolus de ne pas succomber devant mon ennemi sans une
-résistance complète.
-
-La nuit s'écoula, et le soleil s'éleva de l'Océan: je fus plus calme,
-si l'on peut appeler calme celui dont la rage violente se change en un
-profond désespoir. Je quittai la maison, théâtre horrible de la
-dispute de la veille, et je me promenai sur le bord de la mer, qui me
-semblait une barrière insurmontable entre mes semblables et moi. Je
-formais le désir de pouvoir passer ma vie sur ce rocher stérile, dans
-l'ennui, mais du moins certain de ne pas être frappé de douleur par
-quelque catastrophe soudaine. En revenant au milieu des hommes, je
-devais m'attendre à être sacrifié, ou à voir ceux que j'aimais le
-plus mourir de la main d'un Démon, que j'avais créé moi-même.
-
-Je me promenais dans l'île comme un spectre inquiet, séparé de tout
-ce qu'il aimait, et malheureux de cette séparation. Vers midi, à
-l'heure où le soleil est le plus élevé, je m'étendis sur le gazon,
-et je m'endormis profondément. Je n'avais pas dormi de toute la nuit
-précédente; mes nerfs étaient agités, et mes yeux échauffés par la
-veille et la douleur: je fus rafraîchi par ce sommeil. En me
-réveillant, je crus appartenir encore à une race d'êtres humains
-semblables à moi-même; et je me mis à réfléchir avec plus de calme
-à ce qui s'était passé. Cependant, les paroles du Démon
-retentissaient toujours à mes oreilles comme la cloche de la mort;
-elles paraissaient être l'effet d'un songe, mais d'un songe distinct et
-oppressif comme une réalité.
-
-Le soleil était déjà fort avancé dans sa course; mais je me tenais
-encore sur le rivage, et j'étais à manger un gâteau d'avoine pour
-apaiser ma faim dévorante, lorsqu'un bateau pêcheur s'arrêta près de
-moi, et m'apporta un paquet qui contenait plusieurs lettres de Genève,
-et une de Clerval, mon ami, qui m'engageait à le rejoindre, en me
-disant qu'il y avait près d'un an que nous étions partis du
-Switzerland, et que nous n'avions pas encore visité la France. Il me
-priait donc de quitter mon île solitaire, et de venir au bout d'une
-semaine le trouver à Perth, où le plan de nos voyages pourrait être
-concerté. Je fus rappelé à la vie par cette lettre, et je me
-déterminai à quitter mon île deux jours après.
-
-Cependant, avant de partir, j'avais à faire une chose dont l'idée me
-causait un frissonnement. Il fallait emballer mes instruments de chimie;
-pour cela, entrer dans la chambre qui avait été le théâtre de mon
-odieux travail, et toucher ces ustensiles à la vue desquels je
-pâlissais. Le lendemain matin, au point du jour, je rassemblai tout mon
-courage, et j'ouvris la porte de mon laboratoire. Les débris de la
-créature qui était à moitié terminée, et que j'avais détruite,
-étaient, dispersés sur le plancher; en les voyant, j'éprouvai presque
-le même sentiment, que si j'avais déchiré en lambeaux la chair
-vivante d'un être humain. Je m'arrêtai pour me recueillir, et
-j'entrai, après un moment, dans la chambre. J'en enlevai les
-instruments d'une main tremblante; mais je réfléchis qu'il ne fallait
-pas y laisser les débris de mon ouvrage pour exciter l'horreur et le
-soupçon des paysans; et, en conséquence, je les mis dans un panier
-avec une grande quantité de pierres, et je les emportai dans le dessein
-de les jeter dans la mer, cette nuit même. En même temps je m'assis
-sur le rivage, et je me mis à nettoyer et à arranger mes appareils de
-chimie.
-
-Jamais révolution n'avait été plus complète que celle qui avait eu
-lieu dans mes sentiments depuis le soir de l'apparition du Démon.
-Auparavant, j'avais considéré ma promesse avec un profond désespoir,
-mais comme un engagement qui devait être rempli, quels qu'en fussent
-les résultats; maintenant il me semblait que le voile qui était sur
-mes yeux avait été arraché, et je voyais clairement pour la première
-fois. L'idée de recommencer mes travaux ne se présenta pas à mon
-esprit un seul instant; la menace que j'avais entendue, pesait sur mes
-pensées, sans qu'elle me portât à réfléchir qu'un acte volontaire
-de ma part pourrait la détourner. J'avais décidé en moi-même, que la
-création d'un être semblable au premier Démon que j'avais formé,
-serait un acte du plus vil et du plus atroce égoïsme; et je bannis de
-mon esprit toute pensée qui pût mener à une conclusion différente.
-
-Entre deux et trois heures du matin, la lune se leva. Je mis alors mon
-panier dans un petit esquif, et je m'éloignai du rivage à environ
-quatre milles. La scène était solitaire: il y avait bien quelques
-bateaux qui regagnaient le Continent, mais je m'en tins éloigné. On
-aurait dit que j'allais commettre un crime horrible: j'évitais avec une
-inquiétude mortelle toute rencontre avec mes semblables. En même
-temps, la lune, qui auparavant avait été claire, fut couverte
-tout-à-coup d'un nuage épais. Je profitai de ce moment d'obscurité
-pour jeter mon panier dans la mer; je prêtai l'oreille au bruit qu'il
-faisait en s'enfonçant, et je quittai la place que j'avais choisie pour
-cette opération. Le ciel se couvrit; mais l'air, refroidi seulement
-par le vent nord-est qui venait de s'élever, ne cessait pas d'être pur.
-Je ressentais une fraîcheur qui me parut si agréable, que je résolus
-de rester plus longtemps sur l'eau. Je fixai le gouvernail dans une
-position directe, et je m'étendis au fond du bateau. La lune était
-cachée par les nuages; tout était obscur; je n'entendais que le bruit
-de la barque, dont la quille fendait les vagues; bercé par le murmure,
-je m'endormis bientôt d'un profond sommeil.
-
-Je ne sais combien de temps je restai dans cette situation; mais, en
-m'éveillant, je m'aperçus que le soleil était déjà à une hauteur
-considérable. Le vent était violent, et les vagues menaçaient
-continuellement d'engloutir mon petit esquif. Je pensai que le vent
-soufflant du nord-est, devait m'avoir entraîné loin de la côte d'où
-j'étais parti. Je fis tout ce que je pus pour changer de direction,
-mais je ne tardai pas à reconnaître que le moindre effort aurait pour
-effet de submerger le bateau.
-
-Dans cette situation, ma seule ressource était de m'abandonner au vent.
-J'avoue que j'éprouvai quelques sentiments de terreur. Je n'avais pas
-de boussole avec moi, et je connaissais si peu la géographie de cette
-partie du monde, que le soleil m'était peu utile. Je pouvais être
-emporté dans le vaste Atlantique, et éprouver toutes les souffrances
-de la faim, ou bien être englouti dans les abîmes des flots, qui
-battaient ma barque et mugissaient autour de moi. Errant depuis
-plusieurs heures, j'étais tourmenté par une soif brûlante, prélude
-de mes autres souffrances. Je regardais le ciel couvert de nuages, que
-le vent chassait et auxquels d'autres nuages succédaient rapidement: je
-regardais la mer, qui allait être mon tombeau. «Démon, m'écriai-je,
-te voilà déjà satisfait»! Je pensai à Élisabeth, à mon père, et
-à Clerval; et je tombai dans une rêverie si désespérante et si
-effrayante, que, même à présent, quand la scène va se fermer devant
-moi pour toujours, je tremble de me la rappeler.
-
-Quelques heures après, le soleil pencha vers l'horizon; le vent se
-changea insensiblement en une douce brise, et l'agitation de la mer fit
-place à un calme plat. Je m'affaiblissais, et j'étais à peine capable
-de tenir le gouvernail, quand tout-à-coup je vis la terre vers le sud.
-
-Dans un moment où j'étais presque mort de fatigue, et du doute affreux
-dans lequel j'étais depuis plusieurs heures, cette certitude soudaine
-de la vie pénétra jusqu'à mon cœur comme une source vivifiante de
-joie, et me fit verser des larmes.
-
-Combien nos sentiments sont variables! Combien est étrange cet amour
-opiniâtre de la vie, même dans l'excès de la misère! Je fis une
-autre voile avec une partie de mon vêtement, et je me dirigeai
-promptement vers la terre. Elle paraissait déserte et couverte de
-rochers; mais en approchant davantage, je distinguai facilement des
-traces de culture. Je vis des vaisseaux près du rivage, et je me
-retrouvai tout-à-coup transporté dans le voisinage de l'homme
-civilisé. Je suivis avec empressement les détours de la côte, et
-j'aperçus enfin un clocher qui s'élevait derrière un petit
-promontoire. Dans mon état extrême de faiblesse, je résolus de faire
-voile directement vers la ville, comme le lieu où je pourrais le plus
-facilement pourvoir à ma nourriture. Par bonheur, j'avais de l'argent
-avec moi. En tournant le promontoire, je vis une jolie petite ville et
-un bon port, où j'abordai en bondissant de joie de mon salut
-inespéré.
-
-Pendant que j'étais occupé à attacher le bateau et à arranger les
-voiles, plusieurs personnes s'attroupèrent autour de moi. Elles
-paraissaient très-surprises de me voir paraître; et, au lieu de
-m'offrir du secours, elles parlaient ensemble en faisant des gestes,
-qui, dans tout autre instant, m'auraient alarmé; mais alors, je
-remarquai simplement qu'ils parlaient anglais, et je m'adressai à eux
-dans cette langue: «Mes bons amis, leur dis-je, aurez-vous l'obligeance
-de me dire le nom de cette ville, et de m'apprendre où je suis»?
-
---«Vous le saurez assez tôt, répondit un homme avec une voix aigre.
-Peut-être êtes-vous venu dans un lieu qui ne vous plaira pas trop;
-mais on ne demandera pas votre goût, je vous promets».
-
-Je fus excessivement surpris de recevoir une réponse aussi dure d'un
-étranger, et je ne fus pas moins déconcerté en voyant les figures
-sourcilleuses et irritées de ses compagnons. «Pourquoi me
-répondez-vous aussi durement, répliquai-je? Assurément, les Anglais
-n'ont pas coutume de recevoir les étrangers d'une façon si peu
-hospitalière».
-
---«Je ne sais pas, dit l'homme, quelle est la coutume des Anglais; mais
-celle des Irlandais est de haïr les scélérats».
-
-Pendant cet étrange dialogue, je vis la foule se grossir rapidement.
-Les figures exprimaient un mélange de curiosité et de colère, qui
-m'impatientait, et commençait à m'alarmer. Je demandai le chemin de
-l'auberge; personne ne répondit. Je marchai en avant; mais un murmure
-s'éleva de la foule, qui me suivit et m'entoura, jusqu'à ce qu'un
-homme de mauvaise mine me frappa sur l'épaule, et me dit: «Venez,
-Monsieur, il faut me suivre chez M. Kirwin, pour dire qui vous êtes».
-
---«Qui est-ce que M. Kirwin? Pourquoi dois-je donner des renseignements
-sur mon compte? Ne suis-je pas dans un pays libre»?
-
---«Oui, Monsieur, assez libre pour les honnêtes gens. M. Kirwin est un
-magistrat auquel vous allez donner des renseignements sur la mort d'un
-_Gentleman_, qui, la nuit dernière, a été trouvé assassiné».
-
-Je tressaillis à cette réponse; mais je me remis bientôt. J'étais
-innocent: il serait facile de le prouver. Je suivis donc mon conducteur
-en silence, et je fus conduis dans une des meilleures maisons de la
-ville. J'étais prêt à tomber de fatigue et de faim; mais, étant
-entouré de la foule, je pensai qu'il était convenable de rassembler
-toute ma force, afin qu'on n'attribua pas la faiblesse de mon corps à
-la crainte, ou aux remords du crime. Je m'attendais peu alors au malheur
-qui allait dans quelques moments peser sur moi, et étouffer dans
-l'horreur et le désespoir toute crainte d'ignominie ou de mort.
-
-Je m'arrête ici, car j'ai besoin de tout mon courage pour me rappeler
-les évènements effrayants que je vais raconter avec exactitude.
-
-
-
-
-CHAPITRE XX
-
-
-Je fus bientôt amené devant un magistrat; son visage exprimait la
-bonté; ses manières le calme et la douceur. Il me regarda, cependant,
-avec quelque sévérité; il se tourna ensuite vers mes conducteurs, et
-demanda quelles étaient les personnes qui paraissaient comme témoins
-dans cette affaire.
-
-Une demi-douzaine d'hommes, environ, s'avancèrent; et l'un d'eux,
-choisi par le magistrat, déposa que, la nuit précédente, étant allé
-à la pèche avec son fils et son beau-frère, Daniel Nugent, il fut
-surpris, vers dix heures, par un grand vent du nord qui s'éleva, et les
-força de gagner le rivage. La nuit étant très-sombre, parce que la
-lune n'était pas encore levée, ils n'abordèrent pas dans le port,
-mais, selon leur habitude, dans une baie à environ deux milles
-au-dessous. Il marchait le premier, portant une partie des filets, et
-suivi, à quelque distance, de ses compagnons. En s'avançant le long du
-rivage, il heurta de son pied contre un obstacle, et mesura la terre.
-Ses compagnons vinrent à son secours; et, à la lueur de leur lanterne,
-ils virent qu'il était tombé sur le corps d'un homme qui paraissait
-mort. Ils supposèrent d'abord que c'était le cadavre de quelque
-personne qui avait été noyée, et jetée par les vagues sur le rivage;
-mais, en l'examinant, ils reconnurent que les habits n'étaient pas
-mouillés, et même que le corps n'était pas encore froid. Ils le
-portèrent dans la chaumière d'une vieille femme, voisine du lieu où
-ils se trouvaient, et ils essayèrent inutilement de le rendre à la
-vie. Le mort paraissait être un beau jeune homme d'environ vingt-cinq
-ans. Selon toute apparence, il avait été étranglé; car son corps ne
-présentait d'autre signe de violence, que des marques noires de doigts
-sur le cou.
-
-La première partie de cette déposition ne m'intéressa nullement;
-mais, lorsqu'il parla de la marque noire des doigts, je me souvins du
-meurtre de mon frère, et j'éprouvai une agitation extrême; mes
-membres tremblèrent, un nuage obscurcit mes yeux, et je fus obligé de
-m'appuyer sur une chaise pour me soutenir. Le magistrat m'observait d'un
-œil scrutateur, et tira de suite un augure défavorable de mon
-maintien.
-
-Le fils confirma la déposition de son père; mais Daniel Nugent,
-appelé à son tour, affirma positivement qu'un moment avant la chute de
-son compagnon, il avait vu un bateau, monté par un seul homme, à peu
-de distance du rivage; et, autant qu'il pouvait en juger à la lueur de
-quelques étoiles, c'était le même bateau dans lequel je venais de
-débarquer.
-
-Une femme déposa qu'elle demeurait près du rivage, et qu'elle se
-tenait à la porte de sa chaumière, attendant le retour des pêcheurs,
-à peu près une heure avant d'apprendre la découverte du corps,
-lorsqu'elle vit un bateau, conduit par un seul homme, s'éloigner de
-cette partie du rivage, où le cadavre fut ensuite trouvé.
-
-Une autre femme confirma le récit des pêcheurs qui avaient porté le
-corps dans sa maison: il n'était pas encore froid. Ils le mirent dans
-un lit, et le frottèrent; mais, pendant que Daniel alla jusqu'à la
-ville chercher un médecin, le corps devint sans chaleur et sans vie.
-
-Plusieurs autres hommes furent interrogés sur mon débarquement; et ils
-convinrent qu'avec le grand vent du nord qui s'était élevé pendant la
-nuit, il était très probable que j'avais été ballotté pendant
-plusieurs heures, et obligé de retourner à peu près au même lieu
-d'où j'étais parti. Ils firent, en outre, observer que je devais avoir
-apporté le corps d'un autre endroit; et il était vraisemblable,
-puisque je paraissais ne pas connaître la côte, que j'aurais
-débarqué dans le port sans savoir quelle était la distance de la
-ville de ***, au lieu où j'avais laissé le cadavre.
-
-M. Kirwin, après avoir entendu cette déposition, voulut que je fusse
-conduit dans la chambre, où le corps avait été placé jusqu'à ce
-qu'il fût enterré. Il le désirait dans l'intention d'observer l'effet
-que sa vue produirait sur moi; et il n'avait probablement eu ce désir,
-qu'en remarquant l'extrême agitation que j'avais laissé paraître,
-lorsqu'on avait décrit le genre du meurtre. Je fus donc conduit à
-l'auberge par le magistrat et plusieurs autres officiers. Je ne pus
-m'empêcher d'être frappé des coïncidences étranges, qui avaient eu
-lieu pendant cette nuit remplie d'événements; mais, certain d'avoir
-causé avec plusieurs personnes dans l'île que j'avais habitée, à peu
-près au moment où l'on avait trouvé le corps, je fus parfaitement
-tranquille sur les conséquences de l'affaire.
-
-J'entrai dans la chambre où le cadavre reposait, et je lui fus
-confronté. Comment décrire ce que j'éprouvai à cet aspect? Je me
-sens encore saisi d'horreur, et je ne puis penser à ce moment terrible
-sans trembler, et sans tomber dans un désespoir qui me rappelle
-faiblement l'angoisse dont je fus saisi en le reconnaissant. Le
-jugement, la présence du magistrat et des témoins sortirent comme un
-songe de ma mémoire, lorsque je vis Henri Clerval, dont le corps était
-inanimé et étendu devant moi. Je respirais à peine, je me jetai sur
-le cadavre en m'écriant: «Mon cher Henri, mes funestes machinations
-t'ont-elles aussi privé de la vie? J'ai déjà immolé deux victimes;
-d'autres attendent leur destinée: mais toi, Clerval, mon ami, mon
-bienfaiteur....».
-
-Les forces humaines ne peuvent supporter long-temps les souffrances
-cruelles auxquelles je fus en proie. On m'emporta de la chambre dans de
-fortes convulsions.
-
-Une fièvre succéda à cet état terrible. Je fus deux mois au bord du
-tombeau: mon délire, comme on me l'apprit ensuite, était effrayant; je
-m'appelais le meurtrier de Guillaume, de Justine et de Clerval. Tantôt
-je priais ceux qui me gardaient de m'aider à détruire le démon, qui
-était la cause de mon supplice; tantôt je sentais les doigts du
-monstre qui saisissaient déjà mon cou, et je poussais des cris de
-douleur et d'effroi. Heureusement je n'étais compris que de M. Kirwin,
-qui seul entendait la langue de mon pays, dans laquelle je m'exprimais;
-mais mes gestes et mes cris affreux suffisaient pour effrayer les autres
-témoins.
-
-Pourquoi n'ai-je pas succombé? Plus malheureux que n'a jamais été
-aucun homme, pourquoi n'ai-je pas été enseveli dans l'oubli et le
-repos? La mort enlève une foule de jeunes enfants, unique espoir de
-leurs tendres parents. Des épouses nouvelles, de jeunes amants, ont
-été un jour brillants de la santé et de l'espérance, et le
-lendemain, renfermés dans la tombe où ils sont devenus la pâture des
-vers! De quelle matière étais-je formé pour résister ainsi à tant
-de chocs, qui, semblables à l'action de la roue, renouvelaient
-continuellement mon supplice?
-
-Hélas! j'étais condamné à vivre, et, deux mois après, je me
-trouvai, comme si je m'éveillais d'un songe, dans une prison, étendu
-sur un grabat, entouré de geôliers, de guichetiers, de verrous, et du
-triste appareil d'un donjon. Ce fut un matin, je me souviens, que je
-m'éveillai ainsi dans mon bon sens. J'avais oublié les détails de ce
-qui était arrivé, et je n'avais d'autre impression que celle d'un
-grand malheur qui aurait tout d'un coup pesé sur moi; mais en regardant
-autour de moi, en apercevant les fenêtres grillées, et la malpropreté
-de la chambre dans laquelle j'étais, je me rappelai toutes les
-circonstances qui avaient précédé ma captivité, et je poussai un
-soupir douloureux.
-
-Ce bruit réveilla une vieille femme qui dormait dans une chaise à
-côté de moi. Cette vieille, qui était louée pour me servir de garde,
-et qui était femme de l'un des guichetiers, portait sur sa figure
-l'expression de toutes les mauvaises qualités, qui caractérisent
-souvent cette classe. Ses traits étaient grossiers et durs, comme ceux
-des personnes habituées à voir le malheur avec indifférence. Son ton
-décelait toute son insensibilité. Elle s'adressa à moi en Anglais, et
-je fus frappé du son de sa voix que j'avais entendue pendant mes
-souffrances.
-
-«Êtes-vous mieux maintenant, monsieur, dit-elle? Je répondis dans la
-même langue, et d'une voix faible: je crois qu'oui; mais, s'il est vrai
-que je ne rêve pas, je suis fâché de vivre encore pour sentir le
-malheur de mon horrible situation».
-
---«Quant à cela, répliqua la vieille femme, si vous voulez parler du
-Gentleman que vous avez assassiné, je crois qu'il vaudrait mieux pour
-vous être mort, car je pense que cela ira mal: vous ne pouvez pas
-manquer d'être pendu aux prochaines assises. Cependant, ce n'est pas
-là mon affaire; je suis envoyé pour vous soigner, et vous rendre à la
-santé; je fais mon devoir en bonne conscience, et tout le monde ferait
-bien d'agir de même».
-
-Je me détournai avec dégoût d'une femme, qui pouvait tenir un langage
-aussi inhumain à une personne qui venait d'être arrachée à la mort.
-Je me sentais encore languissant et incapable de réfléchir à tout ce
-qui s'était passé. Ma vie entière me paraissait un songe; je doutais
-quelquefois de la vérité, car elle ne se présentait jamais à mon
-esprit avec sa force réelle.
-
-Les idées, qui passaient dans mon esprit, devinrent enfin plus
-distinctes. Je retombai dans mes accès de fièvre; je fus entouré
-comme d'un nuage; et je n'avais aucun ami dont la douce voix me
-consolât, aucun bras sur lequel je pusse me soutenir. Le médecin vint,
-et ordonna des remèdes que la vieille femme prépara; mais l'un
-témoignait une profonde insouciance, et l'autre n'avait sur le visage
-que l'expression de la brutalité. Quel autre que le bourreau, jaloux de
-gagner son droit, pouvait s'intéresser au sort d'un assassin?
-
-Telles étaient mes réflexions; mais j'appris bientôt que M. Kirwin
-m'avait témoigné beaucoup de bonté. Il avait donné ordre de me
-placer dans la meilleure chambre de la prison (car c'était la
-meilleure, toute mauvaise qu'elle fût); et c'était lui qui m'avait
-donné un médecin et une garde. À la vérité, il venait rarement me
-voir; car, malgré son vif désir de soulager les souffrances de toute
-créature humaine, il ne voulait pas être présent au désespoir et au
-délire affreux d'un assassin. Il venait seulement pour examiner si je
-n'étais pas négligé; mais ses visites étaient courtes et rares.
-
-Cependant je me rétablissais insensiblement: un jour j'étais assis
-dans un fauteuil, les yeux à moitié ouverts, et les joues livides
-comme la mort; abattu par le chagrin et le malheur, je me répétais
-qu'il vaudrait mieux mourir que rester misérablement renfermé dans un
-monde rempli de méchanceté. Je me demandais aussi si je ne me
-déclarerais pas coupable, pour subir la peine de la loi, moins innocent
-que la pauvre Justine ne l'avait été. Telles étaient mes pensées,
-lorsque je vis la porte de ma chambre s'ouvrir, et M. Kirwin entra. Son
-visage exprimait l'intérêt et la compassion; il approcha une chaise de
-la mienne, et me dit en français:
-
-«Je crains que cette chambre ne vous paraisse pas agréable; puis-je
-faire quelque chose de mieux pour vous»?
-
---«Je vous remercie; tout ce que vous voulez dire n'est rien pour moi:
-il n'est rien sur la terre qui puisse me consoler».
-
---«Je sais que l'intérêt d'un étranger ne peut être que d'une
-faible consolation pour une personne accablée comme vous, par un
-malheur si grand; mais vous quitterez bientôt, j'espère, ce triste
-séjour; car je ne doute pas que l'évidence ne vous disculpe facilement
-du crime qui vous est imputé».
-
---«C'est ce qui m'intéresse le moins: par une suite d'évènements
-étranges, je suis devenu le plus malheureux des mortels. Persécuté et
-souffrant comme je suis, et comme je l'ai été, la mort peut-elle me
-paraître un mal»?
-
---«Certes, rien n'est plus propre à plonger dans le malheur et le
-désespoir que les circonstances étranges dont vous venez d'être
-victime. Jeté par un hasard extraordinaire sur ce rivage renommé pour
-son hospitalité, vous avez été sur-le-champ arrêté et accusé d'un
-meurtre. Le premier objet qui se soit présenté à vos yeux, c'est le
-corps de votre ami, si singulièrement assassiné, et placé par quelque
-Démon sous vos pas».
-
-Pendant que M. Kirwin parlait ainsi, malgré l'agitation que
-j'éprouvais en me retraçant mes souffrances, je ne pus m'empêcher
-d'être fort surpris de ce qu'il paraissait savoir sur mon compte. Je
-pense que je laissai voir mon étonnement sur ma figure; car M. Kirwin
-se hâta de dire:
-
-«Ce ne fut qu'un ou deux jours après que vous fûtes tombé malade,
-que je pensai à fouiller vos habits, pour chercher un moyen d'envoyer
-à vos parents la nouvelle de votre malheur et de votre maladie. Je
-trouvai plusieurs lettres, et, entr'autres, une que je reconnus dès le
-commencement pour être de votre père. J'écrivis aussitôt à Genève:
-près de deux mois ce sont écoulés depuis le départ de ma lettre...
-mais vous êtes malade; vous tremblez même dans ce moment; vous ne
-pouvez supporter aucune espèce d'agitation».
-
---«Cette attente est mille fois plus cruelle que les évènements les
-plus horribles: dites-moi quel meurtre a été commis, et sur la mort de
-qui je dois gémir».
-
---«Votre famille se porte très-bien, dit M. Kirwin avec douceur; et
-quelqu'un, un ami, est venu pour vous voir».
-
-Je fus amené sur-le-champ, par je ne sais quelle chaîne d'idées, à
-penser que l'assassin était venu pour insulter à mon malheur, me
-railler sur la mort de Clerval, et m'engager de nouveau à consentir à
-ses désirs infernaux. Je mis les mains devant mes yeux en m'écriant,
-avec désespoir: «Ah! repoussez-le! je ne puis le voir; pour l'amour de
-Dieu, ne le laissez pas entrer».
-
-M. Kirwin, dont le visage était troublé, fixa les yeux sur moi: il ne
-put s'empêcher de regarder mon exclamation comme une présomption de
-mon crime, et me dit d'un ton sévère:
-
---«J'aurais pensé, jeune homme, que la présence de votre père eût
-été un bonheur pour vous, au lieu de vous inspirer une répugnance
-aussi violente».
-
---«Mon père! m'écriai-je; et, dans chaque trait, chaque muscle,
-l'expression du plaisir succéda à celle du désespoir. Mon père
-est-il réellement venu? Que vous êtes bon! Ah! que vous êtes bon!
-Mais où est-il? pourquoi ne se hâte-t-il pas de venir»?
-
-Mon changement d'expression surprit et satisfit le magistrat. Peut-être
-pensa-t-il que ma première exclamation était un retour momentané de
-délire. Il reprit aussitôt son air de bonté, se leva, et sortit avec
-ma garde. Mon père entra un instant après.
-
-Rien, dans ce moment, ne pouvait me faire plus de plaisir que l'arrivée
-de mon père. Je lui tendis la main, en m'écriant:
-
-«Vous vivez donc?--et Élisabeth?--et Ernest»?
-
-Mon père me calma, en m'assurant qu'ils étaient en bonne santé, et
-s'efforça, en s'arrêtant sur ces sujets si intéressants pour mon
-cœur, de relever mon courage; mais il sentit bientôt qu'une prison ne
-pouvait être le séjour de la gaîté. «Quel est ce lieu que vous
-habitez, mon fils», dit-il en regardant avec douleur les fenêtres
-grillées, et la chambre dont l'aspect était misérable? «Vous avez
-voyagé pour chercher le bonheur, mais il semble que la fatalité vous
-poursuive. Et le pauvre Clerval»?...
-
-En entendant prononcer le nom de mon malheureux ami qui avait été
-assassiné, je ressentis, une agitation trop grande pour que je pusse la
-supporter dans l'état de faiblesse où j'étais. Je versai des pleurs.
-
-«Hélas! oui, mon père, répondis-je; la destinée la plus horrible
-est suspendue sur ma tête, et me condamne à vivre pour la remplir,
-puisque je ne suis pas mort sur le corps inanimé de Henry».
-
-On ne nous permit pas de nous entretenir long-temps ensemble; car
-l'état précaire de ma santé rendait nécessaires les précautions qui
-pouvaient affermir ma tranquillité. M. Kirwin entra, et insista pour
-qu'on n'épuisât pas ma force par un trop grand effort. Mais l'arrivée
-de mon père était pour moi comme celle de mon bon ange; et ma santé
-se rétablit insensiblement.
-
-Délivré peu à peu de la maladie, j'étais absorbé par une
-mélancolie sombre et noire que rien ne pouvait dissiper. L'affreuse
-image de Clerval assassiné était toujours devant mes yeux; plus d'une
-fois l'agitation, dans laquelle ces réflexions me jetaient, fit
-craindre à mes amis une rechute dangereuse. Hélas! pourquoi ont-ils
-sauvé une vie si misérable et si détestée? sans doute pour que
-j'accomplisse ma destinée, dont la fin approche à présent. Bientôt,
-ah! bientôt, la mort étouffera ces gémissements, et me délivrera du
-poids affreux de mes souffrances qui m'entraîne dans la tombe; je
-subirai la sentence de la justice, et je jouirai en même temps du
-repos. Je ne pensais pas alors que la mort fut prochaine, mais j'en
-conservais toujours le désir, et je restais souvent assis plusieurs
-heures immobile et silencieux, faisant le vœu qu'un fort tremblement de
-terre m'ensevelît sous ses ruines avec mon destructeur.
-
-L'époque des assises approchait. J'étais déjà en prison depuis trois
-mois; et, quoique je fusse encore faible, et continuellement exposé à
-une rechute, je fus obligé de faire près de cent milles pour aller à
-la ville du comté où la cour se tenait. M. Kirwin voulut bien ne
-négliger aucuns soins pour recueillir des témoins et préparer ma
-défense. L'affaire n'étant pas portée devant la cour qui décide de
-la vie et de la mort, on m'épargna la honte de paraître en public
-comme un criminel. Le grand jury rejeta le bill, aussitôt qu'il eut la
-preuve que j'étais dans les îles Orkneys à l'heure où l'on trouva le
-corps de mon ami; quinze jours après mon arrivée, je sortis de prison.
-
-Mon père fut ravi que je n'eusse plus à porter la honte d'une charge
-criminelle, que je fusse libre de respirer encore un air pur, et de
-retourner dans mon pays natal. Je ne partageais pas ces sentiments; car
-les murs d'un donjon ou d'un palais m'étaient également odieux. La
-coupe de la vie était empoisonnée pour toujours; le soleil brillait,
-il est vrai, pour moi comme pour celui dont le cœur est heureux et
-content, mais je ne voyais autour de moi qu'une obscurité épaisse et
-effrayante; obscurité qu'aucune lumière ne pouvait percer; si ce n'est
-celle de deux yeux qui brillaient sur moi. Tantôt c'étaient les yeux
-expressifs de Henry, dans lesquels se peignaient la langueur de la mort;
-dont les noires prunelles étaient presqu'entièrement recouvertes par
-les paupières et de longs cils noirs; tantôt c'étaient les yeux
-humides et ternes du monstre, tels que je les vis pour la première fois
-dans ma chambre à Ingolstadt.
-
-Mon père tâcha d'éveiller en moi les sentiments d'affection; il me
-parla de Genève que je verrais bientôt,--d'Élisabeth et d'Ernest;
-mais ces discours n'avaient d'autre effet que de m'arracher de profonds
-soupirs. Quelquefois, il est vrai, j'avais le désir du bonheur; je
-pensais, avec un plaisir mélancolique, à ma chère cousine; ou bien
-dévoré par la maladie du pays, j'étais impatient de voir encore une
-fois le lac azuré et le Rhône rapide, qui m'avaient été si chers
-dans les premiers jours de mon enfance: mais en général j'éprouvais
-une apathie, telle que la prison me paraissait un séjour aussi
-agréable que le lieu le plus délicieux de la nature; et encore ces
-accès n'étaient quelquefois interrompus, que par des redoublements
-d'angoisse et de désespoir. Dans ces moments, j'aurais voulu mettre fin
-à une existence qui m'était à charge; et il fallait un soin et une
-vigilance continuels, pour m'empêcher de me porter à quelqu'acte
-affreux de violence.
-
-Je me souviens qu'en quittant la prison, j'entendis un homme dire: «Il
-peut être innocent du meurtre, mais il a certainement une mauvaise
-conscience». Ces paroles me frappèrent. Une mauvaise conscience! Oui,
-sans doute, elle l'était: Guillaume, Justine et Clerval devaient la
-mort à mes machinations infernales: «Et quelle mort, m'écriai-je,
-mettra fin à ces horreurs? Ah! mon père, ne restez pas dans ce
-malheureux pays; traînez-moi dans un lieu où, je puisse oublier, moi,
-mon existence, et le monde entier».
-
-Mon père accéda facilement à ce désir; et, après avoir pris congé
-de M. Kirwin, nous partîmes pour Dublin. Je me sentis comme soulagé
-d'un poids affreux, lorsque le paquebot s'éloigna de l'Irlande avec un
-bon vent, et que j'eus quitté pour toujours le pays qui avait été
-pour moi le théâtre de tant de douleurs.
-
-Il était minuit. Mon père dormait dans la cabine, et moi j'étais sur
-le tillac à contempler les étoiles et à écouter le bruit des vagues.
-Je perçais des yeux l'obscurité qui cachait l'Irlande à ma vue, et je
-sentais mon pouls battre avec la violence de la fièvre, en pensant que
-je verrais bientôt Genève. Le passé me paraissait comme un songe
-effrayant, et pourtant le vaisseau qui me portait, le vent qui
-m'éloignait du rivage détesté de l'Irlande, et la mer qui
-m'entourait, ne m'apprenaient que trop que je n'étais pas trompé par
-une vision, et que Clerval, mon ami et mon cher compagnon, avait été
-ma victime et celle du monstre que j'avais créé. Je repassai dans ma
-mémoire tous les événements de ma vie, mon bonheur paisible pendant
-que j'étais à Genève au sein de ma famille, la mort de ma mère, et
-mon départ pour Ingolstadt. Je me souvins en tremblant de
-l'enthousiasme insensé qui m'avait excité à créer mon hideux ennemi,
-et je me rappelai la nuit dans laquelle il reçut la vie. Je ne pus
-suivre le fil de mes pensées; je fus accablé de mille sentiments
-divers, et je finis par pleurer avec amertume.
-
-Depuis que j'étais rétabli de la fièvre, j'avais coutume de prendre
-chaque soir un peu de _laudanum_; car ce n'était qu'au moyen de cette
-potion, que je pouvais goûter le repos nécessaire à la conservation
-de la vie. Accablé par le souvenir de tous mes malheurs, je pris une
-double dose, et bientôt je m'endormis profondément: mais le sommeil me
-fit oublier ma misère; mes rêves me présentèrent une foule d'objets
-dont je fus effrayé. Vers le matin, je fus attaqué d'une sorte de
-cauchemar; je croyais être saisi par le démon qui me pressait le cou,
-sans que je pusse m'en délivrer; des gémissements et des cris
-retentissaient à mes oreilles. Mon père, qui veillait sur moi, vit mon
-agitation, me réveilla, et me montra le port de Holyhead, dans lequel
-nous entrions.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXI
-
-
-Nous avions résolu de ne pas aller à Londres, mais de traverser le
-pays jusqu'à Portsmouth; et là, de nous embarquer pour le Havre. Le
-motif principal qui me déterminait à préférer ce plan, c'est que je
-craignais de revoir ces lieux, où j'avais joui de quelques moments de
-tranquillité avec mon cher Clerval. J'étais surtout saisi d'horreur,
-en pensant que je pourrais rencontrer ces personnes que nous avions
-coutume de visiter ensemble, et qui me questionneraient sur un
-évènement, dont le souvenir même renouvelait l'angoisse dont je fus
-déchiré, en voyant son corps inanimé dans l'auberge de ***.
-
-Quant à mon père, il bornait ses désirs et ses efforts à me voir
-revenir à la santé et au calme. Sa tendresse et ses attentions
-étaient infatigables; tout son espoir même était de chasser de mon
-cœur le chagrin et la mélancolie, qui s'en étaient entièrement
-emparés. Quelquefois il attribuait ma douleur à la honte d'être
-obligé de répondre à une accusation d'assassinat, et il tâchait de
-me prouver la sottise de l'orgueil.
-
-«Hélas! mon père, disais-je, que vous me connaissez peu! Les hommes,
-leurs sentiments, et leurs passions seraient réellement dégradées, si
-un misérable tel que moi se livrait à l'orgueil. Justine, la
-malheureuse. Justine, était aussi innocente que moi-même, et elle a
-été flétrie de la même accusation; elle en a été victime, et j'en
-suis la cause.... je l'ai assassinée Guillaume, Justine, Henri.... ils
-sont tous morts de ma main»!
-
-Pendant mon emprisonnement, mon père avait souvent entendu de
-semblables discours sortir de ma bouche; lorsque je m'accusais ainsi, il
-semblait quelquefois désirer une explication, et, au moment de la
-demander, il s'arrêtait en paraissant considérer mes paroles comme
-l'effet du délire. Il croyait que, pendant ma maladie, quelqu'idée
-semblable s'était présentée à mon imagination, et que j'en avais
-conservé le souvenir dans ma convalescence. J'évitais toute
-explication, et je gardais un silence continuel sur le malheureux que
-j'avais créé. J'avais un pressentiment qu'on me croirait en démence,
-et cette crainte enchaînait toujours ma langue, lorsque j'aurais donné
-le monde entier pour avoir un confident du fatal secret.
-
-À cette occasion, mon père me dit avec l'expression du plus grand
-étonnement: «Que voulez-vous dire, Victor? Êtes-vous fou? Mon cher
-fils, je vous supplie de ne jamais renouveler une pareille accusation».
-
---«Je ne suis pas fou, m'écriai-je avec énergie; le soleil et les
-cieux, qui ont vu mes opérations, attesteront la vérité de ce que je
-dis. Je suis l'assassin de ces victimes innocentes; elles doivent la
-mort à mes machinations. Mille fois j'aurais versé mon propre sang,
-goutte à goutte, pour sauver leur vie; mais je ne pouvais, mon père,
-en vérité, je ne pouvais sacrifier toute l'espèce humaine».
-
-La conclusion de ce discours eut pour effet de convaincre mon père
-qu'il y avait du dérangement dans mes idées; il changea sur le champ
-le sujet de notre conversation, et il s'efforça de détourner le cours
-de mes pensées. Il désirait, autant que possible, effacer le souvenir
-des évènements qui avaient eu lieu en Irlande; jamais il ne leur
-faisait allusion; jamais il ne me laissait parler de mes malheurs.
