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-The Project Gutenberg EBook of Frankenstein, ou le Prométhée moderne
-Volume 2 (of 3), by Mary Wollstonecraft Shelley
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Frankenstein, ou le Prométhée moderne Volume 2 (of 3)
-
-Author: Mary Wollstonecraft Shelley
-
-Translator: Jules Saladin
-
-Release Date: June 20, 2020 [EBook #62405]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK FRANKENSTEIN ***
-
-
-
-
-Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
-generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale
-de France.)
-
-
-
-
-
-
-FRANKENSTEIN
-
-OU
-
-LE PROMÉTHÉE MODERNE
-
-DEDIÉ A WILLIAM GODWIN,
-
-AUTEUR DE LA JUSTICE POLITIQUE, DE CALEB WILLIAMS, etc.
-
-Par Mme SHELLY, sa nièce.
-
-TRADUIT DE L'ANGLAIS PAS. J. S.***
-
-Créateur, t'ai-je demandé de me tirer de
-l'argile pour me faire homme? T'ai-je
-sollicité de m'arracher du néant?
-
-Milton, _Paradis perdu._
-
-TOME DEUXIÈME
-
-PARIS,
-
-CHEZ CORRÉARD, LIBRAIRE
-
-PALAIS ROYAL, GALERIE DE BOIS, N.° 258.
-
-1821
-
-
-
-
-TABLE
-CHAPITRE VIII
-CHAPITRE IX
-CHAPITRE X
-CHAPITRE XI
-CHAPITRE XII
-CHAPITRE XIII
-CHAPITRE XIV
-CHAPITRE XV
-CHAPITRE XVI
-
-
-
-
-FRANKENSTEIN,
-
-OU
-
-LE PROMÉTHÉE MODERNE
-
-
-
-
-CHAPITRE VIII
-
-
-Rien n'est plus pénible pour le cœur de l'homme, que le calme glacial
-qui succède aux sentiments divers soulevés par une suite rapide
-d'événements, et la certitude qui enlève en même temps l'espérance
-et la crainte. Justine n'était plus! Et moi je vivais! Le sang
-circulait librement dans mes veines; mais mon cœur était oppressé par
-le désespoir et le remords, dont rien ne pouvait me délivrer. Le
-sommeil fuyait de mes yeux, j'errais comme un mauvais génie, certain
-d'avoir causé d'horribles malheurs, et convaincu que j'en préparais de
-plus horribles encore. Cependant je portais dans le cœur des sentiments
-de bonté et l'amour de la vertu. J'avais commencé la vie avec des
-intentions bienveillantes; et je désirais arriver au moment où je
-pourrais en faire preuve, et me rendre utile à mes semblables.
-Maintenant tout était changé: au lieu de cette paix de conscience, qui
-me permettait de jeter avec satisfaction les yeux sur le passé, et qui
-donnait à mes espérances une force nouvelle, j'éprouvais le remords
-et le sentiment du crime, qui me livraient à des tourments affreux et
-difficiles à dépeindre.
-
-Cette situation d'esprit influa sur ma santé, dont le rétablissement
-était complet. Je fuyais la présence des hommes; j'étais tourmenté
-par la joie et le bonheur des autres; je ne trouvais de consolation que
-dans la solitude... dans une solitude profonde, terrible, semblable à
-la mort.
-
-Mon père s'aperçut avec peine que mon caractère et mes habitudes
-étaient sensiblement changés. Il essaya de me prouver, par des
-raisonnements, combien j'avais tort de m'abandonner à un chagrin
-immodéré. «Pensez-vous, Victor, dit-il, que je ne souffre pas comme
-vous? Il est impossible d'aimer plus un enfant que je n'aimais votre
-frère (des larmes vinrent mouiller ses yeux); mais n'est-t-il pas du
-devoir de ceux qui survivent, de chercher à ne pas augmenter leur
-malheur, en laissant paraître l'excès du chagrin? C'est aussi un
-devoir pour vous-même; car la douleur excessive éteint toutes les
-facultés, ou rend même incapable de remplir les devoirs journaliers,
-sans lesquels l'homme n'est pas propre à la société».
-
-Cet avis était bon; mais il n'était nullement applicable à ma
-position. J'aurais été le premier à cacher mon chagrin et à consoler
-mes amis, si le remords ne s'était mêlé à mes autres sentiments. Je
-ne pus alors répondre à mon père qu'avec un regard de désespoir; et,
-depuis, je cherchai à me dérober à sa vue.
-
-Vers cette époque, à peu près, nous nous retirâmes à notre maison de
-Belrive. Ce changement me fut particulièrement agréable. Notre
-résidence à Genève n'était pas sans inconvénients; car, les portes
-de la ville étant régulièrement fermées à dix heures, il était
-impossible de rester plus tard sur le lac. J'étais libre alors.
-
-Souvent, dans la nuit, quand toute la famille reposait, je prenais une
-barque et passais plusieurs heures sur l'eau. Tantôt, en déployant les
-voiles, j'étais poussé par le vent; tantôt, après avoir ramé
-jusqu'au milieu du lac, je laissais le bateau suivre son propre cours,
-en m'abandonnant à mes tristes réflexions. Souvent tout était
-tranquille autour de moi; seul, j'étais agité au milieu des scènes
-belles et majestueuses qui étaient sous mes yeux, et dont le silence
-n'était interrompu que par le cri des chauves-souris, ou le croassement
-des grenouilles voisines du rivage; eh bien! souvent j'étais tenté de
-me plonger dans le lac silencieux, pour que les eaux m'engloutissent à
-jamais avec tous mes malheurs; mais j'étais retenu en pensant à la
-douleur de l'héroïque Élisabeth, que j'aimais tendrement, et dont
-l'existence était attachée à la mienne. Je pensais aussi à mon
-père, et au frère qui me restait: les laisserai-je, par une lâche
-désertion, exposés, sans protection, à la méchanceté du Démon que
-j'avais lancé au milieu d'eux?
-
-Dans ces moments, des larmes amères inondaient mon visage. Je désirais
-que la paix rentrât dans mon esprit, mais je ne la voulais que pour
-leur offrir des consolations et le bonheur. Vains désirs! le remords
-m'ôtait toute espérance. J'avais causé des maux irréparables, et
-j'étais continuellement agité par la crainte, que le monstre que
-j'avais créé, ne commit quelque nouveau forfait. J'avais un
-pressentiment confus que tout n'était pas fini, et qu'il commettrait
-encore quelque crime signalé, et dont l'énormité effacerait presque
-le souvenir du passé. J'avais toujours sujet de craindre, dès qu'une
-personne qui m'était chère, restait en arrière. On ne peut se figurer
-l'horreur que m'inspirait ce démon. Si je pensais à lui, mes dents se
-serraient, mes yeux s'enflammaient, et je brûlais d'ôter cette vie que
-j'avais donnée avec tant d'imprudence. Si je pensais à ses crimes et
-à sa méchanceté, ma haine et ma vengeance passaient toutes les bornes
-de la modération. Je serais monté au sommet le plus élevé des Andes,
-si j'avais pu, de là, le précipiter à leur pied. Je désirais le
-revoir, afin de faire retomber ma colère sur sa tête, et de venger la
-mort de Guillaume et de Justine.
-
-Notre maison était celle du deuil. La santé de mon père était
-fortement ébranlée par l'horreur des derniers événements. Élisabeth
-était triste et découragée: elle ne trouvait plus de bonheur dans ses
-occupations accoutumées; il lui semblait que tout plaisir était un
-sacrilège envers les morts; elle pensait qu'une douleur éternelle et
-les larmes étaient le juste tribut qu'elle devait payer à l'innocence
-indignement sacrifiée. Ce n'était plus cette heureuse personne qui,
-quelques années auparavant, errait avec moi sur les bords du lac, et
-parlait avec ravissement de notre avenir. Elle était devenue grave, et
-parlait souvent de l'inconstance de la fortune, et de l'instabilité de
-la vie humaine.
-
-«En réfléchissant, mon cher cousin, disait-elle, à la mort
-malheureuse de Justine Moritz, je ne vois plus le monde et ses œuvres,
-comme ils me paraissaient autrefois. Avant cette fin tragique, je ne
-voyais, dans les actions vicieuses et dans les injustices, que je lisais
-dans les livres ou dont j'entendais le récit, que des contes
-d'autrefois, ou des maux imaginaires; du moins ils étaient éloignés,
-et plus familiers à la raison qu'à l'imagination; mais maintenant le
-malheur a pénétré parmi nous, et les hommes me paraissent comme
-autant de monstres altérés de sang. Il faut cependant que je sois
-injuste. Tout le monde a cru la pauvre fille coupable; et, certes, si
-elle avait commis le crime qui l'a conduite à l'échafaud, elle serait
-la plus perverse des créatures humaines. Pour quelques bijoux,
-assassiner le fils de sa bienfaitrice et amie, enfant dont elle avait
-pris soin depuis sa naissance, et qu'elle paraissait aimer comme le
-sien! Je ne donnerais mon consentement à la mort de personne; mais je
-n'aurais pas hésité à regarder un être semblable comme indigne de
-rester dans le sein de la société: cependant elle était innocente. Je
-sais, je sens qu'elle l'était; vous partagez cette conviction, et votre
-opinion confirme la mienne. Hélas! Victor, quand le mensonge prend si
-bien l'air de la vérité, qui peut être assuré d'un bonheur certain?
-J'éprouve le même sentiment que si je marchais sur le bord d'un
-précipice, auprès duquel mille personnes seraient rassemblées, et
-chercheraient à me pousser dans l'abîme. Guillaume et Justine ont
-été assassinés, et le meurtrier échappe; il reste dans le monde,
-libre? et peut-être respecté. Je serais condamnée à mourir sur
-l'échafaud pour les mêmes crimes, que je ne voudrais pas changer de
-sort avec un être semblable».
-
-J'écoutai ce discours dans la plus extrême agitation. J'étais le
-véritable meurtrier, non par le fait, mais par l'effet. Élisabeth
-remarqua facilement mon angoisse, prit ma main avec bonté, et me dit:
-«Mon bien cher cousin, il faut vous calmer. Dieu sait combien j'ai
-été affectée de ces événements; mais je ne suis pas aussi
-malheureuse que vous. Il y a, dans votre figure, une expression de
-désespoir, et quelquefois de vengeance, qui me fait trembler. Soyez
-calme, mon cher Victor; je sacrifierai ma vie pour votre repos. Nous
-serons certainement heureux au sein de notre pays natal, et loin du
-monde, qui pourra troubler notre tranquillité»?
-
-En parlant ainsi, elle versait des larmes, et semblait se refuser aux
-consolations mêmes qu'elle me donnait; mais, en même temps, elle
-sourit, afin d'écarter le sombre nuage qui m'entourait. Mon père, à
-qui l'expression des malheurs, empreinte sur mon visage, ne semblait que
-l'exagération de ce chagrin, que je devais naturellement éprouver,
-pensa qu'un amusement conforme à mon goût, serait le meilleur moyen de
-me rendre cette tranquillité d'esprit dont je jouissais auparavant.
-C'est dans cette vue qu'il était venu à la campagne; ce fut dans la
-même vue qu'il nous proposa de faire tous ensemble une excursion dans
-la vallée de Chamouny. Je l'avais déjà parcourue; mais Élisabeth et
-Ernest ne la connaissaient pas; et tous deux avaient souvent témoigné
-un vif désir de voir un endroit, dont on leur avait dépeint les
-merveilles et la magnificence. Nous partîmes de Genève, pour cette
-tournée, vers le milieu du mois d'août, c'est-à-dire, près de deux
-mois après la mort de Justine.
-
-Le temps était singulièrement beau; et, si mon chagrin eut été de
-nature à se dissiper par quelque distraction, l'excursion que nous
-avions entreprise, aurait certainement eu le résultat que mon père se
-proposait. Je ne pus néanmoins m'empêcher d'être touché de la
-beauté de la scène; elle me faisait quelquefois oublier mon chagrin,
-sans pouvoir l'effacer. Pendant le premier jour, nous voyageâmes en
-voiture. Le matin nous avions aperçu, de loin, les montagnes vers
-lesquelles nous nous avancions insensiblement. Nous vîmes le vallon à
-travers lequel nous montions, et qui était formé par la rivière
-d'Arve, dont nous suivions le cours, se refermer sur nous par degrés;
-et, au coucher du soleil, nous nous trouvâmes entourés, de tous
-côtés, d'immenses montagnes et de précipices; nous entendions la
-rivière rouler avec fracas parmi les rochers, et les cascades jaillir
-bruyamment autour de nous.
-
-Le lendemain, nous continuâmes notre voyage sur des mules. Plus nous
-nous élevions, plus l'aspect de la vallée était magnifique et
-enchanteur. Les châteaux en ruine, suspendus sur les précipices, des
-montagnes couvertes de pins, l'Arve impétueux, les hameaux qu'on voyait
-de tous côtés parmi les arbres, tout formait une scène d'une beauté
-singulière. Elle paraissait plus belle et plus sublime, vue du côté
-des Alpes, dont la cime et les pyramides blanches et brillantes
-s'élevaient au-dessus de nous, et semblaient appartenir à une autre
-terre habitée par une autre race d'hommes.
-
-Nous passâmes le pont de Pélissier; là, le ravin que forme la
-rivière s'ouvrit devant nous, et nous nous mimes à gravir la montagne
-qui le domine. Bientôt après nous entrâmes dans la vallée de
-Chamouny, plus merveilleuse et plus sublime, mais non aussi belle et
-aussi pittoresque que celle de Servox que nous venions de traverser.
-Elle était bornée par de hautes montagnes couvertes de neige; mais
-nous ne vîmes plus de châteaux en ruines, ni de campagnes fertiles.
-D'immenses glaciers bordaient la route; nous entendions les avalanches
-tomber avec un bruit semblable au roulement du tonnerre; nous pouvions
-même distinguer l'espèce de fumée qu'elles laissaient sur leur
-passage. Le mont Blanc, le suprême et magnifique mont Blanc, s'élevait
-du milieu des pics dont il est entouré, et de sa cime terrible dominait
-toute la vallée.
-
-Pendant ce voyage, j'étais quelquefois avec Élisabeth, occupé à lui
-faire remarquer les différentes beautés de la scène. Souvent je
-retenais ma mule en arrière, pour me livrer à mes douloureuses
-réflexions. D'autres fois, je poussais l'animal au-devant de mes
-compagnons, pour les oublier, eux, le monde, et moi-même par dessus
-tout. Lorsque j'étais à quelque, distance, je mettais pied à terre,
-et me jetais sur le gazon, accablé par l'horreur et le désespoir. Nous
-arrivâmes à Chamouny à huit heures du soir. Mon père et Élisabeth
-étaient très-fatigués; Ernest, qui nous accompagnait, était content
-et dispos. La seule chose qui le contrariât dans son plaisir, était le
-vent du sud, et la pluie, dont ce vent semblait être le précurseur.
-
-Nous nous retirâmes de bonne heure dans nos appartements. Je ne sais si
-ma famille trouva le sommeil, du moins je ne dormis pas. Je restai
-plusieurs heures à ma fenêtre, à observer la pâle lueur qui
-éclairait le sommet du mont Blanc, et à écouter le bruit de l'Arve,
-qui coulait sous ma fenêtre.
-
-
-
-
-CHAPITRE IX
-
-
-Le lendemain, malgré les prédictions de nos guides, le temps fut beau,
-mais nuageux. La source de l'Arveyron fut le premier but de notre
-curiosité: puis, nous parcourûmes la vallée jusqu'au soir. Ces
-scènes sublimes et magnifiques étaient la plus grande consolation que
-je pusse recevoir. Elles élevaient mes idées; et, si elles ne
-pouvaient bannir mon chagrin, du moins elles parvenaient à le dompter
-et à le calmer. Elles faisaient aussi quelque diversion dans mon
-esprit, aux pensées dont il était occupé depuis un mois. Je rentrai
-le soir, fatigué, mais moins malheureux, et je pus causer avec ma
-famille, plus gaîment qu'il ne m'était arrivé depuis quelque temps.
-Mon père était satisfait, et Élisabeth pleine de joie: «Mon cher
-cousin, dit-elle, vous voyez quel bonheur vous répandez dès que vous
-êtes heureux; ne succombez plus à la tristesse».
-
-Le jour suivant, vers le matin, la pluie tomba par torrents, et d'épais
-brouillards cachèrent la cime des montagnes. Je me levai de bonne
-heure, avec un sentiment de mélancolie extraordinaire. Le temps me
-causait une impression dont je n'étais pas le maître: je revins à mes
-anciennes idées, et je retombai dans ma douleur. Je savais combien mon
-père serait surpris de ce changement subit: je voulus l'éviter
-jusqu'à ce que je fusse assez remis, pour pouvoir cacher les sentiments
-qui m'accablaient. Je savais aussi qu'on passerait la journée dans
-l'auberge; je résolus d'aller seul sur le sommet du mont Anvert, sans
-craindre la pluie, l'humidité et le froid, que j'étais accoutumé à
-supporter. Je me souvenais de l'effet terrible et toujours nouveau, dont
-mon esprit fut frappé, lorsque je vis ce glacier pour la première
-fois. Son aspect m'avait alors rempli d'un ravissement sublime, qui
-donnait des ailes à l'âme, et la transportait de ce monde de
-ténèbres, dans un séjour de lumière et de joie. La vue des beautés
-de la nature avait toujours l'effet d'élever mon esprit, et de me faire
-oublier les soucis passagers de la vie. Je connaissais le chemin: je
-résolus d'aller seul; je n'aurais voulu emmener personne; car la
-grandeur solitaire de la scène aurait cessé d'exister.
-
-La pente est escarpée, mais la route est coupée de petits détours
-sans fin, au moyen desquels on peut gravir la direction perpendiculaire
-de la montagne. C'est une scène effrayante de désolation. On voit dans
-mille endroits les traces de l'avalanche d'hiver: la terre est jonchée
-d'arbres brisés et renversés; les uns sont entièrement détruits,
-d'autres sont couchés sur les rochers saillants de la montagne, ou sur
-d'autres arbres qu'ils traversent. Plus haut, la route est entrecoupée
-par des ravins de neige, au fond desquels des pierres roulent
-continuellement; l'un d'eux est surtout si dangereux, que le plus léger
-bruit, par exemple, la voix d'une personne qui parle haut, donne à
-l'air une commotion suffisante pour attirer la mort sur sa tête. Les
-pins ne sont ni grands ni touffus, mais sombres, et ajoutent à la
-sévérité de la scène. Je regardai la vallée qui était au-dessous
-de moi; d'épais brouillards, s'élevant des rivières qui la
-traversent, couronnaient les montagnes opposées, dont les sommets
-étaient cachés dans les nuages uniformes, tandis que la pluie tombait
-abondamment d'un ciel noir, et augmentait l'impression mélancolique que
-je recevais de ces divers tableaux. Hélas! pourquoi l'homme se
-glorifie-t-il d'avoir des sensations supérieures à celles de la brute,
-puisqu'elles ne servent qu'à multiplier ses besoins? Si nous étions
-bornés à éprouver la faim, la soif et le désir, nous serions presque
-libres; mais nous sommes émus par le moindre vent, par un mot prononcé
-au hasard, ou par le souvenir que réveille ce mot.
-
-
-Voulons-nous nous reposer? un rêve a le pouvoir d'agiter notre sommeil.
-Voulons-nous quitter le lit? une seule pensée peut troubler la
-journée. Sentir, concevoir, ou raisonner; rire ou pleurer; s'abîmer
-dans le malheur, ou bannir les soucis, n'est qu'une seule et même
-chose; car il y a une fin, ou au chagrin, ou à la joie. Les jours ne
-peuvent se ressembler; rien ne peut durer; tout est variable!
-
-
-Il était presque midi lorsque j'arrivai au sommet de la montagne. Je
-m'assis quelque temps sur le rocher qui domine la mer de glace. Elle
-était couverte de brouillards; les montagnes qui l'entourent en
-étaient également voilées. Dans ce moment, une brise dissipa le
-nuage, et je descendis sur le glacier. Sa surface est très-inégale:
-elle s'élève ou s'abaisse comme les flots d'une mer agitée, et parait
-sillonnée de crevasses profondes. La plaine de glace a près d'une
-lieue d'étendue: je mis près de deux heures à la traverser. La
-montagne opposée est un rocher nu et perpendiculaire. En face de moi,
-s'élevait le mont Anvert, à la distance d'une lieue, et au-dessus le
-mont Blanc avec une majesté terrible. Je m'arrêtai dans une crevasse
-du rocher, à contempler cette scène merveilleuse et effrayante. La
-mer, ou plutôt le vaste fleuve de glace, était renfermé dans des
-montagnes, dont les cimes aériennes dominaient les abîmes. Leurs pics,
-couverts de glace et éclatants, brillaient à la lumière du soleil
-parmi les nuages. Mon cœur, qui, auparavant, était plein de tristesse,
-éprouva alors une sorte de joie, et je m'écriai: «Esprits errants,
-s'il est vrai que vous soyez errants, et que vous ne reposiez pas dans
-vos lits étroits, accordez-moi ce faible bonheur, ou enlevez-moi aux
-plaisir de la vie pour me porter parmi vous».
-
-À ces mots, je vis tout à coup un homme à quelque distance, qui
-s'avançait vers moi avec une rapidité surnaturelle. Il franchissait
-les crevasses de glace, parmi lesquelles j'avais marché avec
-précaution; il s'approcha, et me parut d'une stature qui excédait
-celle d'un homme. Je fus troublé: un brouillard couvrit mes yeux, et je
-me sentis évanouir; mais je fus bientôt remis par le vent froid des
-montagnes. En portant les yeux sur l'être qui approchait de plus en
-plus, je reconnus (objet de haine et d'effroi), celui que j'avais
-créé. Je frissonnai de rage et d'horreur, décidé à attendre son
-approche, et à engager avec lui un combat mortel. Il approcha; sa
-figure exprimait une douleur amère, mêlée de dédain et de
-perversité, et portait en même temps l'empreinte d'une laideur trop
-horrible, pour être supportable aux yeux des hommes. Mais je la
-remarquai à peine; la colère et la haine m'avaient d'abord privé de
-l'usage de la parole, et je ne la recouvrai que pour l'accabler de
-l'expression de ma fureur, de ma haine et de mon mépris.
-
-«Démon, m'écriai-je, oses-tu venir près de moi? et ne crains-tu pas
-que je fasse tomber sur ta tête, le poids de ma terrible vengeance?
-Éloigne-toi, vil insecte, ou plutôt demeure, afin que je te réduise
-en poudre!.... Ah! si je pouvais, en terminant ta malheureuse existence,
-rendre à la vie ces victimes que tu as si méchamment immolées»!
-
---«Je m'attendais à cette réception, dit le démon; le monde hait les
-malheureux. Combien alors je dois être détesté, moi qui suis plus
-malheureux qu'aucun être vivant! Vous aussi, mon créateur, vous me
-détestez, et me méprisez, moi qui vous dois l'existence, et à qui
-vous êtes attaché par des liens que la mort de l'un de nous pourra
-seule dissoudre. Vous voulez me tuer? Comment oser vous jouer ainsi de
-la vie? Faites votre devoir envers moi; je ferai le mien envers vous et
-le reste de l'espèce humaine. Si vous consentez à mes conditions, je
-ne troublerai ni vous, ni elle; mais si vous vous y refusez, je
-rassasierai la mort, jusqu'à ce qu'elle regorge du sang de vos derniers
-amis».
-
---«Monstre abhorré! Démon que tu es! les tortures de l'enfer sont une
-vengeance trop douce pour tes crimes. Misérable démon! tu me reproches
-de t'avoir créé; viens donc, que j'arrache l'existence que je t'ai si
-imprudemment donnée».
-
-Ma rage était au comble: je m'élançai vers lui, poussé par tous les
-sentiments qui peuvent animer un homme, contre l'existence d'un autre.
-
-Il m'échappa sans peine, et me dit: «Calmez-vous! Je vous engage à
-m'écouter, avant de donner cours à votre haine contre ma tête
-maudite. N'ai-je pas assez souffert, sans que vous cherchiez à aggraver
-mon malheur! Quoique la vie ne soit qu'une accumulation de tourments,
-elle m'est chère, et je la défendrai. Souvenez-vous que vous m'avez
-fait plus puissant que vous ne l'êtes vous-même; ma taille est
-supérieure à la vôtre; mes membres sont plus souples; mais je
-n'essaierai pas de lutter avec vous. Je suis votre créature; et je veux
-être doux et docile envers le maître et le roi que la nature m'a
-donné, si vous remplissez envers moi les devoirs qui vous sont
-confiés. Ah! Frankenstein, ne soyez pas équitable pour les autres, et
-assez injuste envers moi, pour me fouler aux pieds, moi, pour qui votre
-justice, votre clémence et votre affection devraient être réservées.
-Souvenez-vous que je suis votre créature. Je devrais être pour vous un
-Adam; mais je suis plutôt l'ange déchu, que vous privez du bonheur,
-sans que j'aie commis aucun forfait. Partout je vois le bonheur, dont je
-suis seul irrévocablement exclus. J'étais bienveillant et bon; le
-malheur m'a rendu semblable au génie du mal. Rendez-moi heureux, et je
-pratiquerai encore la vertu».
-
---«Éloigne-toi, je ne veux pas t'entendre. Il ne peut y avoir rien de
-commun entre toi et moi; nous sommes ennemis. Éloigne-toi, ou essayons
-nos forces dans un combat, où l'un de nous devra succomber».
-
---«Comment pourrais-je vous émouvoir? Rien ne vous portera à jeter un
-regard favorable sur votre créature, qui implore votre bonté et votre
-compassion. Croyez-moi, Frankenstein: j'étais porté au bien; mon âme
-respirait l'amour de l'humanité: mais ne suis-je pas isolé,
-misérablement isolé dans la nature? Vous m'abhorrez, vous qui êtes
-mon créateur; quel espoir puis-je avoir en vos semblables, qui ne me
-doivent rien? Ils me méprisent et me haïssent. Les montagnes désertes
-et les affreux glaciers sont mon refuge. J'ai erré ici pendant
-plusieurs jours; les cavernes de glace, que seul je ne crains pas, sont
-une demeure pour moi, et la seule que l'homme n'envie point. Je reste
-dans ces climats glacés, qui me sont plus favorables que l'homme. Si
-toute l'espèce humaine savait que j'existe, elle ferait comme vous, et
-s'armerait pour me détruire. Ne dois-je pas haïr, à mon tour, ceux
-qui m'abhorrent? Je ne garderai aucune mesure avec mes ennemis. Je suis
-malheureux, et ils partageront mon malheur. Cependant, il est en votre
-pouvoir d'adoucir mon sort, et de le délivrer d'un démon, qui, si vous
-n'y prenez garde, peut devenir si terrible, que, non-seulement vous et
-votre famille, mais mille autres seront enveloppés dans sa rage.
-Laissez-vous aller à la pitié, et ne me dédaignez pas. Écoutez mon
-histoire: lorsque vous l'aurez entendue, abandonnez-moi, ou ayez pitié
-de moi, selon que vous m'en jugerez digne; mais, écoutez-moi. Les
-criminels ont obtenu des lois humaines, toutes cruelles qu'elles soient,
-le droit de parler pour leur propre défense, avant d'être condamnés.
-Écoutez-moi, Frankenstein. Vous m'accusez d'un meurtre; et, cependant,
-vous détruiriez avec joie votre propre créature. Ah! louez
-l'éternelle justice de l'homme! Cependant, je ne vous demande pas de
-m'épargner: écoutez-moi; et alors, si vous pouvez, et si vous le
-voulez, détruisez l'ouvrage de vos mains».
-
---«Pourquoi me rappelles-tu des circonstances dont la pensée me fait
-frissonner, et que j'ai créées moi-même pour mon malheur? Maudit soit
-le jour, Démon exécrable, où tu vis, pour la première fois, la
-lumière! Maudites soient les mains qui t'ont formé! Malédiction sur
-moi-même! Tu m'as rendu malheureux au-dessus de toute expression. Tu ne
-m'as pas laissé la force de voir si je suis juste ou injuste envers
-toi: Éloigne-toi! délivre-moi de la vue de ta forme détestée».
-
---«Je puis vous en délivrer, mon créateur, dit-il, en plaçant,
-devant mes yeux, ses mains que je repoussai avec violence; ainsi, j'ôte
-à votre vue ce que vous abhorrez. Vous pouvez encore m'écouter, et
-m'accorder votre pitié: je vous la demande, au nom des vertus que j'ai
-possédées autrefois. Écoutez mon histoire; elle est longue et
-étrange, et la température de ce lieu n'est pas bonne pour vos
-sensations délicates; venez dans ma cabane sur la montagne. Le soleil
-est encore élevé dans les cieux; avant qu'il descende pour se cacher
-derrière ces précipices couverts de neige, et éclairer un autre
-monde, vous aurez entendu mon histoire, et vous pourrez vous décider.
-Il dépend de vous que je quitte à jamais le voisinage de l'homme, et
-que je mène une vie innocente, ou que je devienne le fléau de vos
-semblables, et l'auteur de votre prompte ruine».
-
-À ces mots, il marcha à travers la glace: je le suivis. Mon cœur
-était gonflé, et je ne lui répondis pas; mais, en avançant je pesai
-les différents motifs dont il s'était servi, et me déterminai du
-moins à écouter son récit. Cette résolution, dans laquelle la
-curiosité entrait pour beaucoup, fut confirmée par un sentiment de
-compassion. Jusqu'à présent, j'avais cru qu'il était le meurtrier de
-mon frère: je voulus connaître si cette conviction était à tort ou
-à raison. Pour la première fois, aussi, je sentis quels étaient les
-devoirs d'un créateur envers celui qu'il a formé; je compris que je
-devais le rendre heureux, avant de me plaindre de sa méchanceté: ces
-motifs m'engagèrent à consentir à sa demande. Nous nous mîmes donc
-à traverser la glace y et à gravir le rocher opposé. L'air était
-froid; la pluie recommençait à tomber: nous entrâmes dans la cabane;
-le Démon avec un air d'allégresse, moi le cœur oppressé et l'esprit
-abattu. J'avais consenti à l'écouter; je m'assis auprès du feu
-qu'avait allumé mon odieux compagnon: il commença ainsi son histoire.
-
-
-
-
-CHAPITRE X
-
-
-«J'ai beaucoup de peine à me rappeler les premiers moments de mon
-existence; tous les événements de cette époque ne se retracent à ma
-mémoire qu'avec confusion et en désordre. Une étrange multiplicité
-de sensations me saisit; je vis, je touchai, j'entendis et je sentis à
-la fois; mais ce ne fut que long-temps après que j'appris à distinguer
-les opérations de mes divers sens. Je me souviens que, par degrés, une
-lumière plus forte agit sur mes nerfs, et me força de fermer les yeux.
-L'obscurité qui vint à régner me troubla; mais à peine m'en
-étais-je aperçu, qu'en ouvrant les yeux, comme je le suppose
-maintenant, la lumière vint de nouveau m'éclairer. Je marchai, et je
-crois que je descendis; mais je remarquai, dans ce moment, que mes
-sensations subissaient un grand changement. Auparavant, des corps
-sombres et opaques m'avaient entouré, sans que je pusse ni les toucher
-ni les voir; je vis alors que je pouvais errer en liberté, sans aucun
-obstacle que je ne pusse ou surmonter ou éviter. La lumière devint de
-plus en plus oppressive pour moi, et la chaleur me fatiguant à mesure
-que je marchais, je cherchai un endroit pour être à l'ombre. Ce fut
-dans la forêt, près d'Ingolstadt, que je me reposai de ma fatigue sur
-le bord d'un ruisseau, jusqu'à ce que, tourmenté par la fin et la
-soif, je m'éveillai de mon assoupissement. Je mangeai quelques graines
-que je trouvai sur les arbres ou sur le sol; j'étanchai ma soif au
-ruisseau, je m'étendis à terre, et m'endormis. Tout me parut sombre
-autour de moi lorsque je me réveillai; l'air était froid, et je fus
-presque effrayé, comme par instinct, de me trouver ainsi isolé. Avant
-de quitter votre appartement, j'avais ressenti le froid, et je m'étais
-couvert de quelques hardes; mais elles ne pouvaient suffire pour me
-protéger contre les rosées de la nuit. J'étais un malheureux sans
-appui, et digne de pitié; je ne connaissais rien et ne pouvais rien
-distinguer; mais, dominé par le chagrin qui me gagnait de toutes les
-manières, je m'assis et pleurai.
-
-»Bientôt une douce lumière brilla dans les cieux, et me fit éprouver
-un sentiment de plaisir. Je me levai et vis un astre rayonnant sortir du
-milieu des arbres. Je contemplai avec une sorte d'étonnement cet astre
-dont la marche était lente, mais dont la lumière éclairait ma route,
-et j'allai de nouveau chercher des graines. J'avais encore froid, mais
-je trouvai, par hasard, sous un arbre un large manteau dont je me
-couvris, et je m'assis à terre. Aucune idée distincte n'occupait mon
-esprit; tout était confus. Je sentais la faim, la soif, la lumière et
-l'obscurité; d'innombrables sons frappaient mes oreilles, et des
-parfums divers mon odorat. Le seul objet que je pusse distinguer était
-la brillante lune, sur laquelle je fixai mes yeux avec plaisir.
-
-»Les jours et les nuits s'étaient déjà succédés plusieurs fois, et
-l'astre de la nuit était considérablement diminué, lorsque je
-commençai à démêler mes sensations les unes des autres. Je
-distinguai insensiblement le clair ruisseau où j'étanchais ma soif, et
-les arbres qui m'ombrageaient de leur feuillage. Je fus dans
-l'enchantement d'avoir découvert qu'un son agréable, qui souvent
-frappait mon oreille, sortait du gosier des petits animaux aîlés, dont
-la masse innombrable avait bien souvent intercepté la lumière à mes
-yeux. Je commençai aussi à observer, avec plus de soin, les formes qui
-m'entouraient, et à voir les limites de la brillante voûte de lumière
-qui me couvrait. Tantôt je cherchais à imiter les chants agréables
-des oiseaux, sans pouvoir y réussir; tantôt je voulais exprimer mes
-sensations à ma manière; mais je rendais des sons rudes et
-inarticulés dont j'étais effrayé, alors même que je ne les entendais
-plus.
-
-»La lune avait cessé de paraître; mais j'étais encore dans la
-forêt, quand son disque reparut de nouveau moins étendu. Pendant ce
-temps, mes sensations étaient devenues plus nettes, et mon esprit
-recevait chaque jour de nouvelles idées. Mes yeux s'accoutumaient à la
-lumière; je voyais les objets dans leur véritable forme; je distinguai
-l'insecte de l'herbe, et, par degrés, une herbe d'une autre. Le chant
-du passereau me sembla grossier, tandis que celui du merle et de la
-grive était doux et enchanteur.
-
-»Un jour que j'étais transi de froid, je trouvai un feu qui avait
-été laissé par quelques mendiants vagabonds, et dont la chaleur me
-réchauffa agréablement. Dans ma joie, je mis la main sur les braises
-ardentes, mais je la retirai sur-le-champ en laissant échapper un cri
-de douleur. Combien il me sembla étrange que la même cause produisit
-des effets si opposés! J'examinai les matières du feu, et à ma
-satisfaction, je m'aperçus qu'il était composé de bois. Je réunis
-promptement quelques branches; mais elles étaient humides et ne purent
-s'allumer. J'en fus affligé, et je m'assis en examinant de nouveau
-l'action du feu. Le bois mouillé que j'avais placé auprès, se sécha
-et s'enflamma. Je réfléchis sur ce fait, et en touchant les branches
-je découvris la cause, et m'occupai à rassembler une grande quantité
-de bois que je mis à sécher, et que je destinai à l'entretien du feu.
-La nuit vint, et le sommeil avec elle; j'eus la plus grande crainte que
-mon feu ne s'éteignit; je le couvris avec soin de bois sec et de
-feuilles, au-dessus desquelles je plaçai des branches humides;
-j'étendis alors mon manteau, me couchai sur la terre, et me livrai au
-sommeil.