-
-Avec le temps je devins plus calme. La douleur avait pris racine dans
-mon cœur, mais je ne parlais plus de mes crimes avec autant
-d'incohérence; les remords me suffisaient. À force de peine et
-d'efforts, j'étouffai dans mon sein le malheur, dont j'entendais la
-voix impérieuse, et que je désirais moi-même déclarer au monde
-entier; et mon humeur fut plus calme et plus composée, qu'elle ne
-l'avait jamais été depuis mon voyage à la mer de glace.
-
-Nous arrivâmes au Havre le 8 mai, et nous partîmes sur le champ pour
-Paris, où mon père fut retenu pendant plusieurs semaines par quelques
-affaires. Je reçus, dans cette ville, la lettre suivante d'Élisabeth:
-
-
-À VICTOR FRANKENSTEIN.
-
-«Mon très-cher ami,
-
-
-»J'ai eu le plus grand plaisir en recevant une lettre de mon oncle
-datée de Paris; vous n'êtes plus à une distance effrayante, et je
-puis espérer vous voir dans moins de quinze jours. Mon pauvre cousin,
-combien vous avez souffert! Je m'attends à vous trouver l'air encore
-plus triste que quand vous avez quitté Genève. Cet hiver a été bien
-pénible: j'étais tourmentée par une incertitude affreuse; cependant
-je me flatte que votre physionomie aura plus de calme, et que votre
-cœur ne manquera ni de consolation, ni de tranquillité.
-
-»Mais je crains que les mêmes sentiments, qui vous rendaient si
-malheureux, il y a un an, ne soient encore dans votre cœur; je crains
-même que le temps n'y ait ajouté. Je n'ai pas voulu vous affliger à
-cette époque, où tant de malheurs pesaient sur vous; mais une
-conversation, que j'ai eue avec mon oncle au moment de son départ, me
-force à désirer une explication avant de nous revoir.
-
-»Une explication! Direz-vous peut-être; quelle est l'explication dont
-Élisabeth peut avoir besoin? Si vous le dites réellement, vous avez
-répondu à mes questions, et je n'ai plus qu'à signer votre
-affectionnée cousine; mais vous êtes loin de moi, et il est possible
-que cette explication soit à la fois pour vous un sujet de crainte et
-de désir. Dans cette dernière supposition, je n'ose plus tarder à
-écrire ce que, pendant votre absence, j'ai souvent voulu vous exprimer,
-sans avoir jamais eu le courage de commencer.
-
-»Vous savez bien, Victor, que notre union a toujours été le projet
-favori de vos parents depuis notre enfance. On nous l'a dit dans notre
-jeunesse, et on nous a appris à compter sur cette union comme sur un
-évènement infaillible. Pendant notre enfance, nous étions bons
-camarades de jeu, et je crois, amis chers et précieux l'un à l'autre,
-à mesure que nous avancions en âge. Mais, comme un frère et une sœur
-éprouvent souvent l'un pour l'autre une vive affection, sans désirer
-une union plus intime, ne serait-il pas possible que le même sentiment
-existât entre nous? Dites-moi, mon cher Victor; répondez-moi avec
-franchise, je vous en conjure, au nom de notre bonheur mutuel; n'en
-aimez-vous pas une autre?
-
-»Vous avez voyagé; vous avez passé plusieurs années de votre vie à
-Ingolstadt; et je vous l'avoue, mon ami, lorsque je vous vis, l'automne
-dernier, si malheureux, et fuyant dans la solitude toute société, je
-n'ai pu m'empêcher de penser que vous redoutiez notre union, et que
-vous vous regardiez comme engagé d'honneur à répondre aux désirs de
-vos parents, quoiqu'ils s'opposent eux-mêmes à vos inclinations. Ce
-serait mal raisonner. Je vous avoue, mon cousin, que je vous aime, et
-que dans mes rêves d'avenir, vous avez toujours occupé une bien grande
-place. Mais je veux votre bonheur autant que le mien, et je dois
-déclarer que notre mariage me rendrait éternellement malheureuse, s'il
-n'était pas le résultat d'un choix libre de votre part. À présent
-même, je pleure en pensant que, accablé comme vous l'êtes par les
-plus cruelles infortunes, vous pouvez sacrifier, à ce qu'on appelle
-_honneur_, tout espoir de cet amour et de ce bonheur, qui seuls
-pourraient vous rendre à vous-même. Moi, qui ai pour vous une
-véritable affection, une affection qui repose sur tant d'intérêt,
-j'augmenterais vos malheurs en m'opposant à vos désirs! Ah! Victor,
-soyez assuré que votre cousine et compagne a pour vous un amour trop
-sincère, pour que cette idée ne la rende pas malheureuse. Soyez
-heureux, mon ami; et, si vous exaucez cette prière, soyez persuadé que
-rien sur la terre ne pourra interrompre ma tranquillité.
-
-»Que cette lettre ne vous afflige pas; n'y répondez ni demain, ni
-après demain, ni même avant votre arrivée, si elle vous cause de la
-peine. Mon oncle m'enverra des nouvelles de votre santé; et, lorsque
-nous nous reverrons, si j'aperçois seulement sur vos lèvres un sourire
-qui ait pour motif cette lettre, ou tout autre objet qui me touche, je
-n'aurai pas besoin d'autre bonheur».
-
-» ÉLIZABETH LAVENZA».
-
-Genève, 18 mai 17--
-
-
-Cette lettre rappela ce que j'avais oublié depuis quelque temps, la
-menace du Démon: «_Je serai avec toi la nuit de ton mariage_»! Telle
-était ma sentence. Dans cette nuit le Démon emploierait tous les
-moyens pour me détruire, et me priver de cette lueur de bonheur qui
-promettait de me consoler en partie de mes souffrances. Dans cette nuit,
-il avait résolu de consommer ses crimes par ma mort. Eh bien! tant
-mieux; nous engagerions certainement alors un combat affreux: s'il
-était victorieux, je reposerais en paix, et cesserais d'être soumis à
-son pouvoir; s'il était vaincu, je serais libre. Hélas! quelle
-liberté! Elle serait semblable à celle du paysan qui a vu massacrer sa
-famille, brûler sa chaumière, et dévaster ses terres. Il erre au
-hasard, sans asile, sans ressources, et solitaire, mais libre. Telle
-serait ma liberté, si ce n'est que mon Élisabeth était un trésor
-disputé, hélas! par l'horreur du remords et du crime, qui me
-poursuivrait jusqu'à la mort.
-
-Douce et chère Élisabeth! Je lus et relus sa lettre; je sentis dans
-mon cœur quelques émotions plus douces, et j'osai me bercer de vains
-rêves d'amour et de bonheur; mais la pomme était déjà mangée, et le
-bras de l'ange était levé pour m'annoncer que tout espoir était
-anéanti. Qu'importe? Je mourrais pour la rendre heureuse. Car si le
-monstre était fidèle à sa menace, je ne pouvais éviter la mort.
-Était-il vrai, cependant, que mon mariage dût hâter ma destinée? Ma
-fin arriverait, il est vrai, quelques mois plutôt; mais si mon
-persécuteur pensait que ses menaces fussent la cause de mes retards, il
-ne manquerait pas de trouver d'autres moyens de vengeance peut-être
-plus terribles. Il avait fait vœu _d'être avec moi la nuit de mon
-mariage_, sans se croire enchaîné par cette menace jusqu'au jour fixé
-pour ce mariage; ne m'avait-il pas, en effet, prouvé qu'il n'était pas
-encore rassasié de sang, en assassinant Clerval aussitôt après qu'il
-eût prononcé ses menaces. Mon parti fut pris: si mon union, immédiate
-avec ma cousine devait faire son bonheur ou celui de mon père, je ne
-retarderais pas d'un seul moment le dessein de mon ennemi contre ma vie.
-
-Dans cet état d'esprit, j'écrivis à Élisabeth. Ma lettre était
-calme et affectionnée. «Je crains, ma chère amie, disais-je, qu'il ne
-nous reste que peu de bonheur sur la terre; et c'est sur vous que j'ai
-concentré tout celui dont je pourrai jouir un jour. Chassez vos
-craintes inutiles; c'est à vous seule que je consacre ma vie; votre
-bonheur est le seul but de mes efforts. J'ai un secret, Élisabeth, un
-secret affreux; lorsque vous le connaîtrez, vous serez glacée
-d'horreur, et alors, loin d'être surprise de ma douleur, vous vous
-étonnerez seulement que je survive à mes souffrances. Je vous
-révélerai ce mystère de douleur et d'effroi le lendemain de votre
-mariage; car, mon aimable cousine, il faut qu'il y ait entre nous une
-confiance entière. Mais jusque-là, je vous en conjure, ne m'en parlez
-pas, et n'y faites point allusion. Je vous en supplie avec ardeur, et je
-sais que vous y consentirez».
-
-Une semaine environ après l'arrivée de la lettre d'Élisabeth, nous
-retournâmes à Genève. Ma cousine m'accueillit avec une tendre
-affection; mais elle ne put retenir ses larmes, en voyant la maigreur de
-mon corps et la pâleur de mes joues. Je fus aussi frappé d'un
-changement dans sa personne. Elle avait perdu de son embonpoint, et de
-cette aimable vivacité qui m'avait auparavant charmé; mais sa douceur
-et ses regards pleins de compassion, la rendaient plus propre à devenir
-la compagne d'un être malheureux et accablé comme je l'étais. Cette
-tranquillité ne fut pas de longue durée. Mes souvenirs portaient le
-trouble dans mon esprit; et en pensant aux événements passés, je
-tombais dans une véritable démence; tantôt j'étais furieux et
-écumant de rage; tantôt calme et abattu. Je ne disais et ne
-distinguais rien, et je restais sans mouvement, étourdi par la
-multitude de chagrins qui m'accablaient.
-
-Élisabeth seule avait le pouvoir de me tirer de ces accès; sa douce
-voix me calmait lorsque j'étais transporté de fureur, et m'inspirait
-des sentiments humains lorsque je tombais dans l'anéantissement. Elle
-pleurait avec moi et pour moi. Dès que je revenais à la maison, elle
-me faisait des remontrances, et tâchait de me porter à la
-résignation. Ah! le malheureux peut se résigner; mais le coupable ne
-peut goûter de repos. Les remords empoisonnent le plaisir qu'on
-pourrait trouver à s'abandonner à l'excès du chagrin.
-
-Bientôt après mon arrivée, mon père parla de mon prochain mariage
-avec ma cousine. Je gardai le silence.
-
-«Avez-vous donc un autre attachement»?
-
---«Aucun sur la terre. J'aime Élisabeth, et j'envisage notre union
-avec délices. Que le jour en soit donc fixé; et alors je me
-consacrerai, dans la vie ou dans la mort, au bonheur de ma cousine».
-
---«Mon cher Victor, ne parlez pas ainsi; de grands malheurs ont pesé
-sur nous, mais ne nous en attachons que plus à ce qui reste, et
-reportons sur ceux qui survivent l'amour que nous avions pour ceux que
-nous avons perdus. Notre cercle sera étroit, mais resserré par les
-nœuds de l'affection et d'un malheur mutuel. Et, lorsque le temps aura
-adouci votre désespoir, de nouveaux objets d'un tendre soin naîtront
-pour remplacer ceux dont nous avons été si cruellement privés».
-
-Telles étaient les leçons de mon père; mais le souvenir de la menace
-ne pouvait me quitter: aussi ne devez-vous pas vous étonner que,
-connaissant la toute puissance du Démon dans le crime, je le jugeasse
-invincible. Bien plus, l'ayant entendu prononcer ces mots: «_Je serai
-avec toi la nuit de ton mariage_», je ne doutais pas un instant que mon
-sort ne fut inévitable. Mais la mort n'était pas un mal pour moi
-auprès du malheur de perdre Élisabeth. Je convins donc, avec mon
-père, d'un air content et même gai, que, si ma cousine y consentait,
-la cérémonie aurait lieu dans dix jours, et mettrait ainsi, comme je
-l'imaginais, le sceau à ma destinée.
-
-Grand Dieu! si j'avais pensé un instant à l'intention infernale qui
-animait le Démon, je me serais exilé pour toujours de ma patrie, et
-j'aurais erré sur la terre, repoussé et sans ami, plutôt que de
-consentir à ce malheureux mariage. Mais, comme par un pouvoir magique,
-le monstre m'avait aveuglé sur ses véritables intentions; et lorsque
-je croyais ne préparer que ma mort, je hâtais celle d'une victime bien
-plus chère.
-
-En approchant de l'époque fixée pour notre mariage, soit lâcheté ou
-pressentiment, je fus trahi par ma force. Je cachai mes sentiments sous
-une apparence de gaîté, qui faisait régner le sourire et la joie sur
-le visage de mon père, mais qui trompait à peine l'œil vigilant et
-plus pénétrant d'Élisabeth. Elle envisageait notre union avec une
-douce satisfaction, mais non sans quelque mélange de crainte. Nos
-malheurs passés lui inspiraient de justes inquiétudes: notre bonheur,
-qui paraissait alors sûr et prochain, ne pouvait-il pas se dissiper
-bientôt comme un rêve, et ne laisser d'autre trace qu'un regret
-profond et éternel?
-
-On fit les préparatifs pour la cérémonie; nous reçûmes les visites
-de félicitation, et tout prit un aspect riant. J'éloignais de mon
-cœur, autant que possible, l'inquiétude qui s'en emparait, et
-j'entrais, avec une ardeur apparente, dans les plans de mon père, qui
-n'étaient cependant que la décoration de la tragédie dont j'étais le
-héros. On acheta une maison près de Cologny, où nous pourrions jouir
-des plaisirs de la campagne. Cette habitation était en même temps
-assez près de Genève, pour nous permettre de voir tous les jours mon
-père, qui voulait encore demeurer dans la ville, à cause d'Ernest,
-dont les études devaient être suivies.
-
-En même temps je pris toutes les précautions pour me défendre, dans
-le cas où le Démon m'attaquerait ouvertement. Je portais constamment
-avec moi des pistolets et un poignard, et j'étais toujours sur mes
-gardes en cas de surprise; de cette manière, je devins plus tranquille.
-Je dois dire aussi que l'approche du moment contribuait à cette
-tranquillité; la menace ne me parut plus qu'une illusion, qui n'était
-pas de nature à troubler mon repos, tandis que le bonheur, dont mon
-mariage me donnait l'espoir, présentait une plus grande apparence de
-certitude, à mesure que nous approchions du jour fixé pour le
-célébrer. J'entendais continuellement parler de notre union, comme
-d'un heureux évènement auquel rien ne pourrait s'opposer.
-
-Élisabeth paraissait heureuse; ma tranquillité extérieure contribuait
-fortement à calmer son esprit; mais, le jour où je devais accomplir
-mes vœux et ma destinée, elle fut mélancolique, et saisie d'un
-pressentiment douloureux; peut-être aussi pensait-elle au secret
-affreux que j'avais promis de lui révéler le lendemain. Cependant mon
-père était dans l'enchantement, et occupé des préparatifs; il ne
-voyait dans la tristesse de sa nièce que la timidité d'une nouvelle
-mariée.
-
-Après la cérémonie, beaucoup de monde se rassembla chez mon père;
-mais il fut convenu qu'Élisabeth et moi nous passerions l'après-midi
-et la nuit à Évian, et que nous retournerions à Cologny le lendemain
-matin. Le temps était beau, et le vent favorable; nous résolûmes
-d'aller par eau.
-
-Ces moments furent les derniers de ma vie où je connus quelque bonheur.
-Nous allions avec rapidité: le soleil était chaud, mais nous étions
-à l'abri de ses rayons sous une espèce de dais, qui ne nous empêchait
-pas de jouir de la beauté du site. Tantôt, d'un côté du lac, nous
-avions en vue le mont Salève, les collines agréables de Montalègre,
-et, un peu plus loin, plus élevé que tout le reste, le superbe
-mont Blanc, et la chaîne de montagnes couvertes de chênes qui
-s'efforcent en vain de l'égaler; tantôt, en longeant la rive opposée,
-nous avions la vue du redoutable Jura, opposant son flanc noir à
-l'ambitieux qui voudrait abandonner sa patrie, et une barrière
-presqu'insurmontable au conquérant qui voudrait l'asservir.
-
-Je pris la main d'Élisabeth: «Vous êtes triste, mon amie; ah! si vous
-saviez ce que j'ai souffert, et ce que je puis encore souffrir, vous
-tâcheriez de me faire goûter le repos, et vous feriez succéder au
-désespoir la sécurité dont ce seul jour me permet du moins de
-jouir».
-
---«Soyez heureux, mon cher Victor, répondit Élisabeth; rien,
-j'espère, ne doit vous affliger; et soyez sûr que si mon visage n'a
-pas l'expression d'une joie vive, mon cœur, du moins, ressent une
-profonde satisfaction. Un secret pressentiment m'avertit de ne pas trop
-m'abandonner à l'avenir qui se présente devant moi; mais je
-n'écouterai pas une voix aussi sinistre. Voyez avec quelle vitesse nous
-avançons, et combien les nuages, qui, tantôt obscurcissent le temps,
-tantôt s'élèvent au-dessus du dôme du Mont-Blanc, ajoutent à la
-beauté de cette vue si intéressante. Regardez aussi les innombrables
-poissons qui nagent dans cette eau limpide, au fond de laquelle nous
-pouvons distinguer chaque caillou. Quel jour délicieux! Comme toute la
-nature parait heureuse et paisible»!
-
-Élisabeth tâchait, par ces discours, de reporter son esprit et le mien
-sur des sujets moins tristes; mais elle ne pouvait maîtriser ses
-dispositions. Pendant quelques instants, la joie brillait dans ses yeux;
-mais elle retombait continuellement dans ses distractions et ses
-rêveries.
-
-Le soleil se penchait vers l'horizon; nous passâmes la rivière de la
-Dranse, dont le cours suit les vallées des plus hautes montagnes, et
-les sinuosités des collines les moins élevées. Dans cet endroit, les
-Alpes sont plus près du lac. Nous approchions de l'amphithéâtre des
-montagnes qui le bornent à l'est; et le clocher d'Évian brillait au
-milieu des bois qui l'entourent, sous la chaîne de montagnes qui le
-dominent.
-
-Le vent, qui, jusque-là, nous avait portés avec une étonnante
-rapidité, changea au coucher du soleil en une brise légère; le
-zéphyr ne faisait que rider la surface de l'eau, et agitait
-agréablement les arbres qui bordent le rivage, et dont les fleurs
-exhalaient l'odeur la plus délicieuse. Le soleil avait disparu de
-l'horizon, lorsque nous abordâmes. À peine avais-je mis le pied sur le
-rivage, que je me sentis tourmenté par ces inquiétudes et ces
-craintes, qui allaient bientôt m'environner et s'attacher à moi pour
-toujours.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXII
-
-
-Il était huit heures lorsque nous mêmes pied à terre; nous nous
-promenâmes quelque temps sur le bord du lac, en jouissant de l'éclat
-fugitif du jour; et même en nous dirigeant vers l'auberge, nous
-contemplions la vue agréable des eaux, des bois, et des montagnes
-obscurcies par les ténèbres, mais déployant encore leurs noirs
-sommets.
-
-En ce moment, le vent changea du sud à l'ouest, et souffla avec une
-grande violence. La lune brillait au milieu des cieux et commençait à
-descendre; les nuages étaient chassés avec la rapidité du vol du
-vautour, et voilaient les rayons de cet astre, tandis que le lac
-réfléchissait un ciel orageux, mille fois plus effrayant au milieu des
-vagues agitées qui commençaient à s'élever. Tout-à-coup l'orage
-s'annonça par un torrent de pluie.
-
-J'avais été calme pendant le jour; mais, dès que la nuit obscurcit la
-vue des objets, mille craintes s'élevèrent dans mon esprit. Plein
-d'inquiétude, je me tins sur la défensive; je saisis de la main droite
-un pistolet caché dans mon sein; j'étais effrayé du moindre bruit,
-mais déterminé à vendre chèrement ma vie, et à ne mettre fin au
-combat, qu'après l'avoir perdue ou l'avoir arrachée à mon adversaire.
-
-Élisabeth observa quelque temps mon agitation dans un silence timide et
-craintif; elle dit enfin: «qui peut ainsi vous agiter, mon cher Victor?
-que craignez-vous»?
-
---«Ah! paix! paix! mon amie, répliquai-je encore cette nuit, et tout
-sera sauvé; mais cette nuit est affreuse, horrible»!
-
-Je passai une heure dans cet état, lorsque tout-à-coup je réfléchis
-combien le combat, auquel je m'attendais à tout moment, serait pénible
-pour ma femme; je l'engageai avec les plus vives instances à se
-retirer, décidé à ne la rejoindre qu'après que j'aurais obtenu
-quelque renseignement sur la situation de mon ennemi.
-
-Elle me quitta. Je restai quelque temps à parcourir les corridors de la
-maison, et à visiter le plus petit coin qui aurait pu servir de
-retraite à mon ennemi; mais je ne découvris aucune trace, et je
-commençais à croire qu'un heureux hasard avait mis obstacle à
-l'exécution de ses menaces, lorsque tout-à-coup j'entendis un cri aigu
-et horrible. Il partait de la chambre où Élisabeth s'était retirée.
-Dans ce moment, toute la réalité s'offrit à mon esprit; mes bras
-tombèrent, le mouvement de mes muscles et de mes fibres fut suspendu;
-je sentis mon sang couler goutte à goutte dans mes veines, et
-bouillonner à l'extrémité de mes membres. Cet état ne dura qu'un
-instant; le cri se répéta...; je me précipitai dans la chambre.
-
-Grand Dieu! pourquoi n'expirai-je pas alors? Pourquoi suis-je ici à
-raconter l'anéantissement de mes plus douces espérances, et de la
-créature la plus pure qui existât sur la terre? Elle était sans vie
-et inanimée, jetée en travers du lit, la tête renversée, la figure
-pâle, décomposée, et à moitié couverte par ses cheveux. De quelque
-côté que je me tourne, je vois la même figure; ses bras et son corps
-de la pâleur de la mort étaient jetés par l'assassin sur la couche
-nuptiale comme dans une bière funèbre. Ai-je pu voir ce spectacle, et
-vivre? Hélas! la vie est opiniâtre, et s'attache davantage à celui
-qui la hait le plus. Un moment seulement j'en perdis le souvenir: je
-m'évanouis.
-
-Lorsque je repris connaissance, je me trouvai entouré des gens de
-l'auberge; leurs physionomies exprimaient la terreur la plus vive: mais
-l'horreur des autres ne paraissait qu'une lueur, qu'une ombre des
-sentiments qui m'oppressaient. Je me dégageai des personnes qui
-étaient auprès de moi, pour courir à la chambre où était le corps
-d'Élisabeth, de mon amante, de ma femme, qui vivait il n'y a qu'un
-moment, si aimée et si digne de l'être. On avait changé la position
-dans laquelle je l'avais vue d'abord; dans ce moment, elle était
-étendue, la tête appuyée sur son bras, un mouchoir jeté sur sa
-figure et son col, et telle que j'aurais pu la croire endormie. Je
-m'élançai sur elle; je la couvris de baisers; mais la mort avait
-glacé ses membres, et leur langueur ne m'apprenait que trop que ce que
-je tenais alors dans mes bras, avait cessé d'être mon Élisabeth,
-celle que j'avais aimée et chérie. La marque meurtrière de la main du
-démon était sur son col, et le souffle ne pouvait plus être recueilli
-sur ses lèvres.
-
-Pendant que, dans l'agonie du désespoir, j'étais encore penché sur
-elle, je levai les yeux par hasard. La chambre, qui, auparavant, était
-obscure, était en ce moment éclairée par la lueur pâle et jaune de
-la lune: je fus saisi d'une espèce de terreur panique en apercevant
-cette lumière. Les volets étaient ouverts; et, dans une sensation
-impossible à décrire, je vis au milieu de la fenêtre, une figure....
-Ah! la plus hideuse et la plus détestée. Un rire affreux agitait le
-visage du Monstre. C'était lui: il semblait me railler, en me montrant
-de son doigt infernal le corps de ma femme. Je m'élançai vers la
-fenêtre, en faisant feu d'un pistolet que je tirai de mon sein; mais il
-esquiva le coup, prit la fuite, courut avec la rapidité de l'éclair,
-et plongea dans le lac.
-
-Le bruit du pistolet attira du monde dans la chambre. Je désignai
-l'endroit où il avait disparu; nous suivîmes la trace avec des
-bateaux; on jeta des filets, mais ce fut en vain. Au bout de quelques
-heures, nous revînmes sans espoir. La plupart de mes compagnons
-étaient persuadés qu'ils avaient couru après un fantôme de mon
-imagination. À peine avaient-ils débarqués, qu'ils se mirent à
-battre le pays, se partageant en bandes qui suivirent différentes
-directions, les unes dans les bois, les autres dans les vignes.
-
-Je ne me joignis pas à eux; j'étais épuisé: un nuage couvrait mes
-yeux, et ma peau était desséchée par la chaleur de la fièvre. Dans
-cet état, je me jetai sur un lit, sans savoir à peine ce qui était
-arrivé; mes yeux erraient autour de la chambre, comme pour chercher
-quelque chose que j'avais perdu.
-
-Enfin je me souvins que mon père attendrait avec inquiétude le retour
-de ses deux enfants, et que je devais revenir seul. Ce souvenir remplit
-mes yeux de larmes: je pleurai long-temps; mais je portai ma pensée sur
-différents objets, sur mes malheurs et sur leur cause. La mort de
-Guillaume, le supplice de Justine, le meurtre de Clerval, et en dernier
-lieu celui de ma femme, m'accablaient d'étonnement et d'horreur. Dans
-ce moment même, je ne savais pas si les seuls amis, qui me restaient,
-seraient à l'abri de la perversité du Démon; peut-être même mon
-père expirait-il maintenant sous sa main! peut-être Ernest était-il
-étendu mort à ses pieds! Cette idée me fit frémir, et me ranima. Je
-me levai, décidé à retourner à Genève aussi promptement que
-possible.
-
-On ne put me procurer des chevaux; je fus forcé de revenir par le lac;
-mais le vent n'était pas favorable, et la pluie tombait par torrents.
-Cependant le jour commençait à peine à paraître, et je pouvais
-raisonnablement espérer que j'arriverais le soir.
-
-Je louai des rameurs, et je pris moi-même une rame; car je m'étais
-toujours senti soulagé des tourments de l'esprit par l'exercice du
-corps; mais ma douleur profonde et l'excès d'agitation que
-j'éprouvais, me rendaient incapable du moindre effort. Je quittai la
-rame; et, appuyant ma tête sur mes mains, je donnai cours à toutes les
-idées qui m'occupaient. Si je levais les yeux, je voyais les scènes
-qui m'étaient familières dans un temps plus heureux, et que j'avais
-contemplées la veille encore, avec celle qui n'était plus qu'une ombre
-et un souvenir. Je pleurai amèrement. La pluie s'était arrêtée un
-moment, et je vis les poissons se jouer dans des eaux comme ils avaient
-fait quelques heures auparavant; Élisabeth les avait remarqués...!
-Rien n'est aussi pénible pour l'esprit humain qu'un changement complet
-et subit. Le soleil pouvait briller; les nuages couvrir le temps; rien
-ne me paraissait de même que la veille. Un Démon m'avait enlevé tout
-espoir de bonheur; personne n'avait jamais été aussi malheureux que
-moi: un évènement aussi affreux est unique dans l'histoire de l'homme.
-
-Mais pourquoi m'arrêterais-je sur les incidents qui suivirent ce
-dernier et cruel évènement? Mon histoire est un tissu d'horreurs; la
-mesure en est comblée; et ce que j'ai encore à vous raconter, ne
-saurait être qu'ennuyeux pour vous. Sachez que mes amis m'ont été
-enlevés l'un après l'autre: je suis resté seul.... Mes forces
-s'épuisent; et je dirai en peu de mots la fin de mon atroce récit.
-
-J'arrivai à Genève. Mon père et Ernest vivaient encore; mais le
-premier succomba en apprenant la nouvelle que je lui annonçai. Je le
-vois encore ce vieillard excellent et vénérable! Ses yeux étaient
-égarés: il avait perdu celle qui en était le charme et le bonheur....
-Sa nièce, pour qui il avait une affection plus que paternelle, sur
-laquelle il avait porté toute sa tendresse, comme un homme, qui, au
-déclin de la vie, conserve peu d'affections, et ne s'attache que plus
-fortement à celles qui lui restent. Maudit, maudit soit le Démon qui
-appela le malheur sur ses cheveux blancs, et le condamna à mourir de
-douleur! Il ne put soutenir les horreurs qui s'accumulèrent autour de
-lui; il fut saisi d'une attaque d'apoplexie, et mourut dans mes bras peu
-de jours après.
-
-Je ne sais ce que je devins alors; je perdis les sens; je ne connus plus
-que les chaînes et l'obscurité. Quelquefois, il est vrai, je croyais
-errer dans des prés fleuris et de riantes vallées avec les amis de ma
-jeunesse; mais, à mon réveil, je me trouvais dans un donjon. La
-mélancolie succéda à cette disposition; mais par degrés je parvins
-à distinguer mes douleurs et ma situation, et je fus alors relâché de
-prison; car j'avais passé pour fou; et, pendant plusieurs mois, comme
-on me l'apprit, je n'avais eu d'autre habitation qu'une cellule
-solitaire.
-
-Mais la liberté eût été pour moi un don inutile, si mon retour à la
-raison n'eût en même temps excité ma vengeance. Assiégé
-continuellement du souvenir de mes infortunes passées, je commençai à
-réfléchir sur leur cause.... sur le monstre que j'avais créé, ce
-misérable Démon que j'avais jeté sur la terre pour ma perte. J'étais
-animé d'un transport de rage en pensant à lui, et j'aurais voulu le
-tenir entre mes mains, pour accomplir sur sa tête exécrable une
-vengeance complète et signalée.
-
-Ma haine ne se borna pas longtemps à des désirs inutiles. Je me mis à
-chercher les meilleurs moyens de l'atteindre; et dans ce but, un mois
-environ après ma mise en liberté, j'allai trouver un juge criminel de
-la ville; je lui déclarai que j'avais une accusation à faire; que je
-connaissais le destructeur de ma famille; et je finis en le priant
-d'user de toute son autorité, pour que le meurtrier fût livré entre
-ses mains.
-
-Le magistrat m'écouta avec attention et bonté: «Soyez assuré,
-Monsieur, me dit-il, que je n'épargnerai aucune peine, aucune démarche
-pour découvrir le scélérat».
-
---«Je vous remercie, répondis-je; écoutez donc la déposition que
-j'ai à faire. C'est vraiment une chose si étrange, que je craindrais
-votre défiance et vos doutes, s'il n'y avait quelque chose dans la
-vérité, qui force à la conviction. L'histoire est trop enchaînée
-pour paraître un songe, et je n'ai aucun motif pour mentir».
-
-En lui parlant ainsi, j'étais sous une impression profonde, mais calme:
-j'avais formé dans mon cœur la résolution de poursuivre mon ennemi
-jusqu'à la mort, et cette résolution calmait mon désespoir, et me
-réconciliait un moment avec la vie. Je racontai alors mon histoire en
-peu de mots, mais avec fermeté et précision, désignant les dates avec
-soin, et ne tombant jamais dans les invectives ou les exclamations.
-
-Le magistrat paraissait d'abord tout-à-fait incrédule, mais ensuite il
-devint plus attentif, et parut y prendre plus d'intérêt. Je le vis
-tantôt frémir d'horreur, tantôt exprimer une vive surprise mêlée de
-doute.
-
-Je terminai mon récit en lui disant: «Voici l'être que j'accuse, et
-pour la découverte, pour la punition duquel je vous prie d'exercer tout
-votre pouvoir. C'est votre devoir comme magistrat; homme seulement, je
-crois et j'espère qu'en cette occasion vous ne serez pas révolté
-d'avoir à le remplir».
-
-Cette demande changea presque entièrement la physionomie de mon
-auditeur. Il avait écouté mon histoire avec cette espèce de foi qu'on
-accorde à un conte d'esprits, ou à un récit d'évènements
-surnaturels; mais lorsqu'il fut sommé d'agir officiellement en
-conséquence, il reprit toute son incrédulité. Cependant il répondit
-avec douceur: «Je vous donnerai volontiers tous les secours possibles
-pour vous aider dans votre poursuite; mais la créature, dont vous
-parlez, parait avoir une puissance qui mettrait en défaut tous mes
-efforts. Qui pourrait suivre un animal capable de traverser la mer de
-glace, et d'habiter des cavernes et des antres, où aucun homme
-n'oserait entrer? D'ailleurs, plusieurs mois se sont écoulés depuis
-qu'il a commis ses crimes: qui peut présumer la direction qu'il a
-suivie, ou le pays qu'il habite».
-
---«Je ne doute pas qu'il ne se tienne près du lieu que j'habite; et,
-s'il s'est réellement réfugié dans les Alpes, on peut le chasser
-comme le Chamois, et le détruire comme une bête féroce; mais je
-pénètre vos pensées: vous ne croyez pas à mon récit, et vous
-refusez d'infliger à mon ennemi le châtiment qu'il mérite».
-
-Pendant que je parlais, la rage étincelait dans mes yeux; le magistrat
-fut intimidé: «Vous vous trompez, dit-il, je ferai tous mes efforts;
-et s'il est en mon pouvoir d'arrêter le monstre, soyez assuré qu'il
-subira un châtiment proportionné à ses crimes. Mais je crains,
-d'après la description que vous m'avez faite vous-même de ses
-qualités, que cela ne soit impraticable; je crains même qu'au moment
-où l'on prendra toutes les mesures nécessaires, vous ne deviez vous
-attendre à voir vos espérances déçues».
-
---«Je n'y puis consentir; mais tout ce que je dirais est de peu
-d'utilité. La vengeance n'est d'aucun intérêt pour vous; elle peut
-être criminelle; mais j'avoue que c'est la passion, l'unique passion
-qui dévore mon âme. Je ne saurais exprimer ma rage, en songeant que le
-meurtrier, que j'ai jeté dans la société, existe encore. Vous
-repoussez ma juste demande. Je n'ai plus qu'une ressource; à la vie et
-à la mort, je me dévoue moi-même pour l'exterminer».
-
-En parlant ainsi, j'éprouvais une agitation telle, que je tremblais de
-tous mes membres: il y avait de la frénésie dans mon air, et sans
-doute aussi de cette fierté sublime dont les anciens martyrs étaient,
-dit-on, animés; mais pour un magistrat Genevois, dont l'esprit était
-occupé d'idées bien éloignées du dévouement et de l'héroïsme,
-cette élévation eut toute l'apparence de la folie. Il tâcha de me
-calmer de même qu'une nourrice cherche à apaiser un enfant, et il
-considéra mon récit comme l'effet du délire. «Homme, m'écriai-je,
-tu as beau t'enorgueillir de ta sagesse, tu n'en es pas moins
-ignorant!--C'en est assez; vous ne savez ce que vous dites».
-
-Je sortis de la maison dans le trouble et la colère, et je me retirai
-pour méditer sur ce que je ferais.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXIII
-
-
-La situation de mon esprit était telle, que je ne fus plus maître
-d'aucune pensée. J'étais animé par la fureur; la vengeance seule me
-donnait des forces et du calme; elle tempérait mes sentiments, et me
-permettait d'être modéré et réfléchi, dans les moments où je
-n'aurais eu recours qu'au délire ou à la mort.
-
-Ma première résolution fut de quitter Genève à jamais; mon pays, qui
-m'était si cher aux jours de mon bonheur et de mes affections, me
-devint odieux dans mon adversité. Je pris une somme d'argent avec
-quelques bijoux qui avaient appartenu à mon père, et je partis.
-
-De ce moment ont commencé mes courses, qui ne finiront qu'avec ma vie.
-J'ai parcouru une grande partie de la terre, et j'ai supporté toutes
-les fatigues auxquelles les voyageurs ont l'habitude d'être exposés
-dans les déserts et les pays barbares. Je sais à peine comment j'ai
-vécu; souvent j'ai étendu sur le sable mes membres affaiblis, et j'ai
-invoqué la mort; mais j'ai vécu pour la vengeance; je n'osais mourir
-et laisser la vie à mon adversaire.
-
-En quittant Genève, mon premier soin fut de chercher la trace de mon
-infernal ennemi; mais mon plan fut dérangé; et j'errai plusieurs
-heures autour de la ville, incertain de la route que je suivrais. À
-l'approche de la nuit, je me trouvai à la porte du cimetière où
-reposaient Guillaume, Élisabeth, et mon père. Je franchis la porte, et
-je m'avançai vers leurs tombeaux. Tout était silencieux, hors les
-feuilles des arbres, qui étaient légèrement agitées par le vent; la
-soirée était sombre, et la scène eût été solennelle et touchante,
-même pour un observateur désintéressé. Les esprits des morts
-semblaient voltiger autour de leurs tombes, et jeter autour de la tête
-de celui qui venait pleurer sur leurs cendres, une ombre qui était
-sentie sans être vue.
-
-Le profond chagrin, que m'avait d'abord inspiré cette scène, fit
-bientôt place à la rage et au désespoir. Ils étaient morts, et je
-vivais; leur meurtrier vivait aussi, et c'était pour le détruire que
-je traînais mon existence odieuse. Je m'agenouillai sur le gazon; je
-baisai la terre qui recouvrait leurs cendres, et les lèvres tremblantes
-je m'écriai: «Par la terre sacrée sur laquelle je suis agenouillé,
-par les ombres qui errent auprès de moi, par le chagrin profond et
-éternel que j'éprouve, par toi, nuit, par les esprits qui président
-à ton cours, je jure de poursuivre le Démon, auteur de tous ces maux,
-jusqu'à ce que l'un de nous soit anéanti dans la lutte que nous
-engagerons. C'est dans ce but que je conserverai ma vie: je verrai
-encore l'éclat du soleil, je foulerai encore la verdure de la terre,
-mais pour satisfaire cette vengeance si douce, et sans laquelle je
-n'assisterais plus au spectacle de la nature. J'invoque votre secours,
-esprits des morts; et vous, ministres errants de vengeance, dirigez-moi
-dans mon entreprise. Que le monstre exécrable boive à longs traits
-dans la coupe de la douleur, qu'il connaisse le désespoir auquel je
-suis en proie maintenant»!
-
-J'avais commencé mon invocation avec solennité, et un respect qui
-m'assurait presque que les ombres de mes amis assassinés entendaient et
-approuvaient mon vœu. Mais en terminant j'étais animé par la fureur,
-et la rage me faisait élever la voix.
-
-Un rire violent et infernal fut la réponse que je reçus au milieu du
-silence de la nuit. Il retentit long-temps et avec force à mon oreille,
-les montagnes le répétèrent, et je crus que tout l'enfer m'entourait
-pour me railler et m'insulter. Sans doute en ce moment j'aurais été
-animé par la frénésie, et j'aurais mis fin à ma déplorable
-existence, si mon vœu n'eût été entendu, et si je ne me fusse
-réservé pour la vengeance. J'oubliais le rire qui m'avait frappé,
-lorsqu'une voix bien connue et détestée, qui me paraissait être tout
-près de mon oreille, prononça distinctement ces paroles: «Je suis
-satisfait, misérable! tu te résous à vivre, et je suis satisfait».
-
-Je m'élançai vers l'endroit d'où parlait la voix; mais le démon
-m'échappa. Tout-à-coup le large disque de la lune s'éleva, et
-éclaira complètement le corps hideux et difforme du monstre qui fuyait
-avec une rapidité surnaturelle.
-
-Je le poursuivis, et pendant plusieurs mois je n'ai point eu d'autre
-occupation. Guidé par de vagues renseignements, j'ai suivi les détours
-du Rhin sans le rencontrer. J'arrivai sur les bords de la
-Méditerranée; et, par un hasard étrange, je vis le démon entrer
-pendant la nuit, et se cacher dans un vaisseau destiné pour la mer
-Noire. Je pris passage sur le même navire; mais il échappa, je ne sais
-comment.
-
-Au milieu des déserts de la Tartare et de la Russie, je n'ai pu
-l'atteindre, mais j'ai toujours suivi ses traces. Tantôt les paysans,
-effrayés par cette horrible apparition, m'instruisaient de la route
-qu'il tenait; tantôt lui-même, il me laissait quelque signe pour me
-guider, dans la crainte que, si je perdais toute trace, je ne me
-livrasse au désespoir et ne voulusse mourir. Souvent je recevais la
-neige sur ma tête, et je voyais l'empreinte de son énorme pas sur la
-plaine blanchie. Vous, qui entrez dans la vie, pour qui les soucis sont
-nouveaux, et le désespoir inconnu, comment pouvez-vous comprendre ce
-que j'ai éprouvé et ce que j'éprouve encore? Le froid, le besoin et
-la fatigue étaient les moindres maux que j'eusse à supporter; j'étais
-maudit par un mauvais génie, et je portais toujours avec moi mon enfer;
-mais cependant un bon génie a suivi et dirigé mes pas, et au moment
-où je me plaignais le plus, il me dégageait tout-à-coup des
-difficultés qui paraissaient insurmontables. Quelquefois, lorsque la
-nature succombait épuisée par la faim, je trouvais dans le désert un
-repas qui m'était destiné, et qui me rendait la force et le courage.
-C'était une nourriture grossière, il est vrai, comme celle des paysans
-de la contrée: mais je ne puis douter qu'elle n'y fût placée par les
-esprits, dont j'avais invoqué le secours. Souvent, lorsque tout était
-aride, le ciel sans nuages, et mon gosier desséché par une soif
-brûlante, un léger nuage rafraîchissait le temps, versait quelques
-gouttes qui me ranimaient, et se dissipait.
-
-Je suivais, autant que possible, le cours des rivières; mais le Démon
-évitait ordinairement ces chemins, parce que c'est là que se réunit
-la plus grande partie de la population d'un pays. Partout ailleurs, on
-voyait rarement quelques êtres humains; et ma subsistance ordinaire
-était la chair des animaux sauvages qui se trouvaient sur mon chemin.
-J'avais de l'argent avec moi, et je gagnais l'amitié des villageois en
-le distribuant, ou en apportant quelque bête que j'avais tuée, et dont
-je ne prenais qu'une petite part, ayant soin d'offrir le reste à ceux
-qui m'avaient procuré du feu et les ustensiles nécessaires pour la
-préparer.
-
-Ma vie, en s'écoulant ainsi, m'était réellement odieuse, et ce
-n'était que pendant le sommeil que je pouvais jouir de quelque
-consolation. Ô bienheureux sommeil! Souvent, lorsque j'étais le plus
-malheureux, je me livrais au repos, et j'étais bercé par mes rêves au
-point de tomber dans le ravissement. Les esprits, qui veillaient sur
-moi, m'avaient ménagé ces moments, ou plutôt, ces heures de bonheur,
-afin que je conservasse assez de force pour accomplir mon pèlerinage.
-Sans ce délassement, j'aurais succombé à mes fatigues. Pendant le
-jour, j'étais soutenu et encouragé par l'espoir de la nuit: car,
-durant le sommeil, je voyais mes amis, ma femme et ma chère patrie; je
-voyais encore le visage bienveillant de mon père, j'entendais les
-douces modulations de la voix de mon Élisabeth, et je voyais Clerval
-brillant de jeunesse et de santé. Souvent, fatigué par une marche
-pénible, je me persuadais que cette fatigue était un rêve qui
-durerait jusqu'à l'arrivée de la nuit, et qu'alors je jouirais de la
-réalité dans les bras de mes plus chers amis. Quelle tendresse ils
-m'inspiraient! Combien je m'attachais à leurs formes chéries, si, à
-mon réveil, elles se présentaient à mon imagination! Dans ces
-moments, je me figurais qu'ils vivaient encore! Dans ces moments encore,
-la vengeance, dont j'étais dévoré, s'éteignait dans mon cœur, et je
-continuais à poursuivre le Démon que j'avais à détruire, plutôt
-pour remplir une lâche enjointe par le ciel, pour suivre l'impulsion
-mécanique d'une puissance inconnue, que pour satisfaire un désir
-ardent de mon âme.
-
-Je ne sais quelles étaient les sensations de celui que je poursuivais.
-Quelquefois il laissait des marques de son passage, en écrivant sur
-l'écorce des arbres, ou en gravant sur la pierre, dans la vue de me
-guider et d'exciter ma fureur. Je lus ces mots dans une de ces
-inscriptions: «Mon règne n'est pas encore fini; tu vis, et mon pouvoir
-est complet. Suis-moi; je me dirige vers les glaces éternelles du nord,
-où tu éprouveras la rigueur du froid auquel je suis insensible. Tu
-trouveras près de ce lieu, si tu n'arrives pas trop tard, un lièvre
-mort; mange, et rafraîchis-toi. Avance, mon ennemi, nous avons encore
-à nous disputer la vie; mais tu passeras bien des moments durs et
-cruels, avant que cet instant ne soit venu».
-
-Démon insultant! Je fais encore vœu de vengeance; je te voue encore,
-misérable Démon, aux tourments et à la mort. Jamais je ne cesserai
-mes recherches, que lui ou moi ne périssions; et, alors, avec quelle
-joie j'irai rejoindre mon Élisabeth, et ceux qui, même à présent, me
-préparent la récompense de mes pénibles ennuis et de mon horrible
-pèlerinage!
-
-En poursuivant toujours mon voyage vers le nord, les neiges
-s'épaissirent, et le froid s'accrut à un degré beaucoup trop élevé
-pour que je pusse le supporter. Les paysans étaient renfermés dans
-leurs cabanes, et les plus hardis seulement osaient les quitter afin de
-prendre les animaux que la faim avait fait sortir de leurs retraites
-pour chercher une proie. Les rivières étaient recouvertes d'une glace
-épaisse qui ne permettait pas d'avoir du poisson; ainsi, j'étais
-privé de tout ce qui servait ordinairement à me nourrir.
-
-Le triomphe de mon ennemi doubla avec la difficulté de mes travaux. Une
-inscription, qu'il laissa, était conçue en ces termes: «Prépare toi!
-tes fatigues ne font que commencer. Enveloppe-toi de fourrures, et fais
-provision de vivres, car nous allons bientôt entreprendre un voyage où
-tes souffrances satisferont ma haine éternelle».
-
-Loin de céder à ces paroles dérisoires, je me fortifiais dans mon
-courage et ma persévérance. Je résolus de ne pas abandonner mon
-projet; et, demandant au Ciel de me soutenir, je continuai avec la
-même ardeur à traverser d'immenses déserts, jusqu'à ce que je vis de
-loin l'Océan qui formait les dernières limites de l'horizon: Ah!
-combien cette mer différait des mers azurées du sud! Couverte de
-glace, elle ne se distinguait de la terre que par son aspect sombre et
-ses inégalités. Les Grecs pleurèrent de joie en apercevant la
-Méditerranée, du sommet des montagnes de l'Asie; ils cinglèrent avec
-ravissement vers le terme de leurs travaux. Je ne pleurai pas; mais je
-m'agenouillai; et, de bon cœur, je remerciai le Génie, qui me guidait,
-de m'avoir conduit sain et sauf jusqu'au lieu où j'espérais, malgré
-les railleries de mon ennemi, l'atteindre et lutter avec lui.
-
-Quelques semaines avant ce temps, j'avais acheté un traîneau et des
-chiens, à l'aide desquels je traversais les neiges avec une
-inconcevable rapidité. Je ne sais si le Démon avait le même avantage,
-mais je m'aperçus que je gagnais alors sur lui tous les jours autant de
-terrain, que j'en avais perdu auparavant dans sa poursuite.
-
-J'allais même si vite, qu'au moment où je vis l'Océan, il n'avait
-plus qu'un jour d'avance, et que j'avais l'espoir de l'atteindre avant
-qu'il n'arrivât au rivage. Je pressai donc avec un nouveau courage, et
-en deux jours, j'arrivai à un chétif hameau sur le bord de la mer. Je
-demandai aux habitants des renseignements sur le Démon, et je pris des
-informations exactes. Un monstre gigantesque, disaient-ils, était
-arrivé la nuit précédente, armé d'un fusil et de plusieurs
-pistolets, mettant en fuite les habitants d'une chaumière isolée, qui
-avaient eu peur de ses formes effrayantes. Il avait emporté leurs
-provisions d'hiver, et les avait mises dans un traîneau, s'était
-emparé d'un nombreux troupeau de chiens dressés pour le tirer, les
-avait attelés, et la même nuit, à la joie des villageois frappés
-d'horreur, avait poursuivi son voyage à travers la mer dans une
-direction qui ne conduisait à aucune terre; et ils conjecturaient qu'il
-serait bientôt englouti, si la glace venait à se rompre, ou, qu'il
-succomberait à la rigueur éternelle du froid.
-
-À cette nouvelle, je tombai un moment dans un accès de désespoir. Il
-m'avait échappé, et il me mettait dans la nécessité de commencer un
-voyage mortel, et presque sans fin, à travers les montagnes de glace de
-l'Océan, et de braver un froid que peu d'habitants pouvaient long-temps
-supporter, et auquel moi, né dans un climat agréable et chaud, je ne
-pouvais espérer de survivre. Cependant, à l'idée que le Démon
-vivrait et serait triomphant, ma rage et la vengeance se ranimèrent et
-furent assez puissantes pour étouffer tout autre sentiment. Après un
-léger repos, pendant lequel les esprits des morts vinrent me visiter et
-m'exciter à la fatigue et à la vengeance, je me préparai pour mon
-voyage.
-
-J'échangeai mon traîneau de terre pour un autre propre aux
-inégalités des glaces de l'Océan; je pris une abondante provision de
-vivres, et je partis de terre.
-
-Je ne puis dire combien de jours j'ai passés depuis ce départ; ce que
-je sais, c'est que j'ai été exposé à une détresse que je n'ai eu le
-courage de supporter, qu'à cause du juste et éternel sentiment de
-vengeance dont mon cœur est consumé. Souvent des montagnes de glace
-immenses et escarpées me barraient le passage; souvent aussi
-j'entendais le craquement de la mer de glace qui menaçait de
-m'engloutir; mais la gelée revenait, et raffermissait les chemins de la
-mer.
-
-À la quantité de vivres dont j'ai fait consommation, je pourrais juger
-que j'ai passé trois semaines dans ce voyage. Que de fois, en voyant
-l'espérance s'éloigner toujours et se refouler dans mon cœur, n'ai-je
-pas versé des larmes de découragement et de chagrin. Je commençais à
-être en proie au désespoir, et j'aurais bientôt succombé à tant
-d'épreuves, sans une circonstance que je ne dois pas omettre. Traîné
-par les pauvres animaux que je dirigeais, et dont un avait succombé à
-la fatigue, j'avais atteint avec une peine incroyable le sommet d'une
-montagne de glace escarpée; à cette hauteur, je voyais avec angoisse
-l'immensité devant moi, quand tout-à-coup j'aperçus un point noir sur
-la plaine brumeuse. Je m'efforçai de découvrir quel pouvait être cet
-objet, et je poussai un cri féroce de joie en distinguant un traîneau
-et les proportions difformes d'un être bien connu. Oh! avec quelle
-ardeur l'espérance rentra dans mon cœur! Mes yeux furent remplis de
-larmes brûlantes, que je me hâtai d'essuyer, dans la crainte qu'elles
-ne m'empêchassent de voir le Démon; mais elles revinrent encore
-obscurcir ma vue, jusqu'à ce que, donnant cours aux émotions qui
-m'oppressaient, je les répandis en abondance.
-
-Mais ce n'était pas le moment de m'arrêter: je débarrassai les chiens
-de leur compagnon mort; je leur donnai une ration abondante; et, après
-une heure de repos, qui était absolument nécessaire, mais qui me
-paraissait insupportable, je continuai ma route. Le traîneau était
-encore visible, et ne disparaissait à ma vue, que quand il était
-caché derrière la cime d'un quartier de glace. Enfin je le vis
-distinctement; et lorsque, après environ deux jours de marche,
-j'aperçus mon ennemi à la distance d'un mille, je sentis mon cœur
-bondir de joie.
-
-Mais, au moment où je croyais être sur le point d'atteindre mon
-ennemi, mes espérances furent tout-à-coup déçues, et je perdis sa
-trace plus que jamais. J'entendis un craquement dans la mer; ce bruit,
-qui croissait à mesure que les eaux roulaient, et grossissaient sous
-moi, devenait à tout moment plus menaçant et plus terrible.
-J'avançai, mais en vain. Le vent s'éleva; la mer rugit; et, semblable
-à un fort tremblement de terre, se fendit, et éclata avec un bruit
-affreux et effrayant. Tout fut bientôt fini: en peu de minutes, une mer
-agitée me sépara de mon ennemi; et je fus ballotté sur un morceau de
-glace qui diminuait continuellement, et me préparait ainsi la mort la
-plus affreuse.
-
-Pendant plusieurs heures, je fus en proie à cette crainte: je perdis la
-plupart de mes chiens; et j'étais moi-même au moment de succomber à
-tant de détresse, lorsque je vis votre vaisseau qui était à l'ancre,
-et qui me donna l'espoir d'obtenir du secours et de conserver ma vie.
-J'étais loin de penser que des navires fussent venus aussi loin au
-nord, et je fus étonné d'en voir un. Je défis aussitôt une partie de
-mon traîneau, et je m'en servis en guise de rames; de cette manière je
-pus, avec une fatigue infinie, diriger mon radeau vers votre vaisseau.
-J'étais décidé, si vous alliez vers le sud, à me livrer encore à la
-merci des mers, plutôt que d'abandonner mon projet. J'espérais vous
-engager à me céder une barque au moyen de laquelle je pusse encore
-poursuivre mon ennemi; mais vous vous dirigiez vers le nord. Vous me
-prîtes à bord au moment où mes forces étaient épuisées, au moment
-où j'allais périr de l'excès de mes fatigues: mais je crains encore
-la mort.... Car ma mission n'est pas terminée.
-
-Ah! quand donc serai-je conduit vers le Démon par le génie qui me
-guide? Quand donc me laissera-t-il goûter le repos que je désire si
-vivement; ou bien, faut-il que je meure, et qu'il survive? Si je meurs,
-Walton, jurez-moi qu'il n'échappera pas, que vous le chercherez, que
-vous satisferez ma vengeance par sa mort. Et quoi? J'ose vous demander
-d'entreprendre mon pèlerinage, d'essuyer les fatigues que j'ai
-souffertes? Non, je ne suis pas aussi égoïste. Cependant, après ma
-mort, s'il paraissait, si les ministres de vengeance le conduisaient à
-vous, jurez qu'il ne survivra pas.... Jurez qu'il ne triomphera pas de
-mes malheurs accumulés, et ne vivra pas pour rendre un autre aussi
-malheureux que moi. Il est éloquent et persuasif, et ses paroles eurent
-même une fois du pouvoir sur mon cœur: mais ne vous fiez pas à lui:
-son âme est aussi infernale que sa forme exprime sa perfidie et sa
-perversité surhumaines. Ne l'écoutez pas, invoquez les noms de
-Guillaume, de Justine, de Clerval, d'Élisabeth, de mon père, celui du
-malheureux Victor, et plongez votre épée dans son cœur. Je serai
-prêt de vous, et je dirigerai votre fer.
-
-
-
-
-SUITE, PAR WALTON
-
-
-26 août 17--
-
-
-«Vous avez lu, ma sœur, cette histoire étrange et effrayante. Ne
-sentez-vous pas votre sang glacé par une horreur, qui, même en ce
-moment, arrête le mien dans mes veines? Quelquefois il était saisi
-subitement par la douleur, et il ne pouvait continuer son récit: de
-temps en temps, sa voix brisée, mais perçante, prononçait avec
-difficulté ces paroles si pleines de désespoir. Ses yeux doux et beaux
-étaient tantôt animés par l'indignation, tantôt abattus par le
-chagrin, et éteints par la force du malheur. Quelquefois il maîtrisait
-sa physionomie et ses expressions, et il racontait les événements les
-plus terribles d'une voix tranquille, sans aucune marque d'agitation;
-mais tout-à-coup, semblable au volcan qui s'entr'ouvre, il animait son
-visage par l'expression de la rage la plus farouche, et il vomissait des
-imprécations contre son persécuteur.
-
-»Son récit s'enchaîne, et il le fait avec l'air de la vérité la
-plus simple; cependant, j'avoue que les lettres de Félix et de Safie
-qu'il me montra, et l'apparition du Monstre, que nous avons vu de notre
-vaisseau, m'ont plus convaincu de la vérité de son récit, que ses
-assertions vives et bien enchaînées. Ainsi, un fait constant, un fait
-dont je ne puis douter, c'est que le Monstre existe réellement; mais je
-ne puis revenir de ma surprise et de mon admiration. Quelquefois je
-tâchais d'obtenir de Frankenstein des détails sur la formation d'une
-semblable créature; mais, sur ce point, il était impénétrable.
-
-«Êtes-vous fou, mon ami, disait-il? Où vous mène une curiosité
-irréfléchie? Voudriez-vous aussi créer un ennemi infernal pour
-vous-même et pour le monde? Car enfin, quel est le but de vos
-questions? Paix! paix! apprenez mes malheurs, et ne cherchez pas à
-augmenter les vôtres».
-
-»Frankenstein s'aperçut que je prenais des notes sur son histoire; il
-demanda à les voir, les corrigea lui-même, et y ajouta en plusieurs
-endroits, pour donner de la vie et de la force aux conversations qu'il
-avait avec son ennemi. «Puisque vous avez conservé mon récit,
-disait-il, je ne voudrais pas qu'il fût transmis incomplet à la
-postérité».
-
-»J'ai passé ainsi une semaine à écouter l'histoire la plus étrange
-que l'imagination ait jamais inventée. Mes pensées et les sentiments
-de mon âme, ont été absorbés par l'intérêt que je porte à mon
-hôte, et que m'inspirent ses manières aussi nobles que douces. Je
-désire le calmer: et pourtant, puis-je conseiller de vivre à un homme
-aussi malheureux, et privé de tout espoir de consolation? Oh! non! Il
-ne peut plus maintenant connaître d'autre joie, qu'au moment où il
-trouvera dans la paix de la mort, celle de son âme long-temps
-bouleversée. Cependant, il jouit d'une consolation, et il la doit à la
-solitude et au délire: il croit, en s'entretenant dans ses rêves avec
-ses amis, et en puisant dans ses entretiens des consolations pour ses
-infortunes, ou des encouragements pour sa vengeance, que ce ne sont pas
-des fantômes de son imagination, mais des êtres réels qui viennent
-d'un monde éloigné pour le visiter. Cette idée donne à ses rêveries
-une solennité, qui me les rend presqu'aussi imposantes et aussi
-intéressantes que la vérité.
-
-»Nos conversations ne sont pas toujours bornées à son histoire et à
-ses malheurs. Dans tous les genres de littérature, en général, il
-montre des connaissances profondes, et un jugement rapide et sûr. Son
-éloquence est forte et touchante; je ne puis l'entendre sans pleurer,
-lorsqu'il raconte un évènement affligeant, ou qu'il veut mettre en
-mouvement les sentiments de la pitié ou de l'amour. Combien un tel
-homme devait être admirable dans ses jours de prospérité, puisqu'il
-est si noble et si grand dans son infortune! Il semble sentir son propre
-mérite, et la grandeur de sa chute.
-
-«Lorsque j'étais plus jeune, disait-il, je me sentais appelé à
-quelque grande entreprise. Mes sentiments sont profonds; mais tel était
-le calme de mon jugement, qu'il me rendait propre à m'illustrer par des
-faits éclatants.
-
-»J'étais soutenu par le sentiment de mon mérite, lorsque d'autres en
-eussent été écrasés; car il me semblait que c'était un crime de
-consumer dans un chagrin inutile, ces talents qui pouvaient être utiles
-à mes semblables. En réfléchissant à l'œuvre que j'ai accomplie, et
-qui n'est pas moindre que la création d'un animal doué des sens et de
-la raison, je ne puis me ranger au nombre des esprits ordinaires; mais
-ce sentiment, qui me soutenait dans le commencement de ma carrière, ne
-sert maintenant qu'à m'accabler dans ma chute. Toutes mes observations,
-toutes mes espérances sont comme si elles n'étaient pas; et, semblable
-à l'archange qui aspirait à la toute-puissance, je suis enchaîné
-dans un enfer éternel. Mon imagination était vive, et eu même temps
-susceptible d'analyse et d'une application assidue; ce n'est qu'avec
-deux qualités si opposées que j'ai pu concevoir et réaliser la
-création d'un homme.
-
-»Même à présent, je ne puis me souvenir sans émotion, des rêveries
-qui m'occupaient avant la fin de mon ouvrage. Je foulais le ciel dans ma
-pensée, tantôt fier et joyeux de ma puissance, tantôt impatient d'en
-contempler les effets. Dès mon enfance, j'avais nourri de hautes
-espérances et une ambition sublime; mais combien je suis abaissé! Ah!
-mon ami, si vous m'aviez connu tel que j'étais autrefois, vous ne me
-reconnaîtriez pas dans cet état de dégradation. Rarement la tristesse
-pénétra dans mon cœur; je semblais porté par une haute destinée,
-jusqu'au jour où je suis tombé pour ne plus me relever».
-
-»Faut-il donc que je perde cet homme admirable? J'ai long-temps
-désiré un ami; j'ai cherché un homme qui put m'aimer et sympathiser
-avec moi. Vois; j'en ai trouvé un sur ces mers désertes; mais je
-crains de ne l'avoir connu que pour apprendre à l'apprécier et le
-perdre. Je voudrais lui faire aimer encore la vie, mais il repousse
-cette idée.
-
-«Je vous remercie, Walton, disait-il, de vos bonnes intentions pour un
-malheureux comme moi; mais, en me parlant de nouveaux liens et de
-nouvelles affections, croyez-vous qu'il y en ait qui puissent tenir lieu
-de ceux qui ne sont plus? Quel homme remplacerait Clerval auprès de
-moi? ou quelle femme pourrait me tenir lieu d'Élisabeth? Et même, à
-moins que les affections ne soient fortement excitées par un
-attachement plus grand, les compagnons de notre enfance possèdent
-toujours sur nos esprits un certain pouvoir, qu'un nouvel ami peut à
-peine obtenir. Ils connaissent les goûts de notre enfance, ces goûts
-que le temps peut modifier, mais qu'il n'enlève jamais; et ils peuvent
-juger de nos actions d'une manière plus sûre, en connaissant nos
-véritables intentions. Une sœur ou un frère ne peuvent jamais, à
-moins que les symptômes ne s'en montrent de bonne heure, se soupçonner
-de perfidie ou de mensonge, tandis qu'un ami, quelque soit son
-attachement, peut, malgré lui, éprouver des soupçons. Les amis que
-j'ai perdus, m'étaient chers non-seulement par l'habitude et le charme
-de leur société, mais aussi par leurs qualités personnelles: et, dans
-quelque lieu que je sois, la voix douce de mon Élisabeth, et la
-conversation de Clerval retentiront toujours à mon oreille. Ils sont
-morts; et, dans la solitude où me laisse leur mort, il n'est qu'un
-sentiment qui puisse me donner le courage de conserver ma vie. Si
-j'étais engagé dans une grande entreprise ou dans un projet, dont
-l'utilité pût s'étendre sur mes semblables, je pourrais vivre pour
-l'exécuter; mais telle n'est pas ma destinée; je dois poursuivre et
-détruire l'être à qui j'ai donné l'existence. Alors, mais seulement
-alors, ma tâche sur la terre sera accomplie, et je pourrai mourir».
-
-
-
-
-2 septembre.
-
-
-«Ma bien aimée sœur,
-
-
-»Je vous écris, entouré de périls, et sans savoir si je suis
-condamné à ne plus revoir la chère Angleterre et les amis encore plus
-chers qui l'habitent. Je suis entouré de montagnes de glace, qui ne
-présentent aucune issue, et menacent à chaque moment d'engloutir mon
-vaisseau. Les braves marins que j'ai engagés à m'accompagner, trouvent
-du courage en me regardant; mais je n'ai personne pour m'en donner.
-Notre situation est vraiment très-effrayante; cependant, mon courage et
-mes espérances ne m'abandonnent pas. Nous pouvons survivre; s'il n'en
-est pas ainsi, je répéterai les leçons de mon Sénèque, et je
-mourrai de bon cœur.
-
-»Mais quel sera l'état de votre esprit, Marguerite? vous n'entendrez
-pas parler de ma mort, et vous attendrez mon retour avec inquiétude.
-Les années s'écouleront, et vous serez tourmentée par des
-alternatives de désespoir et d'espérance. Oh! ma chère sœur, les
-tourments qu'éprouvera votre cœur, dans une attente peut-être vaine,
-me paraissent plus terribles que la mort; mais vous avez un époux, et
-d'aimables enfants; vous pouvez être heureuse: que le ciel répande sur
-vous ses bénédictions!
-
-»Mon malheureux hôte me regarde avec la plus tendre compassion. Il
-tâche de me donner de l'espoir; il parle comme si la vie était un bien
-qu'il estime. Il me rappelle que les navigateurs, qui se sont exposés
-avant moi sur cette mer, ont souvent eu à craindre les mêmes dangers;
-et, en dépit de moi-même, il me remplit d'heureux augures. Les
-matelots mêmes sentent le pouvoir de son éloquence: lorsqu'il parle,
-ils reprennent courage; il ranime leur énergie; et, en entendant sa
-voix, ils croient que ces vastes montagnes de glace sont des môles, qui
-pourront s'évanouir et céder aux résolutions de l'homme. Ces
-sentiments sont passagers; leur attente étant chaque jour retardée,
-ils passent de l'espoir à la crainte, et de la crainte au désespoir.
-J'ai bien peur que cela ne finisse par une mutinerie».
-
-
-
-
-5 septembre.
-
-
-«Il vient de se passer une scène d'un intérêt si peu commun, que je
-ne puis résister au désir de la rapporter, quoiqu'il soit
-très-probable que ces papiers ne vous parviendront jamais.
-
-»Nous sommes encore entourés de montagnes de glace, et sans cesse en
-danger d'être engloutis au premier choc. Le froid est excessif; et
-plusieurs de mes malheureux compagnons ont déjà trouvé leur tombeau
-au milieu de cette scène de désolation. La santé de Frankenstein
-dépérit de jour en jour: le feu de la fièvre brille encore dans ses
-yeux; mais il est épuisé, et, lorsque tout-à-coup, il a fait
-quelqu'effort, il retombe aussitôt, et semble privé de la vie.
-
-»Je vous ai annoncé dans ma dernière lettre que je redoutais une
-mutinerie. Ce matin, j'étais à observer le visage pâle, de mon ami,
-ses yeux à moitié fermés, et ses membres languissants; quand je fus
-détourné de ce spectacle par un groupe de matelots qui désiraient
-entrer dans la cabine. Ils entrèrent; et leur chef m'adressa la parole.
-Il me dit que lui et ses compagnons avaient été choisis par les autres
-matelots, pour venir en députation auprès de moi, et me faire une
-demande, qu'en toute justice, je ne pouvais refuser. Il ajoutait que
-nous étions enfermés dans la glace, et qu'il était à croire que nous
-n'en sortirions jamais: mais toute leur crainte était que, si par
-hasard la glace venait à se séparer et à laisser un passage libre, je
-ne fusse assez téméraire pour continuer mon voyage, et les conduire à
-de nouveaux dangers, après qu'ils auraient heureusement surmonté
-celui-ci. Ils désiraient donc que je fisse la promesse solennelle que,
-si le vaisseau était dégagé, je dirigerais aussitôt ma course vers
-le sud.
-
-»Ce discours me troubla. Je n'avais pas perdu tout espoir, et je
-n'avais pas encore conçu l'idée de retourner sur mes pas, si j'étais
-délivré. Cependant, pouvais-je justement, ou même physiquement,
-m'opposer à cette demande? J'hésitais avant de répondre, lorsque
-Frankenstein, qui avait d'abord été silencieux, et paraissait
-réellement avoir à peine assez de force pour donner la moindre
-attention à quoi que ce soit, se réveilla les yeux étincelants et les
-joues animées par une force passagère. Il se tourna vers ces hommes,
-et il leur dit:
-
-«Que voulez-vous? Que demandez-vous à votre capitaine? Pouvez-vous
-donc être si facilement détournés de votre entreprise? N'appeliez-vous
-pas cette expédition glorieuse? Et pourquoi l'était-elle? Ce
-n'est pas parce que la route était facile et paisible comme
-une mer du Sud, mais parce qu'elle était pleine de dangers et de
-terreur; parce qu'à chaque nouvel accident, votre bravoure était
-nécessaire, et que votre courage devait être mis à l'épreuve; parce
-que vous aviez autour de vous le danger et la mort, et que ces dangers
-vous deviez les braver et les surmonter. Voilà pourquoi votre
-entreprise était glorieuse, pourquoi elle était honorable: le monde
-vous aurait appelés les bienfaiteurs du genre humain; on aurait adoré
-les noms illustrés par les hommes courageux, qui auraient bravé la
-mort pour la gloire et le bien de l'espèce humaine. Faites maintenant
-la comparaison: à la première idée du danger, ou, si vous le voulez,
-à la première épreuve forte et effrayante de votre courage, vous vous
-découragez, et vous consentez à passer pour des hommes qui n'ont pas
-eu assez de force pour endurer le froid et le danger; aussi dira-t-on:
-pauvres gens, ils étaient frileux, et ils sont revenus se chauffer à
-leurs foyers. Mais pourquoi ces ménagements? Vous n'aviez pas besoin de
-venir si loin et de traîner votre capitaine à la honte d'un revers,
-pour prouver uniquement votre lâcheté. Ah! soyez hommes, ou soyez plus
-que des hommes. Persévérez dans vos projets, et soyez aussi fermes
-qu'un roc. Cette glace n'est pas faite d'une matière telle que vos
-cœurs pourraient l'être; il se peut qu'elle change, il se peut qu'elle
-ne vous arrête plus, si vous dîtes qu'elle ne vous arrêtera pas. Ne
-retournez pas dans vos familles avec une marque d'infamie sur vos
-fronts. Retournez comme des héros qui ont combattu et vaincu, et qui ne
-savent pas ce que c'est que de tourner le dos à l'ennemi».
-
-»Sa voix était si bien d'accord avec les différents sentiments de son
-discours, ses yeux exprimaient une résolution et un héroïsme si
-grands, que vous ne devez pas vous étonner que ces hommes fussent
-émus. Ils se regardaient l'un l'autre, sans être capables de
-répondre. Je pris la parole; je les invitai à se retirer, et à
-réfléchir à ce qu'on leur avait dit; je leur dis que je ne les
-mènerais pas plus au nord, s'ils persistaient dans leur désir de
-retour; mais que j'espérais que leur courage reviendrait avec la
-réflexion.
-
-»Ils se retirèrent, et je me tournai vers mon ami qui était retombé
-en langueur, et presque sans vie.
-
-»Je ne sais quelle sera la fin de tout ceci; mais je préfère la mort
-à la honte de revenir sans avoir exécuté mon projet. Cependant je
-crains d'y être forcé; des hommes, qui ne sont pas soutenus par des
-idées de gloire et d'honneur, ne peuvent jamais continuer, de bon gré,
-à supporter les fatigues auxquelles ils sont exposés».
-
-
-
-
-7 septembre.
-
-
-«Le sort en est jeté; j'ai consenti à revenir, si nous ne périssons
-pas. Ainsi mes espérances sont détruites par la lâcheté et
-l'indécision: je reviens sans rien savoir, et déçu dans mes projets.
-Il faut plus de philosophie que je n'en ai, pour supporter patiemment un
-malheur aussi injuste».
-
-
-
-
-12 septembre.
-
-
-«C'en est fait: je retourne en Angleterre. Je suis frustré dans mes
-espérances de gloire et d'intérêt.--J'ai perdu mon ami. Je vais
-tâcher, ma chère sœur, de vous donner des détails sur ces pénibles
-évènements; et puisque je me dirige vers l'Angleterre et en même
-temps vers vous, je ne m'affligerai pas.
-
-»Le 9 septembre, la glace commença à remuer; des bruits semblables à
-celui du tonnerre se firent entendre au loin, et annoncèrent que les
-îles de glace se séparaient et se rompaient de tous les côtés. Nous
-étions dans le péril le plus imminent; mais notre position étant
-entièrement passive, je portai presque toute mon attention sur mon
-malheureux hôte, dont la maladie avait pris un caractère si grave
-qu'il ne pouvait plus sortir de son lit. La glace se rompit dernière
-nous, et fut emportée avec force vers le nord; le vent tourna à
-l'ouest, et le 11, le passage vers le sud devint parfaitement libre. Les
-matelots, en voyant leur retour dans leur patrie presque assuré,
-poussèrent de grandes acclamations de joie long-temps prolongées.
-Frankenstein, qui était assoupi, s'éveilla et demanda la cause du
-tumulte. «Ils se réjouissent, lui dis-je, de ce qu'ils retourneront
-bientôt en Angleterre».
-
---«Retournez-vous vraiment»?
-
---«Hélas! oui; je ne puis résister à leur demande. Je ne puis les
-contraindre à braver le danger, et je suis moi-même contraint de
-retourner».
-
---«Faites-le si vous le voulez, mais je n'en ferai rien. Vous pouvez
-abandonner votre projet; mais je ne puis manquer au mien; il m'est
-assigné par le ciel. Je suis faible; niais je ne doute pas que les
-esprits, qui aident ma vengeance, ne me donnent assez de force». À ces
-mots, il tâcha de se lever de son lit, mais l'effort était au-dessus
-de ses forces; il retomba et s'évanouit.
-
-»Il resta long-temps avant de reprendre connaissance, et je crus
-long-temps que la vie était entièrement éteinte. Enfin il ouvrit les
-yeux, mais il respirait avec difficulté, et ne pouvait parler. Le
-chirurgien lui donna une potion, et nous ordonna de le laisser et de ne
-pas le troubler. En même-temps il m'annonça que mon ami n'avait pas
-beaucoup d'heures à vivre.
-
-»La sentence était prononcée: je ne pouvais que m'affliger et
-attendre. Je m'assis auprès de son lit pour l'observer; ses yeux étant
-fermés, je crus qu'il dormait; mais en ce moment il m'appela d'une voix
-faible, m'invita à m'approcher, et me dit: «Hélas! la force, sur
-laquelle je comptais, m'abandonne; je le sens, je mourrai bientôt; et
-lui, mon ennemi et mon persécuteur, il vit peut-être encore! Ne croyez
-pas, Walton, que dans les derniers moments de mon existence, j'éprouve
-cette haine brûlante et ce désir ardent de vengeance, dont j'étais
-animé autrefois; je souhaite la mort de mon ennemi, et je me sens
-justifié par ce sentiment. Pendant ces derniers jours je me suis mis à
-examiner ma conduite passée et je ne la trouve nullement blâmable.
-Dans un accès de démence, et dans un transport d'enthousiasme, j'ai
-créé un être doué de raison; j'étais tenu d'assurer, autant qu'il
-était en mon pouvoir, son bonheur et son bien-être. Tel était mon
-devoir; mais il en était un autre bien supérieur. Mes devoirs envers
-mes semblables étaient beaucoup plus dignes de fixer mon attention,
-puisqu'ils renfermaient une plus grande proportion de bonheur ou de
-malheur. Soutenu par cette considération, j'ai refusé, et avec raison,
-de former une compagne pour l'être que j'avais créé. Il montrait une
-perversité et un égoïsme que personne n'aurait pu égaler. Il a
-immolé mes amis; il a voué à la mort des êtres qui jouissaient de
-deux biens inestimables, le bonheur et la sagesse; et je ne sais où
-s'étanchera cette soif de vengeance. Malheureux lui-même de ne pouvoir
-faire le malheur des autres, il fallait qu'il mourût.... Mon devoir
-était de lui donner la mort, mais j'ai succombé. Conduit par
-l'intérêt et des motifs coupables, je vous ai demandé de prendre mon
-ouvrage s'il n'était pas terminé; je renouvelle cette prière à
-présent que je ne suis guidé que par la raison et la vertu.
-
-»Cependant je ne puis vous demander de renoncer à votre pays et à vos
-amis, pour remplir cette tâche, et, maintenant que vous retournez en
-Angleterre, vous aurez peu de chances de le rencontrer; mais je vous
-engage à bien réfléchir sur ce point, et à bien peser ce que vous
-devez faire. Mon jugement et mes idées sont déjà troublés par
-l'approche de la mort. Je n'ose vous demander d'entreprendre ce que je
-crois juste; car je puis être encore égaré par la passion.
-
-»En pensant qu'il pourrait vivre pour être un instrument de malheur,
-je me trouble; mais si j'arrête mon esprit à d'autres considérations,
-j'envisage cette heure, qui va être celle de mon repos, comme la seule
-heureuse que j'aie passée depuis plusieurs années. Je vois voltiger
-devant moi les formes des morts qui me sont chers, et je me jette dans
-leurs bras. Adieu, Walton! Cherchez le bonheur dans la tranquillité, et
-évitez l'ambition, même l'ambition, en apparence innocente, de vous
-distinguer dans les sciences et les découvertes. Mais pourquoi parler
-ainsi? Cet espoir m'a perdu: un autre peut réussir».
-
-»Sa voix devenait plus faible à mesure qu'il parlait; et enfin,
-épuisé par cet effort, il tomba dans le silence. Environ une
-demi-heure après, il essaya encore de parler, mais il n'en eût pas la
-force; il pressa faiblement ma main. Ses yeux se fermèrent pour
-toujours, et le charme d'un doux sourire s'éloigna de ses lèvres.
-
-»Marguerite, que puis-je ajouter sur la fin précoce de ce Génie
-glorieux? Que dirai-je, qui puisse vous faire comprendre la profondeur
-de mon chagrin? Tout ce que je pourrais dire serait trop faible. Mes
-yeux sont inondés de larmes; mon esprit est troublé par ma douleur.
-Mais je fais route vers l'Angleterre, et je puis y trouver des
-consolations.
-
-»Je suis interrompu. Que signifient ces bruits? Il est minuit; le vent
-est bon, et la sentinelle se meut à peine sur le pont. Encore! c'est un
-bruit semblable à celui d'une voix humaine, mais plus rauque; il vient
-de la cabine où sont encore les restes de Frankenstein; il faut que je
-monte et que j'aille voir. Bonne nuit, ma sœur.
-
-»Grand, Dieu! quelle scène vient de se passer! Je suis encore étourdi
-en y pensant. Je ne sais si j'aurai la force de l'écrire; cependant
-l'histoire, que je vous ai rapportée, serait incomplète sans cette
-dernière et étonnante catastrophe.