-
-»Réveillé dès le matin, j'eus pour premier soin de visiter le feu.
-Je ne l'eus pas plutôt mis à découvert, qu'un léger vent l'enflamma
-bientôt. Ce fut une nouvelle remarque pour moi; je fis avec des
-branches une espèce d'éventail pour rallumer les braises, si elles
-étaient près de s'éteindre. Au retour de la nuit, je vis avec plaisir
-que le feu avait le double avantage d'éclairer et de chauffer, et que
-la découverte de cet élément m'était utile pour ma nourriture; car
-il me parut que quelques-uns des mets, que les voyageurs avaient
-laissés, étaient cuits, et avaient bien meilleur goût que les graines
-que je cueillais aux arbres. J'essayai donc de préparer ma nourriture
-de la même manière, en la plaçant sur les charbons embrasés. Je vis
-que les graines étaient dépouillées par cette opération, et que les
-noix et les racines en étaient bien meilleures.
-
-»Cependant, la nourriture devint rare, au point que je passais souvent
-la journée entière à chercher vainement quelques glands pour assouvir
-ma faim. Frappé de cette observation, je résolus de quitter le lieu
-que j'avais habité, pour en chercher un où je pourrais plus facilement
-satisfaire le petit nombre de besoins que j'éprouvais. Dans cette
-émigration, je m'affligeai profondément de la perte du feu que le
-hasard m'avait présenté, et que je ne savais comment rallumer. Je
-passai plusieurs heures à réfléchir sérieusement à cette
-difficulté; mais je fus obligé d'abandonner tous les essais que je
-faisais pour la vaincre; et, enveloppé de mon manteau, je m'enfonçai
-dans le bois, en me dirigeant vers le soleil couchant. Je passai trois
-jours à errer de cette manière, et enfin je découvris la campagne. La
-neige était tombée en abondance pendant la nuit précédente, et les
-champs étaient d'une blancheur uniforme. Cette vue me parut triste, et
-je sentis mes pieds glacés par la substance froide et humide qui
-couvrait la terre.
-
-»Sept heures venaient de sonner: j'étais impatient de pourvoir à ma
-nourriture et de trouver un abri. Enfin, j'aperçus une petite cabane
-sur un terrain élevée et qui avait sans doute été bâtie pour la
-commodité de quelque berger. C'était un spectacle nouveau pour moi:
-j'en examinai la structure avec beaucoup de curiosité. La porte était
-ouverte; j'entrai. Un vieillard était assis près d'un feu, sur lequel
-il préparait son déjeuner. Au bruit qu'il entend, il se retourne, me
-voit, pousse un cri, sort de la cabane, et court à travers les champs
-avec une rapidité dont il paraissait à peine capable à son extérieur
-débile. Je fus un peu surpris de sa forme, qui ne ressemblait à rien
-de ce que j'avais vu, et surtout de sa fuite. Mais je fus enchanté en
-regardant la cabane. La neige ni la pluie n'y pouvaient pénétrer; la
-terre était sèche, et elle me présentait alors une retraite aussi
-délicieuse et aussi belle, que semblait le Pandémonium aux génies de
-l'Enfer, après leurs souffrances dans le lac de feu. Je dévorai avec
-joie les restes du déjeuner du berger, qui consistait en pain, en
-fromage, en lait et en vin; mais sans être flatté de ce dernier objet;
-accablé par la fatigue, je m'étendis sur la paille et je m'endormis.
-
-»Il était midi quand je me réveillai. Excité par la chaleur du
-soleil, qui se réfléchissait avec éclat sur la terre couverte de
-neige, je me déterminai à recommencer mes voyages; je pris soin de
-placer les restes du déjeuner du paysan dans une besace que je trouvai;
-et, pendant plusieurs heures, je poursuivis ma route à travers champs,
-jusqu'à un village où je parvins au coucher du soleil: je fus
-émerveillé. Des cabanes, d'agréables chaumières et d'élégantes
-maisons appelaient tour à tour mon admiration. Les végétaux dans les
-jardins, le lait et le fromage sur les fenêtres de quelques
-chaumières, excitaient mon appétit. J'entrai dans l'une des plus
-apparentes; mais j'avais à peine franchi le seuil de la porte, que les
-enfants jetèrent des cris, et qu'une des femmes s'évanouit. Tout le
-village fut en l'air; les uns se mirent à fuir, les autres à
-m'attaquer, au point que, fortement meurtri par les pierres et autres
-projectiles qu'on me lançait, je m'échappai dans la campagne, et me
-réfugiai, rempli d'effroi, dans une petite cabane abandonnée, et qui
-me paraissait bien chétive auprès des palais que j'avais vus dans le
-village. Cette cabane, cependant, était contiguë à une chaumière
-d'une apparence agréable; mais, après l'expérience que je venais de
-faire, et qui m'avait coûté si cher, je n'osai pas y rentrer. Le lieu
-qui me servait d'asile était construit en bois; mais il était si bas,
-que je ne pouvais m'y tenir debout qu'avec peine. Le sol n'était pas
-recouvert d'un plancher, mais il était très-sec. J'avais l'avantage de
-pouvoir me garantir dans cette enceinte de la neige et de la pluie,
-malgré le vent qui y pénétrait par d'innombrables fentes.
-
-»Dans cette retraite, je m'étendis à terre, heureux de l'avoir
-trouvée, quelque mauvaise qu'elle fût, contre l'intempérie de la
-saison, et encore plus contre la barbarie des hommes.
-
-»Dès le matin, je sortis de ma cabane pour voir la chaumière
-adjacente, et examiner si je pouvais rester dans l'habitation que
-j'avais trouvée. Elle était adossée à la chaumière, et entourée,
-sur les côtés qui étaient exposés, d'une étable à cochons et d'une
-source d'eau limpide. De l'autre côté, elle présentait une ouverture
-par laquelle j'étais entré. Je couvris alors de pierres et de bois
-toutes les crevasses par lesquelles je pouvais être aperçu, mais de
-manière à pouvoir les déranger dans l'occasion pour sortir: je ne
-recevais la lumière que par l'étable, mais je n'avais pas besoin d'en
-recevoir davantage.
-
-»Je venais de disposer ainsi mon habitation, et de la garnir de paille
-fraîche, quand je vis de loin la figure d'un homme. Je rentrai; car je
-me souvenais trop bien du traitement que j'avais éprouvé la veille,
-pour me mettre en son pouvoir. Cependant, j'avais pourvu à ma
-subsistance pour ce jour-là, en enlevant un morceau de pain grossier;
-je m'étais emparé aussi d'une coupe, afin de boire, plus commodément
-que dans ma main, l'eau pure qui coulait auprès de ma retraite. Du
-reste, j'étais à l'abri de l'humidité, et je pouvais même éprouver
-quelque chaleur dans le voisinage de la cheminée de la chaumière.
-
-»Avec ces précautions, je résolus de résider dans cette cabane,
-jusqu'à ce qu'une nouvelle circonstance me détournât de cette
-résolution. C'était vraiment un paradis, en comparaison de la sombre
-forêt, ma première résidence, des branches à travers lesquelles je
-recevais la pluie, et de la terre toujours humide. Je déjeunai avec
-plaisir: après ce repas, j'allais enlever une planche pour puiser un
-peu d'eau, lorsque j'entendis un pas. Je mis l'œil à une petite fente,
-et je vis une jeune personne, un seau sur la tête, passer devant ma
-cabane. Elle était jeune et gentille, différente de ce que m'ont paru
-depuis les villageoises et les servantes de ferme. Son vêtement était
-simple, et se composait d'un jupon bleu, et grossier, et d'une jaquette
-de toile; sa belle chevelure était tressée, mais sans ornement; son
-visage avait l'expression de la souffrance et de la tristesse. Elle
-disparut; mais elle revint bientôt, portant le seau qui était alors
-presque rempli de lait. Au moment où elle passa, elle parut incommodée
-du fardeau. Un jeune homme, dont la figure exprimait le plus profond
-désespoir, vint au devant d'elle, prononça quelques mots avec un air
-de mélancolie, prit le seau sur la tête de la jeune fille, et le porta
-lui-même dans la chaumière. Elle le suivit, et ils disparurent. Peu
-après, je vis le jeune homme, quelques outils à la main, traverser le
-champ derrière la chaumière. La jeune fille avait d'autres soins,
-tantôt dans la maison, tantôt dans la basse-cour.
-
-»En examinant mon habitation, je reconnus qu'une des fenêtres de la
-chaumière en avait d'abord occupé une partie, mais les panneaux
-avaient été fermés avec du bois. Il y avait cependant dans un de ces
-panneaux, une petite fente presqu'imperceptible, et par laquelle l'œil
-pouvait à peine pénétrer. À travers cette fente, on distinguait une
-petite chambre très-propre et très-soignée, mais peu meublée. Dans
-un coin, auprès d'un petit feu, était assis un vieillard, la tête
-appuyée sur les mains, dans l'attitude de la douleur. La jeune fille
-était occupée à arranger la chaumière; elle prit dans un tiroir un
-objet qui exigea le mouvement de ses mains, et s'assit auprès du
-vieillard. Celui-ci tenait un instrument, et en tira bientôt des sons
-plus doux que le chant de la grive ou du rossignol. Ce tableau était
-agréable, même pour moi, pauvre malheureux, qui n'avais jamais
-auparavant rien vu de beau. Les cheveux blancs, et la physionomie
-bienveillante du vieillard, commandaient le respect, en même temps que
-les manières douces de la jeune fille inspiraient l'amour. Il joua un
-air doux et triste, et je vis des larmes couler des yeux de son aimable
-compagne, tandis que le vieillard n'y prit garde que lorsqu'elle poussa
-des sanglots. Il prononça quelques mots auxquels la belle créature ne
-répondit qu'en laissant l'ouvrage, et en tombant à ses pieds. Il la
-releva, et sourit avec tant de bonté et d'affection, que j'éprouvai
-des sensations d'une nature particulière et accablante: c'était un
-mélange de peine et de plaisir, tel que je n'en avais encore jamais
-éprouvé, soit par la faim ou le froid, soit par la chaleur ou le
-plaisir de manger. J'étais incapable de soutenir ces émotions: je
-quittai la fenêtre.
-
-»Bientôt après le jeune homme revint, portant du bois sur ses
-épaules. La jeune fille le reçut à la porte, aida à le décharger de
-son fardeau, apporta quelques morceaux de bois, et les mit au feu; le
-jeune homme l'amena dans un coin de la chaumière, et lui montra un
-grand pain et un morceau de fromage. Elle parut contente, et s'empressa
-d'aller chercher dans le jardin quelques racines et quelques plantes,
-qu'elle plaça dans l'eau et ensuite sur le feu. Elle se remit ensuite
-à son ouvrage, pendant que le jeune homme alla dans le jardin, et parut
-occupé à bêcher la terre et à planter des racines. Une heure après,
-la jeune femme alla le rejoindre, et ils rentrèrent ensemble dans la
-chaumière.
-
-»Pendant ce temps, le vieillard était resté pensif; mais à
-l'approche de ses compagnons il prit un air plus gai. Ils se mirent à
-table: le repas fut promptement terminé. La jeune femme fut encore
-occupée à arranger la chaumière; le vieillard se promena en dehors au
-soleil, pendant quelques minutes, appuyé sur le bras du jeune homme.
-Rien ne pouvait surpasser la beauté du contraste qu'offraient ces deux
-excellentes créatures. L'un était vieux, avait des cheveux blancs, et
-une physionomie qui respirait la bienveillance et la tendresse. La
-figure du jeune homme était douce et gracieuse, et ses traits de la
-plus belle régularité; cependant ses yeux et son attitude exprimaient
-le plus profond chagrin et le désespoir. Le vieillard rentra dans la
-chaumière; et le jeune homme, avec des outils différents de ceux dont
-il s'était servi le matin, dirigea ses pas à travers les champs.
-
-»La nuit arriva bientôt; mais à mon grand étonnement, je vis que les
-habitants de la chaumière avaient un moyen de prolonger le jour par
-l'usage des lumières; et je fus charmé de voir que le coucher du
-soleil ne mettait pas fin au plaisir que j'éprouvais à observer mes
-voisins. Pendant la soirée, la jeune fille et son compagnon se
-livrèrent à différentes occupations que je ne comprenais pas; et le
-vieillard reprit l'instrument, qui produisit les sons divins qui
-m'avaient enchanté le matin. Dès qu'il eût cessé, le jeune homme se
-mit, non pas à chanter; mais à prononcer des sons monotones, qui ne
-ressemblaient nullement à l'harmonie de l'instrument du vieillard, ni
-aux chants des oiseaux; je sus depuis qu'il lisait à haute voix, mais
-alors je ne connaissais pas la science des mots ou des lettres.
-
-»La famille donna quelques moments à ces différentes occupations,
-éteignit ses lumières, et se retira, suivant mes conjectures, pour se
-livrer au repos.
-
-
-
-
-CHAPITRE XI
-
-
-»Je m'étendis sur la paille sans pouvoir dormir. Je pensais à tout ce
-dont j'avais été témoin pendant le jour. J'étais surtout frappé des
-manières douces de ces gens; et je désirais aller les trouver, mais je
-n'osais m'y résoudre. Je me souvenais trop bien du traitement que
-j'avais éprouvé le soir précédent de la part des barbares
-villageois, et je me déterminai, quelque fût la conduite que je dusse
-tenir par la suite, à rester tranquille dans ma cabane, à observer, et
-à essayer de découvrir les motifs qui dirigeaient leurs actions.
-
-»Les habitants de la chaumière se levèrent le lendemain matin avant
-le soleil. La jeune femme arrangea la chaumière et prépara à manger;
-le jeune homme partit après le premier repas.
-
-»Cette journée se passa de même que la précédente. Le jeune homme
-était constamment occupé au dehors, et la jeune fille à différents
-travaux dans l'intérieur: Le vieillard, que je reconnus bientôt
-aveugle, passait ses heures de loisir avec son instrument, ou en
-contemplation. Rien ne pouvait surpasser l'amour et le respect, que les
-jeunes habitants de la chaumière montraient envers leur vénérable
-compagnon. Ils lui rendaient avec grâce tous les petits services
-d'affection et de devoir; et ils en étaient récompensés par son
-bienveillant sourire.
-
-»Ils n'étaient pas entièrement heureux. Le jeune homme et sa compagne
-se retiraient souvent à l'écart, et avaient l'air de pleurer. Je ne
-connaissais pas le motif de leur malheur; mais j'en étais profondément
-affecté. Si ces aimables créatures étaient malheureuses, il était
-moins étrange que je le fusse, moi qui étais un être imparfait et
-isolé. Cependant, pourquoi ces êtres charmants étaient-ils
-malheureux? Ils possédaient une maison délicieuse qui, du moins,
-était telle à mes yeux; ils n'éprouvaient aucun besoin: ils avaient
-un feu pour les réchauffer lorsqu'ils ressentaient le froid, et des
-viandes exquises pour apaiser leur faim; ils étaient couverts de hardes
-excellentes; et, de plus, ils jouissaient de la société et de la
-conversation l'un de l'autre, en échangeant chaque jour des regards
-d'affection et de bonté. Que voulaient dire leurs larmes?
-Exprimaient-elles réellement la douleur? Je ne pus d'abord résoudre
-ces questions; mais une attention suivie et le temps m'expliquèrent
-beaucoup de choses qui paraissaient d'abord énigmatiques.
-
-»Il se passa beaucoup de temps avant que je découvrisse l'unique cause
-de l'inquiétude de cette aimable famille; c'était la pauvreté dont
-ils avaient à supporter toute l'horreur. Ils n'avaient d'autre
-nourriture que les végétaux de leur jardin, et le lait d'une vache,
-qui en avait fort peu pendant l'hiver, et que ses maîtres pouvaient à
-peine soutenir. Il leur est arrivé souvent, je crois, de souffrir des
-atteintes poignantes de la faim, surtout aux deux plus jeunes habitants
-de la chaumière, qui, plusieurs fois, plaçaient à manger devant le
-vieillard, sans se rien réserver.
-
-»Ce trait de bonté me toucha sensiblement. J'avais l'habitude, pendant
-la nuit, de dérober une partie de leurs provisions pour ma propre
-consommation; mais, touché de la peine que je faisais à ces
-excellentes gens, je cessai, et me nourris de graines, de noix, et de
-racines, que je cueillais dans un bois voisin.
-
-»Je découvris aussi d'autres moyens de les aider dans leurs travaux.
-Je vis que le jeune homme passait une grande partie de ses journées à
-ramasser du bois pour le feu de la famille; pendant la nuit je prenais
-souvent ses outils, dont je connus bientôt l'usage, et je rapportais
-assez de bois pour la consommation de plusieurs jours.
-
-»Je me souviens qu'à la première fois, la jeune femme en ouvrant la
-porte le matin, parut très-étonnée de voir une grande pile de bois.
-Elle dit quelques mots à haute voix, et le jeune homme accourut, en
-exprimant aussi sa surprise. Je remarquai, avec plaisir, qu'il n'alla
-pas à la forêt ce jour là, mais qu'il le passa à réparer la
-chaumière et à cultiver le jardin.
-
-»Peu à peu, je fis une découverte d'un intérêt encore plus grand.
-Je vis que ces personnes avaient une manière de se communiquer leurs
-idées et leurs sentiments par des sons articulés. Je m'aperçus que
-leurs paroles étaient suivies du plaisir ou de la peine, du sourire ou
-de la tristesse, tantôt dans l'esprit, tantôt sur la physionomie de
-ceux qui les entendaient. Je les croyais doués d'une science divine, je
-désirais ardemment l'apprendre; mais j'étais déconcerté à chaque
-essai que je tentai. Leur prononciation était vive, et les mots dont
-ils se servaient, n'ayant aucune concordance apparente avec les objets
-visibles, je ne pouvais trouver aucun moyen d'éclaircir le mystère de
-leur rapport. Cependant, à force de persévérance, et après avoir vu
-dans ma cabane plusieurs phases de la lune, je découvris les noms qui
-convenaient à quelques-uns des objets les plus familiers du discours:
-j'appris et appliquai les mots _feu, lait y pain_ et _bois._ J'appris
-aussi les noms des habitants de la cabane eux-mêmes. Le jeune homme et
-sa compagne avaient chacun plusieurs noms; mais le vieillard n'avait que
-celui de _père._ La jeune fille s'appelait _sœur_ ou _Agathe_, et le
-jeune homme _Félix, frère_ ou _fils._ Je ne saurais décrire le
-plaisir que j'éprouvai en connaissant les idées appropriées à chacun
-de ces sons, et en parvenant à les prononcer. Je distinguai plusieurs
-autres mots, sans pouvoir les comprendre ou les appliquer, tels que
-_bon, très-cher, malheureux._
-
-»Je passai l'hiver ainsi. Les habitudes douces et la beauté des
-habitants de la chaumière me les rendaient chers. Étaient-ils dans
-l'affliction, je me sentais affligé. Étaient-ils contents, je
-sympathisais avec eux. Je vis peu d'autres personnes que celles dont je
-vous parle; et, si des étrangers entraient dans la cabane, leurs
-manières dures et leur air grossier ne servaient qu'à relever à mes
-yeux la supériorité de mes amis. Le vieillard, je pus le voir,
-essayait souvent d'encourager ses enfants; et quelquefois il les
-appelait pour bannir leur tristesse. Il leur parlait avec un air de
-gaîté, une expression de bonté qui me faisait plaisir à moi-même.
-Agathe écoutait avec respect, ses yeux se remplissaient quelquefois de
-pleurs qu'elle cherchait à cacher; mais en général sa figure et son
-ton étaient plus gais après les exhortations paternelles. Il n'en
-était pas de même de Félix. Il était toujours le plus triste du
-groupe; et il me parut, même malgré l'inexpérience de mes sens, avoir
-plus souffert que ses amis. Mais si son air était plus chagrin, sa voix
-était plus joyeuse que celle de sa sœur, surtout quand il s'adressait
-au vieillard.
-
-»Je pourrais rapporter des exemples sans nombre, qui ne sont pas
-importants, mais qui peignent le caractère de ces aimables habitants.
-Au milieu de la pauvreté et du besoin, Félix aimait à porter à sa
-sœur la première petite fleur blanche qui perçait la neige. Le matin
-de bonne heure, avant le lever d'Agathe, il balayait la neige qui
-obstruait le chemin de la laiterie, tirait de l'eau du puits, et portait
-le bois qui était au dehors de la maison, où, à son étonnement
-continuel, il trouvait une provision toujours faite par une main
-invisible. Pendant le jour, il travaillait quelquefois pour un fermier
-voisin; du moins je l'ai pensé, en le voyant sortir souvent, et ne
-revenir que pour dîner, et sans porter de bois avec lui. Quelquefois il
-travaillait dans le jardin; mais il y avait peu à faire dans la saison
-de la gelée; alors il lisait pour le vieillard et Agathe.
-
-»Cette lecture m'avait d'abord extrêmement embarrassé; mais, par
-degrés, je reconnus qu'il prononçait en lisant les mêmes sons que
-ceux dont il faisait usage en parlant. J'en tirai la conséquence qu'il
-trouvait sur le papier des signes pour des paroles, dont il avait le
-sens. Je désirais vivement les connaître; mais comment le pouvais-je,
-moi qui ne comprenais même pas les sons que marquaient les signes?
-Cependant, je fis des progrès sensibles dans cette science, mais je
-n'en fis pas assez pour suivre aucune sorte de conversation, malgré mon
-application et mes efforts. J'étais porté à ce travail par le désir
-de me découvrir aux habitants de la chaumière, et par la nécessité
-de n'en faire l'essai qu'après avoir appris leur langage; certain que,
-si je parlais comme eux, je les effrayerais moins de la difformité de
-ma figure, dont j'avais eu connaissance par le contraste que j'avais
-continuellement sous les yeux.
-
-»J'avais admiré les formes accomplies de mes voisins, leur grâce,
-leur beauté, et leur teint délicat; mais combien je fus effrayé quand
-je me vis dans une eau transparente! Je reculai d'abord, me refusant à
-croire que je me fusse réfléchi dans ce miroir; convaincu enfin que
-j'étais en réalité le monstre qui est devant vous, je fus pénétré
-du plus profond désespoir et de la mortification la plus cruelle.
-Hélas! je ne connaissais pas encore les funestes effets de cette
-difformité!
-
-»Le soleil devint plus chaud, et la lumière du jour plus longue. La
-neige disparut, les arbres cessèrent d'en être couverts, et la terre
-reprit une couleur noire. Dès-lors Félix eut beaucoup d'occupations,
-et ces braves gens ne furent plus exposés à l'horrible famine dont ils
-étaient menacés. Leur nourriture, comme je le remarquai depuis, était
-grossière, mais abondante; ils mangeaient suivant leurs besoins.
-Plusieurs nouvelles espèces de plantes vinrent dans le jardin qu'ils
-cultivaient; et ces gages de consolation se multipliaient chaque jour à
-mesure que la saison avançait.
-
-»Le vieillard, appuyé sur son fils, se promenait tous les jours à
-midi, lorsqu'il ne pleuvait pas; car j'entendais dire qu'il pleuvait,
-quand le ciel versait ses eaux. La pluie tombait souvent; mais un vent,
-qui s'élevait, séchait promptement la terre; et la saison devint enfin
-bien plus agréable qu'elle n'avait été.
-
-»Mon genre de vie dans la cabane était uniforme. Le matin, je suivais
-les mouvements de mes voisins; et dès qu'ils se dispersaient pour leurs
-diverses occupations, je dormais: je passais le reste du jour à
-observer mes amis. Lorsqu'ils s'étaient retirés pour se livrer au
-repos, j'allais dans la forêt, s'il y avait clair de lune, ou si la
-nuit était étoilée, chercher ma nourriture et du bois pour la
-chaumière. À mon retour, il était souvent nécessaire que je
-balayasse la neige qui était sur leur chemin; je faisais aussi tous les
-autres travaux auxquels j'avais vu Félix se livrer. Je remarquais
-ensuite leur étonnement sur ces travaux exécutés par une main
-invisible; et une ou deux fois, je les entendis dans cette occasion,
-prononcer les mots _bon génie, miracle_; mais je ne comprenais pas
-alors la signification de ces termes.
-
-»Mes pensées devinrent plus actives; j'étais impatient de découvrir
-les motifs et les sentiments de ces aimables créatures; je cherchais à
-savoir pourquoi Félix paraissait si malheureux et Agathe si triste. Je
-croyais, insensé que j'étais! que je pourrais rendre le bonheur à ces
-êtres qui le méritaient si bien. Pendant mon sommeil ou loin d'eux,
-les formes du vénérable aveugle, de la douce Agathe et du bon Félix,
-se présentaient à mon esprit. Je les regardais comme des êtres
-supérieurs, qui devaient être les arbitres de ma destinée future. Mon
-imagination se figurait le moment où je me présenterais devant eux, et
-la réception qu'ils me feraient. Je pensais qu'ils supporteraient
-difficilement le premier abord, mais que, par une conduite douce et des
-paroles conciliantes, je pourrais gagner leur faveur, et ensuite leur
-amour.
-
-»Ces pensées me réjouirent et m'animèrent d'une nouvelle ardeur. Je
-m'appliquai à apprendre à parler. Mes organes étaient rudes, il est
-vrai, mais souples; ma voix ressemblait fort peu à la douce musique de
-leurs intonations, mais elle prononçait avec assez de facilité les
-mots que je comprenais.
-
-»Les ondées favorables et la chaleur vivifiante du printemps,
-changèrent beaucoup l'aspect de la terre. Les hommes, qui, avant cette
-métamorphose, avaient paru cachés dans des souterrains, se
-dispersèrent pour s'adonner à différents genres de culture. Les
-chants des oiseaux furent plus gais, et les feuilles commencèrent à
-garnir les arbres. Heureuse, heureuse terre, digne d'être habitée par
-des dieux, qui, un moment auparavant, était froide, humide, et
-malsaine! Mes esprits étaient transportés par cet aspect enchanteur de
-la nature; le passé fut effacé de ma mémoire, le présent était
-tranquille, et l'avenir s'embellissait des rayons brillants de
-l'espérance, et de mille joies anticipées.
-
-
-
-
-CHAPITRE XII
-
-
-»J'arrive maintenant à la partie la plus intéressante de mon
-histoire. Je rapporterai les évènements qui ont bouleversé tous mes
-sentiments, et m'ont fait tel que je suis aujourd'hui.
-
-»Le printemps s'avançait rapidement; le temps devint beau, et le ciel
-sans nuages. J'étais surpris que la terre, auparavant déserte et
-triste, fût alors brillante de verdure et des fleurs les plus belles.
-Mes sens étaient charmés et rafraîchis par une infinité d'odeurs
-délicieuses et de vues magnifiques.
-
-»Un jour, c'était celui consacré périodiquement au repos par mes
-voisins, le vieillard jouait de la guitare, et ses enfants
-l'écoutaient. Je remarquai sur la figure de Félix une expression de
-mélancolie inconcevable; il soupirait fréquemment. Le père suspendit
-sa musique, et, à son air, je jugeai qu'il demandait à son fils la
-cause de son chagrin: Félix répondit gaîment au vieillard, qui allait
-reprendre son instrument, lorsqu'on entendit frapper à la porte.
-
-»C'était une dame à cheval, suivie d'un paysan pour guide. Elle
-était vêtue de noir, et couverte d'un voile épais de la même
-couleur. Agathe fit une question, à laquelle l'étrangère ne
-répondit, qu'en prononçant d'une voix douce le nom de Félix. Sa voix
-était harmonieuse, mais différente de celle de mes amis. À son nom,
-Félix accourut promptement vers la dame, qui, en le voyant, releva son
-voile, et me laissa voir une figure d'une beauté et d'une expression
-angéliques. Ses cheveux étaient d'un noir brillant, et tressés avec
-soin; ses yeux noirs, mais pleins de douceur et de feu; ses traits d'une
-proportion régulière; son teint admirable, et ses joues embellies par
-les grâces.
-
-»Félix parut transporté de plaisir en la voyant; son visage, d'où le
-chagrin fut banni, exprima sur-le-champ une joie vive, et dont je
-l'aurais à peine cru capable; ses yeux étincelaient; ses joues
-étaient animées par le plaisir; et, dans ce moment, il me parut aussi
-beau que l'étrangère. Elle semblait livrée à divers sentiments: elle
-versait des larmes, et en même temps elle tendait la main à Félix,
-qui la baisait avec ravissement, et l'appelait, autant que je pus le
-distinguer, sa chère Arabe. Elle ne paraissait pas le comprendre, mais
-elle souriait. Il l'aida à descendre de cheval, renvoya son guide, et
-la conduisit dans la chaumière. Une conversation eut lieu entre lui et
-son père. La jeune étrangère se jeta aux pieds du vieillard, et
-voulut baiser sa main; mais il la releva et l'embrassa avec affection.
-
-»Je vis bientôt, que l'étrangère prononçait des sons articulés, et
-faisait usage d'un langage particulier; mais qu'elle n'était pas plus
-comprise par les habitants de la chaumière, qu'elle ne les comprenait
-elle-même. Ils faisaient beaucoup de signes, que je ne savais pas
-interpréter; mais je m'aperçus que sa présence répandait la gaîté
-dans la chaumière, et dissipait leur chagrin comme le soleil dissipe le
-brouillard du matin. Félix paraissait surtout heureux, et accueillait
-son Arabe avec le sourire du bonheur. Agathe, la sensible Agathe,
-baisait les mains de l'aimable étrangère; lui montrait son frère, et
-semblait lui expliquer, par des signes, qu'il avait été triste
-jusqu'au moment de son arrivée. Quelques heures se passèrent ainsi à
-des démonstrations de joie dont je ne comprenais pas la cause. Je ne
-tardai pas à voir, au retour fréquent d'un son que l'étrangère
-répétait après eux, qu'elle cherchait à apprendre leur langue, et je
-pensai aussitôt à profiter des mêmes instructions pour le même but.
-L'étrangère apprit dans la première leçon à-peu-près vingt mots
-dont je connaissais déjà la plupart; mais je retins les autres.
-
-»À la nuit, Agathe et l'Arabe se retirèrent de bonne heure. En se
-séparant de l'étrangère, Félix lui baisa la main, et lui dit: «Bon
-soir, chère Safie». Il resta beaucoup plus long-temps que de coutume,
-à s'entretenir avec son père. Je jugeai que leur aimable hôte, dont
-le nom était sans cesse prononcé, était le sujet de leur
-conversation. Je désirais ardemment les comprendre, j'y employais
-toutes mes facultés; mais je me consumai en vains efforts.
-
-»Le lendemain matin, Félix alla à son ouvrage; de son côté, Agathe
-ne négligea aucune de ses occupations ordinaires. Quand elle eut tout
-terminé, l'Arabe s'assit aux pieds du vieillard, prit sa guitare et
-joua quelques airs si beaux et si touchons, qu'ils m'arrachèrent des
-larmes de chagrin et de plaisir à la fois. Elle chantait en modulant sa
-voix en riche cadence, et en l'élevant ou la baissant tour à tour
-comme le rossignol des bois.
-
-»Elle cessa de chanter, et présenta la guitare à Agathe, qui la
-refusa d'abord, mais qui finit par jouer un air simple, en
-l'accompagnant des accents de sa voix, aussi doux, mais moins beaux que
-les accords admirables de l'étrangère. Le vieillard paraissait ravi,
-et dit quelques mots qu'Agathe tâcha d'expliquer à Safie, et par
-lesquels il voulait témoigner tout le plaisir qu'il ressentait de sa
-musique.
-
-»Les jours se passèrent ensuite aussi tranquillement qu'avant
-l'arrivée de l'étrangère; seulement depuis ce moment, la joie avait
-remplacé la tristesse sur le visage de mes amis. Safie était toujours
-gaie et heureuse; elle et moi nous fîmes de rapides progrès dans la
-connaissance de la langue, de sorte qu'en deux mois je commençais à
-comprendre la plupart des mots prononcés par mes protecteurs.
-
-»Pendant ce temps, la terre s'était couverte d'herbage, et les
-collines verdoyantes étaient parsemées de fleurs innombrables, d'une
-odeur et d'une vue agréables; les étoiles pâlissaient au milieu des
-bois devant la clarté de la lune; le soleil devint plus chaud, les
-nuits claires et embaumées. Mes sorties nocturnes étaient pour moi
-délicieuses, mais elles étaient devenues beaucoup plus courtes, depuis
-qu'il n'y avait plus qu'un faible intervalle entre le coucher et le
-lever du soleil; car je ne sortais jamais pendant le jour, dans la
-crainte d'éprouver le traitement dont j'avais souffert précédemment,
-dans le premier village où j'étais entré.
-
-»Mes journées se passaient dans une attention continuelle, afin de
-savoir plus promptement parler: je puis aussi dire avec quelqu'orgueil,
-que mes progrès furent plus rapides que ceux de l'Arabe, qui comprenait
-fort peu et parlait difficilement, tandis que je comprenais et pouvais
-répéter presque tous les mots que j'entendais.
-
-»En apprenant à parler, j'appris aussi la science des lettres, qu'on
-enseignait à l'étrangère. C'était pour moi un grand sujet
-d'étonnement et de plaisir.
-
-»Le livre dont Félix se servait pour instruire Safie, était les
-_Ruines_, ou _Méditations sur les Révolutions des Empires_, par
-Volney. Je n'aurais pas compris le sens de ce livre, si Félix, en le
-lisant, n'eût donné des explications très-détaillées. Il avait,
-disait-il, fait choix de cet ouvrage, parce que le style déclamatoire
-imitait le genre des auteurs Orientaux. Avec cet ouvrage, je parvins à
-connaître un peu l'histoire, et à me représenter les différents
-empires qui existent actuellement dans le monde; j'eus aussi
-quelqu'idée des usages, des gouvernements, et des religions des
-différentes nations de la terre. Je connus la paresse des Asiatiques,
-le génie prodigieux et l'activité d'esprit des Grecs, les guerres et
-les vertus admirables des anciens Romains, leur décadence, la chute de
-ce puissant empire, la chevalerie, la chrétienté et les rois. Je
-connus la découverte de l'hémisphère Américain, et je pleurai avec
-Safie sur le malheureux sort de ses premiers habitants.
-
-»Ces récits merveilleux m'inspiraient d'étranges sentiments. Comment
-l'homme était-il si puissant, si vertueux, si grand, et en même temps
-si méchant et si bas? Tantôt il paraissait une véritable émanation
-du mauvais principe; tantôt une conception noble et divine. La grandeur
-d'âme et la vertu me parurent le plus bel ornement d'un être sensible;
-la bassesse et la méchanceté, qui étaient le partage de tant de
-monde, me parurent la plus triste dégradation, une condition plus
-abjecte que celle de la taupe ou du vermisseau. Je fus long-temps avant
-de concevoir comment un homme pouvait se porter à assassiner son
-semblable, ou même pourquoi il y avait des lois et des gouvernements;
-mais, en apprenant les détails des vices et des meurtres, je cessai
-d'être surpris, et je reculai de dégoût et d'horreur.
-
-»Chaque conversation des habitants de la chaumière me présentait
-alors de nouveaux prodiges. Les leçons que Félix donnait à l'Arabe,
-et auxquelles je prêtais toute mon attention, m'expliquèrent
-l'étrange système de la société humaine. J'entendais parler de la
-division des propriétés, de richesses immenses et de pauvreté
-excessive, de rang, de naissance et de noblesse.
-
-»Les mots donnaient lieu aux réflexions. J'appris que les biens les
-plus estimés par vos semblables, étaient une naissance illustre et
-pure avec la richesse. Un seul de ces biens suffisait pour qu'un homme
-fût respecté; mais sans l'un ni l'autre, il était regardé, sauf un
-petit nombre d'exceptions, comme un vagabond et un esclave, fait pour
-consumer ses forces au profit d'un petit nombre d'élus. Et
-qu'étais-je, moi? Je ne connaissais nullement mon origine, ni mon
-créateur; mais je savais que je n'avais ni argent, ni amis, ni aucune
-propriété. J'avais d'ailleurs une figure d'une difformité hideuse et
-repoussante; je n'étais même pas de la même nature que l'homme.