-
-»J'entrai dans la cabine, où étaient les restes de mon malheureux et
-admirable ami. Sur lui était penché un spectre que je ne saurais
-décrire; sa stature était gigantesque, mais grossière et difforme
-dans ses proportions. Courbé sur le lit de mort, il avait la figure
-cachée par de longues bouclés de cheveux en désordre; sa main, qui
-était étendue, paraissait d'une couleur et d'une peau semblables à
-celle d'une momie. En m'entendant approcher, il cessa de pousser des
-exclamations de douleur et d'horreur; et il s'élança vers la fenêtre.
-Jamais je n'ai rien vu d'aussi horrible que sa figure, de si hideux, et
-en même temps d'une laideur si effrayante. Je fermai les yeux
-involontairement, et je m'efforçai de me rappeler quels étaient mes
-devoirs vis-à-vis de ce monstre sanguinaire. Je le sommai de rester.
-
-»Il s'arrêta en me regardant avec étonnement; se tourna de nouveau
-vers le corps inanimé de son créateur, et parut oublier ma présence.
-Chaque trait, chaque geste semblait excité par la plus sombre rage
-d'une passion irrésistible.
-
-«Il est aussi ma victime, s'écria-t-il! Avec sa mort mes crimes sont
-consommés: ma misérable existence touche à sa fin! Ah, Frankenstein!
-Être généreux, et qui t'es sacrifié! À quoi me servirait-il de te
-demander maintenant mon pardon, moi qui t'ai immolé irrévocablement,
-en faisant périr tous ceux que tu aimais? Hélas! il est froid, il ne
-peut me répondre».
-
-»Sa voix sembla étouffée: et mon premier mouvement, qui m'avait
-rappelé que mon devoir était d'obéir à la prière de mon ami
-mourant, en donnant la mort à son ennemi, fut alors arrête par un
-mélange de curiosité et de compassion. Je m'approchai de cet être
-effrayant, sans oser lever les yeux sur son visage, dont la laideur
-était singulièrement repoussante et vraiment extraordinaire. J'essayai
-de parler, mais les mots s'arrêtaient sur mes lèvres. Le monstre
-continuait de s'adresser des reproches furieux et incohérents. Enfin
-j'osai lui parler, dans un moment où sa fureur se calmait. «Ton
-repentir, lui dis-je, est maintenant superflu. Si tu avais écouté la
-voix de la conscience, et senti l'aiguillon du remords avant de pousser
-ta vengeance infernale à cette extrémité, Frankenstein vivrait
-encore».
-
---«Et rêvez-vous, dit le Démon? Oubliez-vous que j'étais alors mort
-au chagrin et au remords? Lui, continua-t-il en me montrant le cadavre,
-il n'a pas plus souffert durant sa vie... oh! non, pas la dix millième
-partie de mon angoisse pendant son long et cruel supplice. J'étais
-saisi d'effroi, et en même temps j'avais le cœur déchiré par le
-remords. Pensez-vous que les gémissements de Clerval fussent agréables
-à mon oreille? Mon cœur était fait pour être susceptible d'amour et
-de sympathie; et, lorsque j'ai été poussé par le malheur au crime et
-à la haine, il ne supporta pas la violence du changement sans un
-tourment, que vous ne pouvez même imaginer.
-
-»Après le meurtre de Clerval, je revins dans le Switzerland, le cœur
-brisé et abattu. J'avais pitié de Frankenstein; ma pitié se
-transforma en horreur: je m'abhorrai moi-même; mais en pensant que lui,
-l'auteur et de mon existence et de mes inexprimables tourments, il osait
-espérer le bonheur; que, tandis qu'il accumulait sur moi le malheur et
-le désespoir, il cherchait son bonheur dans des sentiments et des
-passions dont j'étais à jamais privé, alors une jalousie impuissante
-et une indignation amère me remplirent d'une soif insatiable de
-vengeance. Je me souvins de ma menace, et je résolus de l'accomplir. Je
-savais que je me préparais une torture affreuse; mais j'étais
-l'esclave, et non le maître d'une impulsion que je détestais sans
-pouvoir y résister. Cependant lorsqu'elle périt!.... non, je n'étais
-pas alors malheureux. J'avais repoussé tout sentiment, comprimé toute
-angoisse pour me livrer à l'excès de mon désespoir. Dès-lors le mal
-devint un bien pour moi. Arrivé à ce point, je n'eus plus d'autre
-choix que d'adapter ma nature à un élément que j'avais choisi
-moi-même. Le couronnement de mon projet infernal devint une passion
-insatiable. Et maintenant il est terminé: voici ma dernière victime»!
-
-»Je fus d'abord touché par les expressions de sa douleur; mais en me
-rappelant que Frankenstein m'avait parlé du pouvoir de son éloquence
-persuasive, et en reportant les yeux sur le corps inanimé de mon ami,
-je sentis l'indignation se rallumer en moi. «Malheureux! lui dis-je,
-convient-il que tu viennes ici, pour gémir sur la scène de désolation
-dont tu es l'auteur? Tu jettes une torche au milieu d'un édifice, et,
-après qu'il est consumé, tu t'assieds sur ses ruines, et tu gémis de
-sa chute. Démon hypocrite! si celui que tu pleures vivait encore, il
-serait encore l'objet de ton exécrable vengeance, et il en deviendrait
-la proie. Ce n'est pas la pitié que tu sens; tu gémis seulement de ce
-que la victime, que tu réservais à ta perversité, vient de lui
-échapper».
-
---«Ah! ce n'est pas ainsi..... non, dit-il en m'interrompant, quoique
-vous deviez le penser en me jugeant d'après mes actions! Je ne cherche
-pas quelqu'un qui compatisse à ma misère: je ne trouverai jamais de
-sympathie. Dans le temps où j'en ai cherché, c'était à l'amour de la
-vertu, aux sentiments de bonheur et d'affection, dont je me sentais
-pénétré, que je désirais participer; mais maintenant que la vertu
-est devenue pour moi un fantôme, et que le bonheur et l'affection sont
-changés en un désespoir amer et cruel, où chercherais-je la
-sympathie? Tant que mes souffrances dureront, je suis content de
-souffrir seul: lorsque je mourrai, la haine et l'opprobre chargeront ma
-mémoire. Autrefois mon imagination était adoucie par des idées de
-vertu, de gloire et de bonheur. Autrefois j'espérais à tort rencontrer
-des êtres, qui pardonneraient à mon extérieur, et m'aimeraient pour
-les excellentes qualités dont j'étais capable de faire preuve. Je me
-nourrissais de hautes pensées d'honneur et de dévouement; mais
-maintenant le crime m'a placé au-dessous du plus vil animal. Il n'est
-personne à qui je puisse être comparé pour le crime, le malheur et la
-perversité. Lorsque je fais l'énumération de mes crimes, je ne puis
-croire que je sois le même qui était autrefois rempli des visions
-sublimes et transcendantes de la beauté et de la majesté du bien. Mais
-il n'est que trop vrai; l'ange déchu devient le démon du mal. Et même
-cet ennemi de Dieu et de l'homme avait des amis et des compagnons dans
-son malheur; et moi je suis seul».
-
---«Vous, qui appelez Frankenstein votre ami, vous paraissez connaître
-mes crimes et ses malheurs; mais, dans le détail qu'il vous en a
-donné, il n'a pu vous énumérer les heures et les mois de misère que
-j'ai passés, et durant lesquels je me suis consumé en passions
-impuissantes: car, tandis que je détruisais ses espérances, je ne
-satisfaisais pas mes propres désirs. Ils étaient toujours ardents et
-insatiables; que je désirasse l'amour ou l'amitié, j'étais toujours
-repoussé. N'y avait-il aucune injustice en cela? Dois-je passer pour le
-seul criminel, lorsque toute l'espèce humaine était contre moi?
-Pourquoi ne haïssez-vous pas Félix, qui chassa son ami d'une manière
-outrageante? Pourquoi ne détestez-vous pas le paysan, qui voulut tuer
-le sauveur de sa fille? Non; ce sont des êtres vertueux et sans taches!
-Moi, qui suis malheureux et abandonné, je suis un objet de rebut, qui
-doit être méprisé, repoussé, et foulé aux pieds. Même à présent,
-je sens bouillir mon sang au souvenir de cette injustice.
-
-»Mais il est vrai que je suis un misérable. J'ai assassiné celui qui
-était aimable et sans appui; j'ai étranglé l'innocent pendant son
-sommeil; j'ai étouffé celui qui n'avait jamais fait aucun mal ni à
-moi, ni à aucun être animé. J'ai voué au malheur mon créateur, le
-modèle de tout ce qui est digne d'amour et d'admiration parmi les
-hommes; je l'ai poursuivi jusqu'à cette extrémité irréparable. Le
-voici, livide et glacé du froid de la mort. Vous me haïssez; mais
-votre haine ne peut égaler celle avec laquelle je me regarde moi-même.
-Je vois les mains qui m'ont formé; je pense que c'est dans son
-imagination que j'ai été conçu, et je suis impatient de voir arriver
-le moment où tout cela ne sera plus sous mes yeux, ou présent à ma
-pensée.
-
-»Ne craignez pas que je devienne un jour l'instrument d'une nouvelle
-oppression. Mon ouvrage sera bientôt achevé. Ni votre mort, ni celle
-d'aucun homme n'est nécessaire pour consommer mon existence, et
-accomplir ce qui doit arriver; la mienne seule est nécessaire. Ne
-croyez pas que je tarde à faire ce sacrifice. Je quitterai votre
-vaisseau sur le radeau de glace qui m'a apporté ici, et je chercherai
-l'extrémité du globe la plus voisine du nord. Je formerai mon bûcher
-funéraire, et je réduirai en cendres ce misérable corps, afin que ses
-restes ne puissent servir à quelqu'homme curieux et profane, qui
-voudrait créer un autre être semblable à moi: je vais mourir. Je ne
-sentirai plus l'agonie qui me consume maintenant, et je ne serai plus la
-proie de mes sens, que je n'ai pu ni satisfaire, ni éteindre. Il est
-mort, celui qui me donna l'existence; et, lorsque je ne serai plus, le
-souvenir de nos deux existences sera bientôt évanoui. Je ne verrai
-plus le soleil ou les étoiles, et je ne sentirai plus le vent se jouer
-sur mon visage: je ne connaîtrai plus ni lumière, ni sentiment, ni
-sens; mais c'est dans cette condition que je dois trouver mon bonheur.
-Il y a quelques années, lorsque je vis pour la premières fois la
-beauté de ce monde; lorsque je sentis la chaleur vivifiante de l'été;
-lorsque j'entendis le bruissement des feuilles et le gazouillement des
-oiseaux, et que je bornais là toutes mes sensations, j'aurais été
-inconsolable de mourir; maintenant je n'ai pas d'autre consolation.
-Souillé de crimes, et déchiré par le plus cruel remords, pourrais-je
-trouver du repos ailleurs que dans la mort?
-
-»Adieu! je vous quitte, et vous êtes le dernier de toute l'espèce
-humaine que mes yeux verront jamais.--Et toi, Frankenstein, adieu.
-Frankenstein! si tu vivais encore, et que tu conservasses un désir de
-vengeance contre moi, tu la satisferais mieux par ma vie que par ma
-mort. Mais il n'en était pas ainsi; tu cherchais ma mort, afin que je
-ne pusse causer de plus grands malheurs; et cependant, si, par une
-puissance qui m'est inconnue, tu n'as pas encore cessé de penser et de
-sentir, tu ne peux désirer que je vive pour mon malheur. Quelque fût
-ta position, mes tourments étaient encore plus cruels que les tiens;
-car les pointes aiguës du remords ne peuvent cesser d'envenimer mes
-blessures, jusqu'à ce que la mort les ferme à jamais.
-
-»Mais bientôt, s'écria-t-il avec un enthousiasme terrible et
-solennel, je mourrai; je ne sentirai plus ce que j'éprouve maintenant.
-Bientôt ces douleurs cuisantes seront éteintes. Je monterai triomphant
-sur mon bûcher funéraire, et je tressaillerai de joie dans l'agonie au
-milieu des flammes dévorantes. La lueur de ce foyer s'affaiblira; mes
-cendres seront emportées dans la mer par les vents. Mon esprit reposera
-en paix; ou s'il pense, il ne sera certainement pas en proie aux mêmes
-pensées. Adieu».
-
-»Il dit, et s'élança par la fenêtre de la cabine, sur le radeau de
-glace qui était attaché au vaisseau. Il fut bientôt emporté par les
-vagues, et perdu dans l'obscurité et l'éloignement».
-
-
-
-
-
-FIN DU TOME TROISIEME ET DERNIER.
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Frankenstein, ou le Prométhée moder
-e Volume 3 (of 3), by Mary Wollstonecraft Shelley
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK FRANKENSTEIN ***
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-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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-Foundation
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- The Project Gutenberg eBook of Frankenstein Volume 1 (of 3), by Mary Wollstonecraft Shelley.
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- </head>
-<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Frankenstein, ou le Prométhée moderne
-Volume 3 (of 3), by Mary Wollstonecraft Shelley
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Frankenstein, ou le Prométhée moderne Volume 3 (of 3)
-
-Author: Mary Wollstonecraft Shelley
-
-Translator: Jules Saladin
-
-Release Date: June 20, 2020 [EBook #62406]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK FRANKENSTEIN ***
-
-
-
-
-Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
-generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale
-de France.)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-
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-</div>
-
-
-
-<h2>FRANKENSTEIN,</h2>
-
-<h4>OU</h4>
-
-<h2>LE PROMÉTHÉE MODERNE.</h2>
-
-<h4>DÉDIÉ A WILLIAM GODWIN,</h4>
-
-<h5>AUTEUR DE LA JUSTICE POLITIQUE, DE CALEB WILLIAMS, etc.</h5>
-
-<h3>Par M<sup>me</sup> SHELLY, sa nièce.</h3>
-
-<h4>TRADUIT DE L'ANGLAIS PAR J. S.***</h4>
-
-<p><span style="margin-left: 20em;">Créateur, t'ai-je demandé de me tirer de</span><br />
-<span style="margin-left: 21.5em;">l'argile pour me faire homme? T'ai-je</span><br />
-<span style="margin-left: 21.5em;">sollicité de m'arracher du néant?</span></p>
-
-<p style="margin-left: 50%;">MILTON, <i>Paradis perdu.</i></p>
-
-<h4>TOME TROISIÈME</h4>
-
-<h5>PARIS,</h5>
-
-<h5>CHEZ CORRÉARD, LIBRAIRE</h5>
-
-<h5>PALAIS ROYAL, GALERIE DE BOIS, N.° 258.</h5>
-
-<h5>1821</h5>
-
-
-
-
-<hr class="chap" />
-
-
-<p>TABLE</p>
-<p><a href="#CHAPITRE_XVII">CHAPITRE XVII</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XVIII">CHAPITRE XVIII</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XIX">CHAPITRE XIX</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XX">CHAPITRE XX</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XXI">CHAPITRE XXI</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XXII">CHAPITRE XXII</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XXIII">CHAPITRE XXIII</a><br />
-<a href="#SUITE_PAR_WALTON">SUITE, PAR WALTON</a></p>
-
-
-
-
-<hr class="chap" />
-
-
-<h4>FRANKENSTEIN,<br />
-
-OU<br />
-
-LE PROMÉTHÉE MODERNE.</h4>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XVII">CHAPITRE XVII</a></h4>
-
-
-<p>Après mon retour à Genève, les jours et les semaines s'écoulèrent
-sans que je pusse trouver le courage de recommencer mon ouvrage. Si je
-ne remplissais pas ma promesse envers le démon, j'avais tout à
-craindre de sa vengeance; cependant je ne pouvais surmonter l'horreur
-que m'inspirait l'affreux travail dont j'étais chargé. Je comptais
-avoir besoin, pour former une femme, de plusieurs mois d'une étude
-profonde et de recherches pénibles. J'avais entendu parler de quelques
-découvertes faites par un philosophe anglais, et dont il était
-nécessaire que j'eusse connaissance. Quelquefois je pensais à obtenir
-le consentement de mon père pour visiter l'Angleterre et m'instruire de
-ces nouvelles découvertes; mais je m'effrayais de toute espèce de
-retard, et je ne pouvais me résoudre à troubler la tranquillité qui
-commençait à rentrer dans mon âme. Ma santé, qui jusqu'alors avait
-décliné, était maintenant bien rétablie; et mon courage ne
-s'affermissait pas moins, lorsque je n'avais pas l'esprit frappé par le
-souvenir de ma malheureuse promesse. Mon père remarqua ce changement
-avec plaisir, et chercha le moyen de dissiper ce qui restait de ma
-mélancolie, dont les noirs accès revenaient de temps en temps, et
-troublaient le bonheur dont j'étais près de jouir. Dans ces moments je
-me renfermais dans la solitude la plus profonde. Je passais des
-journées entières sur le lac, dans une barque, seul, silencieux, et
-indifférent au spectacle des cieux comme au bruit des vagues; mais la
-vivacité de l'air, et l'éclat du soleil manquaient rarement de me
-rendre quelque tranquillité; et, à mon retour, j'accueillais mes amis
-avec un sourire plus agréable et un cœur plus gai.</p>
-
-<p>Un jour, au retour d'une de ces promenades, mon père m'appela auprès
-de lui, et me parla ainsi:</p>
-
-<p>«Je suis satisfait, mon cher fils, de remarquer que vous avez repris
-vos premiers amusements, et que vous semblez revenir à vous-même,
-quoique vous soyez toujours malheureux, et que vous évitiez encore
-notre société. Pendant quelque temps, je me suis perdu en conjectures
-pour en découvrir la cause; mais hier une idée m'a frappé, et, si
-elle est fondée, je vous conjure de me l'avouer. La réserve sur ce
-point ne serait pas seulement inutile, mais funeste à nous tous».</p>
-
-<p>Cet exorde me fit trembler avec violence, mais mon père continua:</p>
-
-<p>«J'avoue mon fils, que j'ai toujours envisagé votre mariage avec votre
-cousine comme le nœud de notre bonheur domestique, et la consolation de
-mes vieux jours. Vous l'avez été attachés l'un à l'autre depuis
-votre première enfance; vous avez étudié ensemble, vous paraissez
-même vous convenir entièrement de caractère et de goûts; mais
-l'expérience de l'homme est si aveugle, que ce qui me parait le plus
-propre à seconder mon projet, peut l'avoir entièrement détruit.
-Peut-être la regardez-vous comme votre sœur, sans désirer qu'elle
-devienne votre femme. Il est également possible que vous ressentiez de
-l'amour pour une autre personne, et qu'en même-temps vous pensiez être
-engagé d'honneur à votre cousine, et que ce combat de sentiments soit
-la cause de la douleur poignante dont vous êtes affecté».</p>
-
-<p>&mdash;«Mon cher père, rassurez-vous, j'ai pour ma cousine une tendre et
-sincère affection. Je n'ai jamais vu de femme qui me parût aussi digne
-qu'Élisabeth, d'admiration et de tendresse. L'union dont vous me
-parlez, est l'espoir et le but de mon avenir».</p>
-
-<p>&mdash;«Les sentiments que vous venez d'exprimer, mon cher Victor, me
-donnent plus de plaisir que je n'en ai éprouvé depuis quelque temps.
-Puisqu'il en est ainsi, nous serons certainement heureux, malgré le
-chagrin que nous causent les circonstances actuelles. Je veux surtout
-dissiper ce chagrin, qui parait s'être si fortement emparé de votre
-esprit. Ainsi, dites-moi si vous vous opposez à ce, que la
-célébration du mariage ait lieu sur le champ. Nous avons été
-malheureux, et depuis les derniers évènements nous sommes privés de
-cette paix journalière qui convient à mes années et à mes
-infirmités. Vous êtes plus jeune; mais je ne suppose pas qu'étant
-maître d'une fortune suffisante, vous trouviez dans un mariage
-contracté de bonne heure, un obstacle au projet de vous illustrer, et
-de vous rendre utile. Ne supposez donc pas que je veuille vous imposer
-le bonheur, ou que je m'afflige sérieusement d'un délai que vous
-proposeriez. Interprétez mes paroles avec candeur, et répondez-moi, je
-en conjure, avec confiance et sincérité».</p>
-
-<p>J'écoutais mon père en silence, et je fus quelque temps sans pouvoir
-lui répondre. J'agitai rapidement une multitude de pensées dans mon
-esprit, et je fis mille efforts pour amener une conclusion. Hélas! la
-perspective d'une union prochaine avec ma cousine me remplissait
-d'horreur et d'épouvante. J'étais lié par une promesse solennelle,
-que je n'avais pas encore tenue; je n'osais pourtant pas la violer, car
-si j'avais cette témérité, je verrais fondre sur ma famille et sur
-moi-même les innombrables malheurs que nous réservait la vengeance du
-Démon. Accablé de ce poids affreux, pourrais-je supporter un jour de
-fête? Il fallait que mes engagements envers le monstre fussent remplis,
-et qu'il eût quitté ces lieux avec sa compagne, pour qu'il me fût
-permis de jouir en paix d'une union dont j'attendais le bonheur.</p>
-
-<p>Je me souvins aussi de la nécessité, ou de voyager en Angleterre, ou
-de nouer une longue correspondance avec les philosophes de ce pays, dont
-les connaissances et les découvertes m'étaient d'un usage
-indispensable dans ma nouvelle entreprise; car l'ancienne méthode, pour
-obtenir l'intelligence désirée, était longue et peu satisfaisante. Je
-n'étais pas non plus mécontent d'un changement; j'étais charmé de
-pouvoir passer un an ou deux dans un autre pays, et de me distraire par
-de nouvelles occupations; absent de ma famille, il pouvait arriver,
-pendant ce temps, que je lui fusse rendu paisible et heureux par un
-évènement quelconque; ma promesse serait remplie, et le monstre
-éloigné; ou bien quelqu'accident aurait mis fin à sa vie, et terminé
-pour toujours mon esclavage.</p>
-
-<p>Telles étaient mes rapides réflexions; elles dictèrent ma réponse à
-mon père. J'exprimai le désir de visiter l'Angleterre; mais, cachant
-les véritables motifs de cette demande, je mis en avant l'intention de
-voyager, et de voir le monde, avant de me fixer pour toujours dans les
-murs de ma ville natale.</p>
-
-<p>Je pressai mon père avec ardeur, et j'en obtins facilement le
-consentement; car il n'existait pas sur la terre un père qui fût plus
-indulgent et moins despotique. Notre plan fut bientôt arrangé. J'irais
-à Strasbourg, où Clerval viendrait me rejoindre. Nous passerions
-quelque temps dans les villes de Hollande; nous ferions notre plus long
-séjour en Angleterre, et nous reviendrions par la France. Il fut
-convenu que ce voyage durerait deux ans.</p>
-
-<p>Mon père, se plaisait à penser que mon union avec Élisabeth aurait
-lieu aussitôt après mon retour à Genève. «Ces deux années,
-disait-il, s'écouleront bien vite; mais au bout de ce temps, rien ne
-s'opposera à votre bonheur; et, en vérité, je désire vivement voir
-arriver le moment où nous serons tous unis, sans qu'aucune espérance
-ni crainte viennent troubler notre calme domestique».</p>
-
-<p>&mdash;«Je suis content de votre arrangement, lui répondis-je; à cette
-époque, nous serons tous deux plus sages, et j'espère plus heureux que
-nous ne le sommes maintenant». Je poussai un soupir; mais mon père,
-dont l'âme était pleine de bonté, cessa de rechercher le secret de ma
-mélancolie. Il espérait que de nouvelles scènes et le plaisir; de
-voyager me rendraient le repos.</p>
-
-<p>Je fis alors mes préparatifs de départ; mais j'étais poursuivi d'une
-idée qui me remplissait de crainte et d'agitation. Je laisserais,
-pendant mon absence, mes amis exposés aux attaques d'un ennemi dont je
-leur cachais l'existence, et qui s'irriterait sans doute en apprenant
-mon départ. Cependant, il avait juré de me suivre partout où j'irais:
-ne m'accompagnerait-il pas en Angleterre? Cette pensée était affreuse
-en elle-même, et en même temps consolante, puisqu'elle ne me laissait
-aucune inquiétude sur le compte de mes amis. J'étais au désespoir en
-pensant qu'il pût en être autrement. Mais, pendant tout le temps que
-je fus l'esclave de ma créature, je me laissais gouverner par les
-impulsions du moment; et, dans la situation où je me trouvais, j'étais
-intimement convaincu que le Démon me suivrait, et délivrerait ma
-famille du danger de ses machinations.</p>
-
-<p>Je partis vers la fin du mois d'août, pour passer deux années d'exil.
-Élisabeth approuvait les motifs de mon départ, et regrettait seulement
-de n'avoir pas la même occasion d'enrichir son expérience et de
-cultiver son esprit; mais elle ne put s'empêcher de pleurer en me
-disant adieu, et elle me pria de revenir heureux et tranquille. «Nous
-dépendons tous de vous, dit-elle; et si vous êtes malheureux, nous le
-serons aussi».</p>
-
-<p>Je me jetai dans la voiture qui devait m'emmener, sans savoir à peine
-où j'allais, et sans m'occuper de ce qui se passait autour de moi. Je
-me souvins seulement, et ce fut avec une amertume affreuse que j'y
-pensai, d'ordonner qu'on emballât mes instruments de chimie pour les
-emporter: car j'étais résolu à remplir ma promesse pendant mon
-absence, et à revenir libre, s'il était possible. Agité de tristes
-pensées, je passai devant un grand nombre de sites beaux et majestueux;
-mais, mes yeux étaient fixes et inattentifs. Je ne pensais qu'au terme
-de mes voyages, et à l'ouvrage qui allait m'occuper pendant ce temps.</p>
-
-<p>Après quelques jours d'une complète indolence, j'arrivai à Strasbourg
-où j'attendis Clerval pendant deux jours. Il arriva. Hélas! quel
-contraste entre nous! Il s'animait à chaque scène nouvelle; il était
-content en admirant les beautés du soleil couchant, et plus heureux
-encore lorsqu'il le voyait se lever et commencer un nouveau jour. Il me
-montrait les variétés du paysage, et les diverses nuances du ciel.
-«Voilà ce qui s'appelle vivre, s'écriait-il; maintenant, je jouis de
-l'existence! mais toi, mon cher Frankenstein, pourquoi es-tu abattu et
-mélancolique»? Il est vrai que j'étais en proie à des pensées si
-tristes, que je n'apercevais ni l'étoile du soir, ni le lever du soleil
-dont les rayons dorés se réfléchissaient dans le Rhin.&mdash;Et vous, mon
-ami, vous trouveriez bien plus de plaisir à lire le journal de Clerval,
-qui observait-le pays avec l'œil du sentiment et du bonheur, qu'à
-écouter, mes réflexions. Moi, malheureux, j'étais poursuivi par une
-malédiction qui fermait tout accès à la joie.</p>
-
-<p>Nous étions convenus de descendre le Rhin dans un bateau depuis
-Strasbourg jusqu'à Rotterdam, d'où nous devions nous embarquer pour
-Londres. Pendant ce voyage, nous passâmes devant un grand nombre
-d'îles couvertes de saules, et nous vîmes plusieurs villes superbes.
-Nous nous arrêtâmes un jour à Mannheim, et, cinq jours après notre
-départ de Strasbourg, nous arrivâmes à Mayence. Le cours du Rhin
-au-dessous de Mayence devient beaucoup plus pittoresque. Le fleuve court
-avec rapidité entre des montagnes, qui, sans être élevées,
-présentent une pente escarpée, et un aspect agréable. Nous vîmes un
-grand nombre de châteaux en ruine, placés sur les bords des
-précipices, et entourés de bois sombres, élevés et inaccessibles.
-Cette partie du Rhin présente un paysage singulièrement varié. Sur le
-même point, on voit des montagnes escarpées, des châteaux en ruines
-qui dominent des précipices effrayants, et le Rhin fangeux qui coule au
-bas avec rapidité; et au détour d'un promontoire, la scène est
-occupée par des vignobles florissants, par de vertes collines par les
-sinuosités d'un fleuve, et par des villes populeuses.</p>
-
-<p>Nous voyagions à l'époque des vendanges, et nous étions accompagnés
-par les chants des villageois, pendant que nous descendions le courant.
-Malgré mon abattement, malgré l'agitation continuelle et pénible de
-mes sentiments, j'éprouvais encore du plaisir. Je m'étendis au fond du
-bateau, et les yeux, fixés sur le ciel azuré et sans nuages, je
-m'imaginai goûter un repos auquel depuis long-temps j'avais été
-étranger. Et si telles étaient mes sensations, qui pourra décrire
-celles de Henry? Il était, pour ainsi dire, transporté dans un pays de
-fées, et il jouissait d'un bonheur rarement accordé à l'homme. «J'ai
-vu, disait-il, les plus beaux sites de mon pays; j'ai visité les lacs
-de Lucerne et d'Uri, où les montagnes couvertes de neige descendent
-presque perpendiculairement sur l'eau, projetant une ombre sombre,
-impénétrable, et qui donnerait une apparence triste et mélancolique,
-si des îles voisines et couvertes de verdure n'étaient là pour
-réjouir l'œil de leur aspect. J'ai vu ce lac agité par une tempête,
-lorsque le vent élevait l'eau en tourbillons, et offrait une image de
-la fureur des flots dans le grand Océan; et les vagues se brisant avec
-violence contre le pied de la montagne, où le prêtre et sa maîtresse
-furent emportés par une avalanche, et où, dit-on, leurs voix sont
-encore entendues quand le vent cesse de souffler pendant la nuit. J'ai
-vu les montagnes du Valais et le pays de Vaud: mais cette contrée,
-Victor, m'enchante plus que toutes ces merveilles. Les montagnes du
-Switzerland sont plus majestueuses et plus étranges; mais il y a un
-charme incomparable dans les rives de ce fleuve délicieux. Vois ce
-château suspendu sur le précipice; cet autre dans l'île, presque
-caché parmi le feuillage de ces arbres charmants; vois maintenant ce
-groupe de villageois qui reviennent de leurs vignes, et ce village à
-moitié caché dans l'enfoncement de la montagne. Oh! certes, l'esprit
-qui habite et veille sur ce lieu, a une âme plus en harmonie avec
-l'homme, que ceux qui vivent sur le glacier, ou se retirent sur les pics
-inaccessibles des montagnes de notre pays».</p>
-
-<p>Clerval, cher ami! même à présent, je trouve du charme à me rappeler
-tes paroles, et à m'arrêter sur l'éloge dont tu es vraiment digne.
-C'était un être formé <i>dans la véritable poésie de la nature</i><a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>.
-Son imagination hardie et enthousiaste était tempérée par la
-sensibilité de son cœur. Son âme était remplie d'affections
-ardentes, et son amitié était de cette nature dévouée et étonnante,
-dont le modèle, aux yeux du monde, n'existe que dans l'imagination;
-mais la sympathie même de l'homme ne pouvait satisfaire son esprit
-ardent. Il aimait avec ardeur les beautés de la nature, que les autres
-ne regardent qu'avec admiration.</p>
-
-
-<blockquote>
-<p>Il aimait avec passion le bruit de la cataracte; il trouvait un attrait
-dans le rocher élevé, dans la montagne, dans le bois épais et
-mélancolique, dans ses couleurs et ses formes: ce sentiment, et cet
-amour, qui n'avaient pas besoin d'un charme plus éloigné, étaient
-entretenus par la pensée: car ce n'était pas à ses yeux qu'il devait,
-le plaisir qu'il éprouvait<a name="FNanchor_2_1" id="FNanchor_2_1"></a><a href="#Footnote_2_1" class="fnanchor">[2]</a>.</p></blockquote>
-
-
-<p>Et où est-il maintenant? Est-il perdu à jamais cet être doux et
-aimable? N'est-il plus cet esprit si fécond; si riche en pensées
-hardies et magnifiques, qui formaient un monde dépendant de la vie de
-celui qui le créait? N'existe-t-il plus que dans ma mémoire? Non, il
-n'en est pas ainsi; ta forme si divinement travaillée, et brillante de
-beauté, est déchue; mais ton esprit visite encore et console ton
-malheureux ami.</p>
-
-<p>Pardonnez-moi d'épancher ainsi mon chagrin; ces vaines paroles ne sont
-qu'un léger tribut que je paie à la mémoire de l'incomparable Henry,
-mais elles adoucissent mon cœur, rempli de la douleur que me cause son
-souvenir. Je poursuis.</p>
-
-<p>Au-dessus de Cologne, nous descendîmes dans les plaines de la Hollande,
-et nous résolûmes de faire en poste le reste de notre route; car le
-vent était contraire, et le courant du fleuve trop lent.</p>
-
-<p>Notre voyage perdit ici l'intérêt qui s'attachait à un pays
-magnifique; nous fûmes en peu de jours à Rotterdam, d'où nous fîmes
-voile pour l'Angleterre. Ce fut le matin d'un jour serein, à la fin de
-septembre, que j'aperçus pour la première fois les rochers
-blanchâtres de la Grande-Bretagne. Les rives de la Tamise
-présentèrent une scène nouvelle; elles sont unies, mais fertiles, et
-bordées de villes, dont chacune réveille quelque souvenir. Nous ne
-pûmes voir le fort Tilbury sans penser à l'Armada Espagnole; nous
-vîmes aussi Gravesend, Woolwich, et Greenwich, lieux dont j'avais
-entendu parler, même dans mon pays.</p>
-
-<p>Enfin nous aperçûmes les nombreux clochers de Londres, celui de
-Saint-Paul qui s'élève au-dessus de tous, et la Tour si fameuse dans
-l'histoire d'Angleterre.</p>
-
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a>Leigh Hunt's «Rimini».</p></div>
-
-<div class="footnote">
-
-<p><a name="Footnote_2_1" id="Footnote_2_1"></a><a href="#FNanchor_2_1"><span class="label">[2]</span></a>Wordsworth's «Tintern Abbey».</p></div>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XVIII">CHAPITRE XVIII</a></h4>
-
-
-<p>Londres fut notre point de repos; nous résolûmes de rester, plusieurs
-mois dans cette ville étonnante et célèbre. Clerval désirait voir
-les hommes les plus remarquables de cette époque par leur talent ou
-leur génie; mais je n'y attachais qu'une importance secondaire;
-j'étais principalement occupé des moyens de recueillir les
-renseignements, dont j'avais besoin pour remplir ma promesse. Je
-profitai sur-le-champ des lettres d'introduction que j'avais apportées,
-et qui étaient pour les philosophes les plus distingués.</p>
-
-<p>Si ce voyage avait eu lieu pendant mes jours d'étude et de bonheur, il
-m'aurait fait goûter un plaisir inexprimable; mais mon existence était
-traînante, et mon unique but, en visitant ces hommes célèbres, était
-de tirer parti de leurs connaissances, pour l'objet auquel ma destinée
-était liée d'une manière si terrible. La société était fatigante
-pour moi; mais seul, j'étais libre de contempler le ciel et la terre;
-la voix d'Henry adoucissait mes ennuis, et je pouvais ainsi m'abuser
-moi-même dans une paix passagère. Des visages gais et vifs, au
-contraire, ne pouvaient m'intéresser, et reportaient le désespoir dans
-mon cœur. Je voyais une barrière insurmontable placée entre mes
-semblables et moi; elle était scellée du sang de Guillaume et de
-Justine; et mon âme, en se retraçant ces évènements, éprouvait de
-mortelles angoisses.</p>
-
-<p>Clerval m'offrait l'image de ce que j'étais autrefois; il était
-observateur, et il observait pour son expérience et son instruction. La
-différence qu'il remarquait dans les usages, était pour lui une source
-inépuisable d'instruction et d'amusement. Il était sans cesse occupé,
-et il n'était troublé dans ses plaisirs, que par mon air triste et
-abattu. Je tâchais de le lui cacher autant que possible, afin de ne pas
-le priver des plaisirs naturels pour celui qui entre dans un nouveau
-genre de vie, et qui n'est tourmenté par aucun souci, ni par des
-souvenirs amers. Je refusais souvent de l'accompagner, en prétextant un
-autre engagement, mais dans le fait pour rester seul. Vers cette
-époque, je me mis aussi à réunir les matériaux nécessaires pour ma
-nouvelle création: ce fut pour moi le supplice des gouttes d'eau, qui
-tombent une à une et continuellement sur la tête. Si ma pensée se
-portait sur ce travail, une profonde douleur s'emparait de moi; si une
-parole s'y rattachait par quelque allusion, mes lèvres étaient
-tremblantes, et mon cœur palpitant. Nous avions déjà passé quelques
-mois à Londres, quand nous reçûmes une lettre d'une personne
-d'Écosse y qui avait eu l'occasion de nous voir autrefois à Genève.
-Il vantait les beautés de son pays natal, et nous demandait si elles
-n'auraient pas assez d'attrait, pour nous engager à pousser notre
-voyage au nord jusqu'à Perth, où il demeurait. Clerval désirait
-vivement accepter cette invitation; et, malgré mon horreur pour la
-société, je voulus aussi voir des montagnes, des torrents, et toutes
-les merveilles dont la nature se plaît à orner les lieux qu'elle
-préfère.</p>
-
-<p>Nous étions arrivés en Angleterre au commencement d'octobre, et nous
-étions alors en février. En conséquence, nous nous déterminâmes à
-commencer notre voyage vers le nord un mois plus tard. Dans notre
-excursion, nous n'avions pas le projet de suivre la grande route
-jusqu'à Édimbourg, mais de visiter Windsor, Oxford, Matlock, et les
-lacs de Cumberland; et de terminer ce voyage en juillet. J'emballai mes
-instruments de chimie et les matériaux que j'avais réunis, avec
-l'intention de finir mes travaux dans quelque coin obscur des pays
-montagneux de l'Écosse.</p>
-
-<p>Partis de Londres le 27 mars, nous mîmes quelques jours à parcourir
-les belles forêts de Windsor. Des chênes majestueux, une multitude
-prodigieuse de gibier, et des troupes de daims superbes présentaient
-une scène tout-à-fait nouvelle pour nous, qui habitions les montagnes.</p>
-
-<p>De là nous allâmes à Oxford. En entrant dans cette ville, les
-évènements, dont elle avait été le théâtre plus de cent cinquante
-ans auparavant, se retracèrent à notre esprit. C'est là que Charles
-I<sup>er</sup> avait rassemblé ses forces. Cette ville lui avait gardé
-fidélité, même après que la nation entière eut abandonné sa cause,
-pour suivre l'étendard du parlement et de la liberté. La mémoire de
-ce roi infortuné, les compagnons de son malheur, l'aimable Fakland,
-l'orgueilleux Gower, la Reine, et son fils, donnaient un intérêt
-particulier à chaque partie de la ville, qu'on supposait leur avoir
-servi d'habitation.</p>
-
-<p>Nous nous plaisions à suivre les traces de l'esprit des anciens temps,
-qui semblait y régner encore. Quand bien même ces sentiments
-n'auraient pas satisfait notre imagination, la ville était par
-elle-même assez belle pour obtenir notre admiration. Les collèges sont
-anciens et pittoresques; les rues sont presque magnifiques; et la
-bienfaisante Isis, qui la baigne et coule à travers des prés d'une
-verdure éclatante, présente une surface douce, qui réfléchit un
-assemblage majestueux de tours, de pyramides, et de dômes, relevés en
-relief parmi de vieux arbres. J'étais enchanté de cette vue, et,
-cependant, je n'éprouvais pas ce plaisir, sans que le souvenir du
-passé, et le sentiment de l'avenir n'y joignissent de l'amertume.
-J'étais fait pour le bonheur paisible. Dans ma jeunesse, je n'avais
-jamais connu le chagrin; et, si je me laissais quelquefois gagner par
-l'ennui, la vue des beautés de la nature, ou l'étude de ce qui est
-excellent et sublime dans les productions de l'homme intéressait
-toujours mon cœur, et avait le pouvoir de m'électriser. Mais je suis
-un arbre tombé; le trait a pénétré mon âme; et j'ai senti alors que
-je survivrais pour montrer, pendant quelque temps seulement..., le
-spectacle déplorable de l'humanité qui succombe, en pitié aux autres,
-et en horreur à moi-même.</p>
-
-<p>Nous passâmes beaucoup de temps à Oxford, pour parcourir les environs,
-et chercher à reconnaître chaque lieu qui rappelait l'époque la plus
-intéressante de l'histoire Anglaise. Nos petits voyages de découverte
-étaient souvent prolongés par les objets qui se présentaient
-successivement. Nous visitâmes le tombeau de l'illustre Hampden, et la
-plaine où périt ce patriote. Un moment, mon âme oublia son
-avilissement et ses craintes misérables, pour se livrer aux idées
-sublimes de liberté et de sacrifice de soi-même, dont ces lieux
-étaient le monument et le souvenir. Un moment, j'osai briser mes
-chaînes, et regarder autour de moi avec orgueil et liberté; mais
-j'avais été trop profondément blessé, je ne tardai pas, hélas! à
-retomber en moi-même, tremblant et sans espoir.</p>
-
-<p>Nous quittâmes Oxford avec regret, pour nous diriger vers Matlock, le
-lieu le plus rapproché où nous pussions nous arrêter. Le pays qui est
-auprès de ce village, a plus de ressemblance avec le Switzerland; mais
-tout est dans une petite proportion, et les vertes collines ne sont pas
-couronnées dans l'éloignement par la cîme blanche des Alpes, comme
-les montagnes de mon pays natal. Nous visitâmes l'étonnante caverne,
-et les petits cabinets d'histoire naturelle, où les curiosités sont
-disposées de la même manière que dans les collections qui sont à
-Servox et à Chamouny. Ce dernier nom prononcé par Henri me fit
-trembler; et je me hâtai de quitter Matlock avec lequel ce lieu
-terrible était ainsi associé.</p>
-
-<p>De Derby, en voyageant toujours vers le Nord, nous passâmes dans le
-Cumberland et le Westmorland, où notre séjour fut de deux mois. Je pus
-alors me croire presqu'au milieu des montagnes de la Suisse. Les petits
-monceaux de neige, qui n'étaient pas encore détachés de la partie
-nord des montagnes, les lacs, et les sources qui jaillissent au milieu
-des rochers, tout ce que je voyais enfin m'était cher et familier. Nous
-liâmes, dans ce pays, connaissance avec quelques personnes, qui presque
-toutes s'efforcèrent de me rendre au bonheur. Le plaisir de Clerval
-était en proportion plus grand que le mien; son esprit s'élevait dans
-la société des hommes de mérite; et il trouvait en lui-même plus
-d'instruction et de ressources qu'il ne pensait en avoir, lorsqu'il
-était avec ses inférieurs. Je pourrais passer ici ma vie, me
-disait-il; et parmi ces montagnes, je regretterais à peine le
-Switzerland et le Rhin.</p>
-
-<p>Cependant il disait que, si la vie d'un voyageur est remplie de
-plaisirs, elle n'est pas cependant exemple de peine. Il n'a pas de
-limites dans ses sentiments; et au moment où il commence à jouir du
-repos, il se trouve obligé de quitter le lieu où il s'arrêtait avec
-plaisir, pour courir après quelqu'objet nouveau, qui engage encore son
-attention, et qu'il abandonne aussi pour d'autres nouveautés.</p>
-
-<p>Nous avions à peine visité les différents lacs du Cumberland et du
-Westmorland, et pris affection pour quelques-uns des habitants, que nous
-fûmes à l'époque du rendez-vous fixé par l'Écossais, notre ami.
-Nous nous séparâmes de nos hôtes pour continuer notre voyage. Pour
-moi je n'en fus pas affligé. J'avais négligé quelque temps ma
-promesse, et je redoutais les effets de la colère du démon. Il pouvait
-rester dans le Switzerland, et assouvir sa vengeance sur mes parents.
-Cette idée me poursuivait, et me tourmentait à chaque moment, où
-d'ailleurs j'aurais trouvé le repos et la paix. J'attendais mes lettres
-avec l'impatience d'un homme qui a la fièvre. Étaient-elles en retard?
-j'étais malheureux, et accablé de mille frayeurs; arrivaient-elles? je
-voyais l'écriture d'Élisabeth ou de mon père, j'osais à peine lire
-et m'assurer de mon sort. Quelquefois je pensais que le démon me
-suivait, et pourrait hâter ma négligence en assassinant mon compagnon
-de voyage. Lorsque j'étais poursuivi de ces idées, je ne voulais pas
-quitter Henry un moment; je le suivais comme son ombre, pour le
-protéger contre la rage de celui qui me semblait devoir être son
-meurtrier: j'étais semblable à l'homme qui s'est souillé d'un crime
-énorme, et qui est sans cesse dévoré par le remords. J'étais
-innocent; mais j'avais attiré sur ma tête une malédiction terrible,
-aussi mortelle que celle du crime.</p>
-
-<p>Je visitai Édimbourg avec indifférence, bien que cette ville soit
-digne d'intéresser l'être le plus malheureux. Clerval ne l'aimait pas
-autant qu'Oxford, dont l'antiquité lui plaisait infiniment; mais la
-beauté et la régularité de la nouvelle ville d'Édimbourg, son
-château romantique, et ses environs si délicieux, le palais d'Arthur,
-le puits de Saint-Bernard, et les montagnes du Pentland, le consolaient
-suffisamment d'avoir changé de place, et le remplissaient de joie et
-d'admiration. Pour moi, j'étais impatient d'arriver au terme de mon
-voyage.</p>
-
-<p>Nous partîmes d'Édimbourg au bout d'une semaine, en traversant Coupar,
-Saint-André, et en longeant les rives du Tay, jusqu'à Perth où notre
-ami nous attendait. Peu disposé à rire et à causer avec des
-étrangers, ou à adopter leurs sentiments ou leurs projets avec la
-bonne humeur qu'on attend d'un hôte, j'annonçai à Clerval que je
-désirais faire seul le tour de l'Écosse. «Amuse-toi, lui dis-je; et
-que ce lieu soit notre rendez-vous. Je puis être absent un mois ou
-deux; mais, je l'en prie, ne t'inquiète pas de ce que je ferai:
-laisse-moi un peu de temps dans le repos et la solitude; et lorsque je
-reviendrai, j'espère que mon cœur sera soulagé, et plus d'accord avec
-ton caractère».</p>
-
-<p>Henry voulut me dissuader; mais il s'aperçut que ma détermination
-était bien prise; et il cessa de me faire des remontrances, en me
-priant de lui écrire souvent. «J'aimerais mieux être avec toi,
-disait-il, dans tes courses solitaires, qu'avec ces Écossais que je ne
-connais pas: hâte-toi donc, mon cher ami, de revenir, afin que je
-puisse encore me croire dans ma patrie; car pendant ton absence, je me
-croirai en exil».</p>
-
-<p>Je me séparai de mon ami, résolu de rechercher quelque lieu écarté
-de l'Écosse, et de finir mon travail dans la solitude. Je ne doutais
-pas que le monstre ne me suivît, et ne se découvrît à moi, lorsque
-j'aurais terminé, pour recevoir sa compagne.</p>
-
-<p>Dans cette résolution, je traversai les pays montagneux du nord, et je
-me fixai dans l'une des moins habitées et des plus arides des îles
-Orkneys; ce lieu convenait au travail auquel j'allais me livrer, et
-n'était guère qu'un rocher, dont les flancs élevés étaient
-continuellement battus par les vagues. Le sol était stérile, et
-pouvait à peine produire la pâture de quelques misérables vaches, et
-le gruau d'avoine de ses habitants, qui étaient au nombre de cinq, et
-dont les membres maigres et décharnés témoignaient assez de leur
-misère ou de leur souffrance. Les végétaux, le pain, et même l'eau
-fraîche étaient des objets de luxe, dont on ne pouvait jouir qu'en les
-faisant venir du continent, qui était à une distance d'environ cinq
-milles.</p>
-
-<p>Dans toute l'île, il n'y avait que trois chétives chaumières: l'une
-d'elles était libre à mon arrivée: je la louai. Elle ne contenait que
-deux chambres, dont la malpropreté décelait la plus profonde
-détresse. Le chaume était enfoncé, les murs sans plâtre, et la porte
-hors de ses gonds. J'ordonnai des réparations à ma nouvelle demeure,
-j'y mis quelques meubles, et j'en pris possession: ces dispositions
-auraient pu, sans doute, surprendre les montagnards; mais le besoin et
-la pauvreté engourdissent tellement leurs sens, qu'ils n'y firent
-aucune attention. De cette manière, je vécus sans être observé, ni
-dérangé, et je fus à peine remercié de leur fournir des vêtements
-et des aliments, tant la souffrance émousse les sensations les plus
-simples des hommes!</p>
-
-<p>Dans cette retraite, je consacrais la matinée au travail; mais le soir,
-lorsque le temps le permettait, je me promenais sur le bord pierreux de
-la mer, prêtant l'oreille au mugissement des vagues qui se brisaient à
-mes pieds. C'était une scène à la fois monotone et variée. Je
-pensais au Switzerland, si peu semblable à ce cap désolé et
-effrayant; à ses montagnes qui sont couvertes de vignes; à ses plaines
-qui sont peuplées d'un grand nombre de chaumières; à ses beaux lacs
-qui réfléchissent un ciel pur et azuré; et au bruit de leurs vagues
-agitées par les vents, égal au plus à celui d'un enfant qui joue, en
-comparaison des mugissements du vaste Océan.</p>
-
-<p>Au moment de mon arrivée, je partageai ainsi mon temps; mais plus
-j'avançais dans mon travail, plus j'éprouvais d'horreur et de
-dégoût. Tantôt je ne pouvais prendre sur moi d'entrer dans mon
-laboratoire pendant plusieurs jours; tantôt je travaillais nuit et
-jour, afin d'achever mon ouvrage. L'opération, à laquelle je me
-livrais, n'offrait que des dégoûts. Pendant mon premier essai, une
-sorte d'enthousiasme frénétique m'en avait dissimulé l'horreur; mon
-esprit n'envisageait que le résultat de mon travail, et mes yeux
-n'étaient frappés que des progrès. Maintenant j'étais de sang-froid,
-et je succombais souvent devant l'ouvrage de mes mains.</p>
-
-<p>Dans cette situation, adonné au plus odieux travail, plongé dans une
-solitude où rien ne pouvait détourner mon attention de la scène qui
-m'occupait, je devins inégal, je perdis tout repos, et j'éprouvai une
-irritation de nerfs. À tout moment je craignais de rencontrer mon
-persécuteur. Quelquefois je m'asseyais les yeux fixés sur la terre,
-pour ne pas voir, en les levant, l'objet dont j'étais si effrayé. Je
-prenais soin de ne pas m'écarter de la présence de mes semblables,
-dans la crainte qu'il ne vînt seul réclamer sa compagne.</p>
-
-<p>Cependant je continuais mon travail, et je l'avais même déjà
-considérablement avancé. J'envisageais le moment où il serait
-terminé, avec un espoir mêlé de trouble et d'ardeur dont je n'osais
-me rendre compte, mais auquel venait se joindre d'obscurs pressentiments
-de malheurs, assez terribles pour jeter le trouble dans mon cœur.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XIX">CHAPITRE XIX</a></h4>
-
-
-<p>J'étais assis un soir dans mon laboratoire. Le soleil était couché
-depuis long-temps, et la lune s'élevait de la mer; il n'y avait plus
-assez de jour pour que je pusse continuer mon ouvrage. Je le suspendis,
-incertain si je le laisserais pendant la nuit, ou si je me hâterais de
-le terminer en m'y livrant sans relâche. En ce moment, une foule de
-réflexions se présentèrent à mon esprit, et me conduisirent à
-considérer les effets du travail auquel je m'adonnais. Trois années
-auparavant, j'avais travaillé au même objet, et j'étais parvenu à
-créer un démon, dont la cruauté sans égale avait désolé mon cœur,
-et l'avait à jamais rempli des remords les plus cuisants. J'allais
-maintenant former une autre créature, dont je ne pouvais prévoir le
-caractère; elle pouvait devenir dix mille fois plus perverse que son
-compagnon, et se complaire au meurtre et au mal. Celui-ci avait juré de
-quitter le voisinage de l'homme, et de se cacher dans des déserts; mais
-elle n'avait pris aucun engagement. Destinée, suivant toute apparence,
-à devenir un animal pensant et raisonnant, ne pouvait-elle pas refuser
-de consentir à un pacte antérieur à sa création?</p>
-
-<p>L'un et l'autre pourraient même se haïr: la créature, qui avait
-déjà reçu la vie, était choquée de sa propre difformité: ne
-pourrait-elle pas en concevoir une plus grande horreur, lorsqu'elle
-serait offerte à ses yeux sous la forme d'une femme? La nouvelle
-créature pourrait aussi se détourner de l'autre avec dégoût, en
-voyant la beauté supérieure de l'homme; elle pourrait quitter le
-monstre; et lui, seul pour la seconde fois, ne serait-il pas exaspéré
-de cet affront nouveau? Supporterait-il d'être abandonné par un être
-d'une espèce semblable à la sienne?</p>
-
-<p>Si même ils quittaient l'Europe pour aller dans les déserts du nouveau
-monde, un des résultats inévitables de ces sympathies dont le Démon
-avait besoin, serait la naissance de leurs enfants, souche d'une race de
-démon qui se propagerait sur la terre, et pourrait rendre l'existence
-même de l'espèce humaine précaire et pleine de terreur. Avais-je le
-droit, pour mon propre intérêt, d'infliger cette malédiction sur les
-générations à venir? J'avais été touché auparavant par les
-sophismes de l'être que j'avais créé; j'avais été effrayé de ses
-menaces infernales; mais aujourd'hui, pour la première fois,
-j'envisageais le danger de ma promesse; je frissonnai en pensant que les
-siècles à venir me maudiraient comme leur fléau; moi qui, dans mon
-égoïsme, n'avais pas craint d'acheter ma tranquillité personnelle au
-prix, peut-être, de l'existence de toute la race humaine.</p>
-
-<p>Je tremblais, je me sentais défaillir, lorsque, en levant les yeux,
-j'aperçus, à la clarté de la lune, le Démon auprès de la fenêtre.
-Il sourit en me voyant occupé de la tâche qu'il m'avait imposée: mais
-ce sourire était horrible. Ce n'était que trop vrai: il m'avait suivi
-dans mes voyages; il avait habité les forêts, il s'était caché dans
-les cavernes ou dans les bruyères vastes et désertes; et il venait
-maintenant observer mes progrès, et réclamer l'accomplissement de ma
-promesse. Au moment où je le regardai, sa figure exprimait le dernier
-degré de la perversité et de la perfidie. Je pensai, avec une sorte de
-démence, à la promesse que j'avais faite de créer un être semblable
-à lui; la fureur s'empara de moi, et je brisai en plusieurs morceaux
-l'objet de mon travail. Le malheureux me vit détruire la créature de
-l'existence de laquelle dépendait son bonheur, et il s'éloigna en
-poussant un cri de désespoir et de vengeance.</p>
-
-<p>Je quittai le laboratoire; j'en fermai la porte à clef, et je fis, en
-moi-même, le vœu solennel de ne reprendre jamais mes travaux; et
-alors, à pas tremblants, je me dirigeai vers mon appartement. J'étais
-seul; personne n'était auprès de moi pour dissiper mon chagrin, et
-calmer les pensées les plus terribles sous lesquelles je succombais.</p>
-
-<p>Pendant plusieurs heures, assis près de ma fenêtre, je fixai les yeux
-sur la mer: elle était presqu'immobile; les vents se taisaient, et
-toute la nature reposait à l'éclat paisible de la lune. Quelques
-vaisseaux pêcheurs paraissaient seuls; et, de temps en temps, la douce
-brise apportait les voix des pêcheurs qui s'appelaient entr'eux. Je
-jouissais de ce silence, sans sentir à peine combien il était profond,
-quand mon oreille fut tout à coup frappée par un bruit de rames qui
-touchaient le bord, et par celui d'une personne qui s'approchait de mon
-habitation.</p>
-
-<p>Quelques minutes après, j'entendis ma porte crier, comme si l'on
-cherchait à l'ouvrir doucement. Je tremblais de la tête aux pieds;
-agité par le pressentiment de ce qui allait arriver, je voulus appeler
-un des paysans qui demeurait dans une chaumière peu éloignée de la
-mienne; mais, succombant à un sentiment de faiblesse, du genre de ceux
-qu'on éprouve si souvent dans des rêves effrayants, lorsqu'on
-s'efforce de fuir un danger dont on est menacé, je restai attaché à
-la même place.</p>
-
-<p>Bientôt j'entendis le bruit des pas le long du passage; la porte
-s'ouvrit; et je vis le malheureux qui m'était si redoutable. Il ferma
-la porte, s'approcha de moi, et dit d'une voix étouffée:</p>
-
-<p>«Quelle est votre intention en détruisant l'ouvrage que vous
-commenciez? Osez-vous rompre votre promesse? J'ai supporté la fatigue
-et la misère: j'ai quitté le Switzerland avec vous; je me suis
-traîné le long des bords du Rhin; j'ai erré sur le sommet des
-montagnes qui l'avoisinent, et parmi ces îles couvertes de saules; j'ai
-habité plusieurs mois dans les bruyères de l'Angleterre, et au milieu
-des déserts de l'Écosse. J'ai enduré des fatigues inouïes, le froid,
-et la faim; osez-vous détruire mes espérances»?</p>
-
-<p>&mdash;«Éloigne-toi! je romps ma promesse; jamais je ne consentirai à
-créer un autre être, qui t'égale en difformité et en méchanceté».</p>
-
-<p>&mdash;«Esclave, j'ai jusqu'à présent raisonné avec toi; mais tu m'as
-prouvé que tu étais indigne de ma condescendance. Souviens-toi que
-j'ai le pouvoir; tu te crois à plaindre; apprends donc que je puis te
-rendre si malheureux, que la lumière du jour te sera odieuse. Tu es mon
-Créateur, mais je suis ton maître; obéis»!</p>
-
-<p>&mdash;«L'heure de ma faiblesse est passée, et le terme de ta puissance est
-venu: tes menaces ne peuvent me porter à consentir à un acte de
-faiblesse; bien loin de là, elles me confirment dans la résolution de
-ne pas te créer une compagne, qui ne serait que la complice de tes
-crimes. Mettrai-je, de sang-froid, sur la terre un Démon, qui ne trouve
-de plaisir que dans la mort et le malheur. Éloigne-toi! Je suis
-inébranlable, et ce que tu diras ne sera propre qu'à exciter ma
-fureur».</p>
-
-<p>Le monstre vit ma détermination sur ma figure, et grinça les dents
-dans sa rage impuissante. «Eh quoi! s'écria-t-il, l'homme peut presser
-une femme contre son sein, l'animal à sa compagne; et moi, je serai seul
-dans la nature! J'avais des sentiments d'affections, et ils ont été
-payés par la haine et le mépris. Homme, tu peux me haïr; mais
-prends-y garde! Ta vie se passera dans la crainte et la douleur;
-bientôt ton cœur sera frappé du trait qui doit te priver à jamais du
-bonheur. Dois-tu être heureux, tandis que je languis sous le poids de
-mon malheur? Tu peux anéantir mes autres passions; mais j'aurai
-toujours la vengeance.... la vengeance, désormais plus chère que la
-lumière ou la vie! Je puis mourir; mais avant ma mort, toi, mon tyran
-et mon bourreau, tu maudiras le soleil qui contemple ta misère».</p>
-
-<p>&mdash;«Prends-y garde; car je suis sans crainte, et par conséquent
-puissant. J'épierai avec la ruse du serpent, et je blesserai avec son
-venin. Homme, tu te repentiras des maux que tu prépares».</p>
-
-<p>&mdash;«Tais-toi, Démon; et n'empoisonne pas l'air par tes paroles
-criminelles. Je t'ai déclaré ma résolution, et je ne suis pas assez
-lâche pour céder à les menaces. Laisse-moi; je suis inexorable».</p>
-
-<p>&mdash;«C'est bien. Je pars; mais souviens-toi que je serai avec toi
-la nuit de ton mariage».</p>
-
-<p>Je m'élançai en m'écriant: «Monstre! avant que tu ne signes mon
-arrêt de mort, tâche d'être en sûreté toi-même».</p>
-
-<p>Je voulus le retenir; mais il m'échappa, quitta la maison à la hâte,
-et en peu d'instants, il fut dans son bateau. Je le vis fendre les eaux
-avec la rapidité de la flèche, et je le perdis bientôt de vue au
-milieu des vagues. Un profond silence régnait autour de moi; mais ses
-paroles retentissaient à mes oreilles. Dans ma rage, je brûlais de
-poursuivre celui qui me privait du repos, et de le précipiter dans
-l'Océan. Je parcourus ma chambre en tous sens, à pas précipités et
-hors de moi, pendant que mon imagination me présentait mille tableaux
-propres à me tourmenter et à me déchirer. Pourquoi ne l'avais-je pas
-suivi? Pourquoi n'avais-je pas engagé avec lui un combat mortel? Je
-l'avais laissé partir, et il s'était dirigé vers le continent. Je
-frissonnai en pensant quelle pourrait être la première victime
-sacrifiée à son insatiable vengeance. Et alors je me rappelai ces
-paroles: «<i>Je serai avec toi la nuit de ton mariage</i>». C'était donc
-à cette époque qu'était fixé le terme de ma destinée. Je devais
-mourir à cette heure, satisfaire et éteindre à la fois sa
-perversité. Je n'en tremblai pas; mais venant à penser à ma chère
-Élisabeth, à ses larmes, et au chagrin éternel qu'elle éprouverait,
-en voyant son amant si cruellement arraché de ses bras... je sentis
-couler des larmes, les premières que j'eusse versées depuis plusieurs
-mois; et je résolus de ne pas succomber devant mon ennemi sans une
-résistance complète.</p>
-
-<p>La nuit s'écoula, et le soleil s'éleva de l'Océan: je fus plus calme,
-si l'on peut appeler calme celui dont la rage violente se change en un
-profond désespoir. Je quittai la maison, théâtre horrible de la
-dispute de la veille, et je me promenai sur le bord de la mer, qui me
-semblait une barrière insurmontable entre mes semblables et moi. Je
-formais le désir de pouvoir passer ma vie sur ce rocher stérile, dans
-l'ennui, mais du moins certain de ne pas être frappé de douleur par
-quelque catastrophe soudaine. En revenant au milieu des hommes, je
-devais m'attendre à être sacrifié, ou à voir ceux que j'aimais le
-plus mourir de la main d'un Démon, que j'avais créé moi-même.</p>
-
-<p>Je me promenais dans l'île comme un spectre inquiet, séparé de tout
-ce qu'il aimait, et malheureux de cette séparation. Vers midi, à
-l'heure où le soleil est le plus élevé, je m'étendis sur le gazon,
-et je m'endormis profondément. Je n'avais pas dormi de toute la nuit
-précédente; mes nerfs étaient agités, et mes yeux échauffés par la
-veille et la douleur: je fus rafraîchi par ce sommeil. En me
-réveillant, je crus appartenir encore à une race d'êtres humains
-semblables à moi-même; et je me mis à réfléchir avec plus de calme
-à ce qui s'était passé. Cependant, les paroles du Démon
-retentissaient toujours à mes oreilles comme la cloche de la mort;
-elles paraissaient être l'effet d'un songe, mais d'un songe distinct et
-oppressif comme une réalité.</p>
-
-<p>Le soleil était déjà fort avancé dans sa course; mais je me tenais
-encore sur le rivage, et j'étais à manger un gâteau d'avoine pour
-apaiser ma faim dévorante, lorsqu'un bateau pêcheur s'arrêta près de
-moi, et m'apporta un paquet qui contenait plusieurs lettres de Genève,
-et une de Clerval, mon ami, qui m'engageait à le rejoindre, en me
-disant qu'il y avait près d'un an que nous étions partis du
-Switzerland, et que nous n'avions pas encore visité la France. Il me
-priait donc de quitter mon île solitaire, et de venir au bout d'une
-semaine le trouver à Perth, où le plan de nos voyages pourrait être
-concerté. Je fus rappelé à la vie par cette lettre, et je me
-déterminai à quitter mon île deux jours après.</p>
-
-<p>Cependant, avant de partir, j'avais à faire une chose dont l'idée me
-causait un frissonnement. Il fallait emballer mes instruments de chimie;
-pour cela, entrer dans la chambre qui avait été le théâtre de mon
-odieux travail, et toucher ces ustensiles à la vue desquels je
-pâlissais. Le lendemain matin, au point du jour, je rassemblai tout mon
-courage, et j'ouvris la porte de mon laboratoire. Les débris de la
-créature qui était à moitié terminée, et que j'avais détruite,
-étaient, dispersés sur le plancher; en les voyant, j'éprouvai presque
-le même sentiment, que si j'avais déchiré en lambeaux la chair
-vivante d'un être humain. Je m'arrêtai pour me recueillir, et
-j'entrai, après un moment, dans la chambre. J'en enlevai les
-instruments d'une main tremblante; mais je réfléchis qu'il ne fallait
-pas y laisser les débris de mon ouvrage pour exciter l'horreur et le
-soupçon des paysans; et, en conséquence, je les mis dans un panier
-avec une grande quantité de pierres, et je les emportai dans le dessein
-de les jeter dans la mer, cette nuit même. En même temps je m'assis
-sur le rivage, et je me mis à nettoyer et à arranger mes appareils de
-chimie.</p>
-
-<p>Jamais révolution n'avait été plus complète que celle qui avait eu
-lieu dans mes sentiments depuis le soir de l'apparition du Démon.
-Auparavant, j'avais considéré ma promesse avec un profond désespoir,
-mais comme un engagement qui devait être rempli, quels qu'en fussent
-les résultats; maintenant il me semblait que le voile qui était sur
-mes yeux avait été arraché, et je voyais clairement pour la première
-fois. L'idée de recommencer mes travaux ne se présenta pas à mon
-esprit un seul instant; la menace que j'avais entendue, pesait sur mes
-pensées, sans qu'elle me portât à réfléchir qu'un acte volontaire
-de ma part pourrait la détourner. J'avais décidé en moi-même, que la
-création d'un être semblable au premier Démon que j'avais formé,
-serait un acte du plus vil et du plus atroce égoïsme; et je bannis de
-mon esprit toute pensée qui pût mener à une conclusion différente.</p>
-
-<p>Entre deux et trois heures du matin, la lune se leva. Je mis alors mon
-panier dans un petit esquif, et je m'éloignai du rivage à environ
-quatre milles. La scène était solitaire: il y avait bien quelques
-bateaux qui regagnaient le Continent, mais je m'en tins éloigné. On
-aurait dit que j'allais commettre un crime horrible: j'évitais avec une
-inquiétude mortelle toute rencontre avec mes semblables. En même
-temps, la lune, qui auparavant avait été claire, fut couverte
-tout-à-coup d'un nuage épais. Je profitai de ce moment d'obscurité
-pour jeter mon panier dans la mer; je prêtai l'oreille au bruit qu'il
-faisait en s'enfonçant, et je quittai la place que j'avais choisie pour
-cette opération. Le ciel se couvrit; mais l'air, refroidi seulement
-par le vent nord-est qui venait de s'élever, ne cessait pas d'être pur.
-Je ressentais une fraîcheur qui me parut si agréable, que je résolus
-de rester plus longtemps sur l'eau. Je fixai le gouvernail dans une
-position directe, et je m'étendis au fond du bateau. La lune était
-cachée par les nuages; tout était obscur; je n'entendais que le bruit
-de la barque, dont la quille fendait les vagues; bercé par le murmure,
-je m'endormis bientôt d'un profond sommeil.</p>
-
-<p>Je ne sais combien de temps je restai dans cette situation; mais, en
-m'éveillant, je m'aperçus que le soleil était déjà à une hauteur
-considérable. Le vent était violent, et les vagues menaçaient
-continuellement d'engloutir mon petit esquif. Je pensai que le vent
-soufflant du nord-est, devait m'avoir entraîné loin de la côte d'où
-j'étais parti. Je fis tout ce que je pus pour changer de direction,
-mais je ne tardai pas à reconnaître que le moindre effort aurait pour
-effet de submerger le bateau.</p>
-
-<p>Dans cette situation, ma seule ressource était de m'abandonner au vent.
-J'avoue que j'éprouvai quelques sentiments de terreur. Je n'avais pas
-de boussole avec moi, et je connaissais si peu la géographie de cette
-partie du monde, que le soleil m'était peu utile. Je pouvais être
-emporté dans le vaste Atlantique, et éprouver toutes les souffrances
-de la faim, ou bien être englouti dans les abîmes des flots, qui
-battaient ma barque et mugissaient autour de moi. Errant depuis
-plusieurs heures, j'étais tourmenté par une soif brûlante, prélude
-de mes autres souffrances. Je regardais le ciel couvert de nuages, que
-le vent chassait et auxquels d'autres nuages succédaient rapidement: je
-regardais la mer, qui allait être mon tombeau. «Démon, m'écriai-je,
-te voilà déjà satisfait»! Je pensai à Élisabeth, à mon père, et
-à Clerval; et je tombai dans une rêverie si désespérante et si
-effrayante, que, même à présent, quand la scène va se fermer devant
-moi pour toujours, je tremble de me la rappeler.</p>
-
-<p>Quelques heures après, le soleil pencha vers l'horizon; le vent se
-changea insensiblement en une douce brise, et l'agitation de la mer fit
-place à un calme plat. Je m'affaiblissais, et j'étais à peine capable
-de tenir le gouvernail, quand tout-à-coup je vis la terre vers le sud.</p>
-
-<p>Dans un moment où j'étais presque mort de fatigue, et du doute affreux
-dans lequel j'étais depuis plusieurs heures, cette certitude soudaine
-de la vie pénétra jusqu'à mon cœur comme une source vivifiante de
-joie, et me fit verser des larmes.</p>
-
-<p>Combien nos sentiments sont variables! Combien est étrange cet amour
-opiniâtre de la vie, même dans l'excès de la misère! Je fis une
-autre voile avec une partie de mon vêtement, et je me dirigeai
-promptement vers la terre. Elle paraissait déserte et couverte de
-rochers; mais en approchant davantage, je distinguai facilement des
-traces de culture. Je vis des vaisseaux près du rivage, et je me
-retrouvai tout-à-coup transporté dans le voisinage de l'homme
-civilisé. Je suivis avec empressement les détours de la côte, et
-j'aperçus enfin un clocher qui s'élevait derrière un petit
-promontoire. Dans mon état extrême de faiblesse, je résolus de faire
-voile directement vers la ville, comme le lieu où je pourrais le plus
-facilement pourvoir à ma nourriture. Par bonheur, j'avais de l'argent
-avec moi. En tournant le promontoire, je vis une jolie petite ville et
-un bon port, où j'abordai en bondissant de joie de mon salut
-inespéré.</p>
-
-<p>Pendant que j'étais occupé à attacher le bateau et à arranger les
-voiles, plusieurs personnes s'attroupèrent autour de moi. Elles
-paraissaient très-surprises de me voir paraître; et, au lieu de
-m'offrir du secours, elles parlaient ensemble en faisant des gestes,
-qui, dans tout autre instant, m'auraient alarmé; mais alors, je
-remarquai simplement qu'ils parlaient anglais, et je m'adressai à eux
-dans cette langue: «Mes bons amis, leur dis-je, aurez-vous l'obligeance
-de me dire le nom de cette ville, et de m'apprendre où je suis»?</p>
-
-<p>&mdash;«Vous le saurez assez tôt, répondit un homme avec une voix aigre.
-Peut-être êtes-vous venu dans un lieu qui ne vous plaira pas trop;
-mais on ne demandera pas votre goût, je vous promets».</p>
-
-<p>Je fus excessivement surpris de recevoir une réponse aussi dure d'un
-étranger, et je ne fus pas moins déconcerté en voyant les figures
-sourcilleuses et irritées de ses compagnons. «Pourquoi me
-répondez-vous aussi durement, répliquai-je? Assurément, les Anglais
-n'ont pas coutume de recevoir les étrangers d'une façon si peu
-hospitalière».</p>
-
-<p>&mdash;«Je ne sais pas, dit l'homme, quelle est la coutume des Anglais;
-mais celle des Irlandais est de haïr les scélérats».</p>
-
-<p>Pendant cet étrange dialogue, je vis la foule se grossir rapidement.
-Les figures exprimaient un mélange de curiosité et de colère, qui
-m'impatientait, et commençait à m'alarmer. Je demandai le chemin de
-l'auberge; personne ne répondit. Je marchai en avant; mais un murmure
-s'éleva de la foule, qui me suivit et m'entoura, jusqu'à ce qu'un
-homme de mauvaise mine me frappa sur l'épaule, et me dit: «Venez,
-Monsieur, il faut me suivre chez M. Kirwin, pour dire qui vous êtes».</p>
-
-<p>&mdash;«Qui est-ce que M. Kirwin? Pourquoi dois-je donner des
-renseignements sur mon compte? Ne suis-je pas dans un pays libre»?</p>
-
-<p>&mdash;«Oui, Monsieur, assez libre pour les honnêtes gens. M. Kirwin est un
-magistrat auquel vous allez donner des renseignements sur la mort d'un
-<i>Gentleman</i>, qui, la nuit dernière, a été trouvé assassiné».</p>
-
-<p>Je tressaillis à cette réponse; mais je me remis bientôt. J'étais
-innocent: il serait facile de le prouver. Je suivis donc mon conducteur
-en silence, et je fus conduis dans une des meilleures maisons de la
-ville. J'étais prêt à tomber de fatigue et de faim; mais, étant
-entouré de la foule, je pensai qu'il était convenable de rassembler
-toute ma force, afin qu'on n'attribua pas la faiblesse de mon corps à
-la crainte, ou aux remords du crime. Je m'attendais peu alors au malheur
-qui allait dans quelques moments peser sur moi, et étouffer dans
-l'horreur et le désespoir toute crainte d'ignominie ou de mort.</p>
-
-<p>Je m'arrête ici, car j'ai besoin de tout mon courage pour me rappeler
-les évènements effrayants que je vais raconter avec exactitude.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XX">CHAPITRE XX</a></h4>
-
-
-<p>Je fus bientôt amené devant un magistrat; son visage exprimait la
-bonté; ses manières le calme et la douceur. Il me regarda, cependant,
-avec quelque sévérité; il se tourna ensuite vers mes conducteurs, et
-demanda quelles étaient les personnes qui paraissaient comme témoins
-dans cette affaire.</p>
-
-<p>Une demi-douzaine d'hommes, environ, s'avancèrent; et l'un d'eux,
-choisi par le magistrat, déposa que, la nuit précédente, étant allé
-à la pèche avec son fils et son beau-frère, Daniel Nugent, il fut
-surpris, vers dix heures, par un grand vent du nord qui s'éleva, et les
-força de gagner le rivage. La nuit étant très-sombre, parce que la
-lune n'était pas encore levée, ils n'abordèrent pas dans le port,
-mais, selon leur habitude, dans une baie à environ deux milles
-au-dessous. Il marchait le premier, portant une partie des filets, et
-suivi, à quelque distance, de ses compagnons. En s'avançant le long du
-rivage, il heurta de son pied contre un obstacle, et mesura la terre.