-J'étais plus agile que lui, et je pouvais subsister d'une nourriture
-plus grossière; je supportais l'excès de la chaleur et du froid, sans
-ressentir aucun mal; j'étais enfin d'une taille beaucoup plus élevée
-que celle des hommes. En regardant autour de moi, je ne voyais et
-n'entendais personne qui me ressemblât. En ces moments, je me demandais
-si j'étais un monstre, une difformité que tout le monde fuyait et
-désavouait.
-
-»Je ne saurais décrire la douleur dans laquelle ces réflexions me
-jetèrent: j'essayais de les éloigner, mais le chagrin s'augmentait
-sans cesse avec l'instruction. Ah! que n'étais-je toujours resté dans
-le bois où j'avais pris naissance, sans connaître ni éprouver
-d'autres sensations que celles de la faim, de la soif et de la chaleur!
-
-»De quelle étrange nature est l'instruction! Elle s'attache à
-l'esprit, lorsqu'elle lui a été une fois inculquée, comme le lichen
-au rocher. Je désirais quelquefois bannir toute pensée et tout
-sentiment; mais j'appris qu'il n'y avait qu'un moyen d'étouffer toute
-peine, la mort.... la mort que je craignais, sans pouvoir la comprendre.
-J'admirais la vertu et les bons sentiments, j'aimais les manières
-douces et les aimables qualités de mes voisins; mais j'étais privé de
-communication avec eux, si ce n'est celle que j'obtenais furtivement,
-sans être vu, ni connu, et qui augmentait le désir que j'avais de
-compter parmi mes semblables, sans me satisfaire. Les paroles
-bienveillantes d'Agathe, et le sourire animé de la charmante Arabe,
-n'étaient pas pour moi. Les douces exhortations du vieillard, et la
-conversation vive du bien-aimé Félix, ne s'adressaient pas à moi.
-Malheureux, malheureux que j'étais!
-
-»Je reçus de nouvelles et plus profondes leçons. J'entendis parler de
-la différence des sexes, de la naissance et de la croissance des
-enfants; combien le père aimait le sourire de l'enfant au berceau, et
-les vives saillies d'un fils plus grand; comment la vie de la mère se
-passait dans les soins précieux de leur éducation; comment l'esprit de
-la jeunesse s'étendait et s'instruisait; je sus ce qu'étaient un
-frère, une sœur; et je connus toutes les différentes parentés qui
-lient mutuellement un être à un autre.
-
-»Mais où étaient mes amis et mes parents? Un père n'avait pas eu
-soin des jours de mon enfance, une mère ne m'avait pas béni par son
-doux sourire et ses caresses; ou bien, s'il en avait été ainsi, toute
-ma vie passée n'était qu'un point, un vide dans lequel je ne
-distinguais rien. Ma mémoire avait beau remonter dans le passé, il me
-semblait que j'avais toujours été de la même taille et des mêmes
-proportions. Je n'avais pas encore vu un être qui me ressemblât, ou
-qui recherchât quelque commerce avec moi. Qu'étais-je? Cette question
-revint encore; et je n'y répondis que par des gémissements.
-
-»J'expliquerai bientôt la tendance de ces sentiments. Revenons
-maintenant aux habitants de la chaumière, dont l'histoire excitait en
-moi tour-à-tour des sentiments d'indignation, de plaisir et
-d'étonnement, mais qui ne faisaient qu'ajouter à l'amour et au respect
-que j'avais pour mes protecteurs; car j'aimais à les appeler ainsi par
-une illusion innocente et presque pénible.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIII
-
-
-»J'appris par la suite l'histoire de mes amis. Elle se grava
-profondément dans mon esprit; car elle se composait d'une foule de
-circonstances fort intéressantes et merveilleuses pour un être aussi
-inexpérimenté que moi.
-
-»Le vieillard se nommait de Lacey. Il était descendu d'une bonne
-famille de France, où il avait long-temps vécu dans l'abondance,
-respecté de ses supérieurs et chéri de ses égaux. Son fils avait
-été au service de son pays, et Agathe avait eu rang parmi les dames de
-la plus grande distinction. Peu de mois avant mon arrivée, ils avaient
-vécu dans une grande et riche cité, dont le nom est Paris, entourés
-d'amis, et jouissant de tous les agréments que procurent la vertu, le
-bon goût, ou un esprit cultivé.
-
-»Le père de Safie avait été la cause de leur ruine. C'était un
-marchand Turc, qui avait habité Paris pendant plusieurs années; mais
-qui, pour des raisons que je ne pus apprendre, devint suspect au
-gouvernement. Saisi et jeté en prison le jour même où Safie arriva de
-Constantinople pour le rejoindre, il fut jugé et condamné à mort.
-L'injustice de cette sentence était criante; elle indigna tout Paris,
-dont l'opinion générale fut que la condamnation avait pour motif,
-moins le crime imputé au Turc, que sa religion et ses richesses.
-
-»Félix avait assisté au jugement; en entendant la décision de la
-cour, il ne mit aucune borne à son horreur et à son indignation. Il
-fit, dès ce moment, le vœu solennel de le sauver, et il chercha alors
-les moyens de réussir dans cette entreprise. Après beaucoup d'efforts
-infructueux pour pénétrer dans la prison, il découvrit, dans une
-partie du bâtiment, une fenêtre fortement grillée, qui n'était pas
-gardée, et qui éclairait le donjon où l'infortuné Mahométan,
-chargé de chaînes, attendait, dans le désespoir, l'exécution de
-l'affreuse sentence. Félix visita la grille pendant la nuit, et fit
-connaître au prisonnier les intentions dont il était animé.
-
-»Le Turc, étonné et ravi, tâcha d'exciter le zèle de son
-libérateur, en lui promettant des récompenses et des richesses. Félix
-rejeta ses offres avec mépris; cependant, en voyant l'aimable Safie,
-qui avait la permission de visiter son père, et qui, par ses gestes,
-exprimait sa vive reconnaissance, le jeune homme s'avoua, que le captif
-possédait un trésor qui serait le prix le plus beau de ses peines et
-de ses dangers.
-
-»Le Turc s'aperçut promptement de l'impression que sa fille avait
-faite sur le cœur de Félix, et tâcha de le mettre encore plus dans
-ses intérêts, en promettait de la lui donner en mariage, dès qu'il
-serait parvenu en lieu de sûreté. Félix était trop délicat pour
-accepter cette offre; cependant il regarda la chance de cet événement,
-comme l'accomplissement de son bonheur.
-
-»Les jours suivants, tandis que tout se préparait pour l'évasion du
-marchand, le zèle de Félix fut excité par plusieurs lettres de
-l'aimable Safie, qui parvint à exprimer ses idées dans le langage de
-son amant, par le secours d'un vieux domestique de son père, qui
-comprenait le Français. Elle le remerciait, dans les termes les plus
-ardents, des services qu'il voulait rendre à son père; et en même
-temps elle déplorait avec douceur son propre sort.
-
-»J'ai des copies de ces lettres; car je sus, pendant ma résidence dans
-la cabane, me procurer ce qui était nécessaire pour écrire, et je
-voyais souvent les lettres entre les mains de Félix et d'Agathe. Avant
-de nous séparer, je veux vous les donner; elles confirmeront ce que je
-raconte: pour le moment, comme le soleil est déjà très-bas, je me
-bornerai à vous en dire la substance.
-
-»Safie racontait que sa mère était une Arabe chrétienne, prise et
-emmenée en esclavage par les Turcs; qu'elle avait séduit, par sa
-beauté, le cœur du marchand, et qu'elle en était devenue l'épouse.
-La jeune fille parlait avec orgueil et enthousiasme de sa mère, qui,
-née libre, méprisait l'esclavage auquel elle avait été réduite.
-Elle instruisit sa fille dans les principes de sa religion, et lui
-inspira des pensées élevées et une indépendance d'esprit, défendues
-aux femmes par Mahomet. Elle mourut; mais ses leçons se gravèrent en
-caractères ineffaçables dans le cœur de Safie: celle-ci tomba malade
-en songeant à la nécessité de retourner en Asie, où elle serait
-renfermée dans un harem, et occupée à des amusements puériles, peu
-convenables à la disposition de son âme, accoutumée à de grandes
-idées et à une noble émulation pour la vertu, tandis qu'elle était
-flattée agréablement par la perspective d'épouser un chrétien, et de
-rester dans un pays où les femmes pouvaient prétendre à un rang dans
-la société.
-
-»Le jour fut fixé pour l'exécution du Turc; mais, pendant la nuit qui
-devait la précéder, il avait quitté sa prison, et, avant que le jour
-ne parût, il était éloigné de plusieurs lieues de Paris. Félix
-avait obtenu des passeports en son nom, de même qu'aux noms de son
-père et de sa sœur. Avant de rien entreprendre, il avait communiqué
-son plan à son père, qui rendit facile le succès de la ruse, en
-quittant sa maison, sous le prétexte d'un voyage, et en se cachant avec
-sa fille, dans l'un des quartiers obscurs de Paris.
-
-»Félix prit la route de Lyon avec les fugitifs, et les conduisit par
-le mont Cenis à Leghorn, où le marchand se décida à attendre une
-occasion favorable pour passer en quelque partie de la Turquie.
-
-»Safie résolut de rester avec son père jusqu'au moment de son
-départ. Le Turc, de son côté, n'attendit pas ce moment, pour
-renouveler la promesse d'unir sa fille à son libérateur: Félix ne les
-abandonna pas; et, en attendant cet événement, il jouissait de la
-société de l'Arabe, qui lui montrait la plus simple et la plus tendre
-affection. Safie lui chantait aussi les airs délicieux de son pays
-natal; et il s'entretenait avec elle à l'aide d'un interprète, ou de
-regards expressifs.
-
-»Le Turc permettait cette intimité, et encourageait les espérances
-des jeunes amants, tandis que dans son cœur il avait formé des plans
-tout opposés. Il ne pouvait supporter l'idée que sa fille fût unie à
-un chrétien; mais il craignait le ressentiment de Félix en montrant du
-refroidissement, et il savait qu'il était encore au pouvoir de son
-libérateur, s'il voulait le livrer au gouvernement Italien, sur lequel
-ils s'étaient réfugiés. Il conçut mille plans pour prolonger la ruse
-jusqu'à ce qu'elle ne fût plus nécessaire, et pour emmener
-secrètement sa fille avec lui. Les nouvelles qui arrivèrent de Paris
-secondèrent beaucoup ses projets.
-
-»Le gouvernement de France était fort irrité de l'évasion de sa
-victime, et n'épargna rien pour découvrir et punir celui qui l'avait
-sauvée. Le complot de Félix fut promptement connu, et de Lacey fut
-jeté en prison avec Agathe. Ces nouvelles parvinrent à Félix, et
-l'arrachèrent à ses douces pensées. Son père, aveugle et âgé, et
-son excellente sœur, gémissaient dans un donjon malsain, tandis qu'il
-jouissait de la liberté, et de la société de celle qu'il aimait.
-Cette idée était un supplice pour lui. Il convint sur-le-champ avec le
-Turc, que s'il trouvait une occasion favorable de fuir avant son retour
-en Italie, Safie serait mise dans un couvent à Leghorn. Ce projet
-arrêté, il quitta l'aimable Arabe, partit pour Paris, et se livra à
-la vengeance des lois, dans l'espoir que cette démarche rendrait la
-liberté à M. de Lacey et à Agathe.
-
-»Vain espoir! Ses parents et lui gémirent pendant cinq mois en prison,
-dans l'attente d'un jugement, qui prononça la confiscation de leurs
-biens, et les condamna à un exil perpétuel.
-
-»Ils trouvèrent en Allemagne un misérable asile dans la chaumière
-où je les découvris. Félix ne tarda pas à connaître la perfidie du
-Turc, pour qui lui et sa famille souffraient une oppression inouïe. Ce
-Turc, en apprenant que son libérateur avait perdu toute fortune et tout
-crédit, était devenu traître à sa conscience et à l'honneur, et
-avait quitté l'Italie avec sa fille, en envoyant insolemment à Félix
-une petite somme d'argent, pour qu'il pût, disait-il, se faire un sort.
-
-»Tels étaient les motifs qui affligeaient le cœur du jeune homme, et
-le rendaient, lorsque je le vis d'abord, le plus à plaindre de la
-famille. Il aurait pu supporter la pauvreté, et s'en glorifier même,
-puisqu'elle avait été la récompense de sa vertu; mais l'ingratitude
-du Turc et la perte de sa bien-aimée Safie, étaient des malheurs plus
-amers et plus irréparables. Cependant, dès que la jeune Arabe arriva,
-il se sentit ranimé par une nouvelle vie.
-
-»À peine avait-on appris à Leghorn, que Félix était privé de sa
-fortune et de son rang, que le marchand ordonna à sa fille de ne plus
-penser à son amant, mais de se tenir prête à retourner avec lui dans
-sa patrie. Le cœur généreux de Safie en fut outragé; elle voulut
-faire des remontrances à son père, mais celui-ci la quitta avec
-colère, et en lui réitérant ses ordres tyranniques.
-
-»Peu de jours après, le Turc entra dans l'appartement de sa fille, et
-lui dit précipitamment, qu'il avait des raisons de croire que le secret
-de sa résidence à Leghorn avait été divulgué, et qu'il serait
-bientôt livré au Gouvernement Français. Pour prévenir ce danger, il
-avait loué un vaisseau qui devait le transporter à Constantinople, et
-qui dans quelques heures serait à la voile. Il avait l'intention de
-laisser sa fille aux soins d'un serviteur fidèle, qui l'emmènerait
-aussitôt que la plus grande partie de ses biens serait arrivée à
-Leghorn.
-
-»Seule avec elle-même, Safie réfléchit à la manière dont elle
-devait se conduire dans cette circonstance. Elle envisageait avec
-horreur l'idée de résider en Turquie; sa religion et ses sentiments
-l'en éloignaient. Par quelques papiers de son père, qui tombèrent
-entre ses mains, elle apprit l'exil de son amant et le nom du lieu qu'il
-habitait. Elle hésita quelque temps, mais enfin elle prit une
-détermination. Prenant avec elle quelques bijoux qui lui appartenaient,
-et une petite somme d'argent, elle quitta l'Italie, et partit pour
-l'Allemagne, accompagnée d'une domestique qui était de Leghorn, mais
-qui comprenait un peu la langue Turque.
-
-»Elle arriva saine et sauve dans une ville, à environ vingt lieues de
-la chaumière de M. de Lacey, mais elle y fut retenue par sa suivante
-qui tomba dangereusement malade. Elle lui prodigua les soins de la plus
-tendre affection, sans pouvoir l'empêcher de succomber. Le hasard
-voulut que l'Arabe, qui resta seule, sans connaître la langue du pays
-et les usages du monde, tombât en bonnes mains. La maîtresse de la
-maison où elle avait fait séjour, avait su par l'Italienne le nom de
-l'endroit vers lequel elle se dirigeait, et, après la mort de cette
-pauvre fille, elle prit les mesures les plus convenables, pour que Safie
-arrivât sans danger à la chaumière de son amant».
-
-
-
-
-CHAPITRE XIV
-
-
-«Telle était l'histoire de mes chers voisins. J'en fus profondément
-frappé. J'appris même, en comparant les positions de la vie sociale
-qu'elle développait, à admirer les vertus de cette famille, et à
-détester les vices de l'espèce humaine.
-
-»Cependant le crime me paraissait un mal dont j'étais loin. La
-bienveillance et la générosité étaient toujours devant mes yeux, et
-m'inspiraient le désir de devenir acteur dans cette scène active où
-tant d'admirables qualités étaient déployées et mises en jeu. Mais
-en faisant le récit des progrès de mon intelligence, je ne dois pas
-omettre une circonstance qui remonte au commencement du mois d'août de
-la même année.
-
-»J'étais allé un soir, suivant ma coutume, dans le bois voisin, où
-je ramassais ma nourriture, et d'où je rapportais du bois pour mes
-protecteurs. Je trouvai par terre un portemanteau de cuir, qui contenait
-plusieurs articles d'habillement et quelques livres. Je m'en emparai
-avec empressement, et je revins avec ma prise dans ma cabane.
-Heureusement les livres étaient écrits dans la langue dont j'avais
-appris les éléments à la chaumière; c'étaient le _Paradis perdu_,
-un volume des _Vies de Plutarque_, et _les Passions de Werther._ Je
-ressentis la joie la plus vive de posséder ces trésors. Je me mis à
-étudier avec ardeur, et j'exerçais mon esprit sur ces histoires,
-pendant que mes amis se livraient à leurs occupations ordinaires.
-
-»J'aurais peine à vous décrire l'effet de ces livres. Ils me
-présentèrent une infinité de nouvelles images et de nouveaux
-sentiments, qui me remplissaient quelquefois de ravissement, mais qui
-plus souvent me jetaient dans la plus profonde affliction. Dans
-_Werther_, dont l'histoire simple et touchante offre déjà beaucoup
-d'intérêt, on examine tant d'opinions, et on répand tant de lumières
-sur ce qui avait été précédemment obscur pour moi, que j'y trouvai
-une source intarissable de réflexions, et de nombreux motifs
-d'étonnement. Les habitudes douces et domestiques qu'il décrivait, les
-nobles sentiments et les sensations dont il parlait, et qui se portent
-vers un autre objet que soi-même, s'accordaient bien avec l'expérience
-que j'avais acquise parmi mes protecteurs, et avec les besoins qui
-naissaient pour toujours dans mon sein; mais Werther lui-même me parut
-un être plus divin qu'aucun de ceux que j'avais vus ou imaginés: son
-caractère était exempt de prétentions; mais il était réfléchi. Les
-discussions sur la mort et le suicide étaient propres à me remplir
-d'étonnement. Je ne prétendais pas juger la question; mais j'inclinai
-vers les opinions du héros dont je pleurai la fin, sans la comprendre
-précisément.
-
-»Cependant, en lisant, je faisais une application plus personnelle à
-mes propres sensations et à mon état. Il me parut que j'avais quelque
-ressemblance, et en même temps une étrange différence avec les êtres
-dont je lisais l'histoire, et ceux dont j'écoutais la conversation. Je
-sympathisais avec eux, je les comprenais en partie, mais je n'avais pas
-l'esprit formé; je ne dépendais de personne, je n'avais de rapport
-avec qui que ce fût. Je pouvais librement cheminer vers la tombe;
-personne ne devait venir verser des pleurs sur ma cendre. Mon extérieur
-était hideux, et ma stature gigantesque: Que devais-je en penser? Qui
-étais-je? Qu'étais-je? D'où venais-je? Quelle était ma destinée?
-Ces questions revenaient sans cesse, sans que je pusse les résoudre.
-
-»Le volume des _Vies de Plutarque_, qui était tombé entre mes mains,
-contenait les histoires des premiers fondateurs des anciennes
-républiques. Ce livre fit sur moi une impression entièrement
-différente de celle que j'avais éprouvée en lisant Werther. Les
-rêveries de ce jeune Allemand m'avaient appris à connaître le
-désespoir et les passions; Plutarque me montra de hautes pensées. Il
-m'élevait au-dessus de la sphère bornée de mes propres réflexions,
-à un point où je pouvais admirer et aimer les héros des siècles
-passés. Il y avait, dans ce que je lisais, beaucoup de choses qui
-étaient au-dessus de mon intelligence et de mon expérience. J'avais
-une connaissance très-confuse des royaumes, des vastes continents, des
-grandes rivières et des mers sans limites; mais je ne connaissais
-nullement les villes, ni les grandes réunions d'hommes. La chaumière
-de mes protecteurs était la seule école où j'eusse étudié la nature
-humaine; Plutarque me développa des actions nouvelles et plus fortes.
-En lisant l'histoire de ces hommes versés dans les affaires publiques,
-qui gouvernaient ou massacraient leurs semblables, je sentis naître en
-moi un ardent amour de la vertu, et une profonde horreur du crime;
-termes dont je ne comprenais pas bien la signification, mais qui, selon
-moi, n'avaient d'autre rapport qu'au plaisir et à la peine. Ces
-sentiments me portèrent naturellement à admirer les législateurs
-pacifiques, tels que Numa, Solon et Lycurgue, de préférence à Romulus
-et Thésée. La vie patriarcale de mes protecteurs contribua à graver
-fortement ces impressions dans mon esprit. Il se peut cependant qu'elles
-eussent été toutes différentes, si j'eusse été initié au monde par
-un jeune soldat, passionné pour la gloire et le carnage.
-
-»Le _Paradis perdu_ excita des émotions tout autres et bien plus
-profondes. Il en fut de cet ouvrage comme des deux autres, qui étaient
-tombés entre mes mains; je le pris pour une histoire véritable. Je me
-sentis agité par tous les sentiments d'étonnement et de crainte, que
-devait exciter la peinture d'un Dieu tout-puissant en guerre avec ceux
-qu'il avait créés. Souvent je m'appliquais à moi-même diverses
-situations, qui offraient un rapport frappant avec la mienne. Selon
-toute apparence, j'avais été créé, comme Adam, sans tenir en rien à
-un être vivant; mais d'un autre côté, son état était bien
-différent du mien. Il était sorti des mains de Dieu, parfait, heureux
-et prospère. Il restait sous la garde même de son créateur; il
-pouvait lui parler, et s'instruire en communiquant avec des êtres d'une
-nature supérieure: moi, j'étais malheureux, sans appui, et seul. Plus
-d'une fois, je considérai Satan comme l'emblème le plus fidèle de ma
-condition; souvent en effet, en voyant le bonheur des mes protecteurs,
-je me sentais, comme lui, rempli d'un sentiment d'envie.
-
-»Une autre circonstance me confirma dans l'opinion que j'avais de
-moi-même. Peu de temps après mon arrivée dans la cabane, je
-découvris quelques papiers dans la poche du vêtement que j'avais
-emporté de votre laboratoire. Je les avais d'abord négligés; mais
-maintenant que je pouvais déchiffrer les caractères qui y étaient
-tracés, je me mis à les étudier. C'était un journal écrit par vous,
-et relatif aux quatre premiers mois qui précédèrent ma création.
-Vous décriviez avec un soin minutieux chaque opération qui concourait
-au progrès de votre ouvrage; vous mêliez à cette histoire le récit
-des évènements qui avaient rapport à votre famille.
-
-»Vous vous souvenez sans doute de ces papiers. Les voici. Rien n'est
-omis de ce qui a rapport à mon origine maudite; toutes les
-circonstances qui l'ont amenée, quelque dégoût qu'elles offrent, y
-sont fidèlement conservées: la description la plus minutieuse de mon
-odieuse et dégoûtante personne y est tracée dans des termes qui
-peignaient votre horreur même, et rendaient la mienne ineffaçable.
-J'étais dans une souffrance affreuse en lisant ces notes. «Jour odieux
-où je reçus la vie, m'écriai-je avec désespoir! Maudit Créateur!
-Pourquoi as-tu formé un monstre si hideux, que toi-même tu t'en es
-éloigné avec dégoût? Dieu a fait l'homme beau, agréable, et à son
-image; ma forme présente aussi une ressemblance avec la tienne; mais
-une ressemblance horrible, plus horrible même par la ressemblance.
-Satan avait ses compagnons, ses diables, pour l'admirer, pour
-l'encourager; et moi, je suis solitaire et détesté».
-
-»Telles étaient mes réflexions pendant mes moments de désespoir et
-de solitude; mais, revenant à contempler les vertus des habitants de la
-chaumière, leur caractère aimable et bienveillant, je me persuadais
-que, lorsqu'ils connaîtraient mon admiration pour leurs vertus, ils
-auraient compassion de moi, et ne feraient pas attention à ma
-difformité personnelle. Pourraient-ils éloigner d'eux un être
-monstrueux, il est vrai, mais qui implorait leur compassion et leur
-amitié? Je résolus, du moins, de ne pas désespérer, et, à tout
-événement, de me préparer à une entrevue qui déciderait de ma
-destinée. Je retardai cet essai de quelques mois; car le succès était
-assez important pour m'inspirer la crainte de ne pas réussir. Du reste,
-j'acquérais tant d'expérience chaque jour, que je ne voulus commencer
-cette entreprise, qu'après avoir ajouté quelques mois de plus à ma
-sagesse.
-
-»Je remarquai, pendant ce temps, plusieurs changements dans la
-chaumière. La présence de Safie répandait le bonheur, et même plus
-d'abondance, parmi les personnes qui l'environnaient. Félix et Agathe
-donnaient plus de temps à leurs amusements et à leurs causeries; et
-ils étaient aidés dans leurs travaux par des domestiques. Ils ne
-paraissaient pas riches, mais ils étaient contents et heureux; leurs
-sentiments étaient paisibles, tandis que les miens devenaient de jour
-en jour plus tumultueux. Le progrès de mes connaissances ne servait
-qu'à me montrer plus clairement dans quelle affreuse position j'étais
-placé. J'entretenais l'espérance, il est vrai; mais elle
-s'évanouissait toujours, au moment où je voyais ma personne
-réfléchie dans l'eau, ou mon ombre à la clarté de la lune: faible
-image, ombre inconstante, dont je m'effrayais midi-même!
-
-»Je m'efforçai de bannir ces craintes, et de m'affermir pour
-l'épreuve que j'avais intention de subir dans quelques mois.
-Quelquefois je laissais mes pensées s'abandonner au délire, et errer
-dans les plaines du paradis; j'osais me représenter ces êtres bons et
-aimables, sympathisant avec mes sentiments et dissipant ma tristesse; je
-croyais voir leurs figures angéliques sourire pour me consoler. Rêves
-insensés! Une Ève n'adoucissait pas mes chagrins, ne partageait point
-mes pensées; j'étais seul. Je me souvenais de la prière qu'Adam
-adressa à son créateur; mais où était le mien? Il m'avait
-abandonné, et, dans l'amertume de mon cœur, je le maudissais.
-
-»L'automne se passa ainsi. Je vis, avec surprise et chagrin, les
-feuilles décroître et tomber, et la nature reprendre cet aspect
-stérile et froid qu'elle présentait, lorsque je vis pour la première
-fois les bois et la lune bienfaisante. Cependant, je ne fis pas
-attention à la température froide de la saison; j'étais plus propre,
-par mon organisation, à endurer le froid que la chaleur; mon plus grand
-plaisir était de voir les fleurs, les oiseaux, et tout le cortège
-enchanteur de l'été. Privé de ces agréments, je tournai davantage
-mon attention vers les habitants de la chaumière. L'absence de l'été
-n'avait pas diminué leur bonheur. Ce bonheur était de s'aimer et de se
-convenir; il ne dépendait que d'eux-mêmes, et n'était pas interrompu
-par ce qui se passait autour d'eux. Plus je les voyais, plus j'avais le
-désir de réclamer leur protection et leur amitié; mon cœur avait
-besoin d'être connu et aimé de ces intéressantes créatures; toute
-mon ambition se bornait à voir leurs doux regards tournés avec
-affection vers moi. Je n'osais penser qu'ils les détourneraient avec
-mépris et horreur. Le pauvre, qui s'arrêtait à leur porte, n'était
-jamais repoussé. Je demandais, il est vrai, des trésors bien plus
-grands qu'un peu de nourriture ou du repos; je prétendais à l'amitié,
-à la sympathie, et je ne m'en croyais pas tout-à-fait indigne.
-
-»L'hiver approchait, et une révolution complète des saisons avait eu
-lieu, depuis que j'étais animé par la vie. Mon attention, à cette
-époque, fut tournée entièrement vers le plan que je ni étais formé,
-et qui était de m'introduire dans la chaumière de mes protecteurs. Je
-conçus une foule de projets; mais celui auquel je m'arrêtai, fut
-d'entrer dans leur habitation au moment où le vieillard aveugle serait
-seul. J'avais assez de sagacité pour deviner, que ma laideur hideuse et
-surnaturelle était le principal objet d'horreur pour ceux qui m'avaient
-vu précédemment. Ma voix, quoique dure, n'avait rien de terrible; je
-pensai donc que si, pendant l'absence de ses enfants, je pouvais obtenir
-la bienveillance et la médiation du vieux de Lacey, je parviendrais,
-grâce à lui, à être toléré par mes plus jeunes protecteurs.
-
-»Un jour, le soleil brillait sur les feuilles rougeâtres dont la terre
-était jonchée, et inspirait la gaîté, sans répandre la chaleur;
-Safie, Agathe, et Félix partirent pour faire une longue promenade dans
-la campagne, et le vieillard, qui avait exprimé le désir de ne pas les
-accompagner, resta seul dans la chaumière. À peine ses enfants
-étaient-ils partis, qu'il prit sa guitare, et joua plusieurs airs d'une
-mélancolie douce, plus douce même qu'aucun de ceux que j'avais
-entendus auparavant. Sa figure était d'abord animée par le plaisir,
-mais bientôt elle exprima la méditation et la tristesse; enfin, le
-vieillard mit l'instrument de côté, et resta absorbé dans ses
-rêveries.
-
-»Mon cœur palpitait avec force; c'était l'heure, le moment de
-l'épreuve, qui devait confirmer mes espérances, ou réaliser mes
-craintes. Les domestiques étaient allés à une fête voisine. Tout
-était silencieux au dedans et autour de la chaumière: l'occasion
-était excellente; cependant, au moment où j'allais mettre mon plan à
-exécution, je sentis mes forces défaillir, et je tombai à terre. Je
-me relevai; je m'armai de toute la fermeté dont j'étais capable, et
-j'écartai les planches que j'avais placées devant ma cabane, pour
-cacher ma retraite. L'air frais me ranima, je m'affermis de nouveau dans
-ma détermination, et je m'approchai de la porte de ma chaumière.
-
-»Je frappai. « Qui est là, dit le vieillard? Entrez».
-
---«Excusez-moi, lui dis-je, je suis un voyageur qui a besoin d'un peu
-de repos, et que vous obligeriez beaucoup, si vous vouliez permettre
-qu'il restât quelques minutes devant le feu».
-
---«Entrez, dit de Lacey, et je chercherai à vous soulager; mais,
-malheureusement, mes enfants sont sortis; car je suis aveugle, et je
-crains qu'il ne me soit difficile de vous offrir quelque nourriture».
-
---«N'en soyez pas en peine, mon généreux hôte, je n'en ai pas
-besoin; je ne réclame qu'un peu de chaleur et de repos».
-
-»Je m'assis, et il y eut un moment de silence. Je savais que chaque
-minute m'était précieuse; cependant j'étais indécis sur la manière
-dont je commencerais l'entretien; mais le vieillard me tira d'embarras
-en disant: «Étranger, je suppose, à votre langage, que vous êtes mon
-compatriote; êtes-vous Français»?
-
---«Non; mais j'ai été élevé par une famille Française, et je ne
-comprends que la langue de ce pays. Je vais, en ce moment, réclamer la
-protection de quelques amis que j'aime sincèrement, et dont j'espère
-obtenir l'amitié».
-
---«Sont-ils Allemands»?
-
---«Non, ils sont Français. Mais changeons de conversation. Je suis une
-créature malheureuse et abandonnée; je regarde autour de moi, et je
-n'ai ni parent, ni ami sur la terre. Ces aimables gens, que je vais
-trouver, ne m'ont jamais vu, et ne me connaissent que sous bien peu de
-rapports. Je suis rempli de crainte; car, si je ne réussis pas auprès
-d'eux, je dois m'attendre à être un rebut pour le reste des hommes».
-
---«Ne désespérez pas. Vivre sans amis, c'est assurément vivre
-malheureux; mais le cœur de l'homme qui est dégagé de tout intérêt
-particulier, ne renferme qu'amour fraternel et charité. Ayez donc
-confiance; et, si ces amis sont bons et aimables, ne perdez pas
-courage».
-
---«Ils sont bons, il n'en est pas qui soient meilleurs; mais,
-malheureusement, ils sont prévenus contre moi. J'ai un bon naturel;
-jusqu'ici ma vie a été innocente, et quelquefois bienfaisante; mais
-les personnes, dont je vous parle, sont aveuglées par un préjugé
-fatal, et, au lieu de voir en moi un ami bon et sensible, elles ne
-voient qu'un monstre détestable».
-
---«C'est un malheur, j'en conviens; mais, si vous n'avez aucun tort, ne
-pouvez-vous pas les détromper»?
-
---«Je vais l'essayer; et c'est cette tentative même qui m'accable de
-tant de terreur. J'aime tendrement ces amis; sans être connu d'eux,
-j'ai pu pendant plusieurs mois connaître les attentions journalières
-qu'ils se prodiguent mutuellement; mais ils croient que je veux leur
-nuire, et c'est ce préjugé que je désire détruire».
-
---«Où demeurent ces ami»?
-
---«Près d'ici».
-
---«Le vieillard garda le silence un moment, et dit: «Si vous voulez me
-confier sans réserve les détails de votre histoire, je vous serai
-peut-être utile pour les détromper. Je suis aveugle, et ne puis vous
-juger sur votre figure; mais il y a dans vos paroles un accent qui me
-garantit votre sincérité. Je suis pauvre et exilé, mais ce sera un
-véritable plaisir pour moi de pouvoir, en quelque manière, rendre
-service à une créature humaine».
-
---«Homme excellent! Je vous remercie, et j'accepte votre offre
-généreuse. Votre bonté me rassure; votre secours me permet
-d'espérer, que je ne serai pas chassé de la société de vos
-semblables, ni privé de leur intérêt».
-
---«Dieu vous en préserve, quand bien même vous seriez criminel; car
-ce malheur seul pourrait vous conduire au désespoir, et vous éloigner
-de la vertu. Moi aussi je suis malheureux, ma famille a été
-condamnée, et elle était innocente; jugez donc si je ne sens pas vos
-infortunes».
-
---«Comment pourrai-je vous remercier, mon excellent et unique
-bienfaiteur? Vous êtes le premier homme qui m'ait fait entendre des
-paroles bienveillantes; j'en serai toujours reconnaissant. Votre
-humanité me garantit tout succès près des amis que je suis sur le
-point de voir».
-
---«Puis-je connaître le nom et la demeure de ces amis»?
-
-»Je me tus. C'était le moment décisif, où j'allais perdre ou obtenir
-à jamais le bonheur. Je m'efforçai de recueillir assez de fermeté
-pour lui répondre, mais cet effort épuisa toute la force qui me
-restait. Je tombai sur la chaise en sanglotant. Dans ce moment
-j'entendis les pas de mes protecteurs. Je n'avais pas un moment à
-perdre; je m'emparai de la main du vieillard, et je m'écriai: «Voici
-le moment!... Sauvez et protégez moi! Vous et votre famille, vous êtes
-les amis que je cherche. Ne m'abandonnez pas au moment de l'épreuve».
-
---«Grand Dieu! s'écria le vieillard, qui êtes-vous»?
-
-»Au même instant la porte de la chaumière s'ouvre; Félix, Safie et
-Agathe entrèrent. Qui pourrait décrire l'horreur et la consternation
-dont ils furent saisis en me voyant. Agathe s'évanouit; et Safie,
-incapable de donner des soins à son amie, s'élança hors de la
-chaumière. Félix s'avança, et avec une force surnaturelle, m'arracha
-de son père aux genoux duquel je m'attachais; dans un transport de
-fureur, il me renversa par terre, et me frappa avec violence d'un
-bâton. J'aurais pu séparer ses membres, aussi facilement que le lion
-déchire la gazelle; mais j'avais le cœur oppressé par la plus amère
-douleur, et je me retins. Il se disposait à me frapper de nouveau; mais
-vaincu par la douleur et le désespoir, je quittai la chaumière; et,
-sans être aperçu, je parvins, au milieu du tumulte général, à
-m'échapper jusque dans ma cabane».