-Ses compagnons vinrent à son secours; et, à la lueur de leur lanterne,
-ils virent qu'il était tombé sur le corps d'un homme qui paraissait
-mort. Ils supposèrent d'abord que c'était le cadavre de quelque
-personne qui avait été noyée, et jetée par les vagues sur le rivage;
-mais, en l'examinant, ils reconnurent que les habits n'étaient pas
-mouillés, et même que le corps n'était pas encore froid. Ils le
-portèrent dans la chaumière d'une vieille femme, voisine du lieu où
-ils se trouvaient, et ils essayèrent inutilement de le rendre à la
-vie. Le mort paraissait être un beau jeune homme d'environ vingt-cinq
-ans. Selon toute apparence, il avait été étranglé; car son corps ne
-présentait d'autre signe de violence, que des marques noires de doigts
-sur le cou.</p>
-
-<p>La première partie de cette déposition ne m'intéressa nullement;
-mais, lorsqu'il parla de la marque noire des doigts, je me souvins du
-meurtre de mon frère, et j'éprouvai une agitation extrême; mes
-membres tremblèrent, un nuage obscurcit mes yeux, et je fus obligé de
-m'appuyer sur une chaise pour me soutenir. Le magistrat m'observait d'un
-œil scrutateur, et tira de suite un augure défavorable de mon
-maintien.</p>
-
-<p>Le fils confirma la déposition de son père; mais Daniel Nugent,
-appelé à son tour, affirma positivement qu'un moment avant la chute de
-son compagnon, il avait vu un bateau, monté par un seul homme, à peu
-de distance du rivage; et, autant qu'il pouvait en juger à la lueur de
-quelques étoiles, c'était le même bateau dans lequel je venais de
-débarquer.</p>
-
-<p>Une femme déposa qu'elle demeurait près du rivage, et qu'elle se
-tenait à la porte de sa chaumière, attendant le retour des pêcheurs,
-à peu près une heure avant d'apprendre la découverte du corps,
-lorsqu'elle vit un bateau, conduit par un seul homme, s'éloigner de
-cette partie du rivage, où le cadavre fut ensuite trouvé.</p>
-
-<p>Une autre femme confirma le récit des pêcheurs qui avaient porté le
-corps dans sa maison: il n'était pas encore froid. Ils le mirent dans
-un lit, et le frottèrent; mais, pendant que Daniel alla jusqu'à la
-ville chercher un médecin, le corps devint sans chaleur et sans vie.</p>
-
-<p>Plusieurs autres hommes furent interrogés sur mon débarquement; et ils
-convinrent qu'avec le grand vent du nord qui s'était élevé pendant la
-nuit, il était très probable que j'avais été ballotté pendant
-plusieurs heures, et obligé de retourner à peu près au même lieu
-d'où j'étais parti. Ils firent, en outre, observer que je devais avoir
-apporté le corps d'un autre endroit; et il était vraisemblable,
-puisque je paraissais ne pas connaître la côte, que j'aurais
-débarqué dans le port sans savoir quelle était la distance de la
-ville de ***, au lieu où j'avais laissé le cadavre.</p>
-
-<p>M. Kirwin, après avoir entendu cette déposition, voulut que je fusse
-conduit dans la chambre, où le corps avait été placé jusqu'à ce
-qu'il fût enterré. Il le désirait dans l'intention d'observer l'effet
-que sa vue produirait sur moi; et il n'avait probablement eu ce désir,
-qu'en remarquant l'extrême agitation que j'avais laissé paraître,
-lorsqu'on avait décrit le genre du meurtre. Je fus donc conduit à
-l'auberge par le magistrat et plusieurs autres officiers. Je ne pus
-m'empêcher d'être frappé des coïncidences étranges, qui avaient eu
-lieu pendant cette nuit remplie d'événements; mais, certain d'avoir
-causé avec plusieurs personnes dans l'île que j'avais habitée, à peu
-près au moment où l'on avait trouvé le corps, je fus parfaitement
-tranquille sur les conséquences de l'affaire.</p>
-
-<p>J'entrai dans la chambre où le cadavre reposait, et je lui fus
-confronté. Comment décrire ce que j'éprouvai à cet aspect? Je me
-sens encore saisi d'horreur, et je ne puis penser à ce moment terrible
-sans trembler, et sans tomber dans un désespoir qui me rappelle
-faiblement l'angoisse dont je fus saisi en le reconnaissant. Le
-jugement, la présence du magistrat et des témoins sortirent comme un
-songe de ma mémoire, lorsque je vis Henri Clerval, dont le corps était
-inanimé et étendu devant moi. Je respirais à peine, je me jetai sur
-le cadavre en m'écriant: «Mon cher Henri, mes funestes machinations
-t'ont-elles aussi privé de la vie? J'ai déjà immolé deux victimes;
-d'autres attendent leur destinée: mais toi, Clerval, mon ami, mon
-bienfaiteur....».</p>
-
-<p>Les forces humaines ne peuvent supporter long-temps les souffrances
-cruelles auxquelles je fus en proie. On m'emporta de la chambre dans de
-fortes convulsions.</p>
-
-<p>Une fièvre succéda à cet état terrible. Je fus deux mois au bord du
-tombeau: mon délire, comme on me l'apprit ensuite, était effrayant; je
-m'appelais le meurtrier de Guillaume, de Justine et de Clerval. Tantôt
-je priais ceux qui me gardaient de m'aider à détruire le démon, qui
-était la cause de mon supplice; tantôt je sentais les doigts du
-monstre qui saisissaient déjà mon cou, et je poussais des cris de
-douleur et d'effroi. Heureusement je n'étais compris que de M. Kirwin,
-qui seul entendait la langue de mon pays, dans laquelle je m'exprimais;
-mais mes gestes et mes cris affreux suffisaient pour effrayer les autres
-témoins.</p>
-
-<p>Pourquoi n'ai-je pas succombé? Plus malheureux que n'a jamais été
-aucun homme, pourquoi n'ai-je pas été enseveli dans l'oubli et le
-repos? La mort enlève une foule de jeunes enfants, unique espoir de
-leurs tendres parents. Des épouses nouvelles, de jeunes amants, ont
-été un jour brillants de la santé et de l'espérance, et le
-lendemain, renfermés dans la tombe où ils sont devenus la pâture des
-vers! De quelle matière étais-je formé pour résister ainsi à tant
-de chocs, qui, semblables à l'action de la roue, renouvelaient
-continuellement mon supplice?</p>
-
-<p>Hélas! j'étais condamné à vivre, et, deux mois après, je me
-trouvai, comme si je m'éveillais d'un songe, dans une prison, étendu
-sur un grabat, entouré de geôliers, de guichetiers, de verrous, et du
-triste appareil d'un donjon. Ce fut un matin, je me souviens, que je
-m'éveillai ainsi dans mon bon sens. J'avais oublié les détails de ce
-qui était arrivé, et je n'avais d'autre impression que celle d'un
-grand malheur qui aurait tout d'un coup pesé sur moi; mais en regardant
-autour de moi, en apercevant les fenêtres grillées, et la malpropreté
-de la chambre dans laquelle j'étais, je me rappelai toutes les
-circonstances qui avaient précédé ma captivité, et je poussai un
-soupir douloureux.</p>
-
-<p>Ce bruit réveilla une vieille femme qui dormait dans une chaise à
-côté de moi. Cette vieille, qui était louée pour me servir de garde,
-et qui était femme de l'un des guichetiers, portait sur sa figure
-l'expression de toutes les mauvaises qualités, qui caractérisent
-souvent cette classe. Ses traits étaient grossiers et durs, comme ceux
-des personnes habituées à voir le malheur avec indifférence. Son ton
-décelait toute son insensibilité. Elle s'adressa à moi en Anglais, et
-je fus frappé du son de sa voix que j'avais entendue pendant mes
-souffrances.</p>
-
-<p>«Êtes-vous mieux maintenant, monsieur, dit-elle? Je répondis dans la
-même langue, et d'une voix faible: je crois qu'oui; mais, s'il est vrai
-que je ne rêve pas, je suis fâché de vivre encore pour sentir le
-malheur de mon horrible situation».</p>
-
-<p>&mdash;«Quant à cela, répliqua la vieille femme, si vous voulez parler du
-Gentleman que vous avez assassiné, je crois qu'il vaudrait mieux pour
-vous être mort, car je pense que cela ira mal: vous ne pouvez pas
-manquer d'être pendu aux prochaines assises. Cependant, ce n'est pas
-là mon affaire; je suis envoyé pour vous soigner, et vous rendre à la
-santé; je fais mon devoir en bonne conscience, et tout le monde ferait
-bien d'agir de même».</p>
-
-<p>Je me détournai avec dégoût d'une femme, qui pouvait tenir un langage
-aussi inhumain à une personne qui venait d'être arrachée à la mort.
-Je me sentais encore languissant et incapable de réfléchir à tout ce
-qui s'était passé. Ma vie entière me paraissait un songe; je doutais
-quelquefois de la vérité, car elle ne se présentait jamais à mon
-esprit avec sa force réelle.</p>
-
-<p>Les idées, qui passaient dans mon esprit, devinrent enfin plus
-distinctes. Je retombai dans mes accès de fièvre; je fus entouré
-comme d'un nuage; et je n'avais aucun ami dont la douce voix me
-consolât, aucun bras sur lequel je pusse me soutenir. Le médecin vint,
-et ordonna des remèdes que la vieille femme prépara; mais l'un
-témoignait une profonde insouciance, et l'autre n'avait sur le visage
-que l'expression de la brutalité. Quel autre que le bourreau, jaloux de
-gagner son droit, pouvait s'intéresser au sort d'un assassin?</p>
-
-<p>Telles étaient mes réflexions; mais j'appris bientôt que M. Kirwin
-m'avait témoigné beaucoup de bonté. Il avait donné ordre de me
-placer dans la meilleure chambre de la prison (car c'était la
-meilleure, toute mauvaise qu'elle fût); et c'était lui qui m'avait
-donné un médecin et une garde. À la vérité, il venait rarement me
-voir; car, malgré son vif désir de soulager les souffrances de toute
-créature humaine, il ne voulait pas être présent au désespoir et au
-délire affreux d'un assassin. Il venait seulement pour examiner si je
-n'étais pas négligé; mais ses visites étaient courtes et rares.</p>
-
-<p>Cependant je me rétablissais insensiblement: un jour j'étais assis
-dans un fauteuil, les yeux à moitié ouverts, et les joues livides
-comme la mort; abattu par le chagrin et le malheur, je me répétais
-qu'il vaudrait mieux mourir que rester misérablement renfermé dans un
-monde rempli de méchanceté. Je me demandais aussi si je ne me
-déclarerais pas coupable, pour subir la peine de la loi, moins innocent
-que la pauvre Justine ne l'avait été. Telles étaient mes pensées,
-lorsque je vis la porte de ma chambre s'ouvrir, et M. Kirwin entra. Son
-visage exprimait l'intérêt et la compassion; il approcha une chaise de
-la mienne, et me dit en français:</p>
-
-<p>«Je crains que cette chambre ne vous paraisse pas agréable; puis-je
-faire quelque chose de mieux pour vous»?</p>
-
-<p>&mdash;«Je vous remercie; tout ce que vous voulez dire n'est rien
-pour moi: il n'est rien sur la terre qui puisse me consoler».</p>
-
-<p>&mdash;«Je sais que l'intérêt d'un étranger ne peut être que d'une
-faible consolation pour une personne accablée comme vous, par un
-malheur si grand; mais vous quitterez bientôt, j'espère, ce triste
-séjour; car je ne doute pas que l'évidence ne vous disculpe facilement
-du crime qui vous est imputé».</p>
-
-<p>&mdash;«C'est ce qui m'intéresse le moins: par une suite d'évènements
-étranges, je suis devenu le plus malheureux des mortels. Persécuté et
-souffrant comme je suis, et comme je l'ai été, la mort peut-elle me
-paraître un mal»?</p>
-
-<p>&mdash;«Certes, rien n'est plus propre à plonger dans le malheur et le
-désespoir que les circonstances étranges dont vous venez d'être
-victime. Jeté par un hasard extraordinaire sur ce rivage renommé pour
-son hospitalité, vous avez été sur-le-champ arrêté et accusé d'un
-meurtre. Le premier objet qui se soit présenté à vos yeux, c'est le
-corps de votre ami, si singulièrement assassiné, et placé par quelque
-Démon sous vos pas».</p>
-
-<p>Pendant que M. Kirwin parlait ainsi, malgré l'agitation que
-j'éprouvais en me retraçant mes souffrances, je ne pus m'empêcher
-d'être fort surpris de ce qu'il paraissait savoir sur mon compte. Je
-pense que je laissai voir mon étonnement sur ma figure; car M. Kirwin
-se hâta de dire:</p>
-
-<p>«Ce ne fut qu'un ou deux jours après que vous fûtes tombé malade,
-que je pensai à fouiller vos habits, pour chercher un moyen d'envoyer
-à vos parents la nouvelle de votre malheur et de votre maladie. Je
-trouvai plusieurs lettres, et, entr'autres, une que je reconnus dès le
-commencement pour être de votre père. J'écrivis aussitôt à Genève:
-près de deux mois ce sont écoulés depuis le départ de ma lettre...
-mais vous êtes malade; vous tremblez même dans ce moment; vous ne
-pouvez supporter aucune espèce d'agitation».</p>
-
-<p>&mdash;«Cette attente est mille fois plus cruelle que les évènements les
-plus horribles: dites-moi quel meurtre a été commis, et sur la mort de
-qui je dois gémir».</p>
-
-<p>&mdash;«Votre famille se porte très-bien, dit M. Kirwin avec douceur; et
-quelqu'un, un ami, est venu pour vous voir».</p>
-
-<p>Je fus amené sur-le-champ, par je ne sais quelle chaîne d'idées, à
-penser que l'assassin était venu pour insulter à mon malheur, me
-railler sur la mort de Clerval, et m'engager de nouveau à consentir à
-ses désirs infernaux. Je mis les mains devant mes yeux en m'écriant,
-avec désespoir: «Ah! repoussez-le! je ne puis le voir; pour l'amour de
-Dieu, ne le laissez pas entrer».</p>
-
-<p>M. Kirwin, dont le visage était troublé, fixa les yeux sur moi: il ne
-put s'empêcher de regarder mon exclamation comme une présomption de
-mon crime, et me dit d'un ton sévère:</p>
-
-<p>&mdash;«J'aurais pensé, jeune homme, que la présence de votre père eût
-été un bonheur pour vous, au lieu de vous inspirer une répugnance
-aussi violente».</p>
-
-<p>&mdash;«Mon père! m'écriai-je; et, dans chaque trait, chaque muscle,
-l'expression du plaisir succéda à celle du désespoir. Mon père
-est-il réellement venu? Que vous êtes bon! Ah! que vous êtes bon!
-Mais où est-il? pourquoi ne se hâte-t-il pas de venir»?</p>
-
-<p>Mon changement d'expression surprit et satisfit le magistrat. Peut-être
-pensa-t-il que ma première exclamation était un retour momentané de
-délire. Il reprit aussitôt son air de bonté, se leva, et sortit avec
-ma garde. Mon père entra un instant après.</p>
-
-<p>Rien, dans ce moment, ne pouvait me faire plus de plaisir que l'arrivée
-de mon père. Je lui tendis la main, en m'écriant:</p>
-
-<p>«Vous vivez donc?&mdash;et Élisabeth?&mdash;et Ernest»?</p>
-
-<p>Mon père me calma, en m'assurant qu'ils étaient en bonne santé, et
-s'efforça, en s'arrêtant sur ces sujets si intéressants pour mon
-cœur, de relever mon courage; mais il sentit bientôt qu'une prison ne
-pouvait être le séjour de la gaîté. «Quel est ce lieu que vous
-habitez, mon fils», dit-il en regardant avec douleur les fenêtres
-grillées, et la chambre dont l'aspect était misérable? «Vous avez
-voyagé pour chercher le bonheur, mais il semble que la fatalité vous
-poursuive. Et le pauvre Clerval»?...</p>
-
-<p>En entendant prononcer le nom de mon malheureux ami qui avait été
-assassiné, je ressentis, une agitation trop grande pour que je pusse la
-supporter dans l'état de faiblesse où j'étais. Je versai des pleurs.</p>
-
-<p>«Hélas! oui, mon père, répondis-je; la destinée la plus horrible
-est suspendue sur ma tête, et me condamne à vivre pour la remplir,
-puisque je ne suis pas mort sur le corps inanimé de Henry».</p>
-
-<p>On ne nous permit pas de nous entretenir long-temps ensemble; car
-l'état précaire de ma santé rendait nécessaires les précautions qui
-pouvaient affermir ma tranquillité. M. Kirwin entra, et insista pour
-qu'on n'épuisât pas ma force par un trop grand effort. Mais l'arrivée
-de mon père était pour moi comme celle de mon bon ange; et ma santé
-se rétablit insensiblement.</p>
-
-<p>Délivré peu à peu de la maladie, j'étais absorbé par une
-mélancolie sombre et noire que rien ne pouvait dissiper. L'affreuse
-image de Clerval assassiné était toujours devant mes yeux; plus d'une
-fois l'agitation, dans laquelle ces réflexions me jetaient, fit
-craindre à mes amis une rechute dangereuse. Hélas! pourquoi ont-ils
-sauvé une vie si misérable et si détestée? sans doute pour que
-j'accomplisse ma destinée, dont la fin approche à présent. Bientôt,
-ah! bientôt, la mort étouffera ces gémissements, et me délivrera du
-poids affreux de mes souffrances qui m'entraîne dans la tombe; je
-subirai la sentence de la justice, et je jouirai en même temps du
-repos. Je ne pensais pas alors que la mort fut prochaine, mais j'en
-conservais toujours le désir, et je restais souvent assis plusieurs
-heures immobile et silencieux, faisant le vœu qu'un fort tremblement de
-terre m'ensevelît sous ses ruines avec mon destructeur.</p>
-
-<p>L'époque des assises approchait. J'étais déjà en prison depuis trois
-mois; et, quoique je fusse encore faible, et continuellement exposé à
-une rechute, je fus obligé de faire près de cent milles pour aller à
-la ville du comté où la cour se tenait. M. Kirwin voulut bien ne
-négliger aucuns soins pour recueillir des témoins et préparer ma
-défense. L'affaire n'étant pas portée devant la cour qui décide de
-la vie et de la mort, on m'épargna la honte de paraître en public
-comme un criminel. Le grand jury rejeta le bill, aussitôt qu'il eut la
-preuve que j'étais dans les îles Orkneys à l'heure où l'on trouva le
-corps de mon ami; quinze jours après mon arrivée, je sortis de prison.</p>
-
-<p>Mon père fut ravi que je n'eusse plus à porter la honte d'une charge
-criminelle, que je fusse libre de respirer encore un air pur, et de
-retourner dans mon pays natal. Je ne partageais pas ces sentiments; car
-les murs d'un donjon ou d'un palais m'étaient également odieux. La
-coupe de la vie était empoisonnée pour toujours; le soleil brillait,
-il est vrai, pour moi comme pour celui dont le cœur est heureux et
-content, mais je ne voyais autour de moi qu'une obscurité épaisse et
-effrayante; obscurité qu'aucune lumière ne pouvait percer; si ce n'est
-celle de deux yeux qui brillaient sur moi. Tantôt c'étaient les yeux
-expressifs de Henry, dans lesquels se peignaient la langueur de la mort;
-dont les noires prunelles étaient presqu'entièrement recouvertes par
-les paupières et de longs cils noirs; tantôt c'étaient les yeux
-humides et ternes du monstre, tels que je les vis pour la première fois
-dans ma chambre à Ingolstadt.</p>
-
-<p>Mon père tâcha d'éveiller en moi les sentiments d'affection; il me
-parla de Genève que je verrais bientôt,&mdash;d'Élisabeth et d'Ernest;
-mais ces discours n'avaient d'autre effet que de m'arracher de profonds
-soupirs. Quelquefois, il est vrai, j'avais le désir du bonheur; je
-pensais, avec un plaisir mélancolique, à ma chère cousine; ou bien
-dévoré par la maladie du pays, j'étais impatient de voir encore une
-fois le lac azuré et le Rhône rapide, qui m'avaient été si chers
-dans les premiers jours de mon enfance: mais en général j'éprouvais
-une apathie, telle que la prison me paraissait un séjour aussi
-agréable que le lieu le plus délicieux de la nature; et encore ces
-accès n'étaient quelquefois interrompus, que par des redoublements
-d'angoisse et de désespoir. Dans ces moments, j'aurais voulu mettre fin
-à une existence qui m'était à charge; et il fallait un soin et une
-vigilance continuels, pour m'empêcher de me porter à quelqu'acte
-affreux de violence.</p>
-
-<p>Je me souviens qu'en quittant la prison, j'entendis un homme dire: «Il
-peut être innocent du meurtre, mais il a certainement une mauvaise
-conscience». Ces paroles me frappèrent. Une mauvaise conscience! Oui,
-sans doute, elle l'était: Guillaume, Justine et Clerval devaient la
-mort à mes machinations infernales: «Et quelle mort, m'écriai-je,
-mettra fin à ces horreurs? Ah! mon père, ne restez pas dans ce
-malheureux pays; traînez-moi dans un lieu où, je puisse oublier, moi,
-mon existence, et le monde entier».</p>
-
-<p>Mon père accéda facilement à ce désir; et, après avoir pris congé
-de M. Kirwin, nous partîmes pour Dublin. Je me sentis comme soulagé
-d'un poids affreux, lorsque le paquebot s'éloigna de l'Irlande avec un
-bon vent, et que j'eus quitté pour toujours le pays qui avait été
-pour moi le théâtre de tant de douleurs.</p>
-
-<p>Il était minuit. Mon père dormait dans la cabine, et moi j'étais sur
-le tillac à contempler les étoiles et à écouter le bruit des vagues.
-Je perçais des yeux l'obscurité qui cachait l'Irlande à ma vue, et je
-sentais mon pouls battre avec la violence de la fièvre, en pensant que
-je verrais bientôt Genève. Le passé me paraissait comme un songe
-effrayant, et pourtant le vaisseau qui me portait, le vent qui
-m'éloignait du rivage détesté de l'Irlande, et la mer qui
-m'entourait, ne m'apprenaient que trop que je n'étais pas trompé par
-une vision, et que Clerval, mon ami et mon cher compagnon, avait été
-ma victime et celle du monstre que j'avais créé. Je repassai dans ma
-mémoire tous les événements de ma vie, mon bonheur paisible pendant
-que j'étais à Genève au sein de ma famille, la mort de ma mère, et
-mon départ pour Ingolstadt. Je me souvins en tremblant de
-l'enthousiasme insensé qui m'avait excité à créer mon hideux ennemi,
-et je me rappelai la nuit dans laquelle il reçut la vie. Je ne pus
-suivre le fil de mes pensées; je fus accablé de mille sentiments
-divers, et je finis par pleurer avec amertume.</p>
-
-<p>Depuis que j'étais rétabli de la fièvre, j'avais coutume de prendre
-chaque soir un peu de <i>laudanum</i>; car ce n'était qu'au moyen de cette
-potion, que je pouvais goûter le repos nécessaire à la conservation
-de la vie. Accablé par le souvenir de tous mes malheurs, je pris une
-double dose, et bientôt je m'endormis profondément: mais le sommeil me
-fit oublier ma misère; mes rêves me présentèrent une foule d'objets
-dont je fus effrayé. Vers le matin, je fus attaqué d'une sorte de
-cauchemar; je croyais être saisi par le démon qui me pressait le cou,
-sans que je pusse m'en délivrer; des gémissements et des cris
-retentissaient à mes oreilles. Mon père, qui veillait sur moi, vit mon
-agitation, me réveilla, et me montra le port de Holyhead, dans lequel
-nous entrions.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XXI">CHAPITRE XXI</a></h4>
-
-
-<p>Nous avions résolu de ne pas aller à Londres, mais de traverser le
-pays jusqu'à Portsmouth; et là, de nous embarquer pour le Havre. Le
-motif principal qui me déterminait à préférer ce plan, c'est que je
-craignais de revoir ces lieux, où j'avais joui de quelques moments de
-tranquillité avec mon cher Clerval. J'étais surtout saisi d'horreur,
-en pensant que je pourrais rencontrer ces personnes que nous avions
-coutume de visiter ensemble, et qui me questionneraient sur un
-évènement, dont le souvenir même renouvelait l'angoisse dont je fus
-déchiré, en voyant son corps inanimé dans l'auberge de ***.</p>
-
-<p>Quant à mon père, il bornait ses désirs et ses efforts à me voir
-revenir à la santé et au calme. Sa tendresse et ses attentions
-étaient infatigables; tout son espoir même était de chasser de mon
-cœur le chagrin et la mélancolie, qui s'en étaient entièrement
-emparés. Quelquefois il attribuait ma douleur à la honte d'être
-obligé de répondre à une accusation d'assassinat, et il tâchait de
-me prouver la sottise de l'orgueil.</p>
-
-<p>«Hélas! mon père, disais-je, que vous me connaissez peu! Les hommes,
-leurs sentiments, et leurs passions seraient réellement dégradées, si
-un misérable tel que moi se livrait à l'orgueil. Justine, la
-malheureuse. Justine, était aussi innocente que moi-même, et elle a
-été flétrie de la même accusation; elle en a été victime, et j'en
-suis la cause.... je l'ai assassinée Guillaume, Justine, Henri.... ils
-sont tous morts de ma main»!</p>
-
-<p>Pendant mon emprisonnement, mon père avait souvent entendu de
-semblables discours sortir de ma bouche; lorsque je m'accusais ainsi, il
-semblait quelquefois désirer une explication, et, au moment de la
-demander, il s'arrêtait en paraissant considérer mes paroles comme
-l'effet du délire. Il croyait que, pendant ma maladie, quelqu'idée
-semblable s'était présentée à mon imagination, et que j'en avais
-conservé le souvenir dans ma convalescence. J'évitais toute
-explication, et je gardais un silence continuel sur le malheureux que
-j'avais créé. J'avais un pressentiment qu'on me croirait en démence,
-et cette crainte enchaînait toujours ma langue, lorsque j'aurais donné
-le monde entier pour avoir un confident du fatal secret.</p>
-
-<p>À cette occasion, mon père me dit avec l'expression du plus grand
-étonnement: «Que voulez-vous dire, Victor? Êtes-vous fou? Mon cher
-fils, je vous supplie de ne jamais renouveler une pareille accusation».</p>
-
-<p>&mdash;«Je ne suis pas fou, m'écriai-je avec énergie; le soleil et les
-cieux, qui ont vu mes opérations, attesteront la vérité de ce que je
-dis. Je suis l'assassin de ces victimes innocentes; elles doivent la
-mort à mes machinations. Mille fois j'aurais versé mon propre sang,
-goutte à goutte, pour sauver leur vie; mais je ne pouvais, mon père,
-en vérité, je ne pouvais sacrifier toute l'espèce humaine».</p>
-
-<p>La conclusion de ce discours eut pour effet de convaincre mon père
-qu'il y avait du dérangement dans mes idées; il changea sur le champ
-le sujet de notre conversation, et il s'efforça de détourner le cours
-de mes pensées. Il désirait, autant que possible, effacer le souvenir
-des évènements qui avaient eu lieu en Irlande; jamais il ne leur
-faisait allusion; jamais il ne me laissait parler de mes malheurs.</p>
-
-<p>Avec le temps je devins plus calme. La douleur avait pris racine dans
-mon cœur, mais je ne parlais plus de mes crimes avec autant
-d'incohérence; les remords me suffisaient. À force de peine et
-d'efforts, j'étouffai dans mon sein le malheur, dont j'entendais la
-voix impérieuse, et que je désirais moi-même déclarer au monde
-entier; et mon humeur fut plus calme et plus composée, qu'elle ne
-l'avait jamais été depuis mon voyage à la mer de glace.</p>
-
-<p>Nous arrivâmes au Havre le 8 mai, et nous partîmes sur le champ pour
-Paris, où mon père fut retenu pendant plusieurs semaines par quelques
-affaires. Je reçus, dans cette ville, la lettre suivante d'Élisabeth:</p>
-
-
-<p style="margin-left: 50%;">À VICTOR FRANKENSTEIN.</p>
-
-<p style="margin-left: 10%;">«Mon très-cher ami,</p>
-
-
-<p>»J'ai eu le plus grand plaisir en recevant une lettre de mon oncle
-datée de Paris; vous n'êtes plus à une distance effrayante, et je
-puis espérer vous voir dans moins de quinze jours. Mon pauvre cousin,
-combien vous avez souffert! Je m'attends à vous trouver l'air encore
-plus triste que quand vous avez quitté Genève. Cet hiver a été bien
-pénible: j'étais tourmentée par une incertitude affreuse; cependant
-je me flatte que votre physionomie aura plus de calme, et que votre
-cœur ne manquera ni de consolation, ni de tranquillité.</p>
-
-<p>»Mais je crains que les mêmes sentiments, qui vous rendaient si
-malheureux, il y a un an, ne soient encore dans votre cœur; je crains
-même que le temps n'y ait ajouté. Je n'ai pas voulu vous affliger à
-cette époque, où tant de malheurs pesaient sur vous; mais une
-conversation, que j'ai eue avec mon oncle au moment de son départ, me
-force à désirer une explication avant de nous revoir.</p>
-
-<p>»Une explication! Direz-vous peut-être; quelle est l'explication dont
-Élisabeth peut avoir besoin? Si vous le dites réellement, vous avez
-répondu à mes questions, et je n'ai plus qu'à signer votre
-affectionnée cousine; mais vous êtes loin de moi, et il est possible
-que cette explication soit à la fois pour vous un sujet de crainte et
-de désir. Dans cette dernière supposition, je n'ose plus tarder à
-écrire ce que, pendant votre absence, j'ai souvent voulu vous exprimer,
-sans avoir jamais eu le courage de commencer.</p>
-
-<p>»Vous savez bien, Victor, que notre union a toujours été le projet
-favori de vos parents depuis notre enfance. On nous l'a dit dans notre
-jeunesse, et on nous a appris à compter sur cette union comme sur un
-évènement infaillible. Pendant notre enfance, nous étions bons
-camarades de jeu, et je crois, amis chers et précieux l'un à l'autre,
-à mesure que nous avancions en âge. Mais, comme un frère et une sœur
-éprouvent souvent l'un pour l'autre une vive affection, sans désirer
-une union plus intime, ne serait-il pas possible que le même sentiment
-existât entre nous? Dites-moi, mon cher Victor; répondez-moi avec
-franchise, je vous en conjure, au nom de notre bonheur mutuel; n'en
-aimez-vous pas une autre?</p>
-
-<p>»Vous avez voyagé; vous avez passé plusieurs années de votre vie à
-Ingolstadt; et je vous l'avoue, mon ami, lorsque je vous vis, l'automne
-dernier, si malheureux, et fuyant dans la solitude toute société, je
-n'ai pu m'empêcher de penser que vous redoutiez notre union, et que
-vous vous regardiez comme engagé d'honneur à répondre aux désirs de
-vos parents, quoiqu'ils s'opposent eux-mêmes à vos inclinations. Ce
-serait mal raisonner. Je vous avoue, mon cousin, que je vous aime, et
-que dans mes rêves d'avenir, vous avez toujours occupé une bien grande
-place. Mais je veux votre bonheur autant que le mien, et je dois
-déclarer que notre mariage me rendrait éternellement malheureuse, s'il
-n'était pas le résultat d'un choix libre de votre part. À présent
-même, je pleure en pensant que, accablé comme vous l'êtes par les
-plus cruelles infortunes, vous pouvez sacrifier, à ce qu'on appelle
-<i>honneur</i>, tout espoir de cet amour et de ce bonheur, qui seuls
-pourraient vous rendre à vous-même. Moi, qui ai pour vous une
-véritable affection, une affection qui repose sur tant d'intérêt,
-j'augmenterais vos malheurs en m'opposant à vos désirs! Ah! Victor,
-soyez assuré que votre cousine et compagne a pour vous un amour trop
-sincère, pour que cette idée ne la rende pas malheureuse. Soyez
-heureux, mon ami; et, si vous exaucez cette prière, soyez persuadé que
-rien sur la terre ne pourra interrompre ma tranquillité.</p>
-
-<p>»Que cette lettre ne vous afflige pas; n'y répondez ni demain, ni
-après demain, ni même avant votre arrivée, si elle vous cause de la
-peine. Mon oncle m'enverra des nouvelles de votre santé; et, lorsque
-nous nous reverrons, si j'aperçois seulement sur vos lèvres un sourire
-qui ait pour motif cette lettre, ou tout autre objet qui me touche, je
-n'aurai pas besoin d'autre bonheur».</p>
-
-<p style="margin-left: 30%;">» ÉLIZABETH LAVENZA».</p>
-
-<p style="margin-left: 60%;">Genève, 18 mai 17&mdash;</p>
-
-
-<p>Cette lettre rappela ce que j'avais oublié depuis quelque temps, la
-menace du Démon: «<i>Je serai avec toi la nuit de ton mariage</i>»! Telle
-était ma sentence. Dans cette nuit le Démon emploierait tous les
-moyens pour me détruire, et me priver de cette lueur de bonheur qui
-promettait de me consoler en partie de mes souffrances. Dans cette nuit,
-il avait résolu de consommer ses crimes par ma mort. Eh bien! tant
-mieux; nous engagerions certainement alors un combat affreux: s'il
-était victorieux, je reposerais en paix, et cesserais d'être soumis à
-son pouvoir; s'il était vaincu, je serais libre. Hélas! quelle
-liberté! Elle serait semblable à celle du paysan qui a vu massacrer sa
-famille, brûler sa chaumière, et dévaster ses terres. Il erre au
-hasard, sans asile, sans ressources, et solitaire, mais libre. Telle
-serait ma liberté, si ce n'est que mon Élisabeth était un trésor
-disputé, hélas! par l'horreur du remords et du crime, qui me
-poursuivrait jusqu'à la mort.</p>
-
-<p>Douce et chère Élisabeth! Je lus et relus sa lettre; je sentis dans
-mon cœur quelques émotions plus douces, et j'osai me bercer de vains
-rêves d'amour et de bonheur; mais la pomme était déjà mangée, et le
-bras de l'ange était levé pour m'annoncer que tout espoir était
-anéanti. Qu'importe? Je mourrais pour la rendre heureuse. Car si le
-monstre était fidèle à sa menace, je ne pouvais éviter la mort.
-Était-il vrai, cependant, que mon mariage dût hâter ma destinée? Ma
-fin arriverait, il est vrai, quelques mois plutôt; mais si mon
-persécuteur pensait que ses menaces fussent la cause de mes retards, il
-ne manquerait pas de trouver d'autres moyens de vengeance peut-être
-plus terribles. Il avait fait vœu <i>d'être avec moi la nuit de mon
-mariage</i>, sans se croire enchaîné par cette menace jusqu'au jour fixé
-pour ce mariage; ne m'avait-il pas, en effet, prouvé qu'il n'était pas
-encore rassasié de sang, en assassinant Clerval aussitôt après qu'il
-eût prononcé ses menaces. Mon parti fut pris: si mon union, immédiate
-avec ma cousine devait faire son bonheur ou celui de mon père, je ne
-retarderais pas d'un seul moment le dessein de mon ennemi contre ma vie.</p>
-
-<p>Dans cet état d'esprit, j'écrivis à Élisabeth. Ma lettre était
-calme et affectionnée. «Je crains, ma chère amie, disais-je, qu'il ne
-nous reste que peu de bonheur sur la terre; et c'est sur vous que j'ai
-concentré tout celui dont je pourrai jouir un jour. Chassez vos
-craintes inutiles; c'est à vous seule que je consacre ma vie; votre
-bonheur est le seul but de mes efforts. J'ai un secret, Élisabeth, un
-secret affreux; lorsque vous le connaîtrez, vous serez glacée
-d'horreur, et alors, loin d'être surprise de ma douleur, vous vous
-étonnerez seulement que je survive à mes souffrances. Je vous
-révélerai ce mystère de douleur et d'effroi le lendemain de votre
-mariage; car, mon aimable cousine, il faut qu'il y ait entre nous une
-confiance entière. Mais jusque-là, je vous en conjure, ne m'en parlez
-pas, et n'y faites point allusion. Je vous en supplie avec ardeur, et je
-sais que vous y consentirez».</p>
-
-<p>Une semaine environ après l'arrivée de la lettre d'Élisabeth, nous
-retournâmes à Genève. Ma cousine m'accueillit avec une tendre
-affection; mais elle ne put retenir ses larmes, en voyant la maigreur de
-mon corps et la pâleur de mes joues. Je fus aussi frappé d'un
-changement dans sa personne. Elle avait perdu de son embonpoint, et de
-cette aimable vivacité qui m'avait auparavant charmé; mais sa douceur
-et ses regards pleins de compassion, la rendaient plus propre à devenir
-la compagne d'un être malheureux et accablé comme je l'étais. Cette
-tranquillité ne fut pas de longue durée. Mes souvenirs portaient le
-trouble dans mon esprit; et en pensant aux événements passés, je
-tombais dans une véritable démence; tantôt j'étais furieux et
-écumant de rage; tantôt calme et abattu. Je ne disais et ne
-distinguais rien, et je restais sans mouvement, étourdi par la
-multitude de chagrins qui m'accablaient.</p>
-
-<p>Élisabeth seule avait le pouvoir de me tirer de ces accès; sa douce
-voix me calmait lorsque j'étais transporté de fureur, et m'inspirait
-des sentiments humains lorsque je tombais dans l'anéantissement. Elle
-pleurait avec moi et pour moi. Dès que je revenais à la maison, elle
-me faisait des remontrances, et tâchait de me porter à la
-résignation. Ah! le malheureux peut se résigner; mais le coupable ne
-peut goûter de repos. Les remords empoisonnent le plaisir qu'on
-pourrait trouver à s'abandonner à l'excès du chagrin.</p>
-
-<p>Bientôt après mon arrivée, mon père parla de mon prochain mariage
-avec ma cousine. Je gardai le silence.</p>
-
-<p>«Avez-vous donc un autre attachement»?</p>
-
-<p>&mdash;«Aucun sur la terre. J'aime Élisabeth, et j'envisage notre union
-avec délices. Que le jour en soit donc fixé; et alors je me
-consacrerai, dans la vie ou dans la mort, au bonheur de ma cousine».</p>
-
-<p>&mdash;«Mon cher Victor, ne parlez pas ainsi; de grands malheurs ont pesé
-sur nous, mais ne nous en attachons que plus à ce qui reste, et
-reportons sur ceux qui survivent l'amour que nous avions pour ceux que
-nous avons perdus. Notre cercle sera étroit, mais resserré par les
-nœuds de l'affection et d'un malheur mutuel. Et, lorsque le temps aura
-adouci votre désespoir, de nouveaux objets d'un tendre soin naîtront
-pour remplacer ceux dont nous avons été si cruellement privés».</p>
-
-<p>Telles étaient les leçons de mon père; mais le souvenir de la menace
-ne pouvait me quitter: aussi ne devez-vous pas vous étonner que,
-connaissant la toute puissance du Démon dans le crime, je le jugeasse
-invincible. Bien plus, l'ayant entendu prononcer ces mots: «<i>Je serai
-avec toi la nuit de ton mariage</i>», je ne doutais pas un instant que mon
-sort ne fut inévitable. Mais la mort n'était pas un mal pour moi
-auprès du malheur de perdre Élisabeth. Je convins donc, avec mon
-père, d'un air content et même gai, que, si ma cousine y consentait,
-la cérémonie aurait lieu dans dix jours, et mettrait ainsi, comme je
-l'imaginais, le sceau à ma destinée.</p>
-
-<p>Grand Dieu! si j'avais pensé un instant à l'intention infernale qui
-animait le Démon, je me serais exilé pour toujours de ma patrie, et
-j'aurais erré sur la terre, repoussé et sans ami, plutôt que de
-consentir à ce malheureux mariage. Mais, comme par un pouvoir magique,
-le monstre m'avait aveuglé sur ses véritables intentions; et lorsque
-je croyais ne préparer que ma mort, je hâtais celle d'une victime bien
-plus chère.</p>
-
-<p>En approchant de l'époque fixée pour notre mariage, soit lâcheté ou
-pressentiment, je fus trahi par ma force. Je cachai mes sentiments sous
-une apparence de gaîté, qui faisait régner le sourire et la joie sur
-le visage de mon père, mais qui trompait à peine l'œil vigilant et
-plus pénétrant d'Élisabeth. Elle envisageait notre union avec une
-douce satisfaction, mais non sans quelque mélange de crainte. Nos
-malheurs passés lui inspiraient de justes inquiétudes: notre bonheur,
-qui paraissait alors sûr et prochain, ne pouvait-il pas se dissiper
-bientôt comme un rêve, et ne laisser d'autre trace qu'un regret
-profond et éternel?</p>
-
-<p>On fit les préparatifs pour la cérémonie; nous reçûmes les visites
-de félicitation, et tout prit un aspect riant. J'éloignais de mon
-cœur, autant que possible, l'inquiétude qui s'en emparait, et
-j'entrais, avec une ardeur apparente, dans les plans de mon père, qui
-n'étaient cependant que la décoration de la tragédie dont j'étais le
-héros. On acheta une maison près de Cologny, où nous pourrions jouir
-des plaisirs de la campagne. Cette habitation était en même temps
-assez près de Genève, pour nous permettre de voir tous les jours mon
-père, qui voulait encore demeurer dans la ville, à cause d'Ernest,
-dont les études devaient être suivies.</p>
-
-<p>En même temps je pris toutes les précautions pour me défendre, dans
-le cas où le Démon m'attaquerait ouvertement. Je portais constamment
-avec moi des pistolets et un poignard, et j'étais toujours sur mes
-gardes en cas de surprise; de cette manière, je devins plus tranquille.
-Je dois dire aussi que l'approche du moment contribuait à cette
-tranquillité; la menace ne me parut plus qu'une illusion, qui n'était
-pas de nature à troubler mon repos, tandis que le bonheur, dont mon
-mariage me donnait l'espoir, présentait une plus grande apparence de
-certitude, à mesure que nous approchions du jour fixé pour le
-célébrer. J'entendais continuellement parler de notre union, comme
-d'un heureux évènement auquel rien ne pourrait s'opposer.</p>
-
-<p>Élisabeth paraissait heureuse; ma tranquillité extérieure contribuait
-fortement à calmer son esprit; mais, le jour où je devais accomplir
-mes vœux et ma destinée, elle fut mélancolique, et saisie d'un
-pressentiment douloureux; peut-être aussi pensait-elle au secret
-affreux que j'avais promis de lui révéler le lendemain. Cependant mon
-père était dans l'enchantement, et occupé des préparatifs; il ne
-voyait dans la tristesse de sa nièce que la timidité d'une nouvelle
-mariée.</p>
-
-<p>Après la cérémonie, beaucoup de monde se rassembla chez mon père;
-mais il fut convenu qu'Élisabeth et moi nous passerions l'après-midi
-et la nuit à Évian, et que nous retournerions à Cologny le lendemain
-matin. Le temps était beau, et le vent favorable; nous résolûmes
-d'aller par eau.</p>
-
-<p>Ces moments furent les derniers de ma vie où je connus quelque bonheur.
-Nous allions avec rapidité: le soleil était chaud, mais nous étions
-à l'abri de ses rayons sous une espèce de dais, qui ne nous empêchait
-pas de jouir de la beauté du site. Tantôt, d'un côté du lac, nous
-avions en vue le mont Salève, les collines agréables de Montalègre,
-et, un peu plus loin, plus élevé que tout le reste, le superbe
-mont Blanc, et la chaîne de montagnes couvertes de chênes qui
-s'efforcent en vain de l'égaler; tantôt, en longeant la rive opposée,
-nous avions la vue du redoutable Jura, opposant son flanc noir à
-l'ambitieux qui voudrait abandonner sa patrie, et une barrière
-presqu'insurmontable au conquérant qui voudrait l'asservir.</p>
-
-<p>Je pris la main d'Élisabeth: «Vous êtes triste, mon amie; ah! si vous
-saviez ce que j'ai souffert, et ce que je puis encore souffrir, vous
-tâcheriez de me faire goûter le repos, et vous feriez succéder au
-désespoir la sécurité dont ce seul jour me permet du moins de
-jouir».</p>
-
-<p>&mdash;«Soyez heureux, mon cher Victor, répondit Élisabeth; rien,
-j'espère, ne doit vous affliger; et soyez sûr que si mon visage n'a
-pas l'expression d'une joie vive, mon cœur, du moins, ressent une
-profonde satisfaction. Un secret pressentiment m'avertit de ne pas trop
-m'abandonner à l'avenir qui se présente devant moi; mais je
-n'écouterai pas une voix aussi sinistre. Voyez avec quelle vitesse nous
-avançons, et combien les nuages, qui, tantôt obscurcissent le temps,
-tantôt s'élèvent au-dessus du dôme du Mont-Blanc, ajoutent à la
-beauté de cette vue si intéressante. Regardez aussi les innombrables
-poissons qui nagent dans cette eau limpide, au fond de laquelle nous
-pouvons distinguer chaque caillou. Quel jour délicieux! Comme toute la
-nature parait heureuse et paisible»!</p>
-
-<p>Élisabeth tâchait, par ces discours, de reporter son esprit et le mien
-sur des sujets moins tristes; mais elle ne pouvait maîtriser ses
-dispositions. Pendant quelques instants, la joie brillait dans ses yeux;
-mais elle retombait continuellement dans ses distractions et ses
-rêveries.</p>
-
-<p>Le soleil se penchait vers l'horizon; nous passâmes la rivière de la
-Dranse, dont le cours suit les vallées des plus hautes montagnes, et
-les sinuosités des collines les moins élevées. Dans cet endroit, les
-Alpes sont plus près du lac. Nous approchions de l'amphithéâtre des
-montagnes qui le bornent à l'est; et le clocher d'Évian brillait au
-milieu des bois qui l'entourent, sous la chaîne de montagnes qui le
-dominent.</p>
-
-<p>Le vent, qui, jusque-là, nous avait portés avec une étonnante
-rapidité, changea au coucher du soleil en une brise légère; le
-zéphyr ne faisait que rider la surface de l'eau, et agitait
-agréablement les arbres qui bordent le rivage, et dont les fleurs
-exhalaient l'odeur la plus délicieuse. Le soleil avait disparu de
-l'horizon, lorsque nous abordâmes. À peine avais-je mis le pied sur le
-rivage, que je me sentis tourmenté par ces inquiétudes et ces
-craintes, qui allaient bientôt m'environner et s'attacher à moi pour
-toujours.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XXII">CHAPITRE XXII</a></h4>
-
-
-<p>Il était huit heures lorsque nous mêmes pied à terre; nous nous
-promenâmes quelque temps sur le bord du lac, en jouissant de l'éclat
-fugitif du jour; et même en nous dirigeant vers l'auberge, nous
-contemplions la vue agréable des eaux, des bois, et des montagnes
-obscurcies par les ténèbres, mais déployant encore leurs noirs
-sommets.</p>
-
-<p>En ce moment, le vent changea du sud à l'ouest, et souffla avec une
-grande violence. La lune brillait au milieu des cieux et commençait à
-descendre; les nuages étaient chassés avec la rapidité du vol du
-vautour, et voilaient les rayons de cet astre, tandis que le lac
-réfléchissait un ciel orageux, mille fois plus effrayant au milieu des
-vagues agitées qui commençaient à s'élever. Tout-à-coup l'orage
-s'annonça par un torrent de pluie.</p>
-
-<p>J'avais été calme pendant le jour; mais, dès que la nuit obscurcit la
-vue des objets, mille craintes s'élevèrent dans mon esprit. Plein
-d'inquiétude, je me tins sur la défensive; je saisis de la main droite
-un pistolet caché dans mon sein; j'étais effrayé du moindre bruit,
-mais déterminé à vendre chèrement ma vie, et à ne mettre fin au
-combat, qu'après l'avoir perdue ou l'avoir arrachée à mon adversaire.</p>
-
-<p>Élisabeth observa quelque temps mon agitation dans un silence timide et
-craintif; elle dit enfin: «qui peut ainsi vous agiter, mon cher Victor?
-que craignez-vous»?</p>
-
-<p>&mdash;«Ah! paix! paix! mon amie, répliquai-je encore cette nuit, et tout
-sera sauvé; mais cette nuit est affreuse, horrible»!</p>
-
-<p>Je passai une heure dans cet état, lorsque tout-à-coup je réfléchis
-combien le combat, auquel je m'attendais à tout moment, serait pénible
-pour ma femme; je l'engageai avec les plus vives instances à se
-retirer, décidé à ne la rejoindre qu'après que j'aurais obtenu
-quelque renseignement sur la situation de mon ennemi.</p>
-
-<p>Elle me quitta. Je restai quelque temps à parcourir les corridors de la
-maison, et à visiter le plus petit coin qui aurait pu servir de
-retraite à mon ennemi; mais je ne découvris aucune trace, et je
-commençais à croire qu'un heureux hasard avait mis obstacle à
-l'exécution de ses menaces, lorsque tout-à-coup j'entendis un cri aigu
-et horrible. Il partait de la chambre où Élisabeth s'était retirée.
-Dans ce moment, toute la réalité s'offrit à mon esprit; mes bras
-tombèrent, le mouvement de mes muscles et de mes fibres fut suspendu;
-je sentis mon sang couler goutte à goutte dans mes veines, et
-bouillonner à l'extrémité de mes membres. Cet état ne dura qu'un
-instant; le cri se répéta...; je me précipitai dans la chambre.</p>
-
-<p>Grand Dieu! pourquoi n'expirai-je pas alors? Pourquoi suis-je ici à
-raconter l'anéantissement de mes plus douces espérances, et de la
-créature la plus pure qui existât sur la terre? Elle était sans vie
-et inanimée, jetée en travers du lit, la tête renversée, la figure
-pâle, décomposée, et à moitié couverte par ses cheveux. De quelque
-côté que je me tourne, je vois la même figure; ses bras et son corps
-de la pâleur de la mort étaient jetés par l'assassin sur la couche
-nuptiale comme dans une bière funèbre. Ai-je pu voir ce spectacle, et
-vivre? Hélas! la vie est opiniâtre, et s'attache davantage à celui
-qui la hait le plus. Un moment seulement j'en perdis le souvenir: je
-m'évanouis.</p>
-
-<p>Lorsque je repris connaissance, je me trouvai entouré des gens de
-l'auberge; leurs physionomies exprimaient la terreur la plus vive: mais
-l'horreur des autres ne paraissait qu'une lueur, qu'une ombre des
-sentiments qui m'oppressaient. Je me dégageai des personnes qui
-étaient auprès de moi, pour courir à la chambre où était le corps
-d'Élisabeth, de mon amante, de ma femme, qui vivait il n'y a qu'un
-moment, si aimée et si digne de l'être. On avait changé la position
-dans laquelle je l'avais vue d'abord; dans ce moment, elle était
-étendue, la tête appuyée sur son bras, un mouchoir jeté sur sa
-figure et son col, et telle que j'aurais pu la croire endormie. Je
-m'élançai sur elle; je la couvris de baisers; mais la mort avait
-glacé ses membres, et leur langueur ne m'apprenait que trop que ce que
-je tenais alors dans mes bras, avait cessé d'être mon Élisabeth,
-celle que j'avais aimée et chérie. La marque meurtrière de la main du
-démon était sur son col, et le souffle ne pouvait plus être recueilli
-sur ses lèvres.</p>
-
-<p>Pendant que, dans l'agonie du désespoir, j'étais encore penché sur
-elle, je levai les yeux par hasard. La chambre, qui, auparavant, était
-obscure, était en ce moment éclairée par la lueur pâle et jaune de
-la lune: je fus saisi d'une espèce de terreur panique en apercevant
-cette lumière. Les volets étaient ouverts; et, dans une sensation
-impossible à décrire, je vis au milieu de la fenêtre, une figure....
-Ah! la plus hideuse et la plus détestée. Un rire affreux agitait le
-visage du Monstre. C'était lui: il semblait me railler, en me montrant
-de son doigt infernal le corps de ma femme. Je m'élançai vers la
-fenêtre, en faisant feu d'un pistolet que je tirai de mon sein; mais il
-esquiva le coup, prit la fuite, courut avec la rapidité de l'éclair,
-et plongea dans le lac.</p>
-
-<p>Le bruit du pistolet attira du monde dans la chambre. Je désignai
-l'endroit où il avait disparu; nous suivîmes la trace avec des
-bateaux; on jeta des filets, mais ce fut en vain. Au bout de quelques
-heures, nous revînmes sans espoir. La plupart de mes compagnons
-étaient persuadés qu'ils avaient couru après un fantôme de mon
-imagination. À peine avaient-ils débarqués, qu'ils se mirent à
-battre le pays, se partageant en bandes qui suivirent différentes
-directions, les unes dans les bois, les autres dans les vignes.</p>
-
-<p>Je ne me joignis pas à eux; j'étais épuisé: un nuage couvrait mes
-yeux, et ma peau était desséchée par la chaleur de la fièvre. Dans
-cet état, je me jetai sur un lit, sans savoir à peine ce qui était
-arrivé; mes yeux erraient autour de la chambre, comme pour chercher
-quelque chose que j'avais perdu.</p>
-
-<p>Enfin je me souvins que mon père attendrait avec inquiétude le retour
-de ses deux enfants, et que je devais revenir seul. Ce souvenir remplit
-mes yeux de larmes: je pleurai long-temps; mais je portai ma pensée sur
-différents objets, sur mes malheurs et sur leur cause. La mort de
-Guillaume, le supplice de Justine, le meurtre de Clerval, et en dernier
-lieu celui de ma femme, m'accablaient d'étonnement et d'horreur. Dans
-ce moment même, je ne savais pas si les seuls amis, qui me restaient,
-seraient à l'abri de la perversité du Démon; peut-être même mon
-père expirait-il maintenant sous sa main! peut-être Ernest était-il
-étendu mort à ses pieds! Cette idée me fit frémir, et me ranima. Je
-me levai, décidé à retourner à Genève aussi promptement que
-possible.</p>
-
-<p>On ne put me procurer des chevaux; je fus forcé de revenir par le lac;
-mais le vent n'était pas favorable, et la pluie tombait par torrents.
-Cependant le jour commençait à peine à paraître, et je pouvais
-raisonnablement espérer que j'arriverais le soir.</p>
-
-<p>Je louai des rameurs, et je pris moi-même une rame; car je m'étais
-toujours senti soulagé des tourments de l'esprit par l'exercice du
-corps; mais ma douleur profonde et l'excès d'agitation que
-j'éprouvais, me rendaient incapable du moindre effort. Je quittai la
-rame; et, appuyant ma tête sur mes mains, je donnai cours à toutes les
-idées qui m'occupaient. Si je levais les yeux, je voyais les scènes
-qui m'étaient familières dans un temps plus heureux, et que j'avais
-contemplées la veille encore, avec celle qui n'était plus qu'une ombre
-et un souvenir. Je pleurai amèrement. La pluie s'était arrêtée un
-moment, et je vis les poissons se jouer dans des eaux comme ils avaient
-fait quelques heures auparavant; Élisabeth les avait remarqués...!
-Rien n'est aussi pénible pour l'esprit humain qu'un changement complet
-et subit. Le soleil pouvait briller; les nuages couvrir le temps; rien
-ne me paraissait de même que la veille. Un Démon m'avait enlevé tout
-espoir de bonheur; personne n'avait jamais été aussi malheureux que
-moi: un évènement aussi affreux est unique dans l'histoire de l'homme.</p>
-
-<p>Mais pourquoi m'arrêterais-je sur les incidents qui suivirent ce
-dernier et cruel évènement? Mon histoire est un tissu d'horreurs; la
-mesure en est comblée; et ce que j'ai encore à vous raconter, ne
-saurait être qu'ennuyeux pour vous. Sachez que mes amis m'ont été
-enlevés l'un après l'autre: je suis resté seul.... Mes forces
-s'épuisent; et je dirai en peu de mots la fin de mon atroce récit.</p>
-
-<p>J'arrivai à Genève. Mon père et Ernest vivaient encore; mais le
-premier succomba en apprenant la nouvelle que je lui annonçai. Je le
-vois encore ce vieillard excellent et vénérable! Ses yeux étaient
-égarés: il avait perdu celle qui en était le charme et le bonheur....
-Sa nièce, pour qui il avait une affection plus que paternelle, sur
-laquelle il avait porté toute sa tendresse, comme un homme, qui, au
-déclin de la vie, conserve peu d'affections, et ne s'attache que plus
-fortement à celles qui lui restent. Maudit, maudit soit le Démon qui
-appela le malheur sur ses cheveux blancs, et le condamna à mourir de
-douleur! Il ne put soutenir les horreurs qui s'accumulèrent autour de
-lui; il fut saisi d'une attaque d'apoplexie, et mourut dans mes bras peu
-de jours après.</p>
-
-<p>Je ne sais ce que je devins alors; je perdis les sens; je ne connus plus
-que les chaînes et l'obscurité. Quelquefois, il est vrai, je croyais
-errer dans des prés fleuris et de riantes vallées avec les amis de ma
-jeunesse; mais, à mon réveil, je me trouvais dans un donjon. La
-mélancolie succéda à cette disposition; mais par degrés je parvins
-à distinguer mes douleurs et ma situation, et je fus alors relâché de
-prison; car j'avais passé pour fou; et, pendant plusieurs mois, comme
-on me l'apprit, je n'avais eu d'autre habitation qu'une cellule
-solitaire.</p>
-
-<p>Mais la liberté eût été pour moi un don inutile, si mon retour à la
-raison n'eût en même temps excité ma vengeance. Assiégé
-continuellement du souvenir de mes infortunes passées, je commençai à
-réfléchir sur leur cause.... sur le monstre que j'avais créé, ce
-misérable Démon que j'avais jeté sur la terre pour ma perte. J'étais
-animé d'un transport de rage en pensant à lui, et j'aurais voulu le
-tenir entre mes mains, pour accomplir sur sa tête exécrable une
-vengeance complète et signalée.</p>
-
-<p>Ma haine ne se borna pas longtemps à des désirs inutiles. Je me mis à
-chercher les meilleurs moyens de l'atteindre; et dans ce but, un mois
-environ après ma mise en liberté, j'allai trouver un juge criminel de
-la ville; je lui déclarai que j'avais une accusation à faire; que je
-connaissais le destructeur de ma famille; et je finis en le priant
-d'user de toute son autorité, pour que le meurtrier fût livré entre
-ses mains.</p>
-
-<p>Le magistrat m'écouta avec attention et bonté: «Soyez assuré,
-Monsieur, me dit-il, que je n'épargnerai aucune peine, aucune démarche
-pour découvrir le scélérat».</p>
-
-<p>&mdash;«Je vous remercie, répondis-je; écoutez donc la déposition que
-j'ai à faire. C'est vraiment une chose si étrange, que je craindrais
-votre défiance et vos doutes, s'il n'y avait quelque chose dans la
-vérité, qui force à la conviction. L'histoire est trop enchaînée
-pour paraître un songe, et je n'ai aucun motif pour mentir».</p>
-
-<p>En lui parlant ainsi, j'étais sous une impression profonde, mais calme:
-j'avais formé dans mon cœur la résolution de poursuivre mon ennemi
-jusqu'à la mort, et cette résolution calmait mon désespoir, et me
-réconciliait un moment avec la vie. Je racontai alors mon histoire en
-peu de mots, mais avec fermeté et précision, désignant les dates avec
-soin, et ne tombant jamais dans les invectives ou les exclamations.</p>
-
-<p>Le magistrat paraissait d'abord tout-à-fait incrédule, mais ensuite il
-devint plus attentif, et parut y prendre plus d'intérêt. Je le vis
-tantôt frémir d'horreur, tantôt exprimer une vive surprise mêlée de
-doute.</p>
-
-<p>Je terminai mon récit en lui disant: «Voici l'être que j'accuse, et
-pour la découverte, pour la punition duquel je vous prie d'exercer tout
-votre pouvoir. C'est votre devoir comme magistrat; homme seulement, je
-crois et j'espère qu'en cette occasion vous ne serez pas révolté
-d'avoir à le remplir».</p>
-
-<p>Cette demande changea presque entièrement la physionomie de mon
-auditeur. Il avait écouté mon histoire avec cette espèce de foi qu'on
-accorde à un conte d'esprits, ou à un récit d'évènements
-surnaturels; mais lorsqu'il fut sommé d'agir officiellement en
-conséquence, il reprit toute son incrédulité. Cependant il répondit
-avec douceur: «Je vous donnerai volontiers tous les secours possibles
-pour vous aider dans votre poursuite; mais la créature, dont vous
-parlez, parait avoir une puissance qui mettrait en défaut tous mes
-efforts. Qui pourrait suivre un animal capable de traverser la mer de
-glace, et d'habiter des cavernes et des antres, où aucun homme
-n'oserait entrer? D'ailleurs, plusieurs mois se sont écoulés depuis
-qu'il a commis ses crimes: qui peut présumer la direction qu'il a
-suivie, ou le pays qu'il habite».</p>
-
-<p>&mdash;«Je ne doute pas qu'il ne se tienne près du lieu que j'habite; et,
-s'il s'est réellement réfugié dans les Alpes, on peut le chasser
-comme le Chamois, et le détruire comme une bête féroce; mais je
-pénètre vos pensées: vous ne croyez pas à mon récit, et vous
-refusez d'infliger à mon ennemi le châtiment qu'il mérite».</p>
-
-<p>Pendant que je parlais, la rage étincelait dans mes yeux; le magistrat
-fut intimidé: «Vous vous trompez, dit-il, je ferai tous mes efforts;
-et s'il est en mon pouvoir d'arrêter le monstre, soyez assuré qu'il
-subira un châtiment proportionné à ses crimes. Mais je crains,
-d'après la description que vous m'avez faite vous-même de ses
-qualités, que cela ne soit impraticable; je crains même qu'au moment
-où l'on prendra toutes les mesures nécessaires, vous ne deviez vous
-attendre à voir vos espérances déçues».</p>
-
-<p>&mdash;«Je n'y puis consentir; mais tout ce que je dirais est de peu
-d'utilité. La vengeance n'est d'aucun intérêt pour vous; elle peut
-être criminelle; mais j'avoue que c'est la passion, l'unique passion
-qui dévore mon âme. Je ne saurais exprimer ma rage, en songeant que le
-meurtrier, que j'ai jeté dans la société, existe encore. Vous
-repoussez ma juste demande. Je n'ai plus qu'une ressource; à la vie et
-à la mort, je me dévoue moi-même pour l'exterminer».</p>
-
-<p>En parlant ainsi, j'éprouvais une agitation telle, que je tremblais de
-tous mes membres: il y avait de la frénésie dans mon air, et sans
-doute aussi de cette fierté sublime dont les anciens martyrs étaient,
-dit-on, animés; mais pour un magistrat Genevois, dont l'esprit était
-occupé d'idées bien éloignées du dévouement et de l'héroïsme,
-cette élévation eut toute l'apparence de la folie. Il tâcha de me
-calmer de même qu'une nourrice cherche à apaiser un enfant, et il
-considéra mon récit comme l'effet du délire. «Homme, m'écriai-je,
-tu as beau t'enorgueillir de ta sagesse, tu n'en es pas moins
-ignorant!&mdash;C'en est assez; vous ne savez ce que vous dites».</p>
-
-<p>Je sortis de la maison dans le trouble et la colère, et je me retirai
-pour méditer sur ce que je ferais.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XXIII">CHAPITRE XXIII</a></h4>
-
-
-<p>La situation de mon esprit était telle, que je ne fus plus maître
-d'aucune pensée. J'étais animé par la fureur; la vengeance seule me
-donnait des forces et du calme; elle tempérait mes sentiments, et me
-permettait d'être modéré et réfléchi, dans les moments où je
-n'aurais eu recours qu'au délire ou à la mort.</p>
-
-<p>Ma première résolution fut de quitter Genève à jamais; mon pays, qui
-m'était si cher aux jours de mon bonheur et de mes affections, me
-devint odieux dans mon adversité. Je pris une somme d'argent avec
-quelques bijoux qui avaient appartenu à mon père, et je partis.</p>
-
-<p>De ce moment ont commencé mes courses, qui ne finiront qu'avec ma vie.
-J'ai parcouru une grande partie de la terre, et j'ai supporté toutes
-les fatigues auxquelles les voyageurs ont l'habitude d'être exposés
-dans les déserts et les pays barbares. Je sais à peine comment j'ai
-vécu; souvent j'ai étendu sur le sable mes membres affaiblis, et j'ai
-invoqué la mort; mais j'ai vécu pour la vengeance; je n'osais mourir
-et laisser la vie à mon adversaire.</p>
-
-<p>En quittant Genève, mon premier soin fut de chercher la trace de mon
-infernal ennemi; mais mon plan fut dérangé; et j'errai plusieurs
-heures autour de la ville, incertain de la route que je suivrais. À
-l'approche de la nuit, je me trouvai à la porte du cimetière où
-reposaient Guillaume, Élisabeth, et mon père. Je franchis la porte, et
-je m'avançai vers leurs tombeaux. Tout était silencieux, hors les
-feuilles des arbres, qui étaient légèrement agitées par le vent; la
-soirée était sombre, et la scène eût été solennelle et touchante,
-même pour un observateur désintéressé. Les esprits des morts
-semblaient voltiger autour de leurs tombes, et jeter autour de la tête
-de celui qui venait pleurer sur leurs cendres, une ombre qui était
-sentie sans être vue.</p>
-
-<p>Le profond chagrin, que m'avait d'abord inspiré cette scène, fit
-bientôt place à la rage et au désespoir. Ils étaient morts, et je
-vivais; leur meurtrier vivait aussi, et c'était pour le détruire que
-je traînais mon existence odieuse. Je m'agenouillai sur le gazon; je
-baisai la terre qui recouvrait leurs cendres, et les lèvres tremblantes
-je m'écriai: «Par la terre sacrée sur laquelle je suis agenouillé,
-par les ombres qui errent auprès de moi, par le chagrin profond et
-éternel que j'éprouve, par toi, nuit, par les esprits qui président
-à ton cours, je jure de poursuivre le Démon, auteur de tous ces maux,
-jusqu'à ce que l'un de nous soit anéanti dans la lutte que nous
-engagerons. C'est dans ce but que je conserverai ma vie: je verrai
-encore l'éclat du soleil, je foulerai encore la verdure de la terre,
-mais pour satisfaire cette vengeance si douce, et sans laquelle je
-n'assisterais plus au spectacle de la nature. J'invoque votre secours,
-esprits des morts; et vous, ministres errants de vengeance, dirigez-moi
-dans mon entreprise. Que le monstre exécrable boive à longs traits
-dans la coupe de la douleur, qu'il connaisse le désespoir auquel je
-suis en proie maintenant»!</p>
-
-<p>J'avais commencé mon invocation avec solennité, et un respect qui
-m'assurait presque que les ombres de mes amis assassinés entendaient et
-approuvaient mon vœu. Mais en terminant j'étais animé par la fureur,
-et la rage me faisait élever la voix.</p>
-
-<p>Un rire violent et infernal fut la réponse que je reçus au milieu du
-silence de la nuit. Il retentit long-temps et avec force à mon oreille,
-les montagnes le répétèrent, et je crus que tout l'enfer m'entourait
-pour me railler et m'insulter. Sans doute en ce moment j'aurais été
-animé par la frénésie, et j'aurais mis fin à ma déplorable
-existence, si mon vœu n'eût été entendu, et si je ne me fusse
-réservé pour la vengeance. J'oubliais le rire qui m'avait frappé,
-lorsqu'une voix bien connue et détestée, qui me paraissait être tout
-près de mon oreille, prononça distinctement ces paroles: «Je suis
-satisfait, misérable! tu te résous à vivre, et je suis satisfait».</p>
-
-<p>Je m'élançai vers l'endroit d'où parlait la voix; mais le démon
-m'échappa. Tout-à-coup le large disque de la lune s'éleva, et
-éclaira complètement le corps hideux et difforme du monstre qui fuyait
-avec une rapidité surnaturelle.</p>
-
-<p>Je le poursuivis, et pendant plusieurs mois je n'ai point eu d'autre
-occupation. Guidé par de vagues renseignements, j'ai suivi les détours
-du Rhin sans le rencontrer. J'arrivai sur les bords de la
-Méditerranée; et, par un hasard étrange, je vis le démon entrer
-pendant la nuit, et se cacher dans un vaisseau destiné pour la mer
-Noire. Je pris passage sur le même navire; mais il échappa, je ne sais
-comment.</p>
-
-<p>Au milieu des déserts de la Tartare et de la Russie, je n'ai pu
-l'atteindre, mais j'ai toujours suivi ses traces. Tantôt les paysans,
-effrayés par cette horrible apparition, m'instruisaient de la route
-qu'il tenait; tantôt lui-même, il me laissait quelque signe pour me
-guider, dans la crainte que, si je perdais toute trace, je ne me
-livrasse au désespoir et ne voulusse mourir. Souvent je recevais la
-neige sur ma tête, et je voyais l'empreinte de son énorme pas sur la
-plaine blanchie. Vous, qui entrez dans la vie, pour qui les soucis sont
-nouveaux, et le désespoir inconnu, comment pouvez-vous comprendre ce
-que j'ai éprouvé et ce que j'éprouve encore? Le froid, le besoin et
-la fatigue étaient les moindres maux que j'eusse à supporter; j'étais
-maudit par un mauvais génie, et je portais toujours avec moi mon enfer;
-mais cependant un bon génie a suivi et dirigé mes pas, et au moment
-où je me plaignais le plus, il me dégageait tout-à-coup des
-difficultés qui paraissaient insurmontables. Quelquefois, lorsque la
-nature succombait épuisée par la faim, je trouvais dans le désert un
-repas qui m'était destiné, et qui me rendait la force et le courage.
-C'était une nourriture grossière, il est vrai, comme celle des paysans
-de la contrée: mais je ne puis douter qu'elle n'y fût placée par les
-esprits, dont j'avais invoqué le secours. Souvent, lorsque tout était
-aride, le ciel sans nuages, et mon gosier desséché par une soif
-brûlante, un léger nuage rafraîchissait le temps, versait quelques
-gouttes qui me ranimaient, et se dissipait.</p>
-
-<p>Je suivais, autant que possible, le cours des rivières; mais le Démon
-évitait ordinairement ces chemins, parce que c'est là que se réunit
-la plus grande partie de la population d'un pays. Partout ailleurs, on
-voyait rarement quelques êtres humains; et ma subsistance ordinaire
-était la chair des animaux sauvages qui se trouvaient sur mon chemin.
-J'avais de l'argent avec moi, et je gagnais l'amitié des villageois en
-le distribuant, ou en apportant quelque bête que j'avais tuée, et dont
-je ne prenais qu'une petite part, ayant soin d'offrir le reste à ceux
-qui m'avaient procuré du feu et les ustensiles nécessaires pour la
-préparer.</p>
-
-<p>Ma vie, en s'écoulant ainsi, m'était réellement odieuse, et ce
-n'était que pendant le sommeil que je pouvais jouir de quelque
-consolation. Ô bienheureux sommeil! Souvent, lorsque j'étais le plus
-malheureux, je me livrais au repos, et j'étais bercé par mes rêves au
-point de tomber dans le ravissement. Les esprits, qui veillaient sur
-moi, m'avaient ménagé ces moments, ou plutôt, ces heures de bonheur,
-afin que je conservasse assez de force pour accomplir mon pèlerinage.
-Sans ce délassement, j'aurais succombé à mes fatigues. Pendant le
-jour, j'étais soutenu et encouragé par l'espoir de la nuit: car,
-durant le sommeil, je voyais mes amis, ma femme et ma chère patrie; je
-voyais encore le visage bienveillant de mon père, j'entendais les
-douces modulations de la voix de mon Élisabeth, et je voyais Clerval
-brillant de jeunesse et de santé. Souvent, fatigué par une marche
-pénible, je me persuadais que cette fatigue était un rêve qui
-durerait jusqu'à l'arrivée de la nuit, et qu'alors je jouirais de la
-réalité dans les bras de mes plus chers amis. Quelle tendresse ils
-m'inspiraient! Combien je m'attachais à leurs formes chéries, si, à
-mon réveil, elles se présentaient à mon imagination! Dans ces
-moments, je me figurais qu'ils vivaient encore! Dans ces moments encore,
-la vengeance, dont j'étais dévoré, s'éteignait dans mon cœur, et je
-continuais à poursuivre le Démon que j'avais à détruire, plutôt
-pour remplir une lâche enjointe par le ciel, pour suivre l'impulsion
-mécanique d'une puissance inconnue, que pour satisfaire un désir
-ardent de mon âme.</p>
-
-<p>Je ne sais quelles étaient les sensations de celui que je poursuivais.
-Quelquefois il laissait des marques de son passage, en écrivant sur
-l'écorce des arbres, ou en gravant sur la pierre, dans la vue de me
-guider et d'exciter ma fureur. Je lus ces mots dans une de ces
-inscriptions: «Mon règne n'est pas encore fini; tu vis, et mon pouvoir
-est complet. Suis-moi; je me dirige vers les glaces éternelles du nord,
-où tu éprouveras la rigueur du froid auquel je suis insensible. Tu
-trouveras près de ce lieu, si tu n'arrives pas trop tard, un lièvre
-mort; mange, et rafraîchis-toi. Avance, mon ennemi, nous avons encore
-à nous disputer la vie; mais tu passeras bien des moments durs et
-cruels, avant que cet instant ne soit venu».</p>
-
-<p>Démon insultant! Je fais encore vœu de vengeance; je te voue encore,
-misérable Démon, aux tourments et à la mort. Jamais je ne cesserai
-mes recherches, que lui ou moi ne périssions; et, alors, avec quelle
-joie j'irai rejoindre mon Élisabeth, et ceux qui, même à présent, me
-préparent la récompense de mes pénibles ennuis et de mon horrible
-pèlerinage!</p>
-
-<p>En poursuivant toujours mon voyage vers le nord, les neiges
-s'épaissirent, et le froid s'accrut à un degré beaucoup trop élevé
-pour que je pusse le supporter. Les paysans étaient renfermés dans
-leurs cabanes, et les plus hardis seulement osaient les quitter afin de
-prendre les animaux que la faim avait fait sortir de leurs retraites
-pour chercher une proie. Les rivières étaient recouvertes d'une glace
-épaisse qui ne permettait pas d'avoir du poisson; ainsi, j'étais
-privé de tout ce qui servait ordinairement à me nourrir.</p>
-
-<p>Le triomphe de mon ennemi doubla avec la difficulté de mes travaux. Une
-inscription, qu'il laissa, était conçue en ces termes: «Prépare toi!
-tes fatigues ne font que commencer. Enveloppe-toi de fourrures, et fais
-provision de vivres, car nous allons bientôt entreprendre un voyage où
-tes souffrances satisferont ma haine éternelle».</p>
-
-<p>Loin de céder à ces paroles dérisoires, je me fortifiais dans mon
-courage et ma persévérance. Je résolus de ne pas abandonner mon
-projet; et, demandant au Ciel de me soutenir, je continuai avec la
-même ardeur à traverser d'immenses déserts, jusqu'à ce que je vis de
-loin l'Océan qui formait les dernières limites de l'horizon: Ah!
-combien cette mer différait des mers azurées du sud! Couverte de
-glace, elle ne se distinguait de la terre que par son aspect sombre et
-ses inégalités. Les Grecs pleurèrent de joie en apercevant la
-Méditerranée, du sommet des montagnes de l'Asie; ils cinglèrent avec
-ravissement vers le terme de leurs travaux. Je ne pleurai pas; mais je
-m'agenouillai; et, de bon cœur, je remerciai le Génie, qui me guidait,
-de m'avoir conduit sain et sauf jusqu'au lieu où j'espérais, malgré
-les railleries de mon ennemi, l'atteindre et lutter avec lui.</p>
-
-<p>Quelques semaines avant ce temps, j'avais acheté un traîneau et des
-chiens, à l'aide desquels je traversais les neiges avec une
-inconcevable rapidité. Je ne sais si le Démon avait le même avantage,
-mais je m'aperçus que je gagnais alors sur lui tous les jours autant de
-terrain, que j'en avais perdu auparavant dans sa poursuite.</p>
-
-<p>J'allais même si vite, qu'au moment où je vis l'Océan, il n'avait
-plus qu'un jour d'avance, et que j'avais l'espoir de l'atteindre avant
-qu'il n'arrivât au rivage. Je pressai donc avec un nouveau courage, et
-en deux jours, j'arrivai à un chétif hameau sur le bord de la mer. Je
-demandai aux habitants des renseignements sur le Démon, et je pris des
-informations exactes. Un monstre gigantesque, disaient-ils, était
-arrivé la nuit précédente, armé d'un fusil et de plusieurs
-pistolets, mettant en fuite les habitants d'une chaumière isolée, qui
-avaient eu peur de ses formes effrayantes. Il avait emporté leurs
-provisions d'hiver, et les avait mises dans un traîneau, s'était
-emparé d'un nombreux troupeau de chiens dressés pour le tirer, les
-avait attelés, et la même nuit, à la joie des villageois frappés
-d'horreur, avait poursuivi son voyage à travers la mer dans une
-direction qui ne conduisait à aucune terre; et ils conjecturaient qu'il
-serait bientôt englouti, si la glace venait à se rompre, ou, qu'il
-succomberait à la rigueur éternelle du froid.</p>
-
-<p>À cette nouvelle, je tombai un moment dans un accès de désespoir. Il
-m'avait échappé, et il me mettait dans la nécessité de commencer un
-voyage mortel, et presque sans fin, à travers les montagnes de glace de
-l'Océan, et de braver un froid que peu d'habitants pouvaient long-temps
-supporter, et auquel moi, né dans un climat agréable et chaud, je ne
-pouvais espérer de survivre. Cependant, à l'idée que le Démon
-vivrait et serait triomphant, ma rage et la vengeance se ranimèrent et
-furent assez puissantes pour étouffer tout autre sentiment. Après un
-léger repos, pendant lequel les esprits des morts vinrent me visiter et
-m'exciter à la fatigue et à la vengeance, je me préparai pour mon
-voyage.</p>
-
-<p>J'échangeai mon traîneau de terre pour un autre propre aux
-inégalités des glaces de l'Océan; je pris une abondante provision de
-vivres, et je partis de terre.</p>
-
-<p>Je ne puis dire combien de jours j'ai passés depuis ce départ; ce que
-je sais, c'est que j'ai été exposé à une détresse que je n'ai eu le
-courage de supporter, qu'à cause du juste et éternel sentiment de
-vengeance dont mon cœur est consumé. Souvent des montagnes de glace
-immenses et escarpées me barraient le passage; souvent aussi
-j'entendais le craquement de la mer de glace qui menaçait de
-m'engloutir; mais la gelée revenait, et raffermissait les chemins de la
-mer.</p>
-
-<p>À la quantité de vivres dont j'ai fait consommation, je pourrais juger
-que j'ai passé trois semaines dans ce voyage. Que de fois, en voyant
-l'espérance s'éloigner toujours et se refouler dans mon cœur, n'ai-je
-pas versé des larmes de découragement et de chagrin. Je commençais à
-être en proie au désespoir, et j'aurais bientôt succombé à tant
-d'épreuves, sans une circonstance que je ne dois pas omettre. Traîné
-par les pauvres animaux que je dirigeais, et dont un avait succombé à
-la fatigue, j'avais atteint avec une peine incroyable le sommet d'une
-montagne de glace escarpée; à cette hauteur, je voyais avec angoisse
-l'immensité devant moi, quand tout-à-coup j'aperçus un point noir sur
-la plaine brumeuse. Je m'efforçai de découvrir quel pouvait être cet
-objet, et je poussai un cri féroce de joie en distinguant un traîneau
-et les proportions difformes d'un être bien connu. Oh! avec quelle
-ardeur l'espérance rentra dans mon cœur! Mes yeux furent remplis de
-larmes brûlantes, que je me hâtai d'essuyer, dans la crainte qu'elles
-ne m'empêchassent de voir le Démon; mais elles revinrent encore
-obscurcir ma vue, jusqu'à ce que, donnant cours aux émotions qui
-m'oppressaient, je les répandis en abondance.</p>
-
-<p>Mais ce n'était pas le moment de m'arrêter: je débarrassai les chiens
-de leur compagnon mort; je leur donnai une ration abondante; et, après
-une heure de repos, qui était absolument nécessaire, mais qui me
-paraissait insupportable, je continuai ma route. Le traîneau était
-encore visible, et ne disparaissait à ma vue, que quand il était
-caché derrière la cime d'un quartier de glace. Enfin je le vis
-distinctement; et lorsque, après environ deux jours de marche,
-j'aperçus mon ennemi à la distance d'un mille, je sentis mon cœur
-bondir de joie.</p>
-
-<p>Mais, au moment où je croyais être sur le point d'atteindre mon
-ennemi, mes espérances furent tout-à-coup déçues, et je perdis sa
-trace plus que jamais. J'entendis un craquement dans la mer; ce bruit,
-qui croissait à mesure que les eaux roulaient, et grossissaient sous
-moi, devenait à tout moment plus menaçant et plus terrible.
-J'avançai, mais en vain. Le vent s'éleva; la mer rugit; et, semblable
-à un fort tremblement de terre, se fendit, et éclata avec un bruit
-affreux et effrayant. Tout fut bientôt fini: en peu de minutes, une mer
-agitée me sépara de mon ennemi; et je fus ballotté sur un morceau de
-glace qui diminuait continuellement, et me préparait ainsi la mort la
-plus affreuse.</p>
-
-<p>Pendant plusieurs heures, je fus en proie à cette crainte: je perdis la
-plupart de mes chiens; et j'étais moi-même au moment de succomber à
-tant de détresse, lorsque je vis votre vaisseau qui était à l'ancre,
-et qui me donna l'espoir d'obtenir du secours et de conserver ma vie.