-
-
-
-
-CHAPITRE XV
-
-
-»Maudit, maudit créateur! Pourquoi vivais-je? Pourquoi, dans cet
-instant, n'ai-je pas éteint l'étincelle d'existence que vous m'aviez
-si imprudemment donnée? Je ne sais; le désespoir ne s'était pas
-encore emparé de moi; mes sentiments étaient ceux de la rage et de la
-vengeance. J'aurais eu du plaisir à détruire la chaumière et ses
-habitants, et je me serais rassasié de leurs cris et de leur malheur.
-
-»Dès que la nuit fut arrivée, je quittai ma retraite, et je me mis à
-errer dans le bois: là, cessant d'être retenu par la crainte d'être
-découvert, je donnai cours à mes tourments par des hurlements
-horribles. Semblable à une bête féroce qui a rompu ses liens, je
-détruisais les objets qui faisaient obstacle à mon passage, et je
-traversais les bois avec la rapidité du cerf. Ah! que cette nuit fut
-affreuse pour moi! Les froides étoiles brillaient dans les cieux, et
-semblaient insulter à mon malheur: les arbres dépouillés agitaient
-leurs branches au-dessus de ma tête; de temps en temps, la douce voix
-d'un oiseau se lisait entendre au milieu du silence universel: tout,
-excepté moi, jouissait du repos ou du bonheur. Semblable au chef des
-Démons, je portais l'enfer en moi-même; sans avoir son génie, je
-voulais déraciner les arbres, répandre le ravage et la destruction
-autour de moi; et, après avoir assouvi ma fureur, m'asseoir sur les
-ruines, et en jouir.
-
-»Je ne pus supporter ce dérèglement de sensations; je me sentis
-accablé par l'excès de l'exercice auquel je m'étais livré, et je
-tombai sur la terre humide dans la faible impuissance du désespoir.
-Parmi les hommes, nul n'avait pitié de moi, nul ne me prêtait
-assistance: devais-je amitié à mes ennemis? Non. De ce moment, je
-déclarai une guerre éternelle à l'espèce humaine, et surtout à
-celui qui, en me créant, me réduisait à ce malheur insupportable.
-
-»Le soleil se leva; j'entendis des voix d'hommes, et je jugeai
-impossible de retourner, ce jour-là, dans ma retraite. En conséquence,
-je me cachai dans quelque taillis épais, déterminé à passer le temps
-à réfléchir sur ma situation.
-
-»Le doux éclat du soleil, et l'air pur du jour me rendirent un peu la
-tranquillité. Je me rappelai ce qui s'était passé dans la chaumière,
-et je ne pus m'empêcher de croire que j'avais été trop prompt dans
-mes conclusions. J'avais certainement agi avec imprudence. Il était
-clair que ma conversation avait intéressé le père en ma faveur, et
-j'étais un insensé de m'être exposé à l'horreur de ses enfants.
-J'aurais dû habituer le vieux de Lacey à moi-même, et ne me
-découvrir au reste de sa famille, que lorsqu'elle aurait été
-préparée à me voir. Cette erreur ne me parut pas irréparable. Je
-méditai long-temps sur le parti que j'aurais à prendre, et je
-m'arrêtai à celui de retourner à la chaumière, de m'adresser au
-vieillard, et de le mettre dans ma cause par mes représentations.
-
-»Ces pensées me calmèrent, et me jetèrent, vers l'après-midi, dans
-un profond sommeil; mais l'agitation de mon sang ne me permettait pas
-d'être bercé par des rêves paisibles. L'horrible scène de la veille
-se représentait sans cesse à mes yeux; les femmes fuyaient, et Félix,
-rempli de fureur, m'arrachait aux pieds de son père. Je me réveillai
-épuisé; et je profitai de la nuit, qui était déjà venue, pour
-sortir de ma retraite, et pourvoir à ma nourriture.
-
-»Après avoir apaisé ma faim, je dirigeai mes pas vers le sentier bien
-connu, qui conduisait à la chaumière. Tout était tranquille. Je
-rentrai dans ma cabane, et je me mis à attendre l'heure à laquelle la
-famille avait coutume de se lever. Cette heure se passa, le soleil
-s'éleva dans les deux, et les habitants de la chaumière ne
-paraissaient pas. Je tremblais avec violence, dans la crainte de quelque
-malheur affreux. L'intérieur de la chaumière était sombre; aucun
-mouvement ne se faisait entendre: je ne puis décrire l'agonie de cette
-attente.
-
-»Dans ce moment deux paysans vinrent à passer, s'arrêtèrent auprès
-de la chaumière, et causèrent ensemble en faisant des gestes violents;
-mais je ne comprenais pas un mot de leur conversation, parce qu'ils
-parlaient la langue du pays, qui différait de celle de mes protecteurs.
-Bientôt après, cependant, Félix s'approcha d'un autre homme: je fus
-surpris de voir qu'il n'avait pas quitté la chaumière ce matin; j'en
-eus même quelqu'inquiétude, et je prêtai une oreille attentive pour
-découvrir, dans ce qu'il dirait, le motif de ces visites
-inaccoutumées».
-
-«Faites-vous attention, lui dit son compagnon, que vous serez obligé
-de payer un loyer de trois mois, et de perdre le produit de votre
-jardin? Je ne désire pas profiter d'un avantage injuste, et je demande
-en conséquence que vous preniez quelques jours pour peser votre
-détermination».
-
---«C'est tout-à-fait inutile, répondit Félix; nous ne pouvons plus
-désormais habiter votre chaumière. La vie de mon père est dans le
-plus grand danger, à cause de l'évènement affreux que je vous ai
-raconté. Ma femme et ma sœur ne reviendront jamais de leur terreur. Ne
-raisonnons pas davantage sur ce sujet. Prenez possession de voire bien,
-et laissez moi quitter ce lieu».
-
-»Félix tremblait violemment en parlant ainsi. Il entra, suivi de ses
-compagnons, dans la chaumière, et partit au bout de quelques minutes.
-Depuis, je n'ai jamais vu personne de la famille de M. de Lacey.
-
-»Pendant le reste du jour je restai dans ma cabane, accablé par un
-désespoir profond et stupide. Mes protecteurs étaient partis, et
-avaient rompu le seul lien qui m'attachait au monde. Pour la première
-fois, mon cœur se remplit de sentiments de vengeance et de haine; au
-lieu de chercher à les comprimer, je me laissais emporter par le
-torrent, abandonnant mon esprit aux idées du mal et de la mort. Si je
-me rappelais mes amis, la voix douce de M. de Lacey, les yeux attrayants
-d'Agathe, et la beauté merveilleuse de l'Arabe, ces sombres pensées se
-dissipaient, et un torrent de larmes coulait de mes yeux. Mais aussitôt
-que je reportais ma pensée sur le mépris et l'abandon dans lequel je
-me trouvais, ma colère se tournait en rage. Dans l'impuissance de nuire
-à aucun objet humain, je dirigeai ma fureur sur des objets inanimés.
-À l'approche de la nuit, je plaçai une grande quantité de
-combustibles autour de la chaumière; et, après avoir détruit tout
-vestige de culture dans le jardin, j'attendis avec la plus grande
-impatience que la lune fut cachée pour commencer mes opérations.
-
-»À l'approche de la nuit, un vent terrible s'éleva, et dispersa
-promptement les nuages qui couvraient le ciel: ce vent, dont la force
-semblait égaler celle de l'avalanche, bouleversa mon esprit, et brisa
-toute ma raison. J'allumai une branche d'arbre sèche, et je tournai
-avec fureur autour de la chaumière maudite, les yeux incessamment
-fixés sur l'ouest de l'horizon, dont la lune touchait presque le bord.
-Une partie de son orbe fut enfin cachée, et je brandis ma branche; la
-lune disparut, et je mis le feu, en poussant un cri, à la paille, aux
-bruyères et aux genêts que j'avais rassemblés. Le vent augmenta la
-violence du feu, et la chaumière fut aussitôt enveloppée et dévorée
-par les flammes.
-
-»Dès que je fus convaincu qu'aucun secours ne pourrait sauver quelque
-partie de l'habitation, je me retirai, en me dirigeant vers le bois, où
-je cherchai un asile.
-
-»Maintenant que j'avais le monde devant moi, où devais-je porter mes
-pas? Je résolus de fuir loin du théâtre de mes malheurs; mais pour
-moi, haï et méprisé, tous les pays étaient également horribles.
-Enfin, je pensai à vous. J'appris par vos papiers que vous étiez mon
-père, mon créateur: à qui pouvais-je mieux m'adresser qu'à celui qui
-m'avait donné la vie? Félix qui avait appris beaucoup de choses à
-Safie, n'avait pas oublié de lui faire connaître la géographie: de
-cette manière j'avais appris les situations respectives des
-différentes contrées de la terre. Vous aviez indiqué que Genève
-était votre patrie; je résolus de porter mes pas vers cette ville.
-
-»Comment faire pour m'orienter? Je savais qu'il fallait voyager dans
-une direction sud ouest, pour arriver à ma destination; mais je n'avais
-d'autre guide que le soleil. Je ne connaissais pas les noms des villes
-que j'avais à traverser, et je ne pouvais demander des renseignements
-à aucun être humain. Malgré ces difficultés, je ne perdis pas tout
-espoir. Je ne pouvais attendre de secours que de vous, de vous qui ne
-m'inspiriez d'autre sentiment que celui de la haine. Créateur
-insensible et lâche! tu m'avais doué de sens et de passions, et tu
-m'avais jeté dans le monde comme un objet de mépris et d'horreur pour
-l'espèce humaine! Il n'y avait que vous à la pitié et à la justice
-duquel je pusse prétendre, et je me déterminai à réclamer de vous
-cette justice, que j'essayerais en vain d'obtenir de tout autre être
-humain.
-
-»Mes voyages furent longs, et mes souffrances cruelles. L'automne
-était avancé lorsque je quittai le lieu qui m'avait si longtemps servi
-de résidence. Je ne voyageais que de nuit, dans la crainte de
-rencontrer l'homme. La nature dépérissait autour de moi, et le soleil
-devint sans chaleur; la pluie et la neige tombaient de toutes parts; de
-grands fleuves étaient gelés; la surface de la terre était triste,
-glacée, et nue, et je ne trouvais aucun asile. Ah, terre! combien de
-fois ai-je vomi des imprécations contre celui qui m'avait créé! Je
-n'avais plus la même douceur de caractère; je n'avais plus que fiel et
-amertume. Plus j'approchais de votre habitation, plus je sentais
-profondément dans mon cœur le désir de la vengeance. Je ne me
-reposais pas, malgré la neige et la glace. Quelques incidents, et une
-carte du pays, qui était tombée entre mes mains, servirent à me
-diriger; mais souvent je m'égarais de mon chemin. L'horreur de mon
-désespoir ne me laissait aucun repos: chaque incident était un motif
-nouveau de rage et de malheur; mais une circonstance, que je vais
-rapporter, redoubla l'amertume et l'horreur de mes sentiments.
-
-»J'étais arrivé sur les confins du Switzerland: le soleil avait
-déjà plus de chaleur, et la terre commençait à se couvrir d'une
-nouvelle verdure.
-
-»J'avais coutume de me reposer pendant le jour, et de ne voyager que de
-nuit, pour éviter l'aspect de l'homme. Un matin, cependant, comme
-j'avais à traverser un bois profond, je hasardai de continuer mon
-voyage après le lever du soleil. C'était un des premiers jours du
-printemps: le charme du soleil resplendissant, et la fraîcheur
-embaumée de l'air m'inspirèrent un sentiment de joie. Je sentis
-renaître dans mon cœur des émotions douces et agréables, qui depuis
-long-temps paraissaient éteintes. Presque surpris par la nouveauté de
-ces sensations, je me sentis entraîné jusqu'au point d'oublier ma
-solitude et ma difformité; j'osai même goûter un moment de bonheur.
-De douces larmes arrosèrent encore mes joues, et mes yeux humides se
-levèrent avec reconnaissance vers l'astre bienfaisant auquel je devais
-une semblable jouissance.
-
-»Je continuai à suivre les sentiers du bois, jusqu'à sa limite,
-marquée par une rivière dont le lit paraissait profond et le cours
-rapide, et dont les bords étaient ombragés par une grande quantité
-d'arbres déjà verdoyants. Je m'arrêtai dans cet endroit, sans savoir
-exactement le chemin que je suivrais, lorsque j'entendis des voix qui me
-forcèrent à me cacher sous l'ombre d'un cyprès. J'étais à peine
-sous cet arbre, qu'une jeune fille vint en courant vers l'endroit que
-j'avais choisi, et en riant comme si elle fuyait quelqu'un pour badiner.
-Elle continua sa course le long des bords escarpés du fleuve; mais,
-venant tout-à-coup à glisser, elle tomba dans l'eau. Je m'élançai de
-ma retraite, et après avoir longtemps lutté contre la force du
-courant, je parvins à la sauver, et à l'amener sur le rivage. Elle
-était sans connaissance; et j'essayais de la ranimer par tous les
-moyens possibles, lorsque je fus brusquement interrompu par l'approche
-d'un paysan, qui était probablement celui qu'elle avait fui en jouant.
-À ma vue, il s'élança vers moi, arrachant la jeune fille de mes bras,
-et courut vers la partie la plus épaisse du bois. Je le suivis
-aussitôt, et presque machinalement; mais l'homme, en me voyant
-approcher, ajusta sur moi le fusil qu'il portait, et fit feu. Je tombai,
-et il s'échappa dans l'épaisseur du bois avec une nouvelle rapidité.
-
-»Telle était donc la récompense de ma bonté! J'avais sauvé de la
-mort un être humain, et, pour récompense, je souffrais maintenant
-d'une blessure qui avait déchiré la chair jusqu'aux os. Les sentiments
-de bonté et de douceur, qui m'avaient animé peu d'heures auparavant,
-firent place à une rage infernale et à des mouvements convulsifs.
-Enflammé par la souffrance, je vouai une haine éternelle à toute
-l'espèce humaine, et en méditant de terribles vengeances; mais
-l'irritation de ma blessure m'accabla, suspendit les mouvements de mon
-pouls, et me fit perdre les sens.
-
-»Pendant quelques semaines, je traînai ma malheureuse vie dans les
-bois, en cherchant à soigner la blessure que j'avais reçue. La balle
-était entrée dans mon épaule; et je ne savais si elle y était
-restée, ou si elle avait traversé tout mon corps. Quoi qu'il en fût,
-je n'avais aucun moyen de l'extraire. Mes souffrances s'aggravaient
-encore du sentiment oppressif de l'injustice et de l'ingratitude qui en
-était la cause. Dans mes vœux journaliers je demandais vengeance, une
-vengeance entière et terrible, qui seule pourrait tenir lieu des
-outrages et des angoisses que j'avais soufferts.
-
-»Après quelques semaines, ma blessure se guérit, et je continuai mon
-voyage. Mes souffrances ne devaient plus être adoucies par l'éclat du
-soleil, ou les douces brises du printemps; la joie n'était plus qu'une
-ironie qui insultait à mon désespoir, et me faisait sentir plus
-péniblement que je n'étais pas destiné à connaître le bonheur.
-
-»J'approchais cependant du terme de mon voyage; deux mois après,
-j'arrivai dans les environs de Genève.
-
-»C'était le soir. Je me cachai dans les champs qui entourent cette
-ville, pour songer de quelle manière je m'adresserais à vous. J'étais
-accablé par la fatigue et la faim, et beaucoup trop malheureux pour
-jouir des douces brises du soir, ou de la vue du soleil qui se couchait
-derrière les imposantes montagnes du Jura.
-
-»Un léger sommeil m'arracha en ce moment à mes tristes réflexions;
-mais il fut bientôt troublé par rapproche d'un bel enfant, qui vint,
-en courant, et avec toute la gaîté de son âge, dans la retraite où
-je m'étais placé. Tout-à-coup, en le voyant, j'eus la pensée que
-cette petite créature était sans prévention, et avait vécu trop peu
-de temps pour avoir horreur de la difformité. Si, donc, je pouvais le
-prendre, et l'élever comme mon compagnon et mon ami, je ne serais plus
-solitaire sur cette terre peuplée.
-
-»Cédant à cette pensée, je saisis l'enfant au passage, et le tirai
-vers moi. À ma vue, il couvrit ses yeux de ses mains, et poussa un cri
-d'effroi. J'ôtai de force la main qu'il tenait sur sa figure, et je lui
-dis: «Enfant, que crains-tu? Je n'ai pas l'intention de te faire aucun
-mal; écoute-moi».
-
-»Il se débattait avec violence:--«Laisse-moi m'en aller,
-s'écria-t-il, monstre! vilain méchant! tu veux me manger, et me
-déchirer en morceaux.... Tu es un ogre.... laisse-moi m'en aller, ou je
-le dirai à papa».
-
---«Mon enfant, tu ne reverras plus ton père; il faut que tu viennes
-avec moi.
-
---«Monstre affreux! laisse-moi partir; mon papa est syndic;--c'est M.
-Frankenstein... Il te punirait, si tu osais me retenir».
-
---«Frankenstein! tu appartiens donc à mon ennemi... à celui de qui
-j'ai juré de tirer vengeance; tu seras ma première victime».
-
-»L'enfant se débattait encore, et me chargeait d'épithètes qui
-portaient le désespoir dans mon cœur. Je lui pris le cou pour
-l'empêcher de crier, et je le vis aussitôt tomber mort à mes pieds.
-
-«En contemplant ma victime, j'avais le cœur gonflé de joie et fier
-d'un triomphe infernal. Je frappai des mains, en m'écriant: «Moi
-aussi, je puis porter la désolation; mon ennemi n'est pas au-dessus de
-mes atteintes; cette mort le jettera dans le désespoir, et mille autres
-malheurs pourront l'affliger et l'accabler».
-
-»En fixant mes yeux sur l'enfant, j'aperçus un objet qui brillait sur
-sa poitrine: je le pris, c'était le portrait d'une femme
-très-séduisante. Tout pervers que j'étais, j'en fus transporté, et
-je m'adoucis. Je contemplai quelques moments avec délices ses yeux
-noirs ombragés par de longs cils, et ses lèvres gracieuses; mais
-bientôt ma rage revint: je me rappelai que j'étais à jamais privé du
-bonheur que l'on peut attendre d'aussi belles créatures; et que celle
-dont je contemplais l'image, changerait, en me regardant, cet air divin
-de bonté en une expression de dégoût et d'effroi.
-
-»Vous étonnerez-vous que de telles pensées me transportassent de
-rage? Je m'étonne seulement que, dans ce moment, au lieu de donner
-cours à mes sentiments en exclamations et en désespoir, je ne me sois
-pas précipité au milieu de l'espèce humaine, et que je n'aie pas
-péri en essayant de la détruire.
-
-»Accablé par ces sentiments, je quittai le lieu où j'avais commis le
-meurtre. Je cherchais une retraite plus à l'écart, lorsque je vis une
-femme passer auprès de moi. Elle était jeune, pas aussi belle que
-celle dont je tenais le portrait, mais d'un aspect agréable, et
-brillant de tout l'éclat de la jeunesse et de la santé. Voici,
-pensais-je, une de celles qui sourient pour tout le monde, excepté pour
-moi; elle n'échappera pas: grâce aux leçons de Félix, et aux lois
-sanguinaires de l'homme, j'ai appris à préparer le mal. Je m'approchai
-d'elle sans en être vu, et je mis le portrait dans une des poches de
-son vêtement.
-
-»Pendant quelques jours j'allai souvent à l'endroit où ces scènes
-avaient eu lieu: tantôt j'avais le désir de vous voir, tantôt
-j'étais résolu à quitter pour toujours le monde et ses misères.
-Enfin je vins dans ces montagnes, et j'ai erré dans leurs immenses
-solitudes, consumé par une passion brûlante que vous seul pouvez
-satisfaire. Nous ne nous séparerons pas que vous n'ayez promis de
-consentir à ma requête. Je suis seul et malheureux; l'homme ne veut
-pas m'admettre dans sa société; mais un être aussi difforme et aussi
-horrible que moi-même ne me repousserait pas. Ma compagne doit avoir le
-même extérieur et les mêmes défauts. Votre devoir est de la créer.
-
-
-
-
-CHAPITRE XVI
-
-
-Le monstre cessa de parler, et fixa les yeux sur moi, dans l'attente
-d'une réponse; mais j'étais troublé, hors de moi, et incapable de
-recueillir assez mes idées pour comprendre toute l'étendue de sa
-proposition. Il continua:
-
-«Il faut me créer une femme avec qui je puisse vivre dans l'échange
-de ces sentiments nécessaires à mon existence. Vous seul pouvez le
-faire; et je vous le demande comme un droit que vous ne devez pas
-refuser».
-
-La dernière partie de son histoire avait rallumé dans mon cœur la
-colère qui s'était apaisée pendant le récit de sa vie paisible,
-parmi les habitants de la chaumière, et, lorsqu'il prononça ces
-derniers mots, je ne pus contenir plus long-temps la fureur qui me
-consumait.
-
---«Je refuse, répondis-je; et aucun supplice n'arrachera jamais mon
-consentement. Tu peux me rendre le plus malheureux des hommes; mais tu
-ne m'aviliras jamais à mes propres yeux. Irai-je créer un autre être
-semblable à toi-même, et dont la méchanceté, jointe à la tienne,
-désolerait le monde? Éloigne-toi! Je t'ai répondu; tu peux me
-torturer; mais je ne consentirai jamais à ta demande».
-
---«Vous avez tort, répliqua le Démon; et, au lieu de me servir de
-menaces, je me contenterai de raisonner avec vous. Je suis méchant,
-parce que je suis malheureux. Ne suis-je pas abandonné et haï par
-toute l'espèce humaine? Vous, mon créateur, si vous me mettiez en
-pièces, vous en triompheriez: souvenez-vous-en, et dites-moi pourquoi
-j'aurais pour l'homme plus de pitié qu'il ne m'en témoigne. Vous ne
-croiriez pas commettre un meurtre, si, me précipitant dans un de ces
-abîmes de glace, vous me fessiez périr, moi, l'ouvrage de vos mains.
-Respecterai-je l'homme lorsqu'il me méprise? Faites-le vivre avec moi
-dans un échange de bontés; et, au lieu de lui nuire, je lui ferai
-toutes sortes de biens en pleurant de reconnaissance de ce qu'il veut
-bien les accepter. Mais il n'en saurait être ainsi; les sens humains
-sont des barrières insurmontables à notre union. Cependant, les miens
-ne se soumettront pas à un esclavage honteux. Je vengerai mes injures:
-si je ne puis inspirer l'amour, j'inspirerai la crainte; et c'est
-surtout à vous, mon plus grand ennemi, parce que vous êtes mon
-créateur, que je jure une haine éternelle. Prenez-y garde: je
-travaillerai à votre destruction, et je ne m'arrêterai pas que je
-n'aie désolé votre cœur, de manière à ce que vous maudissiez
-l'heure de voire naissance».
-
-Une rage infernale l'animait en prononçant ces paroles: sa figure se
-ridait en contorsions trop horribles, pour que des yeux humains pussent
-la regarder; mais il se calma promptement, et il ajouta:
-
-«Je voulais raisonner; mais mon emportement s'y oppose; et cependant
-vous ne réfléchissez pas que vous êtes la cause de ses excès. Si un
-être quelconque éprouvait pour moi quelques emotions de bienveillance,
-je la lui rendrais au centuple; pour cet amour d'une seule créature, je
-ferais la paix avec l'espèce entière! Mais je vois que je me laisse
-aller à des rêves de bonheur qui ne peuvent se réaliser. Ce que je
-vous demande est raisonnable et modéré; je veux une créature d'un
-autre sexe, mais aussi hideuse que moi: ce présent est faible, mais
-c'est tout ce que je puis recevoir et je serai content. Il est vrai que
-nous serons des monstres séparés du monde entier; mais nous en serons
-plus attachés l'un à l'autre. Nous ne vivrons pas heureux, mais nous
-serons innocents, et à l'abri du malheur que j'éprouve maintenant. Ah!
-mon créateur, rendez-moi heureux; qu'un seul bienfait me permette de
-vous exprimer ma reconnaissance! Laissez-moi connaître le plaisir de
-toucher le cœur d'un être existant; ne me refusez pas ce que je vous
-demande»!
-
-Je fus touché. Je frissonnai en pensant aux conséquences que pourrait
-avoir mon consentement; mais je sentis que ses raisonnements étaient
-assez justes. Son histoire et les sentiments qu'il exprimait dans ce
-moment, prouvaient quelque délicatesse. D'ailleurs, ne lui devais-je
-pas, à titre de créateur, toute la portion de bonheur qu'il était en
-mon pouvoir de lui accorder? Il remarqua un changement dans ce que
-j'éprouvais, et il poursuivit.
-
-«Si vous consentez à ma demande, je ne paraîtrai jamais ni devant
-vous, ni devant aucun être humain. J'irai dans les vastes déserts de
-l'Amérique méridionale. Ma nourriture n'est pas celle de l'homme; je
-n'égorge ni l'agneau, ni le chevreau, pour assouvir mon appétit: les
-glands et les graines me suffisent. Ma compagne sera de la même nature
-que moi, et se contentera de la même manière de vivre. Les feuilles
-sèches nous serviront de lit; le soleil brillera pour nous comme pour
-l'homme, et mûrira notre nourriture. Le tableau que je vous présente
-est une image de paix et d'humanité: vous devez sentir que vous ne
-pourriez contrarier mes vœux que par abus de pouvoir et par cruauté.
-Tout à l'heure vous avez été sans pitié pour moi; je lis maintenant
-la compassion dans vos regards; laissez-moi saisir le moment favorable,
-laissez-moi obtenir la promesse de de ce que je désire si ardemment.»
-
---«Tu te proposes, répondis-je, de t'éloigner de la demeure des
-hommes, de vivre dans ces déserts où tu n'auras d'autre société que
-celle des bêtes féroces. Comment pourras-tu persévérer dans cet
-exil, toi qui désires l'amour et la sympathie de l'homme? Tu reviendras
-rechercher encore leur amitié, et tu ne trouveras que leur haine; la
-passion du mal se renouvellera, et tu auras alors une compagne pour
-t'aider à détruire. Cela ne se peut; ne m'en parles plus, car je n'y
-puis consentir».
-
---«Quelle inconstance dans vos sentiments! Il n'y a qu'un moment vous
-étiez ému par mes raisonnements; pourquoi vous endurcissez-vous contre
-mes plaintes? Je vous jure, par la terre que j'habite, et par vous-même
-qui m'avez créé, que je quitterai, avec la compagne que vous me
-donnerez, le voisinage de l'homme, et que nous irons habiter dans le
-lieu le plus sauvage. Je ne serai plus animé par le mal, car je
-connaîtrai la sympathie: ma vie s'écoulera tranquillement; et, à mes
-derniers moments, je ne maudirai pas mon créateur».
-
-Ses paroles firent sur moi un effet étrange. Je fus touché de
-compassion, et je sentis un moment le désir de le consoler; mais, en le
-regardant, en voyant la masse informe se mouvoir et parler, mon cœur se
-souleva, et mes sentiments furent ceux de l'horreur et de la haine. Je
-m'efforçai de les étouffer. Je pensai que, dans l'impossibilité de
-sympathiser avec lui, je n'avais pas droit de le priver de la petite
-portion de bonheur qu'il était encore en mon pouvoir de lui accorder.
-
---«Tu jures d'être bon, lui dis-je; mais n'as-tu pas déjà montré un
-degré de perversité tel que je pourrais avec raison me défier de toi?
-Ne serait-ce pas une feinte pour accroître ton triomphe, en ouvrant une
-plus vaste carrière à ta vengeance?»
-
---«Qu'est-ce? Je croyais avoir excité votre compassion, et vous me
-refusez encore le seul bienfait, qui puisse adoucir mon cœur et me
-rendre bon! Si je n'ai ni devoirs, ni affection, la haine et le crime
-seront mon partage; aimé d'un autre, je n'aurai plus de motif pour
-être criminel, et tout le monde ignorera que j'existe. Mes défauts
-viennent d'une solitude forcée que j'abhorre; et mes vertus se
-formeront nécessairement dans la vie que je passerai avec une créature
-semblable à moi. Je connaîtrai les affections d'un être sensible, et
-je me rattacherai à la chaîne d'existence et d'évènements dont je
-suis maintenant exclus.»
-
-Je me tus quelque temps, pour réfléchir à tout ce qu'il venait de
-dire, et aux différents raisonnements dont il s'était servi. Je
-pensais aux vertus qu'il avait promises au commencement de son
-existence; je compris que tout bon sentiment avait été éteint en lui
-par le dégoût et le mépris qu'il avait éprouvé de ses protecteurs.
-Je n'oubliai pas dans mon calcul son pouvoir et ses menaces: une
-créature qui pouvait exister dans les froides cavernes des glaciers, et
-éviter les poursuites au milieu de précipices inaccessibles, était un
-être qui possédait des facultés contre lesquelles il serait inutile
-de lutter. Après un long silence de réflexion, je conclus que la
-justice qui lui était due, celle qui était due à mes semblables,
-exigeait que je consentisse à sa demande. Je me tournai vers lui, en
-disant:
-
-«Je consens à ta demande; mais j'exige le serment solennel que tu
-quitteras pour toujours l'Europe, et tout autre lieu dans le voisinage
-de l'homme, dès que je remettrai entre tes mains une femme qui
-t'accompagnera dans ton exil».
-
---«Je jure, s'écria-t-il, par le soleil et la voûte azurée du ciel,
-que, si vous vous rendez à ma prière, tant qu'ils existeront, vous ne
-me reverrez jamais. Retournez chez vous, et commencez vos travaux:
-j'observerai leurs progrès avec une sollicitude inexprimable; mais
-soyez sans crainte, je ne paraîtrai que quand vous serez prêt».
-
-À ces mots, il me quitta brusquement, dans la crainte, peut-être, de
-quelque changement dans mes sentiments. Je le vis descendre la montagne
-avec plus de rapidité que le vol d'un aigle, et je le perdis bientôt
-de vue parmi les ondulations de la mer de glace.
-
-Son histoire avait duré toute la journée, et le soleil était sur le
-bord de l'horizon lorsqu'il partit. Il était tard: je devais me hâter
-de descendre vers la vallée, pour n'être pas enveloppé par
-l'obscurité; mais mon cœur était oppressé, et ma marche lente.
-J'étais retardé par la difficulté de courir parmi les petits sentiers
-des montagnes, par l'embarras que j'éprouvais à poser mes pieds avec
-fermeté, et par les émotions dont j'étais occupé, et auxquelles
-avaient donné lieu les diverses circonstances de la journée. La nuit
-était fort avancée lorsque j'arrivai à moitié route du lieu de
-repos. Je m'assis auprès de la fontaine. Les étoiles étaient tantôt
-brillantes, tantôt cachées par les nuages; les sombres pins
-s'élevaient devant moi, et de temps en temps des arbres brisés et
-renversés par terre s'offraient sous mes pas. La scène était d'une
-solennité imposante, et fit naître en moi d'étranges pensées. Je
-pleurai avec amertume, et je frappai mes mains avec désespoir, en
-m'écriant: «Ô étoiles, vents et nuages, vous allez tous me railler:
-si vous avez réellement pitié de moi, ôtez-moi les sens et la
-mémoire; anéantissez-moi; et, si vous n'écoutez pas ma prière,
-fuyez, fuyez, et laissez-moi dans les ténèbres»!
-
-Ces idées étaient extravagantes et tristes; mais je ne puis vous
-décrire combien j'étais accablé par l'éclat des étoiles, et combien
-je prêtais l'oreille à chaque coup de vent, comme s'il devait
-m'entrainer pour me détruire.
-
-Le matin venait de paraître, et je n'étais pas encore arrivé au
-village de Chamouny. À mon retour, mon air hagard et étrange fut peu
-propre à calmer les craintes de ma famille, qui, toute la nuit, avait
-attendu mon retour avec inquiétude.
-
-Le jour suivant, nous retournâmes à Genève. L'intention de mon père,
-en entreprenant ce voyage, avait été de me distraire, et de me rendre
-la tranquillité que j'avais perdue; mais le remède était loin d'avoir
-réussi. Ne pouvant se rendre compte de l'excessive douleur dont je
-paraissais souffrir, il se hâta de retourner à la maison, dans
-l'espoir que le repos et la monotonie d'une vie domestique adouciraient
-insensiblement mes souffrances, quelle qu'en fût la cause.
-
-Pour moi, j'étais indifférent à tous leurs arrangements, et la tendre
-affection de ma bien aimée Élisabeth ne pouvait m'arracher à mon
-désespoir; la promesse, que j'avais faite au Démon, pesait sur mon
-esprit comme le capuchon de fer du Dante sur la tête des hypocrites en
-enfer. Tous les plaisirs de la terre et du ciel passaient devant moi
-comme un songe, et cette pensée seule avait pour moi la réalité de la
-vie. Devez vous vous étonner que je sois quelquefois possédé d'une
-sorte de démence; ou que je voie continuellement autour de moi une
-multitude d'animaux infâmes, et qui m'accablent d'un supplice
-continuel, dont l'horreur m'arrache souvent des cris et des
-gémissements?
-
-Cependant, ces sentiments se calmèrent insensiblement. Je repris les
-habitudes journalières de de la vie, sinon avec intérêt, du moins
-avec assez de tranquillité.
-
-
-
-
-FIN DU TOME DEUXIÈME
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Frankenstein, ou le Prométhée moder
-e Volume 2 (of 3), by Mary Wollstonecraft Shelley
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK FRANKENSTEIN ***
-
-***** This file should be named 62405-0.txt or 62405-0.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
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-Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
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-redistribution.
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-*** START: FULL LICENSE ***
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-used on or associated in any way with an electronic work by people who
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-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
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-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
-Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
-collection are in the public domain in the United States. If an
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-with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
-work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
-through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
-Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
-1.E.9.
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-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
-terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
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-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
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-forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
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-Foundation as set forth in Section 3 below.
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
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-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
-http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at
-809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
-business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
-information can be found at the Foundation's web site and official
-page at http://pglaf.org
-
-For additional contact information:
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- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-
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-
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-
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-
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-
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-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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- The Project Gutenberg eBook of Frankenstein Volume 2 (of 3), by Mary Wollstonecraft Shelley.
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- </head>
-<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Frankenstein, ou le Prométhée moderne
-Volume 2 (of 3), by Mary Wollstonecraft Shelley
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
-
-
-Title: Frankenstein, ou le Prométhée moderne Volume 2 (of 3)
-
-Author: Mary Wollstonecraft Shelley
-
-Translator: Jules Saladin
-
-Release Date: June 20, 2020 [EBook #62405]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK FRANKENSTEIN ***
-
-
-
-
-Produced by Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images
-generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale
-de France.)
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
-
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-</div>
-
-
-<h2>FRANKENSTEIN,</h2>
-
-<h4>OU</h4>
-
-<h2>LE PROMÉTHÉE MODERNE.</h2>
-
-<h4>DÉDIÉ A WILLIAM GODWIN,</h4>
-
-<h5>AUTEUR DE LA JUSTICE POLITIQUE, DE CALEB WILLIAMS, etc.</h5>
-
-<h3>Par M<sup>me</sup> SHELLY, sa nièce.</h3>
-
-<h4>TRADUIT DE L'ANGLAIS PAR J. S.***</h4>
-
-<p><span style="margin-left: 20em;">Créateur, t'ai-je demandé de me tirer de</span><br />
-<span style="margin-left: 21.5em;">l'argile pour me faire homme? T'ai-je</span><br />
-<span style="margin-left: 21.5em;">sollicité de m'arracher du néant?</span></p>
-
-<p style="margin-left: 50%;">MILTON, <i>Paradis perdu.</i></p>
-
-<h4>TOME DEUXIÈME</h4>
-
-<h5>PARIS,</h5>
-
-<h5>CHEZ CORRÉARD, LIBRAIRE</h5>
-
-<h5>PALAIS ROYAL, GALERIE DE BOIS, N.° 258.</h5>
-
-<h5>1821</h5>
-
-
-
-
-<hr class="chap" />
-
-
-<p>TABLE</p>
-<p><a href="#CHAPITRE_VIII">CHAPITRE VIII</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_IX">CHAPITRE IX</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_X">CHAPITRE X</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XI">CHAPITRE XI</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XII">CHAPITRE XII</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XIII">CHAPITRE XIII</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XIV">CHAPITRE XIV</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XV">CHAPITRE XV</a><br />
-<a href="#CHAPITRE_XVI">CHAPITRE XVI</a></p>
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-<hr class="chap" />
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-<h4>FRANKENSTEIN,<br />
-
-OU<br />
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-LE PROMÉTHÉE MODERNE</h4>
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-<hr class="r5" />
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-<h4><a id="CHAPITRE_VIII">CHAPITRE VIII</a></h4>
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-
-<p>Rien n'est plus pénible pour le cœur de l'homme, que le calme glacial
-qui succède aux sentiments divers soulevés par une suite rapide
-d'événements, et la certitude qui enlève en même temps l'espérance
-et la crainte. Justine n'était plus! Et moi je vivais! Le sang
-circulait librement dans mes veines; mais mon cœur était oppressé par
-le désespoir et le remords, dont rien ne pouvait me délivrer. Le
-sommeil fuyait de mes yeux, j'errais comme un mauvais génie, certain
-d'avoir causé d'horribles malheurs, et convaincu que j'en préparais de
-plus horribles encore. Cependant je portais dans le cœur des sentiments
-de bonté et l'amour de la vertu. J'avais commencé la vie avec des
-intentions bienveillantes; et je désirais arriver au moment où je
-pourrais en faire preuve, et me rendre utile à mes semblables.