-J'étais loin de penser que des navires fussent venus aussi loin au
-nord, et je fus étonné d'en voir un. Je défis aussitôt une partie de
-mon traîneau, et je m'en servis en guise de rames; de cette manière je
-pus, avec une fatigue infinie, diriger mon radeau vers votre vaisseau.
-J'étais décidé, si vous alliez vers le sud, à me livrer encore à la
-merci des mers, plutôt que d'abandonner mon projet. J'espérais vous
-engager à me céder une barque au moyen de laquelle je pusse encore
-poursuivre mon ennemi; mais vous vous dirigiez vers le nord. Vous me
-prîtes à bord au moment où mes forces étaient épuisées, au moment
-où j'allais périr de l'excès de mes fatigues: mais je crains encore
-la mort.... Car ma mission n'est pas terminée.</p>
-
-<p>Ah! quand donc serai-je conduit vers le Démon par le génie qui me
-guide? Quand donc me laissera-t-il goûter le repos que je désire si
-vivement; ou bien, faut-il que je meure, et qu'il survive? Si je meurs,
-Walton, jurez-moi qu'il n'échappera pas, que vous le chercherez, que
-vous satisferez ma vengeance par sa mort. Et quoi? J'ose vous demander
-d'entreprendre mon pèlerinage, d'essuyer les fatigues que j'ai
-souffertes? Non, je ne suis pas aussi égoïste. Cependant, après ma
-mort, s'il paraissait, si les ministres de vengeance le conduisaient à
-vous, jurez qu'il ne survivra pas.... Jurez qu'il ne triomphera pas de
-mes malheurs accumulés, et ne vivra pas pour rendre un autre aussi
-malheureux que moi. Il est éloquent et persuasif, et ses paroles eurent
-même une fois du pouvoir sur mon cœur: mais ne vous fiez pas à lui:
-son âme est aussi infernale que sa forme exprime sa perfidie et sa
-perversité surhumaines. Ne l'écoutez pas, invoquez les noms de
-Guillaume, de Justine, de Clerval, d'Élisabeth, de mon père, celui du
-malheureux Victor, et plongez votre épée dans son cœur. Je serai
-prêt de vous, et je dirigerai votre fer.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="SUITE_PAR_WALTON">SUITE, PAR WALTON</a></h4>
-
-
-<p style="margin-left: 60%;">26 août 17&mdash;</p>
-
-
-<p>«Vous avez lu, ma sœur, cette histoire étrange et effrayante. Ne
-sentez-vous pas votre sang glacé par une horreur, qui, même en ce
-moment, arrête le mien dans mes veines? Quelquefois il était saisi
-subitement par la douleur, et il ne pouvait continuer son récit: de
-temps en temps, sa voix brisée, mais perçante, prononçait avec
-difficulté ces paroles si pleines de désespoir. Ses yeux doux et beaux
-étaient tantôt animés par l'indignation, tantôt abattus par le
-chagrin, et éteints par la force du malheur. Quelquefois il maîtrisait
-sa physionomie et ses expressions, et il racontait les événements les
-plus terribles d'une voix tranquille, sans aucune marque d'agitation;
-mais tout-à-coup, semblable au volcan qui s'entr'ouvre, il animait son
-visage par l'expression de la rage la plus farouche, et il vomissait des
-imprécations contre son persécuteur.</p>
-
-<p>»Son récit s'enchaîne, et il le fait avec l'air de la vérité la
-plus simple; cependant, j'avoue que les lettres de Félix et de Safie
-qu'il me montra, et l'apparition du Monstre, que nous avons vu de notre
-vaisseau, m'ont plus convaincu de la vérité de son récit, que ses
-assertions vives et bien enchaînées. Ainsi, un fait constant, un fait
-dont je ne puis douter, c'est que le Monstre existe réellement; mais je
-ne puis revenir de ma surprise et de mon admiration. Quelquefois je
-tâchais d'obtenir de Frankenstein des détails sur la formation d'une
-semblable créature; mais, sur ce point, il était impénétrable.</p>
-
-<p>«Êtes-vous fou, mon ami, disait-il? Où vous mène une curiosité
-irréfléchie? Voudriez-vous aussi créer un ennemi infernal pour
-vous-même et pour le monde? Car enfin, quel est le but de vos
-questions? Paix! paix! apprenez mes malheurs, et ne cherchez pas à
-augmenter les vôtres».</p>
-
-<p>»Frankenstein s'aperçut que je prenais des notes sur son histoire; il
-demanda à les voir, les corrigea lui-même, et y ajouta en plusieurs
-endroits, pour donner de la vie et de la force aux conversations qu'il
-avait avec son ennemi. «Puisque vous avez conservé mon récit,
-disait-il, je ne voudrais pas qu'il fût transmis incomplet à la
-postérité».</p>
-
-<p>»J'ai passé ainsi une semaine à écouter l'histoire la plus étrange
-que l'imagination ait jamais inventée. Mes pensées et les sentiments
-de mon âme, ont été absorbés par l'intérêt que je porte à mon
-hôte, et que m'inspirent ses manières aussi nobles que douces. Je
-désire le calmer: et pourtant, puis-je conseiller de vivre à un homme
-aussi malheureux, et privé de tout espoir de consolation? Oh! non! Il
-ne peut plus maintenant connaître d'autre joie, qu'au moment où il
-trouvera dans la paix de la mort, celle de son âme long-temps
-bouleversée. Cependant, il jouit d'une consolation, et il la doit à la
-solitude et au délire: il croit, en s'entretenant dans ses rêves avec
-ses amis, et en puisant dans ses entretiens des consolations pour ses
-infortunes, ou des encouragements pour sa vengeance, que ce ne sont pas
-des fantômes de son imagination, mais des êtres réels qui viennent
-d'un monde éloigné pour le visiter. Cette idée donne à ses rêveries
-une solennité, qui me les rend presqu'aussi imposantes et aussi
-intéressantes que la vérité.</p>
-
-<p>»Nos conversations ne sont pas toujours bornées à son histoire et à
-ses malheurs. Dans tous les genres de littérature, en général, il
-montre des connaissances profondes, et un jugement rapide et sûr. Son
-éloquence est forte et touchante; je ne puis l'entendre sans pleurer,
-lorsqu'il raconte un évènement affligeant, ou qu'il veut mettre en
-mouvement les sentiments de la pitié ou de l'amour. Combien un tel
-homme devait être admirable dans ses jours de prospérité, puisqu'il
-est si noble et si grand dans son infortune! Il semble sentir son propre
-mérite, et la grandeur de sa chute.</p>
-
-<p>«Lorsque j'étais plus jeune, disait-il, je me sentais appelé à
-quelque grande entreprise. Mes sentiments sont profonds; mais tel était
-le calme de mon jugement, qu'il me rendait propre à m'illustrer par des
-faits éclatants.</p>
-
-<p>»J'étais soutenu par le sentiment de mon mérite, lorsque d'autres en
-eussent été écrasés; car il me semblait que c'était un crime de
-consumer dans un chagrin inutile, ces talents qui pouvaient être utiles
-à mes semblables. En réfléchissant à l'œuvre que j'ai accomplie, et
-qui n'est pas moindre que la création d'un animal doué des sens et de
-la raison, je ne puis me ranger au nombre des esprits ordinaires; mais
-ce sentiment, qui me soutenait dans le commencement de ma carrière, ne
-sert maintenant qu'à m'accabler dans ma chute. Toutes mes observations,
-toutes mes espérances sont comme si elles n'étaient pas; et, semblable
-à l'archange qui aspirait à la toute-puissance, je suis enchaîné
-dans un enfer éternel. Mon imagination était vive, et eu même temps
-susceptible d'analyse et d'une application assidue; ce n'est qu'avec
-deux qualités si opposées que j'ai pu concevoir et réaliser la
-création d'un homme.</p>
-
-<p>»Même à présent, je ne puis me souvenir sans émotion, des rêveries
-qui m'occupaient avant la fin de mon ouvrage. Je foulais le ciel dans ma
-pensée, tantôt fier et joyeux de ma puissance, tantôt impatient d'en
-contempler les effets. Dès mon enfance, j'avais nourri de hautes
-espérances et une ambition sublime; mais combien je suis abaissé! Ah!
-mon ami, si vous m'aviez connu tel que j'étais autrefois, vous ne me
-reconnaîtriez pas dans cet état de dégradation. Rarement la tristesse
-pénétra dans mon cœur; je semblais porté par une haute destinée,
-jusqu'au jour où je suis tombé pour ne plus me relever».</p>
-
-<p>»Faut-il donc que je perde cet homme admirable? J'ai long-temps
-désiré un ami; j'ai cherché un homme qui put m'aimer et sympathiser
-avec moi. Vois; j'en ai trouvé un sur ces mers désertes; mais je
-crains de ne l'avoir connu que pour apprendre à l'apprécier et le
-perdre. Je voudrais lui faire aimer encore la vie, mais il repousse
-cette idée.</p>
-
-<p>«Je vous remercie, Walton, disait-il, de vos bonnes intentions pour un
-malheureux comme moi; mais, en me parlant de nouveaux liens et de
-nouvelles affections, croyez-vous qu'il y en ait qui puissent tenir lieu
-de ceux qui ne sont plus? Quel homme remplacerait Clerval auprès de
-moi? ou quelle femme pourrait me tenir lieu d'Élisabeth? Et même, à
-moins que les affections ne soient fortement excitées par un
-attachement plus grand, les compagnons de notre enfance possèdent
-toujours sur nos esprits un certain pouvoir, qu'un nouvel ami peut à
-peine obtenir. Ils connaissent les goûts de notre enfance, ces goûts
-que le temps peut modifier, mais qu'il n'enlève jamais; et ils peuvent
-juger de nos actions d'une manière plus sûre, en connaissant nos
-véritables intentions. Une sœur ou un frère ne peuvent jamais, à
-moins que les symptômes ne s'en montrent de bonne heure, se soupçonner
-de perfidie ou de mensonge, tandis qu'un ami, quelque soit son
-attachement, peut, malgré lui, éprouver des soupçons. Les amis que
-j'ai perdus, m'étaient chers non-seulement par l'habitude et le charme
-de leur société, mais aussi par leurs qualités personnelles: et, dans
-quelque lieu que je sois, la voix douce de mon Élisabeth, et la
-conversation de Clerval retentiront toujours à mon oreille. Ils sont
-morts; et, dans la solitude où me laisse leur mort, il n'est qu'un
-sentiment qui puisse me donner le courage de conserver ma vie. Si
-j'étais engagé dans une grande entreprise ou dans un projet, dont
-l'utilité pût s'étendre sur mes semblables, je pourrais vivre pour
-l'exécuter; mais telle n'est pas ma destinée; je dois poursuivre et
-détruire l'être à qui j'ai donné l'existence. Alors, mais seulement
-alors, ma tâche sur la terre sera accomplie, et je pourrai mourir».</p>
-
-
-
-
-<p style="margin-left: 60%;">2 septembre.</p>
-
-
-<p style="margin-left: 20%;">«Ma bien aimée sœur,</p>
-
-
-<p>»Je vous écris, entouré de périls, et sans savoir si je suis
-condamné à ne plus revoir la chère Angleterre et les amis encore plus
-chers qui l'habitent. Je suis entouré de montagnes de glace, qui ne
-présentent aucune issue, et menacent à chaque moment d'engloutir mon
-vaisseau. Les braves marins que j'ai engagés à m'accompagner, trouvent
-du courage en me regardant; mais je n'ai personne pour m'en donner.
-Notre situation est vraiment très-effrayante; cependant, mon courage et
-mes espérances ne m'abandonnent pas. Nous pouvons survivre; s'il n'en
-est pas ainsi, je répéterai les leçons de mon Sénèque, et je
-mourrai de bon cœur.</p>
-
-<p>»Mais quel sera l'état de votre esprit, Marguerite? vous n'entendrez
-pas parler de ma mort, et vous attendrez mon retour avec inquiétude.
-Les années s'écouleront, et vous serez tourmentée par des
-alternatives de désespoir et d'espérance. Oh! ma chère sœur, les
-tourments qu'éprouvera votre cœur, dans une attente peut-être vaine,
-me paraissent plus terribles que la mort; mais vous avez un époux, et
-d'aimables enfants; vous pouvez être heureuse: que le ciel répande sur
-vous ses bénédictions!</p>
-
-<p>»Mon malheureux hôte me regarde avec la plus tendre compassion. Il
-tâche de me donner de l'espoir; il parle comme si la vie était un bien
-qu'il estime. Il me rappelle que les navigateurs, qui se sont exposés
-avant moi sur cette mer, ont souvent eu à craindre les mêmes dangers;
-et, en dépit de moi-même, il me remplit d'heureux augures. Les
-matelots mêmes sentent le pouvoir de son éloquence: lorsqu'il parle,
-ils reprennent courage; il ranime leur énergie; et, en entendant sa
-voix, ils croient que ces vastes montagnes de glace sont des môles, qui
-pourront s'évanouir et céder aux résolutions de l'homme. Ces
-sentiments sont passagers; leur attente étant chaque jour retardée,
-ils passent de l'espoir à la crainte, et de la crainte au désespoir.
-J'ai bien peur que cela ne finisse par une mutinerie».</p>
-
-
-
-
-<p style="margin-left: 60%;">5 septembre.</p>
-
-
-<p>«Il vient de se passer une scène d'un intérêt si peu commun, que je
-ne puis résister au désir de la rapporter, quoiqu'il soit
-très-probable que ces papiers ne vous parviendront jamais.</p>
-
-<p>»Nous sommes encore entourés de montagnes de glace, et sans cesse en
-danger d'être engloutis au premier choc. Le froid est excessif; et
-plusieurs de mes malheureux compagnons ont déjà trouvé leur tombeau
-au milieu de cette scène de désolation. La santé de Frankenstein
-dépérit de jour en jour: le feu de la fièvre brille encore dans ses
-yeux; mais il est épuisé, et, lorsque tout-à-coup, il a fait
-quelqu'effort, il retombe aussitôt, et semble privé de la vie.</p>
-
-<p>»Je vous ai annoncé dans ma dernière lettre que je redoutais une
-mutinerie. Ce matin, j'étais à observer le visage pâle, de mon ami,
-ses yeux à moitié fermés, et ses membres languissants; quand je fus
-détourné de ce spectacle par un groupe de matelots qui désiraient
-entrer dans la cabine. Ils entrèrent; et leur chef m'adressa la parole.
-Il me dit que lui et ses compagnons avaient été choisis par les autres
-matelots, pour venir en députation auprès de moi, et me faire une
-demande, qu'en toute justice, je ne pouvais refuser. Il ajoutait que
-nous étions enfermés dans la glace, et qu'il était à croire que nous
-n'en sortirions jamais: mais toute leur crainte était que, si par
-hasard la glace venait à se séparer et à laisser un passage libre, je
-ne fusse assez téméraire pour continuer mon voyage, et les conduire à
-de nouveaux dangers, après qu'ils auraient heureusement surmonté
-celui-ci. Ils désiraient donc que je fisse la promesse solennelle que,
-si le vaisseau était dégagé, je dirigerais aussitôt ma course vers
-le sud.</p>
-
-<p>»Ce discours me troubla. Je n'avais pas perdu tout espoir, et je
-n'avais pas encore conçu l'idée de retourner sur mes pas, si j'étais
-délivré. Cependant, pouvais-je justement, ou même physiquement,
-m'opposer à cette demande? J'hésitais avant de répondre, lorsque
-Frankenstein, qui avait d'abord été silencieux, et paraissait
-réellement avoir à peine assez de force pour donner la moindre
-attention à quoi que ce soit, se réveilla les yeux étincelants et les
-joues animées par une force passagère. Il se tourna vers ces hommes,
-et il leur dit:</p>
-
-<p>«Que voulez-vous? Que demandez-vous à votre capitaine? Pouvez-vous
-donc être si facilement détournés de votre entreprise? N'appeliez-vous
-pas cette expédition glorieuse? Et pourquoi l'était-elle? Ce
-n'est pas parce que la route était facile et paisible comme
-une mer du Sud, mais parce qu'elle était pleine de dangers et de
-terreur; parce qu'à chaque nouvel accident, votre bravoure était
-nécessaire, et que votre courage devait être mis à l'épreuve; parce
-que vous aviez autour de vous le danger et la mort, et que ces dangers
-vous deviez les braver et les surmonter. Voilà pourquoi votre
-entreprise était glorieuse, pourquoi elle était honorable: le monde
-vous aurait appelés les bienfaiteurs du genre humain; on aurait adoré
-les noms illustrés par les hommes courageux, qui auraient bravé la
-mort pour la gloire et le bien de l'espèce humaine. Faites maintenant
-la comparaison: à la première idée du danger, ou, si vous le voulez,
-à la première épreuve forte et effrayante de votre courage, vous vous
-découragez, et vous consentez à passer pour des hommes qui n'ont pas
-eu assez de force pour endurer le froid et le danger; aussi dira-t-on:
-pauvres gens, ils étaient frileux, et ils sont revenus se chauffer à
-leurs foyers. Mais pourquoi ces ménagements? Vous n'aviez pas besoin de
-venir si loin et de traîner votre capitaine à la honte d'un revers,
-pour prouver uniquement votre lâcheté. Ah! soyez hommes, ou soyez plus
-que des hommes. Persévérez dans vos projets, et soyez aussi fermes
-qu'un roc. Cette glace n'est pas faite d'une matière telle que vos
-cœurs pourraient l'être; il se peut qu'elle change, il se peut qu'elle
-ne vous arrête plus, si vous dîtes qu'elle ne vous arrêtera pas. Ne
-retournez pas dans vos familles avec une marque d'infamie sur vos
-fronts. Retournez comme des héros qui ont combattu et vaincu, et qui ne
-savent pas ce que c'est que de tourner le dos à l'ennemi».</p>
-
-<p>»Sa voix était si bien d'accord avec les différents sentiments de son
-discours, ses yeux exprimaient une résolution et un héroïsme si
-grands, que vous ne devez pas vous étonner que ces hommes fussent
-émus. Ils se regardaient l'un l'autre, sans être capables de
-répondre. Je pris la parole; je les invitai à se retirer, et à
-réfléchir à ce qu'on leur avait dit; je leur dis que je ne les
-mènerais pas plus au nord, s'ils persistaient dans leur désir de
-retour; mais que j'espérais que leur courage reviendrait avec la
-réflexion.</p>
-
-<p>»Ils se retirèrent, et je me tournai vers mon ami qui était retombé
-en langueur, et presque sans vie.</p>
-
-<p>»Je ne sais quelle sera la fin de tout ceci; mais je préfère la mort
-à la honte de revenir sans avoir exécuté mon projet. Cependant je
-crains d'y être forcé; des hommes, qui ne sont pas soutenus par des
-idées de gloire et d'honneur, ne peuvent jamais continuer, de bon gré,
-à supporter les fatigues auxquelles ils sont exposés».</p>
-
-
-
-
-<p style="margin-left: 60%;">7 septembre.</p>
-
-
-<p>«Le sort en est jeté; j'ai consenti à revenir, si nous ne périssons
-pas. Ainsi mes espérances sont détruites par la lâcheté et
-l'indécision: je reviens sans rien savoir, et déçu dans mes projets.
-Il faut plus de philosophie que je n'en ai, pour supporter patiemment un
-malheur aussi injuste».</p>
-
-
-
-
-<p style="margin-left: 60%;">12 septembre.</p>
-
-
-<p>«C'en est fait: je retourne en Angleterre. Je suis frustré dans mes
-espérances de gloire et d'intérêt.&mdash;J'ai perdu mon ami. Je vais
-tâcher, ma chère sœur, de vous donner des détails sur ces pénibles
-évènements; et puisque je me dirige vers l'Angleterre et en même
-temps vers vous, je ne m'affligerai pas.</p>
-
-<p>»Le 9 septembre, la glace commença à remuer; des bruits semblables à
-celui du tonnerre se firent entendre au loin, et annoncèrent que les
-îles de glace se séparaient et se rompaient de tous les côtés. Nous
-étions dans le péril le plus imminent; mais notre position étant
-entièrement passive, je portai presque toute mon attention sur mon
-malheureux hôte, dont la maladie avait pris un caractère si grave
-qu'il ne pouvait plus sortir de son lit. La glace se rompit dernière
-nous, et fut emportée avec force vers le nord; le vent tourna à
-l'ouest, et le 11, le passage vers le sud devint parfaitement libre. Les
-matelots, en voyant leur retour dans leur patrie presque assuré,
-poussèrent de grandes acclamations de joie long-temps prolongées.
-Frankenstein, qui était assoupi, s'éveilla et demanda la cause du
-tumulte. «Ils se réjouissent, lui dis-je, de ce qu'ils retourneront
-bientôt en Angleterre».</p>
-
-<p>&mdash;«Retournez-vous vraiment»?</p>
-
-<p>&mdash;«Hélas! oui; je ne puis résister à leur demande. Je ne puis les
-contraindre à braver le danger, et je suis moi-même contraint de
-retourner».</p>
-
-<p>&mdash;«Faites-le si vous le voulez, mais je n'en ferai rien. Vous pouvez
-abandonner votre projet; mais je ne puis manquer au mien; il m'est
-assigné par le ciel. Je suis faible; niais je ne doute pas que les
-esprits, qui aident ma vengeance, ne me donnent assez de force». À ces
-mots, il tâcha de se lever de son lit, mais l'effort était au-dessus
-de ses forces; il retomba et s'évanouit.</p>
-
-<p>»Il resta long-temps avant de reprendre connaissance, et je crus
-long-temps que la vie était entièrement éteinte. Enfin il ouvrit les
-yeux, mais il respirait avec difficulté, et ne pouvait parler. Le
-chirurgien lui donna une potion, et nous ordonna de le laisser et de ne
-pas le troubler. En même-temps il m'annonça que mon ami n'avait pas
-beaucoup d'heures à vivre.</p>
-
-<p>»La sentence était prononcée: je ne pouvais que m'affliger et
-attendre. Je m'assis auprès de son lit pour l'observer; ses yeux étant
-fermés, je crus qu'il dormait; mais en ce moment il m'appela d'une voix
-faible, m'invita à m'approcher, et me dit: «Hélas! la force, sur
-laquelle je comptais, m'abandonne; je le sens, je mourrai bientôt; et
-lui, mon ennemi et mon persécuteur, il vit peut-être encore! Ne croyez
-pas, Walton, que dans les derniers moments de mon existence, j'éprouve
-cette haine brûlante et ce désir ardent de vengeance, dont j'étais
-animé autrefois; je souhaite la mort de mon ennemi, et je me sens
-justifié par ce sentiment. Pendant ces derniers jours je me suis mis à
-examiner ma conduite passée et je ne la trouve nullement blâmable.
-Dans un accès de démence, et dans un transport d'enthousiasme, j'ai
-créé un être doué de raison; j'étais tenu d'assurer, autant qu'il
-était en mon pouvoir, son bonheur et son bien-être. Tel était mon
-devoir; mais il en était un autre bien supérieur. Mes devoirs envers
-mes semblables étaient beaucoup plus dignes de fixer mon attention,
-puisqu'ils renfermaient une plus grande proportion de bonheur ou de
-malheur. Soutenu par cette considération, j'ai refusé, et avec raison,
-de former une compagne pour l'être que j'avais créé. Il montrait une
-perversité et un égoïsme que personne n'aurait pu égaler. Il a
-immolé mes amis; il a voué à la mort des êtres qui jouissaient de
-deux biens inestimables, le bonheur et la sagesse; et je ne sais où
-s'étanchera cette soif de vengeance. Malheureux lui-même de ne pouvoir
-faire le malheur des autres, il fallait qu'il mourût.... Mon devoir
-était de lui donner la mort, mais j'ai succombé. Conduit par
-l'intérêt et des motifs coupables, je vous ai demandé de prendre mon
-ouvrage s'il n'était pas terminé; je renouvelle cette prière à
-présent que je ne suis guidé que par la raison et la vertu.</p>
-
-<p>»Cependant je ne puis vous demander de renoncer à votre pays et à vos
-amis, pour remplir cette tâche, et, maintenant que vous retournez en
-Angleterre, vous aurez peu de chances de le rencontrer; mais je vous
-engage à bien réfléchir sur ce point, et à bien peser ce que vous
-devez faire. Mon jugement et mes idées sont déjà troublés par
-l'approche de la mort. Je n'ose vous demander d'entreprendre ce que je
-crois juste; car je puis être encore égaré par la passion.</p>
-
-<p>»En pensant qu'il pourrait vivre pour être un instrument de malheur,
-je me trouble; mais si j'arrête mon esprit à d'autres considérations,
-j'envisage cette heure, qui va être celle de mon repos, comme la seule
-heureuse que j'aie passée depuis plusieurs années. Je vois voltiger
-devant moi les formes des morts qui me sont chers, et je me jette dans
-leurs bras. Adieu, Walton! Cherchez le bonheur dans la tranquillité, et
-évitez l'ambition, même l'ambition, en apparence innocente, de vous
-distinguer dans les sciences et les découvertes. Mais pourquoi parler
-ainsi? Cet espoir m'a perdu: un autre peut réussir».</p>
-
-<p>»Sa voix devenait plus faible à mesure qu'il parlait; et enfin,
-épuisé par cet effort, il tomba dans le silence. Environ une
-demi-heure après, il essaya encore de parler, mais il n'en eût pas la
-force; il pressa faiblement ma main. Ses yeux se fermèrent pour
-toujours, et le charme d'un doux sourire s'éloigna de ses lèvres.</p>
-
-<p>»Marguerite, que puis-je ajouter sur la fin précoce de ce Génie
-glorieux? Que dirai-je, qui puisse vous faire comprendre la profondeur
-de mon chagrin? Tout ce que je pourrais dire serait trop faible. Mes
-yeux sont inondés de larmes; mon esprit est troublé par ma douleur.
-Mais je fais route vers l'Angleterre, et je puis y trouver des
-consolations.</p>
-
-<p>»Je suis interrompu. Que signifient ces bruits? Il est minuit; le vent
-est bon, et la sentinelle se meut à peine sur le pont. Encore! c'est un
-bruit semblable à celui d'une voix humaine, mais plus rauque; il vient
-de la cabine où sont encore les restes de Frankenstein; il faut que je
-monte et que j'aille voir. Bonne nuit, ma sœur.</p>
-
-<p>»Grand, Dieu! quelle scène vient de se passer! Je suis encore étourdi
-en y pensant. Je ne sais si j'aurai la force de l'écrire; cependant
-l'histoire, que je vous ai rapportée, serait incomplète sans cette
-dernière et étonnante catastrophe.</p>
-
-<p>»J'entrai dans la cabine, où étaient les restes de mon malheureux et
-admirable ami. Sur lui était penché un spectre que je ne saurais
-décrire; sa stature était gigantesque, mais grossière et difforme
-dans ses proportions. Courbé sur le lit de mort, il avait la figure
-cachée par de longues bouclés de cheveux en désordre; sa main, qui
-était étendue, paraissait d'une couleur et d'une peau semblables à
-celle d'une momie. En m'entendant approcher, il cessa de pousser des
-exclamations de douleur et d'horreur; et il s'élança vers la fenêtre.
-Jamais je n'ai rien vu d'aussi horrible que sa figure, de si hideux, et
-en même temps d'une laideur si effrayante. Je fermai les yeux
-involontairement, et je m'efforçai de me rappeler quels étaient mes
-devoirs vis-à-vis de ce monstre sanguinaire. Je le sommai de rester.</p>
-
-<p>»Il s'arrêta en me regardant avec étonnement; se tourna de nouveau
-vers le corps inanimé de son créateur, et parut oublier ma présence.
-Chaque trait, chaque geste semblait excité par la plus sombre rage
-d'une passion irrésistible.</p>
-
-<p>«Il est aussi ma victime, s'écria-t-il! Avec sa mort mes crimes sont
-consommés: ma misérable existence touche à sa fin! Ah, Frankenstein!
-Être généreux, et qui t'es sacrifié! À quoi me servirait-il de te
-demander maintenant mon pardon, moi qui t'ai immolé irrévocablement,
-en faisant périr tous ceux que tu aimais? Hélas! il est froid, il ne
-peut me répondre».</p>
-
-<p>»Sa voix sembla étouffée: et mon premier mouvement, qui m'avait
-rappelé que mon devoir était d'obéir à la prière de mon ami
-mourant, en donnant la mort à son ennemi, fut alors arrête par un
-mélange de curiosité et de compassion. Je m'approchai de cet être
-effrayant, sans oser lever les yeux sur son visage, dont la laideur
-était singulièrement repoussante et vraiment extraordinaire. J'essayai
-de parler, mais les mots s'arrêtaient sur mes lèvres. Le monstre
-continuait de s'adresser des reproches furieux et incohérents. Enfin
-j'osai lui parler, dans un moment où sa fureur se calmait. «Ton
-repentir, lui dis-je, est maintenant superflu. Si tu avais écouté la
-voix de la conscience, et senti l'aiguillon du remords avant de pousser
-ta vengeance infernale à cette extrémité, Frankenstein vivrait
-encore».</p>
-
-<p>&mdash;«Et rêvez-vous, dit le Démon? Oubliez-vous que j'étais alors mort
-au chagrin et au remords? Lui, continua-t-il en me montrant le cadavre,
-il n'a pas plus souffert durant sa vie... oh! non, pas la dix millième
-partie de mon angoisse pendant son long et cruel supplice. J'étais
-saisi d'effroi, et en même temps j'avais le cœur déchiré par le
-remords. Pensez-vous que les gémissements de Clerval fussent agréables
-à mon oreille? Mon cœur était fait pour être susceptible d'amour et
-de sympathie; et, lorsque j'ai été poussé par le malheur au crime et
-à la haine, il ne supporta pas la violence du changement sans un
-tourment, que vous ne pouvez même imaginer.</p>
-
-<p>»Après le meurtre de Clerval, je revins dans le Switzerland, le cœur
-brisé et abattu. J'avais pitié de Frankenstein; ma pitié se
-transforma en horreur: je m'abhorrai moi-même; mais en pensant que lui,
-l'auteur et de mon existence et de mes inexprimables tourments, il osait
-espérer le bonheur; que, tandis qu'il accumulait sur moi le malheur et
-le désespoir, il cherchait son bonheur dans des sentiments et des
-passions dont j'étais à jamais privé, alors une jalousie impuissante
-et une indignation amère me remplirent d'une soif insatiable de
-vengeance. Je me souvins de ma menace, et je résolus de l'accomplir. Je
-savais que je me préparais une torture affreuse; mais j'étais
-l'esclave, et non le maître d'une impulsion que je détestais sans
-pouvoir y résister. Cependant lorsqu'elle périt!.... non, je n'étais
-pas alors malheureux. J'avais repoussé tout sentiment, comprimé toute
-angoisse pour me livrer à l'excès de mon désespoir. Dès-lors le mal
-devint un bien pour moi. Arrivé à ce point, je n'eus plus d'autre
-choix que d'adapter ma nature à un élément que j'avais choisi
-moi-même. Le couronnement de mon projet infernal devint une passion
-insatiable. Et maintenant il est terminé: voici ma dernière victime»!</p>
-
-<p>»Je fus d'abord touché par les expressions de sa douleur; mais en me
-rappelant que Frankenstein m'avait parlé du pouvoir de son éloquence
-persuasive, et en reportant les yeux sur le corps inanimé de mon ami,
-je sentis l'indignation se rallumer en moi. «Malheureux! lui dis-je,
-convient-il que tu viennes ici, pour gémir sur la scène de désolation
-dont tu es l'auteur? Tu jettes une torche au milieu d'un édifice, et,
-après qu'il est consumé, tu t'assieds sur ses ruines, et tu gémis de
-sa chute. Démon hypocrite! si celui que tu pleures vivait encore, il
-serait encore l'objet de ton exécrable vengeance, et il en deviendrait
-la proie. Ce n'est pas la pitié que tu sens; tu gémis seulement de ce
-que la victime, que tu réservais à ta perversité, vient de lui
-échapper».</p>
-
-<p>&mdash;«Ah! ce n'est pas ainsi..... non, dit-il en m'interrompant, quoique
-vous deviez le penser en me jugeant d'après mes actions! Je ne cherche
-pas quelqu'un qui compatisse à ma misère: je ne trouverai jamais de
-sympathie. Dans le temps où j'en ai cherché, c'était à l'amour de la
-vertu, aux sentiments de bonheur et d'affection, dont je me sentais
-pénétré, que je désirais participer; mais maintenant que la vertu
-est devenue pour moi un fantôme, et que le bonheur et l'affection sont
-changés en un désespoir amer et cruel, où chercherais-je la
-sympathie? Tant que mes souffrances dureront, je suis content de
-souffrir seul: lorsque je mourrai, la haine et l'opprobre chargeront ma
-mémoire. Autrefois mon imagination était adoucie par des idées de
-vertu, de gloire et de bonheur. Autrefois j'espérais à tort rencontrer
-des êtres, qui pardonneraient à mon extérieur, et m'aimeraient pour
-les excellentes qualités dont j'étais capable de faire preuve. Je me
-nourrissais de hautes pensées d'honneur et de dévouement; mais
-maintenant le crime m'a placé au-dessous du plus vil animal. Il n'est
-personne à qui je puisse être comparé pour le crime, le malheur et la
-perversité. Lorsque je fais l'énumération de mes crimes, je ne puis
-croire que je sois le même qui était autrefois rempli des visions
-sublimes et transcendantes de la beauté et de la majesté du bien. Mais
-il n'est que trop vrai; l'ange déchu devient le démon du mal. Et même
-cet ennemi de Dieu et de l'homme avait des amis et des compagnons dans
-son malheur; et moi je suis seul».</p>
-
-<p>&mdash;«Vous, qui appelez Frankenstein votre ami, vous paraissez connaître
-mes crimes et ses malheurs; mais, dans le détail qu'il vous en a
-donné, il n'a pu vous énumérer les heures et les mois de misère que
-j'ai passés, et durant lesquels je me suis consumé en passions
-impuissantes: car, tandis que je détruisais ses espérances, je ne
-satisfaisais pas mes propres désirs. Ils étaient toujours ardents et
-insatiables; que je désirasse l'amour ou l'amitié, j'étais toujours
-repoussé. N'y avait-il aucune injustice en cela? Dois-je passer pour le
-seul criminel, lorsque toute l'espèce humaine était contre moi?
-Pourquoi ne haïssez-vous pas Félix, qui chassa son ami d'une manière
-outrageante? Pourquoi ne détestez-vous pas le paysan, qui voulut tuer
-le sauveur de sa fille? Non; ce sont des êtres vertueux et sans taches!
-Moi, qui suis malheureux et abandonné, je suis un objet de rebut, qui
-doit être méprisé, repoussé, et foulé aux pieds. Même à présent,
-je sens bouillir mon sang au souvenir de cette injustice.</p>
-
-<p>»Mais il est vrai que je suis un misérable. J'ai assassiné celui qui
-était aimable et sans appui; j'ai étranglé l'innocent pendant son
-sommeil; j'ai étouffé celui qui n'avait jamais fait aucun mal ni à
-moi, ni à aucun être animé. J'ai voué au malheur mon créateur, le
-modèle de tout ce qui est digne d'amour et d'admiration parmi les
-hommes; je l'ai poursuivi jusqu'à cette extrémité irréparable. Le
-voici, livide et glacé du froid de la mort. Vous me haïssez; mais
-votre haine ne peut égaler celle avec laquelle je me regarde moi-même.
-Je vois les mains qui m'ont formé; je pense que c'est dans son
-imagination que j'ai été conçu, et je suis impatient de voir arriver
-le moment où tout cela ne sera plus sous mes yeux, ou présent à ma
-pensée.</p>
-
-<p>»Ne craignez pas que je devienne un jour l'instrument d'une nouvelle
-oppression. Mon ouvrage sera bientôt achevé. Ni votre mort, ni celle
-d'aucun homme n'est nécessaire pour consommer mon existence, et
-accomplir ce qui doit arriver; la mienne seule est nécessaire. Ne
-croyez pas que je tarde à faire ce sacrifice. Je quitterai votre
-vaisseau sur le radeau de glace qui m'a apporté ici, et je chercherai
-l'extrémité du globe la plus voisine du nord. Je formerai mon bûcher
-funéraire, et je réduirai en cendres ce misérable corps, afin que ses
-restes ne puissent servir à quelqu'homme curieux et profane, qui
-voudrait créer un autre être semblable à moi: je vais mourir. Je ne
-sentirai plus l'agonie qui me consume maintenant, et je ne serai plus la
-proie de mes sens, que je n'ai pu ni satisfaire, ni éteindre. Il est
-mort, celui qui me donna l'existence; et, lorsque je ne serai plus, le
-souvenir de nos deux existences sera bientôt évanoui. Je ne verrai
-plus le soleil ou les étoiles, et je ne sentirai plus le vent se jouer
-sur mon visage: je ne connaîtrai plus ni lumière, ni sentiment, ni
-sens; mais c'est dans cette condition que je dois trouver mon bonheur.
-Il y a quelques années, lorsque je vis pour la premières fois la
-beauté de ce monde; lorsque je sentis la chaleur vivifiante de l'été;
-lorsque j'entendis le bruissement des feuilles et le gazouillement des
-oiseaux, et que je bornais là toutes mes sensations, j'aurais été
-inconsolable de mourir; maintenant je n'ai pas d'autre consolation.
-Souillé de crimes, et déchiré par le plus cruel remords, pourrais-je
-trouver du repos ailleurs que dans la mort?</p>
-
-<p>»Adieu! je vous quitte, et vous êtes le dernier de toute l'espèce
-humaine que mes yeux verront jamais.&mdash;Et toi, Frankenstein, adieu.
-Frankenstein! si tu vivais encore, et que tu conservasses un désir de
-vengeance contre moi, tu la satisferais mieux par ma vie que par ma
-mort. Mais il n'en était pas ainsi; tu cherchais ma mort, afin que je
-ne pusse causer de plus grands malheurs; et cependant, si, par une
-puissance qui m'est inconnue, tu n'as pas encore cessé de penser et de
-sentir, tu ne peux désirer que je vive pour mon malheur. Quelque fût
-ta position, mes tourments étaient encore plus cruels que les tiens;
-car les pointes aiguës du remords ne peuvent cesser d'envenimer mes
-blessures, jusqu'à ce que la mort les ferme à jamais.</p>
-
-<p>»Mais bientôt, s'écria-t-il avec un enthousiasme terrible et
-solennel, je mourrai; je ne sentirai plus ce que j'éprouve maintenant.
-Bientôt ces douleurs cuisantes seront éteintes. Je monterai triomphant
-sur mon bûcher funéraire, et je tressaillerai de joie dans l'agonie au
-milieu des flammes dévorantes. La lueur de ce foyer s'affaiblira; mes
-cendres seront emportées dans la mer par les vents. Mon esprit reposera
-en paix; ou s'il pense, il ne sera certainement pas en proie aux mêmes
-pensées. Adieu».</p>
-
-<p>»Il dit, et s'élança par la fenêtre de la cabine, sur le radeau de
-glace qui était attaché au vaisseau. Il fut bientôt emporté par les
-vagues, et perdu dans l'obscurité et l'éloignement».</p>
-
-
-
-
-
-<h4>FIN DU TOME TROISIEME ET DERNIER.</h4>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
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-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Frankenstein, ou le Prométhée moder
-e Volume 3 (of 3), by Mary Wollstonecraft Shelley
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK FRANKENSTEIN ***
-
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
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-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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-assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
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-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
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-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
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