-Maintenant tout était changé: au lieu de cette paix de conscience, qui
-me permettait de jeter avec satisfaction les yeux sur le passé, et qui
-donnait à mes espérances une force nouvelle, j'éprouvais le remords
-et le sentiment du crime, qui me livraient à des tourments affreux et
-difficiles à dépeindre.</p>
-
-<p>Cette situation d'esprit influa sur ma santé, dont le rétablissement
-était complet. Je fuyais la présence des hommes; j'étais tourmenté
-par la joie et le bonheur des autres; je ne trouvais de consolation que
-dans la solitude... dans une solitude profonde, terrible, semblable à
-la mort.</p>
-
-<p>Mon père s'aperçut avec peine que mon caractère et mes habitudes
-étaient sensiblement changés. Il essaya de me prouver, par des
-raisonnements, combien j'avais tort de m'abandonner à un chagrin
-immodéré. «Pensez-vous, Victor, dit-il, que je ne souffre pas comme
-vous? Il est impossible d'aimer plus un enfant que je n'aimais votre
-frère (des larmes vinrent mouiller ses yeux); mais n'est-t-il pas du
-devoir de ceux qui survivent, de chercher à ne pas augmenter leur
-malheur, en laissant paraître l'excès du chagrin? C'est aussi un
-devoir pour vous-même; car la douleur excessive éteint toutes les
-facultés, ou rend même incapable de remplir les devoirs journaliers,
-sans lesquels l'homme n'est pas propre à la société».</p>
-
-<p>Cet avis était bon; mais il n'était nullement applicable à ma
-position. J'aurais été le premier à cacher mon chagrin et à consoler
-mes amis, si le remords ne s'était mêlé à mes autres sentiments. Je
-ne pus alors répondre à mon père qu'avec un regard de désespoir; et,
-depuis, je cherchai à me dérober à sa vue.</p>
-
-<p>Vers cette époque, à peu près, nous nous retirâmes à notre maison
-de Belrive. Ce changement me fut particulièrement agréable. Notre
-résidence à Genève n'était pas sans inconvénients; car, les portes
-de la ville étant régulièrement fermées à dix heures, il était
-impossible de rester plus tard sur le lac. J'étais libre alors.</p>
-
-<p>Souvent, dans la nuit, quand toute la famille reposait, je prenais une
-barque et passais plusieurs heures sur l'eau. Tantôt, en déployant les
-voiles, j'étais poussé par le vent; tantôt, après avoir ramé
-jusqu'au milieu du lac, je laissais le bateau suivre son propre cours,
-en m'abandonnant à mes tristes réflexions. Souvent tout était
-tranquille autour de moi; seul, j'étais agité au milieu des scènes
-belles et majestueuses qui étaient sous mes yeux, et dont le silence
-n'était interrompu que par le cri des chauves-souris, ou le croassement
-des grenouilles voisines du rivage; eh bien! souvent j'étais tenté de
-me plonger dans le lac silencieux, pour que les eaux m'engloutissent à
-jamais avec tous mes malheurs; mais j'étais retenu en pensant à la
-douleur de l'héroïque Élisabeth, que j'aimais tendrement, et dont
-l'existence était attachée à la mienne. Je pensais aussi à mon
-père, et au frère qui me restait: les laisserai-je, par une lâche
-désertion, exposés, sans protection, à la méchanceté du Démon que
-j'avais lancé au milieu d'eux?</p>
-
-<p>Dans ces moments, des larmes amères inondaient mon visage. Je désirais
-que la paix rentrât dans mon esprit, mais je ne la voulais que pour
-leur offrir des consolations et le bonheur. Vains désirs! le remords
-m'ôtait toute espérance. J'avais causé des maux irréparables, et
-j'étais continuellement agité par la crainte, que le monstre que
-j'avais créé, ne commit quelque nouveau forfait. J'avais un
-pressentiment confus que tout n'était pas fini, et qu'il commettrait
-encore quelque crime signalé, et dont l'énormité effacerait presque
-le souvenir du passé. J'avais toujours sujet de craindre, dès qu'une
-personne qui m'était chère, restait en arrière. On ne peut se figurer
-l'horreur que m'inspirait ce démon. Si je pensais à lui, mes dents se
-serraient, mes yeux s'enflammaient, et je brûlais d'ôter cette vie que
-j'avais donnée avec tant d'imprudence. Si je pensais à ses crimes et
-à sa méchanceté, ma haine et ma vengeance passaient toutes les bornes
-de la modération. Je serais monté au sommet le plus élevé des Andes,
-si j'avais pu, de là, le précipiter à leur pied. Je désirais le
-revoir, afin de faire retomber ma colère sur sa tête, et de venger la
-mort de Guillaume et de Justine.</p>
-
-<p>Notre maison était celle du deuil. La santé de mon père était
-fortement ébranlée par l'horreur des derniers événements. Élisabeth
-était triste et découragée: elle ne trouvait plus de bonheur dans ses
-occupations accoutumées; il lui semblait que tout plaisir était un
-sacrilège envers les morts; elle pensait qu'une douleur éternelle et
-les larmes étaient le juste tribut qu'elle devait payer à l'innocence
-indignement sacrifiée. Ce n'était plus cette heureuse personne qui,
-quelques années auparavant, errait avec moi sur les bords du lac, et
-parlait avec ravissement de notre avenir. Elle était devenue grave, et
-parlait souvent de l'inconstance de la fortune, et de l'instabilité de
-la vie humaine.</p>
-
-<p>«En réfléchissant, mon cher cousin, disait-elle, à la mort
-malheureuse de Justine Moritz, je ne vois plus le monde et ses œuvres,
-comme ils me paraissaient autrefois. Avant cette fin tragique, je ne
-voyais, dans les actions vicieuses et dans les injustices, que je lisais
-dans les livres ou dont j'entendais le récit, que des contes
-d'autrefois, ou des maux imaginaires; du moins ils étaient éloignés,
-et plus familiers à la raison qu'à l'imagination; mais maintenant le
-malheur a pénétré parmi nous, et les hommes me paraissent comme
-autant de monstres altérés de sang. Il faut cependant que je sois
-injuste. Tout le monde a cru la pauvre fille coupable; et, certes, si
-elle avait commis le crime qui l'a conduite à l'échafaud, elle serait
-la plus perverse des créatures humaines. Pour quelques bijoux,
-assassiner le fils de sa bienfaitrice et amie, enfant dont elle avait
-pris soin depuis sa naissance, et qu'elle paraissait aimer comme le
-sien! Je ne donnerais mon consentement à la mort de personne; mais je
-n'aurais pas hésité à regarder un être semblable comme indigne de
-rester dans le sein de la société: cependant elle était innocente. Je
-sais, je sens qu'elle l'était; vous partagez cette conviction, et votre
-opinion confirme la mienne. Hélas! Victor, quand le mensonge prend si
-bien l'air de la vérité, qui peut être assuré d'un bonheur certain?
-J'éprouve le même sentiment que si je marchais sur le bord d'un
-précipice, auprès duquel mille personnes seraient rassemblées, et
-chercheraient à me pousser dans l'abîme. Guillaume et Justine ont
-été assassinés, et le meurtrier échappe; il reste dans le monde,
-libre? et peut-être respecté. Je serais condamnée à mourir sur
-l'échafaud pour les mêmes crimes, que je ne voudrais pas changer de
-sort avec un être semblable».</p>
-
-<p>J'écoutai ce discours dans la plus extrême agitation. J'étais le
-véritable meurtrier, non par le fait, mais par l'effet. Élisabeth
-remarqua facilement mon angoisse, prit ma main avec bonté, et me dit:
-«Mon bien cher cousin, il faut vous calmer. Dieu sait combien j'ai
-été affectée de ces événements; mais je ne suis pas aussi
-malheureuse que vous. Il y a, dans votre figure, une expression de
-désespoir, et quelquefois de vengeance, qui me fait trembler. Soyez
-calme, mon cher Victor; je sacrifierai ma vie pour votre repos. Nous
-serons certainement heureux au sein de notre pays natal, et loin du
-monde, qui pourra troubler notre tranquillité»?</p>
-
-<p>En parlant ainsi, elle versait des larmes, et semblait se refuser aux
-consolations mêmes qu'elle me donnait; mais, en même temps, elle
-sourit, afin d'écarter le sombre nuage qui m'entourait. Mon père, à
-qui l'expression des malheurs, empreinte sur mon visage, ne semblait que
-l'exagération de ce chagrin, que je devais naturellement éprouver,
-pensa qu'un amusement conforme à mon goût, serait le meilleur moyen de
-me rendre cette tranquillité d'esprit dont je jouissais auparavant.
-C'est dans cette vue qu'il était venu à la campagne; ce fut dans la
-même vue qu'il nous proposa de faire tous ensemble une excursion dans
-la vallée de Chamouny. Je l'avais déjà parcourue; mais Élisabeth et
-Ernest ne la connaissaient pas; et tous deux avaient souvent témoigné
-un vif désir de voir un endroit, dont on leur avait dépeint les
-merveilles et la magnificence. Nous partîmes de Genève, pour cette
-tournée, vers le milieu du mois d'août, c'est-à-dire, près de deux
-mois après la mort de Justine.</p>
-
-<p>Le temps était singulièrement beau; et, si mon chagrin eut été de
-nature à se dissiper par quelque distraction, l'excursion que nous
-avions entreprise, aurait certainement eu le résultat que mon père se
-proposait. Je ne pus néanmoins m'empêcher d'être touché de la
-beauté de la scène; elle me faisait quelquefois oublier mon chagrin,
-sans pouvoir l'effacer. Pendant le premier jour, nous voyageâmes en
-voiture. Le matin nous avions aperçu, de loin, les montagnes vers
-lesquelles nous nous avancions insensiblement. Nous vîmes le vallon à
-travers lequel nous montions, et qui était formé par la rivière
-d'Arve, dont nous suivions le cours, se refermer sur nous par degrés;
-et, au coucher du soleil, nous nous trouvâmes entourés, de tous
-côtés, d'immenses montagnes et de précipices; nous entendions la
-rivière rouler avec fracas parmi les rochers, et les cascades jaillir
-bruyamment autour de nous.</p>
-
-<p>Le lendemain, nous continuâmes notre voyage sur des mules. Plus nous
-nous élevions, plus l'aspect de la vallée était magnifique et
-enchanteur. Les châteaux en ruine, suspendus sur les précipices, des
-montagnes couvertes de pins, l'Arve impétueux, les hameaux qu'on voyait
-de tous côtés parmi les arbres, tout formait une scène d'une beauté
-singulière. Elle paraissait plus belle et plus sublime, vue du côté
-des Alpes, dont la cime et les pyramides blanches et brillantes
-s'élevaient au-dessus de nous, et semblaient appartenir à une autre
-terre habitée par une autre race d'hommes.</p>
-
-<p>Nous passâmes le pont de Pélissier; là, le ravin que forme la
-rivière s'ouvrit devant nous, et nous nous mimes à gravir la montagne
-qui le domine. Bientôt après nous entrâmes dans la vallée de
-Chamouny, plus merveilleuse et plus sublime, mais non aussi belle et
-aussi pittoresque que celle de Servox que nous venions de traverser.
-Elle était bornée par de hautes montagnes couvertes de neige; mais
-nous ne vîmes plus de châteaux en ruines, ni de campagnes fertiles.
-D'immenses glaciers bordaient la route; nous entendions les avalanches
-tomber avec un bruit semblable au roulement du tonnerre; nous pouvions
-même distinguer l'espèce de fumée qu'elles laissaient sur leur
-passage. Le mont Blanc, le suprême et magnifique mont Blanc, s'élevait
-du milieu des pics dont il est entouré, et de sa cime terrible dominait
-toute la vallée.</p>
-
-<p>Pendant ce voyage, j'étais quelquefois avec Élisabeth, occupé à lui
-faire remarquer les différentes beautés de la scène. Souvent je
-retenais ma mule en arrière, pour me livrer à mes douloureuses
-réflexions. D'autres fois, je poussais l'animal au-devant de mes
-compagnons, pour les oublier, eux, le monde, et moi-même par dessus
-tout. Lorsque j'étais à quelque, distance, je mettais pied à terre,
-et me jetais sur le gazon, accablé par l'horreur et le désespoir. Nous
-arrivâmes à Chamouny à huit heures du soir. Mon père et Élisabeth
-étaient très-fatigués; Ernest, qui nous accompagnait, était content
-et dispos. La seule chose qui le contrariât dans son plaisir, était le
-vent du sud, et la pluie, dont ce vent semblait être le précurseur.</p>
-
-<p>Nous nous retirâmes de bonne heure dans nos appartements. Je ne sais si
-ma famille trouva le sommeil, du moins je ne dormis pas. Je restai
-plusieurs heures à ma fenêtre, à observer la pâle lueur qui
-éclairait le sommet du mont Blanc, et à écouter le bruit de l'Arve,
-qui coulait sous ma fenêtre.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="CHAPITRE_IX">CHAPITRE IX</a></h4>
-
-
-<p>Le lendemain, malgré les prédictions de nos guides, le temps fut beau,
-mais nuageux. La source de l'Arveyron fut le premier but de notre
-curiosité: puis, nous parcourûmes la vallée jusqu'au soir. Ces
-scènes sublimes et magnifiques étaient la plus grande consolation que
-je pusse recevoir. Elles élevaient mes idées; et, si elles ne
-pouvaient bannir mon chagrin, du moins elles parvenaient à le dompter
-et à le calmer. Elles faisaient aussi quelque diversion dans mon
-esprit, aux pensées dont il était occupé depuis un mois. Je rentrai
-le soir, fatigué, mais moins malheureux, et je pus causer avec ma
-famille, plus gaîment qu'il ne m'était arrivé depuis quelque temps.
-Mon père était satisfait, et Élisabeth pleine de joie: «Mon cher
-cousin, dit-elle, vous voyez quel bonheur vous répandez dès que vous
-êtes heureux; ne succombez plus à la tristesse».</p>
-
-<p>Le jour suivant, vers le matin, la pluie tomba par torrents, et d'épais
-brouillards cachèrent la cime des montagnes. Je me levai de bonne
-heure, avec un sentiment de mélancolie extraordinaire. Le temps me
-causait une impression dont je n'étais pas le maître: je revins à mes
-anciennes idées, et je retombai dans ma douleur. Je savais combien mon
-père serait surpris de ce changement subit: je voulus l'éviter
-jusqu'à ce que je fusse assez remis, pour pouvoir cacher les sentiments
-qui m'accablaient. Je savais aussi qu'on passerait la journée dans
-l'auberge; je résolus d'aller seul sur le sommet du mont Anvert, sans
-craindre la pluie, l'humidité et le froid, que j'étais accoutumé à
-supporter. Je me souvenais de l'effet terrible et toujours nouveau, dont
-mon esprit fut frappé, lorsque je vis ce glacier pour la première
-fois. Son aspect m'avait alors rempli d'un ravissement sublime, qui
-donnait des ailes à l'âme, et la transportait de ce monde de
-ténèbres, dans un séjour de lumière et de joie. La vue des beautés
-de la nature avait toujours l'effet d'élever mon esprit, et de me faire
-oublier les soucis passagers de la vie. Je connaissais le chemin: je
-résolus d'aller seul; je n'aurais voulu emmener personne; car la
-grandeur solitaire de la scène aurait cessé d'exister.</p>
-
-<p>La pente est escarpée, mais la route est coupée de petits détours
-sans fin, au moyen desquels on peut gravir la direction perpendiculaire
-de la montagne. C'est une scène effrayante de désolation. On voit dans
-mille endroits les traces de l'avalanche d'hiver: la terre est jonchée
-d'arbres brisés et renversés; les uns sont entièrement détruits,
-d'autres sont couchés sur les rochers saillants de la montagne, ou sur
-d'autres arbres qu'ils traversent. Plus haut, la route est entrecoupée
-par des ravins de neige, au fond desquels des pierres roulent
-continuellement; l'un d'eux est surtout si dangereux, que le plus léger
-bruit, par exemple, la voix d'une personne qui parle haut, donne à
-l'air une commotion suffisante pour attirer la mort sur sa tête. Les
-pins ne sont ni grands ni touffus, mais sombres, et ajoutent à la
-sévérité de la scène. Je regardai la vallée qui était au-dessous
-de moi; d'épais brouillards, s'élevant des rivières qui la
-traversent, couronnaient les montagnes opposées, dont les sommets
-étaient cachés dans les nuages uniformes, tandis que la pluie tombait
-abondamment d'un ciel noir, et augmentait l'impression mélancolique que
-je recevais de ces divers tableaux. Hélas! pourquoi l'homme se
-glorifie-t-il d'avoir des sensations supérieures à celles de la brute,
-puisqu'elles ne servent qu'à multiplier ses besoins? Si nous étions
-bornés à éprouver la faim, la soif et le désir, nous serions presque
-libres; mais nous sommes émus par le moindre vent, par un mot prononcé
-au hasard, ou par le souvenir que réveille ce mot.</p>
-
-
-<blockquote>
-<p>Voulons-nous nous reposer? un rêve a le pouvoir d'agiter notre sommeil.
-Voulons-nous quitter le lit? une seule pensée peut troubler la
-journée. Sentir, concevoir, ou raisonner; rire ou pleurer; s'abîmer
-dans le malheur, ou bannir les soucis, n'est qu'une seule et même
-chose; car il y a une fin, ou au chagrin, ou à la joie. Les jours ne
-peuvent se ressembler; rien ne peut durer; tout est variable!</p></blockquote>
-
-
-<p>Il était presque midi lorsque j'arrivai au sommet de la montagne. Je
-m'assis quelque temps sur le rocher qui domine la mer de glace. Elle
-était couverte de brouillards; les montagnes qui l'entourent en
-étaient également voilées. Dans ce moment, une brise dissipa le
-nuage, et je descendis sur le glacier. Sa surface est très-inégale:
-elle s'élève ou s'abaisse comme les flots d'une mer agitée, et parait
-sillonnée de crevasses profondes. La plaine de glace a près d'une
-lieue d'étendue: je mis près de deux heures à la traverser. La
-montagne opposée est un rocher nu et perpendiculaire. En face de moi,
-s'élevait le mont Anvert, à la distance d'une lieue, et au-dessus le
-mont Blanc avec une majesté terrible. Je m'arrêtai dans une crevasse
-du rocher, à contempler cette scène merveilleuse et effrayante. La
-mer, ou plutôt le vaste fleuve de glace, était renfermé dans des
-montagnes, dont les cimes aériennes dominaient les abîmes. Leurs pics,
-couverts de glace et éclatants, brillaient à la lumière du soleil
-parmi les nuages. Mon cœur, qui, auparavant, était plein de tristesse,
-éprouva alors une sorte de joie, et je m'écriai: «Esprits errants,
-s'il est vrai que vous soyez errants, et que vous ne reposiez pas dans
-vos lits étroits, accordez-moi ce faible bonheur, ou enlevez-moi aux
-plaisir de la vie pour me porter parmi vous».</p>
-
-<p>À ces mots, je vis tout à coup un homme à quelque distance, qui
-s'avançait vers moi avec une rapidité surnaturelle. Il franchissait
-les crevasses de glace, parmi lesquelles j'avais marché avec
-précaution; il s'approcha, et me parut d'une stature qui excédait
-celle d'un homme. Je fus troublé: un brouillard couvrit mes yeux, et je
-me sentis évanouir; mais je fus bientôt remis par le vent froid des
-montagnes. En portant les yeux sur l'être qui approchait de plus en
-plus, je reconnus (objet de haine et d'effroi), celui que j'avais
-créé. Je frissonnai de rage et d'horreur, décidé à attendre son
-approche, et à engager avec lui un combat mortel. Il approcha; sa
-figure exprimait une douleur amère, mêlée de dédain et de
-perversité, et portait en même temps l'empreinte d'une laideur trop
-horrible, pour être supportable aux yeux des hommes. Mais je la
-remarquai à peine; la colère et la haine m'avaient d'abord privé de
-l'usage de la parole, et je ne la recouvrai que pour l'accabler de
-l'expression de ma fureur, de ma haine et de mon mépris.</p>
-
-<p>«Démon, m'écriai-je, oses-tu venir près de moi? et ne crains-tu pas
-que je fasse tomber sur ta tête, le poids de ma terrible vengeance?
-Éloigne-toi, vil insecte, ou plutôt demeure, afin que je te réduise
-en poudre!.... Ah! si je pouvais, en terminant ta malheureuse existence,
-rendre à la vie ces victimes que tu as si méchamment immolées»!</p>
-
-<p>&mdash;«Je m'attendais à cette réception, dit le démon; le monde hait les
-malheureux. Combien alors je dois être détesté, moi qui suis plus
-malheureux qu'aucun être vivant! Vous aussi, mon créateur, vous me
-détestez, et me méprisez, moi qui vous dois l'existence, et à qui
-vous êtes attaché par des liens que la mort de l'un de nous pourra
-seule dissoudre. Vous voulez me tuer? Comment oser vous jouer ainsi de
-la vie? Faites votre devoir envers moi; je ferai le mien envers vous et
-le reste de l'espèce humaine. Si vous consentez à mes conditions, je
-ne troublerai ni vous, ni elle; mais si vous vous y refusez, je
-rassasierai la mort, jusqu'à ce qu'elle regorge du sang de vos derniers
-amis».</p>
-
-<p>&mdash;«Monstre abhorré! Démon que tu es! les tortures de l'enfer sont une
-vengeance trop douce pour tes crimes. Misérable démon! tu me reproches
-de t'avoir créé; viens donc, que j'arrache l'existence que je t'ai si
-imprudemment donnée».</p>
-
-<p>Ma rage était au comble: je m'élançai vers lui, poussé par tous les
-sentiments qui peuvent animer un homme, contre l'existence d'un autre.</p>
-
-<p>Il m'échappa sans peine, et me dit: «Calmez-vous! Je vous engage à
-m'écouter, avant de donner cours à votre haine contre ma tête
-maudite. N'ai-je pas assez souffert, sans que vous cherchiez à aggraver
-mon malheur! Quoique la vie ne soit qu'une accumulation de tourments,
-elle m'est chère, et je la défendrai. Souvenez-vous que vous m'avez
-fait plus puissant que vous ne l'êtes vous-même; ma taille est
-supérieure à la vôtre; mes membres sont plus souples; mais je
-n'essaierai pas de lutter avec vous. Je suis votre créature; et je veux
-être doux et docile envers le maître et le roi que la nature m'a
-donné, si vous remplissez envers moi les devoirs qui vous sont
-confiés. Ah! Frankenstein, ne soyez pas équitable pour les autres, et
-assez injuste envers moi, pour me fouler aux pieds, moi, pour qui votre
-justice, votre clémence et votre affection devraient être réservées.
-Souvenez-vous que je suis votre créature. Je devrais être pour vous un
-Adam; mais je suis plutôt l'ange déchu, que vous privez du bonheur,
-sans que j'aie commis aucun forfait. Partout je vois le bonheur, dont je
-suis seul irrévocablement exclus. J'étais bienveillant et bon; le
-malheur m'a rendu semblable au génie du mal. Rendez-moi heureux, et je
-pratiquerai encore la vertu».</p>
-
-<p>&mdash;«Éloigne-toi, je ne veux pas t'entendre. Il ne peut y avoir rien de
-commun entre toi et moi; nous sommes ennemis. Éloigne-toi, ou essayons
-nos forces dans un combat, où l'un de nous devra succomber».</p>
-
-<p>&mdash;«Comment pourrais-je vous émouvoir? Rien ne vous portera à jeter un
-regard favorable sur votre créature, qui implore votre bonté et votre
-compassion. Croyez-moi, Frankenstein: j'étais porté au bien; mon âme
-respirait l'amour de l'humanité: mais ne suis-je pas isolé,
-misérablement isolé dans la nature? Vous m'abhorrez, vous qui êtes
-mon créateur; quel espoir puis-je avoir en vos semblables, qui ne me
-doivent rien? Ils me méprisent et me haïssent. Les montagnes désertes
-et les affreux glaciers sont mon refuge. J'ai erré ici pendant
-plusieurs jours; les cavernes de glace, que seul je ne crains pas, sont
-une demeure pour moi, et la seule que l'homme n'envie point. Je reste
-dans ces climats glacés, qui me sont plus favorables que l'homme. Si
-toute l'espèce humaine savait que j'existe, elle ferait comme vous, et
-s'armerait pour me détruire. Ne dois-je pas haïr, à mon tour, ceux
-qui m'abhorrent? Je ne garderai aucune mesure avec mes ennemis. Je suis
-malheureux, et ils partageront mon malheur. Cependant, il est en votre
-pouvoir d'adoucir mon sort, et de le délivrer d'un démon, qui, si vous
-n'y prenez garde, peut devenir si terrible, que, non-seulement vous et
-votre famille, mais mille autres seront enveloppés dans sa rage.
-Laissez-vous aller à la pitié, et ne me dédaignez pas. Écoutez mon
-histoire: lorsque vous l'aurez entendue, abandonnez-moi, ou ayez pitié
-de moi, selon que vous m'en jugerez digne; mais, écoutez-moi. Les
-criminels ont obtenu des lois humaines, toutes cruelles qu'elles soient,
-le droit de parler pour leur propre défense, avant d'être condamnés.
-Écoutez-moi, Frankenstein. Vous m'accusez d'un meurtre; et, cependant,
-vous détruiriez avec joie votre propre créature. Ah! louez
-l'éternelle justice de l'homme! Cependant, je ne vous demande pas de
-m'épargner: écoutez-moi; et alors, si vous pouvez, et si vous le
-voulez, détruisez l'ouvrage de vos mains».</p>
-
-<p>&mdash;«Pourquoi me rappelles-tu des circonstances dont la pensée me fait
-frissonner, et que j'ai créées moi-même pour mon malheur? Maudit soit
-le jour, Démon exécrable, où tu vis, pour la première fois, la
-lumière! Maudites soient les mains qui t'ont formé! Malédiction sur
-moi-même! Tu m'as rendu malheureux au-dessus de toute expression. Tu ne
-m'as pas laissé la force de voir si je suis juste ou injuste envers
-toi: Éloigne-toi! délivre-moi de la vue de ta forme détestée».</p>
-
-<p>&mdash;«Je puis vous en délivrer, mon créateur, dit-il, en plaçant,
-devant mes yeux, ses mains que je repoussai avec violence; ainsi, j'ôte
-à votre vue ce que vous abhorrez. Vous pouvez encore m'écouter, et
-m'accorder votre pitié: je vous la demande, au nom des vertus que j'ai
-possédées autrefois. Écoutez mon histoire; elle est longue et
-étrange, et la température de ce lieu n'est pas bonne pour vos
-sensations délicates; venez dans ma cabane sur la montagne. Le soleil
-est encore élevé dans les cieux; avant qu'il descende pour se cacher
-derrière ces précipices couverts de neige, et éclairer un autre
-monde, vous aurez entendu mon histoire, et vous pourrez vous décider.
-Il dépend de vous que je quitte à jamais le voisinage de l'homme, et
-que je mène une vie innocente, ou que je devienne le fléau de vos
-semblables, et l'auteur de votre prompte ruine».</p>
-
-<p>À ces mots, il marcha à travers la glace: je le suivis. Mon cœur
-était gonflé, et je ne lui répondis pas; mais, en avançant je pesai
-les différents motifs dont il s'était servi, et me déterminai du
-moins à écouter son récit. Cette résolution, dans laquelle la
-curiosité entrait pour beaucoup, fut confirmée par un sentiment de
-compassion. Jusqu'à présent, j'avais cru qu'il était le meurtrier de
-mon frère: je voulus connaître si cette conviction était à tort ou
-à raison. Pour la première fois, aussi, je sentis quels étaient les
-devoirs d'un créateur envers celui qu'il a formé; je compris que je
-devais le rendre heureux, avant de me plaindre de sa méchanceté: ces
-motifs m'engagèrent à consentir à sa demande. Nous nous mîmes donc
-à traverser la glace y et à gravir le rocher opposé. L'air était
-froid; la pluie recommençait à tomber: nous entrâmes dans la cabane;
-le Démon avec un air d'allégresse, moi le cœur oppressé et l'esprit
-abattu. J'avais consenti à l'écouter; je m'assis auprès du feu
-qu'avait allumé mon odieux compagnon: il commença ainsi son histoire.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="CHAPITRE_X">CHAPITRE X</a></h4>
-
-
-<p>«J'ai beaucoup de peine à me rappeler les premiers moments de mon
-existence; tous les événements de cette époque ne se retracent à ma
-mémoire qu'avec confusion et en désordre. Une étrange multiplicité
-de sensations me saisit; je vis, je touchai, j'entendis et je sentis à
-la fois; mais ce ne fut que long-temps après que j'appris à distinguer
-les opérations de mes divers sens. Je me souviens que, par degrés, une
-lumière plus forte agit sur mes nerfs, et me força de fermer les yeux.
-L'obscurité qui vint à régner me troubla; mais à peine m'en
-étais-je aperçu, qu'en ouvrant les yeux, comme je le suppose
-maintenant, la lumière vint de nouveau m'éclairer. Je marchai, et je
-crois que je descendis; mais je remarquai, dans ce moment, que mes
-sensations subissaient un grand changement. Auparavant, des corps
-sombres et opaques m'avaient entouré, sans que je pusse ni les toucher
-ni les voir; je vis alors que je pouvais errer en liberté, sans aucun
-obstacle que je ne pusse ou surmonter ou éviter. La lumière devint de
-plus en plus oppressive pour moi, et la chaleur me fatiguant à mesure
-que je marchais, je cherchai un endroit pour être à l'ombre. Ce fut
-dans la forêt, près d'Ingolstadt, que je me reposai de ma fatigue sur
-le bord d'un ruisseau, jusqu'à ce que, tourmenté par la fin et la
-soif, je m'éveillai de mon assoupissement. Je mangeai quelques graines
-que je trouvai sur les arbres ou sur le sol; j'étanchai ma soif au
-ruisseau, je m'étendis à terre, et m'endormis. Tout me parut sombre
-autour de moi lorsque je me réveillai; l'air était froid, et je fus
-presque effrayé, comme par instinct, de me trouver ainsi isolé. Avant
-de quitter votre appartement, j'avais ressenti le froid, et je m'étais
-couvert de quelques hardes; mais elles ne pouvaient suffire pour me
-protéger contre les rosées de la nuit. J'étais un malheureux sans
-appui, et digne de pitié; je ne connaissais rien et ne pouvais rien
-distinguer; mais, dominé par le chagrin qui me gagnait de toutes les
-manières, je m'assis et pleurai.</p>
-
-<p>»Bientôt une douce lumière brilla dans les cieux, et me fit éprouver
-un sentiment de plaisir. Je me levai et vis un astre rayonnant sortir du
-milieu des arbres. Je contemplai avec une sorte d'étonnement cet astre
-dont la marche était lente, mais dont la lumière éclairait ma route,
-et j'allai de nouveau chercher des graines. J'avais encore froid, mais
-je trouvai, par hasard, sous un arbre un large manteau dont je me
-couvris, et je m'assis à terre. Aucune idée distincte n'occupait mon
-esprit; tout était confus. Je sentais la faim, la soif, la lumière et
-l'obscurité; d'innombrables sons frappaient mes oreilles, et des
-parfums divers mon odorat. Le seul objet que je pusse distinguer était
-la brillante lune, sur laquelle je fixai mes yeux avec plaisir.</p>
-
-<p>»Les jours et les nuits s'étaient déjà succédés plusieurs fois, et
-l'astre de la nuit était considérablement diminué, lorsque je
-commençai à démêler mes sensations les unes des autres. Je
-distinguai insensiblement le clair ruisseau où j'étanchais ma soif, et
-les arbres qui m'ombrageaient de leur feuillage. Je fus dans
-l'enchantement d'avoir découvert qu'un son agréable, qui souvent
-frappait mon oreille, sortait du gosier des petits animaux aîlés, dont
-la masse innombrable avait bien souvent intercepté la lumière à mes
-yeux. Je commençai aussi à observer, avec plus de soin, les formes qui
-m'entouraient, et à voir les limites de la brillante voûte de lumière
-qui me couvrait. Tantôt je cherchais à imiter les chants agréables
-des oiseaux, sans pouvoir y réussir; tantôt je voulais exprimer mes
-sensations à ma manière; mais je rendais des sons rudes et
-inarticulés dont j'étais effrayé, alors même que je ne les entendais
-plus.</p>
-
-<p>»La lune avait cessé de paraître; mais j'étais encore dans la
-forêt, quand son disque reparut de nouveau moins étendu. Pendant ce
-temps, mes sensations étaient devenues plus nettes, et mon esprit
-recevait chaque jour de nouvelles idées. Mes yeux s'accoutumaient à la
-lumière; je voyais les objets dans leur véritable forme; je distinguai
-l'insecte de l'herbe, et, par degrés, une herbe d'une autre. Le chant
-du passereau me sembla grossier, tandis que celui du merle et de la
-grive était doux et enchanteur.</p>
-
-<p>»Un jour que j'étais transi de froid, je trouvai un feu qui avait
-été laissé par quelques mendiants vagabonds, et dont la chaleur me
-réchauffa agréablement. Dans ma joie, je mis la main sur les braises
-ardentes, mais je la retirai sur-le-champ en laissant échapper un cri
-de douleur. Combien il me sembla étrange que la même cause produisit
-des effets si opposés! J'examinai les matières du feu, et à ma
-satisfaction, je m'aperçus qu'il était composé de bois. Je réunis
-promptement quelques branches; mais elles étaient humides et ne purent
-s'allumer. J'en fus affligé, et je m'assis en examinant de nouveau
-l'action du feu. Le bois mouillé que j'avais placé auprès, se sécha
-et s'enflamma. Je réfléchis sur ce fait, et en touchant les branches
-je découvris la cause, et m'occupai à rassembler une grande quantité
-de bois que je mis à sécher, et que je destinai à l'entretien du feu.
-La nuit vint, et le sommeil avec elle; j'eus la plus grande crainte que
-mon feu ne s'éteignit; je le couvris avec soin de bois sec et de
-feuilles, au-dessus desquelles je plaçai des branches humides;
-j'étendis alors mon manteau, me couchai sur la terre, et me livrai au
-sommeil.</p>
-
-<p>»Réveillé dès le matin, j'eus pour premier soin de visiter le feu.
-Je ne l'eus pas plutôt mis à découvert, qu'un léger vent l'enflamma
-bientôt. Ce fut une nouvelle remarque pour moi; je fis avec des
-branches une espèce d'éventail pour rallumer les braises, si elles
-étaient près de s'éteindre. Au retour de la nuit, je vis avec plaisir
-que le feu avait le double avantage d'éclairer et de chauffer, et que
-la découverte de cet élément m'était utile pour ma nourriture; car
-il me parut que quelques-uns des mets, que les voyageurs avaient
-laissés, étaient cuits, et avaient bien meilleur goût que les graines
-que je cueillais aux arbres. J'essayai donc de préparer ma nourriture
-de la même manière, en la plaçant sur les charbons embrasés. Je vis
-que les graines étaient dépouillées par cette opération, et que les
-noix et les racines en étaient bien meilleures.</p>
-
-<p>»Cependant, la nourriture devint rare, au point que je passais souvent
-la journée entière à chercher vainement quelques glands pour assouvir
-ma faim. Frappé de cette observation, je résolus de quitter le lieu
-que j'avais habité, pour en chercher un où je pourrais plus facilement
-satisfaire le petit nombre de besoins que j'éprouvais. Dans cette
-émigration, je m'affligeai profondément de la perte du feu que le
-hasard m'avait présenté, et que je ne savais comment rallumer. Je
-passai plusieurs heures à réfléchir sérieusement à cette
-difficulté; mais je fus obligé d'abandonner tous les essais que je
-faisais pour la vaincre; et, enveloppé de mon manteau, je m'enfonçai
-dans le bois, en me dirigeant vers le soleil couchant. Je passai trois
-jours à errer de cette manière, et enfin je découvris la campagne. La
-neige était tombée en abondance pendant la nuit précédente, et les
-champs étaient d'une blancheur uniforme. Cette vue me parut triste, et
-je sentis mes pieds glacés par la substance froide et humide qui
-couvrait la terre.</p>
-
-<p>»Sept heures venaient de sonner: j'étais impatient de pourvoir à ma
-nourriture et de trouver un abri. Enfin, j'aperçus une petite cabane
-sur un terrain élevée et qui avait sans doute été bâtie pour la
-commodité de quelque berger. C'était un spectacle nouveau pour moi:
-j'en examinai la structure avec beaucoup de curiosité. La porte était
-ouverte; j'entrai. Un vieillard était assis près d'un feu, sur lequel
-il préparait son déjeuner. Au bruit qu'il entend, il se retourne, me
-voit, pousse un cri, sort de la cabane, et court à travers les champs
-avec une rapidité dont il paraissait à peine capable à son extérieur
-débile. Je fus un peu surpris de sa forme, qui ne ressemblait à rien
-de ce que j'avais vu, et surtout de sa fuite. Mais je fus enchanté en
-regardant la cabane. La neige ni la pluie n'y pouvaient pénétrer; la
-terre était sèche, et elle me présentait alors une retraite aussi
-délicieuse et aussi belle, que semblait le Pandémonium aux génies de
-l'Enfer, après leurs souffrances dans le lac de feu. Je dévorai avec
-joie les restes du déjeuner du berger, qui consistait en pain, en
-fromage, en lait et en vin; mais sans être flatté de ce dernier objet;
-accablé par la fatigue, je m'étendis sur la paille et je m'endormis.</p>
-
-<p>»Il était midi quand je me réveillai. Excité par la chaleur du
-soleil, qui se réfléchissait avec éclat sur la terre couverte de
-neige, je me déterminai à recommencer mes voyages; je pris soin de
-placer les restes du déjeuner du paysan dans une besace que je trouvai;
-et, pendant plusieurs heures, je poursuivis ma route à travers champs,
-jusqu'à un village où je parvins au coucher du soleil: je fus
-émerveillé. Des cabanes, d'agréables chaumières et d'élégantes
-maisons appelaient tour à tour mon admiration. Les végétaux dans les
-jardins, le lait et le fromage sur les fenêtres de quelques
-chaumières, excitaient mon appétit. J'entrai dans l'une des plus
-apparentes; mais j'avais à peine franchi le seuil de la porte, que les
-enfants jetèrent des cris, et qu'une des femmes s'évanouit. Tout le
-village fut en l'air; les uns se mirent à fuir, les autres à
-m'attaquer, au point que, fortement meurtri par les pierres et autres
-projectiles qu'on me lançait, je m'échappai dans la campagne, et me
-réfugiai, rempli d'effroi, dans une petite cabane abandonnée, et qui
-me paraissait bien chétive auprès des palais que j'avais vus dans le
-village. Cette cabane, cependant, était contiguë à une chaumière
-d'une apparence agréable; mais, après l'expérience que je venais de
-faire, et qui m'avait coûté si cher, je n'osai pas y rentrer. Le lieu
-qui me servait d'asile était construit en bois; mais il était si bas,
-que je ne pouvais m'y tenir debout qu'avec peine. Le sol n'était pas
-recouvert d'un plancher, mais il était très-sec. J'avais l'avantage de
-pouvoir me garantir dans cette enceinte de la neige et de la pluie,
-malgré le vent qui y pénétrait par d'innombrables fentes.</p>
-
-<p>»Dans cette retraite, je m'étendis à terre, heureux de l'avoir
-trouvée, quelque mauvaise qu'elle fût, contre l'intempérie de la
-saison, et encore plus contre la barbarie des hommes.</p>
-
-<p>»Dès le matin, je sortis de ma cabane pour voir la chaumière
-adjacente, et examiner si je pouvais rester dans l'habitation que
-j'avais trouvée. Elle était adossée à la chaumière, et entourée,
-sur les côtés qui étaient exposés, d'une étable à cochons et d'une
-source d'eau limpide. De l'autre côté, elle présentait une ouverture
-par laquelle j'étais entré. Je couvris alors de pierres et de bois
-toutes les crevasses par lesquelles je pouvais être aperçu, mais de
-manière à pouvoir les déranger dans l'occasion pour sortir: je ne
-recevais la lumière que par l'étable, mais je n'avais pas besoin d'en
-recevoir davantage.</p>
-
-<p>»Je venais de disposer ainsi mon habitation, et de la garnir de paille
-fraîche, quand je vis de loin la figure d'un homme. Je rentrai; car je
-me souvenais trop bien du traitement que j'avais éprouvé la veille,
-pour me mettre en son pouvoir. Cependant, j'avais pourvu à ma
-subsistance pour ce jour-là, en enlevant un morceau de pain grossier;
-je m'étais emparé aussi d'une coupe, afin de boire, plus commodément
-que dans ma main, l'eau pure qui coulait auprès de ma retraite. Du
-reste, j'étais à l'abri de l'humidité, et je pouvais même éprouver
-quelque chaleur dans le voisinage de la cheminée de la chaumière.</p>
-
-<p>»Avec ces précautions, je résolus de résider dans cette cabane,
-jusqu'à ce qu'une nouvelle circonstance me détournât de cette
-résolution. C'était vraiment un paradis, en comparaison de la sombre
-forêt, ma première résidence, des branches à travers lesquelles je
-recevais la pluie, et de la terre toujours humide. Je déjeunai avec
-plaisir: après ce repas, j'allais enlever une planche pour puiser un
-peu d'eau, lorsque j'entendis un pas. Je mis l'œil à une petite fente,
-et je vis une jeune personne, un seau sur la tête, passer devant ma
-cabane. Elle était jeune et gentille, différente de ce que m'ont paru
-depuis les villageoises et les servantes de ferme. Son vêtement était
-simple, et se composait d'un jupon bleu, et grossier, et d'une jaquette
-de toile; sa belle chevelure était tressée, mais sans ornement; son
-visage avait l'expression de la souffrance et de la tristesse. Elle
-disparut; mais elle revint bientôt, portant le seau qui était alors
-presque rempli de lait. Au moment où elle passa, elle parut incommodée
-du fardeau. Un jeune homme, dont la figure exprimait le plus profond
-désespoir, vint au devant d'elle, prononça quelques mots avec un air
-de mélancolie, prit le seau sur la tête de la jeune fille, et le porta
-lui-même dans la chaumière. Elle le suivit, et ils disparurent. Peu
-après, je vis le jeune homme, quelques outils à la main, traverser le
-champ derrière la chaumière. La jeune fille avait d'autres soins,
-tantôt dans la maison, tantôt dans la basse-cour.</p>
-
-<p>»En examinant mon habitation, je reconnus qu'une des fenêtres de la
-chaumière en avait d'abord occupé une partie, mais les panneaux
-avaient été fermés avec du bois. Il y avait cependant dans un de ces
-panneaux, une petite fente presqu'imperceptible, et par laquelle l'œil
-pouvait à peine pénétrer. À travers cette fente, on distinguait une
-petite chambre très-propre et très-soignée, mais peu meublée. Dans
-un coin, auprès d'un petit feu, était assis un vieillard, la tête
-appuyée sur les mains, dans l'attitude de la douleur. La jeune fille
-était occupée à arranger la chaumière; elle prit dans un tiroir un
-objet qui exigea le mouvement de ses mains, et s'assit auprès du
-vieillard. Celui-ci tenait un instrument, et en tira bientôt des sons
-plus doux que le chant de la grive ou du rossignol. Ce tableau était
-agréable, même pour moi, pauvre malheureux, qui n'avais jamais
-auparavant rien vu de beau. Les cheveux blancs, et la physionomie
-bienveillante du vieillard, commandaient le respect, en même temps que
-les manières douces de la jeune fille inspiraient l'amour. Il joua un
-air doux et triste, et je vis des larmes couler des yeux de son aimable
-compagne, tandis que le vieillard n'y prit garde que lorsqu'elle poussa
-des sanglots. Il prononça quelques mots auxquels la belle créature ne
-répondit qu'en laissant l'ouvrage, et en tombant à ses pieds. Il la
-releva, et sourit avec tant de bonté et d'affection, que j'éprouvai
-des sensations d'une nature particulière et accablante: c'était un
-mélange de peine et de plaisir, tel que je n'en avais encore jamais
-éprouvé, soit par la faim ou le froid, soit par la chaleur ou le
-plaisir de manger. J'étais incapable de soutenir ces émotions: je
-quittai la fenêtre.</p>
-
-<p>»Bientôt après le jeune homme revint, portant du bois sur ses
-épaules. La jeune fille le reçut à la porte, aida à le décharger de
-son fardeau, apporta quelques morceaux de bois, et les mit au feu; le
-jeune homme l'amena dans un coin de la chaumière, et lui montra un
-grand pain et un morceau de fromage. Elle parut contente, et s'empressa
-d'aller chercher dans le jardin quelques racines et quelques plantes,
-qu'elle plaça dans l'eau et ensuite sur le feu. Elle se remit ensuite
-à son ouvrage, pendant que le jeune homme alla dans le jardin, et parut
-occupé à bêcher la terre et à planter des racines. Une heure après,
-la jeune femme alla le rejoindre, et ils rentrèrent ensemble dans la
-chaumière.</p>
-
-<p>»Pendant ce temps, le vieillard était resté pensif; mais à
-l'approche de ses compagnons il prit un air plus gai. Ils se mirent à
-table: le repas fut promptement terminé. La jeune femme fut encore
-occupée à arranger la chaumière; le vieillard se promena en dehors au
-soleil, pendant quelques minutes, appuyé sur le bras du jeune homme.
-Rien ne pouvait surpasser la beauté du contraste qu'offraient ces deux
-excellentes créatures. L'un était vieux, avait des cheveux blancs, et
-une physionomie qui respirait la bienveillance et la tendresse. La
-figure du jeune homme était douce et gracieuse, et ses traits de la
-plus belle régularité; cependant ses yeux et son attitude exprimaient
-le plus profond chagrin et le désespoir. Le vieillard rentra dans la
-chaumière; et le jeune homme, avec des outils différents de ceux dont
-il s'était servi le matin, dirigea ses pas à travers les champs.</p>
-
-<p>»La nuit arriva bientôt; mais à mon grand étonnement, je vis que les
-habitants de la chaumière avaient un moyen de prolonger le jour par
-l'usage des lumières; et je fus charmé de voir que le coucher du
-soleil ne mettait pas fin au plaisir que j'éprouvais à observer mes
-voisins. Pendant la soirée, la jeune fille et son compagnon se
-livrèrent à différentes occupations que je ne comprenais pas; et le
-vieillard reprit l'instrument, qui produisit les sons divins qui
-m'avaient enchanté le matin. Dès qu'il eût cessé, le jeune homme se
-mit, non pas à chanter; mais à prononcer des sons monotones, qui ne
-ressemblaient nullement à l'harmonie de l'instrument du vieillard, ni
-aux chants des oiseaux; je sus depuis qu'il lisait à haute voix, mais
-alors je ne connaissais pas la science des mots ou des lettres.</p>
-
-<p>»La famille donna quelques moments à ces différentes occupations,
-éteignit ses lumières, et se retira, suivant mes conjectures, pour se
-livrer au repos.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XI">CHAPITRE XI</a></h4>
-
-
-<p>»Je m'étendis sur la paille sans pouvoir dormir. Je pensais à tout ce
-dont j'avais été témoin pendant le jour. J'étais surtout frappé des
-manières douces de ces gens; et je désirais aller les trouver, mais je
-n'osais m'y résoudre. Je me souvenais trop bien du traitement que
-j'avais éprouvé le soir précédent de la part des barbares
-villageois, et je me déterminai, quelque fût la conduite que je dusse
-tenir par la suite, à rester tranquille dans ma cabane, à observer, et
-à essayer de découvrir les motifs qui dirigeaient leurs actions.</p>
-
-<p>»Les habitants de la chaumière se levèrent le lendemain matin avant
-le soleil. La jeune femme arrangea la chaumière et prépara à manger;
-le jeune homme partit après le premier repas.</p>
-
-<p>»Cette journée se passa de même que la précédente. Le jeune homme
-était constamment occupé au dehors, et la jeune fille à différents
-travaux dans l'intérieur: Le vieillard, que je reconnus bientôt
-aveugle, passait ses heures de loisir avec son instrument, ou en
-contemplation. Rien ne pouvait surpasser l'amour et le respect, que les
-jeunes habitants de la chaumière montraient envers leur vénérable
-compagnon. Ils lui rendaient avec grâce tous les petits services
-d'affection et de devoir; et ils en étaient récompensés par son
-bienveillant sourire.</p>
-
-<p>»Ils n'étaient pas entièrement heureux. Le jeune homme et sa compagne
-se retiraient souvent à l'écart, et avaient l'air de pleurer. Je ne
-connaissais pas le motif de leur malheur; mais j'en étais profondément
-affecté. Si ces aimables créatures étaient malheureuses, il était
-moins étrange que je le fusse, moi qui étais un être imparfait et
-isolé. Cependant, pourquoi ces êtres charmants étaient-ils
-malheureux? Ils possédaient une maison délicieuse qui, du moins,
-était telle à mes yeux; ils n'éprouvaient aucun besoin: ils avaient
-un feu pour les réchauffer lorsqu'ils ressentaient le froid, et des
-viandes exquises pour apaiser leur faim; ils étaient couverts de hardes
-excellentes; et, de plus, ils jouissaient de la société et de la
-conversation l'un de l'autre, en échangeant chaque jour des regards
-d'affection et de bonté. Que voulaient dire leurs larmes?
-Exprimaient-elles réellement la douleur? Je ne pus d'abord résoudre
-ces questions; mais une attention suivie et le temps m'expliquèrent
-beaucoup de choses qui paraissaient d'abord énigmatiques.</p>
-
-<p>»Il se passa beaucoup de temps avant que je découvrisse l'unique cause
-de l'inquiétude de cette aimable famille; c'était la pauvreté dont
-ils avaient à supporter toute l'horreur. Ils n'avaient d'autre
-nourriture que les végétaux de leur jardin, et le lait d'une vache,
-qui en avait fort peu pendant l'hiver, et que ses maîtres pouvaient à
-peine soutenir. Il leur est arrivé souvent, je crois, de souffrir des
-atteintes poignantes de la faim, surtout aux deux plus jeunes habitants
-de la chaumière, qui, plusieurs fois, plaçaient à manger devant le
-vieillard, sans se rien réserver.</p>
-
-<p>»Ce trait de bonté me toucha sensiblement. J'avais l'habitude, pendant
-la nuit, de dérober une partie de leurs provisions pour ma propre
-consommation; mais, touché de la peine que je faisais à ces
-excellentes gens, je cessai, et me nourris de graines, de noix, et de
-racines, que je cueillais dans un bois voisin.</p>
-
-<p>»Je découvris aussi d'autres moyens de les aider dans leurs travaux.
-Je vis que le jeune homme passait une grande partie de ses journées à
-ramasser du bois pour le feu de la famille; pendant la nuit je prenais
-souvent ses outils, dont je connus bientôt l'usage, et je rapportais
-assez de bois pour la consommation de plusieurs jours.</p>
-
-<p>»Je me souviens qu'à la première fois, la jeune femme en ouvrant la
-porte le matin, parut très-étonnée de voir une grande pile de bois.
-Elle dit quelques mots à haute voix, et le jeune homme accourut, en
-exprimant aussi sa surprise. Je remarquai, avec plaisir, qu'il n'alla
-pas à la forêt ce jour là, mais qu'il le passa à réparer la
-chaumière et à cultiver le jardin.</p>
-
-<p>»Peu à peu, je fis une découverte d'un intérêt encore plus grand.
-Je vis que ces personnes avaient une manière de se communiquer leurs
-idées et leurs sentiments par des sons articulés. Je m'aperçus que
-leurs paroles étaient suivies du plaisir ou de la peine, du sourire ou
-de la tristesse, tantôt dans l'esprit, tantôt sur la physionomie de
-ceux qui les entendaient. Je les croyais doués d'une science divine, je
-désirais ardemment l'apprendre; mais j'étais déconcerté à chaque
-essai que je tentai. Leur prononciation était vive, et les mots dont
-ils se servaient, n'ayant aucune concordance apparente avec les objets
-visibles, je ne pouvais trouver aucun moyen d'éclaircir le mystère de
-leur rapport. Cependant, à force de persévérance, et après avoir vu
-dans ma cabane plusieurs phases de la lune, je découvris les noms qui
-convenaient à quelques-uns des objets les plus familiers du discours:
-j'appris et appliquai les mots <i>feu, lait y pain</i> et <i>bois.</i> J'appris
-aussi les noms des habitants de la cabane eux-mêmes. Le jeune homme et
-sa compagne avaient chacun plusieurs noms; mais le vieillard n'avait que
-celui de <i>père.</i> La jeune fille s'appelait <i>sœur</i> ou <i>Agathe</i>, et le
-jeune homme <i>Félix, frère</i> ou <i>fils.</i> Je ne saurais décrire le
-plaisir que j'éprouvai en connaissant les idées appropriées à chacun
-de ces sons, et en parvenant à les prononcer. Je distinguai plusieurs
-autres mots, sans pouvoir les comprendre ou les appliquer, tels que
-<i>bon, très-cher, malheureux.</i></p>
-
-<p>»Je passai l'hiver ainsi. Les habitudes douces et la beauté des
-habitants de la chaumière me les rendaient chers. Étaient-ils dans
-l'affliction, je me sentais affligé. Étaient-ils contents, je
-sympathisais avec eux. Je vis peu d'autres personnes que celles dont je
-vous parle; et, si des étrangers entraient dans la cabane, leurs
-manières dures et leur air grossier ne servaient qu'à relever à mes
-yeux la supériorité de mes amis. Le vieillard, je pus le voir,
-essayait souvent d'encourager ses enfants; et quelquefois il les
-appelait pour bannir leur tristesse. Il leur parlait avec un air de
-gaîté, une expression de bonté qui me faisait plaisir à moi-même.
-Agathe écoutait avec respect, ses yeux se remplissaient quelquefois de
-pleurs qu'elle cherchait à cacher; mais en général sa figure et son
-ton étaient plus gais après les exhortations paternelles. Il n'en
-était pas de même de Félix. Il était toujours le plus triste du
-groupe; et il me parut, même malgré l'inexpérience de mes sens, avoir
-plus souffert que ses amis. Mais si son air était plus chagrin, sa voix
-était plus joyeuse que celle de sa sœur, surtout quand il s'adressait
-au vieillard.</p>
-
-<p>»Je pourrais rapporter des exemples sans nombre, qui ne sont pas
-importants, mais qui peignent le caractère de ces aimables habitants.
-Au milieu de la pauvreté et du besoin, Félix aimait à porter à sa
-sœur la première petite fleur blanche qui perçait la neige. Le matin
-de bonne heure, avant le lever d'Agathe, il balayait la neige qui
-obstruait le chemin de la laiterie, tirait de l'eau du puits, et portait
-le bois qui était au dehors de la maison, où, à son étonnement
-continuel, il trouvait une provision toujours faite par une main
-invisible. Pendant le jour, il travaillait quelquefois pour un fermier
-voisin; du moins je l'ai pensé, en le voyant sortir souvent, et ne
-revenir que pour dîner, et sans porter de bois avec lui. Quelquefois il
-travaillait dans le jardin; mais il y avait peu à faire dans la saison
-de la gelée; alors il lisait pour le vieillard et Agathe.</p>
-
-<p>»Cette lecture m'avait d'abord extrêmement embarrassé; mais, par
-degrés, je reconnus qu'il prononçait en lisant les mêmes sons que
-ceux dont il faisait usage en parlant. J'en tirai la conséquence qu'il
-trouvait sur le papier des signes pour des paroles, dont il avait le
-sens. Je désirais vivement les connaître; mais comment le pouvais-je,
-moi qui ne comprenais même pas les sons que marquaient les signes?
-Cependant, je fis des progrès sensibles dans cette science, mais je
-n'en fis pas assez pour suivre aucune sorte de conversation, malgré mon
-application et mes efforts. J'étais porté à ce travail par le désir
-de me découvrir aux habitants de la chaumière, et par la nécessité
-de n'en faire l'essai qu'après avoir appris leur langage; certain que,
-si je parlais comme eux, je les effrayerais moins de la difformité de
-ma figure, dont j'avais eu connaissance par le contraste que j'avais
-continuellement sous les yeux.</p>
-
-<p>»J'avais admiré les formes accomplies de mes voisins, leur grâce,
-leur beauté, et leur teint délicat; mais combien je fus effrayé quand
-je me vis dans une eau transparente! Je reculai d'abord, me refusant à
-croire que je me fusse réfléchi dans ce miroir; convaincu enfin que
-j'étais en réalité le monstre qui est devant vous, je fus pénétré
-du plus profond désespoir et de la mortification la plus cruelle.
-Hélas! je ne connaissais pas encore les funestes effets de cette
-difformité!</p>
-
-<p>»Le soleil devint plus chaud, et la lumière du jour plus longue. La
-neige disparut, les arbres cessèrent d'en être couverts, et la terre
-reprit une couleur noire. Dès-lors Félix eut beaucoup d'occupations,
-et ces braves gens ne furent plus exposés à l'horrible famine dont ils
-étaient menacés. Leur nourriture, comme je le remarquai depuis, était
-grossière, mais abondante; ils mangeaient suivant leurs besoins.
-Plusieurs nouvelles espèces de plantes vinrent dans le jardin qu'ils
-cultivaient; et ces gages de consolation se multipliaient chaque jour à
-mesure que la saison avançait.</p>
-
-<p>»Le vieillard, appuyé sur son fils, se promenait tous les jours à
-midi, lorsqu'il ne pleuvait pas; car j'entendais dire qu'il pleuvait,
-quand le ciel versait ses eaux. La pluie tombait souvent; mais un vent,
-qui s'élevait, séchait promptement la terre; et la saison devint enfin
-bien plus agréable qu'elle n'avait été.</p>
-
-<p>»Mon genre de vie dans la cabane était uniforme. Le matin, je suivais
-les mouvements de mes voisins; et dès qu'ils se dispersaient pour leurs
-diverses occupations, je dormais: je passais le reste du jour à
-observer mes amis. Lorsqu'ils s'étaient retirés pour se livrer au
-repos, j'allais dans la forêt, s'il y avait clair de lune, ou si la
-nuit était étoilée, chercher ma nourriture et du bois pour la
-chaumière. À mon retour, il était souvent nécessaire que je
-balayasse la neige qui était sur leur chemin; je faisais aussi tous les
-autres travaux auxquels j'avais vu Félix se livrer. Je remarquais
-ensuite leur étonnement sur ces travaux exécutés par une main
-invisible; et une ou deux fois, je les entendis dans cette occasion,
-prononcer les mots <i>bon génie, miracle</i>; mais je ne comprenais pas
-alors la signification de ces termes.</p>
-
-<p>»Mes pensées devinrent plus actives; j'étais impatient de découvrir
-les motifs et les sentiments de ces aimables créatures; je cherchais à
-savoir pourquoi Félix paraissait si malheureux et Agathe si triste. Je
-croyais, insensé que j'étais! que je pourrais rendre le bonheur à ces
-êtres qui le méritaient si bien. Pendant mon sommeil ou loin d'eux,
-les formes du vénérable aveugle, de la douce Agathe et du bon Félix,
-se présentaient à mon esprit. Je les regardais comme des êtres
-supérieurs, qui devaient être les arbitres de ma destinée future. Mon
-imagination se figurait le moment où je me présenterais devant eux, et
-la réception qu'ils me feraient. Je pensais qu'ils supporteraient
-difficilement le premier abord, mais que, par une conduite douce et des
-paroles conciliantes, je pourrais gagner leur faveur, et ensuite leur
-amour.</p>
-
-<p>»Ces pensées me réjouirent et m'animèrent d'une nouvelle ardeur. Je
-m'appliquai à apprendre à parler. Mes organes étaient rudes, il est
-vrai, mais souples; ma voix ressemblait fort peu à la douce musique de
-leurs intonations, mais elle prononçait avec assez de facilité les
-mots que je comprenais.</p>
-
-<p>»Les ondées favorables et la chaleur vivifiante du printemps,
-changèrent beaucoup l'aspect de la terre. Les hommes, qui, avant cette
-métamorphose, avaient paru cachés dans des souterrains, se
-dispersèrent pour s'adonner à différents genres de culture. Les
-chants des oiseaux furent plus gais, et les feuilles commencèrent à
-garnir les arbres. Heureuse, heureuse terre, digne d'être habitée par
-des dieux, qui, un moment auparavant, était froide, humide, et
-malsaine! Mes esprits étaient transportés par cet aspect enchanteur de
-la nature; le passé fut effacé de ma mémoire, le présent était
-tranquille, et l'avenir s'embellissait des rayons brillants de
-l'espérance, et de mille joies anticipées.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XII">CHAPITRE XII</a></h4>
-
-
-<p>»J'arrive maintenant à la partie la plus intéressante de mon
-histoire. Je rapporterai les évènements qui ont bouleversé tous mes
-sentiments, et m'ont fait tel que je suis aujourd'hui.</p>
-
-<p>»Le printemps s'avançait rapidement; le temps devint beau, et le ciel
-sans nuages. J'étais surpris que la terre, auparavant déserte et
-triste, fût alors brillante de verdure et des fleurs les plus belles.
-Mes sens étaient charmés et rafraîchis par une infinité d'odeurs
-délicieuses et de vues magnifiques.</p>
-
-<p>»Un jour, c'était celui consacré périodiquement au repos par mes
-voisins, le vieillard jouait de la guitare, et ses enfants
-l'écoutaient. Je remarquai sur la figure de Félix une expression de
-mélancolie inconcevable; il soupirait fréquemment. Le père suspendit
-sa musique, et, à son air, je jugeai qu'il demandait à son fils la
-cause de son chagrin: Félix répondit gaîment au vieillard, qui allait
-reprendre son instrument, lorsqu'on entendit frapper à la porte.</p>
-
-<p>»C'était une dame à cheval, suivie d'un paysan pour guide. Elle
-était vêtue de noir, et couverte d'un voile épais de la même
-couleur. Agathe fit une question, à laquelle l'étrangère ne
-répondit, qu'en prononçant d'une voix douce le nom de Félix. Sa voix
-était harmonieuse, mais différente de celle de mes amis. À son nom,
-Félix accourut promptement vers la dame, qui, en le voyant, releva son
-voile, et me laissa voir une figure d'une beauté et d'une expression
-angéliques. Ses cheveux étaient d'un noir brillant, et tressés avec
-soin; ses yeux noirs, mais pleins de douceur et de feu; ses traits d'une
-proportion régulière; son teint admirable, et ses joues embellies par
-les grâces.</p>
-
-<p>»Félix parut transporté de plaisir en la voyant; son visage, d'où le
-chagrin fut banni, exprima sur-le-champ une joie vive, et dont je
-l'aurais à peine cru capable; ses yeux étincelaient; ses joues
-étaient animées par le plaisir; et, dans ce moment, il me parut aussi
-beau que l'étrangère. Elle semblait livrée à divers sentiments: elle
-versait des larmes, et en même temps elle tendait la main à Félix,
-qui la baisait avec ravissement, et l'appelait, autant que je pus le
-distinguer, sa chère Arabe. Elle ne paraissait pas le comprendre, mais
-elle souriait. Il l'aida à descendre de cheval, renvoya son guide, et
-la conduisit dans la chaumière. Une conversation eut lieu entre lui et
-son père. La jeune étrangère se jeta aux pieds du vieillard, et
-voulut baiser sa main; mais il la releva et l'embrassa avec affection.</p>
-
-<p>»Je vis bientôt, que l'étrangère prononçait des sons articulés, et
-faisait usage d'un langage particulier; mais qu'elle n'était pas plus
-comprise par les habitants de la chaumière, qu'elle ne les comprenait
-elle-même. Ils faisaient beaucoup de signes, que je ne savais pas
-interpréter; mais je m'aperçus que sa présence répandait la gaîté
-dans la chaumière, et dissipait leur chagrin comme le soleil dissipe le
-brouillard du matin. Félix paraissait surtout heureux, et accueillait
-son Arabe avec le sourire du bonheur. Agathe, la sensible Agathe,
-baisait les mains de l'aimable étrangère; lui montrait son frère, et
-semblait lui expliquer, par des signes, qu'il avait été triste
-jusqu'au moment de son arrivée. Quelques heures se passèrent ainsi à
-des démonstrations de joie dont je ne comprenais pas la cause. Je ne
-tardai pas à voir, au retour fréquent d'un son que l'étrangère
-répétait après eux, qu'elle cherchait à apprendre leur langue, et je
-pensai aussitôt à profiter des mêmes instructions pour le même but.
-L'étrangère apprit dans la première leçon à-peu-près vingt mots
-dont je connaissais déjà la plupart; mais je retins les autres.</p>
-
-<p>»À la nuit, Agathe et l'Arabe se retirèrent de bonne heure. En se
-séparant de l'étrangère, Félix lui baisa la main, et lui dit: «Bon
-soir, chère Safie». Il resta beaucoup plus long-temps que de coutume,
-à s'entretenir avec son père. Je jugeai que leur aimable hôte, dont
-le nom était sans cesse prononcé, était le sujet de leur
-conversation. Je désirais ardemment les comprendre, j'y employais
-toutes mes facultés; mais je me consumai en vains efforts.</p>
-
-<p>»Le lendemain matin, Félix alla à son ouvrage; de son côté, Agathe
-ne négligea aucune de ses occupations ordinaires. Quand elle eut tout
-terminé, l'Arabe s'assit aux pieds du vieillard, prit sa guitare et
-joua quelques airs si beaux et si touchons, qu'ils m'arrachèrent des
-larmes de chagrin et de plaisir à la fois. Elle chantait en modulant sa
-voix en riche cadence, et en l'élevant ou la baissant tour à tour
-comme le rossignol des bois.</p>
-
-<p>»Elle cessa de chanter, et présenta la guitare à Agathe, qui la
-refusa d'abord, mais qui finit par jouer un air simple, en
-l'accompagnant des accents de sa voix, aussi doux, mais moins beaux que
-les accords admirables de l'étrangère. Le vieillard paraissait ravi,
-et dit quelques mots qu'Agathe tâcha d'expliquer à Safie, et par
-lesquels il voulait témoigner tout le plaisir qu'il ressentait de sa
-musique.</p>
-
-<p>»Les jours se passèrent ensuite aussi tranquillement qu'avant
-l'arrivée de l'étrangère; seulement depuis ce moment, la joie avait
-remplacé la tristesse sur le visage de mes amis. Safie était toujours
-gaie et heureuse; elle et moi nous fîmes de rapides progrès dans la
-connaissance de la langue, de sorte qu'en deux mois je commençais à
-comprendre la plupart des mots prononcés par mes protecteurs.</p>
-
-<p>»Pendant ce temps, la terre s'était couverte d'herbage, et les
-collines verdoyantes étaient parsemées de fleurs innombrables, d'une
-odeur et d'une vue agréables; les étoiles pâlissaient au milieu des
-bois devant la clarté de la lune; le soleil devint plus chaud, les
-nuits claires et embaumées. Mes sorties nocturnes étaient pour moi
-délicieuses, mais elles étaient devenues beaucoup plus courtes, depuis
-qu'il n'y avait plus qu'un faible intervalle entre le coucher et le
-lever du soleil; car je ne sortais jamais pendant le jour, dans la
-crainte d'éprouver le traitement dont j'avais souffert précédemment,
-dans le premier village où j'étais entré.</p>
-
-<p>»Mes journées se passaient dans une attention continuelle, afin de
-savoir plus promptement parler: je puis aussi dire avec quelqu'orgueil,
-que mes progrès furent plus rapides que ceux de l'Arabe, qui comprenait
-fort peu et parlait difficilement, tandis que je comprenais et pouvais
-répéter presque tous les mots que j'entendais.</p>
-
-<p>»En apprenant à parler, j'appris aussi la science des lettres, qu'on
-enseignait à l'étrangère. C'était pour moi un grand sujet
-d'étonnement et de plaisir.</p>
-
-<p>»Le livre dont Félix se servait pour instruire Safie, était les
-<i>Ruines</i>, ou <i>Méditations sur les Révolutions des Empires</i>, par
-Volney. Je n'aurais pas compris le sens de ce livre, si Félix, en le
-lisant, n'eût donné des explications très-détaillées. Il avait,
-disait-il, fait choix de cet ouvrage, parce que le style déclamatoire
-imitait le genre des auteurs Orientaux. Avec cet ouvrage, je parvins à
-connaître un peu l'histoire, et à me représenter les différents
-empires qui existent actuellement dans le monde; j'eus aussi
-quelqu'idée des usages, des gouvernements, et des religions des
-différentes nations de la terre. Je connus la paresse des Asiatiques,
-le génie prodigieux et l'activité d'esprit des Grecs, les guerres et
-les vertus admirables des anciens Romains, leur décadence, la chute de
-ce puissant empire, la chevalerie, la chrétienté et les rois. Je
-connus la découverte de l'hémisphère Américain, et je pleurai avec
-Safie sur le malheureux sort de ses premiers habitants.</p>
-
-<p>»Ces récits merveilleux m'inspiraient d'étranges sentiments. Comment
-l'homme était-il si puissant, si vertueux, si grand, et en même temps
-si méchant et si bas? Tantôt il paraissait une véritable émanation
-du mauvais principe; tantôt une conception noble et divine. La grandeur
-d'âme et la vertu me parurent le plus bel ornement d'un être sensible;
-la bassesse et la méchanceté, qui étaient le partage de tant de
-monde, me parurent la plus triste dégradation, une condition plus
-abjecte que celle de la taupe ou du vermisseau. Je fus long-temps avant
-de concevoir comment un homme pouvait se porter à assassiner son
-semblable, ou même pourquoi il y avait des lois et des gouvernements;
-mais, en apprenant les détails des vices et des meurtres, je cessai
-d'être surpris, et je reculai de dégoût et d'horreur.</p>
-
-<p>»Chaque conversation des habitants de la chaumière me présentait
-alors de nouveaux prodiges. Les leçons que Félix donnait à l'Arabe,
-et auxquelles je prêtais toute mon attention, m'expliquèrent
-l'étrange système de la société humaine. J'entendais parler de la
-division des propriétés, de richesses immenses et de pauvreté
-excessive, de rang, de naissance et de noblesse.</p>
-
-<p>»Les mots donnaient lieu aux réflexions. J'appris que les biens les
-plus estimés par vos semblables, étaient une naissance illustre et
-pure avec la richesse. Un seul de ces biens suffisait pour qu'un homme
-fût respecté; mais sans l'un ni l'autre, il était regardé, sauf un
-petit nombre d'exceptions, comme un vagabond et un esclave, fait pour
-consumer ses forces au profit d'un petit nombre d'élus. Et
-qu'étais-je, moi? Je ne connaissais nullement mon origine, ni mon
-créateur; mais je savais que je n'avais ni argent, ni amis, ni aucune
-propriété. J'avais d'ailleurs une figure d'une difformité hideuse et
-repoussante; je n'étais même pas de la même nature que l'homme.
-J'étais plus agile que lui, et je pouvais subsister d'une nourriture
-plus grossière; je supportais l'excès de la chaleur et du froid, sans
-ressentir aucun mal; j'étais enfin d'une taille beaucoup plus élevée
-que celle des hommes. En regardant autour de moi, je ne voyais et
-n'entendais personne qui me ressemblât. En ces moments, je me demandais
-si j'étais un monstre, une difformité que tout le monde fuyait et
-désavouait.</p>
-
-<p>»Je ne saurais décrire la douleur dans laquelle ces réflexions me
-jetèrent: j'essayais de les éloigner, mais le chagrin s'augmentait
-sans cesse avec l'instruction. Ah! que n'étais-je toujours resté dans
-le bois où j'avais pris naissance, sans connaître ni éprouver
-d'autres sensations que celles de la faim, de la soif et de la chaleur!</p>
-
-<p>»De quelle étrange nature est l'instruction! Elle s'attache à
-l'esprit, lorsqu'elle lui a été une fois inculquée, comme le lichen
-au rocher. Je désirais quelquefois bannir toute pensée et tout
-sentiment; mais j'appris qu'il n'y avait qu'un moyen d'étouffer toute
-peine, la mort.... la mort que je craignais, sans pouvoir la comprendre.
-J'admirais la vertu et les bons sentiments, j'aimais les manières
-douces et les aimables qualités de mes voisins; mais j'étais privé de
-communication avec eux, si ce n'est celle que j'obtenais furtivement,
-sans être vu, ni connu, et qui augmentait le désir que j'avais de
-compter parmi mes semblables, sans me satisfaire. Les paroles
-bienveillantes d'Agathe, et le sourire animé de la charmante Arabe,
-n'étaient pas pour moi. Les douces exhortations du vieillard, et la
-conversation vive du bien-aimé Félix, ne s'adressaient pas à moi.
-Malheureux, malheureux que j'étais!</p>
-
-<p>»Je reçus de nouvelles et plus profondes leçons. J'entendis parler de
-la différence des sexes, de la naissance et de la croissance des
-enfants; combien le père aimait le sourire de l'enfant au berceau, et
-les vives saillies d'un fils plus grand; comment la vie de la mère se
-passait dans les soins précieux de leur éducation; comment l'esprit de
-la jeunesse s'étendait et s'instruisait; je sus ce qu'étaient un
-frère, une sœur; et je connus toutes les différentes parentés qui
-lient mutuellement un être à un autre.</p>
-
-<p>»Mais où étaient mes amis et mes parents? Un père n'avait pas eu
-soin des jours de mon enfance, une mère ne m'avait pas béni par son
-doux sourire et ses caresses; ou bien, s'il en avait été ainsi, toute
-ma vie passée n'était qu'un point, un vide dans lequel je ne
-distinguais rien. Ma mémoire avait beau remonter dans le passé, il me
-semblait que j'avais toujours été de la même taille et des mêmes
-proportions. Je n'avais pas encore vu un être qui me ressemblât, ou
-qui recherchât quelque commerce avec moi. Qu'étais-je? Cette question
-revint encore; et je n'y répondis que par des gémissements.</p>
-
-<p>»J'expliquerai bientôt la tendance de ces sentiments. Revenons
-maintenant aux habitants de la chaumière, dont l'histoire excitait en
-moi tour-à-tour des sentiments d'indignation, de plaisir et
-d'étonnement, mais qui ne faisaient qu'ajouter à l'amour et au respect
-que j'avais pour mes protecteurs; car j'aimais à les appeler ainsi par
-une illusion innocente et presque pénible.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XIII">CHAPITRE XIII</a></h4>
-
-
-<p>»J'appris par la suite l'histoire de mes amis. Elle se grava
-profondément dans mon esprit; car elle se composait d'une foule de
-circonstances fort intéressantes et merveilleuses pour un être aussi
-inexpérimenté que moi.</p>
-
-<p>»Le vieillard se nommait de Lacey. Il était descendu d'une bonne
-famille de France, où il avait long-temps vécu dans l'abondance,
-respecté de ses supérieurs et chéri de ses égaux. Son fils avait
-été au service de son pays, et Agathe avait eu rang parmi les dames de
-la plus grande distinction. Peu de mois avant mon arrivée, ils avaient
-vécu dans une grande et riche cité, dont le nom est Paris, entourés
-d'amis, et jouissant de tous les agréments que procurent la vertu, le
-bon goût, ou un esprit cultivé.</p>
-
-<p>»Le père de Safie avait été la cause de leur ruine. C'était un
-marchand Turc, qui avait habité Paris pendant plusieurs années; mais
-qui, pour des raisons que je ne pus apprendre, devint suspect au
-gouvernement. Saisi et jeté en prison le jour même où Safie arriva de
-Constantinople pour le rejoindre, il fut jugé et condamné à mort.
-L'injustice de cette sentence était criante; elle indigna tout Paris,
-dont l'opinion générale fut que la condamnation avait pour motif,
-moins le crime imputé au Turc, que sa religion et ses richesses.</p>
-
-<p>»Félix avait assisté au jugement; en entendant la décision de la
-cour, il ne mit aucune borne à son horreur et à son indignation. Il
-fit, dès ce moment, le vœu solennel de le sauver, et il chercha alors
-les moyens de réussir dans cette entreprise. Après beaucoup d'efforts
-infructueux pour pénétrer dans la prison, il découvrit, dans une
-partie du bâtiment, une fenêtre fortement grillée, qui n'était pas
-gardée, et qui éclairait le donjon où l'infortuné Mahométan,
-chargé de chaînes, attendait, dans le désespoir, l'exécution de
-l'affreuse sentence. Félix visita la grille pendant la nuit, et fit
-connaître au prisonnier les intentions dont il était animé.</p>
-
-<p>»Le Turc, étonné et ravi, tâcha d'exciter le zèle de son
-libérateur, en lui promettant des récompenses et des richesses. Félix
-rejeta ses offres avec mépris; cependant, en voyant l'aimable Safie,
-qui avait la permission de visiter son père, et qui, par ses gestes,
-exprimait sa vive reconnaissance, le jeune homme s'avoua, que le captif
-possédait un trésor qui serait le prix le plus beau de ses peines et
-de ses dangers.</p>
-
-<p>»Le Turc s'aperçut promptement de l'impression que sa fille avait
-faite sur le cœur de Félix, et tâcha de le mettre encore plus dans
-ses intérêts, en promettait de la lui donner en mariage, dès qu'il
-serait parvenu en lieu de sûreté. Félix était trop délicat pour
-accepter cette offre; cependant il regarda la chance de cet événement,
-comme l'accomplissement de son bonheur.</p>
-
-<p>»Les jours suivants, tandis que tout se préparait pour l'évasion du
-marchand, le zèle de Félix fut excité par plusieurs lettres de
-l'aimable Safie, qui parvint à exprimer ses idées dans le langage de
-son amant, par le secours d'un vieux domestique de son père, qui
-comprenait le Français. Elle le remerciait, dans les termes les plus
-ardents, des services qu'il voulait rendre à son père; et en même
-temps elle déplorait avec douceur son propre sort.</p>
-
-<p>»J'ai des copies de ces lettres; car je sus, pendant ma résidence dans
-la cabane, me procurer ce qui était nécessaire pour écrire, et je
-voyais souvent les lettres entre les mains de Félix et d'Agathe. Avant
-de nous séparer, je veux vous les donner; elles confirmeront ce que je
-raconte: pour le moment, comme le soleil est déjà très-bas, je me
-bornerai à vous en dire la substance.</p>
-
-<p>»Safie racontait que sa mère était une Arabe chrétienne, prise et
-emmenée en esclavage par les Turcs; qu'elle avait séduit, par sa
-beauté, le cœur du marchand, et qu'elle en était devenue l'épouse.
-La jeune fille parlait avec orgueil et enthousiasme de sa mère, qui,
-née libre, méprisait l'esclavage auquel elle avait été réduite.
-Elle instruisit sa fille dans les principes de sa religion, et lui
-inspira des pensées élevées et une indépendance d'esprit, défendues
-aux femmes par Mahomet. Elle mourut; mais ses leçons se gravèrent en
-caractères ineffaçables dans le cœur de Safie: celle-ci tomba malade
-en songeant à la nécessité de retourner en Asie, où elle serait
-renfermée dans un harem, et occupée à des amusements puériles, peu
-convenables à la disposition de son âme, accoutumée à de grandes
-idées et à une noble émulation pour la vertu, tandis qu'elle était
-flattée agréablement par la perspective d'épouser un chrétien, et de
-rester dans un pays où les femmes pouvaient prétendre à un rang dans
-la société.</p>
-
-<p>»Le jour fut fixé pour l'exécution du Turc; mais, pendant la nuit qui
-devait la précéder, il avait quitté sa prison, et, avant que le jour
-ne parût, il était éloigné de plusieurs lieues de Paris. Félix
-avait obtenu des passeports en son nom, de même qu'aux noms de son
-père et de sa sœur. Avant de rien entreprendre, il avait communiqué
-son plan à son père, qui rendit facile le succès de la ruse, en
-quittant sa maison, sous le prétexte d'un voyage, et en se cachant avec
-sa fille, dans l'un des quartiers obscurs de Paris.</p>
-
-<p>»Félix prit la route de Lyon avec les fugitifs, et les conduisit par
-le mont Cenis à Leghorn, où le marchand se décida à attendre une
-occasion favorable pour passer en quelque partie de la Turquie.</p>
-
-<p>»Safie résolut de rester avec son père jusqu'au moment de son
-départ. Le Turc, de son côté, n'attendit pas ce moment, pour
-renouveler la promesse d'unir sa fille à son libérateur: Félix ne les
-abandonna pas; et, en attendant cet événement, il jouissait de la
-société de l'Arabe, qui lui montrait la plus simple et la plus tendre
-affection. Safie lui chantait aussi les airs délicieux de son pays
-natal; et il s'entretenait avec elle à l'aide d'un interprète, ou de
-regards expressifs.</p>
-
-<p>»Le Turc permettait cette intimité, et encourageait les espérances
-des jeunes amants, tandis que dans son cœur il avait formé des plans
-tout opposés. Il ne pouvait supporter l'idée que sa fille fût unie à
-un chrétien; mais il craignait le ressentiment de Félix en montrant du
-refroidissement, et il savait qu'il était encore au pouvoir de son
-libérateur, s'il voulait le livrer au gouvernement Italien, sur lequel
-ils s'étaient réfugiés. Il conçut mille plans pour prolonger la ruse
-jusqu'à ce qu'elle ne fût plus nécessaire, et pour emmener
-secrètement sa fille avec lui. Les nouvelles qui arrivèrent de Paris
-secondèrent beaucoup ses projets.</p>
-
-<p>»Le gouvernement de France était fort irrité de l'évasion de sa
-victime, et n'épargna rien pour découvrir et punir celui qui l'avait
-sauvée. Le complot de Félix fut promptement connu, et de Lacey fut
-jeté en prison avec Agathe. Ces nouvelles parvinrent à Félix, et
-l'arrachèrent à ses douces pensées. Son père, aveugle et âgé, et
-son excellente sœur, gémissaient dans un donjon malsain, tandis qu'il
-jouissait de la liberté, et de la société de celle qu'il aimait.
-Cette idée était un supplice pour lui. Il convint sur-le-champ avec le
-Turc, que s'il trouvait une occasion favorable de fuir avant son retour
-en Italie, Safie serait mise dans un couvent à Leghorn. Ce projet
-arrêté, il quitta l'aimable Arabe, partit pour Paris, et se livra à
-la vengeance des lois, dans l'espoir que cette démarche rendrait la
-liberté à M. de Lacey et à Agathe.</p>
-
-<p>»Vain espoir! Ses parents et lui gémirent pendant cinq mois en prison,
-dans l'attente d'un jugement, qui prononça la confiscation de leurs
-biens, et les condamna à un exil perpétuel.</p>
-
-<p>»Ils trouvèrent en Allemagne un misérable asile dans la chaumière
-où je les découvris. Félix ne tarda pas à connaître la perfidie du
-Turc, pour qui lui et sa famille souffraient une oppression inouïe. Ce
-Turc, en apprenant que son libérateur avait perdu toute fortune et tout
-crédit, était devenu traître à sa conscience et à l'honneur, et
-avait quitté l'Italie avec sa fille, en envoyant insolemment à Félix
-une petite somme d'argent, pour qu'il pût, disait-il, se faire un sort.</p>
-
-<p>»Tels étaient les motifs qui affligeaient le cœur du jeune homme, et
-le rendaient, lorsque je le vis d'abord, le plus à plaindre de la
-famille. Il aurait pu supporter la pauvreté, et s'en glorifier même,
-puisqu'elle avait été la récompense de sa vertu; mais l'ingratitude
-du Turc et la perte de sa bien-aimée Safie, étaient des malheurs plus
-amers et plus irréparables. Cependant, dès que la jeune Arabe arriva,
-il se sentit ranimé par une nouvelle vie.</p>
-
-<p>»À peine avait-on appris à Leghorn, que Félix était privé de sa
-fortune et de son rang, que le marchand ordonna à sa fille de ne plus
-penser à son amant, mais de se tenir prête à retourner avec lui dans
-sa patrie. Le cœur généreux de Safie en fut outragé; elle voulut
-faire des remontrances à son père, mais celui-ci la quitta avec
-colère, et en lui réitérant ses ordres tyranniques.</p>
-
-<p>»Peu de jours après, le Turc entra dans l'appartement de sa fille, et
-lui dit précipitamment, qu'il avait des raisons de croire que le secret
-de sa résidence à Leghorn avait été divulgué, et qu'il serait
-bientôt livré au Gouvernement Français. Pour prévenir ce danger, il
-avait loué un vaisseau qui devait le transporter à Constantinople, et
-qui dans quelques heures serait à la voile. Il avait l'intention de
-laisser sa fille aux soins d'un serviteur fidèle, qui l'emmènerait
-aussitôt que la plus grande partie de ses biens serait arrivée à
-Leghorn.</p>
-
-<p>»Seule avec elle-même, Safie réfléchit à la manière dont elle
-devait se conduire dans cette circonstance. Elle envisageait avec
-horreur l'idée de résider en Turquie; sa religion et ses sentiments
-l'en éloignaient. Par quelques papiers de son père, qui tombèrent
-entre ses mains, elle apprit l'exil de son amant et le nom du lieu qu'il
-habitait. Elle hésita quelque temps, mais enfin elle prit une
-détermination. Prenant avec elle quelques bijoux qui lui appartenaient,
-et une petite somme d'argent, elle quitta l'Italie, et partit pour
-l'Allemagne, accompagnée d'une domestique qui était de Leghorn, mais
-qui comprenait un peu la langue Turque.</p>
-
-<p>»Elle arriva saine et sauve dans une ville, à environ vingt lieues de
-la chaumière de M. de Lacey, mais elle y fut retenue par sa suivante
-qui tomba dangereusement malade. Elle lui prodigua les soins de la plus
-tendre affection, sans pouvoir l'empêcher de succomber. Le hasard
-voulut que l'Arabe, qui resta seule, sans connaître la langue du pays
-et les usages du monde, tombât en bonnes mains. La maîtresse de la
-maison où elle avait fait séjour, avait su par l'Italienne le nom de
-l'endroit vers lequel elle se dirigeait, et, après la mort de cette
-pauvre fille, elle prit les mesures les plus convenables, pour que Safie
-arrivât sans danger à la chaumière de son amant».</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XIV">CHAPITRE XIV</a></h4>
-
-
-<p>«Telle était l'histoire de mes chers voisins. J'en fus profondément
-frappé. J'appris même, en comparant les positions de la vie sociale
-qu'elle développait, à admirer les vertus de cette famille, et à
-détester les vices de l'espèce humaine.</p>
-
-<p>»Cependant le crime me paraissait un mal dont j'étais loin. La
-bienveillance et la générosité étaient toujours devant mes yeux, et
-m'inspiraient le désir de devenir acteur dans cette scène active où
-tant d'admirables qualités étaient déployées et mises en jeu. Mais
-en faisant le récit des progrès de mon intelligence, je ne dois pas
-omettre une circonstance qui remonte au commencement du mois d'août de
-la même année.</p>
-
-<p>»J'étais allé un soir, suivant ma coutume, dans le bois voisin, où
-je ramassais ma nourriture, et d'où je rapportais du bois pour mes
-protecteurs. Je trouvai par terre un portemanteau de cuir, qui contenait
-plusieurs articles d'habillement et quelques livres. Je m'en emparai
-avec empressement, et je revins avec ma prise dans ma cabane.
-Heureusement les livres étaient écrits dans la langue dont j'avais
-appris les éléments à la chaumière; c'étaient le <i>Paradis perdu</i>,
-un volume des <i>Vies de Plutarque</i>, et <i>les Passions de Werther.</i> Je
-ressentis la joie la plus vive de posséder ces trésors. Je me mis à
-étudier avec ardeur, et j'exerçais mon esprit sur ces histoires,
-pendant que mes amis se livraient à leurs occupations ordinaires.</p>
-
-<p>»J'aurais peine à vous décrire l'effet de ces livres. Ils me
-présentèrent une infinité de nouvelles images et de nouveaux
-sentiments, qui me remplissaient quelquefois de ravissement, mais qui
-plus souvent me jetaient dans la plus profonde affliction. Dans
-<i>Werther</i>, dont l'histoire simple et touchante offre déjà beaucoup
-d'intérêt, on examine tant d'opinions, et on répand tant de lumières
-sur ce qui avait été précédemment obscur pour moi, que j'y trouvai
-une source intarissable de réflexions, et de nombreux motifs
-d'étonnement. Les habitudes douces et domestiques qu'il décrivait, les
-nobles sentiments et les sensations dont il parlait, et qui se portent
-vers un autre objet que soi-même, s'accordaient bien avec l'expérience
-que j'avais acquise parmi mes protecteurs, et avec les besoins qui
-naissaient pour toujours dans mon sein; mais Werther lui-même me parut
-un être plus divin qu'aucun de ceux que j'avais vus ou imaginés: son
-caractère était exempt de prétentions; mais il était réfléchi. Les
-discussions sur la mort et le suicide étaient propres à me remplir
-d'étonnement. Je ne prétendais pas juger la question; mais j'inclinai
-vers les opinions du héros dont je pleurai la fin, sans la comprendre
-précisément.</p>
-
-<p>»Cependant, en lisant, je faisais une application plus personnelle à
-mes propres sensations et à mon état. Il me parut que j'avais quelque
-ressemblance, et en même temps une étrange différence avec les êtres
-dont je lisais l'histoire, et ceux dont j'écoutais la conversation. Je
-sympathisais avec eux, je les comprenais en partie, mais je n'avais pas
-l'esprit formé; je ne dépendais de personne, je n'avais de rapport
-avec qui que ce fût. Je pouvais librement cheminer vers la tombe;
-personne ne devait venir verser des pleurs sur ma cendre. Mon extérieur
-était hideux, et ma stature gigantesque: Que devais-je en penser? Qui
-étais-je? Qu'étais-je? D'où venais-je? Quelle était ma destinée?
-Ces questions revenaient sans cesse, sans que je pusse les résoudre.</p>
-
-<p>»Le volume des <i>Vies de Plutarque</i>, qui était tombé entre mes mains,
-contenait les histoires des premiers fondateurs des anciennes
-républiques. Ce livre fit sur moi une impression entièrement
-différente de celle que j'avais éprouvée en lisant Werther. Les
-rêveries de ce jeune Allemand m'avaient appris à connaître le
-désespoir et les passions; Plutarque me montra de hautes pensées. Il
-m'élevait au-dessus de la sphère bornée de mes propres réflexions,
-à un point où je pouvais admirer et aimer les héros des siècles
-passés. Il y avait, dans ce que je lisais, beaucoup de choses qui
-étaient au-dessus de mon intelligence et de mon expérience. J'avais
-une connaissance très-confuse des royaumes, des vastes continents, des
-grandes rivières et des mers sans limites; mais je ne connaissais
-nullement les villes, ni les grandes réunions d'hommes. La chaumière
-de mes protecteurs était la seule école où j'eusse étudié la nature
-humaine; Plutarque me développa des actions nouvelles et plus fortes.
-En lisant l'histoire de ces hommes versés dans les affaires publiques,
-qui gouvernaient ou massacraient leurs semblables, je sentis naître en
-moi un ardent amour de la vertu, et une profonde horreur du crime;
-termes dont je ne comprenais pas bien la signification, mais qui, selon
-moi, n'avaient d'autre rapport qu'au plaisir et à la peine. Ces
-sentiments me portèrent naturellement à admirer les législateurs
-pacifiques, tels que Numa, Solon et Lycurgue, de préférence à Romulus
-et Thésée. La vie patriarcale de mes protecteurs contribua à graver
-fortement ces impressions dans mon esprit. Il se peut cependant qu'elles
-eussent été toutes différentes, si j'eusse été initié au monde par
-un jeune soldat, passionné pour la gloire et le carnage.</p>
-
-<p>»Le <i>Paradis perdu</i> excita des émotions tout autres et bien plus
-profondes. Il en fut de cet ouvrage comme des deux autres, qui étaient
-tombés entre mes mains; je le pris pour une histoire véritable. Je me
-sentis agité par tous les sentiments d'étonnement et de crainte, que
-devait exciter la peinture d'un Dieu tout-puissant en guerre avec ceux
-qu'il avait créés. Souvent je m'appliquais à moi-même diverses
-situations, qui offraient un rapport frappant avec la mienne. Selon
-toute apparence, j'avais été créé, comme Adam, sans tenir en rien à
-un être vivant; mais d'un autre côté, son état était bien
-différent du mien. Il était sorti des mains de Dieu, parfait, heureux
-et prospère. Il restait sous la garde même de son créateur; il
-pouvait lui parler, et s'instruire en communiquant avec des êtres d'une
-nature supérieure: moi, j'étais malheureux, sans appui, et seul. Plus
-d'une fois, je considérai Satan comme l'emblème le plus fidèle de ma
-condition; souvent en effet, en voyant le bonheur des mes protecteurs,
-je me sentais, comme lui, rempli d'un sentiment d'envie.</p>
-
-<p>»Une autre circonstance me confirma dans l'opinion que j'avais de
-moi-même. Peu de temps après mon arrivée dans la cabane, je
-découvris quelques papiers dans la poche du vêtement que j'avais
-emporté de votre laboratoire. Je les avais d'abord négligés; mais
-maintenant que je pouvais déchiffrer les caractères qui y étaient
-tracés, je me mis à les étudier. C'était un journal écrit par vous,
-et relatif aux quatre premiers mois qui précédèrent ma création.
-Vous décriviez avec un soin minutieux chaque opération qui concourait
-au progrès de votre ouvrage; vous mêliez à cette histoire le récit
-des évènements qui avaient rapport à votre famille.</p>
-
-<p>»Vous vous souvenez sans doute de ces papiers. Les voici. Rien n'est
-omis de ce qui a rapport à mon origine maudite; toutes les
-circonstances qui l'ont amenée, quelque dégoût qu'elles offrent, y
-sont fidèlement conservées: la description la plus minutieuse de mon
-odieuse et dégoûtante personne y est tracée dans des termes qui
-peignaient votre horreur même, et rendaient la mienne ineffaçable.
-J'étais dans une souffrance affreuse en lisant ces notes. «Jour odieux
-où je reçus la vie, m'écriai-je avec désespoir! Maudit Créateur!
-Pourquoi as-tu formé un monstre si hideux, que toi-même tu t'en es
-éloigné avec dégoût? Dieu a fait l'homme beau, agréable, et à son
-image; ma forme présente aussi une ressemblance avec la tienne; mais
-une ressemblance horrible, plus horrible même par la ressemblance.
-Satan avait ses compagnons, ses diables, pour l'admirer, pour
-l'encourager; et moi, je suis solitaire et détesté».</p>
-
-<p>»Telles étaient mes réflexions pendant mes moments de désespoir et
-de solitude; mais, revenant à contempler les vertus des habitants de la
-chaumière, leur caractère aimable et bienveillant, je me persuadais
-que, lorsqu'ils connaîtraient mon admiration pour leurs vertus, ils
-auraient compassion de moi, et ne feraient pas attention à ma
-difformité personnelle. Pourraient-ils éloigner d'eux un être
-monstrueux, il est vrai, mais qui implorait leur compassion et leur
-amitié? Je résolus, du moins, de ne pas désespérer, et, à tout
-événement, de me préparer à une entrevue qui déciderait de ma
-destinée. Je retardai cet essai de quelques mois; car le succès était
-assez important pour m'inspirer la crainte de ne pas réussir. Du reste,
-j'acquérais tant d'expérience chaque jour, que je ne voulus commencer
-cette entreprise, qu'après avoir ajouté quelques mois de plus à ma
-sagesse.</p>
-
-<p>»Je remarquai, pendant ce temps, plusieurs changements dans la
-chaumière. La présence de Safie répandait le bonheur, et même plus
-d'abondance, parmi les personnes qui l'environnaient. Félix et Agathe
-donnaient plus de temps à leurs amusements et à leurs causeries; et
-ils étaient aidés dans leurs travaux par des domestiques. Ils ne
-paraissaient pas riches, mais ils étaient contents et heureux; leurs
-sentiments étaient paisibles, tandis que les miens devenaient de jour
-en jour plus tumultueux. Le progrès de mes connaissances ne servait
-qu'à me montrer plus clairement dans quelle affreuse position j'étais
-placé. J'entretenais l'espérance, il est vrai; mais elle
-s'évanouissait toujours, au moment où je voyais ma personne
-réfléchie dans l'eau, ou mon ombre à la clarté de la lune: faible
-image, ombre inconstante, dont je m'effrayais midi-même!</p>
-
-<p>»Je m'efforçai de bannir ces craintes, et de m'affermir pour
-l'épreuve que j'avais intention de subir dans quelques mois.
-Quelquefois je laissais mes pensées s'abandonner au délire, et errer
-dans les plaines du paradis; j'osais me représenter ces êtres bons et
-aimables, sympathisant avec mes sentiments et dissipant ma tristesse; je
-croyais voir leurs figures angéliques sourire pour me consoler. Rêves
-insensés! Une Ève n'adoucissait pas mes chagrins, ne partageait point
-mes pensées; j'étais seul. Je me souvenais de la prière qu'Adam
-adressa à son créateur; mais où était le mien? Il m'avait
-abandonné, et, dans l'amertume de mon cœur, je le maudissais.</p>
-
-<p>»L'automne se passa ainsi. Je vis, avec surprise et chagrin, les
-feuilles décroître et tomber, et la nature reprendre cet aspect
-stérile et froid qu'elle présentait, lorsque je vis pour la première
-fois les bois et la lune bienfaisante. Cependant, je ne fis pas
-attention à la température froide de la saison; j'étais plus propre,
-par mon organisation, à endurer le froid que la chaleur; mon plus grand
-plaisir était de voir les fleurs, les oiseaux, et tout le cortège
-enchanteur de l'été. Privé de ces agréments, je tournai davantage
-mon attention vers les habitants de la chaumière. L'absence de l'été
-n'avait pas diminué leur bonheur. Ce bonheur était de s'aimer et de se
-convenir; il ne dépendait que d'eux-mêmes, et n'était pas interrompu
-par ce qui se passait autour d'eux. Plus je les voyais, plus j'avais le
-désir de réclamer leur protection et leur amitié; mon cœur avait
-besoin d'être connu et aimé de ces intéressantes créatures; toute
-mon ambition se bornait à voir leurs doux regards tournés avec
-affection vers moi. Je n'osais penser qu'ils les détourneraient avec
-mépris et horreur. Le pauvre, qui s'arrêtait à leur porte, n'était
-jamais repoussé. Je demandais, il est vrai, des trésors bien plus
-grands qu'un peu de nourriture ou du repos; je prétendais à l'amitié,
-à la sympathie, et je ne m'en croyais pas tout-à-fait indigne.</p>
-
-<p>»L'hiver approchait, et une révolution complète des saisons avait eu
-lieu, depuis que j'étais animé par la vie. Mon attention, à cette
-époque, fut tournée entièrement vers le plan que je ni étais formé,
-et qui était de m'introduire dans la chaumière de mes protecteurs. Je
-conçus une foule de projets; mais celui auquel je m'arrêtai, fut
-d'entrer dans leur habitation au moment où le vieillard aveugle serait
-seul. J'avais assez de sagacité pour deviner, que ma laideur hideuse et
-surnaturelle était le principal objet d'horreur pour ceux qui m'avaient
-vu précédemment. Ma voix, quoique dure, n'avait rien de terrible; je
-pensai donc que si, pendant l'absence de ses enfants, je pouvais obtenir
-la bienveillance et la médiation du vieux de Lacey, je parviendrais,
-grâce à lui, à être toléré par mes plus jeunes protecteurs.</p>
-
-<p>»Un jour, le soleil brillait sur les feuilles rougeâtres dont la terre
-était jonchée, et inspirait la gaîté, sans répandre la chaleur;
-Safie, Agathe, et Félix partirent pour faire une longue promenade dans
-la campagne, et le vieillard, qui avait exprimé le désir de ne pas les
-accompagner, resta seul dans la chaumière. À peine ses enfants
-étaient-ils partis, qu'il prit sa guitare, et joua plusieurs airs d'une
-mélancolie douce, plus douce même qu'aucun de ceux que j'avais
-entendus auparavant. Sa figure était d'abord animée par le plaisir,
-mais bientôt elle exprima la méditation et la tristesse; enfin, le
-vieillard mit l'instrument de côté, et resta absorbé dans ses
-rêveries.</p>
-
-<p>»Mon cœur palpitait avec force; c'était l'heure, le moment de
-l'épreuve, qui devait confirmer mes espérances, ou réaliser mes
-craintes. Les domestiques étaient allés à une fête voisine. Tout
-était silencieux au dedans et autour de la chaumière: l'occasion
-était excellente; cependant, au moment où j'allais mettre mon plan à
-exécution, je sentis mes forces défaillir, et je tombai à terre. Je
-me relevai; je m'armai de toute la fermeté dont j'étais capable, et
-j'écartai les planches que j'avais placées devant ma cabane, pour
-cacher ma retraite. L'air frais me ranima, je m'affermis de nouveau dans
-ma détermination, et je m'approchai de la porte de ma chaumière.</p>
-
-<p>»Je frappai. « Qui est là, dit le vieillard? Entrez».</p>
-
-<p>&mdash;«Excusez-moi, lui dis-je, je suis un voyageur qui a besoin d'un peu
-de repos, et que vous obligeriez beaucoup, si vous vouliez permettre
-qu'il restât quelques minutes devant le feu».</p>
-
-<p>&mdash;«Entrez, dit de Lacey, et je chercherai à vous soulager; mais,
-malheureusement, mes enfants sont sortis; car je suis aveugle, et je
-crains qu'il ne me soit difficile de vous offrir quelque nourriture».</p>
-
-<p>&mdash;«N'en soyez pas en peine, mon généreux hôte, je n'en ai pas
-besoin; je ne réclame qu'un peu de chaleur et de repos».</p>
-
-<p>»Je m'assis, et il y eut un moment de silence. Je savais que chaque
-minute m'était précieuse; cependant j'étais indécis sur la manière
-dont je commencerais l'entretien; mais le vieillard me tira d'embarras
-en disant: «Étranger, je suppose, à votre langage, que vous êtes mon
-compatriote; êtes-vous Français»?</p>
-
-<p>&mdash;«Non; mais j'ai été élevé par une famille Française, et je ne
-comprends que la langue de ce pays. Je vais, en ce moment, réclamer la
-protection de quelques amis que j'aime sincèrement, et dont j'espère
-obtenir l'amitié».</p>
-
-<p>&mdash;«Sont-ils Allemands»?</p>
-
-<p>&mdash;«Non, ils sont Français. Mais changeons de conversation. Je suis une
-créature malheureuse et abandonnée; je regarde autour de moi, et je
-n'ai ni parent, ni ami sur la terre. Ces aimables gens, que je vais
-trouver, ne m'ont jamais vu, et ne me connaissent que sous bien peu de
-rapports. Je suis rempli de crainte; car, si je ne réussis pas auprès
-d'eux, je dois m'attendre à être un rebut pour le reste des hommes».</p>
-
-<p>&mdash;«Ne désespérez pas. Vivre sans amis, c'est assurément vivre
-malheureux; mais le cœur de l'homme qui est dégagé de tout intérêt
-particulier, ne renferme qu'amour fraternel et charité. Ayez donc
-confiance; et, si ces amis sont bons et aimables, ne perdez pas
-courage».</p>
-
-<p>&mdash;«Ils sont bons, il n'en est pas qui soient meilleurs; mais,
-malheureusement, ils sont prévenus contre moi. J'ai un bon naturel;
-jusqu'ici ma vie a été innocente, et quelquefois bienfaisante; mais
-les personnes, dont je vous parle, sont aveuglées par un préjugé
-fatal, et, au lieu de voir en moi un ami bon et sensible, elles ne
-voient qu'un monstre détestable».</p>
-
-<p>&mdash;«C'est un malheur, j'en conviens; mais, si vous n'avez aucun tort, ne
-pouvez-vous pas les détromper»?</p>
-
-<p>&mdash;«Je vais l'essayer; et c'est cette tentative même qui m'accable de
-tant de terreur. J'aime tendrement ces amis; sans être connu d'eux,
-j'ai pu pendant plusieurs mois connaître les attentions journalières
-qu'ils se prodiguent mutuellement; mais ils croient que je veux leur
-nuire, et c'est ce préjugé que je désire détruire».</p>
-
-<p>&mdash;«Où demeurent ces ami»?</p>
-
-<p>&mdash;«Près d'ici».</p>
-
-<p>&mdash;«Le vieillard garda le silence un moment, et dit: «Si vous voulez me
-confier sans réserve les détails de votre histoire, je vous serai
-peut-être utile pour les détromper. Je suis aveugle, et ne puis vous
-juger sur votre figure; mais il y a dans vos paroles un accent qui me
-garantit votre sincérité. Je suis pauvre et exilé, mais ce sera un
-véritable plaisir pour moi de pouvoir, en quelque manière, rendre
-service à une créature humaine».</p>
-
-<p>&mdash;«Homme excellent! Je vous remercie, et j'accepte votre offre
-généreuse. Votre bonté me rassure; votre secours me permet
-d'espérer, que je ne serai pas chassé de la société de vos
-semblables, ni privé de leur intérêt».</p>
-
-<p>&mdash;«Dieu vous en préserve, quand bien même vous seriez criminel; car
-ce malheur seul pourrait vous conduire au désespoir, et vous éloigner
-de la vertu. Moi aussi je suis malheureux, ma famille a été
-condamnée, et elle était innocente; jugez donc si je ne sens pas vos
-infortunes».</p>
-
-<p>&mdash;«Comment pourrai-je vous remercier, mon excellent et unique
-bienfaiteur? Vous êtes le premier homme qui m'ait fait entendre des
-paroles bienveillantes; j'en serai toujours reconnaissant. Votre
-humanité me garantit tout succès près des amis que je suis sur le
-point de voir».</p>
-
-<p>&mdash;«Puis-je connaître le nom et la demeure de ces amis»?</p>
-
-<p>»Je me tus. C'était le moment décisif, où j'allais perdre ou obtenir
-à jamais le bonheur. Je m'efforçai de recueillir assez de fermeté
-pour lui répondre, mais cet effort épuisa toute la force qui me
-restait. Je tombai sur la chaise en sanglotant. Dans ce moment
-j'entendis les pas de mes protecteurs. Je n'avais pas un moment à
-perdre; je m'emparai de la main du vieillard, et je m'écriai: «Voici
-le moment!... Sauvez et protégez moi! Vous et votre famille, vous êtes
-les amis que je cherche. Ne m'abandonnez pas au moment de l'épreuve».</p>
-
-<p>&mdash;«Grand Dieu! s'écria le vieillard, qui êtes-vous»?</p>
-
-<p>»Au même instant la porte de la chaumière s'ouvre; Félix, Safie et
-Agathe entrèrent. Qui pourrait décrire l'horreur et la consternation
-dont ils furent saisis en me voyant. Agathe s'évanouit; et Safie,
-incapable de donner des soins à son amie, s'élança hors de la
-chaumière. Félix s'avança, et avec une force surnaturelle, m'arracha
-de son père aux genoux duquel je m'attachais; dans un transport de
-fureur, il me renversa par terre, et me frappa avec violence d'un
-bâton. J'aurais pu séparer ses membres, aussi facilement que le lion
-déchire la gazelle; mais j'avais le cœur oppressé par la plus amère
-douleur, et je me retins. Il se disposait à me frapper de nouveau; mais
-vaincu par la douleur et le désespoir, je quittai la chaumière; et,
-sans être aperçu, je parvins, au milieu du tumulte général, à
-m'échapper jusque dans ma cabane».</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XV">CHAPITRE XV</a></h4>
-
-
-<p>»Maudit, maudit créateur! Pourquoi vivais-je? Pourquoi, dans cet
-instant, n'ai-je pas éteint l'étincelle d'existence que vous m'aviez
-si imprudemment donnée? Je ne sais; le désespoir ne s'était pas
-encore emparé de moi; mes sentiments étaient ceux de la rage et de la
-vengeance. J'aurais eu du plaisir à détruire la chaumière et ses
-habitants, et je me serais rassasié de leurs cris et de leur malheur.</p>
-
-<p>»Dès que la nuit fut arrivée, je quittai ma retraite, et je me mis à
-errer dans le bois: là, cessant d'être retenu par la crainte d'être
-découvert, je donnai cours à mes tourments par des hurlements
-horribles. Semblable à une bête féroce qui a rompu ses liens, je
-détruisais les objets qui faisaient obstacle à mon passage, et je
-traversais les bois avec la rapidité du cerf. Ah! que cette nuit fut
-affreuse pour moi! Les froides étoiles brillaient dans les cieux, et
-semblaient insulter à mon malheur: les arbres dépouillés agitaient
-leurs branches au-dessus de ma tête; de temps en temps, la douce voix
-d'un oiseau se lisait entendre au milieu du silence universel: tout,
-excepté moi, jouissait du repos ou du bonheur. Semblable au chef des
-Démons, je portais l'enfer en moi-même; sans avoir son génie, je
-voulais déraciner les arbres, répandre le ravage et la destruction
-autour de moi; et, après avoir assouvi ma fureur, m'asseoir sur les
-ruines, et en jouir.</p>
-
-<p>»Je ne pus supporter ce dérèglement de sensations; je me sentis
-accablé par l'excès de l'exercice auquel je m'étais livré, et je
-tombai sur la terre humide dans la faible impuissance du désespoir.
-Parmi les hommes, nul n'avait pitié de moi, nul ne me prêtait
-assistance: devais-je amitié à mes ennemis? Non. De ce moment, je
-déclarai une guerre éternelle à l'espèce humaine, et surtout à
-celui qui, en me créant, me réduisait à ce malheur insupportable.</p>
-
-<p>»Le soleil se leva; j'entendis des voix d'hommes, et je jugeai
-impossible de retourner, ce jour-là, dans ma retraite. En conséquence,
-je me cachai dans quelque taillis épais, déterminé à passer le temps
-à réfléchir sur ma situation.</p>
-
-<p>»Le doux éclat du soleil, et l'air pur du jour me rendirent un peu la
-tranquillité. Je me rappelai ce qui s'était passé dans la chaumière,
-et je ne pus m'empêcher de croire que j'avais été trop prompt dans
-mes conclusions. J'avais certainement agi avec imprudence. Il était
-clair que ma conversation avait intéressé le père en ma faveur, et
-j'étais un insensé de m'être exposé à l'horreur de ses enfants.
-J'aurais dû habituer le vieux de Lacey à moi-même, et ne me
-découvrir au reste de sa famille, que lorsqu'elle aurait été
-préparée à me voir. Cette erreur ne me parut pas irréparable. Je
-méditai long-temps sur le parti que j'aurais à prendre, et je
-m'arrêtai à celui de retourner à la chaumière, de m'adresser au
-vieillard, et de le mettre dans ma cause par mes représentations.</p>
-
-<p>»Ces pensées me calmèrent, et me jetèrent, vers l'après-midi, dans
-un profond sommeil; mais l'agitation de mon sang ne me permettait pas
-d'être bercé par des rêves paisibles. L'horrible scène de la veille
-se représentait sans cesse à mes yeux; les femmes fuyaient, et Félix,
-rempli de fureur, m'arrachait aux pieds de son père. Je me réveillai
-épuisé; et je profitai de la nuit, qui était déjà venue, pour
-sortir de ma retraite, et pourvoir à ma nourriture.</p>
-
-<p>»Après avoir apaisé ma faim, je dirigeai mes pas vers le sentier bien
-connu, qui conduisait à la chaumière. Tout était tranquille. Je
-rentrai dans ma cabane, et je me mis à attendre l'heure à laquelle la
-famille avait coutume de se lever. Cette heure se passa, le soleil
-s'éleva dans les deux, et les habitants de la chaumière ne
-paraissaient pas. Je tremblais avec violence, dans la crainte de quelque
-malheur affreux. L'intérieur de la chaumière était sombre; aucun
-mouvement ne se faisait entendre: je ne puis décrire l'agonie de cette
-attente.</p>
-
-<p>»Dans ce moment deux paysans vinrent à passer, s'arrêtèrent auprès
-de la chaumière, et causèrent ensemble en faisant des gestes violents;
-mais je ne comprenais pas un mot de leur conversation, parce qu'ils
-parlaient la langue du pays, qui différait de celle de mes protecteurs.
-Bientôt après, cependant, Félix s'approcha d'un autre homme: je fus
-surpris de voir qu'il n'avait pas quitté la chaumière ce matin; j'en
-eus même quelqu'inquiétude, et je prêtai une oreille attentive pour
-découvrir, dans ce qu'il dirait, le motif de ces visites inaccoutumées».</p>
-
-<p>«Faites-vous attention, lui dit son compagnon, que vous serez obligé
-de payer un loyer de trois mois, et de perdre le produit de votre
-jardin? Je ne désire pas profiter d'un avantage injuste, et je demande
-en conséquence que vous preniez quelques jours pour peser votre
-détermination».</p>
-
-<p>&mdash;«C'est tout-à-fait inutile, répondit Félix; nous ne pouvons plus
-désormais habiter votre chaumière. La vie de mon père est dans le
-plus grand danger, à cause de l'évènement affreux que je vous ai
-raconté. Ma femme et ma sœur ne reviendront jamais de leur terreur. Ne
-raisonnons pas davantage sur ce sujet. Prenez possession de voire bien,
-et laissez moi quitter ce lieu».</p>
-
-<p>»Félix tremblait violemment en parlant ainsi. Il entra, suivi de ses
-compagnons, dans la chaumière, et partit au bout de quelques minutes.
-Depuis, je n'ai jamais vu personne de la famille de M. de Lacey.</p>
-
-<p>»Pendant le reste du jour je restai dans ma cabane, accablé par un
-désespoir profond et stupide. Mes protecteurs étaient partis, et
-avaient rompu le seul lien qui m'attachait au monde. Pour la première
-fois, mon cœur se remplit de sentiments de vengeance et de haine; au
-lieu de chercher à les comprimer, je me laissais emporter par le
-torrent, abandonnant mon esprit aux idées du mal et de la mort. Si je
-me rappelais mes amis, la voix douce de M. de Lacey, les yeux attrayants
-d'Agathe, et la beauté merveilleuse de l'Arabe, ces sombres pensées se
-dissipaient, et un torrent de larmes coulait de mes yeux. Mais aussitôt
-que je reportais ma pensée sur le mépris et l'abandon dans lequel je
-me trouvais, ma colère se tournait en rage. Dans l'impuissance de nuire
-à aucun objet humain, je dirigeai ma fureur sur des objets inanimés.
-À l'approche de la nuit, je plaçai une grande quantité de
-combustibles autour de la chaumière; et, après avoir détruit tout
-vestige de culture dans le jardin, j'attendis avec la plus grande
-impatience que la lune fut cachée pour commencer mes opérations.</p>
-
-<p>»À l'approche de la nuit, un vent terrible s'éleva, et dispersa
-promptement les nuages qui couvraient le ciel: ce vent, dont la force
-semblait égaler celle de l'avalanche, bouleversa mon esprit, et brisa
-toute ma raison. J'allumai une branche d'arbre sèche, et je tournai
-avec fureur autour de la chaumière maudite, les yeux incessamment
-fixés sur l'ouest de l'horizon, dont la lune touchait presque le bord.
-Une partie de son orbe fut enfin cachée, et je brandis ma branche; la
-lune disparut, et je mis le feu, en poussant un cri, à la paille, aux
-bruyères et aux genêts que j'avais rassemblés. Le vent augmenta la
-violence du feu, et la chaumière fut aussitôt enveloppée et dévorée
-par les flammes.</p>
-
-<p>»Dès que je fus convaincu qu'aucun secours ne pourrait sauver quelque
-partie de l'habitation, je me retirai, en me dirigeant vers le bois, où
-je cherchai un asile.</p>
-
-<p>»Maintenant que j'avais le monde devant moi, où devais-je porter mes
-pas? Je résolus de fuir loin du théâtre de mes malheurs; mais pour
-moi, haï et méprisé, tous les pays étaient également horribles.
-Enfin, je pensai à vous. J'appris par vos papiers que vous étiez mon
-père, mon créateur: à qui pouvais-je mieux m'adresser qu'à celui qui
-m'avait donné la vie? Félix qui avait appris beaucoup de choses à
-Safie, n'avait pas oublié de lui faire connaître la géographie: de
-cette manière j'avais appris les situations respectives des
-différentes contrées de la terre. Vous aviez indiqué que Genève
-était votre patrie; je résolus de porter mes pas vers cette ville.</p>
-
-<p>»Comment faire pour m'orienter? Je savais qu'il fallait voyager dans
-une direction sud ouest, pour arriver à ma destination; mais je n'avais
-d'autre guide que le soleil. Je ne connaissais pas les noms des villes
-que j'avais à traverser, et je ne pouvais demander des renseignements
-à aucun être humain. Malgré ces difficultés, je ne perdis pas tout
-espoir. Je ne pouvais attendre de secours que de vous, de vous qui ne
-m'inspiriez d'autre sentiment que celui de la haine. Créateur
-insensible et lâche! tu m'avais doué de sens et de passions, et tu
-m'avais jeté dans le monde comme un objet de mépris et d'horreur pour
-l'espèce humaine! Il n'y avait que vous à la pitié et à la justice
-duquel je pusse prétendre, et je me déterminai à réclamer de vous
-cette justice, que j'essayerais en vain d'obtenir de tout autre être
-humain.</p>
-
-<p>»Mes voyages furent longs, et mes souffrances cruelles. L'automne
-était avancé lorsque je quittai le lieu qui m'avait si longtemps servi
-de résidence. Je ne voyageais que de nuit, dans la crainte de
-rencontrer l'homme. La nature dépérissait autour de moi, et le soleil
-devint sans chaleur; la pluie et la neige tombaient de toutes parts; de
-grands fleuves étaient gelés; la surface de la terre était triste,
-glacée, et nue, et je ne trouvais aucun asile. Ah, terre! combien de
-fois ai-je vomi des imprécations contre celui qui m'avait créé! Je
-n'avais plus la même douceur de caractère; je n'avais plus que fiel et
-amertume. Plus j'approchais de votre habitation, plus je sentais
-profondément dans mon cœur le désir de la vengeance. Je ne me
-reposais pas, malgré la neige et la glace. Quelques incidents, et une
-carte du pays, qui était tombée entre mes mains, servirent à me
-diriger; mais souvent je m'égarais de mon chemin. L'horreur de mon
-désespoir ne me laissait aucun repos: chaque incident était un motif
-nouveau de rage et de malheur; mais une circonstance, que je vais
-rapporter, redoubla l'amertume et l'horreur de mes sentiments.</p>
-
-<p>»J'étais arrivé sur les confins du Switzerland: le soleil avait
-déjà plus de chaleur, et la terre commençait à se couvrir d'une
-nouvelle verdure.</p>
-
-<p>»J'avais coutume de me reposer pendant le jour, et de ne voyager que de
-nuit, pour éviter l'aspect de l'homme. Un matin, cependant, comme
-j'avais à traverser un bois profond, je hasardai de continuer mon
-voyage après le lever du soleil. C'était un des premiers jours du
-printemps: le charme du soleil resplendissant, et la fraîcheur
-embaumée de l'air m'inspirèrent un sentiment de joie. Je sentis
-renaître dans mon cœur des émotions douces et agréables, qui depuis
-long-temps paraissaient éteintes. Presque surpris par la nouveauté de
-ces sensations, je me sentis entraîné jusqu'au point d'oublier ma
-solitude et ma difformité; j'osai même goûter un moment de bonheur.
-De douces larmes arrosèrent encore mes joues, et mes yeux humides se
-levèrent avec reconnaissance vers l'astre bienfaisant auquel je devais
-une semblable jouissance.</p>
-
-<p>»Je continuai à suivre les sentiers du bois, jusqu'à sa limite,
-marquée par une rivière dont le lit paraissait profond et le cours
-rapide, et dont les bords étaient ombragés par une grande quantité
-d'arbres déjà verdoyants. Je m'arrêtai dans cet endroit, sans savoir
-exactement le chemin que je suivrais, lorsque j'entendis des voix qui me
-forcèrent à me cacher sous l'ombre d'un cyprès. J'étais à peine
-sous cet arbre, qu'une jeune fille vint en courant vers l'endroit que
-j'avais choisi, et en riant comme si elle fuyait quelqu'un pour badiner.
-Elle continua sa course le long des bords escarpés du fleuve; mais,
-venant tout-à-coup à glisser, elle tomba dans l'eau. Je m'élançai de
-ma retraite, et après avoir longtemps lutté contre la force du
-courant, je parvins à la sauver, et à l'amener sur le rivage. Elle
-était sans connaissance; et j'essayais de la ranimer par tous les
-moyens possibles, lorsque je fus brusquement interrompu par l'approche
-d'un paysan, qui était probablement celui qu'elle avait fui en jouant.
-À ma vue, il s'élança vers moi, arrachant la jeune fille de mes bras,
-et courut vers la partie la plus épaisse du bois. Je le suivis
-aussitôt, et presque machinalement; mais l'homme, en me voyant
-approcher, ajusta sur moi le fusil qu'il portait, et fit feu. Je tombai,
-et il s'échappa dans l'épaisseur du bois avec une nouvelle rapidité.</p>
-
-<p>»Telle était donc la récompense de ma bonté! J'avais sauvé de la
-mort un être humain, et, pour récompense, je souffrais maintenant
-d'une blessure qui avait déchiré la chair jusqu'aux os. Les sentiments
-de bonté et de douceur, qui m'avaient animé peu d'heures auparavant,
-firent place à une rage infernale et à des mouvements convulsifs.
-Enflammé par la souffrance, je vouai une haine éternelle à toute
-l'espèce humaine, et en méditant de terribles vengeances; mais
-l'irritation de ma blessure m'accabla, suspendit les mouvements de mon
-pouls, et me fit perdre les sens.</p>
-
-<p>»Pendant quelques semaines, je traînai ma malheureuse vie dans les
-bois, en cherchant à soigner la blessure que j'avais reçue. La balle
-était entrée dans mon épaule; et je ne savais si elle y était
-restée, ou si elle avait traversé tout mon corps. Quoi qu'il en fût,
-je n'avais aucun moyen de l'extraire. Mes souffrances s'aggravaient
-encore du sentiment oppressif de l'injustice et de l'ingratitude qui en
-était la cause. Dans mes vœux journaliers je demandais vengeance, une
-vengeance entière et terrible, qui seule pourrait tenir lieu des
-outrages et des angoisses que j'avais soufferts.</p>
-
-<p>»Après quelques semaines, ma blessure se guérit, et je continuai mon
-voyage. Mes souffrances ne devaient plus être adoucies par l'éclat du
-soleil, ou les douces brises du printemps; la joie n'était plus qu'une
-ironie qui insultait à mon désespoir, et me faisait sentir plus
-péniblement que je n'étais pas destiné à connaître le bonheur.</p>
-
-<p>»J'approchais cependant du terme de mon voyage; deux mois après,
-j'arrivai dans les environs de Genève.</p>
-
-<p>»C'était le soir. Je me cachai dans les champs qui entourent cette
-ville, pour songer de quelle manière je m'adresserais à vous. J'étais
-accablé par la fatigue et la faim, et beaucoup trop malheureux pour
-jouir des douces brises du soir, ou de la vue du soleil qui se couchait
-derrière les imposantes montagnes du Jura.</p>
-
-<p>»Un léger sommeil m'arracha en ce moment à mes tristes réflexions;
-mais il fut bientôt troublé par rapproche d'un bel enfant, qui vint,
-en courant, et avec toute la gaîté de son âge, dans la retraite où
-je m'étais placé. Tout-à-coup, en le voyant, j'eus la pensée que
-cette petite créature était sans prévention, et avait vécu trop peu
-de temps pour avoir horreur de la difformité. Si, donc, je pouvais le
-prendre, et l'élever comme mon compagnon et mon ami, je ne serais plus
-solitaire sur cette terre peuplée.</p>
-
-<p>»Cédant à cette pensée, je saisis l'enfant au passage, et le tirai
-vers moi. À ma vue, il couvrit ses yeux de ses mains, et poussa un cri
-d'effroi. J'ôtai de force la main qu'il tenait sur sa figure, et je lui
-dis: «Enfant, que crains-tu? Je n'ai pas l'intention de te faire aucun
-mal; écoute-moi».</p>
-
-<p>»Il se débattait avec violence:&mdash;«Laisse-moi m'en aller,
-s'écria-t-il, monstre! vilain méchant! tu veux me manger, et me
-déchirer en morceaux.... Tu es un ogre.... laisse-moi m'en aller, ou je
-le dirai à papa».</p>
-
-<p>&mdash;«Mon enfant, tu ne reverras plus ton père; il faut que tu viennes
-avec moi.</p>
-
-<p>&mdash;«Monstre affreux! laisse-moi partir; mon papa est syndic;&mdash;c'est M.
-Frankenstein... Il te punirait, si tu osais me retenir».</p>
-
-<p>&mdash;«Frankenstein! tu appartiens donc à mon ennemi... à celui de qui
-j'ai juré de tirer vengeance; tu seras ma première victime».</p>
-
-<p>»L'enfant se débattait encore, et me chargeait d'épithètes qui
-portaient le désespoir dans mon cœur. Je lui pris le cou pour
-l'empêcher de crier, et je le vis aussitôt tomber mort à mes pieds.</p>
-
-<p>«En contemplant ma victime, j'avais le cœur gonflé de joie et fier
-d'un triomphe infernal. Je frappai des mains, en m'écriant: «Moi
-aussi, je puis porter la désolation; mon ennemi n'est pas au-dessus de
-mes atteintes; cette mort le jettera dans le désespoir, et mille autres
-malheurs pourront l'affliger et l'accabler».</p>
-
-<p>»En fixant mes yeux sur l'enfant, j'aperçus un objet qui brillait sur
-sa poitrine: je le pris, c'était le portrait d'une femme
-très-séduisante. Tout pervers que j'étais, j'en fus transporté, et
-je m'adoucis. Je contemplai quelques moments avec délices ses yeux
-noirs ombragés par de longs cils, et ses lèvres gracieuses; mais
-bientôt ma rage revint: je me rappelai que j'étais à jamais privé du
-bonheur que l'on peut attendre d'aussi belles créatures; et que celle
-dont je contemplais l'image, changerait, en me regardant, cet air divin
-de bonté en une expression de dégoût et d'effroi.</p>
-
-<p>»Vous étonnerez-vous que de telles pensées me transportassent de
-rage? Je m'étonne seulement que, dans ce moment, au lieu de donner
-cours à mes sentiments en exclamations et en désespoir, je ne me sois
-pas précipité au milieu de l'espèce humaine, et que je n'aie pas
-péri en essayant de la détruire.</p>
-
-<p>»Accablé par ces sentiments, je quittai le lieu où j'avais commis le
-meurtre. Je cherchais une retraite plus à l'écart, lorsque je vis une
-femme passer auprès de moi. Elle était jeune, pas aussi belle que
-celle dont je tenais le portrait, mais d'un aspect agréable, et
-brillant de tout l'éclat de la jeunesse et de la santé. Voici,
-pensais-je, une de celles qui sourient pour tout le monde, excepté pour
-moi; elle n'échappera pas: grâce aux leçons de Félix, et aux lois
-sanguinaires de l'homme, j'ai appris à préparer le mal. Je m'approchai
-d'elle sans en être vu, et je mis le portrait dans une des poches de
-son vêtement.</p>
-
-<p>»Pendant quelques jours j'allai souvent à l'endroit où ces scènes
-avaient eu lieu: tantôt j'avais le désir de vous voir, tantôt
-j'étais résolu à quitter pour toujours le monde et ses misères.
-Enfin je vins dans ces montagnes, et j'ai erré dans leurs immenses
-solitudes, consumé par une passion brûlante que vous seul pouvez
-satisfaire. Nous ne nous séparerons pas que vous n'ayez promis de
-consentir à ma requête. Je suis seul et malheureux; l'homme ne veut
-pas m'admettre dans sa société; mais un être aussi difforme et aussi
-horrible que moi-même ne me repousserait pas. Ma compagne doit avoir le
-même extérieur et les mêmes défauts. Votre devoir est de la créer.</p>
-
-
-
-
-<hr class="r5" />
-
-
-<h4><a id="CHAPITRE_XVI">CHAPITRE XVI</a></h4>
-
-
-<p>Le monstre cessa de parler, et fixa les yeux sur moi, dans l'attente
-d'une réponse; mais j'étais troublé, hors de moi, et incapable de
-recueillir assez mes idées pour comprendre toute l'étendue de sa
-proposition. Il continua:</p>
-
-<p>«Il faut me créer une femme avec qui je puisse vivre dans l'échange
-de ces sentiments nécessaires à mon existence. Vous seul pouvez le
-faire; et je vous le demande comme un droit que vous ne devez pas
-refuser».</p>
-
-<p>La dernière partie de son histoire avait rallumé dans mon cœur la
-colère qui s'était apaisée pendant le récit de sa vie paisible,
-parmi les habitants de la chaumière, et, lorsqu'il prononça ces
-derniers mots, je ne pus contenir plus long-temps la fureur qui me
-consumait.</p>
-
-<p>&mdash;«Je refuse, répondis-je; et aucun supplice n'arrachera jamais mon
-consentement. Tu peux me rendre le plus malheureux des hommes; mais tu
-ne m'aviliras jamais à mes propres yeux. Irai-je créer un autre être
-semblable à toi-même, et dont la méchanceté, jointe à la tienne,
-désolerait le monde? Éloigne-toi! Je t'ai répondu; tu peux me
-torturer; mais je ne consentirai jamais à ta demande».</p>
-
-<p>&mdash;«Vous avez tort, répliqua le Démon; et, au lieu de me servir de
-menaces, je me contenterai de raisonner avec vous. Je suis méchant,
-parce que je suis malheureux. Ne suis-je pas abandonné et haï par
-toute l'espèce humaine? Vous, mon créateur, si vous me mettiez en
-pièces, vous en triompheriez: souvenez-vous-en, et dites-moi pourquoi
-j'aurais pour l'homme plus de pitié qu'il ne m'en témoigne. Vous ne
-croiriez pas commettre un meurtre, si, me précipitant dans un de ces
-abîmes de glace, vous me fessiez périr, moi, l'ouvrage de vos mains.
-Respecterai-je l'homme lorsqu'il me méprise? Faites-le vivre avec moi
-dans un échange de bontés; et, au lieu de lui nuire, je lui ferai
-toutes sortes de biens en pleurant de reconnaissance de ce qu'il veut
-bien les accepter. Mais il n'en saurait être ainsi; les sens humains
-sont des barrières insurmontables à notre union. Cependant, les miens
-ne se soumettront pas à un esclavage honteux. Je vengerai mes injures:
-si je ne puis inspirer l'amour, j'inspirerai la crainte; et c'est
-surtout à vous, mon plus grand ennemi, parce que vous êtes mon
-créateur, que je jure une haine éternelle. Prenez-y garde: je
-travaillerai à votre destruction, et je ne m'arrêterai pas que je
-n'aie désolé votre cœur, de manière à ce que vous maudissiez
-l'heure de voire naissance».</p>
-
-<p>Une rage infernale l'animait en prononçant ces paroles: sa figure se
-ridait en contorsions trop horribles, pour que des yeux humains pussent
-la regarder; mais il se calma promptement, et il ajouta:</p>
-
-<p>«Je voulais raisonner; mais mon emportement s'y oppose; et cependant
-vous ne réfléchissez pas que vous êtes la cause de ses excès. Si un
-être quelconque éprouvait pour moi quelques emotions de bienveillance,
-je la lui rendrais au centuple; pour cet amour d'une seule créature, je
-ferais la paix avec l'espèce entière! Mais je vois que je me laisse
-aller à des rêves de bonheur qui ne peuvent se réaliser. Ce que je
-vous demande est raisonnable et modéré; je veux une créature d'un
-autre sexe, mais aussi hideuse que moi: ce présent est faible, mais
-c'est tout ce que je puis recevoir et je serai content. Il est vrai que
-nous serons des monstres séparés du monde entier; mais nous en serons
-plus attachés l'un à l'autre. Nous ne vivrons pas heureux, mais nous
-serons innocents, et à l'abri du malheur que j'éprouve maintenant. Ah!
-mon créateur, rendez-moi heureux; qu'un seul bienfait me permette de
-vous exprimer ma reconnaissance! Laissez-moi connaître le plaisir de
-toucher le cœur d'un être existant; ne me refusez pas ce que je vous
-demande»!</p>
-
-<p>Je fus touché. Je frissonnai en pensant aux conséquences que pourrait
-avoir mon consentement; mais je sentis que ses raisonnements étaient
-assez justes. Son histoire et les sentiments qu'il exprimait dans ce
-moment, prouvaient quelque délicatesse. D'ailleurs, ne lui devais-je
-pas, à titre de créateur, toute la portion de bonheur qu'il était en
-mon pouvoir de lui accorder? Il remarqua un changement dans ce que
-j'éprouvais, et il poursuivit.</p>
-
-<p>«Si vous consentez à ma demande, je ne paraîtrai jamais ni devant
-vous, ni devant aucun être humain. J'irai dans les vastes déserts de
-l'Amérique méridionale. Ma nourriture n'est pas celle de l'homme; je
-n'égorge ni l'agneau, ni le chevreau, pour assouvir mon appétit: les
-glands et les graines me suffisent. Ma compagne sera de la même nature
-que moi, et se contentera de la même manière de vivre. Les feuilles
-sèches nous serviront de lit; le soleil brillera pour nous comme pour
-l'homme, et mûrira notre nourriture. Le tableau que je vous présente
-est une image de paix et d'humanité: vous devez sentir que vous ne
-pourriez contrarier mes vœux que par abus de pouvoir et par cruauté.
-Tout à l'heure vous avez été sans pitié pour moi; je lis maintenant
-la compassion dans vos regards; laissez-moi saisir le moment favorable,
-laissez-moi obtenir la promesse de de ce que je désire si ardemment.»</p>
-
-<p>&mdash;«Tu te proposes, répondis-je, de t'éloigner de la demeure des
-hommes, de vivre dans ces déserts où tu n'auras d'autre société que
-celle des bêtes féroces. Comment pourras-tu persévérer dans cet
-exil, toi qui désires l'amour et la sympathie de l'homme? Tu reviendras
-rechercher encore leur amitié, et tu ne trouveras que leur haine; la
-passion du mal se renouvellera, et tu auras alors une compagne pour
-t'aider à détruire. Cela ne se peut; ne m'en parles plus, car je n'y
-puis consentir».</p>
-
-<p>&mdash;«Quelle inconstance dans vos sentiments! Il n'y a qu'un moment vous
-étiez ému par mes raisonnements; pourquoi vous endurcissez-vous contre
-mes plaintes? Je vous jure, par la terre que j'habite, et par vous-même
-qui m'avez créé, que je quitterai, avec la compagne que vous me
-donnerez, le voisinage de l'homme, et que nous irons habiter dans le
-lieu le plus sauvage. Je ne serai plus animé par le mal, car je
-connaîtrai la sympathie: ma vie s'écoulera tranquillement; et, à mes
-derniers moments, je ne maudirai pas mon créateur».</p>
-
-<p>Ses paroles firent sur moi un effet étrange. Je fus touché de
-compassion, et je sentis un moment le désir de le consoler; mais, en le
-regardant, en voyant la masse informe se mouvoir et parler, mon cœur se
-souleva, et mes sentiments furent ceux de l'horreur et de la haine. Je
-m'efforçai de les étouffer. Je pensai que, dans l'impossibilité de
-sympathiser avec lui, je n'avais pas droit de le priver de la petite
-portion de bonheur qu'il était encore en mon pouvoir de lui accorder.</p>
-
-<p>&mdash;«Tu jures d'être bon, lui dis-je; mais n'as-tu pas déjà montré un
-degré de perversité tel que je pourrais avec raison me défier de toi?
-Ne serait-ce pas une feinte pour accroître ton triomphe, en ouvrant une
-plus vaste carrière à ta vengeance?»</p>
-
-<p>&mdash;«Qu'est-ce? Je croyais avoir excité votre compassion, et vous me
-refusez encore le seul bienfait, qui puisse adoucir mon cœur et me
-rendre bon! Si je n'ai ni devoirs, ni affection, la haine et le crime
-seront mon partage; aimé d'un autre, je n'aurai plus de motif pour
-être criminel, et tout le monde ignorera que j'existe. Mes défauts
-viennent d'une solitude forcée que j'abhorre; et mes vertus se
-formeront nécessairement dans la vie que je passerai avec une créature
-semblable à moi. Je connaîtrai les affections d'un être sensible, et
-je me rattacherai à la chaîne d'existence et d'évènements dont je
-suis maintenant exclus.»</p>
-
-<p>Je me tus quelque temps, pour réfléchir à tout ce qu'il venait de
-dire, et aux différents raisonnements dont il s'était servi. Je
-pensais aux vertus qu'il avait promises au commencement de son
-existence; je compris que tout bon sentiment avait été éteint en lui
-par le dégoût et le mépris qu'il avait éprouvé de ses protecteurs.
-Je n'oubliai pas dans mon calcul son pouvoir et ses menaces: une
-créature qui pouvait exister dans les froides cavernes des glaciers, et
-éviter les poursuites au milieu de précipices inaccessibles, était un
-être qui possédait des facultés contre lesquelles il serait inutile
-de lutter. Après un long silence de réflexion, je conclus que la
-justice qui lui était due, celle qui était due à mes semblables,
-exigeait que je consentisse à sa demande. Je me tournai vers lui, en
-disant:</p>
-
-<p>«Je consens à ta demande; mais j'exige le serment solennel que tu
-quitteras pour toujours l'Europe, et tout autre lieu dans le voisinage
-de l'homme, dès que je remettrai entre tes mains une femme qui
-t'accompagnera dans ton exil».</p>
-
-<p>&mdash;«Je jure, s'écria-t-il, par le soleil et la voûte azurée du ciel,
-que, si vous vous rendez à ma prière, tant qu'ils existeront, vous ne
-me reverrez jamais. Retournez chez vous, et commencez vos travaux:
-j'observerai leurs progrès avec une sollicitude inexprimable; mais
-soyez sans crainte, je ne paraîtrai que quand vous serez prêt».</p>
-
-<p>À ces mots, il me quitta brusquement, dans la crainte, peut-être, de
-quelque changement dans mes sentiments. Je le vis descendre la montagne
-avec plus de rapidité que le vol d'un aigle, et je le perdis bientôt
-de vue parmi les ondulations de la mer de glace.</p>
-
-<p>Son histoire avait duré toute la journée, et le soleil était sur le
-bord de l'horizon lorsqu'il partit. Il était tard: je devais me hâter
-de descendre vers la vallée, pour n'être pas enveloppé par
-l'obscurité; mais mon cœur était oppressé, et ma marche lente.
-J'étais retardé par la difficulté de courir parmi les petits sentiers
-des montagnes, par l'embarras que j'éprouvais à poser mes pieds avec
-fermeté, et par les émotions dont j'étais occupé, et auxquelles
-avaient donné lieu les diverses circonstances de la journée. La nuit
-était fort avancée lorsque j'arrivai à moitié route du lieu de
-repos. Je m'assis auprès de la fontaine. Les étoiles étaient tantôt
-brillantes, tantôt cachées par les nuages; les sombres pins
-s'élevaient devant moi, et de temps en temps des arbres brisés et
-renversés par terre s'offraient sous mes pas. La scène était d'une
-solennité imposante, et fit naître en moi d'étranges pensées. Je
-pleurai avec amertume, et je frappai mes mains avec désespoir, en
-m'écriant: «Ô étoiles, vents et nuages, vous allez tous me railler:
-si vous avez réellement pitié de moi, ôtez-moi les sens et la
-mémoire; anéantissez-moi; et, si vous n'écoutez pas ma prière,
-fuyez, fuyez, et laissez-moi dans les ténèbres»!</p>
-
-<p>Ces idées étaient extravagantes et tristes; mais je ne puis vous
-décrire combien j'étais accablé par l'éclat des étoiles, et combien
-je prêtais l'oreille à chaque coup de vent, comme s'il devait
-m'entrainer pour me détruire.</p>
-
-<p>Le matin venait de paraître, et je n'étais pas encore arrivé au
-village de Chamouny. À mon retour, mon air hagard et étrange fut peu
-propre à calmer les craintes de ma famille, qui, toute la nuit, avait
-attendu mon retour avec inquiétude.</p>
-
-<p>Le jour suivant, nous retournâmes à Genève. L'intention de mon père,
-en entreprenant ce voyage, avait été de me distraire, et de me rendre
-la tranquillité que j'avais perdue; mais le remède était loin d'avoir
-réussi. Ne pouvant se rendre compte de l'excessive douleur dont je
-paraissais souffrir, il se hâta de retourner à la maison, dans
-l'espoir que le repos et la monotonie d'une vie domestique adouciraient
-insensiblement mes souffrances, quelle qu'en fût la cause.</p>
-
-<p>Pour moi, j'étais indifférent à tous leurs arrangements, et la tendre
-affection de ma bien aimée Élisabeth ne pouvait m'arracher à mon
-désespoir; la promesse, que j'avais faite au Démon, pesait sur mon
-esprit comme le capuchon de fer du Dante sur la tête des hypocrites en
-enfer. Tous les plaisirs de la terre et du ciel passaient devant moi
-comme un songe, et cette pensée seule avait pour moi la réalité de la
-vie. Devez vous vous étonner que je sois quelquefois possédé d'une
-sorte de démence; ou que je voie continuellement autour de moi une
-multitude d'animaux infâmes, et qui m'accablent d'un supplice
-continuel, dont l'horreur m'arrache souvent des cris et des
-gémissements?</p>
-
-<p>Cependant, ces sentiments se calmèrent insensiblement. Je repris les
-habitudes journalières de de la vie, sinon avec intérêt, du moins
-avec assez de tranquillité.</p>
-
-
-
-
-<h4>FIN DU TOME DEUXIÈME</h4>
-
-
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Frankenstein, ou le Prométhée moder
-e Volume 2 (of 3), by Mary Wollstonecraft Shelley
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK FRANKENSTEIN ***
-
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-works. See paragraph 1.E below.
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